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ROMANISER LA FOI CHRÉTIENNE ?
la poésie latine de l’antiquité tardive
entre tradition classique et inspiration chrétienne
COLLECTI O N D ’ ÉTU D ES M É D IÉ VAL E S DE N IC E Collection fondée par Rosa Maria dessì, Michel lauwers et Monique Zerner Direction Michel lauwers Comité éditorial Germain Butaud, Yann Codou, Rosa Maria Dessì, Stéphanie le BriZ-orgeur Comité scientifique Enrico Artifoni (Università di Torino), Jean-Pierre Devroey (Université Libre de Bruxelles), Patrick J. Geary (Institute for Advanced Study, Princeton), Dominique Iogna-Prat (EHESS, Paris), Florian MaZel (Université de Rennes 2), Didier Méhu (Université Laval, Québec), Jean-Claude SchMitt (EHESS, Paris), Élisabeth Zadora-rio (CNRS, Tours)
Cultures et Environnements. Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge UMr 7264, Université Côte d’Azur – CNRS Pôle Universitaire Saint-Jean-d’Angély SJA3 24, avenue des Diables-Bleus F-06300 Nice Cedex * Maquette Antoine pasqualini
Illustration de couverture Le roi David identifié à Orphée, jouant sur une cithare et entouré d’animaux. Mosaïque romaine de Tarse, iiie siècle, Musée Archéologique d’Antakya Hatay, Turquie (crédit : Image BROKER / Alamy Banque d’images)
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CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
Cultures et Environnements. Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge
COLLEC TION D’ÉTUDES MÉ DIÉ VAL E S DE NIC E VOLUME 20
ROMANISER LA FOI CHRÉTIENNE ? la poésie latine de l’antiquité tardive
entre tradition classique et inspiration chrétienne
ÉTUDES RÉUNIES PAR
GIAMPIERO SCAFOGLIO ET FABRICE WENDLING
H F
© 2022
F H G, Turnhout, Belgium.
All rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording or otherwise, without the prior permission of the publisher.
ISBN : 978-2-503-60087-1 E-ISBN : 978-2-503-60088-8 Numéro de dépôt légal : D/2022/0095/290 Numéro de DOI : 10.1484/M.CEM-EB.5.130170 ISSN : 2294-852X E-ISSN : 2294-8538 Printed in the E.U. on acid-free paper
LISTE DES SIGLES ET ABRÉVIATIONS
Abréviations usuelles cf. chap. col. f. L. l. ms.
confer chapitre colonne(s) folio livre ligne manuscrit(s)
n. nº p. r t. v vol.
note numéro page(s) recto tome verso volume
Abréviations des titres de collection et de revue AA SS = AB = BAV = BHL = BML = BNC = BnF = CC Ser. Lat. = CC Cont. Med. = CCM = DACL = DBI = DHGE = DS = DTC = MEFRM = MGH = PG = PL = RHE = RIS =
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INTRODUCTION : TRADITION CLASSIQUE ET INSPIRATION CHRÉTIENNE Giampiero ScafoGlio & fabrice WendlinG Université Côte d’Azur, CEPAM, CNRS, France
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es rapports entre la culture classique païenne et la religion chrétienne ne constituent certainement pas un sujet nouveau et inexploré : plusieurs ouvrages l’ont abordé, dont certains de grande ampleur, depuis la Naissance de la poésie dans l’Occident chrétien de Jacques Fontaine, jusqu’au récent Classicism and Christianity in Late Antique Latin Poetry de Philip Hardie1. Nous espérons néanmoins offrir de nouvelles impulsions au débat scientifique par ce volume collectif, issu d’un séminaire annuel qui s’est déroulé à Nice, de 2016 à 2018, au sein de l’équipe « Images, Textes et Monuments » appartenant au CEPAM (« Cultures et Environnements : Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge »), laboratoire de l’Université Côte d’Azur et du CNRS. Nous avons adopté en fait une perspective historiciste, décalée en quelque mesure par rapport aux approches traditionnelles, qui se concentrent sur le processus (aujourd’hui décrit et commenté abondamment) de christianisation de la culture classique. En situant les auteurs et les œuvres dans le cadre complexe et tourmenté des grands changements et des convulsions idéologiques qui traversent et bouleversent la société romaine du iiie au vie siècle, nous avons essayé d’approfondir un processus moins étudié, complémentaire et symétriquement opposé à celui de la « conversion chrétienne » de la culture classique visant à toucher l’élite païenne et en même temps à rendre hommage à la Ville de Rome en tant que matrice de civilisation : un processus qu’on pourrait appeler de « romanisation » de la foi, à savoir de mutation des contenus originels de la foi sous l’influence de l’inculturation romaine du christianisme. Autrement dit, la question que nous voulons poser est la suivante : la poésie, sous la plume des poètes chrétiens, estelle un simple ornement pour la foi, celle-ci restant inchangée d’être exprimée par des lettrés issus du monde païen antique, ou vient-elle opérer comme une transformation des contenus de la foi – de certains tout au moins ? À dire vrai, il y a une façon simple – et polémique – de poser la question et d’y répondre, représentée par la pensée protestante moderne : la rencontre de la foi chrétienne et de la culture antique aurait conduit à ce que J. Ellul appelait 1.
J. fontaine, Naissance de la poésie dans l’Occident chrétien. Esquisse d’une histoire de la poésie latine chrétienne du iiie au vie siècle, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1981 ; P. Hardie, Classicism and Christianity in Late Antique Latin Poetry, Oakland, University of California Press, 2019.
Romaniser la foi chrétienne ? La poésie latine de l’Antiquité tardive entre tradition classique et inspiration chrétienne, éd. Giampiero ScafoGlio et Fabrice WendlinG, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 20), pp. 9-14. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132133
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une « subversion du christianisme2 » ; de s’être coulée dans les cadres de pensée et d’expression de la civilisation gréco-romaine, la foi chrétienne – d’origine hébraïque – se serait dénaturée ; le catholicisme est ainsi, aux yeux de J. Ellul, une forme de christianisme paganisé. Les réflexions stimulantes de J. Ellul, écho d’une relecture protestante de l’histoire du christianisme, ne peuvent sans doute être reçues sans esprit critique, en raison de leur charge confessante. Néanmoins, elles attirent l’attention sur plusieurs transformations réelles du christianisme antique, et rejoignent indirectement, de fait, certaines préoccupations des historiens contemporains spécialistes de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge. En effet, le christianisme antique, devenu religion d’un Empire qui a gardé, pour une large part, ses institutions et sa physionomie culturelle, a connu des mutations qui n’étaient guère prévisibles et ne laissent d’interroger les historiens – médiévistes, notamment –, en particulier la sacralisation des lieux (avec l’avènement des pèlerinages) et des bâtiments (avec toute une liturgie de la consécration), qui semble en rupture avec le culte « en esprit et en vérité » annoncé par Jésus dans l’épisode de la Samaritaine, au chapitre 4 de l’Évangile de Jean. Cette mutation particulièrement visible est d’ailleurs au cœur de certaines recherches menées au CEPAM par des historiens qui se sont efforcés de comprendre le phénomène complexe et saillant de spatialisation et de territorialisation dont témoigne l’histoire du christianisme de l’Antiquité au Moyen Âge3. Soucieux de contribuer, comme latinistes, à la réflexion scientifique du CEPAM, nous avons ainsi voulu prendre en compte ces questionnements dans une enquête sur la poésie latine chrétienne : si l’Église, qui de Tertullien à Minucius Felix et à Augustin, à la suite de saint Paul, ne cesse d’insister sur le fait que Dieu n’habite pas dans des temples faits de main d’homme, mais que le vrai temple, c’est l’être humain lui-même, ou le Christ glorifié, si l’Église, donc, a fait de la basilique le cœur de la liturgie, au temps de Constantin, et du pèlerinage sur des loca sancta – absents du christianisme « utopique » des premiers siècles – un élément progressivement structurant de la vie chrétienne, peut-on mettre à jour des traces littéraires, et pas seulement monumentales, culturelles, d’une telle mutation du christianisme dans le cadre de l’avènement d’un Empire chrétien ? Le conte allégorique de Virgile et David qui viennent aux mains, puis se réconcilient et marchent main dans la main, le poète latin étant conduit par le patriarche
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J. ellul, La subversion du christianisme, Paris, Seuil, 1984. Voir M. lauWerS, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 2005 ; D. méHu (dir.), Mises en scène et mémoires de la consécration de l’église dans l’Occident médiéval, Turnhout, Brepols, 2007 ; Y. codou et M. lauWerS (dir.), Lérins, une île sainte de l’Antiquité au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2010. On doit ici, du reste, citer également les travaux de D. Iogna-Prat, en particulier son ouvrage La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge (v. 800-v. 1200), Paris, Éditions du Seuil, 2006, qui étudie une période certes plus tardive, mais dont les prémices se dessinent autour de la fondation d’un Empire chrétien, à la fin du ive siècle.
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qui a gagné4, rend bien l’idée (tout en faisant sourire) de l’affrontement dramatique entre ces deux mondes, qui utilisent leurs héritages culturels comme outils de guerre (en complément des armes politiques beaucoup plus violentes) et s’interpénètrent même pendant qu’ils se heurtent, en aboutissant à un renversement du conflit dans une synergie qui asservit la culture classique aux principes et aux buts de la religion chrétienne. Cette évaluation n’est pas erronée, mais elle ne donne peut-être pas un tableau complet d’un phénomène historique et culturel si complexe et à plusieurs facettes. Il serait sans doute plus juste de dire que David conduit Virgile et se laisse conduire par lui à la fois, même sans aller jusqu’à adapter la devise d’Horace5 : Roma capta… Dans cette perspective, Vincent Zarini compare la vision de Rome en tant que matrice et symbole de la civilisation païenne dans la poésie profane et chrétienne, en montrant que le christianisme « couronne l’histoire de Rome plus qu’il ne la condamne », tout en refusant les aspects directement liés au passé païen et en envisageant une « refondation chrétienne » de la Ville. La survivance tenace de la culture classique avec des développements novateurs au sein d’un monde romain qui est désormais profondément christianisé est confirmée par Macrobe, « un auteur se situant au confluent de deux traditions » (scil. païenne et chrétienne) : Charles Guittard met en lumière les différents aspects des Saturnales qui se rattachent, d’un côté, à la culture classique et surtout à la poésie (dont Virgile est le représentant de loin privilégié), de l’autre, au milieu culturel de l’auteur et de ses amis, tels que Symmaque et Servius. Il aborde la question des rapports de Macrobe avec le christianisme, mais le silence de l’auteur sur la religion nouvelle de l’Empire ne permet que des remarques prudentes, qui ne sauraient invalider le néo-platonisme fondamental de Macrobe. Giampiero Scafoglio se concentre sur un poète, Ausone, qui semble vraiment incarner les contradictions de son époque, en oscillant dans ses écrits entre l’adhésion au christianisme et la fidélité inconditionnée à la tradition culturelle romaine, comprenant également la religion païenne. Contraire à l’extrémisme, Ausone partage la politique de tolérance religieuse menée par Valentinien ; mais plus tard l’attitude répressive adoptée par Gratien envers le paganisme pousse le poète à changer son approche du christianisme et à assumer une position ambiguë, afin de défendre l’héritage romain. L’ombre de la répression religieuse s’étend également sur l’Anthologie latine, qui fait l’objet de l’étude d’Étienne Wolff ; mais dans ce cas il s’agit de la répression exercée par les Vandales ariens sur les chrétiens nicéens africains : le compilateur du recueil réagit au danger en se mettant « sous le couvert » de la tradition classique. Deux contributions portent sur une œuvre poétique d’une physionomie toute différente, celle de Prudence – poète que, par contraste avec Ausone, on pourrait qualifier de radicalement chrétien. Prudence, proxime de Théodose, offre 4. 5.
Cette anecdote est tirée (mais dûment modifiée) du compte rendu de P. Bourgain sur l’ouvrage de Fontaine cité supra : cf. Bibliothèque de l’École des chartes, 139 (1981), p. 269-270. Epist. II, 1, 156 : Graecia capta ferum uictorem cepit.
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ainsi un exemple saillant pour vérifier l’hypothèse d’une romanisation de la foi induite par l’inscription de l’écriture poétique dans la tradition classique antique. De fait, à partir d’une analyse de l’articulation entre théologie et poésie dans le Contre Symmaque, Fabrice Wendling se demande si l’usage d’une forme poétique nourrie de réminiscences classiques ne vient pas transformer la théologie elle-même, faisant de Prudence moins un théologien qui viendrait couler l’expression conciliaire de la foi dans la forme poétique classique, qu’un poète qui fonde une théologie neuve. D’ailleurs, on observe chez Prudence, en particulier dans le Peristephanon, l’apparition en littérature chrétienne de la réalité neuve d’une topographie chrétienne sacrée : c’est précisément la question qu’aborde Joëlle Soler, qui cherche à comprendre ce que recouvre cette naissance de loca sancta au sein d’une religion dont elle rappelle avec précision, s’appuyant notamment sur les travaux de J. Z. Smith, qu’on peut la définir comme une religion « utopienne » – par opposition aux religions « locatives » –, c’est-à-dire une religion intérieure que l’on peut pratiquer où l’on veut, et qui ignore, dans sa topographie, l’opposition entre sacré et profane. Joëlle Soler s’interroge alors sur cette sacralisation des lieux qui advient chez Prudence autour de la célébration des martyrs, et sur la meilleure façon de rendre compte de cette mutation fondamentale du christianisme antique. Jean-Louis Charlet, de son côté, étudie trois poèmes minora de Claudien – poèmes qu’il attribue, avec une partie de la tradition critique, à Claudien, bien que la question soit disputée. Dans ces trois poèmes, il revient sur le problème, souvent débattu, de la religion de Claudien : il s’attache à montrer que ces œuvres poétiques témoignent d’un paganisme culturel, sans permettre de se prononcer clairement sur les croyances religieuses intimes de Claudien. Le premier de ces trois poèmes, adressé à Isis, serait le plus personnel, et refléterait l’attachement patriotique (plus que mystique) de Claudien à la grande déesse égyptienne, dont le culte était encore largement répandu au ve siècle. Par l’étude d’un corpus allant du pape Damase à Ennode de Pavie et comprenant aussi Paulin de Nole et Prudence, Gaëlle Herbert de la Portbarré-Viard montre comment la poésie épigrammatique chrétienne liée aux monuments (tombes, églises, baptistères) a été influencée par la tradition épigraphique païenne : en effet, ce nouveau genre de la poésie chrétienne a tiré de cette dernière « les indices de l’énonciation, les potentialités visuelles de l’inscription et sa fonction mémorielle », tout en en renouvelant profondément le message. Ennode de Pavie fait également l’objet de l’attention de Céline Urlacher-Brecht, qui met en évidence le rôle majeur que l’idéal classique de l’orator joue, de pair avec l’éloquence raffinée dont il est le symbole, dans les poèmes religieux de cet évêque poète. Ennode d’ailleurs ne se soucie pas trop de sa proximité avec la culture païenne : il connaît l’importance que l’élite ecclésiastique attribue à l’art oratoire, considéré « comme un don de Dieu ». Le même Ennode est encore étudié par Benjamin Goldlust, qui s’interroge sur la stigmatisation de la virginité – paradoxale dans un texte chrétien – mise par Ennode dans la bouche de Cupidon aux v. 54-72 de son Épithalame pour Maximus : rapprochant cette pièce d’un éloge – lui aussi surpre-
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nant – de la toute-puissance du langage dans un autre poème d’Ennode et de la déploration funèbre – non moins étonnante – de la mentula défaillante du poète (assortie à une glorification de la même mentula comme principe créateur) dans une élégie de Maximien, Goldlust s’interroge sur cette critique de la uirginitas de la part d’un diacre, et sur la conception de la liberté poétique qui s’y fait jour. Enfin, avec les contributions que nous venons de présenter si succinctement, nous espérons offrir matière à réflexion et alimenter ultérieurement le débat sur un sujet qui aujourd’hui ne cesse pas d’apparaître intéressant et fécond aussi bien pour les historiens que pour les philologues et les critiques littéraires. Nous tenons à remercier les conférenciers qui ont participé au séminaire et qui nous ont ensuite confié leurs chapitres pour la publication, mais également les collègues, les doctorants et les étudiants qui ont suivi si nombreux les différentes séances et qui ont profitablement discuté avec les intervenants. Nous exprimons encore notre gratitude à ceux qui ont permis la réalisation du séminaire et du volume, Rosa Maria Dessì, responsable de l’équipe IT&M, et Michel Lauwers qui ont accueilli notre ouvrage dans la Collection d’études médiévales de Nice.
LE PASSÉ ROMAIN CHEZ LES POÈTES LATINS DE L’ANTIQUITÉ TARDIVE vincent Zarini
Sorbonne Université, Centre d’Études Patristiques, LEM, UMR 8584
Résumé Le présent article, en faisant la part à la fois du conservatisme romain et de la nouveauté chrétienne, examine d’abord les regards portés sur Rome par la poésie profane de la latinité tardive : la Ville y est profondément ancrée dans un passé mythifié et la nouveauté, qu’elle vienne des barbares ou de Constantinople, y est présentée comme un danger ; mais quelle place accorder aux anciens dieux païens en évoquant Rome ? Chez les poètes chrétiens, le passé païen de la Ville est fermement rejeté, au profit, par exemple, d’une refondation chrétienne sous le patronage de Pierre et de Paul ; mais le christianisme couronne l’histoire de Rome plus qu’il ne la condamne, en général. Enfin, quelles sont les spécificités poétiques de ces regards rétrospectifs sur la Rome antique ? Cette poésie vit en symbiose avec la rhétorique ; le poids de la tradition, notamment virgilienne, y est déterminant, et l’usage du mythe permet une lecture des événements présents selon des schèmes intemporels, qui renvoient à l’essentiel en transcendant l’accident : ainsi, le regard retrospectif n’est jamais uniquement une vaine nostalgie. Abstract The present paper aims to examine how late Latin poets viewed the Roman past, between Roman conservatism and Christian novelty. In secular poetry, the City is deeply rooted in a mythical past : any novelty, either from the barbarians or from Constantinople, is presented as a danger ; but the place to be given to ancient pagan gods is problematic. Among Christian poets, the pagan past of the City is firmly rejected, while Rome, for example, has to be refounded under the protection of Peter and Paul ; but Christianity, generally speaking, is a coronation rather than a condemnation of Roman history. At least, is ancient Rome viewed in a peculiar way through poetical texts ? These texts are strongly connected to rhetorical skill ; the weight of poetical tradition, particularly the Virgilian one, is overwhelming, and the use of myth enables to read present events through timeless patterns, transcending accidents and pointing out to what is essential ; so, while looking backwards, these poets never indulge in useless nostalgia only.
Romaniser la foi chrétienne ? La poésie latine de l’Antiquité tardive entre tradition classique et inspiration chrétienne, éd. Giampiero ScafoGlio et Fabrice WendlinG, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 20), pp. 15-34. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132134
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e sujet qu’il me revient de traiter1 est assurément fort beau, mais immense par le nombre de textes poétiques qu’il conviendrait de convoquer ne fût-ce que du ive au vie siècle, et sans doute mériterait-il une thèse de doctorat à tout le moins. À qui voudrait être rigoureux, il ne faudrait pas examiner plus d’un ou deux auteurs, dans une simple communication, d’autant plus que la plupart de ces poèmes ne peuvent s’apprécier pleinement qu’en fonction des circonstances précises qui les ont vus naître. Je me risquerai cependant ici à une vue d’ensemble, qui sera malgré tout partielle dans ses choix et suscitera d’inévitables réserves des spécialistes, mais leurs observations mêmes me seront utiles. Quelques remarques préliminaires : le sujet ici retenu du miroir du passé ne doit pas exclure l’importance du présent ni le souci de l’avenir, dans notre lecture des textes antiques, sauf à pratiquer une lecture purement « scientifique » de l’histoire que notre corpus ignore ; on n’oubliera donc pas de s’intéresser aussi au regard actualisé et prospectif que nos auteurs font souvent correspondre au regard rétrospectif de Rome sur elle-même : la Ville, en effet, ne se veut-elle pas « éternelle » ? Rome ne désigne du reste pas seulement la cité, mais aussi l’empire romain, d’autant plus qu’en sus de nouvelles capitales, comme Milan ou Ravenne, il existe même dès 330 une « seconde » ou « nouvelle » Rome ; quant aux barbares qui alors « se pressent en foule aux portes de l’empire dont les gonds craquent », selon l’heureuse formule de Huysmans au célèbre chapitre III d’À rebours, ils vont bientôt forcer les Romains, dans le cadre d’une « accommodation » plus ou moins heureuse selon qu’on lit W. Goffart ou Br. Ward-Perkins, à voir surtout en Rome une civilisation et une culture2. On le perçoit, maints problèmes se posent, qui ont suscité bien évidemment de nombreuses et belles études de détail, comme le Romulus Servianus de Ph. Bruggisser, mais aussi de synthèse, tels les livres de Fr. Christ3, de Fr. Paschoud4, d’H. Inglebert5 ou de D. Brodka6.
1.
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Cette communication a d’abord été présentée, le 31 mai 2008, à l’occasion du congrès annuel de l’Association des Professeurs de Langues Anciennes de l’Enseignement Supérieur (APLAES) réuni à l’Université de Bourgogne (Dijon), puis lue le 19 avril 2010, dans une traduction italienne due à la dott.ssa Giulia Caramico (Università degli Studi di Salerno), devant les professeurs et les étudiants du département d’études classiques de l’Università degli Studi « Federico II » de Naples, à l’invitation de l’« Associazione di Studi Tardoantichi », et enfin donnée, avec des compléments et mises à jour, le 6 octobre 2017, dans cadre d’un séminaire animé par le Professeur Giampiero Scafoglio et le Dr. Fabrice Wendling à l’Université Côte d’Azur (Nice). Ma gratitude la plus vive s’adresse à tous pour leur attention et leurs remarques. Sur ces questions très débattues, voir p.ex. W. Goffart, Barbarians and Romans, AD 418-584. The Techniques of Accommodation, Princeton, 1980 ; E. A. tHompSon, Romans and Barbarians. The Decline of the Western Empire, Wisconsin, 1982 ; Br. Ward-perkinS, La chute de Rome. Fin d’une civilisation (trad. fr.), Paris, 2014 ; P. HeatHer, Rome et les barbares. Histoire nouvelle de la chute de l’Empire (trad. fr.), Paris, 2017. Die römische Weltherrschaft in der antiken Dichtung, Berlin-Stuttgart, 1938. Roma aeterna. Études sur le patriotisme romain dans l’Occident latin à l’époque des grandes invasions, Rome, 1967. Les Romains chrétiens face à l’histoire de Rome, Paris, 1996. Die Romideologie in der römischen Literatur der Spätantike, Bern, 1998.
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On veillera cependant à ne jamais oublier que la plupart de nos poètes appartiennent à et écrivent pour une élite conservatrice, formée par une école traditionaliste, et passionnément attachée au passé : leur public idéal, et pas seulement chez les païens, au moins en sa fleur, est constitué de la Romanorum procerum generosa propago, qu’exalte Rutilius Namatianus (1, 7), ou des illustres et savants convives des Saturnales de Macrobe7. Les modèles proposés au plus haut niveau se trouvent dans le passé, tels ceux dont Théodose recommande à Honorius la connaissance par l’histoire chez Claudien (4 C. H. 399-418) ; d’innombrables passages de l’invective Contre Eutrope du même Claudien dénoncent à rebours la scandaleuse nouveauté que constitue l’accession d’un eunuque au consulat, et Justinien chez Corippe donnera encore pour suprême consigne à son lieutenant partant pour l’Afrique celle de « respecter les lois antiques des ancêtres » (Ioh. 1, 146-147). On ne saurait néanmoins négliger l’influence croissante d’une religion dont le Dieu entendait « faire toutes choses nouvelles » (Ap 21, 58) : aussi souhaiteraisje en ces pages, après avoir pris pour point de départ les poètes que j’appellerais volontiers profanes, c’est-à-dire païens, bien sûr, mais aussi chrétiens, dans la mesure où tous ces derniers n’engagent pas vraiment leur foi dans leurs écrits « séculiers », étudier quelques chrétiens convaincus, pour me demander enfin s’il existe des traits proprement poétiques, par rapport aux textes des prosateurs, du regard rétrospectif de la romanité tardive sur son prestigieux passé.
i. reGardS profaneS I.1. La présence de Rome Il importe tout d’abord de s’interroger sur les modalités de la présence de Rome dans la poésie que j’appelle donc profane. L’un des traits les plus constants en ce domaine est l’actualisation du passé : Claudien prononçant l’éloge de Stilicon en 400 se compare à Ennius, aux côtés de Scipion l’Africain (Stil. 3, praef.), et Sidoine à Virgile et à Horace devant Octave dans son panégyrique de Majorien en 458 (Mai., praef.). Si la poésie de circonstance a pour fonction première de donner du présent immédiat une lecture officielle, elle s’intéresse modérément à l’histoire des décennies ou des siècles qui la précèdent de peu, comme lorsque Claudien évoque les trois dernières visites impériales à Rome depuis Constantin (6 C. H. 392-402), mais elle multiplie au contraire les renvois à des figures topiques d’un passé alors bien lointain : Fr. Paschoud parle fort justement de cette « imagerie d’Épinal des antiques vertus », et de « ces slogans qui 7. 8.
Voir B. GoldluSt, Rhétorique et poétique de Macrobe dans les Saturnales, Turnhout, 2010, p. 215 sqq. et 416 sqq. Voir par exemple I. de la potterie, art. « Nouveau », inVocabulaire de théologie biblique, Paris, 1970, rééd. 1995, col. 840-845 ; K prümm, Christentum als Neuheitserlebnis, Freiburg-in-Br., 1939.
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servent aux derniers païens de conscience et de morale »9, comme l’atteste bien la longue énumération de Claudien en Eut. 1, 435-460. L’orientation quasi-exclusive des poèmes politiques d’Optatianus Porphyrius vers les faits contemporains est une exception notable ; tout au plus les Romains sont-ils ici rattachés à Romulus. Mais ce qui domine ailleurs est le goût de l’anecdote bien plus que de l’histoire, ainsi qu’A. Loyen l’a montré depuis longtemps déjà pour les panégyriques de Sidoine10. Il est du reste bien entendu que le passé est surclassé par le présent, et que le héros du jour l’emporte sur ceux d’autrefois, en vertu de la topique de la surenchère étudiée par E. R. Curtius11 : ainsi en va-t-il d’Aétius par rapport à César dans le panégyrique en vers que lui consacre Mérobaude (v. 144 sqq.) ; de même Anastase vaut-il mieux pour Priscien que son ancêtre Pompée (Paneg. Anast. 10-18) et réunit-il à lui seul toutes les vertus des « bons » empereurs de Titus à Marc-Aurèle (ibid. 45-49) – autre topique panégyrique. Le mot d’ordre pourrait être ici une déclaration de Claudien, Taceat superata uetustas (Ruf. 1, 283) ; sous Honorius et Stilicon, « Brutus aimerait à vivre sous un roi ; Fabricius, devant pareille cour, se prosternerait, et même les Catons désireraient servir » (Mal. Theod. 163-165). Cela vaut pour les femmes non moins que pour les hommes : la nièce de Théodose et épouse de Stilicon, Serena, éclipse ainsi tous les anciens modèles féminins chez Claudien (Ser. 11-33, 149-159). Nos poètes inscrivent volontiers l’histoire romaine dans celle des empires antiques. En la Romana dicio viennent se couronner les prestigieux mais fragiles impérialismes du passé, successivement victimes de leurs tares morales pour Claudien dans son éloge de Stilicon (Stil. 3, 159-166) : Athènes, Sparte, Thèbes ; les Assyriens, les Mèdes, les Perses, puis les Macédoniens, vaincus par Rome. La liste de ceux-ci se retrouve à peu de choses près chez Rutilius (1, 83-86), car elle est canonique pour l’essentiel, et remonte à la préface des Histoires de Polybe (1, 2) ; fréquente chez les historiens, moralistes et rhéteurs grecs – dont Aelius Aristide – qui s’intéressent à Rome, elle n’est pas inconnue non plus de la tradition latine12. Mais c’est surtout vers l’histoire romaine que nos textes se tournent, en suivant un schéma à peu près immuable qui part de la jeunesse héroïque et conquérante de la Ville sous la République, pour condamner ensuite le déclin impérial à quelques exceptions près ; puis ils chantent évidemment la renaissance contemporaine. Le passage le plus significatif de cette tendance se trouve pour moi dans le panégyrique d’Avitus, par Sidoine Apollinaire en 456, 9. paScHoud, op. cit., p. 147. 10. Voir A. loyen, Sidoine Apollinaire et l’esprit précieux en Gaule aux derniers jours de l’empire, Paris, 1943, p. 18-20. 11. Voir E. R. curtiuS, La littérature européenne et le Moyen Âge latin, trad. fr., Paris, 1956, rééd. 1986, t. I, p. 270 sqq. 12. Voir L. pernot, Éloges grecs de Rome, Paris, 1997, p. 34-35 ; pour Claudien, voir D. meyer, Graia et Romana vetustas. Zwei Untersuchungen zu Claudians Motivtechnik in „De consulata Stilichonis“, diss. Freiburg, 1977, p. 254-261, sur cette topique de la translatio imperii. En latin, voir p.ex. Tacite, Hist. 5, 8, 2-3 ; Ov. Met. 14, 421-435.
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lorsque Rome allégorisée résume devant Jupiter toute son histoire de Romulus jusqu’à Trajan (Auit. 55-116) ; le survol historique que l’on retrouvera douze ans plus tard dans l’éloge d’Anthémius par le même auteur sera un peu plus succinct (Anth. 440-47713). Cette présentation orientée de l’histoire romaine entend évidemment complaire au conservatisme sénatorial, et lorsque Rome déclare chez Claudien qu’« autrefois elle tirait sa vigueur du peuple en armes et des réunions des Pères » (Gil. 46-47), on croit presque lire une récriture de l’antique formule Senatus PopulusQue Romanus ! On n’oubliera pas non plus le rôle d’un optimisme propagandiste, dans les textes de notre corpus, tributaires du slogan à la mode de la Renouatio in melius : certes Claudien nous présente en ouverture de l’epyllion sur La guerre contre Gildon (v. 17 sqq.) une Rome famélique aux pieds de Jupiter, qui oppose victoires passées et détresse présente, en venant à regretter son exigüité originelle (v. 105-112) ; et même en dehors d’un péril aussi extrême qu’en ces circonstances angoissantes, le poète reconnaît la fragilité de la Ville : « Cet empire conquis et conservé au prix de tant de sang, né des efforts de mille généraux, tissé durant tant d’années par la main des Romains, la lâcheté d’un seul traître le renverse en un court instant », écrit-il au sujet des obstacles imposés par Rufin à Stilicon depuis Constantinople (Ruf. 2, 50-53). Mais avant comme après l’épreuve terrible du sac de 410, Claudien et Rutilius veulent croire que la jeunesse va reprendre le pas sur la vieillesse (voir p.ex. Gil. 208-212 ou De red. 1, 115-116, entre bien d’autres passages où abonde le préfixe re-), et Sidoine (Auit. 6-7) reprendra de Rutilius (1, 121-132) l’idée d’une croissance tirée des malheurs mêmes14. Qu’il incite à la nostalgie ou qu’il appelle à la réaction, et Rutilius montre bien que les deux ne sont pas incompatibles, le passé est un trésor à conserver et à transmettre ; J.-L. Charlet en a fort bien étudié l’extrême valorisation chez Claudien dans un article nourri, qui analyse en détail des vues largement conjointes à une conception cyclique du temps, et l’assimilation hardie du progrès politique à un retour idéal à la Rome républicaine15. On pourrait du reste lier à ce culte du passé l’attachement aux « lieux de mémoire » : une contribution de J. Long l’a fait naguère à propos de Claudien, qui ne dit rien de bien important du siège de la Cour qu’est pourtant alors Milan, mais fait parcourir à son public les hauts lieux de la Ville éternelle, associant à ses protecteurs le Tibre, les Rostres et autres
13. Sur ces textes, voir à présent Ch. O. tommaSi moreScHini, « L’utilisation du passé pour célébrer le présent. Esquisses d’histoire romaine chez Sidoine Apollinaire », in A. delattre et A. lionetto (éd.), La muse de l’éphémère. Formes de la poésie de circonstance de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, 2014, p. 185-201. 14. Voir l’article très riche de N. brocca, « Memoria poetica e attualità politica nel panegirico per Avito di Sidonio Apollinare », Incontri triestini di filologia classica, 3 (2003-2004), p. 279-295 (et, du même auteur, « A proposito di Rutilio Namaziano, de red. 115-16 », Filologia antica e moderna, 17 [1999], p. 7-11). 15. Voir J.-L. cHarlet, « L’ancienneté dans la poésie de Claudien », in B. bakHoucHe (éd.), L’ancienneté chez les Anciens, vol. II, Montpellier, 2003, p. 677-695.
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sites16 ; et l’on sait tout ce que la « poésie des ruines » doit à de nombreux passages étiologiques de Rutilius parcourant ou longeant des lieux autrefois fameux.
I.2. Le danger de la nouveauté Le corollaire de cette présence du passé est le danger de la nouveauté, laquelle peut prendre chez nos auteurs deux formes majeures. La première est évidente : il s’agit des barbares. La tentation la plus naturelle est de les réduire aux anciens ennemis vaincus par Rome, non sans approximations géographiques et historiques, qui font ainsi régulièrement appeler « Gètes » les Goths chez Claudien ; si le danger vient d’Afrique, on évoquera alors Hannibal ; s’il s’agit de peuples germaniques, les Teutons défaits par Marius. Ainsi l’hostilité de Genséric s’assimile-t-elle à une quatrième Guerre Punique pour Sidoine Apollinaire en 456 (Auit. 441-449). Mais nos poètes ne peuvent malgré tout se défendre parfois du sentiment d’une nouveauté radicale, même s’ils ne l’expriment pas ouvertement, par exemple en consacrant aux terribles Huns notamment une hypotypose fort développée. Ce n’est pas à dire que les modèles littéraires manquent en ce cas, témoin Ammien Marcellin au second chapitre de son livre XXXI, mais les vers de Claudien (Ruf. 1, 323-331) et la vision de Sidoine (Anth. 243-269) frappent vraiment le lecteur ; et le panégyriste d’Anthémius peut bien ensuite comparer son héros à Tullus Hostilius, les barbares du jour ne l’emportent pas moins en euidentia sur des figures du passé bien éculées17. L’autre forme de danger présent, pour être moins apparente d’emblée, n’en est en fait pas moins nette : il s’agit de Constantinople. Comment s’en accommoder ? Dans ses pages satiriques, Claudien répond à cette question soit en ignorant la nouvelle Rome, soit en l’invectivant comme étant l’exacte antithèse de l’ancienne, et dans ses vers convergent, en un antibyzantinisme truculent, antiorientalisme classique et antihellénisme romain. Car « le Grec Claudien », même lorsqu’il n’est pas, « envers l’Orient, plein d’une animosité digne du Latin le plus farouche », voit « le centre de l’empire non à Constantinople, mais à Rome », comme Stilicon « et contrairement à la majorité des empereurs du ive siècle », rappelle Fr. Paschoud18 ; il moque ainsi la ville « qui passe pour l’émule de la grande Rome » (Ruf. 2, 5419), et tandis que Mars se gausse devant Bellone de cette Rome factice, des « grands de Byzance » et des « Quirites grecs » (Eut. 2, 136), le poète loue Stilicon d’avoir refait de la Ville, et non de Constantinople, la capitale du monde (Stil. 3, 125-129). Au sein même de la pars Occidentis, Claudien ira jusqu’à conseiller à Honorius
16. Voir J. lonG, « Claudian and the City : Poetry and Pride of Place », in W.-W. eHlerS, F. felGentreu, S. M. WHeeler (éd.), Aetas Claudianea, Leipzig, 2004, p. 1-15. 17. Voir F. del cHicca, « Panegiristi e barbari : tra convenzionalità e originalità di notazioni », Romanobarbarica, 11 (1991), p. 109-128. 18. Voir paScHoud, op. cit., p. 148-149. 19. Formule proche chez le très chrétien Paulin de Nole, en Carm. 19, 338 : magnae caput aemula Romae.
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de retransférer de Ravenne à Rome la résidence impériale (6 C. H., 361 sqq.), et cette audace lui a peut-être coûté cher20. En 468, alors que l’empire agonise, et que la noblesse romaine accepte de mauvais gré un Anthémius constantinopolitain, Sidoine Apollinaire, chargé du délicat panégyrique de ce souverain mal aimé, permet certes à l’Aurore, allégorie de Byzance, de rappeler en fin de compte à Rome le souvenir de celui qui combattit pour la patrie de son cher Iule, ce fameux Memnon, son fils et celui de Tithon, qui mena les Éthiopiens au secours de Troie (Anth. 519-521) ; mais ces trois pauvres vers prennent place après presque quarante autres (ibid. 440477) où Rome évoquait son œuvre conquérante au bénéfice de la pars Orientis ; rien n’est plus convenu, à quelques détails près de topographie, que l’éloge de Constantinople, en tant que berceau du laudandus, par lequel s’ouvre le panégyrique (ibid. 30-67), et où elle n’est d’ailleurs apostrophée que comme orbis Roma tui (v. 31) : le modèle est évident, non moins que la copie. Ces querelles de priorité sont d’autant plus saisissantes que nous autres Modernes savons qu’il ne reste environ alors à l’ancienne Rome qu’une décennie à vivre comme capitale contre un millénaire à la nouvelle ; mais on ne s’étonnera pas qu’une fois l’empire assassiné ou éteint en Occident, un poète latin comme Corippe, sous Justinien puis Justin II, selon la doctrine officielle, fasse de Constantinople la seule héritière de Rome dans l’univers21.
I.3. Le problème des dieux Après avoir évoqué la place de Rome dans le temps et dans l’espace selon nos poètes, il reste à dire un mot du rapport transcendant à la divinité qu’ils entendent lui accorder22. Le plus frappant à cet égard est que chez les païens ne compte guère le phénomène, pourtant massif, de la christianisation de la Ville et du monde depuis le « tournant constantinien ». Le païen engagé qu’est Rutilius, bien étudié par plusieurs travaux récents de St. Ratti, est au contraire connu pour ses sorties contre les juifs (1, 381-398), mais surtout contre les moines (1, 439-452 et 515-526). Les bienfaiteurs de l’humanité qu’il cite dans ses vers 1, 73-76 sont des divinités païennes (Minerve, Bacchus et Triptolème/Esculape et Hercule), de même que Rome est placée par lui sous le double « patronage » traditionnel de Mars et de Vénus (1, 67-68). Ces dieux peu sympathiques aux chrétiens sont certes évoqués ici pour leur symbolisme (1, 69-70) plutôt que par intérêt pour leur légende, mais la divinité de Rome ellemême, qui s’affirmait de plus en plus nettement depuis l’époque augustéenne, est proclamée sans ambages par Rutilius, dans des passages marqués par le « Du-Stil » 20. Voir J.-L. cHarlet, « Claudien, chantre païen de Roma aeterna », Koinonia, 37 (2013), p. 255-269. 21. Voir D. brodka, « Zwischen Rom und Byzanz. Politische Ideologie in der Dichtung des Corippus », Classica Cracoviensia, 8 (2003), p. 121-146. 22. Encore intéressant, à cet égard, J. Guiraud, « Rome, ville sainte au ve siècle », Revue d’histoire et de littérature religieuses, 3 (1898), p. 55-70.
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typique de l’hymnographie (1, 47-52 et 79) ; or l’adhésion à ce culte païen de la dea Roma, qu’avaient énergiquement refusé les chrétiens, tout en se défendant de manquer de patriotisme, ne pouvait être neutre après les édits promulgués par Théodose. Quant aux allusions au culte du soleil, si caractéristique de la théologie du paganisme tardif, elles sont fugitives mais présentes (1, 55-58). Ajoutons enfin qu’un article novateur de J. Soler, très stimulant en dépit des quelques réserves qu’il a suscitées, voit dans le De reditu suo un moyen de repaganiser l’espace italien que la littérature de pèlerinage et la poésie de Prudence avaient cherché à christianiser23. Pratiquant un genre poétique d’abord personnel, Rutilius suit donc, me semble-t-il, l’inspiration de son cœur et les tendances de son milieu. Claudien, lui, est moins libre dans ses propos, dans un genre officiel et en face d’un auditoire où se coudoient des notables païens et chrétiens, qu’il lui faut pareillement convaincre de la justesse des vues du régime. Certes, en dépit du bref poème de commande qu’il a composé De Saluatore, lui-même est païen, et sa Rome est bien la ville de tous les dieux, un vaste panthéon dont il loue le remarquable pouvoir d’assimilation, dans le long et fervent éloge qu’il compose de la Ville en Stil. 3 (v. 166 sqq.). Le panégyriste distingue ainsi les cultes nationaux, dont il rapporte de manière usuelle l’organisation à Numa Pompilius, et le panthéon classique gréco-romain, dont certains dieux remontent à la plus haute tradition, comme Jupiter, Minerve et Vesta ; enfin, l’évocation du dieu grécooriental Bacchus, dont les mystères devaient trouver dans l’Italie du Sud un terrain rapidement propice, précède celle de la Grande Mère du mont Ida, que les Romains vénérèrent dès 204 av. J.-C., lorsqu’ils firent venir, au cours de la deuxième Guerre Punique, la « pierre noire » de Pessinonte, pour l’adorer dans un temple bâti sur le Palatin ; mais alors Esculape était déjà venu d’Epidaure à Rome, depuis 293, relayer les vertus médicales de son père Apollon sur l’Ile du Tibre. Dieux « indigètes », panthéon classique, cultes orientaux anciennement acclimatés à Rome : comment ne pas être frappé de la grande absence ici du Dieu des chrétiens, à Rome, en 400, au milieu d’une cour officiellement chrétienne, en dépit des quelques assouplissements apportés par Stilicon aux rigueurs théodosiennes ? Claudien ne pouvait cependant évidemment pas être, dans sa position de héraut du régime, un païen militant au même titre qu’un Symmaque ou un Rutilius : si l’on constate en fait qu’il n’évoque en réalité dans ce passage fameux aucun culte d’introduction postérieure à l’époque républicaine – qui constitue vraiment, aux yeux de tous les traditionalistes de son public, l’apogée de Rome – et que sont à rebours ignorées, au même titre que le christianisme, toutes les « forces de renouvellement », comme disait J. Bayet, que furent les religions à mystère à l’époque impériale, par exemple l’isisme ou le mithriacisme ; si l’on observe en revanche le prix accordé aux « augures de la Sibylle » (v. 166), à ces oracles sibyllins que tous les contemporains consultaient si anxieusement que Stilicon ordonnera bientôt de les détruire – ce que Rutilius (2, 41 sqq.) ne voudra pas lui pardonner –, 23. Voir J. Soler, « Religion et récit de voyage. Le Peristephanon de Prudence et le De reditu suo de Rutilius Namatianus », Revue d’Études Augustiniennes et Patristiques, 51 (2005), 297-326.
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on en conclura que Claudien adhère surtout à « une forme culturelle […] du paganisme24 », bien plutôt que cultuelle, refusant de déparer, par des allusions à la modernité, la solennité de l’éloge qu’il compose alors d’une Ville qui s’est figée dans ses traditions au sein du milieu auquel il s’adresse. Sans préjuger de ce que peuvent être ses convictions païennes, fort débattues, en d’autres poèmes non-officiels comme L’enlèvement de Proserpine, les dieux auxquels Claudien recommande ici Rome sont surtout les signes extérieurs d’une culture commune aux élites politiques et sociales dans leur ensemble, signes auxquels chacun reste libre d’accorder en son for intérieur, selon ses croyances, foi sincère ou valeur formelle. La comparaison de Rome avec l’Olympe, au v. 135 de l’éloge de Stilicon, n’a ainsi rien d’un manifeste païen, à la différence de ce que dit Rutilius de la dea Roma. Ce sentiment dominait déjà à la lecture des poèmes d’Optatianus Porphyrius où, à l’époque constantinienne, en dehors du dieu Mars, à la force rassurante, les divinités les plus présentes sont celles qui président aux activités culturelles. À plus forte raison plus tard, lorsque le paganisme éteint ne présentera plus le moindre danger, les poètes chrétiens pratiquant des genres profanes pourront-ils recourir abondamment et sereinement à la fable, son usage ayant été rendu innocent par la fin des conflits et sa portée s’en trouvant à la fois élargie et affadie25 : on le constate aisément dans les panégyriques de Sidoine Apollinaire, muets sur le christianisme, saturés de mythologie, et faisant la part belle aux descriptions allégoriques de Rome. La Ville y porte ainsi un bouclier sur lequel figurent la grotte de Rhea, la Louve et ses petits, le Tibre étendu et couvert d’un manteau filé par Ilia son épouse (Mai. 21-30) ; de même, dix ans plus tard, trouve-t-on à nouveau sur ce bouclier Martigenae, Lupa, Thybris, Amor, Mars, Ilia (Anth. 395396), en souvenir du bouclier d’Énée. On notera cependant qu’en dehors du genre officiel du panégyrique impérial, ce sont les souvenirs du passé chrétien, avec les basiliques des Apôtres, que Sidoine Apollinaire, dans une lettre à Herenius, commence par honorer en arrivant à Rome (Ep. 1, 5, 9 ; fin 467). Dans un monde où la barbarie menace, la mythologie s’assimile à la culture, c’est-à-dire à ce qui reste de la romanité quand Rome est en voie d’être oubliée : les poèmes d’un Ennode en fournissent maintes preuves. Mais des chrétiens plus convaincus ne pouvaient se contenter de cette approche banalisée, inacceptable même aussi longtemps que subsistaient les forces ultimes du paganisme. Cela se traduit souvent d’abord par un rejet du passé païen.
24. paScHoud, op. cit., p. 138. 25. Voir par exemple I. Gualandri, « Gli dei duri a morire : temi mitologici nella poesia latina del quinto secolo », in G. maZZoli et F. GaSti (éd.), Prospettive sul Tardoantico, Como, 1999, p. 49-68. Plus ancien et général, J. SeZnec, La survivance des dieux antiques. Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l’humanisme et dans l’art de la Renaissance, London, 1940 ; rééd. Paris, 1980.
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ii. reGardS cHrétienS II.1. Rejet du passé païen C’est surtout chez Prudence, à une époque où le paganisme livre ses derniers combats en un empire officiellement chrétien depuis Théodose, que cette attitude se perçoit. Il est certes prêt à respecter les personnes, un Julien qui quoiqu’apostat n’a pas manqué de patriotisme (Apoth. 449-454), un Symmaque en qui le paganisme a trouvé son « chantre tragique » (C. Sym. 2, 647), et il admire les œuvres d’art antiques (ibid. 1, 501-505), mais il condamne fermement les croyances. Dans une perspective héritée de la Bible et des Apologistes, il ne voit dans les dieux des nations que de vaines idoles, ou des mortels divinisés dans une optique évhémériste. Il fait dénoncer par le martyr Laurent l’error Troicus qui désoriente encore la Catonum curiam, vénérant en secret les pénates phrygiens (Per. 2, 445448), et l’hymne à Hippolyte attaquera ensuite à nouveau le furor impius de la Troia Roma (ibid. 11, 5-6). Dans le long poème Contre Symmaque, l’histoire affligeante de la Rome païenne est tournée en dérision, comme le triomphe d’une naïveté stupide26 ; l’héritage romain que défend Symmaque n’est donc constitué que de ueteres nugae (1, 433), il n’a pour lui que la force d’une routine qui pour l’iconoclaste Prudence serait juste bonne à renvoyer les hommes vers les cavernes (2, 270 sqq.27), et ne présente de Rome qu’un visage tristement vieilli et déprimant (2, 80-82) ; la Rome chrétienne rajeunie prononce en revanche une longue et optimiste prosopopée en 2, 655 sqq. Une des constantes de l’éthique aristocratique est de combiner un sens très fort de la tradition avec le refus d’une apparence démodée : Prudence le sait et s’attache à présenter le paganisme comme périmé, bon pour des barbares (1, 449 sqq.), qu’il assimile ailleurs peu chrétiennement à des bêtes brutes (2, 808 sqq.) : à quoi s’oppose la longue liste des grandes familles de la noblesse chrétienne qui, loin d’entrer dans l’avenir à reculons comme un Symmaque, adhèrent avec enthousiasme au projet de renaissance voulu par Théodose pour Rome (1, 544 sqq.). Le poète exalte de même les empereurs chrétiens du ive siècle, faisant ainsi pièce à l’accusation païenne de décadence contemporaine ; et l’un de ses talents consiste à conserver son telos tout en changeant d’ethos, passant de la feinte modestie à la charge féroce, de la persona deridentis à la persona deprecantis. Son finale, contre les vestales et la gladiature, le montre bien (2, 1064 sqq.).
26. Voir inGlebert, op. cit., p. 310-314. 27. Voir R. alexandre, « Prudence et les trois poèmes anonymes de polémique anti-païenne : un manifeste caché pour une satire christianisée ? », in P. Galand-Hallyn et V. Zarini (éd.), Manifestes littéraires dans la latinité tardive. Poétique et rhétorique, Paris, 2009, p. 71-88 (surtout p. 78-79).
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II.2. Refondation chrétienne de Rome De même que, sur une mosaïque de Sainte-Marie Majeure datée du ve siècle, le temple auquel est présenté Jésus « n’est autre que celui de Vénus et Rome, le templum Vrbis, où trône Rome en majesté »28, si les fondateurs traditionnels de Rome, les jumeaux, sont dévalorisés par la prose chrétienne, et du coup revalorisés par les païens, comme l’a bien montré Ph. Bruggisser29, de nombreux poètes chrétiens entendent bien, sinon les convertir (Fiat fidelis Romulus, implore Laurent, en Per. 2, 443), du moins leur substituer deux refondateurs, dans le cadre du triomphalisme théodosien spécialement. Il s’agit des saints Pierre et Paul, martyrisés et inhumés à Rome. Déjà Damase, dans l’inscription métrique qu’il leur consacre dans la Basilique des Apôtres (Ferrua, 20), rappelle qu’ils sont certes venus d’Orient, mais pour devenir citoyens d’honneur de Rome. Dans l’hymne Apostolorum passio généralement attribuée à saint Ambroise, la Ville est proclamée fundata tali sanguine (v. 23), tandis que les vers conclusifs déclarent fièrement electa gentium caput/sedes magistri gentium (v. 31-32), construction grammaticale qui permet un retournement chronologique selon lequel Rome serait maîtresse universelle… parce que siège apostolique ! Prudence n’est évidemment pas étranger à ce motif : les deux préfaces des deux livres du Contre Symmaque, cette longue invective contre un paganisme sénile, narrent deux épisodes de la geste de Paul et de Pierre ; en Per. 2, 457 sqq., Laurent place la Ville sous le patronage des deux Apôtres majeurs (principes), qui sont pour elle à la fois des gages d’espoir et des chasseurs d’idoles ; l’hymne de Per. 12 est d’ailleurs consacrée à leur Passion, et leurs ossements se partagent les deux rives du Tibre, afin que puisse aujourd’hui les vénérer l’Vrbs togata (v. 56). Chez Paulin de Nole également, Rome doit aux tombeaux des Apôtres sa primauté dans le monde, d’après le Carm. 13 (v. 30), tandis que le Carm. 19 chante la venue en la Ville des « médecins » Pierre et Paul pour en bannir les fausses idoles périmées (v. 45 sqq.), et rappelle que la Rome d’Orient aussi a été, comme celle d’Occident, fortifiée par Constantin de reliques apostoliques (v. 329 sqq.), celles d’André et de Timothée, présentées comme de sacra pignora (v. 365), qui ne sont pas sans évoquer une substitution chrétienne aux antiques pignora imperii. L’on sait enfin qu’à l’orée du Moyen Âge, Pierre et Paul deviendront les ultimes garants d’une Rome alors épuisée par la reconquête byzantine et la résistance ostrogothique, dans l’Histoire apostolique d’Arator ; mais des fondements idéologiques de cette épopée à succès, P.-A. Deproost et Br. Bureau ont assez parlé, et je renverrai ici à leurs riches travaux30. Cette refondation apostolique inspirera aussi
28. paScHoud, op. cit., p. 10. 29. Voir bruGGiSSer, op. cit., p. 84 sqq. et 154 sqq. 30. Voir P.-A. deprooSt, L’apôtre Pierre dans une épopée du vie siècle. L’Historia apostolica d’Arator, Paris, 1990, et Br. bureau, Lettre et sens mystique dans l’Historia apostolica d’Arator. Exégèse et épopée, Paris, 1997 ; Arator, Histoire apostolique, Texte établi, traduit et commenté par Br. bureau et P.-A. deprooSt (CUF), Paris, 2017, p. vii sqq.
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la poésie carolingienne, par exemple avec un poème comme le Karolus Magnus et Leo Papa.
II.3. Un eusébianisme dominant Mais pour les intellectuels chrétiens, Rome s’inscrit dans une histoire qui la dépasse pour s’élargir au monde entier, comme on le voit dans les Chroniques. Le cadre conceptuel qui domine à cet égard la poésie chrétienne semble être un eusébianisme vulgarisé, dont le meilleur exemple nous est sans doute fourni par un Prudence qui y serait peut-être venu par l’intermédiaire de saint Ambroise31. L’enchaînement parfait de la conquête républicaine, de la gestion impériale et de la diffusion chrétienne atteste le rôle providentiel de l’empire romain, idée qui se développe par étapes de Méliton de Sardes à Origène et à Eusèbe de Césarée, et qui apparaît clairement en C. Sym. 2, 583 sqq. La même perspective se retrouve en Per. 2, 413 sqq. Le christianisme assume et parachève la romanité sans l’abolir, un peu comme Jésus le faisait de la Loi en Mt 5, 17-18, aussi l’a-ton vu plus haut rajeunir une Rome sans lui exsangue ; il faut simplement que la Providence de Dieu remplace dans l’État romain la prouidentia deorum en une nouvelle Alliance. C’est ce qui explique en effet que le martyr Laurent soit déclaré citoyen de Rome, membre du Sénat éternel, paré de la couronne civique, et qu’il porte comme au Bas-Empire une trabée gemmée de « consul pérenne » (Per. 2, 553-560) : comment ne pas songer ici par anticipation au titre de Dei consul que méritera deux siècles plus tard Grégoire le Grand sur son épitaphe32 ? L’influence du triomphalisme théodosien sur la poésie prudencienne est évidente, et le nationalisme de l’Espagnol plus encore, quoiqu’il distingue par ailleurs l’empire et le Ciel avec un soin louable – n’est-il pas du reste l’auteur d’une épopée qui intériorise à l’extrême les combats, cette Psychomachie dont la perspective ultime est eschatologique et non terrestre ? On demeure en tout cas encore assez loin, avec cette équation strictement posée avant 410 entre romanité et catholicité, de saint Augustin et de sa Cité de Dieu. Mais si l’Occident répugne en général à une confusion totale du politique et du religieux, un siècle et demi après Prudence, un eusébianisme bien plus poussé se lira chez un poète latin de l’empire d’Orient. Il s’agit de Corippe et du panégyrique qu’il prononce à Constantinople au début du règne de Justin II, peu après 565, particulièrement avec la scène frappante de la réception à la Cour 31. Voir, entre de multiples travaux, paScHoud, op. cit., p. 222 sqq., inGlebert, op. cit., p. 309 sqq., J. fontaine, « La dernière épopée de la Rome chrétienne : le Contre Symmaque de Prudence », Vita Latina, 81 (1981), p. 3-14, et J.-L. cHarlet, « Sit deuota Deo Roma : Rome dans le Contra Symmachum de Prudence », in G. taruGi (éd.), Validità perenne dell’umanesimo, Firenze, 1986, p. 35-45. Tout récemment, L. krollpfeiffer, Rom bei Prudentius. Dichtung und Weltanschauung in »Contra orationem Symmachi«, Göttingen, 2017. 32. Voir G. SanderS, « L’épitaphe de Grégoire le Grand : banalité ou message ? », in Gregorio Magno e il suo tempo, Roma, 1991, p. 251-281.
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d’une ambassade avare aux v. 311 sqq. du livre III. Dans un décor somptueux et avec une solennité hiératique, l’empereur byzantin expose au légat avar une politique presque abstraite, d’où les habituels exempla historiques sont quasiment absents ; mais on comprend bien vite que ce sanctum imperium (v. 328) n’en a pas vraiment besoin, car res Romana Dei est, terrenis non eget armis (v. 333), ce qui peut apparaître à des Modernes comme la maxime d’une théocratie presque anhistorique. Ici l’empereur commande de par Dieu, et la monarchie impériale reflète la monarchie divine, comme le polythéisme des nations la polyarchie des barbares, dans un esprit eusébien et byzantin. Corippe n’avait d’ailleurs pas attendu son arrivée à Constantinople pour adhérer à cette idéologie : dans sa Johannide déjà, lue à Carthage quelque quinze ans plus tôt, l’on ne voyait s’affronter que « Romains » chrétiens et Maures païens en une sorte de croisade avant la lettre, au détriment notamment de tribus berbères dont la foi chrétienne est pourtant bien attestée par les sources historiques33.
II.4. Les royaumes barbares Mais on est là dans l’empire byzantin, et le problème se pose différemment dans les royaumes barbares, après la fin de l’empire d’Occident. Le seul héritier pleinement légitime de la romanité est en effet alors l’empire d’Orient, qui tente souvent d’exercer une sorte de « protectorat » sur l’Occident avec un succès variable. Dès lors, la référence à la romanité ne suffit plus, ou pas seule. C’est ainsi qu’on trouve dans Les louanges de Dieu de Dracontius, dans l’Afrique vandale de la fin du ve siècle, une longue série d’exempla héroïques tirés de l’histoire romaine (3, 322467) : ceux des Brutus, Virginius, Torquatus, Scévola, Curtius, Régulus, que le poète a pu lire chez Valère-Maxime, mais qu’il relit surtout selon le prisme augustinien de la Cité de Dieu (5, 18, 1) : car il s’agit d’abord ici de critiquer chez eux un esprit de sacrifice ne recherchant rien d’autre que la gloire du monde. Et dans son poème de Réparation adressé au roi Gonthamond, le même Dracontius commence par tirer les modèles de pardon qu’il propose au souverain offensé de l’Écriture sainte, avant de passer à une liste romaine d’actes de clémence impériale (v. 157-190). Dans une recherche que j’ai menée voici quelques années sur les « miroirs des princes » dans la poésie d’éloge à la fin de l’Antiquité, j’ai pu constater de même que si un Fortunat pouvait encore souhaiter au couple impérial qui règne à Constantinople vers 569-570 un long règne sur le « royaume de Romulus » (Carm., App. 2, 93), ses poèmes adressés aux souverains mérovingiens donnent toujours plus de place aux références bibliques qu’aux souvenirs romains34 : 33. Voir la mise au point d’Y. modéran, « L’Afrique et la persécution vandale », in J.-M. mayeur, Ch. (†) et L. pietri, A. vaucHeZ, M. venard (éd.), Histoire du christianisme, t. 3, Les Églises d’Orient et d’Occident (432-610), Paris, 1998, p. 247-278, notamment 272 sqq. 34. Voir V. Zarini, « Le prince au miroir des panégyriques versifiés dans la latinité tardive », in F. lacHaud et L. Scordia (éd.), Le prince au miroir de la littérature politique de l’Antiquité aux Lumières, MontSaint-Aignan, 2007, p. 58-65.
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l’évolution en ce sens est par exemple très nette, au livre VI des Carmina, de l’épithalame de Sigebert au panégyrique de Caribert. La nouvelle légitimité n’oublie donc certes pas totalement Rome et son histoire, mais elle est d’abord et surtout chrétienne et ancrée dans l’Écriture, en vertu d’un recul du « séculier » bien étudié par R. A. Markus35, et la romanité devient dès lors un modèle culturel plutôt qu’une référence historique. Surtout, peut-être, dans des textes poétiques, dont il convient pour finir de tenter de cerner la spécificité.
iii. SpécificitéS poétiqueS III.1. Rhétorique et poésie Observons tout d’abord que beaucoup de nos textes témoignent bien du fréquent croisement entre poésie et rhétorique dans l’Antiquité tardive36, à la faveur d’un mélange des genres littéraires ou d’une évolution des cadres génériques plus perceptible que dans l’esthétique classique. Beaucoup relèvent aussi des formes épidictiques de l’éloge ou du blâme, au sens propre ou élargi, et de l’écriture épique, avec de nombreux et longs discours tournant volontiers au manifeste37. On se rappellera encore qu’au iie siècle Hermogène, dans ses Catégories (ou Formes) stylistiques du discours, très influentes au ive et au ve siècles, assimile les discours épidictique et panégyrique ; et après avoir parlé en ce sens du discours panégyrique en prose le plus beau, qui est pour lui le discours platonicien, il traite de la poésie homérique, à ses yeux le plus beau discours panégyrique en vers (p. 389 sqq. Rabe) : « car la poésie est assurément tout entière, écrit-il, quelque chose de panégyrique, et le plus panégyrique de tous les discours » ; « elle est un discours panégyrique en vers ». Et Hermogène examine ensuite les éléments que la poésie ajoute à la prose : le mètre, le rythme, les fictions, l’inspiration ; les figures sont les mêmes que dans la prose, mais le mètre y laisse adjoindre de multiples variations. Ajoutons par ailleurs que cette présence de la rhétorique, si elle renforce l’efficacité persuasive de la poésie au jugement de l’Antiquité tardive, n’est sûrement pas en soi un obstacle à la véridicité. Fr. Paschoud faisait justement observer, au seuil de sa classique Roma aeterna : « On admet trop souvent comme un axiome que, dans un développement littéraire, une forte structure rhétorique exclut toute sincérité de la part de l’auteur ; j’aurai maintes fois l’occasion de m’élever contre l’application absolument abusive de cette stérile recette, tout à fait dans la ligne de ces méthodes positivistes qui pèsent encore si lourdement et si anachroniquement 35. Voir The End of Ancient Christianity, Cambridge, 1990. 36. Dans une littérature surabondante, voir entre autres curtiuS, op. cit., t. 1, p. 245 sqq., et les Actes du Colloque La poesia tardoantica : tra retorica, teologia e politica, Messina, 1984. 37. Voir V. Zarini, « Epique et épidictique dans la poésie latine de l’Antiquité tardive », in N. catellanidufrêne et m. J.-l. perrin, La lyre et la pourpre. Poésie latine et politique de l’Antiquité tardive à la Renaissance, Rennes, 2012, p. 17-32.
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sur les sciences de l’Antiquité38 ». Plusieurs études modernes ont ainsi pu souligner que la virtuosité rhétorique et la force poétique d’un Claudien ne souhaitaient ni ne pouvaient espérer berner grossièrement un public d’élite informé des réalités contemporaines ; mais ce public plus ou moins proche du pouvoir est aussi, peu ou prou, plus largement, celui auquel s’adressent tous les poètes ici évoqués ; il aime passionnément le beau langage et les vers sonores, mais il n’en est jamais dupe qu’autant qu’il y veut bien consentir, comme le reconnaît volontiers saint Augustin dans ses Confessions39.
III.2. Le poids de la tradition Un aspect sans doute plus important encore à prendre en compte, pour évaluer la spécificité poétique de ce regard rétrospectif, est le poids particulier de la tradition littéraire dans la poésie tardive. Plus que le langage de la prose, celui de la poésie se nourrit, alors plus que jamais, d’une imitation vraiment créatrice, que celle-ci semble purement mécanique, ou soit connotative ou contrastive40. Songeons par exemple au premier vers de la Psychomachie, Christe, graues hominum semper miserate labores, où Prudence récrit à l’évidence Verg. Aen. 6, 56, Phoebe, graues Troiae semper miserate labores, dit par Énée en prière devant l’antre de la Sibylle : on assiste ici à une réorientation de la miseratio divine vers des labores surtout spirituels, à un élargissement proprement « catholique » de la seule Troie à l’humanité tout entière, et à un passage d’Apollon, le dieu de la renaissance augustéenne et de la poésie païenne, au Christ, le Dieu de l’inspiration chrétienne et de la renaissance théodosienne ; bel exemple de regard à la fois rétrospectif, actualisé et eschatologique que ce vers, qui propose un Maro mutatus in melius41 ! On ne s’étonnera du reste pas que le regard de nos poètes se tourne, le plus souvent, en priorité, vers un Virgile porteur de tous les idéaux et questionnements de Rome42 : témoins les nombreux travaux consacrés par la critique à la récriture par Prudence du fameux imperium sine fine dedi d’Aen. 1, 279 en un imperium sine fine docet rapporté à Théodose en C. Sym. 1, 54243 – sans oublier les imitations de ce passage virgilien chez Dracontius (De raptu Helenae 199 imperium sine fine dabit) ou chez Rutilius (1, 137 quae restant nullis obnoxia tempora metis) 38. paScHoud, op. cit., p. 14-15. 39. Augustin Conf. 6, 6, 9 : Orateur officiel de la ville de Milan, il dut, en 384, recitare imperatori laudes, quibus plura mentirer et mentienti faueretur a scientibus. Voir Br. moroni, « Le menzogne del panegirico », dans F. E. conSolino (éd.), L’adorabile vescovo di Ippona, Soveria Mannelli, 2001, p. 25-51. 40. Voir A. ciZek, Imitatio et tractatio. Die literarisch-rhetorischen Grundlagen der Nachahmung in Antike und Mittelalter, Tübingen, 1994. 41. L’expression vient de la centoniste Proba ; elle fournit le titre d’un chapitre très riche, sur la réappropriation de Virgile par les chrétiens à la fin de l’Antiquité, de Fr. mora-lebrun, L’Énéide médiévale et la chanson de geste, Paris, 1994, p. 49 sqq. 42. Voir P. courcelle, Lecteurs païens et lecteurs chrétiens de l’Énéide, vol. I, Les témoignages littéraires, Paris, 1984. 43. Voir cHarlet, « Sit deuota Deo Roma », p. 40-41.
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– ; songeons aussi à maintes variations corippéennes sur le devoir de parcere subiectis et debellare superbos, dicté aux Romains par Anchise en Aen. 6, 853, avec des choix lexicaux traduisant un infléchissement chrétien de cette maxime politique44. La poésie nouvelle ne cesse ainsi de rajeunir l’antique culture.
III.3. Intemporalité du mythe Enfin et surtout peut-être, la poésie prend vie et donne vie au mythe, qui transcende l’histoire ; un Sidoine Apollinaire en avait sans doute une conscience aiguë, lui qui sature ses poèmes de circonstance de motifs tirés de la fable. Notons du reste que le succès persistant de la poésie mythologique dans l’Antiquité tardive, s’il est d’abord le fait de païens bien évidemment, comme Claudien dans son Enlèvement de Proserpine, se prolonge chez certains chrétiens après la fin du paganisme militant : témoins notamment les poèmes profanes d’un Dracontius, avec force questions sur le sens politique, éthique et spirituel de ce recours au mythe, sur lequel s’est naguère interrogée R. Simons45, sans parler des réflexions tardo-antiques de Fulgence « le Mythographe46 ». On a vu plus haut que la référence aux origines troyennes était assez constante pour que Prudence la dénonçât comme une erreur funeste, mais la guerre de Troie a aussi inspiré dans l’Antiquité tardive des récits à succès parfois romanesques heureusement traduits et annotés par G. Fry47. Même chez un chrétien convaincu comme Corippe, une flotte byzantine ne peut longer les côtes de Troade sans susciter maints souvenirs, et une assimilation du héros et de son fils à Énée et à Ascagne (Ioh. 1, 171 sqq.) : c’est qu’on est à une époque où Jean de Lydie, en phase avec les préoccupations « antiquaires » de Justinien, s’intéresse à Constantinople aux origines de Rome48, et quoique le parallèle énéen fasse difficulté dans l’organigramme d’une épopée dont le héros n’est pas l’empereur, le but de la scène est clairement de faire renouer la Rome d’Orient avec ses mythiques origines49. Innombrables sont de même les références des poètes, dans leurs vers de circonstance incriminant les soulèvements des barbares comme une marque de 44. Voir M. lauSberG, « Parcere subiectis. Zur Vergilnachfolge in der Iohannis des Coripp », Jahrbuch für Antike und Christentum, 32 (1989), p. 105-126. 45. Voir son livre Dracontius und der Mythos. Christliche Weltsicht und pagane Kultur in der ausgehenden Spätantike, München-Leipzig, 2005. 46. Voir Fulgence, Mythologies, Traduit, présenté et annoté par É. Wolff et Ph. dain, Villeneuve d’Ascq, 2013. 47. Récits inédits sur la Guerre de Troie, Paris, 1998. 48. Voir par exemple M. maaS, John Lydus and the Roman Past, London-New York, 1992, surtout le ch. 3, p. 38 sqq. 49. Voir le commentaire de M. A. vincHeSi sur cette scène dans son éd. traduite et commentée du livre I du poème (Napoli, 1983), p. 112 sqq. Plus largement, sur l’emploi du mythe dans la Johannide, souvent dans une perspective allégorique compatible avec une lecture chrétienne, voir C. O. tommaSi moreScHini, « Exegesis by distorting pagan myth in Corippus’ epic poetry », in W. otten et K. pollmann (éd.), Poetry and Exegesis in Premodern Latin Christianity. The Encounter between Classical and Christian Strategies of Interpretation, Leiden-Boston, 2007, p. 173-197.
