LATIN 06 Poesie latine a haute voix (1500-1700), Isebaert, Smeesters: Etudes Reunies (Latinitates) (French Edition) 9782503541457, 2503541453

L'ouvrage, qui rassemble huit contributions de néo-latinistes mais aussi de musicologues, se donne pour ambition d&

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LATIN 06 Poesie latine a haute voix (1500-1700), Isebaert, Smeesters: Etudes Reunies (Latinitates) (French Edition)
 9782503541457, 2503541453

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POÉSIE LATINE À HAUTE VOIX

L AT I N I TAT E S culture et littérature latines à travers les siècles latin culture and literature through the ages

VI Comité de Rédaction – Editorial Board

Perrine G ALAND – Wim V ERBAAL

2013

POÉSIE LATINE À HAUTE VOIX (1500-1700)

Études réunies par Lambert I SEBAERT et Aline S MEESTERS

2013

Publié avec le soutien de l’Institut Universitaire de France univ Lille Nord de France, E59000 Lille, France UdL3, STL, F-59653 Villeneuve d’Ascq France, CNRS UMR 8163

© 2013

(Turnhout – Belgium)

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher.

D/2013/0095/186 ISBN 978-2-503-54145-7

L AT I N I TAT E S

Lambert I SEBAERT & Aline S MEESTERS

AVANT-PROPOS Ce volume consacré à la mise en voix de la poésie latine à l’époque de la première modernité a une double origine. Le sujet a d’abord été exploré à l’occasion d’une rencontre scientifique internationale « La Poésie Néo-Latine à Haute Voix / Neo-Latin Poetry Out Loud », organisée à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve) le 11 décembre 2009, sous l’égide conjointe du département d’Études grecques, latines et orientales et du centre de recherches GEMCA (« Group for Early Modern Cultural Analysis »). Au fil de trois sessions et de six communications, les orateurs invités se sont successivement penchés sur la poésie latine au collège, sur la poésie latine mise en musique et sur les discours théoriques touchant à l’oralité de la poésie latine dans les années 1500 à 1700. La réflexion entamée à cette occasion a paru suffisamment riche pour être développée et approfondie dans un recueil qui dépasse le cadre de la journée d’études à Louvain-la-Neuve ; de nouveaux contributeurs ont ainsi été contactés et se sont ralliés au projet, auquel une bonne partie des orateurs de la première heure sont également restés fidèles. En est sorti ce volume mince mais dense, dans lequel huit chercheurs, latinistes mais aussi musicologues, prêtent un regard novateur et une oreille attentive aux vers latins interprétés, déclamés ou mis en musique dans la société européenne, au cours des XVIe et XVIIe siècles.

* La relation de l’écrit et de l’oral et la supériorité éventuelle de l’un sur l’autre sont des questions fort débattues depuis la haute Antiquité, tant par les spécialistes du langage que par les philosophes. Platon, dans un passage célèbre du Phèdre (275 c et ss.), condamne l’œuvre écrite, dans laquelle il voit un produit inerte, abandonné par son auteur et incapable dès lors d’instaurer une relation authentique avec le lecteur. C’est à la communication orale que le fondateur de l’Académie accorde logiquement la primauté, parce qu’elle met directement aux prises le 5

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LAMBERT ISEBAERT & ALINE SMEESTER S

maître et son disciple et qu’elle permet ainsi le véritable dialogue. La parole, nous dit Platon, est à l’écriture ce que le modèle est à la copie, la lumière à l’ombre, le soleil à la lune, la réalité à l’apparence et, plus foncièrement, la vie à la mort. En dehors de ce contexte de transmission du savoir, la création littéraire et la réception du texte ont été, durant toute l’Antiquité grecque et romaine, largement tributaires de la parole : « Le texte littéraire est parlé lors de son émission, il l’est également lors de sa réception »1. Quand l’auteur rédige son texte, il le dicte à un esclave ; quand le lecteur prend connaissance du texte, il le lit à haute voix. L’habitude de la lecture silencieuse, telle que nous la pratiquons aujourd’hui, ne s’est généralisée qu’à partir du IVe siècle ap. J.-C., comme nous l’apprend un passage bien connu des Confessions de saint Augustin (Conf., VI, 3, 3), qui montre l’auteur surpris de trouver Ambroise absorbé dans la lecture et de n’entendre aucun son sortir de sa bouche. Dans la pratique ancienne, l’œuvre littéraire n’est pas faite pour une lecture silencieuse et purement visuelle, voire intérieure ou mentale, mais vise essentiellement à une actualisation vocale2. Ceci vaut non seulement pour le théâtre, l’éloquence ou la poésie lyrique, mais également pour l’épopée, la poésie didactique ou la narration historique. De fait, les auteurs et les poètes de l’Antiquité ont aimé se produire euxmêmes devant leur public, pour se soumettre, lors de cette recitatio, au jugement de l’oreille (iudicium aurium), comme le dit Cicéron (Orat., 164).

* Les études réunies dans ce volume traitent de plusieurs questions relatives à la production vocale des textes poétiques latins aux XVIe et XVIIe siècles, époque où les occasions de réciter et d’entendre des poésies latines nouvelles se multiplient, tant dans la sphère privée que dans la vie publique. À cet égard, il est intéressant de remarquer que depuis le début de la Renaissance, les humanistes comme Érasme ou Juste Lipse ont marqué le plus grand intérêt pour les règles de la prononciation correcte du latin. Si leurs recherches et leurs publications dans ce domaine poursuivent surtout un but pratique (faciliter la compréhension des savants issus de pays différents), ils ne sont pas insensibles au fait 1

Cf. M. Fruyt, « Oralité et langue latine : Approche de la problématique », dans : J. Dangel & Cl. Moussy, Les structures de l’oralité en latin, Paris, 1996, p. 63, et surtout E. Valette-Cagnac, La lecture à Rome. Rites et pratiques, Paris, 1997. 2 J. Dangel, « Avant-propos », dans : J. Dangel & Cl. Moussy, Les structures de l’oralité en latin, Paris 1996, p. 7.

AVANT - PROPOS

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que la prononciation adéquate ajoutait à l’œuvre littéraire un supplément d’âme. Juste-Lipse, à la fin de son dialogue sur la question (De recta pronuntiatione Latinae linguae dialogus, ch. XXIII), dit que prononcer le latin correctement, c’est faire briller la langue d’un nouvel éclat et redécouvrir ainsi son véritable visage. Dans la foulée de ces études, qui impliquaient également une préoccupation pour la prosodie, l’accentuation, la métrique et le rythme, les écoles et les collèges se sont efforcés de promouvoir, par des exercices et travaux appropriés, la formation de leurs élèves à la diction et à la déclamation latines. Les principes et les méthodes de cette pédagogie nouvelle sont à l’ordre du jour dans la première partie de ce volume. Une deuxième partie s’attache à éclairer le rôle joué par les humanistes de Rome, amateurs de mises en scènes spectaculaires faisant résonner le latin sur les places publiques, et soucieux de proposer à leurs contemporains des modèles d’elocutio et de pronuntiatio latines. Une troisième partie enfin est consacrée à la mise en musique de poèmes latins et à des questions spécifiques liées au rapport entre texte et mélodie. Le volume s’achève sur quelques remarques conclusives, ouvrant des pistes pour la recherche future.

* Volito vivus per ora virum, a dit le poète Ennius (Cicéron, Tusc., I, 15, 34), voyant ainsi dans la lecture à haute voix un gage d’immortalité. « La lettre tue et l’esprit vivifie » : lire alta voce, c’est en même temps lire viva voce, c’est insuffler une âme dans un matériau qui par lui-même est mort, c’est participer à l’intention créatrice de l’auteur, en faisant retrouver à l’œuvre poétique son lustre et son éclat.

PREMIÈRE PARTIE

L’ÉCOLE

L AT I N I TAT E S

Dans cette première section consacrée au monde scolaire, le lecteur trouvera une contribution portant sur les collèges séculiers de l’université parisienne au début du XVIe siècle (Mathieu Ferrand), suivie de deux articles sur les collèges jésuites du XVIIe siècle (Grégory Ems ; Dirk Sacré & Tim Denecker). Ces trois études permettent d’envisager une première synthèse sur la place tenue par la poésie latine à haute voix dans l’enseignement de cette époque. Avant d’aborder ce sujet précis, il importe tout d’abord de souligner le rôle dévolu, dans les milieux scolaires envisagés, à la langue latine, à la rhétorique ainsi qu’à l’oralité en général. À la Renaissance comme déjà au Moyen Âge, le latin constituait la langue principale de l’enseignement. C’est en latin que les maîtres donnaient leurs leçons (praelectiones) et que les élèves restituaient les acquis (repetitiones, recitationes) ; en latin aussi que se réalisaient les exercices réguliers de déclamations et de joutes oratoires (declamationes, disputationes) et les spectacles marquant certaines occasions importantes de l’année ; en latin, enfin, que se tenaient tous les échanges quotidiens de la vie scolaire : chez les Jésuites comme ailleurs et jusque tard dans le XVIIe siècle, professeurs et élèves étaient censés ne parler que latin. À partir de la Renaissance, la rhétorique antique fut mise au centre du dispositif pédagogique. Ses cinq parties traditionnelles étaient exercées dans les écoles : l’inventio, la dispositio et l’elocutio (mises en jeu dans les exercices de thème), mais aussi la memoria et l’actio ou pronuntiatio (intervenant dans les exercices de déclamation et dans le théâtre). Les cinq parties pouvaient parfois être sollicitées tour à tour dans le cadre d’un même exercice, lorsque le texte récité ou joué était de la composition de l’élève. Dès le début du XVIe siècle, de plus en plus d’intérêt fut porté à la question de l’actio et de la mise en voix des textes. L’oralité en général revêtait une dimension importante dans l’apprentissage : écouter la voix du maître et prononcer soi-même les textes était considéré comme bien plus formateur que la lecture silencieuse des documents. Les avantages reconnus à l’oralité étaient nombreux. Tout d’abord, elle permettait de développer chez l’élève une bonne prononciation du latin (pour la position des accents notamment) et le familiarisait avec les rythmes de la prose et de la poésie latines. Elle exerçait aussi, quelle que soit la langue, la capacité à parler clairement, distinctement et avec expressivité, en déployant à bon escient 11

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ALINE SMEESTER S

l’éloquence du corps et du visage, sans se laisser intimider par la présence d’un public, et éventuellement de mémoire. Elle permettait enfin de mieux pénétrer dans les textes, d’agir davantage sur les passions du lecteur/auditeur (movēre) et, grâce au secours de la mémoire auditive, de fixer plus profondément leur souvenir dans l’esprit des élèves (docēre). C’est donc dans ce contexte général de latinité parlante qu’il convient d’envisager la place de la poésie latine au collège. Celle-ci semble avoir été bien présente dans les programmes, même si elle devait toujours, logiquement, demeurer en retrait par rapport à la prose : la Ratio jésuite par exemple précise bien que la poésie ne doit être envisagée, dans le cursus scolaire, que comme une propédeutique à la rhétorique. Cette poésie latine, comme on l’aura déjà compris, n’était généralement pas lue en silence : elle était mise en voix par les maîtres et récitée par les élèves, que ce soit en classe, sur les scènes de théâtre ou encore dans les académies scolaires. Voyons plus en détail les différentes occasions où des poèmes latins pouvaient résonner à haute voix dans les écoles. Les poètes au programme, bien sûr, faisaient l’objet des leçons du maître et des récitations des élèves. Certains professeurs amateurs de poésie enseignaient également d’autres matières en vers : ainsi le jésuite Lucas, qui familiarisa ses classes avec les règles de l’actio au moyen d’un poème didactique latin en hexamètres de sa composition (Sacré-Denecker). Dans les collèges jésuites, des exercices de déclamations inter-classes étaient régulièrement organisés pour les élèves ; ils pouvaient notamment porter sur des textes poétiques1. Des spectacles théâtraux de plus ou moins grande ampleur permettaient également aux élèves de prononcer et d’entendre des vers latins. Dans les collèges parisiens du début du XVIe siècle, les spectacles semblent avoir mêlé la récitation de petits textes poétiques composés sur le modèle des genres antiques (odes, épigrammes, satires, déplorations élégiaques…) et l’interprétation de versions latinisées des genres théâtraux vernaculaires (farces, moralités…). Dans les collèges jésuites, il s’agissait plutôt de tragédies ou de comédies latines en plusieurs actes, avec intermèdes, et dont les plus gros rôles pouvaient compter jusqu’à plusieurs centaines de vers. En marge du cursus « officiel », il faut encore évoquer, dans les collèges jésuites, les académies qui rassemblaient les meilleurs élèves et où des poèmes étaient récités 1 Ratio studiorum, 1599, Regulae communes professoribus classium inferiorum, § 33 : Praelectio vel graeca latinave oratio aut carmen in rhetorica quidem et humanitate alternis fere sabbathis, una schola alteram invitante, habeatur (c’est nous qui soulignons).

INTRODUCTION

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de mémoire ou improvisés. Lucas les présente comme des lieux aptes à accueillir les récitants affligés d’une voix faible, qui se livreront en cercle restreint à la lecture d’épigrammes, d’élégies ou d’hendécasyllabes (Lucas, Actio, p. 33). Quel était le corpus poétique pratiqué en milieu scolaire ? Il s’agissait de toute façon de textes irréprochables moralement : pas question de présenter aux élèves des poèmes amoureux ou licencieux. Nous pouvons distinguer d’une part les poèmes du patrimoine littéraire, antique surtout (Virgile au premier plan, mais également Térence, Stace, Horace, Ovide…) mais parfois aussi néo-latin (ainsi Le Mantouan et Politien sont lus au XVIe siècle dans les collèges de l’université parisienne) ; et d’autre part les poèmes spécialement conçus par les professeurs dans des buts pédagogiques, pour présenter une matière de façon originale ou pour être interprétés par les élèves à l’une ou l’autre occasion. Les poèmes de la seconde catégorie pouvaient d’ailleurs parfois passer eux-mêmes à la postérité, et rentrer alors dans la première catégorie. Dans les cas où des professeurs composaient eux-mêmes des vers destinés à être récités, des stratégies stylistiques spécifiques peuvent à l’occasion être repérées dans leurs compositions. Il peut s’agir de stratégies visant à faciliter (ou à rendre plus intéressant) le travail des interprètes : ainsi certains vers de Ravisius Textor témoignent-ils d’une recherche esthétique mais aussi mnémotechnique et pédagogique, à travers des répétitions de sons et de rythmes et des enchaînements lexicaux susceptibles de constituer autant de points d’appui pour l’élève dans l’exercice de récitation, renforçant la vertu mnémonique reconnue depuis l’Antiquité à la métrique elle-même (Ferrand). Les stratégies stylistiques peuvent aussi être orientées vers le public : par exemple, le poème didactique du père jésuite Lucas, par la simplicité de son style, les multiples formulations alternatives, la rareté des digressions, ou encore le recours à l’humour, témoigne du souci de son auteur de le rendre facilement compréhensible à un public de jeunes élèves (Sacré & Denecker). Mais au-delà de ces stratégies, tout poème, si difficile à mémoriser fut-il ou complexe à comprendre, était un objet potentiel de performance qui, selon les conceptions de l’époque, ne se réalisait pleinement que dans la mise en voix. Le témoignage des Anciens confirmait les affinités entre poésie latine (ou grecque) et interprétation à haute voix. Ainsi Ausone, cité notamment par le Jésuite Sacchini (Ems), donnait à son petit-fils le conseil de lire les poètes anciens à voix haute, dans un beau passage qui mérite d’être cité ici en entier : L’auteur de l’Iliade, les œuvres de l’aimable Ménandre doivent être entièrement connus de toi ; que les modulations et les intonations de ta

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voix fassent par une accentuation savante sentir le nombre des nombres poétiques et appuie sur les sentiments en lisant. Si on le détache, le sens ressort mieux et les pauses fortifient ce qui est faible. Quand cette joie sera-t-elle donné à ma vieillesse ? Quand tant de poésies oubliées par moi, tant d’histoires se succédant à travers les âges, tant de comédies et de tragédies, tant de rythmes chantés et accompagnés par la lyre, recouvreront-ils par ta bouche une nouveauté et quand rajeuniras-tu la pensée affaiblie d’un vieillard ? Derrière toi, mon enfant, je peux rapprendre les poèmes cadencés d’Horace et la majesté harmonieuse de Virgile2.

L’interprétation à voix haute apparaissait donc comme le mode de lecture idéal des textes poétiques grecs et latins. Mais quelle forme précisément cette interprétation devait-elle prendre : lecture modulée, scandée, accompagnée de musique, voire chant véritable… ? L’Institution Oratoire de Quintilien (dans un passage cité par le même Sacchini mais aussi par un autre jésuite, Cressoles) offrait des balises aux maîtres d’école : Mais, par-dessus tout, la lecture [des vers] doit être faite d’une voix mâle, combiner la douceur et la gravité, ne pas ressembler à une lecture de prose, car la poésie est un chant et les poètes protestent qu’ils sont des « chantres » ; mais cela ne justifie aucunement une lecture dégénérant en psalmodie ou en modulation efféminée, comme c’est aujourd’hui la mode3.

Si ces préceptes ont été respectés, la poésie latine a dû être, dans les collèges des XVIe et XVIIe siècles, prononcée de manière mélodieuse, scandée fort probablement, mais pas chantée au sens propre du terme, quoi que puisse laisser croire le vocabulaire latin courant (carmen, canere, cantare…). Il faut cependant noter que dans le théâtre scolaire, la musique a parfois joué un rôle important, et que donc certains vers ont pu y être véritablement chantés, ou lus avec accompagnement musical.

2 Ausone, Protrepticus ad nepotem, v. 46-57. Traduction de Max Jasinski, collection Garnier, s.d. – Texte latin : Conditor Iliados et amabilis orsa Menandri / evolvenda tibi ; tu flexu et acumine vocis / innumeros numeros doctis accentibus effer /, affectusque impone legens. Distinctio sensum / auget et ignavis dant intervalla vigorem./ Ecquando ista meae contingent dona senectae ? / Quando oblita mihi tot carmina totque per aevum / connexa historiae, soccos aulaeaque regum / et melicos lyricosque modos profando novabis / obductosque seni facies puerascere sensus ? / Te praeeunte, nepos, modulata poemata Flacci / altisonumque iterum fas est didicisse Maronem. 3 Quintilien, Institution Oratoire, I, 8, 2. Traduction de Jean Cousin, édition des Belles-Lettres, 1975. – Texte latin : Sit autem in primis lectio virilis et cum suavitate quadam gravis, et non quidem prosae similis, quia et carmen est et se poetae canere testantur, non tamen in canticum dissoluta, nec plasmate, ut nunc a plerisque fit, effeminata.

INTRODUCTION

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Les théoriciens jésuites de la pronuntiatio ( Jouvancy, Lucas…) nous donnent des indices plus précis sur la manière de prononcer les vers latins : la fin d’un vers, comme la fin d’un mot, réclame un ton clair mais plus grave (Lucas, Actio, p. 47) ; il faut éviter, lorsqu’on lit des hexamètres, de marquer chaque vers par un élancement de voix, et lorsqu’on lit des pentamètres, de faire une pause avant le terme dissyllabique final ( Jouvancy, Ratio, II, 1, 9). À chaque genre ou mètre sont associés, chez Lucas, un ton ou une tonalité vocale : les vers phaléciens demandent une voix balbutiante (voce blaesa recitandi) ; la tragédie clame ses vers d’une bouche orgueilleuse (ore superbifico clamat) ; la satire parle avec rudesse, en montrant les dents (asperius loquitur, dentes caninos exertans) ; l’élégie, selon qu’elle est de sujet grave ou joyeux, gémit tristement (triste gemit) ou s’exprime en riant (cachinnat) ; l’épopée résonne de grandes clameurs (quantis clamoribus sonat ?) (Actio, p. 33 et 48-49). Il ne s’agit là bien sûr que d’orientations indicatives : comme pour toute interprétation artistique, la récitation de vers latins devait, en pratique, laisser une large marge au déploiement de la personnalité et du talent de chaque lecteur ou acteur. La tragédie, avec sa voix forte et son ton grandiloquent, retiendra encore quelque peu notre attention. Il semble que la fréquence des représentations théâtrales dans les collèges jésuites ait pu, à certains endroits du moins, entraîner une généralisation de la déclamation tragique, appliquée sans distinction à tous les types de performances orales, au sein de l’école mais aussi au-dehors. C’est en tout cas ce dont se plaint le père Caussin, qui nous décrit de tout jeunes élèves récitant les vers de Despautère (exposant de simples règles grammaticales) comme s’il s’agissait du meurtre de Priam. Jusque-là, la situation pourrait simplement prêter à sourire, mais il y a plus grave, lorsque, comme l’affirme Caussin, des orateurs ou même des prêcheurs en chaire se mettent à hurler et à se démener comme des acteurs tragiques4. Le père Lucas se moque pour sa part d’un orateur qui dans un bref discours a gesticulé davantage que dans toute une tragédie (Lucas, Actio, p. 16). En-deçà des excès ici stigmatisés, il semble que la tradition jésuite ait contribué de manière générale à un effacement des frontières entre art oratoire et théâtre, et que leur culture scolaire ait tendu à une théâtralisation des performances orales quelles qu’elles soient (poésie, théâtre, discours,

4 Caussin, Eloquentiae sacrae et humanae parallela, 1619, p. 378b (Ems, note 94 et Sacré-Denecker, note 79)

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sermon…). Ainsi le père Lucas fait un usage abondant de termes métaphoriques empruntés au monde du théâtre lorsqu’il traite de l’actio oratoire, tout en ne distinguant par ailleurs qu’exceptionnellement entre discours profane et sermon sacré. Il reste à dire quelques mots des rencontres entre le monde scolaire et l’univers extra-scolaire, qui avaient typiquement lieu lors des représentations théâtrales. Le public venu écouter ces pièces de théâtre jouées en latin par des élèves semble avoir été assez mêlé : il y avait bien sûr les condisciples, les professeurs, les familles des acteurs, mais aussi des notables locaux, laïcs et ecclésiastiques, parfois très haut placés (il n’était pas rare que des princes viennent assister aux spectacles montés par les collèges jésuites, et Ravisius Textor mentionne la présence de purpurati aux spectacles du collège de Navarre), sans oublier, à l’autre bout de la chaîne sociale, le peuple en quête de divertissements. Si les comptes rendus produits par les professeurs-metteurs en scène se plaisent à souligner les fortes réactions émotives du public (Textor par exemple témoigne d’un jeune acteur doué au point d’arracher des torrents de larmes aux spectateurs) ou l’admiration enthousiaste suscitée par le talent des interprètes (Pontanus dans ses Progymnasmata en fait un stimulant puissant pour les élèves ambitieux), on est néanmoins fondé à supposer qu’une bonne partie des spectateurs présents n’étaient pas aptes à comprendre des vers latins à l’audition. Une batterie de moyens a donc dû être mise en place pour rendre la représentation agréable et compréhensible à cette frange du public5. C’est en ce sens qu’il faut interpréter par exemple les programmes avec argument en langue vernaculaire distribués lors des spectacles jésuites. L’ensemble des éléments théâtraux non verbaux a également pu faire l’objet d’une attention particulière : le décor, les costumes, la musique, la mise en scène, et jusqu’au jeu des acteurs lui-même, dont l’expressivité du visage, des gestes et de la voix se révélait essentielle dès lors que le sens même de leurs répliques risquait de ne pas être compris. Ainsi Caussin, lorsqu’il décrit des acteurs de théâtre « le regard farouche, en plein délire, lançant des hurlements et s’agitant comme des fous furieux » (torvi et furiosi et ululantes et ad insaniam usque actuosi), précise que leur jeu remporte la faveur du peuple moins instruit, qui se repaît de

5 Pour une réflexion plus aboutie sur ce sujet, voir : F. Rädle, « Lateinisches Theater fürs Volk. Zum Problem des frühen Jesuitendramas », dans Zwischen Festtag und Alltag. Zehn Beiträge zum Thema « Mündlichkeit und Schriftlichkeit », éd. W. Raible, Tübingen, 1988, p. 133-147.

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ces attitudes6. Si les outrances du jeu théâtral (aussi bien d’ailleurs que le luxe fastueux des décors et des costumes) ont régulièrement suscité la critique, c’est aussi grâce à ces médiations que les vers latins, assidûment pratiqués par les élèves des écoles et des collèges, ont pu trouver une place, à certains moments de l’année, dans le paysage acoustique collectif de la population locale, tous niveaux sociaux et degrés d’éducation confondus. Aline SMEESTERS

6 Caussin, Eloquentiae sacrae et humanae parallela, 1619, p. 378b (Ems, note 94 et Sacré-Denecker, note 79).

L AT I N I TAT E S

Mathieu F ERRAND

LES EXERCICES DE COMPOSITION ET DE DÉCLAMATION POÉTIQUES DANS LES COLLÈGES PARISIENS AU DÉBUT DU XVIe SIÈCLE AUTOUR DE JOANNES RAVISIUS TEXTOR

Des travaux récents ont permis de réévaluer l’importance accordée à l’étude des poètes de la latinité classique, dès le XV e siècle, dans les collèges séculiers de l’université parisienne1. De fait, la lecture de Virgile ou Térence offrait un appui pour les enseignements grammaticaux des premières classes2 ; ces enseignements s’ouvraient aussi, au seuil de la Renaissance, aux réflexions d’ordre rhétorique et poétique dans le cadre, tout au moins, des leçons extraordinaires. Mais Jean Lecointe a aussi émis l’hypothèse selon laquelle des exercices de composition venaient s’ajouter à la lecture des auteurs, bien avant l’essor parfaitement documenté de telles pratiques à partir des années 15303 ; selon lui, l’apprentissage de la métrique en particulier appelait des exercices d’application. Ainsi, à la fin du XV e siècle, un certain Germain Maciot, élève des collèges parisiens, a laissé quelques compositions latines dans 1 Cf. notamment les travaux de J. Lecointe et de P. Galand, dont J. Lecointe, La Poetica de Dubois (1520), Paris, 2000 (Dossier d’H.D.R., Université de Paris IV-Sorbonne) ; id., « La poésie parmi les arts au XVI e siècle », dans Poétiques de la Renaissance. Le modèle italien, le monde franco-bourguignon et leur héritage en France au XVI e siècle, éd. P. GalandHallyn et F. Hallyn, Genève, 2001, p. 53-71 ; P. Galand-Hallyn, Un professeur-poète humaniste : Joannes Vaccaeus, La Sylve Parisienne, Genève, 2002. 2 Voir les statuts du collège de Montaigu (17 février 1508) édités par L. Lukàcs dans l’appendice II de ses Monumenta paedagogica Societatis Iesu, t. I, Rome, 1965, p. 625-631 ; statuts partiellement reproduits et traduits dans Poétiques de la Renaissance…, p. 82-83. Malgré l’interdit qui pèse, dans les statuts, sur les œuvres de Térence, la Poetica de Dubois montre qu’en fait, les professeurs ne renonçaient pas à cette lecture ; voir J. Lecointe, La Poetica…, p. 18. 3 J. Lecointe, La Poetica…, p. 19 sq.

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MATHIEU FERRAND

un recueil édité par Jan Pendergrass ; il pourrait s’agir, déjà, d’exercices pratiques4. Cet article voudrait, tout en présentant de nouveaux exemples de ces compositions, étendre la réflexion aux exercices de déclamation poétique. Jean Lecointe rapproche à juste titre les pratiques d’écriture, dans les collèges, du théâtre scolaire qui se développe depuis le XV e siècle au moins5 ; cependant, il n’en tire pas tous les enseignements en matière de performance6 et de mise en scène de la parole. Or, bien souvent, l’exercice écrit appelait une pratique de la pronuntiatio, qui donnait à entendre le vers latin et participait pleinement de la formation rhétorique des élèves7, dans le cadre du cours ou lors des festivités de collèges. Cela semble avoir été le cas du De nobilitate contentio8 de Germain Maciot, qui a sans doute été l’objet d’une représentation publique. C’était aussi le cas, nous allons le voir, des vers latins réunis dans le recueil des Dialogi aliquot… adjecta sunt… epigrammata aliquot… de Jean Tixier de Ravisy, ou Ravisius Textor, professeur au collège de Navarre dans les années 15109.

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« Lettres, poèmes et débat scolaire de Germain Maciot, étudiant parisien du siècle : Ms. Latin 8659 de la Bibliothèque nationale de France », Bulletin du Cange. Archivum Latinitatis Medii Aevi, 55 (1997), p. 177-270. 5 La Poetica…, p. 20-21. 6 On me permettra d’utiliser ici cet anglicisme pour désigner un ensemble de pratiques spectaculaires, depuis la lecture publique jusqu’à la mise en scène dramatique. « La performance sera ainsi la manifestation d’une action corporelle (gestuelle, voix, mouvement) dans le cadre d’un lieu spécifique conçu pour être observé » (C. Biet et C. Triau, Qu’est-ce que le théâtre ? Paris, 2006, p. 66-67). Je renvoie aux analyses de P. Zumthor, qui pose les fondements théoriques et historiques de la réflexion sur la performance, dans Introduction à la poésie orale, Paris, 1983 et La lettre et la voix. De la « littérature » médiévale, Paris, 1987. 7 Sur les relations, à la Renaissance, entre poétique et rhétorique antique, notamment en matière de pronuntiatio, voir G. Mathieu-Castellani, « ’De bien prononcer les vers’ : la poétique de la Renaissance et l’héritage antique », dans À haute voix. Diction et prononciation aux XVI e et XVII e siècles, éd. O. Rosenthal, Paris, 1998, p. 19-34. 8 Éd. citée, Bulletin du Cange. Archivum Latinitatis Medii Aevi, 55 (1997), p. 209. 9 Dialogi aliquot Joannis Ra. Textoris Nivernensis hactenus non editi, studiosae juventuti utiles et jucundi, adjecta sunt animi gratia ejusdem epigrammata aliquot non inutilia, Paris, Regnault Chaudière, 1530. J’utilise ici l’édition de 1536, parue chez Ambroise Girault. Sur Ravisius Textor, cf. N. Istasse, « Joannes Ravisius Textor : mise au point biographique », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 69/3 (2007), p. 691-703 ; id., « L’humaniste Joannes Ravisius Textor (c. 1493-1522) : entre pédagogie et poétique », dans Nouveaux regards sur les « Apollons de collège ». Figures du professeur humaniste en France dans la première moitié du XVI e siècle, éd. M. Ferrand et N. Istasse, Genève, 2013, p. 35-62. N. Istasse prépare actuellement une étude biographique de grande ampleur sur cet auteur, à paraître aux éditions Droz. XV e

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DE LA DISPUTATIO À LA DECLAMATIO La pratique de l’oral est évidemment l’un des piliers de l’enseignement universitaire depuis le Moyen Âge : comme prolongement de la lecture commentée des textes (lectio ou praelectio), l’exercice de base reste la repetitio, l’apprentissage par cœur et la restitution orale des textes « lus » ; quant aux disputationes et autres conferentiae, elles permettent aux élèves d’appliquer les principes de l’échange argumenté et dialectique10. Les collèges de la faculté des Arts, au début du XVI e siècle, ne tournent pas le dos à de telles pratiques, mais celles-ci font l’objet de critiques nouvelles qui portent, notamment, sur l’excès de formalisme, sur le caractère mécanique de ces répétitions et, enfin, sur la qualité du latin. Les statuts de Montaigu, en 1508, insistent sur ce dernier point et mettent en avant l’exigence de correctio : Studiose autem regentes dent operam ut in ipsis conferentiis et aliis sermonibus communibus latine loquantur discipuli, et de supremis lectionibus eleganter, ineptas et barbaras evitando locutiones11.

Sur un fond de pratiques séculaires se détachent ainsi des exercices qui répondent plus directement aux vœux formulés par Érasme dans le De ratione studii, ouvrage conçu lors de son séjour parisien et publié chez Josse Bade en 1512 ; aux exigences de correctio12 s’ajoutent d’autres préoccupations, et notamment le respect de la bonne pronuntiatio. Cela passe, d’abord, par la lecture à haute voix des orateurs et des poètes, comme le montrent, là encore, les statuts : Et omnes regentes suos cogent discipulos oratorum textus et poetarum in recto pondere et distincte pronunciare cum accentus observatione, cuius ab initio communes tradent regulas13.

Il s’agit, vraisemblablement, de lire les poètes et orateurs de la latinité classique, mais il n’est pas exclu que d’autres auteurs d’une latinité

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J. Lecointe, La Poetica…, p. 19. Monumenta…, p. 629. – « Les régents doivent veiller à ce que, même pendant les conférences et autres entretiens publics, les élèves parlent en bon latin, et même élégamment, quand ils reviennent sur les cours précédents, et évitent les expressions impropres et barbares » (traduction de J. Lecointe, La Poetica…, p. 19). 12 Érasme, De ratione studii, Omnia opera, Bâle, 1540 ; t. 1, p. 446 (cité par J. Lecointe, La Poetica…, p. 19). 13 « Tous les régents obligeront leurs élèves à prononcer les textes des orateurs et des poètes en respectant la mesure requise, en articulant bien, et en observant l’accentuation, dont ils donneront les règles générales au commencement » (Poétiques de la Renaissance…, p. 82-83, pour le texte et la traduction). 11

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plus tardive aient fait l’objet de tels exercices14. Certains professeurs semblent aussi proposer des exercices de composition ad hoc, qui, de l’inventio jusqu’à l’actio, mettaient en œuvre toutes les parties de la rhétorique. Ces exercices donnaient l’occasion aux élèves d’appliquer euxmêmes les principes exposés par le maître. Dans la préface d’un ouvrage scolaire de Ravisius Textor, son frère, Jacques, dit par exemple des étudiants de la classe de rhétorique : quos convenit assiduis declamationum dialogorumque thematibus omnique tum solutae tum numerosae orationis genere exerceri15.

S’il s’agissait aussi d’exercices de composition, pour lesquels le manuel de Jean Ravisius Textor, un dictionnaire d’épithètes, apportait un soutien précieux16, d’autres publications du même professeur montrent que les élèves prolongeaient ces exercices par la mise en voix, et parfois en scène, de la prose et du vers latins. Ainsi, Textor recommande dans ses epistolae la pratique de cette declamatio dont Érasme fait si grand cas et qui permet à l’élève d’exercer son éloquence dans la salle de classe et devant le maître qui corrige : Declamemus inter domesticos et privatos parietes, ut in Senatu causam Milonis agamus. Relegamus Catilinam, patrocinemur Cluentio, pupillis obsequamur, explodamus oppressores, consulamus patriae et tyrannorum 14 Une lettre de Ravisius Textor semble montrer que l’on commentait parfois Lucain, Silius Italicus et Stace et parmi les modernes, le Mantouan même si, précisément, le professeur dont il est question dans cette lettre tient les trois premiers pour trop difficiles, le dernier pour bien trop léger, et préfère se consacrer à la lecture des seuls Quintilien, César et Virgile ; Textor ne semble pas avoir partagé ces préventions, puisqu’il cite sept vers du Mantouan dans la lettre suivante (lettre 42) et qu’il imite ses églogues dans l’épigramme « Quid foemina » ; cf. lettre 41 [in] Joannis Ravisii Textoris Nivernensis non vulgaris eruditionis epistolae…, Paris, Prigent Calvarin et Thomas de Villiers, 1529 ; j’utilise ici l’édition parue en 1544 à Lyon, chez Sébastien Gryphe. La vogue de la silve, du reste, montre bien qu’on lisait aussi Politien et son modèle statien ; voir, à propos des travaux de Nicolas Bérauld, P. Galand, Nicolas Bérauld. Praelectio et commentaire à la silve Rusticus d’ Ange Politien (1513). Édition, traduction et commentaire, avec la coll. de G. A. Bergère, A. Bouscharain et O. Pédeflous, Genève, à paraître (Textor a donné un poème liminaire à ce commentaire). Voir aussi P. Galand-Hallyn, « Nicolas Bérault lecteur de Politien », dans Poliziano nel suo tempo. Atti del VI Convegno internazionale (Chianciano-Montepulciano 18-21 luglio 1994), éd. Luisa Secchi Tarugi, Firenze, 1996, p. 411-427. 15 Epitheta, Paris, Regnault Chaudière, 1524, épître dédicatoire de Jacobus Ravisius Textor. – « [Qu’ils] doivent s’exercer à la pratique régulière des déclamations et des dialogues et à tous les genres de discours, en prose libre ou rythmée ». 16 La première édition paraît en 1518, mais d’autres manuels étaient parus plus tôt encore, et se proposaient déjà d’aider les élèves dans leurs exercices de composition. Voir par exemple les Magna synonyma composés en 1509 par un régent du collège de Sainte-Barbe, Guy de Fontenay, revu et corrigé en 1517 ; cf. J.-C. Chevalier, « La synonymie dans les manuels pédagogiques du début de la Renaissance », Langages, 128 (1997), p. 8-24.

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vim reprimamus. Probemus balbutiem linguae inter paucos, probemus ingenii vires, purgemus linguae vitiliginem, priusquam eo veniendum sit ubi superciliosi sedent consules, nasuti tribuni, oculati praetores, acuti causidici, quaestores vafri, caeterique emunctae naris homines. Ecce gymnasiarcha aures arrigit in expectando est, quid dicamus : paratus est excipere quod offeremus, paratus audire, quod recitabimus, nec favorem aut patrocinium nobis recusat modestus comes et ingeniosus hypodidascalus : caeteri insuper doctrina et moribus carissimi praeceptores nostri advertunt favorem, vultum pollicentur, et ridibundis oculis benevolentiam, neque porro nobis verendum est, ne si quid ornate parum aut inconcinne protulerimus, id ipsum protinus crispa nare subsannent, et aversentur. Non estis doctissimi viri aetatum adeo imprudentes, ut non cognoscatis facile cum Marco Fabio suam esse studiis infantiam17.

Il faut faire la part, ici, de la construction littéraire : les lettres de Textor sont des lettres fictives, qui imitent les modèles littéraires de l’antiquité et se nourrissent donc des realia romains. C’est bien le vocabulaire des institutions de la res publica et de la schola de Quintilien qui est ici utilisé. Mais l’allusion aux professeurs, gymnasiarcha et autres hypodidascali, fait signe, aussi, vers le monde des collèges. La procédure décrite rappelle d’ailleurs la pratique de la disputatio, en présence de professeurs bienveillants susceptibles de soutenir l’effort argumentatif de l’élève ; mais la declamatio, qui renvoie ici à un exercice rhétorique bien particulier, porte clairement sur des sujets fictifs inspirés des suasoriae antiques et des recommandations de Quintilien18. Aussi cette lettre propose-t-elle, sinon une description de pratiques régulières, du moins 17 Lettre 58. – « Déclamons entre ces murs familiers pour ensuite plaider au Sénat la cause de Milon. Bannissons Catilina, défendons Cluentius, soutenons les orphelins, chassons les oppresseurs, veillons aux intérêts de l’État et repoussons la violence des tyrans. Éprouvons devant un auditoire réduit notre langage hésitant, éprouvons la vigueur de notre esprit, nettoyons les taches de notre langage avant que nous ne devions nous présenter là où siègent les consuls sourcilleux, les tribuns subtils, les préteurs clairvoyants, les pénétrants avocats, les questeurs retors, et autres personnages fins et rusés. Voici le principal qui dresse l’oreille et attend ce que nous dirons, prêt à recevoir ce que nous lui présenterons, prêt à ouïr ce que nous réciterons ; quant au sous-maître, en assistant discret et intelligent, il ne nous refuse ni sa faveur ni son secours. De plus, les autres professeurs, que nous chérissons pour leur excellence de doctrine et de mœurs, veillent sur nous, nous accordent leur faveur et promettent, sur leur visage et dans leurs yeux riants, leur bienveillance ; et nous n’avons pas à craindre que, si nous prononçons quelques paroles inélégantes ou maladroites, celles-ci soient aussitôt moquées et méprisées par leur esprit critique. Car vous connaissez assez, très doctes seigneurs, les qualités de chaque âge, pour aisément reconnaître, avec Quintilien, que les études ont aussi leur enfance ». 18 Il faut donc comprendre le mot declamatio ici selon son sens technique et rhétorique (cf., infra, la définition d’Érasme), et distinguer cette declamatio de la diction rythmée, accentuée et expressive du vers latin.

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un programme idéal, sur le modèle de l’école du rhéteur, qui donne toute sa place à l’éloquence dans la formation des jeunes gens. LE RECUEIL NAVARRE

DES

DIALOGI

ET LES JEUX POÉTIQUES AU COLLÈGE DE

Les epigrammata Dans ce cadre, les exercices poétiques ont occupé une place non moins importante pour Ravisius Textor. Dans l’un de ses textes publiés sous le titre Dialogi aliquot… adjecta sunt… epigrammata aliquot, celuici donne la parole à la muse Calliope, en un poème dialogué et métadiscursif. La Muse en effet se félicite de voir, en ce jour de saint Rémi, le collège de Navarre renouer avec les fêtes d’Apollon, comme du reste, il le fait chaque année19. Il n’est rien qu’elle puisse préférer alors à la docte Navarre (doctae Navarrae) : Hic siquidem pueros video qui vel tibi phoebe Plus placeant itali carmine Virgilii Pars cantant lyricis, scribunt epigrammata multi. Pars satyras scribunt, pars recinunt elegos. Est et cuique suus (quod plus miraberis) ordo, Atque suam seriem lectio quaeque tenet. […] Iam lectio prima Cantavit Clario scripta probanda Deo. Et classis pariter sonuit peramoena secundae Buccina bellisonis invidiosa tubis. Tertiaque in toto cecinit sua carmina circo20.

Ainsi, les exercices trouvaient leur place non seulement dans l’espace étroit de la classe, qui permettait une pratique assidue (assiduis thematibus), conformément aux propos de Jacques Ravisius Textor, mais aussi lors des fêtes que célébraient les collèges, dans la grande salle de Navarre (l’aula, comparée ici à un théâtre). En une forme de recusatio qui repousse les modèles épiques de l’Antiquité (Homère et Virgile), 19

Les professeurs et leurs élèves marquent ainsi le début de l’année scolaire. Puisque je vois ici des enfants qui te charment, même toi Phébus, plus que ne le fait le poème de Virgile l’Italien. Les uns chantent des vers lyriques, beaucoup écrivent des épigrammes, d’autres écrivent des satires, d’autres chantent en retour des vers élégiaques. Chacun (c’est encore plus admirable) a sa place marquée et chaque classe tient son rang. (…) Déjà la Première Classe a chanté, pour le soumettre au jugement du dieu de Claros [= Apollon], le fruit de ses compositions. De même la Seconde Classe a fait entendre la trompette au chant mélodieux que jalouse le cor aux accents guerriers. La Troisième a chanté son poème dans tout le théâtre ». 20

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Calliope fait ici un éloge sans nuance de la poésie des petits genres que pratiquent, dit-elle, les élèves du collège. Elle insiste en particulier sur la belle ordonnance de ce spectacle où les différentes classes se présentent sur scène selon un ordre précis pour réciter leurs poèmes21 ; la musique pouvait jouer un rôle important. Le chiasme cantant / scribunt // scribunt / recinunt, tout en mimant cette belle harmonie, met en évidence les deux étapes de l’exercice auquel se livrent les étudiants, et dont rend compte de façon synthétique l’expression « lectio prima cantavit scripta ». La fête de saint Rémi, comme celle de saint Louis qui est évoquée plus loin, donne ainsi l’occasion au collège parisien d’organiser des réjouissances publiques devant un public plus nombreux et plus exigeant peut-être que la seule collectivité des maîtres et des étudiants. Jean de Launoy, historien du collège de Navarre, nous apprend ainsi que, pour la Saint-Louis, le collège recevait les grands personnages du royaume22. Les exercices de composition poétique deviennent alors performance et argument publicitaire ; il s’agit de présenter au public invité les travaux de chacun. La part de l’émulation entre les élèves et leur classe, dans un esprit tout érasmien, devait aussi être importante, comme en témoigne, plus loin dans ce même texte, l’isotopie du concours et de la récompense, peutêtre symbolique, qui attend chaque classe à l’issue de sa prestation23. Le texte que nous venons de citer est extrait d’un recueil de vingtquatre dialogues et de soixante-six épigrammes. Les premiers sont, pour la plupart, de véritables pièces de théâtre en latin, qui reprennent les genres du théâtre vernaculaire : farces, moralités, sotties24. Les épigrammes sont de courtes pièces poétiques en hexamètres ou distiques latins, qui prennent en fait des formes diverses : épigrammes adressées à des amis, éloges de puissants, « oratio ad virginem Mariam »… À y

21 Il pouvait s’agir, aussi, de simples lectures publiques mais, dans le cadre de ces festivités qui mêlent, nous le verrons, textes poétiques et dialogues dramatiques, il est plus que probable que la memoria ait été sollicitée, comme du reste, elle l’était chaque jour dans les classes. 22 J. de Launoy, Regii Navarrae Gymnasii Parisiensis historia, Paris, E. Martin, 1677, t. I, p. 186. 23 Pour plus de détails sur ce texte et les circonstances de la représentation, je me permets de renvoyer à ma thèse de doctorat. 24 Sur les « dialogues » de Textor, voir J. Vodoz, Le Théâtre latin de Ravisius Textor, 1470-1524, Winterthur, 1898 [Slatkine Reprints 1970] et M. Ferrand, Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 72/2 (2010), p. 337-368 ; N. Istasse prépare actuellement l’édition avec traduction et notes des Dialogi, à paraître aux éditions Droz.

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regarder de plus près, on retrouve dans cet ouvrage les genres, ici versifiés, dont le frère de l’auteur, Jacques, recommandait aux étudiants la pratique régulière : dialogi, orationes et même, nous allons le voir, declamationes, outre des pièces qui se rattachent sans mal aux genres poétiques mentionnés par Calliope, comme la satire (des religieux, des hommes de loi…) ou la déploration élégiaque25 (« Viri celebris defuncti epitaphium », « Epitaphium Philippi Halenini », etc.). Aussi peut-on imaginer que cet ouvrage publié de façon posthume sous le nom de Johannes Ravisius Textor réunit en fait quelques-uns des exercices d’écriture, dont tout ou partie avait vocation à être prononcé en public par les élèves. Certains textes se présentent en effet comme de véritables exercices d’école, sur le modèle de la declamatio rhétorique par exemple : ainsi, non sans humour, Textor fait se succéder un Carmen invectivum in ferulas et la Defensio ferularum prononcée par la Férule elle-même. Il s’agit de présenter en miroir une argumentation pro et contra sur l’usage de la violence dans les collèges, conformément à la définition qu’Érasme donne plus tard de la declamatio : « un sujet imaginé sur lequel on traite le pour et le contre en vue d’exercer son éloquence26 ». Les deux textes, de fait, se répondent, en un jeu qui illustre le vers de Calliope cité plus haut : « Pars satyras scribunt, pars recinunt elegos ». Bien qu’ici, la réponse ne se fasse pas vraiment sur ce mode-là, le second texte est bien une réponse au premier. Celui-ci, en effet, qui se présente explicitement comme une satire à l’imitation des anciens, s’ouvre sur une invocation à la Muse, évidemment parodique : Ultores utinam mihi musa pararet iambos Archilochi, & veteris satyrae praenobile carmen27.

Et le second texte de répondre, dès le premier vers, en s’adressant directement à la jeunesse du collège : Quid me carminibus laceras, quid quaeris iambos ? Quid veteris satyrae convicia caeca iuventus ?28

25 Sous la plume de Textor, il faut donner au mot « élégie » son sens premier, « chant de deuil ». 26 « Argumentum fictum quod exercendae dictionis gratia tractatur in utramque partem », Érasme, Appendix de scriptis Iodoci Clithovei (1525) LB IX 812F, cité par J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, Paris, 1981, II, p. 937. 27 « Ah si seulement la Muse m’offrait les iambes vengeurs d’Archiloque et le chant si fameux de la satire ancienne ! » 28 « Pourquoi m’attaquer dans tes vers, pourquoi chercher des iambes ? Pourquoi les injures de la satire ancienne, ô jeunesse aveugle ? »

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Ces jeux assimilent donc nos textes à une joute oratoire, à un chant amébée parodique, qui oppose deux orateurs et poètes. L’éloge paradoxal que prononce la Férule rappelle les jeux littéraires de la seconde sophistique29 mais aussi, plus directement, l’esprit qui anime l’Eloge de la Folie30. Le choix de la versification peut surprendre ; peut-être y a-t-il là la trace d’une mise en vers à partir d’une composition écrite en prose, conformément aux exercices recommandés par Érasme luimême31. La versification contribue par ailleurs à donner une forme pleine à un sujet trivial, ce qui souligne sans doute l’ironie tout en rattachant nos deux textes, et notamment le premier, à l’esthétique des satiriques latins. Mais la métrique a aussi une vertu mnémonique, qui favorise la performance orale32. Certes, nous ne pouvons pas avoir la certitude que ce texte a été dit en public, mais les marqueurs d’oralité que nous avons relevés au début et à la fin des deux textes permettent d’en faire l’hypothèse, outre son inscription dans un recueil qui réunit des pièces dont la récitation publique ne fait guère de doute. Comme le dialogue Calliope, d’autres pièces font en effet allusion aux circonstances de leur performance, plus clairement que le texte dont il vient d’être question. Le recueil comporte par exemple un poème en l’honneur de Maximilien Sforza prononcé vraisemblablement à l’occasion de sa visite au collège, durant son exil parisien33 :

29 Tandis que le premier texte est à prendre au mot (Ista per antiphrasin qui dicta putaverit, errat, « celui qui s’imaginerait que ces mots ont été prononcés par antiphrase se trompe » précise le dernier vers), la « Férule », elle, jette le masque, au terme de son faux plaidoyer : Ista per antiphrasim credas studiosa iuventus, « crois bien, jeunesse studieuse, que ces mots ont été prononcés par antiphrase ». La reprise, dans ce dernier vers, de la même idée et des mêmes mots souligne une dernière fois l’effet de miroir entre l’une et l’autre declamatio. 30 Textor se souvient de ce texte lorsqu’il rédige le prologue de sa pièce « Moria » ; voir M. Ferrand, thèse de doctorat. Évidemment, jamais les éloges paradoxaux de Textor n’atteignent la profondeur de l’Encomium Moriae d’Érasme ; ce sont de simples badinages à visée satirique. 31 De ratione studii, traduction de J.-C. Margolin, dans Érasme, éd. C. Blum, A. Godin, J.-C. Margolin, D. Ménager, Paris, 1992, p. 456 ; cf. J. Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, I, p. 521. 32 Cf. Quintilien, Institution oratoire, XI, 2, 39 : facilius versus ediscimus quam prosam orationem (…), « nous apprenons en effet des vers plus facilement que de la prose (…) » (texte et traduction de J. Cousin, Institution oratoire, t. VI, Paris, 1979, p. 21). 33 Maximilien Sforza (1493-1530 ?) perdit le Duché de Milan face à François Ier en octobre 1515, et fut contraint à un exil forcé à Paris, jusqu’à sa mort.

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AD MAXIMILIANUM QUONDAM Insubrium ducem in ingressu Navarrae Armipotens Caesar te tota Navarra salutat Arcadicis brevior tota Navarra casis, Dignus eras nitidi caperet quem regia Phoebi Factaque Caesarea larga theatra manu. Nec tamen exigui magalia neglige ruris. Nec modicae numeros despice Calliopes. Cernis ut occurat iuvenum tibi turba, superbit Quod tanti fruitur principis intuitu, Tristaturque sibi spacium non maius haberi. Quo titulis possit luxuriare tuis, Haec quum non habeat gemmas quas offerat, offert Interni quicquid scrinia cordis habent, Ocia dum nostris aderunt maiora camoenis Indicium nostri maius amoris erit34.

Ce texte a à la fois une valeur épidictique et publicitaire, selon un double mouvement qui associe l’éloge explicite du prince, qui honore le collège de sa présence, et la mise en valeur des travaux des élèves. Le poème, modeste et « rustique », se présente comme le substitut de ces précieux présents que le collège et le petit « écrin de son cœur » ne sauraient contenir. A l’entrée du prince dans Navarre, ce poème liminaire introduit vraisemblablement d’autres pièces de vers qui devaient accompagner les festivités et illustrer les talents des professeurs et de leurs élèves. La prise de parole en public est un moyen de démonstration et de validation d’un certain nombre de compétences poétiques et rhétoriques. Un autre texte relève de la même analyse, même si les circonstances précises de sa récitation sont cette fois inconnues :

34 « À MAXIMILIEN JADIS duc des Insubres, à l’occasion de son entrée dans Navarre. – Belliqueux César, Navarre tout entier te salue, Navarre tout entier plus étroit que les cabanes d’Arcadie. Tu étais digne d’être reçu dans le palais de l’éclatant Phébus et dans le vaste théâtre qu’a construit la main de César. Mais ne va pas dédaigner les petites huttes de paysans ni mépriser les vers de notre modeste Calliope. Tu vois comme la foule des jeunes gens vient à ta rencontre, elle s’enorgueillit de voir un si grand prince ; elle s’attriste aussi de ne pas avoir plus de place, pour accueillir tes nombreux titres, elle qui, n’ayant pas de pierres précieuses à t’offrir, t’offre tout ce que comporte l’écrin de son cœur. Tant que nos Camènes disposeront d’importants loisirs, tu auras en proportion une preuve de notre amour. »

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AD SPECTATORES Si tenui incultum pangamus arundine carmen, Et canat exiles nostra camoena modos, Vos tamen eximii tetrica gravitate Catones, Parcite, de paruo gurgite parva fluunt, Aequora balenas gignunt parvo sed in alveo Exilis tantum barbulus esse potest, Vinea praedulces profert bene culta racemos. Emittit tribulos non bene cultus ager. Nos sumus inculti, nobis non spirat Apollo Dum bene culti erimus, messis erit melior35.

Le texte, qui développe une fois de plus le topos de modestie, se présente plus clairement encore comme une production d’élève, depuis la composition (pangamus) jusqu’à la performance (canat), grâce à la métaphore du champ encore inculte mais promis à de meilleurs fruits. De fait, ce texte définit un programme : le collège s’engage, dans le dernier vers, à faire de ses latinistes quelque peu maladroits de brillants poètes. On remarque que ce poème suit, en matière de dispositio, le même modèle que le précédent, et fait se succéder une longue adresse aux dédicataires et un ou deux vers conclusifs dont la structure grammaticale est identique : une subordonnée introduite par dum annonce une principale au futur. Cette forme, peut-être canonique dans le cadre de ces festivités, sied parfaitement au caractère introductif de ces poèmes liminaires qui doivent séduire l’auditeur et créer des attentes. Il est difficile de dire si le réseau lexical de la musique relève d’un emploi métaphorique ou fonctionne comme une didascalie interne ; mais le titre « Ad spectatores » annonce un spectacle plus qu’une simple déclamation poétique. On attend, de fait, des poèmes, mais aussi du théâtre. Enfin, quand vient le terme de ce spectacle, les élèves s’approchent pour demander à prendre congé de leurs spectateurs : AD PETENDOS AGROS Postquam vocales multum cecinere camoenae Et longa ismaria verba dedere cheli 35 « A UX SPECTATEURS . – Si de notre frêle calame nous composions un poème maladroit, et si notre Camène faisait entendre une maigre mélodie, épargnez-nous cependant, vous les Catons éminents et terriblement sévères ! D’une petite source s’écoulent de petits ruisseaux ; les mers enfantent des baleines mais dans le lit d’une petite rivière, on ne peut trouver qu’un petit barbeau. Une vigne bien cultivée offre des grappes très douces, mais un champ mal cultivé produit des herbes folles. Nous, nous sommes incultes, Apollon n’inspire pas nos compositions. Quand nous serons bien cultivés, la récolte sera meilleure ».

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In vernis gaudent fessae requiescere campis, Saepe tulit fessis gaudia laetus ager, Ergo animis iuuenum fessis permittite campos, Ut studiis aptos reddat amica quies36.

De même que les Muses méritent le repos, de même ceux qu’elles ont inspirés ont le droit de gagner les champs (premier sens de l’expression campos petere), c’est-à-dire, peut-être, de retrouver leur famille, pendant ces rares vacances qu’offrait l’année universitaire. Ainsi ces vers ont pu être dits lors d’une fête qui mettait un terme à l’année scolaire – on pense à la Saint-Louis, dont il est plusieurs fois question dans le recueil des Dialogi. Mais le poète joue aussi avec l’expression franco-latine bien connue, « prendre campos », i.e. « prendre congé » empruntée au jargon des collégiens37, et annonce peut-être seulement le temps des ébats dans les faubourgs de la ville, après les cérémonies officielles. Dans tous les cas, il s’agit bien de mots de conclusion, après quelque joute poétique où les élèves se sont laissés inspirer par les Muses, sous diverses formes : dialogues, discours, poèmes ou chants. Des epigrammata aux dialogi : un continuum Entre ces différents objets des performances scolaires, il semble bien qu’il n’y ait pas eu, dans l’esprit des élèves, des professeurs et de leurs spectateurs, de solution de continuité. De même, dans le recueil de Ravisius Textor qui réunit quelques-unes de ces pièces, les formes poétiques de nature a priori bien différente, depuis la farce jusqu’à l’épigramme religieuse, se succèdent et se mêlent sans esprit de classement et de distinction générique, comme elles devaient se mêler sur la scène des collèges. Pour donner une idée de ce continuum, prenons pour exemple les nombreux textes qui d’une manière ou d’une autre, évoquent la figure de la Mort, depuis la moralité Contemptor mundi 36 « POUR PRENDRE CONGÉ . – Après que les Camènes, donnant de la voix, ont abondamment chanté et ont fait entendre, sur la lyre ismarienne [allusion savante à la figure d’Orphée, dont l’Ismarus, montagne de Thrace, fut le séjour], leurs interminables propos, elles se réjouissent, fatiguées, de trouver repos dans les champs printaniers. Souvent la riante campagne a apporté ses joies à ceux qui étaient fatigués. Ainsi permettez à l’esprit fatigué des jeunes gens de prendre congé, afin qu’un amical repos nous les rende aptes aux études. » 37 Cf., par exemple, Mathurin Cordier, De corrupti sermonis emendatione libellus, Lyon, Sébastien Gryphe, 1534, p. 200 [première édition, Paris, 1530]. Ma traduction n’a pu rendre compte du double sens, propre et figuré, de l’expression « campos petere » ; en choisissant de la traduire par « prendre congé », j’ai préféré insister sur la dimension conclusive du poème.

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où la Mort intervient ponctuellement comme personnage au sein d’une action riche et relativement complexe, jusqu’aux poèmes monologiques qui déplorent la mort d’un ami ou d’un grand personnage (« Viri celebris defuncti epitaphium »), en passant par des formes « de transition », comme les dialogues Mors et viator ou encore l’Epitaphium Philippi Halenini. Ainsi, dans Mors et viator, Textor reprend le modèle du voyage qui structure la moralité Contemptor mundi, mais isole l’une des rencontres, celle du Voyageur avec la Mort. L’action est alors minimale : la Mort veut emporter le Voyageur, celui-ci essaie de gagner du temps, mais la Mort finit par triompher. Dans l’Epitaphium Philippi Halenini, le modèle dramatique de la rencontre offre cette fois un cadre purement formel : un voyageur voit la Mort près d’une tombe ; la Mort lui présente alors le défunt, évoque son destin et les circonstances de sa disparition avant de conclure par un appel à la prière. Le caractère essentiellement dialogique de toute épitaphe est ici simplement développé par la présence de deux instances énonciatives distinctes et incarnées ; mais il n’y a pas d’action. Notons que l’ensemble de ces textes, marqué par la cohérence thématique et formelle – le tout est écrit en hexamètre ou distiques, et réutilise sans cesse les mêmes images, les mêmes topoi, etc. – emprunte à la rhétorique religieuse des prédicateurs ce qui pourrait appeler, là encore, une forme de performance, dont les circonstances restent à déterminer38 : fête religieuse lorsque le propos garde une portée très générale, hommage funèbre après la mort de tel ou tel. C’est ainsi que le personnage qui incarne la Quatrième Classe, dans le dialogue Calliope dont nous avons cité le prologue, refuse de prendre part aux réjouissances de la Saint-Rémi car il a perdu son jeune professeur ; la Muse accorde à ses camarades d’entonner un chant funèbre à trois voix, qui constitue le corps du « dialogue ». Cette part accordée à la déploration nous invite à faire un rapprochement avec un autre texte, l’Oratio habita in gymnasio Lexoviensi, anno domini MDXX Idibus Februariis, sumpto hinc argumento, Memento Homo, quia cinis es, et in cinerem reverteris, publié à Paris, sous forme d’une mince plaquette par Regnault Chaudière et Pierre Vidoue ; cette 38 Je rappelle pour mémoire les mots de P. Zumthor à propos de la « théâtralité » de la prédication médiévale et les conclusions qu’il en tire : « Si l’on persévère, en vertu d’une habitude critique contestable, à parler de ‘théâtre’ médiéval, il faut inclure la prédication dans ce qu’on appelle ainsi. Mais la notion, dans notre usage, implique une délimitation que, jusqu’au milieu au moins du XVI e siècle, démentent tous les faits connus » (La lettre et la voix, p. 266). Notre corpus semble illustrer parfaitement la pertinence de cette analyse. P. Zumthor admet cependant qu’à partir du XV e siècle, il y ait eu une particularisation de ce qu’on appelle théâtre, qui « prend alors naissance au sein de la théâtralité ambiante » (La lettre et la voix, p. 268).

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œuvre du professeur Johannes Vaccaeus a été prononcée, comme l’indique le titre, le jour des cendres de l’année 1521 au collège de Lisieux. Perrine Galand en a fait l’analyse dans son introduction de la Sylve parisienne du même auteur39. Elle remarque notamment que l’édition de ce texte infléchit son sens : il est alors adressé à Luis Coronel qui a perdu son frère, et se présente comme une consolatio, alors qu’à l’occasion des Cendres, il devait garder une portée plus générale40 – ceci nous rappelle que le texte imprimé et l’objet de la performance ne peuvent être confondus. La plaquette s’achève sur une épitaphe dialoguée entre le voyageur et la pierre tombale qui, pour être une imitation de la littérature alexandrine, n’en rappelle pas moins l’esthétique des moralités textoriennes ; ce dernier texte, entre poème à lire et moralité à jouer, aurait donc pu faire l’objet, lui aussi, d’une récitation publique. Face à un tel corpus, le lecteur moderne est donc conduit à remettre en cause l’opposition du théâtre joué et de la poésie écrite pour considérer l’objet versifié, quel qu’il soit, comme objet potentiel de performance. UNE PÉDAGOGIE DE L’ACTIO Prononcer le vers latin Il ne s’agit pas, pour autant, de nier toute différence, dans le cadre de cette réflexion sur la « performance », entre texte monologique et dialogique, dramatique et poétique ; on peut même avec profit, me semble-t-il, interroger ces différences pour apprécier l’efficacité pédagogique de chacun de ces exercices oraux. De fait, dans le cadre de l’enseignement pratique des collèges, ceux-ci sont peut-être surtout les moyens de former les jeunes gens à l’actio, ou pronuntiatio41, dans la diversité des situations, des thèmes et des formes de discours qu’impose la vie sociale. Du reste, du discours continu de l’épigramme à l’échange stichomythique de certains dialogues, les difficultés varient pour l’élève en scène et ne sont pas toujours de même nature. On a dit que les statuts du collège de Montaigu insistaient sur la bonne diction des vers latins. C’est ainsi que certains choix d’écriture peuvent relever non seulement d’une recherche esthétique, mais aussi mnémotechnique et pédagogique : au niveau de la phrase et du vers, la multiplication des 39

Un professeur-poète humaniste, p. XXXV - XXXVIII . Un professeur-poète humaniste, p. XXXVI - XXXVII . 41 Quintilien, Institution oratoire, XI, 3, 1 : Pronuntiatio a plerisque actio dicitur, sed prius nomen a voce, sequens a gestu videtur accipere, « Pronuntiatio équivaut pour la plupart des gens à actio, mais le premier semble se référer à la voix, le second au geste » (texte et traduction de J. Cousin, Institution oratoire, t. VI, Paris, 1979, p. 222). 40

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homéotéleutes, des polyptotes, les constructions rythmiques et syntaxiques plus ou moins répétitives ou heurtées peuvent faciliter la mémorisation42 ; ces jeux sur les sons, sur le rythme de la phrase et du vers latins peuvent être aussi autant de difficultés pour l’élève qui doit articuler correctement et respecter les accents, voire l’alternance des longues et des brèves, sans jamais perdre le sens du poème43. L’exercice se complique encore lorsque l’élève n’est pas seul en scène, et doit partager le propos, voire le vers, avec ses camarades. Nous prendrons pour exemple l’épigramme « Quid foemina », dont les vers se retrouvent, mais sous une forme dialoguée, dans la moralité « Troia, Salomon, Samson », ce qui nous permettra d’apprécier, sous ses différentes espèces, les ressources pédagogiques de l’écriture textorienne. L’épigramme qui présente une charge extrêmement violente contre les femmes, entre parfaitement dans le programme moralisateur de Textor, soucieux de mettre en garde ses élèves contre les tentations du monde. En voici les premiers vers : Foemina blanditur, laqueos parat, arma ministrat, Decipit, excaecat corpora, membra necat, Debilitat uires, hominem attrahit, osa perurit Flet, ridet, simulat, dat, petit, odit, amat Haurit opes, plenam solet euacuare crumenam Bella gerit, frangit moenia, castra domat, Fert uiolas, gaudet speculis, solet esse iocosa. Gaudet odore, petit basia, corpus amat Disponit crines, faciem lauat, ocia quaerit44. 42 Pour de telles analyses stylistiques, qui tentent de mesurer l’intention pédagogique dans l’écriture poétique de Textor, je me permets de renvoyer à ma thèse de doctorat. 43 Textor enseigne trop tôt dans le siècle pour que nous puissions affirmer qu’il ait adopté une prononciation restituée du latin. Mais peut-être, comme lecteur de Quintilien, a-t-il été sensible à ces mots, qui sont à l’origine de la réflexion humaniste sur la prononciation du latin : « Pour ma part, j’estime que dans les limites prescrites par l’usage, les mots doivent être écrits tels qu’ils sont prononcés. Le rôle des lettres est, en effet, de conserver les sons, et de les restituer aux lecteurs comme en dépôt ; aussi doivent-elles représenter les sons que nous avons à faire entendre », Institution oratoire, I, VII, 3031 (traduction de J. Cousin, reprise par J. Chomarat dans Grammaire et rhétorique chez Erasme, I, p. 346). Quant à l’alternance des longues et des brèves, il est difficile de savoir dans quelle mesure elle était respectée par les élèves de Textor. 44 « La femme flatte, tend des filets, brandit ses armes, elle trompe, rend le corps infirme, tue, elle affaiblit nos forces, attire les hommes, consume les os, elle pleure, rit, simule, donne, réclame, déteste, adore, elle épuise les richesses, a pour habitude de vider les bourses, elle conduit des guerres, abat des murailles, réduit des camps militaires, elle offre des violettes, aime les miroirs, a l’habitude de montrer un visage enjoué, elle aime le parfum, demande des baisers, adore son corps, arrange ses cheveux, lave son visage, réclame des loisirs. »

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L’esthétique de la liste est chère à Textor, compilateur de lieux communs dans son Officina, d’adjectifs latins dans ses Epitheta. J’ai dit ailleurs la part qu’elle prenait dans la composition même de certains dialogues45. On remarquera le souci, ici, de donner à cette liste, grâce à la répétition régulière de phonèmes et un travail précis sur le rythme du vers, des points d’appui pour l’élève qui pourra ainsi, s’il doit mémoriser ces vers, les réciter correctement. La récurrence du phonème /a/ est tout à fait remarquable, dès le premier vers, associée le plus souvent aux liquides /r/ ou occlusives /t/ qui martèlent la même idée : la femme est dangereuse. Par ses jeux d’écriture, Textor fait ainsi de cette compilation de formes verbales, avec ou sans complément, une chaîne où chaque forme semble appeler l’autre, tenir à l’autre tantôt par le sens (jeux sur les antonymes, séries thématiques des premiers et des derniers vers) tantôt par le son ou le rythme (répétitions de phonèmes, nombre voire quantité des syllabes). Le vers 4 est de ce point de vue exemplaire : deux antonymes avec finale commune (flet/ridet) annoncent un rythme ternaire croissant que vient couronner un mot de trois syllabes (simulat) ; celui-ci propose un dépassement de l’apparente contradiction (si la femme peut rire et pleurer dans le même temps, c’est qu’elle simule) ; en tant que pointe conclusive du premier hémistiche, le mot vient rompre la succession sans doute solennelle et grave des trois longues (flēt, rī | dēt). Il voit alors sa finale répétée en écho par un monosyllabe (dat), qui relance le mouvement et appelle aussitôt son antonyme (petit). « Petit » appelle quant à lui le verbe « odit » (homéotéleute), auquel son propre antonyme, « amat », vient répondre. En fin de vers, la finale en /at/ renforce la cohérence phonique et rythmique du tout (rappel des phonèmes /at/ qui encadrent l’hémistiche) tout en ancrant fermement ce vers dans la structure même du poème, marqué tout entier par cette rime-là. L’élève pouvait ainsi appuyer son travail de mémorisation sur l’armature rythmique et phonique que présente le texte ; il devait aussi en souligner les qualités poétiques au moyen d’une bonne prononciation. Certes, ce texte pourrait n’être qu’exercice d’écriture, et rien ne prouve qu’il ait été dit sous cette forme-là. On peut d’ailleurs s’interroger sur le travail tout particulier dont fait l’objet ce quatrième vers ; celui-ci rappelle en effet (comme tout le poème du reste, de façon moins précise), la quatrième églogue du Mantouan, que les élèves de Textor

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lisaient, semble-t-il. De fait, j’ai signalé, à la suite de Jules Vodoz, la proximité de ces vers avec certains passages de la tirade d’Alphus46 : Flet, ridet, sapit, insanit, formidat et audet Vult, non vult, secumque sibi contraria pugnat […]47

On voit que Baptiste Spagnuoli utilise les mêmes procédés d’écriture ; nous pouvons donc émettre l’hypothèse qu’il y a là, de la part de Textor, comme auteur ou comme professeur qui impose des exercices, un jeu d’émulation avec le modèle contemporain et prestigieux, et que l’exercice, donc, n’est jamais plus qu’un exercice de composition écrite. Cependant, de tels jeux sur les sonorités, les rythmes, ne se réalisent vraiment que dans la mise en voix, et Textor lui-même pouvait avoir cela en tête lorsqu’il fit de ces mêmes vers la matière d’un de ses dialogues, « Troia, Salomon, Samson » – leur mise en voix, dans ce cas, me semble plus probable encore. Ce texte reprend en effet l’ensemble du poème dont nous n’avons cité que les premiers vers mais distribue sa matière entre les trois personnages. Voici alors ce que devient notre épigramme : – Troia. Foemina blanditur. – Salomon. Laqueos parat[us]. – Samson. Arma ministrat. – T. Decipit. – S. Excaecat corpora. – Sam. Membra necat. – T. Debilitat uires. – S. Hominem attrahit. – Sam. Ossa perurit. – T. Flet. – S. Ridet. – Sam. Simulat. – T. Dat. – S. Petit. – Sam. Odit. – T. Amat. – S. Haurit opes. – Sam. Plenas solet euacuare crumenas – T. Bella gerit. – S. Frangit moenia. – Sam. Castra domat. – T. Fert uiolas. – S. Gaudet speculis. – Sam. Solet esse iocosa. – T. Gaudet odore. – S. Petit basia. – Sam. Corpus amat. – T. Disponit crines. – S. Faciem lauat. – Sam. Ocia quaerit48.