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démesure, aux combats des Géants ou à l’insoumission de Phaéton, quitte d’ailleurs à s’excuser fugitivement de cette présence païenne des anciens poètes chez de « bons chrétiens » (Cor. Ioh. 1, 452) ; et bien évidemment, le retour à/de l’Âge d’or est régulièrement annoncé, dans la poésie profane : chez Sidoine en dépit d’un contexte historique bien peu propice, dans ses éloges d’Avitus (v. 600602) puis de Majorien (v. 368-369), et avec un peu moins d’invraisemblance dans les vers de Claudien. J.-L. Charlet a naguère consacré à ce sujet une étude circonstanciée50, qui met bien en évidence une historicisation croissante de ce mythe hésiodique dans la production claudianéenne, jusqu’à suggérer hardiment à Honorius un retour païen aux Jeux séculaires. Cela montre en tout cas que le mythe est rarement gratuit, et que là encore la poésie ne tourne pas le dos à la réalité autant qu’il y paraît d’abord, mais plutôt la transcende en privilégiant l’essentiel. En récrivant les événements présents à la lumière de types intemporels, surtout à une époque très encline à l’allégorie, nos poètes prétendent éclairer et expliquer l’actualité, anticipant sur le but que se donnera Corippe en louant Justin II : se soucier de la ratio rerum (Iust. 1, 316 ; 2, 113), perceptible aux internis oculis (4, 292). La narration est alors expressément conçue selon le principe d’intériorisation qui règne dans les arts de l’époque51 ; mais cette démarche était déjà connue d’Aristote en sa Poétique, qui considérait la poésie comme plus philosophique et plus noble que l’histoire, parce qu’elle sait mieux dégager le général de l’amas des particularités (9, 1451 b) : les archétypes permettent de s’élever du transitoire à l’éternel, et leur hauteur « sublime » porte notre regard plus loin. *** Plutôt que de récapituler un propos bien incomplet, je voudrais, pour conclure, me risquer à quelques considérations générales. Et d’abord constater que les différences de genre, de circonstances et de public, certes capitales pour une appréciation fine, semblent assez peu opératoires, globalement parlant, dans le corpus retenu, par rapport au sujet ici traité : les points de convergence apparaissent ainsi plus nombreux que les écarts de vues entre Claudien et Rutilius, par exemple, alors qu’un panégyrique n’est pas un itinéraire, que ces textes ne sont pas destinés à être lus dans le même cadre, que l’on se situe avant et après 410, que Stilicon est adulé par l’un et exécré par l’autre, etc. De même encore, entre telle hymne de Prudence et tel éloge de Corippe, il y a certes des degrés dans l’eusébianisme, mais aussi un accord de fond souvent perceptible, sur la romanité. Une différence plus nette me semble exister en général entre les poètes profanes, qui déchiffrent volontiers le présent à la lumière d’un passé parfois bien dépassé, et des chrétiens convaincus plus tournés vers le futur dans leur approche 50. Voir « L’Âge d’or dans la poésie de Claudien », in Y. leHmann, G. freyburGer et J. HirStein (éd.), Antiquité tardive et humanisme. De Tertullien à Beatus Rhenanus, Turnhout, 2005, p. 197-208. 51. Voir par exemple A. Grabar, « Plotin et les origines de l’esthétique médiévale » (1945), réimprimé dans idem, Les origines de l’esthétique médiévale, Paris, 1992, p. 37-38 surtout.
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du temps : ce qui compte pour eux est moins ce qu’a fait la cité terrestre en des siècles largement marqués par l’erreur que sa capacité à préparer la cité céleste par des voies nouvelles depuis qu’elle est devenue chrétienne – d’où découle peut-être aussi une capacité plus grande à s’illusionner sur la pérennité de Rome ! Le choc de 410 et des invasions amènera néanmoins plusieurs d’entre eux, en intériorisant leur foi, à se réorienter vers des « examens de conscience » bien étudiés par mon maître J. Fontaine52. Cependant et enfin, si les poètes chrétiens réclament indéniablement un droit d’inventaire sur le passé de Rome, sa culture les fascine. Qu’ils lient celle-ci à la catholicité, de manière de plus en plus nette et pour bien des siècles à venir, tient à leurs convictions et à l’histoire53 ; mais leur attachement passionné à une romanité culturelle peut encore parler à des philologues contemporains, voire à tout humaniste pour qui un regard rétrospectif ne relève pas seulement d’une vaine nostalgie.
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AU CONFLUENT DES TRADITIONS : REGARDS SUR LA POÉSIE DANS L’ŒUVRE DE MACROBE ET LE CERCLE DE SYMMAQUE cHarleS Guittard
Université Paris Nanterre, CNRS – ArScAn UMR 7041
Résumé Macrobe se situe au confluent de deux traditions, païenne et chrétienne, dans le cadre de la philosophie néoplatonicienne. Il a été supposé qu’il fût chrétien, mais sans preuve valable ; il a été influencé par la doctrine chrétienne. Ses relations avec Symmaque sont intéressantes : on aborde le problème de la 4e églogue et de l’oracle de Iaô. Les Saturnales se caractérisent par un débat entre Anciens et Modernes concernant la poésie (Rufius Albinus et Cécina Albinus). Aviénus qui intervient dans le débat est vraisemblablement le fabuliste connu. Les citations de poètes archaïques sont donc nombreuses et précieuses (Ennius, Naevius, Lucilius, Décimus Labérius, Lucrèce ; Catulle et Horace sont peu cités). Le problème central est la comparaison entre Homère et Virgile : on devine un courant peutêtre hostile au poète latin. Bien sûr, c’est la personnalité de Servius qui retient l’attention. Macrobe se sépare de la tradition classique définie par Cicéron, définit une esthétique nouvelle qui apparaît à la fin de la latinité. Abstract Macrobius can be situated at the confluence of two traditions, pagan and Christian, on the background of Neoplatonic philosophy. It has been supposed he was Christian, but arguments and testimonia are very few ; however, he was certainly influenced by Christian doctrine. We take into consideration the relationship between Macrobius and Symmachus, the problem of the 4th eclogue and of the oracle of Iaô. Concerning poetry, there is a debate between ancient poets and the so-called modern poets, between Rufius Albinus and Caecina Albinus. Avienus, participating in this debate, is probably the well-known fabulist. The Saturnalia contain many quotations of ancient poets in the 6th book (Ennius, Naevius, Lucilius, Decimus Laberius, Lucretius ; while Catullus and Horatius are less quoted ; no poet is mentioned after the Augustan Age). The comparison between Vergil and Homer is at the core of books 5th and 6th. In the Saturnalia (5, 1, 7) we find the theory of the four genera and the five styles, which is quite different from the classical and Ciceronian ideas.
Romaniser la foi chrétienne ? La poésie latine de l’Antiquité tardive entre tradition classique et inspiration chrétienne, éd. Giampiero ScafoGlio et Fabrice WendlinG, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 20), pp. 35-50. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132135
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e nom de Macrobe demeure associé à la dernière renaissance des lettres païennes en Occident, qui marque la fin du ive siècle et le règne de Théodose. Les plus illustres représentants du paganisme agonisant, Symmaque, Prétextat, Nicomaque Flavien, sont en effet présents dans le banquet des Saturnales, dont la date fictive est à placer avant la mort de Prétextat en 384 et doit donc se situer entre décembre 383 et décembre 384. L’un des participants aux Saturnales est le grand Symmaque, qui est au cœur des débats dans le conflit qui oppose païens et chrétiens à la fin du ive siècle, en particulier à propos de l’Autel de la Victoire, affaire qui commence en 382, se poursuit en 384, année où Symmaque, préfet de Rome, prononce sa célèbre relatio en faveur du rétablissement de l’autel, et ne s’achèvera que vingt ans plus tard, en 402, année de la mort de Symmaque, année de la double riposte de Prudence In Symmachum, qui apparaît donc, selon la formule de J. P. Callu, comme une oraison funèbre autant qu’un réquisitoire. C’est au cours de l’année 384 que Symmaque lut sa relatio devant l’Empereur Valentinien II, où se trouve la célèbre phrase, désormais emblématique de la tolérance religieuse : uno itinere non potest perueniri ad tam grande secretum1. Dans un premier temps, il faut définir la personnalité de Macrobe. Sa date et son identité, pour reprendre le titre d’un article ancien mais toujours actuel et célèbre d’Alan Cameron paru dans le Journal of Roman Studies de 1956, ne font plus aujourd’hui problème. Entre les deux chronologies envisagées, s’impose avec vraisemblance la chronologie basse : Macrobe, préfet du prétoire en 430, est un auteur de la première moitié du ve siècle2, et la rédaction des Saturnales se situe entre 430 et 440. Il appartient à une époque où le christianisme est officiel et n’est plus persécuté. La poésie est présente dans l’encyclopédie des Saturnales, en tant que genre littéraire et par la place de Virgile, puisqu’il est au centre des discussions de la matinée des deuxième et troisième jours. Parmi les autres œuvres attribuées à Macrobe, le traité grammatical Sur les différences et ressemblances des verbes grec et latin ne concerne pas le genre poétique et le Commentaire sur le Songe de Scipion s’inscrit dans une tradition philosophique. Néanmoins, ces deux traités nous permettent de mieux cerner la personnalité de Macrobe, néoplatonicien, encyclopédiste, grammairien, de mieux comprendre ses liens avec le christianisme, son silence sur la nouvelle religion. 1. 2.
Symmaque, rel. 3, 10. La chronologie traditionnelle (naissance vers 350-360, Commentaire et Saturnales entre 384 et 395, proconsulat d’Afrique en 410) a été soutenue par H. GeorGii, « Zur Bestimmung der Zeit des Servius », Philologus, 71 (1912), p. 518-526, et E. turk, « Les Saturnales de Macrobe source de Servius Danielis », Revue des Études Latines, 41 (1963), p. 327-349. La chronologie basse (naissance vers 385-390 ; préfecture du prétoire en 430 ; Commentaire et Saturnales en 430-440), suggérée par S. maZZarino, « La politica religiosa di Stilicone », Rendiconti dell’Istituto Lombardo, Classe di Lettere, Scienze morali e storiche, 71 (1938), p. 255-258, a été admise par A. cameron, « The Date and Identity of Macrobius », Journal of Roman Studies, 66 (1956), p. 25-38, et N. marinone (éd.), I Saturnalia di Macrobio Teodosio, Torino, UTET, 1967, p. 14-27. Bonne mise au point dans B. GoldluSt, Rhétorique et poétique de Macrobe dans les Saturnales, Turnhout, Brepols, p. 7-14.
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i. macrobe entre leS deux traditionS, cHrétienne et païenne S’il est un auteur se situant au confluent de deux traditions, tradition classique et tradition chrétienne3, c’est bien Macrobe, puisqu’il écrit dans un empire chrétien et met en scène les derniers païens, dont P. Chuvin a dressé une brillante chronique4. Il est bien notable que l’on ne relève pas la moindre allusion au christianisme dans les Saturnales, où les questions religieuses occupent pourtant une grande place dans les discussions ; pas plus que dans le Commentaire, où la question de l’immortalité de l’âme est aussi au cœur des débats. Macrobe s’exprime souvent en authentique néoplatonicien : on trouve dans son Commentaire au Songe de Scipion, un exposé des plus détaillé sur la doctrine des trois hypostases ; Macrobe développe longuement la doctrine de l’origine astrale de l’âme et de sa descente sur terre. On peut dire, avec M. Armisen-Marchetti, que Macrobe adhère aux vérités de Plotin et de Porphyre plutôt qu’à celles du Christ5. Sa position de praepositus sacri cubiculi est en tout cas incompatible avec un engagement païen affiché. On pourrait voir en lui, avec A. Bevilacqua, un chrétien tiède, peu engagé6. Si l’on s’en tient au banquet des Saturnales, on peut citer quelques jalons pour éclairer la position de l’auteur. À cet égard, l’attention s’est d’abord portée sur le passage où Macrobe fait allusion au massacre des enfants de Bethléem par Hérode7, événement rapporté par saint Mathieu8, sur lequel les auteurs païens gardent le silence. Macrobe n’y trouve que l’occasion de citer un bon mot d’Auguste9. Mettons le mauvais goût de cette plaisanterie sur le compte d’Auguste. L’un des interlocuteurs, Evangelus, a également retenu l’attention, car son nom évoque le messianisme chrétien ; il joue dans les Saturnales le rôle d’un contradicteur antipathique, d’un trouble-fête, mais on ne peut en tirer de conclusion10. L. Jan11, dans son édition, envisage qu’il ait pu être chrétien. En tout cas, 3.
Ch. Guittard, « Une tentative de conciliation de valeurs chrétiennes et païennes à travers l’œuvre de Macrobe : syncrétisme et philosophie de l’histoire à la fin du ive siècle », in Actes du ixe Congrès de l’Association G. Budé (Rome, 13-18 avril 1973), Paris, Les Belles Lettres, 1975, vol. II, p. 1019-1030. 4. P. cHuvin, Chroniques des derniers païens. La disparition du paganisme dans l’Empire romain, du règne de Constantin à celui de Justinien, Paris, Les Belles Lettres, 3e éd. 2011 (1re éd. 1990). 5. M. armiSSen-marcHetti (éd.), Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, Paris, Les Belles Lettres, vol. I, 2001, p. 12. 6. M. bevilacqua, Introduzione a Macrobio, Lecce, Milella, 1973, p. 23-32. 7. Macrobe, sat. 2, 4, 11. 8. Mt 2, 16. 9. Macrobe, sat. 2, 4, 11 : cum audisset inter pueros quos in Syria Herodes rex Iudaeorum intra bimatum interfici iussit filium quoque eius occisum ait: melius est Herodis porcum esse quam filium. 10. Lorsque Prétextat, à la suite de Sénèque, défend la dignité des esclaves et leur condition (surtout à l’occasion des Saturnales, où les rôles sont inversés), Evangelus s’indigne, « comme si vraiment la religion s’occupait des esclaves » (sat. 1, 11, 1). Un personnage homonyme est cité dans la correspondance de Symmaque (Ep. 6, 7). Cf. GoldluSt, Rhétorique et poétique, p. 231-232 ; L. dorfbauer, « Lernen und Modell in der Spätantike : ein Interpretation der Saturnalia des Macrobius », Philologus, 153 (2009), p. 278-299. 11. L. von Jan (éd.), Macrobii Ambrossi Theodosii opera, vol. II, Saturnaliorum libri VII, Quedlinburg et Leipzig, Typis Godofredi Bassii, 1852, proleg., p. XXXI.
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Prétextat est accusé par lui de superstitio. La femme de l’un des personnages, Cécina Albinus, qui était d’ailleurs pontife, était elle-même chrétienne et l’une de ses petites-filles, Paula, deviendra une sainte du christianisme ; étrange destinée aux yeux mêmes de saint Jérôme12. Quant à l’expression deus opifex, relevée en deux passages des Saturnales13, elle n’étonne guère sous la plume d’un néoplatonicien comme Macrobe. Le silence de Macrobe sur le christianisme n’est pas un argument rédhibitoire. Il se retrouve dans tout un pan de la littérature païenne, au ive siècle ; à lire Aurélius Victor ou Eutrope, voire les panégyristes, l’image d’un empire chrétien n’est pas évidente, pour le moins. Macrobe donne à son fils l’éducation d’un honnête homme : or, l’éducation reste païenne14. Dans une telle problématique, il est évident que le Commentaire occupe une place à part. Saint Augustin a beau s’insurger contre ceux qui voient en Platon un théoricien de la résurrection de l’âme, la tradition chrétienne est marquée par la doctrine platonicienne et pythagoricienne exprimée dans Le Songe. Les travaux de P. Courcelle ont mis en valeur, sinon une influence réciproque, du moins des accords de pensée significatifs entre saint Ambroise, saint Jérôme et Macrobe : on pense à deux études suggestives parues dans la Revue des Études latines en 1956 et 195815. Des travaux ont également montré que Boèce lui-même a utilisé le Commentaire de Macrobe, non seulement dans son ouvrage sur l’Isagoge de Porphyre, mais aussi, et plus longuement encore, dans sa Consolation. La lignée du Commentaire est, et restera jusqu’au Moyen Âge, essentiellement chrétienne.
ii. la tHéoloGie Solaire et le monotHéiSme. le dieu iaô Dans le débat, une place particulière doit être faite au long exposé de Prétextat sur le syncrétisme solaire qui occupe six chapitres à la fin du livre I16, remarquable par son ampleur et sa singularité dans le dialogue17, où Macrobe a recours à l’étymologie allégorique et où la recherche des sources, grecques et latines, 12. Hieron., ep.107, 1. 13. Macrobe, sat. 3, 2, 1 et 7, 14, 23. 14. Ch. Guittard, « Enseigner et transmettre l’héritage de Rome au Bas-Empire : l’exemple du néoplatonicien Macrobe (Saturnales et Commentaire sur le Songe de Scipion) », in v. merkenbreack, p. GorSky-mieZe et u. lambert-HuyGHe (dir.), Autun, capitale des langues anciennes. Actes du 1er rendez-vous national des 10 et 11 mars 2018, Autun, Human-Hist, 2019, p. 117-130. 15. P. courcelle, « Nouveaux aspects du Platonisme de saint Ambroise (III : Ambroise lecteur de Macrobe) », Revue des Études Latines, 34 (1956), p. 232-239 ; idem, « La postérité chrétienne du Songe de Scipion », Revue des Études Latines, 36 (1958), p. 214-215. Contra : M. fuHrmann, « Macrobius und Ambrosius », Philologus, 107 (1963), p. 301-308 (pour saint Ambroise) et cameron, « The date and Identity of Macrobius », p. 27 et suiv. (pour saint Jérôme). 16. Macrobe, sat. 1, 17-23. 17. C. frateantonio, « Praetextatus – Verteidiger des römischen Glaubens ? Zur gesellschaftlichen (Neu-) Inszenierung römischer Religion in Macrobius‘ Saturnalien », Zeitschrift für Antikes Christentum, 11/2 (2007), p. 360-377.
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soulève nombre de difficultés. Porphyre avait été écarté, dans la mesure où il est cité18. G. Wissowa19 pensait au Peri theôn de Jamblique. Selon L. Traube20, Macrobe aurait eu recours au Peri agalmatôn de Porphyre, par l’intermédiaire d’un ouvrage du même nom composé par Jamblique. À l’origine serait le Peri theôn d’Apollodore d’Athènes21 auquel recourt fréquemment Porphyre. Un rapprochement, établi par P. Courcelle, entre deux passages des Saturnales22 et le commentaire de Servius aux Bucoliques23 a suggéré que la source serait un traité Sur le Soleil. C’est dans ce développement que l’on trouve, tiré d’un ouvrage de Cornélius Labéon Sur l’oracle de l’Apollon de Claros24, un oracle qui affirme l’identité des dieux Hadès, Zeus et Hélios avec Iaô, le plus grand de tous les dieux, en qui il faut bien reconnaître le dieu de Moïse et le Jéhovah des Écritures. Cet oracle s’inscrit dans la tradition des oracles « théologiques25 ». Il n’est pas impossible que cet oracle ait fait partie des nombreux oracles sibyllins répandus par les juifs et les chrétiens dans le monde romain en vue de combattre le paganisme avec ses propres armes. Dans un autre oracle, un vers d’Orphée réunit le Soleil, Zeus, Hadès et Dionysos26.
iii. la quatrième éGloGue La plus célèbre des Bucoliques27 n’occupe pas la place attendue dans les Saturnales : on n’y relève en effet que trente-quatre références aux Bucoliques. Parmi les cinq citations tirées de la quatrième bucolique28, Macrobe ne retient 18. Macrobe, sat. 1, 17, 70. 19. G. WiSSoWa, De Macrobii Saturnaliorum fontibus capita tria, Dissertatio inauguralis philologica, Vratislaviae, 1880, p. 35-44. 20. L. traube, Varia libamenta critica (per Sat. I, 17-23), diss., München, 1883. 21. Grammairien, historien et géographe dont il ne reste que des fragments (Jacoby), auteur de Chronica en 4 livres et d’un traité Sur les dieux, en 24 livres. 22. Macrobe, sat. 1, 17, 9 et 1, 18, 8 (sur les liens d’Apollon avec le Soleil). 23. Seru., buc. 5, 66 (à propos des autels élevés à Phébus). 24. Macrobe, sat. 1 18, 20. Cf. A. buSine, Paroles d’Apollon. Pratiques et traditions oraculaires dans l’Antiquité tardive (iie-vie siècles), Leiden-Boston, Brill, 2005, p. 205-206 ; P. maStandrea, Cornelio Labeone : un neoplatonico latino. Testimonianze e frammenti, Leiden, Brill, 1979 ; C. picard, Éphèse et Claros, recherches sur les sanctuaires et les cultes de l’Ionie du Nord, Paris, E. de Boccard, 1922 ; H. W. parke, The Oracles of Apollo in Asia Minor, London, Croom Helm, 1985 ; J. R. SomolinoS, Los oracolos de Claros y Didima : edicion y commentar, Tesis, Universidad Complutense de Madrid, 1991 ; J. C. moretti et L. rabatel (dir.), Le sanctuaire de Claros et son oracle. Actes du colloque international de Lyon, 13-14 janvier 2012, Lyon, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, 2014. 25. T. R. robinSon, Theological Oracles and the Sanctuaries of Claros and Didyma, PhD Thesis, University of Harvard, 1981. 26. Macrobe, sat. 1, 18, 18. 27. Ch. Guittard, « Aurea aetas et Saturnia tellus dans la poésie virgilienne », Acta Universitatis Szegediensis : acta antiqua et archaeologica, 30 (2007), p. 71-90 ; idem, « Siècle d’Auguste et âge d’or », Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae, 55 (2015), p. 477-487. 28. Virgile, buc. 4, 20 (=sat. 6, 6, 18); ibid., 4, 43-44 (= sat. 3, 7, 1); ibid., 4, 46 (= sat., 6, 1, 41) ; ibid., 4, 57 (= sat. 5, 17 19) ; ibid., 4, 58-59 (= sat., 5, 14, 6).
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pas les vers 4 à 8, qui annoncent la naissance du enfant sous le signe de la Vierge, qui marque le retour de l’Âge d’or, vers où Augustin, dans la Cité de Dieu29 voyait en Virgile un prophète, un uates, pressentant, par la voix de la Sibylle, la venue des temps nouveaux ; plus loin, Macrobe mentionnera avec plus de précisions le prodige de la toison de l’ovin annonciatrice de l’Âge d’Or, puisé aux meilleures sources de l’Etrusca disciplina, à travers le Traité étrusque des prodiges de Tarquitius Priscus30.
iv. lienS entre macrobe et Symmaque. l’encyclopédiSte et l’épiStolier Parmi les participants du banquet, c’est d’abord Symmaque qui retiendra notre attention. Le banquet proprement dit réunit, au cours des trois journées, douze personnages (8 Romains, 3 Grecs et 1 Egyptien). À côté des « grands », Prétextat, Symmaque et Nicomaque, on trouve deux membres de la famille des Albini. Les « professionnels » du dialogue sont le philosophe Eustathe, le rhéteur Eusèbe, un médecin, Disarius, un cynique, Horus, le trouble-fête non invité Evangélus, enfin deux jeunes gens, Servius et Aviénus31. Symmaque est avec Prétextat et Nicomaque Flavien l’un des trois grands personnages du dialogue ; ces personnages doivent leur notoriété autant à Macrobe qu’à l’histoire dans laquelle ils ont joué un rôle. L’affaire de l’Autel de la Victoire doit retenir notre attention, puisque la relatio de Symmaque a fait l’objet d’une double réponse de saint Ambroise et de deux poèmes de Prudence. Macrobe ne dit mot de l’affaire de l’Autel de la Victoire, bien que le banquet se déroule au plus tard en décembre 384, en pleine affaire. Donc, Macrobe ne pouvait ignorer le débat et la controverse entre Symmaque et Prudence. L’affaire commence en 382 et se poursuit assez longuement pour avoir pu retenir l’attention de Macrobe. Le débat autour de l’Autel de la Victoire oppose l’orateur et le poète. Et on retrouvera les éléments de ce débat dans les Saturnales, où le génie de Virgile réunira les qualités de la poésie et de l’éloquence. 29. Augustin, ciu. Dei, 10, 27. 30. Macrobe, sat. 3, 7, 1. Macrobe, sat., III, 7, 2 : Est super hoc liber Tarquitii transcriptus ex Ostentario Tusco Ibi reperitur : purpureo aureoue colore ouis ariesue si aspergetur, principi ordinis et generis summa cum felicitate largitatem auget, genus progeniem propagat in claritate laetioremque efficit. Huiusmodi igitur statum imperatori in transitu uaticinatur ( = frag. 5 tHulin). Cf. Ch. Guittard, Carmen et prophéties à Rome, Turnhout, Brepols, 2007, p. 305-312 ; C. O. tHulin, Die Etruskische Disciplin, III, Die Ritualblücher, Göteborg, W. Zachrissons boktryckeri a.-b., 1909, p. 98-106 (réimpr., Darmstadt, 1968) ; Ch. Guittard, « Macrobe et l’Etrusca disciplina : Ostentarium Tuscum et Ostentarium arborarium », in b. poulle (éd.), L’Etrusca disciplina au ve siècle apr. J.-C. La divination dans le monde étrusco-italique X. Actes du colloque de Besançon, 13-14 mai 2013, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2016, p. 13-26 ; sur l’interprétation de transcriptus, cf. J. R. Wood, « The Etrusco-Latin Liber Tageticus in Lydus’ de ostentis », Museum Philologum Londinense, 5 (1981), p. 94-125. 31. GoldluSt, Rhétorique et poétique, p. 215-235.
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En deux occasions, Macrobe aurait pu faire une allusion à l’événement ; les deux seules allusions à la Victoire ne donnent lieu à aucun commentaire : il s’agit d’une description de la statue de la Victoire que porte l’Apollon Hiéropolitain32 et du retour triomphal de Métellus Pius à Rome, après les campagnes d’Espagne, selon un passage des Histoires de Salluste33. Macrobe ne figure pas parmi les destinataires des lettres de Symmaque et l’on ne trouve même aucune allusion dans cette correspondance. Il est vrai qu’avec la chronologie basse, Macrobe n’aurait eu qu’une vingtaine d’années à la mort de Symmaque. Le seul lien connu entre Symmaque et Macrobe est la dédicace du traité grammatical Sur les différences et ressemblances des verbes grec et latin ; il s’agirait alors du petit-fils de l’orateur34. On ne peut s’empêcher de noter qu’entre la correspondance et les Saturnales il existe des liens35, c’est le même cercle littéraire et politique. Les Saturnales mettent en scène Symmaque et deux de ses principaux destinataires, Prétextat et Nicomaque, que l’on retrouve dans les deux premiers livres de la Correspondance de Symmaque. Les principaux participants du banquet sont présents dans la Correspondance de Symmaque36. Le portrait de Symmaque est conforme à l’image du prince du Sénat et se signale par son urbanitas et sa culture. Il connaît nombre de dicta Ciceronis37. Symmaque n’intervient pas dans les questions religieuses, mais, compte tenu de ses talents d’orateur, Macrobe lui avait tout naturellement confié le long développement sur les figures de rhétorique chez Virgile (partie malheureusement perdue du dialogue du début du livre IV). Il intervient aussi dans la partie médicale de l’encyclopédie, au livre VII, où il est question des effets du vin38. Entre Symmaque et son adversaire dans l’affaire de la Victoire, les relations furent toujours bonnes, puisque Symmaque alla jusqu’à recommander à Ambroise ses amis39. Les deux hommes appartiennent au même milieu culturel. Il en va de même pour les relations de Symmaque avec Ausone ; et Symmaque recommandera même Augustin pour une chaire de rhétorique40.
32. Macrobe, sat. 1, 17, 67. 33. Macrobe, sat. 3, 13, 6-90 ; Sall., hist. 2, 70 (B. maurenbrecHer, C. Sallusti Crispi Historiarum reliquiae, Leipzig, Teubner, 1893, p. 87-88). 34. H. keil (éd), Grammatici Latini, vol. 5, Leipzig, Teubner, 1868 (réimpr., Heildesheim, Olms, 1961), p. 595-655 : Excerpta Macrobii de differentiis et societatibus graeci latinique uerbi. 35. Ch. Guittard, « Macrobe et Symmaque : l’encyclopédiste et l’épistolier », in L. nadJo et E. Gavoille Epistulae Antiquae, II, Actes du iie colloque international « Le genre épistolaire antique et ses prolongements européens », Université François-Rabelais, Tours, 28-30 septembre 2000, Louvain, Peeters, 2002, p. 289-298. 36. Symmaque, ep. 3, 37 (Disarius) ; ep. 6, 7 (Evangelus). Cf. J. flamant, Macrobe et le néo-platonisme latin, à la fin du ive siècle, Leiden, Brill, 1977 p. 71. 37. Macrobe, sat. 2, 3, 1-13. 38. Macrobe, sat. 7, 7. 39. flamant, Macrobe et le néo-platonisme latin, p. 40. 40. GoldluSt, Rhétorique et poétique, p. 220.
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v. lienS deS perSonnaGeS avec la poéSie. place de la poéSie. En ce qui concerne la poésie, les développements consacrés à Virgile occupent la place la plus importante tout au long des savantes conversations des Saturnales. Le dialogue est un panégyrique de celui qui est au cœur de l’éducation païenne et l’éloge est dans toutes les bouches, les réserves sont rares. Certains personnages ont un lien particulier avec la poésie. Trois personnages retiennent notre attention, en dehors de Servius bien sûr : Aviénus et Rufius et Cécina Albinus. Le rôle d’Aviénus est d’intervenir dans le dialogue par des questions qui relancent ou interrompent le débat ; il n’est qu’un adulescens. Deux identifications ont été proposées : le poète Postumius Rufus Festus Avienus, auteur de poèmes scientifiques adaptés d’auteurs grecs comme Aratos de Soles ou Denys le Périégète, et le fabuliste Avianus, auteur de 42 fables en vers élégiaques, imitées d’Ésope, qui sont précisément dédiées à un certain Theodosius. Le premier est trop âgé pour être le jeune homme du banquet et A. Cameron a montré que la graphie du nom du fabuliste pouvait varier dans la tradition entre Avienus et Avianus. Le fabuliste est donc le personnage des Saturnales et c’est à Macrobe qu’il dédiera ses fables41. On peut placer la composition des Fables entre les Saturnales et le Commentaire, soit entre 430 et 440. Avec Aviénus, Macrobe oppose à la rusticité du vieil Ennius l’élégance raffinée du temps présent. Les mots vieillis et hors d’usage se trouvent bannis du langage et le fabuliste s’érige contre la manie archaïsante de certains écrivains : « Parlons donc le langage de notre temps ! », s’écrie-t-il42. Le poète est dans le clan des Modernes pour le style, même si le genre pratiqué, la fable, est classique Au contraire, dans ce débat, Rufius Albinus se range ouvertement dans le clan des Anciens ; il a un rôle assez limité mais se distingue par son érudition et sa passion pour le passé43 ; on lui doit la célèbre formule : uetustas quidem nobis, si sapimus, adoranda est44. Il dresse une minutieuse étude de poétique qui se présente comme un éloge des archaïsmes chez Virgile. Son goût pour le passé le conduit à mettre en lumière les emprunts de Virgile aux poètes anciens. Ce goût pour l’archaïsme et la poésie a permis de reconnaître en lui, d’après J. Flamant, l’auteur d’un traité de métrique latine et le dédicataire d’un opuscule de Servius sur la métrique45.
41. flamant, Macrobe et le néo-platonisme latin, p. 84 ; cf. J. kupperS, Die Fabeln Avians, Diss. Bonn, 1977 ; V. lomanto, « Favola e critica letteraria in Aviano », Rivista di Filologia e Istruzione Classica, 110 (1982), p. 287-308 ; A. cameron, « Macrobius, Avienus and Avianus », Classical Quarterly, 17 (1967), p. 385-399 ; B. GoldluSt, Rhétorique et poétique, p. 232-233. 42. Macrobe, sat. 1, 5, 2 : praesentibus uerbis loquamur ! 43. GoldluSt, Rhétorique et poétique, p. 324-326. 44. Macrobe, sat. 3, 14, 2. 45. flamant, Macrobe et le néoplatonisme latin, p. 64-65.
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Au début du livre VI, consacré aux emprunts de Virgile aux poètes archaïques, interviennent Rufius Albinus46 et Cécina Albinus47. Il s’agit donc d’emprunts, non à Homère, mais à des poètes latins48. Les trois premiers chapitres offrent un florilège de poètes anciens : Naevius, Ennius, Pacuvius, Accius, Lucilius, auxquels il faut adjoindre Lucrèce49. On a là un véritable florilège. Dans les deux chapitres suivants, le frère de Rufius, Cécina Albinus énumère les mots et les épithètes que l’on croit nouveaux chez Virgile, mais qui, en fait, se trouvent déjà chez les poètes anciens.
vi. leS poèteS arcHaïqueS et claSSiqueS Les poètes archaïques font donc l’objet de nombreuses références au livre VI des Saturnales. Ennius est le poète archaïque le plus cité ; on relève des renvois aux Annales (44 citations), une référence aux Satires50, et des citations tirées du répertoire dramatique (Alexander51, Andromache52, Cresiphontes53, Erectheus54, Melanippa55). En ce qui concerne Naevius, on relève 4 citations du Bellum Punicum56, 1 citation de l’Equos Troianus57, et 1 de l’Ariolus58. Accius a droit à 14 citations, concernant le répertoire tragique, au livre VI59 et à une seule référence, imprécise, aux Annales60. Des Satires de Lucilius, on relève une dizaine de citations61. Notons aussi des références isolées à Plaute (dont on relève 7 références62), aux auteurs d’Atellanes Pomponius (dont on relève 4 références63) et 46. Macrobe, sat. 6, 1-3. 47. Macrobe, sat. 6, 4-5. 48. Macrobe, sat. 6, 3, 1 : sunt quaedam apud Vergilium quae ab Homero creditur transtulisse, sed ea docebo a nostris auctoribus sumpta, qui priores haec ab Homero in carmina sua traxerant. 49. Macrobe, sat. 6, 1-2. 50. Macrobe, sat.6, 5, 5. 51. Macrobe, sat. 6, 1, 61 ; 6, 2, 18 ; 6, 2, 25. 52. Macrobe, sat.6, 5, 10. 53. Macrobe, sat.6, 2, 21. 54. Macrobe, sat.6, 4, 6. 55. Macrobe, sat. 6, 4, 7. 56. Macrobe, sat. 3, 19, 5 (frag. 19, p. 50-51 blänSdorf) ; 6, 2, 30 (= Virgile Aen. 1, 254-256, frag. 14, p. 49 blänSdorf) ; 6, 5, 8 (frag. 24, p. 53 blänSdorf) ; 6, 5, 9 (frag. 10, p. 48 blänSdorf). 57. Macrobe, sat. 6, 1, 38. 58. Macrobe, sat.. 3, 18, 6. 59. Macrobe, sat. 6, 1, 59, 6, 2, 17 (Antigona) ; 6, 1, 56 et 58 (Armorum iudicium) ; 6, 5, 9 et 11 (Bacchae) ; 6 ; 5, 14 (Minotaurus) ; 6, 7, 18 (Pelopidae) ; 6, 1, 55 ; 6, 5, 2 et 6, 5, 14 (Philocteta) ; 6 ; 1, 57 (Telephus). 60. Macrobe, sat. 1, 7, 36. (frag. 3, p. 83 blänSdorf). Cinq vers ex incerto libro. 61. Macrobe, sat. 1, 5, 6 et 7 ; 3, 16, 18 ; 3, 17, 5 ; 6, 1, 35 ; 6, 1, 43 ; 6, 4, 2 ; 6, 4, 18 ; 6, 9, 11 ; 6, 16, 18. 62. Macrobe, sat. 5, 21, 3 (Amphitruo) ; 3, 11, 2 (Aulularia) ; 1, 16, 14 et 3, 18, 14 (Curculio) ; des fragments isolés : sat. 3, 16, 1-2 (Baccaria, 17-20 Götz) ; 3, 18, 9 (Calceolus, 47-48 Götz) ; 5, 19, 12 frag. incert. (frag. 52, v. 50 Götz). Cf. G. GötZ et F. ScHöll (éd.), T. Maccius Plautus, Fragmenta, vol. VII, Leipzig, Teubner, 1895 (1907). 63. Macrobe, sat. 6, 1, 4 = fraSSinetti, p. 13 (Galli Transalpini) ; 6, 4, 13 = fraSSinetti, p. 14-15 (Kalendae Martiae) ; 1, 4, 22 = fraSSinetti, p. 19 (Maenia) ; 2, 1, 14 = fraSSinetti, p. 46 (incert.).
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Novius (2 références64) et c’est à Macrobe que nous devons quelques citations des mimographes Décimus Labérius65 et Publilius Syrus, dont il offre un florilège de sententiae66 au livre II. On trouve mention de Sueius, poète et grammairien du ier siècle avant J.-C.67, dont Macrobe cite un carmen epicum68 et un Moretum69. Lucrèce fait l’objet de plusieurs références : l’auteur du De rerum natura est cité une quarantaine de fois au livre VI, et les citations proviennent de l’ensemble du poème ; il est question de mots que Virgile a trouvé chez des poètes antérieurs et qu’il n’est pas le premier à employer. Catulle n’est cité que trois fois, dont deux exemples pour le carmen 6470. Le seul poète augustéen à être cité, et qui trouverait grâce dans les Saturnales, est Horace ; encore n’est-il cité que deux fois, à propos des noix de Tarente et d’une comparaison avec Pindare71. Les poètes élégiaques, Tibulle, Properce et Ovide sont absents des savantes discussions imaginées par Macrobe. Une partie de l’héritage classique se retrouve donc dans les Saturnales certes, mais seulement une partie. Évidemment, ces citations, ces références ne prouvent en rien que Macrobe ait effectivement lu ces poètes, mais il a pu les puiser dans des ouvrages grammaticaux, des traités, des commentaires.
vii. virGile C’est évidemment Virgile, au détriment des autres poètes, qui est au centre des débats et on peut constater que les autres poètes ne sont cités que par rapport à Virgile. Il est d’abord question des connaissances de Virgile en matière de droit pontifical à travers un long exposé de Prétextat, qui occupe le début du livre III72 ; mais, à cette place, il manque malheureusement la partie consacrée à la philo64. Macrobe, sat. 1, 10, 3 = fraSSinetti, p. 72 (olim expectata ueniunt septem Saturnalia); 2, 1, 14 = fraSSinetti, p. 46 (Nouius uero Pomponiusque iocos dicteria nominant). Cf. G. J. SZilaGyi, Atellana. Studi sull’arte scenica antica, Budapest, Tipográfiai Műintézet, 1941 ; P. fraSSinetti, Fabula Atellana. Saggio sul teatro popolare latino, Genova, Istituto di Filologia Classica, 1953 ; idem (éd.), Fabularum Atellanarum fragmenta, Torino, Paravia, 1955 ; D. romano, Atellana fabula, Palermo, Palumbo, 1963 ; A. de lorenZi, Pulcinella. Ricerche sull’Atellana, Napoli, Istituto della Stampa, 1957 ; M. bieber, The History of the Greek and Roman Theater, Princeton, Princeton University Press, 2e éd. 1961 (1re éd. 1939), p. 145-146, 148-150, 159-160, 347-348. 65. Macrobe, sat. 2, 7, 2-3 ; 2, 7, 4 ; 2, 7, 9. Cf. aussi sat. 2, 3, 10 ; 2, 6, 6 et 7, 3, 8 (pour des dicta) ; sat. 6, 5, 15 (Ephebus). 66. Macrobe, sat. 2, 7, 11. 67. Suétone, de gramm. 5. Cf. H. bardon, La littérature latine inconnue, vol. I, L’époque républicaine, Paris, Klincksieck, 1952, p. 186-189. 68. Macrobe, sat. 6, 1, 37 : 6, 5, 15. Macrobe cite deux vers rapportés au chant 5. Cf. blänSdorf, frag. 7 et 8, p. 126. 69. Macrobe, sat. 3, 18, 11-12 (blänSdorf, p. 123-124). 70. Catulle 14, 15 (sat. 2, 1, 8) ; 64, 171-172 (sat. 6, 1, 42) ; 64, 327 (sat. 6, 1, 41). 71. Macrobe, sat. 3, 18, 13 (Horat., sat. 2, 4, 34, à propos des noix de Tarente) et 5, 17, 7 (Horat., carm. 4, 2, Pindare inimitable). 72. Macrobe, sat. 3, 1-9.
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sophie, à la science astrale et augurale. Dans le livre IV, il manque l’exposé de Symmaque sur l’éloquence virgilienne ; ne reste que le développement d’Eusèbe, rhéteur d’origine grecque, sur le pathétique chez Virgile. Le livre V est consacré aux emprunts de Virgile à Homère73, puis à l’étude de quelques cas particuliers, par Eustathe, un philosophe grec ami de Nicomaque74. Enfin, après les interventions de Rufius et de Cécina Albinus, dont il a été question plus haut, Servius intervient, à la fin du livre VI, pour étudier les figures rhétoriques et stylistiques chez Virgile75, et quelques passages difficiles, où il fera la preuve de son érudition76 ; il manque la fin de cet exposé. Servius doit ici retenir notre attention.
viii. le problème de ServiuS Selon la chronologie retenue, Macrobe a composé son dialogue au moment où le savant grammairien est au sommet de sa gloire, alors que son commentaire était en voie d’achèvement, mais sans avoir l’œuvre à sa disposition. Au cours du dialogue, le jeune homme, aussi réservé que savant, montre l’étendue de son savoir à propos des quelques expressions discutées ou difficiles77 ou de quelques passages difficiles de Virgile78 et Macrobe lui attribue aussi les listes de fruits qui occupent les 3 derniers chapitres du livre III79. On a pu relever, avec B. Goldlust, combien les Saturnales donnent une image ambiguë, paradoxale même, du jeune grammairien : Macrobe peut être qualifié de Serviomastix !80 Les autres convives dénoncent son attachement aux archaïsmes, ses explications trop littérales, incapables de s’élever à la grandeur du poète et à son message caché. À travers le personnage de Servius, Macrobe souligne les limites de l’explanatio, et, finalement, montre en lui un érudit un peu borné. L’explication de détail n’ouvre pas la voie à une vue d’ensemble, à une approche globale : or, c’est bien ce que cherche à faire Macrobe, dans les chapitres du livre III81 qui montrent la science profonde de Virgile en matière religieuse en particulier, le sens qui se cache sous certaines expressions, en apparence les plus simples.
73. 74. 75. 76. 77. 78. 79.
Macrobe, sat., 5, 2-17 (exposé d’Eustathe). Macrobe, sat. 5, 18-22. Macrobe, sat. 6, 6. Macrobe, sat. 6, 7-9. Macrobe, sat. 1, 4 (Saturnaliorum, noctu futura, die crastini). Macrobe, sat. 5, 7-9. Macrobe, sat. 3, 18-20. Cf. Ch. Guittard, « Un aspect méconnu du génie de Servius dans les Saturnales de Macrobe : la nomenclature des fruits et des arbres », in B. méniel, M. bouquet et G. ramireS (dir.), Servius et sa réception de l’Antiquité à la Renaissance. Actes du colloque Réception de Servius, Rennes, oct. 2009, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 39-51. 80. B. GoldluSt, « Macrobe Serviomastix ? L’image paradoxale de Servius dans le livre II des Saturnales », in méniel, bouquet et ramireS, Servius et sa réception, p. 27-38. 81. Macrobe, sat. 3, 6-8.
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Les Saturnales constituent avant tout une sorte d’anthologie de Virgile et d’Homère. Selon les relevés établis par B. Goldlust82, Virgile est cité 706 fois dans les Saturnales, avec 577 références à l’Enéide, 34 aux Bucoliques et 95 aux Géorgiques ; une grande partie de la discussion est consacrée au parallèle entre les deux auteurs épiques ; Homère n’est cité que 226 fois (173 références à l’Iliade et 63 à l’Odyssée). On admet généralement que Macrobe n’a pratiquement pas eu accès direct aux auteurs qu’il cite, mais qu’il a eu recours à des recueils d’exempla, à des ouvrages pédagogiques, à des listes. H. D. Jocelyn a même cru retrouver les traces d’un ordre alphabétique dans les citations, qui semblent provenir de lexiques83. Les chapitres 2 à 10 du livre V mettent en parallèle les emprunts de Virgile à Homère, livre par livre (surtout les livres I à IX) ; puis trois chapitres examinent les passages où Virgile est supérieur, égal ou inférieur à son modèle. L’exposé d’Eustathe, à la fin du livre V des Saturnales84, qui porte sur les cas particuliers, est frappant par ses aspects techniques. G. Wissowa85 en voyait la source, non chez Athénée, mais chez Didyme Chalcentère, cité dans ce passage86. Après la notice de P. Wessner dans la RE87, P. Courcelle a démontré que les développements communs à Servius Danielis et Marcrobe remontent à Sérénus Sammonicus et ses Res reconditae, qui nous aurait transmis le savoir de Didyme88. Dans toutes ces pages, on peut reconnaître les traces de commentaires hostiles à Virgile, accusé de plagiat ou d’infériorité par rapport à Homère. Selon H. D. Jocelyn89, ces critiques pourraient d’ailleurs avoir été contemporaines à Virgile ; et les réponses pourraient remonter à Asconius Pedo, au milieu du ier siècle de notre ère. La fusion entre les éléments favorables et défavorables se serait faite au ier siècle, comme le montre la comparaison avec Aulu-Gelle. On peut aussi retrouver la trace d’utilisation de lexiques, postérieurs aux autres traités et commentaires virgiliens.
ix. leS quatre Genera et leS cinq StyleS Au début du livre V, dans un passage où Eusèbe compare Virgile et Cicéron, la théorie de quatre genres d’éloquence occupe une place originale qui n’a pas 82. B. GoldluSt, Rhétorique et poétique, p. 340. 83. H. D. Jocelyn, « Ancient Scholarship and Vergil’s Use of Republican Poetry », Classical Quarterly, 14/2 (1964), p. 280-295 et 15/1 (1965), p. 126-143. 84. Macrobe, sat. 5, 18, 22. 85. G. WiSSoWa, De Macrobii Saturnaliorum fontibus capita tria, diss., Breslau, 1889, p. 45. 86. Macrobe, sat. 5, 18, 1. 87. P. WeSSner, « Macrobius », in A. pauly, G. WiSSoWa, W. kroll (dir.), Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, t. 14 / 1, Stuttgart, Alfred Druckenmüller, 1928, col. 170-198 (cf. col. 190). 88. P. courcelle, Les lettres grecques en Occident de Macrobe à Cassiodore, Paris, E. de Boccard, 1943, p. 3-36. 89. Jocelyn, « Ancient Scholarship », p. 280-295 et 15, 1, 1965, p. 126-143.
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manqué de retenir l’attention : en effet, cette théorie frappe par son originalité par rapport à la théorie classique des tria genera dicendi90 : le genre abondant (copiosum : Cicéron), le genre concis (breue : Salluste), le genre riche et fleuri (pingue : Pline et Symmaque), auxquels s’ajoute le genre sec (siccum : Fronton). Cette théorie des quatre genres est destinée à montrer que Virgile, le prince des poètes, égale, sinon surpasse Cicéron par sa maîtrise de la rhétorique. Une telle théorie n’a pu être élaborée qu’à une époque où on ne lisait plus les traités oratoires de Cicéron, peut-être par des disciples de Fronton, pour distinguer son style, fleuri, de celui de Salluste. Toutefois, la théorie classique est toujours attestée, chez Aulu-Gelle, par exemple et se retrouvera plus tard chez Cassiodore et Isidore de Séville. Sur ce point on a souligné l’originalité de Macrobe et il est difficile de trouver la source de l’auteur : sans doute trouve-t-on des éléments épars dans la tradition, mais cette théorie n’a jamais été aussi systématiquement énoncée, formulée, exposée que dans les Saturnales. D’autant que le mérite de Virgile est non seulement de maîtriser chacun des quatre genres ainsi définis, mais de les dépasser, de les mêler avec un art de la synthèse que seul un grand poète peut maîtriser, le temperamentum. On ne peut ici que renvoyer à l’étude de P. Galand et à celle de B. Combeaud, puisque c’est dans la poésie d’Ausone que l’on trouvera la meilleure illustration de la théorie de Macrobe. P. Galand91 considère le temperamentum comme un genre à part entière, un cinquième style, qui surpasse et englobe tous les autres. Une combinaison entre les genres extrêmes avait été déjà envisagée par Denys d’Halicarnasse. Macrobe n’est pas en rupture avec la tradition mais exprime la théorie avec force. En rapprochant cette théorie des styles du concept de la fonctionnalité des styles chez Augustin, on entrevoit un processus de définition d’une esthétique tardo-antique, dépassant le compromis qui lie les auteurs tardifs à leurs prédécesseurs classiques. La distinction des 4 genres et des 5 styles, avec le temperamentum, marque une étape importante. Il est en effet notable que le passage choisi par Macrobe pour illustrer cette théorie est tiré des Géorgiques92 et non de l’Énéide. A travers oppositions (siue/siue) et de groupes binaires organisés en côla, le poète oppose le genre copieux et le genre sec, le genre fleuri et le genre bref et resserré. P. Galand a mis en évidence les mêmes principes esthétiques dans l’adresse hymnique initiale du poème d’Ausone, la Moselle93 : « comme l’Océan, tu possèdes tout à toi seul », chante le poète et la comparaison porte sur 5 éléments 90. Macrobe, sat. 5, 1, 7 : Quattuor sunt, inquit Eusebius, genera dicendi : copiosum, in quo Cicero dominatur, breue, in quo Sallustius regnat, sicum, quod Frontoni adscribitur, pingue et floridum, in quo Plnius Secundus quondam et nunc nullo ueterum minor noster Symmachus luxuriatur. 91. P. Galand-Hallyn, Le reflet des fleurs. Description et métalangage poétique d’Homère à la Renaissance, Genève, Droz, 1994, p. 380. Cf. aussi B. combeaud (éd.), Ausone de Bordeaux, Œuvres complètes, Bordeaux, Mollat, 2010. 92. Virgile, Georg. 1, 84-93 (il s’agit des avantages des brulis pour les champs stériles). 93. Auson., Mosella, 27-32.
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(océans, fleuve, lac, ruisseau et source). La partition attestée chez Macrobe se retrouve dans le catalogue des poissons94 : les 5 catégories de poissons, qui sont l’ornement du fleuve, correspondent globalement aux 5 genres de styles définis au livre V des Saturnales. Macrobe a eu un rôle majeur dans la définition et la diffusion de l’esthétique tardive du temperamentum. *** Les Saturnales sont un monument à la gloire de Virgile ; on serait tenté de croire que pour Macrobe, la poésie latine s’arrête avec Virgile ; si l’on met Horace à part, aucun poète postérieur, ni même contemporain, à Virgile n’est cité par Macrobe dans les Saturnales. L’une des singularités du banquet est de montrer en Virgile un génie universel, capable d’unir et de dépasser l’éloquence et la poésie. En bon grammairien, Macrobe connaît, de première ou plutôt de seconde main, la poésie latine archaïque. Il nous livre un florilège et certains fragments ont été conservés grâce à ses citations. Mais la théorie des quatre genres et des cinq styles montre que le savant, le grammairien, l’encyclopédiste a une sensibilité ouverte sur une autre forme de poésie que la poésie classique.
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LA POÉSIE D’AUSONE ENTRE LA TRADITION CLASSIQUE ET LA RELIGION CHRÉTIENNE Giampiero ScafoGlio
Université Côte d’Azur, CNRS – CEPAM UMR 7264
Résumé Ausone adhère ouvertement et sans réserve à l’orthodoxie chrétienne (nicéenne) et ne dédaigne pas célébrer une festivité collective telle que Pâques, dans la cadre de son engagement politique et de ses rapports avec le pouvoir impérial. Il cultive pourtant une conception personnelle et intime de la foi, dont il tire parfois l’inspiration de sa poésie. Il aborde d’ailleurs la religion avec l’approche équilibrée et modérée propre à son caractère et à sa vision générale de la vie : contraire à l’extrémisme et aux conflits de toute sorte, il partage la politique de tolérance religieuse menée par Valentinien, puis par Gratien dans un premier temps. Dès l’adoption par ce dernier d’une politique religieuse répressive, Ausone modifie son approche du christianisme, en adoptant une attitude intentionnellement ambiguë, minimisant ou passant sous silence dans sa poésie les manifestations extérieurs (architecturales et culturelles) de la religion chrétienne et mettant en valeur, en revanche, celles païennes. Ce changement consiste en une stratégie de défense (nuancée et menée avec légèreté) de la tradition romaine et de sa culture. Abstract Ausonius openly and unreservedly adheres to Christian orthodoxy and does not disdain to praise a collective celebration, such as Easter, as a part of his political engagement and his relationship with imperial power. Yet he cultivates a personal and deep conception of faith, from which he sometimes draws poetic inspiration. He lives his religion, indeed, with a balanced and moderate attitude that is typical of his character and his outlook on life : rejecting any kind of extremism, he agrees with the policy of religious tolerance carried on by Valentinian, and by Gratian in the early years of his reign. Then, after the repressive turn adopted by the latter towards paganism, Ausonius changes his approach with Christianism, taking a deliberately ambiguous attitude : in his poetry, he minimizes or ignores the architectural and cultural manifestations of the Christian religion, while highlighting the pagan ones. This is a nuanced strategy of defense of the Roman tradition, including mythology and paganism.
Romaniser la foi chrétienne ? La poésie latine de l’Antiquité tardive entre tradition classique et inspiration chrétienne, éd. Giampiero ScafoGlio et Fabrice WendlinG, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 20), pp. 51-94. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132136
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A
Giampiero ScafoGlio
usone est un représentant important de la société et de la culture du ive siècle après J.-C. Issu d’une famille de la bourgeoisie romanisée de l’Aquitaine, il devint professeur de grammaire et de rhétorique à la fameuse école de Bordeaux, puis, à un âge plus avancé, précepteur de Gratien, le fils et l’héritier du trône de l’empereur Valentinien Ier ; enfin, il joua un rôle politique de premier plan au côté de Gratien1. Poète érudit et raffiné, tantôt brillant, tantôt pédant, il était doté d’une profonde sensibilité affective et culturelle, mais il était également enclin aux jeux sophistiqués et futiles de l’intelligence ; étroitement lié à l’héritage culturel romain, il était à même de ressentir et de transmettre une sincère admiration pour la nature, convaincu qu’il l’était, que la civilisation reposait sur la concorde et la paix2. Il vit à une époque complexe et tourmentée, déchirée par les conflits : l’empire subit les pressions des peuples barbares aux frontières ; la nécessité d’entretenir une armée nombreuse et efficace, ainsi qu’un appareil étatique solide et bien organisé, s’impose afin de défendre et contrôler les territoires impériaux, ce qui comporte l’augmentation de la pression fiscale et l’appauvrissement de la population, accompagnés d’une tentative désespérée de l’aristocratie de s’accrocher à des privilèges désormais anachroniques3. Cependant le signe des temps se traduit par un bouleversement historique extrêmement important, qui réside certainement dans l’émergence du christianisme, proclamé religion officielle de l’empire (scil. par l’édit de Thessalonique, imposé par Théodose en 3804). C’est donc une époque de crise : une période de fortes tensions et de grandes mutations. Le christianisme, embrassé par Valentinien lui-même, prend une position de force et se propage de plus en plus dans la société et les institutions, aux dépens de la religion païenne et de ses structures matérielles et idéologiques, 1. 2.
3.
4.
Cf. H. Sivan, Ausonius of Bordeaux. Genesis of a Gallic Aristocracy, London-New York, Routledge, 1993, p. 49-141 ; A. Coşkun, Die gens Ausoniana an der Macht : Untersuchungen zu Decimus Magnus Ausonius und seiner Familie, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 12-111, 186-237. Sur la sensibilité esthétique d’Ausone, sa poétique et son amour de la nature : P. Galand-Hallyn, Le reflet des fleurs. Description et métalangage poétique d’Homère à la Renaissance, Genève, Librairie Droz, 1994, p. 333-418 ; F. GaramboiS-vaSqueZ, Natura delectat. Ars et Natura dans la création poétique d’Ausone, Saint-Étienne, Publications de l’Université, 2018, p. 19-62 (nature), 97-159 (poétique) et passim. Sur la paix comme condition intrinsèque de la nature et conquête de l’homme qui s’y intègre : G. ScafoGlio, « Ausonio poeta della pace. Un’interpretazione della Mosella », Revue des Études Anciennes, 105 (2003), p. 521-539. Cf. v. marotta, « Il potere imperiale dalla morte di Giuliano al crollo dell’impero d’Occidente », in A. ScHiavone (dir.), Storia di Roma, vol. III, L’età tardoantica, tome 1, Crisi e trasformazioni, Torino, Einaudi, 1993, p. 551-611, praes. 551-573 ; J.-M. carrié, « L’economia e le finanze », in ScHiavone (dir.), op. cit., III, 1, p. 751-787 ; M. WHitby, « Emperors and Armies, AD 235-395 », in S. SWain, M. edWardS (dir.), Approaching Late Antiquity. The Transformation from Early to Late Empire, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 156-186. Cf. C. pietri, « La cristianizzazione dell’Impero », in ScHiavone (dir.), op. cit., III, 1, p. 845-876 ; R. lim, « Christian Triumph and Controversy », in G. W. boWerSock, P. broWn, O. Grabar (dir.), Late Antiquity. A Guide to the Postclassical World, Cambridge Mass.-London, Harvard University Press, 1999, p. 196-218 ; J. maxWell, « Paganism and Christianization », in S. f. JoHnSon (dir.), The Oxford Handbook of Late Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 849-875.
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qui s’étiolent inéluctablement. Si Valentinien pratique une politique de tolérance religieuse, en adoptant une attitude distanciée à l’égard de l’Église et en refusant de prendre parti dans les querelles religieuses5, son fils et successeur Gratien prendra une position bien plus marquée, en se rapprochant d’Ambroise (l’évêque de Milan) : ce dernier le poussera à adopter une ligne d’intolérance, qui sera poursuivie par ses successeurs : la controverse sur l’autel de la Victoire en est la preuve évidente6. Dans une situation historique si conflictuelle et compliquée, la position d’Ausone n’est pas facile à comprendre. Dans ses œuvres, il donne des indications apparemment incohérentes et même contradictoires au sujet de sa foi : il adopte une attitude ambiguë envers la religion, ou mieux, envers les deux religions qui se disputent la primauté dans la société et le contrôle de la culture à son époque. Dans ses nombreux écrits, en effet, on trouve des témoignages explicites de son adhésion au christianisme, ainsi que des aspects tout à fait étrangers à cette religion (surtout la présence massive de la mythologie classique) et même des indices suggérant une orientation païenne. Cependant, l’hypothèse d’une conversion du poète au christianisme, bien qu’il s’agisse d’un phénomène assez fréquent à l’époque, apparaît trop simple, voire simpliste, car les éléments chrétiens et païens présents dans ses œuvres ne se laissent pas ramener à deux phases chronologiques distinctes. On remarque plutôt une sorte d’incertitude, une oscillation ou une alternance entre les deux religions, dont les traces semblent parfois coexister dans la même œuvre. De toute façon, selon la plupart des chercheurs, Ausone serait un chrétien tiède, embrassant cette religion par convenance (pour suivre une tendance générale de son époque, ou pour agréer à l’empereur), mais n’éprouvant pas de sentiments religieux sincères : c’est pourquoi certaines de ses œuvres se trouvent fort éloignées de l’esprit chrétien. Vers la fin du xixe siècle, Gaston Boissier nia la présence d’une véritable inspiration religieuse, même dans les poèmes d’Ausone consacrés au christianisme, en soutenant qu’il « n’était chrétien que de nom7 ». En revanche, au début du xxe siècle, René Pichon défendit la foi du poète, en revendiquant la sincérité des sentiments qui animent ses œuvres chrétiennes8. Peu après, Pierre de Labriolle affirma à nouveau le contraire, à savoir que l’esprit
5.
6.
7. 8.
Cf. R. liZZi teSta, Senatori, popolo, papi. Il governo di Roma al tempo dei Valentiniani, Bari, Edipuglia, 2004, p. 248 et 251-252 ; J. bouffartiGue, « Entre Constantin et Théodose. L’image incertaine des empereurs chrétiens chez leurs coreligionnaires des ive et ve siècles », Les Études Classiques, 75 (2007), p. 53-66. Cf. R. cHenault, « Beyond Pagans and Christians : Politics and Intra-Christian Conflict in the Controversy over the Altar of Victory », in M. SalZman, M. SáGHy, R. liZZi teSta (dir.), Pagans and Christians in Late Antique Rome : Conflict, Competition, and Coexistence in the Fourth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 2016 p. 46-63. Cf. G. boiSSier, La fin du paganisme. Étude sur les dernières luttes religieuses en Occident au quatrième siècle, tome II, Paris, Hachette, 1891, p. 72. Cf. R. picHon, Les derniers écrivains profanes : les panégyristes, Ausone, le Querolus, Rutilius Namatianus, Paris, Leroux, 1906, p. 202-216.
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chrétien est tout à fait absent chez Ausone9. De même, au milieu du xxe siècle, Charles Favez remarqua que la religion chrétienne « tenait peu de place » dans la vie du poète10 ; mais que sait-on de sa vie, à part ce qu’il en dit dans ses œuvres ? L’appréciation des sentiments religieux d’Ausone comporte évidemment un degré élevé de subjectivité. À la fin des années 60, Pierre Langlois adopta une position plus équilibrée, en reconnaissant l’adhésion d’Ausone au christianisme, mais en constatant également le contraste entre sa foi et sa forma mentis, mentalité étroitement liée à l’héritage culturel païen11. Winfred Daut l’a défini plus sommairement comme l’un des « Halbchristen jener Epoche12 », une définition reprise plus tard par Vincenzo Messana, qui considère le poète comme un « semicristiano », en soulignant son approche ironique de la vie et même de la religion13. D’autre part, la sincérité de la foi d’Ausone n’est pas niée par Emanuele Castorina, qui admet pourtant l’inspiration essentiellement païenne de sa poésie14. La tendance à mélanger les idéaux chrétiens avec les valeurs traditionnelles romaines (telles que l’otium litteratum et le secessus in uillam), une tendance répandue dans la société aristocratique de l’époque et partagée par Ausone lui-même, est rappelée à juste titre par Jacques Fontaine15. À la fin des années 80, Wolf-Lüder Liebermann a parlé de « zeittypischer intellektueller Synkretismus », dans lequel fusionnent la culture classique et la nouvelle sensibilité chrétienne : dans le cadre de ce syncrétisme, le christianisme d’Ausone se transforme « zu einer Sache der Indifferenz16 ». Hagith Sivan a retourné le problème, en définissant Ausone comme « a nominal pagan », eu égard à son « belief in a certain code of behavior and in a literary
9.
10. 11. 12. 13. 14. 15. 16.
Cf. P. de labriolle, La correspondance d’Ausone et de Paulin de Nole : avec une étude critique, des notes et un appendice sur la question du Christianisme d’Ausone, Paris, Bloud, 1910, p. 53-63 ; Ph. bruGGiSSer, « Pierre de Labriolle (1874-1940) et la perception du christianisme d’Ausone face aux orientations de la recherche actuelle », in C. alain, I. leWandoWSki, L. mroZeWicZ (dir.), L’image de l’antiquité chez les auteurs postérieurs, Poznań, Vis, 1996, p. 113-138. Cf. C. faveZ, « Une famille gallo-romaine au ive siècle », Museum Helveticum, 3 (1946), p. 118-131, praes. 119-120. Cf. P. lanGloiS, « Les poèmes chrétiens et le christianisme d’Ausone », Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes, 43 (1969), p. 39-58. Cf. W. daut, « Die „Halben Christen“ unter den Konvertiten und Gebildeten des 4. und 5. Jahrhunderts », Zeitschrift für Missionswissenschaft und Religionswissenschaft, 55 (1971), p. 171-188. Cf. V. meSSana, « L’ironia di Ausonio e il suo sentimento religioso », in S. leanZa (dir.), Polyanthema. Studi di Letteratura cristiana antica offerti a Salvatore Costanza, vol. II, Messina, Sicania, 1991, p. 75-108. Cf. E. caStorina, « Lo spirito del cristianesimo in Ausonio », Siculorum Gymnasium, 19 (1976), p. 85-91. Cf. J. fontaine, « Valeurs antiques et valeurs chrétiennes dans la spiritualité des grands propriétaires terriens à la fin du ive siècle occidental », in J. fontaine, C. kannenGieSSer (dir.), Épektasis : mélanges patristiques offerts au cardinal Jean Daniélou, Paris, Beauchesne, 1972, p. 571-596. Cf. W.-L. liebermann, « Ausonius », in r. HerZoG (dir.), Restauration und Erneuerung. Die lateinische Literatur von 284 bis 374 n. Chr. = R. HerZoG, p. l. ScHmidt (dir.), Handbuch der lateinischen Literatur der Antike, vol. V, München, Beck, 1989, p. 268-308, praes. 304-305.
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culture that was deeply rooted in classical paganism17 ». Roger Green, à son tour, considère le poète « as a knowledgeable Christian and as one whose lifestyle was moulded by this allegiance, even though in certain circumstances he was prepared to sit loose to it18 ». Au début du xxie siècle, Matthias Skeb a changé la donne, en refusant de réduire Ausone à l’alternative « chrétien ou païen », qui n’est pas appropriée : en fait, ce poète cultive un sentiment religieux transcendant et abstrait, qui se développe dans la dimension intérieure et qui ne se laisse pas emprisonner dans une catégorisation artificielle19. Altay Coşkun suit la même ligne, mais d’une manière plus modérée et prudente, en considérant Ausone comme un chrétien orthodoxe, animé d’une dévotion religieuse tranquille et sans ostentation : une attitude empreinte de tolérance, s’opposant à la position radicale et intransigeante de certains de ses contemporains, tels Ambroise et Paulin20. David Amherdt, sans remettre en question la sincérité de sa foi, reconnaît les contradictions, les doutes et les hésitations du poète, qui reflètent les incertitudes de son époque21. Enfin, selon Oliver Nicholson, « about Ausonius’ commitment to Christianity there can be no question22 ». Pour ma part, je trouve le problème mal posé. En fait, il n’est pas possible (et d’ailleurs point nécessaire) d’établir si et dans quelle mesure la foi religieuse d’Ausone est sincère. La relation de l’homme à Dieu, ou au divin en général, est un lien intime et mystérieux, qui ne peut être aisément compris des autres ; parfois même, un homme ne parvient pas, lui non plus, à comprendre son propre sentiment religieux. S’il est vrai que nous trouvons certains renseignements autobiographiques dans les œuvres d’Ausone, il est également vrai qu’il n’est pas facile d’en évaluer la fiabilité, d’autant plus qu’ils sont parfois incohérents et même contradictoires, notamment à l’égard de la religion. Néanmoins Ausone, dans certaines de ses œuvres, exprime explicitement son adhésion au christianisme, dont il connaît visiblement plusieurs aspects doctrinaux et dont il célèbre certaines festivités. Après tout, il n’y a pas lieu de s’interroger sur la sincérité de sa foi en tant que vocation intime et choix de vie, domaine qui ne relève pas de la critique littéraire et qui risque de tourner au procès d’intention. La philologie devrait plutôt s’enquérir (comme je vais justement le faire) de la présence et l’incidence de la religion chrétienne dans la poésie d’Ausone, de la forme esthétique qu’elle assume, de la fonction communicative qu’elle accomplit, mais surtout de
17. Cf. Sivan, op. cit., p. 110, qui trace également un parallèle entre Ausone et Claudien, qui serait plutôt « a nominal Christian ». 18. Cf. R. P. H. Green, « The Christianity of Ausonius », Studia Patristica, 28 (1993), p. 39-48. 19. Cf. M. Skeb, « Subjektivität und Gottesbild. Die Religiöse Mentalität des Decimus Magnus Ausonius », Hermes, 128 (2000), p. 327-352. 20. Cf. Coşkun, op. cit., p. 216-237. 21. Cf. D. amHerdt, « Ausone : rhétorique et christianisme », in E. amato (dir.), Approches de la Troisième Sophistique. Hommages à Jacques Schamp, Bruxelles, Collection Latomus, 2006, p. 378-388. 22. Cf. O. nicHolSon, « Self-Portrait as a Landscape : Ausonius and his Herediolum », in C. HarriSon, c. HumfreSS, i. SandWell (dir.), Being Christian in Late Antiquity : A Festschrift for Gillian Clark, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 235-252.
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son interaction avec la culture païenne (qu’il s’agisse d’alternance, de dialogue, de conflit, ou même d’intégration), dans le cadre de la construction littéraire.
i. la prière du matin L’Éphéméride est la description vivante et imagée de la journée du poète. Après les reproches ironiques adressés à son esclave, grand dormeur et qui refuse de se lever à l’aube, Ausone s’apprête à prononcer sa « prière du matin », qui est précédée d’une sorte d’ascèse (Ephem. 2, 7-21) : pateatque, fac, sacrarium nullo paratu extrinsecus : pia uerba, uota innoxia, 10 rei diuinae copia est. nec tus cremandum postulo nec liba crusti mellei, foculumque uiui caespitis uanis relinquo altaribus. 15 Deus precandus est mihi ac filius summi Dei, maiestas unius modi, sociata sacro spiritu. et ecce iam uota ordior : 20 et cogitatio numinis praesentiam sentit pauens.
Ouvre-moi la chapelle, mais sans aucun apprêt extérieur. Des pieuses paroles, des vœux innocents suffisent lorsqu’on s’adresse à Dieu. Je ne demande pas d’encens à brûler, ni de gâteaux de miel ; le foyer sur l’herbe vive, je le laisse aux autels païens. J’ai à prier Dieu et le fils du Très-Haut, majesté de même essence, associée au Saint-Esprit. Me voici, prêt à commencer ma prière : mon esprit ressent la présence de Dieu et en tremble23.
Ausone s’apprête à prier dans sa chapelle privée (sacrarium), qu’il décrit comme humble et dépourvue d’ornements : c’est le témoignage le plus ancien concernant l’existence d’un endroit dédié au culte chrétien (sur le modèle du lararium, le petit sanctuaire domestique païen) dans la maison aristocratique24. Le poète définit l’essence du culte qu’il pratique par deux expressions, deux noms avec leurs adjectifs respectifs, mises en exergue par le chiasme : pia uerba, uota 23. Toutes les œuvres d’Ausone sont citées selon l’édition de R. H. P. Green, Ausonii opera, Oxford, Oxford University Press, 1999, dont je suis aussi la numérotation. Les traductions sont miennes. 24. Cf. K. D. boWeS, « “Christianization” and the Rural Home », Journal of Early Christian Studies, 15 (2007), p. 143-170, praes. 143-144 et 160-162.
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innoxia (v. 9). Il prend ses distances avec la religion païenne, dont il refuse les symboles et les accessoires : tus cremandum, liba crusti mellei, foculus uiui caespitis, uana altaria. Il ne néglige pas l’aspect doctrinal du christianisme, dont il rappelle le dogme le plus important, celui de la Trinité : Deus… ac filius summi Dei, / maiestas unius modi, / sociata sacro spiritu (v. 15-18). Enfin, il exprime le sentiment de crainte religieuse qu’il ressent (pauens) lorsque, renfermé en luimême, il s’adresse à Dieu, dont il perçoit la présence invisible et impalpable : cogitatio numinis / praesentiam sentit (v. 20-21). L’utilisation du nom numen, qui traduit la volonté ou le pouvoir de la divinité25, indique la nature abstraite de Dieu, dont le poète se rapproche en son for intérieur. Dans cette introduction à la prière du matin, Ausone mentionne l’endroit et l’essence du culte, le dogme ainsi que le sentiment : il esquisse une sorte de summa, un aperçu du christianisme, mais notamment de son christianisme, de sa manière de concevoir et de vivre l’expérience religieuse. Son approche du divin est décrite ex contrario, par la négation des éléments typiques des rites païens : elle se déroule dans le domaine de l’esprit et ne s’extériorise que par les mots révélant les propos et les désirs (pia uerba, uota innoxia), sans aucun appareil cultuel. Mais la prière établit une relation mutuelle, dès que le poète ressent la présence de Dieu dans sa dimension intellectuelle et/ou sentimentale (cogitatio), que je traduirais par « âme » plus que par « pensée ». La « prière du matin » (oratio matutina26) est un poème de 85 hexamètres, l’exemple le plus ancien d’une prière chrétienne de caractère non liturgique. Ce caractère reflète, en fait, le rapport personnel et intérieur d’Ausone avec Dieu. La structure de la prière est clairement bipartite, sur le modèle du Pater noster, mais plus généralement selon le schéma typique du genre hymnologique grec et latin : l’invocation à Dieu avec la description de ses caractéristiques et la célébration de sa grandeur, en fonction de la captatio beneuolentiae (v. 1-30), est suivie par la demande de la grâce divine (v. 31-85). Il s’agit d’une construction conventionnelle, héritée de la tradition hymnographique classique ; mais ici la structure commune de la prière païenne et chrétienne véhicule des notions théoriques et des sentiments qui 25. Cf. A. ernout, A. meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots, 4e édition augmentée par J. andré, Paris, Klincksieck, 1985, p. 452. Sur l’utilisation de numen dans le latin chrétien : R. H. P. Green, « Paulinus of Nola and the Diction of Christian Latin Poetry », Latomus, 32 (1973), p. 79-85. 26. Cette prière est attribuée à Paulin de Nole dans le codex Vindobonensis 3261 (écrit par Jacopo Sannazaro) et, par conséquent, dans l’édition de W. Hartel, Sancti Pontii Meropii Paulini Nolani Carmina, Osterreichische Akademie der Wissenschaften, Wien, 1894, ainsi que dans la traduction annotée de P. G. WalSH, The poems of St. Paulinus of Nola, New York, Newman Press, 1975. Bien que quelques doutes persistent encore, je considère comme décisifs les arguments avancés déjà par L. villani, « Quelques observations sur les chants chrétiens d’Ausone », Revue des Études Anciennes, 8 (1906), p. 325-337. Cf. aussi la proposition ingénieuse et audacieuse (mais que je ne partage pas) de F. dolveck, « Les Orationes d’Ausone et de Paulin : examen des problèmes liés à leur attribution », Revue bénédictine, 125 (2015), p. 5-44 (première partie) et surtout 355-408 (suite) : Paulin aurait composé l’oratio matutina, qu’Ausone aurait intégrée dans son Ephemeris, dans le cadre d’une collaboration littéraire entre les deux amis, presqu’une écriture à quatre mains.
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expriment l’identité religieuse d’Ausone d’une manière tout à fait claire et cohérente, par un langage tissé de phrases et de iuncturae tirées des Saintes Écritures. Cette prière a été étudiée efficacement par Paul Langlois et Jacques Martin, qui ont mis en lumière la richesse des références précises et rigoureuses à la doctrine chrétienne, témoignant d’une connaissance approfondie et surtout de l’adhésion du poète à l’orthodoxie de cette religion27. Il vaut la peine d’en lire la première partie, portant sur l’essence ineffable de Dieu et la création (Ephem. 3, 1-16) : Omnipotens, solo mentis mihi cognite cultu, ignorate malis et nulli ignote piorum, principio extremoque carens, antiquior aeuo quod fuit aut ueniet, cuius formamque modumque 5 nec mens complecti poterit nec lingua profari, cernere quem solus coramque audire iubentem fas habet et patriam propter considere dextram ipse opifex rerum, rebus causa ipse creandis, ipse dei uerbum, uerbum deus, anticipator 10 mundi, quem facturus erat : generatus in illo tempore quo tempus nondum fuit, editus ante quam iubar et rutilus caelum inlustraret Eous ; quo sine nil actum, per quem facta omnia ; cuius in caelo solium, cui subdita terra sedenti 15 et mare et obscurae chaos insuperabile noctis ; inrequies, cuncta ipse mouens, uegetator inertum.
Dieu tout-puissant, que je ne connais que par l’adoration ressentie en mon esprit ; Dieu ignoré des méchants, mais que nulle âme pieuse n’ignore ; qui n’as ni commencement ni fin ; plus ancien que le temps qui fut et qui sera ; toi, que notre âme ne peut comprendre et que notre langue ne peut définir : le privilège de te contempler et d’entendre tes commandements n’est accordé qu’à celui qui est assis à la droite de son père, qui est lui-même l’auteur de toute chose, cause lui-même de la création, Verbe de Dieu et Verbe Dieu, antérieur au monde qu’il allait créer ; engendré dans le temps où le temps n’était pas encore ; né avant que le jour et l’aurore éclatante n’illuminassent le ciel ; sans qui rien ne pouvait exister, par qui tout a été fait ; dont le trône est au ciel ; qui sièges au-dessus de la terre, de la mer et de l’impénétrable chaos entouré par la nuit obscure ; qui, sans jamais t’arrêter, donnes mouvement à toute chose, vie à la matière.
On reconnaît facilement les citations (opportunément retravaillées) des Saintes Écritures, notamment les Évangiles de Matthieu et de Jean28, ainsi que de nom27. Cf. lanGloiS, art. cit., p. 39-58 ; J. martin, « La prière d’Ausone : texte, essai de traduction, esquisse de commentaire », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 3 (1971), p. 369-382. 28. Cf. Mt 21, 27 : Et nemo nouit Filium nisi Pater, nemque Patrem quis nouit, nisi Filius et cui uoluerit Filius reuelare ; Jn 1, 1-3 : In principio erat uerbum, et uerbum erat apud Deum, et Deus erat uerbum. Hoc erat in principio apud Deum. Omnia per ipsum facta sunt, et sine ipso factum est nihil.
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breux concepts et termes provenant du Symbole de Nicée29, qui remonte justement au concile de Nicée de 325, à peine quelques décades avant la prière d’Ausone. Ce dernier en fait appelle Dieu omnipotens, en suivant le Symbole. Cependant, il n’est pas tout à fait exact que, comme Jacques Martin l’affirme, cette parole soit proprement chrétienne30. En réalité, l’adjectif composé omnipotens est déjà attesté dans un fragment d’Ennius, qui se réfère à Jupiter : c’est lui qui, selon toute probabilité, l’a introduit dans la langue épique ; plusieurs poètes ultérieurs, dont Virgile, l’utilisent pour Jupiter, mais également pour Junon31. L’histoire de ce mot reflète, à petite échelle, un phénomène important dans l’évolution du latin, à savoir le processus de formation d’un langage spécifiquement chrétien, qui s’empare de nombreux termes et locutions de la tradition linguistique et culturelle romaine, en changeant leur signification et en les adaptant à ses besoins et à ses objectifs. À propos du mot omnipotens, on passe d’une valeur hyperbolique, figurée (visant à exalter le pouvoir du dieu païen), à une récupération du sens littéral, qui convient très bien à l’envergure incommensurable du Dieu chrétien. Il est vrai, pourtant, qu’Ausone tire l’adjectif omnipotens (aussi) du Symbole de Nicée, ainsi que les expressions patriam propter considere dextram (v. 8) et per quem facta omnia (v. 13). Cependant, les citations des Saintes Écritures et les références au Symbole de Nicée risquent de masquer les expressions d’une religiosité plus personnelle et intime, qui ne manquent pas dans cette prière. On apprécie, en particulier, la conception abstraite de la divinité, qui se dégage de la phrase initiale solo mentis mihi cognite cultu et qui se précise juste après : cuius formamque modumque / nec mens complecti poterit nec lingua profari (v. 4-5). Le rapport du poète avec Dieu se déroule dans l’intériorité, en rappelant le concept du Deus absconditus qu’on trouve dans la Bible (Is 45, 15), un concept qu’Ausone réélabore et approfondit par une approche introspective, en parlant de mentis cultus et en anticipant ainsi la recherche de Dieu pratiquée par Augustin in interiore homine. Dans la partie suivante de l’invocation (v. 17-26), qui commence par une autre citation du Symbole, non genito genitore deus (v. 17), Ausone évoque l’incarnation du Christ ; puis il passe presque directement à sa résurrection, en ne s’attardant qu’à peine plus d’un vers sur sa passion32. Le passage si rapide sur les souffrances et la mort de Christ, qui n’est certainement pas aléatoire, en dit long sur le caractère d’Ausone, sur sa vision de la vie et surtout sur sa façon de concevoir la religion. Mais sa tendance à la dédramatisation, qui se manifeste ici par la synthèse et la réticence, ailleurs et souvent par l’ironie, ne doit pas être nécessai29. Pour une liste des correspondances conceptuelles et verbales : martin, art. cit., p. 376. 30. Cf. martin, art. cit., p. 374 : « Les dieux du panthéon gréco-latin étaient sans doute omniscients, mais rien moins qu’omnipotents puisqu’ils étaient soumis à un fatum aveugle et inévitable ». 31. Cf. E. fraenkel, Plautinisches im Plautus, Berlin, Weidmann, 1922, p. 207-209. 32. Cf. v. 21-22 : contagia nostra / qui tulit et diri passus ludibria leti, avec le mot prégnant ludibria, qui exprime la honte attribuée communément à la crucifixion (une peine réservée aux esclaves et aux pires criminels), ainsi que celle pesant sur ceux qui l’ont condamné et tué ; mais on peut aussi en déduire le caractère illusoire de la mort de Christ, qui ressuscitera peu après.
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rement interprétée comme issue d’une superficialité et d’un manque d’épaisseur morale. Cette tendance reflète plutôt l’optimisme et l’équilibre intérieur du poète, la modération et la maîtrise de soi qu’il tente d’atteindre aussi à travers l’étude et les exercices littéraires. La dernière partie de l’invocation (v. 27-30) est consacrée à Jésus-Christ en tant que « sauveur », salutifer (v. 27), auquel le poète demande d’intercéder auprès de son père. L’adjectif salutifer provient lui aussi de la langue épique : on le trouve dans les Métamorphoses d’Ovide et dans l’Achilléïde de Stace ; c’est sans doute Ovide lui-même qui l’a créé33. À la fin du poème (v. 79-85), Ausone s’adresse à nouveau à Jésus-Christ, pour lui demander une fois encore son intercession auprès de Dieu. Là, il utilise l’appellation spécifique se référant à Jésus-Christ dans la Bible latine et chez des auteurs chrétiens, tels que Tertullien et Lactance : saluator (v. 81) ; Prudence et Augustin s’en serviront aussi avec aisance34. L’alternance entre ces synonymes appartenant à deux différents domaines culturels ne me semble ni hasardeuse ni insignifiante : elle est un choix conscient d’Ausone, qui aime jouer avec les mots et saisit toujours l’occasion d’exhiber sa maîtrise de la langue ; un choix qui révèle, encore une fois à petite échelle, l’interaction constante entre la formation culturelle classique et l’identité chrétienne du poète. Les deux invocations à Jésus-Christ encadrent la demande de la grâce divine (v. 31-78), assurant ainsi la cohésion structurale de la prière, tout en introduisant une variation qui ne nuit pas à la cohérence. Dans la demande de la grâce divine, à savoir la sollicitation d’éloigner les maux physiques et moraux, spécialement la tentation induisant au péché, des réminiscences de l’Ancien Testament s’ajoutent à celles des Évangiles. En fait, Ausone évoque le péché originel en se référant à l’histoire racontée dans la Genèse (v. 31-36) : da, pater, inuictam contra omnia crimina mentem uipereumque nefas nocituri auerte ueneni. sit satis, antiquam serpens quod perdidit Euam deceptumque adiunxit Adam ; nos sera nepotum semina, ueridicis aetas praedicta prophetis, uitemus laqueos, quos letifer inplicat anguis.
Donne-moi, ô mon père, une âme invincible contre tous les péchés et détourne de moi la malice de la vipère et son venin nuisible. Qu’il suffise au serpent d’avoir autrefois perdu Ève et d’avoir ajouté Adam, trompé lui aussi ; mais nous, tardives semences de leurs descendants, nous, génération prédite par des prophètes véridiques, évitons les pièges dressés par le mortel serpent.
33. Ovide s’en sert trois fois dans ses Métamorphoses et toujours pour Esculape : le dieu médecin, « sauveur » par excellence. Cf. J. J. moore-blunt, A Commentary on Ovid Metamorphoses II, Uithoorn, Gieben, 1977, p. 134 ; S. M. WHeeler, A Discourse of Wonders. Audience and Performance in Ovid’s Metamorphoses, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1999, p. 178-182. 34. Cf. P. de labriolle, « Salvator », in Société nationale deS antiquaireS de france (dir.), Mélanges en hommage à la mémoire de Fr. Martroye, Paris, Klincksieck, 1943, p. 59-72.
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Ausone évoque l’épisode du péché originel de manière très synthétique, mais en respectant le récit biblique : il souligne le rôle crucial du serpent et sa stratégie trompeuse, ainsi que l’ordre chronologique de la faute, commise d’abord par la femme, puis par l’homme. Cependant, il ne renonce pas à révéler sa formation classique, dont il tisse les traces dans la riche trame linguistique de la prière. Il accorde l’adjectif virgilien et ovidien uipereus au terme abstrait nefas, appartenant à la tradition juridique et religieuse romaine35. Il appelle le serpent letifer anguis, en recourant à un autre adjectif qui provient de la langue épique : Virgile s’en sert plus d’une fois, mais c’est Stace qui le rapporte justement au serpent, en l’accordant avec le nom anguis36. La demande de la grâce divine culmine par l’espoir d’atteindre la vie éternelle, grande promesse de la religion chrétienne ; un espoir qu’Ausone exprime à travers une image symbolique imprégnée de culture classique, l’image de la voie lactée (v. 37-42) : Pande uiam, quae me post uincula corporis aegri in sublime ferat, puri qua lactea caeli semita uentosae superat uaga nubila lunae, qua proceres abiere pii quaque integer olim raptus quadriiugo penetrat super aera curru Elias et solido cum corpore praeuius Enoch.
Ouvre-moi la route qui m’élèvera, libre des liens de mon corps souffrant, vers les régions sublimes, où la voie lactée brille dans le ciel, au-dessus des nuages errants de la lune, séjour des vents : route suivie par des saints éminents et par Élie, autrefois intégralement emporté par un quadrige au-dessus du ciel, et avant lui par Énoch dans son intégrité corporelle.
Évidemment la référence symbolique à la voie lactée ne provient pas de sources doctrinales chrétiennes, mais de l’imaginaire culturel classique. Cicéron en parle dans son Songe de Scipion, où Scipion l’Africain explique à son fils adoptif Scipion Émilien l’organisation cosmique du monde (sur la base de la philosophie néopythagoricienne) et lui révèle l’immortalité de l’âme, réservée aux hommes vertueux, qui s’engagent et font de leur mieux pour le bien de la patrie. Scipion affirme que les âmes dignes survivent pour l’éternité justement dans la « voie lactée » (orbis lacteus), décrite par Cicéron comme « un cercle brillant parmi les flammes, dans une resplendissante blancheur » : is splendissimo candore inter flammas circus elucens (De rep. VI, 16). La théorie de la voie lactée n’est évidemment pas une invention de Cicéron, mais remonte à la philosophie grecque, comme Scipion lui-même le reconnaît, en disant : « comme vous l’avez
35. L’adjectif est attesté pour la première fois dans l’Énéide (VI, 281 ; VII, 351 et 753), mais il est plus amplement utilisé par Ovide (précisément 14 fois). Sur le concept de nefas : É. benveniSte, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. II, Pouvoir, droit, religion, Paris, Minuit, 1969, p. 133-140. 36. Cf. Virgile, Aen. III, 139 et X, 169 ; Stace, Theb. V, 628.
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appris des Grecs » (ut a Grais accepistis37). Par conséquent, il serait tentant de dire qu’Ausone a fusionné deux concepts différents de l’immortalité de l’âme, l’un chrétien et l’autre païen, d’ascendance pythagoricienne38 ; mais cela serait inexact. Ausone exprime clairement l’idée chrétienne de l’immortalité, qu’on peut obtenir grâce à une conduite de vie honnête et pure ; tant il est vrai qu’il demande à Dieu de l’aider à l’atteindre. Ausone se sert de la suggestive image de la voie lactée comme une métaphore, dans un but essentiellement esthétique, pour enrichir le concept chrétien d’un charme poétique (mais aussi pour faire étalage de sa culture philosophique et littéraire). En fait, il s’inspire également des descriptions de la voie lactée esquissées par Ovide39 et Stace40. Par ailleurs, Ausone ne tire pas seulement de la tradition philosophique païenne l’image métaphorique de la voie lactée, mais reprend encore l’idée du corps comme la prison de l’âme, qui s’en libérera à la fin de sa vie terrestre. En effet, il parle de uincula corporis, dans des termes identiques à ceux qu’utilise Cicéron dans le Songe de Scipion : hi uiuunt, qui e corporum uinculis tamquam e carcere euolauerunt, « vivent réellement ceux qui ont échappé aux liens du corps et se sont envolés de leur prison » (De rep. VI, 14). Cette idée remonte elle aussi à la philosophie pythagoricienne, qui l’a transmise au platonisme et lui, à son tour, au néoplatonisme. Faut-il vraiment croire qu’Ausone exprime une vision ‘hybride’ du christianisme, mélangé à des concepts qui lui sont étrangers ? Absolument pas. Le dualisme pythagoricien et platonicien entre âme et corps, y compris l’idée que ce dernier est la prison de l’âme, avait gagné depuis plus d’un siècle le christianisme. La source peut-être la plus manifeste à cet égard est le chapitre 12 du livre III des Institutions divines de Lactance, qui s’intitule précisément De duplici pugna corporis et animae ; mais d’autres auteurs chrétiens pourraient être cités41. Ausone a donc beau jeu de combiner le christianisme avec cette idée philosophique, appartenant à une doctrine qu’il apprécie et qu’il partage même dans une certaine mesure. En fait, l’idée du corps comme prison de l’âme lui semble compatible avec la religion chrétienne : ce n’est pas par hasard que d’autres auteurs chrétiens l’ont également acceptée et divulguée42.
37. P.ex. Porphyre, dans son Antre des Nymphes (28), rappelle l’interprétation pythagoricienne de la voie lactée comme lieu où se réunissent les âmes. 38. Sur les rapports d’Ausone avec le Pythagorisme cf. Ch.-M. terneS, Études ausoniennes III, Luxembourg, Centre Alexandre-Wiltheim, 2002, p. 186-203 ; A. alvar eZquerra, « Pitágoras y el pitagorismo en la obra de Ausonio », Emerita, 87 (2019), p. 123-137. 39. Cf. Met. I, 168-169, est uia sublimis, caelo manifesta sereno / lactea nomen habet, candore notabilis ipso. 40. Cf. Theb. IX, 641-642, interior caeli qua semita lucet / dis tantum, et cunctas iuxta uidet ardua terras. 41. P.ex. saint Ambroise, De fide resurrectionis, 20 ; Prudence, Perist. 5, 357-360 ; Paulin de Nole, Carm. 11, 57-60 ; Augustin, Solil. I, 14, 24 ; De ciu. Dei, XIX, 17. 42. Sur la fortune de cette théorie dans la pensée chrétienne cf. P. courcelle, « Tradition platonicienne et traditions chrétiennes du corps-prison », Revue des Études Latines, 43 (1965), p. 406-443 ; M. Herrero de JáureGui, Orphism and Christianity in Late Antiquity, Berlin-New York, De Gruyter, 2010, p. 127-218.
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Ausone évite pourtant d’aller trop loin et ajoute une référence biblique, qui fonctionne comme une sorte de marque d’identité, en signalant encore une fois le caractère chrétien de la prière (et de son auteur). C’est la mention d’Élie et d’Énoch, les deux personnages bibliques accueillis au paradis avec leur corps, comme on peut le lire respectivement dans le Livre des rois (II, 11) et dans la Genèse (5, 24). De plus, le poète ne se limite pas à ajouter une référence culturelle qui rappelle clairement la tradition chrétienne, mais il corrige aussi en quelque sorte la dévalorisation du corps qu’il vient d’affirmer dans le sillage du pythagorisme. En fait, les exemples d’Élie et d’Énoch démontrent que le corps n’est pas nécessairement une prison de l’âme : tout dépend de Dieu, qui peut sauver l’âme de l’homme, et peut même l’amener au paradis avec son corps, comme ce fut le cas pour ces deux personnages, circonstance que ne manque pas de souligner Ausone, en disant que l’un est allé au ciel integer et l’autre solido cum corpore (v. 40-42). Ausone s’inspire aussi de la Genèse à propos d’une autre image, qu’il esquisse peu après, à savoir la suggestive scène de l’esprit divin planant sur les eaux de la mer : qui super aequoreas uolitabat spiritus undas (v. 48) ; comme Gn 1, 2, spiritus Dei ferebatur super aquas. Ausone ressent la force d’évocation de cette image biblique et essaie de la reproduire au moyen de la parole et de la métrique, qu’il maîtrise parfaitement. Il compose un hexamètre long et léger, d’un rythme rapide (en raison des quatre dactyles). En revanche, les deux mots quadrisyllabiques aequoreas uolitabat, qui occupent la partie centrale du vers, ajoutent une impression de consistance, presque de puissance. Le poète choisit le verbe fréquentatif uolito, qui exprime une action continue ou répétée, pour représenter l’esprit planant ou voltigeant sur les eaux : ce verbe, mis en exergue par la césure penthémimère, s’insère bien dans le schéma métrique et syllabique du vers, dont il accentue l’effet dynamique. La périphrase aequoreas… undas, dont les mots sont séparés par l’hyperbate, élargit considérablement l’image des eaux, en insérant le vol de l’esprit divin dans un espace grand et ouvert. On voit qu’Ausone ne manifeste pas un intérêt exclusivement moral : il ne néglige jamais le côté esthétique de la poésie ; il met ses ressources, sa maîtrise de la langue et de la métrique au service de la foi chrétienne.
ii. reliGion et politique En 379 après J.-C., Ausone tient un discours officiel pour remercier Gratien de lui avoir octroyé le consulat : la Gratiarum actio43. Louvoyant entre flatteries et conseils déguisés sous forme d’éloges, le poète propose une réinterprétation 43. Mais le poète esquisse son autoportrait au côté de celui du destinataire du panégyrique, au point qu’il semble en ressortir comme le vrai protagoniste : cf. M. lolli, « Ausonius : die Gratiarum actio ad Gratianum imperatorem und De maiestatis laudibus. Lobrede auf den Herrscher oder auf den Lehrer ? », Latomus, 65 (2006), p. 707-726.
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originale de l’apothéose de l’empereur, qui appartient à la tradition romaine et qui avait fait l’objet de polémiques féroces, parfois même meurtrières, entre le pouvoir politique et les chrétiens au cours des siècles précédents : un différend aboutissant à des solutions de compromis (bien que non exemptes de contradictions) depuis Constantin44. Ausone affirme que l’empereur est partout ; il rappelle que « les poètes45 » ont dit que « tout est plein de dieu » (ou bien « de dieux ») : ades enim locis omnibus, nec iam miramur licentiam poetarum qui omnia deo plena dixerunt (I, 5). Si la phrase poétique rappelle une conception panthéiste (d’ascendance présocratique et stoïcienne), qui implique déjà un dépassement ou une réinterprétation de la tradition païenne, Ausone s’en sert à l’occasion de l’apothéose de l’empereur, en superposant astucieusement philosophie, religion et culture littéraire. Il s’agit toutefois d’une apothéose à peine évoquée, envisagée de façon indirecte et implicite, par le biais de la citation poétique : le poète se garde bien de la développer pleinement. L’empereur (piissimus imperator) est comparé à Dieu par sa générosité (V, 21) ; mais il n’est pas un dieu. Il a obtenu une mens aurea, supérieure à celle des autres hommes, de communi deo (VIII, 40). Il entretient une relation privilégiée avec Dieu, en tant que pontifex maximus deo participatus (IX, 42-4346) : il a mis en valeur la volonté de Dieu, qui coïncide avec la sienne (auctoritatem summi numinis et tuae uoluntatis). Ausone rapporte même les mots de l’empereur, qui affirme lui avoir confié le consulat en suivant l’avis et l’autorité de Dieu : consilium meum ad deum rettuli… eius auctoritati obsecutus (X, 47-48). Dès son enfance, Gratien n’a pas laissé passer un seul jour « sans adorer la majesté de Dieu et sans lui faire de vœux et les exécuter immédiatement avec les mains propres, le cœur pur, la conscience impeccable et une très rare sincérité » (XIV, 63). L’utilisation de la religion dans un but rhétorique plus que politique (il s’agit de l’éloge de l’empereur par un thème qui lui est cher : il n’y a pas de décisions concernant l’état ou la collectivité en jeu) est sous les yeux de tous. Cependant, la comparaison entre le sentiment chrétien exprimé dans l’oratio matutina et l’utilisation rhétorique de la religion dans la Gratiarum actio est instructive, puisqu’elle nous permet de prendre au sérieux la foi d’Ausone, en la distinguant du rituel politique et social souvent déployés dans ses œuvres. On peut 44. Cf. M. Sordi, I Cristiani e l’impero romano, Milano, Jaca Book, 20042, p. 209-216 ; G. bonamente, « Dall’imperatore divinizzato all’imperatore santo », in p. broWn, r. liZZi teSta (dir.), Pagans and Christians in the Roman Empire : The Breaking of a Dialogue, (IVth-VIth Century AD), Lit Verlag, Berlin, 2011, p. 339-370. 45. Il s’agit évidemment de Virgile (Buc. III, 60) et peut-être de son modèle, Aratos de Soles (Phaen. 2). Il n’est pas certain qu’Ausone connaissait ce dernier, mais il pouvait en trouver une mention dans les commentaires aux Bucoliques (cf. Servius, ad loc.). 46. Ausone donne une interprétation également originale du rôle du pontifex maximus, que les empereurs romains assumaient traditionnellement (depuis Auguste), se posant au sommet de la hiérarchie religieuse païenne ; mais le poète met cette fonction en relation avec le Dieu chrétien, en anticipant les développements historiques ultérieurs. En effet, quelques années plus tard, Gratien renoncera à cette responsabilité qu’assumera l’évêque de Rome, au sein du christianisme : cf. A. cameron, « Gratian’s Repudiation of the Pontifical Robe », Journal of Roman Studies, 58 (1968), p. 96-102.
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se demander pourtant si, dans la Gratiarum actio, les traces d’une approche plus personnelle et profonde avec la religion existent. Le discours se conclut par une prière qu’Ausone adresse à Dieu pour le remercier de l’affection que lui prodigue Gratien. Voici le début : aeterne omnium genitor, ipse non genite, opifex et causa mundi, principio antiquior, fine diuturnior, qui templa tibi et aras penetrabilibus initiatorum mentibus condidisti etc. (XVIII, 8047). Les rappels au Symbole de Nicée, qui relient cette prière à l’oratio matutina par des correspondances conceptuelles et même verbales48, revêtent toujours la valeur d’une marque identitaire (par rapport à l’orthodoxie chrétienne et par opposition aux hérésies, plus qu’au paganisme) ; mais on reste encore dans le domaine doctrinal. C’est toutefois la référence aux « temples et autels », construits par Dieu « dans les cœurs des adeptes », qui exprime une conception religieuse plus personnelle et intime (telle qu’on la perçoit aussi dans l’oratio matutina) : « les temples et les autels » ne sont pas des bâtiments et des lieux physiques, mais des sentiments cultivés par les chrétiens dans leur âme « qui se laisse pénétrer par la foi » (penetrabilibus initiatorum mentibus). Donc, à bien l’analyser, le christianisme d’Ausone se manifeste aussi dans la Gratiarum actio. Cependant, au tout début de son consulat (quelques mois avant la Gratiarum actio), Ausone prononce une prière (Precatio consulis designati) qui semble diverger, car elle s’adresse à Janus (le dieu païen qui ouvre l’année nouvelle) et mentionne d’autres divinités du panthéon traditionnel49. Le poète doit avoir déclamé cette prière à l’occasion d’une cérémonie publique, sans doute l’inauguration de son consulat. Or, l’opposition entre le christianisme professé par Ausone dans la Gratiarum actio et son adhésion à la religion païenne dans la Precatio consulis saute aux yeux ; elle apparaît encore plus criante en raison du bref laps de temps séparant les deux œuvres. Il est pourtant trop facile de considérer l’une ou l’autre attitude (ou même toutes les deux !) comme manifestation(s) d’opportunisme. On peut, bien sûr, penser qu’Ausone est un païen simulant d’être chrétien pour complaire à l’empereur, qu’il veut remercier et célébrer du mieux qu’il peut dans la Gratiarum actio ; ou qu’il est un chrétien se référant à la religion païenne, dans la Precatio consulis, pour rendre hommage à la tradition romaine. Mais pardessus tout, Ausone donne l’impression de n’être vraiment ni chrétien ni païen, de n’avoir aucune foi sincère, et de se servir d’une religion ou de l’autre selon l’opportunité du moment. Une telle impression, pleinement convaincante à première vue, se révèle néanmoins fausse à l’examen. Ausone ne serait-il donc ni païen, ni vraiment chrétien ? À mon avis, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est exactement le contraire. L’adhésion du 47. « Père éternel de tout et de tous, toi qui n’as pas été engendré, mais qui es l’auteur et la cause du monde, toi qui existes avant le début et qui existeras après la fin, toi qui as construit pour toi des temples et des autels dans les cœurs de tes adeptes qui s’ouvrent à la foi ». 48. Cf. en particulier Ephem. 3, 3-4, principio extremoque carens, antiquior aeuo, / quod fuit aut ueniet ; 8, ipse opifex rerum, rebus causa ipse creandis. 49. C’est Prec. uar. 2, éd. Green. Le même problème se pose pour l’autre prière païenne d’Ausone, Prec. uar. 3 (Precatio kal. Ianuariis), sans doute inachevée.
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poète au christianisme, qui trouve son expression dans la Gratiarum actio de pair avec l’éloge de l’empereur partageant la même foi, ne l’empêche pas de manifester une admiration sincère et profonde pour la tradition romaine, de même que pour la religion païenne, qui en fait partie intégrante : la Precatio consulis est justement issue de cette admiration. Les louanges de l’empereur, par ailleurs, trouvent aussi place dans cette œuvre d’inspiration païenne (v. 28-43), en témoignant que Gratien (menant encore, à l’époque, une politique de tolérance religieuse) ne dédaignait guère d’être célébré dans un contexte littéraire lié à la tradition romaine préchrétienne. De surcroît, la caractérisation païenne de la Precatio consulis poursuit une fonction politique et sociale, s’accomplissant dans une dimension culturelle, non étroitement religieuse ; tandis que la Gratiarum actio exprime, sur la même ligne que l’oratio matutina, l’adhésion d’Ausone à l’orthodoxie chrétienne, ainsi que sa conception personnelle de la religion, cultivée dans les temples et près des autels qui se trouvent dans le cœur des adeptes. La propension d’Ausone à profiter de la tolérance de Gratien, ou plutôt à l’encourager, en se mouvant librement entre les deux religions, ressort clairement du poème qu’il consacre à l’empereur pour célébrer sa double maîtrise de la guerre et de la parole (Prec. uar. 150). Au début, le poète adresse une prière à Apollon et à Minerve, en leur demandant de gratifier Gratien duplici diademate, l’un par rapport aux dona togae et l’autre aux praemia pugnae (v. 1-4). Mais pourquoi recourt-il aux dieux de l’Olympe ? Il ne s’agit pas d’un poème écrit pour une cérémonie publique liée à la tradition romaine. Quelle que soit l’occasion de la composition, quel que soit le public envisagé (les conseillers et les collaborateurs de l’empereur ?), l’interlocuteur privilégié reste Gratien lui-même. Aussi tolérant qu’il pût être, n’eût-il pas été préférable d’invoquer le Dieu qui faisait l’objet de sa foi, plutôt que l’Olympe païen ? L’empereur est célébré pour son double talent, militaire et littéraire (bellandi fandique potens Augustus, v. 5) ; mais c’est le second aspect qu’affectionne le plus Ausone : il rappelle un ou plusieurs poèmes épiques composés par Gratien, qui de ce fait se présente comme le Romanus Homerus (v. 17). L’Olympe païen s’avère donc plus approprié que le Dieu chrétien, dans ce contexte au parfum classique. L’agilité d’Ausone dans son approche des deux religions en ressort confirmée, tout comme la valeur purement culturelle qu’il reconnaît au paganisme : c’est pourquoi ce dernier coexiste harmonieusement avec sa foi chrétienne. L’interrelation entre la politique et la religion s’avère également présente dans une autre œuvre, la brève prière qui célèbre la fête de Pâques (Versus Paschales), rédigée entre 367 et 375 après J.-C.51 Je n’exclurais pas qu’elle ait été composée pour être chantée ou déclamée comme partie d’une liturgie, tout en admettant qu’il n’y a pas d’autres exemples de ce genre, ni témoignages qui attestent une 50. C’est la première des Precationes uariae, éd. Green ; tandis que les éditeurs précédents (K. Schenkl, R. Peiper et S. Prete) l’ont publiée dans l’Epigrammaton liber. 51. I.e. entre la désignation de Gratien comme Augustus et la mort de Valentinien. Précisément en l’an 368, selon lanGloiS, art. cit., p. 41, qui aperçoit dans le poème une référence aux consuls de cette année.
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telle pratique avant l’époque byzantine52. La prière procède de réminiscences classiques et bibliques, ainsi que de rappels du Symbole de Nicée, d’une manière analogue à l’oratio matutina. Les Versus Paschales sont liés à cette dernière (en supposant qu’elle soit antérieure, comme il semble probable) par plusieurs aspects communs, ce qui ressort déjà de l’invocation initiale (v. 6-9) : Magne pater rerum, cui terra et pontus et aër tartaraque et picti seruit plaga lactea caeli, noxia quem scelerum plebis tremit almaque rursum concelebrat uotis animarum turba piarum.
Ô magnanime père de toutes les choses, auquel obéissent la terre, la mer, l’air, l’enfer et la voie lactée du ciel étoilé, toi qui fais trembler la masse coupable des scélérats, mais que la foule des âmes pures célèbre dans ses prières.
L’opposition entre la noxia… scelerum plebis et l’animarum turba piarum rappelle en effet l’incipit de l’oratio matutina, qui s’ouvre sur l’antithèse concernant Dieu ignorate malis et nulli ignote piorum (v. 2). La référence à la voie lactée comme partie de l’univers soumis à la puissance divine rappelle l’image astronomique (appartenant à la culture païenne, notamment à la philosophie pythagoricienne évoquée par Cicéron dans le Songe de Scipion), représentant le parcours des âmes qui quittent les corps au moment de la mort, pour atteindre la vie éternelle (Ephem. 3, 37-39). Et ce n’est pas le seul élément de syncrétisme classique-chrétien qu’on retrouve dans cette prière, ainsi que dans l’oratio matutina : on peut ajouter dans la foulée la mention du « tartare » (tartara), la partie la plus profonde de l’Averne, indiquant ici l’enfer, qui tombe lui aussi sous la juridiction divine. De même, Ausone recourt au terme manes, dans l’oratio matutina, pour exprimer les peines de l’enfer endurées par l’âme coupable, mais repentante, pendant la vie terrestre : patitur… suos mens saucia manes (v. 57). Ce terme indique littéralement les dieux des morts : c’est Virgile qui l’utilise au sens métaphorique, pour exprimer les peines dont les âmes souffrent dans l’Averne53. Ausone s’en sert aussi au sens métaphorique (par la médiation virgilienne), mais avec un écart sémantique majeur, qui reflète le passage du paganisme au christianisme. Il n’est point surprenant que les Versus Paschales soient construits, eux aussi, selon le schéma hymnologique traditionnel. L’invocation à Dieu avec la louange de sa puissance est suivie par l’aperçu des dons qu’il concède aux hommes : la vie éternelle (v. 10-11), les lois morales et la vérité révélée par les prophètes (v. 12-13), mais surtout la rédemption du péché originel à travers l’incarnation et le sacrifice du Christ (v. 14-18). La fonction purificatrice accomplie par le SaintEsprit au moyen du baptême, qui constitue le cœur de la prière (v. 19-21), est présentée par le poète de pair avec le dogme de la Trinité (v. 22-23), qui fournit 52. Il n’y a pas d’autres exemples avant le Livre des cérémonies de Constantin Porphyrogénète (notamment 1, 40), datant du xe siècle après J.-C. 53. Cf. Aen. VI, 734, quisque suos patimur manes, avec le commentaire de N. HorSfall (éd.), Virgil, Aeneid 6, vol. II, Berlin-Boston, De Gruyter, 2013, p. 499-501.
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aussi l’occasion d’introduire le thème politique, sous forme de demande de grâce. Ausone, en fait, compare la Trinité avec les trois empereurs qui en représentent l’image terrestre, sur laquelle il invoque la bénédiction divine (v. 24-31) : tale et terrenis specimen spectatur in oris Augustus genitor, geminum sator Augustorum, qui fratrem natumque pio conplexus utrumque numine partitur regnum neque diuidit unum, omnia solus habens atque omnia dilargitus. hos igitur nobis trina pietate uigentes, rectores terrae placidos caelique ministros, Christe, apud aeternum placabilis adsere patrem.
Une image de la Trinité est sous les yeux de tous, sur la terre : l’empereur père, qui a créé deux autres empereurs, en embrassant son frère et son fils dans sa majesté sacrée : il partage ainsi son règne avec eux, sans pourtant en briser l’unité, en le possédant entièrement lui seul, après l’avoir entièrement donné. Christ, intercède auprès de ton Père immortel, avec ta bienveillance, en faveur de ces empereurs qui gouvernent paisiblement la terre par la force de leur triple dévotion, en tant que représentants de Dieu.
Valentinien associa à son trône son frère Valens et son fils Gratien, qui partagèrent le pouvoir sans démembrer l’empire et sans en infirmer l’unité politique : voici l’image terrestre de la Trinité. Une fois encore, Ausone réélabore de manière astucieuse et subtile l’idée traditionnelle de l’apothéose de l’empereur, en évitant habilement de tomber dans l’impiété et réussissant même à concilier le concept païen avec la vérité révélée : si Dieu a créé l’homme à son image (comme on le lit dans la Genèse), le partage du pouvoir entre l’« empereur père » et les deux autres (dont l’un est son fils !) peut être considéré légitimement comme une sorte d’imitation terrestre (terrenis specimen… in oris) de la Trinité. L’interprétation de la prière est affectée par cette conclusion, qui en constitue le point d’arrivée et peut-être, sous un certain aspect, même le but : dans la structure hymnologique traditionnelle, en effet, l’invocation à la divinité et la captatio beneuolentiae (sous forme de description et/ou de narration) s’achèvent justement dans la demande de grâce. C’est pourquoi Jean-Louis Charlet conclut à la subordination de la religion à la politique dans les Versus Paschales, où le dogme de la Trinité est utilisé pour complaire à l’empereur, tandis que le mystère de Pâques (la résurrection de Christ et l’arrivée du Saint-Esprit) ne trouve pas sa place : le christianisme d’Ausone s’avèrerait, à cette occasion plus que jamais, « très mondain et très opportuniste54 ». Roger Green rappelle pourtant que, dans un poème traitant la libération de l’humanité du péché originel à travers le sacri54. Cf. J.-L. cHarlet, « Théologie, politique et rhétorique. La célébration poétique de Pâques à la cour de Valentinien et d’Honorius, d’après Ausone (Versus Paschales) et Claudien (De Salvatore) », in S. coStanZa (dir.), La poesia tardoantica. Tra retorica, teologia e politica, Messina, Centro di studi umanistici, 1984, p. 259-287.
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fice du Christ qui se renouvelle toujours par le baptême, « the emphasis on the Trinity is entirely appropriate55 ». Néanmoins, ce dernier se trompe lorsqu’il affirme qu’Ausone « is not setting up an earthly trinity », puisque les Augusti qu’il décrit « are four in number » et non trois : Green interprète à tort le mot sator comme « père » au sens littéral (par rapport aux deux fils de Valentinien : Gratien et Valentinien II, qui s’ajoutent à son frère), tandis qu’ici il signifie « créateur » (celui qui a créé les deux autres empereurs, Valens et Gratien56). En tout cas, le thème politique (et non superficiellement encomiastique) se démarque comme un aspect majeur du poème, si l’on considère l’importance attribuée à la fête de Pâques par Valentinien, puisqu’il accorda une amnistie générale à cette occasion, en 367 après J.-C.57 C’est précisément en cette année que l’empereur associa Gratien à son trône ; ce qu’il avait déjà fait avec Valens en 364 : l’amnistie est en effet concédée par les tres Augusti58. Il est raisonnable de penser qu’Ausone a écrit les Versus Paschales en vue de la cérémonie publique organisée en grande pompe par Valentinien en 367 : c’est vrai qu’il ne mentionne pas l’amnistie, mais l’omission pourrait s’expliquer comme un choix stratégique (par exemple, pour laisser à l’empereur la tâche d’annoncer sa décision). En revanche, l’analogie entre la Trinité divine et son image terrestre serait parfaitement cohérente avec une mesure politique telle que l’annulation des peines, correspondant (évidemment à petite échelle) à la rédemption de l’humanité accomplie par Dieu. Une seconde possibilité pourrait prévaloir : Ausone aurait composé sa prière dans les années suivantes, mais toujours dans le cadre de l’importance renouvelée que Pâques suscite, à l’initiative de Valentinien depuis 367. Quoi qu’il en soit, dans ce poème, le motif politique est très important et intimement lié au religieux, sans que l’on puisse dire que le second soit complétement subordonné au premier. Une efficace grille d’interprétation des Versus Paschales est offerte, à mon sens, par l’incipit de la prière, qui suggère aussi une réflexion sur la façon dont Ausone aborde le christianisme et sur le rapport entre la religion et la politique dans ses œuvres. Le poète annonce l’arrivée imminente de Pâques, à laquelle la composition de la prière est évidemment liée ; mais il parle également d’une autre manière de concevoir la foi (v. 1-5) : Sancta salutiferi redeunt sollemnia Christi et deuota pii celebrant ieiunia mystae.
55. Cf. R. P. H. Green (éd.), The Works of Ausonius, Oxford, Clarendon Press, 1991, p. 269-270. 56. Il est clair que cette appellation, qui se réfère traditionnellement à Jupiter (cf. Virgile Aen. I. 254 et XI, 725) et aux autres dieux païens (p.ex. Janus : Martial X, 28, 1), et qui désignera Dieu dans le langage chrétien (comme on le voit déjà dans l’un des Panégyriques latins, notamment XII, 26, 1, à l’époque de Constantin), est attribuée par Ausone à Valentinien, dans le cadre du parallélisme entre les trinités céleste et terrestre. 57. Cf. A. di berardino, « Tempo cristiano e la prima amnistia pasquale di Valentiniano I », in R. barcellona, t. Sardella (dir.), Munera amicitiae. Studi di storia e cultura sulla tarda antichità offerti a Salvatore Pricoco, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2003, p. 131-150. 58. Cf. Codex Theodosianus, IX, 38, 3 : Imppp. Val(entini)anus, Valens et Gr(ati)anus AAA. ad Viventium p(raefectum) u(rbi). Ob diem paschae, quem intimo corde celebramus, omnibus, quos reatus adstringit, carcer inclusit, claustra dissoluimus etc.
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at nos aeternum cohibentes pectore cultum intemeratorum uim continuamus honorum. annua cura sacris, iugis reuerentia nobis. Les solennités sacrées du Christ sauveur s’approchent et les pieux croyants observent le jeûne de dévotion ; mais nous, qui gardons un culte éternel au fond de notre cœur, perpétuons la force des hommages purs. La célébration des rites sacrés survient une fois l’an ; notre dévotion demeure toujours.
Ausone attire l’attention, non seulement sur l’occasion de la composition de la prière, mais également sur sa performance : sancta… sollemnia Christi, la fête de Pâques. Il établit une distinction entre deux manières de vivre l’expérience religieuse : d’un côté, les manifestations extérieures du culte, telles que les cérémonies et les rites scandés par le calendrier, les us et coutumes partagés par la communauté ; de l’autre, la foi conservée toujours égale et ferme en son for intérieur (en d’autre termes, dans les temples et près des autels élevés par Dieu dans le cœur humain, comme l’on vient de le lire dans la Gratiarum actio). Cette distinction, d’autant plus importante qu’elle se trouve au début du poème (une partie à valeur introductive et même programmatique) est mise clairement en évidence par la répartition des concepts dans les vers : la religion officielle ou collective est décrite dans les deux premiers ; celle personnelle ou intime dans les deux suivants (v. 3-4), qui commencent par la conjonction adversative at, marquant l’opposition entre ces deux manières de concevoir la foi. Le contraste est reproposé au v. 5, par l’antithèse entre les occasions établies et récurrentes des fêtes publiques (annua cura sacris) et la continuité de la dévotion intérieure (iugis reuerentia nobis). À la lumière de cette distinction, on peut se demander quelle est l’approche d’Ausone quant au christianisme, celle qu’il préfère et qu’il pratique. Il exprime un jugement positif sur les manifestations religieuses de la communauté, comme il ressort des adjectifs qu’il donne aux croyants (pii) et à leurs rituels (deuota), adjectifs soulignant l’attachement sincère des chrétiens au culte et leur dévouement aux devoirs sacrés. Ausone appartient pourtant à l’autre bord, du côté de ceux qui cultivent la foi au fond de leur cœur, puisqu’il en parle utilisant le pronom à la première personne du pluriel (nos, v. 3 ; nobis, v. 5), qu’il soit pluralis maiestatis ou humilitatis, ou qu’il indique une multitude de personnes, dont il fait lui aussi partie. Par ailleurs, c’est un fait que les Versus Paschales sont écrits par Ausone pour une occasion officielle et relèvent du domaine de la religiosité extérieure. Faut-il pour autant en déduire qu’il n’existe pas de véritable opposition entre les deux conceptions, mais simplement une distinction n’impliquant pas nécessairement une alternative : il s’agit de deux approches de la religion, certes différentes, mais non incompatibles. Ausone apprécie et cultive les deux, tout en ne cachant pas sa préférence pour l’exercice d’une foi intérieure. Cette dernière est bien présente dans l’oratio matutina ; mais le poète n’hésite pas à se référer à la religiosité extérieure, relevant de son engagement politique, lorsque cela lui convient et lui est utile, comme on peut l’observer dans la Gratiarum actio et plus encore dans les Versus Paschales. Même dans ces œuvres liées à la vie publique,
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il ne perd pas l’occasion de rappeler la conception intériorisée de la religion, qui lui est plus chère, comme il le fait au début des Versus Paschales. L’incipit de ce poème, d’ailleurs, en dit long sur la façon d’Ausone de considérer la religion païenne, qui joue tout de même un rôle important dans sa formation culturelle et dans sa production littéraire, sinon dans sa vie intérieure. Le poète rappelle, en effet, le jeûne rituel observé par les mystae (v. 2) : un terme appartenant au langage religieux païen et définissant les « initiés » aux mystères. Il n’est pas étonnant qu’Ausone s’en serve dans un poème chrétien : ce n’est que l’un des signes du syncrétisme que l’on rencontre dans ses œuvres. Mais le choix de ce mot a été mal interprété ou sous-évalué par les chercheurs, qui se sont limités à en remarquer le caractère inapproprié59, ou tout au moins atypique dans un contexte chrétien60. Son caractère atypique constitue précisément le signal annonciateur d’une poursuite d’un objectif spécifique ; mais lequel ? Au premier abord, ce terme n’indique qu’une analogie vague et générale entre les initiés des mystères et les chrétiens, en tant que membres d’une communauté religieuse partageant un bagage culturel et un mode de vie basé sur des règles et des rites. Cependant, à regarder de plus près, on décèle d’autres points communs, tels que la pratique cathartique du jeûne et la perspective d’une vie éternelle, atteinte par la purification, considérée comme renaissance symbolique61. On peut s’en faire une idée à la lecture du récit d’Ovide concernant l’étiologie du jeûne rituel des initiés des mystères éleusiniens, dans le livre IV des Fastes (v. 507 et suiv.) : Ausone connaît certainement ce récit (compte tenu de son rapport privilégié avec Ovide et de sa familiarité avec les Fastes)62. Ce n’est pas impossible qu’il tire de cette source l’inspiration pour son choix du terme mystae, utilisé par Ovide à propos de la fin du jeûne rituel, fixée par les initiés en accord avec l’apparition des étoiles, en début de nuit : tempus habent mystae sidera uisa cibi (Fast. IV, 536). Ausone vise peut-être à établir une analogie assez importante et non purement superficielle entre les religions mystériques et le christianisme ; ce d’autant plus qu’il connaît la valeur symbolique du chiffre trois et le rôle majeur qu’il joue dans les mystères, qui semblent ainsi se rattacher au dogme chrétien de la Trinité, qui est au centre des Versus Paschales. Le nombre trois est justement le pivot d’un poème énigmatique, qui à première vue ne paraît qu’un divertissement, une démonstration de virtuosité poétique désengagée et futile, mais qui cache peut-être une signification inattendue : le Griphus ternarii numeri63. Ausone tend à démontrer, en 90 hexamètres (trois fois 59. Cf. A. paStorino, Opere di Decimo Magno Ausonio, Torino, UTET, 1971, p. 368, qui identifie les mystae avec les prêtres et trouve étrange que le jeûne « parrebbe ristretto ai soli sacerdoti ». 60. Cf. Green (éd.), Works, 1991, p. 270-271 : « not common among Christian writers ». 61. Le débat critique concernant les rapports entre le christianisme et les cultes mystériques est retracé par J. N. bremmer, Initiation into the Mysteries of the Ancient World, Berlin-Boston, De Gruyter, 2014, p. 142-165. 62. Cf. G. ScafoGlio, « La présence d’Ovide dans la poésie d’Ausone », in R. poiGnault et H. vial (dir.), Présences ovidiennes, Clermont-Ferrand, Centre de recherches A. Piganiol, 2020, p. 281-303. 63. Cf. J. HernándeZ lobato, « Ausonio ante el enigma del número tres. Política y poética en el Griphus », in G. HinoJo andréS, J. C. fernándeZ corte (dir.), Munus Quaesitum Meritis : Homenaje a Carmen Codoñer, Salamanca, Universidad de Salamanca, 2007 p. 455-462 ; D. loWe, « Triple Tipple :
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trente !), à travers un long défilé d’exemples tirés des domaines les plus disparates (mythologie, philosophie, sciences naturelles, etc.), que tous les aspects du monde reposent sur un principe ternaire. Ce n’est pas par hasard que le poème s’ouvre sur une référence à la « règle des mystères » : ter bibe uel totiens ternos : sic mystica lex est (v. 1). Dès le début, l’importance du nombre trois dans les légendes, dans les lois naturelles et dans les activités humaines est ramenée aux mystères. Et ce n’est pas aléatoire non plus si le poème se conclut par une référence à la Trinité : ter bibe. tris numerus super omnia : tris deus unus (v. 88). La nature triple et unitaire de Dieu (tris deus unus) n’est pas seulement l’un des nombreux exemples du rôle majeur joué par le chiffre trois dans tous les aspects du monde (tris numerus super omnia) ; c’est encore l’aboutissement d’un parcours tracé par le poète au moyen de plusieurs indices et signaux, l’achèvement du discours poétique, je pense, la solution de l’énigme : le principe ternaire, comme fondement de l’homme, de la nature et de la culture, reflète la Trinité divine64. C’est pourquoi l’expression prégnante tris deus unus (simplement trois mots : Dieu au centre et les deux nombres à ses côtés) se trouve à la fin du vers (en guise d’explication de l’affirmation qui la précède : tris numerus super omnia) et de l’interminable liste d’exemples qui défile tout au long du poème. En plus, ce vers rappelle l’incipit (qu’on vient de citer) par la répétition de la brève phrase ter bibe : l’œuvre est ainsi contenue dans une structure circulaire, qui se boucle sous le signe de la Trinité65. En même temps, cette dernière est mise (bien qu’indirectement) en relation avec les mystères, qui se démarquent au début du poème66. Les rappels des mystères et de la Trinité dans deux parties importantes et (au moins au niveau potentiel) programmatiques du Griphus, ainsi que la correspondance entre le début et la fin du texte, ne sont pas du tout négligeables. Bien sûr, il n’est pas facile d’en trouver une clé de lecture, d’autant plus qu’il s’agit d’une œuvre énigmatique par définition (à savoir par un choix conscient de l’auteur). Mais je crois pouvoir dire qu’Ausone identifie le principe ternaire universel à la Trinité et qu’il signale une relation (dont la nature reste incertaine) entre cette dernière et les mystères. Aussi, l’utilisation du mot mystae dans les Versus Paschales, pour désigner les chrétiens (en particulier, ceux qui observent le jeûne rituel dans l’attente du baptême, ayant lieu à Pâques ; ou peut-être tous les membres de la communauté chrétienne), n’est pas un détail hors de propos : il vise à instaurer une analogie de portée plus large avec les mystères. Ausone ouvre donc la voie à un véritable syncrétisme, opérant au niveau substantiel et non exclusivement Ausonius’ Griphus ternarii numeri », in J. kwapisz, D. petrain, M. szyMański (dir.), The Muse at Play. Riddles and Wordplay in Greek and Latin Poetry, Berlin-Boston, De Gruyter, 2013, p. 335-352 ; M. venuti, « Latebat inter nugas meas libellus ignobilis. Il rompicapo enciclopedico del Griphus di Ausonio », in V. veroneSi (dir.), Il calamo della memoria. Riuso di testi e mestiere letterario nella tarda antichità, vol. VIII, Trieste, Edizioni Università di Trieste, 2019, p. 101-124. 64. Cf. P. dräGer (éd.), Decimus Magnus Ausonius, Sämtliche Werke, Bd. 2, Trierer Werke, Trier, Kliomedia, 2011, p. 334-335. Contra, loWe, art. cit., p. 346. 65. Cf. HernándeZ lobato, art. cit., p. 461-462. 66. Par contre, selon Green (éd.), Works, 1991, p. 449, la mystica lex « should not be associated with Bacchus or any other pagan deity, or with Christianity ».
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formel. Il ouvre cette voie, mais il ne la parcourt pas et se trouve bien loin de l’emprunter jusqu’au bout. Il indique cette direction, mais son caractère prudent et modéré l’empêche d’y avancer. Même dans le domaine religieux, il reste un maître de l’ambiguïté.
iii. ambiGuïté et réticenceS Cette ambiguïté n’est pas seulement générée par les mots apparemment inappropriés qu’utilise Ausone, ou par les concepts délicats qu’il touche, sans les développer de manière claire et cohérente ; elle est également alimentée par son silence, par ce que le poète ne dit pas. On le voit dans les Parentalia, un recueil d’épigrammes qu’Ausone consacre à ses parents et ses proches défunts, en rappelant leur caractère et leurs qualités, dans le sillage de l’ancienne tradition romaine des laudationes funebres et surtout des elogia67. Dans des poèmes portant sur des morts et sur la mort, on pouvait attendre, d’un auteur qui se déclare chrétien, une attention considérable pour l’âme et son destin après la vie, ou du moins quelques mots sur la récompense qui attend ces personnes vertueuses dans l’audelà. Presque rien de tout cela. Dans la plupart de ses épigrammes, Ausone semble ignorer la vie éternelle et ne s’intéresse qu’à la survivance symbolique des morts par la mémoire, survivance qui constitue la finalité de ses hommages littéraires et qui se réalise justement par l’intermédiaire de la poésie. Le recueil des Parentalia, sans refuser la perspective eschatologique, mais sans la prendre sérieusement en considération, reflète une vision de la vie et de la mort tout à fait païenne. On en trouve la confirmation, mais peut-être également l’explication, dans les deux praefationes, en prose et en vers, qui introduisaient deux différentes éditions de l’œuvre et dont les contenus coïncident dans une large mesure. Dans la première, Ausone affirme qu’« il n’y a rien de plus sacré attestant la piété des vivants que le souvenir respectueux et affectueux de leurs chers morts68 », mais la reuerentia superstitum ne semble pas comprendre les prières pour les âmes des défunts, dont la pratique est bien attestée chez les écrivains chrétiens69. Ausone explique d’ailleurs le titre du recueil, qui correspond au nom du jour consacré par Numa Pompilius aux rites funèbres : antiquae appellationis hic dies et iam inde ab Numa cognatorum inferiis institutus (Praef. A, 8-9). Il rappelle aussi le rituel 67. Les analogies entre les Parentalia et les expressions culturelles (orales ou épigraphiques) pertinentes aux rites funéraires sont remarquées de façon occasionnelle et sous-évaluées par la critique, qui tend à les interpréter comme les résultats d’une influence limitée, plutôt que d’une « parenté génétique » (comme je le crois). Cf. M. lolli (éd.), D. M. Ausonius, Parentalia, Bruxelles, Collection Latomus, 1997, p. 172-173 et passim. 68. Praef. A, 9-11, nec quicquam sanctius habet reuerentia superstitum quam ut amissos uenerabiliter recordetur. 69. Cf. L. I. kaulicS, Prayer for the Dead from Ambrose to Gregory the Great (Theology and Liturgy), thèse inédite, Central European University, Budapest, 2011, p. 10-34, qui examine les principales sources littéraires (notamment Ambroise et Augustin).
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institué par le deuxième roi de Rome dans l’autre préface (celle en vers), en mentionnant les neniae entonnées aux funérailles annua ne tacitus munera praetereas, / quae Numa cognatis sollemnia dedicat umbris (Praef. B, 6-770). La référence aux rites funèbres fondés par Numa Pompilius, qu’Ausone présente comme une source d’inspiration dans la première préface et qu’il ne manque pas de rappeler dans la seconde, insère ce recueil poétique dans la tradition historique et culturelle romaine : une tradition profondément attachée à la religion païenne, que le poète considère avec admiration (mais sans que cela permette de mettre en doute la sincérité de sa foi chrétienne, bien qu’elle semble temporairement mise entre parenthèses) et qu’il veut ramener à la vie par ses poèmes consacrés aux morts. Dans cette perspective, les fréquentes références aux dieux païens des morts (manes71) ne surprennent pas, d’autant plus qu’Ausone les rappelle (pour exprimer les peines attendant les âmes des pécheurs dans l’au-delà) même dans son oratio matutina, comme on l’a vu. Il en va de même pour les Muses (métaphore de la poésie et de l’inspiration poétique), Lachésis, une des Parques (mise en cause lors d’une mort prématurée), l’Érèbe (le royaume païen des morts, qui représente ici la mort elle-même et peut être comparé aux tartara des Versus Paschales72). Le cas de l’Élysée, rappelé par Ausone dans l’épitaphe de son oncle maternel Arborius (Elysiam sortitus… sedem, 3, 23), de pair avec les Muses (v. 24), pour souligner son excellence culturelle, est un peu différent : il ne s’agit pas d’un mot vidé de sa signification originale et utilisé dans un sens général qui, sans être chrétien, n’est pas pour autant incompatible avec le christianisme (comme manes ou Erebus). Par la référence à l’Élysée, Ausone évoque l’idée traditionnelle (païenne) de la position privilégiée accordée, parmi les morts, à ceux qui ont particulièrement mérité de la communauté, idée qu’on trouve e.g. dans la description virgilienne de l’Averne. Mais on peut également dans ce cas déceler une métaphore, visant à célébrer la stature culturelle d’Arborius d’une manière appropriée à sa formation classique, formation semblable à celle de son neveu et élève Ausone. Par ailleurs, on relève quelques références à une divinité (deus, au singulier), qui peut être identifiée au Dieu chrétien ; mais la plupart de ces mentions (sauf dans un cas) empêche de confirmer cette identification, tout en étant loin de la démentir. Ausone appelle en effet son père cura dei (1, 3), puisqu’il a vécu une vieillesse longue et tranquille. En outre, en s’adressant au beau-père de sa fille, il 70. Sur l’ancienne fête religieuse (évidemment païenne) des dies ferales ou dies parentales cf. F. dolanSky, « Honouring the Family Dead on the Parentalia : Ceremony, Spectacle, and Memory », Phoenix, 65 (2011), p. 125-157. 71. Le mot est utilisé comme un synonyme de umbra, « âme » (2, 7 ; 18, 5 ; 19, 13 ; 21, 8 ; 24, 3) ; mais il indique également l’ensemble des âmes et donc le lieu où elles sont, l’au-delà (15, 11 ; 18, 12 ; 22, 15 ; 29, 6). Une seule fois, le terme désigne plutôt les dieux des morts : 5, 11, quieti aeternum manes (une apostrophe aux mânes, « entourés par un silence éternel », pour qu’ils accordent à Aemilia Corinthia, tante du poète, un repos paisible). 72. Les Muses : 3, 24, haec tibi de Musis carmina libo tuis ; 13, 1-2, Auitianum, Musa, germanum meum / dona querella funebri ; 26, 1-2, Quin et funereis amitam impertire querellis, / Musa, Cataphroniam. L’Érèbe : 27, 4, loca Erebi. Lachésis, coupant le fil de la vie (rôle généralement attribué à Atropos) : 29, 5-6, inuida set nimium Lachesis properata peregit / tempora (cf. Martial, X, 53, 3).
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affirme que son désir s’est réalisé, car « Dieu l’a voulu » (ou peut-être « un dieu l’a voulu ») ; mais cette phrase se situe toutefois dans un contexte ambigu, rappelant les manes et se référant d’une manière incertaine et douteuse à la survivance de la sensibilité après la mort, dans une forme qui ne correspond pas à la vision chrétienne de la vie éternelle (22, 15-16) : si quid apud manes sentis, fouet hoc tibi mentem, quod fieri optaras, id uoluisse deum.
Si tu gardes encore ta sensibilité, au moins en partie, chez les mânes, ton cœur sera heureux que la divinité ait voulu que, ce que tu désirais, se réalise.
La mention du Dieu chrétien est plus évidente dans l’épitaphe qu’Ausone consacre à sa sœur Julia Dryadia : il affirme que « la vérité lui était plus chère que la vie et son seul désir était de connaître Dieu » (12, 7-873). L’expression prégnante nosse deum se trouve dans les Saintes Écritures et s’accompagne souvent du concept de ueritas ou uerum, qui est une pierre angulaire du christianisme, au point de s’identifier à Dieu lui-même74. C’est la seule référence certaine à la religion chrétienne dans les Parentalia ; mais elle reflète le choix de vie du personnage commémoré, à savoir le christianisme de Julia Dryadia et non pas celui du poète. D’autre part, dans l’épitaphe de son beau-père, Ausone parle de la réalisation de ses désirs en rappelant les dieux païens, ainsi que le destin (8, 13-14) : uota probant superi meritisque fauentia sanctis implent fata, uiri quod uoluere boni.
Les dieux consentent aux prières et le destin réalise ce que les hommes de bien veulent, en récompensant leurs mérites et leur dévotion.
En appliquant le même critère de jugement que celui utilisé pour l’épitaphe de Julia Dryadia, on dira qu’Ausone s’exprime ici dans un langage reflétant les convictions du personnage commémoré, qui était évidemment païen. Néanmoins, quelle que soit l’impression dérivant des poèmes individuels, l’orientation générale des Parentalia n’est en rien chrétienne. Cela ressort, sous un angle différent, des vers qui suivent ceux que je viens de citer, dans l’épitaphe du beau-père du poète (notamment v. 15-16) : et nunc perpetui sentis sub honore sepulcri, quam reuerens natae quamque tui maneam.
Et maintenant, dans ton tombeau gratifié d’un honneur éternel, tu sais combien je suis resté respectueux de ta fille et de toi. 73. Voici les mots d’Ausone : uerum uita cui carius unaque cura / nosse deum. Le concept est souligné par les deux allitérations entrelacées uerum uita… unaque et cui carius… cura, ainsi que par la mise en exergue de l’expression nosse deum au début du vers et in caesuram. 74. Cf. p.ex. l’Évangile de Jean, 1, 17, ueritas per Iesum Christum facta est ; 17, 3, haec est autem uita aeterna ut cognoscant te solum uerum Deum.
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C’est vrai qu’Ausone reconnaît une certaine sensibilité au défunt (sentis), comme le démontre également l’épitaphe du beau-père de sa fille que je viens de citer (si quid apud manes sentis, 22, 15), mais on est loin de l’eschatologie chrétienne : malgré la possibilité de voir ce qui se passe dans le monde, ce qui reste du défunt se trouve dans le tombeau (non pas dans le ciel !) et le seul aspect éternel semble être l’honneur (perpetui… sub honore sepulcri). De la même façon, dans l’épitaphe de sa mère, Ausone souhaite que l’amour entre ses parents dure « pour toujours » (aeternum) dans le tombeau (2, 7-8) : aeternum placidos manes conplexa mariti, uiua torum quondam, functa foue tumulum.
En embrassant pour toujours les mânes sereins de ton époux, morte, réchauffe son tombeau, comme jadis en vie tu réchauffais son lit75.
Une certaine forme de survivance après la mort est supposée ou souhaitée, dans l’épitaphe du beau-frère du poète : sed frueris, diuina habitat si portio manes, « mais tu peux encore jouir » de ton agréable famille, « si une partie divine de notre être habite chez les mânes » (15, 11). Cette « partie divine » de l’homme ressemble à l’âme chrétienne, mais elle ne l’est pas. L’idée de la survivance après la mort est exprimée de manière plus certaine et aussi plus proche de la religion chrétienne, sans entièrement coïncider avec cette dernière, dans l’épitaphe d’Arborius (4, 29-30) : et modo conciliis animarum mixte priorum76 fata tui certe nota nepotis habes.
Et maintenant que tu es uni au groupe des meilleures âmes, tu connais certainement le destin de ton petit-fils.
La seule référence à la prière de tout le recueil se trouve dans l’épitaphe de Flavius Sanctus (le mari de la sœur de l’épouse d’Ausone), un poème calqué sur un cliché épigraphique : c’est le mort qui parle à la première personne, s’adressant au lecteur, qui prend la place du voyageur passant à proximité du tombeau. Il demande au lecteur de prier pour lui (18, 11-12) : ergo precare fauens, ut qualia tempora uitae, talia et ad manes otia Sanctus agat.
Prie donc de tout cœur pour que Sanctus puisse profiter, chez les mânes, du même loisir dont il a bénéficié durant sa vie. 75. On se souvient (mutatis mutandis, bien sûr) des os de Properce et Cynthia qui, comme cette dernière le dit, « se mêleront », voire « se presseront ensemble » dans le même tombeau : cf. la célèbre élégie IV, 7, qui évidemment n’a rien à voir avec le christianisme. 76. La saveur chrétienne est encore plus forte, si on remplace la leçon manuscrite priorum (gardée par Green) avec la conjecture piarum d’Élie Vinet. Toujours est-il que les priores animae, et même les piae animae, peuvent bien s’identifier aux hôtes de l’Élysée de Virgile : pii uates et Phoebo digna locuti (Aen. VI, 662).
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Le rappel des mânes ne permet pas d’exclure un aperçu chrétien, dont cette requête de prière semble relever. Le souhait de repos et de paix (otia) est compatible, d’une certaine façon, avec l’eschatologie chrétienne77. Quoi qu’il en soit, le recueil des Parentalia ne traduit pas la vision chrétienne de la mort, mais subit occasionnellement son influence78. En apparence, le problème ne se pose pas pour l’Epicedion in patrem, qui d’emblée semble s’insérer manifestement dans le cadre du christianisme ; mais les choses ne sont pas aussi simples qu’elles le paraissent. Dans la préface, Ausone se présente en fait comme un chrétien convaincu et cohérent, qui affirme avoir toujours respecté Dieu en premier et son père ensuite (esquissant ainsi un parallèle implicite entre les deux, tout en préservant la hiérarchie d’importance) : post deum semper patrem colui… sequitur ergo hanc summi dei uenerationem epicedion patris mei (Praef. 1-3). Dans ce poème, comme dans les épitaphes gravées sur les monuments funéraires (et comme dans de nombreuses épigrammes littéraires consacrées aux morts, celles des Parentalia comprises), le père défunt parle à la première personne, se présentant et exposant sa carrière, ses actions méritoires et ses qualités. Ausone esquisse un portrait conciliant une profonde sagesse et une parfaite intégrité de vie, qui rappelle les préceptes moraux d’Horace et de Sénèque ; on pourrait le voir même comme un modèle idéal de chrétien, spécialement lorsqu’il affirme qu’il a mis bénévolement son art au service des pauvres, au nom de la pietas (v. 11-12) : optuli opem cunctis poscentibus artis inemptae officiumque meum cum pietate fuit.