46 M. Ferrand, thèse de doctorat ; J. Vodoz, Le Théâtre latin de Ravisius Textor, 14701524, Winterthur, 1898 [Slatkine Reprints 1970], p. 149-151. 47 « Elle pleure, elle rit, elle se montre sage, démente, craintive et audacieuse, veut puis ne veut pas, en elle luttent les contraires […] » 48 « – Troie. La femme flatte. – Salomon. Tend ses filets. – Samson. Brandit ses armes. – T. Elle trompe. – S. Rend le corps infirme. – Sam. Tue. – T. Elle affaiblit nos forces. – S. Attire les hommes. – Sam. Consume les os. – T. Elle pleure. – S. Rit. – Sam. Simule. – T. Donne. – S. Réclame. – Sam. Déteste. – T. Adore. – S. Elle épuise les richesses. – Sam. A pour habitude de vider les bourses. – T. Elle conduit des guerres. – S. Abat des murailles. – Sam. Réduit des camps militaires. – T. Elle offre des violettes. – S. Aime les miroirs. – Sam. A l’habitude de montrer un visage enjoué. – T. Aime le parfum. – S. Demande des baisers. – Sam. Adore son corps. – T. Arrange ses cheveux. – S. Lave son visage. – Sam. Réclame des loisirs. »

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On peut émettre des hypothèses quant au processus de la composition qui conduit d’un texte à l’autre : simple réemploi de la part du poète, voire des éditeurs qui « reconstruisent » un texte à partir d’un matériau déjà donné, ou bien véritable exercice scolaire de réécriture ? Nous ne pouvons le savoir. La comparaison des deux textes nous permet en revanche de nous interroger sur ce qui pouvait faire le prix de la récitation, fort probable, de l’un et l’autre. On a vu qu’en eux-mêmes, dans l’épigramme, ces vers présentaient quelques qualités poétiques qui pouvaient faire l’objet d’un exercice de mémorisation et de déclamation ; ces qualités-là semblent encore exploitées dans le cadre du dialogue joué devant un public. Mais on peut aussi apprécier des variations dans la difficulté, depuis le texte monologique, continu et statique, jusqu’à la fragmentation dialogique pour des acteurs plus habiles49. De fait, le dialogue permet à plusieurs élèves de prendre successivement la parole en un exercice qui exige une grande attention à la parole de l’autre et aux contraintes du vers latin ; c’est à ce prix que les jeunes gens pourront restituer, malgré la fragmentation du propos50, la musique du poème. Ainsi, si Textor n’innove guère sur le plan poétique et thématique – il se contente d’emprunter à la littérature antiféministe médiévale et contemporaine – son texte peut être, du point de vue de la pronuntiatio, un exercice difficile et donc précieux et formateur. L’écriture textorienne offre un véritable ballet de mots qui demande aux élèves une vraie compétence technique. « L’éloquence du corps » Cette compétence est d’autant plus difficile à acquérir que la pronuntiatio, prise au sens rhétorique, ne se limite pas, en réalité, à la seule prononciation du vers, mais implique aussi une maîtrise du jeu, du corps en scène qui accompagne le propos et surtout participe de son efficacité rhétorique. De fait, Textor semble avoir été particulièrement sensible, non seulement à la récitation de ces vers, mais aussi à cette « éloquence du corps51 » qui vient, à des degrés divers selon que l’on 49 Du reste, il ne s’agit que de cela dans le dialogue « Troia, Salomon, Samson », qui ne présente aucune action. 50 Il n’est pas exclu que cette fragmentation puisse être signifiante : ce « staccato style », pour reprendre le terme utilisé par J.-C. Aubailly à propos du théâtre vernaculaire (Le monologue, le dialogue et la sottie. Essais sur quelques genres dramatiques de la fin du Moyen Âge et du début du XVI e siècle, Paris, 1976), dit aussi le désarroi de ces trois victimes devant la figure protéiforme et menaçante de la Femme. 51 Cf. Cicéron, De oratore, III, 222 et Orator, 55 ; cité par Quintilien, Institution oratoire, XI, 3, 1.

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dit un poème monologique ou que l’on joue une action dramatique, appuyer le langage verbal. On a de cela un témoignage tout à fait clair. Dans l’une des éditions de son Specimen epithetorum, à l’article Apollon, le maître cite un distique composé par l’un de ses élèves, Auberianus, dont il loue d’abord, avec insistance, les qualités en matière d’inventio et d’elocutio poétiques ; il remarque de fait, non sans admiration, que celui-ci : dialogos enim scripsit non paucos, maturiores quam qui ab (...) puerulis manare soleant (…)52

Après nous avoir donné cette nouvelle preuve de ce que les élèves prenaient une part active à la composition des pièces latines (et donc, vraisemblablement, du recueil des Dialogi), Textor en vient à évoquer les qualités de son élève lorsqu’il déclame des vers : In agendis omne genus fabulis tanta, tamque felici pollet dexteritate, docteque adeo ad quosque gestus vultum transformat, ut si lugubrem recitet threnodiam, ferreus sit, cuius oculis lacrimas non exculpat. Si carmen bellicum, Thersite et Rheginis timidior, cui vires et animum non evibret. Si ludicrum aliquid Agelasto Crasso et utroque Catone severior, cui risum non moveat. Celebrabatur aliquando (ut fit quotannis) in populoso Navarrae gymnasio convivium delicatis esculentis luxurians, idque octavo calendas septembris, eo videlicet die, quo in divi Ludovici Francorum regis honorem sollemne inibi fit sacrificium. Ubi quum audiente numerosa tum purpuratorum, tum aliorum peregrinae conditionis hominum caterva personatus, infernis damnatum suppliciis ageret, unicuique lacrimarum rivos excusserit Ephoebus ille Protheo ad unam quamque personam mutabilior, seque versipellem faciens, ut lubet. Macte puer virtute nova, sic itur ad astra53. 52 « A écrit de nombreux dialogues, plus aboutis que ceux qu’en général produisent les jeunes enfants ». 53 Specimen epithetorum, Paris, H. Estienne, 2 sept. 1518, f. 7v°-8r°. – « Quel que soit le genre de pièce qu’il interprète, il fait preuve d’une si grande et si heureuse habileté, il transforme, en fonction de chacun de ses gestes, son visage avec une telle maîtrise que s’il déclamait un sinistre chant funèbre, celui dont les yeux ne se verraient pas arracher des larmes serait un homme de fer. S’il déclamait un chant belliqueux, celui dont il n’exciterait pas les forces et le courage serait plus craintif que Thersite et que les habitants de Regium. S’il déclamait quelque badinage, celui dont il ne provoquerait pas le rire serait plus sévère que Crassus Qui-ne-rit-point et que les deux Catons. On donnait récemment, comme chaque année, dans le populeux collège de Navarre, un banquet qui abondait en mets délicieux, c’était le 24 août, jour où l’on célèbre en ce collège de façon solennelle la fête de saint Louis, roi de France. Or, ce jour-là, tandis qu’en présence d’une foule nombreuse d’hommes ici vêtus de pourpre, là d’origine étrangère, il jouait, sous son costume, un malheureux condamné aux supplices des Enfers, il aurait pu arracher des torrents de larmes à chacun d’entre eux, ce merveilleux jeune homme, plus mobile que Protée pour

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Ce témoignage est exceptionnel : nous ne connaissons pas de textes plus explicites sur la réalité des exercices dramatiques et poétiques dans les collèges, au début du XVI e siècle. Seul Jean Calmus, dans le prologue d’une comédie latine jouée beaucoup plus tard, en 1544, au collège du Plessis, évoque de façon plus précise les enjeux de cette pédagogie de l’actio, en affirmant, dans son prologue, que la comédie « forme la voix, exerce la mémoire et enseigne la maîtrise du geste »54. De fait, chez Quintilien par exemple, que Textor lui-même a en tête lorsqu’il écrit ces lignes, il y a un va-et-vient constant entre l’orateur et l’acteur, celuici étant tantôt un modèle, tantôt un repoussoir pour celui-là. Nous avons parlé de la diction du vers latin, indissociable d’un travail sur la voix ; on voit ici que Textor s’intéresse aussi aux gestes ainsi qu’aux jeux de physionomie, puisqu’aussi bien, selon Quintilien, « c’est [au visage] qu’est suspendu l’auditoire, sur lui que se fixe l’attention, lui qu’on regarde, même avant que nous parlions […], lui qui vaut souvent toutes les paroles55 ». Il faut donc entendre le mot « pronuntiatio » en un sens élargi, proprement rhétorique, qui se distingue alors de ce que notre mot français « prononciation » désigne. Le professeur insiste sur la composition (dexteritate, et plus encore, docte), le travail de transformation et d’adaptation que suppose la performance de son élève. De fait, le visage accompagne les gestes qui doivent être conformes à l’ethos de l’orateur, au contenu du propos et aux sentiments du public (pathos) que l’on tente ici d’émouvoir. Il s’agit en effet d’apitoyer le spectateur de l’élégie ou de la moralité, d’insuffler au spectateur du poème épique une exaltation belliqueuse56 ou de provoquer le rire du spectateur de la pièce comique. Cette insistance sur l’efficace du jeu qui vient donner un relief particulier aux mots et complète donc utilement la formation poétique et rhétorique est tout à fait remarquable. Textor nous offre ainsi un des premiers témoignages sur l’attention nouvelle que les professeurs humanistes, au seuil du XVI e siècle, portent à la souplesse et à la maîtrise du corps que la incarner chaque personnage, changeant de peau à volonté. Bravo, mon enfant, c’est ainsi que l’on rejoint les étoiles ! » – Je remercie Nathaël Istasse de m’avoir signalé l’existence de ce texte. Il en présente une version complète dans sa biographie de Ravisius Textor, à paraître chez Droz. 54 Cf. M. Ferrand, « Le théâtre des collèges, la formation des étudiants et la transmission des savoirs aux XV e et XVI e siècles », Camenulae, 3 (2009) (en ligne). 55 Institution oratoire, XI, 3, 72 (traduction de J. Cousin, Institution oratoire, t. VI, Paris, 1979, p. 242). 56 Les épigrammes de Textor comptent notamment un exercice rhétorique en vers intitulé « Caroli Francorum regis huiusce nominis octavi oratio in bello foroliviensi ad milites habita. »

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déclamation, le jeu, la mise en scène permettaient d’exercer de façon ludique. Les exercices de composition et de déclamation poétiques dans les collèges proposaient donc une formation complète en matière de poétique et d’éloquence, depuis l’inventio jusqu’à l’actio, et, au sein de l’actio, depuis la déclamation rythmée jusqu’à la maîtrise des signes non verbaux (voix, gestes, expressions du visage). Conclusion Il ne s’agit pas de dire que tous les textes réunis dans le recueil des dialogues et épigrammes de Textor sont des exercices d’élèves, qui ont été interprétés devant un public, dans la salle de classe ou lors de grandes occasions. De fait, la cohérence stylistique et thématique du recueil signale aussi, me semble-t-il, la présence d’un auteur, Ravisius Textor, tandis que certains poèmes ne se prêtent guère à la déclamation publique57. Cependant, la lecture de ces textes exige de considérer l’acte de création dans sa complexité : le poème, par exemple, peut être une œuvre de commande reprise et corrigée par le maître. L’œuvre n’est pas toujours destinée à la seule composition, mais se réalise souvent dans la performance, dont on apprécie les vertus pédagogiques et publicitaires, au-delà des distinctions formelles entre texte de théâtre et texte poétique. Évidemment, il y a là un enjeu proprement esthétique : un texte écrit pour être dit cherche des qualités particulières, de rythme, de musicalité. Certains choix d’écriture, notamment les jeux de répétitions et les parallélismes de constructions, s’expliquent par cette dimension. Mais il y a là aussi le moyen d’une formation ludique à l’actio, ou pronuntiatio, qui prépare l’élève à paraître sur le grand théâtre du monde58. Je voudrais ajouter, pour finir, que ce type d’analyse pourrait être étendu à l’œuvre d’autres poètes néolatins des collèges. Perrine Galand a étudié l’œuvre de Joannes Vaccaeus59. Je pense aussi à Nicolas Barthélemy de Loches, professeur aux collèges de Marmoutier et peut-être de Lisieux60. Comme Textor, il a composé, dans les années 1510 et 57 Je serais tenté de mettre parmi ceux-là les nombreux poèmes adressés à l’ami, qui chantent en vers cette amitié que célèbrent, en prose, les epistolae. 58 On se souvient ici des mots de Montaigne qui dit avoir acquis « une asseurance de visage, et soupplesse de voix et de geste » en jouant les tragédies de ses maîtres, au collège de Guyenne (Essais, I, 26). 59 Un professeur-poète humaniste : Johannes Vaccaeus, La Sylve Parisienne, Genève, 2002. 60 Cf. C. Balavoine, « Les débuts de la poésie néo-latine en France : Nicolas Barthélémy (1478 ?-1540 ?) », dans Loches au XVI e siècle. Aspects de la vie intellectuelle, artistique et sociale, Marseille, 1979, p. 115-130 ; E. Gauthier, « Nicolas Barthélemy de Loches, professeur, poète et auteur dramatique », dans Nouveaux regards sur les « Apollons de col-

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1520, aussi bien des épigrammes que des pièces de théâtre ; comme lui, il n’en est que plus sensible à la théâtralité de la parole poétique, que celle-ci, d’ailleurs, ait été réalisée ou non sur la scène. Le recueil de ces épigrammes mériterait ainsi d’être lu comme je propose de lire les épigrammes de Textor, à la lumière de la performance et des enjeux poétiques et pédagogiques qu’elle suppose. Une telle approche nous conduirait à plus de méfiance à l’égard des classifications génériques anachroniques en restituant cette dimension essentielle : le mode singulier de production et de réception de ces vers, dans leur contexte réel de création et de diffusion. BIBLIOGRAPHIE B LUM , C., G ODIN , A., M ARGOLIN , J.-C. & M ÉNAGER , D. (éd.), Érasme, Paris, 1992. C HOMARAT , J., Grammaire et rhétorique chez Érasme, Paris, 1981, 2 vol. F ERRAND , M., Le théâtre des collèges parisiens au début du XVI e siècle, thèse dactylographiée, EPHE (Paris), 2013. —, « Le théâtre des collèges, la formation des étudiants et la transmission des savoirs aux XV e et XVI e siècles », Camenulae, 3 (2009) (en ligne). G ALAND -H ALLYN , P., Un professeur-poète humaniste : Joannes Vaccaeus, La Sylve Parisienne, Genève, 2002. I STASSE , N., « Joannes Ravisius Textor : mise au point biographique », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 69/3 (2007), p. 691-703. —, « L’humaniste Joannes Ravisius Textor : entre pédagogie et poétique », dans Nouveaux regards sur les « Apollons de collège ». Figures du professeur humaniste en France dans la première moitié du XVI e siècle, éd. M. Ferrand et N. Istasse, Genève, 2013, p. 35-62. L ECOINTE , J., La Poetica de Dubois (1520), Paris, 2000 (Dossier d’H.D.R., Université de Paris IV-Sorbonne). L UKÀCS , L. (éd.), Monumenta paedagogica Societatis Iesu, t. I, Rome, 1965. M ATTHIEU -C ASTELLANI , G., « ’De bien prononcer les vers’ : la poétique de la Renaissance et l’héritage antique », dans À haute voix. Diction et prononciation aux XVI e et XVII e siècles, éd. O. Rosenthal, Paris, 1998, p. 19-34. P ENDERGRASS , J., « Lettres, poèmes et débat scolaire de Germain Maciot, étudiant parisien du XV e siècle : Ms. Latin 8659 de la Bibliothèque lège ». Figures du professeur humaniste en France dans la première moitié du M. Ferrand et N. Istasse, Genève, 2013, p. 183-206.

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L AT I N I TAT E S

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L’ARS PRONUNTIANDI DANS LES COLLÈGES JÉSUITES AU XVIIe SIÈCLE* L’enseignement dispensé par les jésuites comprenait trois cycles d’études : le cycle grammatico-littéraire, qui formait les études inférieures, et les cycles philosophique et théologique, qui composaient les facultés supérieures1. Dans les collèges jésuites du XVII e siècle, les études inférieures portaient le nom d’études d’humanités (humaniores litterae ou studia humanitatis2) et comprenaient trois années consacrées à la grammaire (figura, grammatica, syntaxis3), une à la poésie (classis

* Je remercie le professeur Lambert Isebaert pour sa relecture attentive et minutieuse. Je suis aussi reconnaissant à Goran Proot pour avoir révisé l’ensemble de l’article et en particulier la partie consacrée au théâtre ainsi que pour ses nombreux conseils sur le sujet. Toute ma gratitude va enfin à Aline Smeesters pour l’organisation du colloque où ce texte a été présenté. 1 Signalons quelques-uns des principaux travaux consacrés à l’enseignement et à la pédagogie des jésuites : F. Charmot, La pédagogie des Jésuites. Ses principes, son actualité, Paris, 1951 ; G. Codina Mir, Aux sources de la pédagogie des Jésuites. Le « modus Parisiensis », Rome, 1968 ; F. de Dainville, La naissance de l’humanisme moderne, Paris, 1940 ; F. de Dainville, L’éducation des jésuites (XVI e- XVIII e siècles). Textes réunis et présentés par M.-M. Compère, Paris, 1978 (surtout le second chapitre, intitulé « humanités classiques », p. 165-307) ; J.-B. Herman, La pédagogie des Jésuites au XVI e siècle. Ses sources. Ses caractéristiques, Louvain, 1914 ; A. Poncelet, Histoire de la Compagnie de Jésus dans les Anciens Pays-Bas. Établissement de la Compagnie de Jésus en Belgique et ses développements jusqu’à la fin du règne d’ Albert et Isabelle, t. II, Bruxelles, 1927. Pour la Ratio studiorum, nous utilisons l’édition bilingue parue en 1997 : Ratio studiorum. Plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de Jésus. Édition bilingue latin-français, présentée par A. Demoustier et D. Julia, traduite par L. Albrieux et D. Pralon-Julia, annotée et commentée par M.-M. Compère, Paris, 1997. 2 Nous reprenons les dénominations latines employées dans la Ratio studiorum de 1599. 3 Les trois classes de grammaire portaient encore d’autres noms (voir A. Poncelet, Histoire de la Compagnie de Jésus, t. II, 1927, p. 38-39 ; G. Proot, Het schooltoneel van de Jezuïeten in de Provincia Flandro-Belgica tijdens het ancien régime (1575-1773), Thèse. Université d’Anvers, 2008, p. 24).

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humanitatis, parfois dénommée la poesis) et enfin la dernière à la rhétorique (rhetorica)4. Au cours de ce cursus quinquennal, deux langues étaient étudiées : le grec ancien et le latin. Ce dernier toutefois occupait une place prépondérante puisqu’il était la langue de la conversation scolaire, en classe comme en récréation5. L’objectif était sans aucun doute de permettre aux élèves d’acquérir une plus grande familiarité avec cet idiome. Parallèlement, la langue maternelle ne donnait pas lieu à un enseignement en classe6 : elle était même prohibée dans l’enceinte du collège et l’élève qui était surpris en flagrant délit de parler une langue vernaculaire recevait une punition7. L’enseignement au collège visait deux objectifs principaux : d’un côté cultiver la morale et la piété8, et de l’autre former à la rhétorique et, plus précisément, à l’éloquence parfaite (ad perfectam eloquentiam9) par l’étude de la littérature et de la culture gréco-latines. Et, de fait, chaque année était pensée dans cette perspective puisque les cinq parties de la rhétorique – que la Renaissance et les jésuites avaient reprises de Cicéron10 –, à savoir l’inventio, la dispositio, l’elocutio, la memoria et la pronuntiatio, étaient distribuées tout au long du parcours des élèves : les trois premières années exerçaient la mémoire (memoria) en posant les bases grammaticales assurant la bonne maîtrise de la langue (ars recte dicendi) ; les classes d’humanité et de rhétorique permettaient aux élèves de travailler l’invention (inventio), la disposition (dispositio) et l’élocution (elocutio) par le biais de l’étude des poètes, des historiens et

4 Ignace de Loyola, Constitutions de la Compagnie de Jésus. Traduction du texte officiel, notes et index par François Courel, Paris, 1967 (Collection Christus, 23), IV, c. 13, B, (= § 457) ; Ratio studiorum, 1599, Regulae praepositi provincialis, 21, § 1-2 (= Ratio studiorum, 1997, § 39-40) ; Regulae praefecti studiorum inferiorum, 8, § 1 (= Ratio studiorum, 1997, § 249). 5 Ratio studiorum, 1599, Regulae communes professoribus classium inferiorum, 18 (= Ratio studiorum, 1997, § 342). Voir à ce propos A. Poncelet, Histoire de la Compagnie de Jésus, t. II, 1927, p. 47-50. 6 A. Poncelet, Histoire de la Compagnie de Jésus, t. II, 1927, p. 47-48 et 54-55. 7 Ratio studiorum, 1599, Regulae communes professoribus classium inferiorum, 18 (= Ratio studiorum, 1997, § 342). Consulter à ce sujet A. Poncelet, Histoire de la Compagnie de Jésus, t. II, 1927, p. 48 et 54 ; Ch. Van de Vorst, « Instructions pédagogiques de 1625 et 1647 pour les collèges de la Province Flandro-Belge », Archivum historicum Societatis Iesu, 19 (1950), p. 223, n° 1. 8 Ratio studiorum, 1599, Regulae communes professoribus classium inferiorum, 1 (= Ratio studiorum, 1997, § 325). 9 Ratio studiorum, 1599, Regulae professoris rhetoricae, 1 (= Ratio studiorum, 1997, § 375). 10 Cicéron, De inuentione, VII, 9.

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des orateurs afin de les aider à exprimer leur pensée de manière soignée et avec style (ars bene dicendi)11. Mais qu’en était-il de la cinquième partie de l’ars dicendi, appelée tantôt pronuntiatio tantôt actio, et quelle place lui était réservée dans l’enseignement jésuite ? C’est ce que nous souhaiterions examiner dans cet article en accordant une attention particulière à la prononciation de la poésie à haute voix. Pour ce faire, nous nous proposons dans un premier temps d’étudier le De arte rhetorica de Cyprien Soarez, qui était le manuel de rhétorique employé dans les collèges de la Compagnie de Jésus. Dans un second temps, nous présenterons brièvement les autres documents qui nous renseignent plus spécifiquement sur la pratique pédagogique et grâce auxquels nous pourrons, dans un troisième temps, relever les divers exercices ainsi que les différentes occasions au cours desquels les élèves étaient amenés à prendre la parole. 1. LES MANUELS DE RHÉTORIQUE ET LES TRAITÉS JÉSUITES Aux alentours de 1560, le jésuite portugais Cyprien Soarez (ou Soarès ; 1524-1593)12 fit paraître à Coïmbre un manuel qui compile, en trois livres, les principaux préceptes rhétoriques d’Aristote, de Cicéron et de Quintilien13 dans l’optique de faciliter la lecture par la jeunesse de ces trois théoriciens de la rhétorique antique14. Pour qui s’intéresse à l’ars rhetorica dans les collèges jésuites, ce manuel est essentiel puisqu’il est la seule rhétorique à être explicitement

11 J.-B. Herman, La pédagogie des Jésuites, 1914, p. 227 ; A. Poncelet, Histoire de la Compagnie de Jésus, t. II, 1927, p. 44-45 ; J.-M. Valentin, Le théâtre des Jésuites dans les pays de langue allemande (1554-1680). Salut des âmes et ordre des cités, Bern, 1978, t. I, p. 228. 12 A. De Backer et C. Sommervogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, Bruxelles – Paris, 1890-1932 [repr. Heverlee – Leuven, 1960] (= BCJ), t. VII, col. 1331, s.v. « Soarez, Cyprien ». 13 D. Cypriani Soarez Societatis Iesu De arte rhetorica libri tres ex Aristotele, Cicerone et Quintiliano praecipue deprompti, nunc ab eodem autore recogniti et multis in locis locupletati, Conimbricae : apud Ioannem Barrerium, 1575 (= Soarez, De arte rhetorica, 1575). 14 Soarez, De arte rhetorica, 1575, dédicace (D. Cyprianus Soares Christiano Lectori S.), n.p. (= p. 3-4) : […] his tribus libris dice(n)di praecepta, quantum exiguae ingenii mei uires efficere et consequi potuerunt, complexus sum, ut iuuarem adolesce(n)tes ad legendos Aristotelis, Ciceronis et Quintiliani doctissimos libros, quibus eloque(n)tiae fontes co(n)tinentur. Dans l’introduction de son édition des Linguae uitia et remedia d’Antoine de Bourgogne, Toon van Houdt présente succinctement l’œuvre de Soarez (A. a Burgundia, Linguae uitia et remedia, with an introduction by T. van Houdt, Turnhout, 1999, p. 14) et propose un exposé intéressant sur la perception de la langue et du langage aux XVI e et XVII e siècles.

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mentionnée dans la Ratio studiorum de 159915. Il connut d’ailleurs un succès notable eu égard au nombre de ses éditions et il fut longtemps tenu en haute estime par les professeurs de rhétorique16. Au début de son manuel, lorsqu’il en vient à détailler les cinq parties qui composent l’art rhétorique17, Soarez aborde pour la première fois la question de l’actio pour laquelle il reprend la définition donnée par Cicéron dans son De inventione : « L’action oratoire consiste à discipliner la voix et les gestes du corps en fonction de la valeur des idées et des mots »18. Il consacre encore les trois derniers chapitres de son œuvre à la prononciation et à son utilité (lib. III, cap. 56 : de pronuntiatione et eius utilitate), ainsi qu’à ses deux composantes : la voix (cap. 57 : de voce) et le geste (cap. 58 : de gestu). Dans son chapitre sur la pronuntiatio, Soarez explique que la prononciation est encore appelée action, la différence étant que le premier vocable fait plutôt référence à la voix alors que le second est davantage lié au geste. Il fait ensuite l’éloge de la prononciation, sans laquelle le meilleur orateur n’est rien, tandis qu’avec elle l’orateur médiocre peut l’emporter sur le premier. C’est que la voix et le geste permettent d’émouvoir les oreilles et les yeux, l’ouïe et la vue, deux sens grâce auxquels les sentiments pénètrent dans les esprits19. Dans le chapitre sur la voix (cap. 57 : de voce), Soarez insiste d’emblée sur la grande variété des inflexions de la voix. L’orateur parfait est celui 15 Ratio studiorum, 1599, Regulae praefecti studiorum inferiorum, 13 (= Ratio studiorum, 1997, § 263) ; Regulae communes professoribus classium inferiorum, § 29 (= Ratio studiorum, 1997, § 353) ; Regulae professoris humanitatis, 1 et 8 (= Ratio studiorum, 1997, § 395 et 402). 16 BCJ, t. VII, col. 1331-1338, s.v. « Soarez, Cyprien ». 17 Soarez, lib. I, cap. 7 : de partibus rhetoricae (= Soarez, De arte rhetorica, 1575, p. 8-10). 18 Pronunciatio est ex rerum et uerborum dignitate corporis et uocis moderatio (Cic., De inuentione, VII, 9 ; Soarez, De arte rhetorica, 1575, p. 9). Traduction G. Achard, Paris, 1994 (CUF). 19 Soarez, lib. III, cap. 56 : de pronuntiatione et eius utilitate : (manchette : De orat. 3 Lib. ; ad Her. Lib. 3 ; Quint. Li. 11 cap. 3) Pronuntiatio a plerisque actio dicitur, sed prius nomen a uoce, sequens a gestu uidetur accepisse. (Manchette : Pronuntiationis laus) Haec autem pars est, quae in dicendo una dominatur. Sine hac summus orator esse in numero nullo potest, mediocris hac instructus summos saepe superare. Nam et infantes actionis dignitate eloquentiae saepe fructum tulerunt et diserti deformitate agendi multi infantes putati sunt. Vt iam non sine causa huic primas dedisse Demosthenes dicatur, cum rogaretur quid in dicendo esset primum : huic secundas, huic tertias. (Manchette : actio est quasi corporis quaedam eloquentia) Est enim actio quasi corporis quaedam eloquentia. (Manchette : pronuntiationis duae sunt partes) Cum sit autem in duas diuisa partes uocem gestumque, quorum alter oculos, altera aures mouet, per quos duos sensus omnis ad animum penetrat affectus, prius de uoce, deinde de gestu, qui uoci etiam accomodatur, dicendum est (Soarez, De arte rhetorica, 1575, p. 232-233).

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qui est capable de faire prendre à sa voix le ton adapté au sentiment qu’il cherche à susciter auprès de son auditoire. Le jésuite ajoute qu’il convient encore de faire preuve de variété, car celle-ci est à la source de la grâce qui peut charmer les oreilles20. Enfin, le chapitre de gestu est consacré à la gestique. Soarez y expose les règles qui président au maintien de l’orateur et aux différentes attitudes qu’il lui est permis d’adopter ou, au contraire, qui lui sont interdites21. Dans le cadre de cet article, l’actio rhétorique nous intéresse moins que la pronuntiatio et il nous apparaît dès lors préférable de ne pas nous y attarder davantage. Ces trois chapitres forment une excellente synthèse des principales notions qui étaient enseignées sur la pronuntiatio dans les collèges jésuites. Nous pouvons regretter toutefois qu’ils ne nous donnent aucune précision quant à la diction poétique – c’est-à-dire la prononciation des vers –, qui ne s’y trouve pas même mentionnée. Cela ne doit cependant 20

Soarez, lib. III, cap. 57 : de voce : (manchette : De Orat. 3 Li. ; ad Her. Lib. 3 ; Quint. Li. 11 cap. 3 – animus maxime uoce mouetur) Vocis mutationes totidem sunt, quot animorum, qui maxime uoce mouentur. Itaque perfectus orator ut cumque se affectum uideri et animum audientis moueri uolet, ita certum uocis admouebit sonum. (Manchette : quod genus uocis postulent iracundia, miseratio, metus, uis et uoluptas) Aliud enim uocis genus iracundia postulat acutum, incitatum crebro incidens. Aliud miseratio ac moeror flexibile, plenum, interruptum, flebili uoce. Aliud metus demissum et haesitans et abiectum. Aliud uis contentum, uehemens, imminens, quadam incitatione grauitatis. Aliud uoluptas effusum lene, tenerum, hilaratum ac remissum. Aliud molestia sine commiseratione, graue quiddam et uno pressu ac sono obductum. Ac uocis quidem bonitas optanta est (non est enim in nobis) sed tractatio in nobis. (Manchette : Bonus orator omnes, sonorum tum intendens tum remittens uariat sonos [erreur : sonos = gradus]) Ergo bonus orator uariabit et mutabit, omnes sonorum tum intendens, tum remittens persequetur gradus. Nec modo in diuersis rebus sed etiam in iisdem partibus iisdemque affectibus, quasdam non ita magnas uocis mutationes adhibebit. Nam uarietas cum gratiam praebet ac renouat aures, tum dicentem ipsa laboris mutatione reficit (Soarez, De arte rhetorica, 1575, p. 233-234). 21 Soarez, lib. III, cap. 58 : de gestu : (manchette : nihil in gestu debet superesse) Vocem subsequi debet gestus et animo simul cum ea parere. (Manchette : quae sint utenda in gestu) Gestu sic utendum est, ut nihil in eo supersit. Status erit erectus et celsus, rarus incessus, nec ita longus, excursio moderata eaque rara, nulla mollicia ceruicum, nullae argutiae digitorum : non ad numerum articulus cadens : trunco magis toto se orator moderabitur et uirili laterum flexione : brachii proiectione in contentionibus, contractione in remissis, pedis supplosione in contentionibus, aut incipiendis, aut finiendis. Sed in ore sunt omnia. (Manchette : in ore et praecipue in oculis est maxima uis) In eo autem ipso dominatus est oculorum. Animi enim est omnis actio et imago animi uultus est, indices oculi. Haec est una pars corporis, quae quot animi motus sunt, tot significationes et commutationes possit efficere. (Manchette : oris ne nimium mutetur species) Nam oris non est nimium mutanda species, ne aut ad ineptias, aut ad prauitatem aliquam deferamur. Oculorum igitur tum intentione, tum remissione, tum coniectu, tum hilaritate motus animorum significabimus apte cum genere ipso orationis. (Manchette : actio est quasi corporis sermo) Est enim actio quasi sermo corporis, quo magis menti congruens esse debet (Soarez, De arte rhetorica, 1575, p. 234-235).

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pas nous surprendre car cette question – au demeurant assez pointue – n’est que très rarement évoquée dans les traités de rhétorique jésuites. Les manuels de poétique n’offrent pas davantage de précision. C’est que l’actio et la pronuntiatio font partie de la rhétorique, tandis que les Poétiques abordent les questions relatives à la composition plutôt qu’à la diction. C’est donc au découpage traditionnel des matières qu’il faut imputer la rareté des informations sur la prononciation poétique. En marge des traités de rhétorique générale, il existe d’autres documents qui nous plongent plus directement dans l’enseignement des collèges jésuites ou qui nous transmettent les conseils concrets qui étaient prodigués aux jeunes écoliers au sujet de la prononciation des vers latins. C’est sur ces textes que nous avons choisi de nous concentrer. 2. AUX SOURCES DE LA PRATIQUE PÉDAGOGIQUE Deux catégories de documents nous renseignent à propos des collèges. Il y a d’une part les textes normatifs qui fixent les règles à respecter et d’autre part les témoignages qui attestent de la pratique effective dans les collèges et où il est possible de glaner des informations parfois précieuses. Avant d’exposer dans le détail les exercices qui mettaient en jeu l’ars pronuntiandi des élèves, nous nous proposons de présenter succinctement ces divers documents. Parmi les textes normatifs, il faut citer en premier lieu la Ratio studiorum qui connut trois états. Lorsqu’ils conçurent les deux premières versions de 1586 et 1591, les pères étaient conscients de travailler sur un texte provisoire qui serait envoyé dans les diverses provinces pour y être discuté et amendé22. Ces deux éditions détaillent davantage les motivations des principes qui seront implicites dans la version définitive et plus concise de 159923. L’élaboration de la Ratio studiorum résulte de la volonté des jésuites de rédiger « un seul règlement et ordre des études, destiné à établir l’uniformité, la solidité et l’utilité de la doctrine dans les questions spéculatives, et à prescrire, dans l’ordre des pratiques, le mode de traiter les sciences et les matières avec tout le fruit et le profit que notre Institut

22 D. Julia, « L’élaboration de la Ratio studiorum 1548-1599 », Ratio studiorum, 1997, p. 38. Pour de plus amples informations sur l’élaboration de la Ratio studiorum, lire l’ensemble du chapitre de Dominique Julia aux pages 29 à 69. 23 J.-B. Herman, La pédagogie des Jésuites, 1914, p. 22-25 ; F. de Dainville, La naissance de l’humanisme moderne, 1940, p. 79 (avec la note 3) ; Ch. Van de Vorst, « Instructions pédagogiques de 1625 et 1647 », 1950, p. 182-185.

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se propose »24. De fait, véritable « charte organisatrice »25 de l’enseignement jésuite, la Ratio studiorum de 1599 fixe le règlement à suivre dans les collèges de l’ensemble des provinces de la Compagnie, en précisant pour chaque individu (provincial, recteur, préfets des études et les divers professeurs) les règles qu’il lui faut appliquer. La Ratio studiorum de 1599 resta en vigueur jusqu’à la dissolution de l’Ordre en 1773. Toutefois, ce « plan des études » n’a jamais été envisagé comme un document inflexible. Au contraire, il y est prescrit aux jésuites d’ajuster leur action aux circonstances de lieux, de temps et de personnes, et de s’accomoder aux traditions et aux usages de l’endroit26. C’est ainsi que s’explique l’existence des instructions qui adaptaient les règles générales de la Ratio studiorum à chaque province. Ces documents ont l’avantage d’être plus précis mais nous empêchent de brosser une image générale des pratiques en vigueur dans l’ensemble de la Compagnie. Outre les textes normatifs, nous emploierons encore d’autres documents qui offrent des témoignages originaux – et bien souvent très fascinants – de la marche des études. C’est le cas des trois volumes des Progymnasmata Latinitatis (1re éd. : Ingolstadt, vol. I, 1588 – vol. II, 1589 – vol. III, 1594) composés à la fin du XVI e siècle par le père Jacobus Pontanus (1542-1626)27. Le premier volume est dédié à la 24 Il s’agit d’un extrait d’une lettre envoyée par le général aux préposés des provinces lors de l’élaboration de la première édition de la Ratio studiorum (1583-1586) ; la traduction est celle de Dominique Julia, « L’élaboration de la Ratio studiorum 1548-1599 », Ratio studiorum, 1997, p. 37. – Le texte latin, fourni par l’édition moderne du texte original (Ratio atque institutio studiorum Societatis Iesu [1586, 1591, 1599], Ladislaus Lukács edidit, Rome, 1986 [Monumenta paedagogica Societatis Iesu 5 ; Monumenta historica Societatis Iesu 129], p. 13*), est le suivant : ut unam formulam studiorumque rationem conficerent, quae in rebus speculatiuis uniformitatem, soliditatem utilitatemque doctrinae stabiliret ; et in practicis modum praescriberet tractandi scientias et facultates omnes cum eo fructu et emolumento, quod Institutum nostrum sibi proponit (Ex epistola Patris Generalis [21 apr. 1586] ad praepositos provinciales, qua Ratio studiorum mittebatur). 25 A. Demoustier, « Les Jésuites et l’enseignement à la fin du XVI e siècle », Ratio studiorum, 1997, p. 12. 26 Lire notamment Ratio studiorum, 1599, Regulae praepositi provincialis, 39 (= Ratio studiorum, 1997, § 72). Sur ce principe d’adaptation et les règlements locaux, consulter D. Julia, « L’élaboration de la Ratio studiorum 1548-1599 », Ratio studiorum, 1997, p. 68-69 ; M. Hermans, « Genèse de la pédagogie jésuite : ses particularités dans la Province Gallo-belge », dans Birsens Josy (dir.), Du collège jésuite au collège municipal 16031815, vol. I, Luxembourg, 2003, p. 39-61 ; Ch. Van de Vorst, « Instructions pédagogiques de 1625 et 1647 », 1950, p. 184-185 et 191. 27 Notre édition de référence est la suivante : Iacobi Pontani, Progymnasmatum Latinitatis siue dialogorum uolumen primum cum annotationibus, de rebus literariis. Editio nouissima, denuo recognita et aucta. Voces plurimae ex uulgari Germanorum, in Gallicam linguam traductae, cum indice locupletissimo, Lugduni : apud Bartholomaeum Vincen-

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jeunesse des collèges, comme en atteste la préface (ad humaniorum artium studiosam iuuentutem), et il comprend cent dialogues qui mettent en scène des situations auxquelles les élèves étaient susceptibles d’être confrontés. L’objectif était d’accoutumer et de former les enfants à la vie scolaire, comme l’indique le nom de l’œuvre, le vocable progymnasmata désignant des « exercices préparatoires »28. D’après Fumaroli, ce manuel n’était pas destiné aux grands débutants mais à des élèves maîtrisant déjà la langue latine auxquels il fallait apprendre à faire aisément usage de cette langue à l’oral29. Fumaroli va encore plus loin dans sa lecture de l’œuvre de Pontanus puisqu’il suggère que les dialogues étaient destinés à être lus à voix haute : Tout nous laisse à penser que les dialogues du P. Pontanus étaient destinés non pas à la lecture silencieuse et solitaire, mais à la lecture dialoguée à voix haute, première esquisse de l’apprentissage dramatique. Destinés aux élèves des inferiores classes, de la sixième à la troisième, ils contiennent en effet plus d’un canevas en prose fort analogue aux dialogues versifiés, de caractère plaisant, qui accompagnaient le plus souvent les représentations tragiques […]30.

Cette thèse de Fumaroli est vérifiée par la consultation du catalogus perpetuus rédigé en 1622 dans la province rhénane à l’intention des collèges d’humanités. Ce texte engage les professeurs à faire usage des Progymnasmata de Pontanus non pas pour les exposer ex professo, mais pour en expliquer brièvement l’un ou l’autre, en les recommandant à la lecture. On y invite encore le maître à faire réciter quelques dialogues des Progymnasmata à ses élèves et à faire en sorte qu’ils leur deviennent

tium, M . DC . III . – Sur cette œuvre, voir tout spécialement l’étude de M. Fumaroli, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, 1990, p. 78-90 : « Une pédagogie de la parole : les Progymnasmata Latinitatis du P. Jacobus Pontanus », à laquelle nous empruntons plusieurs idées développées ci-dessous. 28 J. Lacotte, « La notion de ‘jeu’ dans la pédagogie des Jésuites au XVII e siècle », Revue des sciences humaines, 158/2 (1975), p. 260 et 262. 29 Voir M. Fumaroli, Héros et orateurs, 1990, p. 80 ; M. Fumaroli, « Les jésuites et la pédagogie de la parole », dans I Gesuiti e i Primordi del Teatro Barocco in Europa. Atti del XVIII Convegno Internazionale (Roma-Anagni, 26-30 ottobre 1994), M. Chiabò et F. Doglio (éd.), Rome, 1995, p. 53. 30 M. Fumaroli, Héros et orateurs, 1990, p. 82-83. Lire aussi M. Fumaroli, « Les jésuites et la pédagogie de la parole », 1995, p. 53-54 : « Ces ‘colloques’ entre jeunes latinistes imaginés par le P. Pontanus sont destinés à être lus à haute voix, interprétés, mémorisés. Ils accoutument les enfants à s’immerger dans un latin qu’ils animent de leur souffle, et qui doit devenir pour eux une seconde nature linguistique ».

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familiers, car, plus aisément que d’autres auteurs, Pontanus peut aider les enfants à apprendre le latin de la vie de tous les jours31. Plus d’un demi-siècle plus tard, en 1657, le père flamand Antoine van Torre (1615-1679) fit publier à Anvers une œuvre similaire : les Dialogi familiares litterarum tironibus in pietatis, scholae, ludorum exercitationibus utiles et necessarii (Anvers : J. Cnobbaert, 1657)32. Les quarante-cinq dialogues que compte l’œuvre se répartissent en trois livres : le premier concerne la piété et les mœurs ( pars prima, ad pietatem et mores spectans – 20 dialogues), le second la classe et les études ( pars secunda, ad scholam et litteras spectans – 16 dialogues) et le troisième les jeux ( pars tertia, ad lusus spectans – 9 dialogues)33. L’objectif de van Torre était de fournir aux latinistes néophytes qui entraient au collège un bagage suffisant pour se débrouiller lors de leurs conversations quotidiennes. L’ouvrage connut une grande postérité et, pendant les deux siècles qui suivirent sa première publication en 1657, il compta de nombreuses rééditions dont certaines sont accompagnées d’une (ou de plusieurs) traduction(s) en langue(s) vernaculaire(s)34. Nous recourrons encore à un autre texte qui n’est plus, comme ceux de Pontanus et de van Torre, destiné aux élèves mais est écrit pour les jeunes régents. Le jésuite Joseph de Jouvancy ( Josephus Juvencius, 31 Catalogus perpetuus (1622), IV : Inter autores duo recentiores positi sunt : Horatii Tursellini Chronicon et Pontani Progymnasmata. […] Pontani Progymnasmata non ideo proponuntur, ut ex professo explicentur, sed magister aliquando, arrepta occasione, aliqua ex illis breuiter explicet, ea commendet, crebro aliquos eius dialogos recitari iubeat et omnino id agat, ut sint pueris familiares. Ratio est eadem, quae alias prouincias ad hoc mouit : ut latine loqui discerent de rebus familiaribus, quod ex aliis autoribus aeque commode fieri non solet (G. M. Pachtler, Ratio Studiorum et Institutiones Scholasticae Societatis Iesu per Germaniam olim uigentes, t. IV, Berlin, 1894, p. 21). Plus loin, dans le même document, on lit : pro grammatica uisum est Progymnasmata Pontani utiliter adjungi posse (G. M. Pachtler, Ratio Studiorum et Institutiones Scholasticae, t. IV, 1894, p. 23). Dans les éditions de 1628 et celles de 1630-1634 du catalogus perpetuus, le second volume des Progymnasmata est conseillé en classe de grammaire supérieure (suprema grammatica) et le premier volume en classe de grammaire moyenne (media grammatica) (G. M. Pachtler, Ratio Studiorum et Institutiones Scholasticae, t. IV, 1894, p. 25-29). 32 L’édition dont nous reproduisons le texte date de 1763 (Antverpiae : apud Petrum Joannem Vander Plassche) et fournit, outre le texte latin, des traductions néerlandaise et française. Nous y puisons nos traductions. Sur les Dialogi, consulter F. Bierlaire, « Des Colloques d’Érasme aux Dialogues du Père Antoine van Torre », Les études classiques, 41 (1973), p. 50-61 et L. Trenard, « Un guide jésuite de savoir-vivre », Dix-huitième siècle, 8 (1976), p. 93-106. 33 Voir F. Bierlaire, « Des Colloques d’Érasme aux Dialogues du Père Antoine van Torre », Les études classiques, 41 (1973), p. 51-52. 34 F. Bierlaire, « Des Colloques d’Érasme aux Dialogues du Père Antoine van Torre », Les études classiques, 41 (1973), p. 51 ; T. van Houdt, « introduction », dans A. a Burgundia, Linguae uitia et remedia, 1999, p. 14.

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1643-1719) rédigea pour l’ensemble de la Compagnie de Jésus une Ratio discendi et docendi, qui parut pour la première fois sous le nom de l’auteur en 170335. Loin de faire double emploi avec la Ratio studiorum, la Ratio de Jouvancy est destinée, comme l’écrit l’auteur lui-même dans sa préface, à « développer avec plus de clarté et d’abondance les prescriptions des règles des maîtres, générales et particulières »36 qui sont dispensées dans la Ratio studiorum. Ce livre se révèle être pour nous d’une grande utilité car, outre qu’il explique aux pédagogues l’art de se former aux humanités (ars discendi) et l’art de les enseigner (ars docendi), il reprend aussi des conseils concrets rédigés par un professeur expérimenté. Ce texte ne vise donc pas à dresser des règles ou à énoncer des prescriptions, mais il s’adresse tout spécialement aux jeunes professeurs, en les prévenant des principales embûches qui jalonneront le parcours de leur enseignement et des différentes manières de les surmonter. Ce faisant, la Ratio de Jouvancy témoigne de la pratique effective dans les collèges et des difficultés éprouvées par les élèves. Ces quelques documents ne sont pas les seuls auxquels nous ferons appel pour venir nous éclairer sur la pratique de la diction poétique. Ils fourniront toutefois les principaux extraits et ce sont eux que nous ne cesserons de convoquer tout au long de notre exposé. Dans tous les cas, il ressort de la consultation de ces quelques textes que quatre exercices associaient étroitement la voix et le geste, donnant aux élèves l’occasion de « se produire » et de mettre en pratique leur connaissance de l’actio : la récitation, la répétition, la déclamation et le théâtre. À ces quatre exercices, il faut ajouter la prélection où l’élève était confronté pour la première fois à la lecture à voix haute.

35 Publié anonymement en 1692 sous le titre Christianis litterarum magistris de ratione discendi et docendi, le texte fut revu par Jouvancy suivant la recommandation de la XIV e Congrégation générale (1696) et une nouvelle édition vit le jour en 1703. Sur les deux versions de la Ratio discendi et docendi de Jouvancy, on pourra lire F. de Dainville, « Le ‘ratio discendi et docendi’ de Jouvancy », dans L’éducation des jésuites, 1978, p. 209-266. – Pour notre part, nous utilisons une réédition de la deuxième version du texte : Magistris scholarum inferiorum Societatis Jesu de ratione discendi et docendi ex decreto congregationis generalis XIV, auctore Josepho Juvencio Soc. Jesu, Parisiis : apud Viduam Simonis Benard et Claudium Jombert, M . DCC . XI . (= Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711). Enfin, précisons qu’il existe une traduction de l’œuvre de Jouvancy : Maniere d’apprendre et d’enseigner, ouvrage traduit du latin, du P. Joseph de Jouvancy, jésuite, par J. F. Lefortier, Paris : Le Normant, 1803 (= Maniere d’apprendre et d’enseigner, 1803). 36 Traduction reprise de F. de Dainville, L’éducation des jésuites, 1978, p. 242. Voir la préface du Magistris scholarum inferiorum, de ratione discendi et docendi de Jouvancy : […] quae praescripta sunt in regulis magistrorum tum communibus, tum priuatis, paulo uberius, et distinctius euoluuntur (= Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711, p. 3).

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3. LES EXERCICES À HAUTE VOIX AU COLLÈGE La recitatio Le matin, à leur arrivée au collège, les élèves récitaient leurs leçons aux décurions et quelques-uns (de préférence, les paresseux ou les retardataires) étaient choisis pour en faire de même devant le professeur37. Cet exercice s’appelait en latin la recitatio (récitation) et était destiné à vérifier que la matière avait été bien assimilée. Pontanus lui consacre son soixante-et-unième dialogue38. L’exercice se passe devant la classe. Le professeur invite d’ailleurs André, l’élève qu’il interroge, à parler plus fort pour que tous ses camarades l’entendent (M[agister]. Altiore voce, ut omnes exaudiant). Suite à la prestation d’André, le maître relève les fautes liées aussi bien à la mémoire qu’à la prononciation. Ainsi reproche-t-il à l’élève : Le maître. Combien de fois en outre n’as-tu pas permuté l’ordre des mots, énonçant les premiers à la fin et les derniers au début ? Parfois aussi tu as substitué tes mots à ceux de Cicéron, préférant des mots de cuir à des mots d’or. De plus, tu as fréquemment répété des paroles déjà prononcées et à nouveau tu les as pour ainsi dire avalées39.

Le professeur pose des jugements sur l’élocution de l’élève et tout particulièrement sur sa prononciation balbutiante et mâchée de certains mots. Les fautes relevées ici contreviennent à l’injonction que le professeur avait exprimée d’emblée à André, puisqu’il lui avait demandé de réciter distinctement et clairement (recita distincte et clara voce40). L’exercice de la recitatio ne se limitait donc pas à un simple exercice mnémotechnique mais requérait encore une diction adéquate41. 37 Ratio studiorum, 1599, Regulae communes professoribus classium inferiorum, 19 (= Ratio studiorum, 1997, § 343). Voir A. Demoustier, « Les Jésuites et l’enseignement à la fin du XVI e siècle », Ratio studiorum, 1997, p. 22. 38 Pontanus, Progymnasmata, 1603, t. I, p. 211-212 (Progymnasma sexagesimum primum. Recitatio. Magister, discipulus). 39 Pontanus, Progymnasmata, 1603, t. I, p. 211 : M(agister). Quam saepe insuper ordinem uerborum commutabas, priora posterius, posteriora prius pronuntiando ? Et aliquando tua pro Ciceronis, scortea pro aureis uidelicet substituebas. Frequenter praeterea uoces iam dictas repetebas et denuo quasi deglutiebas. 40 Pontanus, Progymnasmata, 1603, t. I, p. 211. 41 M. Fumaroli, Héros et orateurs, 1990, p. 88 : « L’exercice le plus banal, celui qui correspond à nos interrogations orales, et écrites, est la recitatio toujours orale, qui ne met pas seulement en jeu le récitant, mais toute la classe, appelée à prendre son relais lorsque celui-ci est en défaut, ou à le corriger lorsqu’il fait erreur. La recitatio n’est pas dans le collège du P. Pontanus un simple ‘déballage’ de connaissances : c’est une interprétation oratoire, au sens plein du terme, des notions apprises. C’est un vrai discours, et l’approba-

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La praelectio Après la recitatio venait la praelectio (prélection) qui consistait en l’explication magistrale d’un texte par le professeur42. Comme l’étymologie du mot l’indique, il s’agit d’un exercice préalable à la lecture (prae-lectio) visant à préparer celle-ci en fournissant à l’élève toutes les informations, aussi bien grammaticales que culturelles, nécessaires à sa bonne compréhension. La Ratio studiorum de 1599 insiste sur le fait que le texte à étudier lors de la prélection doit être avant tout prononcé en entièreté, sauf en classes de poésie et de rhétorique, si l’extrait est trop long43. On peut imaginer que l’une des raisons qui justifie cette prescription résulte de la volonté des pères de familiariser les oreilles des élèves avec les sonorités du latin et de « les accoutumer au rythme de la langue »44, mais aussi de leur inculquer à cette occasion la façon de prononcer avec clarté (pour communiquer le sens) et expressivité (pour rendre les émotions). Dans ses Progymnasmata Latinitatis, Pontanus atteste l’importance de la diction à voix haute de la leçon par le professeur. Dans son soixante-sixième dialogue, intitulé auditiones, un élève du nom d’Éleuthère reproche à deux de ses camarades de classe – Modeste et Damien – leur absence répétée aux cours45. En dépit des prétextes allégués par ceux-ci, Éleuthère leur adresse une admonestation, dont il n’est pas inopportun de reprendre les termes : tion ou les critiques des élèves auditeurs portent non seulement sur son exactitude, mais sur son esthétique : correction et élégance du style et de la dispositio, mais aussi correction et élégance de l’actio, maintien, geste, expression du visage, position et modulation de la voix ». Lire aussi É. Flamarion, Théâtre jésuite néo-latin et antiquité. Sur le Brutus de Charles Porée (1708), Rome, 2002, p. 181-182. 42 L. Claire, « La praelectio, une forme de transmission du savoir à la Renaissance : l’exemple de la leçon d’introduction aux Annales de Tacite de Marc-Antoine Muret (1580) », Camenulae, 3 (juin 2009), p. 1-2 (consulté en ligne le 23 février 2010 : http ://www.paris-sorbonne.fr/fr/IMG/pdf/Article_Lucie_Claire.pdf ). Sur la praelectio chez les jésuites, voir F. de Dainville, La naissance de l’humanisme moderne, 1940, p. 98116 ; J.-C. Chevalier, « La pédagogie des collèges jésuites », Littérature, 7 (octobre 1972), p. 120-128 ; M. Rossellini, « Les mots sans guère de choses : la praelectio », dans Langue française, 121 (1999), p. 28-35. 43 Ratio studiorum, 1599, Regulae communes professoribus classium inferiorum, 27 : Primum totam continenter pronunciet, nisi aliquando in rhetorica et humanitate longior esse debeat : « Premièrement, il lira le texte en entier, à moins que parfois, en rhétorique ou en humanités, celui-ci ne risque d’avoir une longueur excessive » (trad. d’après Ratio studiorum, 1997, § 351). 44 R. Schwickerath, Jesuit Education. Its History and Principles, viewed in the Light of Modern Educational Problems, 2nd ed., St. Louis (Mo.), 1904, p. 458-459. 45 Pontanus, Progymnasmata, 1603, t. I, p. 224-226. Sur ce dialogue, voir M. Fumaroli, Héros et orateurs, 1990, p. 85-86.

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Éleuthère. – Il est beaucoup plus important d’écouter que de lire, même si on lit avec grand soin. Damien. – Quoi ! Manquons-nous de livres bien faits, bien écrits, et savants, où nous instruire ? Ce que nous lisons, nous le comprenons ; nous ne sommes plus des enfants, pour qu’on nous tienne à crime impardonnable de n’avoir pas écouté pendant une si courte absence. Éleuthère. – On a toujours l’occasion de lire, mais non pas toujours d’écouter. Modeste. – Soit. Et alors ? Éleuthère. – La lecture solitaire est une sorte de sommeil, l’acte d’écouter est pareil à une veille. La voix vivante d’un maître nous affecte davantage, et pour ainsi dire, nous repaît et nourrit plus complètement : ce que la prononciation, le visage, l’attitude, le geste du maître ont fixé en nous, descend plus profondément dans l’âme, et s’y imprime plus durablement. Quels effets n’obtient pas la modulation savamment variée de la voix qui soutient un commentaire, quel éclat revêt ce qui est prononcé ! Combien sont plus substantielles les paroles du maître, que ce qu’en peuvent retenir les notes écrites, non seulement du fait de la difficulté à tout recueillir par écrit, mais du fait que le maître, pour concentrer l’attention46, interdit qu’on se serve d’une plume47.

Comme l’affirme M. Fumaroli, le dialogue de Pontanus est « une apologie de l’art oratoire » au détriment de « la lecture silencieuse et solitaire »48. De plus, dans son discours, le jeune Éleuthère signale que le maître refuse que les élèves prennent note de toutes ses paroles par écrit : l’écoute attentive de la viva vox n’est donc pas seulement opposée à la lecture silencieuse, mais aussi à l’écriture sous la dictée. Remarquons à cet égard – comme l’a fait Fumaroli – que les concepteurs de la Ratio studiorum avaient interdit la dictée : d’après la version de 1586, 46

« Pour concentrer l’attention » est une glose du traducteur. Traduction reprise à M. Fumaroli, Héros et orateurs, 1990, p. 85. Texte original : Eleutherius. Longe praestat audire quam legere, etiamsi multo diligentissime legas. Damianus. Quid ita uero ? Non egemus libris disertis, elegantibus, eruditis, unde hauriamus scientiam et quae legimus, intelligimus ; neque enim adhuc nucibus ludimus, ut proinde iactura audiendi, paucorum praesertim dierum, tam grauiter et inique ferenda non sit. E. Legendi semper est occasio, non est semper audiendi. Modestus. Non sit : quid tum ? E. Lectio solitaria est ueluti quidam somnus, auditio ueluti uigilia. Viua uox praeceptoris magis nos afficit, plenius quasi pascit et alit ; et altius descendunt in animum, in eoque tenacius inhaerent, quae pronunciatio, uultus, habitus, gestus docentis affixerit. Quid, quod illa moderatio et uariatio uocis cuiusdam commentarii efficacitatem obtinet et quaedam eorum quae dicuntur illustratio ? Quid, quod plura fere dicuntur de una eademque re in schola, quae non item scribuntur, quia neque possunt commode scribi, neque uult ea magister calamo excipi ? (Pontanus, Progymnasmata, 1603, t. I, p. 225) 48 C’est la thèse défendue par M. Fumaroli dans Héros et orateurs, 1990, p. 78-90. Nous y puisons nos citations respectivement aux p. 85 et 82. 47

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« il ne faut jamais dicter » (nusquam dictetur) et on veillera à ne pas introduire cette pratique où elle n’existe pas et à la supprimer là où on la trouve49. C’est que la viva vox affecte davantage, est plus expressive, excite et maintient l’attention, tandis que la dictée fait languir les élèves et les amène à être plus attentifs à ce qu’ils écrivent qu’à comprendre la matière qu’ils doivent s’approprier50. La répétition La prélection était à la base de toute une série d’activités connexes et avant tout de l’exercice de la répétition (repetitio) : faisant directement suite à la prélection, la répétition consistait pour un élève à en reprendre la matière, de sorte que le professeur puisse vérifier la qualité des notes des élèves ainsi que leur bonne compréhension du cours qu’il venait de dispenser51. Pour la repetitio, la première version de la Ratio studiorum (1586) nous livre un témoignage intéressant : La manière dont il faut établir les genres d’exercices grâce auxquels les lettres latines et grecques sont habituellement apprises. Chapitre 5. – 3. […] Dans ces répétitions, que le professeur veille non seulement à ce que les enfants rendent fidèlement ce qu’il leur a transmis, mais encore qu’ils prononcent d’une part avec une voix claire – c’est elle qui habituellement amène à la fois l’attention et le silence –, d’autre part de la 49

M. Fumaroli, Héros et orateurs, 1990, p. 86. Ratio studiorum, 1586, De ratione ac modo praelegendi : 4. Nusquam dictetur, nisi explicatione omnium fere, quae dictantur, uel praeposita, uel interposita, uel postposita ; nec introducatur mos dictandi ubi non est. Vbi uero est, conandum est, ut tollatur […] (G. M. Pachtler, Ratio Studiorum et Institutiones Scholasticae Societatis Iesu per Germaniam olim uigentes, t. II, Berlin, 1887, p. 82). Viua uox magis afficit, exprimit, imprimit, excitat, suspendit attentionem, explicat quae omnia languent in emortua dictatione ; neque faciunt satis qui postea addunt explicationem : nam utrunque tempus uidetur amissum. Dum enim dictatur, intenti sunt potius scribendo, quam intelligendo, cum praesertim, antequam sententia aliqua integretur, principii fere subeat obliuio, scribatur etiam sine respiratione ulla, quae legente et explicante praeceptore frequens esse potest. Dum uero postea fit explicatio, partim quia defessi sunt, partim quia putant se habere iam doctrinam in papyro, uel abeunt, uel oscitant, uel relegunt scripta ad uidendum, si quid desit (G. M. Pachtler, Ratio Studiorum et Institutiones Scholasticae, t. II, 1887, p. 83). Ces quelques lignes ont souvent été convoquées dans les études consacrées à la pédagogie des jésuites : voir en particulier F. de Dainville, La naissance de l’humanisme moderne, Paris, 1940, p. 110 (avec une traduction partielle) et F. Charmot, La pédagogie des Jésuites. Ses principes, son actualité, Paris, 1951, p. 193. 51 A. Demoustier, « Les Jésuites et l’enseignement à la fin du XVI e siècle », Ratio studiorum, 1997, p. 21. Sur le déroulement de la répétition, lire Ratio studiorum (1599), Regulae communes professoribus classium inferiorum, 25 (= Ratio studiorum, 1997, § 349) ; sur son utilité, lire Regulae praefecti studiorum inferiorum, 8, § 4 (= Ratio studiorum, 1997, § 252). 50

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façon la plus correcte possible, et [qu’il veille aussi] à ce qu’ils expriment suffisamment ces mots ou ces lettres que la langue des enfants a généralement du mal à prononcer52.

Cet extrait nous apprend que la répétition ne consiste pas seulement à rendre fidèlement la matière (reddere fideliter) mais qu’elle implique aussi une prononciation claire (clara voce) et correcte (emendate), qui assurera au répétiteur l’attention et le silence de son public. Par ailleurs, il faut aussi que les élèves s’exercent à prononcer avec netteté les mots et les sons sur lesquels leur langue fourche habituellement. Nous trouvons un autre témoignage sur la répétition dans les Dialogues de van Torre53. Quatre élèves y sont mis en scène : Gabriel, Urbain, Jacques et Ferdinand. Gabriel propose à Urbain de répéter ensemble leur leçon et de s’écouter l’un l’autre. Urbain se lance alors dans la récitation des déclinaisons et Gabriel l’interrompt, non pour une faute de grammaire, mais pour une faute de prononciation : Gabr(iel). – Vous manquez au commencement dans l’accent : répétez. Cela ne va pas miex [corriger : mieux]. Urb(ain). – Malheureux que je suis ! je croiois la savoir sur le bout du doigt. Gabr(iel). – C’est autre chose de la dire tout bas54, que de la dire à haute voix devant le régent55.

Tout comme ceux que nous avons précédemment cités à propos de la récitation et de la prélection, ce passage ne concerne pas directement la diction poétique à haute voix. Néanmoins, nous pouvons supputer que lorsque le cours portait sur un texte en vers, les élèves ne devaient pas être moins vigilants à leur diction. En tout cas, tous les textes présentés convergent vers une même leçon que Gabriel, dans l’extrait de 52 G. M. Pachtler, Ratio Studiorum et Institutiones Scholasticae, t. II, 1887, p. 167-168 : Quonam modo instituenda sint exercitationum genera, quibus Latinae Graecaeque literae perdisci solent. Cap. V. – 3. […] In iis repetitionibus non solum curet praeceptor, ut reddant pueri fideliter quae ipse tradiderat, sed ut pronuntient etiam tum clara uoce, quae et attentionem et silentium facere solet, tum quam maxime emendate exprimantque, quantum satis est, ea uerba seu literas, in quibus enucleate proferendis puerilis lingua laborare consueuit. Cet extrait a déjà fait l’objet d’une analyse de F. de Dainville, La naissance de l’humanisme moderne, Paris, 1940, p. 114 et a aussi été traduit par F. Charmot, La pédagogie des Jésuites. Ses principes, son actualité, Paris, 1951, p. 220-221. 53 Van Torre, 1763, Pars secunda (ad scolam et litteras spectans), Dialogus sextus (repetitio praelectionis), p. 98-101. 54 « En silence » traduirait plus fidèlement le latin tacite. 55 Trad. : Van Torre, 1763, p. 98. Texte latin : Gabr(iel). Peccas accentu in ipso principio : itera. Nihilo melius. Urb(anus). Me miserum ! putabam, me tenere ad apicem. Gabr(iel). Aliud est sibi tacite pronuntiare ; aliud clara uoce coram praeceptore.

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van Torre, formule remarquablement : c’est autre chose de prononcer à voix haute que de prononcer à voix basse. C’est probablement un constat semblable qui est à l’origine de l’insertion dans le curriculum des élèves d’exercices de prononciation publique à voix haute, telle la déclamation. La déclamation L’objectif des collèges jésuites était à l’origine de former les nouvelles recrues de la Compagnie qui demain assureraient la relève56. Dans ce contexte, outre qu’elles préparaient aux facultés supérieures, à savoir la philosophie et la théologie, les études d’humanités pourvoyaient à la formation des prédicateurs qui plus tard prendraient en charge les missions et l’apostolat57. Eu égard à cet objectif premier que les pères avaient fixé pour leur enseignement, l’éducation qu’ils dispensaient dans les collèges devait prendre en compte l’apprentissage de l’art d’écrire mais aussi celui de l’art de parler58. La déclamation consistait à prononcer à haute voix. Ainsi, Jouvancy, dans un article de sa Ratio discendi intitulé « Ce que c’est que la déclamation. Ses règles » (Quid sit Declamatio. Eius leges)59 définit la déclamation comme… … un ouvrage littéraire qu’on donne à faire aux jeunes étudians60, pour leur former surtout le geste et la voix, et qu’ils débitent du haut d’une tribune ou d’un petit théâtre, sans aucune espèce d’appareil, on l’appelle en Italie recitamentum61. 56 Sur l’origine des collèges et leurs objectifs, voir Ladislaus Lukács, « De origine collegiorum externorum deque controversiis circa eorum paupertatem obortis », Archivum Historicum Societatis Iesu, 29 (1960), p. 189-245 ; 30 (1961), p. 1-89 ; J. W. O’Malley, The first Jesuits, 4th print, Cambridge, 1994, p. 200-208 ; A. Poncelet, Histoire de la Compagnie de Jésus, t. II, 1927, p. 3-10. 57 M. Fumaroli, « Les jésuites et la pédagogie de la parole », 1995, p. 48. Lire en particulier l’extrait de la lettre de Nadal donnée en français par F. de Dainville, La naissance de l’humanisme moderne, Paris, 1940, p. 15. 58 F. de Dainville, L’éducation des jésuites, 1978, p. 189. 59 Ratio discendi, cap. II, art. I, § VIII (= Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711, p. 85-86). Trad. : Maniere d’apprendre et d’enseigner, 1803, p. 93-95. 60 La traduction du syntagme quod studiosis adolescentibus… traditur… par « qu’on donne à faire aux jeunes étudiants » nous semble inappropriée et il vaut mieux traduire « qu’on soumet aux jeunes étudiants ». 61 Maniere d’apprendre et d’enseigner, 1803, p. 94. Texte latin : (nunc Declamationem appellamus) opus litterarium, quod studiosis adolescentibus, praesertim ad gestum et uocem ex arte moderandam, traditur, et e suggestu aliquo, uel theatridio, sine ullo apparatu scenico, recitatur, Recitamentum Itali uocant (Ratio discendi, cap. II, art. I, § VIII = Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711, p. 85).

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Plus loin, lorsqu’il précise « d’où l’on peut tirer des sujets de déclamations », il ajoute : Tout ce qui peut être le sujet d’un discours ou d’une pièce de vers, peut fournir la matière d’une déclamation ; avec cette seule différence, que dans la déclamation on peut traiter ces sujets d’une manière plus enjouée, et même en partageant les rôles entre divers personnages, les mettre en quelque sorte sous les yeux62.

La déclamation apparaît comme une forme apparentée au théâtre, qui à l’instar de celui-ci nécessitait de l’élève la mise en pratique des deux composantes de l’actio, à savoir le geste et la voix : des rôles étaient partagés entre différents personnages et le traitement du sujet n’en était que plus agréable (festivius) et plus réaliste (velut oculis subjecti). Seule différence toutefois avec l’exercice dramatique, la déclamation était dépourvue de tout décor (sine ullo apparatu scenico). La Ratio studiorum de 1599 nous apprend qu’il existait deux formes de déclamation : l’une, privée, s’organisait en présence de la classe, alors que l’autre, publique, pouvait accueillir les divers membres du collège (les maîtres, les scholastiques et les élèves des différentes classes63). La Ratio studiorum prescrit aux professeurs de rhétorique et d’humanité d’organiser une déclamation privée (ou une prélection) le samedi64. La déclamation publique avait lieu une fois tous les mois65 ou encore lors de circonstances exceptionnelles, telles les remises de prix66, événement important au cours duquel le collège voyait affluer dans son enceinte des personnes étrangères à l’établissement, comme les parents des élèves mais aussi de hauts dignitaires politiques ou religieux (magistrats et prélats divers). Jouvancy donne pour les deux types de déclamation – privée et publique – le détail de leur durée : 62 Maniere d’apprendre et d’enseigner, 1803, p. 108-109. Texte latin : Vnde peti declamationum argumenta possint. […] Denique quot orationum et carminum sunt argumenta, totidem sunt declamationum : hoc discrimen intercedit unum, quod in declamatione tractari possunt illa festiuius et aliquando diuisis inter actores partibus, uelut oculis subiici (Ratio discendi, cap. II, art. I, § X = Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711, p. 98). 63 Ratio studiorum, 1599, Regulae praefecti studiorum inferiorum, 32 (= Ratio studiorum, 1997, § 282). 64 Ratio studiorum, 1599, Regulae communes professoribus classium inferiorum, 33 (= Ratio studiorum, 1997, § 357) ; Regulae professoris rhetoricae, 2 et 16 (= Ratio studiorum, 1997, § 376 et 390) ; Regulae professoris humanitatis, 2 (= Ratio studiorum, 1997, § 396). 65 Ratio studiorum, 1599, Regulae praefecti studiorum inferiorum, 32 (= Ratio studiorum, 1997, § 282) ; Regulae professoris rhetoricae, 17 (= Ratio studiorum, 1997, § 391). 66 Ratio studiorum, 1599, Regulae praefecti studiorum classium inferiorum, 35 (= Ratio studiorum, 1997, § 285).

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On doit recommander en général que les déclamations qui se débitent presque tous les samedis, d’après l’invitation faite à une classe par une autre, comme nos règles le prescrivent, ne soient pas trop longues ; on y consacre ordinairement une demi-heure ; il y en a de plus grandes qui ont lieu tous les mois, elles demandent une heure67.

L’élargissement de l’assistance lors des déclamations publiques résultait sans doute de la volonté des pères de mettre leurs élèves aux prises avec un auditoire plus imposant, mais aussi plus solennel : plus exigeant, l’exercice était aussi plus profitable68. Au cours de l’exercice de déclamation, les élèves étaient invités à prononcer en grec ou en latin un discours ou un poème69. Jouvancy de même donne comme matière de la déclamation… … un petit poème, un petit discours, une élégie ou une idylle, quelque fable dramatique et autres choses semblables70.

Les discours et les poèmes déclamés étaient, en fonction des provinces, soit des compositions des élèves eux-mêmes, soit celles de leur professeur, soit encore des œuvres classiques. Pour donner des exemples concrets, signalons que, dans la province gallo-belge, une instruction de 67 Maniere d’apprendre et d’enseigner, 1803, p. 94. Texte latin : illud uniuerse praecipiendum uidetur, ut illae declamationes, quae singulis fere sabbathis, una schola, ut regulae nostrae monent, alteram inuitante, fiunt, non sint prolixae : dimidia uulgo ipsis hora tribuitur ; maiores quaedam, singulis mensibus haberi solitae, horam sibi uindicant (Ratio discendi, cap. II, art. I, § VIII = Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711, p. 85-86). 68 A. Poncelet, Histoire de la Compagnie de Jésus, t. II, 1927, p. 76. Dans son article sur la « manière de prononcer », Jouvancy engage le professeur à inviter un public, avant le grand jour, pour superviser l’entraînement de l’élève : « Il faudra encore inviter des amis, des parens, des personnes inconnues pour les entendre s’exercer en particulier avant de les produire sur le théâtre, sur-tout, s’ils sont encore novices dans l’art de la déclamation ; car c’est le moyen de leur donner de l’assurance, et souvent la voix et les conseils d’un étranger quelconque, font plus d’effet sur eux, que celle de leurs maîtres à laquelle ils sont accoutumés » (Maniere d’apprendre et d’enseigner, 1803, p. 99). Texte latin : Aduocandi etiam erunt amici, affines, ignoti, qui priuatim dicentes ante audiant, quam in suggestum producantur, praesertim si sunt in declamando rudes : sic enim confirmantur et alieni cuiuspiam uoce monitisque plus interdum mouentur, quam praeceptoris, cui assueuerunt (Ratio discendi, cap. II, art. I, § IX = Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711, p. 90). « Avant de les produire sur le théâtre » traduit le latin quam in suggestum producantur, qui signifie plus littéralement « avant de les produire sur l’estrade ». 69 Ratio studiorum, 1599, Regulae communes professoribus classium inferiorum, 33 (= Ratio studiorum, 1997, § 357) ; Regulae professoris rhetoricae, 16 (= Ratio studiorum, 1997, § 390). La Ratio studiorum évoque aussi la lecture publique de vers : lire Regulae communes professoribus classium inferiorum, 32 (= Ratio studiorum, 1997, § 356). 70 Maniere d’apprendre et d’enseigner, 1803, p. 94. Texte latin : (Tale est) poemation, oratiuncula, elegia, uel idillium, fabula quaepiam dramatica et alia id genus (Ratio discendi, cap. II, art. I, § VIII = Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711, p. 85).