J’ai offert le secours de mon art à tous ceux qui en avaient besoin sans exiger aucune rémunération et j’ai toujours pratiqué mon métier sous le signe de la piété.
Le mot pietas n’apparaît qu’une seule fois dans le poème, mais il peut être considéré comme le concept-clé marquant le caractère et la vie du personnage commémoré. Il s’agit pourtant d’une piété laïque, qui s’accorde dans une certaine mesure avec la religion chrétienne ainsi qu’avec une sagesse cultivée au sein de plusieurs courants philosophiques de la tradition païenne, mais qui ne s’identifie stricto sensu à aucun d’eux. On ne trouve pas de trace qui mènerait au christianisme ; le seul rappel à la divinité est général et ambigu, placé dans un contexte qui aborde un thème très cher aux chrétiens, la mort, dans une perspective complétement étrangère à cette religion (v. 53-58) : haec me fortunae larga indulgentia suasit numine adorato uitae obitum petere,
77. L’idée d’un « repos après la mort » est exprimée p.ex. par Augustin, qui pourtant utilise à cet égard le mot quies (ainsi que son composé requies) et non otium : cf. J. ntedika, L’évocation de l’au-delà dans la prière pour les morts, Louvain-Paris, Nauwelaerts, 1971, p. 195. 78. L’influence chrétienne sur les Parentalia est mise en évidence aussi par F. E. conSolino, « Al limite della tarda antichità : i Parentalia di Ausonio », Studi Classici e Orientali, 26 (1977), p. 105-127, qui reconnaît « la nuova sensibilità cristiana per i valori familiari » dans les références à l’amour conjugal éparses dans le recueil, et spécialement dans le poème 9 qu’Ausone consacre à son épouse Sabina.
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ne fortunatae spatium inuiolabile uitae fatali morsu stringeret ulla dies. obtinui auditaeque preces : spem, uota, timorem sopitus placido fine relinquo aliis. Cette grande indulgence de la fortune m’a persuadé à demander la fin de ma vie, après avoir invoqué la divinité, pour qu’aucun jour fatidique ne brise par une disgrâce déchirante la durable intégrité de ma vie heureuse. Je l’ai obtenue : mes vœux sont exaucés. Assoupi dans une fin tranquille, je laisse aux autres l’espoir, les prières, la crainte.
L’idée qu’une vie heureuse doive se terminer avant qu’une disgrâce ne puisse la briser (autrement dit, la félicité de l’existence ne peut être jugée qu’au moment de la mort) provient de la sagesse atavique grecque : on la retrouve, par exemple, dans la célèbre anecdote de Solon et Crésus, transmise par Hérodote et d’autres sources ; une anecdote qu’Ausone connaît et apprécie, puisqu’il l’intègre (par la bouche de Solon lui-même) dans son Ludus septem sapientum79. C’est un concept tout à fait étranger au christianisme, qui considère l’existence terrestre comme un moment de transition préludant à la vraie vie (celle de l’âme, après la mort) et n’accepterait jamais le désir d’en conditionner la durée pour en garder la félicité. L’expression adorato numine est ambiguë : le numen est la volonté ou l’essence divine, qui peut s’identifier au Dieu chrétien, mais aussi à une divinité indéterminée et presque abstraite, conçue sous l’influence philosophique, mais toujours sur un fond de religion païenne. En outre, cette expression peut généralement signifier « après avoir invoqué », ou « remercié la divinité » ; mais elle peut aussi signifier « après l’avoir demandé à la divinité », qui serait ainsi l’auteur de la mort souhaitée par le vieil homme (comme Athéna dans l’anecdote de Cléobis et de Biton, appartenant au même domaine culturel que celle de Solon et Crésus). On ne peut l’affirmer avec certitude, mais cela semblerait être confirmé par la phrase obtinui auditaeque preces. En tout état de cause, cette vue de la mort comme la fin de l’existence, sans le moindre indice qu’elle est aussi le début d’une autre vie, n’est vraiment pas chrétienne. Le texte ne mentionne d’ailleurs pas de récompense pour cet homme si généreux et compatissant dans l’au-delà. On ne remet pas en question la foi chrétienne d’Ausone, bien sûr (d’autant plus qu’il rappelle sa foi chrétienne dans la préface) ; mais il est légitime de se demander pourquoi il n’exprime pas son sentiment religieux dans ce poème traitant de la mort d’une personne si chère et si importante dans sa vie. Deux réponses sont possibles, qui ne s’excluent pas entre elles. Le poète a peut-être respecté les sentiments de son père, qui n’était pas chrétien. Mais le fait qui me semble décisif est que, comme Ausone lui-même le déclare dans la préface80, ce poème est profondément ancré 79. Cf. Lud. 91-127 ; G. ScafoGlio, « I sapienti sul palcoscenico. Saggio sul Ludus septem sapientum di Ausonio », Latomus, 76 (2017), p. 1031-1062, praes. 1044-1049. 80. Il nous informe en effet que « ces vers sont gravés sous l’effigie » de son père : imagini ipsius hi uersus subscripti sunt (12).
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dans l’ancienne tradition romaine des imagines maiorum, s’insérant dans le culte domestique des morts, totalement étranger au christianisme.
iv. un cHrétien S’oppoSant au cHriStianiSme ? L’absence de toute référence à la religion chrétienne n’est pas surprenante dans une œuvre comme la Moselle, qui porte principalement sur la nature (la vallée lumineuse et luxuriante, ainsi que les collines couvertes de vignes, bordant le fleuve) et qui ne consacre qu’une quarantaine de vers, sous forme de praeteritio (v. 381-417), à la population de la région. Toutefois, la ville d’Augusta Treuerorum était siège épiscopal dès 273 après J.-C., bien avant de devenir forteresse impériale : on peut donc imaginer que la religion chrétienne s’était largement propagée dans la société. Ausone rappelle plusieurs métiers et occupations des habitants du lieu (paysans et fermiers, avocats et juges, orateurs et maîtres d’éloquence, nobles et politiciens locaux), mais étrangement il ne fait aucune mention de la communauté chrétienne ou des mœurs liées à la religion. En revanche, il décrit les ébats joyeux et lascifs des Satyres et des Nymphes dans les eaux du fleuve (v. 169-185) ; mais il est évident qu’il s’agit d’un tableau décoratif, dénué de toute signification religieuse. Cela suffit-il à justifier le soupçon d’un choix délibéré de dédaigner le christianisme ? Cependant, on peut constater ce phénomène avec certitude dans un autre poème en hexamètres, l’Ordo urbium nobilium, publié (au moins dans sa rédaction définitive) après la victoire de Théodose sur l’usurpateur Maxime en 38881. Ausone décrit de manière plus ou moins synthétique (par conséquent, avec une attention nécessairement sélective) les villes les plus imposantes de son époque, classées par ordre d’importance82. Il insiste sur des aspects qu’il considère remarquables, tels que la présence et la taille imposante des murs, la proximité de la mer, ainsi que les fleuves qui jouxtent ou traversent les villes. Ce ne sont pas des choix purement esthétiques, mais l’idée de beauté est constamment associée aux raisons pratiques : l’utilité des murs est évidente à l’époque des invasions barbares, tout comme les eaux sont souvent source de prospérité pour les villes, dont elles contribuent aussi à la défense83.
81. Le terminus post quem de la dernière rédaction est justement la référence solennelle à la victoire de Théodose sur Maxime (v. 64-72) ; il est néanmoins possible qu’Ausone ait composé le poème auparavant et ait ajouté l’éloge d’Aquilée ultérieurement. 82. Un aperçu du poème est esquissé par l. di Salvo (éd.), Ausonio, Ordo urbium nobilium, Napoli, Loffredo, 2000, p. 9-38. Cf. aussi J.-P. reboul, « L’Ordo urbium nobilium d’Ausone au regard des évolutions de la centralité politique dans l’Antiquité tardive. Approches historique et archéologique », Schedae, 8 (2007), p. 107-139, qui se concentre sur les aspects historiques et documentaires. 83. Cf. G. ScafoGlio, « Città e acque nell’Ordo urbium nobilium di Ausonio », in E. amato (dir.), Ἐν καλοῖς κοινοπραγία. Hommages à la mémoire de Pierre-Louis Malosse et Jean Bouffartigue (supplément 3 de la Revue des Études Tardo-antiques), Péronnas, Sepec, 2014, p. 405-419.
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Parmi les aspects mis en valeur par Ausone dans les différentes villes, figure également le culte païen, dont il rappelle les lieux et les légendes. Il met en première place de son classement l’aurea Roma, qu’il définit diuum domus (v. 1), eu égard aux nombreux et importants temples de cette ville (avant tout, celui consacré à Jupiter Optimus Maximus avec Junon et Minerve sur le Capitole). Antioche est appelée Phoebeae lauri domus (v. 15), en raison du culte d’Apollon, pratiqué dans un célèbre temple bordé d’une forêt sacrée de lauriers. En parlant de Narbonne, Ausone rappelle un ancien temple en marbre précieux aux dimensions imposantes (v. 120-123), à identifier sans doute à celui de Jupiter Capitolin, qui n’existe plus à son époque. Les dieux païens sont aussi évoqués à propos de Carthage qui, personnifiée, les accuse d’avoir causé sa ruine (à l’époque des guerres puniques) : accusat Carthago deos (v. 9) ; tandis que le poète leur reconnaît le mérite d’avoir transformé Carthage et également Constantinople, en donnant à ces deux villes une nouvelle identité romaine (v. 12-15). À propos d’Athènes, Ausone mentionne la légende de la compétition entre Minerve et Neptune, ainsi que le don de la déesse gagnante : paciferae… arbor oliuae (v. 86-88). L’évocation des miracula fontis et amnis, à savoir l’histoire d’amour entre Alphée et Aréthuse, accompagne la description de Syracuse (v. 94-97). La ville de Bordeaux occupe la dernière position ; mais elle est la plus chère au poète en tant que natale solum et, pour cette raison, se trouve gratifiée d’un éloge long et enthousiaste, consacrant une attention particulière à la source d’un cours d’eau qui coule au milieu de la ville : la fontaine Divona, décrite et ensuite personnifiée comme urbis genius, déesse protectrice du lieu et de ses habitants (v. 148-162). La présence du culte païen dans cette œuvre (ainsi que dans de nombreuses autres) n’est cependant pas incompatible avec le christianisme d’Ausone, qui met en valeur la religion des ancêtres comme une partie importante dans l’histoire des villes et dans leur patrimoine culturel, en confirmant ainsi son attachement à la tradition romaine. En revanche, le silence du poète sur les lieux et les coutumes du culte chrétien est plus étonnant et plus difficile à expliquer. On sait que, durant le ive siècle et précisément depuis l’édit de Milan promulgué par Constantin en 313, le christianisme prend une telle ampleur qu’il occupe physiquement l’espace urbain, de manière évidente, par la construction d’édifices religieux, tels que basiliques et baptistères, dans tout l’empire84. La vie sociale, l’ambiance et l’identité même de plusieurs villes sont affectées par les mœurs et les rites pratiqués par une partie considérable de la population, spécialement à l’occasion de festivités et célébrations publiques, ou par rapport à des phénomènes spécifiques, tels que le culte des martyrs85. Le christianisme est vraiment un signe des temps, jouant un 84. Cf. G. cantino WataGHin, J. M. Gurt eSparraGuera, J. Guyon, « Topografia della civitas christiana tra IV e VI secolo », in G. P. broGiolo (dir.), Early Medieval Towns in the Western Mediterranean, Mantova, Società archeologica padana, 1996, p. 17-41 ; L. M. WHite, « Architecture : the First Five Centuries », in P. F. eSler (dir.), The Early Christian World, vol. II, London-New York, Routledge, 2000, p. 693-746, praes. 724-740. 85. Cf. L. Spera, « Le forme del culto e della devozione negli spazi intramuranei », in a. coScarella, p. de SantiS (dir.), Martiri, santi, patroni : per una archeologia della devozione, Cosenza, Università della Calabria, 2012, p. 265-298 ; J. A. latHam, « Ritual and the Christianization of Urban Space »,
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rôle qui n’est plus négligeable dans la topographie et dans l’architecture urbaine ; mais curieusement on n’en voit aucune trace dans l’Ordo urbium nobilium. Pour se faire une idée du problème, on peut comparer la définition de Rome citée supra, diuum domus (v. 1), à l’image diamétralement opposée qu’en donne Prudence, dans l’hymne qu’il consacre à Saint Laurent : Antiqua fanorum parens, / iam Roma Christo dedita (Per. 2, 1-286). Le poète chrétien hispanique n’a composé son Liber peristephanon qu’une dizaine d’année, peu ou prou, après l’Ordo urbium nobilium ; mais il souligne l’identité chrétienne de Rome, en reléguant l’importance de la religion païenne (représentée par ses fana, temples et sanctuaires consacrés aux dieux) dans le passé. Il est possible que Prudence s’oppose consciemment à Ausone, dont il connaît presque sûrement l’Ordo urbium nobilium (on a suggéré même qu’il avait envisagé d’en faire une version alternative en clé chrétienne, dans le poème 4 de son Liber peristephanon87) ; en tout cas, la présence aussi importante qu’évidente du culte chrétien à Rome à l’époque est une donnée objective, confirmée par des témoignages littéraires et architecturaux88. Le cas le plus éclatant est sans doute celui de Milan (Ord. 35-45), qu’Ausone décrit comme une ville belle et riche, où « tout est merveilleux » (mira omnia) : les maisons nombreuses et élégantes, la population cultivée et cordiale, la double enceinte de murs, le cirque, le théâtre, les colonnades décorées de statues de marbre, « tous les bâtiments qui semblent rivaliser par leurs dimensions imposantes » (omnia quae magnis operum uelut aemula formis). Mais il est très surprenant de ne pas trouver une mention forte et claire de l’architecture religieuse qui a profondément transformé cette ville au fil du ive siècle, jusqu’à en faire l’une des capitales du culte chrétien au moment où Ausone écrit son Ordo urbium nobilium89. Il suffit de rappeler la basilica uetus (construite entre 313 et 315), la basilica maior (343-345) et la basilica palatina (ainsi nommée en raison de sa position contiguë au palais royal de Théodose), ainsi que les nombreuses basiliques dont Saint Ambroise promut la construction, telles que la basilica martyrum et la basilica apostolorum (toutes deux consacrées en 38690). Tous ces
86. 87. 88. 89.
90.
in r. uro, J. day, r. demariS, r. roitto (dir.), Oxford Handbook of Early Christian Ritual, Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 684-702. Cf. également v. 541-544 du même poème : uix fama nota est abditis / quam plena sanctis Roma sit, / quam diues urbanum solum / sacris sepulcris floreat ; « sa renommée en est à peine connue : combien Rome est remplie de saints cachés, combien riche, le sol de la ville fleurit de sépultures sacrées ! » Cf. G. Guttilla, « Un Ordo urbium nobilium della Spagna cristiana : il Perist. 4 di Prudenzio », Aevum, 80 (2006), p. 125-143. Cf. J. R. curran, Pagan City and Christian Capital : Rome in the Fourth Century, Oxford, Clarendon Press, 2000, p. 70-157 ; S. diefenbacH, Römische Erinnerungsräume. Heiligenmemoria und kollektive Identitäten im Rom des 3. bis 5. Jahrhunderts n. Ch., Berlin-New York, De Gruyter, 2007, p. 215-329. Cf. R. krautHeimer, Three Christian Capitals : Topography and Politics, Berkeley, University of California Press, 1983, p. 69-92 ; C. pietri, « Aristocratie milanaise. Païens et chrétiens au ive siècle », in C. pietri (dir.), Christiana Respublica. Éléments d’une enquête sur le christianisme antique, Rome, École française de Rome, 1997, p. 981-1006. Cf. S. luSuardi Siena, e. neri, p. Greppi, « Le chiese di Ambrogio e Milano », in P. boucHeron. S. Gioanni (dir.), La mémoire d’Ambroise de Milan. Usages politiques et sociaux d’une autorité patristique en Italie (ve-xviiie siècle), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2015, p. 31-86.
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édifices ne sont décrits que par un seul terme qui, en plus, est assez ambigu : templa (v. 40) : il indique au sens strict les temples païens, mais il est parfois utilisé à l’époque d’Ausone pour les édifices du culte chrétien (dont la dénomination plus appropriée était domus ecclesiae ou simplement ecclesiae depuis le iie siècle, mais également basilicae au ive siècle91). Ausone s’en sert toujours ou presque toujours pour les temples païens92, sauf dans un cas, qui est d’ailleurs controversé, à savoir Grat. act. XVIII, 80, aeterne omnium genitor… qui templa tibi… penetrabilibus initiatorum mentibus condidisti. Dans ce passage, déjà discuté supra, Ausone reste sans aucun doute dans le domaine chrétien, mais le sens précis du mot templa est également difficile à définir : on peut le rapporter aux églises chrétiennes par analogie à la religion concernée dans ce passage particulier et dans l’ensemble de l’œuvre. Mais ici le poète parle de la foi cultivée en son for intérieur, dont les églises construites par Dieu dans le cœur des hommes seraient une métaphore ; néanmoins, on peut penser qu’il utilise ce terme dans son sens étymologique d’« espace sacré », « espace délimité et consacré au culte93 », sans nécessairement le réserver aux bâtiments destinés aux rites collectifs. En tout état de cause, dans le tableau de Milan, le mot templa s’avère tout de même ambigu : il peut indiquer soit les édifices religieux chrétiens (mais d’une manière très synthétique, sans caractérisation vraiment nette et précise), soit les édifices païens (ce qui serait l’utilisation la plus appropriée du terme), soit les uns et les autres ensemble. Si le premier et le dernier cas ne rendent pas justice à l’importance de l’architecture chrétienne dans la Milan de l’époque, en dénotant une intention de minimiser le rôle majeur de cette religion, le deuxième cas révélerait un choix décisif, anachronique et tout à fait contraire au sens de l’histoire, mais toujours cohérent avec le contexte de l’Ordo urbium nobilium, où le poète porte son attention au culte païen et non au chrétien. Encore une fois, Ausone s’illustre comme un maître de l’ambiguïté en matière religieuse. Le terme templa voisine avec la description du complexe architectural du palais royal (palatinae arces), qui constitue le cœur de la ville et occupe justement le centre du tableau (v. 40-41) : templa palatinaeque arces opulensque moneta et regio Herculei celebris sub honore lauacri.
91. Cf. C. Sotinel, « Les lieux de culte chrétiens et le sacré dans l’Antiquité tardive », Revue de l’histoire des religions, 4 (2005), p. 411-434. Saint Ambroise lui-même utilise parfois le mot templum au sens chrétien : p.es. De off. min. II, 21, templum Dei est aedificatum ; on le lit également au début de l’épigramme dédicatoire de la basilica apostolorum : Condidit Ambrosius templum Dominoque sacrauit (G. cuScito, « Carme ambrosiano per la basilica Apostolorum », in M. riZZi, C. paSini , M. P. roSSiGnani [dir.], La città e la sua memoria : Milano e la tradizione di sant’Ambrogio, Milano, Museo diocesano, 1997, p. 177-178). 92. Cf. di Salvo, ed. cit., p. 177 (avec une liste des occurrences du mot dans le corpus d’Ausone) ; pace Green (éd.), Works, 1991, p. 574. 93. Cf. ernout, meillet, op. cit., p. 680-681.
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Juste après le palais royal, le poète mentionne l’hôtel de la monnaie (moneta), qui joue un rôle symbolique remarquable, représentant l’importance politique et la prospérité économique de la ville94. Puis le poète mentionne « la zone de la ville rendue célèbre par les fameux bains d’Hercule », une station thermale dont les restes ont été effectivement identifiés au nord-est de l’ancien centre urbain95. Il est significatif qu’une construction consacrée à un dieu païen occupe davantage d’espace (un vers entier) et semble revêtir plus d’importance (avec ses connotations de célébrité et d’honneur) qu’un ou même plusieurs édifices chrétiens (templa). Il n’est pas nécessaire d’étendre le propos à d’autres villes (telles qu’Aquilée96) qui sont incluses dans l’Ordo urbium nobilium et dont les aspects chrétiens, quoique remarquables, sont complètement passés sous silence. Les termes du problème sont clairs, mais la solution incertaine. Pourquoi Ausone, malgré sa foi chrétienne et ses déclarations d’adhésion à l’orthodoxie de cette religion, semble vouloir minimiser et même dévaluer les manifestations extérieures et les témoignages concrets de l’émergence du christianisme ? La réponse se trouve peut-être dans le contexte historique. L’Ordo urbium nobilium (au moins dans sa rédaction finale) fut composé, comme indiqué supra, après 388 ; des événements majeurs se sont déroulés et des changements importants se sont produits peu avant cette date. Dès l’édit de Milan, mais surtout depuis l’édit de Thessalonique, le christianisme l’emporte, occupant une place éminente dans la société et affectant la vie publique, voire même la physionomie des villes, aux dépens de la religion païenne, progressivement et inexorablement marginalisée. Le rôle émergent du christianisme et la primauté qu’il a désormais gagnée sur le polythéisme de la tradition romaine sont attestés de façon emblématique par la célèbre controverse publique concernant l’enlèvement de la statue et de l’autel de la Victoire qui se trouvaient au sénat97. Mais cette mesure, adoptée par Gratien (oublieux de la tolérance religieuse exercée par son père et par lui-même auparavant) en 382 et confirmée par Valentinien II, malgré la résistance opiniâtre des aristocrates conservateurs romains sous la conduite de 94. Si vraiment la description des bâtiments reflète l’itinéraire d’un voyageur allant d’ouest en est (comme le veut F. della corte, Opuscula XII, Genova, Tilgher, 1990, p. 125-142, praes. 127-128), les monuments décrits ici étaient l’un près de l’autre : il est parfaitement crédible que l’hôtel de la monnaie était proche du palais royal, d’autant plus que l’actuelle « via Moneta » semble en conserver le souvenir. Par conséquent, on serait tenté d’identifier les templa avec la basilica palatina, contiguë au bâtiment impérial ; mais cette identification est loin d’être évidente, compte tenu de la période de la construction de la basilique (de 390 à 410). Cependant, même si le mot templa sous-entend (de manière indéniablement ambiguë) la basilica palatina, l’architecture chrétienne de la ville serait considérablement dépréciée, car appréhendée que par l’un de ses nombreux et importants bâtiments. 95. Cf. A. parodi, « Mediolanum (Milano). Le Terme Erculee di Mediolanum », in M. medri, a. piZZo (dir.), Le Terme Pubbliche nell’Italia Romana (II secolo a.C. - fine IV d.C.), Roma, Roma Tre Press, 2019, p. 223-231. 96. Cf. v. 64-72, sans même une mention de l’important complexe épiscopal fondé par l’évêque Théodore au début du ive siècle et élargi ultérieurement au cours des décennies suivantes. 97. Cf. J. J. SHeridan, « The Altar of Victory : Paganism’s Last Battle », L’Antiquité Classique, 35 (1966), p. 186-206 ; K. W. kaatZ, Early Controversies and the Growth of Christianity, Santa Barbara, Praeger, 2012, p. 123-126.
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Symmaque, n’est que le symptôme d’un tournant historique, ainsi que le prétexte d’une polémique publique qui implique empereurs (l’usurpateur Eugène inclus), politiciens et intellectuels de la stature de saint Ambroise et Prudence. Ausone est chrétien comme ces derniers, mais il ne participe pas à cette querelle ou, tout au moins, il ne le fait pas publiquement. Néanmoins, on peut imaginer de quel côté il penche, en tenant compte de son attachement à la tradition romaine, dont la religion païenne fait partie intégrante ; il ne faut pas non plus négliger ses rapports d’amitié et de solidarité avec Symmaque et les aristocrates de son groupe. En dépit de son adhésion explicite à l’orthodoxie chrétienne et de sa contribution politique et littéraire aux célébrations publiques de sa religion, il cultive une conception personnelle et intime de la foi, où la pompe et l’ostentation sont absentes, ainsi que l’aspiration à la primauté politique et sociale. Cette conception, qui se reconnaît dans la ligne de tolérance menée par Valentinien, et aussi par Gratien dans un premier temps, s’accorde parfaitement avec l’amour du poète pour la mythologie et la littérature d’inspiration païenne, mais également pour les monuments et les rites appartenant à la tradition romaine. C’est pourquoi Ausone n’aurait, je crois, jamais approuvé l’enlèvement de la Victoire du sénat. Et c’est pour cette même raison, selon moi, qu’il met en valeur les témoignages de la culture païenne et non ceux (à l’époque bien plus nombreux et évidents) du christianisme, dans les villes décrites dans l’Ordo urbium nobilium, en suivant consciemment une tendance anachronique et vouée à l’échec. Cette œuvre est animée d’une volonté d’exalter la civilisation romaine avec ses valeurs enracinées dans la tradition, au moment même où elle est sérieusement mise en danger par les pressions et les incursions des barbares dans les territoires impériaux98, mais elle se trouve simultanément affaiblie et dépassée, aux yeux d’Ausone, par l’émergence du christianisme99. C’est le point de vue opposé à celui que sera exprimé peu de temps après par des auteurs chrétiens, tels qu’Augustin ou Orose, qui considéreront le paganisme comme le point faible de Rome et la raison de sa décadence100. Ausone entretient donc un rapport très complexe et non exempt de contradictions avec le christianisme, un rapport qui est tout sauf extérieur et superficiel, comme la critique l’a souvent jugé par le passé. Si l’Ordo urbium nobilium exprime son opposition tacite à la religion émergente qui dépasse et remplace la tradition romaine, son dialogue épistolaire avec son ancien élève et très cher 98. De là l’insistance du poète sur les murs, moyen de défense et surtout symbole de sécurité (une sécurité plus souhaitée que réelle), dans la description des villes : cf. di Salvo, ed. cit., p. 19. 99. La mise en valeur des temples païens peut être considérée également comme une réaction à la politique de spoliation et même de destruction de ces édifices menée par certains empereurs après Constantin, une politique souhaitée par des auteurs chrétiens, tels que Firmicus Maternus (p.ex. De err. prof. rel. 16, 4 ; 20, 7 ; 28, 6) : cf. S. marGutti, « Constantino e i templi », Enciclopedia Costantiniana, vol. I, Roma, Istituto dell’Enciclopedia Italiana, 2013, p. 303-315. Il faut préciser que ni Gratien ni Théodose n’ont ordonné ou autorisé la destruction de temples ; mais Ausone pouvait bien penser à leurs prédécesseurs et/ou à la parole des écrivains chrétiens. 100. Cf. A. marcone, « Il sacco di Roma del 410 nella riflessione di Agostino e di Orosio », Rivista Storica Italiana, 114 (2002), p. 851-867 ; A. R. murpHy, « Augustine and the Rhetoric of Roman Decline », History of Political Thought, 26 (2005), p. 586-606.
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ami Paulin101 confirme son caractère équilibré et contraire aux excès, se reflétant également dans sa manière de vivre sa foi, et donne voix à d’autres raisons qui le mettent en conflit avec le christianisme : des raisons fondées sur sa vision de l’existence et de la poésie, confrontée à la religion. Dans un premier groupe de lettres (notamment 17-20), envoyées par Ausone à son disciple pendant les années 80, dans le cadre d’une amitié cimentée par un parfait partage d’intérêts culturels et d’idéaux esthétiques, le poète traite des mêmes thèmes occasionnels et futiles qui pimentent aussi sa correspondance avec des tiers (salutations, éloges et expressions d’affection, commentaires accompagnant les envois de dons ou de poèmes, échanges de vues, etc.), dans une forme poétique ou prosimétrique très élaborée et raffinée. Dans un second groupe, comprenant les lettres 21-24102, avec deux réponses de Paulin (à savoir Carm. 10 et 11103), écrites après la conversion de ce dernier au christianisme (en 389, date de son baptême, ou peu avant), on assiste à une dispute polie et courtoise entre deux amis qui prennent des voies divergentes : une dispute à la fois feutrée et emphatique, agrémentée de jeux littéraires qui tempèrent la substance de la controverse, mais rehaussent sa forme, en prenant l’allure d’une compétition amicale, d’un étalage d’expédients rhétoriques, d’une démonstration de technique poétique104. Ausone reproche à son jeune ami de s’être éloigné de lui physiquement (allant vivre en Espagne) et moralement (en ne répondant plus à ses lettres) : un éloignement qu’il considère comme une trahison de leur amitié. Mais Paulin répond qu’il n’a jamais renié les sentiments qui le lient à son ancien maître, pour lequel il conserve toute son affection et son respect ; son choix l’a pourtant conduit à suivre un parcours de vie autre, qui l’amène à renoncer aux mondanités pour se consacrer totalement à Dieu. Il ne s’agit pas d’un contraste entre le christianisme et le paganisme, ni même entre une approche superficielle de la religion et une foi sincère et profonde. C’est plutôt un contraste entre deux manières différentes de concevoir et vivre le christianisme : Ausone défend sa position équilibrée, visant à concilier la religion avec la jouissance des plaisirs de la vie (toujours dans une perspective de sagesse et de modération), les relations sociales, l’admiration pour la culture classique et la tradition romaine ;
101. Sur la correspondance entre Ausone et Paulin, cf. D. amHerdt, Ausone et Paulin de Nole : correspondance, Berne, Peter Lang, 2004 (avec une introduction pondérée et fiable, comprenant également le status quaestionis, p. 1-30). Les lettres adressées à Paulin sont aussi dans l’édition des épîtres d’Ausone avec un riche commentaire de L. mondin (éd.), Decimo Magno Ausonio, Epistole, Venezia, Il Cardo, 1995. 102. Il s’agit en réalité de trois lettres : Green (éd.), Ausonii opera, 1999, publie séparément les deux diverses rédactions de la dernière (23 et 24), tandis qu’amHerdt, ed. cit., p. 170-191, publie seulement la version plus longue (24), en pensant que la plus brève est un texte fragmentaire adapté par un éditeur posthume (p. 22), comme le veut mondin, ed. cit., L-LX. Sur les épîtres 21 et 22 cf. également N. rücker, Ausonius an Paulinus von Nola : Textgeschichte und literarische Form der Briefgedichte 21 und 22 des Decimus Magnus Ausonius, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2012. 103. Cf. S. filoSini (éd.), Paolino di Nola, Carmi 10 e 11, Roma, Herder, 2008. 104. Il n’est pas nécessaire de revenir, ici, sur l’ordre chronologique des lettres. Cf. amHerdt, ed. cit., p. 19-23.
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Paulin lui oppose une cohérence extrême, qui trouve son expression dans une vie ascétique et un dévouement total à Dieu. La nature sociale et non étroitement religieuse de la dispute a été bien mise en lumière par David Amherdt105. En l’occurrence, il s’agit surtout d’une question culturelle : une controverse ayant trait à la poétique (raisons et fonction de la littérature, ainsi qu’approche des modèles classiques) plus encore qu’à la vision de la vie ou à la foi elle-même, comme Philip Hardie l’a récemment souligné106. C’est pourquoi, dans un premier temps, Ausone invoque les Muses, en les priant de « rappeler » Paulin (21, 73-74) : haec precor, hanc uocem, Boeotia numina Musae, accipite et Latiis uatem reuocate Camenis.
Je vous en prie, Muses de la Béotie : accueillez ma prière et rappelez mon ami poète chez les Camènes latines.
Ausone s’adresse aux Muses, car Paulin est un uates, à savoir un poète à l’inspiration divine. La réminiscence virgilienne concernant la dernière parole de Didon, abandonnée par Énée et désormais proche du suicide (Aen. IV, 621, haec precor, hanc uocem extremam cum sanguine fundo), sert à accentuer le pathos au point culminant de la lettre, en comparant implicitement la souffrance d’Ausone pour la « trahison » de Paulin avec celle de la reine de Carthage (non sans une nuance ironique résultant de l’exagération). Il demande aux Muses de « rappeler » son ami chez les Camènes, qui sont justement la réplique romaine des Muses elles-mêmes : l’ajout de l’adjectif Latiis entraîne une redondance ou une pédanterie, explicitant une donnée déjà comprise dans le nom Camenis107 ; mais l’intégration de l’indication topographique est utile, à regarder de près, car Ausone accuse Paulin d’avoir quitté la civilisation pour se retirer dans un lieu lointain et sauvage (telle est l’Espagne, dans sa description tendancieuse), et il veut le convaincre de retourner au monde romain, qui s’identifie à la civilisation. D’autre part, l’éloignement physique et moral de Paulin va de pair avec son silence, sa renonciation à l’activité poétique (mission du uates qu’il est !), sa répudiation de la tradition classique et de la production littéraire qui s’inscrit dans cette tradition. Les Latiae Camenae représentent la civilisation romaine en général, mais aussi la poésie classique, qui est l’expression la plus noble de cette civilisation. Ausone s’adresse aux Muses pour qu’elles ramènent Paulin à son rôle de uates et réveillent sa passion pour la culture de Rome. Paulin réfute totalement les accusations d’Ausone touchant à la trahison de leur amitié et à sa supposée impiété, en renouvelant son affection et sa fidélité 105. Cf. D. amHerdt, « La fonction de la poésie et le rôle du poète chez Ausone et Paulin de Nole », Museum Helveticum, 61 (2004), p. 72-82. 106. Cf. Ph. Hardie, Classicism and Christianity in Late Antique Latin Poetry, Oakland, University of California Press, 2019, p. 6-43. 107. Cf. A. Hardie, « The Camenae in Cult, History, and Song », Classical Antiquity, 35 (2016), p. 45-85, praes. 47-50 (sur l’origine latiale de ces divinités).
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envers son ancien maître (au surplus, un vrai chrétien ne peut être impie, puisque la pietas s’identifie avec la foi !) ; mais il affirme également son choix de consacrer sa vie à la religion, un choix incompatible avec la conception classique de la littérature : Quid abdicatas in meam curam, pater / redire Musas praecipis ? / negant Camenis, nec patent Apollini / dicata Christo pectora (Carm. 10, 19-22108). Les Muses ne vont pas aider Ausone : elles sont totalement impuissantes ; en fait, elles n’existent même pas ! Paulin lui suggère d’adresser plutôt ses prières à Dieu109 ; ce qu’Ausone n’hésite pas à faire, relevant la provocation et confirmant ainsi son adhésion au christianisme : certa est fiducia nobis, / si genitor natusque dei pia uerba uouentum / accipiat, nostro reddi te posse precatu, « je suis sûr que si Dieu le Père et son Fils réalisent les vœux des fidèles, tu reviendras vers moi grâce à mes prières » (24, 104-106). Loin d’adopter une attitude opportuniste et même hypocrite, comme le pense une partie de la critique110, Ausone ne fait que confirmer ce qu’il a affirmé à plusieurs reprises dans ses œuvres et qu’il n’a jamais renié : il le fait assurément dans un but bien précis, répondant à la sollicitation de Paulin ; mais il peut se le permettre sans perdre de sa crédibilité face à son interlocuteur (et sans affaiblir sa position dans le débat), car il est vraiment chrétien. Le nœud de la question n’est pas en effet le christianisme, commun aux deux amis, bien que vécu de manière différente ; le cœur du problème consiste plutôt dans les deux aspects qui en découlent, notamment l’aspect social (concernant le choix de Paulin de se détacher de la société aristocratique et de renoncer à la vie mondaine, pour pratiquer l’idéal évangélique et même l’ascétisme) et celui culturel, portant sur une nouvelle conception de la littérature, au service de la foi111. Si pour le premier aspect, aucune solution de conciliation n’est possible (Paulin entrera bientôt dans les ordres, scellant ainsi définitivement son choix), le second semble laisser une marge de manœuvre, en dépit des déclarations catégoriques que l’ancien élève oppose aux requêtes d’Ausone. En fait, Paulin répond aux lettres de ce dernier en déployant une technique poétique, un arsenal rhétorique, un bagage culturel lié à la tradition classique et riche de références intertextuelles à la littérature païenne, qui n’ont rien à envier à la poésie d’Ausone112. C’est la question controversée des relations entre littératures païenne et chrétienne qui se pose, une question débattue (sans pourtant qu’on ait pu aboutir à une solution univoque et commune) par plusieurs auteurs chrétiens, tels que saint Ambroise et saint Jérôme, jusqu’au traité d’Augustin De doctrina Christiana. Mais la réponse 108. « Pourquoi, ô mon père, m’exhortes-tu à cultiver à nouveau les Muses auxquelles j’ai renoncé ? Les cœurs consacrés à Dieu rejettent les Camènes et ne s’ouvrent pas à Apollon ». 109. Sed reditum inde meum genitor te poscere mallem / unde dari possit. […] Si tibi cura mei reditus, illum aspice et ora, / qui tonitru summi quatit ignea culmina caeli etc. (v. 109-110, 119 et suiv.). 110. E.g. C. conybeare, Paulinus Noster : Self and Symbols in the Letters of Paulinus of Nola, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 151, affirme que « God the Father and Christ the Son are invoked almost as an after-thought – and both, instead of being named directly, are alluded to by circumlocutions ». 111. Cf. M. Skeb, Christo vivere. Studien zum literarischen Christusbild des Paulinus von Nola, Bonn, Borengasser, 1997, p. 86-196. 112. Cf. filoSini, ed. cit., p. 37-45.
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que Paulin formule indirectement à travers la forme de sa poésie est différente de celle qu’il donne de façon explicite, au niveau du contenu : par cet écart, on mesure l’hommage de l’élève à son ancien maître et à la culture classique, objet de son éducation. *** Enfin, Ausone exprime une conception personnelle et intime de la foi, ainsi qu’une adhésion complète et sans réserve à l’orthodoxie chrétienne : il cultive ses sentiments religieux dans un espace intérieur et en tire parfois l’inspiration de sa poésie ; mais il ne dédaigne pas de célébrer une festivité collective telle que Pâques, dans le cadre de son engagement politique et de ses rapports avec le pouvoir impérial. Il aborde la religion avec l’approche équilibrée et modérée propre à son caractère et à sa vision générale de la vie : il est hostile à l’extrémisme et aux conflits de toute sorte. Il partage la politique de tolérance religieuse menée par Valentinien, puis par Gratien dans un premier temps, et entretient d’excellentes relations avec Symmaque, le chef des intellectuels païens romains engagés dans la défense de leur religion. Fin connaisseur et fervent admirateur de la tradition culturelle de Rome, il apprécie la religion païenne comme partie intégrante de cette tradition et de la littérature qui en est l’expression et qui fait l’objet de son travail de grammaticus et rhetor. En tant que poète, il utilise largement la mythologie comme source d’inspiration et de matière poétique ; il aime les auteurs païens (surtout Virgile, Horace et Ovide, mais aussi Catulle, Stace, Martial et d’autres) et n’hésite pas à les prendre pour modèles, non seulement dans ses œuvres mythologiques ou étrangères à la religion, mais même dans ses poèmes chrétiens. En fait, il considère et apprécie le paganisme comme un phénomène purement culturel, un aspect important et fascinant de l’histoire et de la littérature de Rome, bien distinct de sa foi. Dans cette perspective, il insère parfois des éléments mythologiques à des contextes chrétiens, en changeant leur signification et les mettant au service de sa religion : il ouvre ainsi la voie au syncrétisme, mais sans le développer pleinement. Dès l’adoption par Gratien d’une politique religieuse répressive, qui sera poursuivie par ses successeurs, Ausone modifie son approche du christianisme (rien ne laisse à penser qu’il ait changé sa foi, toujours ferme dans son intériorité, jusqu’à preuve du contraire). S’il n’évitait pas hier de traiter des contenus mythologiques dans sa poésie, ni même d’insérer des éléments profanes dans ses œuvres chrétiennes, sans pour autant renier sa foi, il adopte maintenant une attitude intentionnellement ambiguë, minimisant ou passant sous silence les manifestations extérieures (architecturales et culturelles) du christianisme et mettant en valeur, en revanche, celles du paganisme. Le changement n’est pas substantiel, mais consiste en une stratégie de défense (assez nuancée et menée avec la légèreté propre au caractère d’Ausone) de la tradition romaine et de sa culture, qui comprend également la religion, dans un moment historique difficile pour l’empire romain. Ce dernier (d’après l’avis du poète) est affaibli de l’intérieur par le christianisme, qui
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remet en cause ses fondements idéologiques et culturels, alors qu’à l’extérieur les incursions barbares font rage. Dans cette situation, Ausone se range tacitement au côté du paganisme. C’est un fait que l’émergence du christianisme emporte des conséquences notables sur la société romaine et sur les choix individuels des croyants, comme c’est le cas de Paulin, qui abandonne la société aristocratique et la vie mondaine pour pratiquer l’ascétisme. Dans ses lettres, Ausone lui reproche de trahir leur ancienne amitié et les valeurs sociales qu’ils partageaient par le passé ; il ne s’oppose pas au christianisme, mais à la manière dont Paulin conçoit cette religion, une manière qu’il juge excessive et inhumaine. Cependant, Ausone se plaint surtout de la renonciation de son ancien élève aux idéaux esthétiques classiques, représentés par le bagage culturel et par l’arsenal stylistique qu’on puise aux œuvres des auteurs païens. Ausone confirme ainsi, une fois encore, son amour pour la tradition romaine et sa conviction de pouvoir la concilier avec sa foi chrétienne.
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POÉSIE ET THÉOLOGIE DANS LE CONTRE SYMMAQUE DE PRUDENCE fabrice WendlinG
Université Côte d’Azur, CNRS – CEPAM UMR 7264
Résumé Si Prudence apparaît, avec Paulin de Nole, comme le créateur de la grande poésie latine chrétienne, se pose la question de l’identité de cette poésie. En particulier, comment s’articulent dans l’écriture poésie latine et théologie catholique ? Dans le contexte des premiers Conciles et de la construction idéologique d’un Empire chrétien, Prudence, « proxime » de Théodose, se contente-t-il, dans le Contre Symmaque, de mettre en vers la théologie de l’Église (telle notamment que la formule Ambroise dans son dialogue polémique aec Symmaque), ou bien la théologie se trouve-t-elle infléchie d’être exprimée dans la langue de Virgile et d’Ovide ? Prudence est-il un théologien qui écrit des vers, ou bien un poète latin qui s’aventure en théologie et qui, ce faisant, contribue à fonder une théologie neuve, celle de l’Empire théodosien ? Abstract If Prudentius appears, with Paulinus of Nola, as the creator of great Christian Latin poetry, the question of the identity of this poetry arises. In particular, how do Latin poetry and Catholic theology articulate with each other in writing ? In the context of the first Councils and the ideological construction of a Christian Empire, does Prudentius, proximus of Theodosius, merely put in verse, in the Against Symmachus, the theology of the Church (such in particular as Ambrosius formulates in his controversy with Symmachus), or does theology find itself inflected by being expressed in the language of Vergil and Ovid ? Is Prudentius a theologian who writes verses, or a Latin poet who ventures into theology and who, in doing so, helps to found a new theology, that of the Theodosian Empire ?
Romaniser la foi chrétienne ? La poésie latine de l’Antiquité tardive entre tradition classique et inspiration chrétienne, éd. Giampiero ScafoGlio et Fabrice WendlinG, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 20, pp. 95-120. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132137
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ai choisi d’aborder le Contre Symmaque1 en portant attention à l’articulation, dans ce poème en deux livres, entre théologie et poésie. Il s’agit là d’un champ épistémologique qui suscite, aujourd’hui, un large intérêt scientifique, tant pour la période contemporaine que pour l’Antiquité. La recherche théologique contemporaine, en effet, a porté, depuis plusieurs décennies, une attention renouvelée aux points de rencontre entre la théologie, qui est à la fois science des choses divines et discours rationnel sur la Révélation, et la poésie, art des Muses, de l’imaginaire et du mensonge mais dont la prétention au dévoilement de la vérité, depuis Homère, Hésiode, les présocratiques et Platon lui-même jusqu’à Keats, Novalis, Hölderlin ou Rilke, ne s’est jamais démentie, en dehors même, naturellement, de la poésie proprement religieuse. Les travaux de Hans Urs von Balthasar, et ses deux grands ouvrages que sont La gloire et la croix. Aspects esthétiques de la Révélation2, et la Dramatique divine, ont donné un relief particulier à ces problématiques. Le théologien allemand a vu en effet dans la Beauté un transcendantal qui irradie dans toute la théologie chrétienne, et dans la poésie une voie d’approche du mystère révélé. En France, le critique littéraire Jean-Pierre Jossua, dominicain, n’a cessé de lire la poésie moderne à la fois en critique littéraire et en théologien3. Plus récemment, Olivier-Thomas Venard, dominicain lui aussi, théologien et détenteur d’un doctorat de lettres modernes soutenu en Sorbonne, a déployé une vaste réflexion sur la pensée et l’œuvre de Thomas d’Aquin intitulée Thomas d’Aquin, poète et théologien. Le premier volume, préfacé par Alain Michel, lui aussi très attentif à ces questions, s’intitule Littérature et théologie : une saison en enfer4 ; cette « saison en enfer » est, précisément, le divorce moderne entre une théologie qui s’est coupée de la culture, et une poésie qui oublié la théologie. Pourtant l’une et l’autre, note OlivierThomas Venard, approchent l’être par voie de symbole, et elles gagneraient, dans cette mesure, à retrouver la fécondité de leur alliance ancienne. Dans les travaux précités, interdisciplinaires en eux-mêmes, dans le sens où ils font dialoguer théologie, théorie littéraire et philosophie, la théologie se fait attentive à l’expression symbolique et poétique de la théologie dans le texte biblique et dans toute la théologie chrétienne ancienne, expression symbolique notamment attestée par l’ampleur et la profusion des commentaires exégétiques du Cantique des Cantiques, et plus largement par toute l’exégèse allégorique tardo-antique et médiévale. Dans Saint Augustin et la fin de la culture antique, Henry-Irénée Marrou notait déjà, ainsi, que « l’exégèse allégorique réintroduit 1.
2. 3. 4.
Tout au long de cette étude, nous nous référerons à l’édition des Belles-Lettres, réalisée par M. Lavarenne en 1963 et révisée, corrigée et augmentée en 1992 par J.-L Charlet : Prudence, Psychomachie ; Contre Symmaque, Paris, t. III, 1992. H. U. von baltHaSar, La gloire et la croix. Aspects esthétiques de la Révélation, Paris, Aubier, 19651974 [trad. fr]. Voir par exemple J.-P. JoSSua, La passion de l’infini. Littérature et théologie. Nouvelles recherches, Paris, Cerf, 2011. O.-Th. venard, Thomas d’Aquin, poète et théologie. 1. Littérature et théologie : une saison en enfer, Paris, Ad Sodem, 2003.
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[dans la théologie chrétienne] avec la poésie une activité qu’il faut bien appeler littéraire, artistique »5, si bien que « par ce chemin détourné voici qu’à nouveau les valeurs temporelles pénètrent dans la culture chrétienne, […] cette culture si rigoureusement subordonnée à la vie religieuse »6. Concernant la période antique, précisément, depuis les travaux pionniers et irremplaçables de Jacques Fontaine7, les chercheurs portent une attention soutenue aux productions poétiques des théologiens de l’Antiquité tardive, en particulier, pour le grec, Grégoire de Naziance ou Ephrem le Syrien, et pour les latins, Juvencus, Ambroise, Ausone ou Prudence8. Il apparaît en particulier, dans ces travaux, que le développement de la poésie chrétienne coïncide avec le basculement des ive et ve siècles, et se présente dans ce cadre historique et culturel comme le reflet de la préoccupation nouvelle de toucher les élites sociales cultivées païennes de l’Empire, et d’atteindre par une forme de connivence intellectuelle et littéraire tout ce public lettré constitué de rudes en matière de théologie. La beauté littéraire devient ici le véhicule de la vérité et prend place dans le cadre de l’activité pastorale. Je me situe ici tout particulièrement dans la perspective ouverte par un colloque de Pavie dont les actes sont parus en 2015 et qui avait précisément pour thème général « théologie et poésie dans l’Antiquité tardive »9, perspective qui est encore celle, dans la prolongation du colloque, d’un axe de l’équipe de recherche sur le christianisme ancien et médiéval, l’ERCAM, de l’Université de Strasbourg, pour le quadriennal 2017-2022, sous l’impulsion de Michele Cutino10. Dans les perspectives ouvertes par le colloque et présentées pour ledit quadriennal de l’Université de Strasbourg, penser ensemble théologie et poésie, c’est se demander comment parole poétique et discours théologique, dans l’Antiquité tardive, se soutiennent mutuellement, mais aussi, comme le note Michele Cutino, évaluer la pertinence du terme de théologiens pour les poètes chrétiens11. Dans cette voie d’approche de la production littéraire chrétienne tardo-antique, il m’a semblé que la poésie de Prudence, et en particulier le Contre Symmaque, constituaient un poste d’observation privilégié. Ce qui a orienté mon attention vers cette problématique, c’est à la fois la présence, dans le Contre Symmaque, de 5.
Voir H.-I. marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, Ed. de Boccard, 1958, p. 491 [1re éd. 1938]. 6. Ibid. 7. En particulier, J. fontaine, Naissance de la poésie dans l’Occident chrétien. Esquisse d’une histoire de la poésie latine chrétienne du iiie au vie, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1981 ; Études sur la poésie latine tardive d’Ausone à Prudence, Paris, Les Belles Lettres, 1980. 8. Pour la poésie latine, voir en particulier les travaux de J.-L. Charlet. À titre d’exemple : J.-L. cHarlet, « Tendances esthetiques de la poesie latine tardive (325-470) », Antiquitié Tardive, 16 (2008), p. 159-167. 9. M. cutino (éd.), Poesia e teologia nella produzione latina dei secoli iv-v [atti della X Giornata ghisleriana di filologia classica, Pavia, 16 maggio 2013], Pavie, Pavia University Press, 2015. 10. Cet axe a donné lieu à un colloque international en janvier 2018 : voir M. cutino, « Poésie, Bible et théologie de l’Antiquité tardive au Moyen Âge (Strasbourg, 25-27 janvier 2018) », Revue des Sciences Religieuses, 92/2, Varia (2018), p. 277-278. 11. Voir ibid.
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passages proprement théologiques, et la place que prend, chez un poète nourri de Virgile ou d’Horace, la compréhension théologique d’une mission spécifique de Rome qui, sous sa plume, devient vocation. Cependant, en dehors même du Contre Symmaque, nous avons chez Prudence deux vastes poèmes didactiques qui sont à proprement parler des poèmes théologiques : l’Apothéosis, qui porte spécialement sur le mystère de la Trinité et sur l’Incarnation (il est en particulier dirigé contre le sabellianisme ou modalisme, l’ébionisme et le docétisme des manichéens) et l’Hamartigenia, méditation poétique et théologique sur l’origine du mal (ouvrage spécialement dirigé contre le marcionisme). Les sources théologiques de ces deux poèmes sont essentiellement le Contre Praxéas et le Contre Marcion de Tertullien. Pourquoi, ici, la réactivation de controverses qui peuvent sembler anciennes ? C’est la question que pose, à juste titre naturellement, Marc Lavarenne, dans la notice de présentation des deux œuvres12. En réalité, ces deux poèmes didactiques sont aussi, en un sens, des mises en vers de la théologie qui s’est affirmée aux deux Conciles de Nicée et de Constantinople, lesquels précisément ont défini la doctrine orthodoxe de la Trinité et de l’Incarnation : ils sont inséparables du contexte théologique mais aussi politique de fondation, sous Constantin puis Théodose, de l’Empire chrétien, fondation à laquelle Prudence, proxime de Théodose, se veut étroitement associé, sur le modèle de Virgile dont l’œuvre est inséparable de la refondation de Rome sous Auguste. Nous y reviendrons, mais on peut déjà relever, comme signe de l’empreinte des Conciles sur la poésie théologique de Prudence, que l’on trouve dans l’Apothéosis une formule théologique clé du Symbole de Nicée, marquant sous la symbolique de la lumière à la fois l’unité du Père et du Fils dans l’ordre de la nature et leur distinction dans celui de la personne : phôs ex phôtos, lumen de lumine (« lumière née de la lumière ») – formule dont on retrouve la trace dans le v. 257 de Contre Symmaque, II, lux uera Dei, Deus (« la lumière véritable de Dieu, Dieu lui-même »), où la substitution de lux à lumen est compensée par l’adjectif uera qui vient du contexte immédiat de la formule précitée dans le Symbole de Nicée : lumen de lumine, deum uerum de deo uero. Quoi qu’il en soit, et malgré l’existence de précédents, signalés dans l’introduction de la CUF, ces deux poèmes, qui renouvellent le genre de la poésie didactique classique, celle de Lucrèce, Cicéron, Virgile, Ovide ou Columelle, donnent ses lettres de noblesse à la poésie théologique latine, s’ils ne la fondent, illustrant avec éclat un genre somme toute peu représenté, la théologie étant le plus souvent déployée en prose, et la poésie chrétienne étant plus souvent exégétique, liturgique, biblique, polémique ou sapientielle que strictement théologique – au sens de dogmatique. Je ne traiterai pas directement, ici, les deux grands poèmes didactiques que sont l’Apothéosis et l’Hamartigenia, mais je dois dire que ces poèmes me semblent relativement méconnus, alors qu’on y découvre, malgré l’aridité apparente du sujet, un souffle poétique et une richesse d’expression qui témoignent de l’ardeur 12. Voir M. lavarenne (éd.), Prudence, tome II, Apotheosis (Traité de la nature de Dieu) – Hamartigenia (De l’origine du mal), Paris, Les Belles Lettres, 1961.
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et du soin avec lesquels Prudence – qui est, à n’en pas douter, un grand poète, malgré ses défauts –, les a composés. Je profite aussi de ces quelques remarques pour dire que leur édition et traduction mériteraient sans doute un réexamen attentif. Dans la traduction, plusieurs passages trahissent des imprécisions voire des contre-sens au plan théologique : Dieu, sator Verbi, selon l’Apothéosis, ne saurait être le « créateur du Verbe » (le concile de Nicée-Constantinople s’est attaché à affirmer le contraire), il en est le Père (tel est le sens de sator en latin chrétien) ; la generatio n’est pas la « procréation » du Fils (même contre-sens), mais sa génération, son engendrement ; uigor, en parlant de Dieu, ce n’est pas la « substance », mais la puissance, la vigueur, etc. Même imprécision dans les notes : en parlant de l’Esprit qui procède de la Bouche éternelle, Prudence ne s’écarte pas d’une théologie catholique qui, selon la note, affirmerait que l’Esprit procède du Père et du Fils, il ne fait que reproduire fidèlement la théologie contemporaine, le Filioque étant bien plus tardif ; les trois hommes qui sont figures de la Trinité, dans l’Ancien Testament, sont bien entendu les trois hôtes mystérieux reçus par Abraham dans Gn 18 ; la note sur generatio confirme le contre-sens théologique de la traduction, en développant l’expression de procréation du Fils par le Père, etc. Je ne signale ces imprécisions, qui ne diminuent en rien, naturellement, le grand mérite du travail éditorial de Marc Lavarenne sur Prudence, que pour souligner, a contrario, la précision de la doctrine et de la terminologie théologiques de Prudence dans ses écrits plus proprement théorétiques : il connaît la théologie des Conciles, et la traduit fidèlement, avec une belle rigueur lexicale, dans ses poèmes didactiques. Ces remarques m’ont ainsi paru importantes pour évaluer l’identité de théologien du poète Prudence. Une précision sur le terme de théologie, qui vient du latin (par le grec) theologia. Je n’ai pas l’espace de faire ici la genèse de cette discipline13, mais il faut rappeler que le mot theologia, dans le monde latin, ne s’est imposé qu’à la fin du Moyen Âge. Thomas d’Aquin lui-même emploie plutôt sacra doctrina. De fait, la theologia qui naît au Moyen Âge, en tant que discipline autonome qui reviendra la reine des disciplines universitaires, est inconnue des Anciens en tant que telle, c’est-à-dire en tant que discours rationnel autonome sur Dieu. En réalité, dans l’Antiquité, ce que l’on appelle aujourd’hui « théologie », et que les Pères de l’Église ont assidûment pratiqué, puisque leurs œuvres constituent la source des théologies chrétiennes, était une activité plurielle, inséparable de l’orthodoxie, sans doute (Origène n’est pas un père de l’Église car il est soupçonné, précisément, de ne pas être suffisamment orthodoxe), mais encore de la pastorale, de l’orthopraxie, de la vie ascétique et spirituelle et, au fondement de tout cela, d’un rapport organique aux Écritures, inlassablement commentées. Ainsi, la théologie, qu’il faut entendre au sens large de parole portant sur Dieu ou sur toutes choses vues dans leur rapport avec Dieu, accompagnait toute l’activité de l’Église, dans un contexte où, précisément, l’Église était poussée à donner à sa 13. Voir un point utile sur la question dans J.-Y. lacoSte (dir.), Dictionnaire critique de théologie, Paris, PUF, 1998, art. « Théologie ».
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parole une cohérence rationnelle face aux schismes, aux hérésies, au judaïsme et au paganisme. Quant au terme poésie, du latin poesis, il désigne, chez Quintilien et Cicéron, la poésie en général, ou l’œuvre poétique en particulier : il désigne donc des œuvres en vers, qui obéissent à des règles prosodiques précises. Quoi qu’il en soit de la doctrine de l’inspiration, le poète est un fabricateur, un « faiseur », pour reprendre un terme que René Etiemble emprunte à Diderot14, un artisan. La poésie est une praxis, un faire : cette détermination, nous le verrons, a son importance. Je dirais donc qu’en première approche, chez Prudence, on peut dire qu’il y a, assurément, à la fois une théologie, c’est-à-dire une parole qui, pour reprendre les termes de la Praefatio, célèbre Dieu15, à la fois, indirectement, dans les textes polémiques et apologétiques (dans le Contre Symmaque en particulier), ou encore ascétiques et éthiques (la Psychomachie), et, plus directement, dans les poèmes didactiques (l’Apothéosis et l’Harmartigénia) ainsi que dans les hymnes cordiales, effusives des recueils du Cathémérinon et du Péristephanon, étant entendu que, même dans les textes qui ne sont pas directement théologiques, bien qu’indirectement ils visent à tourner le lecteur vers Dieu, on trouve des discours proprement théologiques, c’est-à-dire des discours qui, dans un langage rationnel nourri des Conciles et des œuvres dogmatiques du ive siècle, concernent à proprement parler le Dieu révélé en Jésus-Christ, le mystère trinitaire. Mais sa théologie est inséparable de sa recherche (toute singulière) d’une orthopraxie et, puisqu’il est poète, à la fois d’une écriture et d’une tradition poétiques, plus largement, d’une culture qui est, assurément, profondément romaine. Quoi qu’il en soit, c’est dans ce double sens que nous parlerons d’une théologie dans le Contre Symmaque, et que nous tenterons de comprendre comment s’articulent théologie et poésie dans ce poème, ou plus exactement comment ils subissent une influence et des transmutations réciproques. La question qui guidera notre réflexion sera alors celle-ci : l’écriture théologique de Prudence est-elle une simple mise en vers de la théologie de l’Église de son temps, en particulier celle formulée par l’évêque Ambroise, dont il s’inspire beaucoup ? Ou bien, étant théologie d’un poète, la théologie chrétienne subit-elle chez lui des inflexions propres ? Nous pourrons alors, en conclusion, reprendre la question de savoir si le poète Prudence est théologien, ce que nous avons avancé en introduction, mais un peu rapidement. Il faut noter, ici, puisque nous parlerons d’abord du Contre Symmaque, que cette œuvre a une place à part dans toute l’œuvre de Prudence : pour plusieurs raisons, dont certaines seront évoquées plus tard, mais d’abord parce que c’est la seule œuvre de Prudence à ne pas être strictement religieuse : elle est polémique, argumentative et, surtout, politique. Elle concerne la gestion politique du religieux païen dans un Empire chrétien. Cela a, certainement, une grande incidence sur l’écriture poétique de Prudence. Quoi qu’il en soit, il s’agira donc en un sens de penser, ou tout au moins d’évaluer, de discerner, dans la poésie de Prudence, l’écart avec la théologie d’un 14. Voir R. étiemble, Poètes ou faiseurs, Paris, Gallimard, 1966. 15. Voir Prudence, Praefatio, 39.
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Ambroise ou, plus fondamentalement, de Paul de Tarse. Je m’inscris ici dans la ligne interprétative de Raffaele Argenio16, qui prend de claires distances avec la lecture de Prudence – celle de Lavarenne, notamment – tendant à voir dans le Contre Symmaque une simple mise en vers à la fois des œuvres de l’apologétique latine, dans le livre I, et surtout des lettres d’Ambroise dans le contexte de l’affaire de l’Autel de la Victoire, au livre II. Je rappelle ce qu’écrit Marc Lavarenne dans son introduction du volume IV consacré au Peristephanon : « De même que dans le Contre Symmaque [Prudence] s’était borné à mettre en vers les arguments des lettres de saint Ambroise aux empereurs, de même dans le Péristephanon il n’eut pas d’autre ambition que d’ennoblir par les ornements du style et du rythme les récits que lui offrait la tradition » (Lavarenne, Prudence IV, notice, p. 11-12). Sans doute, dans le livre I, Prudence reprend-il les arguments classiques de Tertullien, Minucius Felix, Arnobe ou Lactance, tandis que dans le livre II, il suit d’assez près, pour réfuter Symmaque, l’argumentation d’Ambroise. Cependant, comme l’écrit Raffaele Argenio, je traduis, « tout lecteur des Lettres XVII et XVIII d’Ambroise et du Contre Symmaque de Prudence remarque immédiatement une grande différence entre les deux écrits »17. Prudence aurait pour projet, dans le Contre Symmaque, non de reprendre en vers un dossier déjà traité en prose par Ambroise, celui de l’Autel de la Victoire, mais de donner une forme poétique à ce que l’évêque de Milan avait délibérément, selon ses propres dires, laissé de côté, à savoir l’exposé de la superstition païenne, dans le but nouveau, non de contrer des arguments de Symmaque déjà réduits au silence, mais de vaincre les dernières poches de résistance du paganisme, en donnant une force de conviction particulière à des arguments anti-païens empruntés à d’autres mais comme transfigurés et magnifiés par la poésie et par la ferveur de la foi. Loin de moi, naturellement, de nier que Prudence ait voulu, par la poésie, contribuer à éradiquer totalement le paganisme, en un temps où la progression des barbares a redonné une certaine vigueur au parti païen, tandis que, nous le savons, en particulier dans les campagnes, le paganisme reste encore, dans tout l’Empire, extrêmement vivace : le Contre Symmaque peut bien être vu comme une arme pour la conquête intellectuelle des élites romaines et la complète conversion de Rome, et donc aussi de sa culture, de sa poésie, au Christ. Toutefois, de telles analyses restent fondées sur l’idée lucrétienne que la poésie est l’ornement de la pensée et de la foi, qu’elle est le miel qui confère saveur et douceur à la doctrine, rendant ainsi possible sa pleine acceptation par l’élite païenne lettrée18. Elles sont conformes, aussi, à une distinction classique de la forme et du fond, 16. Voir R. arGenio, « Il Contra Symmachum di Prudenzio fu uno scritto di attualita ? », Rivista di Storia della Chiesa, 16 (1968), p. 155-163 ; et « Le prefazioni ai due libri del Contra Symmachum di Prudenzio », Rivista di Storia della Chiesa, 21 (1973), p. 17-28. 17. R. arGenio, « Il Contra Symmachum di Prudenzio », p. 157 (« Chiunque legga le Epistole di Ambrogio (XVII e XVIII) e il Contra Symmachum di Prudenzio nota subito tra i due scritti una grande differenza »). 18. Lucrèce, De rerum natura, IV, 1-25.
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dont Laurence Gosserez, dans son étude sur la poétique de Prudence, marque clairement qu’elle informe toute l’herméneutique de Marc Lavarenne19. La poésie de Prudence serait à la fois Lucrèce revisité – elle serait donc le « miel » du catholicisme théodosien – et Virgile christianisé – une épopée du Christ conférant à Rome, par le moyen de l’empereur, une nouvelle jeunesse et une vraie éternité20. Prudence serait au christianisme ce que Lucrèce et Virgile avaient été à l’épicurisme, au stoïcisme ou au pythagorisme. Cependant si la philosophie était grecque et Lucrèce et Virgile latins, l’une et les autres appartenaient au même monde culturel du paganisme polythéiste. La question que je voudrais poser est donc la suivante : en coulant dans une forme poétique nourrie de Virgile, de Lucrèce, d’Horace, et de bien d’autres poètes classiques païens son affirmation théologique, apologétique, didactique et polémique de la foi catholique, en adoucissant du « miel » de la poésie la rigueur de la théologie nicéenne (dont on a vu qu’il la reproduisait avec fidélité), Prudence laisse-t-il intacte ladite théologie, celle de Tertullien, d’Ambroise et des Conciles ? Celle-ci, par le fait même, ne subit-elle pas une transmutation ? Plusieurs approches sont sans doute possibles pour tenter de répondre à ces questions. J’en proposerai trois. J’examinerai tout d’abord les passages du Contre Symmaque qui sont directement théologiques. Ensuite je tâcherai d’éclairer la place singulière de Rome, lieu à la fois idéel et réel, dans la théologie de Prudence. Enfin, je m’interrogerai sur les incidences du statut de la parole poétique chez Prudence sur l’évaluation de sa théologie. Tout d’abord, donc, les passages que j’appelle directement « théologiques », soit qu’ils concernent Dieu en lui-même, soit qu’ils commentent la Parole même de Dieu – ce qui est, précisément, le propre de la théologie. Au premier rang de ces passages figurent clairement les préfaces. Je voudrais spécialement attirer l’attention sur la première21, qui paraphrase les versets 1 à 5 du chapitre 28 – le dernier – des Actes des Apôtres. Dans le livre des Actes, le sens du passage paraît clair : Paul, disciple du Christ, après avoir conduit sans dommage, malgré la tempête, et grâce au secours du Seigneur, l’embarcation où lui et Luc se trouvaient, accomplit deux des signes annoncés dans l’Évangile, tels qu’on les trouve énoncés, notamment, dans la finale longue de l’Évangile de Marc, dont la source est incertaine : prendre dans la main un serpent sans en subir de mal, imposer les mains aux malades et leur conférer la guérison. Ces signes, et d’autres, accompagnent la prédication de Paul lors de ses trois voyages missionnaires. D’autre part, après avoir essuyé l’opposition des Juifs, Paul s’est tourné vers les païens, qui accueillent favorablement l’Évangile : le chapitre 28 nous montre des barbares de l’île de Malte, donc des païens, animés d’une « bienveillance peu commune ». Enfin, ce récit prend place dans le cadre du voyage à Rome de Paul, qui selon les Actes des Apôtres, a fait appel à l’empereur, en qualité de citoyen romain, 19. Voir L. GoSSereZ, Poésie de lumière. Une lecture de Prudence, Louvain-Paris, Peeters, 2001. 20. Voir P. Grimal, Virgile ou la seconde naissance de Rome, Paris, Arthaud, 1985. 21. Voir Prudence, Contra Symmachum, II, Praef., 1-89.
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de sa condamnation à Jérusalem. Les Actes des Apôtres s’interrompent brusquement aux versets 30 et 31 sur la mention que Paul, à Rome, se serait trouvé en liberté surveillée dans l’attente du jugement et aurait, pendant deux ans, poursuivi son œuvre d’évangélisation. Pour Luc, qui a une visée universaliste, la vie de Paul s’arrête là, dans la capitale de l’Empire, signe que l’Évangile peut et va se répandre dans le monde entier. Quoi qu’il en soit des écarts entre le récit de Luc et la réalité (bien des zones d’ombres, selon les exégètes, entourent la biographie de Paul, et notamment la fin de sa vie)22, il est clair, comme l’ont noté plusieurs critiques, en particulier Laurence Gosserez23 et Gert Partoens24, que la paraphrase de Prudence s’écarte sensiblement du récit des Actes, et donc que la préface, qui donne le la du livre I, annonce un contenu qui n’est pas réductible à une mise en vers des discours chrétiens contre le paganisme. Si l’on veut résumer d’un trait les transformations que Prudence apporte à la péricope néo-testamentaire, on pourra dire que le poète romanise profondément le texte de Luc, effectuant sur les versets lucaniens une double lecture accomodatice, pour déplacer l’accent du groupe de Paul et de ses compagnons à la fois vers la Ville (réelle autant que mythique), vers l’Église, figurée par la barque, et vers lui-même, Prudence, poète latin que seule la puissance divine, et non plus la Muse, peut faire rivaliser avec Symmaque, admiré pour son éloquence, mais, en même temps, figure de l’Adversaire, métaphorisé dans le texte par le serpent. Paul et le bateau qu’il conduit sereinement à bon port malgré la tempête, sont de fait ici une figure, non pas seulement de l’Église, mais de la Rome nouvelle qui, malgré les attaques des hérésies et l’opposition des païens, tient bon sans être blessée les morsures de ses ennemis. En effet, toute la préface baigne dans un climat poétique virgilien et, comme l’a relevé en particulier Emmanuele Rapisarda25, on observe une analogie de situation entre Paul et le Troyen Énée dans le premier livre de l’Énéide (I, 81-179). Tous deux, détournés momentanément de leur route, ont la même destination finale, l’Italie. Dieu apaise les vents comme Neptune calme la tempête ; et dans les deux récits, les voyageurs épuisés parviennent à un port naturel, ils allument un feu sur le rivage26. Le port et les rameurs des vers 12-14 pourraient donc bien être un souvenir des Troyens abordant sur les côtes de Libye (Aen. I, 182). Or, cette romanisation littéraire et idéologique du récit des Actes n’est pas sans incidence sur la théologie de Prudence telle qu’elle se déploie dans le 22. Voir notamment J. murpHy o’connor, Histoire de Paul de Tarse. Le voyageur du Christ, Paris, Cerf, 2004. 23. L. Gosserez relève ainsi un certain nombre de « distorsions » et de « transformations » entre le récit des Actes et la « réécriture » qu’en fait Prudence : cf. L. GoSSereZ, « Les Préfaces bibliques au Contre Symmaque de Prudence », Philologia Antiqua, 10 (2017), p. 125-129. 24. G. partoenS, « Acts 27-28 in the preface to Prudence’s first Liber contra Symmachum », Vigiliae Christianae, 57 (2003), p. 36-61. 25. Voir E. rapiSarda, « Gli apostoli Pietro et Paolo e la nave della Chiesa in Prudenzio », Miscellanea di studi di letteratura cristiana antica, 13 (1963), p. 61-75. 26. Cf. Contra Symmachum, I, Praef., 12-19 et Virgile, Aen., I, 157-159 et 174-176.