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170071 permet la déclamation des œuvres tant des élèves que des professeurs72. Par contre, dans la province flandro-belge, une instruction datant de 1625 prohibe la déclamation des œuvres des professeurs et des auteurs « modernes » : seules les compositions des élèves étaient acceptées ou, si ceux-ci n’y suffisaient pas, les ouvrages des anciens73. Cette recommandation fut réitérée plus tard en 165174. Dans le cas d’une composition personnelle du texte à déclamer, l’exercice oratoire était des plus complets, puisqu’il associait le travail de composition à celui de la mémoire et de la diction. La déclamation définie et sa matière circonscrite, il nous reste à déterminer la manière dont on la pratiquait. Dans sa Ratio discendi, Jouvancy consacre tout un article à la « Manière de prononcer, ou art de la voix et du geste »75. Grâce à ces quelques lignes, nous pouvons nous imaginer plus concrètement les conseils qui étaient probablement prodigués par les professeurs. Ainsi, en premier lieu, l’élève devait-il veiller à parler assez fort pour que tous l’entendent, sans pour autant négliger les inflections de la voix :

71 François de Dainville reproduit in extenso cette instruction (L’éducation des jésuites, 1978, p. 252-254), dont l’original se trouve aux archives romaines. 72 Instructio pro magistris litterarum humaniorum adressée par le général au provincial de la gallo-belge, Léonard Verneuil, le 27 novembre 1700 : Rhetor. 5° Duobus aut tribus diebus, quibus fiunt elucubrationes quas uocant Sabbatinas, declamabunt discipuli orationem unam, aut aliquot poemata, a se, uel ab ipso praeceptore composita. […] Poeta. 6° Discipuli duobus, aut tribus diebus Sabbati declamabunt historiam, aut dissertationem aliquam soluta oratione ; item duo aut plura, poemata a se, uel ab ipso praeceptore composita. 73 Instructio 1625, Declamationes hebdomadariae, 3 (f. Mv) (Ch. Van de Vorst, « Instructions pédagogiques de 1625 et 1647 », 1950, p. 213) : Non componantur a magistris. Illis ex honore praestandis, si discipuli non sufficiunt, non erit abs re si ex auctoribus classicis acceptae declamationes eleganter recitentur ; nihil uero ex modernis desumptum proferre liceat. 74 Notae ad regulas praefecti et MM. (= magistrorum) inferiorum. 1651 du père Florentius de Montmorency (Antwerpen RA, Archief van de Nederduitse provincie der Jezuïeten [Flandro-Belgica Jezuïeten 1769], f. 5v) : Regulae communes Professorib(us) Classium Inferiorum. Ad reg. 33am : In singulas prope hebdomadas a S. Catarina us(que) ad S. Magdalenam incidunt sabbathinae declamatio(n)es ; habent(ur) autem ultima media hora lectionis matutinae. Nullo modo adhibeat(ur) scenic(us) apparatus, nec excedatur media hora. Sint aliquando orationes, et quidem saepius in Rhetorica, aliquando uersus, rarissime dialogi stylo comico uel alio. Declamatio(n)es non componant(ur) a m(agist)ris sed a discipulis, uel ex authorib(us) classicis in poesi ex Virgilio et Seneca, in rhetorica ex Cicerone, Liuio et similibus. Nihil uero ex modernis desumere liceat […]. 75 Maniere d’apprendre et d’enseigner, 1803, p. 96. Texte latin : Ratio pronunciandi, siue ars uocis et gestus (Ratio discendi, cap. II, art. I, § IX = Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711, p. 87). Sur cet article, voir E. Boysse, Le théâtre des Jésuites, Paris, 1880, p. 70-71 ; F. Charmot, La pédagogie des Jésuites, 1951, p. 312-314 ; É. Flamarion, Théâtre jésuite néo-latin et antiquité, Rome, 2002, p. 138 (voir aussi p. 182).

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Que la voix ne soit pas trop basse, de peur qu’elle ne puisse parvenir aux oreilles même un peu éloignées ; qu’elle n’ait pas non plus qu’un seul ton, ce qu’on appelle monotonie ; qu’elle s’élève et s’abaisse tour-à-tour76.

Il faut donc pouvoir infléchir la voix, pour éviter la monotonie et introduire au sein du discours la variété apte à charmer les oreilles du public : C’est encore un défaut, à la fin d’une phrase, de baisser trop la voix, ou bien de l’élever et de la baisser toujours sur le même ton. Rien ne sied mieux en ce genre que la variété, et rien n’affecte plus désagréablement les oreilles que l’unisson qu’on remarque dans les concerts d’instrumens et dans les accords dissonans77.

Cette variation dans la prononciation ne s’explique pas par le seul souci de plaire au public, mais aussi et surtout par la volonté de rendre le discours (ou le poème) déclamé plus expressif. Le recours à une diversité de tons dans la voix a pour but en effet d’exprimer les sentiments et les émotions : Que la voix soit tantôt plus hâtée et tantôt plus tranquille ; il faut imiter la nature qui donne une voix différente à un homme irrité, à un suppliant, et à celui qui raconte, et une autre encore à un homme triste, à un homme gai, à un jeune homme, et à un vieillard78.

L’exercice de déclamation est loin d’être un exercice facile et Jouvancy précise d’ailleurs dans son article les erreurs qui étaient probablement les plus courantes chez les élèves de son époque et contre lesquelles il met en garde les régents : Il faut prendre garde que les enfans ne laissent tomber leur voix où il ne faut pas, qu’ils ne prononcent un trop grand nombre de choses tout d’une haleine, mais qu’ils observent avec soin les pauses et les intervalles 76 Maniere d’apprendre et d’enseigner, 1803, p. 96. Texte latin : Vox, ne sit demissior, ut ad aures, etiam longiuscule disiunctas, nequeat aspirare : absit ab eadem unus quidam tenor, quam μονοτονὶαν (corriger en μονοτονίαν) uocant ; modo attollatur, modo deprimatur (Ratio discendi, cap. II, art. I, § IX = Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711, p. 87). 77 Maniere d’apprendre et d’enseigner, 1803, p. 97-98. Texte latin : Nec illud uitiosum non erit, si absoluta qualibet sententia uox deprimatur plus iusto, uel simili semper tono attollatur demittaturue. Magna est in hoc genere gratia uarietatis nec ulla re molestius afficiuntur aures quam similitudine, quod in neruorum concentibus et discordi concordia perspicitur (Ratio discendi, cap. II, art. I, § IX = Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711, p. 88). 78 Maniere d’apprendre et d’enseigner, 1803, p. 96. Texte latin : modo concitatior sit, modo sedatior ; imitanda natura, quae aliam uocem tribuit irato homini, aliam supplicanti, aliam narranti : moesto (= maesto), hilari, iuueni pariter ac seni, aliam (Ratio discendi, cap. II, art. I, § IX = Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711, p. 87).

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du discours, qu’ils ne sautent pas précipitamment les virgules qui sont mises comme des barres au travers du discours pour suspendre un peu la course. Quant aux séparations plus importantes qu’on appelle points, elles sont comme des bornes, il faut s’y arrêter plus long-temps et reprendre haleine. […] Il faut s’appliquer sur-tout avec le plus grand soin à faire sentir distinctement les dernières syllabes des mots qui, se perdant ordinairement, nuisent beaucoup à la phrase79.

Un mauvais débit, dépourvu de pauses ou coupé par des arrêts inopportuns, porte préjudice à la compréhension du discours, tout comme lorsque les fins de mots ou de phrases sont mal articulées ou écorchées. L’auteur poursuit ensuite plus particulièrement sur les erreurs commises par les élèves lors de la déclamation d’une pièce poétique : C’est un défaut commun à plusieurs jeunes gens, lorsqu’ils récitent des vers hexamètres, de marquer chaque vers par des élancemens de voix et de les scander en parlant ; ou, lorsqu’ils déclament des pentamètres, de s’arrêter avant l’hémistiche dissylabe qui termine ordinairement ces sortes de vers80.

Ces deux phrases de Jouvancy, consacrées aux deux mètres les plus courants de la poésie latine, suggèrent que les jésuites voulaient éviter que leurs élèves prononcent le texte poétique en laissant leur voix s’abaisser à la fin de chaque vers ou en en marquant le rythme de façon trop mécanique. Pour comprendre la pensée de Jouvancy, il faut lire les lignes qui font directement suite au paragraphe que nous venons de lire : La règle veut que la voix se soutienne jusqu’à ce que le sens de la pensée soit complet, à moins que la phrase ne soit allongée par un si grand assemblage de mots, qu’on ne puisse la prononcer toute d’une haleine ; car alors il est permis de s’arrêter un peu au milieu81. 79 Maniere d’apprendre et d’enseigner, 1803, p. 96-98. Texte latin : Cauendum ne pueri uocem abrumpant ibi, ubi non decet ; ne continenti spiritu pronuncient nimis multa, sed clausulas et interpuncta sermonis accurate seruent ; nec uirgulas temere transiliant, quae tanquam repagula, orationi obiiciuntur, ut cursum paulisper inhibeat. Maiores uero intersectiones, quae puncta nominantur, sunt metarum instar : ibi haerendum diutius et anima ducenda. […] Cautio in primis adhibenda et sollicitudo, ut extremae uocum particulae distincte efferantur. Solent enim intercidere, cum graui sententiae detrimento (Ratio discendi, cap. II, art. I, § IX = Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711, p. 87-89). 80 Maniere d’apprendre et d’enseigner, 1803, p. 97. Texte latin : Mendose illud fit a nonnullis, dum carmina hexametra recitant, ut totidem uersibus impetum uocis modumque definiant ; aut in pentametris, haereant ante dissyllabam dictionem, qua uulgo eiusmodi uersiculi clauduntur (Ratio discendi, cap. II, art. I, § IX = Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711, p. 88). 81 Maniere d’apprendre et d’enseigner, 1803, p. 97. Texte latin : Lex ea teneri debet, ut eo usque uox procurrat, dum sententia sit absoluta, nisi forte protrahatur uerborum complexio

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En prose comme en poésie, la phrase doit donc être prononcée d’après les unités de sens, afin d’en livrer clairement la pensée. Voilà pourquoi Jouvancy prohibe la prononciation des poèmes vers par vers. Parallèlement, limiter ses inflexions de voix à la seule articulation de la quantité des syllabes rend plus difficile, sinon impossible, une diction expressive des vers. Communiquer la signification de la phrase et les émotions qu’elle manifeste primait donc sur tout le reste. La suite de l’article de Jouvancy va d’ailleurs dans ce sens. En effet, l’auteur explique aux professeurs comment ils devront préparer leurs élèves à comprendre le texte qui sera l’objet de la déclamation : En exerçant les jeunes gens à la déclamation, il sera bon de leur expliquer en quelque sorte, familièrement à voix basse, ce qu’ils doivent débiter ; car le premier soin doit être de leur faire bien comprendre tout ce qu’ils doivent réciter ; et pour cela, il ne sera pas inutile de le leur faire traduire à eux-mêmes dans la langue maternelle, et même de le leur faire un peu déclamer à voix basse dans cette langue, comme s’ils s’adressoient à un camarade ou à une personne connue. De cette manière, ils comprennent aisément de quel ton de voix, de quel geste ils doivent se servir. Lorsqu’ils auront essayé leur sujet, et, pour ainsi dire, esquissé leur action, ils pourront élever la voix, et se livrer, si le sujet l’exige, à une sorte d’enthousiasme82.

Pour que les élèves rendent le sens avec expression, ils doivent au préalable approfondir leur compréhension du texte qu’ils ont à déclamer. C’est pour cette raison que le professeur devra, si nécessaire, leur faire traduire le texte en langue maternelle. Sens et expressivité étaient donc les deux maîtres mots de la déclamation, qu’il s’agisse d’un discours ou d’un poème. Mais dans l’exercice de la déclamation, il ne suffit pas à l’élève de bien prononcer : il lui faut encore tenir compte de son expression corporelle car, pour être parfait, l’orateur doit être à même d’harmoniser ses paroles et ses gestes, comme en atteste un élève du collège de tam longa, ut uno spiritu uolui non possit ; tunc enim modice licebit in medio consistere (Ratio discendi, cap. II, art. I, § IX = Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711, p. 88). 82 Maniere d’apprendre et d’enseigner, 1803, p. 98-99. Texte latin : Iam in exercendis ad declamandum adolescentibus, iuuabit illis uoce demissa quasi familiariter explicare quod recitaturi sunt : prima quippe cura in eo ponenda, ut probe intelligant quodcumque sunt recitaturi eamque ob rem inutile non fuerit iubere, ut in patrium sermonem illud ipsi conuertant ; imo ut uernacule paulisper declamitent, quasi agerent cum socio, uel cum persona nota. Sic enim facile percipiunt, quo tono uocis utendum, quo gestu. Vbi sententiam uocibus subiectam habuerint exploratam et actionem quasi primis informatam lineis, licebit uocem attollant et maiores induant, si res poscat, spiritus (Ratio discendi, cap. II, art. I, § IX = Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711, p. 89-90).

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Bruxelles qui écrit dans l’une de ses compositions emblématiques : « ce ne sera pas un léger défaut si toi, concluant le discours, tu désignes d’un geste les astres mais (désignes) de la voix le sol »83. Le théâtre Le théâtre n’est pas bien différent de la déclamation, mais il n’en est pas moins utile de rappeler ses principales caractéristiques. L’exercice théâtral était partagé par toutes les classes d’humanités. Ce fut tout au moins le cas dans la province flandro-belge, où chaque classe donnait au moins une représentation par an84. Mais, évidemment, tous les élèves de chaque classe ne participaient pas à cet événement : les meilleurs d’entre eux avaient beaucoup plus de chance de recevoir un rôle85. Les élèves sélectionnés devaient préparer leur prestation avec leur professeur, ce qui impliquait la mémorisation des vers latins86. Le jeu dramatique était l’un des exercices les plus formateurs. Il n’est dès lors pas surprenant qu’il ait été inscrit au programme des collèges et qu’il ait été tenu en haute estime, tant par les professeurs que par les élèves et les membres du public. En témoignent les Progymnasmata Latinitatis de Pontanus, où le dernier dialogue est consacré au jeu théâtral (Progymnasma centesimum. Actio scenica). Ce texte met en scène deux élèves – Conrad et Élisée (Conradus, Helisaeus) – dont la conversation est un éloge à l’activité dramatique. Celle-ci était l’occasion pour l’élève

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Bibliothèque royale de Belgique, cabinet des manuscrits, ms. 20332, f. 136v-137r, poème, v. 3-4 : Nec leuis error erit, si tu quicumque peroras, | Designes gestu sidera, uoce solum. 84 Pour plus de détails, lire G. Proot, « Gebruikssporen in programmaboekjes voor het collegetoneel van de Jezuïeten in de provincia Flandro-Belgica (1575-1773) », Jaarboek voor Nederlandse Boekgeschiedenis, 15 (2008), (p. 71-91) à la page 72. 85 G. Proot, « Leopold Willem en het Jezuïetentoneel in de ‘Provincia Flandro-Belgica’ », dans J. Mertens et F. Aumann (éd.), Krijg en Kunst. Leopold Willem (1614-1662), Habsburger, Landvoogd en Kunstverzamelaar, mit niederländischen und deutschen Beiträgen, Alden Biesen, 2003, (p. 65-70) aux pages 66 et 68. Voir aussi G. Proot, « Afkomst of verdienste ? Selectiecriteria voor acteurs op het Brusselse jezuïetentoneel (1709-1733) », dans A. Deneef, X. Rousseaux (dir.), Quatre siècles de présence jésuite à Bruxelles. Vier eeuwen Jezuïeten te Brussel, Bruxelles, 2012, p. 90-110. 86 Au XVII e siècle, les drames scolaires jésuites étaient représentés en latin. Concernant l’usage du latin dans les pièces de théâtre jésuites, lire É. Flamarion, Théâtre jésuite néolatin et antiquité, Rome, 2002, p. 297-342 (« chapitre V. La langue du Brutus : le choix du latin ») ; A. Poncelet, Histoire de la Compagnie de Jésus, t. II, 1927, p. 78-79 et 8889 ; G. Proot, Het schooltoneel van de Jezuïeten in de Provincia Flandro-Belgica tijdens het ancien régime, Thèse. Université d’Anvers, 2008, p. 177-180.

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de se distinguer et de mettre en avant ses talents et ses capacités, en somme d’attirer les regards et l’attention sur lui : Conrad. – Ce n’est pas une tiède ardeur, Élisée, qui embrase mon âme à la pensée de jouer un rôle au théâtre, que ce soit dans une comédie ou dans un dialogue […], ce n’est pas, dis-je, une mince passion pour cette activité que je sens croître en mon être quand je remarque que les spectateurs ont le visage figé, les yeux rivés sur les interprètes et qu’ils ne s’intéressent pas seulement au premier, au second ou au troisième rôle, mais aussi aux acteurs qu’ils estiment être les meilleurs dans leur emploi ; ils les regardent sans cesse avec la plus grande admiration et demandent aux autres, lorsque tout le monde s’est rassemblé pour converser87, qui est tel ou tel adolescent, de qui il est le fils, quel nom il porte88.

Le succès des élèves assure leur popularité auprès des riches et des puissants dont il est toujours bon de jouir de la générosité et du soutien89. Par ailleurs, le jeu des élèves ne fait pas seulement la fierté de leurs parents, mais participe aussi à la renommée du collège dont on vante la qualité de l’instruction : Conrad. – […] À mon avis, ils [= les parents] pensent que lorsque leurs fils ont eu du succès, cela contribue aussi à leur propre gloire. Élisée. – Et n’oublie pas que l’honneur et la gloire du Collège y trouvent aussi leur part ; car on vante l’établissement et le maître qui éduquent 87 « Lorsque tout le monde s’est rassemblé pour converser » traduit collatis capitibus, qui signifie plus littéralement « en rapprochant leur tête » (pour discuter). 88 Traduction de J. Lacotte, « La notion de ‘jeu’ », 1975, p. 266. Texte original : Conradus. Accenditur mihi animus haud mediocriter, Helisaee, ad personam in theatro agendam, siue id in comoedia, siue in dialogo […] non, inquam, parua cupido huius rei mihi crescit in pectore, cum obseruo spectatores uultus atque ora in ludionibus defigere et non modo primarum, secundarum ac tertiarum partium, sed in suo genere optimum quemque actorem intueri continenter admirarique maxime et alios collatis capitibus percunctari, quinam sit ille aut ille adolescens, cuius filius, quod ei nomen (Pontanus, Progymnasmata, 1603, t. I, p. 426-427). 89 Lire Pontanus, Progymnasmata, 1603, t. I, p. 427 : H. Plerique de studiosis literarum aliena misericordia liberalitateque indigent, qui quidem cum suas partes egerint egregie et ita se populo probauerint, a diuitibus ac nobilibus uiris sumptum in singulos annos, quo uictum tolerent, facile hac ratione, etiam non rogantes consequuntur. […] C. Pro tantilla opera tanta merces ? H. Non illi operam et laborem, sed ingenium, quod sese in huiusmodi comicis actionibus mirabiliter ostendit ac prodit, spectare solent : « Élisée. La plupart des étudiants en lettres ont bien besoin de la bienveillance et de la générosité d’autrui ; or, quand ils se sont fait remarquer par la qualité de leur interprétation et qu’ils ont ainsi recueilli la faveur du public, ils trouvent facilement – et sans même avoir à le demander – des personnages riches et nobles qui s’offrent à leur fournir, d’une année à l’autre, de quoi assurer leur entretien. […] Conrad. Une telle récompense pour une peine aussi minime ? Élisée. Ce n’est pas tant, d’ordinaire, la peine et le travail que ces hommes considèrent, mais plutôt le talent, qui se manifeste et se révèle admirablement dans des représentations théâtrales de ce genre » (traduction de J. Lacotte, « La notion de ‘jeu’ », 1975, p. 266).

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des adolescents dont le caractère est si remarquable et qui montrent une telle aptitude à produire des chefs-d’œuvre90.

De plus, par le biais de la représentation, les élèves contribuent au bonheur de la cité : Élisée. – […] Quant à nous, en plus des satisfactions que nous y trouvons, nous prodiguons à nos condisciples, au public, aux magistrats, à des cités tout entières, un plaisir des plus nobles et des plus honnêtes, si nous nous comportons selon les vœux de l’auteur91.

Tout le monde profite donc de la pièce de théâtre et en premier lieu les jeunes acteurs puisque l’exercice dramatique entraîne leur mémoire tout en leur inculquant un latin élégant et séant : Conrad. – Moi aussi, je sens que je suis devenu plus savant en apprenant tous ces vers si remarquables, composés avec tant de sagesse ; et je n’ai pas laissé d’y exercer ma mémoire, puisque j’ai pu réciter trois cent, et même cinq cent vers une fois, comme je sais compter sur mes doigts ou dire mon nom. Élisée. – Si la pièce que l’on donne est écrite en latin élégant, il s’ensuit généralement que les acteurs, en l’apprenant, retiennent presque par cœur tous les rôles (qu’ils entendent d’ailleurs à chaque répétition), font ainsi des progrès certains dans la connaissance du latin et la technique du discours et se constituent une sorte de bagage qui les aide à écrire et à s’exprimer. En outre cet exercice développe à la fois la pénétration et, grâce à la connaissance du τὸ πρέπον […], le discernement […]92.

90 Traduction de J. Lacotte, « La notion de ‘jeu’ », 1975, p. 267. Texte original : C. […] putant, credo, etiam ad suam ipsorum gloriam pertinere, si filii placuerint. H. Et ad gymnasii quoque decus atque gloriam uehementer scito interesse : laudatur enim locus et magister, ubi et a quo tam praeclara indole, tam apti ad res pulcherrimas adolescentes instituantur (Pontanus, Progymnasmata, 1603, t. I, p. 428). 91 Traduction de J. Lacotte, « La notion de ‘jeu’ », 1975, p. 267. Texte original : H. […] Quin nosmetipsos, condiscipulos, populum, magistratus, totas ciuitates liberalissima et honestissima uoluptate cumulamus, si nos ex poetae sententia gerimus (Pontanus, Progymnasmata, 1603, t. I, p. 428). 92 Traduction de J. Lacotte, « La notion de ‘jeu’ », 1975, p. 267. Texte original : C. Ac me quoque doctiorem factum sentio, tam multis egregiis sapienterque scriptis uersibus, ediscendis et memoriam non parum exercui, siquidem trecentos quingentos aliquando, ut digitos meos, ut nomen meum recitare potui. H. Si fabula quae datur, Latine ornateque composita, fuerit necesse est omnino actores, cum eam ediscunt, omnes omnium personas propemodum memoria tenere (quippe quos toties cum exercentur audiunt) in Latinitate et orationis uirtutibus nonnihil proficere atque ad scribendum loquendumque aliquam sibi supellectilem comparare. Augetur adhaec prudentia et cognitione τοῦ πρέποντος, […] iudicium […] (Pontanus, Progymnasmata, 1603, t. I, p. 428).

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Ces qualités ne sont toutefois pas les seules dont est pourvu l’art dramatique, comme le révèle encore l’énumération d’Élisée : Élisée. – […] Nous voyons en outre les parents manifester un grand désir qu’on enseigne à leurs fils à bien régler leurs gestes, à acquérir la maîtrise de leurs mains, de leur visage, de tout leur corps, à infléchir aussi, à moduler leur voix et, dans toutes ces attitudes, à se défaire d’une timidité balourde pour apparaître comme des êtres libres et ne plus rien craindre. Or, nul endroit mieux que le théâtre, ne saurait se prêter à cela ni procurer aux acteurs comme aux autres un tel plaisir93.

Lorsqu’il joue dans une pièce de théâtre, l’élève apprend donc à vaincre sa timidité et sa crainte, à maîtriser ses gestes et ses attitudes ainsi qu’à moduler et infléchir sa voix. Il s’exerce en somme à régler sa prononciation et sa gestique au rôle qu’il est chargé d’interpréter. Conscients des mérites de l’exercice théâtral, les parents espéraient voir leur enfant participer à une représentation dramatique afin d’acquérir la maîtrise de l’ars pronuntiandi. Signalons cependant que l’apprentissage de la prononciation dans le contexte théâtral pouvait avoir des effets pervers. En effet, dans ses Eloquentiae sacrae et humanae parallela (Paris, 1619)94, le père jésuite Nicolas Caussin consacre tout un livre à la pronuntiatio (liber nonus, p. 375-388). Dans le quatrième chapitre, intitulé de cantu et monotonia, Caussin se plaint en ces termes de la récitation théâtrale : […] dans les classes, […] accoutumés à des sujets tragiques et nobles, qui requièrent des intonations de voix et d’autres inflexions, et pensant qu’il faut tout prononcer dans le même registre et que, dans cette voix qui se brise, il y a une certaine beauté dans l’éloquence, les enfants disent et prononcent avec cette même emphase des énoncés ordinaires, souvent aussi simples, et même joyeux : on peut voir aussi les tout jeunes, qu’abritent les petites classes, – c’est à ce point que l’attrait des vices agréables entraîne ces imitateurs – réciter les vers de Despautère95 tout comme s’ils déclamaient la péroraison du Pro Milone, le meurtre de Priam ou les larmes de Niobé. 93 Traduction de J. Lacotte, « La notion de ‘jeu’ », 1975, p. 266. Texte original : H. […] Videmus praeterea parentes admodum desiderare, ut filii doceantur bene gestum agere, moderari manus, uultum, corpus totum ac uocem etiam inflectere atque uariare et in his omnibus posthabito pudore subrustico, liberi esse, nihil metuere. Hoc nusquam commodius maioreque cum eorum et aliorum uoluptate fit, quam in theatro (Pontanus, Progymnasmata, 1603, t. I, p. 427). 94 Eloquentiae sacrae et humanae parallela libri XVI, auctore P. Nicolao Caussino, Flexiae : sumptibus Sebastiani Chappelet Bibliopolae Parisiensis uia Jacobaea sub signo Olivae, 16XIX . 95 Jean Despautère (v. 1480-1520) est l’auteur d’une grammaire latine versifiée.

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Ce vice, enfin, est entretenu dans les pièces de théâtre, où l’on voit les acteurs s’effaroucher, s’emporter, hurler et s’agiter comme des fous furieux. Comme ils ont quelque chose d’agréable aux yeux du peuple ignorant, qui s’en repaît, ces jeux passent de la scène, non seulement à l’estrade des orateurs, mais même à la chaire des prêcheurs ; il s’ensuit que ce mal séduisant se répand de plus en plus chaque jour96.

Caussin réprouve la grandiloquence généralisée qui règne dans l’apprentissage scolaire : habitués aux représentations tragiques, les élèves s’expriment avec une ardeur trop « théâtralisante ». Or, le jésuite français tire une sonnette d’alarme puisque le mal se répand chaque jour un peu plus et ne se rencontre plus seulement sur les planches, mais affecte aussi les orateurs et investit jusqu’à la chaire des prêcheurs. En bon pédagogue, Caussin propose alors des solutions : De quelle manière peut-on donc chasser cette prononciation si pervertie ? Je pense qu’on le peut ainsi : tout d’abord, que les enfants s’accoutument à prononcer élégamment des sujets simples et humbles, sans se précipiter immédiatement vers ces chants funèbres ou même ces accès de délire propres à la tragédie. Ensuite, qu’ils consacrent de bonne heure leur attention au sens de ce qu’ils récitent ; parfois aussi qu’ils prononcent des phrases en langue vulgaire, sans les gonfler et les rendre tragiques, mais avec gravité et calme. Qu’ils écoutent les bons conseils de leurs professeurs : qu’ils reconnaissent aussi leurs propres défauts chez les autres. Enfin, quand ils seront déjà plus aptes aux actions de la palestre et qu’ils y seront mieux préparés, qu’ils s’exercent aux discours, qui admettent des mouvements et des inflexions de voix variés, pour qu’ils voient ce qu’il leur faut prononcer avec réserve et douceur, avec entrain, avec violence, avec calme, avec plus d’emportement ; c’est ainsi que s’acquiert une agréable variété de prononciation97. 96 Caussin, 1619, p. 378b : […] in scholis, […] pueri rebus tragicis et grandibus assueti, quae uocis contentiones et alios flexus desiderant, rati omnia eodem tenore pronuntianda et in hac uocis infractione pulchritudinem quandam extare eloque(n)tiae, res ciuiles, minutas etiam plerumque, uel festiuas, eodem spiritu dicunt et pronuntiant. Videre est etiam adolescentulos in infimis scholis delitescentes (ita dulcium uitiorum illecebra trahit imitatores) Despauterianos uersus recitare, non secus ac si Milonianae perorationem, aut Priami caedem, aut Niobes lachrymas declamarent. (Educatio) Hoc demum uitium in theatris alitur, ubi torui et furiosi et ululantes et ad insaniam usque actuosi uisuntur, quae dum apud imperitum populum, qui istis rebus pascitur, habeant aliquid iucunditatis, e scena transeunt, non modo in oratorum pulpita, sed in ipsas concionatorum cathedras, ex quo latius in dies blandum serpit malum. L’extrait est évoqué par Ph.-J. Salazar, dans son étude Le culte de la voix au XVII e siècle. Formes esthétiques de la parole à l’âge de l’imprimé, Paris, 1995, à la page 108. 97 Caussin, 1619, p. 378b : (Remedium aduersus cantum) Qua igitur ratione haec pronuntiatio tam peruersa euelli possit ? Hac, opinor, si pueri primum rebus submissis et humilibus rotunde pronuntiandis assuescant, nec statim ad tragicas illas naenias, aut furores etiam

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Caussin rappelle l’ordre et les étapes que l’élève doit suivre pour s’exercer à la déclamation et on retrouve dans son texte plusieurs idées que nous avons déjà rencontrées chez Jouvancy. Il n’est d’ailleurs pas interdit de penser que le second s’est inspiré du premier pour formuler son avis et ses recommandations. Quoi qu’il en soit, on constate qu’aux deux extrémités du XVII e siècle, l’apprentissage de la prononciation au collège n’était pas bien organisé, menant à des défauts qu’une préparation plus progressive des élèves aurait permis d’éviter. Il revenait au professeur, sur base des conseils donnés par les deux pères, d’améliorer la situation, en livrant à ses élèves l’instruction adéquate. La lecture personnelle À côté de la récitation, de la répétition, de la déclamation et du théâtre – autant d’exercices qui prenaient place au collège –, une autre occasion pouvait amener l’élève à s’exprimer alta voce : la lecture personnelle. Celle-ci était requise après la journée au collège pour peaufiner la formation des élèves. Mais cette lecture soulève une interrogation : faut-il privilégier la lecture demissa ou alta voce ? C’est la question que s’est posée le jésuite François Sacchini (1570-1625)98 dans un ouvrage intitulé De ratione libros cum profectu legendi libellus deque uitanda moribus noxia lectione oratio99, qui parut semble-t-il en 1603100 et qui est dédié aux élèves de rhétorique101. Dans cet ouvrage Sacchini s’interprocurrant. Deinde, si sensum eorum, quae recitant, mature animaduertant, interdum etiam uernacula, non illa inflata et tragica, sed grauia et sedata pronuntient. Praeceptores bene monentes audiant, sua etiam uitia in aliis recognoscant. Postremo, ubi iam ad illos palaestrae motus aptiores et magis compositi fuerint, in orationibus exerceantur, quae uarios motus ac uocis inflexiones admittant, ut quid submisse ac leniter, quid festiue, quid atrociter, quid sedate, quid concitatius dicendum uideant, e quibus pronuntiationis grata comparatur uarietas. 98 BCJ, t. VII, col. 362-368, s.v. « Sacchini (François) » ; F. Charmot, La pédagogie des Jésuites, 1951, p. 503-508. 99 BCJ, t. VII, col. 364-365, s.v. « Sacchini (François) », n° 5. 100 Cet ouvrage fut traduit en français dans la seconde moitié du XVIII e siècle : Durey de Morsan, Moyens de lire avec fruit, traduit du latin de Sacchini, Paris : Guillot, 1786 ; traduction que nous abrégeons Sacchini, Moyens de lire avec fruit, 1786. Le traducteur de Sacchini, Durey de Morsan, écrit dans sa dédicace (« à Monsieur Claparede, Pasteur de l’Eglise de Geneve, Professeur en Théologie, etc. ») : « j’ai tiré de l’oubli l’Opuscule latin que fit à Rome, en 1603, le P. Sacchini, Jésuite ; Ouvrage petit en apparence, mais dont l’utilité s’étend sur tous les Livres » (Sacchini, Moyens de lire avec fruit, 1786, n.p. = p. 3). Nous n’avons pu retrouver l’édition de 1603, mais nous avons utilisé l’édition latine de 1615 : De ratione libros cum profectu legendi libellus deque uitanda moribus noxia lectione oratio Francisci Sacchini e Societate Iesu. Editio noua, Sammieli : apud Franciscum du Bois, 1615 (= Sacchini, 1615). 101 Sacchini, Moyens de lire avec fruit, 1786, p. V : « Avant-propos À un jeune Étudiant en Rhétorique » ; Sacchini, 1615, p. 12 : ad studiosum artis rhetoricae adolescentem.

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roge sur les différents moyens que l’on peut mettre en œuvre pour tirer le meilleur profit de la lecture et, dans son exposé, il consacre un chapitre entier à la question de savoir s’il faut lire intérieurement (lecture silencieuse) ou à voix haute. Sacchini souhaite que la lecture des poètes et des orateurs se fasse alta voce, la distinguant ainsi de la lecture des œuvres plus abstraites ou de la lecture destinée à la composition d’un recueil d’extraits qui doit se faire à voix basse pour que l’élève soit plus attentif 102. La raison de cette distinction est que, si la lecture intérieure aide la concentration, la lecture à voix haute permet au lecteur de mieux percevoir l’harmonie du texte et de mieux s’en imprégner : Chapitre XIV. S’il faut lire sans prononcer, ou à haute voix. La célébrité de plusieurs doctes personnages, qui ont une pratique opposée, m’oblige à mettre en question, s’il vaut mieux lire à haute voix, ou seulement des yeux sans remuer les lèvres ? Sans faire ici de longues discussions, je pense d’abord qu’il est à propos de lire les Poëtes tout haut, & même avec une espèce de chant. Auzonne, Français de nation, donnant à son petit-fils des leçons de poésie, lui recommandait chaque fois qu’il lirait Homère ou Ménandre (c’est-à-dire les Poëtes) d’en marquer la cadence & la mesure par des inflexions de voix, imitatives des passions peintes en beaux vers103. En les lisant bien distinctement, dit-il, on sent mieux les pensées fortes ; & par les pauses bien ménagées, on donne de la grace aux pensées foibles104.

On retrouve à propos de la lecture les mêmes préceptes que ceux donnés par Jouvancy à propos de la déclamation : infléchir la voix pour

102 Sacchini, Moyens de lire avec fruit, 1786, p. 85 : « Quand faut-il lire tout haut, ou tout bas. Pour se former dans la déclamation, on doit lire à haute voix les orateurs & les poëtes. Lit-on pour s’instruire, pour faire des extraits ? il faut lire sans prononcer, afin d’être plus recueilli » ; Sacchini, Moyens de lire avec fruit, 1786, p. 96 : « Chapitre XIV. Doit-on lire à haute voix ou sans rien prononcer ? Si on lit un poëte ou un orateur, que ce soit tout haut, pour en mieux sentir l’harmonie ; mais lire en silence convient mieux pour les ouvrages didactiques ou abstraits ; on est plus recueilli, & on ménage ses poulmons pour le besoin ». 103 Voir Ausone, Protrepticus ad nepotem, 47-50. 104 Sacchini, Moyens de lire avec fruit, 1786, p. 73-74. Texte latin : Silentio an uoce clara legendum. Cap. 14. Ad extremum praestetne silentio an uoce clara legere, ut quaeratur, facit grauium autorum doctrina mosque diuersus. Vt autem missis disceptationibus res breuiter transigatur. Primum omnium poetas legentibus et claram uocem et cantum quendam adhibendum existimo. Ita Ausonius Gallus Nepotem, quem ad poesim erudiebat, instituit, ut Homerum aut Menandrum legens, hoc est Poetas, flexu et acumine uocis innumeros numeros doctis accentibus efferat affectusque imponat legens. Nam distinctio sensum auget (inquit) et ignauis dant interualla uigorem (Sacchini, 1615, p. 106-107).

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imiter les passions et ménager des pauses adéquates. Mais Sacchini n’en reste pas là et poursuit : Quintilien veut aussi que d’un ton grave & doux on lise les vers autrement que la prose, d’autant plus que les Poëtes eux-mêmes assurent qu’ils chantent. On ne doit pourtant pas chanter tout-à-fait, mais en marquer l’harmonie105. La raison de ce précepte, c’est que nos oreilles doivent s’accoutumer à cette douceur, & qu’il faut faire naître dans notre esprit la facilité de produire & d’arranger des mesures semblables, des mêmes sons & des expressions égales. Outre cela, le lecteur s’anime ; il s’émeut ; il se pénètre mieux des passions dont les vers offrent l’image. C’est pour quoi je voudrais que les jeunes Rhétoriciens s’accoutumassent à lire tout haut les harangues, comme s’ils les récitaient en public. La déclamation échauffe l’esprit, anime le geste, & instruit l’oreille à saisir l’harmonie de l’art oratoire. Toutes ces inflexions de voix, nécessaires pour narrer, pour prouver, pour confirmer, plaindre & pour blâmer, sont plus sensibles & plus claires en déclamant, nous touchent davantage, & restent mieux gravées dans notre mémoire106.

Sacchini place ici la lecture à voix haute en parallèle à la déclamation : pourquoi ne pas lire comme on déclame pour rendre la pratique de la lecture plus utile et plus formatrice ? En outre, le jésuite insiste sur le fait que prose et poésie se « prononcent » différemment. Il nous apprend aussi que la raison qui doit nous pousser à lire la poésie à voix haute est qu’il faut habituer notre oreille au rythme des vers et à l’agencement des sons. Ce faisant, Sacchini fait ressortir la qualité de la poésie qui justifie qu’un orateur doive la maîtriser107.

105 Quintilien, Institutio oratoria, I, 8, 2 : sit autem in primis lectio uirilis et cum suauitate quadam grauis et non quidem prosae similis, quia et carmen est et se poetae canere testantur, non tamen in canticum dissoluta… 106 Sacchini, Moyens de lire avec fruit, 1786, p. 74-75. Texte latin : Quintilianus (en manchette : l. I, c. 3) quoque poetarum lectionem uult esse cum quadam suauitate grauem et non quidem prosae similem quia carmen est, et se poetae canere testantur, non tamen in canticum dissolutam. Ratio huius praecepti est, quod aures ad eam uersuum suauitatem assuefieri debent atque est ingeneranda animo quaedam in consimiles modos ac sonos uerba uocesque componendi facilitas. Tum etiam concitantur uoce legentium animi et facilius in eos formantur affectus, quos carmina continent. Ac mihi quidem hasce ob causas ex usu fore uidetur adolescentibus quoque eloquentiae studiosis, ut orationes saepe, ita legant ac si pronuntiarent agerentque. Quippe excitatur ingenium actione illa, incalescunt facile motus, aures ad oratorios numeros assuescunt. Tota illa narrandi, confirmandi, urgendi, deplorandi, accusandi ratio clarius eminet, acrius commouet, tenacius haeret (Sacchini, 1615, p. 107-108). 107 À propos de l’utilité de la poésie pour la rhétorique, voir P. Kehrli, « Rhétorique et poésie. Le De Eloquentia sacra et humana (1618) du P. Nicolas Caussin », Travaux de linguistique et de littérature, 14/2 (1976), p. 21-50.

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La Ratio studiorum de 1599 nous apprend que l’élève devait s’exercer à distinguer le style du poète de celui de l’orateur108, et que l’éloquence parfaite « comprend deux matières essentielles, l’écriture en prose et l’écriture poétique (mais entre elles deux, on donnera toujours la première place à la prose) : l’éloquence ne sert pas seulement l’utilité, mais se complaît aussi dans l’élégance »109. De fait, la poésie est essentielle dans l’enseignement de la rhétorique car elle favorise la connaissance de la langue (cognitio linguae)110, notamment dans ses dimensions « euphonique et rythmique »111. En ce sens, la poésie, dont Jouvancy fait ressortir les qualités persuasives112, était envisagée dans le cursus scolaire comme une propédeutique à la rhétorique. Quoi qu’il en soit, poésie et oralité étaient en quelque sorte destinées à se rencontrer dans le parcours des élèves des collèges jésuites : bien piètre serait en effet l’orateur qui ne jouerait pas sur le rythme des phrases et les sons des mots (des apprentissages qui s’acquièrent par la pratique poétique), ou encore l’orateur qui, après avoir rédigé son discours, serait incapable de le lire comme il convient113. Deux écueils qui pouvaient être évités par la lecture à haute voix et la déclamation de la poésie. 108 Ratio studiorum, 1599, Regulae communes professoribus classium inferiorum, 28 (= Ratio studiorum, 1997, § 352). 109 Ratio studiorum, 1599, Regulae professoris rhetoricae, 1. Traduction d’après Ratio studiorum, 1997, § 375. Texte latin : […] (perfecta eloquentia), quae duas facultates maximas, oratoriam et poeticam comprehendit (ex his autem duabus primae semper partes oratoriae tribuantur), nec utilitati solum seruit, sed etiam ornatui indulget. 110 Ratio studiorum, 1599, Regulae professoris humanitatis, 1 [= Ratio studiorum, 1997, § 395]. 111 P. Kehrli, « Rhétorique et poésie », 1976, p. 26. Voir aussi F. de Dainville, L’éducation des jésuites, 1978, p. 173-174. 112 Ratio discendi, cap. II, art. II, § I (= Jouvancy, Magistris scholarum inferiorum, 1711, p. 99) : poesis definiri potest : ars liberalis quae hominum actiones imitatur, ut moribus prosit. Discrepat a rhetorica in eo maxime, quod ratione diuersa utatur ad persuadendum ; nempe propositis exemplis et actionibus, aut honestis quas sequamur, aut prauis quas fugiamus ; nec tantum demittat orationem in aures, uerum etiam oculis quodammodo subiiciat. Denique delectationi plus indulget, quam rhetorica et prodesse delectando nititur : « On peut définir la poésie un art libéral qui imite les actions des hommes pour être utile aux mœurs. Elle diffère sur-tout de la rhétorique, en ce qu’elle emploie d’autres moyens pour persuader, en proposant des exemples et des actions honnêtes à imiter, ou de mauvais à fuir ; et en ce qu’elle ne se contente pas d’adresser ses discours seulement aux oreilles, mais qu’elle les met encore en quelque sorte sous les yeux : enfin, elle accorde plus à l’agrément que la rhétorique et tâche d’être utile en cherchant à plaire » (Maniere d’apprendre et d’enseigner, 1803, p. 110). 113 Soarez, lib. III, cap. 56 (= Soarez, De arte rhetorica, 1575, p. 232) : Sine hac (= sine pronuntiatione) summus orator esse in numero nullo potest, mediocris hac instructus summos saepe superare.

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L AT I N I TAT E S

Dirk S ACRÉ & Tim D ENECKER

THE ACTIO ORATORIS SEU DE GESTU ET VOCE LIBRI DUO (PARIS, 1675) OF THE JESUIT JOANNES LUCAS Pronuntiatio est ex rerum et verborum dignitate vocis et corporis modulatio (Cic., inv. 1, 9).

The work we will present here does not stand at the core of the topic that brings us together today. Indeed, its author, a French Jesuit, is a minor figure in the history of Neo-Latin poetry (he was born in Caudebec-en-Caux near Rouen in 1638, taught rhetoric and theology, became a rector of several French Jesuit communities, and died in Paris in January 1716)1 : Lucas is the author of occasional poetry2 and of one or perhaps several Neo-Latin tragedies (the texts of which are lost)3, and he was involved in the famous debate over the question whether French or Latin should be the language of public inscriptions in France4 ; he has some standing as the editor of the poetic works of 1 See Carlos Sommervogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, I, 5, Bruxelles – Paris, 1894 (= Héverlé), 1960, col. 147-149 ; I, 12, Toulouse, 1911-1930 (= Héverlé, 1960), col. 1140-1141. 2 E.g. Regi ad exercitum ineunte vere proficiscenti ode (Parisiis, ex officina Simonis Benard, 1676), an ode to Louis XIV that was adapted to French verse by Corneille. 3 Anonymous tragedies, but perhaps by Lucas ; only the programmes survive : Regi Agonothetae Catharina Tragoedia (…), Paris, 1672 ; Regi Agonothetae Moses Tragoedia, Paris, 1674 – this tragedy was definitely written by Lucas, as Sommervogel, Bibliothèque, I, 9, Bruxelles-Paris, 1900 (= Héverlé, 1960), col. 614 contends – ; D.O.M. Trebellius Tragoedia (…), Paris, 1675 ; Abimelechus Tragoedia (…), Paris, 1676. 4 See his De monumentis publicis Latine inscribendis oratio. Habita Parisiis, VII Cal. Decemb. anno MDCLXXVI (…), Parisiis, apud Simonem Benard, 1677. See Florence Vuilleumier Laurens & Pierre Laurens, L’Âge de l’inscription. La Rhétorique du monument en Europe du XV e au XVII e siècle, Paris, 2010 (Le Cabinet des images), p. 221-239 ; still useful as well is Fernand Brunot, Histoire de la langue française des origines à nos jours, 5. Le français en France et hors de France au XVII e siècle. Bibliographie établie par Roger Lathuillère, Paris, 1966, p. 10-20.

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his mentor in poetry, François Vavasseur (1605-1681)5. Today, however, we will focus on his didactic poem, first issued in 1675, when he was a teacher of rhetoric (1671-1677) in Paris, at the Jesuit Collège de Clermont (the later Lycée Louis le Grand, probably the most illustrious Jesuit college in France – Voltaire was educated there under Lucas’s successor Charles Porée [1675-1741]) : this Actio oratoris6 is a poem which has barely been explored, and which does not seem to have captivated modern scholars. Not by coincidence, Yasmin Haskell in her book on Jesuit Latin didactic poetry mentioned Lucas’s poem among her Selected Didactic Poems7, but did not consider it interesting enough to deserve a separate chapter. Similarly, there is only a brief mention of our poet in Heinz Hofmann’s article on Neo-Latin didactic poetry and the Aristaeus story ; a footnote on Lucas in Marc Fumaroli’s book on the Age of Eloquence ; and a short reference to the Actio oratoris in Thomas Haye’s study of medieval Latin (not Neo-Latin) didactic poems8. Furthermore, the poem deals primarily with the delivery of oratory, not with the recitation of Latin poetry, and for that reason too seems rather marginal with respect to this conference. Nevertheless, it will be possible, we hope, to adjust some of the preconceived ideas we ourselves had until recently : for this work is actually a poetic product that was read out aloud ; moreover, it was not as unsuccessful, and therefore not as inconsequential, as it may seem at first glance ; and, finally, its contents have to do with reciting Neo-Latin poetry as well. Even in recent literature on the pedagogical culture of early-modern times, the statement is often made that manuals of rhetoric did not pay much attention to the aspect of delivery, the last of the five tasks of the orator, the officia oratoris. This opinion one can still find in Kajanto’s book on Porthan and Classical Scholarship in Finland in the late 5 Francisci Vavassoris e Societate Jesu Multiplex et varia poesis, antea sparsim edita, nunc in unum collecta (…), Parisiis, apud viduam Claudii Thiboust et Petrum Esclassan, 1683. See La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (1620-1730). Présentés, traduits et annotés par Andrée Thill. Notices biographiques et bibliographiques par Gilles Banderier. Préface de Marc Fumaroli, Genève, 1999, p. 147-157 (Travaux du Grand Siècle, 14) (p. 148). 6 Seu de gestu et voce libri duo. Autore Ioanne Lucas Societatis Jesu Sacerdote, Parisiis, apud Simonem Benard, 1675. 7 Yasmin A. Haskell, Loyola’s Bees. Ideology and Industry in Jesuit Latin Didactic Poetry, Oxford, 2003 (British Academy Postdoctoral Fellowship Monographs), p. 330. 8 Heinz Hofmann, « Aristaeus und seine Nachfolger : Bemerkungen zur Rezeption des Aristaeus-Epyllions in der neulateinischen Lehrdichtung », Humanistica Lovaniensia, 52 (2003), p. 343-398 (p. 389-390) ; Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et ‘ res literaria’ de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, 2002 (Titre courant, 24), p. 417 ; Thomas Haye, Das lateinische Lehrgedicht im Mittelalter. Analyse einer Gattung, Leiden – New York – Köln, 1997 (Mittellateinische Studien und Texte, 22), p. 395-396.

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eighteenth century, or in Massé’s article on Canadian eloquence in the early eighteenth century9. But is it true ? Recent research by such scholars as Fumaroli and Knox10, and a glance at some books about rhetoric suggest, on the contrary, a steadily growing interest in the aspect of delivery from the early sixteenth century11 until the end of the eighteenth century at least12, and hint at the fact that in practice the actio was not forgotten at all : until, let us say, the suppression of the Society of Jesus or the end of the Ancien Régime, much attention was paid to this aspect of rhetoric, which therefore was developed quite systematically. When one reads Francesco Grimaldi’s (c. 1680-1740) eighteenthcentury Neo-Latin poem on the life of a gentleman (De vita urbana), especially book four, where he discusses the gestures and comportment of an urbane person, one will find observations coming very close to, 9 Iiro Kajanto, Porthan and Classical Scholarship. A Study of Classical Influences in Eighteenth Century Finland, Helsinki, 1984 (Annales Academiae scientiarum Fennicae), p. 74-87 (« Porthan’s doctrine of rhetoric ») ; Stéphanie Massé, « De l’actio oratoria à la tribune de l’orateur canadien (1793-1840) », Tangence, 72 (2003), p. 11-25. 10 Marc Fumaroli (ed.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne 1450-1950, Paris, 1999, which contains i.a. Pierre Laurens, « Entre la poursuite de débat sur le style et le couronnement de la théorie de l’’actio’ : Vossius et le réaménagement de l’édifice rhétorique (1600-1625) » (p. 499-516) and Philippe-Joseph Salazar, « La voix au XVII e siècle » (p. 787-821) ; Dilwyn Knox, « Ideas on Gesture and Universal Languages, c. 1550-1650 », in New Perspectives on Renaissance Thought. Essays in the History of Science, Education and Philosophy in Memory of Charles B. Schmitt, ed. John Henry & Sarah Hutton, London, 1990, p. 101-136 ; Id., « Gesture and Comportment : Diversity and Unity », in Cultural Exchange in Early Modern Europe, IV. Forging European Identities. With an Introductory Essay by B. Roeck, ed. Herman Roodenburg, Cambridge, 2007, p. 289-307. – See also Julia Hauser, « Bewegtes Leben – Körpertechniken in der Frühen Neuzeit », Wolfenbütteler Bibliotheks-Informationen, 32-33 (2007-2008 [2010]), p. 29-34. 11 So not from the seventeenth century, as e.g. George A. Kennedy, Classical Rhetoric and its Christian and Secular Tradition from Ancient to Modern Times, Chapel Hill, 1980, p. 228 states. 12 Some eighteenth-century examples are Josephi Juvencii Ratio discendi et docendi [from 1703], Parisiis, 1809, p. 68-72 (see also Édith Flamarion, Théâtre jésuite néo-latin et antiquité. Sur le Brutus de Charles Porée (1708), Rome, 2002 [Collection de l’École Française de Rome, 301], p. 136-141) ; Feofan Prokopovic, De arte rhetorica libri X, Kijoviae 1706, ed. Renate Lachmann, Köln – Wien, 1982 (Rhetorica Slavica, 27/II), p. 458-463 ; Franciscus Lang [1654-1725], Dissertatio de actione scenica, cum figuris eandem explicantibus (…) (Monachii, 1727). Abhandlung über die Schauspielkunst. Übersetzt und herausgegeben von Alexander Rudin, Bern – München, 1975 (Deutsche Barock-Literatur), p. 18-62 (on Lang, see Thomas Erlach, Unterhaltung und Belehrung im Jesuitentheater um 1700. Untersuchungen zu Musik, Text und Kontext ausgewählter Stücke, Essen, 2006 [Musikwissenschaft/Musikpädagogik in der Blauen Eule, 73], p. 65-78) ; Carolus Gustavus Argillander, « De pronuntiatione oratoria I & II » [1781-1782] ; and Zacharias Cygnaeus, « De actione oratoria » [1784], in Henrici Gabrielis Porthan Opera omnia, ed. Porthan-Seura, I, Turku, 1939, p. 279-294, 295-308, 359-384.

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and arranged in the same order as, the rules on oratorical actio13. Now, this attentiveness to actio in early modern Europe is in sharp contrast with the neglect of it in Heinrich Lausberg’s classic manual, Handbuch der literarischen Rhetorik14 ; actually, the ancients’ rather limited attention to oratorical delivery might well have led to the supposition that the humanists and their heirs did not care much about it either. Admittedly, Renaissance and post-humanist publications on the actio relied mainly upon the Auctor ad Herennium, Cicero and especially Quintilian, whose observations were copied time and again. But, particularly since the sixteenth century with its explosive increase of antiquarian studies, there did develop a class of specialist monographs on the subject, in which the Jesuits especially took part. This should not come as a surprise, since oratory and the delivery of speeches (or sermons and homilies) and of other Neo-Latin texts was, so to speak, the cornerstone of the Jesuit educational system15. Whoever has skimmed through their Ratio studiorum, will have noticed the importance it gives to memoria (the fourth task of the orator) and to actio, and will have observed the many occasions on which, during weekday lessons, and during the week-ends, the holidays, the exams, or at table, or in the different academies attached to gymnasia, students had to recite classical and Neo-Latin poetry and oratory by heart, or to listen to eloquent sermons on selected Bible passages, etc. ; the students of the final year would have to write and deliver at least one speech every month in the presence of their classmates and of the humanitas-class, and perform re13 See Francisci Grimaldi Societatis Jesu De vita urbana libri quinque, Romae, typis Antonii de Rubeis, 1725 ; on this poet and his poem, see Haskell, Loyola’s Bees, p. 272-286 and passim. 14 Heinrich Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik. Eine Grundlegung der Literaturwissenschaft, München, 1960, p. 527. In recent decades, however, classicists have been studying the topic in more depth : see e.g. Fritz Graf, « Gestures and Conventions : the Gestures of Roman Actors and Orators », in A Cultural History of Gesture. From Antiquity to the Present Day, ed. Jan Bremmer & Herman Roodenburg, Cambridge, 1991, p. 36-58 ; Gregory S. Aldrete, Gestures and Acclamations in Ancient Rome, BaltimoreLondon, 1999 ; Elaine Fantham, « Orator and/et actor », in Greek and Roman Actors. Aspects of an Ancient Profession, ed. Patricia E. Easterling – Edith Hall, Cambridge, 2004, p. 362-376 ; Françoise Desbordes, Scripta varia. Rhétorique antique & Littérature latine, ed. Geneviève Clerico & Jean Soubiran, Louvain – Paris – Dudley, 2006 (Bibliothèque d’Études Classiques, 48), p. 129-147 (« L’orateur et l’acteur ») ; Jon Hall, « Oratorical Delivery and the Emotions : Theory and Practice », in A Companion to Roman Rhetoric, ed. William Dominik & Jon Hall, Oxford, 2007 (Blackwell Companions to the Ancient World), p. 218-234. 15 Other religious orders that were also active in the field of teaching followed. See e.g. the Benedictine Andreas Valaderius (1565-1638) and his Partitiones oratoriae seu de oratore perfecto (…), Parisiis, P. Chevalier, 1621, p. 695-713.

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gularly in the college’s hall ; in the academies, they would deliver poetry or speeches, both memoriter and ex tempore, as the Ratio says, not to mention the declaiming of emblematical verses and the modest dramatic performances, without scenic apparatus, of dialogues, eclogues, dramatic scenes, on the one hand, and the full dramatic performances on the other ; to some degree, the junior classes would also participate in these activities16. No wonder, then, that the most popular manual of rhetoric used in the Jesuit schools, Cyprianus Soarez’s (1524-1593) systematic De arte rhetorica libri tres17, the first edition of which dates back to around 1560, devoted almost twenty out of its hundred and ninety pages to rhetorical action, listing many particular rules on the use of the voice and specific gestures taken from the classical sources we mentioned above. The subject was then fine-tuned and completed by two French Jesuits : the first was Louis de Cressolles (1568-1634), whose 1620 Vacationes autumnales18 is an impressive work, if you look at the amount of material the author has drawn on, and the number of detailed questions he addresses. But although it is presented as a dialogue, the genre in which Varro had composed his Res rusticae, it is a rather dull work from a literary point of view, and with its more than seven hundred pages is much too long, both for youngsters with rhetorical aspirations and for modern readers ; the often amusing digressions about preachers and their erroneous conduct on the pulpit – similar amusing anecdotes one also finds in Erasmus’s Ecclesiastes – cannot make up for that. The second was Nicolaus Caussin (15831651), whose ninth book De eloquentia sacra et humana, is a lengthy, but excellent, and above all influential summary of the most important rules concerning delivery of speeches19. Caussin was influenced by Cresollius’s work, as he himself acknowledged – at least in one of the later

16 Cp. Ratio studiorum. Plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de Jésus. Édition bilingue latin-français. Présentée par Adrien Demoustier et Dominique Julia. Traduite par Léone Albrieux et Dolorès Pralon-Julia. Annotée et commentée par MarieMadeleine Compère, Paris, 1997, p. 92, 93, 112, 140, 142, etc. 17 Ex Aristotele, Cicerone et Quintiliano praecipuè deprompti, Antverpiae, apud Mich. Cnobarum, 1691, p. 173-190. 18 Ludovicus Cresollius, Vacationes autumnales sive de perfecta oratoris actione et pronunciatione libri III. In quibus è scriptorum elegantium monumentis, gestuum & vocum rationes non indocta copia & varietate explicantur, & vitia in agendo notantur (…), Lutetiae Parisiorum, ex officina Nivelliana, sumptibus Sebastiani Cramoisy, 1620. 19 We used the seventh edition (the first one came out around 1620) : Nicolai Caussini Trecensis (…) De eloquentia sacra et humana, libri XVI, Lugduni, sumptibus Petri Rigaud, 1651, p. 556-576.

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editions of his book20. It is reasonable to assume that Joannes Lucas was well acquainted with these two works, and, difficult as it may seem to identify particular sources in works of this kind, containing mostly the same precepts, there are some indications that Lucas did indeed work with Caussin and above all with de Cressolles (Marc Fumaroli succinctly states that Lucas’s poem was an arid summary of Cressolles21) but it seems reasonable to assume that Lucas used Soarez and Caussin as well, two classics in the genre and very popular in Jesuit schools. In any case, for these two Jesuits, Cressolles and Caussin, the way had been paved by sixteenth-century scholars, such as Erasmus in his extremely interesting Ecclesiastes sive concionator evangelicus, 1535, containing some twenty folio pages on the actio22, and the Libellus et Quaestiones de Pronunciatione (Strasbourg, 1561) of the German humanist Iodocus Willichius (1501-1552), who was a friend of Melanchthon23. These works 20 Caussinus, De eloquentia, p. 576 : Qui plura volet, legat eruditissimum librum Ludovici Cresolli e Societate nostra, qui actionem oratoriam accurate prosecutus est. 21 Marc Fumaroli, « Le Corps éloquent : une somme d’actio et pronuntiatio rhetorica au XVII e siècle, les Vacationes autumnales du P. Louis de Cressolles (1620) », XVII e siècle, 33 (1981), p. 237-264 (esp. p. 246-247), where he criticizes Lucas’s schoolish method without touching on the fact that the poem was actually meant for school use. Cp. also Fumaroli, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, 1996 (Histoire des idées et critique littéraire, 277), p. 425-426, where he labels Lucas’s poem as a tedious work. On Cressolles’s treatise, see also Kennedy, Classical Rhetoric, p. 228-229 ; Fumaroli, L’âge de l’éloquence, p. 299-326 ; id., « Aspects de l’humanisme jésuite au début du XVII e siècle », Revue des sciences humaines, 158 (1975), p. 247-293 ; Christian Mouchel, Cicéron et Sénèque dans la rhétorique de la Renaissance, Marburg, 1990 (Ars Rhetorica, 3), p. 297315 ; Alfred S. Golding, « ‘Nature as Symbolic Behavior’ : Cresol’s Autumn Vacations and Early Baroque Acting Technique », Renaissance and Reformation, 10 (1986), p. 147-157 ; Sophie Conte, « L’héritage de Quintilien à la Renaissance : la fortune du chapitre sur l’actio et son accomplissement dans les Vacationes autumnales de Louis de Cressolles », in Quintiliano : historia y actualidad de la retórica. Actas del Congreso Internacional « Quintiliano : historia y actualidad de la retórica : XIX Centenario de la Institutio oratoria », ed. Tomás Albaladejo, Emilio del Río & José Antonio Caballero, Logroño, 1998 (Quintiliano de retórica y comunicación, 2), p. 1219-1228 ; Ead., « Louis de Cressolles : le savoir au service de l’action oratoire », Dix-septième siècle, 237 (2007), p. 653-667. – On this Jesuit and his works, see also Laurent Pernot, « Cressolles (Louis de) », in Centuriae Latinae. Cent une figures humanistes de la Renaissance aux Lumières offertes à Jacques Chomarat, ed. Colette Nativel, Genève, 1997 (Travaux d’Humanisme et Renaissance, 314), p. 295-298. 22 D. Erasmus, « Ecclesiastes sive concionator evangelicus » [1535], in Desiderii Erasmi Roterodami Opera omnia (…), V, Lugduni Batavorum, 1704 (= Hildesheim, 1962), col. 767-1100 ; Ecclesiastes, in Opera omnia Desiderii Erasmi Roterodami recognita et adnotatione critica instructa notisque illustrata, ed. Jacques Chomarat, V, 4-5, Amsterdam, etc., 1991-1994, 2 vol. 23 Erotemata in rhetoricen ad Alexandrum, quae hodie Aristoteli vulgo adscribitur, latinè in Academia Francophordiana olim à D. Iodoco Willichio dicendi studiosis proposita, nuncq. primùm in lucem edita. Eiusdem Iodoci Willichii Erotematum Rhetoricorum liber

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confront us with some specific issues and problems, touched upon by these authors themselves and not always solved in the same way, such as, firstly, the analogies between the rules of decent behaviour and decent oratorical delivery (there is a good deal of similarity between what one reads in Erasmus’s De civilitate morum puerilium24 and what one finds in our type of treatises about the uses of the voice, gestures and general appearance)25 ; secondly, the analogies between the way speeches should be delivered and the way sermons should be preached (what Erasmus says in the Ecclesiastes about the actio in the case of the sermon, for instance, corresponds largely to Cicero’s and Quintilian’s observations on classicizing orationes, though the humanist from Rotterdam is highly conscious of the differences in public, aims and contents of both types of eloquence26) ; thirdly, the similarities and differences between the oral delivery of oratory on the one hand, and poetical and dramatical performances on the other ; to what degree, one may ask, did our NeoLatin writers take into account the influence of ancient histrionics on the oratorical delivery of prose, and to what extent did they respect the differences, stressed by the ancient authors, between the two genres ; finally, how to cope with aspects of ancient practice that have become obsolete or even unknown, with the emergence of new habits, and with the differences in space and time affecting the uses of the voice, of gestures and bodily comportment ? All in all, we may safely assume that the problem of the actio was more than just a marginal one with limited importance, and we know that it was dealt with by several Neo-Latin (not to mention vernacular) authors. Therefore, Lucas’s poem, too, might have enjoyed a larger unus, nunquam anteà excusus. Item, Libellus & Quaestiones de Pronunciatione Rhetorica, Argentorati, apud Paulum Machaeropoeum, 1561, p. 234-302. 24 Cp. La civilité puerile d’Érasme de Rotterdam. Traduction, édition et introduction par Franz Bierlaire, Bruxelles, 1999 (Notulae Erasmianae, III). This work was versified for school use by Franciscus Haemus (1521-1585), a Latin poet from Lille who was active in Kortrijk, Flanders : see Poemata Francisci Haemi Insulani, iam tertiò in lucem edita, Cortraci, apud Ioannem van Ghemmert, 1630, p. 232-257, and Dirk Sacré, « Erasmus versificatus sive De civilitate morum puerilium libellus a Francisco Haemo in disticha elegiaca conversus » (in preparation). – Cp. also Francesco Grimaldi (1680-1740) and his didactic poem De vita urbana libri V, Rome, 1725, book IV (on this poem, see Haskell, Loyola’s Bees, p. 272-286). 25 See on these similarities Toon Van Houdt, « Word Histories, and Beyond : Towards a Conceptualization of Fraud and Deceit in Early Modern Times », in On the Edge of Truth and Honesty. Principles and Strategies of Fraud and Deceit in the Early Modern Period, ed. Toon Van Houdt, Jan L. de Jong, Zoran Kwak, Marijke Spies & Marc Van Vaeck, Leiden – Boston, 2002 (Intersections, 2), p. 1-32 (p. 17-23). 26 See Jacques Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Érasme, Paris, 1981 (Les Classiques de l’Humanisme), II, p. 1053-1155.

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audience than we initially assumed. Indeed, an initial survey reveals that the text of the poem was issued more often than the Bibliothèque de la Compagnie de Jésus leads one to believe27. Apart from the first edition, Sommervogel mentions its inclusion in two widely read anthologies of Neo-Latin didactic poetry written predominantly by Jesuits, the Poemata didascalica in their first edition by François Oudin, Paris, 1749, and in the second, enlarged edition by Oudin and Joseph Olivet, Paris, 1813 ; furthermore, Sommervogel refers to abbé Dinouart’s Eloquence du corps, ou sur l’action du prédicateur, the second edition of which, Paris, 1761, also includes the text of Lucas. To these editions one should now add the incorporation of substantial parts of the poem in Gilbert Austin’s Chironomia, or a treatise on rhetorical delivery, London, 1806, and the insertion of a fragment taken from the second book into the appealing and probably widely used Leçons latines modernes de littérature et de morale, ou Recueil, en prose et en vers, des plus beaux morceaux des Auteurs les plus estimés qui ont écrit en cette langue depuis la renaissance des Lettres, by Noël and De la Place, II (Paris, 1836, second ed.), p. 510-511. Moreover, it has been established that Lucas’s poem was used in the Jesuit Seminar of Québec as late as in the last quarter of the eighteenth century, as a kind of illustration in a course on Rhetoric by Father Bailly de Messein devoting much attention to the actio28. It also influenced eighteenth-century elocutionary doctrine in England29. Now, apart from the first publication (1675) and the reprint in Dinouart’s Éloquence du corps (1761), none of these reissues was adorned with the paratexts and the notes to the poem. Thus a fundamental key to its interpretation was lost. For the poem has some peculiar characteristics (it is written in a plain style, has few episodes, is relatively short, is interspersed with jokes, and has footnotes referring to the classical sources used by the poet), features having to do with the public at which it was aimed and the circumstances in which the poem was originally used. About these issues, the dedication and the preface “To the reader” give us some information. The poem was indeed written primarily for the classroom, and not for the general cultivated reader, for experts in the field or, as so many Jesuit didactic poems were, for 27

See note 1. See Marc André Bernier, « La conquête de l’éloquence au Québec. La Rhetorica in Seminario Quebecensi (1774) de Charles-François Bailly de Messein », Voix et images, 22 (1997), p. 582-598 ; Massé, « De l’actio oratoria », p. 19. Massé, however, mistakenly believes that Lucas’s poem dates from 1761. 29 See Wilbur Samuel Howell, Eighteenth-Century British Logic and Rhetoric, Princeton, 1971, p. 162 and 251-256. 28

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Jesuit colleagues. The preface to the reader is quite clear about this, though it also displays a topos of modestia : the poet states that the work was not meant for publication, but had been read aloud some two years earlier (lucubratio… recitata publice)30 ; and that a new crop of students has requested its publication, although it was not meant for a general audience, but for the students of eloquence, that is for the highest class of the humanities : Quae proxime superioribus annis duobus de gestu et voce poemata scripsimus, erat tum cum scribebamus animus premere neque umquam edere in lucem. Cum enim haec propter studiosos eloquentiae adolescentes inchoata et perfecta lucubratio esset, satis magnum operae pretium tulisse putabamus, quod recitata publice tantum iis utilitatis attulisset, quantum ipsi percepisse se profitebantur31.

So we are dealing with a poem that was actually read out aloud, and we can imagine that during the recitation, which must have taken place at intervals, Lucas illustrated ‘la leçon par l’exemple’, emphasizing by his own gestures, facial and bodily expressions and use of the voice the points his verses were trying to convey ; moreover it is perfectly possible that he expanded on fragments of the poem in his classroom, adding further observations and precepts in the course of his lessons – the fact that he now had a printed booklet to offer to his pupils released him from dictating it to them32 and gave him extra time. Once the decision to have the poem published was taken, the work was dedicated to a German prince-bishop, Ferdinand von Fürstenberg (16261683), an important Latin poet himself : he had been a collaborator of Pope Alexander VII Chigi (1599-1667), had rewritten this pope’s Latin verse, and enjoyed international status as a patron of Neo-Latin poetry ; he stood in contact with other French Latin poets, more famous ones than Lucas himself, such as Jean-Baptiste Santeul (16301697), René Rapin (1621-1687) and Jean Commire (1625-1702) ; for Lucas, however, this was the first occasion on which he addressed himself to the prince-bishop33. As a Latin poet (Lucas contended) 30 Lucas, Actio, p. [9]. We always refer to the editio princeps of the poem ; numbers of pages between brackets refer to the unnumbered pages of the preliminary matter. 31 Lucas, Actio, p. [9]. 32 Cp. Lucas, Actio, p. [9] : when the pupils asked to have the text at their disposal, studiosorum adolescentum postulatis hoc acquievimus libentius, quod ita levabamur eo labore qui singulis annis pro ratione muneris denuo suscipiendus esset, eadem viva ut aiunt voce inculcandi. 33 On Fürstenberg, see above all Helmut Lahrkamp, « Ferdinand von Fürstenberg in seiner Bedeutung für die zeitgenössische Geschichtsforschung und Literatur », West-

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Fürstenberg was aware of the difficulty of the treatment of this particular, technical subject in Latin verse34 – Lucas claimed, and had the right to claim, that he was the first to do so35 – ; and as a princebishop he must have been for the poet a model of the facundia professed in the poem (here one already notices that we are shifting from oratory to sacred eloquence)36. Anyhow, our poem was a work recited in the classroom and meant first and foremost for the students of the classis rhetoricae. That is why, firstly, the poem is written in plain and easy verse (Lucas himself mentioned his facili comprendere versu)37 ; secondly, why it contains relatively few elaborate digressions or episodes, if one compares it with the bulk of didactic poems of the period, and why, in this clearly sachbezogen type of poem, these digressions do not move too far away from the topics dealt with ; thirdly, why notes have been added, explaining some quite obvious concepts and names, such as andabatae38, academia39, or even Roscius, the well-known actor40 ; in the fourth place, why the notes refer solely to classical sources and (with very few exceptions) not to the Neo-Latin filters through which the poet will also have learnt the relevant sources, such as Soarez, Cressolles41 and Causfälische Zeitschrift, 101-102 (1953), p. 301-400 ; Jörg Ernesti, Ferdinand von Fürstenberg (1626-1683). Geistiges Profil eines barocken Fürstbischofs, Paderborn, 2004 (Studien und Quellen zur Westfälischen Geschichte, 51). Lucas had not met Fürstenberg nor written to him before : Lucas, Actio, p. [2] : necdum tibi cognitus. 34 Lucas, Actio, p. [5] : cum mihi conscius essem nisi operose vocem poeticis pingi coloribus et gestum exprimi oratione numeris astricta non posse. 35 Lucas, Actio, p. 2 : Hactenus at nemo tentavit carmine partem / quam sequimur ; placet haud tritos insistere calles (so, in this case this is not an unrealistic Lucretian topos) ; p. 47 : Et me quando tenet non illaudata cupido / prima rudimenta et nondum sermone soluto / quae comprensa satis, facili comprendere versu. With Lucas’s poem, a new subgenre in didactic poetry came to being, dealing with rhetorical and poetical instruction in the vein of Virgil’s Georgics rather than Horace’s Ars poetica. 36 Furthermore, our poet manages to praise Guillaume de Lamoignon (1617-1677), since 1658 ‘premier président du parlement de Paris’ (p. 26 ; not La Moine, as some have written) ; and at the end of the poem Louis XIV, Marshall Turenne (1611-1676) and Louis II de Bourbon, prince of Condé (1621-1686). 37 Lucas, Actio, p. 47. 38 Lucas, Actio, p. 4, note 1. 39 Lucas, Actio, p. 33, note 2. 40 Lucas, Actio, p. 43, note 1. 41 A modern reader, however, might wonder why the poet did not even mention Cresollius’s name in the paratexts. The preface to the reader even suggests that Lucas drew directly, not to say solely, upon classical sources : Porro ne mirare additas certis locis interpretationes & notas. (…) cur ita fieret, duae omnino causae fuerunt. Prima causa est ut pateret omnibus, quid praeceptionum quo ex fonte hausissemus : par enim fuit didaskalikon poema inniti auctoritate veterum (Lucas, Actio, p. [10]).