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Contre Symmaque. Je voudrais, ici, mettre en lumière deux détails significatifs de la préface. Le premier est la façon dont Prudence y considère les barbares, opérant un virage à 180° par rapport aux Actes des Apôtres (qui soulignent leur humanité peu commune) et plus largement par rapport au Nouveau Testament, qui affirme que dans le Christ s’efface la séparation, signifiante et structurante pour toute la mentalité antique, entre Grecs et barbares27. Chez Prudence, à dire vrai, dans la préface, les barbares qui, dans le récit lucanien, accueillent Paul et ses compagnons sur l’île de Malte, sont absents ; le terme même de « barbare », employé par Luc, est tu – significativement – par Prudence. Selon Gert Partoens28, qui étudie avec une grande précision les libertés que prend Prudence à l’égard du texte de Luc, l’absence des barbares est consonante avec l’interprétation libre, accomodatice, que fait Prudence de la péricope des Actes : la terre ferme où Paul et ses compagnons parviennent sains et saufs étant une figure de l’ère de paix ouverte par la conversion de l’Empire après la tempête des persécutions, il était cohérent d’en faire disparaître les barbares des Actes. Cependant, et je m’écarte ici de l’interprétation de Gert Partoens, si les barbares sont physiquement absents de la paraphrase de Prudence, ils sont idéologiquement présents. Sans doute Prudence n’emploie-t-il pas ici le terme barbari, peut-être pour ne pas marquer une opposition trop frontale au texte des Actes. Mais à la place, on trouve trois expressions, dont il apparaît clairement qu’elles sont à lire en réseau, et qu’elles désignent, précisément, les barbares païens : fera corda gentium, populos ritibus asperis immanes, immansueta gens pagana29. Gentium et pagana précise le groupe de personnes dont il est question : des païens. C’est bien, ici, au-delà de la péricope, Symmaque et son parti païen qui sont visés, et plus largement la résistance des païens à la christianisation de l’Empire. Fera, immanes, immansueta qualifie ce groupe de personnes : au rebours des barbares de Luc, les païens apparaissent ici comme privés d’humanité et assimilables à des bêtes sauvages. Pourquoi ce renversement complet par rapport au récit des Actes ? Pourquoi encore, plus loin, au livre II, comme en écho de la préface, affirme-t-il qu’il y a la même distance entre le monde romain et le monde barbare qu’entre le quadrupède et le bipède, qu’entre la brute muette et l’être doué de parole30, opérant une forme d’équivalence, dont Hans Armin Gärtner a montré que, à ce degré de cohérence, elle est 27. Cf. Ga 3, 28 et, plus largement, toute la théologie paulinienne, enracinée dans un processus d’ouverture progressive de l’Évangile aux païens dont témoigne le récit lucanien des Actes des Apôtres. 28. Cf. partoenS, « Acts 27-28 in the preface », p. 36-61. 29. Cf. Contra Symmachum, I, Praef., 1-6 (Paulus, praeco Dei, qui fera gentium / Primus corda sacro perdomuit stilo, / Christum per populos ritibus asperis / Immanes placido dogmate seminans, / Inmansueta suas et cerimonias / Gens pagana Deo sperneret agnito : « Paul, le héraut de Dieu, dont le style sacré apprivoisa le premier les cœurs barbares des gentils, sema le Christ, par son enseignement de douceur, chez les peuples sauvages aux rites cruels, fit reconnaître Dieu aux païens féroces, et leur fit mépriser leurs propres cultes », p. 134 de l’édition CUF). 30. Cf. Contra Symmachum, II, 816-817 (Sed tantum distant Romana et barbara, quantum / Quadrupes abiuncta est bipedi, uel muta loquenti).
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propre à Prudence, entre barbares, non romains, païens, non chrétiens, animaux sauvages, empire du Mal31 ? Pourtant les barbares de l’île de Malte sont profondément humains et l’Évangile loue plusieurs païens, eux qui, selon Paul lui-même, lorsqu’ils suivent leur conscience, montrent que l’œuvre voulue par la loi divine est inscrite dans leur cœur32. Dans Généalogie des barbares, Roger-Pol Droit montre que les Romains sont les inventeurs de l’assimilation barbares = féroces ou inhumains. Il écrit ceci, qui me paraît très éclairant : Mieux vaut considérer le terme [barbare] comme un opérateur, c’est-à-dire un élément qui n’a pas pour fonction de regrouper, de classer ou d’enserrer des entités comparables, mais de remplir une fonction. En l’occurrence, une fonction de partage, de division ou de partition, comme on voudra dire. Ce qui pourrait se formuler ainsi : “barbare” a pour fonction de séparer un groupe et ses autres, de construire un dehors et un dedans, de créer un centre et des lointains périphériques. Dans cette perspective, “barbare” n’est pas la conséquence d’un partage préexistant, ne découle pas d’une division déjà faite. Il fabrique cette division, opère ce partage, induit cette scission, faisant tomber de part et d’autre “soi” et “l’autre”, ou encore “nous” et les “étrangers”. […] Ainsi, dans ce schéma qui a le mérite de la simplicité, l’opérateur barbare se résume-t-il à une fonction que l’on pourrait appeler, de manière approximative, “dehors de x”. “Romain” et “humain” finissent par devenir équivalents33.
Un ouvrage paru en 2016 qui étudie, précisément, le regard des Pères et des auteurs chrétiens sur les barbares situe également, mais sans commentaire, la vision chrétienne des barbares aux ive-ve siècles dans le cadre plus large de la vision romaine du monde barbare et de la barbarie34. Autrement dit, si Prudence prend le contre-pied du regard positif de Luc sur les barbares, c’est qu’il lit le récit des Actes avec la précompréhension qui est la sienne en tant que Romain : Paul ou Luc (issu du paganisme) portent sur les païens (qui bien que non chrétiens peuvent vivre la loi de Dieu) un regard théologique universaliste ; Prudence, lui, porte sur eux un regard culturel ethno-centré – et Claude Lévi-Strauss a bien montré que l’Autre, celui qui appartient à une autre culture, est toujours d’abord un barbare, i.e. un non humain35. Jouent donc chez Prudence à la fois un schème 31. Voir H. A. Gärtner, « Rome et les Barbares dans la poésie latine au temps d’Augustin : Rutilius Namatianus et Prudence », Ktèma, 9 (1984), p. 113-121. 32. Cf. Rm 2, 14-16. 33. Cf. R.-P. droit, Généalogie des barbares, Paris, O. Jacob, 2007. 34. Ph. Henne, Les invasions barbares : l’Évangile et les Pères face aux migrations, Paris, Cerf, 2016. 35. Voir en particulier Race et histoire, Paris, Gallimard, 1952, chap. 3, « L’ethnocentrisme » : « L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois — dirons-nous avec plus de discrétion — les “bons”, les “excellents”, les “complets”), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus — ou même de la nature — humaines, mais sont tout au plus composés de “mauvais”, de “méchants”, de “singes de terre” ou d’ “œufs de pou” ».
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culturel romain, et un réflexe anthropologique. Cependant ce n’est pas tout. Deux autres lignes de force culturelles de son temps conduisaient à modeler la vision théologique du monde de Prudence sur une vision purement anthropologique et culturelle, avec un dedans et un dehors clairement distincts. La première est la genèse et le développement d’un adage qui nous paraît étrange aujourd’hui, selon lequel « Hors de l’Église pas de salut ». Une telle affirmation est absente du Nouveau Testament. Bernard Sesbouë, théologien jésuite, a fait avec rigueur l’histoire de cette affirmation dogmatique, de sa genèse au iiie siècle aux affirmations apparemment strictement contraires du Concile Vatican II, en passant par l’acmé de la formulation radicale de ce dogme, au concile de Florence, au milieu du xve siècle36. Or, c’est précisément au temps de Prudence, entre le ive et le ve siècle, que cette formule, qui concernait au départ uniquement les hérétiques ou les schismatiques, chez Origène en Orient ou Cyprien en Occident, en est venue à avoir une portée générale, pour exclure les païens du salut, tant qu’ils ne vivaient pas une conversion explicite. Les théologiens en sont donc venus à figurer un dedans (l’Église, le peuple des sauvés), et un dehors (les païens et les hérétiques, la masse des perdus). Le deuxième point d’appui contemporain des conceptions de Prudence, qui paraissent éloignées de l’Évangile – du moins pour un regard moderne – et qui en l’occurrence, en tout cas, sont contraires à la lettre du récit des Actes, est fourni par l’édit théodosien de Thessalonique, en 380. J’en rappelle le texte : Édit des empereurs Gratien, Valentinien II et Théodose Auguste, au peuple de la ville de Constantinople. Nous voulons que tous les peuples que régit la modération de notre clémence s’engagent dans cette religion que le divin Apôtre a donnée aux Romains […]. Nous ordonnons que ceux qui suivent cette loi prennent le nom de chrétiens catholiques et que les autres, que nous jugeons déments et insensés, assument l’infamie de l’hérésie (C. Th. XVI, 1.2.1)37.
À cet édit il faut ajouter que le Concile de Nicée-Constantinople invente la pratique ecclésiale de l’anathème, qui exclut de la communion et du salut ceux qui n’adhèrent pas à la foi orthodoxe. On a donc là un triple mouvement, très puissant, à la fois culturel, politique et théologique, qui reconfigure théologiquement le monde, dans la perspective eschatologique du salut, en opposant à un dedans de l’Église un dehors de la massa damnationis : sous la plume du poète Prudence, nourri de Virgile et proche de l’empereur Théodose, et dans la ligne de l’édit de Thessalonique (dans laquelle nous trouvons une formule étonnante, tout au moins par ses sous-entendus, sur laquelle il faudra revenir : « cette religion que le divin Apôtre a donnée aux Romains »), se met en place une opposition radicale entre Rome-Église-humains-sauvés, et barbares-païens-non humains-perdus. Dans 36. B. SeSbouë, “Hors de l’Église, pas de salut” : Histoire d’une formule et problèmes d’interprétation, Paris, Desclée de Brouwer, 2004. 37. Voir Dr. boicu, « Théodose le Grand et l’Édit de Thessalonique (28 Février 380). Circonstances, commentaire, réception », Revue théologique, 94 (2012), p. 214.
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ce cadre, la théologie primitive est profondément transformée ; et la théologie contemporaine elle-même subit une inflexion, par la place que prend Rome dans le discours théologique. Ici s’opère moins, sans doute, une christianisation de la culture antique, qu’une romanisation de la théologie chrétienne. Mais nous aurons à y revenir. Le deuxième détail que je voudrais commenter, plus brièvement, est une formule qui ouvre la prière au Christ dans la section finale de la préface, et qui oriente l’interprétation dans le même sens : Prudence donne en effet à Jésus-Christ, dans cette invocation liminaire, le titre surprenant de Saluator generis Romulei (« Sauveur du peuple de Romulus »)38. Une telle formule est, à ma connaissance, un hapax dans la littérature latine chrétienne tardive, voire dans toute la littérature latine chrétienne. Toute la question est ici de savoir si on a là une simple poétisation virgilienne de l’expression de la foi ou, plus radicalement, une transformation de la doctrine théologique classique, transmutation tendant à faire du peuple romain comme un destinataire particulier du salut dans le Christ et, finalement, comme un nouveau peuple élu. Sans doute, dans l’édit de Thessalonique, lisionsnous déjà que le christianisme est la « religion que le divin Apôtre a donnée aux Romains » : mais Prudence irait ici plus loin, et ferait de cette brachylogie, qui rappelle simplement la valeur fondatrice, pour l’Église de Rome et la christianisation de l’Empire, de la mort de Pierre – et de Paul – à Rome, une forme de vérité théologique nouvelle, consacrant la fusion dans une hypostase nouvelle de trois réalités théoriquement disjointes, Rome, l’humanité et l’Église, et conduisant à l’élaboration, non seulement d’une philosophie chrétienne de l’histoire, mais d’une forme de théologie politique. Le ive siècle avait été celui de la formulation, aux Conciles de Nicée et de Constantinople, du dogme christologique orthodoxe : face à cette théologie catholique, que Prudence, naturellement, accueille pleinement, comme l’attestent les deux poèmes didactiques qu’il a composés, non moins que plusieurs passages du Contre Symmaque, le poète Prudence, nourri de Virgile et de toute la théologie latine de Rome faisant de la Ville l’élue de dieux qui la favorisent et lui confèrent une mission spécifique, définit comme une nouvelle titulature christologique, qui ne supprime pas l’autre, celle, officielle, de l’Église, mais qui, assurément, marque un écart vis-à-vis de celle-ci, écart où nous pouvons voir, une fois encore, une romanisation de la théologie. Avant de poursuivre et d’aborder plus frontalement ce qui sera mon deuxième point, la place de Rome dans la construction poétique et théologique de Prudence, je voudrais cependant dire quelques mots des passages qui, dans le livre II du Contre Symmaque, présentent un tour nettement théologique, assez proche en cela de l’Apotheosis et de l’Hamartigenia. Ces passages sont principalement les discours mis dans la bouche de Dieu lui-même, à la manière des prophètes du Premier Testament, du v. 123 au v. 269. La première partie relève de ce que l’on appelle aujourd’hui « théologie morale » : une éthique enracinée dans la foi. La deuxième partie concerne le vrai culte : il est à rendre à un Dieu unique, non dans 38. Contra Symmachum, I, Praef., 80.
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des temples de pierres, mais dans un temple spirituel dont les fondements sont les vertus, la fides, la pietas, la iustitita, la pudicitia, le pudor (c’est-à-dire, naturellement, des vertus profondément romaines). Là aussi, on a une romanisation de la théologie chrétienne du vrai Temple, qui est, dans les écrits néo-testamentaires, le corps du Christ ou le corps des fidèles. Mais c’est surtout dans la dernière partie de ces discours de Dieu que l’on observe un écart significatif entre la théologie poétique de Prudence et la théologie biblique. En effet, Prudence déploie dans les vers 260-269 ce que l’on peut appeler une économie du salut : la création, la chute, la rédemption. Sans doute en filigrane trouve-t-on là les éléments principaux d’une théologie proprement chrétienne : Dieu crée l’homme parfait, celui-ci se détourne du bien, Dieu le rachète. Mais Prudence déploie cette théologie avec un filtre poétique qui est celui, en réalité, des Métamorphoses d’Ovide : c’est de là, non de la Genèse, que vient l’affirmation d’un homme créé droit et regardant vers le haut, de là aussi, non de la Genèse, que la soif des richesses fait figure de faute originelle39. La comparaison avec un passage au sens théologique semblable, dans l’Apotheosis, aux v. 900 et suivants, est ici instructive : dans l’Apotheosis, est exposée une théologie classique du péché dit « originel », depuis Augustin, sans altération de la paraphrase biblique par la poésie classique. Ici toutefois, à ces réminiscences ovidiennes se mêlent des échos de la théologie tant de NicéeConstantinople que des Pères : si Prudence affirme, de façon un peu étrange, que Dieu, vraie lumière, a fait resplendir la chair d’un enfant, c’est sans doute que le Credo de Nicée-Constantinople insiste sur la thématique de la lumière pour désigner le Fils de Dieu, le Verbe créateur ; s’il indique, conformément à l’Évangile, mais différemment du Concile, que l’Esprit descend (le Credo a consacré l’affirmation selon laquelle le Fils est descendu), c’est peut-être que le Concile de Constantinople, en 381, a développé la théologie de l’Esprit Saint, descendu sur Jésus selon les Évangiles (il est vrai, aussi, que les Pères, Lactance en particulier, désignent souvent le Christ comme « Esprit », Spiritus, avant le Concile, qui distingue clairement les Personnes) ; s’il rappelle que Dieu a assumé l’humanité pour l’élever jusqu’à la divinité, c’est qu’il reprend une affirmation théologique classique, formulée la première fois par Irénée de Lyon, selon laquelle Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu. Dans ces différents passages, en particulier dans le dernier, sont ainsi étroitement mêlées poésie classique et théologie biblique et conciliaire : cependant, la poésie, celle d’Ovide en particulier, n’est pas ici un simple ornement de la pensée théologique, un simple vêtement ; elle vient transformer et comme altérer cette théologie – notamment en faisant de l’amour des richesses la faute originelle, thème ovidien de la dégradation des âges du monde, absent du récit biblique de la Genèse –, faisant de celle-ci une réalité qu’un lecteur chrétien du temps nourri de théologie biblique et conciliaire mais non frotté de poésie classique eût trouvé peut-être éloignée de ses repères, mais qu’un Romain de culture classique pouvait s’assimiler aisément, car il trouvait dans cette théologie latinisée et romanisée une réalité familière. L’actualité du 39. Cf. Contra Symmachum, II, 260-269 et Ovide, Metamorphoses, I, 76-88 et 125-150.
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renoncement à la richesse dans la spiritualité chrétienne de la fin du ive siècle (de Paulin de Nole à Sulpice Sévère ou Honorat d’Arles) ne vient-elle pas d’ailleurs faire écho à cette contamination de la doctrine classique du péché originel par les harmoniques ovidiennes de ce passage ? Cette mutation, cette altération n’est nulle part plus visible, sans doute, que dans la place que prend Rome dans le Contre Symmaque et, plus largement, dans l’œuvre poétique de Prudence. On se rappelle que, dans la Praefatio, évocation programmatique et structurée de ses poèmes par Prudence, Rome n’est citée qu’une fois, à propos, précisément, du Contre Symmaque : Conculcet sacra gentium : / Labem, Roma, tuis inferat idolis (« Qu’elle foule aux pieds les cultes des païens, qu’elle détruise, ô Rome, tes idoles »)40. De fait, depuis la première préface du Contre Symmaque, paraphrase profondément romaine (en particulier, nous l’avons vu, par l’inversion du regard de Luc sur les barbares et par l’invocation du Christ Saluator generis Romulei) d’un récit qui prélude au séjour de Paul à Rome, jusqu’aux derniers vers du Contre Symmaque, où Prudence formule le souhait que « Rome soit consacrée à Dieu tout entière », Sit deuota Deo Roma41, le Contre Symmaque tout entier, qui exalte, au seuil des deux livres, Paul et Pierre comme les nouveaux fondateurs de Rome, est marqué dans son architecture globale comme dans son contenu formel et idéologique du signe de Rome, d’une Rome dont la poésie de Prudence exalte le passage, la conversion des dieux du paganisme au Christ unique Sauveur, lumière née de la lumière. C’est dire l’importance poétique et théologique du thème romain dans le Contre Symmaque. Je ne vais pas, cependant, redéployer ici une analyse globale du regard de Prudence sur Rome, surtout après les études successives de François Paschoud42, JeanLouis Charlet – dans une étude précisément intitulée « Sit deuota Deo Roma : Rome dans le Contra Symmachum de Prudence »43 –, Hervé Inglebert44 et Vincent Zarini45, études qui offrent un regard complet sur la place de Rome dans la poésie et la pensée de Prudence. Je rappelle simplement l’idée-force mise à jour par ces travaux : dans l’œuvre de Prudence, en particulier dans le Contre Symmaque, s’affirment un rejet sans équivoque de la Rome païenne et de toute la mythologie romaine, et une christianisation subséquente de l’Empire et de la Ville de Rome, la mission civilisatrice confiée à Rome par les dieux, selon Virgile, étant pleinement réalisée, selon Prudence, par une Rome devenue chrétienne sous la conduite expresse de la Providence. Sous la triple influence d’Origène, d’Eusèbe (ou plus sûrement, sans doute, de Lactance) et d’Ambroise, Prudence considère que le Dieu unique a réalisé l’unité du monde dans la paix et la concorde par le 40. Prudence, Praef., 40-41. 41. Contra Symmachum, II, 1130. 42. Cf. Fr. paScHoud, Roma Aeterna. Études sur le patriotisme romain dans l’Occident latin à l’époque des grandes invasions, Neufchâtel, Institut suisse de Rome, 1967. 43. À lire dans G. taruGi (éd.), Validità perenne dell’umanesimo, Florence, Olschki, 1986, p. 35-45. 44. H. inGlebert, Les Romains chrétiens face à l’Histoire de Rome. Histoire, christianisme et romanités en Occident dans l’Antiquité tardive (iiie-ve siècles), Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1996. 45. Voir V. Zarini, « Le passé romain chez les poètes latins de l’Antiquité tardive », dans le présent volume.
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moyen de l’Empire romain pour que, le temps devenu, cet Empire accueille le Christ et devienne, par sa grâce, l’agent véritable de la diffusion de l’Évangile. Ainsi, à l’His ego nec metas rerum nec tempora pono : / imperium sine fine dedi, paroles placées par Virgile dans la bouche de Jupiter, se substitue le nec metas statuit nec tempora ponit, / imperium sine fine docet du Contre Symmaque, où la triple transformation, dans le vers virgilien, du sujet, du temps et du verbe principal met en lumière la mutation d’un Empire dont le pouvoir, spiritualisé, est exercé au présent et pour les siècles à venir, sans fin, par l’empereur au nom du Christ. Rome, dans le Christ, devient ainsi pleinement Vrbs aeterna. L’éternité, on le sait, n’aura duré que huit années, la Ville éternelle ayant été prise par Alaric huit ans après la victoire de Pollenza et la rédaction du Contre Symmaque ! Quoi qu’il en soit, étant posé un cadre, incontestable, que l’on peut définir, on l’a dit, comme un eusébianisme vulgarisé46 et même, par le remploi de l’Énéide, virgilianisé, je voudrais reprendre une question qui, pour notre propos, me paraît très importante. Cette question est celle de l’existence, ou non, d’une théologie politique chez le poète espagnol : Prudence conserve-t-il une claire distinction entre l’Empire et l’Église, qui est le propre de l’Occident et qu’il reçoit, en particulier, de saint Ambroise, soucieux des prérogatives de l’Église face à l’Empire ? Faut-il, comme le défend Jean-Louis Charlet contre Reinhart Herzog, refuser à la pensée de Prudence le titre de théologie politique, pour lui préférer celui de « philosophie chrétienne de l’histoire »47 ? Ou tend-il à superposer, voire à identifier, Rome et l’Église ? Je voudrais commencer par une remarque liminaire : tous les passages où, directement ou indirectement, Rome est évoquée dans le Contre Symmaque (passages beaucoup plus nombreux que dans toutes les autres œuvres de Prudence, mis à part le Peristephanon), sont des passages où affleurent les sentiments intimes de Prundence pour la Ville. En tant que poète héritier de Virgile, que citoyen patriote, que proxime de Théodose, Prudence a un rapport éminemment personnel à la Ville de Rome et à ce qu’elle représente. Ce rapport affectif se traduit, de fait, par l’absence d’un discours structuré sur les rapports de l’Église et de l’État : le Contre Symmaque exalte la conversion de Rome au Christ et l’action providentielle de Dieu qui, par le moyen de l’Empire, a rendu possible cette conversion, mais il ne théorise pas les liens entre l’Église et la chose publique. Il faut en outre remarquer que, à proprement parler, Prudence ne parle jamais, dans le Contre Symmaque, de l’Église du Christ : le mot ecclesia, absent de tout le Contre Symmaque, alors même que, dans ses deux lettres concernant l’Autel de la Victoire, Ambroise l’emploie plusieurs fois, n’a que cinq occurrences dans 46. Même si, en réalité, c’est certainement de Lactance plus que d’Eusèbe que Prudence reçoit l’influence (Voir Bl. colot, Lactance : penser la conversion de Rome au temps de Constantin, Florence, Leo S. Olschki, 2016). 47. Voir J.-L. cHarlet, « La poésie de Prudence dans l’esthétique de son temps », Bulletin de l’Association Guillaume Budéé : Lettres d’humanité, 45 (1986), p. 384, note 38. J.-L. Charlet fait référence à R. HerZoG, Die allegorische Dichtkunst des Prudence, München, Beck, 1966, chap. 3 et 4.
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toute l’œuvre de Prudence – une fois dans le Cathemerinon, et quatre dans le Peristephanon. Le sens y est à chaque fois purement religieux, et ces passages ne nous disent rien des rapports, chez Prudence, entre Église et État. Il faut donc chercher des textes qui, sans parler explicitement de l’Église, touchent cependant, clairement, aux relations entre l’Empire et le christianisme. Trois de ces passages, Contre Symmaque II, v. 593-597, v. 619-622 et v. 634636, ont été analysés par Jean-Louis Charlet dans l’étude précitée, dans une note de controverse contre Reinhart Herzog48 : Jean-Louis Charlet y montre que Prudence ne transpose pas au plan politique l’action de sanctification de l’Église, mais affirme simplement que l’unification du monde par l’Empire dans la paix a préparé l’accueil du Christ. Rome n’est pas ici assimilée à l’Église corps du Christ. Cela me semble, en effet, indubitable, même si je dirais que les vers 619-622 parlent moins du premier avènement du Christ, sous Auguste et Tibère, que d’un second avènement qui correspondrait au temps de l’Église, avant un troisième temps qui serait celui de la Parousie eschatologique49. Mais je voudrais, ici, considérer successivement trois autres lieux des œuvres de Prudence : la première préface, l’incipit du livre I du Contre Symmaque, et quelques passages du Peristephanon. Les Préfaces, d’abord. Il y est clairement question de l’Église : dans l’interprétation allégorique de la paraphrase biblique, nous trouvons l’expression catholicam puppem (« vaisseau catholique »)50, qui désigne métaphoriquement l’Église, en une image qui remonte à Tertullien, dans son De Baptismo51. Mais est-ce seulement de l’Église qu’il s’agit ? Le navire était aussi une image classique de l’État romain. Et de fait, dans la préface, s’opère insidieusement un glissement : si ratis Saptientiae (« radeau de la Sagesse »)52 puis catholicam puppem désignent clairement l’Église, lorsque Prudence évoque métaphoriquement la lutte contre les barbares hérétiques (ut concreta uagis uinea crinibus / siluosi inluuiem poneret idoli, « pour que les ceps à la chevelure épaisse et désordonnée perdissent l’aspect sale de l’idolâtrie touffue »)53, étant donné le contexte historique de composition du Contre Symmaque, on comprend qu’il s’agit à la fois de Rome et de l’Église. De même quand, deux vers plus loin, il est allusivement fait mention de Symmaque et de sa morsure, les chrétiens qui s’en défendent, passagers de la Barque ecclésiale dont, tout au long de la préface, il est question, sont en même temps les Romains de l’Empire : car, sous Théodose et ses fils, la lutte ecclésiale contre le 48. cHarlet, « La poésie de Prudence », p. 384, note 38. 49. Voici en effet ces vers, dans la traduction de M. Lavarenne : Hoc actum est tantis successibus atque triumphis / Romani imperii : Christo iam tunc uenienti, / Crede, parata uia est, quam dudum publica nostrae / Pacis amicitia struxit moderamine Romae (« Cela s’est fait grâce aux succès si éclatants, grâce aux triomphes de l’empire romain. Dès lors, crois-moi, elle est prête pour l’arrivée du Christ, la voie que depuis longtemps a préparée, sous la direction de Rome, notre paix, notre concorde publique »). 50. Contra Symmachum, I, Praef., 59-60. 51. Tertullien, De baptismo, XII, 7 (navicula illa figuram ecclesiae praeferebat, « cette barque figurait l’Église »). 52. Contra Symmachum, I, Praef., 46. 53. Praef., 71-72.
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paganisme, menée en Occident depuis Tertullien et Minucius Felix, est devenue un combat politique contre le parti païen, représenté par Eugène, défenseur des païens, et Symmaque. Si l’on doutait, d’ailleurs, qu’ici s’opère une superposition, voire une identification, de l’Église et de l’Empire romain, immédiatement après le glissement observé dans l’interprétation allégorique de la paraphrase, vient l’invocation au Christ que nous avons déjà commentée, Saluator generis Romulei54 : invocation d’autant plus surprenante qu’elle suit l’affirmation que les chrétiens, protégés, comprend-on, par le Christ, n’ont pas subi les atteintes de la morsure de Symmaque. Ainsi s’effectue une assimilation christicolis – generis Romulei, où christicolis (« chrétiens »)55 désigne l’Église, et generis Romulei le peuple romain : soutenant l’Église et l’Empire, le Christ donne la victoire contre les païens, au plan religieux, et contre le parti païen, au plan politique, l’écriture poétique et métaphorique de Prudence suggérant ici une identification ÉgliseRome. Dès lors se comprend la violence liminaire de Prudence, dans la préface, contre les barbares païens : elle n’est telle que parce que, dans son esprit, la lutte du christianisme contre le paganisme et le combat de l’Empire contre les barbares ne font désormais plus qu’un. Cette forme de confusion implicite, dans la métaphore poétique (j’insiste sur cette précision, qui fera l’objet de ma dernière partie), entre pouvoir politique et pouvoir spirituel, entre Empire et Église, se retrouve dans l’incipit du livre I du Contre Symmaque, au contenu programmatique dont le point de départ, précisément, est l’expérience personnelle que fait Prudence, à Rome, d’une résistance inattendue à ses yeux du paganisme. En effet, l’empereur y apparaît comme investi d’un pouvoir spirituel qui normalement est celui du Christ et de l’Église, celui d’une purification et d’une guérison de l’homme intérieur : sa mission n’est plus la préservation de l’ordre et de la paix dans l’Empire, mais de suis sancire salutem (« garantir le salut à ses fidèles »)56. Tant le possessif que le nom de salutem font ici de l’empereur comme le vicaire du Christ. Sans doute la référence platonicienne vient-elle corriger, pour l’élite lettrée à laquelle est destinée le Contre Symmaque, ce que pourrait avoir de trop clairement sacramentel le pouvoir de l’empereur chrétien. Cependant, en écrivant que l’empereur chrétien studuit quo pars hominis generosior intus uiueret (« il voulut que la partie intérieure de l’homme vécût plus noblement »)57, Prudence transfère clairement à l’empereur le pouvoir qu’a le Christ, et le Christ seul, de réformer ce que Paul appelle « l’homme intérieur », homo qui intus est, en 2 Co 4, 16, faisant implicitement de l’empire chrétien l’agent de la sanctification des âmes, d’autant plus que l’action du prince chrétien, nous l’avons vu, a pour visée le salut, salutem. Mais il y a plus. Un peu plus loin, dans le même passage, Prudence note que felix nostrae rex publica Romae iustitia regnante uiget (« notre république romaine 54. Praef., 80. 55. Praef., 79. Je rappelle ici les v. 78-79 : Effusum ingenii uirus inaniter / Summa christicolis in cute substitit (« le venin de l’esprit fut répandu en vain, il s’arrêta à l’épiderme des chrétiens »). 56. Contra Symmachum, I, 29. 57. Contra Symmachum, I, 19-20.
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est heureuse, sous le règne de la Justice »)58. La référence qui suit à Saturne, dans les vers suivants59, indique avec clarté que, pour Prudence, l’État connaît, sous le règne conjoint du Christ et de l’Empereur chrétien, un nouvel âge d’or, un âge de la vraie Justice. Ainsi s’opère, dans le texte poétique, la fusion du mythe païen de l’âge d’or, de l’idéal platonicien de la cité gouvernée par le philosophe-roi (car l’empereur chrétien est vu comme le vrai sage), et de la théologie chrétienne du salut et de la régénération de l’homme intérieur par le Christ. Mais en présentant l’empereur comme agent de la réforme morale et du salut, Prudence induit une mutation de la théologie chrétienne, semblant confondre, dans son écriture poétique, les plans théoriquement disjoints de l’Empire et de l’Église. L’étude du Peristephanon, qui est certainement le recueil idéologiquement le plus proche du Contre Symmaque, confirme-t-elle l’appréciation que nous portons ici ? Deux passages, je crois, suggèrent une telle fusion des plans temporel et spirituel. Dans le premier, Prudence invoque le Christ en ces termes : Da, Christe, Romanis tuis, sit christiana ut ciuitas per quam dedisti, ut ceteris mens una sacrorum foret !
Accorde, ô Christ, à tes Romains, que soit chrétienne leur cité, par l’œuvre de laquelle tu as accordé à toutes les autres cités le bienfait de posséder une seule et même foi religieuse !60
Le possessif, ici, surprend : dans la Bible, il est employé exclusivement pour le peuple de Dieu, à savoir Israël, dans la Bible hébraïque, et l’Église, dans le Nouveau Testament. D’après le Cetedoc Library of Christian Latin Texts, on ne trouve ailleurs ce syntagme que chez Fulgence, dans l’Expositio Virgilianae continentiae. L’expression tuis Romanis suggère ainsi que le peuple de Romulus est vu comme un nouveau peuple élu, qui a mission (suite de la citation), comme l’Israël de la Bible, d’être témoin de la vraie foi pour les autres nations. Le deuxième texte est plus éloquent encore. Il est extrait de la même hymne de saint Laurent : Discede, adulter Iuppiter, stupro sororis oblite, relinque Romam liberam, plebemque iam Christi fuge ! Te Paulus hinc exterminat, te sanguis exturbat Petri,
58. Contra Symmachum, I, 36-37. 59. Contra Symmachum, I, 42 sqq. 60. Prudence, Peristephanon, II, 433-436 (trad. M. lavarenne).
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tibi id, quod ipse armaueras, factum Neronis, officit61. Va-t-en, Jupiter adultère, souillé du viol de ta sœur, laisse Rome désormais libre, Et fuis loin du peuple du Christ ! Paul te bannit d’ici et le sang de Pierre t’en expulse, le crime que tu avais armé toi-même, de Néron, te condamne.
On peut sans doute faire, comme dans la thèse de Pierre-Yves Fux, une lecture purement religieuse du texte, expression poétique d’une forme d’ « exorcisme »62. Mais est-ce si simple ? « Laisse Rome libre, fuis loin du peuple du Christ » : Rome libre du joug païen est ici identifiée au peuple du Christ libéré du mal. À Pierre et Paul, il est demandé de chasser Jupiter, à la fois de Rome, qui doit rejeter les idoles païennes, et de l’Église, qui combat le paganisme ; le plan temporel est désigné par Romam et Neronis, le plan spirituel par « peuple du Christ » et la mention des Apôtres. Les plans de l’Empire et de l’Église, ici, apparaissent clairement comme conjoints – sur un mode, il est vrai, plus poétique que proprement spéculatif, mais l’identification entre Rome et le peuple du Christ, suggérée par le parallélisme des vers, ne fait ici pas de doute. Mais il est une autre voie encore par laquelle Prudence, dans son œuvre poétique, opère un déplacement de la théologie chrétienne primitive. Joëlle Soler, confrontant le De reditu suo de Rutilius Namatianus et le Peristephanon de Prudence, a ainsi montré que Prudence, rompant avec la conception néo-testamentaire d’un univers spatial largement indifférencié, participe au mouvement contemporain d’appropriation chrétienne de l’espace, mouvement que l’on peut caractériser par deux phénomènes conjoints et convergents, la spatialisation du sacré et la sacralisation de l’espace63. En effet, sous le double mode de l’éloge du martyr et du récit autobiographique de pèlerinage (il faudrait commenter, comme le fait Joëlle Soler, cet emploi de la première personne, marque d’une réappropriation subjective et personnelle d’un espace christianisé), Prudence invente, sur le modèle alexandrin de la poésie géographique savante, une géographie sacrée, une topographie religieuse où certains lieux, notamment sous l’effet des reliques des saints, sont désormais appréhendés comme sacrés, au rebours de l’affirmation johannique selon laquelle, dans le Christ, advient un culte nouveau, purement spirituel, un culte d’adoration en esprit et en vérité délié de toute appartenance à 61. Peristephanon, II, 465-472. 62. Voir P.-Y. fux, Les sept Passions de Prudence (Peristephanon 2.5.9.11-14). Introduction générale et commentaire, Fribourg, Éditions Universitaires, 2003. 63. Voir J. Soler, « Religion et récit de voyage. Le Peristephanon de Prudence et le De reditu suo de Rutilius Namatianus », Revue d’études augustiniennes et patristiques, 51 (2005), p. 297-326.
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un lieu. Dans le même Peristephanon, on peut noter que Prudence magnifie les églises romaines de Saint-Pierre et Saint-Paul, les bâtiments de pierre, au rebours du Contre Symmaque où, dans la polémique contre le paganisme, il affirme que le vrai temple est spirituel, ses fondements étant les vertus64. De fait, dans ce recueil, il glorifie tout spécialement la ville de Rome, lieu où s’unissent pour lui « humanité, romanité et chrétienté, dans une opposition commune au “culte barbare” »65 : il construit même poétiquement un double céleste de la ville terrestre de Rome, une Roma caelestis, dans l’hymne à saint Laurent, Rome devenant une sorte de nouvelle Jérusalem, un lieu saint ayant son double dans les cieux. Je voudrais citer, ici, la conclusion de Joëlle Soler, pleinement consonante avec notre propos : Ainsi, à la démarche de Prudence dans le Peristephanon correspond l’entreprise symétrique du De reditu. Le projet de Prudence consiste d’une part à christianiser les lieux de l’Empire en leur associant la mémoire d’un martyr et en les transformant, par l’image, en “foyer, sein protecteur, sol semé” de ses reliques, et, d’autre part, à s’approprier par le récit de pèlerinage un espace désormais parcouru et “habité” par les chrétiens ; à l’inverse, Rutilius réinscrit très fortement la marque de la culture et de la religion païennes dans le territoire italien, dans le fil de l’itinéraire autobiographique, qui lui permet de ressusciter les personnages mythiques en projetant, de nouveau, sur des lieux une histoire des origines. Ce geste d’appropriation est double : pour chacun des auteurs il se fait à la fois dans l’énonciation poétique et dans l’invention originale du parcours. Les “pratiques d’espace” des deux voyageurs sont proches et souvent comparables ; […] païens et chrétiens se répondent et se contestent plutôt et, en se critiquant mutuellement, ils modifient profondément la teneur du christianisme et du paganisme, ils se “convertissent” réciproquement. Prudence, pour instaurer à tout prix une géographie chrétienne, qui convertisse un espace comportant encore beaucoup de signes du paganisme, contourne la doctrine officielle de l’Église qui affirme qu’il n’y a pas de lieu propre à la vraie religion. Rutilius Namatianus, pour lutter contre cette christianisation de l’espace, invente un genre inédit, que l’on peut nommer : le “récit de pèlerinage” païen, au sens dérivé du terme66.
Dans l’écriture poétique de Prudence, en particulier autour de la Ville de Rome, devenue Ville sainte (alors même que, dans la Bible, elle est la Babylone idolâtre, l’Emblème du Mal), s’opère un déplacement, une mutation, une transformation de la théologie. *** Prudence, donc, est-il théologien, dans le Contre Symmaque du moins ? Car, pour ce qui est des autres grandes œuvres, il semble bien que oui : avec 64. Prudence, Contra Symmachum, II, 249-255. 65. Soler, « Religion et récit de voyage », p. 311. 66. Soler, « Religion et récit de voyage », p. 325-326.
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le Cathemerinon et le Peristephanon nous avons une théologie que l’on peut qualifier de spirituelle, avec l’Harmartigenia et l’Apotheosis une théologie dogmatique, avec la Psychomachie une théologie morale et spirituelle. Mais dans le Contre Symmaque ? Il me semble que, s’il faut, pour conclure, donner une réponse non aporétique à la question qui a conduit la réflexion présente, il convient de prendre en compte avec quelque rigueur le statut propre de la parole poétique chez Prudence en général et dans le Contre Symmaque en particulier, dans ses rapports avec la théologie. Chez l’écrivain chrétien latin – au-delà même du cas de Prudence – il y a en effet, en un sens, une tension constitutive, native entre la littérature et la foi. Ce fait est trop connu pour qu’on ait besoin d’insister. Ciceronianus es, non Christianus : dans le songe de Jérôme, c’est l’un ou l’autre, il faut choisir67. Si le conflit n’est pas toujours aussi dramatique, ou aussi dramatisé, il est en un sens inhérent à la condition de l’écrivain chrétien, qui aime les lettres tout en sachant que vivre, c’est le Christ68, et que toutes les réalités de ce monde, dans le christianisme volontiers eschatologique des premiers siècles, sont radicalement dévaluées. Les disciplines libérales sont des biens, mais en tant qu’elles sont réorientées vers l’étude des Écritures et vers le Royaume. Le salut, écrit Sulpice, a été prêché non ab oratoribus, […] sed a piscatoribus (« non par des orateurs, mais par des pêcheurs »)69. En même temps, advient chez Prudence, mais dans un certain sens chez Sulpice aussi, quoique différemment, une idée neuve, me semble-t-il, qui est celle de l’écriture comme substitut de la vie chrétienne (une idée qui est, sans doute, déjà chez Juvencus). Ainsi, lisions-nous, dans la Vie de saint Martin : ipsi non ita viximus, ut exemplo aliis esse possimus, dedimus tamen operam, ne is lateret qui esset imitandus (« n’ayant point vécu nous-même de manière à pouvoir servir d’exemple aux autres, du moins avons-nous tâché de ne point laisser dans l’ombre celui qui méritait d’être imité »)70. Or, on trouve comme un écho de cette fonction de l’écriture dans la Praefatio de Prudence (v. 34-35) : Atqui fine sub ultimo Peccatrix anima stultitiam exuat : Saltem voce Deum concelebret, si meritis nequit […]
Au terme de ta carrière, que ton âme pécheresse se défasse enfin de sa folie ; qu’elle loue Dieu par des chants puisqu’elle ne peut louer Dieu par des vertus.
Cependant, là où Sulpice invente le récit hagiographique (raconter la vie de Martin, tel est son projet littéraire, tel qu’il est résumé dans la phrase que nous 67. Voir en particulier l’étude d’A. Fraïsse sur ce passage de la Lettre XII ad Eustochium : A. fraïSSe, « Ciceronianus es, non Christianus, des rapports entre la culture classique latine et le christianisme (du rejet à l’assimilation) », Vita Latina, 154 (1999), p. 46-53. 68. Ph 1, 21. 69. Sulpice Sévère, Vita Martini, Lettre de dédicace. 70. Sulpice Sévère, Vita Martini, I, 6. Nous nous référons ici à l’édition et traduction des « Sources chrétiennes » : J. fontaine (éd.), Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, vol. I, Paris, Cerf, 1967, p. 252-253.
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venons de citer), Prudence, lui, crée la poésie théologique, puisqu’il va célébrer Dieu (Deum) par la voix, le chant (uoce). Cette conception particulière de l’écriture comme substitut de la vie chrétienne va connaître une résurgence dans le premier humanisme italien, chez un Pétrarque : dans le De otio religioso, il célèbre en effet avec ardeur la vie retirée et contemplative des moines, mais à distance, puisque lui reste en dehors, tandis que son frère est devenu moine dans l’abbaye de Montrieux. En préface du De otio religioso, nous lisons ces lignes de V. Carraud, consonantes avec l’idée que nous avançons en conclusion comme réponse à la question initiale de la présente étude : Pétrarque, qui s’adresse d’abord à des moines, leur parle d’un repos qu’ils connaissent mieux que lui. […] Que signifie donc de faire œuvre imaginaire, d’appeler autrui à vivre un repos qu’on ne fait qu’écrire ? « Distance intérieure » qui s’allie, par un curieux et émouvant mélange, à la plus sincère adhésion. Marque d’une situation nouvelle de la conscience, en ce milieu de quatorzième siècle, qui veut vivre et se libérer, s’alléger, mais de quoi ? Elle ne le sait pas vraiment, et demeure solitaire, en effet, avec son débat qui l’anime et la trouble. Ce qu’on nomme littérature s’invente dans cet écart71.
Cet écart, déjà, est constitutif de l’écriture poétique de Prudence, et peut-être, si l’on se réfère à la théorie littéraire moderne, à Michel Riffaterre en particulier, est-il constitutif de toute écriture poétique, marquée par un écart, une clôture, même, vis-à-vis des réalités qui la transcendent72. Plus précisément même, il semble que cet « écart » qui fait du Contre Symmaque une œuvre de « littérature » se décline selon deux modalités : une première qui caractérise toute son œuvre poétique, marquée par l’écart entre la poésie et la vie religieuse et morale ; et une deuxième qui consiste en ce que, dans le Contre Symmaque, le propos n’est pas directement religieux, même si, en luttant contre le paganisme et en combattant les idoles de Rome, la visée est bien que Rome devienne pleinement deuota Deo ; il est, on l’a dit, polémique et politique. Dans cette perspective, et comme le marque l’étonnement qui frappe le lecteur lorsqu’il lit le Contre Symmaque, notamment les Préfaces, après avoir lu les lettres d’Ambroise, il semble que le curseur, en un sens, se déplace de la théologie vers la poésie : Prudence serait dans le Contre Symmaque plus un poète dont l’horizon de pensée est théologique, qu’un théologien dont le mode d’écriture est poétique. Dans l’Hamartigenia ou l’Apotheosis, comme du reste dans les Confessions d’Augustin, la poésie magnifie la foi et la théologie : Prudence et Paulin de Nole, comme l’a montré Jacques Fontaine, inventent une poésie religieuse nouvelle, ni impersonnelle comme la poésie liturgique ni quelque peu mondaine comme celle d’auteurs voulant à tout prix séduire le public lettré, une poésie qui intègre dans l’écriture poétique l’idéal 71. V. carraud, « Introduction », in pétrarque, Le repos religieux, Paris, J. Million, 2000, p. 15. 72. Voir M. riffaterre, Semiotics of Poetry, Bloomington, Indiana University Press, 1978 [trad. fr. J.-J. tHomaS, Paris, Seuil, 1983]. Voir aussi J. HopkinS, « La théorie sémiotique littéraire de Michael Riffaterre : matrice, intertexte et interprétant », Cahiers de Narratologie [En ligne], 12 | 2005.
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spirituel et moral du mouvement ascétique et monastique73. La poésie est humble servante d’une réalité qui est première, la foi, dans sa radicalité monastique et ascétique. Dans le Contre Symmaque, la poésie, nourrie des Écritures mais aussi de toute la tradition latine classique, est parfois première, elle produit des vers qui ont leur cohérence et leur pertinence dans l’œuvre, leur signifiance, dirait Michel Riffaterre. En ce sens, un vers comme Saluator generis Romulei, étrange au plan théologique, pourrait être pensé comme une forme d’« agrammaticalité », au sens de Riffaterre74, c’est-à-dire une proposition qui contrevient à la grammaire théologique mais qui a son sens dans l’unité sémantique globale du poème en tant que poème. Et, en effet, une telle affirmation ne prend-elle pas son sens qu’en réseau avec un certain nombre d’images et d’expressions qui font du Contre Symmaque, malgré sa violence contre la Rome païenne (mais violence peut-être d’abord politique), un poème profondément romain, habité par Virgile, Lucrèce, Horace ou Lucain ?
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73. Voir J. fontaine, Naissance de la poésie, 1981. 74. Voir M. riffaterre, « L’intertexte inconnu », Littérature, 41 (1981), p. 4-7.
poéSie et théoloGie danS le contre Symmaque de prudence
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LES « LIEUX SAINTS » DANS LE PERISTEPHANON DE PRUDENCE : UNE INTERPRETATIO ROMANA DU CULTE DES MARTYRS ? Joëlle Soler
Sorbonne Université, Institut d’Etudes Augustiniennes, LEM, UMR 8584
Résumé Alors que le christianisme se définit à l’origine comme une religion qui ne s’ancre pas dans des lieux particuliers, mais se répand partout par la parole, Prudence, dans les hymnes du Peristephanon, élabore une image composite du lieu saint chrétien, en empruntant plusieurs traits aux loca sacra de la littérature gréco-latine. Le sol où sont enterrés les restes des martyrs, marqué matériellement par les traces de l’histoire sainte, recèle la présence d’une puissance divine active. De ce point de vue, il est difficile d’affirmer que Prudence « convertit » au christianisme la conception gréco-latine des lieux sacrés, dans la mesure où la théologie chrétienne rejette cette conception comme inconciliable avec sa spiritualité ; c’est plutôt la culture gréco-latine propre à Prudence, poète imprégné des modèles littéraires classiques, qui « convertit » à elle le culte chrétien des martyrs. Abstract While Christianity was originally defined as a religion that is not anchored in particular places, but spreads everywhere by word, Prudence, in the hymns of his Peristephanon, develops a composite image of the Christian holy place, borrowing several traits from the loca sacra of Greco-Latin literature. The ground where the remains of the martyrs are buried, marked materially by the traces of holy history, conceals the presence of an active divine power. From this point of view, it is difficult to affirm that Prudence makes Christian the Greco-Latin conception of sacred places, insofar as Christian theology rejects this conception as irreconcilable with its spirituality ; rather, the Greco-Latin culture proper to Prudence, a poet imbued with classic literary models, « converts » the Christian cult of martyrs.
Romaniser la foi chrétienne ? La poésie latine de l’Antiquité tardive entre tradition classique et inspiration chrétienne, éd. Giampiero ScafoGlio et Fabrice WendlinG, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 20), pp. 121-132. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132138
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a lecture du Péristephanon de Prudence, recueil d’hymnes en l’honneur des martyrs, composées entre la fin du ive siècle et le début du ve siècle, est parfois éprouvante : tant de tortures et de morts violentes, tant de corps démembrés et suppliciés, afin de célébrer la gloire des saints aimés de Dieu. Tout aussi troublante est l’insistance avec laquelle le poète chrétien inscrit dans l’espace chacun de ces sacrifices : les lieux espagnols, romains ou italiens, où s’est répandu le sang d’un martyr, deviennent des lieux privilégiés, des lieux sacrés. Pourtant, le christianisme, dans sa vocation universelle, s’affirme plutôt comme une religion spirituelle capable de se passer de tout ancrage local. C’est ce paradoxe que nous nous proposons d’étudier ici : comment et pourquoi les lieux saints sont-ils si présents dans les poèmes du Peristephanon, alors que cette notion même est généralement critiquée par les théologiens ? Nous reviendrons, dans un premier temps, sur ces critiques, puis nous verrons comment elles font évoluer la notion de lieu saint, avant d’aborder, dans un dernier temps, l’analyse proprement dite des passages des hymnes de Prudence consacrés aux loca sancta. ***
Le lieu saint est une notion problématique dans le christianisme antique. Elle est fortement mise en question, dans les Évangiles comme dans les Actes des Apôtres : les lieux sacrés des Juifs et des païens sont rejetés, associés aux pratiques idolâtres infondées qu’il faut rejeter, afin de se tourner vers le seul culte légitime, le culte « en Esprit ». Dans l’Évangile de Jean (2, 21), lorsque le Christ chasse les marchands du Temple, il affirme qu’il pourrait relever ce dernier en trois jours, s’il venait à être détruit, parlant en fait du « sanctuaire de son corps1 ». Le corps du Christ ressuscité est le centre du culte « en esprit et en vérité ». De même, lorsque Jésus dialogue avec la Samaritaine près du puits de Jacob (Jn 4, 21-23), à la question de savoir s’il faut honorer Dieu sur le mont Garizim, comme le faisaient les Samaritains, ou à Jérusalem, Jésus répond que l’heure viendra bientôt de ne plus adorer Dieu en tel ou tel lieu, mais « en esprit et en vérité ». Ce culte spirituel n’a que faire d’un sanctuaire géographiquement localisé. L’épisode du tombeau vide va dans le même sens : il ne sert à rien de chercher le Christ dans son sépulcre, « il est ressuscité, il n’est pas ici » (Mc 16, 6). L’apparition du Christ ressuscité s’accompagne de la prescription de la mission apostolique, qui enjoint aux disciples de ne pas demeurer à Jérusalem ou en Galilée, mais à aller évangéliser toutes les nations2. Dans les Actes des Apôtres (1, 8) est énoncée la célèbre formule : « Mais vous allez recevoir une force, celle de l’Esprit saint qui descendra sur vous. Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » Jérusalem n’est plus qu’un point de départ, pour une religion qui ne s’ancre pas dans des lieux, mais 1. 2.
Les citations bibliques en français sont extraites de la Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1992 (1973). Mt 28, 19 ; Mc 16, 15 ; 20.
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se répand par la parole d’apôtres investis du pouvoir de l’Esprit de Dieu. C’est cet Esprit qui est saint, non les lieux où il se manifeste, comme le répétera une longue tradition d’exégètes : Origène affirmera ainsi qu’il n’y a pas de lieu intrinsèquement saint par décision divine, et que « ce n’est pas sur la terre qu’il faut chercher un lieu saint3 », mais dans une âme pure. C’est en avançant ce même argument que le premier christianisme revendique aussi sa différence d’avec la religion grecque, comme on le voit dans le discours de Paul à l’Aréopage4. Séjournant à Athènes, Paul s’adresse à des philosophes stoïciens et épicuriens désireux de le questionner sur sa doctrine. Il commence son intervention en mentionnant les nombreux « monuments sacrés » qu’il a observés dans la ville, parmi lesquels il a remarqué le fameux autel dédié « au dieu inconnu5 ». Ce dieu que les Athéniens « adorent sans le connaître », Paul affirme l’annoncer. Il cherche donc d’abord une forme de consensus avec les Grecs, les plus « religieux des hommes ». Mais il poursuit immédiatement en rejetant l’idée que ce dieu puisse résider dans quelque lieu sacré : « Le Dieu qui a fait le monde et tout ce qui s’y trouve, lui, le Seigneur du ciel et de la terre, n’habite pas dans des temples faits de main d’homme6 ». En 2 Co 6, 16, Paul déclare que les chrétiens sont le vrai temple de Dieu. C’est la communauté qui est sainte, non l’église qui l’abrite7, comme le dit, dès le iie siècle, l’Épitre de Barnabé, XVI, 1, en critiquant les Juifs, qui, comme les païens, croient en « un édifice, comme si c’était la maison de Dieu », alors que « Dieu habite vraiment en nous dont il a fait sa demeure8 » (XVI, 8). L’absence de lieu saint est donc l’un des critères de la distinction chrétienne, tant avec le judaïsme qu’avec la religion grecque. L’historien des religions J. Z. Smith a justement parlé, à propos du christianisme, de religion « utopienne », religion que l’on peut pratiquer « où que ce soit », par opposition aux religions « locatives », qui mettent l’accent sur les lieux de culte et les grands sanctuaires9. Pourtant, à partir de la fin du iiie siècle puis, surtout, à partir du règne de Constantin, se développent, au sein du christianisme, des formes de cultes locaux qui s’attachent, en Occident, aux tombeaux des martyrs et, en Orient, aux lieux bibliques ainsi qu’à ceux qui témoignent de la vie et de la mort du Christ. L’expression loca sancta, rare jusque là, se multiplie dans les récits des premiers pèlerins, comme Égérie. Cette apparente contradiction a fait l’objet d’une abondante bibliographie. L’article fondamental sur cette question est sans doute celui de R. Markus 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9.
Homélies sur le Lévitique, V, 3 : neque enim in terra quaerendus est locus sanctus. Ac 17, 22-34. Ac 17, 24. Ibid. Minucius Félix, XXXII ; Tertullien, De corona, III, 32 ; céSaire d’arleS, Sermo 229, 2. Traduction de M.-O. boulnoiS, Premiers écrits chrétiens, Paris, Gallimard, 2016. « Ici, là, où que ce soit », dans Magie de la comparaison, et autres études d’histoire des religions, Genève, Labor et Fides, 2014, p. 81-101 ; Map is not territory. Studies in the History of Religions, Leiden, Brill, 1978, p. XII-XIII, p. 101 et 140.
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en 199410. Pour lui, les chrétiens ont surmonté, au cours du ive siècle, leur résistance à considérer certains lieux comme sacrés, en honorant les tombeaux des martyrs : cette pratique correspondrait à un besoin de trouver une unité dans leur histoire, après la fin des persécutions, de se trouver des ancêtres communs, pour ainsi dire. Les lieux deviendraient « saints » par projection spatiale de l’histoire « sainte ». Cette interprétation se heurte à celle de J. Z. Smith11 pour qui le déblaiement et l’ornementation des lieux saints de Jérusalem par Constantin auraient ouvert la voie à ces formes de dévotion. La chronologie semble s’opposer à cette hypothèse : pour M.-Y. Perrin12, il ne faut pas surévaluer l’impact de la politique de Constantin dans le développement des lieux saints13. Les autels, les graffites qui font mémoire des martyrs sont des signes moins spectaculaires mais plus nombreux, et plus répandus dans l’empire, de ce développement, qui commence dès la seconde moitié du iiie siècle14. *** Ce bref survol des thèses en présence engage à s’interroger sur l’évolution de la définition du lieu saint dans l’Antiquité tardive. Cette définition demeure-t-elle identique à celles qui prédominaient dans la période antérieure ? La définition du lieu saint a une longue histoire dans l’Antiquité : elle est liée à la notion de sacré, qui est tantôt entendue, dans une perspective structurale, par opposition au profane, comme ce qui est isolé et protégé par des interdits, tantôt comprise, dans une perspective phénoménologique, comme une force, une réalité particulière, que l’homme expérimente15. Ainsi, dans la culture gréco-latine, il existe une taxinomie complexe de qualification des lieux sacrés, qu’ils soient dédiés par les hommes, ou choisis par les dieux, comme dans le cas des bois sacrés, grottes, étangs, sources, ou d’autres
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lieux naturels prodigieux16. Dans le monde romain, les juristes, les agrimensores et les augures ont développé un lexique très riche pour dédier des espaces et distinguer divers types de « sainteté » attribuée aux lieux17. Si un lieu n’est pas profane, il est sacer, sanctus ou religiosus, et n’appartient à personne18. Il est sanctus si son intégrité est défendue par la loi, si sa violation est sanctionnée d’une peine19. Le lieu est sacer s’il a été officiellement et correctement consacré, rite et publice dedicatus20. Comme on l’a vu, les auteurs chrétiens rejettent, dans l’ensemble, cette taxinomie, qui ne correspond pas à leur foi dans l’invisibilité et l’incommensurabilité de Dieu21. La sainteté ne peut être que spirituelle, et découler de la communion au corps du Christ et de la prière. Il faut attendre le ve siècle pour que le Code Théodosien reconnaisse la sacralité des lieux de culte chrétiens, sur le modèle des temples païens22, en légiférant sur le droit d’asile qu’ils sont susceptibles d’offrir : les églises sont les « temples du Dieu très haut », les autels sont « sacrosaints » et porter la main sur ceux qui s’y réfugient est « sacrilège » (CTh, IX, 45, 4). Entretemps les pratiques de dévotion semblent être en contradiction avec le discours théologique chrétien, à moins de considérer que cette notion de « lieu sacré » a évolué, comme le pense A.-M. Yasin23 : d’après l’historienne, les lieux de prière deviennent, assez tôt, sacrés aux yeux des chrétiens, parce que les rituels qui s’y déroulent contaminent, pour ainsi dire, l’espace. La sacralité ne découle pas, alors, d’une présence divine ou d’une décision humaine, mais elle est produite par les règles sociales d’admission ou d’exclusion du lieu, et par les célébrations qui en augmentent le prestige. Les recherches récentes mettent l’accent sur les pratiques dévotionnelles, les rituels, la déposition de reliques, l’inhumation ad sanctos24, le pèlerinage, mais aussi sur les arts visuels, la peinture murale, ou l’architecture, comme moyens de faire de ces lieux des lieux privilégiés : à la fin de l’Antiquité tardive les maisons 16. fuGier, op. cit., p. 58, 62, 71-76 ; a. dubourdieu, J. ScHeid, « Lieux de culte, lieux sacrés : les usages de la langue. L’Italie romaine », in a. vaucHeZ (éd.), Lieux sacrés, lieux de culte, sanctuaires, Rome, École française de Rome, 2000, p. 59-80 ; S. eStienne, « Les lieux du religieux à Rome, de César à Commode, un état de la question », Pallas, 55 (2001), p. 155-175. 17. H. cancik, « Rome as sacred landscape. Varro and the end of Republican Religion in Rome », Visible Religion, 4-5 (1985-1986), p. 250-265. 18. Inst., II, 1, 7-10 (o. beHrendS, r. knütel, b. kupiScH, H. Seiler [éd.], Corpus Iuris Ciuilis, I, Heidelberg, C. F. Müller, 1990). 19. Marcellus, Dig., I, 8 ; Ulpien, Dig., I, 9, 3 (Corpus Iuris Ciuilis II, op. cit., 1995) ; Festus, s.v. Religiosus, p. 348 lindSay ; Inst., II, 1, 10 ; Varron, De lingua latina, VII, 2, 10. 20. Ulpien, Dig., I, 9 ; Instit., II, 1, 8. 21. L’exception notable est fournie par les deux lettres envoyées par Constantin à Macaire, et transmises par Eusèbe (Vie de Constantin, III, 30 et 52-53), au sujet de l’aménagement du saint sépulcre et du site du chêne de Mambré, lettres dans lesquelles l’empereur considère ces lieux comme saints par décision et présence divines, sur le modèle traditionnel des lieux sacrés païens. 22. Sotinel, op. cit., 2005, p. 431. 23. a.-m. yaSin, Saints and Church Spaces in the Late antique Mediterranean. Architecture, Cult and Community, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 15-26. 24. y. duval, Auprès des saints corps et âme, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1988.
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de prière, comme les tombeaux des martyrs et les lieux bibliques, finissent par être considérés comme saints25. Ces études font émerger une conception dynamique du lieu saint : le lieu saint n’est pas une donnée de l’expérience ni le résultat d’une décision divine ou humaine, mais le produit d’une construction sociale qui s’étale sur la longue durée. Le lieu saint est élaboré comme tel par les pratiques culturelles qui le dotent progressivement d’une valeur spéciale. Certains textes littéraires, tels les hymnes de Prudence, qui font la promotion du culte local des saints, contribuent à cette dynamique de la sacralisation. *** Une perspective plus « locative » qu’ « utopienne » du christianisme est illustrée d’une manière particulièrement remarquable par le poète Prudence, dans son Peristephanon, recueil d’hymnes en l’honneur des martyrs, composé à l’extrême fin du ive siècle ou au début du ve26. Dans son enthousiasme à décrire les passions des martyrs et à promouvoir leur culte27, Prudence insiste dans plusieurs poèmes sur leur attachement à leur patrie d’origine, et sur la protection particulière qu’ils accordent à leurs concitoyens28. Cependant, peut-être sous l’influence de son propre pèlerinage d’Espagne en Italie, il reconnaît aussi que les saints intercèdent en faveur de tous ceux qui les invoquent dans leurs prières, où qu’ils soient et d’où qu’ils viennent29. Cette oscillation entre les pôles du « locatif » et de « l’utopien » se solde souvent par une attention singulière portée à la présence des restes des martyrs ici ou là, et à l’élaboration d’images permettant de concevoir la sainteté de certains lieux, dans les limites d’une orthodoxie qui, sur ce sujet, est en cours d’élaboration.
25. c. Sotinel, « Les lieux de culte chrétiens et le sacré dans l’Antiquité tardive », Revue de l’Histoire des Religions, 222/4 (2005), p. 411-434. Voir aussi a.-m. yaSin, op. cit. ; a. buSine, « Les Vies de saints et la construction temporelle des espaces sacrés dans l’Orient romain tardo-antique », in y. lafond et v. micHel (éd.), Espaces sacrés dans la Méditerranée antique, Rennes, PUR, 2016, p. 273-303. 26. p.-y. fux, Les sept passions de Prudence. Peristephanon 2, 5, 9, 11-14, Fribourg, Éditions Universitaires, 2003, p. 80, donne comme terminus post quem aux hymnes les années 398-399 et comme terminus ante quem l’année 404. Pour un état des travaux sur cet auteur, cf. a. a. r. baStiaenSen, « Prudence in recent literary criticism », in J. den boeft et A. HilHorSt (éd.), Early Christian Poetry, Leiden, Brill, 1993, p. 101-134. 27. Nous partageons ici la méthode de lecture de M. Roberts, qu’il expose notamment dans la préface et le premier chapitre de son livre Poetry and the Cult of the Martyrs. The Liber Peristephanon of Prudence, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1993 : renvoyant dos à dos les études formelles des poèmes, qui font fi du contexte culturel, et les études historiques qui considèrent les textes comme de simples documents, M. Roberts suit une voie médiane, cumulative, qui met en relation les carmina et le développement contemporain du culte des martyrs, afin de montrer en quoi les poèmes constituent une sorte d’équivalence, dans le langage, à l’expérience du dévot, et participent à la sacralisation de l’espace et du temps. 28. Peristephanon, I, 117 ; II, 561-572 ; XIII, 3 : est proprius patriae martyr ; XIV, 4. 29. Ibid., I, 12 ; VI, 83-84. Cf. p.-y. fux, Prudence et les martyrs : hymnes et tragédie. Peristephanon 1, 3-4 ; 6-8 ; 10, Fribourg, Éditions Universitaires, 2013, p. 12.
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Ainsi Prudence utilise-t-il plusieurs types d’images et de figures pour diffuser subtilement l’idée de lieux sanctifiés par les reliques des martyrs. Dans le premier poème du Peristephanon, dédié à la célébration d’Eméterius et Chélidonius à Calagurris (Calahorra), il souligne dès l’ouverture du carmen l’importance du lieu, du sol, de la terre marquée, et comme « écrite », par le sang des martyrs (vers 5 : hic locus ; vers 7 : hic ; vers 10 : huc ; vers 12 : hic ; vers 13 : hic ; vers 14 : hinc). Le lieu est même personnifié en « hôte » des corps bienheureux (vers 5-6 : hospes pudicus). L’image de la teinture du lieu par le sang répandu est reprise : l’endroit « absorba le chaud liquide » et fut « teinté du double meurtre » (vers 6 : hic calentes hausit undas caede tinctus duplici), « le sable fut imbibé de leur saint sang » (vers 7 : inlitas cruore sancto arenas). Cette concentration de termes renvoyant à l’imprégnation montre que Prudence cherche à suggérer que Calahorra est digne d’attirer des pèlerins, parce que son sol est, d’une certaine façon, matériellement détenteur d’une substance sacrée. On peut se demander si l’on ne trouve pas ici un lien semblable au lien étymologique établi par Servius entre sanctus et sanguis30. Dans le troisième poème du recueil, en l’honneur d’Eulalie, une amplification rhétorique semblable peut être relevée, au service de l’idée selon laquelle le lieu où repose la sainte est un lieu privilégié : Emerita (Mérida) est ainsi personnifiée en mère qui a engendré dans son sein Eulalie (vers 3-4 : Emeritam sacra uirgo suam / cuius ab ubere progenita est…). Mère de la sainte31, la terre ne peut être que sainte elle aussi, ueneranda, vénérable (vers 195 : humus ueneranda), parce qu’elle conserve en son sein (sinu) les restes d’Eulalie. Au vers 212, le poète reconnaît qu’il révère à la fois « ses restes et l’autel édifié sur ses restes » (Sic uenerarier ossa libet / ossibus altar et impositus). La métaphore de la matrice prépare cette fusion entre le lieu et les reliques. Dans la quatrième hymne, consacrée aux dix-huit saints de Saragosse, Prudence personnifie encore les cités qui possèdent des reliques, en les représentants comme membres d’un cortège, où chacune apporte, dans une corbeille, à Dieu triomphant le jour du jugement dernier, les restes de ses saints (vers 9-60). Parmi elles, Tarragone se distingue, personnifiée en genetrix piorum (vers 22-23) : là encore, le lieu engendrant les saints ne peut que recevoir en retour cette qualité. Plus loin dans le poème, c’est Saragosse qui est mise à l’honneur, au terme d’une amplification qui fait d’elle un lieu particulier, purifié de tous les démons par le sang versé (vers 68 : urbe piata), si bien que le « Christ habite dans toutes les places publiques, le Christ est partout » (vers 70-71 : Christus in totis habitat plateis, / Christus ubique est). Saragosse devient ainsi un templum (vers 83 et 105), un espace sacré, où réside le Christ. Le cinquième poème décrit avec minutie l’acharnement du persécuteur à détruire et disperser le « corps sacré » (vers 392 : corpus sacrum, vers 506-507 : sacra uiscera) de Vincent. Epargné par les bêtes sauvages, jeté à la mer, le corps 30. In Aen., XII, 200 : sancire autem est sanctum aliquid, id est consecratum, facere fuso sanguine hostiae, et dictum sanctum quasi sanguine consecratum. 31. De même en Peristephanon, VII, 3-5, la ville de Siscia (Sisek, Croatie) est assimilée à une mère qui tient entre ses bras aimants les reliques du martyr Quirinus.
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saint (vers 486 : sancto corpori) ne coule pas et revient miraculeusement sur le rivage. À la fin du carmen, Prudence prie le saint de se « glisser » dans ses reliques, pieusement conservées sous l’autel d’une église où les fidèles se recueillent : paulisper huc inlabere (vers 565). Le verbe employé ici est également d’usage pour évoquer l’incarnation et l’inhabitation du Christ dans l’âme humaine32. Que l’esprit du saint s’incarne « ici », à l’endroit où ses restes se trouvent, tel est donc le vœu du poète au terme de son hymne : rien ne semble empêcher cette immixtion qui confère une forme de sainteté au lieu de la sépulture. Dans le neuvième poème du Peristephanon, Prudence se prosterne devant le tombeau de Cassien, à Imola, en Italie du Nord : « étendu à terre, je me jetais sur le tombeau, que Cassien, saint martyr, orne de son corps consacré33. » Il insiste sur le lien entre la sainteté du corps, que le martyr a consacré par sa passion, et la sainteté du lieu, qui justifie l’intensité de ses dévotions. C’est aussi grâce à des mises en scène poétiques que certains lieux sont dotés d’une sacralité pour ainsi dire littéraire. Dans le onzième poème dédié à Hippolyte, se trouve une ekphrasis de la crypte (vers 153-189) qui, à Rome, recèle les reliques du saint. Les allusions, par le choix des termes, à la grotte de Diane imaginée par Ovide34, suggèrent la présence d’une force divine dans cet antre inquiétant. Le contraste entre l’ombre et la lumière, que l’on découvre avec les yeux d’un visiteur qui hésite à descendre dans le noir les marches d’un escalier, en fait le lieu d’un parcours initiatique, puisque à l’obscurité de la plongée initiale succède le retour à la lumière, qui filtre à travers des ouvertures pratiquées dans la voûte. Le caractère paradoxal et surprenant de la présence de cette lumière brillant dans la nuit est mis en relief par le poète aux vers 167-168 : « On peut ainsi, sous terre, voir l’éclat du soleil malgré son absence et jouir de sa clarté35. » Dans la crypte se trouve un autel « consacré à Dieu » (vers 170 : ara dicata Deo), sous lequel est placé le corps d’Hippolyte. Cet autel est doublement sacré, par la présence des restes du saint, dont il est le gardien (vers 172 : custos), mais aussi par sa fonction de table eucharistique. Aussi une piété merveilleuse entoure-t-elle ce lieu (vers 175 : mira loci pietas). Cela explique qu’une foule venue de toute l’Italie vienne se presser là le jour de l’anniversaire de la passion du martyr. La crypte ne suffisant pas à la contenir, elle est accueillie dans le « temple » voisin (vers 215 : templum), dont le poète décrit la grandeur et la beauté. Le travail poétique, les références littéraires, les inventions stylistiques et les choix lexicaux témoignent d’un effort concerté pour créer une image, certes un
32. p.-y. fux, op. cit., 2003, p. 318. 33. Peristephanon, IX, 5-6 : Stratus humi tumulo aduoluebar, quem sacer ornat / martyr dicato Cassianus corpore. 34. Ovide, Métamorphoses, III, 155-157 : Vallis erat… cuius in extremo est antrum nemorale… et Peristephanon, XI, 153 : Haud procul extremo culta ad pomeria uallo… 35. Sic datur absentis per subterranea solis / cernere fulgorem luminibusque frui. On trouve le même effet oxymorique d’ombre lumineuse dans la description de la grotte de Diane chez Apulée, Métamorphoses, III, 4, 7 : Splendet intus umbra signi de nitore lapidis.
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peu composite, de ce qu’est un lieu saint chrétien. Cette image emprunte beaucoup, comme on le voit, aux coordonnées culturelles de la Rome classique. Dans le dixième poème sur la passion de Pierre et Paul, qui clôt le « triptyque du voyage36 » du poète à Rome, on peut remarquer la même insistance sur la consécration, par le sang versé, de lieux devenus centres de pèlerinage : « Le marais du Tibre, que baigne le fleuve tout proche, sait que son gazon a été consacré par deux victoires. Il a été témoin de la croix et du glaive qui ont fait ruisseler deux fois dans la même herbe une abondante pluie de sang37 ». Les « trophées » désignent, par synecdoque, les « victoires » de Pierre et Paul lors de leur passion, qui eut lieu, pour le premier, sur la rive droite du Tibre, pour le second, sur la rive gauche. Ainsi les deux rives marécageuses du fleuve sont-elles également consacrées par la « pluie de sang » des apôtres, métaphore qui véhicule là encore l’idée d’une imprégnation du sol, ici la vallée herbeuse et humide du Tibre, par les corps saints. « Les ossements des deux martyrs sont séparés par le Tibre, devenu sacré (sacer) par ses deux rives, tant qu’il coule parmi les sépultures saintes (sacrata)38. » La figure étymologique, qui consiste à répéter des mots de la même famille (sacer, sacrata), souligne que le sacré se communique par contact physique. Le Tibre, fleuve sacré dans la Rome antique, devient ici saint selon une nouvelle grille de référence chrétienne, car il s’imprègne de la puissance des reliques de Pierre et Paul, déposées sur ses rives. Le passage témoigne d’une ambition missionnaire : il s’agit de convertir les lieux de Rome les plus chargés de valeur religieuse en leur conservant cette même valeur dans le contexte d’une autre religion. Le poème fait partie d’un programme de conquête de la topographie romaine par les chrétiens, qui se décline non seulement dans la construction de basiliques et l’ornementation de catacombes, mais aussi dans l’écriture de textes épigraphiques, rhétoriques et poétiques qui en sont comme le relais39. Ce faisant, Prudence est peut-être plus romain que chrétien : l’importance des lieux sacrés dans la tradition gréco-latine et la volonté de les annexer l’emportent sur l’orthodoxie « utopienne » du christianisme. *** Dans les hymnes de Prudence, les lieux saints peuvent faire l’objet de deux niveaux de lecture : au plan thématique et formel, d’abord, la représentation des 36. Nous empruntons cette expression à fux, op. cit., 2003, p. 321 : ce triptyque autobiographique se compose des pièces IX, XI et XII. Cf. J. Soler, « Religion et récit de voyage. Le Peristephanon de Prudence et le De reditu suo de Rutilius Namatianus », Revue d’études augustiniennes et patristiques, 51 (2005), p. 297-326. 37. Peristephanon, XII, 7-10 : Scit Tiberina palus, quae flumine lambitur propinquo, / binis dicatum caespitem tropaeis, / et crucis et gladii testis, quibus inrigans easdem / bis fluxit imber sanguinis per herbas. 38. Ibid., 29-30 : Diuidit ossa duum Tybris sacer ex utraque ripa, / inter sacrata dum fluit sepulcra. 39. m.-y. perrin, « Le nouveau style missionnaire : la conquête de l’espace et du temps », in J.-m. mayeur, cH. et l. pietri, a. vaucHeZ, m. venard (éd.), Histoire du christianisme, t. II, Naissance d’une chrétienté (250-430), Paris, Desclée, 1995, p. 585-616.
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lieux saints chrétiens emprunte beaucoup aux modèles littéraires gréco-latins ; il s’agit de suggérer que ces lieux, marqués matériellement par les stigmates de l’histoire sainte des martyrs, recèlent la présence d’une puissance divine active. De ce point de vue, il est difficile d’affirmer que Prudence « convertit » au christianisme la conception gréco-latine des lieux sacrés, dans la mesure où la théologie chrétienne rejette cette conception comme inconciliable avec sa spiritualité ; c’est plutôt la culture gréco-latine propre à Prudence, poète imprégné des modèles littéraires classiques, qui « convertit » à elle le culte chrétien des martyrs. Il serait dès lors de bonne méthode d’abandonner cette notion de « conversion » chère à J. Fontaine ou à J.-C. Fredouille : trop tributaire du regard des Pères de l’Église, elle oblige à épouser le biais de l’apologétique chrétienne. Il vaut mieux parler, en l’occurrence, d’une interpretatio romaine du christianisme, comme Tacite parlait de l’interpretatio romaine des dieux étrangers avec lesquels Rome entrait en contact ou qu’elle adoptait40. Ce terme correspond mieux à la procédure de « transfert culturel41 » dont est l’objet la foi chrétienne dans le cadre de l’émergence des lieux saints. Quant au second niveau de lecture, il découle du statut accordé aux textes de Prudence. En effet, ces poèmes ne sont pas de simples documents qui témoignent de la montée en puissance du culte des martyrs à cette époque et permettent à l’historien certaines reconstitutions. Ce ne sont pas non plus de pures productions formelles et esthétiques détachées de leur contexte. Ces poèmes ne « représentent » pas seulement des lieux saints qui existeraient indépendamment d’eux, mais ils participent aussi à leur sacralisation. En cela, ils doivent être considérés comme des pratiques discursives qui s’intègrent à l’ensemble des pratiques de dévotion contribuant à créer, de manière dynamique, les lieux saints chrétiens. Au niveau pragmatique, donc, les hymnes de Prudence accomplissent une action : célébrer les lieux martyriaux, augmenter leur fama, leur prestige. Cela nous ramène à l’environnement social et culturel hispano-romain de Prudence, récemment étudié par P. Hershkowitz42 : celui-ci semble encore assez peu christianisé et l’enthousiasme de Prudence pour les tombeaux des martyrs est sans doute isolé43. Le niveau de christianisation des élites espagnoles est mal connu. Les restes matériels d’églises datent au mieux du ve ou vie siècle. Il n’y a pas de preuves archéologiques d’un culte important rendu aux martyrs locaux
40. Germanie, 43, 4. 41. m. eSpaGne, « La notion de transfert culturel », Revue Sciences/Lettres [En ligne], 1 (2013), p. 1, mis en ligne le 01 mai 2012. URL : http://rsl.revues.org/219 : comment un objet culturel, lorsqu’il passe d’un contexte à un autre, subit nécessairement certaines transformations, dues au processus de « resémantisation » : « transférer, ce n’est pas transporter, mais métamorphoser », en réinterprétant. 42. Sur les origines hispano-romaines de Prudence, son milieu socio-culturel, le public auquel il s’adresse voir p. HerSHkoWitZ, Prudence, Spain and Late Antique Christianity, Cambridge, Cambridge University Press, 2017. 43. Ibid., p. 3-4, 27, 31-75.
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datant de l’époque de Prudence44. Ses poèmes, s’ils s’inscrivent dans ce contexte, cherchent sans doute à convaincre le public de développer ces cultes : et c’est en insistant sur leur ancrage local et la valeur concrète et précieuse qu’ils confèrent aux cités espagnoles que Prudence peut toucher ses lecteurs. Les modèles littéraires d’écriture topographique qu’il convoque sont également susceptibles d’éveiller la sympathie de ce public éduqué. La crainte de Prudence de voir renaître certains cultes païens, très présente dans le Contre Symmaque, peut également expliquer pourquoi il cherche à proposer une interpretatio romaine du culte des martyrs, propre à séduire ceux qui ne seraient pas comblés par un dogme spirituel trop étranger au mos maiorum.
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44. Cf. aussi k. boWeS et m. kulikoWSki (éd.), Hispania in Late Antiquity : Current Perspectives, LeidenBoston, Brill, 2005 (sur Prudence comme source fiable pour le culte des martyrs, p. 179-185). En cela ses poèmes ne reflètent pas une réalité mais créent une réalité désirée, s’il est vrai que Prudence croit en la supériorité du verbe sur le monde, comme le montre C. O’HoGan, Prudence and the Landscapes of Late Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2016. Pour lui Prudence est un bookish author (p. 165), et le Peristephanon propose au lecteur de substituer à l’expérience réelle du pèlerinage une expérience littéraire.
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CONTRIBUTION DE TROIS CARMINA MINORA RENDUS À CLAUDIEN À LA CONNAISSANCE DE SA RELIGION Jean-louiS cHarlet
Université d’Aix-Marseille, Centre Paul-Albert Février, UMR 7297
Résumé L’analyse de trois Carmina minora précédemment rejetés dans l’Appendix des œuvres de Claudien (édition J. B. Hall 1985, 11 De Isidis nauigio, 14 De Cythera, 15 De cereo), mais qui ont été restitués au poète alexandrin (édition J.-L. Charlet, Paris 2018, Carm. min. 57 La navigation d’Isis, 59 Cythérée, 60 Le cierge) permet de préciser la nature du paganisme de Claudien, plus littéraire que religieux. Abstract The analysis of three Carmina minora as yet rejected in the Appendix of Claudian’s works (edition J. B. Hall, Leipzig 1985, App. 11 De Isidis nauigio, 14 De Cythera, 15 De cereo), but which have to be given back to the Alexandrian poet (edition J.-L. Charlet, Paris 2018, Carm. min. 57, 59, 60) permits to specify the nature of Claudian’s paganism, more literary than religious.
Romaniser la foi chrétienne ? La poésie latine de l’Antiquité tardive entre tradition classique et inspiration chrétienne, éd. Giampiero ScafoGlio et Fabrice WendlinG, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 20), pp. 133-144. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132139
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A
Jean-louiS charlet
près une mise au point en 1991 dans l’introduction du premier tome de mon édition de Claudien dans la Collection des Universités de France1, j’ai eu souvent l’occasion de revenir sur la question de la religion de Claudien, notamment en 2013 dans une étude d’ensemble sur « Claudien chantre païen de Roma aeterna2 ». Malgré les tentatives de Gabriela Marrón dans son livre de 2011 sur le Rapt de Proserpine et dans un article de 2013 pour forger un Claudien chrétien (c’était déjà la thèse de Tommaso Mazza en 16683), qui s’inspirerait notamment d’Ambroise4, les études récentes aussi bien d’Isabella Gualandri5 que de moi-même, dans mon compte rendu de l’ouvrage de Marrón et dans les derniers volumes de mon édition6, confirment chaque jour le paganisme culturel de Claudien. En préparant le quatrième et dernier tome de mon édition, je suis revenu sur l’étude de la transmission des Carmina minora et, si je ne partage pas toutes les conclusions de Peter Lebrecht Schmidt7, le critique allemand a sûrement raison sur un point capital : les series A et B de la tradition manuscrite ne sauraient être le critère absolu de l’authenticité des Carmina minora dont la tradition est manifestement ouverte. Pour ma part, je montre dans l’introduction de ce quatrième volume que la series B, dont la series A n’est qu’une variante avec interpolation de deux pièces, a exercé une censure politique et religieuse dans la masse des Carmina minora laissés par Claudien, mais dont certains avaient déjà circulé dans 1. 2. 3. 4.
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6.
7.
Claudien, Œuvres, tome I, Le rapt de Proserpine, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. XVII-XIX (« La religion de Claudien »). Koinonia, 37 (2013), p. 255-269, en particulier p. 264, 268-69 et n. 43 (bibliographie de la question qui complète celle que j’avais faite en 1991). Vita di Claudiano poeta con l’apologia per il di lui cristianesimo, Vicenza, G. Amadio, 1668. El rapto de Prosérpina : un nuevo contexto para la trama épica, Bahía Blanca, Ediuns, 2011 ; et « Imago rapti : la ira de Ceres en Claudien, Pros. III 260-268 », Emerita, 81 (2013), p. 137-150 (rapport hasardeux avec l’Hexameron d’Ambroise). Je pense en dernier lieu à son bel article qui montre bien le paganisme évident du Panégyrique pour le sixième consulat d’Honorius dans sa présentation de la ville de Rome, par comparaison avec l’image que donnent de Rome les Chrétiens contemporains de Claudien : « Honorius in Rome : A Pagan Adventus ? », in P. F. moretti, R. ricci, Ch. torre (éd.), Culture and Literature in Latin Late Antiquity. Continuities and Discontinuities, Turnhout, Brepols, 2015, p. 25-39 et à son étude du dieu Mars dans le volume qui m’a été offert : « Immagini di Marte », in G. Herbert de la portbarré-viard et A. StoeHr-monJou (éd.), Studium in libris. Mélanges en l’honneur de Jean-Louis Charlet, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2016, p. 35-49. Latomus, 73 (2014), p. 533-334 et Athenaeum, 103 (2015), p. 286-288 ; Claudien, Œuvres, tome III, Poèmes politiques (399-404), Paris, Les Belles Lettres, 2017, passim et en particulier p. XXVII ; tome IV, Petits poèmes, Paris, Les Belles Lettres, 2018, passim et en particulier à propos des C. min. 32 et 50. Voir aussi « Références allusives dans le Panégyrique pour le sixième consulat d’Honorius de Claudien », in Il calamo della memoria, vol. IV, Riuso di testi e mestiere letterario nella tarda antichità, Trieste, Università di Trieste, 2015, p. 145-53 et « Signification et actualité du Contre Symmaque de Prudence », Revue des Études Latines, 95 (2017 [2018]), p. 223-237 (qui montre une nouvelle fois le dialogue polémique entre le chrétien Prudence et le païen Claudien). « Zur niederen und höheren Kritik von Claudians Carmina minora », in L. HoltZ et J.-Cl. fredouille (éd.), De Tertullien aux Mozarabes. Mélanges offerts à Jacques Fontaine, vol. I-III, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1992, notamment I, p. 643-60 [réédition dans P. lebrecHt ScHmidt, Traditio Latinitatis, Stuttgart, Franz Steiner, 2000, p. 59-72].
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certains milieux cultivés. Les series E et F, manifestement constituées dans un milieu culturel non hostile à la tradition culturelle classique, voire peut-être païen, ont conservé, à côté de pièces manifestement interpolées (c’est le risque dans une tradition ouverte et dans la constitution de ce genre de recueil !), plusieurs pièces dont il n’y a pas lieu de mettre en cause l’authenticité : avant P. L. Schmidt, déjà certains critiques avaient plaidé pour l’authenticité de certaines d’entre elles. J’ai donc réintégré huit de ces petits poèmes dans le corpus des Carmina minora de Claudien. Trois d’entre eux ont une inspiration païenne. C’est sur eux que je vais me focaliser pour essayer de déterminer ce qu’ils peuvent apporter à la connaissance du paganisme de Claudien à mon sens plus culturel que proprement religieux. *** Le Carm. min. app. 11 Hall (= mon Carm. min. 57) n’est transmis que par les schedae Peirescianae (manuscrit R53), mais son titre figure dans le catalogue annexé au manuscrit K (= series F), ce qui corrobore le témoignage de R53 et renforce l’attribution à Claudien. Publié par Emil Bährens8, il n’a été inséré dans l’Appendix de Claudien qu’à partir de l’édition de Theodor Birt dans les Monumenta Germaniae Historica (Berlin, Weidmann, 1892), suivi par les éditions de Julius Koch (Leipzig, Teubner, 1893) et de John Barrie Hall (Leipzig, Teubner, 1985). L’attribution à Claudien est admise par Alan Cameron9 et Domenico Romano10, qui pense que ce poème a été composé en Italie pour le 5 mars 395 (cependant rien ne prouve à mes yeux que le poème ait été écrit en Italie), mais non par Birt (1892, p. CLXIX) ou Karl Strieder qui estiment que le poète d’une cour chrétienne ne pouvait pas écrire un poème aussi ouvertement païen11. Examinons le poème12 : De Isidis nauigio
5
8. 9.
Isi, o fruge noua quae nunc dignata uideri plena nec ad Cereris munera poscis opem (nam tu nostra dea es nec te deus ipse tacendi abnegat expertus quis tua uela ferat : namque tibi Zephyrus fauet ac Cyllenius ales) : ne nostra referas de regione pedem.
Poetae Latini Minores, vol. I-V, Leipzig, Teubner, 1848-1888, notamment III (1881), p. 300. A. cameron, Claudian, Poetry and Propaganda at the Court of Honorius, Oxford, Clarendon Press, 1970, p. 201-203. 10. Appendix Claudianea : questioni d’autenticità, Palermo, Palumbo, 1958, p. 44 ; « Nostra dea es. Claudiano ed Iside », Pan, 9 (1989), p. 71-75, en particulier p. 73 ; « Dal Phoenix alla Laus Christi. Claudiano poeta del paradosso », Siculorum Gymnasium, 49 (1996), p. 267-72, en particulier p. 272. 11. « Die Appendix-Gedichte Claudius Claudianus (Echtheitsfrage) », Dissertation Univ. Wien (dact.), 1941, p. 46. 12. Le texte et la traduction ici donnés sont ceux de mon édition dans la C. U. F. (Les Belles Lettres), t. IV, p. 83 ; j’ai aussi repris quelques éléments de mon annotation.
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Le navire d’Isis
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Isis, tu daignes aujourd’hui apparaître chargée des grains Nouveaux, sans quérir d’aide pour les dons de Cérès (En fait, tu es notre déesse et même le dieu du silence Ne te renie, il connaît qui porte tes voiles : Zéphyr te favorise, et le dieu ailé du Cyllène), Ne te retire pas de notre région.
L’argument de la religion n’est pas à prendre en compte ici, pour un poème en tout état de cause privé, peut-être même écrit quand le jeune Claudien était encore en Égypte, et exclu de l’édition officielle (posthume) des Carmina maiora et minora de Claudien13. Mais, s’il est, comme on peut le penser à partir des témoins qui le transmettent, de Claudien, il jette une lumière sur la religion personnelle du poète, absente dans ses poèmes publics : qu’un Égyptien, dont on sait par ailleurs qu’il est païen, soit attaché au culte de son Isis (v. 3, nostra dea) et lui demande de rester dans « sa région » (v. 6, nostra regione) pour la protéger, n’aurait rien de surprenant quand on songe à la vitalité du culte d’Isis, même au début du ve siècle comme l’atteste, plus de dix ans après le dernier poème datable de Claudien, Rutilius Namati(an)us dans son De reditu suo (1, 373 sqq.), malgré les édits anti-païens des empereurs chrétiens. J. B. Hall14 et M. Patrone15 restent dans l’exspectative. L’attribution à Claudien, outre le témoignage de deux éléments de la tradition manuscrite, peut s’appuyer sur le caractère égyptien de sa thématique – Claudien évoque par ailleurs une fête d’Isis en 4 Cons. 570-576 et certains ont lu le nom d’Isis à l’accusatif (ISIM) dans les initiales des quatre premiers vers du premier livre du De raptu qui formeraient un acrostiche16 – et surtout sur la qualité linguistique et métrique d’un poème que l’on peut mettre en parallèle avec des œuvres sûrement authentiques17 : comparer dignata uideri (v. 1) à 6 Cons. 62, uisere dignatus ; Zephyrus fauet (v. 5, Zéphyr dieu du printemps, cf. Rapt. 2, 73) à Gild. 526, suspensa Zephyros expectant classe fauentes ; ou Cyllenius ales (v. 5) à Rapt. 1, 77 Cyllenius adstitit ales (mais cf. Verg. Aen. 4, 252-253, Cyllenius alis / constitit ; Val. Fl. 4, 385, Cyllenius ales, en clausule comme ici). Le poème fait manifestement allusion au nauigium Isidis, fête d’origine égyptienne qui se célébrait le 5 mars (Ioh. Lyd. Mens. 4, 45) et marquait la reprise 13. Sur ce point, voir dernièrement l’introduction du t. IV de mon édition, p. XII-XVII. 14. Prolegomena to Claudian = Bulletin of the Institute of Classical Studies, Suppl. 45 (1986), p. 146-147. 15. Claudio Claudiano, Appendix Carminum Spuriorum. Introduzione, testo, traduzione e commentario esegetico, Tesi di dottorato, Università degli studi di Genova, Anno Accademico 2008-2009, p. 146-150. 16. Cf. aussi Rapt. 1, 77-80 : Th. duc, Le De raptu Proserpinae de Claudien. Réflexions sur une actualisation de la mythologie, Bern, Peter Lang, 1994, p. 242, n. 186 et S. la barbera, « Divinità occulte. Acrostici nei proemi di Ovidio e Claudiano », Materiali e discussioni per l’analisi dei testi classici, 56 (2006), p. 181-184, en particulier p. 183-184. Mais les réticences de M. onorato (éd.), Claudiano, De raptu Proserpinae, Napoli, Loffredo, 2008, p. 173-174, ne sont pas totalement infondées. 17. Voir déjà cameron, Claudian, p. 204-205.
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de la navigation sous la protection d’Isis, déesse aux multiples fonctions (Apul. Met. 11, 25), notamment agraire puisqu’elle est assimilée à Cérès (v. 1-2) : le navire d’Isis est chargé des premières récoltes18 ; le dieu du silence (v. 3) est le fils d’Isis, Harpocrate (voir Varr. Ling. 5, 10), et le dieu du Cyllène, Mercure, est assimilé à Anubis comme l’indique Apulée (Met. 11, 11). Ce poème montre un Claudien attaché à un culte païen égyptien, qui, au moment où il écrit, a probablement dans son esprit les images de la cérémonie ; mais on ne saurait dire s’il exprime une conviction religieuse profonde et sincère ou simplement un attachement culturel aux traditions de sa patrie, la religion païenne faisant partie de cette tradition. *** Le deuxième poème, le Carm. min. app. 14 Hall (= mon Carm. min. 59) met en scène Vénus. Comme le De lauacro (Carm. min. app. 13 Hall = mon Carm. min. 58) et le De cereo que nous allons étudier plus loin, ce poème, dont le titre a été transmis avec une variante orthographique par le catalogue de K (series F) et dont le texte est préservé dans le manuscrit R53 et sa copie H, a été imprimé pour la première fois dans l’Anthologia veterum Latinorum epigrammatum et poematum de Pieter Burman (Amsterdam, Schouten, 1759, III, 276) et inséré dans l’Appendix de Claudien par Birt (édition de 1892). De Cythera
Forte erat Aurorae tempus Solisque quadriga fecerat et uentum et sonitum per nobile marmor astantis pueri, cum te, mea bella Cythere, aspicio uenientem et tu, mea limina grato 5 introitu dignata, rosas et lenis amomi delicias miras tecum allicis, unde secutae Palladis et frondes nulliusque inscia laurus. Atria nostra uirent et agunt in limine primo radicem platani, ad portam uenit arbutus ipsam. 10 Felix multa arbos, imitans miracula Pindi, quam non delebit liuor nec sera uetustas ! O iucunda nimis, tenui quae uisa poetae, dum credis uitium non auscultare Camenis ! Cythérée
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C’était le moment de l’Aurore et le quadrige du Soleil Avait produit un souffle, un son à travers le marbre fameux Du garçon qui se dresse, quand je te vois venir, Ma belle Cythérée : tu juges mon seuil digne De ta gracieuse entrée et avec toi tu attires les roses
18. L’expression fruge noua se lit en tête d’hexamètre chez Prudence Contre Symmaque 2, 960.
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Et les admirables délices du doux amome ; suit le feuillage De Pallas avec le laurier qui n’ignore personne. Mon atrium verdoie et les platanes poussent À l’entrée du seuil leurs racines ; l’arbousier vient à ma porte. 10 Arbre heureux, abondant et, tel les merveilles du Pinde, Que ne détruira ni l’envie ni une vieillesse tardive ! Ah ! trop charmante, toi qui es apparue à un humble poète : Tu crois que c’est un vice que de ne pas écouter les Camènes !19
L’attribution à Claudien peut s’appuyer sur l’allusion au colosse de Memnon, fils de Tithon et de l’Aurore, à Thèbes en Égypte (Louxor), v. 1-3, même si ce prodige était universellement connu dans l’Antiquité. Aux premiers rayons du jour, au souffle du char du Soleil (v. 1, solisque quadriga ; cf. Anth. Lat. 197 Riese, 17) dit, de façon apparemment originale, notre texte, la pierre (v. 2, nobile marmor ; cf. Mart. 11, 13, 2) semblait émettre une voix, un cri adressé par Memnon à sa mère l’Aurore20. Ce “prodige” semble avoir disparu au iiie siècle avec les restaurations faites soit par Septime-Sévère21, soit par Zénobie22. Mais Claudien peut s’y référer malgré ce silence, comme il le fait pour les oracles désormais muets de Dodone ou de Delphes ou d’Ammon dans certains de ses poèmes publics23. Par ailleurs, D. Romano a justement rapproché l’épiphanie de Vénus (v. 4-11) de la description du jardin et du séjour de la déesse à Chypre dans l’Épithalame d’Honorius et Marie (v. 65-9624) : comparer v. 5, lenis amomi et Nupt. 93, mitis amomi ; v. 8 et Nupt. 85-88, atria diuae… uirescunt ; v. 9, platani et Nupt. 68 ; v. 10, felix arbos [metri causa pour la forme en -or] et Nupt. 66, felix arbor ; v. 11, la vieillesse est écartée des arbres de Vénus comme en Nupt. 85. On pourrait rapprocher aussi l’attaque du poème du début de l’Épithalame pour Palladius et Célérine qui met en scène Vénus de façon érotique (Carm. min. 25, 1, Forte Venus), et de façon moins nette, inscia laurus (v. 7) de praescia laurus (Rapt. 2, 109) et l’emploi de dignata au v. 5 et en C. min. 5725. D’autre part, les objections linguistiques présentées par M. Patrone ne me paraissent pas dirimantes26 : l’emploi de la forme Cithere / Cithera pour Cytherea, 19. Texte et traduction de mon édition, t. IV, p. 84-85. 20. Voir Strabon 17, 146 ; Pline, Nat. 36, 11 ; Juvénal 15, 4-6 ; Tacite, Ann. 2, 61 ; Pausanias 1, 42, 3 ; Lucien 34, 33 et 57, 27 ; Dionysius Periegetes 5, 249-250. 21. A. J. letronne, La statue vocale de Memnon considérée dans ses rapports avec l’Égypte et la Grèce, Paris, Imprimerie royale, 1833, p. 34 sqq. 22. Gl. W. boWerSock, « The Miracle of Memnon », The Bulletin of the American Society of Papyrologists, 21 (1984), p. 21-32 ; voir aussi A. bravi, « Vocem Memnonis audivi : il colosso di Memnon e i luoghi della memoria greco-romana in Egitto », in O. dora cordovana – M. Galli, Arte e memoria culturale nell’età della Seconda Sofistica, Catania, Edizioni del Prisma, 2007, p. 89. 23. Voir en particulier 3 Cons. 117-18 (Dodone : mon édition, t. II, 1, p. 179, n. 2 de la p. 41) et 4 Cons. 143-144 (Ammon et Delphes : mon édition, t. II, 2, p. 162, n. 1 de la p. 15). 24. Appendix Claudianea, p. 37-38. 25. V. 1, quae nunc dignata uideri (voir plus haut) ; Strieder, Die Appendix-Gedichte, p. 49. 26. Claudio Claudiano, p. 177-178.
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d’arbos pour arbor (metri causa), d’auscultare (v. 13) ou du catullianisme bella (v. 3) ne s’oppose pas à la paternité de Claudien. Et ses rapprochements stylistiques avec notre App. 7 = 13 Hall ne sont pas pertinents : l’enjambement et l’anastrophe n’ont rien de spécifique dans ces deux poèmes et ne plaident pas contre l’attribution au vrai Claudien ! C’est pourquoi j’ai retenu cette pièce comme authentique. Mais elle ne me paraît pas exprimer de réelles convictions religieuses : comme le rapprochement avec les épithalames (sûrement authentiques) de Claudien le montre, la mise en scène de Vénus est ici plus littéraire que religieuse, avec ses références savantes, dans le goût alexandrin, au début du poème et le dernier mot laissé aux Camènes. *** Comme la précédente, l’épigramme que je considère comme la dernière pièce des Carmina minora (Carm. min. 60 = Carm. min. app. 15 Hall) est transmise par les manuscrits R53 et H et son titre est confirmé par le catalogue conservé par le manuscrit K (series F). L’hypothèse, que M. Patrone admet comme indémontrable après l’avoir présentée27, selon laquelle notre épigramme pourrait se confondre avec notre App. 12 = App.19 B Hall dont il ne reste que le titre De ape (dans le catalogue de K) est arbitraire : les deux poèmes sont attestés distinctement par K et sont donc différents. Cette épigramme a été imprimée pour la première fois dans l’Anthologia veterum Latinorum epigrammatum de P. Burman (Amsterdam, Schouten, 1759, V, 190). Son authenticité a été contestée par Strieder28, Romano29 et M. Patrone30 pour une raison linguistique : l’emploi de l’expression de nocte au v. 3 ne se lit pas dans l’œuvre sûrement authentique ; et surtout parce qu’elle s’inspire tellement d’Ovide que, selon M. Patrone, elle ferait penser à un exercice rhétorique composé à la manière d’Ovide. Examinons la pièce31 : De cereo
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27. 28. 29. 30. 31.
Flora uenit. Quae Flora ? Dea. An de gente Latina ? Non reor. At Chloris dicta per arua fuit. Huius in aduentum radiant de nocte lucernae, nam nitet atque hilarat lumine cuncta suo. Cerea materies apibus debetur amicis. Floribus atque hortis sit, precor, aequa meis, non ut mel rapiam, cuius non tangor amore, sed cera in talem fiat ut alba diem.
Claudio Claudiano, p. 189, n. 447. Die Appendix-Gedichte, p. 51. Appendix Claudianea, p. 45. Claudio Claudiano, p. 189-90. Texte et traduction de mon édition, t. IV, p. 85.
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Le cierge
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Flora s’en vient. Quelle Flora ? La déesse. De sang latin ? Je ne crois pas : aux champs on l’appelait Chloris. À sa venue, les lampes rayonnent la nuit, Car elle brille et rend tout gai par sa lumière. On doit la matière de cire aux abeilles amies. Qu’elle aide mes fleurs, je l’en prie, et mes jardins, Non pour que je prenne le miel (je n’ai aucun amour pour lui), Mais pour qu’en un tel jour la cire passe au blanc.
De fait, les v. 1b-2 ont leur point de départ chez Ovide, dans le passage des Fastes consacré à Flora, pour le nom de la déesse et pour son pouvoir sur les champs (Fast. 5, 195-196 et 262) : Chloris eram quae Flora uocor : corrupta Latino / nominis est nostri littera Graeca sono […] tangit numen et arua meum (cf. aussi Fast. 5, 373-374). Même l’expression per arua se lit souvent, en cette position métrique, chez Ovide (Fast. 1, 546 et 2, 210 ; Am. 1, 7, 8 ; Epist. 12, 46 ; cf. Met. 11, 62 et Ibis 446). Les v. 3-5 évoquent la procession nocturne de la déesse, avec des lampes (lucernae, v. 3), puis des cierges (v. 5) : Ovide, toujours dans les Fastes (5, 361-368), parle deux fois, sans préciser, de lumina (v. 361 et 364) et, s’il place le miel (cf. ici v. 7) et les abeilles sous le patronage de Flora (Fast. 5, 271-272), il ne parle pas de la cire. Le v. 6 peut rappeler les paroles de Carmentis à Ino (Fast. 6, 548) : ite, precor, nostris aequus uterque locis et la clausule (non) tangor amore est ovidienne (Fast. 5, 653 ; Trist. 1, 1, 53 ; Pont. 1, 10, 31 ; cf. Ars 2, 684). Mais l’expression mel rapere se lit chez… Claudien (6 Cons. 263, raptas mellis opes). Au v. 8, l’adjectif alba me semble désigner moins une couleur inhabituelle de la cire (Ou. Am. 1, 12, 30, avec une valeur négative) que l’éclat de la lumière qui jaillit du cierge : si Claudien met ici en avant la cire plutôt que le miel, c’est parce qu’il célèbre la fête lumineuse (païenne !) des Floralia. M. Patrone parle aussi d’une influence de la poésie chrétienne qui s’opposerait à l’attribution à Claudien, mais que je ne vois absolument pas32. Pourquoi, dans une thématique qui s’y prêtait, Claudien ne se serait-il pas inspiré particulièrement d’Ovide, sans exclure d’autres influences et dans une aemulatio originale qui ne tourne jamais, quoi qu’en dise M. Patrone, au centon ? Pour ma part, je ne vois aucun raison probante (aucun problème de prosodie ou de métrique) de ne pas suivre l’attribution de la series F de la tradition manuscrite. Pour la signification du poème, en revanche, je suis d’accord avec l’hypothèse avancée par M. Patrone qui voit ici un poème qui accompagne (ou est inspiré par) une représentation de Flora (déesse érotique liée à l’amour physique) et de 32. Ce premier hémistiche du v. 3 est emprunté à Virgile (Aen. 6, 798), le rapprochement avec Paulin de Nole Carm. 10, 304 ou 31, 401 (patrone, Claudio Claudiano, p. 193) n’étant à mon sens pas pertinent. La fin du v. 1 peut aussi évoquer Aen. 6, 875 et 11, 331 (de gente Latinos) ou 7, 367 (de gente Latinis), mais se lit exactement chez Stace (Silu. 1, 2, 70). J’exclus aussi le rapprochement entre le second hémistiche du v. 3 et Venance Fortunat Carm. 9, 2, 119-120 (patrone, Claudio Claudiano, p. 194).
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la procession en son honneur lors des Floralia (le 28 avril33) ou l’offrande votive d’un cierge à cette déesse, plutôt que de supposer avec Romano que le poète a vu une statue de la déesse transportée dans la nuit34. Ainsi s’explique le point de vue original adopté ici : habituellement dans l’Antiquité, c’est au miel qu’on s’intéresse, plutôt qu’à la cire. Mais, dans ce poème, Claudien adopte le point de vue d’un fidèle de la déesse qui, en la priant de lui être favorable (v. 6), recherche le produit qui lui permettra de la célébrer selon le rite : le v. 6 s’adresse bien à Flora et non à l’abeille et la conjecture de Birt à la fin du v. 5 (apisque), qu’il relie au vers suivant, est inutile. Reste à se demander si cette présentation, avec une prière effective, engage les convictions religieuses du poète et quelle portée il faut attribuer à cette épigramme : faut-il voir Claudien lui-même derrière le fidèle mis en scène ? Dieu seul sondant les reins et les cœurs, il me paraît impossible d’apporter une réponse certaine à cette question. Mais ce petit poème évoque invinciblement pour moi, par contraste, l’hymne V du Cathemerinon de Prudence, prière pour l’heure où l’on allume les lampes. Alors qu’ici c’est l’arrivée de Flora qui apporte la lumière à ses fidèles (v. 3-4), dans la première strophe de l’hymne de Prudence, c’est le Christ qui fournit aux Chrétiens la lumière qui leur permet de vaincre l’obscurité de la nuit (v. 1-4) : Inuentor rutili, dux bone, luminis, qui certis uicibus tempora diuidis, merso sole chaos ingruit horridum, lucem redde tuis, Christe, fidelibus !
Inventeur, ô bon chef, de la lumière rutilante, Qui sépares les temps par alternances fixes, Le soleil englouti, se rue l’affreux chaos, Redonne la lumière, ô Christ, à tes fidèles !
Prudence évoque ensuite les trois manières de s’éclairer des anciens : la lampe à huile (v. 13), la torche (v. 14) et le cierge (v. 15-16) : Quin et fila fauis scirpea floreis presso melle prius conlita fingimus.
Bien plus, nous façonnons des fils de jonc enduits De la cire des fleurs, ayant pressé le miel.
Et il décrit ainsi le cierge allumé (v. 20) : Seu ceram teretem stuppa calens bibit…
Ou l’étoupe en brûlant boit le cercle de cire…
33. Voir Pline, Nat. 18, 69 ; Ovide Fast. 5, 183-228 et 261-378 ; Dion Cassius 58, 19. 34. Appendix Claudianea, p. 45.
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Il n’y a chez les deux poètes aucun reprise verbale originale qui puisse établir un lien indiscutable entre eux : la présence commune des termes qui désignent la cire et le miel ne prouve pas un rapport de filiation et, même si certains critiques, à commencer par A. Cameron, n’excluent pas une imitation de Prudence par Claudien35 en supposant, non sans vraisemblance, que certaines œuvres de Prudence aient pu circuler individuellement avant la constitution en 404-405 du corpus général de ses œuvres, je n’affirmerais pas qu’il y ait un rapport de filiation (dans quel sens ?) entre les deux textes ici considérés. Mais il n’en reste pas moins que, après le parallèle entre l’action d’une déesse et celle du Christ, l’association étroite de la cire et du miel à propos du cierge, moyen d’éclairage privilégié36, incite à confronter ces deux textes contemporains qui présentent l’un une analyse de la lumière dans le cadre d’une fête païenne dont la licence a été dénoncée par les Chrétiens, et l’autre, la lecture chrétienne de la lumière, don de Dieu, dans le cadre de la liturgie propre à cette religion. Je ne saurai jamais si l’un des deux poètes a voulu répondre polémiquement à l’autre. Mais, de la confrontation entre ces deux poèmes, il ressort que, décidément, Claudien est bien païen ! *** En conclusion, cet examen de trois épigrammes qu’on doit attribuer à Claudien me paraît confirmer le caractère culturel du paganisme de Claudien : il associe Vénus et, dans une certaine mesure, une forme d’érotisme païen à sa poésie ; de même il montre une certaine sensibilité païenne à la lumière du cierge. Le plus intéressant, du point de vue personnel, est sûrement le poème adressé à Isis qui confirme l’attachement de cet alexandrin au culte de sa déesse ; mais, pour ma part, je vois dans cet attachement la marque d’un patriotisme culturel plutôt que d’un mysticisme profond dont on ne relève aucune trace dans le reste de son œuvre.
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contribution de troiS carmina minora renduS à claudien à la connaiSSance de Sa reliGion 143
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LES POÈMES DE L’ANTHOLOGIE LATINE ENTRE TRADITION CLASSIQUE ET ÉMERGENCE CHRÉTIENNE étienne Wolff
Université Paris Nanterre, CNRS – ArScAn UMR 7041
Résumé L’Anthologie latine sous sa forme restreinte, c’est-à-dire ce qui correspond aux pièces 7-389 de l’édition Riese, est, malgré les altérations dues aux aléas de la tradition manuscrite, une collection dont la structure est encore clairement visible. Elle a été constituée en Afrique au début des années 530 et regroupe des poèmes d’époque vandale et d’autres poèmes antérieurs. La majorité des textes retenus sont d’esprit païen et l’inspiration virgilienne y est importante. Une dizaine de pièces seulement sont chrétiennes : le long centon 16 De ecclesia ; les poèmes 91-95 du recueil de celui qu’on appelle l’anonyme auteur de la série 90-197 ; le poème 254 de Flavius Felix ; les poèmes 378-380. On examine ici tour à tour ces dix poèmes et on essaie d’expliquer leur présence. Une des caractéristiques de la collection est sa grande discrétion sur le plan de la religion, un sujet dangereux à l’époque vandale puisque c’était un lieu de désaccord : les Romains d’Afrique étaient nicéens, tandis que les Vandales étaient ariens, et les seconds persécutaient les premiers. Le compilateur, certainement un Romain d’Afrique et sans doute un chrétien (nicéen), privilégie les poèmes païens mais manifeste à la marge son christianisme. Abstract The Latin Anthology in its restricted form, which corresponds to poems 7-389 of Riese’s edition, is, despite the alterations due to the vagaries of the handwritten tradition, a collection whose structure is still clearly visible. It was composed in Africa in the early 530s and brings together poems from the Vandal period and other earlier poems. Most of them are of pagan inspiration ; Virgilian influence is important. Only about ten pieces are Christian : the long centon 16 De ecclesia ; poems 91-95 from the collection of the so-called anonymous author of the series 90-197 ; poem 254 by Flavius Felix ; poems 378-380. Here we examine these ten poems in turn and try to explain their presence. One of the characteristics of the collection is its great discretion in terms of religion, a dangerous subject in the Vandal era since it was a source of disagreement : the Romans in Africa were Nicaeans, while the Vandals were Arians, and the latter persecuted the former. The compiler, certainly a Roman from Africa and probably a (Nicaean) Christian, privileges pagan poems but manifests his Christianity at the margin.
Romaniser la foi chrétienne ? La poésie latine de l’Antiquité tardive entre tradition classique et inspiration chrétienne, éd. Giampiero ScafoGlio et Fabrice WendlinG, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 20), pp. 145-156. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132140
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Anthologie latine (désormais AL), dans le sens restreint de l’expression, est une collection d’un peu moins de quatre cents poèmes, dont on considère généralement qu’elle a été constituée en Afrique au début des années 530, qui regroupe des poèmes d’époque vandale et d’autres poèmes antérieurs. Cette anthologie est transmise principalement par le codex Salmasianus (A) et on parle parfois d’Anthologie salmasienne. L’ensemble correspond aux pièces 7-389 de l’édition de Riese1. On ne sait qui a constitué cette anthologie, mais c’est à l’évidence un Romain cultivé d’Afrique. Que contenait-elle exactement ? Il n’est pas certain en effet que le manuscrit principal dont j’ai parlé, A, donne la totalité de l’anthologie d’origine. De plus, il manque les onze premiers fascicules de ce manuscrit, soit 176 pages en moins selon le calcul d’Omont2, et la fin est également mutilée. En revanche, le poème In laudem solis (389), parfois attribué à tort à Dracontius mais qui doit être de son époque, en faisait vraisemblablement partie, bien qu’il ne figure pas dans le Salmasianus et soit transmis seulement par le Parisinus 80713. Cependant les altérations (pertes et déplacements) n’ont pas modifié l’aspect général de la collection d’origine, comme on peut le déduire du fait que les sections bien définies ont gardé leur caractère unitaire4. Le principe qui régissait l’AL demeure assez visible. On observe, dans la composition de cette anthologie, le désir de conserver les preuves d’un passé littéraire glorieux tout comme celui de plaire au lecteur par la variété des œuvres présentées. En effet, à côté d’auteurs contemporains, ou presque, du moment de son regroupement, on trouve des écrivains des débuts de l’Empire et du ier siècle – que l’attribution des pièces mises sous leur nom soit fondée ou non : Virgile, Properce, Ovide, Sénèque, Martial, ainsi que des écrivains des iiie et ive siècles, Vespa, Pentadius, Reposianus, l’auteur anonyme du Peruigilium Veneris. D’autres auteurs sont très difficiles à dater en l’absence de toute indication. On peut se demander quel but visait le compilateur et quels ont été ses critères de choix, car il a dressé un panorama très pauvre et limité de la poésie latine, en privilégiant quelques genres poétiques particuliers, essentiellement l’épigramme. Sans doute a-t-il plutôt cherché à souligner la relation d’émulation qui existait entre les poètes contemporains et les classiques, et à mettre en évidence la permanence, à travers le temps, de thématiques et de certains modes d’écriture. Quoi qu’il en soit, le recueil dans son état actuel commence par une série de centons virgiliens (7-18), qui indiquent combien la figure de Virgile était encore
1. 2. 3. 4.
A. RieSe, Anthologia latina siue poesis latinae supplementum, Lipsiae, Teubner, 1869-1870, rééd. 1894-1906, 2 vol. Toutes nos références renvoient à la numérotation de la seconde édition de Riese. H. omont, Anthologie de poètes latins, dite de Saumaise. Reproduction réduite du manuscrit en onciale, latin. 10318 de la Bibliothèque nationale, Paris, Berthaud, 1903, p. 3. l. Zurli, « La tradizione ms delle anthologiae Salmasiana e Vossiana (e il loro stemma) », AL. Rivista di studi di Anthologia Latina, 1 (2010), p. 205-291, ici p. 211, 215-216 et 224. L. mondin, l. criStante, « Per la storia antica dell’Antologia Salmasiana », AL. Rivista di studi di Anthologia Latina, 1 (2010), p. 303-345, ici p. 304-305 et 313.
leS poèmeS de l’antHoloGie latine entre tradition claSSique et émerGence chrétienne 147
importante5. Ils ont pour la plupart des thèmes mythologiques. Au moins certains d’entre eux sont d’époque vandale. Le plus connu est la longue Medea d’Hosidius Geta, datant vraisemblablement du iie siècle, une tragédie (17). Cet ensemble se termine sur une pièce de Luxorius (18) : un épithalame en centon, sur le modèle du Cento nuptialis d’Ausone mais sans son indécence. Puis vient une étrange préface en prose (19) : un texte entièrement écrit à partir de mots rares6. La plupart se trouvent dans le glossaire de Placidus, grammairien africain du ve-vie siècle. Il s’agit manifestement d’un jeu littéraire, à destination d’un cercle de lettrés, où s’affichent un archaïsme travaillé et le refus du langage courant. Ce texte, quelle que soit la partie de la collection à laquelle il introduisait exactement, imprime en tout cas une tonalité et un esprit conformes à celle-ci : jeu, légèreté, connivence, érudition. On trouve ensuite : un poème à sujet mythologique d’un certain Octavianus (20), une longue déclamation en vers sur un pêcheur sacrilège (217), une série de poèmes variés (22-36) ; le dernier d’entre eux est un distique à la louange de Luxorius (37), qui devait figurer en tête de son recueil ou l’accompagner. Suivent une série de distiques serpentins (38-80) et un poème d’inspiration mythologique de Porfyrius (81) en vers anacycliques, c’est-à-dire rétrogrades ; puis un long poème sur le modèle des Héroïdes d’Ovide : Epistula Didonis ad Aeneam (83) ; quelques poèmes variés (84-89). On lit ensuite un recueil anonyme d’épigrammes (90-197) ; une nouvelle déclamation en vers (198), le poème de Vespa : Iudicium coci et pistoris iudice Vulcano (199), et l’anonyme Peruigilium Veneris (200). Après quoi on trouve deux brefs poèmes isolés (201-202), une pièce de Luxorius dissociée de son recueil (203), une série d’épigrammes satiriques d’époque vandale (204-209), des poèmes de Felix sur des thermes construits par le roi Thrasamond (210-214), et deux pièces également d’époque vandale (215-216). Puis viennent des poèmes variés (217252), dont trois portent le nom de Coronatus, un contemporain de Luxorius (223, 226, 228) ; le premier poème est un locus Vergilianus, c’est-à-dire un poème qui reprend un épisode virgilien. On continue la lecture avec le long poème de Reposianus : Concubitus Martis et Veneris (253) ; puis des poèmes variés (254-285) dont un de Flavius Felix (254), peut-être identifiable à Felix, l’auteur de la série 210-214. L’AL se poursuit avec trois ensembles : les cent énigmes de Symphosius (286), le recueil d’épigrammes de Luxorius (287-375), et un éloge de Thrasamond par Florentinus (376 ; peut-être 377 est-il aussi de lui, et célèbre-t-il les mêmes bains que Felix). Elle se termine avec des poèmes variés (378-388), parmi lesquels une 5. 6. 7.
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pièce de Caton à la gloire du roi Huniric (387). Le manuscrit s’arrête au milieu d’un poème (388) : le In laudem solis (389), dont on a parlé, faisait partie de la section conclusive8. Quoi qu’il en soit, même s’il n’est pas complet, l’ensemble 7-389 est très clairement construit. On observe une série de chiffres romains en rouge sur le manuscrit9, qui correspondent certainement à des sections ou des livres de l’anthologie originale, de longueur extrêmement variable. À cela s’ajoutent (aux pièces 20, 200, 223, 254, 287 et 383) des indications qui déterminent de grands sous-ensembles10. Se dégage ainsi un principe d’organisation : 7-18 sont des centons païens et chrétiens, 19 est une préface, 22-25 ont pour sujet l’amour, 38-80 sont des distiques en vers serpentins11 sur des personnages mythologiques (80 étant une claire conclusion), 84-87 sont consacrés aux roses, 90-197 sont d’un seul et même auteur, 198-200 sont des poèmes longs, 204-209 sont des épigrammes satiriques, 210-215 font l’éloge de constructions des rois vandales, 219-221 portent sur des personnages mythologiques, 225-231 portent sur des mets, 236-237 sont les deux célèbres poèmes de Sénèque sur la Corse, 245-247 seraient de Florus, 256-263 sont attribués à Virgile (et sont encadrés par deux épigrammes sur Virgile), 265-268 sont de Pentadius, 270-272 sont d’un certain Regianus, 286 est le recueil d’énigmes de Symphosius, 287-375 sont de Luxorius. Le souci des transitions d’un poème ou d’un groupe de poèmes à un autre est manifeste : ainsi le poème De libris Vergili ab asino comestis (222), qui tourne en dérision le motif de la gloire littéraire, précède le thema Vergilianum de Coronatus (223). L’AL comporte donc des auteurs très divers par leur datation et le genre poétique qu’ils pratiquent. On trouve ainsi des poèmes d’éloge, des distiques mythologiques, des déclamations en vers, un épithalame, un epyllion, une héroïde, des loci Vergiliani, des centons virgiliens, et surtout des épigrammes, on l’a dit. Les auteurs de leur côté sont souvent difficiles à situer dans le temps12. Plusieurs d’entre eux vivaient de manière certaine à l’époque vandale : c’est le cas de Caton, de Felix, de Florentinus, de Luxorius, de l’anonyme de la série 90-197, de ou des auteurs des pièces 204-209, de l’auteur du poème 215 qui célèbre Hildéric, de l’auteur du poème 285-285a qui écrit sous Hildéric. D’autres vivaient vraisemblablement 8. 9.
mondin, criStante, « Per la storia antica dell’Antologia Salmasiana », p. 315-317. Riese, dans son édition, étudie toutes ces indications (rieSe, Anthologia latina siue poesis latinae supplementum, t. I, p. XVIII-XXV). 10. Ce sont les formules Sunt uero uersus ou Sunt uersus, suivies d’un chiffre qui indique le nombre de poèmes (sens de uersus ici) que contient le sous-ensemble. On trouve, par exemple, sunt ũr’ (= uersus) LXXXVII juste avant les épigrammes de Luxorius, ce qui correspond environ au nombre de poèmes de cet auteur. Parfois ces indications sont inexactes, vraisemblablement parce que certains poèmes ont sauté. 11. On retrouve plus loin deux autres poèmes en vers serpentins, 234-235 de Pentadius. 12. Voir pour plus de détails É. Wolff, « Un bilan sur l’Anthologie latine et ses liens avec la tradition épigrammatique », in P. RuGGeri (éd.), L’Africa Romana. Momenti di continuità e rottura : bilancio di trent’anni di convegni. Atti del xx Convegno Internazionale di studi (Alghero - Porto Conte Ricerche, 26-29 settembre 2013), Roma, Carocci, 2015, p. 1205-1215.
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à cette même époque : c’est le cas notamment de Symphosius, de l’auteur de la série 38-80, des auteurs des pièces rhétoriques 21 et 198, qui font penser à celles de Dracontius. La place faite aux auteurs contemporains est donc largement la plus importante. Et les poèmes prétendument ou réellement de l’époque classique (définissons-là jusqu’au ier siècle de notre ère inclus) sont peu nombreux. La majorité des textes retenus sont d’inspiration païenne. Une dizaine de pièces seulement sont chrétiennes ; ce sont : le centon 16, De ecclesia ; les poèmes 91-95 du recueil de l’anonyme (90-197) ; le poème 254 de Flavius Felix ; les poèmes 378-380. On les examinera tour à tour.
i. le centon de eccleSia Le De ecclesia, qui dépasse les cent vers, est le seul centon chrétien de la série des centons. C’est aussi celui qui s’écarte le plus de l’hypotexte virgilien comme l’a montré L. Zurli13. Il a été édité par A. Damico14. Il est parfois attribué à Mavortius, auteur du centon Iudicium Paridis (10). Mais M. Bažil15, spécialiste du centon chrétien, a montré que le De ecclesia diffère du Iudicium Paridis par le choix des sources et le traitement des mots virgiliens, par la facture du vers et par la métrique, et qu’il ne peut donc être de Mavortius. Les quelques lacunes et les ellipses dans le propos n’empêchent pas de comprendre de quoi il est question, à savoir une célébration religieuse. Le texte s’ouvre sur une description d’une église, maison de Dieu (1-12), ce qui justifie le titre du centon. Puis le prêtre tient une longue homélie (13-98) qui parcourt les grandes étapes de la vie du Christ, depuis sa conception jusqu’à son ascension au ciel, avec une insistance sur le jugement devant Pilate et la descente aux enfers, racontée amplement dans l’Évangile apocryphe de Nicodème. Il conclut sur les signes terribles qui accompagneront la seconde venue du Christ, et invite les fidèles à sacrifier leur vie pour lui. Après cette homélie la cérémonie continue et elle s’achève par le sacrement eucharistique (99-108). Après quoi chacun rentre chez lui (109-110). Au texte du centon proprement dit a été ajouté une sorte d’épilogue introduit par une phrase en prose qui interrompt le poème après le vers 110. Cette postface consiste en six hexamètres centonisés dans lesquels l’auteur refuse d’être comparé à Virgile et rappelle comment le pauvre Marsyas a payé de sa vie l’audace de se comparer à Apollon. L’intérêt de ce paratexte exceptionnel réside dans l’illusion qu’il crée d’une exécution du centon lors d’une lecture publique : les 13. L. Zurli, Il limen (sottile) tra congettura e restituzione. Perugia, Centro Studi Anthologia Latina, 2016, p. 87. 14. A. Damico, De ecclesia. Cento Vergilianus, Acireale-Roma, Bonanno Editore, 2010. 15. M. Bažil, Centones christiani : métamorphoses d’une forme intertextuelle dans la poésie latine chrétienne de l’Antiquité tardive, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2009, p. 224-230.
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vers se donnent comme une réponse spontanée aux acclamations des auditeurs enthousiasmés par la qualité du poème. Comment expliquer la présence de ce centon chrétien ? Il est possible que le compilateur de l’AL ait voulu montrer, comme l’avait fait Falconia Proba à sa façon, que les vers de Virgile pouvaient être employés pour tout sujet, que Virgile était l’archétype de n’importe quel genre de poésie et d’inspiration. Le projet s’inscrirait alors dans la christianisation de Virgile, sensible dès le ive siècle. La datation du poème n’est pas établie, sans doute le ive ou ve siècle16. Ce poème est en tout cas important dans la mesure où nous n’avons que quatre centons chrétiens dans l’Antiquité tardive : outre celui de Proba, les deux autres sont les Versus ad gratiam Domini et le De Verbi incarnatione17.
ii. leS épiGrammeS 91-95 Les pièces 91-95 ouvrent le recueil de l’anonyme après la préface. Ce sont les seuls poèmes chrétiens d’un recueil autrement entièrement païen. On a même supposé que ces pièces religieuses n’étaient pas du même auteur et avaient été insérées là par erreur18. Mais rien ne vient étayer une telle hypothèse. En réalité il semble que ces épigrammes contribuent par leur solennité religieuse et leur facture recherchée à faire du livre une sorte de temple et à en solenniser le seuil. Une autre explication est possible. Ces cinq poèmes, consacrés respectivement à une tenture d’église (91), à la mort d’un enfant chrétien (92), au jugement de Salomon (93), et à un luminaire d’église (94-95), sont tous, sauf le deuxième, des tituli, c’est-à-dire de courtes inscriptions expliquant une représentation figurée. L’auteur aurait pu vouloir mettre ces tituli en parallèle avec les nombreux poèmes de son recueil qui sont des ecphrasis ayant une éventuelle vocation épigraphique. En tout cas ces cinq poèmes sont très élaborés. Prenons l’exemple de la série 94-95, consacrée à un luminaire d’église : le premier poème se compose d’un unique distique, le second est une variation plus développée (le principe des séries est constant dans le recueil). Les voici, accompagnés de leur traduction : De cereo
Lenta paludigenam uestiuit cera papyrum, lumini ut accenso dent alimenta simul.
Aliter
Ut deuota piis clarescant lumina templis, Niliacam texit cerea lamna budam ;
16. A. Damico, De ecclesia. Cento Vergilianus, p. 28. 17. Voir M. Bažil, Centones christiani, p. 201-223. 18. Voir N.M. Kay, Epigrams from the Anthologia Latina. Text, Translation and Commentary, London, Duckworth, 2006, p. 68-69.
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congrua uotiferae submittit pabula flammae, quae castis apibus praebuit ante domus.
La bougie
La cire flexible a recouvert le papyrus né dans les marais, si bien qu’ils offrent ensemble un aliment à la lumière qui brûle.
Un autre
Pour que des lumières de dévotion éclairent les temples saints, une couche de cire a recouvert la laîche du Nil ; elle fournit une nourriture appropriée aux flammes porteuses de vœux, après avoir, auparavant, offert une demeure aux chastes abeilles.
Ces deux poèmes sont particulièrement remarquables en ce qui concerne l’ordre des mots et le lexique. Le vers 94, 1 (Lenta paludigenam uestiuit cera papyrum) est un vers d’or, c’est-à-dire un vers formé de cinq mots seulement, deux substantifs, deux adjectifs et un verbe ou un participe, s’organisant selon le schéma : adjectif 1 – adjectif 2 – verbe – substantif 1 – substantif 2, avec la césure après le second adjectif. Cette disposition permet notamment de créer un effet d’attente, en repoussant les substantifs à la fin du vers. Mais ce vers est remarquable aussi par la présente du mot paludigena. D’abord l’adjectif paludigenus n’est attesté qu’une autre fois en latin ancien, dans les Epigrammata Bobiensia 48, 3. Ensuite c’est un mot long de cinq syllabes. Or les mots de cinq syllabes sont assez rares en poésie. Dans le recueil de l’anonyme, on en rencontre seulement cinq (94, 1 ; 159, 2 ; 178, 4 ; 181, 4 ; 183, 1). Ici, il est particulièrement approprié après lenta, dans la mesure où il ralentit par sa longueur le rythme du vers, de même que la bougie brûle lentement. Les allitérations en /p/ et /l/ renforcent l’unité du poème. La pièce 95 n’est pas moins travaillée. Elle commence par un hexamètre d’or à six mots avec rime léonine (Ut deuota piis clarescant limina templis), qui est relayé au vers 3 par un hexamètre d’or pur, lui aussi léonin (congrua uotiferae submittit pabula flammae) ; entre les deux, un pentamètre de cinq mots formé, comme les deux hexamètres, de deux substantifs qualifiés chacun par un adjectif et d’un verbe. L’auteur a aussi choisi d’utiliser deux mots très rares : buda, un mot prosaïque dont les trois principales autres occurrences se trouvent chez saint Augustin (Ep. 88, 6 ; 105, 3), Tiberius Donat (ad Aen. 2, 135) et dans les Vitae patrum (V, 10, 76), et le composé poétique uotifer, qui se lit seulement chez Stace (Silv. 4, 4, 92) et dans l’Epithalamium Laurenti (15) dont l’attribution à Claudien est désormais écartée19. Les deux mots buda et uotifer, de registre de langue opposé, matérialisent en quelque sorte la recherche formelle. Le thème de la chasteté des abeilles, introduit au dernier vers, n’est pas anodin. On croyait couramment dans l’Antiquité que ces insectes avaient un mode de reproduction asexué. Un parallèle est alors possible avec la Vierge, qui a été mère sans perdre 19. Voir S. HorStmann, Das Epithalamium in der lateinischen Literatur der Spätantike, München, K.G. Saur, 2004, p. 251.
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sa virginité. Par ailleurs, dès les premiers temps du christianisme la communauté des abeilles est une allégorie de l’Église20. Bref, ce couple de deux poèmes remarquables met en évidence la bougie qui éclaire comme symboliquement et spirituellement le recueil.
iii. poStulatio honoriS Le poème 25421 a pour titre, selon le Salmasianus, Postulatio honoris aput Victorinianum uirum illustrem et primiscriniarium, c’est-à-dire « Demande de charge à Victorinianus, homme de rang illustre et chef des bureaux royaux22 ». Il s’agit d’une sollicitation en quarante vers, où l’auteur demande à un certain Victorinianus, primiscriniarius et uir illustris, une charge de clerc. La fonction de primiscriniarius n’existe pas dans l’administration impériale, et on ne sait à quoi elle correspond dans le système vandale. En tout cas le personnage occupait un rang élevé dans la chancellerie royale, comme le confirme son titre d’illustris. Il est vraisemblable que ce Victorinianus est arien, même si les rois vandales ont employé dans l’administration des Afro-Romains catholiques. L’auteur du poème quant à lui, Flavius Felix, est, comme son nom le prouve, un Afro-Romain, et à ce titre il devait au départ être catholique (ou, moins vraisemblablement, païen). Il fait donc partie de ces catholiques passés à l’arianisme, dont Victor de Vita (Histoire de la persécution vandale en Afrique, III, 62) et d’autres sources nous attestent l’existence23. On notera qu’il ne fait directement allusion à la religion qu’aux vers 30 et 40, et multiplie les références mythologiques. Il est apparemment encore laïc, et veut sans doute accéder directement au rang de primus clericus. Ses aspirations paraissent peu spiritualisées : il cherche avant tout à jouir de la tranquillité et à échapper à certaines fonctions politiques et judiciaires. La nature de ces fonctions qu’il ne souhaite pas assumer n’est cependant pas claire. Comme il est cultivé et uir clarissimus (selon le manuscrit), c’était vraisemblablement un notable local. Il pourrait alors très bien être un de ces notables qui cherchaient à se réfugier dans l’Église pour se soustraire au statut 20. M. MiScH, Apis est animal. Apis est Ecclesia. Ein Beitrag zum Verhältnis von Naturkunde und Theologie in Spätmittelalter und mittelalterlichen Literatur, Bern-Frankfurt am Main, Herbert LangPeter Lang, 1974 ; C. Vincent, « Les luminaires en usage dans le culte chrétien occidental au Moyen Âge ont-ils eu le statut d’‘objet sacré’ ? », in C. Delattre (éd.), Objets sacrés, objets magiques de l’Antiquité au Moyen Âge, Paris, Picard, 2007, p. 169-183, ici p. 171. 21. Sur ce poème, voir É. Wolff, « Le poème 254 Riese de l’Anthologie latine », in E. amato, p. de cicco, T. moreau (éd.), Canistrum ficis plenum. Hommages à Bertrand Lançon = Supplément 5 de la Revue des Études Tardo-antiques, 2017-2018, p. 443-451. 22. Notre traduction de primiscriniarius est forcément une approximation, puisqu’on ne sait quelle fonction le mot désigne précisément, voir plus bas. 23. Voir C. CourtoiS, Les Vandales et l’Afrique, Paris, Arts et métiers graphiques, 1955, p. 227 et 299 ; J.-M. LaSSère, Africa, quasi Roma, 265 av. J.-C.-711 apr. J.-C. Études d’antiquités africaines, Paris, 2015, CNRS Éditions, p. 687.
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de curiale et aux contraintes qu’il comportait. On peut supposer en effet que les charges pesant sur les curiales ont été maintenues par l’occupant vandale.
iv. la Section finale de la collection Si l’on adopte les conclusions de Mondin et Cristante, les trois poèmes 378-380 constituaient les trois derniers de la collection, mais dans l’ordre 378-380-37924. La pièce 378, du grammaticus Calbulus, est un ensemble destiné à orner une cuve baptismale pour le baptême par immersion. Elle est liée, par le motif de l’eau, au poème 377 qui célébrait des thermes (sans doute les mêmes thermes royaux que glorifiait Felix dans les pièces 210-214). Le poème 380, du referendarius Petrus, est dédié au mystère de l’Incarnation qu’il ne convient pas de chercher à expliquer. Il est lui aussi faussement ou réellement épigraphique. Enfin le poème 379 est consacré au pouvoir salvateur de la Croix ; il utilise abondamment l’anaphore. Là-dessus un simple hexamètre, à qui il faudrait attribuer un numéro distinct en le dissociant du poème précédent, congédie le lecteur avec le traditionnel vœu de paix divine (Pax domini tecum, puro quam pectore quaeris). La section finale de la collection mêlait donc panégyrique (376 In laudem regis), religion païenne (389 In laudem solis, révélateur du syncrétisme solaire tardo-antique), et religion chrétienne, mais c’est celle-ci qui servait de clôture et de couronnement. Ainsi, un peu paradoxalement, un recueil globalement païen avait une fin chrétienne. *** Une des caractéristiques de la collection est sa grande discrétion sur le plan de la religion. Cette remarque ne vaut évidemment que pour la période vandale ; auparavant, le problème ne se pose pas (on notera cependant que le seul poème d’Optatianus Porfyrius qui soit donné, en 81, est d’inspiration mythologique, alors que la majorité des poèmes conservés de cet auteur est consacrée à l’éloge de Constantin). Par exemple, rien dans l’épithalame 18 n’indique que les fiancés célébrés par Luxorius étaient chrétiens, ce qui était pourtant certainement le cas. De même, dans l’épitaphe de la petite Damira (345), certainement chrétienne elle aussi (arienne puisqu’elle est la fille d’un prince vandale), les mots qui disent que la petite fille est maintenant au ciel sont remarquablement flous et pourraient s’appliquer à un païen (v. 13-14) : Huius puram animam stellantis regia caeli possidet et iustis inter uidet esse cateruis.
24. L. mondin, l. criStante, « Per la storia antica dell’Antologia Salmasiana », p. 317.
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Quant à l’épitaphe du christianus infans (92), elle mélange les thèmes et le vocabulaire bibliques et païens. La pièce de Luxorius In diaconum festinantem ad prandium cauponis, « Contre un diacre se hâtant d’aller déjeuner à l’auberge » (303), purement satirique, ne contredit pas notre propos. Les monuments religieux sont remarquablement absents du recueil, alors que sont louées de nombreuses constructions civiles (thermes, amphithéâtres, etc.). Par exemple le poème 213 reste très flou quand il mentionne la construction d’un édifice religieux (sans doute une église destinée au culte arien) par Thrasamond (213, 5-6, cf. notamment la tournure sacram meritis altaribus aedem, « un temple consacré par des autels légitimes »). Claude Lepelley25, pour une époque antérieure, faisait l’hypothèse d’une neutralité civique comme substrat d’une christianisation estimée plus privée que publique. De même Richard Miles26 voit dans la vie publique telle que nous la montrent les auteurs de l’AL un espace séculier du point de vue tant physique qu’idéologique qui devait permettre aux souverains d’établir un modus vivendi réussi avec leurs sujets romains d’Afrique. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de préserver l’unité de la communauté par-delà les conflits religieux qui la déchirent. De fait il y a très peu de références au christianisme dans l’AL : c’est la culture classique qui sert (un peu paradoxalement) de terrain commun. Si la religion paraît un sujet exclu, c’est à la fois en raison du genre des poèmes et parce que c’était un lieu de désaccord : les Romains d’Afrique étaient nicéens, tandis que les Vandales étaient ariens, et les seconds persécutaient les premiers. Les poètes, exclusivement ou majoritairement nicéens, ont préféré un terrain neutre où les uns et les autres puissent se retrouver. Le christianisme est donc présent par son absence. L’inspiration des poèmes et la culture des poètes sont essentiellement païennes. Et de fait beaucoup des auteurs de l’AL, notamment pour la période vandale, sont soit eux-mêmes grammatici soit vivent dans un milieu de grammatici (Luxorius, Symphosius). Or l’enseignement des grammairiens se fondait sur les auteurs païens classiques. Il est possible que nos poètes aient eu par ailleurs une solide formation chrétienne, comme c’était le cas par exemple de Dracontius à la même époque. Mais ils n’en font pas état et nous n’avons aucune information sur le sujet. Seules les pièces 91-95 et 378-380 montrent une véritable inspiration chrétienne. Par exemple les poèmes 94-95 sont proches par leur contenu, au-delà de la différence des genres, des hymnes religieuses composées pour la Laus cerei lors
25. C. Lepelley, « Le lieu des valeurs communes. La cité terrain neutre entre païens et chrétiens dans l’Afrique romaine tardive », in H. InGlebert (éd.), Idéologies et valeurs civiques dans le monde romain. Hommage à Claude Lepelley, Paris, Picard, 2002, p. 271-285. 26. R. MileS, « The Anthologia Latina and the Creation of Secular Space in Vandal Carthage », Antiquité Tardive, 13 (2005), p. 305-320.