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sin : this was irrelevant information for the students (and might have affected his claim to originality) Et me quando tenet non illaudata cupido prima rudimenta et nondum sermone soluto quae comprensa satis, facili comprendere versu42,

and conveyed the idea of the poet relying only upon the best sources of all, the classical authors ; in the fifth place, why there are occasional references to the Jesuit gymnasium and to the Paris environment, for instance to an equestrian statue of king Henri le Grand († 1610) near Pont-Neuf 43 ; finally, the quick movement or progression of the poem (though it seems to us that the poet is less to the point in the second book, which deals de voce, where his materials were less abundant, but where he nevertheless tried to redress the balance and to make the book as long as the first one, which treats de gestu), and especially why the use of humour is so prominent as a means to ensure that the students would keep their minds on the poem (and on the lesson). This humour, which is a distinctive and attractive mark of this didactic poem44, consists in the occasional witty transposition of well-known Roman verses (a technique we cannot discuss here), and more often in the depiction of concrete examples of uncivilized or bad comportment on the part of orators – where the poet could have recourse to similar humorous insertions in the works of Erasmus or Cressolles. The wit is now and then schoolmasterly and adapted to a young audience. Thus, the orator is enjoined not to open his mouth too wide : Hos videas largo dentes ostendere rictu atque ad tonsillas luctantem promere linguam et fauces laxare et sesquipedalis apertum ostentare gulae cunctis metuentibus antrum. Scilicet hoc metuam (nec vana est causa timoris), ne declamator patulo me devoret ore dum nimis expasso distendit verba palato45.

42

Lucas, Actio, p. 47. Lucas, Actio, p. 9 (with note 2). 44 Though it is well attested in prose treatises on the actio or on good manners. 45 Lucas, Actio, p. 5. – Cp. also Lucas, Actio, p. 3 : Dicentem tollere vidi / alternatim humeros grandes, sic ut sibi numquam / alterutram non occuleret male providus aurem, / credo equidem, ne se ridentis sibila vulgi / auribus hauriret geminis. Deformius isto / illius at vitium est, qui circulat et levis omnes / assidue in partes volvit caput irrequietum, / qualis in excelsa quae stat versatilis aede / bratteola, aurarum et mutati nuntia venti. 43

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In this fragment you might also note the easiness of the style, the mock epic parenthesis and the numerous repetitions facilitating the youngsters’ understanding and perception of the verses : what he says in seven lines could be reduced to three or four. A similar joke we find when the poet criticizes those orators who occupy a place on the tribunal (or stage) and do not move an inch during their performances ; he compares them to a kind of birds, apodes, quia careant usu pedum (Pliny, nat., 10, 114) : Ille quidem ante alios peccat vitiosior omnes qui primo ingressu partem quamcumque theatri institerit, plantis premit usque tenacibus, illinc non prius avelli patiens quam “Plaudite !” cantor dixerit. Hunc credas apodum de gente creatum : sic mandata animo quae carmina stans gradu in uno deproperat […]46

Here too, the didactic attitude of the poet makes him dwell at length, for clarity’s sake, on a bad comportment47. In almost all treatises dealing with the actio (and with good manners in general) examples of misconduct were described in order to make the audience or readership laugh at their own inept behavior and to implant the importance of right gestures and manners. Other humorous insertions are a bit more elaborate. Of this kind is the little scene depicting an ancient rhetorician who never spoke, but always sang. He would sing when he let his friends into his house, reproved a slave, or spoke to his cat ; the example of misconduct is narrated in great detail, with some witty anaphoras (p. 25) leading to a most hilarious climax – the scene proves that Lucas’s poem is not confined to an arid enumeration of precepts and interdictions : Ut qui Palladiis cantor memoratur Athenis insanisse adeo nimia prurigine cantus, […] ut iussus quamvis, quamvis oratus amice, a cantu numquam cessaret, at omnibus idem omnia cantando quae vellet cumque referret. nec iam aliter quam cantando sibi poscere vestes mane novo puerum ; dum mensae accumbitur, escas ; pallia, dum prodire iuvat ; dum ludere, talos ; dum quidvis aliud, quam cantibus ille soleret. cantibus uxori primos narrabat amores, 46 47

Lucas, Actio, p. 20-21. For the identification of oratorical delivery with dramatical performance, see infra.

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Cantibus astantes fingebat ad omnia natos, cantibus assurgens intro ducebat amicos, cantu quin etiam erranti convicia servo, cantu delicias lascivo dicere feli suetus erat. Media demum vel in urbe foroque quae secreta forent, quae publica, quae nova, primis et quae gesta annis, dicenda tacendaque cuncta (quidquid tu contra precibusve minisve moveres) assiduo fessas cantu mittebat in aures48.

We are inclined to consider this a personal insertion by Lucas, based on Quintilian’s (11, 3, 57-60) observation that the school declamations of his days contained too much chant49. Thus, too, the digression on a Paris professor with excessive body language and immoderate gestures, who walked back and forth while perorating and was admired by a turba adulantum ; one person remarks ironically : Ille mihi ante alios manuumque pedumque videtur egregius quem vos uno fecistis, amici, insignem ingenio : cursor namque optimus hic est, qui leucas plus sex scamno decurrit in uno, quattuor aut quinque, ut summum, dum disputat horas50.

This is clearly an adaptation from Quintilian 11, 3, 126, a famous passage repeated time and again from the Renaissance onwards51 about an orator who was asked by a colleague quot milia passuum declamasset52. And the anecdote about an orator stamping his feet all the time reminds us of a similar story in Cressolles in which Lucas might have found his inspiration : Est qui sublimis tabulata per ardua scaenae dum graditur, pede prosubigit suppostaque tigna impositosque asses. Est tantum pondus in illo, ut pulsu tremefacta pedum proscaenia nutent53.

48

Lucas, Actio, p. 24-25. Cp. also Caussin, De eloquentia, p. 560-561 ; Cresollius, Vacationes, p. 487-490 (Versuum olim recitatio cum cantu, quae canendi consuetudo a schola migravit in forum. Oratorum cantus irrisus. Obest affectibus generandis). None of these authors, however, proposed such an elaborate example of bad behavior as Lucas did. 50 Lucas, Actio, p. 17. 51 Cp. e.g. Cresollius, Vacationes, p. 383. 52 It recurs in Lucas, Actio, p. 22-23, where the poet criticizes the habit of pacing the floor with long and heavy steps : bina giganteo declamans milia passu / dum paucos recitat versus. 53 Lucas, Actio, p. 22. 49

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Non ita pridem fuit Lutetiae Parisiorum Ecclesiastes (…). (…) qui pulpita omnia mirifica pedum supplosione diffringit. (…) Itaque aeditui rem providentes imo in suggestu duplicem contignationem aut solito longe robustiorem deinceps ponebant54.

Exaggeration is a means of humor where the poet illustrates the consequences of speaking too loud in a small room or alludes to the unpleasant cracking of a shouting voice : […] stulta dulcedine captus quinque pedes latam vexat Pescennius aedem clamator. Vitrum, quod commissura revulsum plumbea destituit, iam dissilit. Ecce fenestra dat ventis aditus. Illac subit aspera ravis55. Nam supra vires dat vox intenta pipitum qualem cristato gallina admorsa marito dat corte in trepida. Quid tantum exulcerat aures quam ferus elisae fatuo luctamine vocis tinnitus stridorve ?56

The detailed dietary rules for the health of the voice, too, make the modern reader smile, but were most probably meant seriously, though not every teacher was convinced these were helpful. One should avoid eating figs, Lucas states, adducing for this some obscure ancient authorities (Actio, p. 56, note 1), and nuts as well. Actually, the poet borrowed his advice most probably from Cresollius, since his notes are now and then almost literally taken from the latter’s treatise57. There is only one example where our (French !) poet seems to give a personal advice : a speaker should abstain from eating cheese, since it obstructs the windpipe : Nec minus et ficum fugito. Laudata Minervae illa licet, visco fauces oblimat inerti. 54

Cresollius, Vacationes, p. 379. Lucas, Actio, p. 38. 56 Lucas, Actio, p. 39. 57 Cresollius, Vacationes, p. 516-528 (« De voce tuenda ; alia quaedam alendae vocis adiumenta »). Cp. e.g. p. 517 : Scribit autem Demetrius Scepsius Annalium opifex [in the margin : ‘Athen. l. 3, Coel. l. 19’], eos qui ficus non ederent, euphonous genesthai, esse vocaliores. Itaque Hegesianacta civem Alexandrinum memorant, cum initio rerum omnium inopia premeretur, eximium tragoediarum actorem et histrionem evasisse, kai euèchon, et voce nimium quantum sonora, quod per annos fere octodecim ficum non gustasset with Lucas, Actio, p. 56, note 1 : Scribit Demetrius Scepsius qui ficus non comederent euphonous genesthai : Athen. l. 4. Hegesianacta eximium actorem et euèchon factum, quod per annos octodecim ficum non gustasset. 55

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Qualiter et mensae non ultima cura secundae caseus. Hunc igitur, quantumvis cetera largus convivae saturo manibus dispensat avaris ipse pater cenae, tamen unus parcior esto ante alios, si vocis honos, si gloria tangit. Lactis mollitiem tepefacta coagula durant caseus ut fiat ; cupide dum caseus estur, sensim obducta riget concreto arteria lacte quaeque animae quaeque est primae data semita voci58.

Fundamentally, Lucas is very systematic in his poetic treatise, as a teacher should be. His work was an exercise in condensing ancient and modern sources, in making a choice59 of relevant advice while putting in enough detail to avoid flatness and boredom. Contrary to Cicero, who mixes voice and gesture, and to Quintilian, Erasmus, Willichius, Soarez, Valladerius, and Caussin, who all deal with the voice before turning to gesture, he first describes suitable gestures and body language, and then turns to the use of the voice : this is another indication that he was inspired essentially by Cressolles, who had followed an identical, but as far as we can see rather exceptional, order. In the book on gestures, Lucas follows a natural order, starting with the head and ending with the feet. The head should be held steadily upright ; it should not lean on a shoulder, make nervous movements or bend forwards ; it should not be rigid, but may turn to emphasize a point, if the context requires it. One should not bite one’s lips, wrinkle up one’s nose, raise one’s eyebrows, keep one’s eyes shut (a vice of speakers trying to remember their words), pick one’s ears or the back of one’s head, inflate one’s cheeks, tap one’s forehead, open one’s mouth or throat too far, protrude one’s tongue, yell all the time, alter the natural position of the lips, squint out of the corner of one’s eye, or speak with a wide-eyed or furious look. The eyes, however, and facial expressions are of primary importance for conveying a certain emotion or social position to the audience. Almost as important is the correct and varied use of gesture. Here, the hands play a major rôle60. Lucas first addresses gestures of 58 Lucas, Actio, p. 56. – Lucas inserts a digression of 10 lines (Actio, p. 55) on Nero, who would now and then eat only chives (porrum) to the benefit of his voice ; the poet took the anecdote from Cresollius, Vacationes, p. 519. 59 Cp. such expressions as quae paucis deinde monebo and Cetera de genere hoc, dum me calor entheus urget, / (…) / possem equidem memorare, modum sed forte requires (Actio, p. 11 and 20). Besides, Lucas eliminated some questions he considered too distantly related to the actio : unlike such authors as Willichius, Caussin and Cressolles, he did not pay any attention to dress codes. 60 As often, Lucas expresses the idea through paradox and pun (on infans and parens) : (…) linguam manus adiuvat, infans / illa licet, licet ista parens sit vocis (Actio, p. 11).

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both hands, then those of the right hand, and finally those of the left one ; he explains how particular gestures express an emotion or attitude (e.g. keeping both the palms of both hands upwards without moving them is the typical attitude of a person imploring God’s help). The right hand plays the leading part and uses expressive gestures ; to give but two examples, it is a mark of respect to move the palm slowly from the lips toward the ground, whereas a palm outward turned expresses rejection61. The fingers, too, can help to clarify a point, since e.g. the forefinger can indicate a person whom the orator would otherwise have to describe at length62. Movements of the hand or the fingers should not precede or follow the message conveyed in words, but coincide with it. A number of admonitions follow, having to do with avoiding excess : the hand should not be raised too high nor lowered too far ; it is out of the question to strike the pulpit ; neither fingers nor arms should be spread too wide ; one should not make quick and nervous movements with the individual fingers63. The rest of the body should display decorum : youngsters should not recite while leaning over as if they were decrepit seniors ; they should walk elegantly and avoid standing stock-still all the time. For the feet, too, a set of rules is given. The left foot should be placed a bit before the right one ; one should avoid too much pacing while speaking, but it is wrong not to move at all for hours. The tread should harmonize with the person whose role one is playing. It is frivolous to walk noiselessly, to lift the knees too high or to dance instead of walking. At this point, near the end of the first book, the poet executes a smooth transition to the second book : in a rather lengthy digression, he condemns orators who do not recite, but continually resort to chant or sing-song. This second book starts with the physical requirements of the voice : one needs to have capacious lungs if one wants to address a large audience, and (though exercise can 61 Lucas succeeds remarkably in putting these precepts, which hitherto had been discussed solely in prose, into clear, elegant and pithy hexameters ; see for these two gestures Actio, p. 12 : Illa [dextra] quidem explicitae dum porrigit intima palmae / a labiisque ad humum lente demittit, honorat / et salvere iubet. Retro conversa repellit / et ‘ Vos este’ , inquit, ‘ pr-ocul hinc, procul este, profani !’ 62 The poet does not miss this obvious occasion to stress the eloquence of gesture : (…) frustra sonat auribus : ‘Hic est, / hic vir, hic est !’ clamas iterumque iterumque ; tot inter / quem loqueris tamen ignoro ; si dixerit index / eloquio meliore ‘Hic est’, sint milia centum, / ille patet quemcumque notat, mihi cognitus hic vir. / Tanta vel in digito facundia cernitur uno ! (Actio, p. 13). 63 Here again, a comparison helps the poet to express the advice in clear hexameter lines : Neve micent [digiti] celeres, veluti si spretus Alexim / vocales doceat Corydon resonare cicutas (Actio, p. 15).

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remedy some defects) a naturally agreeable timbre of the voice. The volume of the voice should correspond to the capacity of the hall or theatre. One should not speak too loud, which bores the listeners very soon. Every word should be pronounced clearly, but without excessive affectation. The tempo of speech should not be too slow or too rapid, and should incorporate sufficient pauses, as the sense of the words and sentences dictates. A monotonous delivery is to be eschewed : indeed, some variation is required, however without exaggerating : the natural variety which occurs in normal speech should be observed. A typical error one should avoid makes orators end a long word or a sentence on a higher tone. Furthermore, every genre has its own traditional way of employing the voice – in satire, e.g., one speaks more harshly. In prose orations, however, greater latitude is permitted in this respect, though a certain way of using the voice is often related to a certain genre – in invectives, for instance, shouting and speaking turgidly are allowed, whereas a eulogy calls for a tender and delicate vocal delivery. Besides, in a traditional speech before a court, the prosecutor will suggest anger and indignation in his voice, while the defender will modulate his voice so as to suggest serenity and sincerity. Finally, the ancients too stressed how the tone should vary in the distinct parts of speech : the narratio should be straightforward and use the most natural inflexion of the voice, aiming only at being perfectly understood, but the peroratio allows the full range of emotional inflexions of the voice. Exercising the voice is absolutely necessary for a future orator, but he should not overdo anything and thus harm his voice. A good diet is helpful, and there exist some exercises to strengthen the voice. Lucas ends his book with some advice related to the pronuntiatio : an orator should not spit or blow his nose (and if he has to, he must do it without making too much noise) ; he should make sure that he has just enough saliva (if not, a dry mouth will affect his pronunciation or too much saliva will cause frothing at the mouth). Some habits are execrable, such as coughing or hawking up phlegm without physical need (or even worse, as a technique to indicate a pause in a speech or a play)64. In the context of this colloquium, it might be interesting to see whether Lucas has anything to say about the declamation of verse as well. Our general impression is that in this poem the borderlines between declamatory oratory, sacred oratory, poetry, and comic or tragic verse, are blurred rather than clear-cut, which might seem to suggest that in 64 This section of the poem caught the attention of J. A. Vissac, De la poésie latine en France au siècle de Louis XIV, Paris, 1862 (= Genève, 1971), p. 114-115.

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the later seventeenth century the delivery of oratory was becoming more and more theatrical. We know the problem is complex, and that in ancient times, too, the differences between an orator and a histrio were stressed constantly, while at the same time oratory was profoundly influenced by Roscius’s art ; and we are aware of Quintilian referring occasionally to the declamation of poetry or illustrating the articulation and pauses within a sentence by adducing the first sentence of Vergil’s Aeneid. In any case, right from the start of his poem, Lucas explicitly states that what he has to say about eloquence applies to preaching too : Vos mihi, sive forum, seu pulpita sacra vocabunt, ferte pedem properi et pronas his vocibus aures adicite, o pueri65.

Moreover, he insists on the utility of his advice for tragic or scenic declamation as well : Hoc pariter conemur opus, quod rhetore dignum et tragico66.

Besides, metaphorical language borrowed from the theatre and thus applicable both to the act of delivering a speech and to dramatic performance itself, abounds : we assume it was not an accident that Lucas chose the rather ambiguous word actio and not pronuntiatio for the performance he is dealing with : Ergo dum scaenae praetenta aulaea relinques teque in conspectum caveae dabis, incipe primum orchestra in media firmo consistere gressu67.

Clearly meant for both the orator and the actor is this stricture : Ast hominem quemcumque paras inferre theatro, indue non vestes tantum, sed lumina primum et frontem68.

65

Lucas, Actio, p. 1. Lucas, Actio, p. 2. 67 Lucas, Actio, p. 19. – Similarly, the guidelines for moving about on the stage are clearly meant for an actor (Actio, p. 20). 68 Lucas, Actio, p. 7. – The actor is primarily meant, ibidem : Ingressu in primo primoque in limine scaenae / fac me oculi doceant venias an Davus an heros, / iratusne Chremes an frater nescius irae, / an civis legum metuens an qui sibi nata / iura neget miles. At the end of the digression on Proteus (on which see Hofmann, « Aristaeus und seine Nachfolger »), Lucas exclaims : O utinam scaenis iterum dent Protea nostris / di quibus haec curae ! (Actio, p. 8). On p. 32, dramatic and oratorical performance come together again : Eia 66

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In order to illustrate the point, he refers to a mime-actor (known from Plutarch) who played Andromache mourning over the death of her son Astyanax, veris lacrimis alienum imitata dolorem (Actio, p. 10) ; Lucas, far from disapproving of this theatrical actio, declares that one can train one’s eyes to express any emotion whatever : Erudienda tibi sic sunt tua lumina ad omnes quos intus pateris, quos vis effingere motus69.

A person who has too weak a constitution and too thin and meagre a voice (gracilis vocula : Actio, p. 33), should not become an orator, but might be the ideal person to read ‘aloud’, at school or in an academy, epigrams, elegies or hendecasyllables, poetic genres which, according to Lucas, call for a rather feeble, indistinct voice : Insuper illustres Academi admissus in hortos argutumque epigramma legat, mollemque elegiam et blaesa melius recitandos voce Phaleucos70.

Furthermore, referring to Juvenal, the Jesuit makes the point that an enjoyable and rich voice makes a difference : thus a poem, however good it is, will drive an audience away when it is recited voce rauca and monotonously (Actio, p. 45-46). Still concerning poetry, Lucas remarks that the end of a verse, just like the end of a word, requires a clear, but lower tone (p. 47). In a rather lengthy passage following to a certain extent what Horace had said in his Ars poetica, our Jesuit then gives hints concerning the recitation of different poetic genres : a forceful and serious tone suits tragedy (here, the poet’s vocabulary is in line with that genre) ; a rather harsh recitation agrees with satire ; for the elegy, one should bear in mind that it can be a sad or a merry poem, and that it should be recited accordingly ; and an epic poem will enjoy great success when it is read with a voice that blares and soars ; Lucas then states that there is more freedom in delivering prose orations, but that the guidelines for poetical genres with their peculiar atmospheres should be borne in mind by orators : Ore superbifico violenta tragoedia clamat, nil triviis innata, nisi populariter infit soccorum memor et vilis comoedia scaenae. Asperius loquitur dentes hinc inde caninos age, vinces / seu tibi consultis replenda est curia verbis / oranti causas, regali splendida luxu / actorem seu scaena vel altior exedra poscit (…). 69 Lucas, Actio, p. 10. 70 Lucas, Actio, p. 33.

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exertans satyra ; at variare elegia bilinguis ora sonosque potest : laceros modo sordida crines triste gemit, modo flore comas redimita cachinnat. […] quantis clamoribus olim grande sonabit epos ? […] Sic sua discernunt varios effata poetas. Liberior nec si gaudet sermone soluto orator, nulla tamen oris lege tenetur71.

Finally, the poet alludes with contempt to an apparently new mode in Paris, where both speakers and actors mark the pauses between the parts of an oration or the acts and scenes of a play by consciously coughing and clearing their throats72 – which is so to speak a signal for the audience to start doing the same : Quid vero nimium docilis quod turba sequatur sputa laborata et meditatam ab rhetore tussim, ceu distinguendae diludia commoda scaenae ? Audio dum signum ex alto dedit ille : repente vir spuit et tussit ; tussit cum virgine mater, ancillae et pueri et spectantum cetera turba. Seria quis possit ferre inter talia nugas ? Tolle mihi stolidum iam, culta Lutetia, morem !73

The remarkable thing here is not so much that oratory is almost equated to preaching – that was quite common in Lucas’s times, in spite of Erasmus’s and other humanists’ warnings that a preacher talks on different subjects than an orator, addresses a different, often less cultivated audience and serves a different aim with his eloquence, namely to instruct rather than to try to persuade74. What strikes one is the fact that Lucas differentiates hardly at all between the delivery of a speech or a sermon, on the one hand, and the recitation of poetry 71

Lucas, Actio, p. 48-49. Lucas’s warning that one should not cough, etc., when one does not feel the physical urge to do so is humorously put : Hic dignus risu qui morbum fingere curat, / affectans sputum et placitam distinguere certis / tussim intervallis, veluti si in margine libri / ‘Tussiat hic ! Spuat hic !’ quis scripserit (Actio, p. 57). 73 Lucas, Actio, p. 57. – Compare in some measure what Cressolles says about the habits of some orators just before starting to deliver an address (Vacationes, p. 668), and about coughing (p. 245-247). 74 Subtle is Carlo Borromeo’s approach to the problem : a sermon has to offer instruction, but can also inflame the audience when the preacher uses a restricted number of techniques of ‘pronuntiatus, gestus, actio’ taught by the ancients (« De voce, & corporis motu », in Carolus Borromaeus, Pastorum contionatorumque instructiones (…), Coloniae, apud Maternum Cholinum, 1587, p. 142-146 (p. 142)). 72

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or a dramatic performance on the other. Admittedly, we have just seen him stressing that declaiming poetry is a more formal business and that prose declamation admits more freedom. And on another occasion, pondering the borderline between histrionic and oratorical delivery, the Jesuit teacher points out that an orator should not exaggerate in using gestures (Nec vos audisse pigebit / historiam nimio gestu peccare vetantem, Actio, p. 16) : he adduces the witty example of a student (or possibly a professor) of philosophy who during a public dispute made more gestures than an actor during a theatrical performance : Hic fuit, ut perhibent, medio qui forte Lycaeo inter Aristotelis doctique Platonis alumnos, dum caeca evolvit sophiae mysteria, qui se dicendo partes adeo versaret in omnes, pulpita sic parvo de more instrata tapete tunderet, ista iterans nimium sollemnia verba : “Hoc concedo, nego hoc, hoc explico, transeat istud !”, ut qui rhetoricae spectaret tiro palaestrae diceret admirans : “Brevis haec contentio plures, o socii, gestus quam nostra tragoedia habebit !”75

But that is all ! One would definitely have expected more emphasis on the divergences between rhetorical and histrionic actio. The point catches one’s attention when one reads parallel texts, both ancient and humanist. There is the case of Erasmus who rejects the histrionica varietas, the theatricum, the histrionice76. Willichius did the same77 ; Andreas Valladerius stressed that the actio of an orator differs from the actio tragica vel scaenae, because the actor wants to please, the orator to persuade78. In the Jesuit tradition, however, these differences tended to become less prominent, it seems to us. Caussin, for instance, repeatedly voiced, but never more than briefly, his dislike of the furiose ululare of the theaters, so pleasing to the less educated public, and set against it

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Lucas, Actio, p. 16. Erasmus, Ecclesiastes, col. 957 (ASD, V, 5, p. 20) : Verum hic mediocritas servanda est ecclesiastae, ut nec mortua somniculosaque sit pronuntiatio, nec rursus ad histrionicam varietatem immutetur ; col. 958 (ASD, p. 22) : Sentias tamen in oratione facundi contionatoris facetam quandam ac modestam imitationem, quae sic delectet ac moveat, ut nihil tamen habeat theatricum aut simulatum ; cols. 965-966 (ASD, p. 42) : Quamquam et hoc scaenicum ; neque enim convenit ecclesiastae ut, si quem narret cogitabundum, ipse se fingat in habitum cogitabundi. 77 De pronunciatione, p. 265. 78 Partitiones, p. 696 (“Actio non tragica nec scaenae, sed modica”). 76

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the moderation of the orator ; but he did not elaborate on this topic79. Cresollius adduced Quintilian who had stated that poems were almost sung when recited, whereas this was out of the question for an orator80. So, Lucas, following the Jesuit conception of things and the direction taken by two of his main sources, Caussin and Cresollius, went even further in eliminating the differences between various forms of public speech. It is true that his poem offered only rudimenta, and did not go into too much detail, but he could have limited himself to the actio oratoris, as his title promised. Yet what he actually did was to propose a rather elementary set of general rules for public speaking, applicable to various forms of declamation. Finally, we may inquire whether Lucas advances any ideas about universal vs. particular gestures, obsolete vs. modern ones. In fact, his poem, as an introduction to, and a summary of, the points at issue, did not give him much scope to go into detail and to discuss at length questions dealt with by his predecessors. Cresollius, for instance, had asked whether or not an orator was allowed to wear gloves, as some did in his day – and his answer was a clear “no !”81 ; Lucas does not discuss it. Caussin had examined the acceptability of causing one’s hand to quiver, but rejected it as being too theatrical82 ; Lucas does not mention it. Erasmus had written how some gestures, proposed by the ancients, had become obsolete and had been replaced by others (such as making the sign of the cross to express astonishment)83 ; Willichius had compiled an entire list of gestures recommended by the ancients that had fallen completely out of fashion84 ; some authors, such as Valladerius, had de-

79 De eloquentia, p. 561 : Hoc demum vitium in theatris alitur, ubi torvi et furiosi et ululantes et ad insaniam usque actuosi visuntur ; quae dum apud imperitum populum, qui istis rebus pascitur, habeant aliquid iucunditatis, e scaena transeunt non modo in oratorum pulpita, sed in ipsas concionatorum cathedras, ex quo latius in dies blandum serpit malum. – According to Caussin, this habit has its roots in the traditional recitation of poetry by schoolboys : Radix ut plurimum huius mali pullulat in scholis, in quibus pueri, rebus tragicis et grandibus assueti, quae vocis contentiones et alios flexus desiderant, rati omnia eodem tenore pronuntianda et in hac vocis infractione pulchritudinem quandam extare eloquentiae, res civiles, minutas etiam plerumque vel festivas, eodem spiritu dicunt et pronuntiant. Videre est etiam adulescentulos in infimis scholis delitescentes (ita dulcium vitiorum illecebra trahit imitatores !) Despauterianos versus recitare non secus ac si Milonianae perorationem aut Priami caedem aut Niobes lacrimas declamarent. 80 Vacationes, p. 487. 81 Vacationes, p. 345. 82 De eloquentia, p. 575. 83 Ecclesiastes, col. 965 (ASD, p. 40). 84 De pronunciatione, p. 263-265 (“De aetate gestuum”).

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rided recent habits of orators of particular countries85. There is nothing or almost nothing of the kind in Lucas, who clearly selected the most elementary and generally accepted rules about the use of the voice and gestures ; when he adduced a typically ancient gesture (such as bringing the curved forefinger to the thumb, while extending the other fingers, an appropriate gesture when one is teaching facts)86, it was one generally admitted in modern times too (though not by Willichius)87. Lucas was aiming at a declamation combining moderation and decorum, based on civilized body language and comportment88, and enriched by a set of expressive gestures and uses of the voice, gestures that needed to be performed in a seemingly natural way and had to be adapted to the public and the orator’s personality on the one hand, to the matter discussed and the emotion the declaimer wanted to express in a given part of the speech or in a particular sentence on the other. Following his great exemplars, he stated that it was impossible to enumerate every possible precept : usus, that is attendance at performances by excellent orators, is the perfect complement to theory89. On these points, too, he followed in the footsteps of his predecessors without aspiring to originality, except for the elegant poetical form with which he adorned his subject matter. BIBLIOGRAPHY C ONTE , Sophie, « L’héritage de Quintilien à la Renaissance : la fortune du chapitre sur l’actio et son accomplissement dans les Vacationes autumnales de Louis de Cressolles », in Quintiliano : historia y actualidad de la retórica. Actas del Congreso Internacional « Quintiliano : historia y actualidad de la retórica : XIX Centenario de la Institutio oratoria », ed. Tomás Albaladejo, Emilio del Río & José Antonio Caballero, Logroño, 1998 (Quintiliano de retórica y comunicación, 2).

85 Partitiones, p. 709 (Italian preachers sometimes pause for a drink while delivering a sermon ; one even finds preachers who have a snack at that occasion). 86 Lucas, Actio, p. 13 : Te docet, interior dextro si pollici adhaesit, / tresque alios a se digitos procul expulit index. 87 An obsolete gesture, according to De pronunciatione, p. 263-265 : Olim medius digitus in pollicem contrahebatur, reliquis tribus explicitis (e.g. during the exordium). 88 See also Conte, « Louis de Cressolles : le savoir », p. 663-667. 89 Actio, p. 26 : Ipse ego (nam sponte haec non infitianda fatebor) / sic didici quae iam doceo, dum nota frequento / orantum suggesta. Fuit mihi prima voluptas / scilicet et primae stadium nec inutile vitae / conferta in turba pendere loquentis ab ore / dumque animus speciosa haurit consultaque dicta, / et numeris aures et lumina pascere gestu.

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DEUXIÈME PARTIE

LE MODÈLE ROMAIN

L AT I N I TAT E S

Les deux contributions qui suivent concernent deux événements, l’un bien réel, l’autre au moins en partie fictif, enracinés dans la Rome du premier Cinquecento et du pape Léon X (1513-1521). L’article de Stefano Benedetti apporte un regard neuf sur les grandes célébrations des 13-14 septembre 1513, organisées sur le Capitole par les autorités municipales romaines, à l’initiative de Léon X, pour fêter l’attribution de la citoyenneté romaine honoris causa à Giuliano et Lorenzo de’Medici. Une série de relations et de comptes rendus contemporains permettent une reconstitution assez précise du déroulement des événements : à un office divin succédèrent une cérémonie de remise des titres, un somptueux banquet et la représentation d’une série de tableaux allégoriques vivants, dont les personnages monologuaient ou dialoguaient en prose et en vers latins ; des intermèdes musicaux assuraient la séparation des divers tableaux, qui n’étaient d’ailleurs pas uniquement statiques mais présentaient à l’occasion des effets de mise en scène (par exemple des personnages surgissant d’éléments du décor). Le soir du deuxième jour fut enfin proposée une mise en scène du Poenulus de Plaute, dans un souci de restitution du théâtre à l’antique. L’article de Francesco Lucioli porte quant à lui sur un épisode de la vie romaine raconté et/ou inventé à un siècle de distance par le jésuite Famiano Strada dans ses Prolusiones academicae (1617) ; l’épisode est au moins en partie fictif, objet en tous les cas d’une reconstruction idéalisante. Il est situé par Strada aux alentours de 1521 ; mais cette datation est d’emblée entachée par plusieurs anachronismes (par exemple la participation de Pontano et de Strozzi, morts respectivement en 1503 et 1508). Selon le récit de Strada donc, une querelle opposa les grands poètes néo-latins du temps sur le meilleur modèle antique à imiter. Cette querelle suscita la tenue d’un concours poétique, où chaque participant fut invité à réciter un texte composé sur l’exemple de son auteur classique de prédilection. Pontano se serait ainsi fait le champion de Stace, Castiglione de Claudien, Strozzi d’Ovide, Bembo de Lucrèce, Parrasio de Lucain et Navagero de Virgile. Le concours se serait déroulé dans la villa de Léon X (la Magliana, une maison de campagne sur les bords du Tibre) ; l’arbitre aurait été Sadolet, mais aussi le peuple romain présent en foule. Tel que le raconte Strada, le concours aurait en outre présenté des traits théâtraux marqués : les poètes par exemple auraient porté des habits et des attributs à valeur symbolique. 105

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Ces deux manifestations s’inscrivent dans une tradition ressentie comme typiquement romaine, reliée au souvenir de la Rome antique et qui se prolongera aux siècles suivants. Rappelons que l’Accademia Romana fut fondée à la fin du Quattrocento par Pomponio Leto ; le premier Cinquecento vit ensuite proliférer les cénacles littéraires, autour des deux pôles formés par le cercle du cardinal Bessarion et celui de Léon X. La tradition de l’Académie romaine fut plus tard reprise par le Collegio Romano jésuite, avec des personnalités comme Benci (élève de Marc-Antoine Muret) ou Strada (élève de Benci), qui assurèrent le lien entre culture humaniste et culture post-tridentine. Le Collegio Romano allait ensuite poursuivre jusque bien avant dans le XVIII e siècle la tradition des grands événements festifs (incluant entre autres la récitation publique de poèmes latins), en particulier lors des occasions importantes marquant la vie de l’Église, des monarques et des nations catholiques1. La Rome humaniste aussi bien que baroque fut donc le lieu par excellence des grands spectacles, des mises en scène fastueuses, qui ne craignaient pas d’enchaîner dans un continuum les pratiques liturgiques et les réalisations spectaculaires profanes (comme dans l’événement de 1513). Dans ces contextes festifs, la musique et la scénographie étaient omniprésentes, tandis que la poésie et la prose latines étaient constamment associées dans une même atmosphère performative2. À travers ce type de manifestations, Rome s’offrait consciemment comme modèle au reste de l’Europe. Elle se considérait en effet comme l’héritière légitime, la dépositaire et la gardienne des valeurs antiques (et, au premier chef, du « bien parler » latin) tout autant que des vérités chrétiennes (l’exactitude dogmatique du catholicisme) ainsi que de la synthèse accomplie entre ces deux héritages, antique et chrétien. Cette « romanité » se serait transmise par tradition mais aussi, en quelque sorte, par hérédité : les Romains n’hésitaient pas, par exemple, à affirmer leur supériorité naturelle dans la prononciation du latin, en tant qu’ils « étaient nés et avaient été nourris aux sources du Latium »3. Quel a donc été cet idéal romain de la pronuntiatio ? Les textes liés aux événements de septembre 1513 fournissent quelques traits généraux recherchés dans le parler latin : la pureté, l’élégance, mais aussi un certain degré de théâtralité, sensible dans l’importance accordée aux

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Cf. R. G. Villoslada S.I., Storia del Collegio Romano dal suo inizio (1551) alla soppressione della Compagnia di Gesù (1773), Rome, 1954, p. 263-295. 2 Sur ce dernier point, voir S. Benedetti, Ex perfecta antiquorum eloquentia. Oratoria e poesia a Roma nel primo Cinquecento, Rome, 2010. 3 Selon un passage de P. Palliolo, Narratione, cité dans l’article de S. Benedetti.

INTRODUCTION

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gestes et dans la comparaison proposée avec les grands histrions de l’Antiquité (comme Roscius). Dans le récit composé par Famiano Strada, un long discours attribué à Sadolet et censé avoir été prononcé juste avant le concours poétique de la Magliana propose des considérations plus précises sur la dimension performative de la parole poétique latine. L’intérêt se porte en premier lieu, non pas sur le talent des interprètes, mais sur les qualités sonores que les poèmes offrent en eux-mêmes. Le récitant ne peut que rendre au mieux les potentialités du texte qu’il interprète : la qualité de l’elocutio précède donc celle de la pronuntiatio – mais il s’agit bien d’une elocutio orientée tout entière vers la pronuntiatio. Dans la composition poétique, Sadolet prône avant tout l’équilibre entre le souci du contenu et celui de la forme, entre la volonté de « dire » quelque chose (loqui) et celle de s’exprimer avec musicalité, de « chanter » (canere). À travers le discours de Sadolet, mais aussi les jugements portés sur les performances des différents participants au concours, sont stigmatisés toute une série d’usages inadéquats des rythmes poétiques (numeri) : la recherche formelle d’effets rythmiques surprenants (ruptures, irrégularités) qui se fait au préjudice du sens ; à l’opposé, le manque d’attention accordée au rythme, livrant des poèmes arides et sans charme, aux mots mal assemblés ; ou encore, comme le reproche en est formulé envers la poésie à la manière de Claudien, le rythme trop régulier, uniforme et donc monotone. L’idéal proposé se situe dans un déroulement harmonieux du vers, empreint à la fois de douceur, d’élégance et de majesté. En définitive, le but visé est de favoriser la réception, d’exercer par le moyen de la voluptas un pouvoir sur l’âme de l’auditeur : comme le dit Sadolet-Strada, voluptas, qua blande concilientur hominum animi, finis est poeticae orationis4. Il est très clair, tout au long du discours – et il importe ici de le souligner – que le type de réception envisagé est une réception par l’audition, et non par une lecture silencieuse. À partir du moment où le but de la poésie est de charmer les âmes des auditeurs (delectare), la réaction du public devient un facteur essentiel, l’indice que le poète a atteint son but ou non. Les comptes rendus de 1513 insistent à plusieurs reprises sur le plaisir et la satisfaction merveilleuse ressentis par tous les auditeurs face à la performance des jeunes acteurs des saynètes allégoriques. Dans le récit de Strada, le peuple est explicitement présenté comme le meilleur juge et arbitre du concours poétique – et cela peut-être d’autant plus (même si l’idée n’est pas formulée comme telle) qu’il s’agit du peuple de Rome, vu comme 4

F. Strada, Prolusiones Academicae, 1617, II, 5, p. 286.

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héritier, à travers les siècles, du populus Romanus de l’Antiquité classique, celui-là même qui se réunissait pour écouter les grands poètes classiques, pour voir les spectacles du théâtre et du cirque. Mais concurremment existe une autre tendance qui voudrait que la qualité littéraire ne puisse être jugée que par les érudits, pour la bonne raison que le profanum vulgus serait inconstant et attiré par les effets faciles. Dans le concours de la Magliana, Camillo Querno, qui symbolise les excès du formalisme à la mode, reçoit une ovation triomphale (mais peut-être davantage suite aux manœuvres des courtisans que par adhésion véritable du peuple à sa poésie). Strada souligne en outre la variété des jugements suscités par les différentes prestations, au point qu’un même poète est d’un côté porté aux nues, de l’autre descendu en flèche. C’est donc à une élite que revient finalement, dans la pensée du jésuite, le rôle de définir les caractères idéaux de la poésie latine et de juger de la qualité de la production contemporaine. Reste à se demander quelles tranches de la population composaient, en pratique, le public des grandes célébrations et mises en scène romaines. Pour la représentation plautinienne de 1513, un compte rendu précise que cette comédie était très attendue « da ogni homo della città ch’avesse gusto di letteratura »5. Au-delà de la frange lettrée, susceptible de porter un véritable intérêt aux discours, poèmes et autres pièces de théâtre présentés en latin, les grandes manifestations drainaient probablement aussi la masse du petit peuple romain, attiré surtout par le côté spectaculaire et fastueux des mises en scènes, des processions, des feux d’artifice… Nous clôturerons cette introduction par une anecdote tirée d’un poème latin du jésuite Carlo Bovio6, évoquant un grand spectacle présenté à Rome sur le Pincio en 1662, à l’initiative du cardinal Antonio Barberini, pour célébrer la naissance du fils premier-né de Louis XIV. La rapide évocation du spectacle en lui-même (v. 295-315) se contente d’allusives mentions à une scène (scena) et aux flammes d’un feu d’artifice (flammae, faces) ; mais la longue description de l’éblouissante vision céleste censée avoir servi de modèle et de source d’inspiration pour la mise au point du spectacle (v. 207-277) laisse pour sa part supposer que des lectures de poèmes latins (v. 267-270) se trouvaient bien au programme. Le public était constitué d’un mélange entre plebs et proceres (v. 304) ; tandis que les seconds avaient le privilège de contempler le spectacle depuis une estrade ornée de riches draperies, la plèbe se mas5

Altieri, Avviso, éd. F. Cruciani, Il teatro del Campidoglio, Milan, 1968, p. 3-20. Regales plausus in Gallici Delphini ortu felicissimo ab eminentissimo principe Antonio Barberino S.R.E. Card. Camerario excitati. Elegia Caroli Bovii e Societate Iesu, dicta a Io. Baptista Giattino in aula max. Collegii Romani, Rome, 1662. 6

INTRODUCTION

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sait dans les rues, aux fenêtres et même sur les toits. Le récit de Bovio souligne certes l’émerveillement général suscité par le spectacle, mais il met aussi en évidence, de manière assez cocasse, l’intérêt très matériel que le petit peuple de Rome pouvait trouver à ce genre de manifestation : après la représentation, la plèbe hilare repart en effet en emportant les restes de cire non consumée, les planches et les poutres des décors, au point que bientôt aucun vestige ne demeure de l’éphémère spectacle ! Aline S MEESTERS

L AT I N I TAT E S

Stefano B ENEDETTI

ROMA, SETTEMBRE 1513 : SPETTACOLO, POESIA E SATIRA IN THEATRO CAPITOLINO Appare difficile sottovalutare, per l’assoluta rilevanza culturale degli eventi unita alla ricchezza delle fonti che ne danno informazione storica, quanto avvenne a Roma nei giorni 13 e 14 settembre del 1513, allorché per iniziativa voluta dal pontefice Leone X si celebrava il conferimento della cittadinanza onoraria a Giuliano e Lorenzo de’ Medici, fratello e nipote del papa. Si trattò infatti di una delle più fastose e significative occasioni festive della vita romana del tempo, nell’incontro tra la volontà del pontificato mediceo di celebrare la propria casata (Giovanni de’ Medici era stato eletto papa appena sei mesi prima, l’11 marzo 1513) e le istanze delle autorità municipali (i Conservatori e il Consiglio, che della festa si assunsero la responsabilità organizzativa) a veder riconosciuta la dignità del Comune di Roma e a rilanciare così il ruolo della nobiltà cittadina. Uno straordinario avvenimento culturale, questo del Teatro capitolino del 1513, per la ricostruzione del quale non si può prescindere dalle fondamentali ricerche di Fabrizio Cruciani1, che appunto in esso vedeva « una sintesi grandiosa […] dello spettacolo rinascimentale »2, così come da altri, in analoga prospettiva,

1 Sulla lezione metodologica del Cruciani si vedano i contributi in Storia e storiografia del teatro, oggi. Per Fabrizio Cruciani, I, a cura di F. Bortoletti (Bologna, 14-16 novembre 2002), Culture Teatrali, 7/8 (2002-03). Per due saggi esemplari nell’ambito della « nuova storiografia » sul teatro rinascimentale si veda F. Cruciani, « Il teatro e la festa », in Il teatro italiano nel Rinascimento, a cura di F. Cruciani e D. Seragnoli, Bologna, 1987, p. 31-52. 2 F. Cruciani, Il teatro del Campidoglio e le feste romane del 1513, con la ricostruzione architettonica del teatro di A. Bruschi, Milano, 1968, p. XXXVI . Da integrare con il capitolo dedicato alle feste capitoline del ’13 in F. Cruciani, Teatro nel Rinascimento. Roma 1450-1550, Roma, 1983, p. 406-434.

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esso è stato considerato come « la realizzazione del più grandioso progetto teatrale dell’intero secolo »3. Giustamente privilegiata, dunque, dagli studi di storia del teatro e delle arti sceniche, nonché dell’architettura teatrale4, tale circostanza festiva merita di essere riattraversata nell’ottica della presente raccolta, con un contributo articolato in due parti distinte. Nella prima sezione, prevalentemente riepilogativa, si percorreranno i momenti salienti dello spettacolo con particolare attenzione al nesso tra pratiche poetiche e performance, onde evidenziare l’interdipendenza strettissima che, proprio nel contesto di questi festeggiamenti romani, veniva a stabilirsi tra testualità poetica ed « esecuzione » ; così riproponendo all’attenzione degli studiosi di poesia neo-latina una delle stagioni più feconde di questa tradizione performativa, quella appunto che si esplicò nella Roma di Leone X, che sotto tale profilo portava ai suoi frutti più splendidi la grande eredità umanistica tardo-quattrocentesca fondata dal magistero di Pomponio Leto5. La seconda parte di questo contributo si soffermerà su due testi posteriori, nati a ridosso dell’evento ma pure da esso, per ragioni diverse, dislocati : il dialogo scenico Osci et Volsci di Mariangelo Accursio, e il poemetto Epulum populi Romani Eucharisticon di Giulio Simone Siculo, con il relativo commentario burlesco. I quali testi, oltretutto – a differenza delle fonti studiate e pubblicate da Cruciani – sono ancora modernamente inediti, dunque bisognosi di un lavoro di indagine ed edizione cui anche il presente intervento vorrebbe invitare. 1. « LE INVENTIONI ET FIGMENTI POETICI » RECITATI IN CAMPIDOGLIO Per una ricognizione sui momenti propriamente poetici delle feste capitoline e su coloro che ne furono protagonisti (autori e attori, ideatori e apparatori), la fonte primaria – da cui è tratta anche la citazione a titolo – resta la dettagliatissima relazione del maggiore cronista di tali feste, Paolo Palliolo da Fano, magistrato del Comune di Roma, autore 3 G. Davico Bonino, Introduzione a Il teatro italiano. II, La commedia del Cinquecento, Torino, 1977, p. XX . 4 Da ultimo vedi i riferimenti al teatro capitolino in L. Hermans, « The Performing Venue : The Visual Play of Italian Courtly Theatres in the Sixteenth Century, in Theatricality in Early Modern Art and Architecture, ed. C. van Eck & S. Bussels, Chichester, 2011, p. 92-103. 5 Questo contributo si situa all’interno di un percorso di ricerca, relativo alla performatività dell’oratoria in lingua latina a Roma nella stagione primo-cinquecentesca, su cui sono imperniati i saggi raccolti nel mio volume « Ex perfecta antiquorum eloquentia ». Oratoria e poesia a Roma nel primo Cinquecento, Roma, 2010, per la cui prospettiva d’insieme rinvio a quanto lì detto nella Introduzione (p. X - XIV ).

ROMA , SETTEMBRE 1513 : SPETTACOLO , POESIA E SATIRA

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della Narratione delli spectacoli celebrati in Campidoglio da Romani nel ricevere lo Magnifico Juliano et Laurentio di Medici per suoi patritii, un resoconto in forma di lettera indirizzata alla nobile Lucrezia Zanchini, moglie del Senatore di Roma Giacomo Bovio6. A questi, peraltro, il Palliolo dedicava una Descriptio in latino, meno analitica della Narratione, tuttavia assai preziosa per il fatto di includere i testi latini originali rappresentati sul teatro capitolino, che nella relazione in volgare erano forniti soltanto in regesto7. Secondo quella minuziosa cronaca, la sezione prettamente poeticoteatrale della festa ebbe luogo « finito lo alliegro et solenne convivio », a seguire cioè il sontuoso banchetto di venticinque portate, imbandite lungo una durata di almeno sei ore, a sua volta successivo alla cerimonia per la consegna dei titoli, con la quale si era aperta la prima delle due giornate di festeggiamento. Ma il nome di un letterato, Lorenzo Vallati, era già comparso nell’ambito della celebrazione liturgica che inaugurava le cerimonie, quando a conclusione della messa, « arrecato nel proscenio el pulpito coperto di panno de oro » il Vallati vi era salito per declamare « una copiosa oratione accomodata al proposito »8. Questa orazione veniva a precedere il discorso, di tenore più protocollare, tenuto subito dopo dal priore dei Conservatori, Mario Scappuccio, per la consegna del privilegio di cittadinanza. D’altra parte quella orazione, successiva alla messa, in quanto serviva ad introdurre la solennità laica del privilegio, pure alla liturgia si raccordava quasi senza soluzione di continuità, non fosse altro che per la prossimità del pulpito all’altare già allestito sulla scena ; e qualcosa in tal senso aggiunge un’altra importante cronaca delle feste capitoline, l’Avviso redatto da Marcantonio Altieri : […] e racquetati tutti con una singolarissima musica, con odori suavissimi e ceremonie pontificali, si principiò la messa che devotamente da tutti bene odita, con grand’ordine e pompa terminata per Messer Lorenzo Vallati, giovane Romano e di laudata letteratura, asceso subito nel pulpito che molto riccamente vicino all’altare si vedeva posto nella

6 Sul quale vedi anche M. Miglio, « Di un incunabolo conservato e di altri sparsi per il mondo : l’affetto fraterno e il dono di una raccolta di orazioni », in L’umana compagnia. Studi in onore di Gennaro Savarese, a cura di R. Alhaique Pettinelli, Roma, 1999, p. 290-293. 7 I testi di Narratione e Descriptio sono stati pubblicati da Cruciani, Il teatro del Campidoglio, p. 21-67 e 69-94 (cf., sui testimoni, la nota al testo, ibid., p. 131-136 ; ai testi farò d’ora in avanti riferimento con : Palliolo, Narratione e Descriptio). 8 P. Palliolo, Narratione, p. 36.

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medesima scena, dov’hebb’essemplar e copiosa oratione, e da tutti molto lodata9.

Emerge in questa descrizione quel continuum tra pratiche liturgiche e atmosfera spettacolare profana (con tutto il dispiegarsi degli apparati musicali e scenografici) ove si situava la performance oratoria anche di ambito sacro, clima che spesso le fonti sulla oratoria romana del tempo documentano10. D’altra parte Lorenzo Vallati era sì scriba del Senato, ma era soprattutto un giovane poeta, autore di un Carmen de natali patriae suae in stile ovidiano, nonché in anni seguenti attivo tra i poeti “coryciani” e incluso da Francesco Arsilli nel suo poemetto-catalogo De poetis urbanis11. Dunque « di laudata letteratura » appunto, e per quanto la cronaca del Palliolo non ne riporti il testo, pure non manca di notare come la « copiosa oratione » fosse stata da lui « recitata ». Quale che fosse il contenuto di tale longa concio (così lo stesso Palliolo nella Descriptio in latino), essa comunque, affidata alla colta declamazione del Vallati, era « accommodata al proposito »12, vale a dire doveva preludere all’entrata dei magistrati che solennemente insignivano Giu9 Il testo dell’Avviso di Marcantonio Altieri, dato all’Illustre Signor Renzo di Cere intorno alla Civiltà, donata in persona del Magnifico Giuliano et alla casa de Medici, è stato anch’esso edito da Cruciani, Il Teatro del Campidoglio, p. 3-20, ed è tratto dall’opera I Baccanali, per i quali si dispone di edizione moderna, inclusiva di questa lettera a Lorenzo Orsini (ovvero il Renzo di Cere della dedica), in Marco Antonio Altieri, I Baccanali, a cura di L. Onofri, Roma, 2000, p. 197-226. 10 Rinvio a una testimonianza significativa analizzata in S. Benedetti, « E veramente […] qui è l’arte de l’oratore : l’eloquenza a Roma dopo Pomponio », in Metafore di un pontificato. Giulio II (1503-1513). Atti del Convegno (Roma, 2-4 dicembre 2008), a cura di F. Cantatore et al., Roma, 2010, p. 135-158. Ma per tutto il contesto dell’oratoria romana dell’epoca rimane fondamentale J. W. O’Malley, Praise and Blame in Renaissance Rome. Rhetoric, Doctrine, and Reform in the Sacred Orators of the Papal Court, c. 14501521, Durham, 1979. Sull’ambito più specifico della vita accademica romana in questa fase si veda P. Farenga, « Considerazioni sull’Accademia Romana nel primo Cinquecento », in Les Académies dans l’Europe humaniste. Idéaux et pratiques, éd. M. Deramaix et al., Genève, 2008, p. 57-74. 11 Ricapitola le scarne testimonianze, con un regesto del Carmen, F. Muecke, « Poetry on Rome from the Ambience of Leto », L’Ellisse. Studi storici di letteratura italiana, 2 (2007), p. 117-118. I versi da lui composti per l’antologia poetica dei Coryciana (6 epigrammi) sono leggibili nell’edizione a cura di J. IJsewijn, Coryciana, Romae, 1997, p. 178-179, così come i versi a lui dedicati nel De poetis urbanis di Arsilli (169-172, ibid., p. 351) ; su questo poemetto e sul suo autore, vedi R. Alhaique Pettinelli, « Francesco Arsilli e i ‘poetae urbani’ », in Roma nella svolta tra Quattro e Cinquecento. Atti del Convegno internazionale di studi, a cura di S. Colonna, Roma, 2004, p. 45-51. 12 Qualcosa in più sull’orazione del Vallati si ricava dalla relazione del mantovano Francesco Chierigati, citata in F. Cruciani, Teatro nel Rinascimento, p. 417 : « Et finita la messa montò in pulpito un patricio romano molto dotto et hebe una loculenta oratione in laude del nostro signore et del prefato Magnifico ».

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liano de’ Medici del privilegio (anche esso alta voce recitatum, ancora secondo la Descriptio), ovvero al fulcro politico dell’intera celebrazione. Ma con l’orazione del Vallati siamo ancora al di qua di quelle « inventioni et figmenti poetici » che seguirono al banchetto e costituirono la grande kermesse spettacolare, mirabilmente culminata, nella serata dell’indomani, con la messinscena del Poenulus di Plauto. « Poetici », a ben vedere, non in accezione ristretta, visto che accanto a una maggior quantità di testi versificati in forma dialogica ovvero monologica, vi occorrevano anche momenti prosastici (comunque in latino). Più rilevante della loro singolarità testuale appare tuttavia – secondo quanto osservato da Cruciani – l’aggregazione di quesi singoli episodi nella sequenza scenica, con un « andamento paratattico » ove si contemperavano la staticità visiva dei quadri allegorici e la vivacità espressiva delle azioni dialogate, concepite perlopiù secondo il genere dell’egloga pastorale13. Ecco, in sintesi schematica, la successione dei momenti scenici, di solito intervallati da intermezzi musicali, quale si ricava dai resoconti citati del Palliolo (cui rinviano i miei corsivi e virgolettati), con indicazione degli autori (su cui fornirò alcune essenziali coordinate bio-bibliografiche in nota) : (1) un fanciullo vestito da donna, personificazione di Roma, accompagnato da due ninfe, recita una « oratione in prosa » (composta dal « gentilhuomo Romano » Antonio de’ Zoccoli14), che tra l’altro inneggia alla alacritatem securitatemque rese possibili da Leone X, con la funzione di prologo (advertite intentis animis) della scena che segue ; (2) due contadini dialogano in versi, dapprima lamentandosi delle perdite subite negli anni trascorsi (in polemica dunque con l’età di Giulio II), quindi, raccomandandosi ai Conservatori, recano omaggi a Giuliano de’ Medici e « cantano molti versi al modo rusticano » (« egloga » con interlocutori Mopsus, Moeris e Larentius, composta da Blosio Palladio15) ; 13

F. Cruciani, Il teatro del Campidoglio, p. LXX . Fu corrispondente di Egidio da Viterbo almeno tra 1505 e 1511 (Egidio da Viterbo, Lettere familiari, a cura di A. M. Voci Roth, Roma, 1990, I, p. 120-121, n. 1), tra l’altro destinatario della famosa lettera sulla dignitas hominis, vedi J. W. O’Malley, « Man’s Dignity, God’s Love, and the Destiny of Rome. A Text of Giles of Viterbo », Viator, 3 (1972), p. 395-396. Di una sua attiva partecipazione alla vita culturale romana sono indizio, oltre a questa testimonianza relativa alle feste del ’13, anche la sua presenza tra gli esegeti dell’Epulum Populi Romani di Giulio Simone Siculo (su cui vedi qui infra), dove appunto compare un Antonius Soccolus che pare da identificarsi con lui. 15 Il sabinese Blosio Palladio (m. 1550), poeta e oratore, fra l’altro editore dell’antologia dei Coryciana nel 1524, poi vescovo di Foligno, su cui vedi Blosio Palladio di Colle14

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(3) una personificazione del Monte Tarpeo, da cui poi fuoriesce il Dio Capitolino, recita un monologo in esametri, in cui con riferimenti alla Roma antica rivolge un’allocuzione elogiativa a Giuliano e alla famiglia medicea (versi di cui « fu compositore parimente et recitatore » Lorenzo Grana16) ; (4) su un carro in stile antico romano, accompagnato da un corteggio di soldati e ninfe, entrano le personificazioni di Roma, della Giustizia e della Fortezza, ciascuna rivolgendosi in versi a Giuliano (« inventione » composta da Vincenzo Pimpinella17) ; (5) su un carro trainato da due leoni, la Dea Cibele si rivolge in esametri a una palla, da cui poi fuoriesce una fanciulla che impersonando Roma canta dei versi ; subentra poi la figura di Firenze, che intona un lamento in versi, cui Cibele risponde invocando l’unità di Roma e Firenze sotto il governo concorde dei Medici (« farsa » composta da Camillo Porzio18, con cui si concludevano le « recitationi di questa prima giornata ») ; (6) su un carro recante un pellicano ad ali spiegate, la lupa che allatta Romolo e Remo, e la costellazione dell’Orsa, ai piedi di un lauro sta Clarice Orsini (la madre di Giuliano), la quale si rivolge in esametri al figlio, alle cui parole seguono i versi di Tevere e Arno, personificazioni dei fiumi che la accompagnano, ai quali essa replica con una finale invocazione a Leone X ; la scena è conclusa da versi intonati dalle ninfe di Tevere e Arno (« inventione » di Evangelista Maddaleni Capodiferro19). vecchio in Sabina nella Roma tra Giulio II e Giulio III, a cura di E. Bentivoglio, Collevecchio in Sabina (Rieti), 1990 ; per la sua produzione poetica, cf. almeno M. Quinlan-McGrath, « Blosius Palladius, Suburbanum Augustini Chisii. Introduction, Latin Text and English Translation », Humanistica Lovaniensia, 39 (1990), p. 93-156 ; M. Dewar, « Blosio Palladio and the Silvae of Statius », Res Publica Literarum, 13 (1990), p. 59-64. 16 Il romano Lorenzo Grana (ca. 1494-1539), apprezzato oratore, vescovo di Segni dal 1528, poi nunzio pontificio, su cui J. H. Gaisser, Pierio Valeriano on the Ill Fortune of Learned Men. A Renaissance Humanist and His World, Ann Arbor (Mich.), 1999, p. 61-62. 17 Il romano Vincenzo Pimpinella (m. 1534), poeta, docente di retorica alla Sapienza, poi arcivescovo di Rossano, nunzio pontificio in Ungheria, su cui F. Ubaldini, Vita di Mons. Angelo Colocci. Edizione del testo originale italiano (Barb. lat. 4882), a cura di V. Fanelli, Città del Vaticano, 1969, p. 69, n. 113. 18 Il romano Camillo Porcari (m. ca. 1521), poeta e oratore, professore alla Sapienza, vescovo di Teramo dal 1517, alla guida con ‘Fedra’ Inghirami dell’Accademia romana ; si veda A. Modigliani, I Porcari. Storie di una famiglia romana tra Medioevo e Rinascimento, Roma, 1994, p. 100-101, 508-512. 19 Il romano Evangelista Maddaleni Capodiferro (m. 1524), poeta ed erudito, familiare di Leone X, nel 1514 conservatore e docente di storia per il Comune, su cui G. Ballistreri, « Capodiferro, Evangelista Maddaleni (Maddalena) de’, detto Fausto », in Dizionario biografico degli Italiani, 46 (1975), p. 621-625.

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Alla serie delle « inventioni » sceniche (è questo, come si vede, il termine più spesso adottato dal Palliolo nella sua Narratione) venne a seguire, nella serata del secondo giorno festivo, la rappresentazione del Poenulus di Plauto, in una messa in scena allestita sotto la direzione di Tommaso Inghirami20, il « prefetto di questi giochi » che ne assunse la responsabilità ideativa anche per le decorazioni scenografiche, nonché per i costumi degli attori (di cui la Narratione del Palliolo forniva una particolareggiata descrizione). Non c’è dubbio che la commedia plautina, « da ogni homo della città ch’avesse gusto di letteratura molto desiata et aspettata » (così rimarcava l’Altieri nel suo Avviso), venisse a costituire il culmine dell’intero evento festivo, e come tale ne è stata ampiamente considerata l’assoluta importanza a fronte di una intera vicenda umanistica di restitutio del teatro “all’antica”. Per quanto riguarda il presente discorso, è ancora la Narratione del Palliolo a consentire di porne i pregi di recitazione allo stesso livello delle allegorie precedenti, quando al paragrafo intitolato « Qualitati et habiti delli recitatori » assimilava tutte queste performances sotto l’insegna di una competenza esecutiva, vocale ed espressiva, autenticamente “romana” : A recitare così la comedia come li versi et poetici figmenti già detti non intervenne forestiero alcuno, né gente vile, ma soli Romani, quasi tutti figliuoli delli primi gentilhuomini di Roma, de aspetto belli et gratiosi, delle virtuti studiosi, de anni teneri, imperoché, in tanto numero, duo soli erano barbati ; a gli altri anchor non era nata nel viso. La loro lingua et pronuntia meravigliosamente dilettava a tutti gli auditori et chiaramente dimostrava essi essere nati et nudriti nel fonte di Latio et ivi quella arte di proferire le parole de natura ne le labbia havere impressa, la quale altri con assidua exercitatione non mai a pieno conseguiscono, dove del latino sermone nacque la origine.

È questa del Palliolo tra le testimonianze più attente a definire i requisiti di una “romanità” nell’« arte di proferire le parole », ovvero della dote di una genuina purezza ascritta alla dizione di questa giovane generazione, alla quale varie altre voci, coeve o posteriori, attribuivano un consimile primato tecnico e culturale insieme.

20 Il volterrano Tommaso Inghirami (1460-1516), detto ‘Fedra’ per una sua giovanile interpretazione nella tragedia di Seneca, è figura centrale nel panorama intellettuale romano di questi anni : organizzatore teatrale, lettore e commentatore di classici, rinomato oratore di curia, nonché docente di retorica alla Sapienza, alla guida dell’Accademia romana e infine nominato custode della Biblioteca Vaticana ; per un profilo bio-bibliografico, S. Benedetti, « Inghirami, Tommaso, detto ‘Fedra’ », in Dizionario biografico degli Italiani, 62 (2004), p. 383-387.

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Si sottintendeva l’esistenza, alle spalle di questa jeunesse urbana, di una tradizione pedagogica e formativa, instauratasi decenni addietro grazie al magistero di Pomponio Leto. Ma a quei giovani si riconosceva nel contempo un privilegio originario, quelle « generose conditioni » proprie dei cittadini nativi di Roma quali la pagina finale della Narratione del Palliolo coglieva – a bilancio complessivo dell’intera realizzazione spettacolare delle feste capitoline – entro una prospettiva non più tanto tecnica o anche culturale, quanto etico-politica e dunque ideologica : gl’ingegni peregrini de la nobilitate Romana si sonno affaticati in componere tante prose et versi, quanti di sopra a’ suoi luoghi ho referti, dove sonno introdotti huomini et Dei con inventioni et parole pertinenti alla gloria de la casa de Medici, recitate et cantate per li figliuoli di essi gentilhuomini, […] quali in ciò hanno adoperata ogni prontezza et industria, non omettendo gesto né accento alcuno necessario ; anzi, con tanta gratia et gentilezza le suoe parti hanno egregiamente adempite, ch’io credo se suscitasse Roscio Amerino, Esopo o qualunque altro più celebrato histrione, non saperebbeno né potrebbeno aggiungervi punto. Le quali tutte opere virtuose, magnanime et grate, suoleno essere exercitate solo da huomini colmi di queste generose conditioni, come Romani, gli cui virtuosi et magnanimi fatti publici et privati non mi è incognito essere tanti et tali che per se stessi si commendano et a tutto il mondo sonno chiari21.

Questo conclusivo résumé compendia significativamente gli aspetti peculiari, già emersi nella esposizione, della eccezionale circostanza. Sono in particolare alcuni nessi che nella loro correlazione appaiono rivelatori : sul piano della produzione testuale, la compresenza di generi poetici e prosastici ; la convergenza celebrativa di ideazioni sceniche e testi verbali ; sul piano della esecuzione spettacolare, l’unione di recitazione, canto e musica ; infine, sul piano della performance attoriale, la convenienza assoluta di gesto e vocalità, così come la perizia professionale dell’impegno scenico, all’insegna di un’eminente qualità interpretativa (le « parti […] egregiamente adempite »), che si sentiva di poter qualificare solo al paragone con i campioni paradigmatici dell’antica arte del recitare. Qualità ed esiti che, come sottolineato ad apertura e chiusura del passaggio, vengono dal cronista ricondotti a prerogativa dei nobili e virtuosi romani, uniti in una speciale solidarietà generazionale, quella tra i seniores, portatori della responsabilità ideativa e compositiva, e i « figliuoli di essi gentilhuomini », protagonisti 21

P. Palliolo, Narratione, p. 66.

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della realizzazione esecutiva. In questo discorso, dunque, le « generose conditioni » di tale appartenenza romana vengono intese nei termini di uno status sociale comprovato dai « virtuosi et magnanimi fatti publici et privati », giusta una prospettiva ideologica che orgogliosamente rivendica tale primato alle famiglie di squisita tradizione municipale22. 2. L E

SATIRE POSTERIORI ALLA FESTA

Accostare il termine di satira a quelli di spettacolo e poesia, in relazione al Teatro Capitolino del 1513, significa riferirsi non tanto alle venature comiche affioranti qua e là nella sceneggiatura passata in rassegna23, quanto a risvolti propriamente burleschi e satirico-parodici, presumibilmente inopportuni nel contesto encomiastico-celebrativo, e perciò connessi a retroscena ulteriori, di cui occorre ancora ben delucidare occasione e circostanze. Ancora da chiarire, infatti, appare quanto affermato nel paratesto di un’operetta pubblicata a stampa, probabilmente a breve distanza dalle feste capitoline24, composta da Mariangelo Accursio, un letterato poco più che ventenne originario dell’Aquila, qui alla sua prima comparsa sulla scena romana, dove poi si ambienterà come poeta epigrammatico e soprattutto come erudito, epigrafista e filologo, pubblicando nel 1524 un corposo volume di Diatribae (dissertazioni filologiche su luoghi tratti da Ausonio, Solino, e dalle Metamorfosi di Ovidio). Questa 22 Per tali prospettive, ancora operanti nella Roma del primo Cinquecento, rinvio ai saggi di M. Miglio, Scritture, scrittori e storia, vol. II (Città e corte a Roma nel Quattrocento), Manziana (Roma), 1993. 23 Della « egloga » composta da Blosio Palladio, ad esempio, dove intervenivano i « villani » in dialogo, e sulla quale già l’Altieri notava come « questa inventione sodisfece tanto quanto che mai dir si potesse », ben più netta era la registrazione del successo comico da essa riscosso secondo un altro cronista, il mantovano Francesco Chierigati : « fu tanto piacevole et ridicula et così ben representata tal egloga che ogniuno crepava per el riso » (anche questo passo è riportato in Cruciani, Teatro nel Rinascimento, p. 417). 24 Sulle edizioni dell’opera, oltreché per un insostituibile profilo dell’autore, vedi A. Campana, « Accursio (Accorso), Mariangelo », in Dizionario biografico degli Italiani, 1 (1960), p. 126-132. La princeps dell’operetta è priva di note tipografiche, e viene di solito datata all’anno delle feste o agli anni appena successivi (1513-15), ed è ascritta alla stamperia o di Étienne Guillery (F. Barberi, Tipografi romani del Cinquecento. Guillery, Ginnasio Mediceo, Calvo, Dorico, Cartolari, Firenze, 1983, p. 27-28 e 51) oppure di Johann Beplin (F. Ascarelli, Le cinquecentine romane, Milano, 1962, p. 1 ; nel citato articolo di A. Campana viene indicata come due distinte edizioni recanti medesima intestazione). Dalla princeps traggo le citazioni che seguono, confrontate sulle seguenti altre edizioni : Osco, Volsco, Romanaq. eloquentia interlocutoribus, dialogus, ludis Romanis actus, [s.l., s.n.], 1531 ; Osci et Volsci dialogus ludis Romanis actus, Tubingae, [s.n., s.a.], curata da Filippo Melantone (attribuite, da A. Campana, la prima a Venezia, Guglielmo da Fontaneto ; la seconda a Thomas Anshelm, 1514).

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sua giovanile operetta si intitola Osci et Volsci, dialogus Ludis Romanis actus, evidentemente con l’espressione Ludis Romanis riferendosi alle feste del ’13, ma anche postulando una rappresentazione scenica del dialogo (actus), che non doveva invece aver avuto luogo, secondo quanto precisava la dedica dell’autore al letterato Tommaso Pighinuzzi da Pietrasanta, premessa al testo : Dialogum vel istum stilo altis veluti radicibus innixo in multorum aevi nostri litterarum horto, anxiis (ut ita dixerim) vigiliis ac summo studio desipientium. Eum, quia in munificentissimo apparatu ac publica Romanorum laetitia, cum superioribus diebus Iulianum Medicen urbe donarunt, agi breve tempus non permisit, eorundem flagitatione quorum iussu fere triduo et concinatione fuerat tumultuaria instructus, aedere impellimur. Ut maiori fortasse detrimento temporis in negocio papyraceum eum quique legant, quem dispendio voluptatis ociosi ac sedentes togatum in scaena non viderunt25.

Dunque una rappresentazione mancata per mero scarseggiare del tempo, diceva l’autore, che inoltre rimarcava la dispersione di efficacia comica subita dal testo letto anziché rappresentato. Ma uno sguardo su contenuti e stile dell’operetta induce a interrogarsi proprio sulla effettiva rappresentabilità di questo dialogo che, nonostante la limitata estensione, per altre ragioni potrebbe apparire impervio a un vero e proprio allestimento scenico. Può interessare, in questa sede, citare almeno un passaggio dal dialogo iniziale tra Oscus e Volscus, dove il primo si riferisce in tal modo all’exfabrefactum Theatrum decumanum, ove l’interlocutore l’aveva sorpreso aggirarsi loquitantem alla sua maniera : Hoc [scil. Theatrum], inquam, quaternatum, contignatum, ichthio collatumque tessellatim coassationibus deliciis, scandulis substructionibusque contrabiorum architectatis. Spicin siliquastra undiquovorsum ad sessum conspiciliumque omnigenorum mortalium constrata26 ? 25 Mariangelus Accursius Thomae Petrasanctae, in Osci et Volsci, dialogus, f. [Ai]v (« Il presente dialogo è nello stile innestato, per dir così, con profonde radici nel giardino di tanti scritti della nostra età, deliranti, mi si lasci dire, con veglie affannose e studio indefesso. Questo dialogo, poiché, durante il fastoso allestimento e la pubblica festa dei Romani, quando nei giorni passati hanno insignito Giuliano de’ Medici della cittadinanza, il poco tempo non ha consentito di recitarlo, siamo ora spinti a pubblicarlo, per l’insistenza di quegli stessi su richiesta dei quali in appena tre giorni e con una composizione improvvisata era stato preparato. E ciò affinché tutti possano leggere su carta, forse con maggior dispendio di tempo in mezzo ad altre faccende, un testo a cui, con perdita di piacere, non assistettero comodi e seduti, rappresentato sulle scene »). 26 « Questo teatro, dico, quadrangolare, trabeato e fissato con colla di pesce, con deliziosa pavimentazione a tessere quadrettate, costruiti con assi e tavolati a controsoffitti.

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La deissi alle strutture sceniche e allo stesso pubblico, fittizia o effettiva che fosse, serve qui a esemplificare il tenore verbale di un dialogo tutto giocato su un caricaturale effetto di enormità linguistica e lessicale, tra obsolescenza grafo-fonetica e mostruosa rarità glossematica. Ove anche si ipotizzi la recitabilità di una così complessa partitura verbale, riuscirà arduo ammettere la compatibilità di questa, che era una satira derisoria e virulenta rivolta a un obiettivo prettamente letterario e accademico (Oscus e Volscus erano infatti una caricatura a due voci dell’umanista bolognese Giovan Battista Pio), con l’atmosfera celebrativa degli apparati e la loro afferenza al clima encomiastico della cerimonia ufficiale. Si potrebbe magari supporre che la messa in scena del dialogo adombrata dall’Accursio fosse destinata a un momento più appartato della circostanza festiva, ma solo congetturalmente e in assenza di altri indizi. In alternativa, si potrebbe ritenere che il testo da affidare alla scena non corrispondesse a quello poi stampato, inferendone magari una possibilità di rappresentazione in una versione più breve e scenicamente più agibile. Vale al riguardo rileggersi un’importante attestazione negli Elogia (1546) di Paolo Giovio, dove nel medaglione dedicato a Giovan Battista Pio (che anche in virtù di questa testimonianza si conferma come il bersaglio indubbio della parodia dell’Osci et Volsci), si rievocava così la mirabilis fabula dell’Accursio : Si quidem eius sermo stylusque Oscorum et Aborigenum linguam pingui atque aspera novitate referebant, quam nonnulli lascive ludentes discere percuperent, nisi contagiosi vitii periculo terrerentur ; factum autem brevi est, ut ea obsoletae et ridendae passim elocutionis verba, tanquam portenta in scaenam transierint, confecta scilicet a lepidis ingeniis mirabili fabula, haec enim impressa extat, qua suo habitu suoque idiomate blaterantis Pii persona inducitur, ab obiurgante reprehendenteque Prisciano meritas flagello plagas, puerorum male discentium more, clunibus nudatis excipiens. Tum enim Phaedrus ad antiquae pronunciationis decus Romanam iuventutem glorioso studio revocabat, quum ludis Capitolinis stupendo apparatu miraque felicitate Plauti Poenulum per ingenuos nobilesque comoedos repraesentata florentis quondam Urbis fortuna

Non vedi le antiche poltrone da ogni parte occupate per farvi sedere e assistere mortali di ogni sorta ? » (la traduzione ha qui uno scopo meramente referenziale, del tutto inerte sul piano formale, laddove il testo andrebbe chiosato per ciascuno dei lessemi, a mostrare la grottesca patina arcaicizzante e l’estrazione lessicografica della gran parte delle voci, in questo passo indicativamente risalenti alla latinità arcaica di Plauto [conspicilium], tarda di Apuleio [sessus], tecnicistica di Vitruvio, Plinio e Apicio [contignatus, tessellatim, coassatio, scandula], glossematica di Varrone e Festo [ichthiocollatus, seliquastrum, decimanus nel significato di ‘enorme’]).

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edidisset, id expetente Leone, quod tum frater Iulianus a populo Romano civitate donaretur27.

Questo circostanziato riferimento, tuttavia, non autorizza a desumere una indubitabile destinazione scenica del dialogo, i cui portenta verborum potevano certo dirsi transitati in scaenam, solo in quanto drammatizzati all’interno di una parodia dialogica composta per la lettura (confecta)28. Nel passo gioviano, del resto, la rappresentazione rievocata nel contesto dei Ludi Capitolini era solo quella del Poenulus, laddove della fabula di Accursio egli richiamava appunto solo il testo a stampa (haec enim impressa extat), pur accennando all’unico episodio che in esso aveva una netta peculiarità teatrale, quello della fustigazione ad opera di Prisciano sulle terga dell’impenitente Pio (ma nel dialogo

27 Pauli Iovii Elogia veris clarorum virorum imaginibus apposita […], Venetiis, apud Michaelem Tramezinum, 1546, f. 64v (fornisco il brano nella traduzione italiana dell’edizione a cura di F. Minonzio, P. Giovio, Elogio degli uomini illustri, Torino, 2006, p. 297298 : « Infatti la sua parlata e il suo stile richiamavano certamente la lingua degli Osci e degli Aborigeni per le loro stranezze grossolane e rozze, che alcuni avrebbero desiderato imparare per divertirsi in modo sguaiato, se non fossero stati terrorizzati dal pericolo di essere contagiati da quel difetto. E così, in breve tempo, accadde che quelle parole, tipiche di un modo di esprimersi sorpassato e ridicolo, fossero portate sulla scena come invenzioni fantastiche, in una commedia straordinaria, composta evidentemente da persone piene di spirito. La commedia ci rimane nella forma data alle stampe. In essa viene introdotto il personaggio di Pio che blatera nella sua lingua e nel suo modo caratteristico. Come un fanciullo che non ha imparato la lezione, Pio è rimproverato e criticato da Prisciano, che imbottisce il suo sedere nudo di frustate ben meritate. Allora, infatti, Fedra si preoccupava onorevolmente di richiamare i giovani romani alla decenza del modo di esprimersi antico : durante i Ludi Capitolini aveva messo in scena il Poenulus di Plauto con attori di estrazione nobile, un allestimento meraviglioso e un successo straordinario rinnovando la fortuna, un tempo fiorente, di Roma. L’aveva rappresentata su richiesta di Leone, perché allora suo fratello Giuliano era stato insignito della cittadinanza dal popolo romano »). L’identificazione della fabula richiamata da Giovio con l’Osci et Volsci di Accursio è ormai assodata, e ulteriormente confermata dal passo del Dialogus citato qui a seguire. 28 In tal senso mi discosterei dalla traduzione proposta da F. Minonzio, là dove intende tanquam portenta in scaenam transierint come « portate sulla scena come invenzioni fantastiche », mentre era comune che la critica allo stile del Pio si incentrasse sui portenta verborum, ovvero sui « mostri lessicali » che egli estraeva dalle zone più marginali e peregrine della latinità (il sintagma, a partire anche da Cic. Or. 26-27, aveva conosciuto una lunga fortuna umanistica, dal Leonardo Bruni del De recta interpretatione [Sulla perfetta traduzione, a cura di P. Viti, Napoli, 2004, § 36, p. 112] al Poliziano della lettera a Lucio Fosforo Fazini del 28 marzo 1491 [Epist. 3, 15]). Pure appare un po’ forzata la traduzione di haec enim impressa extat con « la commedia ci rimane nella forma data alle stampe », dove implicitamente si attribuisce alle parole gioviane l’esistenza di una diversa forma teatrale, mentre il testo pare limitarsi a registrare il fatto che la fabula rimanesse leggibile a stampa.

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quella parte è impersonata dalla Romana eloquentia)29, scena questa effettivamente concepita come azione farsesca. Eppure a conferma di una destinazione per la lettura starebbe quanto lo stesso Giovio aveva già scritto (parecchi anni prima, intorno al 1527) del facetissimus dialogus dell’Accursio : Nihil etiam Mariangeli Accursii ab Aquila Furconensium musa iucundius, qui Ausonium subtiliter interpretatur, et iampridem facetissimo dialogo edito quorundam obscure et rancide scribentium expressis personis, atque iis in scenam ad excitandum risum introductis, faeda vicia bellissime castigavit30.

Dove mi pare sia netta la referenza a un testo edito e all’introduzione in scenam allo scopo di una caratterizzazione linguistica caricaturale dell’obscure et rancide loqui. Resta comunque il valore paradigmatico, che la testimonianza dagli Elogia reca, della contrapposizione tra l’antiquae pronunciationis decus della gioventù romana, cui si doveva il memorabile successo della commedia plautina felicemente rappresentata proprio grazie agli ingenuos nobilesque comoedos, e la obsoleta et ridenda elocutio del Pio, blaterans sotto le spoglie tutt’altro che mentite di Oscus e Volscus31. Una opposizione che sarà da porsi in termini di antimodello non soltanto 29 Ecco le parole con cui la Romana eloquentia fa irruzione nel dialogo : Iamdudum nescio quis verborum strepitus nostris auribus insonuit. Id adeo viso, quinam perturbaturi tantos apparatus huc advenerint (« Già da molto tempo non so che strepito di parole è risuonato alle nostre orecchie. Ciò appunto vengo a vedere, chi siano questi qui venuti a disturbare tanto grandi apparati »). E poco oltre : Quae (malum) portenta conmemorant ? Quid obloquuntur ? His nostrum potuit patere Proscaenium ? Agnosco ecastor et sermonis pariter et oris monstra. Non semel horum intemperies iniuriae me admonuit. Adibo ac propellam ipsos. ‘Praestigiae quam primum hinc abscendite ! Quae isthaec pervicacia ? An ideo acciti urbem estis, ut hoc ipsum quoque oris vestri peste Latium inficiatur ?’ (« Che diavolo di parole mostruose richiamano ? Che balbettano ? Chi ha potuto aprir loro il nostro palcoscenico ? Le riconosco perbacco simili mostruosità del linguaggio e del parlare, e non è la prima volta che la loro tracotanza mi oltraggia. Ora mi avvicinerò e li scaccerò : ‘Spettri che altro non siete, andatevene al più presto ! Che è questa ostinazione ? Siete forse immigrati nell’Urbe per contaminare persino questo nostro Lazio con la peste del vostro parlare ?’ » ; l’intero passo è in Osci et Volsci, dialogus, f. C[i]r-v). 30 P. Giovio, Dialogus de viris et foeminis aetate nostra florentibus, II, 11, in Pauli Iovii Dialogi et descriptiones, curantibus E. Travi & M. Penco, Roma, 1984, p. 239 (« Niente di più piacevole anche dell’ispirazione di Mariangelo Accursio dall’Aquila dei Forconesi, che interpreta sottilmente Ausonio, e già in precedenza ha castigato in modo assai opportuno orrendi vizi, in quel divertentissimo dialogo a stampa in cui si esprimono certi personaggi che usano una lingua oscura e stantia, e che sono presentati sulla scena per suscitare il riso »). 31 Cf. R. Avesani, « La professione dell’‘humanista’ nel Cinquecento », Italia medioevale e umanistica, 13 (1970), p. 224-225.

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linguistico ed elocutivo, ma direi anche pedagogico, nella deprecazione di una linea retorico-stilistica tanto più perniciosa quanto più a rischio di inquinare, come il contagio di un innesto morboso (contagiosi vitii periculo), la purezza stessa di quell’eloquio originario, con implicazioni ideologico-culturali non meno cogenti delle aberrazioni intrinsecamente linguistiche. E ciò a fortiori considerando che proprio su un terreno come quello della filologia plautina si era a suo tempo consolidata la fama accademica del Pio32. Ecco perché – come ben vide Dionisotti nella sua insuperata lettura33 – colpire il bolognese Pio equivaleva a scagliarsi emblematicamente contro tutta una linea “antiromana” di cultura umanistica. E la stessa impraticabilità drammaturgica di questo dialoghetto, con la sua dicendi rusticitas atque asperitas34, il cumulo parossistico di verba sesquipedalia, la trafila di termini orridi e impronunciabili, incomprensibili certo pure a un uditorio scaltrito come quello capitolino, ne indica un aspetto significativo giacché antitetico, anche sul piano performativo, alla nitidissima pronunciatio delle recitazioni del ’13, da Giovio anche altrove esaltata35. * A riscontro ulteriore di una dimensione satirica che non dovette riscuotere spazio nella celebrazione ufficiale, e tuttavia seppe trovare altre vie per esprimersi, appagando alcune delle istanze polemico-cultu32 All’anno 1500 risaliva infatti la sua edizione del Plautus integer cum interpretatione, Mediolani, per magistrum Uldericum Scinzenzeler, prima edizione a stampa delle commedie plautine dotata di un ampio commentario. 33 C. Dionisotti, Gli umanisti e il volgare fra Quattro e Cinquecento, a cura di V. Fera, Milano, 2003, p. 87-98. Al saggio di Dionisotti si deve anche il raccordo di questo dialogo dell’Accursio con altri libelli satirici volti a parodiare lingua e stile di Giovan Battista Pio, insieme coinvolgendovi la figura di Mario Equicola : il Dialogus in lingua Mariopionea sive Piomariana carmentali pulcherrimus e l’Epistola in sex linguis, anonimi entrambi elaborati nel contesto romano del biennio 1512-14, su cui si vedano le indagini di P. Petteruti Pellegrino, « La fixa tramontana dell’imitazione. Equicola, il classicismo volgare e l’Epistola in sex linguis », in Petrarca e Roma, a cura di M. G. Blasio et al., Roma, 2006, p. 227-294 ; « La maschera dell’Equicola, fra satira e parodia. Il Dialogus in lingua Mariopionea e le due redazioni del Pentecontametron », in Auctor/actor. Lo scrittore personaggio nella letteratura italiana, a cura di G. Corabi, B. Gizzi, Roma, 2006, p. 121-148 ; « Baruffe e parodie. Equicola, Tebaldeo e un polimetro inedito », in Metafore di un pontificato, p. 181-250. 34 Così ancora ammoniva la Romana eloquentia ad spectatores, in Osci et Volsci, dialogus, f. [Cii]v. 35 In termini analoghi, benché più diffusamente e con maggiore pertinenza al tema de pronuntiatione, Giovio aveva infatti richiamato la rappresentazione capitolina del Poenulus, menzionando la recitazione di Blosio Palladio e Lorenzo Grana, in un altro luogo del citato Dialogus (II, 23-24, ibid., p. 251), passo da me analizzato in « Ex perfecta antiquorum eloquentia », p. 113, 186-187.

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rali dell’intellettualità romana, mi sembra pertinente richiamare un’altra interessante circostanza, ancora poco conosciuta, di questi scenari burlesco-parodistici sullo sfondo della grande festa medicea. Era in tal caso un giovane poeta, il siciliano Giulio Simone, maestro di grammatica nella scuola rionale di Trastevere, che balzava sulla “scena” con un’iniziativa poetica che mirava a sfruttare la grande risonanza di quei festeggiamenti per tentare una personale affermazione letteraria. Egli aveva infatti pubblicato un poemetto intitolato Epulum Populi Romani Eucharisticon, dove in 356 esametri descriveva le feste capitoline appena celebrate36. L’occasione era colta giusto a ridosso dell’evento, quando nella tarda serata del 14 settembre, appena conclusasi la rappresentazione del Poenulus (cum primum acta Plauti comoedia Poenulus, est enim acta, ut scitis, hora vigesima quarta), lo stampatore bolognese Ercole Nanni si rivolgeva al Siculo chiedendogli, con sperticati elogi, di mettere in versi il banchetto e la festa del giorno innanzi. E anche in tal caso, come già nella prefatoria di Accursio, la responsabilità dell’iniziativa era attribuita all’insistenza di terzi, ciò che parrebbe comunque adombrare un immediato interesse dell’editoria a puntare sulla notorietà dei festeggiamenti, cercando di cavarne a spron battuto ulteriori occasioni d’intrattenimento letterario. Peraltro l’Epulum, con la sua prontissima comparsa (la dedicatoria recava infatti la data 17 settembre e il colophon quella del 18), aveva la ventura di inaugurare un filone di composizioni in versi che in anni seguenti si sarebbero volte a rievocare in poesia i memorabili eventi festivi37. Tuttavia la “scena” a cui mi riferivo era quella al centro della quale il Siculo e il suo poemetto vennero platealmente messi alla berlina all’indomani della pubblicazione, secondo quanto ci documenta il ms. Vat. lat. 5356, che a un esemplare annotato della stampa dell’Epulum, fa seguire un commentario manoscritto in cui ben settantadue letterati firmano una messe di ridanciane annotazioni esegetiche, sbeffeggianti i

36 Epulum populi Romani Eucharisticon per Siculum, per Magistrum Stephanum et Magistrum Herculem socios, 1513. Per un profilo di Giulio Simone e le vicende relative a questa circostanza rinvio a « Giulio Simone Siculo, maestro, poeta e oratore », in S. Benedetti, « Ex perfecta antiquorum eloquentia », p. 59-96. 37 Rimando alle ricerche di Cruciani sia per l’altro poemetto latino, ben più apprezzabile, il Theatrum Capitolinum magnifico Iuliano institutum per Aurelium Serenum Monopolitanum, Romae, in aedibus Mazochianis, 1514 (edito in F. Cruciani, Il teatro del Campidoglio, p. 95-123) ; mentre per la trasposizione in terzine italiane della Narratione del Palliolo ad opera del Notturno Napoletano, Triomphi de gli mirandi Spettaculi […], Bologna, Hieronymo di Beneditti, 1519, si veda F. Cruciani, Teatro nel Rinascimento, p. 421-434.

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versi dell’Epulum e il loro autore38. Non stupirà pertanto incontrare, in mezzo al nutrito stuolo di nomi chiamati a sottoscrivere le glosse satiriche, anche tutti i personaggi sopra menzionati nel contesto del Teatro Capitolino, alcuni dei quali firmavano anche più di un’annotazione al poemetto. Cito, a scopo di esempio, alcune di queste note39 : Vates coelestis ingenii, vires ingenii tui. Creber earundem dictionum concursus in oratione soluta vitandus non est. Quod frequentissima poëtae huius authoritate convincitur40. V INCENTIUS P IMPINELLUS . (c. 111v)

Il poeta Vincenzo Pimpinella, nel commentare il luogo della epistola introduttiva in cui il Siculo si faceva apostrofare dal librarius senza ritegno (‘Mi Sicule dulcissime, vates coelestis ingenii, vires ingenii tui saepe et saepius experti sumus, tua carmina passim leguntur, laudantur ab eruditis, o te fortunatum nimium saepe dicis ex tempore, et laudaris, dic, scribe, obsecro, epulum tanti populi’ )41, con piglio serioso ironicamente ammetteva che la ripetizione di una medesima espressione potesse occorrere in prosa, portando a sostegno di ciò la frequentissima authoritas del poeta medesimo. A cogliere l’ironia basta scorrere anche rapidamente i versi del poemetto, sì da rendersi conto della vera e propria coazione del Siculo all’iterazione verbale, segnale indubbio della sua mediocre capacità versificatoria, in un gusto soverchiante per la ripetizione lessicale che gran parte delle annotazioni successive si volgeranno a censurare comicamente. Cito, sempre dagli autori direttamente coinvolti nel Teatro capitolino, almeno due esempi : O, popule, o, dulcis nimis, o, romane Tonantis, o, dulcissima cura. Dum quater, o litteram in hoc versu repetit, in quo nimia dulcedo sua consistat ostendit42. B LOSIUS . (c. 125r)

38 Biblioteca Apostolica Vaticana, ms. Vat. lat. 5356, f. 111r-128r : Iulii Simoni Siculi Epulum cum duobus et septuaginta commentatoribus, singulorum nomine suis locis reddito. 39 Per chiarezza trascrivo : in corsivo, il testo dell’Epulum chiosato ; in tondo, la nota di commento ; in maiuscoletto, il nome del presunto commentatore ; tra parentesi, il luogo del manoscritto vaticano citato. 40 « Poeta di celeste ingegno, le forze del tuo ingegno. La continua occorrenza delle medesime parole non si deve evitare in prosa. E di questo si è convinti per la frequentissima autorità di questo poeta ». 41 « O mio dolcissimo Siculo, poeta di ingegno divino, conosciamo sempre meglio le doti del tuo ingegno, le tue poesie si leggono in giro, sono elogiate dai dotti ; tu che così felicemente componi spesso all’improvviso e sei lodato, componi, metti in versi, ti prego, il banchetto di questo grande popolo ». 42 « O popolo romano di Giove, o troppo dolce, o dolcissima cura. Quando ripete in questo verso la lettera o, mostra in che cosa consista il suo massimo godimento ».

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Pinxit Apelles, pinxit et ornavit, pinxit. Exaggeratio ista eorundem uerborum monstrum Romae peperit. Nam dum stulte inculcat : pinxit, pinxit, pinxit, unusquisque legens ciconia effectus est, qui a tergo poetam ipsum usque pinsit, pinsit, pinsit43. C AMILLUS P ORTIUS . (c. 120r)

In entrambi i casi la critica alle stomachevoli iterazioni veniva piegata a un effetto burlesco di implicita allusione alla pederastia del poeta, vizio che in altri luoghi del commentario veniva esplicitamente fatto oggetto di irrisione44. Ma sempre Camillo Porcari firmava anche un’altra annotazione, che forse rivela la volontà di conferire a chi delle festività era stato uno degli ideatori una posizione rilevante anche nella compagine dei glossatori schierati contro il Siculo : Tam possum ego dapes v[estras] et v[irtutes] non tollere, quam vos non augere. Uno verbo quicquid toto opere contineatur expressit. Nam munificentissimo ipsi epulo totoque apparatui adeo carminum stultitia tollit atque derogat, ut iam qui non interfuere, cum ipso pariter praecone epulum ridere non desinant. Adnotavimus talia subinde nos et apud Virgilium in margine libri decimi Aeneidos, quotannis eum ipsum publico auditorio enucleantes45. C AMILLUS P ORTIUS . (cc. 113v-114r).

Si dileggiava l’infelice espressione che il poeta, sempre nella dedicatoria al popolo romano, aveva goffamente usato a scopo di modestia, quando diceva di non poter aggiungere nulla alle lodi dei Quirites (tam possum… non praedicare, non admirari, non tollere, quam vos non augere). E si sottolineava il risultato opposto di diminutio da lui sortito, con gli aberranti versi dell’Epulum, per aver suscitato le risa di chi al banchetto non avesse preso parte : un esito sintomatico dell’intera operazione poetica (toto opere), di cui il Porcari, dall’alto del suo magistero alla Sapienza, decretava senza mezzi termini la stultitia. Altro era il ruolo che le glosse attribuivano alla firma dell’altra mens del Teatro 43 « Apelle dipinse, dipinse e decorò, dipinse. Questo eccesso delle medesime parole ha partorito un mostro a Roma. Infatti, mentre stupidamente insiste pinse, pinse, pinse, ognuno leggendo ha fatto il gesto della cicogna, che da dietro allo stesso poeta spinse, spinse, spinse » [cf. Pers. Sat. 1, 58]. 44 Soprattutto nella biografia che precede il commentario (ms. Vat. lat. 5356, f. 104r110v), composta dal letterato triestino noto come Savoia, per una descrizione della quale rimando al mio saggio citato. 45 « Tanto incapace di sottrarre le vostre vivande e virtù, quanto di accrescere voi. Con una sola parola ha espresso ciò che è contenuto nell’intera opera. Infatti l’idiozia dei suoi versi a tal punto sottrae e sminuisce lo stesso ricchissimo banchetto e l’intero apparato, che ormai chi non vi ha potuto partecipare non smette di ridere del banchetto mentre ride del suo stesso cantore. E questo lo abbiamo annotato anche in margine al decimo libro dell’Eneide, per tutti gli anni in cui siamo andati commentandolo per il pubblico uditorio ».

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capitolino, Fedra, il quale nel commentario pare figurare ora per le sue doti di caustica ironia, affidata a due rapide battute46, ora per una notazione di taglio ecdotico, che forse intende alludere all’Inghirami studioso di antichi manoscritti47. Ho già altrove discusso il problema della dubbia paternità di queste note esegetiche, verosimilmente da attribuirsi a una o a poche individualità che avrebbero architettato e confezionato la ridanciana compagine esegetica, tirandovi dentro, sotto la simbolica cifra di settantadue, i nomi di un intero milieu letterario48. È per questo che non si possono leggere tali annotazioni senza porsi nella doppia visuale di una caricatura del poeta siciliano, ma anche di un riverbero parodico rispetto agli stessi autori delle glosse, di cui, certamente in alcuni casi, le chiose mirano a far emergere idiosincrasie e vezzi stilistici, attitudini peculiari o predilezioni personali49. Sempre per rimanere al campione prescelto (ovvero i nomi dei protagonisti dello spettacolo capitolino), appaiono non casualmente ascritte le note a firma di Antonio Zoccoli e Lorenzo Vallati. Del primo emerge la competenza teologica, qui comicamente piegata a condonare il sospetto di eresia di un’incauta espressione usata dal Siculo50. Del secondo, invece, si conferma quella raffinata cultura 46

« Risi ego. Ridendus postmodum (« Io ho riso. Deriso più tardi »). T HOMAS P HE » (f. 111v). « Ignoscetis igitur. Quis te oro perpulit ut id committeres (« Perdonate dunque. Chi ti ha costretto a farlo, ti chiedo »). T HOM . P HEDRUS » (f. 113r). 47 « Quae intra atque extra + miracula cerno theatrum ? [+ iam. Hic lector adverte mentem, duo esse crucis signa, non ab re subscripta. Intelligimus enim poetam in tanta admiratione, cum hunc versum componeret, bis se, quod admirabundi solent, cruce signasse. Astute ergo librarii penitum poetae mentem expresserunt. (« Quali miracoli vedo, dentro e fuori al teatro ? Qui fai caso, lettore, che ci sono due segni di croce, ma non a sottolineare qualche parola. Capiamo infatti che il poeta, in un simile stupore, componendo questo verso, per due volte, come è solito fare chi si stupisce, si è fatto il segno di croce »). P HEDRUS » (f. 121v). Sull’Inghirami filologo vedi M. Campanelli, « Pietro Bembo, Roma e la filologia del tardo Quattrocento. Per una lettura del dialogo De Virgilii Culice et Terentii fabulis », Rinascimento, s. 2, 37 (1997), p. 309-310. 48 Come sostenuto da P. Procaccioli, « Il calice, il vino, l’aceto. Prime riflessioni sulle degenerazioni rinascimentali della tradizione esegetica », in Cum notibusse et commentaribusse. L’esegesi parodistica e giocosa del Cinquecento, a cura di A. Corsaro & P. Procaccioli, Manziana (Roma), 2002, p. 30-31. 49 Così aveva osservato già J. H. Gaisser, nella sua introduzione a Pierio Valeriano, p. 28. 50 « Non solum perdere Terram, verum etiam posset Romana potentia Caelum. Hoc heresim sapit. Excusatur tamen a nonnullis autor, quod peculiari alias temeritate fuerit locutus. Ego vero homini crimen condono, quod impudens sit, et theologiae prorsus ignarus (« La potenza romana potrebbe mandare in rovina non solo la terra, ma anche il cielo. Questo sa di eresia. L’autore viene tuttavia scusato da alcuni, poiché avrebbe parlato altrove con la sua tipica audacia. Io dal canto mio gli abbuono la colpa, essendo egli impudente, nonché affatto ignorante di teologia »). ANTONIUS SOCCULUS » (f. 116v-117r). DRUS

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letteraria, sopra richiamata, sia laddove essa colga — in termini paradossali — l’aemulatio del Siculo in un luogo dell’epistola di Ermolao Barbaro a Francesco Piccolomini51 ; sia quando prenda spunto dall’infelice attribuzione di bionde chiome adulterine a Calliope, per una trafila semiseria di poetici loci paralleli relativi al flavum crinem52. Ma anche ammettendo un doppio livello satirico del commentario, sarcastico nei confronti dell’Epulum ed ironico nei confronti dei suoi esegeti, rimane comunque da non trascurare l’immagine di una partecipazione “corale” all’impresa burlesca (almeno ex silentio sostenibile dacché non constano voci che protestassero la loro estraneità ad essa), e quantomeno da riconoscere che l’autore della miscellanea volle recepire un comune risentimento rispetto all’improvvida iniziativa del poeta siciliano. Per quanto riguarda la presente ricognizione, occorre evidenziare come tutti quanti, nessuno escluso, autori ed attori dello spettacolo, vi figurassero solidali nel censurare, con l’insolente pretesa del Siculo 51 « Sed Dii boni quantum interest ? Epulum ego scribo, vos donatis. Perinde Siculus poeta ultra omnium emendationem se protulit, atque aemulationem pertulit. Etenim Hermolaus Barbarus aetatis nostrae tantus vir imitari subfurarique illa eadem non dubitavit, in epistula ad F. Picolomineum, a quo martiis panibus, seu mavis Marzapanibus donatus, ita scribit ‘sed Dii boni quantum interest ? Ego saccarum scribo, tu donas’ [E. Barbaro, Epistolae, Orationes et Carmina, a cura di V. Branca, Firenze, 1943, II, p. 91] («Ma Dei buoni, che importa ? Io descrivo il banchetto, voi lo donate. Similmente il poeta Siculo si è portato al di là di ogni eleganza, e ha sortito l’emulazione. E infatti Ermolao Barbaro, grande uomo del nostro tempo, non dubitò di imitare e appropriarsi di quelle medesime parole, nella lettera a F. Piccolomini, ricevuto in dono dal quale del pane di Marte, o meglio del marzapane, cosi scrive : ‘ma Dei buoni, che importa ? Io descrivo il dolce, e tu lo doni’ »). LAURENTIUS VALLATUS » (f. 113r). 52 « Flavos capillos. Turpem meretricemque Calliopen indicat ex capillorum colore. Iuv. de Messalina in fornicem itante ‘flavum crinem abscondente galero’ [Iuv. Sat. 6, 120]. Et Verg. de Didone : ‘nondum illi flavum Proserpina vertice crinem / abstulerat’ [Virg. Aen. 4, 698-9]. Esto Ovidius dixerit de Lucretia Romana : ‘forma placet, niveusque color, flavique capilli’ [Ov. Fasti 2, 763]. Non enim quod illata sibi vis non maxime placuerit, sed quod occultam fore desperavit, sibi mortem conscivit bella mulier. Quid Penelope ? Nonne omnium Procorum concubitus experta est, unde ortus Pan ? Et mentiuntur tamen poetae, ipseque in primis Naso ‘est pia Penelope lustris errante duobus’ [Ov. Ars am. 3, 15] (« Biondi capelli. Con il colore dei capelli presenta Calliope come una vergognosa sgualdrina. Vedi Giovenale su Messalina frequentatrice del postribolo ‘con una parrucca che nasconde le bionde chiome’. E Virgilio su Didone : ‘non ancora Proserpina le aveva reciso dal capo il biondo crine’. Sia pure che Ovidio abbia affermato della romana Lucrezia : ‘il suo aspetto è piacente, e il colore candido come neve, e i biondi capelli’. Non perché non sia grandemente ammirato il coraggio che le viene attribuito ma, perché temette che sarebbe rimasto nascosto, ecco che la bella donna si diede la morte. E che dire di Penelope ? Forse non ha fatto esperienza di giacere con tutti i Proci, donde poi sarebbe nato Pan ? E tuttavia mentono i poeti, e in primis lo stesso Ovidio : ‘è fedele Penelope, mentre il marito vagava per dieci anni’ »). LAURENTIUS VALLATUS » (f. 117r).

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a farsi cantore del Theatrum Capitolinum, la sua plateale imperizia di versificatore. Che certo ben si prestava a divenire emblema di una poesia pedante e pretenziosa, di fatto pedestre e illeggibile, indegna stilisticamente e culturalmente della mira felicitas che aveva dato lustro agli eventi memorabili del settembre 1513, in quel Teatro del Campidoglio dove la parola poetica aveva invece trovato interpreti ai quali « non mancò materia, né modo e gratia di recitare, sodisfacendo mirabilmente ancor sopra di questo con lo lor habito, pronuntia, gesti et ornato a tutti auditori »53. BIBLIOGRAFIA Testi Biblioteca Apostolica Vaticana, ms. Vat. lat. 5356, f. 95-127. A CCURSIO , M., Olsci et Volsci, dialogus ludis Romanis actus, [s.l.], [s.n.], [1513 ?]. A LTIERI , M. A., I Baccanali, a cura di L. Onofri, Roma, 2000. G IOVIO , P., Dialogus de viris et foeminis aetate nostra florentibus, in Pauli Iovii Dialogi et descriptiones, curantibus E. Travi & M. Penco, Roma, 1984. —, Elogio degli uomini illustri, a cura di F. Minonzio, Torino, 2006. S IMONE S ICULO , G., Epulum Populi Romani Eucharisticon, per Magistrum Stephanum et Magistrum Herculem socios, 1513. Bibliografia critica sommaria Les Académies dans l’Europe humaniste. Idéaux et pratiques, éd. M. Deramaix et al., Genève, 2008. B ENEDETTI , S., “Ex perfecta antiquorum eloquentia”. Oratoria e poesia a Roma nel primo Cinquecento, Roma, 2010. C RUCIANI , F., Il teatro del Campidoglio e le feste romane del 1513, con la ricostruzione architettonica del teatro di A. Bruschi, Milano, 1968. —, Teatro nel Rinascimento. Roma 1450-1550, Roma, 1983. Cum notibusse et commentaribusse. L’esegesi parodistica e giocosa del Cinquecento, a cura di A. Corsaro & P. Procaccioli, Manziana (Roma), 2002. 53 Cito qui, a titolo riassuntivo, uno dei numerosi apprezzamenti di Marco Antonio Altieri, riportati nel suo Avviso, dinanzi alla scena allegorica, con la personificazione di Roma su un carro, che concludeva la prima giornata dei festeggiamenti (in Cruciani, Il Teatro del Campidoglio, p. 16).

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L AT I N I TAT E S

Francesco L UCIOLI

« FORMA INIMICA PUDORI ». LE PROLUSIONES ACADEMICAE DE STYLO POETICO DI FAMIANO STRADA Elemento centrale della riflessione de stylo poetico condotta da Famiano Strada nelle Prolusiones Academicae, il trattato su oratoria, storia e poesia edito nel 16171 e immediatamente assurto a « manifesto del classicismo romano »2, è il concetto di pudor. La necessità di una conciliazione tra forma classica e contenuto cristiano, di una sintesi possibile fra ars antiqua e nova religio, era un’aspirazione che aveva caratterizzato già in parte l’Umanesimo romano fra XV e XVI secolo3 ; l’ideale di una poesia sacra in grado di avvicinare autori classici e Cristianesimo viene successivamente ripreso e rielaborato, in linea con i dettami postridentini, dall’umanista francese Marc-Antoine Muret, per essere poi diffuso all’interno del Collegio romano dal suo allievo Francesco Benci, maestro di Strada4. Le Prolusiones Academicae non intendono dunque creare una frattura, bensì rimarcare l’ininterrotta continuità di un Clas1 F. Strada, Prolusiones Academicae, Romae, 1617 ; tutte le citazioni sono tratte dalla prima ristampa dell’opera : Prolusiones Academicae nunc demum ab auctore recognitae atque suis indicibus illustratae, Lugduni, 1617. – Su Strada e le Prolusiones si rinvia a I. Venturini, « De Famiani Stradae S.J. Prolusionibus academicis », Latinitas, 8/4 (1960), p. 273288 ; E. Raimondi, « Alla ricerca del classicismo », in Anatomie secentesche, Pisa, 1966, p. 27-41 (in particolare p. 30-31) ; M. Fumaroli, L’età dell’eloquenza. Retorica e « res literaria » dal Rinascimento alle soglie dell’epoca classica, Milano, 2002 (ed. orig. L’âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, 1980), p. 208-222. 2 A. Battistini, Il Barocco. Cultura, miti, immagini, Roma, 2000, p. 31. 3 Cf. R. Alhaique Pettinelli, « Ars antiqua e nova religio : gli autori dei Coryciana tra classicità e modernità », in Tra antico e moderno. Roma nel primo Rinascimento, Roma, 1991, p. 63-81. 4 Sulla continuità dell’insegnamento all’interno del Collegio romano è sempre di notevole interesse l’analisi di M. Fumaroli, « Cicero pontifex Romanus : la tradition rhétorique du Collège Romain et les principes inspirateurs du mécénat des Barberini », Mélanges de l’École Française de Rome. Moyen Âge-Temps Modernes, 90/2 (1978), p. 797-835.

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sicismo improntato « a un ideale estetico che legava indissolubilmente la sublimità dello stile al decoro e alla nobiltà dei soggetti »5. Interrogandosi « an poetae dicendi sint obscenorum carminum scriptores »6, il gesuita riconosce l’esistenza di due opposti generi di poesia : « Separanda mihi est in praesentia a pudica et proba poesis amatoria turpisque : imoquae impudica est, poeticae nomine in quod invasit, exuenda ac malas inter artes merito collocanda »7. La distinzione fra poesia pudica e impudica si fonda sull’affermazione della funzione eminentemente moralizzante ed edificante dell’arte poetica : « Poesi non licet avertere se a felicitate civium aliove tendere figmentis suis quod, si faciat, haud videtur poesis usquequaque nominanda »8. Pudica è dunque la poesia in grado di condurre al bene pubblico : « poesim ita civium felicitatem respicere, ut ab ea si deficit, deficiat a se ipsa »9 ; lo strumento per raggiungere tale obiettivo è riconosciuto nell’imitazione, « sed nego quamcumque imitationem satis esse ad poesim, eamque solum seligo quae ad morum honestatem, civiumque bonum aliqua ratione conducat »10. Il concetto di pudor non riguarda però solo l’argumentum della poesia, non si definisce unicamente come rifiuto della lirica erotica e profana in favore di tematiche sacre e cristiane che possano condurre « mortalium animos blande conciliatos ad morum honestatem amoremque virtutis »11 ; la nozione di pudor si applica anche alla forma di quella poesia, con la finalità di distinguere, fra le innumerevoli e differenti sfaccettature della pristina forma, le più adatte al raggiungimento di un Classicismo religioso e spirituale.

5 G. Baffetti, « Poesia e retorica sacra nel circolo barberiniano », in Rime sacre tra Cinquecento e Seicento, a cura di M. L. Doglio & C. Delcorno, Bologna, 2007, p. 187-203 (p. 187) ; ma sul Classicismo romano di primo Seicento, cf. anche E. Bellini, Umanisti e lincei. Letteratura e scienza a Roma nell’età di Galileo, Padova, 1997. 6 F. Strada, Prolusiones Academicae, I, 3, p. 64 (« se si possano definire poeti gli scrittori di versi impudichi »). 7 Prolusiones Academicae, I, 3, p. 65 (« Si deve fare una distinzione fra poesia pudica e virtuosa e poesia amorosa e impudica : anzi, l’impudica, per essersi diffusa con il nome di arte poetica, va accantonata e inserita a buon diritto tra le arti dannose »). 8 Prolusiones Academicae, I, 3, p. 66 (« La poesia non deve allontanarsi dal bene comune e tendere altrove con le proprie finzioni perché, così facendo, non si potrebbe in alcun modo definire poesia »). 9 Prolusiones Academicae, I, 4, p. 117 (« La poesia si occupa del bene comune tanto che, allontanandosene, perde la propria identità »). 10 Prolusiones Academicae, I, 3, p. 71 (« rifiuto tuttavia l’idea che ogni tipo di imitazione possa essere adatta alla poesia, e prediligo soltanto quella in grado di guidare all’onestà dei costumi e al bene comune »). 11 Prolusiones Academicae, I, 4, p. 112 (« gli animi umani ben disposti all’onestà e alla virtù »).

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L’impostazione formale della nuova poesia perseguita da Famiano Strada viene teorizzata e quindi messa in atto nel secondo libro del trattato, nelle prolusiones intitolate Academia prima sive de stylo poetico qui partim poetis, partim explicata poeseos natura monstratur e Academia secunda sive de stylo poetico qui tum admotis rursum ad oculos poetis, tum exemplis ad eorum imitationem conformatis, tum demum iudicio de singulis prolato qualis esse debeat ostenditur12. L’Academia che dà il nome alle due trattazioni è, allo stesso tempo, il Collegio romano in cui insegnava il gesuita e l’Accademia romana di primo Cinquecento, una realtà la cui definizione, data la vasta e articolata proliferazione di cenacoli culturali, horti letterari e sodalitates13, « non potrà che rivelarsi ipotetica e, allo stato delle ricerche, problematica »14, ma che Strada riassume nella naturale successione di due poli complementari, il circolo del cardinal Bessarione e la Curia leonina : Quem veterem academicorum morem Romae repetierant Theodoretus Gaza, Flavius Blondus, Platina, Campanus aliique litterarum proceres qui apud Bessarionem, virum sanctimonia aeque ac litteris memorabilem, conventus habebant. Quos excepere non multo post Hercules Strozza, Naugerius, Bembus, Parrhasius, Sadoletus, Castilionius, Iovianius eiusque notae complures quibus interdum coactis Leo ipse princeps interfuisse dicitur15.

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Prolusiones Academicae, rispettivamente II, 5, p. 274-295 e II, 6, p. 296-322. Per ciò che attiene all’ambiente culturale romano di primo Cinquecento sono sempre fondamentali i contributi di D. Gnoli, « Orti letterari nella Roma di Leon X », Nuova Antologia, 347 (1930), p. 3-19, 137-148 (poi riedito in La Roma di Leon X, a cura di A. Gnoli, Milano, 1938, p. 136-163) ; A. Quondam, « Un’assenza, un progetto. Per una ricerca sulla storia di Roma tra 1465 e 1527 », Studi romani, 27/2 (1979), p. 166-175 ; V. De Caprio, « Intellettuali e mercato del lavoro nella Roma medicea », Studi romani, 29/1 (1981), p. 29-46 ; Idem, « L’area umanistica romana (1513-1527) », Studi romani, 29/3-4 (1981), p. 321-335 ; Idem, « I cenacoli umanistici », in Letteratura italiana, diretta da A. Asor Rosa, vol. I, Il letterato e le istituzioni, Torino, 1982, p. 799822 ; U. Motta, « Umanisti e poeti negli orti romani », in Castiglione e il mito di Urbino. Studi sulla elaborazione del « Cortegiano », Milano, 2003, p. 332-337. 14 S. Benedetti, « Dalla Sicilia a Roma : Giulio Simone Siculo, maestro, poeta e oratore », Studi romani, 55/3-4 (2007), p. 381-415 (p. 383) (ora riedito in Ex perfecta antiquorum eloquentia. Oratoria e poesia a Roma nel primo Cinquecento, Roma, 2010, p. 59-96) ; ma in proposito cf. anche P. Farenga, « Considerazioni sull’accademia romana nel primo Cinquecento », in Les Académies dans l’Europe humaniste. Idéaux et pratiques. Actes du Colloque international de Paris (10-13 Juin 2003), éd. M. Deramaix et al., Genève, 2008, p. 57-74 (« Non una sola Accademia […] sulla scena romana ma una molteplicità di accademie, o meglio di sodalitates », p. 59). 15 Prolusiones Academicae, II, 5, p. 277 (« Questi antichi costumi accademici furono recuperati da Teodoro Gaza, Flavio Biondo, Platina, Campano e altri letterati che si riunivano presso il cardinale Bessarione, uomo famoso per santità e cultura. Non molto tempo 13

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Famiano Strada individua, e allo stesso tempo codifica, un profondo legame fra cultura umanistica e cultura postridentina, fra Accademia romana e Collegio romano, scegliendo di ambientare nella Roma di un secolo prima, di cui la Roma moderna si dichiara unica e legittima erede, la formulazione teorica della nuova poesia sacra. Le due prolusiones più dichiaratamente academicae sono infatti presentate dal gesuita come il racconto di un episodio svoltosi durante il pontificato di Leone X, un episodio narrato dal modenese Alessandro Burgi, vescovo di Borgo San Sepolcro morto nel 1613, per cercare di dirimere la querelle sorta a proposito del miglior autore latino da proporre come modello da imitare. Anche quella di Burgi è però una testimonianza indiretta, il ricordo di un aneddoto riferitogli in gioventù da Girolamo Amalteo, letterato che, aggiunge Strada, « legeram a M. Antonio Mureto laudatum tanquam poetarum apud Italos praestantissimum »16. Il riferimento è ad un passo di un’epistola che Muret invia a Dionisio Lambino intorno al 1558 : « Hic ille Amaltheus est, quem tibi affirmavi, magisque ac magis affirmo, omnium, qui hodie vivant, Italorum, quos ego quidem noverim, praestantissimum poetam esse »17. Le ragioni dell’elogio vanno ricondotte alla fama rapidamente acquistata dal poeta, già a metà Cinquecento artefice dell’auspicata conciliazione fra pristina forma e nova religio, come testimoniato da una lettera attribuita ad Annibal Caro : Chi avrebbe mai creduto che le Muse fossero da tanto che avessono potuto giovare alla causa di Cristo, siccome ora si vede leggendo la vostra poesia, la quale io stimo, se verrà mai alle mani de’ Germani, che abbia a metter loro tanto terror nell’animo che, stimolati dalla coscienza, siano finalmente per ravvedersi del suo gran peccato ? Chi arebbe mai creduto che le cose di religione si potessero vestire di così leggiadre parole ? Chi mai disse di papi, di scomuniche, di squadre d’angeli, di predestinazioni e di tutti gli articoli che ora posti sono in questione ? Non Virgilio, non Orazio, non Tibullo, non altro alcuno di quel secolo, ma solamente l’eccellentissimo signor Amalteo, e con versi tanto vaghi e ornati che veramente paiono levati dalle più belle parti di Virgilio18. dopo successero loro Ercole Strozzi, Navagero, Bembo, Parrasio, Sadoleto, Castiglione, Gioviano e altri con i quali sembra si riunisse lo stesso papa Leone X »). 16 Prolusiones Academicae, II, 5, p. 276-277 : « ho letto essere stato lodato da MarcAntoine Muret come il più illustre fra i poeti italiani ». 17 L’epistola si cita da M.-A. Muret, Opera omnia, 3 vol., Lipsiae, 1834-1841 ; publiée par C.-H. Frotscher, Genève, 1971, vol. II, Epistolae, l. I, ep. 10, p. 12 : « Questi è quell’Amalteo che, come ho già detto e ora ribadisco, è il più illustre fra tutti i poeti italiani viventi che io conosca ». 18 La lettera non è inclusa nell’edizione di A. Caro, Lettere familiari, a cura di A. Greco, 3 vol., Firenze, 1957-1961 ; si cita da Scelta di lettere familiari del commendatore Annibal Caro, Milano, 1825, p. 369.

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Girolamo Amalteo incarna perfettamente, almeno secondo la testimonianza epistolare, l’ideale del poeta moderno che Strada intende delineare nelle Prolusiones Academicae, un poeta in grado di conciliare le Muse e Cristo nella creazione di una poesia, classica e cristiana al tempo stesso, che abbia come modello di riferimento lo stile virgiliano. Proprio ad Amalteo il gesuita affida il ricordo dell’episodio che afferma essersi svolto nella Roma leonina « ex Germania rediens Hieronymus Aleander »19. Il ritorno dell’Aleandro dalla Germania, dove era stato inviato nel 1520 per occuparsi della minaccia luterana, intervento poi culminato nel ruolo di primo piano svolto nella Dieta di Worms, risale al 1522, l’anno dopo la morte di Leone X ; tuttavia, la narrazione inserita nella seconda delle due prolusiones de stylo poetico viene interrotta dalla notizia delle « victoriae a pontificiis copiis relatae in Cisalpinis »20, un esplicito riferimento al successo ottenuto dalle truppe papali, alleate con l’imperatore Carlo V, nello scontro decisivo contro Francesco I per la liberazione di Milano nel 152121. La finzione narrativa potrebbe dunque datarsi all’ultimo anno del pontificato leonino, immaginando una svista del gesuita a proposito del ritorno in Italia di Aleandro. Strada non intende però raccontare un momento preciso, un episodio reale, quanto piuttosto tratteggiare un’immagine ideale della Roma del secolo precedente, una realtà culturale in cui, intorno al pontefice e ai maggiori difensori dell’ortodossia, può svolgersi un serrato confronto sulla poesia e sull’imitazione. Protagonisti di questo confronto sono gli umanisti già precedentemente ricordati come i maggiori rappresentanti dell’Accademia romana22 : quasi tutti i letterati appartengono alla generazione degli anni Settanta del Quattrocento, fatta eccezione per Pontano ; tuttavia, la scomparsa di quest’ultimo nel 1503 e la morte di Strozzi nel 1508 dimostrano ancora una volta come la narrazione inserita nel trattato non intenda essere un resoconto storico, quanto piuttosto una ricostruzione idealizzante di una res publica litterarum fondata sull’adesione incondizionata ai valori dell’Umanesimo. 19 Prolusiones Academicae, II, 5, p. 277 (« al ritorno di Girolamo Aleandro dalla Germania »). 20 Prolusiones Academicae, II, 6, p. 322 (« vittorie ottenute dalle truppe pontificie in Francia »). 21 Lo stesso episodio è ricordato, in maniera più dettagliata, nel Muretus I, la prima delle due Prolusiones de ratione scribendi historiae, i cui dialoganti sono i maestri di Famiano Strada, Marc-Antoine Muret e Francesco Benci, insieme a Silvio Antoniano (Prolusiones Academicae, II, 2, p. 208-212). 22 Alcuni dei letterati ricordati da Strada figurano anche in un catalogo di umanisti tratteggiato da Francesco Benci in una sua orazione : F. Benci, Orationes cum disputatione de stylo et scriptione, Duaci, 1597, c. 76v.

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In questa Roma letteraria più che reale, una Roma in cui « de poeticae laudibus super mensam disputaverat » e la poesia di Marziale « erat mensae appendix »23, Strada immagina ciascun letterato farsi campione e difensore del poeta classico considerato migliore : Pontano prende le parti di Stazio, Castiglione di Claudiano, Strozzi di Ovidio, Bembo di Lucrezio, Parrasio di Lucano e Navagero di Virgilio. Al gruppo si aggiunge poi Camillo Querno, « is quem Roma principi blandita Archipoetam paulo ante salutaverat »24 : nell’arroganza e nella superbia del poeta di Monopoli25, che non assume i panni e la difesa di alcun autore classico, Strada rappresenta la degenerazione della poesia d’occasione e d’improvviso, gli eccessi di un formalismo privo di contenuti, teso soltanto a stupire il pubblico. I poeti sono invitati a cimentarsi in un vero e proprio agone – la cui descrizione occupa interamente l’Academia secunda – che si svolge presso la villa di Leone X alla Magliana, che i letterati raggiungono a bordo di un grandioso battello-macchinario teatrale, un gigantesco Parnaso mobile e ruotante in cui ogni personaggio ha una precisa collocazione26. La gara poetica prevede che gli umanisti recitino un testo esemplato sullo stile dell’autore classico prescelto, un esercizio di bravura per il gesuita, ma anche una preziosa testimonianza per riflettere sul modo di percepire e conseguentemente giudicare la poesia latina. Il ruolo di arbitro della controversia viene affidato a « Iacobo Sadoleto, eius tum senatus principi, quem unice habebant in quo nulla factionis signa deprehenderant »27 ; tuttavia, c’è anche un altro giudice costantemente presente alla contesa : il gesuita ritiene infatti che il « populum optimum esse arbitrum aestimatoremque :

23 Prolusiones Academicae, II, 5, p. 278 (« a tavola si discuteva di poesia » e la poesia di Marziale « era un’appendice del pranzo »). 24 Prolusiones Academicae, II, 5, p. 291 (« quello che Roma aveva poco prima salutato come Archipoeta »). 25 Sul quale è sempre particolarmente significativo il distico che Lilio Gregorio Giraldi attribuisce alla fantasia di Leone X : « Archipoeta facit versus pro mille poetis, / et pro mille aliis Archipoeta bibit » (L. G. Giraldi, « De poetis nostrorum temporum dialogi duo », in Operum quae extant omnium, 2 vol., Basileae, 1580, vol. II, p. 377-421 : « L’Archipoeta scrive versi come mille poeti e come mille altri l’Archipoeta beve », p. 398). 26 La descrizione della struttura in F. Strada, Prolusiones Academicae, II, 6, p. 299-302. 27 Prolusiones Academicae, II, 5, p. 279 (« Jacopo Sadoleto, che l’assemblea teneva in massima considerazione per non aver mai scoperto in lui alcun segno di faziosità ») ; sul ruolo affidato a Sadoleto nelle Prolusiones Academicae mi permetto di rinviare a F. Lucioli, « Jacopo Sadoleto e la teoria della poesia tra Cinquecento e Seicento », in Testo e metodo. Prospettive teoriche sulla letteratura italiana. Atti del Convegno Internazionale di studi (Tallinna Ülikool, Tallinn, 17-18 marzo 2008), a cura di D. Monticelli & L. Taverna, Tallinn, 2011, p. 49-85 (p. 65-85).

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ad eum si provocent, minore invidia componi quaestionem posse »28. Tale giudizio deve essere letto necessariamente in chiave antifrastica : il confronto fra Sadoleto e il popolo si rivela infatti improntato su una differente interpretazione dei componimenti proposti dagli umanisti e, più in generale, su una diversa percezione della poesia recitata. I riferimenti alla dimensione performativa della parola poetica costellano l’orazione recitata da Sadoleto prima della disputa, una prolusione (cui è dedicata l’Academia prima) incentrata sulla distinzione fra due opposte classi di poeti che « mediam inire nituntur viam », ma « utraque dum se ab altero extremo sollicite proripit, concepto semel impetu transilit medium, extremumque alterum carpit »29. Da un lato ci sono quanti, prestando attenzione soltanto alle frasi e non alla loro collocazione nel verso, creano una giustapposizione farraginosa e disarticolata di elementi, una commistione che, nonostante il labor limae, priva la poesia di ogni musicalità : Nihil in versu magnifaciunt praeter sententiam : hanc sublimem electamque volunt, illum serpere permittunt aut etiam iacere ; et si forte ad limam revocant, atterunt potius atque arrodunt, quam expoliant et illustrent. Hinc infacetum aridumque carmen, hinc coagmentatio verborum hiulca et lacunosa, hinc poesis ingratis plane gratiis concinnata. Atqui si voluptas, qua blande concilientur hominum animi, finis est poeticae orationi, quo tandem artificio consectantur ii voluptatem, quove lenocinio carmen architectantur, qui tam ieiuno ac strigoso dicendi genere utuntur ? An poesis ad amorem sui quemquam alliciat facie ista exangui ac pene cadaverosa ?30

Dall’altro lato rispetto alla medietas teorizzata da Sadoleto-Strada si pongono quanti, all’opposto, si occupano unicamente della versificazione, spezzando il ritmo e il discorso con continue cesure e interru-

28 Prolusiones Academicae, II, 5, p. 280 (« il popolo sia un ottimo giudice e arbitro : rivolgendosi al popolo la questione si sarebbe potuta risolvere con minori contrasti »). 29 Prolusiones Academicae, II, 5, p. 285 (« si sforzano di trovare una via di mezzo », ma « ciascuna si allontana velocemente da un estremo e, presa dall’impeto, supera la metà e raggiunge l’estremo opposto »). 30 Prolusiones Academicae, II, 5, p. 286 (« Nella poesia prestano attenzione soltanto alle frasi e non ai versi : vogliono che le une siano sublimi e nobili, e permettono che gli altri languiscano e siano trascurati ; e se per caso correggono, indeboliscono e logorano piuttosto che raffinare e abbellire. Di qui componimenti sgraziati e aridi, combinazioni di parole farraginose e lacunose, una poesia del tutto sgraziata. E se il piacere con il quale si blandiscono gli animi è il fine del linguaggio poetico, con quale artificio perseguono tale piacere e con quale tecnica costruiscono la poesia quelli che utilizzano uno stile così povero e scarno ? O forse la poesia attrae proprio per questa sua forma fiacca e snervata ? »).

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zioni che rendono la poesia altrettanto lontana dalla purezza e dalla perfezione ricercate : Neque ii malo medentur qui, solam dictionis latinae munditiam praeoptantes, cetera post illam habent, versumque ut libitum est lacerant atque enervant, cum in re una partes non expleant eius artis quam profitentur omnes et interea languidam fluxamque poesim reddant, quaeque elabitur ex auribus, nec ullum sui vestigium relinquit. Scio veterum fuisse poetarum aliquos qui, sive natura, sive iudicio, hanc elocutionis infractae nequitiam amarent, quorum sententiae intercisae, dissilientesque numeri ac versiculi retractantes et calcitrosi in deliciis hodie sunt apud aliquos, qui haec antiquitatis ramenta legunt et reliquias imperii veteris ubique exosculantur. Ego vero etsi illos poetarum proceres veneror sane omnes, cum mihi tamen aures defraudari sentio ea in arte, quae aurium inservit aucupio, commendare admirarique huiusmodi artificium ex animi mei sententia non possum31.

In entrambi i casi descritti, l’analisi di Sadoleto chiama direttamente in causa la percezione acustica della poesia, di una poesia recitata, non letta, che lascia tuttavia delusi e insoddisfatti per difetto oppure per eccesso : « Illi sic loquuntur, vix ut ulli videantur canere ; hi vero ita canunt, ut non videantur cuiquam loqui ; limati illi quidem, sed exesi ; hi copiosi, at contumaces ; utrique procul a destinato, illi aures defraudant, hi fatigant »32. L’ascolto, la capacità di saper distinguere e scegliere mediante l’udito, assurge così a strumento essenziale per la valutazione di questi « recitatores auriumque carnifices »33 e di una poesia profondamente legata al canto : At ex infractis hisce et confragosis versibus haurire se affirmant aliqui suavitatem quandam latentium numerorum. Audio atque admiror : nam 31 Prolusiones Academicae, II, 5, p. 286-287 (« E non risolvono il problema neanche quanti, occupandosi soltanto della purezza della dizione, considerano inferiore tutto il resto e spezzettano e frammentano il verso a piacere, non rispettando tutte le regole dell’arte che professano e rendendo così languida e debole una poesia che scivola dalle orecchie senza lasciare traccia. So che in passato ci sono stati dei poeti che, o per indole o per scelta, hanno apprezzato la pessima qualità di questo stile franto, poeti le cui frasi spezzate, il ritmo interrotto e i versetti rimaneggiati e zoppicanti sono oggi apprezzati da quanti leggono queste schegge del passato e ammirano ovunque i resti dell’antichità. Ma io, pur apprezzando quasi tutti quei grandi poeti, quando mi accorgo che il mio orecchio viene deluso da quest’arte basata sull’inganno dell’udito, non posso raccomandare né ammirare in alcun modo questo artificio »). 32 Prolusiones Academicae, II, 5, p. 288 (« Gli uni parlano come se a mala pena cantassero, gli altri cantano come se non parlassero ; gli uni limati ma corrosi, gli altri abbondanti ma arroganti ; entrambi lontani dall’equilibrio, gli uni ingannano l’orecchio, gli altri lo affaticano »). 33 Prolusiones Academicae, II, 5, p. 290 (« poetastri e carnefici delle orecchie »).

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ego interrogo aurem meam, quam tamen surdam non experior omnino in aliis rebus, eamque ad occultum huiusce modulationis sonum, inanem perpetuo iacentemque reperio. […] Nam quod attinet ad acumina sententiarum, quibus in hoc genere complures ingenium probant suum, dicamne hominum vitium esse an temporum ? […] Tempus plerunque stylum format, atque in orationem facile immigrant mores34.

L’optimus stylus, come Strada ha più volte occasione di chiarire nelle prolusiones incentrate più esplicitamente sulla pratica oratoria, si definisce come « il potere che l’oratore esercita sull’anima di chi lo ascolta »35. Lo stylus poeticus persegue la stessa finalità della retorica : anche il poeta deve essere in grado di influenzare e persuadere il pubblico. Per far questo, tuttavia, non basta che la poesia si faccia carico di argomenti sacri ; perché tali temi possano essere percepiti e compresi, mediante l’ascolto, è necessaria la giusta forma, « un ornatus che ne favorisca la ricezione »36. Pudica è dunque la poesia che si fa veicolo di profondi significati declinandoli nelle forme, metriche e stilistiche, più opportune : il pudor non riguarda pertanto esclusivamente i contenuti ma anche l’impianto formale della poesia perseguita e teorizzata da Famiano Strada. La realtà effettiva è però ben diversa da quella indicata dal gesuita, consapevole che « vibratae aliquot sententiolae, dicta punctim aculeata, inaequalium morsiunculae numerorum, haec languentem plerumque gustum irritant, oscitantique huius seculi palato apprime sapiunt, cum interim digna illa Musarum species, aequabilisque numerorum volubilitas, ac nativi carminis mollitudo prae istis argutiarum praestigiis facile contemnatur »37. Se l’obiettivo della polemica di Jacopo Sadoleto è la poesia all’improvviso incarnata da Camillo Querno, priva di contenuti e ben lontana dalla medietas stilistica auspicata, il bersaglio della critica di Famiano Strada sono gli eccessi 34 Prolusiones Academicae, II, 5, p. 287 (« Alcuni affermano di trovare una certa armonia occulta anche in versi spezzettati e aspri. Ascolto e mi meraviglio : infatti interrogo il mio orecchio, che ho sperimentato in altre circostanze non essere sordo del tutto, e lo trovo completamente passivo e privo di reazioni al suono occulto di questa melodia. […] Per quanto riguarda l’acume delle frasi, con le quali alcuni mettono in mostra le proprie capacità, non è forse colpa dei tempi e degli uomini ? […] Spesso è il tempo a formare lo stile e i costumi facilmente si specchiano nello stile »). 35 M. Fumaroli, L’età dell’eloquenza, p. 215. 36 M. Fumaroli, L’età dell’eloquenza, p. 208. 37 Prolusiones Academicae, II, 5, p. 288 (« giochi di parole brillanti, arguzie mordaci, ritmi irregolari, tutte queste cose solleticano il gusto per lo più sopito e hanno proprio il sapore del gusto languente di questo secolo, dal momento che facilmente si condannano le forme poetiche tradizionali, la scioltezza dei versi e la delicatezza della poesia naturale piuttosto che questi giochi di furbizia »).

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di un estetismo esasperato e vacuo, non solo quello della lirica barocca ma più in generale quello che il gesuita avverte caratterizzare la produzione poetica, in latino e in volgare, della sua età, in cui « nec quidquam iam modi pudorisve superest in hac arte »38. Il risultato è una poesia evanescente, fatua nella forma e nei contenuti, destinata a scomparire come la sostanza di cui è costituita : « haec subitaria ventosaque carmina […] brevis omnino vitae sunt, ventoque facile difflantur ac celeriter evanescunt »39. All’orazione di Sadoleto nell’Academia prima fa seguito, nella prolusione successiva, la sfida fra i letterati nella villa di Leone X. Giunti alla Magliana, i poeti sono invitati a recitare un carme ad imitazione dell’autore di riferimento40 : Parrasio-Lucano racconta la storia del governatore spagnolo Alfonso che in guerra preferisce sacrificare il figlio piuttosto che abbandonare la città nelle mani del nemico ; Bembo-Lucrezio illustra un sofisticato meccanismo di comunicazione a distanza mediante magneti collocati su tavolette di lettere ; Castiglione-Claudiano narra la contesa fra un suonatore di cetra e un usignolo ; StrozziOvidio descrive la metamorfosi di alcuni avari ; Pontano-Stazio riporta il caso di due guerrieri feriti che si uniscono per combattere i turchi nell’assedio di Vienna ; Navagero-Virgilio ripercorre il mito di Giuditta e Oloferne attraverso la giovane avignonese Teutilla rapita da Amalio ; conclude la sfida l’esibizione di Camillo Querno che costruisce intorno ad un episodio d’occasione, l’accensione casuale della girandola di Castel S. Angelo, un carme ricco di perifrasi mitologiche, di immagini sorprendenti e di riferimenti encomiastici, che ben rappresenta il tipo di poesia che Sadoleto intende mettere al bando. I testi presentati sono differenti per genere – dal poemetto epico al carme scientifico, dall’elegia alla poesia d’occasione – ma anche per stile, tanto che l’« auditum carmen varie extollebatur arguebaturque »41. Ogni componimento poetico non è letto ma ascoltato dal pubblico, che « sentiebat autem adeo diverse, ut alii summum aut summo proximum, alii infra infimum recenserent »42 ; i giudizi, di Sadoleto e del 38 Prolusiones Academicae, II, 5, p. 293 (« non resta né misura né pudore in quest’arte »). 39 Prolusiones Academicae, II, 5, p. 295 (« queste poesie improvvisate e leggere […] hanno breve vita, svaniscono nell’aria e rapidamente si dissolvono »). 40 I componimenti sono stati riediti e commentati da L. Pignotti, « Letture sopra i classici », Atti dell’Accademia Italiana, 1 (1808), p. 33-117 (p. 99-117). 41 Prolusiones Academicae, II, 6, p. 305 (« il carme ascoltato veniva variamente lodato e criticato »). 42 Prolusiones Academicae, II, 6, p. 305 (« sentiva però in modo tanto diverso che alcuni lo ritenevano eccellente o quasi e altri quantomai scadente »).

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popolo, sono dunque molto diversi perché profondamente influenzati non solo dall’imitazione, dalla capacità dei protagonisti di replicare l’arte dei poeti classici, ma anche dall’interpretazione, dal modo in cui i carmi vengono recitati. L’aspetto performativo della poesia acquista così un’assoluta preminenza nelle opinioni espresse dagli ascoltatori dopo ogni esibizione. Nello specifico, di Lucano è evidenziata la « dictionem ingenio parem, animosam, peracutam, eruditam, at inamoenam tragiceque feralem »43 ; caratteristica di Lucrezio è « ut semper aliquid agat et doceat, ac propterea docenti orationem illam aptissimam esse, eorumque palato, qui Romane sapiunt, suavissimam videri »44 ; di Claudiano sono condannate « peregrinitatem styli, numerorum aequabilitatem […] satietatemque, sententiarum ambitionem ac pompam »45 ; dello stile di Ovidio si criticano gli eccessi facilmente evitabili « si moderari quam indulgere maluisset »46 ; ancor più divergente il giudizio su Stazio, giudizio ben sintetizzato dal pensiero di Sadoleto, secondo cui « in Statio plurimum sane poetici caloris atque ignis esse, sed tantumdem etiam fumi, quo styli candorem nonnihil infuscavit ; […] denique Statium inter poetas (id quod Alexander inter heroas) magnas virtutes magnis vitiis adaequasse »47 ; conclude la sequenza dei poeti classici il carme virgiliano di Navagero, che non riscuote il successo sperato da Sadoleto perché giudicato composto « sine vitio potius quam cum virtute »48. Una vera e propria ovazione accoglie invece il componimento dell’Archipoeta, « sive id fieret aulicorum ingenio principi ubique blandientium, sive conductis pretio acclamationibus, sive quod aliqui id serio sentirent, nec lapides interea pertimescerent »49. Sadoleto vorrebbe intervenire ma la notizia della vittoria delle truppe pontificie fa interrompere lo spettacolo ; il letterato si limita dunque a congedare 43 Prolusiones Academicae, II, 6, p. 305 (« dizione pari all’ingegno, impetuosa, intensa e raffinata, ma pur tuttavia spiacevole e tragicamente triste »). 44 Prolusiones Academicae, II, 6, p. 307 (« la capacità di esporre e insegnare, e per questo le sue parole sono molto adatte per chi impara e sembrano molto gradite al gusto di chi sa di latino »). 45 Prolusiones Academicae, II, 6, p. 310 (« l’esoticità dello stile, l’uniformità e la ridondanza […] del ritmo, la prosopopea e l’ostentazione »). 46 Prolusiones Academicae, II, 6, p. 313 (« se avesse scelto la strada della moderazione piuttosto che quella dell’eccesso »). 47 Prolusiones Academicae, II, 6, p. 316 (« in Stazio c’è moltissimo calore e fuoco poetico, ma c’è anche del fumo che non giova alla limpidezza dello stile ; […] perciò Stazio fra i poeti (così come Alessandro fra gli eroi) unisce grandi doti a grandi difetti »). 48 Prolusiones Academicae, II, 6, p. 319 (« senza difetti piuttosto che con pregi »). 49 Prolusiones Academicae, II, 6, p. 321-322 (« determinata o dall’adulazione dei cortigiani, o da un pubblico prezzolato, o da chi lo prendeva sul serio e non temeva le pietre »).

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i presenti rimettendo ogni decisione nelle mani del papa, conclusione sibillina anche perché il pontefice sarebbe morto di lì a qualche giorno, proprio « di ritorno dalla villa della Magliana »50. I giudizi che Strada offre della poesia interpretata dagli umanisti vertono più sulla forma che sul contenuto : dopo aver dimostrato, nella teorizzazione della poesia pudica affidata al I libro delle Prolusiones, che « res sacras habere magnam cum poesis affinitatem »51, nel II libro il gesuita estende la nozione di pudor anche all’organizzazione formale della versificazione. In quest’ottica è stato interpretato il carme in stile claudianeo in cui è rappresentata la sfida canora fra un usignolo e un citaredo, fra natura e ars, carme poi riproposto, capovolto di segno, nel VII canto dell’Adone mariniano52. Nell’uccello che tenta con tutte le forze di riprodurre il suono della cetra, fino a rimanere vittima dell’impari sforzo, Strada simboleggia il destino di una poesia che non tende più all’imitazione della natura, ma « artem / arte refert »53, una poesia dunque che rischia di perdere la propria identità – e conseguentemente la propria funzione – nel perseguimento di un’artificiosità esasperata quanto vacua. In questa prospettiva può essere letto anche un altro dei testi recitati nella villa della Magliana, il componimento virgiliano di Navagero, forse il più significativo in quanto esemplato sul modello di riferimento suggerito da Sadoleto-Strada. La giovane avignonese Teutilla, fatta prigioniera dal crudele Amalio, si dispera amaramente perché la bellezza rischia di mettere a rischio la sua virtù : « Heu pudor infelix et forma inimica pudori ! »54. La virtù della vergine è in grave pericolo a causa del suo aspetto fisico : la forma di Teutilla è nemica del suo pudor. La stessa immagine si può applicare anche all’idea di poesia sottesa alle Prolusiones : per quanto pudica, per quanto cioè fondata su solidi valori e motivata dal raggiungimento del bene collettivo, anche la poesia può essere minacciata dal suo aspetto formale, da una forma che si allontani, per eccesso – come nel caso della bellezza della giovane avignonese – oppure per difetto – come per i poeti moderni che tentano di imitare gli antichi –, dalla media via indicata dal gesuita come riferimento dello stylus poeticus. Anche la poesia rischia di restare im50 M. Pellegrini, « Leone X », in Enciclopedia dei Papi, Roma, 2000, vol. III, p. 42-64 (p. 59). 51 Prolusiones Academicae, I, 5, p. 135 (« i temi sacri hanno una grande affinità con la poesia »). 52 G. B. Marino, L’Adone, a cura di G. Pozzi, Milano, 1976, vol. II, t. I, VII, ott. 4056 ; ma in proposito cfr. anche t. II, p. 363-370. 53 Prolusiones Academicae, II, 6, p. 309 (« imita l’arte con l’arte »). 54 Prolusiones Academicae, II, 6, p. 317 (« ohimè, pudore infelice e bellezza nemica al pudore »).

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prigionata nella bellezza delle sue forme, come Teutilla, di rimanere vittima di un estetismo esasperato, come l’usignolo che tenta di imitare il citaredo. Anche la forma della poesia può dunque essere inimica pudori. L’agone fra letterati è rappresentato da Strada in maniera marcatamente e volutamente teatrale55 : i poeti sono caratterizzati mediante abiti e attributi simbolici, proiezione delle specifiche scelte stilistiche56, occupano precise e significative posizioni su un Parnaso trasformato in macchinario scenico, si sfidano davanti ad un pubblico entusiasta e partecipe che valuta la qualità delle opere proposte. Nella descrizione dell’episodio è stata dunque riconosciuta « une tendance baroque qui, pleinement assumée, est habilement tournée contre les exagérations du goût baroque lui-même »57 ; allo stesso tempo, l’accentuata spettacolarizzazione si definisce anche come un modo per dialogare con la tradizione, una forma di riscrittura con cui il gesuita rielabora l’insegnamento dei suoi maestri, specialmente quello di Marc-Antoine Muret. Nell’orazione Aggressurus satyram tertiam decimam Iuvenalis, composta per rispondere a quanti lo avevano criticato per aver violato i dettami del ciceronianismo, l’umanista affronta il tema dell’imitazione con toni non dissimili da quelli usati poi nelle Prolusiones Academicae. Muret riconosce due fasi nella storia della poesia e dell’oratoria moderna : la prima si identifica nel filologismo e nell’erudizione umanistica, nella riscoperta di poeti e prosatori trascurati che vengono paragonati, e a volte addirittura preferiti, agli autori del canone classico : Patrum et avorum nostrorum memoria, qui se eruditos perhiberi volebant, optimis quibusque scriptoribus tanquam pervulgatis et nihil abditum ac retrusum continentibus valere iussis, in aliis quibusdam obscurioribus minusque tritis suam omnem industriam collocabant. Itaque eorum plerisque saepius in manibus erat Apuleius aut Sidonius Apollinaris quam Cicero ; Persium quam Horatium, Lucanum aut Claudianum quam Virgilium libentius et maiore cum studio pervolutabant. Animadvertit hunc errorem inseguens aetas,

55 Sull’immaginario delle due prolusiones è tornato più recentemente W. Ludwig, « Der Ritt des Dichters auf dem Pegasus und der Kuss der Muse. Zwei neuzeitliche Mythologeme », Nachrichten der Akademie der Wissenschaften in Göttingen, I, Philologisch-historische Klasse, III (1996), p. 57-111 (p. 87-94). 56 In virtù della similitudine fra veste e stile utilizzata anche nell’orazione di Sadoleto : F. Strada, Prolusiones Academicae, II, 5, p. 284. Nel Momus Strada critica invece la degenerazione dei costumi dei poeti moderni e l’uso eccessivo di inutili accessori : Prolusiones Academicae, III, 1, p. 323-347 (p. 327). 57 F. Malterre, « L’esthétique romaine au début du XVII e siècle d’après les Prolusiones Academicae du P. Strada », Vita latina, 66 (1977), p. 20-30 (p. 24).