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des lucernaires (Prudence, Cathemerinon 5 ; Ennode, Opuscula 9-10, Benedictio Cerei27). L’AL est donc révélatrice à la fois de la vigueur de la tradition païenne en poésie et du conflit religieux en Afrique vandale. Le compilateur a juxtaposé poèmes du passé et poèmes du présent, inspiration païenne et inspiration chrétienne : les poèmes païens sont de loin les plus nombreux, mais les poèmes chrétiens servent de conclusion au recueil. Ce compilateur était sans doute lui-même un chrétien. Le paradoxe qu’il y a à ce qu’un chrétien privilégie les textes païens (ce que faisait aussi l’anonyme de la série 90-197) n’est pas un cas isolé à l’époque. On peut mentionner Fulgence le Mythographe, qui, bien qu’explicitement chrétien, consacre ses œuvres principales (Mitologiae et Expositio Virgilianae continentiae) à l’interprétation de mythes et de textes païens. Et s’il en donne une interprétation allégorique qui en moralise le contenu, il les tire globalement assez peu vers le christianisme. Il y avait donc à cette époque en Afrique certains chrétiens qui ne jugeaient pas leur intérêt pour la culture païenne incompatible avec leur christianisme.
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ÉPIGRAPHIE ET SPIRITUALITÉ DANS LA POÉSIE LATINE TARDIVE DE DAMASE DE ROME À ENNODE DE PAVIE : MONUMENTALISER LE LIEN ENTRE TERRE ET CIEL Gaëlle Herbert de la portbarré-viard
Aix-Marseille Université, CNRS, TDMAM, Aix-en-Provence
Résumé L’objectif de ce chapitre est de montrer, à partir d’un corpus de textes qui va des épigrammes du pape Damase à celles d’Ennode de Pavie, comment la poésie épigrammatique chrétienne liée aux monuments de la nouvelle religion (tombes, édifices de culte, baptistères) a été influencée par la tradition épigraphique précédente, notamment en ce qui concerne les indices de l’énonciation, les potentialités visuelles de l’inscription et sa fonction mémorielle, tout en lui donnant un contenu nouveau. On s’intéresse particulièrement aux liens entre épigraphie et poésie spirituelle sur les monuments. Ce nouveau genre de la poésie chrétienne, qui contient souvent un discours exégétique sur le monument, peut être épigraphe, mais il peut également être inscrit dans un monumentum littéraire, le texte lui-même. Nous nous efforçons de montrer comment ces messages de pierre, réels ou virtuels, contribuent à cette monumentalisation du lien entre terre et ciel qui joue un rôle fondamental dans la sacralisation des édifices du culte chrétien dès l’Antiquité tardive. Abstract This chapter deals with a textual corpus that ranges from the epigrams of Pope Damasus to the poems by Ennodius of Pavia. My purpose is to show how Christian epigrammatic poetry, in its relation to the monuments of the new religion (graves, churches, baptisteries), was influenced by the preceding epigraphic tradition, especially regarding enunciation clues, inscriptions’ visual potentialities and memorial functions, while bringing fresh content. I focus particularly on the links between epigraphy and the spiritual poetry inspired by Christian monuments. This new genre of Christian poetry can be found inscribed on stones – it often contains exegetic discourse about the monuments –, but may also be expressed through a literary monumentum, i.e. the text itself. We try to demonstrate how these real or virtual stone messages contribute to the monumentalization of the link between earth and heaven, a process that has played a major role in the sacralization of Christian buildings since Late Antiquity.
Romaniser la foi chrétienne ? La poésie latine de l’Antiquité tardive entre tradition classique et inspiration chrétienne, éd. Giampiero ScafoGlio et Fabrice WendlinG, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 20), pp. 157-198. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132141
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Gaëlle herbert de la portbarré-viard
Nulla potest tantas conplecti pagina uires, Quamquam ipsa his titulis caementa et saxa notentur. Terrenum non claudit opus, quod regia caeli Suscipit et rutilis inscribunt sidera gemmis1. Paulin de Périgueux, De orantibus, v. 5-8
D
ans ce poème épigraphique transmis par la sylloge du Martinellus qui lui est aujourd’hui sans conteste attribué, et qui était inscrit dans la basilique Saint-Martin de Tours rénovée par l’évêque Perpetuus, Paulin de Périgueux énonce un paradoxe inhérent à la poésie épigrammatique chrétienne quand elle se matérialise dans la forme de l’épigramme : dire sa finitude au même moment où elle tente de « matérialiser » l’infini de la spiritualité chrétienne. Dans le cadre de ce chapitre, nous nous efforcerons d’analyser comment la poésie épigrammatique chrétienne liée aux monuments de la nouvelle religion a été influencée par la tradition épigraphique de la latinité précédente2. Pour ce faire, nous avons choisi de nous intéresser, dans le vaste corpus que constitue la poésie épigrammatique chrétienne3, aux liens entre épigraphie et poésie spirituelle à travers leurs rapports aux monumenta du christianisme (tombes, édifices de culte et baptistères) envisagés non seulement dans leur matérialité mais aussi dans leur conception mentale. Ce lien entre épigraphie et spiritualité chrétienne était pour ainsi dire déjà inscrit dans la parole christique adressée à Pierre : « tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon Église4 » ; c’est sur cette pierre métaphorique et spirituelle incarnée par l’apôtre que va se construire l’édifice de la foi chrétienne dont la pierre angulaire est le Christ. D’une manière analogique, les messages de pierre liés au christianisme contribuent à ancrer la spiritualité chrétienne dans la matérialité terrestre, contribuant en quelque sorte à « monumentaliser » le lien entre terre et ciel. Or ce dernier est particulièrement important pour la sacralisation des édifices de culte qui commence, comme le montrent clairement les textes qui jalonneront notre parcours, dès l’Antiquité tardive.
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« Nulle page ne peut embrasser de si vastes pouvoirs (5), quand bien même cette inscription figure sur moellons et pierres. Une œuvre terrestre ne saurait enfermer ce que le palais du Ciel accueille, et qu’en gemmes rutilantes gravent les étoiles » (traduction de V. Zarini). À l’origine de ce chapitre, se trouvent les notices que j’ai rédigées pour le Dictionnaire de l’épigramme littéraire dans l’antiquité grecque et latine à paraître chez Brepols sous la direction de D. meyer & C. urlacHer-becHt : Paulin de Nole, Venance Fortunat et Épigramme architecturale. L’intérêt que j’y ai trouvé m’a poussée à élargir ma réflexion sur les liens entre épigraphie et spiritualité dans une perspective plus littéraire et culturelle sur l’ensemble d’un corpus qui va du ive au vie siècle. Ce corpus constitue également une partie de celui sur lequel se fonde l’ouvrage, à paraître dans la Bibliothèque d’Antiquité tardive, issu de mon habilitation à diriger des recherches, Naissance du discours sur les édifices chrétiens dans la littérature latine occidentale. Voir par exemple l’ouvrage récent sur l’épigramme dans la latinité tardive : M.-F. Guiponi-GineSte et C. urlacHer-becHt (éd.), La Renaissance de l’épigramme dans la latinité tardive, Actes du colloque de Mulhouse (6-7 octobre 2011), Paris, De Boccard, 2013. Voir Mt 16, 18.
épiGraphie et Spiritualité danS la poéSie latine tardive de damaSe de rome à ennode de pavie 159
Nous nous proposons, dans le cadre de cette étude, d’éclairer les raisons pour lesquelles le discours sur les monumenta chrétiens s’est ainsi « cristallisé » dans le poème épigrammatique, lieu privilégié lié à une possible réalisation matérielle. L’épigramme monumentale potentiellement épigraphe devint ainsi une sorte de laboratoire expérimental pour la pensée chrétienne, et en particulier pour la sacralisation de l’espace architectural5. En effet, à partir de Damase, évêque de Rome, qui monumentalisa les tombes des martyrs dans la Rome post-constantinienne6, et d’Ambroise de Milan7 qui est le premier à donner des éléments descriptifs sur un monument chrétien en poésie, le discours littéraire sur les monuments chrétiens se concentre en grande partie dans ce type d’épigramme. L’essor de ce type de discours est bien entendu lié au phénomène de la diffusion des bâtiments de ce genre à partir de l’époque constantinienne. Nous partirons de quelques réflexions sur la poésie épigrammatique chrétienne liée aux monuments et sur ses liens avec l’épigraphie classique à laquelle elle doit beaucoup : cette dernière, en effet, va modeler la pensée chrétienne autant que celleci va introduire un certain nombre de transformations des énoncés dans le support épigrammatique. De cette rencontre entre épigraphie et spiritualité, naît donc un nouveau genre de poésie épigrammatique, du titulus bref au poema longum8, qui envisage la réalité de l’insertion sur un monument comme une potentialité, mais qui peut également s’inscrire dans le monumentum littéraire en train de s’écrire. Ce type d’épigramme présente bien sûr un certain nombre de points communs avec les inscriptions chrétiennes, en prose et en vers, liées aux monuments. 5. 6.
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Nous n’aborderons ici le rapport entre les épigrammes monumentales et les représentations figurées qui ornent les édifices qu’à l’occasion de l’examen de deux des tituli en vers composés par Paulin de Nole pour le baptistère de Primuliacum. Sur Damase de Rome et son œuvre monumentale, voir par exemple Ch. pietri, Roma christiana. Recherches sur l’église de Rome, son organisation, sa politique, son idéologie de Miltiade à Sixte III (311-440), Rome, B.E.F.A.R., 1976, t. I, p. 529-557, J. fontaine « Les poèmes épigraphiques expression de la foi : l’œuvre de Damase de Rome », in Naissance de la poésie dans l’Occident chrétien. Esquisse d’une histoire de la poésie latine chrétienne du iiie au vie siècle, Paris, Études augustiniennes, 1981 ; V. fioccHi nicolai, Strutture funerarie ed edifici di culto paleocristiani di Roma dal IV al VI secolo, Città del Vaticano, Pontificia Commissione di Archeologia Sacra, 2001, p. 79-88 ; D. trout, Damasus of Rome. The Epigraphic Poetry, Introduction, Texts, Translations, and Commentary, Oxford, Oxford University Press, 2015. Sur Ambroise de Milan et son œuvre monumentale, voir par exemple R. krautHeimer, Tre capitali cristiane. Topografia e politica (traduzione di R. Pedio), Torino, Einaudi, 1987 ; H. Savon, Ambroise de Milan (340-397), Paris, Desclée, 1997 ; p. piva, « L’edilizia di culto cristiana a Milano, Aquileia e nell’Italia settentrionale fra IV e VI secolo », in S. de blaauW (éd.), Storia dell’architettura italiana, da Costantino a Carlo Magno, Milano, Electa, 2010, p. 98-145. Voir à ce sujet A. morelli (ed.), Epigramma longum. Da Marziale alla tarda Antichità, Atti del Convegno internazionale. Cassino, 29-31 maggio 2006, Cassino, Edizioni dell’Università degli Studi di Cassino, 2008 et en particulier l’article de L. Mondin, « La misura epigrammatica nella tarda latinità », p. 397-394, qui, p. 401, après avoir constaté que « il concetto stesso di breuitas appare quanto mai relativo nel giudizio delle fonti », déclare que « […] in assenza di formulazioni non equivoche o di dichiarazioni programmatiche […], la scala di misura dell’epigramma tardolatino, e al suo interno l’eventuale soglia di partenza dell’epigramma longum, vanno desunte dalla prassi stessa degli epigrammatisti, là dove le condizioni dei testi consentano di approdare a risultati relativamente sicuri ».
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Gaëlle herbert de la portbarré-viard
Dans ce type de poésie potentiellement épigraphe, on peut étudier comment les différents aspects du discours chrétien sont susceptibles d’être mis en rapport avec la tradition épigraphique précédente qui influe sur leur contenu, même si la nouvelle religion présente, à notre avis, une nouveauté fondamentale : alors qu’à notre connaissance les inscriptions religieuses de la romanité précédente ne sont pas le lieu d’un discours argumentatif et conceptuel, le Verbe divin, qui est au fondement de la religion chrétienne, « informe » en effet les « messages de pierre9 » , qu’ils soient réels ou fictifs. Prenant appui sur un corpus de textes littéraires qui va de Damase à Ennode de Pavie10, par conséquent de la fin du ive au début du vie siècle11, nous nous efforcerons de voir, à travers quelques exemples, comment la tradition épigraphique classique offre à la poésie épigrammatique latine chrétienne une structure à la fois formelle et sémantique, mais aussi visuelle qui va lui permettre, tout en infléchissant cette tradition, de développer un discours spirituel sur les monumenta chrétiens (tombes et édifices) en ancrant ce discours dans la topographie des lieux qu’elle va contribuer à sacraliser12. Le caractère de ce corpus est limité, nous devons le concéder, mais il constitue cependant un objet d’étude très significatif, et il est possible, comme nous le verrons au cours de notre étude, de le rapprocher de poèmes épigraphes encore in situ ou connus par les sylloges. Nous verrons ensuite comment la métamorphose spirituelle par le christianisme des notions de fondation et de commanditaire permet aux poètes de notre corpus de fonder spirituellement les monumenta en les ancrant dans une dialectique entre terre et ciel à laquelle contribuent également les messages de pierre devenus le lieu d’un discours exégétique sur le monument.
i. de l’épiGrapHie claSSique à la poéSie épiGrapHique et épiGrammatique cHrétienne : entre continuité et métamorpHoSe deS énoncéS
L’épigraphie chrétienne, qu’elle soit monumentale ou reflétée par les poèmes sur les monumenta, tire largement partie des leçons de l’épigraphie classique utilisée par les commanditaires précédents pour introduire une dialectique entre la matérialité des messages textuels et les monuments. La reprise des caractéristiques 9.
Nous empruntons cette expression au titre du bel ouvrage de V. debiaiS, La croisée des signes. L’écriture et les images médiévales (800-1200), Paris, Le Cerf, 2017, qui, bien qu’il porte sur une période ultérieure (xiiie-xive siècles), éclaire remarquablement les enjeux du medium épigraphique. 10. Sauf mention contraire, les traductions que nous proposons de ces textes sont personnelles. 11. Nous avons traité du cas particulier des liens entre épigraphie et spiritualité chez Venance Fortunat dans « Les lieux de l’épigramme, les lieux dans l’épigramme : quelques remarques sur la poétique de Venance Fortunat », Revue des études tardo-antiques, 9 (2019-2020), Supplément 8, p. 225-245. 12. À propos de l’ancienneté du lien entre architecture, littérature et épigraphie latines, nous nous permettons de renvoyer à notre notice « Les épigrammes architecturales : architecture chrétienne (monde romain occidental). Tradition latine », à paraître dans le Dictionnaire analytique de l’épigramme littéraire évoqué dans la n. 2.
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du langage épigraphique par les poètes chrétiens les conduit en quelque sorte à repenser le message chrétien en tant que promoteur de sa propre monumentalisation à travers l’épigraphie funéraire chrétienne envisagée ici dans sa liaison avec les tombes, mais aussi à travers de nouveaux types de monuments tels que les différents types d’édifices de culte (églises, baptistères, oratoires). De Damase de Rome à Ennode de Pavie, on peut remarquer une utilisation parfaitement maîtrisée des potentialités du langage épigraphique et de ses utilisations ‘médiatiques’. La nouvelle religion, à travers les écrits de certains de ses plus grands auteurs, va en effet faire de l’épigramme, qu’elle soit ou non épigraphe, aussi bien un outil de « maillage spirituel » de l’espace urbain et suburbain qu’un « marqueur » de conquête de ce même espace. Le dialogue instauré entre épigraphie et poésie spirituelle à l’intérieur de la littérature chrétienne13 permet à cette dernière d’extérioriser un discours sur les monuments terrestres qui ne lui était pas consubstantiel au départ, mais dont l’importance va s’accroître, avec le développement de l’architecture paléochrétienne dans les différentes aires géographiques. Nous nous intéresserons tout d’abord aux fonctions de certaines caractéristiques du langage épigraphique, quand celuici est réinvesti par le christianisme : les indices de l’énonciation et les indices spatio-temporels, les potentialités visuelles du discours épigraphique et enfin la fonction mémorielle de l’inscription.
I.1. L’importance des indices de l’énonciation et la spatio-temporalité dans la mise en scène du discours épigrammatique lié aux monumenta du christianisme La mise en scène d’un discours avec les destinataires fait partie des enjeux de la forme épigraphique : l’inscription, lorsqu’elle est funéraire, peut interpeller le passant en lui demandant par son attention, et tout simplement par sa lecture, de faire revivre la personne défunte ou, dans un cadre plus large, elle peut inviter les lecteurs-spectateurs du texte à prendre acte de réalisations monumentales attachées à un commanditaire, pour ne prendre que deux exemples. Elle peut donc instaurer un dialogue entre actant, locuteur et destinataire, qui, dans l’épigramme chrétienne, qu’elle soit ou non épigraphe, revêt une dimension spirituelle. Ce dialogue s’incarne par ailleurs dans un lieu spatial, celui où se trouve ou celui qu’évoque l’inscription, et dans une temporalité, celle de sa lecture14.
13. Nous tenons à souligner le caractère fondateur de l’article de L. pietri, « Pagina in pariete reserata : Épigraphie et architecture religieuse », in A. donati (éd.), La terza età dell’epigrafia, Faenza, Lega, 1988, p. 137-157, auquel ce chapitre doit beaucoup, même si notre objectif n’est pas le même. 14. L’épitaphe composée par Damase pour sa sœur Irène (11 Ferrua) constitue, dès son début, un bon exemple de christianisation des indices de locution de l’inscription funéraire : Hoc tumulo sacrata deo nunc membra quiescunt, / Hic soror est Damasi, nomen si quaeris, Irene. Traduction : « Dans
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Damase, le précurseur
Locuteur, actant et destinataire sont des notions qui nous semblent informer dès le départ la christianisation de l’épigramme. C’est tout particulièrement le cas des épigrammes, la plupart en hexamètres dactyliques, composées par Damase de Rome pour honorer les tombes des martyrs de l’Vrbs : elles contiennent en effet de très nombreux indices d’énonciation par lesquels les pèlerins sont invités à prendre connaissance du sort des martyrs dont ils visitent les tombes. On peut citer à cet égard l’elogium adressé à Felix et Adauctus qui se trouvait dans la catacombe de Commodille15, dans lequel Damase, à la fois actant et locuteur, active en quelque sorte un dialogue de foi entre les deux martyrs destinataires de l’inscription auxquels l’interpellation redonne vie, les fidèles qui la lisent et ceux qui l’ont monumentalisée, c’est-à-dire Damase et le presbyter Verus : O semel atque iterum uero de nomine Felix, Qui intemerata fide contempto principe mundi Confessus Christum caelestia regna petisti. O uere pretiosa fides, cognoscite, fratris, Qua ad caelum uictor pariter properauit Adauctus. Presbyter his Verus, Damaso rectore iubente, Composuit tumulum sanctorum limina adornans16.
Ce qui devrait être une inscription funéraire se transforme en célébration de la vie éternelle des martyrs et le tombeau en mémorial. On peut également citer le dernier vers de l’elogium adressé à Nérée et Achille, martyrs militaires, qui se trouvait dans le cimetière de Domitille17 : Credite per Damasum possit quid gloria Christi (« Croyez, grâce à Damase, ce que peut la gloire du Christ »). L’auteur de l’inscription se fait alors ouvertement le héraut de cette gloria Christi incarnée par les martyrs18, et qu’il a pour charge de diffuser à la communauté des croyants qui se dessine derrière la deuxième personne du pluriel de l’impératif d’ordre. Ainsi l’épigramme se fait-elle réceptacle de l’indicible de la Foi (ici la montée aux cieux des martyrs) auquel l’auteur de l’épigramme invite les destinataires à croire.
15. 16.
17. 18.
ce tombeau des membres consacrés à Dieu maintenant reposent : ici se trouve la sœur de Damase, Irène de son nom, si tu le demandes ». Voir A. ferrua, Epigrammata Damasiana, Città del Vaticano, Pontificio Istituto di Archeologia Cristiana, 1942, p. 107-111, et trout, Damasus, p. 103-105. Voir ferrua, Epigrammata Damasiana, p. 98-101 et trout, Damasus, p. 94-96. « Ô, une première fois heureux, et une deuxième fois Félix de ton vrai nom, / Toi qui, par ta foi sans tache, dans le mépris du prince du monde, / As confessé le Christ et gagné le royaume des Cieux. / Ô foi précieuse selon la vérité, apprenez, frères / Par quel chemin vers le ciel pareillement victorieux se hâta Adauctus. / Le prêtre Vérus pour eux sur les indications et les ordres de Damase / A agencé un tombeau et orné le seuil des saints », traduction de J.-L. cHarlet et J. Guyon (éd.), Damase et les martyrs romains, Cité du Vatican, Commission pontificale d’archéologie chrétienne, 1986. Voir ferrua, Epigrammata Damasiana, p. 101-104 et trout, Damasus, p. 98-101. Voir aussi les deux premiers vers de l’elogium de Tarcisius (15 Ferrua) dans le cimetière de Calliste : Par meritum, quicumque legis, cognosce duorum, / Quis Damasus rector titulos post praemia reddit.
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Unis aux indices d’énonciation, les marqueurs spatio-temporels contribuent à ancrer les épigrammes dans la réalité des monuments auxquels elles sont liées, dès les inscriptions damasiennes. L’inscription de la crypte des papes (16 Ferrua)19 est une belle démonstration de l’utilisation virtuose des indices spatio-temporels de l’épigraphie classique par Damase : Hic congesta iacet quaeris si turba piorum Corpora sanctorum retinent ueneranda sepulcra, Sublimes animas rapuit sibi regia caeli. Hic comites Xysti, portant qui ex hoste tropaea : 5 Hic numerus procerum, seruat qui altaria Chr(ist)i ; Hic positus longa uixit qui in pace sacerdos ; Hic confessores sancti quos Graecia misit ; Hic iuuenes pueriq(ue) senes castique nepotes, Quis mage uirgineum placuit retinere pudorem. 10 Hic, fateor, Damasus uolui mea condere membra, Sed cineres timui sanctos uexare piorum20.
Dans ce texte qui comporte plusieurs marqueurs épigraphiques, Damase convoque en effet, par la parole épigrammatique, à travers l’anaphore quasi obsessionnelle de l’adverbe hic, la présence en ce lieu de la turba piorum dont le nombre indéfini est évoqué par l’adjectif congesta (« rassemblée » ou « amoncelée ») et qui fait l’objet d’une longue énumération presque toujours anonyme (sauf l’exception comites Xysti). Outre l’interpellation liminaire d’un visiteur emblématique découvrant l’inscription dans la catacombe de Callixte, il faut noter également la présence dans le premier vers du verbe iacet qui témoigne, sur le plan littéraire, d’un changement mentionné par C. Carletti dans la pratique funéraire et occidentale entre la fin du ive et le début du ve siècle : « il progressivo passaggio dalla struttura dedicatoria (il tale al tale) a quella segnaletica-locativa (qui giace / riposa il tale)21 », mais qui ancre aussi le souvenir des martyrs dans un poème qui sert la même finalité mémorielle que le monument qui lui est associé. On notera dans ce passage, aux v. 3-4, la présence d’un thème clef de la pensée chrétienne, l’opposition entre la terre où le martyr repose, et la regia caeli où 19. Voir ferrua, Epigrammata Damasiana, p. 120-126 et trout, Damasus, p. 113-115. 20. Traduction de J.-L. cHarlet et J. Guyon (éd.), Damase et les martyrs romains, Cité du Vatican, Commission pontificale d’archéologie chrétienne, 1986 : « Ici rassemblée repose, si tu veux le savoir, une foule de justes : / ces tombes vénérables contiennent des corps de saints ; / le Palais du Ciel a ravi leurs âmes sublimes. / Ici, les compagnons de Sixte qui portent les trophées pris à l’ennemi ; / ici la troupe des grands qui veillent sur les autels du Christ ; / ici est déposé l’évêque qui a vécu pendant une longue paix ; / ici les saints confesseurs que la Grèce a envoyés ; / ici des jeunes gens et des enfants, des vieillards et leur chaste descendance / qui ont choisi de garder leur pudeur virginale. / Ici, je l’avoue, moi, Damase, j’ai songé à ensevelir mes membres / Mais j’ai craint de troubler les cendres saintes de ces hommes pieux ». 21. Voir C. carletti, Epigrafia dei cristiani in occidente dal III al VII secolo. Ideologia e prassi, Bari, Edipuglia, 2008, p. 118-119.
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réside déjà son âme. Ainsi, les tombes des martyrs deviennent-elles le point de contact entre la terre et le ciel22. Mais le poème de Damase est aussi évocation des réalités proches de son époque, où le martyre n’est plus le martyre du sang. La sphragis du v. 10 témoigne de cette volonté grandissante, assumée par le pape lui-même, des fidèles : se faire enterrer à proximité de la tombe des martyrs. Les épigrammes damasiennes sont déjà fondées sur une certaine monumentalisation, essentiellement celles des lieux funéraires dans lesquelles elles sont éventuellement insérées23 ; mais elles peuvent parfois comme l’inscription 57 Ferrua24, conservée en intégralité par la sylloge de Lorsch (ixe-xe siècle), se rattacher au programme monumental lié à un édifice de culte, en l’occurrence, S. Lorenzo in Damaso à Rome, seule église vraisemblablement construite par Damase à l’intérieur des murs de la ville, sur le Champ de Mars à proximité du théâtre de Pompée. Cette mise en scène des indices de l’énonciation à l’intérieur du discours épigrammatique se retrouve chez les poètes postérieurs, à commencer par Paulin de Nole et Prudence, et elle permet de poursuivre l’instauration d’un dialogue spirituel entre locuteur et destinataires autour de monuments qui ne sont plus seulement funéraires. C’est avec Paulin de Nole que se déploie un véritable programme épigrammatique à vocation épigraphe qui joue lui aussi sur les liens entre énonciation et dimension spatio-temporelle. Le cas exceptionnel de la lettre 32 de Paulin de Nole25
L’exemple des épigrammes composées par Paulin de Nole26 pour le complexe basilical édifié par Sulpice Sévère à Primuliacum et pour le complexe basilical dédié à saint Félix de Nole que Paulin agrandit, restaura et restructura au tout début du ve siècle, dans les années 401-403 en particulier, est extrêmement significatif27, car il permet en quelque sorte de mieux cerner la fragilité des limites entre épigrammes littéraires et épigrammes épigraphes. Ces épigrammes, dont certaines furent réellement épigraphes28, sont données en effet dans la lettre 32 de Paulin à Sulpice Sévère, écrite dans la deuxième partie de l’année 403, texte extrêmement 22. Sur ce point, voir le livre essentiel de P. broWn, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine [trad. française], Paris, Le Cerf, 1984. 23. Voir par exemple à ce sujet fioccHi nicolai, Strutture funerarie, p. 81-82. 24. Voir ferrua, Epigrammata Damasiana, p. 210-212 et trout, Damasus, p. 187-190. 25. Toutes les traductions des textes de Paulin présentées ici sont tirées de G. Herbert de la portbarréviard, Descriptions monumentales et discours sur l’édification chez Paulin de Nole, Leiden, Brill, 2006, avec parfois des modifications minimes. 26. Sur les liens entre Paulin et Sulpice Sévère, disciple de Martin de Tours, voir par exemple Herbert de la portbarré-viard, Descriptions monumentales, p. 21-25. 27. Les derniers paragraphes de la lettre sont consacrés à l’église de Fundi en Campanie que Paulin a fait construire et pour laquelle il donne deux inscriptions versifiées, l’une destinée à commenter la représentation de la mosaïque absidiale, l’autre la grâce des reliques présentes sous l’autel. 28. Il suffira de donner l’exemple des empreintes des lettres V et M retrouvées dans le lit de la mosaïque absidiale de la nouvelle basilique dédiée à Félix de Nole et qui correspondent à deux des lettres du mot FLVMINA, le dernier de l’inscription que Paulin a consacré à la description et à l’exégèse du sujet de
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important que nous avons longuement étudié ailleurs29, et qui ne sera envisagé ici que dans ce qu’il peut apporter à notre réflexion sur les liens entre épigraphie et spiritualité à l’intérieur de l’épigramme chrétienne. Ce texte est par ailleurs le premier de notre corpus à établir un lien « fondateur » entre, d’une part, l’épigramme et le monument à l’intérieur de l’espace textuel, et, d’autre part, entre l’inscription et le monument dans l’espace architectural réel. Directement liée à l’exemple damasien, nous donnerons d’abord la dernière des trois épigrammes proposées à Sévère par Paulin de Nole comme ornement épigraphe de la tombe de Clair, disciple de Martin de Tours, au § 6 de la lettre 32. Composée de quatorze distiques élégiaques, elle offre un premier exemple de la subtilité avec laquelle Paulin utilise les indices d’énonciation à l’intérieur des épigrammes monumentales. Nous citerons ici les seize premiers vers de ce poème :
Clare fide, praeclare actu, clarissime fructu, Qui meritis titulum nominis aequiperas, Casta tuum digne uelant altaria corpus, Vt templum Christi contegat ara Dei. 5 Sed quia tu non hac qua corpus sede teneris, Qui meritis superis spiritus inuolitas, Siue patrum sinibus recubas dominiue sub ara Conderis aut sacro pasceris in nemore, Qualibet in regione poli situs aut paradisi, 10 Clare, sub aeterna pace beatus agis. Haec peccatorum bonus accipe uota rogantum, Vt sis Paulini Therasiaeque memor. Dilige mandatos interueniente Seuero Quos ignorasti corpore sic meritos. 15 Vnanimi communis amor sit fomes utrisque Perpetui summo foederis in Domino30.
Les v. 1 à 10 mettent en scène avec virtuosité le thème du tombeau comme point de jonction entre la terre et le ciel, déjà présent chez Damase, et déjà au cœur la mosaïque et dont il donne le texte au § 10 de la lettre 32. Voir T. leHmann, Paulinus Nolanus und die Basilica Nova in Cimitile / Nola. Studien zu einem zentralen Denkmal der spätantik-frühchristlichen Architektur, Wiesbaden, Reichert, 2004, p. 238. 29. Voir dans Herbert de la portbarré-viard, Descriptions monumentales, p. 221-240. 30. « Clair par ta foi, si éclairé dans tes actes, clarissime par leurs fruits, / Toi qui égales par tes mérites la signification de ton nom, / Un autel pur voile dignement ce corps qui est le tien, / Afin que la table divine recouvre le temple du Christ. / Mais parce que toi, tu n’es pas retenu là où ton corps l’est, / Toi qui flottes, esprit, vers les mérites d’en haut, / Soit que tu reposes sur le giron des prophètes, / Ou que tu sois caché sous l’autel du Seigneur, / Ou que tu paisses en un bois sacré, ô Clair, / Quelle que soit la région de la terre ou du paradis où tu te trouves, / tu vis bienheureux dans la paix éternelle. Reçois de bon cœur ces vœux des pécheurs qui te prient / De te souvenir de Paulin et de Thérasia. / Chéris ceux qui t’ont été confiés par l’intercession de Sévère, / Même si tu as ignoré pendant ta vie corporelle qu’ils ont eu de tels mérites. / Que l’amour qui nous est commun de celui qui ne fait qu’un avec notre âme / Soit pour l’une et l’autre partie l’aliment d’un pacte éternel dans le Seigneur très haut ».
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des deux premières épigrammes proposées pour la sépulture de Clair. Au-delà de la notion de choix entre trois tituli, le poète offre à ses destinataires, et au premier rang de ceux-ci Sulpice Sévère, une véritable variation sur le thème poétique et spirituel de l’opposition entre terre et ciel résolue en quelque sorte par la présence de l’autel, sur lequel s’effectue le sacrifice divin, au-dessus du corps du martyr lui-même temple de Dieu. Se produit ainsi une véritable sacralisation du lieu où se trouve le corps saint, et on relèvera dans les v. 5 à 10 l’expression poétique du flottement du martyr entre terre et ciel par le moyen d’un système de coordination mis en gras dans le texte (-ue …-ue ; aut…aut) qui permet de rendre vivante par l’épigramme cette interpénétration de la terre et du ciel dans leurs existences parallèles. Dans la suite du poème, l’apostrophe directe au saint permet à Paulin d’exprimer la force de sa présence dans le lieu où il est enseveli et sa puissance d’intercession. On retrouve en effet dans les v. 11 à 16 de cette épigramme les éléments d’un dialogue instauré entre locuteur, actant et destinataire déjà rencontré dans certaines inscriptions damasiennes, mais qui prend ici une tonalité toute différente. Le saint destinataire de l’épigramme proposée comme épigraphe est interpellé à titre d’intercesseur à travers le discours de Paulin. En ce début du ve siècle, au-delà de l’indication du nom du saint personnage, qui repose dans la tombe, c’est son intercession auprès de Dieu que l’on demande. Près de vingt ans après la mort de Damase, les tituli composés par Paulin ne sont plus seulement monumentalisation de la mort mémorable de personnages importants, ils sont aussi monumentalisation des liens personnels entre les saints et les fidèles en des lieux privilégiés. Ces lieux privilégiés, parmi lesquels figurent les lieux de culte d’un christianisme définitivement implanté dans l’empire romain, prennent une importance grandissante dans les épigrammes à partir de Paulin, comme on peut le voir dans les inscriptions qu’il a données pour le complexe basilical édifié par Sulpice Sévère à Primuliacum et dans celles qu’il a composées pour les basiliques de Nole. Nous donnerons d’abord la première inscription en distiques élégiaques proposée par Paulin à son ami afin de faire comprendre aux néophytes l’association, pour le moins étonnante, à une époque où les représentations figurées dans les édifices de culte font toujours problème, des représentations de Paulin encore vivant et de Martin de Tours, mort depuis peu, dans le baptistère de Primuliacum :
5
Abluitis quicumque animas et membra lauacris, Cernite propositas ad bona facta uias. Adstat perfectae Martinus regula uitae, Paulinus ueniam quo mereare docet. Hunc peccatores, illum spectate beati ; Exemplar sanctis ille sit, iste reis31.
31. « Vous tous, qui lavez vos âmes et vos corps dans les vasques, / distinguez les chemins qui vous sont proposés vers les bonnes actions. / Martin se dresse, règle d’une vie de perfection ; / quant à Paulin, il enseigne comment on mérite le pardon. / Pécheurs, regardez celui-ci, bienheureux, regardez celui-là ;
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Dans cette courte épigramme, que de nombreux indices d’énonciation rapprochent de la forme épigraphique dont elle se réclame ouvertement, Paulin s’efforce en effet de faire de la juxtaposition des représentations de Martin de Tours et de lui-même une exégèse dont il prend à témoins les néophytes au sortir de la vasque (Abluitis quicumque animas et membra lauacris). Les indices de l’énonciation, l’utilisation de l’impératif (cernite au v. 3 et spectate au v. 5), et du subjonctif au v. 6 (Exemplar sanctis ille sit), ainsi que l’opposition entre les pronoms Hunc et illum au v. 5, reprise de manière chiasmatique au v. 6 à travers l’opposition entre ille et iste, permettent à Paulin de structurer un message spirituel extrêmement clair qui repose sur la distance irréfutable entre la figure de Martin, image de la perfection, et celle de Paulin, image du péché. Au-delà du rapport essentiel entre texte et image sur lequel nous ne nous attarderons pas ici32, se dessine l’efficacité rhétorique de la structure épigrammatique mise au service de la foi chrétienne, avec dans ce cas précis, une véritable finalité didactique, morale et spirituelle. C’est pourquoi il n’est pas étonnant de voir Paulin l’appliquer, dans la deuxième partie de la lettre 32, aux monuments en l’honneur de saint Félix, non seulement pour mettre en évidence les vérités de la Foi, mais aussi pour inviter les pèlerins à se déployer dans les espaces basilicaux. Nous avons donc choisi de citer enfin l’un des tituli composés pour les portes de la nouvelle basilique de Nole33. Cette pièce écrite en hexamètres présente l’intérêt de montrer à travers les indices de l’énonciation une véritable mise en place d’un parcours spirituel au sein du complexe basilical dédié à saint Félix :
5
Quos deuota fides densis celebrare beatum Felicem populis diuerso suadet ab ore, Per triplices aditus laxos infudite coetus ; Atria quamlibet innumeris spatiosa patebunt, Quae sociata sibi per apertos comminus arcus Paulus in aeternos antistes dedicat usus34.
Situées sur les façades extérieures et intérieures en vis-à-vis des deux basiliques édifiées successivement en l’honneur du saint, chaque façade étant percée de trois entrées surmontées d’un arc, ces épigrammes étaient placées de part et d’autre de l’espace, relativement étroit (6 m environ), séparant les deux édifices. / que ce dernier soit un exemple pour les saints, le premier pour les coupables ». 32. Au sujet des inscriptions destinées à commenter les représentations de Martin et Paulin sur les murs du baptistère de Primuliacum, voir leHmann, Paulinus Nolanus und die Basilica Nova, et Herbert de la portbarré-viard, Descriptions monumentales, p. 41-47. 33. Pour une étude détaillée des tituli des portes des basiliques de Nole, voir Herbert de la portbarréviard, Descriptions monumentales, p. 145-154 et 178-208. nous reprenons ici la numérotation des tituli utilisée par T. Lehmann dans son livre (voir note précédente). 34. « Vous, qu’une foi pleine de dévotion persuade de célébrer le bienheureux / Félix, en foules denses par des bouches diverses, / Répandez largement vos troupes à travers les trois accès ; / Les spacieux atria s’ouvriront à la multitude, si innombrable qu’elle soit ; / Associés entre eux par l’insertion d’arcs ouverts rapprochés, / Paul l’évêque les voue à des usages éternels (m) ».
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Si l’on prend en compte les indications, données par l’archéologue T. Lehmann, sur l’élévation du triforium de la première basilique de Félix, l’arcade médiane, avec un entrecolonnement axial d’environ 3 m 40 et une hauteur de 6 m, était plus large et plus haute que les arcades latérales (environ 5 m 60 de haut et 2 m 60 d’entrecolonnement axial), et si l’on prend en considération le fait que l’expression trinis paribus arcubus employée par Paulin au § 13 laisse entendre que le triforium de la nouvelle basilique dont il ne reste rien devait avoir des mesures identiques, on peut imaginer compte tenu de ces élévations et de la longueur de ces épigrammes (entre 2 et 8 vers) que la taille des lettres gravées ou peintes audessus des portes devait permettre leur lecture35. L’épigramme sur laquelle nous avons choisi de concentrer notre attention fait partie des épigrammes de la lettre 32 qui utilisent les indices de l’énonciation (infudite) pour inviter les fidèles à se répandre dans le complexe basilical et à se déplacer d’un édifice à un autre en un va-et-vient matérialisé par l’évocation des inscriptions de l’une puis de l’autre église36. On peut les rapprocher des inscriptions postérieures de quelques décennies transmises par la sylloge du Martinellus qui suggèrent aux pèlerins un parcours de foi à l’intérieur de la basilique Saint-Martin37. La foule des fidèles du sanctuaire félicien, représentant l’église vivante du Christ, est invitée à circuler dans l’espace architectural qui lui est destiné, et prend en charge pour ainsi dire l’architecture spirituelle commanditée par Paulin et explicitée par les tituli. Ils éprouvent l’unité du complexe architectural en passant aisément de l’ancienne église à la nouvelle (m et n) et sont invités à mettre en rapport le contenu spirituel des épigrammes avec l’architecture des bâtiments. C’est le cas tout particulièrement de l’inscription (o)38 qui lie l’unité architecturale du complexe basilical au dogme de la Trinité : Vna fides trino sub nomine quae colit unum / Vnanimes trino suscipit introitu39. Parce qu’ils mettent en scène un dialogue spirituel avec les fidèles à l’intérieur d’un lieu, actualisé à chaque lecture, les tituli composés par Paulin de Nole pour les portes du sanctuaire nolan constituent un moment important dans l’établissement des liens entre épigraphie et spiritualité chrétienne. De Prudence à la sylloge du Martinellus
Le discours sur le lieu adressé à des fidèles peut également être dépourvu de tout élément descriptif, comme c’est le cas du magnifique poème en distiques 35. Sur le détail des mesures données par T. Lehmann, voir le résumé donné par Herbert de la portbarréviard, Descriptions monumentales, p. 171. 36. Voir aussi par exemple les épigrammes (f) en epist. 32, 12 : Quisque domo Domini perfectis ordine uotis / Egrederis, remea corpore, corde mane (« Qui que tu sois qui sors de la demeure du Seigneur, après avoir achevé tes prières régulièrement, retourne-t-en avec ton corps, mais reste avec ton cœur ») et (n) en epist. 32, 15 : Antiqua digresse sacri Felicis ab aula, / In noua Felicis culmina transgredere (« Toi qui es sorti de l’ancien palais de Félix, / passe dans la nouvelle demeure de Félix »). 37. Voir L. pietri, La ville de Tours du ive au vie siècle, Rome, École Française de Rome, 1983, p. 817-822. 38. Voir epist. 32, 15. 39. « Une seule foi qui révère un seul Dieu sous un triple nom / reçoit par un triple accès ceux qui ne forment qu’une seule âme ».
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élégiaques vraisemblablement épitaphe que Prudence, compatriote et contemporain de l’empereur Théodose, a peut-être composé, pour le baptistère de Calahorra, sa ville natale. La pièce 8 du Peristephanon traite en effet exclusivement de la signification spirituelle du baptistère, et le titre De loco in quo martyres passi sunt, nunc baptisterium est (Calagurri / Calagorra) par certains manuscrits, a été mis en rapport avec les martyrs Emeterius et Chelidonius de Calahorra auxquels est consacrée l’hymne 1 du Peristephanon40. Nous en citerons ici les v. 15 à 18, qui sont les derniers du poème : 15 Ipse loci est dominus, laterum cui uulnere utroque hinc cruor effusus fluxit et inde latex. Ibitis hinc, ut quisque potest, per uulnera Christi euectus gladio alter et alter aquis41.
Dans ce poème, Prudence lie étroitement le martyre, considéré comme un baptême du sang, et le martyre du Christ dont la mort et la résurrection permettent l’existence du sacrement de baptême pour les chrétiens : ce dernier permet en effet la participation des chrétiens à la mort et à la résurrection du Christ, même s’ils ne sont pas des martyrs. La pièce trouve donc sa conclusion dans une apostrophe aux fidèles qui matérialise la réalité de la lecture de l’inscription et qui les invite hic et nunc en un lieu qui monumentalise le lieu du martyre à prendre acte de leur vocation à imiter le martyre du Christ par le baptême et à considérer le lieu baptismal comme un lieu transitoire d’où gagner le ciel42. En ce début de ve siècle, les épigrammes chrétiennes sur les monuments ont installé un dialogue avec leurs destinataires, le peuple des croyants, qui contribue notablement à sacraliser les espaces par le discours sur les édifices. Il est intéressant d’examiner, après ces temps fondateurs, ce que deviennent les indices de l’énonciation et les indices spatio-temporels dans la suite immédiate de notre corpus, chez Sidoine Apollinaire et dans la sylloge du Martinellus. Sidoine Apollinaire, dans la deuxième moitié du ve siècle, est l’auteur de deux épigrammes sur les édifices chrétiens43, pièces commandées par des évêques afin
40. Voir J.-L cHarlet, « Les poèmes de Prudence en distiques élégiaques », in G. catanZaro et F. Santucci (éd.), La poesia cristiana in distici elegiaci, Assisi, Accademia Properziana del Subasio, 1993, p. 137. 41. Voir traduction de cHarlet, « Les poèmes de Prudence » : « C’est le Maître du lieu, dont la double blessure au flanc / Versa, d’ici, des flots de sang, et là de lymphe. / D’ici, les plaies du Christ, selon vos possibilités, / Emporteront l’un par l’épée, l’autre par l’eau ». 42. Sur ce poème, outre cHarlet, « Les poèmes de Prudence », p. 135-166, voir aussi P.-Y. fux, Les sept passions de Prudence (Peristephanon 2. 5. 9. 11-14), Fribourg, Éditions Universitaires, 2013, p. 225-236. 43. Sur les quelques poèmes épigraphiques composés par Sidoine et insérés dans sept de ses lettres, voir É. Wolff, « Sidoine Apollinaire et la poésie épigraphique », in A. piStellato (éd.), Memoria poetica e poesia della memoria. La versificazione epigrafica dall’antichità all’umanesimo, Venise, Edizioni Ca’ Foscari, 2015, p. 208, qui les répartit en deux catégories : « les épitaphes et les tituli destinés à des édifices religieux ».
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d’expliciter leurs programmes monumentaux pour deux édifices de la Gaule44. Il les intègre à chaque fois dans un espace textuel, celui d’une lettre, et se réclame ainsi du modèle de la lettre 32 de Paulin de Nole évoquée plus haut et dont on peut retrouver plusieurs échos dans le poème sur lequel nous nous appuierons ici45. Nous citerons en effet le début et la fin du poème en hendécasyllabes phaléciens sur l’église-cathédrale de Lyon46, composé à la demande de l’évêque Patiens et destiné à être placé dans l’abside de l’édifice : ces deux courts passages encadrent un discours complexe sur l’intérieur et sur l’extérieur de l’édifice. Dans les quatre premiers vers, Sidoine s’adresse à un fidèle emblématique pour attirer son attention sur l’œuvre monumentale accomplie par l’évêque Patiens : Quisquis pontificis patrisque nostri Conlaudas Patientis hic laborem, Voti compote supplicatione Concessum experiare quod rogabis47.
Dans ce passage, Sidoine met en évidence un lien entre la louange adressée à l’évêque-bâtisseur par chaque fidèle et l’exaucement de ses vœux, et il accorde ainsi le statut d’œuvre de foi au monument concerné. Quant aux trois derniers vers, ils s’adressent à un marin et à un voyageur tout aussi emblématiques, et à travers eux, à tout le peuple des bords de Saône : Sic, psallite, nauta uel uiator ; Namque iste est locus omnibus petendus, 30 Omnes quo uia ducit ad salutem48.
Le final du poème va encore plus loin, car il présente l’édifice comme un chemin vers le salut, de la même manière que le faisait le poème de Prudence pour le baptistère peut-être situé dans sa ville natale de Calagurris. Paulin de Nole, de 44. Il s’agit du poème consacré à l’ecclesia de Lyon inséré dans la lettre 2, 10 adressée à Hesperius, rhéteur de l’École de Clermont et du poème sur la basilique Saint-Martin de Tours inséré dans la lettre 4, 18 adressée à un certain Lucontius. 45. Sur les rapports entre la lettre 2, 10 de Sidoine et la lettre 32 de Paulin, voir en particulier S. Santelia, « Sidonio Apollinare autore di una epigrafe per l’ecclesia di Lione (epist. 2. 10. 4) », Vetera Christianorum, 44 (2007), p. 305-321, et G. Herbert de la portbarré-viard, « L’insertion du discours sur les monuments chrétiens dans la poésie de circonstance (fin ive-vie siècle) », in A. delattre et A. lionetto (éd.), Formes de la poésie de circonstance de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 339-341. 46. Sur cet édifice, voir J.-F. reynaud, Lugdunum Christianum. Lyon du ive au viiie s : topographie et édifices religieux, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1998, p. 43-86 et plus récemment F. prévot, M. Gaillard et N. GautHier (éd.), Topographie chrétienne des cités de la Gaule des origines au milieu du viiie siècle, vol. xvi, Quarante ans d’enquête (1972-2012), Paris, De Boccard, 2014, p. 146-147. 47. « Qui que tu sois qui glorifies ici le labeur / de Patiens, notre évêque et notre père, / par tes prières exaucées, / puisses-tu éprouver que chacune de tes demandes est déjà accordée ». 48. « Chantez, chantez ainsi des hymnes, marin et voyageur ; / car voici le lieu que tous doivent rejoindre, / la route qui y mène conduit tous les hommes au salut ».
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son côté, dans l’une des épigrammes destinées aux portes des basiliques de Nole données dans la lettre 32 mettait en rapport l’entrée dans l’édifice et l’accès au saint paradis49. Quelques décennies après les débuts des épigrammes chrétiennes liées aux monuments, elles semblent définitivement liées aux programmes monumentaux qu’elles mettent en lumière et qu’elles justifient d’un point de vue spirituel. Et c’est ce que montrent également les poèmes de la sylloge du Martinellus, le plus ancien recueil épigraphique d’Occident50, qui regroupe notamment quatre épigrammes relatives aux cellules de Marmoutier, le monastère fondé par Martin, puis douze épigrammes relatives à la basilique Saint-Martin-de Tours, parmi lesquelles le poème épigraphique composé par Sidoine à la demande de Perpetuus. La sylloge du Martinellus présente plusieurs poèmes épigraphiques dans lesquels les indices d’énonciation associés au lieu jouent une grande importance. La destination épigraphique de ces textes est assurée, puisque l’on a même retrouvé un fragment d’une plaque de marbre, qui porte quelques lettres provenant de l’un d’entre eux51. Nous citerons d’abord en exemple les quatre premiers vers de l’épigramme De orantibus attribuée à Paulin de Périgueux52 : Quisque solo adclinis mersisti in puluere uultum Humidaque inlisae pressisti lumina terrae, Attollens oculos trepido miracula uisu Concipe et eximio causam committe patrono53.
Dans cette inscription métrique, destinée à l’un des murs de la basilique Saint-Martin de Tours, comme le poète l’indique lui-même dans l’une des deux lettres qui nous sont parvenues : uersus […] quos in pariete reserata susciperet54, l’adresse au fidèle repose sur une opposition entre le sol sur lequel le pèlerin presse son visage55 et le ciel dont les miracles survenus à l’intérieur de l’espace basilical donnent à voir une image. Le titulus devient ici le vecteur d’une véritable exhortation spirituelle réactualisée à chaque lecture.
49. Voir epist. 32, §12, le titulus (e) : Caelestes intrate uias per amoena uirecta, / Christicolae ; et laetis decet huc ingressus ab hortis, / Vnde sacrum meritis datur exitus in Paradisum. « Pénétrez les voies célestes par de charmantes prairies, / Fervents du Christ ; au sortir de jardins riants il convient d’entrer ici, / D’où un accès au saint Paradis est accordé à ceux qui l’ont mérité ». 50. Voir par exemple à ce sujet V. Zarini, « À la plus grande gloire de Martin ? Deux epigrammata de la basilique de Tours au ve siècle », in J. dion (éd.), Du ciseau à la pointe. L’épigramme de l’Antiquité au xviie siècle, Nancy-Paris, ADRA, 2002, p. 249. 51. Voir pietri, La ville de Tours, p. 812-815. 52. Les v. 5 à 8 de ce même poème sont cités en exergue à ce chapitre, et nous y reviendrons. 53. Traduction de Zarini, « À la plus grande gloire de Martin ? » : « Qui que tu sois qui, prosterné jusqu’au sol, as plongé dans la poussière ton visage et pressé tes paupières humides contre la terre que tu écrases, lève les yeux pour percevoir, d’un regard tremblant, ces miracles, et confie ta cause à ce patron exceptionnel ». 54. Voir epist. 2, CSEL 16, p. 160-161. 55. Comme l’écrit Zarini, « À la plus grande gloire de Martin ? », p. 254-255 : « De l’humilité au sens le plus étymologique, le pèlerin passe à la terrible fascination que suscite le sacré ».
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Parmi les autres poèmes épigraphes de la sylloge du Martinellus, nous citerons ensuite la pièce nº 6 : A parte alia. Intraturi aulam uenerantes limina Christi Pellite mundanas toto de pectore curas Et desideriis animum uacuate profanis. Votorum compos remeat qui iusta precatur56.
L’adresse aux fidèles les invite à purifier leurs cœurs avant de pénétrer dans la basilique de Martin et à y revenir si leurs vœux sont exaucés, en un va-etvient qui évoque les thématiques spirituelles évoquées par les tituli des portes de Paulin57 mais également le poème de Sidoine pour l’église-cathédrale de Lyon cité plus haut58. Les épigrammes de la sylloge du Martinellus semblent donc déjà les héritières d’une tradition de poèmes inscrits virtuellement ou réellement dans l’espace d’un monument, ou au moins dans un espace textuel, tradition qui prend sa source dans le projet épigrammatique et épigraphique conçu par Paulin pour les basiliques du complexe félicien, et dont la réception est également attestée chez Sidoine Apollinaire. Or, dans ces programmes monumentaux qui unissent étroitement édifices et épigrammes, le regard du pèlerin est sans cesse sollicité, et bien au-delà de la simple lecture, par des vers qui exploitent les potentialités visuelles du discours.
I.2. Les épigrammes monumentales et les potentialités visuelles du discours épigraphique Les auteurs de notre corpus avaient sous les yeux de nombreuses inscriptions et surent tirer parti des potentialités visuelles du discours épigraphique précédent qu’ils adaptèrent à la nouvelle religion tout en infléchissant ses contenus. Il convient cependant de définir ce que l’on peut signifier par l’expression « potentialité visuelle du discours épigraphique » : elle nous semble en effet pouvoir renvoyer tout d’abord à la matérialité de l’inscription en tant que texte lu et vu, et qui, pour cette raison, peut reposer sur des effets visuels liés aux matériaux ou à la 56. « De l’autre côté. Au moment d’entrer dans le palais, alors que vous vénérez le seuil du Christ, / Chassez les soucis de ce monde de tout votre cœur / Et videz votre âme des désirs profanes. / Celui dont les vœux ont été exaucés revient si l’objet de ses prières est juste ». 57. Voir en particulier l’inscription (c) (epist. 32, 12) : Pax tibi sit, quicumque Dei penetralia / Pectore pacifico candidus ingrederis. « La paix soit pour toi, qui que tu sois, qui au cœur du sanctuaire du Christ-Dieu, / Pénètres l’âme sans tache et le cœur pacifique ». Voir aussi l’inscription (f) (epist. 32, 12) : Quisque domo Domini perfectis ordine uotis / Egrederis, remea corpore, corde mane. « Qui que tu sois qui sors de la demeure du Seigneur, après avoir achevé tes prières régulièrement, retourne-t-en avec ton corps, mais reste avec ton cœur ». 58. Voir l’expression du v. 3 de Sidoine : uoti compote supplicatione qui peut être rapprochée de Votorum compos au v. 4 de la pièce nº 6 du Martinellus.
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graphie utilisés. Elle renvoie ensuite à la place de l’inscription sur les monuments à laquelle est lié son degré de visibilité. Mais il faut également prendre en compte les effets visuels, très caractéristiques de l’esthétique de la poésie latine tardive, qui sont contenus dans les images mises en scène dans les poèmes eux-mêmes, ou plus simplement par la mise en relief des mots dans les vers. Ces potentialités visuelles du discours épigraphique furent exploitées, de diverses manières, dans les dernières décennies du ive siècle et au cours du ve siècle par les auteurs de notre corpus, comme nous nous efforcerons de le montrer à travers quelques exemples. La matérialité de l’épigramme et son intégration dans le décor de l’édifice
Les auteurs chrétiens d’épigrammes versifiées épigraphes ont parfois su utiliser les matériaux de l’inscription (pierre, marbre ou tesselles de mosaïque), la taille des caractères, la profondeur de la gravure et la graphie des lettres, comme le montre l’exemple célèbre de la calligraphie philocalienne des épigrammes de Damase59, dont la beauté attire le regard des lecteurs de l’inscription. Ils ont su également tirer parti, dans le cas des inscriptions en mosaïque, des jeux sur les couleurs utilisées, du scintillement des tesselles dorées. Si nous n’avons conservé que quelques fragments du lit de la mosaïque absidiale de la nouvelle basilique de Nole qui comprenait une inscription, à la fois exégèse et description de la mosaïque, dont deux lettres seulement nous sont parvenues mais qui nous a été transmise par la lettre 32 de Paulin, des exemples d’inscriptions versifiées en mosaïques que l’on peut encore observer de nos jours peuvent nous donner une idée de cette réalité. C’est le cas par exemple des lettres composées de tesselles dorées sur fond bleu de l’inscription dédicatoire de la contre-façade de la basilique Sainte-Sabine à Rome60, postérieure d’une vingtaine d’année seulement à celle de Nole. Dans le cas de l’inscription en mosaïque qui commentait la mosaïque absidiale de Nole, il faut en outre tenir compte de sa position au-dessus d’un espace absidial dont les parois étaient elles aussi recouvertes de placage de marbre, dont certains sont parvenus jusqu’à nous61, et qui était ouvert par trois fenêtres, elles aussi partiellement conservées dans leur état initial. Ici encore un monument parvenu jusqu’à nos jours peut nous aider à visualiser l’insertion d’une épigramme en mosaïque à l’intérieur d’un contexte décoratif d’une grande densité, l’exemple du chœur de la basilique euphrasienne de Porec (vie siècle)62.
59. Voir à ce sujet trout, Damasus, p. 47-52. 60. Sur cet édifice, voir par exemple H. brandenburG, Ancient Churches of Rome from the Fourth to the Seventh Century. The Dawn of Christian Architecture in the West, Turnhout, Brepols, 2005, p. 167-176. 61. Sur ce décor absidial, voir leHmann, Paulinus Nolanus und die Basilica Nova, p. 101-106. 62. Voir P. cHevalier, « Hunc loc(um) cond(idit). L’autel de l’évêque Eufrasius de Porec », in C. blondeau, B. boiSSavit camuS, V. boucHerat, P. volti (éd.), Ars auro gemmisque prior. Mélanges en hommage à Jean-Pierre Caillet, Turnhout, Brepols, p. 47-54.
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Potentialités visuelles des épigrammes épigraphes et place dans le monument
La qualité de la réception visuelle de l’épigramme épigraphe et du message spirituel qu’ils véhiculent dépend grandement de leur place dans l’édifice qui nous est, parfois seulement, précisée par son auteur63. C’est le cas des épigrammes de la lettre 32 de Paulin qui sont très souvent, et presque toujours dans le cas du complexe basilical dédié à Félix de Nole, localisées avec une grande précision par leur auteur dans les parties en prose de la lettre qui constitue le support du recueil d’inscriptions64. Nous n’en donnerons qu’un exemple, très significatif, celui de la localisation de l’inscription versifiée consacrée à l’union d’une relique de la Sainte Croix à celle des martyrs sous l’autel du chœur de la basilique : Inferiore autem balteo, quo parietis et camerae confinium interposita gypso crepido coniungit aut diuidit, hic titulus indicat deposita sub altari sancta sanctorum65. Le choix de ce lieu, l’abside, chœur liturgique de l’édifice, vers lequel convergeaient tous les regards pour les deux inscriptions, le titulus consacré à la mosaïque absidiale de Nole illustrant le dogme de la Trinité (voir plus bas) et celui que nous venons d’évoquer, est parfaitement maîtrisé de la part de Paulin qui incite les fidèles à lire l’ensemble du complexe basilical agrandi et rénové par ses soins sous le signe de la Sainte Trinité et de l’association de la Sainte Croix et des martyrs. Quelques décennies après Paulin, et en suivant probablement le modèle de la lettre 32 qu’il connaît bien, Sidoine Apollinaire donne également des indications précieuses sur la localisation de l’inscription qu’il a composée, à la demande de l’évêque Patiens, pour l’ecclesia de Lyon : Huius igitur aedis extimis rogatu praefati antistitis tumultuarium carmen inscripsi trochaeis triplicibus adhuc mihi iamque tibi perfamiliaribus. Namque ab hexametris eminentium poetarum Constantii et Secundini uicinantia altari basilicae latera clarescunt66. Dans ce passage qui permet à Sidoine d’introduire le poème à son destinataire, Hesperius, jeune rhéteur de l’École de Clermont, la modestie affectée de Sidoine ne doit pas faire illusion dans la mesure où ce qu’il appelle pudiquement « la partie la plus reculée de cet édifice » (Huius […] aedis extimis ») est généralement identifié 63. Il peut également être précisé par les sylloges qui nous ont transmis les inscriptions. C’est le cas de la basilique San Lorenzo in Damaso où l’une des inscriptions damasiennes est dite placée in introitu ecclesiae (voir trout, Damasus, p. 188). 64. Nous renvoyons ici à toute la deuxième partie de la lettre 32 consacrée au complexe basilical nolan qui contient les tituli qui s’y trouvaient pour d’autres exemples de localisation (voir les § 10, 11, 12, 13, 14, 15 et 16). Voir aussi le § 17 de cette même missive pour les inscriptions qui se trouvaient dans la basilique de Fundi en Campanie, dont la construction avait été elle aussi commanditée par Paulin. 65. Epist. 32, 11. « Or, sur la partie inférieure du balteus, grâce auquel une corniche (rebord ou saillie) de plâtre placée entre le mur et la voûte réunit ou divise la limite entre ces deux éléments, cette inscription indique le Saint des saints déposé sous l’autel ». Le terme balteus désigne ici une sorte de moulure saillante en plâtre qui ceinturait en quelque sorte la partie inférieure de la voûte sur laquelle se trouvait la mosaïque, tout en la séparant du mur (voir Herbert de la portbarré-viard, Descriptions monumentales, p. 127). 66. « C’est donc pour la partie la plus reculée de cet édifice qu’à la demande du susdit prélat j’ai composé hâtivement un poème épigraphique en triples trochées, mètre qui m’est encore très familier et qui te l’est déjà. Et de fait ce sont les hexamètres des poètes éminents que sont Constantius et Secundinus qui font resplendir les parois latérales de la basilique qui sont proches de l’autel ».
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avec l’abside du monument, donc un lieu privilégié dans l’espace basilical vers lequel convergent les regards, place de choix qu’avait su utiliser Paulin de Nole dans les deux exemples mentionnés plus haut. Le poème sur l’église de Lyon était ainsi valorisé, semble-t-il, même si nous n’avons aucune indication sur la taille des lettres et sur la lisibilité de l’inscription. Paulin de Nole et Sidoine Apollinaire nous offrent un témoignage unique sur le positionnement des inscriptions. Ce type de témoignage ne se trouve en général que dans les sylloges, telles celle du Martinellus. À la fin du vie siècle, par exemple, on ne dispose d’aucune indication sur le positionnement des épigrammes composées par Venance Fortunat pour les églises mérovingiennes à l’intérieur des édifices, à supposer qu’elles aient été toutes ou en partie épigraphes, et c’était déjà le cas des épigrammes d’Ennode pour les églises de Milan et de Novare. Cependant aux effets visuels liés aux caractéristiques matérielles des poèmes épigraphiques et à leur positionnement dans les édifices vient s’ajouter une esthétique visuelle caractéristique de la poésie latine tardive, remarquablement étudiée par M. Roberts67, et qui trouve dans l’épigramme un lieu de réalisation privilégié. Une esthétique poétique fondée sur les effets visuels68
Certains poètes font entrer dans les épigrammes liées aux monuments chrétiens une esthétique fondée sur des effets visuels tout en la mettant au service d’un message spirituel. Cette esthétique n’est certes pas une caractéristique des seules pièces épigrammatiques, mais elle prend un relief particulier dans le cadre de l’exposition au regard d’une épigramme épigraphe. Prudence utilise ce type d’esthétique pour mettre en scène la dramaturgie du martyre dans la pièce 8 du Peristephanon dont il a déjà été question : la couleur pourpre du sang des martyrs qui les a menés vers le ciel (Hic duo purpureum Domini pro nomine caesi / martyrium pulchra morte tulere uiri69) et la transparence de l’eau baptismale (Hic etiam liquido fluit indulgentia fonte) qui s’y juxtapose dans l’espace du poème annoncent l’image du sang et de la lymphe qui coulent de chacun des côtés du Christ crucifié (Ipse loci est dominus, laterum cui uulnere utroque / hinc cruor effusus fluxit et inde latex70). Cette dualité et cette complémentarité du baptême par le sang et du baptême par l’eau trouvent une expression visuelle dans l’image de la terre qui boit la rosée de la source ou celle du sang (Haurit terra sacros aut fonte aut sanguine rores71). 67. Voir M. robertS, The Jeweled Style : Poetry and Poetics in Late Antiquity, Ithaca and London, Cornell University Press, 1989. 68. Il y a également le cas des éventuels calligrammes composés à l’intérieur des réseaux lexicaux que l’on rencontre dans les poèmes visuels d’Optatien Porphyre, bien étudiés dans plusieurs ouvrages récents (M. Squire, « The Optical Poetics of Publilius Optatianus Porfyrius », in J. elSner et J. HernándeZ lobato (éd.), The Poetics of Late Latin Literature, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 25-99 ; M. Squire et J. Wienand (éd.), Morphogrammata / The Lettered Art of Optatian : Figuring Cultural Transformations in the Age of Constantine, Paderborn, Wilhelm Fink, 2017). 69. Perist. 8, 3-4. 70. Perist. 8, 15-16. 71. Perist. 8, 13.
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On peut citer également l’exemple du titulus composé de quatorze trimètres iambiques consacré à la mosaïque absidiale de Nole illustrant le dogme de la Trinité72. Même si les effets visuels sur lesquels ils reposent peuvent renvoyer à la polychromie des tesselles de mosaïque, le texte en lui-même sollicite la sensibilité visuelle du pèlerin qui lit l’inscription : Pleno coruscat Trinitas mysterio : Stat Christus agno, uox patris caelo tonat Et per columbam Spiritus sanctus fluit. Crucem corona lucido cingit globo, 5 Cui coronae sunt corona apostoli, Quorum figura est in columbarum choro. Pia Trinitatis unitas Christo coit Habente et ipsa Trinitate insignia : Deum reuelat uox paterna et spiritus, 10 Sanctam fatentur Crux et agnus uictimam, Regnum et triumphum purpura et palma indicant. Petram superstat ipse petra ecclesiae, De qua sonori quattuor fontes meant, Euangelistae uiua Christi flumina73.
À la construction rigoureuse du discours à la fois exégétique et ekphrastique, qui semble se fondre dans le parcours du regard qui contemple la mosaïque, vient s’adjoindre le symbolisme spirituel des couleurs auxquelles les mots renvoient : bleu du ciel, blancheur du chœur de colombes, pourpre couleur du sang sacrificiel et de la royauté, vert de la palme renvoyant à un contexte paradisiaque qui s’incarne ensuite dans la roche d’où coulent les quatre fleuves de l’Eden. On retrouve une illustration magistrale des effets visuels à l’intérieur de l’épigramme dans l’un des passages de l’épigramme de dédicace de la cathédrale de Lyon composée par Sidoine Apollinaire, déjà évoquée plus haut, les vers consacrés à l’intérieur de l’édifice : Intus lux micat atque bratteatum Sol sic sollicitatur ad lacunar, 10 Fuluo ut concolor erret in metallo.
72. Sur ce texte voir par exemple leHmann, Paulinus Nolanus und die Basilica Nova, p. 167-168, et Herbert de la portbarré-viard, Descriptions monumentales, p. 113-125 et tout récemment debiaiS, La croisée des signes, p. 134-137. 73. « Dans la plénitude du mystère resplendit la Trinité : Le Christ se tient debout sous la forme d’un agneau, la voix du Père / Tonne du ciel et le Saint-Esprit glisse sous la forme d’une colombe. / Une couronne ceint la Croix de son orbe lumineux, / Pour cette couronne les apôtres forment une couronne, / Eux qui sont figurés par un chœur de colombes. / La pieuse unité de la Trinité se réunit pour le Christ, / Puisque la Trinité elle-même a aussi ses signes distinctifs : / La voix du Père et de l’Esprit révèle Dieu, / La Croix et l’agneau proclament la sainte victime, / La pourpre et la palme révèlent le royaume et le triomphe. / Roc de l’église, Christ lui-même est placé sur une pierre / D’où s’écoulent quatre sources retentissantes, / Les Évangélistes, fleuves vivants du Christ ».
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Distinctum uario nitore marmor Percurrit cameram solum fenestras Ac sub uersicoloribus figuris Vernans herbida crusta sapphiratos 15 Flectit per prasinum uitrum lapillos74.