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et Bembi, Sadoleti ac similium et exemplo et auctoritate commota, ad vetustiorum lectionem imitationemque revocata est58.

A Bembo e Sadoleto, « duo in Italia summi viri, duces ceteris »59, Muret riconosce il merito di aver riportato l’ordine, di aver riaffermato l’auctoritas di Cicerone e Virgilio quali modelli per l’oratoria e per la poesia. Si comprende così anche il ruolo di arbitro attribuito a Sadoleto nelle Prolusiones di Strada, in cui a Bembo, forse per suggestione dell’eccessivo tecnicismo delle opere latine, è invece attribuita la difesa dello stile di Lucrezio. L’intervento dei due umanisti è però alla base della seconda fase della storia dell’imitazione tracciata da Muret : l’affermazione di un ciceronianismo rigoroso e la conseguente creazione di un canone eccessivamente selettivo : Sed secutum est aliud malum, exorta factione ineptorum hominum, qui […] ex poetis praeter Catullum, Lucretium, Virgilium, tres aut quatuor alios clamare coeperunt, ceteros omnes barbaros esse, nesciisse latine loqui, neque satis dignos esse in quibus cognoscendis ullum studium poneretur. […] « Statium – ait eorum quidam – aut Silium Italicum tu mihi aut Lucanum aut Senecam nominas ? ». Ovidium etiam, cui praeter unum Virgilium latinorum nemo par fuit, contemnere audent60.

L’elenco dei poeti un tempo imitati – o imitabili – e successivamente esclusi dal canone include tutti gli autori ricordati nell’Academia secunda (con l’aggiunta di Silio Italico e Seneca), autori che non devono essere riprodotti in modo pedissequo, ma che non devono neanche essere dimenticati nel perseguimento esclusivo, e dunque sterile, dell’auctoritas virgiliana. Nelle prolusiones de stylo poetico Strada 58 M.-A. Muret, Orationes, in Opera omnia, vol. I, II, 12, p. 374-375 (« I nostri predecessori, che amavano considerarsi eruditi, accantonati tutti quegli scrittori tanto illustri quanto famosi che non avevano nulla di difficile e astruso nei contenuti, rivolsero tutta la loro attenzione ad altri autori più oscuri e meno conosciuti. E così avevano fra le mani Apuleio o Sidonio Apollinare piuttosto che Cicerone ; leggevano e rileggevano con maggior passione Persio piuttosto che Orazio, Lucano e Claudiano piuttosto che Virgilio. L’età successiva si accorse di questo errore e, spinta dall’esempio e dall’autorità di Bembo, Sadoleto e altri, ritornò a leggere ed imitare i classici »). 59 M.-A. Muret, Opera omnia, vol. I, II, 16, p. 401 (« due dei maggiori letterati italiani, punti di riferimento per gli altri »). 60 M.-A. Muret, Opera omnia, vol. I, II, 12, p. 375 (« A questo seguì un altro male, con la nascita di una fazione di sciocchi che […] iniziò a sostenere che, ad eccezione di Catullo, Lucrezio, Virgilio e pochi altri, tutti gli altri poeti erano dei barbari, non sapevano usare il latino e non erano abbastanza degni di essere studiati. […] “Mi citerai forse Stazio – dice qualcuno di loro – o Silio Italico o Lucano o Seneca ?”. E non esitano a disprezzare lo stesso Ovidio che tra i latini non fu eguagliato da altri che da Virgilio »). Sul ciceronianismo Muret si sofferma anche in una delle sue lectiones : Opera omnia, vol. III, XV, 1, p. 326-333.

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realizza una sorta di teatralizzazione dell’orazione di Marc-Antoine Muret, con il quale condivide la visione non dogmatica dell’imitazione e il rifiuto di un Classicismo intransigente, nella consapevolezza, testimoniata proprio dalla sfida poetica della Magliana, che « ex omnibus Ciceronianis vocibus stultissimas orationes, ex omnibus Virgilianis pessimos versus posse componi »61. Il modello da seguire viene dunque riconosciuto nella media via tracciata nell’orazione di Sadoleto, l’unica in grado di restituire « numerorum integritatem, dictionis munditiam, carminis maiestatem »62 e di condurre al raggiungimento di una poesia realmente pudica. BIBLIOGRAFIA Testi B ENCI , F., Orationes cum disputatione de stylo et scriptione, Duaci, 1597. [C ARO , A.], Scelta di lettere familiari del commendatore Annibal Caro, Milano, 1825. C ARO , A., Lettere familiari, a cura di A. Greco, 3 vol., Firenze, 1957-1961. G IRALDI , L. G., Operum quae extant omnium, 2 vol., Basileae, 1580. M ARINO , G. B., L’Adone, a cura di G. Pozzi, Milano, 1976. M URET , M.-A., Opera omnia, 3 vol., Lipsiae, 1834-1841, publié par C.-H. Frotscher, Genève, 1971. S TRADA , F., Prolusiones Academicae, Romae, 1617 —, Prolusiones Academicae nunc demum ab auctore recognitae atque suis indicibus illustratae, Lugduni, 1617. Studi critici A LHAIQUE P ETTINELLI , R., Tra antico e moderno. Roma nel primo Rinascimento, Roma, 1991. B AFFETTI , G., « Poesia e retorica sacra nel circolo barberiniano », in Rime sacre tra Cinquecento e Seicento, a cura di M. L. Doglio & C. Delcorno, Bologna, 2007, p. 187-203. B ATTISTINI , A., Il Barocco. Cultura, miti, immagini, Roma, 2000. 61 M.-A. Muret, Opera omnia, vol. I, II, 12, p. 374 (« con tutte espressioni ciceroniane si possono comporre stupidissime orazioni e con tutti versi virgiliani pessime poesie »). 62 F. Strada, Prolusiones Academicae, II, 5, p. 295 (« la purezza dei versi, la raffinatezza della dizione, la solennità della poesia »).

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TROISIÈME PARTIE

LA POÉSIE LATINE CHANTÉE

L AT I N I TAT E S

Cette troisième et dernière partie, consacrée à la poésie latine chantée, donne la parole à trois musicologues. Christophe Georis étudie trois recueils de contrafacta d’Aquilino Coppini, sur des musiques principalement de Monteverdi, parus à Milan dans les années 1607-1609, et que leurs dédicaces associent aux cercles religieux milanais (notamment au cardinal et archevêque Federico Borromeo). Jean Duron se penche sur les paroles de musique en latin composées pour la chapelle du roi par Pierre Perrin, actif dans le milieu de la Cour de France durant les années 1660. Anne-Claire Magniez, enfin, présente une série de pièces de théâtre musicales conçues par le jésuite Franz Lang, en collaboration avec des musiciens locaux ; ces pièces musicales, contenant essentiellement des méditations religieuses, furent proposées sur le temps du Carême aux membres de la congrégation mariale de Munich, entre 1695 et 1707. Les contextes envisagés apparaissent d’emblée assez différents, aussi bien du point de vue géographique (Italie, France, Bavière) et chronologique (du début à la toute fin du XVII e siècle) qu’au niveau des genres musicaux (musique de chambre, musique liturgique, musique pour la scène). L’usage commun du latin se justifie par le caractère religieux des compositions, le latin étant ici envisagé comme langue sacrée. Mais ces trois cas témoignent aussi de similarités frappantes dans la manière d’envisager le texte dans ses rapports avec la musique. La présence de ces études musicologiques dans un recueil littéraire se justifie ainsi par l’importance accordée, dans les trois cas, au texte poétique chanté (qui est bien plus qu’une simple récupération ou centonisation), ainsi que par la stature littéraire et la compétence linguistique des auteurs de ces textes – toujours distincts des compositeurs de la musique. Aquilino Coppini fut en effet un latiniste reconnu, détenteur de la chaire de rhétorique à l’Université de Pavie. Pierre Perrin, auteur d’une traduction de l’Énéide de Virgile en vers héroïques français, a laissé des textes théoriques fondamentaux pour la poésie lyrique française et latine, où il exprime notamment son exigence d’une latinité « belle et bien construite »1. Franz Lang, enfin, a occupé le poste de professeur de rhétorique au collège jésuite de Munich. Tous ces auteurs insistent sur la somme de travail représentée par la composition de leurs 1

Cantica pro Capella Regis, Paris, 1665, avant-propos.

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« paroles de musique ». Coppini par exemple témoigne, à propos de ses contrafacta : « je suis arrivé à bout d’un très lourd travail […] ; j’ai beaucoup sué sur ce livre »2. Pourtant, scrutés d’un œil de latiniste et considérés pour leurs qualités purement littéraires, ces textes apparaissent finalement assez simplistes : leur syntaxe et leur vocabulaire sont élémentaires ; ils ne présentent pas de mètres classiques mais proposent plutôt des vers syllabiques ou libres, parfois rimés – une hérésie pour les partisans de la poésie latine à l’antique. Nos auteurs sont bien conscients de cet état de choses. Perrin précise que ses pièces sont « d’une invention nouvelle et inconnue aux anciens Grecs et Latins » et qu’il ne s’attend donc nullement à être compris dans son entreprise par les « gens sçavants »3. Franz Lang fait remarquer, dans le même ordre d’idées, que ses œuvres n’ont pas été composées pour être soumises à l’examen minutieux des critiques littéraires. C’est que ces textes n’existent qu’en fonction de la musique, n’ont pas de raison d’être séparés d’elle. Lang refuse même de publier ses textes sans les partitions : sans les moduli, affirme-t-il, l’œuvre est mutilée et imparfaite ; sans la viva vox et la musica, la lettre est morte4. Les textes ne sont donc pas destinés à être simplement lus ou « récités nus ». Entièrement au service de la musique, leur forme a été conditionnée par elle. Dans le cas des contrafacta, la chose est évidente, puisque la musique préexiste ; Coppini déclare à cet égard dans une lettre : « il me semble avoir réussi de quelque manière à atteindre par mes mots la force de la musique »5. Perrin, qui n’est pas soumis à la contrainte d’une partition préexistante, écrit cependant très consciemment des textes destinés à être mis en musique : ses vers doivent donc être, selon son expression, « propres à la musique », sans « assujettir » le musicien ni le mettre dans l’embarras. Dans ce but, il accorde la préférence à des vers libres, pas trop longs, composés d’un beau mélange de longues et de brèves, éventuellement avec des rimes riches (qu’il reconnaît par ailleurs vicieuses dans les vers latins récités), afin que le musicien puisse « s’égayer » mais aussi y trouver l’ébauche des « des-

2 Sum perfunctus maioribus laboribus. (…) In eo libro insudavi multum, cité dans Claudio Sartori, « Monteverdiana », Musical Quarterly, 38/3 (1952), p. 399-413 (p. 404). 3 Cantica pro Capella Regis, avant-propos. 4 F. Lang, préfaces du Theatrum Solitudinis Asceticae et du Theatrum Affectuum Humanorum. 5 Verbis meis musicae vim aliqua ex parte mihi videor assecutus, cité dans Sartori, op. cit., p. 404.

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seins de son motet »6. Perrin anticipe ainsi d’une certaine manière le geste du musicien, lui proposant par exemple à travers ses rimes la disposition de ses cadences. Pourtant, si, dans les trois cas étudiés, les textes se mettent indéniablement au service de la musique, c’est encore davantage la musique qui s’y met au service du texte – dans le sens où la priorité va au message à transmettre et non à la perfection formelle (que ce soit celle de la musique ou du texte, d’ailleurs). L’option prise ici se situe dans la ligne de la seconda pratica défendue par Monteverdi au tout début du XVII e siècle, qui soutenait que la musique devait, dans tous les cas, seconder le texte, quitte à outrepasser certaines règles du contrepoint. Remarquons que ce principe est valable quel que soit l’ordre de priorité dans la composition du texte et de la partition : la musique est composée pour servir le texte, mais le texte est composé pour que la musique puisse le servir (que cette musique soit préexistante, comme dans le cas des contrafacta, ou qu’elle soit encore attendue, comme dans le cas des paroles de musique de Perrin). Finalement, musique et texte sont tous deux mis au service d’une même émotion qu’auteur et compositeur cherchent à provoquer chez l’auditeur. Cela ne signifie pas pour autant que les affects véhiculés par le texte et la musique se confondent à tout instant. Les analyses menées sur les contrafacta de Coppini, et sur les partitions composées pour les textes de Perrin et de Lang, mettent toutes les trois en évidence la présence de certains passages où la musique propose d’autres accents que ceux que le texte suggère. Le compositeur français Du Mont par exemple, lorsqu’il met en musique le Pulsate tympana de Perrin, choisit parfois de casser la symétrie du poème latin. Plus radicalement, la musique composée par Rauscher pour les méditations munichoises semble par moments viser à annihiler certains affects du texte de Lang, peutêtre pour éviter un phénomène d’identification du spectateur avec un personnage négatif. Dernier exemple, dans le O Iesu mea vita de Coppini, le texte décrit un état d’harmonie absolue, alors que la partition de Monteverdi est marquée par des dissonances et des ruptures de rythme ; mais cette tension est peut-être justement ce qui permet au contrafactum de toucher à l’indicible de l’expérience mystique. Texte et musique sont donc solidaires pour aboutir à un effet d’ensemble complexe. Par ailleurs, la musique est porteuse de la mémoire du texte qui lui a été associé dans le passé, ou antérieurement au cours de la représentation : elle continue à véhiculer le sens de ce premier 6

Cantica pro Capella Regis, avant-propos.

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texte dans la mémoire des auditeurs. C’est le cas dans les contrafacta, où Coppini joue consciemment sur l’ancien contenu profane qui reste sémantiquement actif à travers l’énonciation musicale : il pose ainsi l’expérience de l’amour divin comme image de l’amour humain. C’est aussi le cas, dans une moindre mesure, dans les Meditationes de Lang, par exemple quand les mêmes éléments musicaux sont repris pour suggérer l’identification d’un personnage (l’exercitant) à un autre présenté plus tôt (l’homme vertueux). Au cœur de ces divers procédés textuels et musicaux réside une volonté commune de transmettre un message en faisant passer une émotion par les sens – suivant une stratégie abondamment pratiquée par la Contre-Réforme. La capacité de la musique à atteindre l’âme à travers une séduction des sens peut être à double tranchant d’un point de vue religieux, et elle a parfois inquiété les autorités catholiques ; mais dans les trois cas développés ici, elle est assumée et pleinement exploitée pour mettre cette puissance au service de la religion. Coppini, dans la dédicace de son second recueil, souligne l’aptitude de la musique à « pénétrer les oreilles de très suave façon » et à « se faire la très douce dominatrice des âmes »7. Lang exprime une conception similaire dans une de ses préfaces : « La musique a je ne sais quelle douce violence grâce à laquelle elle règne sur les âmes des auditeurs […]. À travers ce canal, les solides vérités et les principes de la vie chrétienne coulent avec douceur dans les esprits des hommes et y restent attachés »8. Le cas échéant, les séductions de la musique peuvent être encore renforcées par une dose plus ou moins grande de théâtralisation. Déjà pour les contrafacta de Coppini, Christophe Georis remarque que l’œuvre devient un acte dramatique, une musica rappresentativa : le madrigal est poussé vers la scène. À l’autre bout du siècle, les Meditationes de Lang constituent de véritables pièces de théâtre entièrement musicales, avec mise en scène, décors et costumes. Le célèbre théoricien jésuite Claude-François Ménestrier, dans ses Représentations en musique (1681), signale l’usage, dans l’Église de son temps, d’une « espèce de chant dramatique », chanté à plusieurs chœurs et représentant des 7 La musica…, influendo con soavissima maniera ne gli orecchi, e per quelli facendosi de gli animi piacevolissima tiranna…, cité dans Emil Vogel & Alfred Einstein, Bibliothek der gedruckten weltlichen Vocalmusik Italiens aus den Jahren 1500-1700 : Enthaltend die Litteratur der Frottole, Madrigale, Berlin – Hildesheim, 1972, vol. I, p. 520. 8 F. Lang, Theatrum Solitudinis Asceticae, préface non paginée : Habet illa [= Musica] nescio quid amabilis violentiæ, qua dominari solet audientium animis […]. Isto quasi canali robustæ veritates, & vitæ Christianæ principia in mentes hominum leniter influunt… et haerent…

INTRODUCTION

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épisodes de l’Écriture sainte (éventuellement avec des dialogues entre divers personnages). Cette pratique, qui serait née à Rome autour de saint Philippe de Neri, portait de préférence sur des épisodes pathétiques de la Bible, favorables aux grands mouvements de l’âme « où la Musique triomphe quand elle est d’un excellent maître », – et Ménestrier de citer un exemple dont le texte était dû à Pierre Perrin.9 Le souci d’efficacité émotive dont témoignent les auteurs et compositeurs étudiés nous ramène pour finir à la question du latin. Si l’usage de la langue sacrée s’imposait en contexte religieux, et en particulier liturgique, il comportait un risque d’incompréhension linguistique de la part du public (mais aussi des musiciens eux-mêmes, comme le signale Perrin)10. C’est peut-être aussi dans ce sens qu’il faut comprendre la simplicité syntaxique et lexicale de la plupart des paroles de musique, ou encore la reprise de passages scripturaux célèbres. Certaines stratégies concrètes furent également mises en place pour pallier le risque de mauvaise compréhension des textes, comme l’habitude de distribuer au public des offices ou des spectacles des feuillets avec texte latin et traduction en regard. La pratique est d’ailleurs encore en usage de nos jours, dans les programmes d’opéra ou de certains concerts de musique sacrée. Aline S MEESTERS

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C.-F. Ménestrier, Représentations en musique, 1681, p. 185-192. « Je sçay […] que la meilleure partie des Musiciens sçavent aussi trop peu dans la langue Latine, pour les bien comprendre [les motets] & les bien executer » (Cantica pro Capella Regis, avant-propos). 10

L AT I N I TAT E S

Christophe G EORIS

CONTRAFACTUM ET ORAISON MYSTIQUE* À peine cette moniale avait-elle commencé à chanter en s’accompagnant du luth, qu’elle s’arrêtait pour quelques brefs instants, car elle était prise de ravissement et alors cessait le chant tout en continuant à jouer, sans se tromper dans aucune des vraies consonances. Après quelques courts instants encore, elle revenait à elle, rougissait d’avoir perdu conscience devant ses compagnes ; elle avait quelque douleur au bras et à la main droite, avec laquelle elle pinçait les cordes1.

I NTRODUCTION C’est ainsi que l’archevêque Federico Borromeo décrit, vers 1616, la scène d’extase d’une moniale dans un couvent de son évêché de Milan. La langue dans laquelle la religieuse chantait n’est pas précisée, mais il est fort probable qu’il s’agissait du latin. La production musicale sacrée, alimentée par les nonnes elles-mêmes, était abondante à l’époque dans la cité de saint Ambroise2. Parmi les productions qui ont contribué à la vitalité de ce genre musical, faut-il compter les contrafacta3 que l’éditeur * Je tiens à remercier ici Andrea Iannacone pour son aide dans les traductions du latin, ainsi qu’Anne-Emmanuelle Ceulemans et Olivier Riaudel pour leurs corrections et leurs suggestions. 1 « Hora questa donna non procedeva innanzi un piccolo spatio di tempo cantando, e suonando [il liuto] ch’ella resteva rapita, e all’hora cessava il canto, ma seguitava à suonare, punto non errando nelle vere consonanze. Passato poi alcun altro puoco spatio di tempo, ella tornava in se, e si arrossiva, che in presenza delle compagne havesse perduto i sentimenti, e dolevasi alquanto del braccio e della mano destra, con cui moveva le corde ». Cité dans Robert L. Kendrick, Celestial Sirens. Nuns and their Music in Early Modern Milan, New York, 1996, p. 445. 2 Voir à ce sujet Robert L. Kendrick, Celestial Sirens…, New York, 1996 ; Id., The Sounds of Milan, 1585-1650, New York, 2002. 3 Du latin médiéval contrafacere, « imiter, contrefaire », le terme contrafactum désigne un procédé par lequel on substitue le texte d’une pièce vocale par un autre sans modifier substantiellement la musique. C’est à partir du XV e siècle que ce terme s’applique plus particulièrement à la substitution d’un texte profane par un texte sacré rédigé en latin. Pratiqué un peu partout en Europe, il s’agit d’un genre assez marginal en Italie. On y compte une bonne dizaine de recueils de 1600 à 1620. Pour une première approche, je

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milanais Tradate diffusait à la même période en Italie ? L’hypothèse, invérifiable, est cependant tout à fait plausible. Quoi qu’il en soit, cette scène d’extase donne à voir un des effets de la poésie latine chantée à haute voix, alliée à une musique initialement prévue pour des textes profanes. Parmi les poètes qui se sont consacrés à ce genre, on trouve un certain Aquilino Coppini4 qui publie en moins de trois ans, trois recueils, dont le premier est dédié à l’archevêque Federico Borromeo lui-même5 tandis que le second l’est à une moniale connue pour ses

renvoie à l’article « Contrafactum » du Grove Music Online signé par Robert Falck et Martin Picker. Pour la musique italienne du XVII e siècle, les contributions suivantes sont incontournables : Margaret Ann Rorke, « Sacred contrafacta of Monteverdi Madrigals and Cardinal Borromeo’s Milan », Music & Letters, 65/2 (1984), p. 168-175 ; Antonio Delfino, « Geronimo Cavaglieri e alcuni contrafacta di madrigali marenziani », dans Luca Marenzio musicista europeo. Atti della Giornata di studi Marenziani, Brescia, 6 marzo 1988, éd. Maria Teresa Rosa Barezzani & Mariella Sala, Brescia, 1990, p. 165-216 ; Uwe Wolf, « ’Prima Arianna, poi Maria’. Rielaborazioni religiose di musica vocale profana degli inizi del XVII secolo », dans Intorno a Monteverdi, éd. Maria Caraci Vela & Rodobaldo Tibaldi, Lucca, 1999, p. 351-66 (on trouvera là une bibliographie qui porte sur ce genre dans le domaine de la musique allemande) ; Linda Maria Koldau, « ’Non sit quid volo sed fiat quod tibi placet’ ; i ‘contrafacta’ sacri del ‘Lamento di Arianna’ di Claudio Monteverdi », Rivista Italiana di Musicologia, 36/2 (2001), p. 281-314 ; Xavier Bisaro, « Dov’è la parola ? Dov’è la musica ? : Réflexions sur le contrafactum et son modèle », dans Le modèle vocal. La musique, la voix, la langue, éd. Bruno Bossis & Marie-Noëlle Masson, Rennes, 2007, p. 73-87. – À cela il faut ajouter l’introduction faite par Jens Peter Jacobsen pour son édition critique du premier recueil de contrafacta d’Aquilino Coppini consultable sur le site http ://jpj.dk/Copintr.pdf. 4 On sait peu de choses sur Aquilino Coppini. Titulaire de la chaire de rhétorique à l’Université de Pavie, il faisait partie du cercle du cardinal Federico Borromeo et était un latiniste reconnu. Son appartenance à l’Accademia degli Inquieti à Milan, en même temps que le théologien Cherubino Ferrari qui a pris la défense de Monteverdi dans la polémique sur la seconda pratica, le place parmi les esprits progressistes de son temps. Sur les lettres qu’il a laissées au sujet de ses contrafacta, voir les précieux documents reproduits et commentés dans Claudio Sartori, « Monteverdiana », Musical Quarterly, 38/3 (1952), p. 399-413. 5 MVSICA / TOLTA DA I MADRIGALI / DI CLAVDIO MONTEVERDE , E D ’ ALTRI AVTORI , / A CINQVE , ET A SEI VOCI , / E fatta spirituale da Aquilino Coppini Accademico Inquieto / Con la Partitura, e Basso continuo nella Sesta parte per i quattro vltimi Canti à sei. / All’Illustriss. & Reuerendiss. Sig. il S. Cardinale / Borromeo Arciuescouo di Milano. IN MILANO , Appresso Agostino Tradate, / Con licenza de’ Superiori. 1607 (que je désignerai quand il y a lieu par Coppini, 1607). L’édition critique de ce livre par Jens Peter Jacobsen, à laquelle fait référence la note 3, est disponible à l’adresse suivante http ://jpj.dk/coppini/ index.html. On la consultera utilement pour certaines parties de l’analyse ne renvoyant pas aux exemples insérés dans cette contribution. On trouvera la reproduction numérique de l’édition originale sur le site du Museo Internazionale e Biblioteca della Musica di Bologna (fonds Gaspari) : http ://badigit.comune.bologna.it/cmbm/images/ripro/gaspari/_V116/V116.asp.

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expériences mystiques, Suor Lodovica Bianca Taverna6, du Monastère de Santa Marta (toujours à Milan). On le voit : le contrafactum et le ravissement mystique se croisent de façon singulière. S’ajoute à cette convergence le fait que toutes ces publications portent en titre le nom Claudio Monteverdi, dont on parle beaucoup à l’époque, puisqu’il est au centre d’une querelle retentissante relative aux rapports entre texte et musique. En l’espèce, Monteverdi défend la position – qu’il nomme seconda pratica – que la musique (l’harmonia) doit dans tous les cas se mettre au service du texte (l’oratione) et donc s’y soumettre quitte à outrepasser certaines règles du contrepoint. L’opinion inverse, conservatrice – qu’il désigne sous le nom de prima pratica – est tenue par son contradicteur, le chanoine Giovan Maria Artusi, qui affirme que rien ne peut remettre en question l’intégrité du code musical7. C’est ce contexte polémique qui rend le travail de Coppini si intéressant, car il en synthétise paradoxalement l’enjeu. En effet, en mettant à l’honneur 6 IL SECONDO LIBRO

/ DELLA MVSICA / DI CLAUDIO MONTEVERDE / E D ’ ALTRI / A CINQVE VOCI / Fatta spirituale da Aquilino Coppini Regio Lettore / di Retorica, & Accademico Inquieto / CON LA PARTIT VRA / All’ Illustriss. Suor Bianca Lodovica Tauerna / nel Monastero di S. Marta / IN MILANO , Per gli Heredi di Agostino Tradate. Con licenza de’ Superiori. 1608. L’exemplaire conservé à la Biblioteca Ambrosiana a disparu lors des bombardements que Milan eut à subir lors de la Seconde Guerre mondiale. Coppini a publié un troisième recueil : IL TERZO LIBRO / DELLA MVSICA / DI CLAUDIO MONTEVERDE / A CINQVE VOCI / Fatta spirituale da Aquilino Coppini Regio Lettore / di retorica, & Accademico Inquieto / CON LA PARTIT VRA / Al Serenissimo Signor Don Francesco Gonzaga / Principe di Mantova & di Monferrato / IN MILANO , Per Alessandro & her. di Agostino Tradati [sic]. / Con licenza de’ Superiori. 1609. L’exemplaire de la Biblioteca Ambrosiana a connu le même sort que le recueil précédent. Il ne reste, selon le Nuovo Vogel, qu’un exemplaire à la Universiteitsbibliotheek Gent (sous la référence BHSL.RES.0672/-26). 7 Pour une présentation fouillée de la controverse Artusi-Monteverdi, je renvoie à deux articles essentiels : Claude V. Palisca, « The Artusi-Monteverdi Controversy », dans The Monteverdi Companion, éd. Arnold Denis & Nigel Fortune, New York, 1972, p. 133-166 et Tim Carter, « Artusi, Monteverdi, and the Poetics of Modern Music », dans Musical Humanism and its Legacy : Essays in Honour of Claude Palisca, éd. Barbara Baker, Nancy Kovaleff & Russano Hanning, Stuyvesant, NY, 1992, p. 171-194. – Les principaux documents où sont exposés les principes montéverdiens de la seconda pratica sont la postface de son cinquième livre de madrigaux (1605) et la Dichiarazione publiée à la fin de son recueil de canzonette, les Scherzi musicali (1607). Ce long texte est rédigé par son frère Giulio Cesare Monteverdi, mais représente dans les grandes lignes la pensée de Claudio. Les deux textes sont transcrits, commentés et traduits dans Claudio Monteverdi & Annonciade Russo, Correspondance, préfaces, épîtres dédicatoires, Liège, 2001, p. 240241 et 244-255. Quant à Artusi, ses positions sont développées entre autres dans L’Artusi. Ouero delle imperfettioni della moderna musica, Venezia, Vincenti, 1600 (trad. française de Xavier Bisaro, Giuliano Chiello & Pierre-Henri Frangne, L’Ombre de Monteverdi. La querelle de la nouvelle musique (1600-1638) : L’Artusi, ou des imperfections de la musique moderne de Giovanni Artusi (1600), Rennes, 2008). AUTORI

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Monteverdi, dont il était plus vraisemblablement proche8, Coppini se présente comme un partisan de la seconda pratica, mais dans le même temps, en substituant le texte italien par un autre, latin, il en relativise le principe puisqu’il soumet ses textes à une partition préexistante et brouille dès lors l’ordre de la primauté. Comment dès lors concilier défense de la seconda pratica et pratique du contrafactum ? Selon Uwe Wolf, la contradiction n’est pas si forte que cela, car le contenu des textes de Coppini partage les mêmes émotions que celles des madrigaux montéverdiens9. Une telle lecture est somme toute assez logique, mais elle mérite qu’on s’y attarde et qu’on l’explore plus en profondeur. Après tout Monteverdi lui-même manipulait les textes qu’il mettait en musique : le paradoxe posé par le contrafactum est également en grande partie valable pour les madrigaux eux-mêmes10. La démarche de Coppini le rend simplement plus radical. Un examen attentif de son travail permettra de dénouer en partie une contradiction imputable à Monteverdi lui-même. Notons en premier lieu que, sur le plan des principes, s’engager dans une opération de réécriture spirituelle en choisissant les madrigaux profanes par lesquels Monteverdi entendait explicitement affirmer l’étroite relation entre la musique et le texte, c’est soutenir du même coup l’interdépendance entre le texte substituant et le texte substitué, entre texte latin et hypotexte italien. À ce titre, il faut d’emblée souligner combien les qualités littéraires de Coppini11 dépassent largement le simple savoir-faire. Son travail relève d’un jeu sur le sens et sur les sons d’une grande dextérité qu’il enracine dans l’intertextualité entre les trois espaces discursifs propres aux contrafactum que sont le texte latin, le texte italien et la musique. Cette intertextualité est le premier axe de mon analyse. Mais il y a plus. Valider l’idée d’une intertextualité génératrice de sens entre l’hypotexte italien et le texte latin, c’est affirmer le caractère transgressif des contrafacta coppiniens, puisqu’au choix d’une 8 Suivant l’opinion émise par Claudio Sartori (op. cit., p. 404-405), Margaret Ann Rorke pense que « (…) one may assume that Coppini’s contrafacta were made with Monteverdi’s approval, for Coppini’s letters indicate no breach between the two ; in any case Monteverdi himself ‘spiritualized’ his ‘Lamento d’Arianna’ to create the ‘Pianto della Madonna’ » (op. cit., p. 175). 9 Uwe Wolf, op. cit., p. 363. 10 Voir à ce sujet ma thèse, Monteverdi letterato ou les métamorphoses du texte, Paris, 2013. 11 Coppini semble se distinguer en cela des autres anthologies de contrafacta. Xavier Bisaro (op. cit.) a remarquablement bien analysé le raffinement de cet exercice littéraire. En revanche, les textes latins de Girolamo Cavaglieri ont, selon Antonio Delfino, peu à voir avec le texte italien : « Bisogna pensare che lo stretto rapporto tra parola e suono, tra concetto poetico e realizzazione sonora, non sempre era al centro dell’attenzione dei musicisti, ma che spesso nei confronti dei versi, si verificava una sorta d’indifferenza per i valori espressivi loro propri. » (Delfino, Antonio, op. cit., p. 199).

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musique qui bouscule le code du contrepoint pour se mettre au service du texte, s’ajoute la superposition de contenus antagonistes (qui n’a pas dû échapper aux connaisseurs de l’époque12), profanes et érotiques d’un côté, religieux et mystiques de l’autre. L’examen de cet antagonisme constitue le second fil conducteur de mon propos, complémentaire du premier. Je suis pour cela parti d’un choix méthodologique inspiré de la seconda pratica montéverdienne. À mon tour, j’ai accordé la primauté aux textes en considérant l’effet de sens d’une lecture conjointe des textes latin et italien et en observant comment le premier s’ouvre sur le second qui en retour pèse sur le sens de la composition, à travers le prisme musical de Monteverdi et des autres musiciens choisis par Coppini – car ne l’oublions pas, au moins dans les deux premiers recueils, Monteverdi apparaît aux côtés d’autres compositeurs. La partition tient dans cette dynamique sémantique un rôle central, à la fois comme indice de l’hypotexte vernaculaire et comme contrainte sur le texte latin. Je privilégierai la lecture intégrale de quelques motets (terme que, pour plus de commodité, j’utiliserai comme synonyme de contrafactum), ce qui offrira un complément aux autres analyses mentionnées13, lesquelles portent généralement sur l’ensemble du corpus et mettent l’accent soit sur des procédés d’écritures particuliers soit sur le contexte historique. 1. O I ESU

MEA VITA

/ SÌ

CH ’ IO VORREI MORIRE

(C OPPINI 1609)

Prenons pour commencer le motet « O Iesu mea vita », tiré du recueil de 1609 et basé sur un madrigal tiré du quatrième livre de Monteverdi (1603) intitulé Sì ch’io vorrei morire14. D’un érotisme explicite, il donne lieu à une partition d’une grande force évocatrice qui fait de son contrafactum religieux une audace qui peut étonner aujourd’hui. Le Concile de Trente, dont l’influence est particulièrement forte à Milan, n’a-t-il pas explicitement condamné la présence dans les églises de toute expression « lascive » ?15 C’est que, comme d’aucuns l’ont déjà 12 « To the connoisseur of the time, who could aurally make a comparison with the original Monteverdi texts, the effect must indeed have been ‘marvellous’. » (Margaret Ann Rorke, op. cit., p. 170). Rappelons, à toutes fins utiles, que le genre madrigalesque est un art de cour réservé à une élite qui, dans une large mesure, le pratiquait directement et donc était en mesure d’apprécier dans le détail le jeu d’allusions entre textes et contexte. 13 Elles sont reprises en note 3. 14 Pour les extraits musicaux de cette composition, je me suis basé sur une partition en ligne du madrigal montéverdien (http ://www1.cpdl.org/wiki/images/sheet/mont-sic.pdf, dernière consultation le 29/01/2011) auquel j’ai ajouté le texte latin. 15 « Ab ecclesiis vero musicas eas ubi sive organo sive cantu lascivum aut impurum aliquid miscetur,… » (session XXII, 17 septembre 1562, cité par Édith Weber, Le Concile de Trente et la Musique de la Réforme et de la Contre-Réforme, Paris, 1982, p. 89). Mar-

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souligné, l’érotisme et la mystique partagent des expériences et un vocabulaire communs et que, dès lors, la réécriture d’un texte érotique en une extase spirituelle n’est pas nécessairement contradictoire16. Voici les deux textes17 : Aquilino Coppini O Iesu mea vita In quo est vera salus ! O lumen gloriæ, amate Iesu ! O cara pulchritudo, Tribue mihi tuam Dulcedinem mellifluam gustandam. O vita mea, ò gloria cœlorum ! Ah, restringe me tibi in æternum, O Iesu, lux mea, spes mea, cor meum do me tibi. O Iesu mea vita

Anonyme Sì ch’io vorrei morire Ora ch’io bacio amore, La bella bocca del mio amato core. Ahi, cara e dolce lingua, Datemi tanto umore Che di dolcezza in questo sen m’estingua ! Ahi, vita mia, a questo bianco seno, Deh, stringetemi fin ch’io venga meno ! Ahi bocca, ahi baci, ahi lingua ahi lingua i torn’a dire : « Sì ch’io vorrei morire ! ».

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

Le texte italien est structuré autour de l’opposition entre la vie et la mort, dont on décrit l’alternance : Sì ch’io vorrei morire (v. 1) → Ahi mia vita (v. 7) → Sì ch’io vorrei morire (v. 10)

L’érotisme du madrigal tient dans l’association d’une douceur enivrante (« car’e dolce lingua » « di dolcezza », v. 4 et 6) et d’une tension frénétique marquée par les rythmes variés (voir exemples 1 et 2) garet Murata souligne cependant que si l’Église impose un certain nombre de prescriptions en matière de musique religieuse, la censure sur des compositions particulières est inexistante : « The expressive content of music in general was juged as an attraction or as a distraction for the worshipper, but while there was some protest against inappropriate styles of music, censorship of specific settings of any text is unknown to me. » (Margaret Murata, « ’Quia amore langueo’ or interpreting ‘affetti sacri e spirituali’ », dans Claudio Monteverdi. Studi e prospettive, éd. Paola Besutti & Teresa Gialdroni, Firenze, 1998, p. 7996 [p. 81]). 16 Voir à ce sujet Georges Bataille, L’érotisme, Paris, 1957, en particulier aux p. 245 s. 17 En voici les traductions, aussi proches que possible des originaux : 1 Comme je voudrais mourir Ô Jésus, ma vie 2 pendant que j’embrasse, amour, en qui est le vrai salut ! 3 Ô lumière de gloire, Jésus aimé ! la belle bouche de mon cœur aimé ! 4 Aïe, chère et douce langue, Ô beauté chérie, 5 donnez-moi tant d’humeur accorde-moi de goûter que, par douceur, je me fonde en ce sein ! 6 ta douceur melliflue ! Aïe, ma vie, serrez-moi contre ce sein blanc 7 Ô ma vie, ô gloire des cieux, 8 ah, attache-moi à toi pour l’éter- jusqu’à l’évanouissement ! nité ! Ô Jésus, ma lumière, mon espoir, Aïe bouche, aïe baisers, aïe, langue ; je 9 mon cœur, je me donne à toi redis : 10 Comme je voudrais mourir ainsi ! Ô Jésus, ma vie !

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et par les dissonances. Le texte du motet oblitère cette alternance et l’oxymore qu’elle génère au profit d’une continuité euphorique basée sur l’exaltation de la vie : O Iesu mea vita (v. 1) → O vita mea (v. 7) → O Iesu mea vita (v. 10)

Aucune allusion à la mort n’apparaît plus. Le texte du contrafactum décrit en effet un état d’harmonie absolue sur une partition dont les dissonances et les rythmes paraissent à première vue inappropriés. Exemple 1

Ainsi, l’expression « O cara pulchritudo » (v. 4) donne-t-elle lieu à l’un des passages les plus discordants (les flèches dans l’exemple 1), tandis que le « tribue mihi tuam » fait entendre un accord qui a dû paraître insupportable au chanoine Artusi : la2 sol3 do3 si3 (entourés dans l’exemple 1), sans parler des mouvements ascendants et descendants figurant l’étreinte jusqu’à l’étouffement sur un vers qui parle moins d’enlacements que de proximité dans l’éternité (v. 8 ; exemple 2). De deux choses l’une : ou Coppini n’a rien compris à la seconda pratica et au texte (ce qui revient au même) ou le motet n’a de sens qui si on prend en considération l’hypotexte et, partant, l’intertextualité qu’il entretient avec le texte latin. Vu la manière dont, manifestement, Coppini se réfère à l’œuvre de Monteverdi, c’est bien cette option qu’il convient de retenir. La musique renvoie bien à un texte « dormant »

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qu’elle « tire du sommeil » pour reprendre une expression de Coppini lui-même18. Exemple 2

La musique invite ainsi à considérer les mots dans la simultanéité d’une énonciation explicite et de son contenu implicite. De cette intertextualité naissent, par frottement sémantique, des effets de sens dont l’oxymore est le plus manifeste. Dès l’entame, la « vita », se substitue au « morire » que Monteverdi traduit musicalement par la descente en deux temps, si caractéristique, d’une seconde mineure suivie d’une tierce majeure (exemple 3). Exemple 3

Se font entendre (dans le double sens du terme) de façon concomitante la vie qui s’enracine dans la mort. Le texte latin offre dès lors une perspective eschatologique en traduisant la mort par un terme qui désigne son contraire. Ainsi, la lecture superposée du v. 8 donne lieu à un contraste saisissant entre l’éternité liée à l’union du moi et du 18 Il s’agit en fait des premiers mots de la dédicace du premier recueil de Coppini à Federico Borromeo : « LITTERARUM studia e somno excitare ». Cette dédicace, insuffisamment étudiée, mériterait un examen attentif, car d’un côté elle fait l’éloge de l’étude des lettres, à laquelle doit contribuer la création de la bibliothèque ambrosienne que le cardinal Borromeo s’apprête à fonder et dont Coppini décrit, dans sa dédicace, les préparatifs, et de l’autre, elle décrit les effets de la musique sur les âmes. Elle définit ainsi, séparément, les deux ingrédients, oratione et harmonia, de la seconda pratica.

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toi (« me tibi ») et la perte de soi (« io venga meno ») dans l’étreinte corporelle : l’amour humain est métamorphosé par le salut. Le corps (la bouche, v. 3 ; la langue, v. 4 ; le sein, v. 7) dont on décrit l’émoi, se transforme en réalités essentiellement lumineuses (c’est-à-dire incorporelles) qui tendent vers l’absolu : la splendeur de la gloire (« lumen gloriæ », v. 3) la beauté (« pulchritudo », v. 4), la gloire du ciel (« gloria cœlorum », v. 7)19. La phrase « Sì ch’io vorrei morire » (v. 1 et 10), qui laisse un espace entre l’énonciation du souhait et sa réalisation, devient dans le texte latin chanté un appel extatique. Plus précisément, la partition devient le chemin de l’extase en liant son point de départ (l’expérience érotique de la « mort ») et ce vers quoi elle aspire : « O Iesu mea vita ». L’énoncé performatif20 « torn’a dire » (« je redis », v. 10), qui affirme l’insatiabilité du désir se générant lui-même, est ici remplacé par une expression tout aussi performative, mais tournée cette fois vers un don de soi : « do me tibi » (v. 9). Autrement dit, le cri « Si ch’io vorrei morire », qui exprime l’assouvissement du désir propre devient le cri vers un autre. D’un madrigal sensuel, Coppini fait une oraison mystique où le corps entier, que la partition rend tangible, se donne au Christ. La linéarité du poème italien, où à la mort succède la vie, et à la vie succède à nouveau la mort, s’estompe au profit d’une simultanéité oxymorique et d’une intemporalité contemplative. Dans son ouvrage sur la mystique, Michel de Certeau explique que l’oxymore est le trope emblématique de la démarche mystique : « Dans un monde supposé tout entier écrit et parlé, lexicalisable donc, il ouvre le vide d’un innommable, il pointe une absence de correspondance entre les choses et les mots »21. Georges Bataille souligne de son côté qu’« [i]l y a des similitudes flagrantes, voire des équivalences et des échanges, entre des systèmes d’effusion érotique et mystique »22. « Le corps », écrit à nouveau Michel de Certeau, à propos de sainte Thérèse d’Avila cette fois, « devient l’orgue de toutes [l]es ‘faveurs’ et ‘grâces’ spirituelles ; il est 19 Thérèse d’Avila ne décrit pas autrement le Christ dans ses périodes de ravissement : « …le Sauveur lui [à l’âme] fait connaître sa présence d’une manière plus claire que le soleil (…) c’est une lumière, qui tout en étant imperceptible pour notre vue, illumine l’entendement et procure à l’âme la jouissance d’un si grand bien » (Sainte Thérèse de Jésus, Vie écrite par elle-même, dans Œuvres complètes, Paris, 1948, p. 276, ch. XXVII). 20 Dans le sens où, selon l’ouvrage de John L. Austin, « dire c’est faire » ( John L. Austin, Quand dire, c’est faire, trad. fr. par Gilles Lane, Paris, 1970). J’y reviendrai à la fin de cette étude. 21 Michel de Certeau, La fable mystique, Paris, 1982, p. 199. Margaret Ann Rorke a déjà souligné combien cette figure de style prévaut dans les contrafacta, entre textes et hypotextes (op. cit., p. 170). 22 Georges Bataille, op. cit., p. 250.

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joué par ces touches ; il en devient le langage »23. C’est bien l’ensemble (textes italien et latin unis dans une même composition musicale) qui tend à signifier une expérience qui se situe entre l’humain et le divin et que les mots lexicalisent à travers le jeu de renvois d’un texte à l’autre, jeu assumé par une partition qui porte en elle « le vide d’un innommable ». 2. D EUS

NOSTER FIDELIS

/ F ILLI

CARA ET AMATA

(C OPPINI 1607)

Tous les motets n’offrent pas une intertextualité aussi évidente avec leur hypotexte. La seconde composition du recueil de 1607, Deus noster fidelis, est basée sur un madrigal de Ruggiero Giovannelli (second livre de madrigaux, 1580)24. L’hypotexte italien, d’Alberto Parma25, décrit l’imploration d’un amant qui enjoint à une certaine Filli de sortir de son mutisme. La structure du madrigal est tripartite (voir transcription du texte). Les trois premiers vers constituent une question de l’amant (« Filli, cette belle bouche n’est-elle pas la mienne ? », v. 3) à laquelle l’aimée ne répond pas, puisque l’amant entonne immédiatement son cri de douleur (« Ah, tu ne réponds pas, ingrate », v. 4). S’ensuit une lamentation conduisant à la troisième partie du poème qui contient une seconde requête : « Qu’il te plaise au moins, si tu te tais, de me répondre par des baisers » (v. 7-8). Inspiré du psaume 73 (Ut quid Deus repulisti in finem)26, qui appelle Dieu à se souvenir de sa toutepuissance au moment où Israël est aux prises avec ses ennemis, le motet présente une division différente. Structuré en deux parties, il reprend au début une série d’éléments du texte italien, pour ensuite s’en écarter.

23

Michel de Certeau, op. cit., p. 271. Successeur de Palestrina à la Capella Giulia à Rome, Giovannelli fait partie des musiciens romains tenants du stile antico, terme qui est synonyme de prima pratica. Il est d’ailleurs cité à plusieurs reprises parmi les « compositeurs de valeurs » dans le traité L’Artusi (op. cit., p. 2 r° ; trad. française de Xavier Bisaro, Giuliano Chiello & Pierre-Henri Frangne, op. cit., p. 61). Dans le recueil de Coppini, il apparaît en deuxième place, isolé parmi les motets montéverdiens. La présence, dans ce recueil, d’un musicien plutôt prima pratica aux côtés de l’initiateur de la seconda pratica est donc frappante, mais cadre bien avec la pensée montéverdienne qui, pour progressiste qu’elle fût, ne rejetait pas nécessairement la tradition. 25 Alberto Parma est un poète de Modène proche du Tasse. Le même texte a été mis en musique par Monteverdi lui-même dans son premier recueil (1587, soit un an après celui de Giovannelli). Ce madrigal a connu un certain succès dans les années 1585-87, puisqu’on compte en tout une dizaine d’adaptations entre 1585 à 1604 (source : Angelo Pompilio, Repertorio della Poesia Italiana in Musica, 1500-1700, consultable à l’adresse suivante, http ://repim.muspe.unibo.it/, visitée le 30/01/2011). 26 L’identification est due à Xavier Bisaro, op. cit., p. 78. 24

CONTRAFACTUM ET ORAISON MYSTIQUE

Aquilino Coppini27 Deus noster fidelis Iudica causam tuam, Irritat inimicus nomen tuum. Tu dirupisti fontes, Tu confirmasti mare, Solem & Auroram formasti Contribulasti cete, Tu confregisti capita draconum

Alberto Parma Filli cara et amata Dimmi per cortesia Questa tua bella bocca non è mia ? Ahi non rispondi ingrata E col silentio nieghi Nieghi d’ascoltar i miei prieghi ? Piacciati almen se taci D’usar invece di risposta i baci.

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Les deux textes commencent donc sur des isotopies contrastées : Filli est aimée, mais infidèle, puisqu’elle refuse les paroles d’amour à l’amant, tandis que Dieu est affirmé comme la figure inverse (« Deus noster fidelis ») tardant à déployer sa puissance. Ce contraste se définit toutefois sur un axe commun de signification : l’appel à se manifester. Les trois premiers vers présentent notamment une série de convergences significatives : le vocatif « Deus » fait écho à celui de « Filli », tandis que le qualificatif « fidelis » est concomitant à « cara et amata », soit des expressions euphoriques exprimant la conjonction. Suit de part et d’autre un impératif : « iudica » d’un côté et « dimmi » de l’autre (v. 2). Les deux poèmes constituent des requêtes, certes, mais qui diffèrent par leur formulation. Sous le couvert d’une injonction à parler, le madrigal exprime bien une interrogation, tandis que le motet énonce une véritable exigence. Musicalement l’interrogation de l’amant est énoncée à trois reprises, sur trois accords distincts (mi majeur, la majeur et do majeur, voir exemple 4), mais également par un ensemble de voix chaque fois différent (absence de la basse en A, absence du canto en B et tutti en C) et sur des cadences comprenant un élément de tension (les cadences phrygiennes28 en A et B) de sorte qu’elle apparaît comme une supplication 27

Traduction : Notre Dieu fidèle, Filli, chère et aimée 1 juge ta cause dis-moi s’il te plaît, 2 l’ennemi provoque ton nom. ta belle bouche n’est-elle pas mienne ? 3 Tu fis jaillir les sources, Ah, tu ne réponds pas, ingrate, 4 tu affermis la mer, et par ton silence, tu refuses 5 tu formas le soleil et l’aurore, d’écouter mes prières ? 6 tu écrasas les monstres marins, Qu’il te plaise au moins, si tu te tais, 7 tu brisas les têtes des dragons. de me répondre par des baisers. 8 28 La cadence est un procédé harmonique qui fait entendre la clôture d’une phrase musicale, l’équivalent du point dans la ponctuation. Elle peut prendre différentes formes, chacune d’elle donnant à entendre une césure plus ou moins forte. Ainsi la cadence la plus courante est-elle caractérisée par sa résolution à travers un demi-ton ascendant. En revanche, la cadence phrygienne, plus rare et donc plus marquée, procède par demi-ton

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Exemple 4

dont l’insistance grandit pour se terminer par le cri qu’exprime la figure inverse d’une courbe mélodique ascendante sur un intervalle plus ample, entonné par la voix la plus aiguë, le canto (flèche en C dans l’exemple 4)29. Dans le motet, cette énonciation musicale implorante et sa part de doute s’appliquent paradoxalement à un impératif, ce qui lui confère une inflexion singulière : adressé à Dieu, il équivaut à une demande d’intercession plutôt qu’à une exigence. Le sens de la formule « per cortesia » est en quelque sorte réintroduit par la partition dans le vers latin, qui signifie dès lors quelque chose comme : « Juge ta cause, s’il te plaît (per cortesia) ». Par la suite, les deux textes suivent leur logique propre. Ils ne sont pratiquement unis que par l’harmonia. J’entends par là que le jeu sémantique qui les lie est assuré par la seule partition et non par le jeu des équivalences lexicales, comme dans le texte précédent. À partir du vers 4, le madrigal clame le désespoir de l’amant face au silence de l’aimée et fait entendre son désir d’un baiser à défaut de recevoir une parole. Dans un premier temps, la partition se caractérise tant par l’éclatement de l’ensemble des cinq voix, jusque-là homophones, que par une instabilité modale (comprenant encore des cadences phrygiennes sur les deux derniers vers)30 laissant dès

descendant et est généralement liée à l’expression de la tristesse, de la supplication ou de la lamentation. 29 Dans ce répertoire, le canto, qui est la voix la plus aiguë, est investi d’un rôle mélodique plus marqué que les autres voix. 30 Aux mm. 45-6, 51-2, 54-5 et 68-9 de la partition (voir la page http ://jpj.dk/Cop2. pdf, consultée le 29/01/2011).

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Exemple 5

lors entendre l’émoi du locuteur et sa supplication. Le texte latin en revanche aligne un chapelet de verbes d’action au parfait (« dirupisti », « confirmasti », « formasti », « contribulasti » et « confregisti », v. 4-8) attestant la puissance à la fois positive (les sources jaillissent, la mer s’aplanit, le soleil se lève, v. 4-6) et négative (les monstres du mal sont anéantis, v. 7-8). Coppini tire un parti exceptionnel de la partition – rendant la musique à certains moments mieux adaptée à son texte qu’au texte italien. Ainsi des vers 4 et 5. Le texte latin oppose deux eaux de nature différente (la source et la mer, figurant le début et la fin du parcours de l’eau) alors que le madrigal évoque une même attitude (le mutisme de l’aimée), mais suscitant deux réactions opposées : un émoi (les valeurs brèves sur une affirmation répétée du même vers dénonçant l’absence de réponse, mm. 24-7, exemple 5, a) et le désespoir face au silence et à la négation (sur les valeurs longues et la cadence phrygienne, exemples 5, b et c). Giovannelli entendait ainsi rendre l’effet obsédant et sans appel

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du silence de l’aimée. Coppini détourne ce geste amoureux en une affirmation de la puissance de Dieu, mais exprimée à présent par un homme dont la partition souligne la vulnérabilité face aux éléments de la création. Coppini fait ici preuve d’une belle maîtrise musicale et littéraire en s’écartant du texte initial, mais en maintenant toute la pertinence de la partition. La métadiscursivité se joue désormais moins sur le plan lexical (où le mot italien substitué oriente le sens du mot substituant) que sur un plan que, pour la commodité, j’appellerai affectif. Elle se fait par le biais d’une harmonia qui traduit, par la succession indécise des cadences, les doutes et les espoirs d’un amant et les applique, à la manière d’une didascalie, à un discours assertif. L’injonction devient une supplique tandis que l’invocation à la toute-puissance divine laisse entendre la crainte et le trouble qu’elle provoque dans la voix de celui qui la profère. 3. MARIA QUID PLORAS ? / DORINDA, AH, CHRISTE / ECCO PIEGANDO (COPPINI 1607)

DIRÒ MIA

& TE IESU

Dans le troisième motet, je me propose de montrer que l’intertextualité peut être élargie dans deux directions : vers un texte extérieur au recueil d’une part, et vers un autre texte du recueil de l’autre. Le motet Maria quid ploras ? fait partie du recueil de 1607. Inspiré d’un épisode des évangiles, il est écrit sur un madrigal extrait d’une des œuvres les plus représentatives de l’époque, le Pastor fido de Giambattista Guarini31. Au-delà d’un poème latin et de son correspondant italien se profilent donc deux autres textes qui, reconnus par l’auditeur informé, participent au sens du motet. Voici les textes :

31 Giambattista Guarini, poète et dramaturge travaillant à Mantoue et Ferrare, les deux cités les plus actives sur le plan musical et littéraire, est une figure aussi importante que le Tasse à l’époque. Sa tragicomédie, Il Pastor fido, longuement mûrie depuis les années 1580 à Mantoue, est finalement publiée en 1590. Elle constitue une des sources majeures pour le répertoire madrigalesque de la fin du XVI e et du début du XVII e siècle. Voir à ce sujet Guarini : la musica, i musicisti, éd. Angelo Pompilio, Lucca, 1997. Guarini a été, à cause du Pastor fido, l’objet d’une controverse littéraire pour des motifs similaires (la transgression des normes, ici littéraires) à la polémique qui opposa Monteverdi et le chanoine Artusi. Sur cette controverse, voir Bernard Weinberg, A History of Literary Criticism in the Italian Renaissance, Chicago, 1961, p. 1074 s.

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Aquilino Coppini32 [Ange/Jésus] MARIA, quid ploras ad monumentum ? Quænam fuere tibi causæ doloris ? [Marie-Madeleine] Crucifixerunt amorem meum, Et occiderunt eum, Qui mihi dedit uitam. [Ange/Jésus] Exultet cor tuum gaudio (basso)33 Absterge cadentes lachrymas, Inuitis perfidis Iudæis, Ille uiuit, & uiuet in æternum, Et possidebis eum. »

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Giambattista Guarini Il Pastor fido, IV, 9, 1260-7 Dorinda, ah, dirò mia, Se mia non sei, se non quando ti perdo

1 2

E quando morte da me ricevi ? E mia non fosti all’hora Che ti potei dar vita ?

3 4 5

Pur mia dirò, ché mia sarai Mal grado di mia dura sorte ; E, se mia non sarai con la tua vita, Sarai con la mia morte.

5bis 6 7 8 9

Le motet raconte l’épisode de la visite de Marie-Madeleine au tombeau du Christ après la Passion. Si l’essentiel de l’épisode est tiré de Jean ( Jn, 20, 11-16)34, notamment l’interrogation « Quid ploras ? »35, 32 Traductions (le caractère dialogique n’apparaît pas dans la partition ; pour plus de clarté, j’ai ajouté le nom des interlocuteurs, d’un côté Jésus, qui prend l’apparence d’un ange, et de l’autre Marie-Madeleine) : [Ange/Jésus] : Marie, pourquoi pleures-tu près du Dorinda, ah ! te dirai-je « mienne » 1 tombeau ? Quelles sont les causes de ta douleur ? si tu n’es mienne qu’au moment où je te perds 2 [Marie-Madeleine] « Ils ont crucifié mon amour et où de moi tu reçois la mort ? 3 et ils ont tué celui Et que ne fus-tu mienne 4 qui me donna la vie. alors que je pouvais te donner la vie ? 5 [Ange/Jésus] Que ton cœur exulte de joie sèche tes larmes tombantes, Je dirai pourtant « mienne », car mienne 6 [car] en dépit des perfides juifs tu seras malgré mon terrible sort 7 il vit et il vivra pour l’éternité, et si tu n’es pas mienne alors que tu es vivante 8 et tu le possèderas. » tu le seras avec ma mort. 9 33 La basse énonce un vers (« Exultet cor tuum gaudio ») différent de celui énoncé par les autres voix (« absterge cadentes lachrymas »). Il n’y a pas lieu de faire la critique textuelle de cette anomalie ici. Je me limite à souligner l’équivalence entre ce vers et ce à quoi il correspond dans les évangiles. 34 Le texte latin auquel je me réfère est celui de la Nova Vulgata consultable sur le site officiel du Vatican, http ://www.vatican.va/archive/bible/nova_vulgata/documents/ nova-vulgata_index_lt.html (dernière consultation le 29/01/2011). Pour la traduction, je reprends celle de Pierre Benoit & Marie-Emile Boismard, Synopse des quatre évangiles en français, Paris, 1972, vol. 1 (Synopses, dans les références ultérieures), p. 332-333. 35 Et dicunt ei illi : ‘Mulier, quid ploras ?’. Dicit eis : ‘Tulerunt Dominum meum, et nescio, ubi posuerunt eum’, « Et eux lui disent : ‘Femme, pourquoi pleures-tu ?’ Elle leur dit : ils ont enlevé mon Seigneur et je ne sais où ils l’ont mis’ » ( Jn 20, 13).

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plusieurs éléments proviennent des autres évangiles. L’allusion au peuple juif est dans Luc36, tandis que les paroles de consolation se trouvent dans Marc37 et Matthieu38, ce dernier insistant particulièrement sur la joie des femmes39, que l’on trouve dans le vers entonné par la seule basse (v. 5bis). Le texte italien, issu comme on l’a dit du Pastor fido, est un lamento prononcé par un des quatre personnages principaux, le chasseur Silvio. Ce dernier, habitant de l’Arcadie, dédaigne l’amour que lui porte la nymphe Dorinda, préférant s’adonner à son activité favorite, la chasse. Dorinda, qui cherche à éveiller en Silvio un amour équivalent au sien, cherche un jour à s’approcher de lui et, pour ce faire, revêt une peau de bête. La confondant avec un animal, Silvio la vise et la blesse. Il réalise sa méprise et se désole, tandis que Dorinda s’adresse à lui en lui montrant combien la blessure physique est le signe visible d’une autre, intérieure celle-là, née de l’amour qu’elle lui porte40. À ce discours, Silvio répond par un amour que Dorinda semble avoir éveillé soudainement : il se clame désormais condamné à l’aimer mourante alors que, vivante, il avait répondu à son amour par une fin de non-recevoir. Par delà le jeu des similitudes et des contrastes, il faut d’emblée reconnaître le thème qui unit ces deux textes : la reconnaissance de ce qui était caché et qui paraissait impossible (l’amour de Silvio pour Dorinda et la résurrection du Christ). Deux personnages sont séparés par le mur de la mort : l’un en-deçà (Marie et Silvio), l’autre au-delà ( Jésus et Dorinda). La lecture progressive et conjointe des deux textes est éclairante. Marie-Madeleine se tient, éplorée, près du tombeau du Christ : elle vient de découvrir que le corps de Jésus a disparu. Ce qu’elle voit (le tombeau vide) l’aveugle et l’empêche de reconnaître celui qu’elle cherche et qui lui apparaît tantôt comme un jardinier ( Jn 20, 15), tantôt comme un ange (Mt 28, 2 et Mc 16, 5), tantôt comme plusieurs anges 36 Quoique de façon moins directe : dicens : ‘Oportet Filium hominis tradi in manus hominum peccatorum et crucifigi et die tertia resurgere’, « Disant du fils de l’homme qu’il doit être livré aux mains des hommes pécheurs, et être crucifié, et ressusciter le troisième jour » (Lc 24, 7). 37 Nolite expavescere !, « Ne soyez pas stupéfaites » (Mc 16, 6). 38 Nolite timere vos, « Ne craignez pas » (Mt 28, 5). 39 Et exeuntes cito de monumento cum timore et magno gaudio cucurrerunt nuntiare discipulis eius, « Et, s’en étant allées vite du tombeau avec peur et grande joie, elles coururent l’annoncer à ses disciples » (Mt 28, 8). Jean est le seul évangile qui ne parle que de MarieMadeleine dans cet épisode. Dans les autres évangiles, la jeune femme est accompagnée de Marie, mère de Jacques, et de Salomé. 40 Le texte de cette réplique est l’hypotexte des motets nos 3 et 4 dans le même recueil de contrafacta (Coppini, 1607).

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( Jn 20, 12). Coppini procède à une transformation significative : il fait du monologue de Silvio un dialogue entre Jésus et Marie-Madeleine. Le ton plaintif du jeune homme, traduit par la musique, s’applique au discours de deux personnages qui se cherchent : le Christ veut éveiller la reconnaissance de Marie-Madeleine, laquelle éplorée se désespère de ne pas trouver la dépouille du Christ. Le vocatif « Maria » énoncé par Jésus est suppliant comme l’est celui de Silvio à Dorinda (voir exemple 6) : « Maria, Maria, quid ploras ad monumentum ? Quænam fuere tibi causæ doloris ? » (v. 1-2). La partition traduit le vocatif par trois notes ascendantes répétées formant une tierce mineure, soit une formule associée à l’imploration : Exemple 6

Ensuite, le long mot « monumentum » se substitue au jeu de mots sur le possessif du texte de Guarini : « te dirai-je [désormais] mienne alors que tu n’es plus mienne ? » (v. 1-2). La figure du tombeau vide renvoie à un paradoxe semblable : entendu comme le signe d’une présence absente, il manifeste lui aussi une forme de possession dans la dépossession. Mais le mort que Marie pense y trouver n’y est pas. Le tombeau devient dès lors le signe de l’absence de l’absent, premier indice paradoxal d’une vie nouvelle à laquelle Marie-Madeleine ne croit pas encore, comme le révèle sa réponse : « Crucifixerunt amorem meum » (v. 3). Elle regarde le ressuscité encore et toujours comme un mort. Rien d’étonnant dès lors qu’elle désigne la Passion du Christ sur les mêmes notes par lesquelles Silvio se désolait d’avoir provoqué la mort de celle qu’il aime : la mort causée par des tierces personnes (« Crucifixerunt ») se superpose à celle infligée par un des interlocuteurs à l’autre (« E

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quando morte da me ricevi », v. 3). En d’autres termes, si on lit le vers de la tragicomédie comme un commentaire du vers correspondant du motet, la mort du Christ résulte aussi de l’aveuglement de MarieMadeleine (comme la blessure de Dorinda est causée par le manque de clairvoyance de Silvio) et n’est pas seulement l’issue d’une crucifixion infligée par d’autres. La résurrection du Christ n’est en quelque sorte complète que si elle est reconnue. Son annonce est affirmée dans les vers suivants, en se substituant symptomatiquement à la promesse de Silvio de s’unir à Dorinda dans la mort (v. 6-10). Les deux derniers vers en particulier reprennent le paradoxe du début (le tombeau vide comme figure de la dépossession), pour le résoudre : le syntagme affirmant la vie éternelle du Christ (« uiuet in æternum », v. 8) remplace celui qui exprime l’impasse où se trouve l’amour de Silvio et Dorinda de se réaliser dans la vie (« se mia non sarai con la tua vita », v. 8) tandis que la promesse d’une possession du Christ (« possidebis eum », v. 9) se substitue à l’idée humaine de la mort (« Sarai con la mia morte », v. 9). Se trouve ainsi énoncée une même perspective d’union – mais pour Silvio dans le désespoir de la mort, et pour Marie-Madeleine, dans l’espérance de l’éternité. Cependant, il manque au motet le dénouement de cet épisode évangélique, à savoir l’essentiel : la reconnaissance, par Marie-Madeleine, de la personne de Jésus ressuscité. Que dit saint Jean ? « Se retournant, elle lui dit en hébreu : « Rabbouni ! », ce qui se dit ‘Maître’ » ( Jn 20, 16)41. Cette phase du récit est en fait prise en charge par le motet suivant, Te Iesu Criste dont le correspondant italien (Ecco piegando le ginocchia) est, dans le cinquième livre de Monteverdi, la suite du précédent. Il s’agit dès lors d’un véritable diptyque latin s’enracinant dans l’exégèse montéverdienne du Pastor fido, puisque Coppini choisit ici42 un ensemble cohérent et significatif dans le recueil d’origine. Le dialogue complet se présente comme suit :

41 Synopse, p. 334. Nova Vulgata : Conversa illa dicit ei Hebraice : ‘Rabbuni !’ – quod dicitur Magister. Notons que lorsque sainte Thérèse d’Avila parle de ses visions du Christ, il s’agit principalement du Christ ressuscité : « Le Seigneur se manifestait presque toujours à moi dans la gloire de sa Résurrection » (Sainte Thérèse de Jésus, Œuvres complètes, Paris, 1948, p. 302). 42 Mais aussi ailleurs dans le recueil de 1607 : les 3e et 4e contrafacta (Qui pependit et Pulchrae sunt) sont en effet tirés d’un seul et même dialogue entre Silvio et Dorinda.

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Ange : MARIA,… Maria : Crucifixerunt… Ange : Exultet… absterge… Aquilino Coppini43

Giambattista Guarini, Pastor fido, IV, 9, v. 1275-1285 Maria : Te, IESU Christe, liberator meus, Ecco, piegando le ginocchia a terra, Reuerenter adoro. Riverente t’adoro Vulneratus es, mihi ut des uitam, E ti chieggio perdon, ma non già vita. Claui tibi foderunt pedes, Ecco ecco gli strali e l’arco ; Manus amabiles, diro dolore Ma non ferir già tu gli occhi o le mani, Feriere te cuspide sæua Non ferir già tu gli occhi e le mani Teterrimi ministri, Colpevoli ministri Impie ausi sunt ferire pectus. D’innocente voler ; ferisci il petto, Sic mira pietate Ferisci questo mostro Redemisti me, Christe, tua morte. Di pietad’e d’amor aspro nemico ; Tu uero uulnera cor meum durum Ferisci questo cor che ti fu crudo ! Telo amoris tui. Eccoti il petto ignudo.

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

Le premier vers commence en effet par un vocatif qui rend explicite la reconnaissance de Jésus par Marie en associant le pronom de la deuxième personne et le nom du Christ. Il est la réponse directe du premier vers du motet précédent (« Maria, quid ploras ? »). Le vers italien correspondant (« piegando le ginocchia a terra », v. 1) lui tient en quelque sorte lieu de didascalie que figure la partition (exemple 7). L’énonciation monocorde du nom du Christ libérateur finit sur une courbe descendante figurant un agenouillement qui se poursuit sur les mots « reuerenter adoro » (v. 2). Ainsi représentée, la scène renvoie à l’iconographie du Noli me tangere, qui représente généralement Marie aux pieds du Christ bien que l’évangéliste Jean ne fasse pas mention d’un tel geste44. 43 Traduction : C’est toi Jésus le Christ, mon libérateur Me voici, pliant les genoux à terre, 1 que j’adore respectueusement. déférent, je t’adore 2 Tu as été blessé afin de me donner la vie. et te demande pardon, mais non la vie. 3 Des clous percèrent tes pieds Voici les flèches et l’arc ; 4 et tes mains aimables, d’une douleur mais ne frappe ni les yeux, ni les mains, 5 effroyable d’impitoyables agents te frappèrent mais ne frappe ni les yeux, ni les mains 6 au moyen d’une pique cruelle, serviteurs coupables d’une 7 osèrent frapper ta poitrine d’une manière volonté innocente ; frappe la poitrine, 8 impie. Ainsi avec une admirable piété, frappe ce monstre, 9 tu me sauvas, par ta mort, Christ. implacable ennemi de la pitié et de l’amour ; 10 Mais toi, blesse mon cœur endurci frappe ce cœur qui t’a été si dur. 11 avec l’arme de ton amour ! Voici pour toi ma poitrine nue ! 12 44 Celle du Correggio conservée au Prado (1518) ou du Titien (1512) à la National Gallery de Londres, sont deux exemples parmi d’autres où Marie-Madeleine est aux pieds

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Exemple 7

Parmi les effets de sens les plus intéressants, notons le vers 3 : la demande de pardon (« ti chieggio perdon »), par laquelle Silvio réagit à la blessure involontaire portée à Dorinda, peut s’appliquer, par glissement, à la blessure du Christ évoquée dans le motet (« Vulneratus es »), de la même manière qu’au vers 3 du texte précédent, l’aveu par Silvio d’être la cause de la mort de Dorinda fait écho, par un glissement similaire, à la dénonciation de ceux qui ont causé la mort de Jésus. Maria quid ploras ? Crucifixerunt amorem meum, Èa E quando morte da me ricevi ? aveu

Æ

b

Te, IESU Christe Vulneratus es, mihi ut des uitam, Èa E ti chieggio perdon, ma non già vita. pardon

Ces deux binômes résument en fait l’enjeu de l’échange entre Jésus et Marie-Madeleine, en même temps qu’ils illustrent deux des intertextualités à l’œuvre dans les contrafacta. D’une part, le texte italien y joue pleinement sa fonction métadiscursive en commentant les vers latins (comme un aveu dans Maria quid ploras ?, comme une demande de pardon dans Te Iesu, flèches a, dans le tableau ci-dessus) ; de l’autre, ils donnent à l’intertextualité interne un contenu narratif : l’aveu précède et suscite la demande de pardon (flèche b). Mais aussi, et c’est le plus de Jésus. Cette posture est celle de la pécheresse qui oint les pieds du Christ et les couvre de larmes ( Jn 12, 3 ; Lc 7, 36-50). À l’époque on reconnaissait en cette femme la figure de Marie-Madeleine, alors qu’il est aujourd’hui établi qu’il s’agit de personnes différentes.

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important, de la bouche même de Marie-Madeleine, la mort de Jésus acquiert le sens positif qu’elle doit avoir : elle est une étape qui conduit au salut (« afin de me donner la vie », v. 3). La jeune femme accomplit ainsi l’acte de foi manquant du premier motet, qui se limitait, rappelons-le, à déplorer la crucifixion (« Crucifixerunt amorem meum », v. 3). Seulement mentionné dans Maria, quid ploras ?, le supplice de la croix est à présent dépeint plus en détail. Marie-Madeleine revoit la Passion : elle désigne les bourreaux (« teterrimi ministri », v. 7) ainsi que les blessures aux pieds, aux mains et à la poitrine. Cette description corporelle suit, à peu de choses près, celle de Silvio dans le madrigal correspondant. Le texte guarinien présente en effet un contenu semblable : Silvio offre son corps afin que Dorinda lui inflige des blessures équivalentes à celles qu’elle a eu à subir. La répétition lancinante de l’impératif « ferisci » (v. 8, 9 et 11) dans la réplique de Silvio se traduit musicalement par une cellule mélodique (seconde ascendante et quinte descendante) reprise chaque fois sur une note plus haute. Ce qui, dans le madrigal, traduit la tension croissante d’une injonction, sert à rendre l’émoi de Marie-Madeleine qui réalise le sens de la mort du Christ. À ces impératifs correspondent au demeurant trois termes latins tout à fait singuliers : un verbe qu’il traduit (« ferire », v. 8) et deux termes se référant à la figure du Christ : « mira pietate » (« admirable piété », v. 9) et « Tu uero » (« Toi vraiment », v. 11 ; exemple 8) : Exemple 8

L’évocation de la crucifixion est présentée non seulement comme une réalité que le motet invite à méditer, mais aussi comme le seuil d’une espérance que Marie-Madeleine est la première à recevoir. Le motet Te Iesu constitue une issue proprement « meravigliosa » (du latin « mirus », précisément) à Maria quid ploras ? – la résurrection – là où la scène réunissant Silvio et Dorinda offre une situation narrative qui échoue sur une impasse (l’amour partagé, mais dans la mort). Notons comment les deux derniers vers (« Tu uero uulnera cor meum durum / Telo amoris tui ! », v. 11-12) font immanquablement penser à l’extase mystique de sainte Thérèse – que le Bernin a rendue célèbre par sa statue de la chapelle Cornaro à Rome : Je voyais donc l’ange qui tenait à la main un long dard en or, dont l’extrémité en fer portait, je crois, un peu de feu. Il me semblait qu’il

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plongeait parfois au travers de mon cœur et l’enfonçait jusqu’aux entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce fer les emportait avec lui et me laissait tout entière embrasée d’un immense amour de Dieu45.

Ce distique final fait en tout état de cause le lien entre l’épisode évangélique de la visite du tombeau et l’expérience de l’extase telle qu’elle est représentée dans O Jesu mea vita, mais aussi dans l’anecdote rapportée par le cardinal Borromeo au début de cet article. Michel de Certeau peut à juste titre qualifier Marie-Madeleine de « figure éponymique des mystiques modernes »46. 4. C ONTRAFACTUM

ET

S ECONDA

PRATICA

On pourrait poursuivre l’analyse sur d’autres textes encore et étoffer notre perception d’un type de création artistique qui multiplie les intertextualités. Nous en avons décrit quatre : (a) Une intertextualité interlinguistique, active dans tous les motets examinés, entre le texte latin et son correspondant italien. Essentiellement lexicale elle se base sur des équivalences (traduction) autant que sur des oppositions (oxymore), générant une complémentarité sémantique entre texte et hypotexte. (b) Une intertextualité externe dans le sens où chaque texte (latin et italien) renvoie à un texte extérieur (dans les cas examinés, les psaumes, les évangiles et le Pastor fido), dont il adopte partiellement la structure narrative. (c) Une intertextualité interne, c’est-à-dire entre plusieurs textes à l’intérieur du recueil. On a vu qu’elle se base sur une dynamique narrative qui s’enracine dans celle des hypotextes. (d) Enfin, une intertextualité intersémiotique (littéraire et musicale) qui se superpose aux autres, mais qui peut, à certains moments, assurer seule la cohérence de l’ensemble, comme dans le cas de Deus noster fidelis, analysé plus haut. Dans une lettre à Pier Francesco Villani, Coppini définit ainsi son travail : « Je suis arrivé à bout d’un très lourd travail. […] J’ai beaucoup

45

Sainte Thérèse de Jésus, op. cit., p. 309 (ch. XXIX). Michel de Certeau, op. cit., p. 110. La présence de cette sainte dans le premier recueil de Coppini, dédié à Federico Borromeo, est certainement justifiée par le fait qu’elle était particulièrement vénérée par les Borromeo, Carlo et Federico (voir Linda Maria Koldau, op. cit., p. 286 s. et Robert L. Kendrick, The Sounds of Milan, 1585-1650, New York, 2002, p. 137-138). 46

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travaillé à ce livre, et il me semble avoir réussi de quelque manière à seconder par mes mots la force de la musique »47. Si, ainsi exprimée, la soumission de la démarche poétique coppinienne à la musique de Monteverdi semble à nouveau contredire le principe de la seconda pratica, l’examen des quatre textes montre cependant que la réécriture du texte latin dans le cadre contraignant d’une énonciation musicale existante a dû supposer la constante prise en considération du texte italien. On est loin de l’entreprise d’un Giovenale Ancina qui s’évertuait à « ôter les paroles vaines et profanes » en plaçant sur la même musique « des mots, bons, honnêtes, dévots et pieux » de sorte que quiconque puisse « sans scrupule et loin de tout scandale jouir de l’harmonie et se détendre en se divertissant honnêtement »48. Le latin pieux ne couvre pas pudiquement des propos amoureux, voire licencieux, tenus en italien. Le passage de la langue profane à la langue sacrée est donc en soi déjà porteur de sens : il pose l’expérience de l’amour divin comme l’image de l’amour humain. Mais ce passage est indissociable de l’énonciation musicale qui enracine au cœur même du texte latin, un contenu profane sémantiquement actif. Le contrafactum manifeste d’une certaine manière le même paradoxe que celui par lequel le Christ prend place parmi les hommes et se manifeste à eux tant à travers les événements relatés dans les évangiles que par les expériences d’extase. L’incarnation du divin, qui est mouvement de Dieu vers l’homme, rend possible l’extase qui est un mouvement de l’homme vers Dieu – mouvement dont l’énergie même est la musique, « douce dominatrice des âmes », écrira Coppini lui-même dans la dédicace de son second livre de contrafacta (1608). La phrase entière mérite d’être citée : « La musique représentative du cinquième livre de Madrigaux du Monsieur Claudio Monteverde régulée par l’expression naturelle de la voix humaine dans sa tâche de susciter des sentiments (« movere gli affetti »), pénétrant (« influendo ») les oreilles de très suave façon et se faisant la très douce dominatrice (« tiranna ») des âmes, est bien digne d’être chantée et entendue… »49. 47 « Sum perfunctus maioribus laboribus. […] In eo libro insudavi multum, et verbis meis musicae vim aliqua ex parte mihi videor assecutus », cité dans Sartori, op. cit., p. 404. 48 Cité dans Gino Stefani, Musica barocca. Angeli e Sirene, Milano, 1988, p. 210. Giovenale Ancina (1545-1604) était un proche de saint Philippe Neri (comme l’était du reste Federico Borromeo). Son action dans le domaine musical a consisté à encourager et à propager la poésie et la musique sacrée dans l’esprit de la Contre-Réforme, à travers notamment une spiritualisation des compositions profanes. 49 « La musica rappresentativa del quinto libro de’ Madrigali del Sig. Claudio Monteverde regolata dalla naturale espressione della voce humana nel movere gli affetti, influendo con soavissima maniera ne gli orecchi, e per quelli facendosi de gli animi piacevolissima tiranna… », cité dans Emil Vogel & Alfred Einstein, Bibliothek

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Le verbe « influire » est singulier. Il signifie, selon le Vocabolario della Crusca (1612)50 : « L’operar de’ corpi celesti ne’ corpi inferiori », c’està-dire « l’opération des corps célestes dans les corps inférieurs ». Écouter, c’est donc laisser un ailleurs prendre corps en soi. Le divin agit, fait œuvre (« operare ») au cœur de l’humain et provoque le ravissement51, comme en témoignent les lignes de sainte Thérèse et de l’ange reproduites plus haut. Dans le contrafactum, mais aussi dans la musique religieuse en général, c’est la musique qui figure l’action divine au cœur du verbe humain : elle est ce par quoi le texte devient verbe de Dieu agissant en l’homme, mais aussi dans un second temps, et à partir de ce verbe, prière de l’homme à Dieu. C’est sans doute le diptyque analysé plus haut, Maria quid ploras ? et Te Iesu qui illustre le mieux cet allerretour discursif, mais aussi performatif, c’est-à-dire agissant. Coppini en fait deux prières : l’appel de Jésus à Marie-Madeleine, et la réponse de Marie-Madeleine à Jésus. Ce qui les relie est enfin manifeste aux yeux (et aux oreilles) de la jeune femme grâce à l’action du verbe, qui du coup est davantage qu’un acte locutoire (ce que dit un texte, le sens de chacun de ses termes, le sens des phrases). Il constitue aussi un acte de langage qui entend faire quelque chose, c’est-à-dire, pour reprendre les catégories de John L. Austin, un acte illocutoire52, en l’espèce demander ou supplier, soit au sens religieux, une « oratione ». Ces deux motets décrivent un bref instant où, par un simple échange de noms (un appel et une réponse : « Maria » – « Iesu »), le réel se transforme. De ce dialogue naît, chez Marie-Madeleine, un regard neuf sur le Christ, mais aussi un agir tout aussi inédit : elle n’est plus seulement une disciple qui suit, elle est désormais apôtre qui annonce, puisqu’on peut lire qu’à l’issue de son tête-à-tête avec le Christ, elle court chez les apôtres leur faire part de ce qu’elle a vu ( Jn 20, 18). Certes le texte de Coppini ne relate pas la suite de l’épisode, mais il est implicite et indissociable de la conversion de la disciple de Jésus que narrent les motets. C’est bien l’opération désignée par le verbe « influire » que suscite l’appel der gedruckten weltlichen Vocalmusik Italiens aus den Jahren 1500-1700 : Enthaltend die Litteratur der Frottole, Madrigale, Berlin – Hildesheim, 1972, vol. I, p. 520. 50 Le Vocabolario della Crusca (édition de 1612) est consultable sur le site http ://193.205.158.203/index.jsp (dernière visite le 30/01/2011). 51 C’est un acte, il faut le souligner, que les mystiques décrivent comme une action de Dieu sans qu’intervienne de quelque manière que ce soit la volonté de la personne en extase. Le contrafactum n’est donc pas l’expérience mystique en tant que telle : elle en est la représentation (en somme elle est la représentation humaine d’une re-présentation divine). Qu’il aide, le cas échéant à mettre les mystiques dans une disposition favorable, l’anecdote rapportée au début de cette étude nous le rappelle. 52 John L. Austin, op. cit., en particulier p. 181.

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de Jésus et que la terminologie d’Austin appelle un acte perlocutoire, c’est-à-dire un acte de langage qui « produit quelque chose par le fait de dire »53. Une telle définition de l’oratione invite à reconsidérer le paradoxe d’une seconda pratica souligné au début qui affirme théoriquement la préséance du texte sur la musique, et des pratiques musicale (chez Monteverdi) et littéraire (chez Aquilino) qui illustrent le contraire. Si l’oratione est comprise comme simple acte locutoire, alors on peut conclure à la distorsion entre la règle et son application et, partant, souscrire entièrement au propos de Massimo Ossi qui résout le paradoxe en écrivant que le lien entre oratione et harmonia « is not between mistress and servant, but between two equals »54. Mais si on l’entend comme un acte de langage doué d’une force illocutoire assumée par quelqu’un pour agir sur la volonté d’un autre, la définition de la seconda pratica peut être acceptée à la lettre. L’harmonia, autant que le texte poétique, est bien au service de cette oratione-là, qui devient un acte dramatique en ce qu’elle inclut les éléments essentiels de l’action théâtrale (le discours, une action et des acteurs)55. Dans l’extrait de la dédicace de son second recueil cité plus haut, Coppini utilise d’ailleurs de façon très significative l’expression musica rappresentativa (c’est-àdire « théâtrale ») pour qualifier le cinquième livre de Monteverdi où il a puisé un grand nombre de compositions pour ses motets. Cette référence au théâtre pour qualifier un recueil de musique de chambre constitue une sorte de transgression générique qui correspond bien à l’œuvre multiforme de Monteverdi56. Le madrigal est poussé vers la scène et dès lors commence à se prévaloir d’une conception du langage privilégiant l’effet et l’affect aux dépens d’une perfection toute grammaticale qui, certes, satisfait l’intelligence, mais ne satisfait qu’elle. Giambattista Guarini ne dit pas autre chose en défendant sa tragicomédie – elle aussi hors norme – face à ses détracteurs : 53

Ibid. Massimo Ossi, Divining the Oracle : Monteverdi’s Seconda Prattica, Chicago – London, 2003, p. 150. 55 Seule manque l’identification d’une voix avec une instance d’énonciation pour que, de virtuelle, elle devienne effective. Ce processus est en marche dès le cinquième livre de madrigaux (où apparaissent de nombreux solos quasi dramatiques) et se développera dans les livres suivants, le septième livre offrant les deux premières pièces en « rappresentativo genere » pour voix seule. 56 Lequel, rappelons-le, s’est consacré, de façon innovatrice, à pratiquement tous les répertoires, madrigal, musique religieuse et opéra. Mentionnons, pour ne citer, de façon non exhaustive, que les œuvres qui nous sont parvenues : ses huit recueils de madrigaux ainsi que deux livres de Scherzi ; le Vespro della beata Vergine de 1610 et la Selva morale e spirituale de 1641 et les trois compositions pour la scène, l’Orfeo (1607), Il Ritorno d’Ulisse in Patria (1640), l’Incoronazione di Poppea (1642). 54

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Parler contre les préceptes n’est pas toujours parler sans art, car l’orateur n’a d’autre fin que de persuader, quels que soient ses moyens, et puisqu’il sait parfois ne pas pouvoir y arriver par les moyens ordinaires, à cause de la singularité de l’esprit qu’il doit émouvoir, il est dans la nécessité de transgresser les règles ordinaires que nous prescrivent les rhéteurs ; mais ce que l’on fait sans art est cependant du très grand art57.

Les mystiques connaissent un élan semblable. « Une apologie de l’imparfait encadre les phrases mystiques et les situe dans une rhétorique de l’excès », écrit Michel de Certeau58. Sainte Thérèse est ainsi tiraillée entre sa soumission à l’Église, qui reste redevable de la scolastique, et l’espace infini que lui ouvrent ses moments de ravissement59. Dans ce sens, il y a, toute proportion gardée, une convergence singulière entre la perception de l’extase mystique par les autorités religieuses et celle de la seconda pratica par les tenants de la tradition contrapuntique : l’une et l’autre constituent une transgression dangereuse pour l’orthodoxie, religieuse et musicale. Elles sont à tout le moins l’expression de cette crise de civilisation profonde qui inaugure l’âge baroque60. La démarche de réécriture coppinienne touche, on le voit, à un questionnement épistémique dont il est un indice parmi d’autres, mais qui élucide, plutôt qu’il ne trouble, l’approche montéverdienne de l’arte musica et de la seconda pratica. La « poésie latine à haute voix » qu’est le contrafactum introduit en effet dans une polémique profane une réponse religieuse qui n’est pas sans cohérence – et c’est là son dernier paradoxe, tant il est vrai qu’on a plutôt l’habitude de considérer l’influence inverse, qui n’est pas moins réelle, d’une musique profane expérimentale sur un répertoire religieux plus conservateur.

57 « (…) ’l parlar contra i precetti non è sempre senz’arte non hauendo altro fine il dicitore, che di persuadere comunque egli se’l faccia, e conoscendo alcuna uolta di non poterlo far con modo ordinario, per la strauaganza di quel ceruello, ch’egli ha da muouere, è necessitato a trasgredir le regole ordinarie, che ci prescriuono i retori : ma quello, che fa senz’arte, è tuttauia vn arte grandissima » (Giambattista Guarini, Il Verato secondo ovvero replica dell’Attizzato accademico ferrarese in difesa del Pastor Fido contra la seconda scrittura di Messer Giason de Nores, Firenze, 1593, cité dans Bernard Weinberg, op. cit., p. 1086). 58 Op. cit., p. 201. 59 Elle a des contradicteurs qui attribuent ses visions à l’action du démon : « Qui pourra dire les humiliations et les angoisses, les frayeurs et les persécutions par lesquelles je suis passée pour révéler toutes ces faveurs ! On me croyait si bien possédée du démon que plusieurs voulaient m’exorciser ». Sainte Thérèse de Jésus, op. cit., p. 302 (ch. XXIX). 60 L’ouvrage de Michel Foucauld, Les mots et les choses (Paris, 1966), en donne une description et une interprétation toujours stimulantes.

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L AT I N I TAT E S

Jean D URON

LES CANTIQUES DE PIERRE PERRIN : « DE L’OR ET DES PIERRES BRUTES POUR LES MUSICIENS »* On doit au poète Pierre Perrin (né vers 1620 et mort en 1675), introducteur des ambassadeurs auprès du duc d’Orléans – charge à laquelle il succéda à Vincent Voiture –, et personnage bien connu des historiens de la musique, la création des premiers opéras en langue française : La Pastorale d’Issy (1659), la comédie Ariane ou le Mariage de Bacchus (1661) – toutes les deux mises en musique par Robert Cambert « maître de musique de la feue Reyne » (Anne d’Autriche) –, et la tragédie La Mort d’ Adonis (vers 1661) – en collaboration avec JeanBaptiste Boesset « intendant de la musique de la chambre du roi » (Louis XIV). Le peu de succès qu’avaient obtenu les opéras italiens représentés à Paris à l’occasion du mariage du roi, avait fait concevoir à Perrin l’idée d’un théâtre français entièrement en musique, se démarquant nettement de toutes les autres tentatives d’« actions théâtrales » que l’on avait pu voir jusqu’alors dans le ballet de cour, dans les divertissements royaux, mais aussi dans les tragédies à machines (comme l’Andromède de Pierre Corneille en 1650) ou même dans les comédies avec intermèdes musicaux de Molière. Perrin fit donc une proposition * Cet article complète un texte précédent, plus général, que j’ai consacré à cet auteur : « Pierre Perrin, un ‘Virgile françois ?’ », dans Poésie & calligraphie imprimée à Paris au XVII e siècle, éd. I. de Conihout & F. Gabriel, Chambéry – Paris, 2003, p. 139-179 ; par ailleurs, j’ai abordé succinctement la question de ces cantiques de P. Perrin dans un article consacré plus largement à l’ensemble de la poésie latine religieuse : voir Jean Duron, « Les ‘Paroles de musique’ : quelques réflexions sur la poésie religieuse néo-latine en France sous le règne de Louis XIV », dans Plain-chant et liturgie en France au XVII e siècle, éd. J. Duron, Versailles – Paris, 1997, p. 125-184. Enfin, on se reportera avec profit à l’excellent texte de Lionel Sawkins : « Chronology and evolution of the ‘grand motet’‚ at the court of Louis XIV : evidence from the ‘Livres du Roi’‚ and the works of Perrin, the ‘sous-maîtres’‚ and Lully », dans Jean-Baptiste Lully and the music of the French baroque : essays in honor of James R. Anthony, éd. John Hajdu Heyer, Cambridge, 1988, p. 41-79.

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pour chacun des grands genres lyriques : la pastorale, la comédie et la tragédie. On lui doit aussi la création de la toute première Académie de musique en 1669 – avant donc celle de Lully en 1672 –, qui donna lieu à la création, en octobre 1671, de sa pastorale Pomone dont il confia la musique une nouvelle fois à Cambert. Il fut donc, pour la poésie lyrique, aux premières loges. Il composa aussi un grand nombre de paroles de musique profanes qui furent mises en musique par les plus grands maîtres du royaume : Perdigal, Blondel, Bacilly, Le Camus, Cambefort… ; mais il conçut également un traité de poésie lyrique intitulé l’Art lyrique, dont on ne sait s’il est perdu ou s’il a été réellement achevé. Si nous ne pouvons connaître le contenu de ce traité, il nous reste, dans les pièces liminaires de ses autres ouvrages, plusieurs textes théoriques fondamentaux pour la poésie lyrique en français ou en latin. Les études sur ces aspects de la carrière de Pierre Perrin sont assez nombreuses, mais toujours partielles. Tout au long du XX e siècle, les musicologues ont étudié la création de l’académie de musique1 ; plus récemment, des littéraires se sont penchés sur les paroles de musique, mais essentiellement celles en français2. Il est inutile de revenir ici sur ces sujets. Deux pans entiers de la production de Perrin restent méconnus et mériteraient, à mon avis, des recherches approfondies : 1 Arthur Michel de Boislisle, « Les débuts de l’opéra français à Paris », Mémoires de la Société de Paris, 2 (1876), p. 172-186 ; Arthur Pougin, Les vrais créateurs de l’Opéra français, Perrin et Cambert, Paris, 1881, 312 p. ; Arthur Pougin, « Les origines de l’opéra français : Cambert et Lully », Revue d’art dramatique, 21/123 (1er février 1891), p. 129-155 ; Charles Nuitter & Ernest Thoinan, Les origines de l’opéra français d’après les minutes des notaires, les registres de la Conciergerie et les documents originaux conservés aux Archives Nationales, À la Comédie Française et dans diverses collections publiques et particulières, Paris, 1886, 340 p. (repr. Genève, 1972 ; repr. New York, 1977) ; Henry Prunières, « Lully and the Académie de Musique et de Danse », The Musical Quarterly, 11 (1925), p. 528546 ; Lionel de La Laurencie, Les créateurs de l’opéra français, Paris, 1930, 215 p. (repr. Paris, 1975) ; Romain Rolland, « L’opéra au XVII e siècle », dans Encyclopédie de la musique et dictionnaire du Conservatoire. 1re partie : Histoire de la musique, éd. Albert Lavignac & Lionel de La Laurencie, Paris, 1931, vol. III, p. 1343-1361 ; Romain Rolland, Histoire de l’opéra en Europe avant Lully et Scarlatti, Paris, 1895, 316 p. (2e éd. Paris, 1931 ; repr. Genève, 1971, 316-15 p.) ; Ariane Ducrot, « Les représentations de l’Académie royale de musique à Paris au temps de Louis XIV : 1671-1715 », ‘Recherches’ sur la Musique française classique, 10 (1970), p. 19-55. 2 Principalement, Louis E. Auld, « Une rivalité sournoise : Molière contre Pierre Perrin », dans Le ‘Bourgeois gentilhomme’ : problèmes de la comédie-ballet, éd. Volker Kapp, Paris – Seattle – Tubingen, 1991, p. 123-137 ; Louis E. Auld, The « Lyric Art » of Pierre Perrin, Founder of French Opera, Henryville, 1986, 3 vol. ; Bénédicte Louvat, « De quelques créateurs mineurs : l’opéra français avant Lully », Littératures classiques, 31 (1997), p. 81-97.

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d’une part les poésies de jeunesse en français – non destinées à la musique – dont la très belle Chartreuse de 16473 et la somptueuse traduction en vers héroïques français de l’Énéide de Virgile en 1648 et en 16584 ; d’autre part, la poésie en latin réalisée pour la chapelle du roi et que je me propose d’étudier brièvement ci-dessous. Si quelques travaux érudits ont été consacrés à cette poésie néolatine5, les textes de Perrin n’y sont malheureusement jamais étudiés pour eux-mêmes, mais principalement pour les possibilités qu’ils offrent de dater certaines œuvres musicales, notamment celles de Henry Du Mont ou de Jean-Baptiste Lully. Pourtant, l’intérêt de ces pièces me semble incontestable : elles sont écrites dans une langue latine élégante et directe ; elles ont obtenu un succès durable à la Cour et dans tout le royaume ; elles ont servi de modèle à la plupart des poètes français qui ont composés par la suite, au XVII e siècle, des paroles de musique en latin. 1. L ES

SOURCES DES CANTIQUES DE

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L’œuvre latin connu de Pierre Perrin représente 97 pièces qui sont réparties en trois types de sources : 1° les recueils publiés par Perrin lui-même chez divers éditeurs parisiens ; 2° les opuscules distribués à l’entrée des offices de la Chapelle royale ; 3° les partitions de musique. Certaines de ces poésies peuvent figurer dans plusieurs de ces sources. Nous n’avons jusqu’à présent retrouvé aucune poésie de Perrin dans les bréviaires ou les livres liturgiques réalisés dans le royaume à cette époque. Les recueils publiés par Pierre Perrin (a) Les Cantica pro Capella Regis Sur ces 97 pièces de Perrin, 63 se trouvent réunies dans les Cantica pro Capella Regis. Latinè composita & Gallicis versibus reddita… qui furent publiés, avec une adresse au roi Louis XIV, par l’éditeur parisien 3 Poésie & calligraphie imprimée à Paris au XVII e siècle : Autour de La Chartreuse de Pierre Perrin, poème imprimé par Pierre Moreau en 1647, éd. Isabelle de Conihout & Frédéric Gabriel, Chambéry – Paris, 2003 ; voir notamment dans cet ouvrage, le très bel article de Frédéric Gabriel : « Des lieux : Note sur la solitude cartusienne », p. 181-210. 4 Avec des gravures d’Abraham Bosse. Les six premiers livres ont paru chez Pierre Moreau en 1648, les six suivants chez Jean Paslé en 1658 ; une seconde édition de l’ensemble vit le jour chez Estienne Loyson en 1664. 5 Voir note 1 ; voir également le beau livre de Thierry Favier, Le motet à grand chœur : Gloria in Gallia Deo, Paris, 2009, particulièrement les p. 45-56 et 522-530.

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Robert Ballard « seul imprimeur de la musique du roi », en 1665, l’année même de la nouvelle édition chez Ballard des livres I-IV de L’imitation de Jésus-Christ traduite et paraphrasée en vers françois par Pierre Corneille, et de l’édition des Plaisirs de l’Isle enchantée, qui avaient été représentés l’année précédente à Versailles6. Cet imprimeur était spécialisé dans les partitions de musique – il réalisait chaque année des recueils d’airs (de Bacilly ou de Cambert par exemple en 1665), des périodiques musicaux, comme les Livres d’airs de différents auteurs7 –, dans les « livrets » de ballets de cour (comme le Ballet royal de la Naissance de Vénus en 1665), mais aussi dans la musique instrumentale (le Premier livre d’orgue de Nivers ou les Pièces pour le violon de différents auteurs), dans les livres de plain-chant ou dans les messes polyphoniques composées par les maîtres de musique des grandes cathédrales du royaume ( Jean Quinart, de Reims, par exemple, en 1665). Pierre Perrin avait déjà collaboré en 1659 avec cet éditeur pour le livret de sa Pastorale d’Issy évoquée plus haut, et durant cette même année 1665, pour un recueil d’airs à boire de Robert Cambert qui est quasi-entièrement composé sur des poésies en français de lui. Ces 63 poésies latines sont réparties en 51 « grands » cantiques et 12 « cantiques pour l’élévation ». Cette répartition est expliquée dans l’Avant-Propos du recueil ; elle correspond à l’organisation particulière de la messe du roi, au cours de laquelle des motets étaient chantés en continu tout au long de l’office tandis qu’une messe était dite basse à l’autel : Pour la longueur des Cantiques, comme ils sont composez pour la Messe du Roy, où l’on en chante d’ordinaire trois, un grand, un petit pour l’Elévation & un Domine salvum fac Regem : J’ay fait les grands de telle longueur, qu’ils peuvent tenir un quart d’heure, estans bien composez & sans trop de repetitions, & occuper depuis le commencement de la Messe jusqu’à l’élévation. Ceux d’élévation sont les plus petits, & peuvent tenir jusqu’à la Post-Communion, que commence le Domine.

Dans ce recueil, des traductions en vers français, composées par Perrin lui-même, figurent en vis-à-vis des textes latins. Dans son Avantpropos assez développé, le poète donne de précieuses indications sur 6 Sur cet éditeur, voir Laurent Guillo, Pierre I Ballard et Robert III Ballard, Imprimeurs du roy pour la musique (1599-1673), Sprimont, 2003, 2 vol. 7 Voir à ce propos les ouvrages d’Anne-Madeleine Goulet : Poésie, musique et sociabilité au XVII e siècle : les livres d’airs de différents auteurs publiés chez Ballard de 1658 à 1694, Paris, 2004 ; Paroles de musique (1658-1694) : catalogue des ‘Livres d’airs de différents auteurs’ publiés chez Ballard, Wavre, 2007.

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la manière de composer les « paroles de musique » en latin et définit quelques règles et principes. (b) Les œuvres de poésie Un autre recueil, intitulé Les œuvres de poésie de Mr Perrin et dédié à Mazarin, avait été publié peu avant, en 1661, chez Estienne Loyson. Il contient essentiellement de la poésie profane en français, mais l’on y trouve également deux cantiques de circonstance (O rex summe poli et Auditi sunt cantores) composés pour le mariage du duc d’Anjou (le futur duc d’Orléans) avec Henriette d’Angleterre le 31 mars 1661. Le second de ces deux textes, accompagné de sa traduction en vers français (réalisée également par Perrin) sera cité intégralement par le père Ménestrier dans ses Représentations en musique (en 1681). Il le décrit ainsi : Cependant il resta dans l’Eglise une espece de chant Dramatique composé de divers passages de l’Ecriture sainte, que l’on appliquoit à divers sujets, & qu’on chantoit à plusieurs parties, & à plusieurs chœurs. C’étoit particulierement aux solemnitez des Noces, & aux funerailles des Princes, que ces Motets en Dialogue, en Recits, & à divers chœurs se chantoient. Au premier Mariage de Monsieur avec la Princesse Henriette d’Angleterre, on chanta un de ces recits tiré du Cantique des Cantiques. On commença d’abord par ce Verset purement narratif. Auditi sunt cantores […] Une voix seule dit ensuite Revertere, Revertere Sunamitis […] Une autre voix Jam hyems transiit […] Tout le chœur. Revertere, Revertere Sunamitis […] Trois voix differentes chanterent les trois Versets suivans en forme de demande & d’interrogation Quæ est ista […] Le chœur entier chanta le verset suivant Viderunt eam […] Le reste se chanta par Dialogues Quam pulchri sunt […] Enfin tout le chœur acheva par ce Verset Revertere, Revertere Sunamitis […]. Le Sieur Perrin rendit en Vers ces paroles du Cantique (p. 185-191).

Ménestrier n’est pas tout à fait exact lorsqu’il fait de ce cantique une simple centonisation et de Perrin un traducteur du Cantique des cantiques. S’il y avait effectivement en France, surtout dans les années 1670-1690, une vogue des cantiques et des histoires sacrées construits de la sorte – voir notamment la Judith sive Bethulia liberata de MarcAntoine Charpentier8 –, il est difficile de conclure de la sorte sur ce 8 Les poètes néo-latins qui ont fourni des textes aux histoires sacrées de Charpentier n’ont malheureusement pas été identifiés jusqu’à présent. On sait toutefois que le compositeur collabora à plusieurs reprises avec le R. P. Jean Commire. J’ai proposé une

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cantique de Perrin, certes inspiré par le Cantique des cantiques, mais libre de conception. Toutefois, on soulignera le choix que fit Ménestrier en citant Perrin, d’autant plus fort qu’il ajoute plus loin : « Tous ceux qui composent pour ces Musiques Dramatiques n’y réüssissent pas également » (p. 192). Il le crédite ainsi d’un réel talent. On retiendra en outre de cette citation la découpe du texte et la répartition des voix sur laquelle je reviendrai plus loin. (c) Recueil de Paroles de Musique Enfin, un recueil manuscrit, intitulé Recueil de Paroles de Musique de Mr Perrin Con.er du Roy en ses Conseils, conservé à la BnF9, dédié à Colbert et composé autour de 1666, rassemble à côté de nombreuses pièces profanes, un certain nombre de « Paroles françoises pour la devotion » et, surtout pour ce qui nous intéresse ici des « Cantiques et Chansons Latines ». On y trouve 33 pièces latines dont 8 n’ont jamais été publiées. Ce recueil s’ouvre sur un très important avant-propos de 8 feuillets dans lequel Perrin développe les théories qu’il avait commencé d’exposer dans ses Cantica pro Capella Regis en 1665, résumant probablement les grandes lignes de son traité de l’Art lyrique. Les opuscules d’offices Il y en a aussi de plusieurs sortes. Il s’agit soit de feuillets imprimés distribués à l’entrée des offices, soit de recueils conçus pour la même fonction, mais pour une période donnée. L’impression de simples feuillets des textes chantés était assez courante aux XVII e et XVIII e siècles et l’on en connaît plusieurs exemples, dont le fameux Luctus de morte augustissimæ Mariæ Theresiæ reginæ Galliæ du poète Pierre Portes, mis en musique par Marc-Antoine Charpentier en 1683. Pour Perrin, un seul de ces feuillets est parvenu jusqu’à nous. Il s’agit des Cantica A Sacelli Regij Musicis, in Sacrificio Missæ decantata10. La traduction française de ces textes est imprimée en vis-à-vis : « Motets Chantez pendant la Messe du Roy, par la Musique de sa Chapelle ». Il s’agit d’une douzaine de textes pour quatre offices dédiés respectivement au roi, à la reine, à la reine mère et au dauphin, comportant chacun un grand cantique, un autre pour l’élévation et le Domine salvum fac regem. Cet opuscule sans date a été réalisé entre classification des centonisations anonymes de ces textes d’oratorios dans : Marc-Antoine Charpentier, Histoires sacrées, vol. 4, éd. Jean Duron, Versailles, 2005, p. XXXI - XXXV . 9 F-Pn (manuscrits) / ms fr. 2208. 10 F-Pn (Tolbiac) / Yc 399.

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la naissance du dauphin, le 1er novembre 1661, et la mort de la reinemère, le 20 janvier 1666. La musique de ces motets, malheureusement perdue, était de Thomas Gobert. Par ailleurs, à la chapelle du roi, étaient distribués des recueils de textes publiés par quartier (c’est-à-dire par trimestre) rassemblant l’ensemble des motets chantés par la musique de la Chapelle durant cette période. Ces recueils, intitulés Motets et élévations de M. [nom du musicien] pour le quartier de [mois et année], se présentent en deux sections : les grands cantiques, puis les cantiques d’élévation. Pour la période qui nous intéresse ici, ces ouvrages ayant été étudiés par Lionel Sawkins, je n’y reviendrai pas. Quinze de ces opuscules contiennent des pièces composées par Pierre Perrin, sans traduction française. Ils concernent pour la plupart les quartiers confiés à Henry Du Mont, sous-maître de la Chapelle royale, mais on en trouve également pour Robert Expilly, Pierre Robert et Guillaume Minoret. Cinq poèmes de Perrin ne sont connus que par ces ouvrages. Les partitions de musique S’il est vraisemblable que la plupart de ces poésies de Pierre Perrin ont fait l’objet de mises en musique, la plupart de ces œuvres ont aujourd’hui disparu. Néanmoins, il en reste suffisamment pour que l’on puisse se faire une idée de la réception de ces paroles de musique chez les musiciens du roi mais aussi chez les musiciens hors la cour, du vivant de Perrin mais aussi après sa mort. La liste des compositeurs est importante et il est probable que l’on en découvrira d’autres. On ne s’étonnera pas de trouver là les plus illustres maîtres de sa génération, notamment ceux qui étaient actifs à la Chapelle du roi entre 1660 et 1683 : Robert Expilly, Thomas Gobert – tous leurs motets sont perdus –, Pierre Robert (Descende cælitus) et surtout Henry Du Mont qui composa au moins 20 motets sur des poésies de Perrin dont 6 sont malheureusement perdus – les deux incipits Errate per colles et Errate per valles correspondent probablement à une même pièce. On ne s’étonnera pas non plus de l’existence d’œuvres d’autres musiciens de la Cour n’ayant pas la charge de composer pour la Chapelle du roi. Un O Mater Christi a été mis en musique, à deux voix et basse continue, par Louis-Nicolas Blondel, « ordinaire de la musique de la Chapelle du roi et de la reine » qui avait collaboré avec Pierre Corneille11. Son motet fut publié chez Robert Ballard en 1671. Au moins 11

Il fit, en 1658, la musique du madrigal de Corneille « Mes soupirs vous ont dit ».

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cinq poésies de Perrin furent utilisées également par Jean Granouilhet de Sablières, maître de la musique du duc d’Orléans12. De même, deux œuvres religieuses à grand effectif de Jean-Baptiste Lully, surintendant de la musique du roi, furent composées sur des textes de Perrin : il s’agit du cantique de la Pénitence, O lachrymæ (vers 1664) et du Plaude lætare Gallia joué pour le baptême du dauphin à Saint-Germain-enLaye en 1668. Enfin, l’on doit à Guillaume-Gabriel Nivers, organiste de la Chapelle royale, un O gloriosa Mariæ viscera à deux voix qui sera imprimé en 1689. Mais il est plus surprenant encore de trouver des mises en musique de pièces de Perrin chez des musiciens plus tardifs, comme Guillaume Minoret, qui fait partie de la nouvelle génération des sous-maîtres de la Chapelle royale recrutée en 168313, ou comme Marc-Antoine Charpentier qui n’eut jamais de charge officielle à la Cour14. Les poésies de Perrin furent utilisées également hors la Cour, par Daniel Danielis, maître de chapelle à Vannes à la fin du XVII e siècle, par Sébastien de Brossard, maître de chapelle à Meaux pour la sainte Cécile 170415, mais aussi, plus tardivement, par le célèbre compositeur d’opéra André Campra16 en 1711. Louis Lemaire, maître de musique à Paris, donna un Plaude cælum au Concert Spirituel après 172817 et Jean-Baptiste Gouffet (1669-1729), enfin, organiste de Saint-Bonaventure à Lyon, mit deux textes de Perrin en musique après 170618. On notera que, pour la plupart de ces œuvres tardives, les textes de Perrin ont été remaniés, cousus ensemble, centonisés ou avec des strophes ajoutées, etc. 2. L ES

POÉSIES NÉO - LATINES DE

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Du point de vue des genres littéraires utilisés, ces pièces de Perrin, dont il dit qu’elles sont « d’une invention nouvelle & inconnuë aux 12 Descende cælitus, Velut unda vagabonda, Spira sancte spiritus, Ecce sol illuminat, Gaudia cælo gaudia terris : tous ces motets sont perdus. 13 Currite populi. 14 « In festo sanctæ Theresiæ », Flores o Gallia, 1686-1687 (les deux versions : H.342 et H.374, sont écrites pour trois voix de dessus et basse continue). 15 In cymbalis et organo cantemus hymnum Domino [SdB.50], petit motet manuscrit composé le 21 novembre 1704 à Meaux pour la fête de sainte Cécile ; voir aussi Angele sancte, dans son Podromus musicalis (Paris, 1695). 16 « Cantica in elevatione hostiæ », Ubi es Deus meus (1711) [ce motet est parfois attribué à Danielis]. 17 « Salut Pour la nativité de la Sainte-Vierge », Plaude cælum plaude terra, 1733 [ce motet est un collage de deux textes de Perrin]. 18 « Cantica in elevatione hostiæ », Ubi es Deus meus ; « Pro defunctis », O fideles miseremini.

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anciens Grecs & Latins & à leurs modernes imitateurs Italiens, Espagnols & François »19, sont réparties en quatre grands groupes inégaux, les cantiques représentant presque 80% des poésies : 6 titres se rapportent à la cantilena (mais deux sont également considérés comme canticum) 2 au recitativum 13 au dialogus (5 appartenant aussi au genre du canticum) 77 au canticum qui se déclinent en 4 subdivisions (7 : canticum sans précision ; – 17 : cantiques de circonstances [pour la famille royale, les anges gardiens, les morts, la paix, la gloire éternelle, la pénitence] ; – 10 : cantiques pour le saint Sacrement [in elevatione hostiæ] ; – 43 : cantiques pour les fêtes liturgiques et les « saints pontificaux »).

Ces 77 cantiques ne représentent qu’une petite partie du projet de Perrin, puisqu’il déclare : Il en reste à composer, non seulement pour beaucoup de saints, Apôtres, Martyrs, Vierges & Fondateurs d’Ordres ; mais encor des Cantiques de fantaisie, petits & grands, sur toutes sortes de sujets pieux, que je me suis proposé de faire, qui tous ensemble pourront monter à cent cinquante, répondants aux cent cinquante Pseaumes Hebrieux, lesquels expliqueront les mysteres de la loy & du culte nouveau du Christianisme, & traitteront la devotion moderne, comme ces derniers ont traité celle des Hebrieux & de l’ancien Testament, éloignée bien souvent de l’usage & des mœurs de l’Eglise20.

Perrin ne s’explique malheureusement pas sur ce qu’il entend par ces différents genres poétiques (voir les exemples de ces différents types de poésies en Annexe, p. 205-207). On peut supposer que la cantilena correspond peu ou prou à la « chanson latine pour l’Eglise sur le pied des paroles françaises » qu’il évoque dans son recueil manuscrit21. La plupart de ces cantilenæ sont organisées en rondeau avec un refrain : c’est le cas par exemple du Descende cælitus en dodécasyllabes22 pour lequel Pierre Robert a fait un petit motet, ou le Gaudia cælis, gaudia terris 19

Cantica pro Capella Regis, Paris, 1665, Avant-propos. Ibid. 21 Sébastien de Brossard (Dictionnaire de musique, Paris, 1701, p. 10) précise : « Cantilena, veut dire Chant, Chanson, & généralement toute composition de Musique bien modulée ». Marin Mersenne, bien auparavant, n’emploie pas le terme, mais indique : « La Chanson ou l’Air est une deduction de la voix, ou des autres sons, par de certains intervalles naturels ou artificiels, qui sont agreables à l’oreille et à l’esprit, et qui signifient la joye, la tristesse, ou quelqu’autre passion par leurs divers mouuemens ». Il ajoute aussitôt : « la nature de la chanson est aussi difficile à connoistre, comme elle est facile à oüir » (Harmonie universelle, Paris, 1636 ; Livre second « Des chants », p. 89). 22 Plus exactement en dodécasyllabes, mais avec deux hexasyllabes. 20

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pour saint François de Sales en décasyllabes. Mais certaines de ces cantilenæ s’apparentent également à la chanson à couplets : dans le Velut unda, alternent des mètres courts de formes tétra- ou heptasyllabiques. Quant au recitativum23, il est très difficile d’en déterminer la signification précise à partir des deux seuls exemples qui nous restent, l’Usquequo Domine languebit qui fait alterner octo- et dodécasyllabes, et le Pulchra gratiosa, en hexasyllabes. Ils sont très différents l’un de l’autre, la seule chose qui les réunit est une rupture conclusive du mètre, en ennéasyllabes pour le premier et en pentasyllabes pour le second. Dans ce contexte, on peut se demander si le mot recitativum s’applique au texte ou à la musique. Malheureusement, il ne subsiste aucune œuvre musicale pour ces deux poésies, qui aurait pu nous guider. Dans ces avant-propos, Perrin ne donne aucune indication sur ce recitativum et s’il évoque de « grands récits » sur le modèle des Italiens qu’il se flatte d’avoir « introduits en France », il s’agit de pièces « pour plusieurs chants liez [… qui] ne passent pas quatre ou cinq petites stances », ce qui ne correspond en aucune manière aux recitativa de Perrin que nous connaissons. Pour les dialogues24, nous sommes plus heureux, puisque nous avons conservé plusieurs partitions de Du Mont : ce sont principalement des dialogues à deux voix – ceux que Perrin range parmi les « pièces de concert pour l’Eglise » –, comme ce Quare tristis es composé pour Anne d’Autriche, où l’âme et le pêcheur implorent tour à tour le pardon divin – ce texte fut également mis en musique par Expilly, mais la musique de ce motet est perdue. Ces dialogues peuvent mettre en scène des personnages : l’Épouse et le chœur des Vierges (Errate per valles), le Christ et la Vierge (Languebat in cruce moriens), l’Époux et l’Épouse (O sponsa quam suavia ou Tolle sponsa). Plus généralement, les personnages ne sont pas précisés : dans O gloriosa Mariæ viscera ou dans Salve sancte panis, Perrin se borne à différencier les « Primæ » – on notera le pluriel – et « Secundæ voces » qui peuvent chanter « Simul » ; dans le très beau dialogue pour la Sainte-Croix, O lignum mortis, Perrin oppose même un « Minor chorus » au « Major chorus », tout comme dans le combat des anges – « Dialogus certamen angelorum » –, Qualis murmur. La musique de ces deux pièces est perdue, mais on peut imaginer qu’elles ont été conçues pour les musi23

Pour S. de Brossard (op. cit., p. 92), « Ce style est fort propre pour narrer, raconter ou faire le recit de quelque action ». 24 Pour S. de Brossard (op. cit., p. 18), « Composition au moins à deux voix, ou deux Instrumens, qui se répondent l’un à l’autre & qui souvent se réunissant sur la fin, font un Trio, avec la B.-C. [Tels sont] les Recits des Oratorios ».

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ciens de la Chapelle royale qui étaient effectivement disposés en petit et grand chœur. On retrouve le même dispositif dans le « Cantique de la mort », Veni mors jucunda. Ce type de cantique en dialogue n’est pas une invention de Perrin. On en trouve dans des manuscrits musicaux du milieu du XVII e siècle, notamment chez le compositeur clermontois Guillaume Bouzignac qui, dans un motet pour le temps de Noël, fait dialoguer l’Ange Gabriel avec le chœur25. Les dialogues les plus intéressants pour le point de vue défendu ici sont certainement le In te Domine credimus et Te timeo judex terribilis, où Perrin précise les registres vocaux requis : « Bassus », « Contratenor », etc. Cela nous amène à nous poser la question du rôle du poète dans le choix des voix et dans les décisions musicales. Pour le dire autrement, Perrin anticipe-t-il la répartition des voix ? ou bien ne fait-il que copier et faire imprimer les décisions prises par le compositeur ? Mon sentiment va vers la première proposition : d’autres poètes, comme Pierre Portes, dont les œuvres n’ont pas été mises toutes en musique, font de telles propositions, allant même jusqu’à indiquer les symphonies ou les ritournelles instrumentales, ce que ne fait jamais Perrin. 3. L E

CANTIQUE ET LA MUSIQUE

Pourtant, même s’il ne spécifie pas l’emplacement de ces sections instrumentales, Perrin montre une particulère attention à la composition des vers français ou latins qui doivent, dit-il, être propres à la musique. En cela, il se démarque de ses illustres contemporains dont les vers français, estime-t-il, ne permettent pas l’invention d’un beau chant26, mais aussi de ses prédécesseurs qui ne pouvaient connaître les « progrès de la musique ». Il propose, dans ses textes théoriques, une vraie méthode à l’usage des poètes qui désirent composer des paroles de musique. Il faut, précise-t-il, éviter d’assujettir « en quelque façon le Musicien », lui éviter le moindre « embarras » dans ses compositions. Pour ce faire, il a composé ses pièces de vers libres, non seulement pour le nombre & pour la longueur, mais mesme pour la quantité des syllabes ; me contentant d’observer dans le 25 Voir Noe pastores cantate Dominum, recueil Deslauriers, F-Pn (musique) / Rés. Vma ms 571, f. 125v ; voir aussi Dum silentium, id., f. 93v-94v. 26 Il vise ici les « poëtes ordinaires des pièces de théâtre », et notamment Monsieur Corneille. Car, dit-il, comment « faire chanter agréablement à Auguste : Prens un siège, Cinna, prens, et qu’il te souvienne / De tenir ta parole, et je tiendray la mienne. » (Les Œuvres de poésie de Mr Perrin, Paris, 1661, p. 281 : Lettre écrite à Monseigneur l’archevesque de Turin, 30 avril 1659).

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nombre, que les vers ne passent pas celuy de dix ou onze syllabes, & pour la quantité qu’ils soient composez d’un beau mélange de longues & de briéves à discretion. Ainsi le Musicien qui travaille dessus a plus de liberté de s’égayer dans ses chants, & trouve les desseins de son motet marquez & plus qu’ébauchez27.

L’objectif est d’importance, y compris pour la poésie latine, car, écritil, le musicien doit pouvoir trouver, dans l’écriture même du texte, « les desseins de son motet ». Pour le vers, Perrin défend l’utilisation en latin de la rime riche – vers léonins –, bien qu’il juge ailleurs que les rimes sont de manière générale « vitieuses dans la prose Latine, & mesme dans les vers recitez ». L’exemple des premiers vers du cantique « Pour le jour de la Saint-Louis », Pulsate tympana28, est significatif : Pulsate, pulsate tympana ;

Battez, battez, tambour, sonnez, sonnez, trompette,

Sonate, sonate buccina, Princeps fortissimus

Un roy victorieux à la guerre s’apreste :

Jam bella suscitat : Christianissimus Pro Christo militat.

Un prince très-chrestien pour son maistre combat.

Adrien Baillet jugera sévèrement, quelques années plus tard, ceux qui ont réintroduit en France ces vers léonins, « ces nouveautés dont la belle Antiquité n’avoit presque jamais ouï parler »29. L’explication de Perrin est pourtant fort judicieuse et le lien qu’il entrevoit avec la musique est convaincant. Il remarque que ces rimes riches qui « rebattent l’oreille d’un mesme son […] marquent agreablement les cadences ou les cheutes & les pauses de la voix »30, c’est-à-dire l’articulation même de la phrase musicale, avec ses différents types de ponctuation. La poésie des paroles de musique n’est pas destinée à être récitée nue et la poésie se fait elle-même musique, prend à l’organisation de la phrase musicale et, tout particulièrement, à ce nouveau type de phrase musicale qui s’inventait alors à la Cour de Louis XIV autour des années 1660. Les cadences dont parle Perrin – les ponctuations ou 27

Cantica pro Capella Regis, op. cit., Avant-propos. Ibidem, p. 58-59 : texte et traduction de Perrin. 29 A. Baillet, Jugemens des savants sur les principaux ouvrages des auteurs… revûs, corrigés & augmentés par M. de La Monnoye, Paris, 1722, tome 3, p. 257 (Seconde Partie, « Préface sur le Recueil des Poëtes suivans »). 30 Cantica pro Capella Regis, op. cit., Avant-propos. 28

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les respirations si l’on veut – délimitent les carrures, les morceaux de temps donc, qui agissent les uns sur les autres, donnant le rythme général, le souffle du mouvement. Perrin estime que le vers doit se fondre, par la rime, à ce grand geste musical, agir par synchronisme et jouer des rimes entre elles, de la mémoire des rimes, comme le musicien joue de ses cadences. Ou, comme l’on voudra, il anticipe sur le geste du musicien et le guide en lui proposant par les rimes la disposition de ses cadences. Néanmoins, le compositeur ne se borne pas forcément à un respect scrupuleux des propositions du poète, comme on peut le constater dans le début de ce même Pulsate tympana, particulièrement remarquable : Pulsate, pulsate tympana ; Sonate, sonate buccina,

Les deux vers de Perrin sont parfaitement égaux, comptant chacun 9 pieds (3+3+3) avec des rimes plates. Cette formule, jugée probablement trop régulière, ne convint pas totalement à Du Mont, l’avancée de la musique – c’est-à-dire cette impulsion, ce mouvement vers l’avant qui lui est consubstantiel du moins dans la musique tonale – nécessitant au contraire une certaine irrégularité rythmique au niveau des mots comme au niveau de la carrure (phrase musicale).

De ces deux vers, Du Mont ne fait qu’une seule phrase musicale, fermée, de 6 mesures (du premier ut de la basse continue jusqu’à son affirmation cadentielle à la 6e mesure), avec un repos médian sur le second « tympana », correspondant à la rime. Cette phrase, de type récitatif sec, est remarquablement homogène : d’une part par la cohérence rythmique, par la conception minimaliste de la basse continue, mais aussi par ce chant en sonneries de fanfare qui évoque avec éclat les trompettes et timbales du texte, et pour ce qui est des affects, une effervescence joyeuse. La construction de cette phrase est intéressante : pour casser tout d’abord la symétrie du poème, le compositeur allonge la première section en répétant entièrement le vers « Pulsate, pulsate tympana », ce qui donne une estenduë de 12 tactus (6+6), ce que Du Mont se garde bien de reproduire dans le second vers « Sonate, sonate buccina ». Là,

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pour rompre avec la précédente estenduë, il ajoute un troisième « sonate » au vers de Perrin, allongeant d’autant la carrure de ce membre de phrase, qui se déploie donc sur 8 tactus. Cette section – que l’on comparera aux 12 tactus du premier membre – est donc dans un rapport sesquialtère avec celui-ci. L’effet produit par le passage de 12 à 8 est à la fois un déhanchement et une forte impression d’accélération du discours qui escamote le sentiment de conclusion que pourrait installer la cadence parfaite sur « buccina », qui crée aussi une sorte d’agitation, qui propulse le discours bien au-delà, vers la suite du texte, mais plus loin encore vers la fin du mouvement tout entier. Cette nouvelle musique tonale se meut ainsi dans de savantes constructions des carrures que l’on peut assimiler à une architecture du temps – l’on pourrait presque l’envisager comme une espèce de versification musicale. Ce mouvement subtil créé par l’allongement et la contraction du temps génère de manière efficace la respiration de la musique. Constantijn Huygens s’était intéressé à cette mobilité des carrures musicales : dans une lettre à Henry Du Mont, il s’étonnait par exemple de la disproportion entre les deux parties d’une allemande et il voulait connaître la raison de ce déséquilibre31. Nous n’avons malheureusement pas la réponse du musicien. Dans le détail, on remarquera une nouvelle fois l’habileté de Du Mont à créer du mouvement dans son geste musical, se jouant de la durée des verbes répétés. On peut l’observer sur les deux « pulsate », le second (D ! C C ) étant plus court que le premier ( C N C . ), donnant donc, par cette accélération du débit, un élan à la phrase. La formule est répétée intégralement du point de vue rythmique, mais sur un autre ton. Le procédé est utilisé à nouveau, amplifié, dans le second vers (C N C . D ! N C . D C C ) ce qui accroît encore la tension rythmique et la force du mouvement. Ainsi, par ces procédés de composition musicale, Du Mont modifie, à son goût et en profondeur, le schéma rythmique proposé par Perrin, profitant toutefois, en le développant, du geste initial du poète. *

31 « Je ne sçay si […] vous avez prins garde à la longueur de la premiere partie [de l’allemande], qui est de 24 mesures, si j’ai bien compté, au regard de la seconde, qui n’en a que 17 ; ou si peut estre vous ne vous attachez point à ceste observation de rendre les deux parties esgales, au moins de faire la derniere la plus longue » ; voir Correspondance et œuvres de Constantin Huygens (1596-1687), publiées par W. J. A. Jonckbloet et J. P. N. Land, Leyde, 1882, lettre XXIX du 6 avril 1655.

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La suite du cantique de Perrin est sensiblement différente. Les vers se font plus courts, en hexasyllabes de structures variées et avec des rimes croisées : Princeps fortissimus Jam bella suscitat : Christianissimus Pro Christo militat.

Une nouvelle fois, Du Mont réunit ces quatre vers en une seule phrase musicale, légèrement plus courte que la précédente (18 tactus au lieu de 20) et avec une articulation médiane forte après « suscitat ».

Mais le geste de Du Mont est ici beaucoup plus ample. Abandonnant le thème de fanfare, le chant se fait plus linéaire avec des contours mélodiques soignés ; de même pour la basse continue qui propose un vrai chemin harmonique avec, au moment de la césure, une modulation au ton « fier » de la dominante (Sol Majeur). L’effervescence joyeuse qui prévalait dans la phrase précédente laisse ici la place à un nouvel affect soulignant l’autorité du prince et surtout la toute-puissance de Dieu soulignée par l’allongement de la phrase musicale et l’élargissement très sensible des valeurs rythmiques qui confère une belle majesté au « Pro Christo militat ». Cet effet n’apparaît pas directement dans la proposition de Perrin (C ! N N N . C ! B : 5 tactus au lieu des 4 utilisées dans les trois premiers vers). Enfin, l’absence d’anacrouses (hormis pour ce dernier vers) contribue à accentuer la force de l’affirmation. L’initiative en revient au poète : en effet, si le choix des mots « pulsate » et « sonate » proposés par Perrin appelait implicitement l’anacrouse, celui de « Princeps » et de « Christianissimus » impose au contraire l’appui initial. Du point de vue structurel, on observe que Du Mont suit les rimes de Perrin, réunit comme le poète les vers « Princeps fortissimus » et « Christianissimus » par des formules rythmiques identiques (N C C C . D N ), mais aussi par les mouvements mélodiques, le ré-si du second renvoyant au si-ré du premier : le prince est puissant parce qu’il est Trés-Chrétien. *

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Ces deux exemples montrent clairement le lien ténu qui s’installe entre le musicien et le poète, ce dernier anticipant, par sa connaissance intime de la musique, les gestes du compositeur, celui-ci s’appuyant et parfois élargissant les gestes du poète. Dans ses écrits théoriques, Perrin a montré combien il avait une parfaite conscience de ce jeu d’écriture. Ainsi, il insiste par exemple sur l’obligation qu’a le poète de prévoir, dans l’écriture de son cantique, « les imitations de son & de terminaison dans les paroles qui composent les rimes », ces imitations correspondant naturellement aux « imitations & [aux] relations de chant, qui en font toute la beauté »32. Pour ce faire, il reconnaît s’être inspiré des hymnes des Hébreux et notamment des « Cantiques & Pseaumes Hebrieux de David » car, dit-il, ils « sont à peu prés composez sur le pied des nostres, de proses rimées ou non rimées, distinguées par versets ou phrases inégales, & bien mélées seulement de syllabes longues & briéves ». Ce que l’on a pu constater dans le Pulsate tympana. Il préconise en outre, comme pourrait le faire un musicien, de bien veiller à ce que toutes les composantes du vers soient traitées de manière convenable : il faut donc que : « la matiere, les entreprises, les styles, les phrases, les mots & les rimes en soient lyriques & propres à la musique ». Pour la cantilena, il juge que ces poèmes « commencez & finis, & mesme coupez de reprises & de rondeaux […] reüssissent asseurement bien dans la Musique ». Ce sont, ajoute-t-il, des « jeux » et des « gentillesses », mais il faut « en user rarement & discrettement ». Perrin insiste également sur le choix des mots latins qui doivent être compris aisément par les Français – il se situe là à l’opposé du style d’un Jean Santeul, qui joue de la langue et cherche au contraire à créer une nouvelle latinité : « je l’ay composée [la latinité], autant que j’ay pû, de mots & de phrases répondantes à nos mots & à nos phrases Françoises ». Mais il ajoute qu’elle doit être « belle & bien construite ». C ONCLUSION Lorsqu’il conçoit ce nouveau rapport de la poésie latine et de ce style de musique que l’on inventait alors à la Cour dans l’entourage de Lully et de Du Mont, Perrin se voit à l’avant-garde : Je sçay que peu de gens Sçavants entendent assez la musique pour penetrer dans mon esprit & dans mes desseins en leur composition, & que la meilleure partie des Musiciens sçavent aussi trop peu dans la langue 32

Cantica pro Capella Regis, op. cit., Avant-propos. – Idem pour les citations suivantes.

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Latine, pour les bien comprendre [les motets] & les bien executer. Mais nous ne vivrons pas toûjours, en des siecles tenebreux, & l’inclination que nostre grand Monarque témoigne pour la Musique, nous donnera quelque jour des Amphions & des Orphées, qui feront bien encor d’autres découvertes dans ces terres inconnuës.

Perrin, en « Virgile françois », comme il se qualifie lui-même33, importait de fait en France une pratique romaine, née chez les Jésuites, qui permettait une explication des Saintes Écritures. Ménestrier explique l’effet que doit produire ce genre de pièces lyriques : « Il faut », dit-il, « choisir les endroits de l’Ecriture les plus pathétiques, & les plus propres à exprimer ces grands mouvements de l’ame où la Musique triomphe quand elle est d’un excellent maître » ; et plus loin, il ajoute « les plus habiles maîtres de Musique ont lieu d’y faire paroître toute la beauté de leur art »34. BIBLIOGRAPHIE A ULD , Louis E., The « Lyric Art » of Pierre Perrin, Founder of French Opera, Henryville, 1986, 3 vol. –, « Une rivalité sournoise : Molière contre Pierre Perrin », dans Le ‘Bourgeois gentilhomme : problèmes de la comédie-ballet, éd. Volker Kapp, Paris – Seattle – Tubingen, 1991, p. 123-137. D URON , Jean, « Les ‘Paroles de musique’ : quelques réflexions sur la poésie religieuse néo-latine en France sous le règne de Louis XIV », dans Plainchant et liturgie en France au XVII e siècle, éd. J. Duron, Versailles – Paris, 1997, p. 125-184. —, « Pierre Perrin, un ‘Virgile françois ?’ », dans Poésie & calligraphie imprimée à Paris au XVII e siècle : Autour de La Chartreuse de Pierre Perrin, poème imprimé par Pierre Moreau en 1647, éd. Isabelle de Conihout & Frédéric Gabriel, Chambéry – Paris, 2003, p. 139-179. F AVIER , Thierry, Le motet à grand chœur : Gloria in Gallia Deo, Paris, 2009. G ABRIEL , Frédéric, « Des lieux : Note sur la solitude cartusienne », dans Poésie & calligraphie imprimée à Paris au XVII e siècle : Autour de La Chartreuse de Pierre Perrin, poème imprimé par Pierre Moreau en 1647, éd. Isabelle de Conihout & Frédéric Gabriel, Chambéry – Paris, 2003, p. 181-210. 33 L’Énéide de Virgile, traduite en vers françois, première partie, Paris, 1648, dédicace à Mazarin. 34 Claude-François Ménestrier, Des représentations en musique anciennes et modernes, Paris, 1685, p. 191.

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G OULET , Anne-Madeleine, Poésie, musique et sociabilité au XVII e siècle : les ‘Livres d’airs de différents auteurs’ publiés chez Ballard de 1658 à 1694, Paris, 2004. —, Paroles de musique (1658-1694) : Catalogue des ‘Livres d’airs de différents auteurs’ publiés chez Ballard, Wavre, 2007. G UILLO , Laurent, Pierre I Ballard et Robert III Ballard, Imprimeurs du Roy pour la musique (1599-1673), Sprimont, 2003, 2 vol. L OUVAT , Bénédicte, « De quelques créateurs mineurs : l’opéra français avant Lully », Littératures classiques, 31 (1997), p. 81-97. S AWKINS , Lionel, « Chronology and Evolution of the ‘Grand Motet’‚ at the Court of Louis XIV : Evidence from the ‘Livres du Roi’‚ and the Works of Perrin, the ‘Sous-Maîtres’‚ and Lully », dans Jean-Baptiste Lully and the Music of the French Baroque : Essays in Honor of James R. Anthony, éd. John Hajdu Heyer, Cambridge, 1988, p. 41-79.

LES CANTIQUES DE PIERRE PERRIN

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ANNEXES I. CANTICUM L E P ULSATE

T YMPANI DE

P IERRE P ERRIN

ET

H ENRY D U M ONT

SOURCES A. Texte seul XXX. / IN FESTO / SANCTI LUDOVICI., dans Pierre Perrin, Cantica pro capella regis, Paris, Robert Ballard, 1665, p. 59 [F-PARIS, Bibliothèque nationale (Tolbiac) / B 3821] (avec la traduction française en vers).

B. Texte seul anonyme, IN FESTO / SANCTI LVDOVICI., dans Motets et élévations de M. Du Mont pour le quartier de Juillet, Aoust et Septembre 1670. Paris, Ballard, [1670], I, p. 37-38 [F-PARIS, Sainte-Geneviève / Rés Vm 18 (1)] ; autres éditions : id., été 1674, hiver 1675, été 1677, été 1678, hiver 1679, été 1679, hiver 1680, été 1680, hiver 1681, hiver 1682, été 1682, hiver 1683.

C. Texte et musique XVIII., dans Henry Du Mont, Motets pour la chapelle du Roy, mis en musique par Monsieur Du Mont, abbé de Silly et Maistre de musique de ladite Chapelle, Paris, Christophe Ballard, 1686, 16 parties séparées [F-PARIS, Bibliothèque nationale (musique) / Rés. Vm1 98]

T EXTE &

DÉCOUPAGE

in Festo Sancti LUDOVICI symphonie ………………………………………. récit bt Pulsate, pulsate tympana ; Sonate, sonate buccina, Princeps fortissimus Jam bella suscitat : Christianissimus Pro Christo militat. ………………………………………… symphonie Jam signa sonant, bombarda tonat, chœurs Regis invicti dextera fulminat. …………………………………………

POUR LE JOUR DE SAINT LOUIS ………………………………………………………… Battez, battez, tambour, sonnez, sonnez, trompette, Un roy victorieux à la guerre s’apreste : Un prince très-chrestien pour son maistre combat,

………………………………………………………… Déjà sonne la charge, et déjà l’on se bat, Déjà le canon tonne et réduit tout en poudre, Et de ce roy vainqueur, le bras lance la foudre. …………………………………………………………

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symphonie Ubique mors, ubique terror, duo hc-bt Ubique regnat luctus et horror. Cadit in terram, fugit inimicus, pt-ch, puis Urget, sequitur, vincit Ludovicus. chœurs ………………………………………… O fideles ! lætamini, conduit bc Cantate laudem Domini. chœurs ………………………………………… Sed heu ! victor peste corripitur ; symphonie Ecce languet, expirat, moritur. récit b O fideles ! lamentamini : Plorate mortem Domini. pt-ch ………………………………………… Moritur corpus et terræ mandatur, symphonie Sed vivit anima cælesti gloriæ : récits hc, Ecce triumphat, ecce coronatur, bt Ecce recipit palmam victoriæ. Pulsate, pulsate tympana ; Sonate, sonate buccina. chœurs

Par tout règne la mort, la crainte, la fureur, Le carnage et l’horreur. L’ennemy tombe à terre ou fuit à vauderoute ; Louys gagne le camp et poursuit la déroute. ………………………………………………………… Bondissez d’allégresse et chantez au Seigneur Des cantiques d’honneur. …………………………………………………………. Mais, hélas ! tout vainqueur il est saisy de peste, Il languit, il meurt, il est mort, Pleurez la cruauté du sort, Pleurez cet accident funeste. …………………………………………………………. Le corps est mis en terre et l’ame vole aux cieux. Pour aller régner en ces lieux. Déjà sa teste s’environne D’une prétieuse couronne, Déjà ce généreux guerrier Moissonne à pleines mains la palme et le laurier, Déjà son triomphe s’appreste, Battez, tambour, sonnez, trompette.

hc (haute-contre) ; t (taille) ; bt (basse-taille) ; b (basse) ; pt-ch (petit chœur)

II. CANTILENA (avec refrain) Descende cælitus, descende gratia, In te miserorum spes et fiducia !

Flecte rumpe velle, Da posse, da velle ; Te manet authoris omnipotentia,

Descende… Descende… Infunde virtutes, expelle vitia Descende…

III. CANTILENA (en couplets) Velut unda Vagabunda, Quæ ventis impellitur, Vita brevis, Hora levis Sine fine labitur.

Transit honor, Forma decor ; Transeunt delitiæ Et immundi Dona mundi, Honor et divitiæ.

Quasi rosa Speciosa, Quæ momento floruit, Et sequenti Sub instanti Inter spinas aruit.

Quin et magna Cadunt regna, Urbes et imperia ; Quasi ventus Violentus Mundi fugit gloria.

Deus unus Est æternus Et incommutabilis, Semper magnus, Semper bonus Et semper amabilis.

LES CANTIQUES DE PIERRE PERRIN

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IV. RECITATIVUM Exemple I Usquequo Domine languebit anima In hac valle lachrymarum, Et orba lumine sordebit in ima Caligine tenebrarum : Dissolve corporis, dirumpe vincula, Fac ut mortalibus exuta velis, Te videat, te laudet in cælis, Et te gaudeat in sæcula.

Exemple II Pulchra gratiosa, Potens generosa, Sancta mater Dei, Virgo gloriosa Miserere mei. Succurre languenti Et propitium Te veneranti Redde filium.

V. DIALOGUS CHORUS CERTAMEN ANGELORUM Qualis murmur, qualis fragor, Quis horrendus, tubæ clangor ; Ecce pugnant superi Cælum fremit Terra tremit Et panduntur inferi ; Ecce volat Raphael, Ecce vincit Michael, Et triumphant angeli, Ecce cadunt diaboli !

MAJOR CHORUS Ecce clamant in Abyssis,

MINOR CHORUS Cruciantur et lætamur.

MINOR CHORUS Ecce cantant in excelsis !

MAJOR CHORUS Heu ! torremur in inferno.

MAJOR CHORUS O dolor ! o rabies !

MINOR CHORUS Nos in cælo jubilemus, Et in æternum cantamus : Osanna Domino.

MINOR CHORUS O gaudium ! o requies ! MAJOR CHORUS Lætantur et cruciamur,

CHORUS Osanna Domino.

VI. TABLE DES MOTETS DE HENRY DU MONT COMPOSÉS SUR DES TEXTES DE PIERRE PERRIN Grands motets « In festo Sancti Ludovici », Pulsate tympana (Grands motets, 1686, XVIII) « Canticum æternæ gloriæ », Exultat animus (id., XI) O mysterium (id., XVII) O flos convallium, (Grands motets, ms, après 1670) [Petits] motets à 2 voix de 1668 « Motet pour les morts », O fideles miseremini (sol2/bc ou ut3/bc), avant 1666 « Dialogus inter peccatorem et animam », Quare tristis es (ut4,ut4/bc), 16631666

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JEAN DURON

« Dialogus Virgini », O gloriosa Mariæ viscera (ut3,ut4/bc), 1663-1666 « Dialogus », Te timeo judex terribilis (ut4,fa3), 1663-1666 Non amo te perfide munde (ut1,ut1/bc), 1663-1666 [Petits] motets à 2, 3, 4 voix, 1681 Sub umbra noctis profundæ (fa3/d,d/bc), 1663-1666 Regina divina (ut3/d,d,bsn/bc), 1667-1670 « Canticum », O tu quis es (ut4/d,d,tvn,bsn/bc), 1663-1666 « Dialogus », In te Domine credimus (ut3,ut4,fa4/bc), 1663-1666 Musique perdue (Livres du roi) « Dialogus sponsa virgines », Errate per colles, 1663-1666 « Pour le roi », Serva Christe, 1671-1674 « Dialogus », Tolle sponsa, tolle fores, 1671-1674 Musique perdue (Recueil de paroles de musique) « Canticum judicii », O tremendum judicium, O summa charitas « Dialogue », Errate per valles « Cantilena gratiæ », Ecce sol illuminat

VII. TABLE DES POÉSIES NÉO-LATINES DE PIERRE PERRIN Cantilena Descende cælitus descende Dum sanctorum symphoniæ Ecce sol illuminat Gaudia cælo gaudia terris Spira sancte spiritus Velut unda vagabunda Dialogus Currite populi currite Errate per valles In te Domine credimus Languebat in cruce moriens O gloriosa Mariæ viscera O lignum mortis crux O sponsa quam suavia Qualis murmur qualis fragor Quare tristis es… o me miseram Salve sancte panis Te timeo judex terribilis Tolle sponsa tolle fores Veni mors jucunda

Cantilena gratiæ Cantilena Canticum in Elevatione hostiæ. XII ; Cantilena Canticum in Festo s. Francisci de Sales Cantilena Spiritui Sancto Cantilena Canticum pro Virgine Martyre Alius dialogus Alius dialogus Dialogus Jesu morientis et Matris lachrymæ Alius dialogus pro Virgine Dialogus pro Cruce Dialogus Alius dialogus Canticum in Elevatione hostiæ ; Dialogus inter peccatorem et animam Dialogus pro Sanctissimo Sacramento Alius dialogus Dialogus Canticum mortis

LES CANTIQUES DE PIERRE PERRIN

Recitativum Usquequo Domine languebit Pulchra gratiosa potens

Recitativum Recitativum

Canticum (sans précision) Ferte date lauream In cymbalis et organo cantemus Lugete gentes et lamentamini O summa charitas immensa O tu quis es et quid sum Quid times anima quid

Canticum Canticum Canticum Canticum Canticum Canticum

Canticum (pièces de circonstances) Angele regni summe minister Anna Christi mater Arbor olivæ pacifica Audite sunt cantores

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O tremendum judicium Pax aurea de cælo Psallite plaudite regi regum Regina divina cæli Serva Christe serva Christum Victoria osanna potentissimo

Canticum pro Rege Canticum pro Regina Matre Canticum pro Regina Canticum in die matrimonii ducis Andegavensis Canticum in commemoratione mortuorum Canticum æternæ gloriæ Canticum pro sancta die veneris Canticum angelo custodi Canticum pœnitentiæ Canticum in die matrimonii ducis Andegavensis Canticum judicii Canticum pacis Canticum pro delphino Cantique à la Vierge Canticum pro rege Canticum in die victoriæ

Canticum (pour le Saint-Sacrement) Agnus innocens opima Ante faciem tuam procumbimus Ave cæli munus supernum Comedit homo cibum Non amo te perfide O fideles miseremini O gratiæ sacramentum O lux mundi quondam celata O mater Christi virgo Sub umbra noctis profundæ

Canticum in Elevatione hostiæ. IV Canticum in Elevatione hostiæ. IX Canticum in Elevatione hostiæ. I Canticum in Elevatione hostiæ. X [Élévation] Canticum in Elevatione hostiæ. VIII Canticum in Elevatione hostiæ. III Canticum in Elevatione hostiæ. II Canticum in Elevatione hostiæ. VII Canticum in Elevatione hostiæ. V

Canticum (pour les fêtes liturgiques) Agnos pascebat in ripa Alleluia Christi laudate Arma fideles bella parat Audi virgo regina cæli Auditur magnus in cælo Convallibus in desertis Coronatur imperator sed non Cracovia diripitur arma

Canticum in Festo Sanctæ Genovefæ Canticum in Festo Paschæ Canticum in Festo Sancti Guillelmi Canticum in Festo Assumptionis B.M.V. Canticum in Festo Pentecostes Canticum in Festo Sancti Antonii Canticum in Festo Sancti Henrici Canticum in Festo Sancti Hyacinthi

De profundis terræ carceribus Exultat animus præ lætitia Natura languet et desolatur O fortissime defensor O lachrymæ fideles lachrymæ O rex summe poli

210 Ecce gallus cantavit Ecce qui terram gladio Ecce templi vela Ecce triumphat in cælis Echo sacra verbi nascentis Festa solemnis plena decoris Flores o Gallia plenis manibus Fremite novo fremite plausu Fugite et contremiscite Magdalena lachrymare deplorare Margarita pretiosa sancta Mariæ mater avia Christi O dilectissime qui pro me O felicium chorus infantium O Joannes o fidelis O Maria quid obtulisti O mysterium venerabile O quam suavia quam plena O sancte Joseph o sponse O virgo semper immaculata Philippus in cruce pendens Plaude cælum plaude terra Plaudite et Benedicto benedicite Pulsate tympana sonate buccina Quæ nova mediis surgit Quid lenitis o tortores Regum sydus oritur Salve fidei tuba Salve Maria cæli Silete venti silete fontes Te reducem salutamus Terra pone mæstitiam Terram perflavit amoris Tuba cæli resonans Ut rosa moriens languet

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Canticum in Festo Sancti Petri Canticum in Festo Sancti Carolimagni Canticum in Festo Corporis Domini Canticum in Festo Sanctorum Canticum in Festo Sancti Joannis Baptistæ Canticum in Festo Sanctæ Annæ Canticum in Festo Sanctæ Theresiæ Canticum in Festo Sancti Ignatii Canticum in Festo Sancti Dominici Canticum in Festo Sanctæ Magdalenæ Canticum in Festo Sanctæ Margaritæ Canticum in Festo Sanctæ Annæ Canticum in Festo Sancti Francisci Canticum in Festo Innocentium Canticum in Festo Sancti Joannis Evangelistæ Canticum in Festo Purificationis B.M.V. Canticum in Festo Trinitatis Canticum in Festo Sanctæ Ceciliæ Canticum in Festo Sancti Joseph Canticum in Festo Conceptionis B.M.V. Canticum in Festo Sancti Philippi Canticum in Festo Annuntiationis B.M.V. Canticum in Festo Sancti Benedicti Canticum in Festo Sancti Ludovici Canticum in Festo Sancti Brunonis Canticum in Festo Martyris Canticum in Festo Regum Canticum in Festo Sancti Norberti Canticum in Festo Virginis Canticum in Festo Nativitatis Domini Canticum in Festo Circumcisionis Canticum in Festo Ascensionis Domini Canticum in Festo Nativitatis B.M.V. Canticum in Festo Apostoli Canticum in Festo Sanctæ Catharinæ

L AT I N I TAT E S

Anne-Claire M AGNIEZ

LES EXERCICES SPIRITUELS SUR LA SCÈNE D’UNE CONGRÉGATION MARIALE. L’EXPÉRIENCE ORIGINALE DES JÉSUITES MUNICHOIS (1695-1717) Depuis leur publication en 1548, les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola cristallisent l’essentiel de la pédagogie jésuite diffusée dans l’espace catholique à travers la Compagnie de Jésus. Définis par Ignace comme « toute manière d’examiner oralement et mentalement sa conscience ; et aussi de méditer, de contempler, de prier mentalement et vocalement et enfin de mener n’importe quelles autres activités spirituelles »1, ils s’adressent à un directeur de conscience ou accompagnateur qui fait faire les exercices à un retraitant ou exercitant, et qui l’amène sur le chemin de la sainteté. Parallèlement au succès rapide de la Compagnie dont les collèges se multiplièrent dans le monde catholique dès la seconde moitié du XVI e siècle, la pratique des Exercices spirituels se développa non seulement dans les établissements scolaires, mais aussi dans les congrégations mariales2, fondées sur le modèle romain approuvé en 1584 par la bulle papale Omnipotens Dei. Ces sociétés ou sodalités regroupaient des fidèles autour du culte de la Vierge et vivaient en commun les principaux événements de la vie liturgique. Elles participaient activement à la propagation et au renforcement du catholicisme réformé et s’entouraient le plus souvent de dirigeants jésuites, accueillant en leur sein non seulement des élèves des collèges, mais aussi une grande partie de la population. À Munich, la première congrégation fut fondée en 1578 puis séparée en deux entités en 1597 : la minor regroupait les élèves des classes inférieures du collège et la bourgeoisie locale, tandis que la major rassemblait la noblesse locale, les 1 2

Ignace de Loyola, Exercices spirituels, dans Écrits, éd. M. Giuliani, Paris, 1991, p. 47. L. Châtellier, L’Europe des dévôts, Paris, 1987, p. 225-229.

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principaux ecclésiastiques de la région, l’administration princière et les élèves des classes supérieures. À partir de la fin du XVII e siècle, elle fut le lieu d’une activité peut-être inédite, du moins remarquable dans l’histoire des congrégations puisqu’elle proposa à ses membres des pièces de théâtre musicales dramatisant les Exercices spirituels. Le père Franz Lang, ancien professeur de rhétorique et président de la congrégation de 1694 à 1706, écrivit les textes de ces Considerationes ou méditations, entièrement en latin, tandis que des musiciens locaux se chargèrent de la composition musicale. Les représentations avaient lieu pendant le Carême, période propice selon lui « aux œuvres de pénitence et de piété »3, entre 1695 et 1707 environ. Puis, il rassembla ses œuvres qu’il fit éditer sous la forme de trois recueils littéraires et musicaux en 1717 : le Theatrum Solitudinis Asceticae, le Theatrum Affectuum Humanorum et le Theatrum Doloris et Amoris. Parmi eux, le premier revendique ouvertement l’influence des Exercices d’Ignace dans sa conception et dans la dramaturgie des Considerationes qui le composent : « Théâtre de la Solitude Ascétique ou doctrines morales composées sous la forme de Considérations musicales d’après les Exercices de saint Ignace, et représentées dans la grande salle de la congrégation mariale à Munich les dimanches de Carême »4. C’est ce qui suscite avant tout notre curiosité. À notre connaissance, les Exercices spirituels furent abondamment commentés et expliqués depuis leur parution, furent aussi à la source de très nombreux traités d’oraison aux XVII e et XVIII e siècles, mais pas sous la forme de pièces de théâtre musicales. Les jésuites encouragèrent la pratique théâtrale dans leurs établissements à partir du principe pédagogique ignacien selon lequel la connaissance humaine se nourrit de l’expérience sensible, mais, souvent, sans prendre le texte d’Ignace comme modèle à proprement parler dramaturgique. Or, dès la préface du Theatrum Solitudinis Asceticae, Lang prend cette tradition à contrepied : Dans cette première partie de mon œuvre, Lecteur bienveillant, je te propose un Théâtre, c’est-à-dire un Théâtre de la Solitude Ascétique, ou bien des Exercices Spirituels, ces exercices communiqués jadis depuis 3 F. Lang, Theatrum Solitudinis Asceticae, Monachium, 1717, préface non paginée : Pio huic exercitio ansam præbebat sacri Jejunij religio, quo plerùmque bonorum mentes ad pœnitentiæ, ac pietatis opera magìs dispositæ esse solent (« Pour cet exercice pieux, une occasion était offerte par le Carême, pendant lequel les âmes des gens de bien sont généralement davantage disposées aux œuvres de pénitence et de piété »). 4 Ibidem, page de titre : Theatrum Solitudinis Asceticae, sive doctrinae morales per Considerationes melodicas ad normam S. Exercitiorum S.P. Ignatii compositae, & in Alma Sodalitate […] Monachij per Verni Jejunij Dies Dominicas […] exhibitae.

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le ciel à Notre Saint Père Ignace dans la caverne de Manrèse et largement diffusés depuis dans le monde pour le bénéfice multiple des âmes, tels qu’ils nous ont été transmis et que nous les avons reçus du même Ignace ; ils sont ici adaptés à la scène pour que tu puisses les utiliser à ton avantage si tu le souhaites. […] Dans ces méditations, telles qu’on les appelait, les compositions qui pouvaient être contemplées par les exercitants solitaires dans le silence de leur âme, étaient désormais proposées aux sens des spectateurs à travers des images vivantes de choses et de personnes, par la parole, l’action scénique et les chants, de manière à pénétrer les âmes plus efficacement et avec mouvement5.

En assumant ouvertement avoir adapté les Exercices à une scène théâtrale tout en restant fidèle aux préceptes fondamentaux de l’édification morale par l’image, Lang accorde une dimension dramaturgique au texte ignacien lui-même. Le Sodalis ou membre de la congrégation devient dès lors le témoin d’un exercice fait par un autre pendant la représentation, ou plus précisément le témoin actif puisque le spectacle l’émeut et l’édifie moralement. Cette brève étude tend à expliciter ce postulat, en confrontant le modèle de méditation d’Ignace aux Considerationes du dramaturge bavarois. En filigrane se devine aussi chez Lang le désir de réformer la pratique théâtrale de la Compagnie, idéalement menée par des choragi ou metteurs en scène/poètes aux compétences élargies et à l’ambition renouvelée. Le Theatrum Solitudinis Asceticae de Franz Lang, en tant que recueil, fut composé plusieurs années après la fin des représentations. Il contient vingt-six Considerationes ou méditations réparties dans les quatre Semaines qui charpentent le guide ignacien : douze méditations forment la première Semaine, la via purgativa, six, la deuxième, la via illuminativa, cinq, la troisième, Imitatio Christi Patientis, et trois, la quatrième, la via unitiva cum Deo per amorem. Lang est également fidèle à Ignace par les thèmes qu’il aborde : le Theatrum Solitudinis Asceticae contient des Considerationes sur la mort, sur l’enfer, sur les deux étendards, une contemplation pour parvenir à l’amour, etc., comme dans les Exercices spirituels. Pour partie, la similitude générale du recueil avec 5 Ibidem, préface non paginée : In hac prima parte mei operis, Theatrum tibi aperio, Benigne Lector, Theatrum scilicet Solitudinis Asceticæ, sive Exercitiorum Spiritualium, qualia quondam S . P . N . IGNATIO in specu Manresano cælitus communicata, & hucusque multiplici animarum fructu per orbem notissima, ab eodem nobis tradita accepimus, ut ijsdem ad modum scenicum aptatis, in tuam utilitatem uti possis, si lubet. […] Meditationes appellari solebant ; quia, quæ tacita mente considerari â solitarijs poterant, ea vivis rerum, & personarum imaginibus, per sermonem, actionem, & cantus, spectantium sensibus proponebantur, efficaciùs inde ad animos itura cum motu.

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le guide ignacien résulte d’un travail d’unification du corpus en vue de la publication, puisque Lang écrivit et fit composer certaines pièces uniquement pour parfaire la ressemblance avec les Exercices, sans que celles-ci n’aient jamais été montrées sur scène6. Il s’agit des trois Considerationes de la quatrième Semaine ainsi que Lucerna sub Modio de la deuxième Semaine. La comparaison entre les manuscrits des œuvres et les sources imprimées montre par ailleurs que les textes eux-mêmes ne connurent aucune modification notable. Le dramaturge effectua néanmoins un exercice supplémentaire d’unification du recueil en attribuant un nom unique au rôle de l’exercitant qui chemine vers la sainteté : au cours de la lecture, on assiste à l’élévation progressive, de méditation en méditation et de semaine en semaine, d’un jeune homme prénommé Philotheus7, soit « celui qui aime Dieu », sans doute en référence à la Philothea éponyme de son prédécesseur Johann Paullinus qui avait fait représenter cette œuvre avec beaucoup de succès à Munich en 1648. À l’époque des spectacles, l’exercitant était une Âme ou un homme8. Cette entorse vise à assimiler le recueil à un guide d’oraison avec un héros unique et personnalisé mais n’entame pas la dramaturgie particulière de chaque méditation, puisque le rôle de l’exercitant lui-même n’est pas bouleversé. D’un point de vue formel, les Considerationes s’apparentent à des cantates religieuses ou à des oratorios. Il s’agit d’œuvres en latin entièrement musicales, fondées sur l’alternance de récitatifs et d’airs entrecoupés parfois de mouvements instrumentaux et d’ensembles vocaux. Le texte des récitatifs est écrit en prose, tandis que celui des airs est composé en vers rimés constituant à chaque fois un court poème. Ainsi, dans l’édition littéraire, le texte des récitatifs est justifié tandis que celui des airs est centré. En outre, les œuvres contiennent le plus souvent entre trois et huit personnages, soutenus par une instrumentation de deux violons et d’un alto en plus de la basse continue. D’un point de vue dramaturgique, les Exercices spirituels sont à la source des Considerationes, selon les divers modèles proposés par Ignace : méditation selon les trois puissances (mémoire – intelligence – volonté), contemplation ou application des sens. Pour ce faire, Lang s’appuie sur la multiplicité 6 A.-C. Magniez, Les Considerationes de Franz Lang SJ (1695-1717). Histoire des méditations munichoises, analyse du Theatrum Solitudinis Asceticae et de la musique de Johannes Andreas Rauscher à partir des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola. Thèse, Université de Paris 4-Sorbonne, 2009, p. 92-99. 7 F. Lang, Theatrum Solitudinis Asceticae, p. 2 (liste des personnages de la première Consideratio) : Philotheus seu meditans. 8 A.-C. Magniez, Les Considerationes de Franz Lang SJ (1695-1717), p. 155-156.

LES EXERCICES SPIRITUELS SUR LA SCÈNE

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de discours du texte ignacien, telle que Roland Barthes, notamment, l’a relevée dans une étude structuraliste9. Le premier discours des Exercices, « littéral », est celui qu’Ignace adresse au directeur spirituel notamment sous la forme d’annotations ; le second, « sémantique », est celui que le directeur adresse à l’exercitant, soit le don des exercices lui-même. Le troisième est « allégorique » : c’est le texte adressé par l’exercitant à Dieu sur les conseils et les recommandations du directeur. Barthes parle d’un « texte agi […] en quelque sorte l’exercice des Exercices »10. Il est « allégorique » car composé d’images. Enfin, le quatrième, « anagogique », constitue la réponse de Dieu à l’exercitant. C’est sur quoi la valeur dramatique de l’exercice repose : « la divinité recevra-t-elle la langue de l’exercitant et lui donnera-t-elle en retour une langue à déchiffrer ? »11. Dans la Consideratio de Lang, la dramatisation d’un tel exercice passe par la personnalisation des principaux acteurs et par une mise à plat des différents discours. Le théâtre offre ainsi au spectateur attentif deux espaces délimités et cloisonnés : dans le premier se trouve le couple exercitant / directeur personnifié par Philotheus et Angelus, son ange gardien, qui tient le rôle de l’accompagnateur. Il est le lieu du discours « sémantique ». Dans le second espace, une ou des images traduisent le texte « allégorique » de la méditation, sous la forme d’un ou plusieurs personnages humains accompagnés d’esprits : il s’agit là pour Lang d’illustrer visuellement l’imagination en marche de Philotheus. Les deux espaces ne communiquent pas : Philotheus reste enfermé dans une « solitude »12 tout ignacienne, et ne dialogue pas directement avec les personnages de l’image. Le cas échéant, un troisième espace est dédié aux emblèmes rhétoriques traditionnels dans la tradition théâtrale jésuite13. À l’intérieur de ce cadre rigide mais rigoureux, la méditation elle-même se développe. 9

R. Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, 1971, p. 47-50. Ibidem, p. 48. 11 Ibidem, p. 50. 12 F. Lang, Theatrum Solitudinis Asceticae, p. 122 (description scénique de la Consideratio Caelum in terris) : Scena refert solitudinem, in qua Philotheus, habitu viatorio instructus, & velut accinctus ad iter proponitur, bono Genio comite (« La scène reproduit un espace solitaire dans lequel Philotheus est présenté en tenue de voyage et comme prêt à se mettre en route, en compagnie de son ange gardien »). 13 Ibidem, p. 37 (description scénique de la Consideratio Porta Aeternitatis) : Scena exhibet Aulam, & in eadem ternas stationes, sive conclavia. In uno collectus meditatur Philotheus ad Oratorium. In altero eorum proponitur Moribundus in lectulo. In tertio fiunt Exhibitiones, praesenti argumento convenientes (« La scène montre une Cour, et dans celle-ci, trois emplacements ou chambres. Dans la première, Philotheus, recueilli, médite 10

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Des différents modèles, c’est la méditation selon les trois puissances qui est la plus répandue dans le Theatrum Solitudinis Asceticae. Il est possible que Lang ait voulu suivre ici la recommandation du Directoire de 1599 qui encourageait tout particulièrement cette méthode d’oraison14. La Consideratio comprend un prélude, trois inductions et une conclusion qui illustrent le découpage de l’Exercice ignacien (préambule(s), points et colloque terminal). Le prélude de la Consideratio est le moment de la composition de lieu et de la demande de « ce que je veux et désire ». Sous la forme d’un dialogue entre Philotheus et Angelus, il présente le sujet de la pièce et les enjeux de la méditation. Prenons pour exemple la Consideratio Bivium Aeternitatis, sur la mort. Dans le prélude, « Angelus propose à Philotheus de méditer sur deux sortes de mort, que Philotheus se dispose à soupeser/comparer avec fruit »15. La composition de lieu est décrite par Angelus dans un air : Ici un homme meurt riche Et meurt mal. Cette mort sera source d’horreur. Là meurt un homme pauvre, Qui meurt heureux. Cette mort sera source d’honneur. Sur cette distinction, apprends à vivre Pour apprendre à bien mourir16.

Une didascalie décrit en outre le décor : l’homme riche, nommé Chrysanthus, gît dans une chambre luxueuse entouré de ses médecins et amis, tandis que le pauvre, Irinus, agonise seul dans une cabane misérable17. Cette image est visuellement montrée à Philotheus et au public dans le second espace théâtral décrit ci-dessus. Conformément à la tradition ignacienne de la méditation, la composition de lieu fait appel à la puissance de la mémoire mais sans empiéter sur le processus

dans son oratoire. Dans la seconde, on voit un mourant sur un petit lit. Dans la troisième prennent place les expositions, en accord avec le sujet présenté »). 14 R. Dekoninck, Ad imaginem. Statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVII e siècle, Genève, 2005, p. 144. 15 F. Lang, Theatrum Solitudinis Asceticae, p. 59 (Titre du prélude de Bivium Aeternitatis) : Praeludium. Philotheo duplex genus mortis ab Angelo meditandum proponitur, ad quod cum fructu perpendendum, se disponit. 16 Ibidem, p. 59 (Air d’Angelus) : En dives moritur, Et male moritur : Mors erit haec horrori. Hic pauper moritur, Et felix moritur : Mors erit haec honori. Ex hoc discrimine tu disce vivere, Ut discas bene mori. 17 Didascalie : Jacet hîc inter dîvitias in thalamo culto &c. Circumstant amici, medici &c. Pauper in vili casa.

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d’oraison18 : le lieu imaginé par Philotheus reste vide dans la mesure où Irinus et Chrysanthus se taisent pendant tout le prélude, n’ayant ainsi pas plus de consistance que des illustrations plastiques. Elle est suivie immédiatement de la demande de « ce que je veux et désire », soit dans ce cas un appel à devenir plus vertueux pour vivre et mourir dans l’amour divin. Le fruit spirituel s’obtient par le mouvement affectif de la volonté, celle-ci étant « entendue comme tension vers un but et plus encore comme affectivité motrice »19. Les trois inductions de la méditation traduisent ensuite cette méthode. Dans la première, « Chrysanthus, étourdi, tremble de crainte pour sa mort prochaine. Quant à Irinus, il est heureux. Philotheus s’étonne et considère, avec raison, une telle différence ». Dans la seconde, « des démons tournent autour de Chrysanthus qui meurt dans le désespoir. Ce spectacle effraie sainement Philotheus ». Enfin, la troisième montre la Vierge qui soutient Irinus mourant dans la sérénité, tandis qu’en conclusion, Philotheus décide de suivre le chemin d’Irinus et « se stimule lui-même à mener une bonne vie »20. Le cheminement personnel de Philotheus correspond à une considération de l’image proposée : dans un premier temps, celui de la mémoire et de l’intelligence, Philotheus la regarde, étant donné que « le père Ignace, par acte de mémoire, entend n’importe quelle connaissance ou représentation dans l’intelligence, d’une réalité passée. En outre, il comprend la mémoire comme l’acte de penser une réalité que l’intelligence se représente et dispose sous les yeux, avant qu’elle n’y réfléchisse »21. Ainsi, non seulement Philotheus visualise la scène des deux mourants, mais il en tire des indications sur leur situation contraire. Le point central de l’œuvre réside cependant dans la conversion de Philotheus, réalisée grâce au mouvement affectif de la volonté : convaincu de la justesse du cheminement d’Irinus et de l’erreur de Chrysanthus, Philotheus décide de suivre l’itinéraire de l’homme vertueux. En tant que puissance affective, la volonté est au cœur du processus moralisateur, et 18 A. Demoustier, Qu’appelle-t-on Exercices spirituels ? La proposition ignatienne, Paris, 2004, p. 30. 19 Ibidem, p. 30. 20 F. Lang, Theatrum Solitudinis Asceticae, p. 59-65 : Inductio I. Chrysanthus, metu vicinæ mortis attonitus trepidat : Irinus verò lætatur ; mirante ac rite considerante tantam diversitatem Philotheo. […] Inductio II. Chrysanthum desperatè morientem circumstant dæmones : quod spectaculum salubriter terret Philotheum. […] Inductio III. Beata Virgo placidè exspiranti Irino assistit. […] Conclusio. Philotheus similis fati desiderio, ad bonam vitam semet excitat. 21 A. Gagliardi, Commentaire des Exercices spirituels 1590, éd. A. Derville, Paris, 1996, p. 42.

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elle est soutenue dans la méditation par l’exacerbation des passions de Chrysanthus et d’Irinus. Les assauts de la Mort contre Chrysanthus et les pillages réalisés par les démons nourrissent et font croître sa crainte, tandis que la Vierge et les Anges garantissent à Irinus une mort et un avenir rassurants. L’intervention des esprits provoque alors la « désolation spirituelle » de Chrysanthus et la « consolation spirituelle » d’Irinus au moment de leur mort, ce qui a pour effet d’accentuer l’effroi de Philotheus face au sort du pécheur et son admiration face à celui de l’homme vertueux. Pour finir, l’exercitant, s’identifiant à ce dernier, vit sa propre consolation spirituelle, fait une bonne « élection » en termes de spiritualité ignacienne et se tourne vers la vertu22. Lang utilise ainsi une structure dramatique fondée sur trois paliers : une image, un exercitant et le public. Pour être efficace, il reprend aussi à son compte l’idée que l’image se doit d’être objective pour devenir exemplaire23. Elle est objective car extérieure à l’exercitant : Philotheus ne médite pas sur une expérience vécue personnellement dans sa vie. Elle devient aussi exemplaire par la typologie des personnages. Rien ne caractérise Irinus et Chrysanthus si ce n’est qu’ils sont mourants et respectivement pauvre et riche, vertueux et pécheur. La même remarque est valable pour Philotheus, dont on sait uniquement qu’il est un jeune homme qui aspire à la sainteté. L’absence de caractérisation secondaire des personnages ouvre ainsi la porte au processus identificatoire : Philotheus s’identifie à Irinus et à Chrysanthus avant de s’orienter définitivement dans la direction du premier. Mais Lang instaure aussi un autre échelon, à savoir que le public est censé s’identifier à Philotheus. Plus généralement, Lang rejoint ici les fondements mêmes de la pédagogie jésuite par le théâtre. En plus de la volonté ouverte et assumée de dramatiser dans la forme les Exercices ignatiens, l’originalité de Lang et son caractère novateur résident également dans les moyens spectaculaires favorables à l’édification morale, en particulier la musique. Dans son traité d’art scénique publié de manière posthume en 1727, la Dissertatio de actione scenica, il met l’accent notamment sur deux idées. Tout d’abord, il défend le principe d’une unité conceptuelle des pièces théâtrales jésuites par un seul homme, le poète qui, dans l’idéal, possèderait des compétences non seulement littéraires, mais aussi artisanales pour la fabrication

22 Voir pour l’explication de l’élection A. Demoustier, Les Exercices spirituels de S. Ignace de Loyola. Lecture et pratique d’un texte, Paris, 2006, p. 315. 23 D. Londasle, Ignace maître spirituel, Paris, 1991, p. 129-130.

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de décors et musicales pour la composition de la musique24. Il insiste par ailleurs sur le fait que l’auteur doit toujours avoir à l’esprit l’affect qu’il veut développer, en réfléchissant à ce qui l’en détourne et à ce qui l’encourage, l’œuvre étant faussée par un mauvais usage des moyens pour parvenir à faire passer le sentiment voulu25. Il dresse dès lors l’archétype de l’œuvre idéale dans laquelle tous les éléments du spectacle concourraient ensemble à sa finalité édificatrice et souligne le danger de l’éparpillement que provoquerait une exacerbation désordonnée des passions. Dans le processus purificateur, la musique joue un rôle majeur puisque, dans la préface du Theatrum Solitudinis Asceticae, Lang lui attribue le rôle de « canal » pour ancrer les vérités chrétiennes dans le chœur des fidèles26. Contrairement à la plupart des théoriciens jésuites 24 F. Lang, Dissertatio de actione scenica, Monachium, 1727, p. 61 : In Chorago has ego dotes requiro. Præter nativam habilitatem, sine qua nihil bene geritur in hoc foro, sit ille primo Poëta, & Latinus ; acri polleat phantasia, sive imaginatione ; sit egregius Ethicus ; sit Actor insignis, ac denique manualem ad praxin expeditus. Hæc necessaria, sine quibus manca sit scena oportet & imperfecta. Si insuper Musicæ, Pictoriæque artis fuerit peritus (quod opto, non exigo) omne punctum tulerit (« Moi, je recherche les qualités suivantes chez un choragus. En plus d’une aptitude innée, sans laquelle rien de bien ne s’accomplit dans ce domaine, qu’il soit avant tout poète et latiniste ; qu’il ait une vive fantaisie et de l’imagination ; qu’il soit un moraliste remarquable ; qu’il soit un acteur distingué et enfin qu’il soit capable de travaux manuels. Ce sont les compétences nécessaires, sans lesquelles la scène sera nécessairement incomplète et imparfaite. Si le choragus maîtrise aussi les arts musicaux et picturaux (ce que je souhaite mais n’exige pas), il enlèvera tous les suffrages »). 25 Ibidem, p. 73 : Electo jam themate affectum, quem intendit, velut scopum suffigat, in eòque oculos defixos teneat, reflectendo se in omnibus, an eò ferantur, an ab eo aberrent, quæcunque cogitat & disponit. Quidquid ad hunc affectum non tendit vel directe, vel indirecte, aut superfluum est in scena, aut planè vitiosum (« Lorsque le thème [de l’œuvre] est choisi, qu’il [le choragus] se pose comme but l’affect auquel il tend, et qu’il fixe son regard sur lui. Qu’il réfléchisse en toute occasion si ce qu’il imagine et dispose y conduit ou s’en détourne. Tout ce qui ne tend pas à cet affect, que ce soit de manière directe ou indirecte, est superficiel sur la scène, ou bien fautif »). 26 F. Lang, Theatrum Solitudinis Asceticae, préface non paginée : ut mitiùs sentias, ipsam naturam Musices bonus consule. Habet illa nescio quid amabilis violentiæ, qua dominari solet audientium animis, eósque modulorum suavitate fascinatos, in sui amorem trahere. Isto quasi canali robustæ veritates, & vitæ Christianæ principia in mentes hominum leniter influunt, & amænitate cantûs instillatæ, fortiùs hærent in affectu, & memoria ; unde per moram illustratus intellectus, ipsam quóque voluntatem, modulaminis titillatione devinctam, in agnitæ veritatis amorem, & virtutis æmulationem abripiat ; qui unus nostri laboris scopus & finis est (« Pour avoir un jugement plus indulgent, considère favorablement la nature même de la musique. Elle a je ne sais quelle douce violence grâce à laquelle elle règne sur les âmes des auditeurs qui, fascinés par la suavité des sons, sont forcés à l’aimer. À travers ce canal, les vérités fortes et les principes de la vie chrétienne coulent doucement dans les esprits des hommes et, insinués grâce au charme du chant, s’attachent avec plus de force dans le sentiment et dans la mémoire. Il en résulte que l’intelligence, une fois éclairée, entraîne aussi la volonté elle-même, désarmée par l’attrait de la mélodie, vers l’amour de la

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qui se méfiaient de la sensualité de la musique ou qui, tel que Jacob Masen, la considéraient comme un ornement relativement accessoire27, Lang lui attribue une valeur équivalente à celles du texte et des emblèmes. La publication intégrale des Considerationes en est un témoin indirect. Opposé au projet éditorial, Lang s’insurgeait du fait que l’on ne pouvait rendre sur papier ce qui avait été montré sur scène et estimait que ses écrits étaient « morts » en l’absence de représentation28. Cependant, obligé de se soumettre par ses Supérieurs, il soutint dès lors le projet d’une publication non seulement littéraire mais aussi musicale, pour garantir l’intégralité d’une œuvre qui apparaîtrait « mutilée et incomplète » par l’absence d’un de ses éléments constitutifs29. C’est pourquoi on trouve aussi dans les marges des textes de très nombreuses indications de décors, de déplacements des personnages et d’emblèmes rhétoriques. Dans la pratique, le positionnement de Lang suggère une collaboration entre le dramaturge et le musicien, ainsi qu’une composition musicale au service d’un projet spirituel. Bivium Aeternitatis, composée par l’organiste de cour Johann Andreas Rauscher, est un exemple éclairant de cette idée30. L’œuvre musicale est marquée par un contraste très fort entre les différentes situations humaines, quitte à tordre le texte théâvérité reconnue et l’imitation de la vertu. Ceci seul constitue le but et la finalité de notre effort »). 27 T. Erlach, Unterhaltung und Belehrung im Jesuitentheater um 1700. Untersuchungen zu Musik, Text und Kontext ausgewählter Stücke, Essen, 2006, p. 59-63. 28 F. Lang, Theatrum Affectuum Humanorum, Monachium, 1717, préface non paginée : Compositiones scenicas, auribus factas & animis, non lento examine trutinandas ; literas, inquam, mortuas, vivâ voce, actione, Musicâ, vestium & scenarum apparatu destitutas, velut informes statuas, peritorum crisi exponere, me ausurum fuisse nemo existimet (« Que personne ne considère que j’aurais osé exposer à la critique des connaisseurs ces compositions scéniques faites pour les oreilles et les esprits et non pour être soumises à un examen minutieux ; ces lettres, dis-je, qui sont mortes, telles des statues informes, une fois destitués de leur animation vocale, de jeu théâtral, de musique, de costumes et d’apparat scénique »). 29 F. Lang, Theatrum Solitudinis Asceticae, préface non paginée : Sed ut ad institutum revertar, vides modò, Benigne Lector, quo ex fonte manârit Sacrorum Exercitiorum theatralis exhibitio, & quæ causæ Patronos typi ad imprimendos etiam Modulos impulerint, uti hos ipsos integritatis necessitas omnino requirere videbatur, ne opus mutilum, & aliquâ sui parte imperfectum ederetur (« Mais, Lecteur bienveillant, pour en revenir à mon dessein, tu vois à présent de quelle source a coulé la représentation théâtrale des Exercices spirituels et quelles raisons ont poussé les responsables de l’édition à imprimer aussi la musique : l’œuvre devait être intégrale et il ne fallait pas qu’elle soit éditée mutilée et incomplète en l’une de ses parties »). 30 A.-C. Magniez, Les Considerationes de Franz Lang SJ (1695-1717) : analyse de la musique de l’œuvre, p. 261-290, 320-335 ; traduction du livret et partition reconstituée, p. 633-685.

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tral, pour ouvrir la voie à l’édification des fidèles rassemblés. Dépassant la simple volonté d’illustrer les passions contenues dans le texte, Rauscher procède plutôt à un travail de hiérarchisation. Ainsi, le malheur et la souffrance de Chrysanthus sont annihilés par des airs courts et inexpressifs, tandis que l’oppression des démons et de la Mort, signifiée notamment par un martèlement rythmique, accentue l’effroi. L’expiration même du pécheur, Actum est ; desperatum est, exprimée sous la forme d’un récitatif sec tout aussi inexpressif, contribue à empêcher un sentiment de pitié inapproprié à l’égard de Chrysanthus au profit de la crainte de subir le même sort. Lang et Rauscher s’inscrivent là dans la lignée d’une réflexion sur la catharsis menée par les jésuites et ainsi résumée par Jean-Marie Valentin : Ce n’est point de la crainte et de la pitié qu’il faut libérer l’homme. Le véritable terme de tout spectacle c’est, par la crainte des vices et des punitions qui en résultent, la guérison des désordres de l’âme à qui la vertu est proposée comme remède. Et il ne suffit pas qu’Œdipe, aveugle et solitaire, nous émeuve. Il faut aussi que, comme chez Sophocle, note Masen, il avoue s’être égaré : la reconnaissance d’une erreur, qui est ici comprise comme péché ou transgression volontaire d’une norme connue, prouve que l’homme assume la pleine responsabilité de ses actes et paie pour les fautes qu’il a commises. Et pour que nous ressentions de la pitié, il convient que le châtiment s’abatte après coup sur le criminel31.

N’ayant reconnu aucune faute et n’ayant pas encore subi le jugement divin, Chrysanthus ne mérite aucune pitié de la part de Philotheus ou du public mais au contraire un rejet stimulé par la crainte de subir une situation identique. Le contraste avec le traitement d’Irinus apparaît dès lors extrêmement sensible puisque Rauscher réalise pour lui un véritable effort de composition, par le biais notamment de la construction formelle des mouvements, de la rhétorique musicale et de l’accompagnement instrumental. Citons par exemple le très bel air de la Vierge, Pius amor, dans lequel elle l’assure de son amour et de son soutien. La douceur de la mélodie et le développement contrapunctique régulier, dans lequel la voix chantée se mêle intimement à la basse continue en contrechant, illustrent la « suavité »32 de la musique décrite par Lang dans sa préface et marqueront à l’évidence les auditeurs bien plus efficacement que les airs inexpressifs de Chrysanthus. La mort d’Irinus, concomitante à sa consolation spirituelle, est un autre moment clé de 31 J.-M. Valentin, Les Jésuites et le théâtre (1554-1680). Contribution à l’histoire culturelle du monde catholique dans le Saint-Empire romain germanique, Paris, 2001, p. 181. 32 Voir la citation ci-dessus.

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la Consideratio, en totale opposition à celle, éludée, de Chrysanthus. Bien que très court et formé seulement des deux exclamations O Jesu ! O Maria !, ce récitatif accompagné de manière originale dans l’œuvre par deux altos, dépeint la paix intérieure du mourant grâce au soutien instrumental, à l’ambiance modale du passage et à des réminiscences de motifs propres à la musique de la fin de la Renaissance. Il est à noter d’ailleurs que Rauscher réutilise tous ces éléments musicaux pour la consolation spirituelle et l’élection de Philotheus, dans la conclusion de la méditation, illustrant ainsi l’identification de l’exercitant à l’homme vertueux. Tous ces éléments de dramaturgie musicale reposent la question de la collaboration entre le dramaturge et son compositeur, à partir du moment où les passions exprimées textuellement par les personnages de la Consideratio et les moments dramatiques de l’œuvre sont diversement appréciés. En réalité, la musique de Rauscher offre un concours au dramaturge, tenu par des nécessités de vraisemblance, notamment l’expression vocale et textuelle du malheur du mourant pécheur. En annihilant certains propos pour obtenir un effet affectif différent, la musique de Rauscher apparaît comme une mise en pratique de l’idéal du choragus : l’association réfléchie et ordonnée de tous les éléments du spectacle dans le seul objectif du retournement des âmes. Bien que la conception du spectacle ne soit pas assurée par une seule personne, la collaboration étroite entre le responsable moral et son musicien semble répondre à l’ambition ultime du dramaturge/poète. Par delà les réflexions éthiques sur le rôle et le pouvoir de la musique dans l’œuvre scénique, Lang renouvelle le discours sur les moyens de ce théâtre moralisant. À tout le moins, il invite les responsables jésuites à modifier leurs pratiques théâtrales et, en vérité, à s’adapter aux évolutions esthétiques propres au XVII e siècle. Son souci d’implanter une scène musicale originale au sein de la congrégation et non uniquement de promouvoir le théâtre scolaire traditionnel est tout à fait emblématique de sa position. À Munich, le théâtre des jésuites avait fait les riches heures de la vie culturelle de la cité jusqu’à la fin de la guerre de Trente Ans, offrant aux spectateurs les œuvres d’auteurs jésuites de premier plan tels que Cenodoxus de Jacob Bidermann (1609) et Philothea de Johann Paullinus (1648)33. Mais depuis que le duc Ferdinand Marie, 33 Pour l’histoire de Munich à cette époque et du théâtre des jésuites, voir par exemple T. Erlach, Unterhaltung und Belehrung im Jesuitentheater um 1700, p. 239-247 ; Ludwig Hüttl, Max Emanuel. Der blaue Kurfürst 1679-1726. Eine politische Biographie, Munich, 1976.

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encouragé par son épouse Adélaïde de Savoie, avait renforcé la Hofkapelle de musiciens et chanteurs italiens dès son accession au pouvoir en 1651, les divertissements de cour s’étaient multipliés, symbolisés par les opéras représentés avec faste dans la salle de la Salvatorplatz. Le goût italien en matière de spectacle lyrique s’était propagé tout particulièrement dans les couches les plus élevées de la société, qui composaient à la fois le public de l’opéra mais également, par exemple, celui de la grande congrégation mariale. Parallèlement, les pièces jésuites traditionnelles, écrites pour la remise annuelle des prix, perdaient de plus en plus les faveurs d’une frange lettrée et noble de la population, parce qu’elles ne pouvaient rivaliser avec le faste des spectacles profanes34 et qu’elles ne répondaient plus à l’attente esthétique de ce public. L’expérience de Lang au sein de la congrégation est à analyser à l’aune de ces nouvelles pratiques. Dans la Dissertatio de actione scenica, il insiste justement sur le fait que le dramaturge jésuite doit se placer le plus possible en conformité avec le goût du public et s’y adapter, au besoin35. Il précise sa pensée dans la préface du Theatrum Affectuum Humanorum : la musique est nécessaire aux œuvres jésuites « pour alléger le dégoût d’une déclamation trop longue et donner un plus grand charme à la scène »36. Sa position favorable à la musique se double d’un désir de créer dans la congrégation des pièces intimes et privées, en totale opposition au grandiose des pièces scolaires traditionnelles. En notant que la congrégation, en tant qu’institution, ne permettait pas la création d’œuvres de grandes dimensions37, il s’adaptait néanmoins aux pratiques habituelles du public lors des spectacles profanes. 34 F. Lang, Dissertatio de actione scenica, p. 100 : Sumptuosiora spectacula permittenda sunt theatris Principum, quibus ad talia suppetunt opes, & artificium ingenia. Cum his non certet Scholarum nostrarum egestas (« Les spectacles plus somptueux doivent être laissés aux scènes princières, qui disposent des ressources financières et des talents d’artistes nécessaires. L’indigence de nos écoles ne peut rivaliser avec elles »). 35 B. Bauer, « Multimediales Theater : Ansätze zu einer Poetik der Synästhesie bei den Jesuiten », dans Renaissance-Poetik, éd. Heinrich F. Plett, Berlin – New-York, 1994, p. 233. 36 F. Lang, Theatrum Affectuum Humanorum, préface non paginée : In priori quidem parte Melodicas sex et viginti in hac altera verò novendecim, soluto sermone recitatas per Dialogos, immixtis tamen hinc inde cantionibus, ut longioris recitationis levaretur fastidium, & inde major amænitas scenæ accederet (« Dans la première partie [de mon œuvre se trouvent] 26 [Considérations] musicales, et dans la seconde dix-neuf, récitées à travers des dialogues en prose, en y mêlant cependant ici et là des chants, pour alléger le dégoût d’une récitation trop longue et donner un plus grand charme à la scène »). 37 Ibidem, préface non paginée : Grandes Tragœdi ad meum pedem, & ad rei, locique conditionem non erant : minùs Comicorum sales ad seriam virtutis Orchestram. Peripetiæ dramaticæ horariam intra clepshydram sese includi non sustinebant (« [La création de] grandes tragédies ne correspondait pas à mes possibilités, ni au genre, ni au lieu. Le sel

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Lang profitait du reste du vide culturel spécifique à Munich entre 1692 et 1715 à cause de l’absence du duc Maximilien Emmanuel II. En effet, nommé gouverneur des Pays-Bas espagnols par l’empereur Léopold Ier, le prince avait quitté Munich pour Bruxelles en 1692 et n’était revenu qu’en 1701. Puis, pour s’être rangé aux côtés de Louis XIV pendant la Guerre de Succession d’Espagne, il fut vaincu par les troupes impériales en 1704, fut mis au ban de l’Empire et dépossédé de ses États en 1706 par Joseph Ier, qui le contraignit à un exil français jusqu’à sa réhabilitation en 1714. Durant toute cette période, l’Opéra resta fermé et les musiciens italiens de la Hofkapelle suivirent Max-Emmanuel d’abord à Bruxelles, puis en France. La grande congrégation mariale était finalement la seule institution en mesure de proposer régulièrement des spectacles à un public en mal de réjouissances en cette période difficile. Si l’on en croit les commentaires de Lang dans le journal de la sodalité, son action fut couronnée d’un succès considérable, la foule se pressant aux représentations des Considerationes à tel point qu’il dut parfois refuser du monde faute de place38. L’opportunisme de Lang durant la fermeture de l’Opéra et l’absence du prince ne doit pas cacher son profond désir de renouveau. Conscient qu’une réforme des pratiques de la Compagnie était indispensable pour répondre aux attentes du public, il s’attacha à combattre les esprits les plus conservateurs parmi les jésuites munichois, qui voyaient ses Exercices dramatiques et musicaux d’un mauvais œil. Il provoqua même une levée de boucliers pour avoir affirmé que ses Exercices dramatiques étaient plus efficaces que l’oraison mentale traditionnelle d’Ignace39. Ses Supérieurs l’autorisèrent malgré tout à poursuivre son action, à condition toutefois de ne plus transposer les Exercices eux-mêmes et de diminuer la part musicale des Considerationes40. Obligé de se soumettre mais soutenu par la majorité des Magistrats de la sodalité, Lang riposta des comédies ne s’accordait guère avec un théâtre sérieux de la vertu. Les péripéties dramatiques ne pouvaient pas être limitées à une heure de représentation [temps maximal autorisé des Considerationes] »). 38 Acta Maioris Congregationis Monacensis 1630-1699, Archives du diocèse de Munich et Freising, PB 67 (B 1398), p. 598 (dimanche 10 mars 1697) : Dom. III. Quad.mæ Oculi. Anni X.ma. Conventus 16.mus Brevis sermo, et post illum Meditatio Melodica, Belisarius punitus, ob expulsum Sylverium Pontif. […] Oratorium refertissimum, ita ut non pauci coacti fuerint discedere, cùm illos locus non caperet (« 3e dimanche de Carême, Oculi. 10e de l’année. 16e réunion. Bref sermon et ensuite une méditation musicale sur Bélisaire puni pour avoir expulsé le pape Silvère. […] L’oratoire était tellement rempli qu’un certain nombre de spectateurs ne purent entrer, étant donné l’exiguïté des lieux »). 39 L. Seccard, Commentarius Asceticus duorum sæculorum a Congregatione Majore Latina, Monachium, 1779, p. 41-42. 40 A.-C. Magniez, Les Considerationes de Franz Lang SJ (1695-1717), p. 132-140.

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en multipliant des spectacles de forme variée, compilés ensuite dans le Theatrum Affectuum Humanorum et le Theatrum Doloris et Amoris. Par la suite, ses successeurs à la tête de la congrégation continuèrent régulièrement de proposer des méditations en temps de Carême jusqu’après la Suppression de l’Ordre en 1773. Mais parce qu’ils ne suivirent pas les recommandations de Lang en matière esthétique, leur public les désavoua progressivement au profit des innovations profanes, ce qui contribua à l’affaiblissement régulier du théâtre des jésuites à Munich au XVIII e siècle. Dans l’histoire des spectacles jésuites munichois, les Considerationes de Lang tiennent à n’en point douter une place essentielle. Par ces œuvres, le dramaturge tenta en effet de réformer tous les éléments jusqu’alors habituels sur la scène scolaire dans une direction qui mêlait intimement la moralisation des âmes et le maintien de positions politiques. Revenant aux sources anthropologiques qui justifiaient la pratique théâtrale chez les jésuites, il eut l’ambition de créer de véritables Exercices spirituels dramatiques et musicaux. Il s’appuya pour ce faire sur la grande congrégation mariale et proposa à son public laïc et noble des œuvres relativement courtes et représentées dans un cadre privé qui mêlaient plaisir des sens et ambition morale. Prenant acte de la mutation du goût et des pratiques spectaculaires, il fit preuve d’un sens aigu des responsabilités en justifiant sa réforme des pratiques théâtrales comme la réponse aux enjeux éthiques et politiques de la fin du XVII e siècle. Bousculés et dépassés par des spectacles de cour au luxe toujours plus affirmé, les jésuites perdaient de plus en plus une position de premier plan. C’est pourquoi Lang prit le parti de revenir à la source même de la pédagogie jésuite et décida de renouveler l’usage des Exercices par ses Considerationes. Son expérience fut couronnée d’un succès indiscutable dont, d’ailleurs, la publication ultérieure et intégrale des trois recueils témoigne. Les Considerationes répondent ainsi à l’ambition d’un dramaturge combatif qui, sans renier l’édification des foules, n’en fut pas moins à l’écoute des évolutions du temps. BIBLIOGRAPHIE B ARTHES , R., Sade, Fourier, Loyola, Paris, 1971. C HÂTELLIER , L., L’Europe des dévôts, Paris, 1987. D EKONINCK , R., Ad imaginem. Statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVII e siècle, Genève, 2005.

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D EMOUSTIER , A., Qu’appelle-t-on Exercices spirituels ? La proposition ignatienne, Paris, 2004. —, Les Exercices spirituels de S. Ignace de Loyola. Lecture et pratique d’un texte, Paris, 2006. E RLACH , T., Unterhaltung und Belehrung im Jesuitentheater um 1700. Untersuchungen zu Musik, Text und Kontext ausgewählter Stücke, Essen, 2006. G AGLIARDI , A., Commentaire des Exercices spirituels 1590, éd. A. Derville, Paris, 1996. L ONDASLE , D., Ignace maître spirituel, Paris, 1991. M AGNIEZ , A.-C., Les Considerationes de Franz Lang SJ (1695-1717). Histoire des méditations munichoises, analyse du Theatrum Solitudinis Asceticae et de la musique de Johannes Andreas Rauscher à partir des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola. Thèse, Université de Paris 4-Sorbonne, 2009. V ALENTIN , J.-M., Les Jésuites et le théâtre (1554-1680). Contribution à l’histoire culturelle du monde catholique dans le Saint-Empire romain germanique, Paris, 2001.

L AT I N I TAT E S

Aline S MEESTERS

CONCLUSIONS GÉNÉRALES En guise de conclusion à ce volume, nous aimerions tenter une première synthèse sur la place de la poésie latine à haute voix dans l’Europe des XVI e et XVII e siècles. Nous commencerons par proposer une classification des circonstances diverses dans lesquelles des lectures sonores, récitations ou chants de textes poétiques latins pouvaient avoir lieu ; ainsi que des différents types de sources qui nous ont conservé la trace de ces pratiques. Dans un second temps, nous nous interrogerons sur les modes d’interprétation (du point de vue des lecteurs/récitants/ chanteurs) mais aussi de réception (du point de vue du public, de l’auditoire) de cette poésie latine exécutée par la voix et livrée à l’oreille. 1. C IRCONSTANCES

DE LA LECTURE À HAUTE VOIX ET CATÉGORIES

DE SOURCES

Tout d’abord, les différentes études rassemblées ici ont mis en évidence, sans grande surprise, une pratique quotidienne, ou au moins très régulière, de la lecture à haute voix ou de l’interprétation chantée de textes poétiques latins dans les deux grandes instances conservatrices de cette langue, respectivement l’École et l’Église. Ces pratiques peuvent être documentées à la fois à travers les documents qui les réglementent (par exemple la Ratio studiorum pour les collèges jésuites) et ceux qui fournissent un corpus de textes à « consommer » en contexte scolaire ou liturgique (manuels, recueils de textes ou de chants, « opuscules d’office » évoqués par Jean Duron). Il arrive parfois aussi de dénicher des textes qui mettent en scène ces pratiques familières : les progymnasmata de Pontanus, par exemple, proposent une collection de petits tableaux dialogués inspirés de la vie quotidienne des élèves des jésuites. Les pratiques ordinaires de l’École et de l’Église peuvent en outre prendre une forme « extraordinaire » à certains moments de l’année scolaire (par exemple la remise des prix) ou de l’année liturgique (le Carême, la fête de Noël…) : on constate alors une plus grande théâtralisation 227

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des performances et la présence d’un public plus large. Les grandes occasions qui marquent le destin des nations et des princes qui les gouvernent (victoires, mariages, baptêmes…) sont quant à elles l’occasion de fêtes spectaculaires, typiques de la Renaissance et de l’âge baroque. Ces fêtes peuvent être organisées par des instances civiles (autorités municipales, corporations…) ; mais elles impliquent régulièrement aussi les deux institutions déjà mentionnées, l’Église et l’École. L’événement inclut souvent une célébration liturgique ; les maîtres des écoles latines locales s’investissent régulièrement dans la composition de textes latins destinés à être récités ou à orner des architectures éphémères, quand ils n’organisent pas carrément tout un programme de festivités au sein même de leur établissement ; quant à la jeunesse studieuse, elle est appelée à participer activement aux réjouissances, notamment pour figurer dans des tableaux vivants, défiler dans des processions ou encore interpréter des rôles de théâtre. Ces événements spectaculaires (qu’ils soient liés à un moment de l’année scolaire ou liturgique ou à une circonstance exceptionnelle), et l’éventuelle présence en leur sein de récitations de poèmes latins, nous sont transmis en général par trois types de sources : les feuillets ou programmes distribués au public ; les comptes rendus et relations des événements ; et enfin, les textes mêmes (ou les partitions) qui ont fait l’objet d’une interprétation, s’ils ont été jugés dignes de survivre à la circonstance qui les a fait naître : ils ont pu alors être soit archivés sous forme manuscrite, soit publiés à plus ou moins brève échéance, de manière isolée ou groupée. Avec ce bref aperçu, nous avons plus ou moins fait le tour des pratiques analysées par les contributeurs à ce volume. Reste un vaste champ quasiment inexploré et beaucoup plus difficile à documenter : toutes les lectures (ou récitations, ou chants, ou même improvisations) de poésie latine à haute voix pratiquées en groupe, mais de façon non spectaculaire, et en-dehors ou en marge des « programmes » scolaires ou liturgiques. Nous pensons notamment aux groupes formés par les communautés religieuses (brièvement évoquées en ouverture de l’article de Chr. Georis) ; par les cours princières (même si les langues vernaculaires semblent avoir été dominantes dans ce contexte) ; par les académies littéraires1 ; par les rassemblements privés à l’occasion de mariages, 1 Beaucoup de données utiles peuvent à cet égard être tirées du récent collectif dirigé par Marc Deramaix, Perrine Galand, Ginette Vagenheim & Jean Vignes, Les Académies dans l’Europe humaniste : idéaux et pratiques, Genève, 2008. Voir par exemple, p. 214, le récit (tiré des Genialium dierum libri VI de D’Alessandro) d’une séance académique qui se serait tenue à Naples chez le poète Sannazar, et lors de laquelle un jeune affranchi aurait chanté en musique des élégies de Properce.

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de baptêmes, de décès ou de promotions touchant des membres de la res publica litterarum2 ; ou encore par les réunions informelles d’amateurs de poésie. Voilà donc un large programme de recherche qui mériterait d’être approfondi… Avant de clôturer ce premier point, revenons rapidement sur la typologie des sources disponibles et sur les précautions spécifiques qu’elles exigent de la part du chercheur. Une distinction doit d’emblée être faite entre deux grandes catégories de documents : d’une part, les poèmes mêmes qui ont fait l’objet d’une interprétation vocale ; et d’autre part, les textes de nature diverse qui nous renseignent « de l’extérieur » sur les pratiques performatives. Les poèmes néo-latins présentent parfois, dans leur forme ou dans leur contenu, certains traits qui peuvent être regardés comme les indices d’une performance orale en vue de laquelle ils auraient été composés : jeux sonores et rythmiques particulièrement développés ; mises en abyme, par exemple lorsque le poème fait le récit de sa propre interprétation ; appels au public à écouter… Il faut cependant toujours faire la part des conventions rhétoriques : l’interpellation par exemple est un effet de style recherché, qui ne suppose pas forcément la production orale du poème ni la présence de la personne interpellée. Et si l’importance que revêt le rythme dans la composition des poèmes latins indique bien que ceux-ci avaient toujours le statut d’ « objets potentiels de performance » (selon l’expression de Mathieu Ferrand), elle ne permet pas d’affirmer qu’ils ont été effectivement interprétés dans telle circonstance particulière. Une place à part doit être reconnue au paratexte des poèmes, qui se situe à mi-chemin entre les deux catégories de sources que nous avons définies. Titres, préfaces, lettres aux lecteurs, approbations…, mais aussi partitions, peuvent livrer des indices de choix sur le contexte premier de performance des poèmes. L’article de Stefano Benedetti nous appelle pourtant, là aussi, à la prudence, en mettant en évidence le cas d’un texte (Osci et Volsci de Mariangelo Accursio) qui prétend dans son titre avoir été joué (actus) alors qu’il ne l’a probablement jamais été. En outre, des poèmes effectivement 2 Un article récent de Harm-Jan van Dam touche à la question de l’éventuelle performance publique des poèmes de circonstance néo-latins néerlandais : « Taking Occasion by the Forelock : Dutch Poets and Appropriation of Occasional Poems », dans Latinitas perennis, II : Appropriation and Latin Literature, éd. Y. Maes, J. Papy & W. Verbaal, Leiden – Boston, 2009, p. 95-127. Van Dam se montre très sceptique dans le cas des mariages (p. 105) ainsi que des funérailles, avec un doute cependant dans le cas des funérailles académiques (p. 113) ; par contre, il signale que de courts poèmes étaient effectivement récités lors de cérémonies commémoratives tenues le jour anniversaire d’un décès (p. 113).

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interprétés peuvent avoir été retravaillés au moment de la publication, comme dans le cas des Méditations de Franz Lang (étudiés par A.-Cl. Magniez). La seconde catégorie de sources rassemble des textes de nature très variée, pour lesquels le chercheur doit toujours se poser la question des intentions poursuivies par leur auteur. Citons, pêle-mêle, les comptes rendus d’événements – où la reconstitution documentaire cache presque toujours un arrière-fond panégyrique, publicitaire ou idéologique ; les instructions réglementant des pratiques, en particulier scolaires – règles qui peuvent n’avoir pas été respectées, ou avoir été édictées justement en réaction à des usages contraires bien implantés ; les correspondances ou mémoires donnant un point de vue privé sur un événement ou une pratique – mais où la part du « self-fashioning » ne doit pas être négligée ; ou enfin les textes littéraires présentant des tableaux de la vie de leur temps, apparemment croqués sur le vif – mais qui peuvent avoir été, en réalité, orientés par diverses perspectives : la théorisation rhétorique (comme dans l’Actio oratoris et les Prolusiones Academicae des jésuites Joannes Lucas ou Famiano Strada, étudiés respectivement par D. Sacré & T. Denecker et par F. Lucioli), l’édification linguistique et morale (ainsi dans les Progymnasmata de Pontano, évoqués par G. Ems) ou encore la construction d’un éthos littéraire, la satire de la société du temps… Tous les documents disponibles ne fournissent finalement qu’un reflet reconstruit et orienté des pratiques qu’ils prétendent décrire ; mais le faisceau d’indices qu’ils constituent permet néanmoins d’établir avec une quasi-certitude la place bien réelle occupée par l’interprétation à haute voix de la poésie latine dans la société des XVI e et XVII e siècles. 2. M ODES D ’ INTERPRÉTATION Mais comment précisément la poésie latine était-elle interprétée à cette époque ? Le verbe canere couramment utilisé dans les textes ne nous apprend pas grand-chose, puisqu’il peut renvoyer aussi bien à un chant véritable qu’à une scansion rythmique impeccable ou à une simple lecture mélodieuse. La mise en musique semble avoir concerné surtout des poèmes latins rythmiques et non pas métriques – quoique des exceptions célèbres aient existé, notamment parmi les motets profanes3 3 Signalons par exemple le CD Le Chant de Virgile : Les poètes de l’Antiquité dans la musique de la Renaissance, par le Huelgas-Ensemble sous la direction de Paul van Nevel (Harmonia Mundi, 2001), qui propose notamment six adaptations différentes du récit virgilien du suicide de Didon (Dulces exuviae…) par des compositeurs de la Renaissance :

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ou les hymnes liturgiques4. Les poèmes métriques quant à eux semblent avoir généralement fait l’objet d’une lecture scandée, mais pas pour autant mécanique. Les documents rassemblés suggèrent la recherche d’un double équilibre : d’une part, un équilibre entre l’attention au sens et la recherche du rythme ou de la musicalité (aussi bien d’ailleurs de la part de celui qui compose que de celui qui interprète) ; et d’autre part, un équilibre entre une certaine théâtralité, visant à transmettre des émotions (à travers les inflexions dramatiques de la voix, les expressions du visage, l’ampleur des gestes…) et le souci toujours présent de ne pas déroger aux règles de la décence. Chez les théoriciens de la pronuntiatio, l’acteur de théâtre (qui, il faut le souligner, dans le cas des pièces latines, s’exprime lui aussi en vers) est évoqué tantôt comme modèle, tantôt comme repoussoir pour l’orateur et, plus largement, pour toute personne s’exprimant en public. Il apparaît presque impossible de reconstituer l’expérience sonore de ces déclamations de poèmes latins : les voix se sont envolées, et seuls demeurent les textes qui ne peuvent nous en rendre les inflexions, les vibrations, les cadences et les timbres. Mais il se confirme en tout cas que pour les hommes de cette époque, la poésie latine se goûtait, se jugeait à l’oreille : les numeri, le rythme si particulier conféré à la poésie latine classique par le jeu étudié des alternances de syllabes longues et brèves, constituaient une part essentielle de l’expérience poétique. L’importance du jugement de l’oreille était tel que certains poètes réduisaient leur travail à un jeu purement formel, sans plus se soucier du sens, comme l’a déploré par exemple un Famiano Strada (étudié ici par F. Lucioli). Les poètes aussi bien que les théoriciens semblent avoir nourri une foi profonde en la puissance de la poésie latine, en sa capacité à déclencher chez l’auditeur des réponses émotives intenses (par exemple dans le contexte des pièces de théâtre). On peut pourtant légitimement se demander quelle frange de la population était effectivement apte à comprendre et à goûter à l’audition des vers latins. Très tôt des secours spécifiques (feuillets avec traductions, programmes avec argument en langue vernaculaire…) ont dû être mis en place pour le public moins qualifié ; celui-ci jouissait par ailleurs du plaisir de la musique, du faste des mises en scènes, des effets comiques ou pathétiques basés Josquin Desprez, Jehan Mouton, Mabriano de Orto, Jakob Vaet, Theodoricus Gerarde et Roland de Lassus. 4 Urbain VIII confia ainsi à une équipe internationale de poètes néo-latins (dont Galluttius et Sarbievius) la tâche de réécrire les hymnes du Bréviaire romain en mètres classiques.

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sur le visuel… Mais malgré tous ces expédients, la poésie latine était inévitablement vouée à décliner en même temps que la formation en latin dispensée dans les écoles devenait de moins en moins poussée. Nicolas Chorier, juriste français et poète latin à ses heures, nous témoigne que dans la France des années 1680, il n’y avait pratiquement plus de public pour la poésie latine ; la préface de ses Carmina5 évoque le honteux mépris, ou la négligence des lettres latines qui s’insinue chez nos contemporains, au point qu’ils ne comprennent plus suffisamment cette langue (exception faite de quelques grands hommes, mais qui ne sont pas en grand nombre) ; ou, s’ils la comprennent, qu’ils n’en perçoivent plus suffisamment les charmes et les beautés [nous soulignons]6.

Pouvons-nous dire mieux aujourd’hui ? Puisse en tout cas ce recueil d’études contribuer à replacer les lepores et venustates sonores de la langue et de la métrique latines au centre de notre compréhension des phénomènes qui entourent la composition et la réception de la poésie latine à l’époque de la première modernité.

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N. Chorerius, Carminum liber unus, Gratianopoli, 1680. …tam turpis, nostros inter homines latinarum litterarum aut contemptio, aut negligentia irrepit, ut satis non intelligant, magnis, non tamen magno numero, exceptis viris […] ; nec, si utcunque intellexerint, illius lepores linguae et venustates satis percipiant (p. 17). 6

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LES AUTEURS Stefano B ENEDETTI è dottore di ricerca in Italianistica alla “Sapienza” di Roma. Egli ha rivolto le sue ricerche alle fortuna e ricezione dei classici nel Rinascimento italiano, ora nell’ambito della letteratura delle immagini (Itinerari di Cebete. Tradizione e ricezione della “Tabula” dal XV al XVIII secolo, Roma, Bulzoni, 2001), ora nel campo della retorica e dell’oratoria, in particolare approfondendo la cultura umanistica a Roma nel Quattro e Cinquecento (“Ex perfecta antiquorum eloquentia”. Oratoria e poesia a Roma nel primo Cinquecento, Roma, 2010). As a Classics student at KULeuven, Tim D ENECKER worked under the supervision of Dirk Sacré on Joannes Lucas’s didactic poem, ‘Actio oratoris seu de gestu et voce libri duo’ (1675), and on a Latin prose speech by the same author, ‘De monumentis publicis Latine inscribendis oratio’ (1677). An introduction to and annotated edition of the latter work has appeared in Humanistica Lovaniensia (2013). Tim is currently working on a doctoral dissertation under the supervision of Pierre Swiggers (KU Leuven), about the linguistic conceptions held by early Christian Latin authors ; he is also preparing a number of publications on this subject. Fondateur et directeur (1989-2007) de l’Atelier d’études sur la musique française des XVII e & XVIII e siècles du CMBV, Jean D URON est actuellement chercheur au CMBV et directeur des collections de livres. Il travaille sur la musique à l’époque de Louis XIV, principalement aux moyens de son interprétation : effectifs, contrepoint, composition, structures, affects et théorie. Ses travaux concernent notamment les grandes formes (grand motet, tragédie en musique), la musique de la Cour, celle des grandes cathédrales du royaume et, dans tous ces domaines, la question du statut des sources. Ses recherches l’ont conduit également à publier plusieurs textes sur la poésie néo-latine contemporaine ( Jean Santeul, Pierre Perrin, Pierre Portes). Il a plus particulièrement travaillé sur les compositeurs suivants : Moulinié, Lully, Du Mont, Brossard, Desmarest, Lalande, Campra, D. Scarlatti et Grétry. Hors cette période, sur Obouhow et Ravel. Dans le cadre de sa thèse de doctorat à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve), Grégory E MS a travaillé sur un corpus d’emblèmes composés en grec ancien et en latin par les élèves du collège jésuite de Bruxelles sous la régence de Léopold-Guillaume de Habsbourg (1647-1656) dans l’optique d’en étudier la portée idéologique. Il a également été assistant de

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recherche dans le cadre du projet « Cultures du Spectacle Baroque. La fête baroque entre Italie et anciens Pays-Bas (1585-1685) », pour lequel il a travaillé aux traductions d’un corpus de récits de fêtes jésuites. Il est actuellement assistant de recherche dans un projet FRFC (FNRS) sur le thème de la « Pensée figurée et expérience mystique à l’âge baroque ». Mathieu F ERRAND enseigne actuellement la langue et la littérature latines à l’Université de Bourgogne (Dijon, France). Ses travaux de recherche et sa thèse de doctorat portent sur le théâtre français et néolatin (1450-1550) et sur le monde des collèges parisiens au début de la Renaissance. Christophe G EORIS est docteur en Langues et Lettres de l’Université catholique de Louvain (UCL). Il a longtemps enseigné la langue et la littérature italiennes au Conservatoire Royal de Musique de Liège. Ses recherches portent sur la poésie et la musique vocale. Collaborateur scientifique à l’Université de Liège, il est chargé de cours invité à l’UCL (Centro di Studi italiani). Il est membre du Cermus (Centre de recherche en musique-musicologie, UCL), du Saggiatore musicale (Università di Bologna, Dipartimento di Musica e Spettacolo) et de la Renaissance Society of America (RSA). De façon générale, ses recherches portent sur la poésie à destination musicale, de la Renaissance à la période baroque (madrigal et opéra). Il s’intéresse en particulier au phénomène de la dévotion aux XVI e et XVII e siècles. Les outils d’analyse privilégiés sont ceux de la sémiotique et de la pragmatique. Il a récemment publié une monographie sur Claudio Monteverdi : Monteverdi Letterato ou les métamorphoses du texte, Paris, 2013. Lambert I SEBAERT enseigne la philologie latine et la linguistique comparative indo-européenne à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve). Ses recherches portent notamment sur l’histoire de la grammaire comparée dans l’Europe prémoderne et moderne (1450-1900). Dernières publications : De tuin der Talen. Taalstudie en taalcultuur in de Lage Landen, 1450-1750 (Orbis Linguarum, vol. 3), Leuven (avec T. van Hal & P. Swiggers) ; À l’origine des études sanscrites. Les œuvres de Heinrich Roth, Johann Ernst Hanxleden & Jean-François Pons s.j. (1660-1740) éditées, traduites et annotées par P.-S. Filliozat, L. Isebaert, J.-Cl. Muller, T. Van Hal & C. Vielle (Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres), Paris (à paraître). Francesco L UCIOLI è Research Associate presso il Department of Italian della University of Cambridge. Interessato in particolar modo alla letteratura e alla cultura italiana dal Quattrocento al Settecento, ha pubblicato, in raccolte e riviste specializzate, saggi e articoli dedicati a poemi in ottava rima, trattati di mnemotecnica, emblematica, epistolografia e poesia neolatina. Ha curato l’edizione commentata dell’Aedificatio Romae (1494) di Giuliano Dati (Roma, 2012) ed è uno degli editori del volume Il discorso morale nella letteratura italiana (Roma, 2011) ; ha inoltre partecipato in qualità di relatore a convegni internazionali organizzati da università e istituzioni culturali in Italia e

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all’estero. Autore di recensioni e articoli di critica teatrale, si è occupato anche di linguistica collaborando con la rivista Lingua italiana d’oggi, con l’Istituto dell’Enciclopedia Italiana Treccani e l’editore Zanichelli di Bologna, per il quale ha curato la revisione della quarta edizione del Grande dizionario dei sinonimi e dei contrari (Bologna 2013). Anne-Claire M AGNIEZ est docteur en histoire de la musique de l’université Paris 4-Sorbonne. Elle a rédigé une thèse sur les Considerationes de Franz Lang SJ pour la grande congrégation mariale de Munich (1694-1717). En particulier, elle s’est intéressée au Theatrum Solitudinis Asceticae, un recueil de pièces de théâtre en musique qui constitue une véritable dramatisation des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola. Après avoir travaillé comme secrétaire de la Société française de musicologie à Paris, elle s’est installée à Munich pour terminer ses recherches de thèse grâce à une bourse du CIERA (Centre Interdisciplinaire d’Études et de Recherches sur l’Allemagne), puis a travaillé comme collaboratrice à la Bibliothèque d’État de Bavière à Munich pour le projet DFG « Digitalisierung und Erschliessung der Librettosammlung Her » (2010-2012) et au département d’Histoire de la musique de l’Institut historique allemand de Rome pour le projet DFG « Retrokonversion und Digitalisierung des Teilbestands Libretti der Musikgeschichtlichen Bibliothek des Deutschen Historischen Instituts in Rom » (2012-2013). Dirk S ACRÉ obtained his PhD in Classics from the KULeuven in 1986 under the direction of the late Professor Jozef IJsewijn. From 1998 on, he teaches solely at the KULeuven ; his courses are in the field of Classical and NeoLatin literature. He devotes his scholarly attention to a wide range of topics in the field of Neo-Latin belles-lettres. His main interests include Early Modern epistolography, Neo-Latin poetry (sixteenth century to present), and the Classical Tradition. He is general editor of the international journal Humanistica Lovaniensia. Journal of Neo-Latin Studies (Leuven) ; he is vice-president of the Academia Latinitati Fovendae (Rome) and a member of the Conseil international pour l’édition des œuvres complètes d’Érasme (Rotterdam). Aline S MEESTERS est chercheuse qualifiée du Fonds National belge de la Recherche Scientifique (FNRS) et professeur à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve, Belgique). Philologue classique de formation, elle est spécialisée dans l’étude de la littérature néo-latine, avec un intérêt particulier pour la poésie de circonstance (généthliaque notamment) et pour les rapports entre les arts (poésie, musique, peinture…). Sa thèse de doctorat (Aux rives de la lumière. La poésie de la naissance chez les auteurs néo-latins des anciens PaysBas entre la fin du XV e siècle et le milieu du XVII e siècle) est parue en 2011 chez Leuven University Press. Elle a également publié une série d’articles dans des revues et ouvrages collectifs.

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TABLE DES MATIÈRES AVANT - PROPOS

Lambert I SEBAERT & Aline S MEESTERS .

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Introduction . . . . . . . Les exercices de composition et de déclamation poétiques dans les collèges . . risiens au début du XVI e siècle L’ars pronuntiandi dans les collèges jésuites au XVII e siècle. . . . .

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Dirk S ACRÉ & Tim D ENECKER The Actio oratoris seu de gestu et voce libri duo (Paris, 1675) of the Jesuit Joannes Lucas . . . . . .

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PREMIÈRE PARTIE

L’École

Aline S MEESTERS Mathieu F ERRAND Grégory E MS

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DEUXIÈME PARTIE

Le modèle romain

Aline S MEESTERS Stefano B ENEDETTI Francesco L UCIOLI

Introduction . . . . . . . Roma, settembre 1513 : Spettacolo, poesia e satira in Theatro capitolino . « Forma inimica pudori ». Le Prolusiones Academicae de stylo poetico di Famiano Strada . . . . . .

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TROISIÈME PARTIE

La Poésie latine chantée

Aline S MEESTERS Christophe G EORIS Jean D URON

Introduction . . . . . . . Contrafactum et oraison mystique . . Les cantiques de Pierre Perrin : « De l’or et des pierres brutes pour les musiciens » . . . . . . . . 237

153 159 187

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TABLE DES MATIÈRES

Anne-Claire M AGNIEZ Les Exercices spirituels sur la scène d’une congrégation mariale. L’expérience originale des jésuites munichois (1695-1717) . . . . . .

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AUTEURS