De ce passage, étudié à plusieurs reprises par des articles récents75, nous retiendrons seulement ici la virtuosité avec laquelle Sidoine présente, sous le déferlement de la lumière à l’intérieur de l’édifice, l’ekphrasis d’un décor complexe (caissons dorés, marbres, placages), et présenté comme en mouvement, où les reflets des couleurs changeantes qui envahissent l’ensemble de l’espace basilical interne culminent en l’image d’un placage printanier qui introduit dans l’épigramme l’image du paradis chrétien. Cette épigramme conçue pour être épigraphe constitue une extraordinaire mise en abyme du monument à l’intérieur du monument. Les exemples que nous avons choisis jusqu’à présent pour étudier les effets visuels à l’œuvre dans le discours de ces épigrammes monumentales ont tous un caractère spectaculaire ; il en est d’autres qui le sont moins, mais illustrent néanmoins les potentialités visuelles du discours épigrammatique. C’est le cas des épigrammes dans lesquelles la répétition, quasi litanique (en gras dans le texte), d’un ou plusieurs termes fondamentaux pour la signification spirituelle du poème ou du monument, « accroche » déjà le regard du lecteur. On peut citer comme exemple l’inscription composée par Ambroise pour la seconde consécration de la basilica Apostolorum (aujourd’hui San Nazaro in Brolo) à Milan76 :
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Condidit Ambrosius templum Dominoque sacrauit nomine apostolico, munere, reliquiis. Forma crucis templum est, templum uictoria Christi, sacra triumphalis signat imago locum. In capite est templi uitae Nazarius almae et sublime solum martyris exuuiis. Crux ubi sacratum caput extulit orbe reflexo, hoc caput est templo Nazarioque domus,
74. « À l’intérieur la lumière étincelle et le soleil / est attiré vers le plafond recouvert de feuilles d’or / au point de vagabonder à la surface du métal dont le jaune est le sien. / Des marbres que nuance la variété de leur brillance / courent sur le pourtour de l’abside, sur le sol, autour des fenêtres, / et au-dessous de formes aux couleurs changeantes, / un placage couleur d’herbe printanière fait onduler / de petites pierres de saphir à la surface du verre couleur poireau ». 75. Voir Santelia, « Sidonio Apollinare » ; N. Hecquet-noti, « Le temple de Dieu ou la nature symbolisée : la dédicace de la cathédrale de Lyon par Sidoine Apollinaire (Epist. 2, 10) », in F. GaramboiS et D. vallat (éd.), Le lierre et la statue. La nature et son espace littéraire dans l’épigramme gréco-latine tardive, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2013, p. 217-231 ; G. Herbert de la portbarré-viard, « Les descriptions et évocations d’édifices religieux chrétiens chez Sidoine Apollinaire », in R. poiGnault et A. StoeHr-monJou (éd.), Présence de Sidoine Apollinaire, ClermontFerrand, Centre de recherches André Piganiol-Présence de l’Antiquité, 2014, p. 381-389. 76. Sur cet édifice, voir piva, « L’edilizia di culto cristiana », p. 104-105.
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qui fouet aeternam uictor pietate quietem : crux cui palma fuit, crux etiam sinus est77.
La répétition des termes crux, templum et caput qui scande le passage se fait l’écho visuel, à l’intérieur de l’inscription, de l’acte architectural dont Ambroise présente une justification symbolique dans le poème : le chœur de l’édifice se terminait à l’origine par un mur droit qui laissa place à une abside en 395, quand l’évêque de Milan voulut y déposer les reliques de Nazaire qu’il avait découvertes sous un second autel. Dans ce passage en effet, caput désigne successivement l’extrémité de l’édifice martyrial et la partie supérieure de la Croix que figure la zone absidiale de l’église transformée par Ambroise. Mais on peut également voir dans cette répétition du terme caput une allusion à la décapitation du martyr, dont les restes furent retrouvés par Ambroise. Ce type d’utilisation visuelle de la répétition se retrouve, par exemple, dans l’un des tituli en vers de la lettre 32 de Paulin de Nole qui se trouvait en-dessous de la mosaïque absidiale et de l’inscription qu’elle contenait. Nous citerons le début de ce poème composé de cinq distiques élégiaques et consacré à l’union d’une relique de la Sainte Croix à celle des martyrs sous l’autel du chœur de la basilique : Hic pietas, hic alma fides, hic gloria Christi, Hic est martyribus Crux sociata suis. Nam Crucis e ligno magnum breuis hastula pignus Totaque in exiguo segmine uis Crucis est78.
Outre la répétition anaphorique de hic qui n’est pas sans rappeler celle que l’on rencontrait dans l’inscription damasienne de la crypte des papes, celle du terme Crux permet au poète de donner une forme visuelle, à l’intérieur de l’inscription, à la présence de la Croix qui se trouve également au-dessus de l’inscription sur la mosaïque et sous l’autel où sa relique est associée à celle des martyrs79. La présence spirituelle de la Croix, commémoration du martyre du Christ, s’en 77. « C’est Ambroise qui a fondé ce temple et l’a consacré pour le Seigneur / par un nom apostolique, un don, des reliques. / Le temple a la forme de la croix, le temple est la victoire du Christ ; / L’image sacrée du triomphe marque le lieu. / À l’extrémité du temple se trouve Nazaire dont la vie fut sainteté / Et le sol tire sa grandeur des dépouilles du martyr. / Là où la croix élève son extrémité sacrée en un cercle recourbé, / Se trouve l’extrémité du temple et une demeure pour Nazaire, / Lui qui entretient en vainqueur, par sa piété, la paix éternelle : / celui pour qui la croix fut une palme, la croix pour lui est aussi un refuge ». 78. Voir epist. 32, 11. « Ici la piété, ici la foi nourricière, ici la gloire du Christ, / Ici se trouve la Croix associée à ses martyrs. / Car un petit fragment du bois de la Croix est un grand gage / Et toute la force de la Croix se trouve dans une infime particule ». Sur ce texte voir Herbert de la portbarré-viard, Descriptions monumentales, p. 128-134. 79. Voir aussi les deux derniers distiques de l’inscription : Sancta Deo geminum uelant altaria honorem, / Cum Cruce apostolicos quae sociant cineres. / Quam bene iunguntur ligno Crucis ossa piorum, / pro Cruce ut occisis in Cruce sit requies ! « Le saint autel voile une double marque d’honneur pour Dieu : / Il associe à la Croix les cendres des apôtres. / Comme ils sont bien liés au bois de la Croix les ossements des justes, / De sorte que ceux qui ont été tués pour la Croix en la Croix trouvent le repos ! »
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trouve renforcée aux yeux des fidèles et elle leur est ainsi rendue accessible d’une manière immédiatement perceptible. Le dialogue spirituel instauré à l’intérieur de nombre d’épigrammes monumentales entre le locuteur et ses destinataires, ainsi que les potentialités visuelles de l’épigramme, sont depuis les origines liés à la notion de commémoration, qu’il s’agisse des morts ou des vivants dans le cadre de l’épigramme laudative ou funéraire, ou de réalisations monumentales dans le cadre de l’épigramme monumentale. Cependant le christianisme se réapproprie la structure du discours épigraphique pour sacraliser les lieux des épigrammes, et cette sacralisation passe d’abord par la commémoration de la présence à la fois matérielle et immatérielle des saints. C’est sur les métamorphoses de cette dernière, telle qu’elle apparaît dans les inscriptions de notre corpus, que nous souhaitons achever cette première étape de notre travail. Métamorphose de la fonction mémorielle de l’inscription : de la commémoration d’un nom à celle d’un lieu sacralisé par la présence matérielle et immatérielle des saints
Cette notion de commémoration apparaît de façon particulièrement frappante dans l’épigramme damasienne de la crypte des papes citée plus haut. Ce texte unit en effet de façon magistrale les différentes caractéristiques du langage épigraphique réinvesties par les épigrammes chrétiennes : la mise en scène du discours (énonciation et indices spatio-temporels), les potentialités visuelles du discours épigraphique rehaussées par la beauté de la graphie philocalienne et la fonction mémorielle de l’inscription. Avec l’affirmation progressive du monde chrétien et l’essor du culte des saints dont Damase constitue un maillon essentiel, les épigrammes chrétiennes vont peu à peu passer, dans un contexte qui est d’abord funéraire, de la commémoration de la turba piorum, dont seuls quelques-uns sont connus, à celle d’un lieu monumental (basilique, baptistère ou oratoire) sacralisé par la présence des saints qui y ancrent le message spirituel dont ils sont porteurs. L’inscription composée par Ambroise pour la seconde consécration de la basilica Apostolorum (aujourd’hui San Nazaro in Brolo) à Milan, déjà donnée plus haut, constitue un moment important de la métamorphose de la fonction mémorielle de l’inscription, puisque, dans ce cas précis, la commémoration du saint dont Ambroise a inventé les reliques s’incarne en la transformation architecturale d’un monument préexistant : la basilique en forme de croix, qui contient les reliques de Nazaire sous l’autel de l’abside, se fait memoria de son martyre par décapitation et le monumentalise. Cette double commémoration des martyrs par l’inscription et par le monument se retrouve dans l’hymne 8 du Peristephanon qu’il nous faut à nouveau évoquer : Prudence fait à son tour d’un lieu, à identifier probablement avec le baptistère de sa ville natale, le mémorial d’un martyre80. 80. Dans l’hymne 3 du Peristephanon, qui ne relève pas du genre épigrammatique, c’est la basilique d’Eulalie à Mérida qui se fait le mémorial du martyre de la jeune fille, à travers le discours de Prudence : Tecta corusca super rutilant / de laquearibus aureolis, / saxaque caesa solum uariant, / floribus ut
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Cependant quelques décennies après la fin des persécutions, ce sont les confesseurs qui ont remplacé les martyrs par le sang et sont les nouveaux intermédiaires entre la terre et le ciel, comme l’atteste, par exemple, l’épigramme dédiée à saint Clair, disciple de Martin de Tours, présente dans la lettre 32 de Paulin de Nole et que nous avons étudiée précédemment. On remarquera que le même Paulin de Nole a choisi de commémorer par d’autres manières que par le discours épigrammatique son saint patron Félix, autre figure remarquable du confesseur81, dont le tombeau constitue le cœur du complexe basilical de Cimitile près de Nola. Cependant, une soixantaine d’années plus tard, Sidoine Apollinaire, à la demande de l’évêque de Tours Perpetuus, compose une épigramme destinée à être placée sur les murs de la basilique Saint-Martin-de Tours nouvellement reconstruite ou agrandie pour donner une digne demeure au saint patron. Nous donnerons les douze premiers vers de ce poème, inséré dans la lettre 4, 18 adressée à Lucontius82 : Martini corpus totis uenerabile terris in quo post uitae tempora uiuit honor, texerat hic primum plebeio machina cultu, quae confessori non erat aequa suo. 5 Nec desistebat ciues onerare pudore gloria magna uiri, gratia parua loci ; antistes sed qui numeratur sextus ab ipso longam Perpetuus sustulit inuidiam, internum remouens modici penetrale sacelli 10 amplaque tecta leuans exteriore domo83 ; creuerunt simul ualido tribuente patrono in spatiis aedis, conditor in meritis, […]84
81.
82. 83.
84.
rosulenta putes / prata rubescere multimodis (v. 196-200). « Les toits flamboyants rougeoient dans leur partie supérieure / des lambris couleur d’or, / et des roches découpées diaprent le sol, / si bien que l’on penserait que des prés émaillés de roses / rougissent de fleurs de plusieurs sortes ». Il n’y a pas en effet dans la lettre 32, si riche en tituli, d’inscriptions relatives à la commémoration de saint Félix. Celle-ci prend chez Paulin la double forme des Natalicia, poèmes composés chaque année pour la mort du saint, et de l’agrandissement, de la rénovation et de la restructuration du complexe basilical qui lui est lié. Comme nous l’avons vu plus haut, cette inscription est également insérée dans la sylloge du Martinellus. Sur la signification de ces deux vers et les problèmes posés par la traduction de Loyen : « en se refusant à garder le sanctuaire souterrain d’une modeste petite chapelle et en élevant le vaste bâtiment d’une construction en hauteur et à l’extérieur », voir Herbert de la portbarré-viard, « Les descriptions et évocations », p. 389-392. « Le corps de Martin vénérable pour le monde entier, / en qui, après le temps de sa vie, la gloire vit encore, / avait d’abord été recouvert en ce lieu par une construction dont l’ornement, commun, / ne convenait pas à la grandeur de son cher confesseur. / Et les citoyens éprouvaient sans cesse le poids de la honte / quand ils comparaient la large gloire de cet homme et le peu de grâce du lieu ; / mais l’évêque qui est le sixième successeur de Martin, / Perpétuus effaça ces longues années de discrédit, /
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Ce poème nous semble un moment important du discours épigrammatique épigraphe sur les monuments, car il lie directement un acte architectural, la construction d’un édifice plus grand, commandité par l’évêque de Tours, à la glorification de saint Martin, apôtre des Gaules, son illustre prédécesseur. Par ailleurs, il met en évidence le rôle de l’évêque commanditaire des travaux, dont cette épigramme fait également l’éloge, comme il appert dans les deux derniers vers donnés ici, mais aussi et surtout dans les deux derniers vers : Dumque uenit Christus, populos qui suscitet omnes, / Perpetuo durent culmina Perpetui85. Présentée comme un acte de foi en la puissance de Martin par Sidoine et par les auteurs de la sylloge du Martinellus, la construction de Perpetuus atteste de la présence en Gaule vers 467, selon la chronologie d’André Loyen, d’une monumentalisation du lien avec un saint patron dont les exemples vont se multiplier dans les décennies suivantes. Le poème de Sidoine est également un éloge ouvert à la gloire du commanditaire, présent de manière plus discrète seulement chez certains de ses prédécesseurs. Monumentalisation du lien avec les saints et panégyrique du commanditaire sont deux éléments que l’on retrouvera peu de temps après Sidoine chez Ennode de Pavie et, un siècle plus tard environ chez Venance Fortunat. De Damase à Sidoine Apollinaire, en moins d’un siècle, le dialogue entre épigraphie et spiritualité, tel qu’on peut le cerner à travers les épigrammes monumentales littéraires, a contribué à solidement ancrer les monuments chrétiens non seulement dans la topographie des cités mais aussi dans les yeux et dans les esprits des fidèles. Cette production littéraire doit être mise en regard avec une ample production épigraphique par laquelle elle a été influencée et qu’elle a à son tour influencée86, mais nous avons ici matière suffisante avec les textes littéraires. Il nous reste à voir comment la reprise d’autres caractéristiques du discours épigraphique permet aux poètes de fonder spirituellement les monumenta du christianisme en les ancrant dans une dialectique entre terre et ciel.
ii. monumentaliSer le lien entre terre et ciel Les nombreuses épigrammes chrétiennes liées aux fondations d’édifices constituent un terrain particulièrement riche pour notre étude des liens entre épigraphie et spiritualité, car elles permettent d’étudier deux notions clés, celle de fondation et celle de commanditaire, dont la métamorphose à travers le discours chrétien constitue un moment essentiel dans la sacralisation des édifices de culte, en repoussant les limites du sanctuaire intérieur de la modeste chapelle / et en élevant de vastes toits dans la partie extérieure de la maison ; / et c’est ainsi que grandirent de concert, don accordé par un patron puissant, / la demeure en espaces, le constructeur en mérites ». 85. « Et puisse, jusqu’à la venue du Christ pour ressusciter tous les peuples, / l’édifice de Perpétuus durer perpétuellement ». 86. Nous nous permettons de renvoyer à notre notice « Les épigrammes architecturales : architecture chrétienne (monde romain occidental). Tradition latine » à paraître dans Dictionnaire de l’épigramme littéraire dans l’antiquité grecque et latine (voir plus haut, n. 2).
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alors que celle-ci était loin d’être une évidence dans une société chrétienne longtemps vouée à des lieux de culte provisoires et non spécifiques.
II.1. Transfiguration de l’acte de fondation de l’épigraphie classique Certaines épigrammes attestant la fondation d’édifices chrétiens reprennent en effet les éléments standards caractéristiques des textes de dédicace : nom de la divinité, nom du dédicataire, formule dédicatoire87, mais en les transfigurant. Un bel exemple de la consécration de l’édifice chrétien au Christ se trouve dans l’inscription composée de deux hexamètres qui se trouvait sur l’arc de triomphe de la basilique Saint-Pierre de Rome : Quod duce te mundus88 surrexit in astra triumphans, Hanc Constantinus uictor tibi condidit aulam89.
Acte triomphal que cette inscription dédicatoire d’un édifice qui monumentalise dans l’un des tout premiers édifices de la Rome chrétienne le lien entre un empereur victorieux et celui auquel il attribue sa victoire, le Christ, qui n’est pas nommé, mais dont la présence est indubitable derrière les pronoms te et tibi qui se font écho d’un bout à l’autre de l’inscription et suggèrent un lien personnel entre le Christ, qui n’a pas besoin d’être nommé, tant l’évidence de sa présence est grande et remplit l’édifice, et l’empereur. Au-delà de la possible allusion à la victoire sur Licinius en 324, comme le suggère Carletti, il nous semble que ces deux vers sont également et peut-être surtout, une monumentalisation du lien entre la terre où Constantin construit un palais pour le Christ et les astres auxquels le monde est promis sous sa conduite par une résurrection triomphale. D’après les indications transmises par les transcriptions médiévales, ces vers étaient accompagnés d’une mosaïque représentant l’empereur en train d’offrir un modèle de la basilique à l’apôtre Pierre lui-même et au Christ. Par ailleurs, le Christ figurait probablement sur la mosaïque absidiale en compagnie de Pierre et Paul90. Cette consécration de l’édifice chrétien à Dieu est présente dans les deux premiers vers de l’inscription ambrosienne de la basilica Apostolorum : Condidit Ambrosius templum Dominoque sacrauit : / nomine apostolico, munere, reliquiis. 87. Voir Ch. bruun et J. edmondSon (éd.), The Oxford Handbook of Roman Epigraphy, Oxford-New York, Oxford University Press, 2015, p. 407. 88. Nous ne partageons pas l’avis de C. carletti, Epigrafia dei cristiani in Occidente dal III al VII secolo : Ideologia e prassi, Bari, Edipuglia, 2008, qui pense qu’ici mundus signifie « pur » et se réfère à Constantin pour souligner sa conversion implicite au christianisme. Sans contester l’appartenance de mundus au lexique de l’initiation chrétienne, nous pensons qu’il est peu probable que l’empereur ait voulu placer l’édifice sous le signe de sa propre résurrection triomphale. 89. Voir ILCV 1752. « Parce que sous ta conduite le monde est parvenu jusqu’aux astres en triomphant, / Constantin victorieux a fondé pour toi ce palais ». 90. Sur le décor de la basilique constantinienne, voir tout récemment C. proverbio, I cicli affrescati paleocristiani di San Pietro in Vaticano e San Paolo fuori le mura. Proposte di lettura, Turnhout, Brepols, 2016, p. 34-37.
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Et on la retrouve au début de l’une des épigrammes proposées à Sulpice Sévère pour le baptistère de Primuliacum par Paulin de Nole : Corpore mente fide castissimus incola Christi / Condidit ista Deo tecta Seuerus ouans91. Il est facile d’y retrouver les trois éléments précités : le nom de la divinité (Deo), celui du dédicataire (Seuerus) et la formule dédicatoire (condidit), mais il est tout aussi aisé de voir comment Paulin « dématérialise » en quelque sorte l’acte de fondation : à Corpore et condidit qui se font écho en début de vers et renvoient à la matérialité de l’acte de construire vient s’agréger toute une série de termes qui contribuent à le spiritualiser. L’expression incola Christi, à laquelle fait écho à la fin du vers suivant Seuerus ouans, montre en effet que l’acte de fondation se produit à la fois sur la terre où se trouve l’édifice, mais aussi déjà pour le ciel, puisque d’une part c’est Dieu qui en est le destinataire et que d’autre part, le dédicataire, Sévère, habite déjà le Christ par le caractère exemplaire de sa conduite (corpore mente fide castissimus) et par le caractère performatif de la prière (ouans). Pour reprendre une autre expression, présente au début de la deuxième inscription du § 3 de la même lettre 32, consacrée elle aussi à Sévère et au baptistère de Primuliacum, caelestes aulam condebat in actus (« il fondait un palais pour les actes du ciel »). Il est intéressant de mettre en parallèle avec ces inscriptions, celle de la basilique Sainte-Sabine, construite sous le règne de Célestin ier (422-432) sur l’Aventin, encore in situ sur la contre-façade de l’édifice, et composée en mosaïque, comme nous l’avons vu plus haut : Culmen apostolicum cum Caelestinus haberet, Primus et in toto fulgeret episcopus orbe, Haec quae miraris fundauit presbyter urbis Illyrica de gente Petrus, uir nomine tanto Dignus ab exortu Christi nutritus in aula, Pauperibus locuples, sibi pauper, qui bona uitae praesentis fugiens meruit sperare futuram92.
Ce titulus composé de sept hexamètres, dont C. Carletti souligne la monumentalité (13 m × 3 m)93, atteste en effet à la fois de l’utilisation de la richesse « comme un chemin vers le ciel »94 par l’aumône aux pauvres et par la construc91. « Très chaste en son corps, son esprit et sa foi, habitant le Christ, / Sévère, en exultant, a construit ces toits pour Dieu ». 92. ILCV 1778 a. « Alors que l’élévation apostolique était aux mains de Célestin, / Et que, prince des évêques, il rayonnait sur toute la terre, / L’édifice que tu admires a été fondé par un prêtre de la ville / Issu de la nation illyrienne, Pierre, homme digne d’un nom / Si grand, élevé depuis sa naissance dans le palais du Christ, / Riche pour les pauvres, pauvre pour lui-même, qui fuyant les biens / De la vie présente, a mérité d’espérer celle qui est à venir ». 93. Voir carletti, Epigrafia dei cristiani, p. 252, pour la description et le commentaire de cette inscription. 94. Sur l’utilisation de la richesse dans l’église chrétienne, nous renvoyons bien sûr au livre magistral de P. broWn, À travers un trou d’aiguille. La richesse, la chute de Rome et la formation du christianisme en Occident [trad. française], Paris, Les Belles Lettres, 2016, et ici p. 84. Voir aussi en particulier le chapitre 15, Propter magnificentiam urbis Romae, p. 242-259.
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tion d’édifices pour Dieu et de l’intégration dans les édifices eux-mêmes d’une inscription de dédicace qui présente aussi la construction comme un acte en vue de la vie à venir. Elle est également remarquable par la présence marquée du commanditaire et de l’entrepreneur des travaux, comme nous le verrons plus loin. Cette « transfiguration » de l’acte de fondation en un acte spirituel se retrouve chez Ennode, diacre à Milan, puis évêque de Pavie, dont les épigrammes de fondation d’églises sont un autre jalon important de l’histoire des liens entre épigrammes et monuments quelques décennies plus tard. L’acte de fondation ou de refondation d’un édifice religieux fait en effet, chez cet auteur, l’objet d’une quasi-assimilation avec la figure spirituelle de l’évêque bâtisseur. On peut citer comme exemple les v. 3 et 4 du carmen 2, 12, peut-être consacré au baptistère de San Giovanni à Milan95 : Pontificis summi studio constructa renidet, / Laurenti proprium possidet ista diem (« Construite grâce à l’ardeur d’un éminent pontife, elle [une salle] est toute rayonnante : la voici qui possède le propre éclat de Laurent »). Mais on peut y remarquer une plus grande mise en valeur du « fondateur »96 par la présence de la lumière qui lui est associée, puis par une exaltation de la gloire du bâtisseur dans la suite du poème. Nous y reviendrons. Cette métamorphose progressive de la figure du commanditaire, qui était déjà annoncée dans le poème composé par Sidoine pour la basilique Saint-Martin-de-Tours, est l’une des caractéristiques de l’évolution des liens entre épigraphie et spiritualité à partir du début du vie siècle. Il nous faut maintenant en retracer quelques jalons.
II.2. Évolution de la notion de commanditaire chrétien vers une plus grande importance et une plus grande spiritualisation Les épigrammes monumentales liées aux édifices chrétiens sont en quelque sorte le théâtre de la reprise et de la christianisation de la figure du commanditaire de l’épigraphie classique. Elles voient apparaître peu à peu la notion de bâtisseur pour Dieu, qui acquiert une importance de plus en plus grande de Damase de Rome à Ennode de Pavie97. Si nous avons choisi de nous concentrer sur les épigrammes liées aux monuments spécifiquement chrétiens, il ne faut pas oublier que 95. Sur ce texte, voir C. urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, chantre officiel de l’Église de Milan, thèse inédite soutenue à Strasbourg en 2009, p. 342-344. 96. Cette transfiguration de l’acte de construire est également présente dans les deux premiers vers du carmen 2, 20 (= 128 Vogel) consacré à un baptistère construit par un laïc Agellus, Versus in baptisterio Agello factos ubi picti sunt martyres quorum reliquiae conditae sunt ibi : Conditor Armenius, supero qui dignus honore est, / hic peperit fontem uiuificantis aquae (« Le fondateur, Arménius, qui est digne du plus grand honneur, fit sourdre ici une source d’eau vivifiante »). Sur le terme Agellus et son identification, voir urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, 2009, p. 324. 97. Son importance atteint son acmé dans les épigrammes que Venance Fortunat a écrites pour les églises de la Gaule mérovingienne. Voir G. Herbert de la portbarré-viard, « Le discours sur les édifices religieux dans les carmina de Venance Fortunat : entre création poétique originale et héritage de Paulin de Nole », in S. labarre (éd.), Présence et visages de Venance Fortunat = Camenae, 11 (2012), p. 17-19.
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de grandes figures chrétiennes sont parfois liées à des entreprises édilitaires d’envergure qui se rapprochent tout à fait de celles des époques précédentes, et que les épigrammes monumentales en rendent compte : c’est le cas par exemple des travaux hydrauliques, avec l’évocation du drainage du cimetière du Vatican dont Damase fut le commanditaire et Mercurius le curateur98, mais aussi des travaux de restauration de l’aqueduc d’Abella dans le carmen 21 de Paulin de Nole99, qui entretient par moment des rapports avec les épigrammes monumentales100. Et l’on peut également citer l’exemple significatif d’Ennode de Pavie qui, dans l’un de ces poèmes, consacré au baptistère de Santo Stefano alle Fonti à Milan101, évoque un processus complexe d’acheminement des eaux baptismales102. Le commanditaire de l’édifice chrétien est lui aussi un acteur essentiel de la monumentalisation du lien entre terre et ciel. Il ne se confond pas toujours avec le curateur des travaux qui est parfois nommé, mais, dans tous les cas, il apporte en quelque sorte une caution spirituelle à la construction. La présence des commanditaires se manifeste dans les premières inscriptions en vers sur les monuments, comme on peut le voir à travers celle qui se trouvait sur l’arc de triomphe de la basilique de Saint-Pierre de Rome, déjà citée plus haut : Quod duce te mundus surrexit in astra triumphans, / Hanc Constantinus uictor tibi condidit aulam. Si l’attention des fidèles était forcément attirée par le nom Constantinus, l’adjectif uictor qui le qualifie doit être mis en rapport avec le te duce du vers précédent. Constantin est ici présenté comme le lieutenant victorieux du Christ, et c’est à ce titre, avec un triomphalisme qui annonce celui de l’époque théodosienne, qu’il est dit avoir fondé un palais pour monumentaliser le lien entre terre et ciel. Contrastant avec la longueur traditionnelle des différentes titulatures des commanditaires d’édifices dans l’épigraphie classique, la présence du commanditaire dans l’épigramme dédicatoire en vers se fait relativement discrète en ces débuts du discours chrétien de langue latine sur les monuments de la nouvelle religion. Damase inscrit très volontiers son nom dans ses poèmes, mais se contente de celui-ci ou alors de notations par lesquelles il rappelle brièvement ses fonctions103. Ambroise aussi inscrit son nom dans l’incipit du poème épigraphique composé 98. Voir 3 Ferrua. 99. Voir à ce sujet G. Herbert de la portbarré-viard, « Le munus aquarum dans le carmen 21 de Paulin de Nole : un avatar intéressant de l’évergétisme chrétien au début du ve siècle de notre ère », in A. dardenay et E. roSSo (éd.), Dialogues entre sphère publique et sphère privée dans l’espace de la cité romaine : agents, vecteurs, signification, Paris-Bordeaux, Ausonius Éditions, 2013, p. 207-231. 100. Ces travaux sont bien sûr reliés à une perspective qui est chrétienne : elle est assez obscure dans le cas de Damase mais vraisemblablement liée à l’aménagement d’un nouveau baptistère (voir trout, Damasus, p. 85). Chez Paulin de Nole, les travaux de rénovation de l’aqueduc d’Abella ont pour finalité de permettre un approvisionnement en eau de la cité-pèlerinage dédiée à saint Félix. 101. Voir carm. 2, 149 (= 379 Vogel). 102. Voir à ce sujet urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, 2009, p. 320-323. 103. Voir par exemple 4 Ferrua (baptistère du Vatican : antistes christi […] Damasus ; 7 Ferrua (Elogium de Felix et Adauctus) : Presbyter […] Verus, Damaso rectore iubente. Damase est simple médiateur de la gloire du Christ en 8 Ferrua (Achille et Nérée) au v. 8, le dernier de l’inscription : Credite per Damasum possit quid gloria Christi.
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pour la basilica Apostolorum à Milan : Condidit Ambrosius avant de s’effacer derrière l’exégèse spirituelle du bâtiment. Paulin de Nole ne se met à aucun moment en scène comme commanditaire dans les épigrammes épigraphes du complexe basilical dédié à Félix de Nole, contrairement à la manière dont il présente Sulpice Sévère dans un passage examiné plus haut (Seuerus ouans) pour les monuments de Primuliacum, et il est évident qu’il préfère donner voix à des messages inscrits sur les monuments, comme s’ils émanaient des monuments eux-mêmes. Cependant, dans cette même épigramme qui met en scène Sulpice Sévère, le commanditaire est surtout là pour cautionner l’exégèse des constructions telle qu’elle est proposée par Paulin. Quelques décennies plus tard, l’auteur de l’inscription versifiée de SainteSabine mentionnée plus haut insiste d’une manière inusitée jusqu’alors sur la figure du commanditaire, le pape Célestin ier, auquel sont consacrés les deux premiers vers (Culmen apostolicum cum Caelestinus haberet, / Primus et in toto fulgeret episcopus orbe), et sur celle du prêtre entrepreneur des travaux, Pierre d’Illyrie, que présente la suite du poème, même si le bâtiment est le pivot autour duquel s’articulent les deux parties du poème au v. 3 : Haec quae miraris fundauit presbyter urbis. Il suffit de comparer la présentation des deux hommes à celle, très succincte, que l’on rencontrait dans les inscriptions damasiennes, comme par exemple dans l’épigramme 3 Ferrua, consacrée aux travaux de drainage de Saint-Pierre de Rome : Damasus, d’une part, Mercurius leuita fidelis d’autre part. On remarquera l’association de Célestin Ier aux notions de hauteur et de lumière, très fréquemment utilisée dans le discours sur les monuments chrétiens à propos des édifices euxmêmes104. Quant à Pierre d’Illyrie, il est présenté à travers l’honneur de porter le nom de l’apôtre (uir nomine tanto dignus) et les vertus de pauvreté et de charité. L’édifice lui-même est évoqué seulement à travers la sollicitation du regard émerveillé du pèlerin et l’acte de fondation. Il est, comme nous l’avons vu plus haut, un acte en vue de la vie à venir : sa réalité matérielle a déjà tendance à s’effacer derrière les figures d’ecclésiastiques qui sont à l’origine de sa construction, et sans doute à l’origine de la commande de l’inscription versifiée en mosaïque. On retrouve cette importance croissante de la figure du commanditaire dans les années 460 dans une autre aire géographique, la Gaule. Cette figure gagne en importance en se voyant ouvertement associée la rhétorique de l’éloge dès les deux poèmes épigraphiques composés par Sidoine Apollinaire pour l’ecclesia de Lyon et la basilique de Tours, comme nous l’avons vu plus haut. Cependant dans ces deux poèmes, la réalité monumentale, même si elle est exprimée à travers la poésie savante et maniériste de Sidoine, est encore perceptible et distincte de la figure du commanditaire. Le traitement de cette figure dans l’œuvre épigrammatique d’Ennode de Pavie va revêtir une forme infiniment complexe, car elle est mêlée de manière parfois inextricable au discours sur le monument105. 104. On retrouvera ces deux notions fréquemment associées à la figure de l’évêque dans les épigrammes de Venance Fortunat un siècle-et-demi plus tard. 105. Voir par exemple le cas du carmen 2, 8, consacré à la chapelle Saint-Sixte déjà évoqué par Herbert de la portbarré-viard, « L’insertion du discours sur les monuments chrétiens », p. 345-347.
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Reprenons maintenant l’exemple du carmen 2, 12, peut-être consacré au baptistère de San Giovanni à Milan106, et déjà évoqué plus haut : 5
Splendida per census consurgunt tecta ruinam : occasum nescit, quod uenit a Domino. Vix caries senium comitata hoc deterit umquam, gloria factoris quod bene condiderit. Fabula de magnis numquam tacitura reseruat, 10 quod uincens aeuum nomen ad astra ferat107.
Ces quelques vers lient en effet de manière indubitable les travaux de rénovation de l’édifice à la figure du commanditaire. Ces travaux sont comparés en effet à une véritable résurrection, comme le montre l’emploi du verbe consurgo, et ils sont en quelque sorte marqués du sceau de l’éternité (occasum nescit, quod uenit a Domino), de par le fait qu’ils ont été fondés par l’évêque Laurent. En effet, le fondateur reçoit lui-même, pour ainsi dire, le bénéfice de la transfiguration de l’acte de construire pour le Seigneur, et son nom est porté, comme le dit le poète, « jusqu’aux étoiles ». Ainsi le bâtisseur pour Dieu et le monument sont-ils promis à la même éternité qui, semble-t-il, n’est pas seulement la pérennité de la louange. Telle est l’inscription qui figurait peut-être à l’entrée du monument concerné et, dans une certaine mesure, Ennode semble dépasser la reconnaissance de la finitude de toute œuvre terrestre qui était contenue dans les v. 5-8 du poème De orantibus placés en exergue à ce chapitre : Nulla potest tantas conplecti pagina uires, Quamquam ipsa his titulis caementa et saxa notentur. Terrenus non claudit opus, quod regia caeli Suscipit et rutilis inscribunt sidera gemmis108.
Au début du vie siècle, la gloire du bâtisseur pour Dieu devenue elle-même caementa et saxa du lien entre terre et ciel a envahi l’espace de l’épigramme chez Ennode, et cette métamorphose spirituelle de la figure du commanditaire renvoie à ce qui l’a rendue possible : la présence d’un discours exégétique sur le monument chrétien qui a beaucoup contribué à sacraliser ce dernier tout en mettant en valeur ce même commanditaire. C’est sur ce point essentiel, dont nous ne donnerons ici que quelques exemples, que nous achèverons cet exposé.
106. Sur ce texte, voir urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, 2009, p. 342-344. 107. Voir la traduction d’urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, 2009, p. 342-343 : « L’édifice, (rendu) splendide par l’argent qu’il a coûté, ressuscite de sa ruine : n’est pas sujet au déclin ce qui vient du Seigneur. C’est à peine si la décrépitude accompagnant la vieillesse saurait un jour effacer ce que la gloire du bâtisseur a dûment fondé. La renommée, qui ne passera jamais sous silence les grands, préserve un nom qu’elle peut, en triomphant du temps, porter jusqu’aux étoiles ». 108. Voir la traduction de Zarini donnée au début de l’article.
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II.3. L’épigramme comme lieu d’un discours exégétique sur le monument La forme épigrammatique apparaît comme un moyen accessible pour concentrer un message exégétique dont le développement pouvait ensuite être assuré par le commentaire pastoral ou l’oraison personnelle. Le discours exégétique sur les monuments apparaît comme nous l’avons déjà vu dans le poème épigraphique d’Ambroise, évêque bâtisseur, sur la basilica apostolorum, aujourd’hui San Nazaro à Milan. Il est également présent dans le poème que le même Ambroise a composé pour le baptistère de San Giovanni alle Fonti à Milan109 plus d’un siècle avant Ennode. Celui-ci, composé de huit distiques élégiaques disposés en deux strophes, fait l’exégèse de la structure octogonale du baptistère qui concerne aussi bien la planimétrie de l’édifice, qui nous a été conservée avec une alternance de niches rectangulaires, dans lesquelles s’ouvraient les quatre entrées, et de niches semi-circulaires, que l’espace intérieur animé par huit colonnes sur plinthe et la piscine octogonale qui se trouvait au centre de l’édifice. Le poème est en effet fondé sur la valeur allégorique du nombre huit qui est celui du huitième jour, celui de la Résurrection110. Ce type de discours se poursuit avec Paulin de Nole, un autre bâtisseur pour Dieu, qui, dans sa lettre 32, fait l’exégèse allégorique de l’architecture du complexe basilical édifié par son ami Sulpice Sévère à Primuliacum et du complexe basilical dédié à saint Félix de Nole qu’il a lui-même rénové, agrandi et restructuré, à travers des épigrammes dont nous avons déjà examiné quelques exemples. Comme il a été dit plus haut, la mise en scène de Sulpice Sévère par Paulin dans l’un des poèmes potentiellement épigraphes composés pour le baptistère de Primuliacum pourrait bien avoir pour objectif de cautionner l’exégèse des constructions telle qu’elle est proposée par le futur évêque de Nole. Nous en citerons un passage : 5
Ecce uelut trino colit unam nomine mentem, Sic trinum sancta mole sacrauit opus. Ampla dedit populo geminis fastigia tectis, Legibus ut sacris congrueret numerus. Nam qua latorem duo testamenta per unum 10 Pacta, Deum in Christo copulat una fides : Iste duas inter diuersi culminis aulas Turrito fontem tegmine constituit, Laeta nouos geminis ut mater ecclesia partus Excipiat sinibus quos aqua protulerit.
109. Voir CLE 908. 110. Nous n’en donnerons ici que le début : Octachorum s(an)c(t)os templum surrexit in usus, / Octagonus fons est munere dignus eo. / Hoc numero decuit sacri baptismatis aulam / Surgere, quo populis uera salus rediit / Luce resurgentis Chr(ist)i […] « Octogonal est le temple qui a surgi pour de saints usages, / Octogonale est la source (qui est) digne de ce don. / C’est avec ce nombre qu’il convient que la salle (le palais ?) du baptême sacré / Surgisse, par lequel aux peuples le véritable salut est revenu / Dans la lumière du Christ qui ressuscite […] »
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15 Aula duplex tectis ut ecclesia testamentis, Vna sed ambobus gratia fontis adest. Lex antiqua nouam firmat, ueterem noua conplet ; In ueteri spes est, in nouitate fides. Sed uetus atque nouum coniungit gratia Christi ; 20 Propterea medio fons datus est spatio111.
Sans nous attarder sur un texte que nous avons déjà étudié ailleurs112, il convient de faire remarquer que ce poème de vingt-quatre vers, qui relève de l’epigramma longum, inscrit dans l’épigramme monumentale un discours encore plus complexe que celui que contenaient les épigrammes ambrosiennes citées plus haut, un discours qui lie le projet architectural de Sévère à l’incarnation dans la pierre du dogme de l’unité des deux Testaments par la grâce du baptême, cette dernière permettant l’union spirituelle de l’Ancien et du Nouveau. S’il n’est pas possible de savoir si ce poème fut inscrit dans le baptistère de Primuliacum ni s’il était réellement destiné à l’être dans l’esprit de Paulin, il constitue cependant un exemple tout à fait intéressant des potentialités de l’épigramme à contenir un discours d’exégèse spirituelle qui concerne non pas un seul monument, mais tout un ensemble architectural qui peut être ainsi mis en abyme dans l’inscription113. Paulin applique également l’exégèse spirituelle fondée sur la parole biblique au complexe de Cimitile / Nola, comme nous l’avons vu plus haut. Nous en citerons un dernier exemple qui montre combien Paulin se fie au support épigraphique pour justifier par un dessein spirituel un acte architectural, la suppression de l’abside d’un ancien monument114 dédié à Saint Félix, afin de pouvoir unifier spatialement les deux basiliques dédiées à son patronus. Cette inscription pré111. Epist. 32, 5. « Voici que, de même qu’il vénère un seul Esprit sous un nom trine, / Il a consacré un triple ouvrage en un saint ensemble. /Il a donné au peuple de larges toits pour ces demeures jumelles, /Afin que leur nombre s’accordât avec les lois sacrées. / Car la foi par laquelle un seul législateur a fixé les deux Testaments, / Elle seule unit Dieu dans le Christ. / Sévère, entre les deux palais aux toits distincts, / A placé la fontaine baptismale recouverte d’un toit en forme de tour, / Afin que l’Église mère, joyeuse de ses nouveaux enfants, / reçoive en ses deux girons ceux que l’eau lui aura présentés. / Le palais est double par ses toits, comme l’église par les Testaments, / Mais la même grâce de la fontaine est présente dans les deux bâtiments. / L’antique loi raffermit la nouvelle, la nouvelle complète l’ancienne ; / Dans l’ancien, il y a l’espérance, dans la nouveauté, la foi. / Mais l’ancien et le nouveau sont rassemblés par la grâce du Christ : / C’est pourquoi la fontaine a été donnée au milieu de l’espace ». 112. Voir Herbert de la portbarré-viard, Descriptions monumentales, p. 63-68. 113. Cette épigramme monumentale, d’une exceptionnelle densité sémantique, a pu constituer un exemple pour Sidoine Apollinaire, lorsqu’il composait le poème de dédicace commandé par Patiens de Lyon pour son ecclesia. Cette dernière épigramme constitue en effet une ekphrasis très vivante non seulement de l’extérieur et de l’intérieur du monument, mais aussi des portiques qui lui sont liés et de l’environnement qui l’entoure (routes, fleuves, peuple), avec pour finalité de présenter l’église construite ou édifiée par Patiens comme une voie vers le salut. 114. Il s’agit d’une salle de culte (aula) d’époque constantinienne, le premier édifice monumental construit au-dessus de la tombe de saint Félix, et dont les fondations de l’abside ont été identifiées à l’emplacement de la porte au-dessus de laquelle se trouvait l’inscription examinée ici. Voir au sujet de
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sentée dans la lettre 32, était située d’après les dires de Paulin dans la partie supérieure de l’arc médian qui faisait face à la façade de la nouvelle basilique et donc au-dessus de l’emplacement de l’abside détruite115. Nous en citerons ici les quatre premiers vers : Vt medium ualli, pax nostra, resoluit Iesus Et, cruce discidium perimens, duo fecit in unum, Sic noua destructo ueteris discrimine tecti Culmina conspicimus portarum foedere iungi116.
Les quatre premiers vers qui reposent sur une allusion à l’épître de saint Paul aux Éphésiens (2, 14-16) introduisent une analogie entre la destruction par le Christ de la barrière qui séparait les deux peuples (les Juifs et les Païens) pour les créer en un seul homme nouveau et l’acte architectural commandité par Paulin, c’est-à-dire la destruction, à l’emplacement même de l’inscription, de l’abside de l’ancien monument, afin de réaliser l’unité architecturale et spirituelle des deux églises. Par le portarum foedere que l’on peut également traduire par le « pacte des portes », ce système de trois ouvertures qui percent les toits renouvelés, c’està-dire les façades en vis-à-vis des deux églises, est obtenue l’unité de la double demeure de Félix, l’ancienne et la nouvelle. Le discours poétique fait également de cet ensemble monumental une incarnation dans la pierre du dogme de l’unité des deux testaments. Cette unité entre l’Ancien et le Nouveau, les fidèles sont amenés à l’éprouver en passant et repassant de l’ancienne à la nouvelle église et de la nouvelle à l’ancienne. On retrouve ce discours exégétique sur le monument dans les épigrammes d’Ennode de Pavie à la fin du ve et au début du vie siècle. Il est appliqué, pour la partie qui nous a été conservée de son œuvre, aux monuments de Milan et de Novare, et nous n’en donnerons ici qu’un exemple, en renvoyant pour l’essentiel, aux analyses de C. Urlacher-Becht117. Dans le carmen 2, 9, consacré vraisemblablement à la basilique Ad concilia sanctorum à Milan, nom d’origine d’une petite église aujourd’hui détruite, San Romano, Ennode fait en effet, au détour de vers complexes, l’exégèse spirituelle d’un incendie salvateur qui a permis la restauration ou reconstruction de l’édifice par l’évêque Laurent :
ce bâtiment C. ebaniSta, Et manet in mediis quasi gemma intersita tectis. La basilica di S. Felice a Cimitile. Storia degli scavi, fasi edilizie, reperti, Napoli, Arte tipografica, 2003, p. 118-158 et leHmann, Paulinus Nolanus und die Basilica Nova, p. 42-46. 115. Nous résumons ici une analyse qui a déjà été menée ailleurs (Herbert de la portbarré-viard, Descriptions monumentales, p. 189-190), mais qui gagne à être mise aujourd’hui en perspective avec un corpus épigrammatique élargi à d’autres auteurs et avec d’autres monuments. 116. Voir epist. 32, 15. « De même que Jésus, notre paix, a forcé le rempart en son milieu, / Et, détruisant notre séparation par la Croix, a fait de deux un seul, / De même, nous voyons les toits renouvelés joints par l’alliance de leurs ouvertures, / Une fois détruit ce qui les séparait de l’ancien toit ». 117. Voir dans c. urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, chantre officiel de l’église de Milan, Paris, 2014, les p. 143-183, consacrées aux poèmes de reconstruction d’Ennode.
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Vilia tecta prius facibus cessere beatis, si splendor per damna uenit, si culmina flammis consurgunt habitura Deum, si perdita crescunt ignibus innocuis, si dant dispendia cultum118.
La renaissance paradoxale, de prime abord, de l’édifice dans et par les flammes, dans toute sa beauté, s’éclaire par l’hypotexte biblique, la Première épitre aux Corinthiens (3, 10-15), dans lequel il est dit que c’est le feu qui « éprouvera la qualité de l’œuvre de chacun », laissant subsister ce qui a pris Jésus-Christ pour fondement et consumant les autres constructions. Force est cependant de constater que l’exégèse est enfouie dans les replis d’un discours dont on peut douter qu’il était compris par les simples fidèles, mais dont la lecture à haute voix pouvait sans doute servir à un discours exégétique tenu devant le monument. On remarquera que ce discours exégétique sur les monuments est le fait d’évêques bâtisseurs. Ambroise, Paulin, Ennode à leurs époques respectives ont tenté d’animer les monuments par des messages de pierre qui y sont sertis afin de relier les constructions terrestres à ce qui est au-delà de la parole humaine. On n’a que très peu d’informations sur l’épiscopat d’Ennode, mais, dans son épitaphe, toujours visible à l’extérieur de l’église Saint-Michel à Pavie, il est fait allusion aux hymnes que l’auteur composa afin d’orner les églises construites ou restaurées par ses soins, après avoir loué les œuvres de bâtisseur de Laurent II de Milan et d’Honorat de Novare : LARGVS VEL SAPIENS DISPENSATORQVE BENIGNUS / DIVITIAS CREDENS QVAS DEDIT ESSE SVAS, TEMPLA DEO FACIENS HYMNIS DECORAVIT ET AVRO / ET PARIES FVNCTI DOGMATA NVNC LOQVITVR119. Cette paroi qui « exprime aujourd’hui les préceptes du défunt » nous semble extrêmement significative des potentialités spirituelles et visuelles de l’épigramme épigraphe, lieu d’un discours qui constitue, à l’égal de l’or, un ornamentum du monument120, mais le fait en même temps parler. Ainsi l’épigramme, potentiellement porteuse d’un message exégétique, est-elle devenue au début du vie siècle une partie intégrante des édifices de culte qui en fait en quelque sorte la publicité spirituelle. *** 118. Voir la traduction d’urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, 2009, p. 301 : « Des édifices jadis misérables ont succombé aux torches bienheureuses, s’il est vrai que la splendeur résulte des préjudices, que les faîtes destinés à abriter Dieu s’élèvent grâce aux flammes, que les décombres se redressent grâce au feu innocent, que des dommages donnent la beauté ». Voir ibid. p. 299-305 pour la présentation et le commentaire de l’ensemble de ce passage. 119. Voir mommSen, CIL 5, 2 nº 6464. « Généreux et sage, bienveillant donateur, croyant que les richesses qu’il donna étaient siennes, faisant des temples pour Dieu, il les orna d’hymnes et d’or et la paroi exprime aujourd’hui les préceptes du défunt » (traduction de S. Gioanni). 120. Nous partageons ici l’avis d’urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, 2014, p. 412, qui pense que le terme hymnis n’est pas à prendre ici au sens propre, mais constitue une allusion aux inscriptions rédigées par Ennode pour différents édifices religieux.
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De Damase de Rome à Ennode de Pavie le discours sur les monuments chrétiens présent dans les épigrammes monumentales, le plus souvent épigraphes, n’a pas cessé de contribuer à leur promotion au statut d’espace sacralisé en s’appropriant un certain nombre des caractéristiques du langage épigraphique qui modèle en quelque sorte son contenu. C’est ainsi que la christianisation des indices de l’énonciation et de la spatio-temporalité présents dans le discours de l’épigraphie classique, l’exploitation de la matérialité des inscriptions, celle de leurs potentialités visuelles en vue de l’exposition aux yeux de tous des messages chrétiens et l’affirmation du caractère commémoratif de lieux sacralisés par la présence des saints sont autant de liens tissés pour mettre en évidence les liens entre terre et ciel qui caractérisent l’édifice de culte de la nouvelle religion. À cette corrélation entre monde terrestre et monde divin contribuent également la transfiguration de l’acte de fondation présent dans l’épigraphie classique, ainsi que la spiritualisation de la figure du commanditaire qui, dans les épigrammes d’Ennode de Pavie, occupe désormais une place considérable. Le choix de l’épigramme monumentale comme principal lieu du discours sur les monuments chrétiens est lié, comme nous avons essayé de le montrer, à une volonté de monumentaliser le lien entre terre et ciel et de le clamer haut et fort dans la cité devenue chrétienne. Cependant la parole chrétienne inscrite dans la pierre des monuments, dans le cas de l’épigramme épigraphe, constitue, à notre sens, une véritable rupture avec le discours épigraphique précédent. Ce dernier a apporté au christianisme, comme nous l’avons vu, un extraordinaire media qu’il a repris à son compte en pliant son discours épigrammatique aux codes épigraphiques. Mais, alors que le discours de l’épigraphie classique n’avait généralement de sens que par rapport à son propre contenu, qu’il s’agisse d’une inscription funéraire ou de la commémoration d’un acte monumental, le discours épigrammatique sur les monuments chrétiens, en tant que vecteur de la théologie et des valeurs du christianisme, est largement fondé sur la présence du silence au-delà de la parole, de l’invisible à travers le visible. Il existe en apparence une opposition entre la « poétique du silence »121 qui est au cœur du discours spirituel de l’épigramme chrétienne sur les monuments, telle que nous la lisons chez Paulin de Périgueux (Nulla potest tantas conplecti pagina uires) et la rhétorique spirituelle qui les anime en en faisant l’exégèse et les fait parler, si l’on reprend l’image présente dans l’épitaphe d’Ennode de Pavie (PARIES FVNCTI DOGMATA NVNC LOQVITVR). Cette opposition, qui renvoie à la finitude de la parole et de la pensée humaines, trouve sa résolution même dans le caractère performatif de la lecture de l’épigramme qui fait vivre à la fois le message et le monument. Par le message spirituel qu’elle véhicule et qu’elle incarne dans le monument, l’épigramme permet une certaine matérialisation du Verbe divin. 121. Nous empruntons ici ce terme à l’article de J. HernándeZ lobato, « To Speak or Not to Speak. The Birth of a ‘Poetics of Silence’ », in elSner et HernándeZ lobato (éd.), The Poetics of Late Latin Literature, p. 278-310.
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Par ailleurs, en conceptualisant et en « littérarisant » le langage épigraphique, les épigrammes chrétiennes sur les monuments en viennent à constituer un sous-genre poétique fondé sur les rapports entre épigraphie et spiritualité. Elles constituent un exemple exceptionnel, insuffisamment étudié, des rapports entre épigraphie et littérature et elles peuvent être mises en rapport avec une réflexion de G. Agosti dans un article consacré à ce sujet dans la littérature grecque : « Un capitolo ancora tutto da scrivere riguarda in effetti la presenza di linguaggio e immagini epigrafiche nella letteratura tardoantica »122. Les messages de pierre que nous avons essayé d’analyser sont autant de tentatives de faire des monuments chrétiens un édifice vivant qui, par la sollicitation permanente des fidèles amenés à réactualiser le contenu des épigrammes par leur lecture, dépasse l’opposition entre l’ecclesia assemblée et l’ecclesia monument.
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OMNIBUS IN REBUS SERMONUM PURPURA REGNAT (CARM. 2, 44, 7) : PLACE ET ENJEUX DE L’IDÉAL ARISTOCRATIQUE DE L’ORATOR DANS LES POÈMES RELIGIEUX D’ENNODE DE PAVIE céline urlacHer-becHt
Université de Haute-Alsace, CNRS – ArcHiMèdE UMR 7044
Résumé L’article se concentre sur les poèmes religieux d’Ennode de Pavie et s’attache à montrer la place centrale qu’y occupe l’idéal profane d’une éloquence ornée, raffinée, devenue dans l’Antiquité tardive l’apanage de la classe aristocratique, seule à même d’en goûter les subtilités. Par-delà leur style maniéré, l’idéal classique de l’orator y occupe en effet une place prépondérante, caractérisant l’évêque qui défend et illustre la (vraie) foi par la pourpre de sa parole. Le discours décomplexé que tient ainsi Ennode à l’égard des pratiques rhétoriques traditionnelles contraste avec les justifications répétées dont font notamment l’objet ses recitationes dans ses pièces profanes. Sans doute Ennode ne craignait-il pas, dans le cas de ses poèmes religieux, d’être accusé de vanité ou d’orgueil car l’homme s’y efface systématiquement derrière ses supérieurs ecclésiastiques, a fortiori l’évêque Laurent ier de Milan, sans doute à l’initiative de ces pièces ; mais il savait très probablement aussi et surtout l’importance qu’attachait l’élite ecclésiastique milanaise à l’art oratoire, considéré, selon un idéal au centre de ses hymnes, comme un don de Dieu qu’il convient de lui restituer à sa juste mesure. Abstract The article concentrates on the religious poems of Ennodius of Pavia and attempts to show the centrality of the secular ideal of an ornate and refined eloquence, which became in Late Antiquity the prerogative of the aristocracy, the only class capable of tasting its subtleties. Beyond their jeweled style, the classical ideal of the orator occupies a preponderant place, characterizing the bishop who defends and illustrates the (true) faith by the purple of his language. Ennodius’ discourse, fully in accordance with traditional rhetorical practices, contrasts with the repeated justifications for his recitationes in his secular works. No doubt Ennodius was not afraid, as for his religious poems, of being accused of vanity or pride, because he is systematically hidden behind his ecclesiastical superiors, especially Bishop Lawrence I of Milan, who certainly commissioned
Romaniser la foi chrétienne ? La poésie latine de l’Antiquité tardive entre tradition classique et inspiration chrétienne, éd. Giampiero ScafoGlio et Fabrice WendlinG, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 20), pp. 199-234. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132142
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him the poems ; but he was probably also and above all aware of the importance attached by the ecclesiastical elite of Milan to oratory, considered, according to an ideal that is at the center of his hymns, as a gift from God which should be restored to him in the right measure.
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agnus Felix Ennodius1 (473/4-521), qui fut diacre de l’Église de Milan, puis évêque de Pavie durant le règne de l’Ostrogoth Théodoric, est l’auteur d’une œuvre abondante et variée où se mêlent – au sens propre du terme – œuvres profanes et religieuses. Ses plus de cinq cents opera, presque tous antérieurs à son épiscopat, nous sont en effet parvenus pêle-mêle dans la tradition manuscrite, dans un ordre peu ou prou chronologique qui n’est pas le fait de l’auteur lui-même2. Il s’agit majoritairement d’épîtres et des poèmes courts (hymnes, épigrammes, épithalame, itinéraires, etc.), mais aussi de discours divers, d’une confession personnelle (dite Eucharisticon de sua uita3), de deux vies de saints, de deux bénédictions de cierge et d’un panégyrique en l’honneur du roi ostrogoth Théodoric. Ce mélange des genres a été fustigé à maintes reprises par la critique, d’autant plus que plusieurs œuvres d’inspiration profane développent des thèmes ou des motifs jugés indignes d’un clerc4. Le principal grief des détracteurs d’Ennode est l’incompatibilité entre la culture classique et la condition ecclésiastique dénoncée à maintes reprises par les penseurs chrétiens occidentaux5 : en s’engageant dans les rangs de l’Église, les aristocrates cultivés devaient non seulement renoncer à écrire des textes de contenu et d’intention profane et se consacrer entièrement aux occupations religieuses, mais aussi user, dans leurs œuvres religieuses, du sermo humilis qui, seul, convenait à leur status et leur permettait d’être compris de tous. Ennode lui-même se 1.
2.
3.
4. 5.
Sur Ennode, voir, entre autres, la synthèse de S. A. H. kennell, Magnus Felix Ennodius. A Gentleman of the Church, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2000. L’édition de référence retenue est celle de F. voGel (éd.), Magni Felicis Ennodi opera, Berolini, apud Weidmannos, 1885 (MGH AA VII). Toutes les traductions sont, sauf mention contraire, personnelles. On ne peut donc pas connaître ses intentions ni avoir la certitude que toutes ses œuvres étaient destinées à être publiées ; cf. sur les précautions de lecture que cela implique dans le cas des carmina, C. urlacHer-becHt, Ennode de Pavie. Chantre officiel de l’Église de Milan, Paris, Institut d’études Augustiniennes, 2014, p. 93-98. On doit cette appellation à l’un des premiers éditeurs du texte, J. Sirmond (1611), qui considérait que Paulin de Pella était le modèle d’introspection d’Ennode. On sait aujourd’hui qu’il est surtout redevable au modèle augustinien, cf. P. courcelle, « Trois récits de conversion au vie siècle dans la lignée des Confessions de saint Augustin », Historisches Jahrbuch, 77 (1958), p. 451-458 ; M. R. piZZino, « L’Eucharisticum di Ennodio di Pavia e le Confessioni di S. Agostino », in Scritti in onore di Salvatore Pugliatti, V, « Scritti vari », Milano, A. Giuffrè, 1978, p. 801-810 ; G. cotronei, « L’Eucharisticum di Ennodio e il modello delle Confessiones di S. Agostino », publication en ligne, 2004 (https ://www. sbg.ac.at/ges/people/rohr/ennodius/cotronei2.pdf). Synthèse dans urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, p. 9 sqq. Voir G. marconi, Ennodio e la nobiltà gallo-romana nell’Italia ostrogota, Spoleto, Fondazione CISAM, 2013, p. 65-76.
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réfère à maintes reprises à cette conuersio morum dans ses œuvres, notamment dans ses discours où il oppose de manière répétée et insistante son passé d’orateur et de poète à son engagement religieux actuel pour excuser les prétendues « rugosités » de sa langue6 ; ce renoncement est parfois aussi présenté à venir, et serait, selon certains savants, réellement advenu au moment de son épiscopat puisque rien n’indique qu’il a poursuivi ses activités littéraires profanes après sa nomination sur le siège de Pavie – mais cette partie de son œuvre peut être perdue. En tout cas, rien n’atteste, dans les opera datant de son diaconat qui nous sont parvenus, le moindre début de conversion : quand la crédibilité de ses déclarations d’intention n’est pas directement ébranlée par le contexte d’utilisation de l’argument (qui peut être par exemple une manière habile de décliner une commande officielle ou de renvoyer à ses propres occupations religieuses un pair qui a osé blâmer son style7), leur mise en application est démentie par la constance avec laquelle Ennode semble avoir composé conjointement, tout au long de son diaconat, des œuvres d’inspiration à la fois profane et chrétienne, toutes très travaillées et stylistiquement ornées. À rebours de la tendance critique contemporaine tendant à montrer, sur la base des éléments chrétiens que recèlent ses œuvres profanes, qu’Ennode a « converti » certains genres traditionnels comme l’itinéraire8, nous nous proposons de considérer ici le regard que porte l’homme d’Église sur l’éloquence dans ses poèmes religieux. On verra ainsi que l’idéal classique de l’orator, devenu dans l’Antiquité tardive l’apanage de la classe aristocratique, y occupe une place prépondérante, et prend une forme très proche de celle qu’on trouve dans ses poèmes profanes, reflétant une conception très élitiste de la culture et de l’engagement ecclésiastiques. La parole religieuse n’en conserve pas moins sa spécificité, et continue de servir la défense et l’illustration de la (vraie) foi. 6. 7.
8.
Relevé et étude des passages dans B.-J. ScHröder, Bildung und Briefe im 6. Jahrhundert, Berlin-New York, W. De Gruyter, 2007, p. 63-82. Voir, sur ces usages très intéressés de la topique, C. urlacHer-becHt, « L’attitude des chrétiens face à la culture classique : l’exemple d’Ennode de Pavie », in A. bandry-Scubbi (éd.), Éducation – culture – littérature, Condé-sur-Noireau, Éditions Orizons, 2008, p. 243-259, et « Les pièges de la rhétorique d’Ennode » dans urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, p. 31-65. Entre autres exemples, on pense, dans le premier cas envisagé, à l’epist. 2, 6 (= 39 V.) envoyée à Julien Pomère, célèbre grammairien désormais devenu abbé, où Ennode se défend des critiques prononcées contre l’une de ses lettres écrites avec peu soin en renvoyant son destinataire aux leçons sur les « matières ecclésiastiques », qui devraient être l’objet de toutes ses attentions ; dans le second, à l’habile manière dont Ennode invoque dans le carm. 1, 8 (= 27 V.) son désir de se consacrer entièrement à sa profession religieuse pour décliner une commande officielle manifestement embarrassante qui lui fut adressée par le sénateur Olybrius : étude dans urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, p. 45-54. Ennode joue aussi, selon l’expression de T. Meurer (p. 309), la “carte” (Trumpf) du clergé pour légitimer son discours face aux membres de l’aristocratie sénatoriale, cf. T. meurer, Vergangenes verhandeln. Spätantike Statusdiskurse senatorischer Eliten in Gallien und Italien, Berlin, De Gruyter, 2019, § 4.2.2. Cf. J. Soler, Écritures du voyage : héritages et inventions dans la littérature latine tardive, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2005, p. 349-356 ; E. perini, « Considerazioni sulla poesia ‘odeporica’ di Ennodio », in S. condorelli et D. di rienZo (éd.), Quarta Giornata Ennodiana. Atti della sessione Ennodiana del Convegno “Auctor et auctoritas in Latinis Medii Aeui litteris”, Benevento, 12 novembre 2010, Cesena, Stilgraf, 2011, p. 99-145 et, récemment, F. GaSti (éd.), Magno Felice Ennodio. La piena del Po (carm. 1, 5 H.), Milano, La Vita Felice, 2020.
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i. la repréSentation ariStocratique de la parole danS leS poèmeS reliGieux
I.1. L’intérêt d’Ennode pour l’eloquium Le thème de la « parole » (eloquium9), a fortiori du discours brillant et orné, occupe une place importante dans les poèmes religieux d’Ennode – essentiellement des inscriptions dédiées à des édifices religieux et/ou des évêques milanais, depuis Ambroise aux évêques contemporains, en particulier l’évêque Laurent, ainsi que douze hymnes consacrées, suivant la tripartition ambrosienne, à des heures du jour, des fêtes ou des saints du calendrier liturgique10. Ce n’est guère surprenant quand on sait la prépondérance du thème dans ses œuvres mondaines où il apparaît – à la différence de ce qu’on observe dans ses poèmes religieux, tous impersonnels – dans un discours assumé par l’aristocrate que n’a jamais cessé d’être Ennode en dépit de son engagement religieux11. Ainsi, dans ses épîtres, il porte une attention constante au style de ses correspondants et, suivant l’expression de P. Riché, se fâche « comme un petit maître12 » quand on s’en prend au sien. Des écrits de genres variés adressés à de jeunes aristocrates (parmi lesquels plusieurs orphelins dont Ennode fut le tutor)13 attestent l’intérêt qu’il portait à leur formation rhétorique, seule à même de révéler leur noble naissance14. Il a même rédigé à leur attention, parfois en collaboration avec Deutérius, qui tenait alors une école de grammaire et de rhétorique à Milan, des exemples de déclamations sur des sujets mythologiques traditionnels : ces dictiones témoignent non seulement de l’excellence de sa formation classique, mais aussi, selon toute vraisemblance, de son propre passé de rhetor15. En tout cas, le grand nombre de sollicitations dont Ennode fut l’objet16 montre qu’il était connu et apprécié pour ses compétences oratoires, et ce, bien au-delà des rangs de l’aristocratie laïque. 9. 10. 11. 12. 13. 14.
15. 16.
Le terme est employé dans les carm. 2, 16, 1 et 2, 79, 8 où il apparaît comme un synonyme d’eloquentia, amétrique ; le premier texte est étudié infra dans le § 1.3. Typologie et étude dans urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, p. 271-272. Cf. le titre emblématique de kennell, Magnus Felix Ennodius. P. ricHé, Éducation et culture dans l’Occident barbare (vie-viiie s.), Paris, Éd. du Seuil, 1962, p. 88. Cf. ScHröder, Bildung und Briefe, p. 115-118. Cet aspect, également présent dans les poèmes religieux, est au centre du § 1.3. B. J. Schröder en a étudié les enjeux aristocratiques dans Bildund und Briefe, cf. « Bedeutung der Bildung für den Adel », p. 88-96. On consultera aussi, sur l’idéologie et les images topiques développées dans un tel contexte pédagogique, l’article qu’a consacré A. Prontera à la laus litteratum offerte par Ennode à Arator à l’issue de ses études afin qu’il la récite devant les étudiants du grammaticus milanais Deutérius : A. prontera, « La Laus litterarum di Ennodio (dict. 12 = 320 V.) : appunti per un commento », Incontri di filologia classica, 17 (2017-2018), p. 293-325. Cette hypothèse a été défendue récemment par ScHröder, Bildung und Briefe, qui considère très justement, à rebours de la tradition antérieure, que cette vocation faisait définitivement partie du passé de l’auteur au moment où il composa ses dictiones, cf. Bildung und Briefe, p. 72 sqq. Il s’agit le plus souvent de demandes de recommandation ou de conseils ; d’autres écrits, comme le panégyrique en l’honneur de Théodoric, font suite à une commande officielle.
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De fait, on lui confia dès son entrée dans les ordres à Pavie la composition d’un discours religieux ; par ailleurs, les évêques sous lesquels il officia à Pavie comme à Milan firent de lui leur secrétaire personnel, et Laurent de Milan lui commanda très certainement des vers destinés à orner les édifices religieux milanais reconstruits sous son épiscopat ou à être chantés lors des offices17. Dans ses poèmes religieux, cet intérêt transparaît très clairement dans certains choix discursifs qui diffèrent parfois nettement de ceux qu’on observe dans ses sources ou modèles. On se limitera ici à un exemple des plus significatifs : la célébration de la Pentecôte dans le carm. 1, 13 (= 344 V.). Dans la continuité d’Ambroise qui a célébré la Pâques dans l’hymne Iam surgit tertia hora18, Ennode a en effet dédié deux hymnes de facture ambrosienne, soit huit strophes de quatre vers en dimètres iambiques, à l’Ascension et la Pentecôte qui faisaient désormais l’objet d’une célébration particulière19. Or, là où Ambroise réduit la narration à l’essentiel et chante le mystère du Christ (en particulier sa victoire sur la mort et le salut universel qui en résulte20), Ennode se focalise, dans son Hymnus de Pentecoste, sur le miracle des langues relaté par Luc dans le chap. 2 des Actes des Apôtres. 1
Et hoc supernum munus est, quod lingua linguis militat. Quis non Tonantis praemia per dona eiusdem praeferat ?
C’est un nouveau présent d’en haut : la langue a des langues pour armes. Qui n’exalterait pas les dons du Dieu tonnant par ses bienfaits ?
5
Facit, loquendo qui sapit, dignum loquatur ut Deo. Infundit ecce Spiritus et ora rursus instruit.
Dieu, dont la parole est sagesse, rend dignes de lui nos paroles. Voilà que l’Esprit se répand et instruit derechef nos bouches.
10
Intrat ueterno pectora euiscerata nubilo. In hoc apostolis die dum uerba Verbum diuidit,
Il pénètre dans les cœurs que déchire une sombre torpeur. En ce jour où, pour les apôtres, le Verbe partage le verbe,
17. Hypothèse défendue dans urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, p. 75-86. 18. Texte édité, traduit et commenté par J.-L. cHarlet dans J. fontaine (éd.), Ambroise de Milan, Hymnes, Paris, Éd. du Cerf, 1992, p. 205-228 (hymn. 3). 19. Ce n’était pas le cas à l’époque d’Ambroise, où l’on célébrait le mystère de la rédemption dans sa totalité, sans distinguer les étapes successives de son développement historique ; cf. R. cabié, La Pentecôte. L’évolution de la cinquantaine pascale au cours des cinq premiers siècles, Tournai-Paris, Desclée, 1965, p. 121-123. Les deux hymnes consacrées par Ennode à l’Ascension et la Pentecôte permettent, en ce sens, de poursuivre l’œuvre d’Ambroise, en tenant compte des évolutions du calendrier liturgique milanais. 20. Cf., sur cette « intensité de la contemplation » qui se déploie dans l’hymn. 3 à partir de l’épisode du bon larron, fontaine (éd.), Ambroise de Milan, Hymnes, p. 59.
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sermone mundi praepotens et corda mundi contulit. Summis feratur laudibus ! Homo habet ora gentium :
s’imposant aux discours du monde, il a uni les cœurs du monde. Chantons-le avec force éloges ! L’homme a chaque langue à la bouche :
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Thrax, Gallus, Indus unus est. Quod blanda ludit Graecia, quod saeuit atrox barbarum stridor Canopi murmuris,
Thrace, Gaulois, Indien sont un. Les doux agréments de la Grèce, les affreuses strideurs barbares dont bruit la cruelle Canope,
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quod lingua latrat Parthica, pectus repleuit hospitum. Mundi ad salutem curritur nolente mundo tot uiis.
les abois de la langue parthe ont rempli les cœurs étrangers. Au salut du monde concourent tant de voies, n’en déplaise au monde.
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Quid ? Sacra nunc remissio paschalis instar gratiae, dum mysticam septemplici ornat coronam munere !
Eh quoi ? Voilà le saint pardon semblable à la grâce pascale, qui orne d’un présent multiple sept fois la couronne mystique !
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Augmenta plenitudinis opes ministrant diuiti. Nunc mente uoce psallite : hoc nostra debet mens Deo.
Ce bien procure à qui est riche un supplément de plénitude. Chantez par l’esprit et la voix : notre esprit doit cela à Dieu.
La Pentecôte est certes présentée, dans la continuité du récit de Luc, comme le don divin (supernum munus, v. 1) du Verbe (Verbum, v. 12), mais celui-ci n’est pas tant perçu dans sa dimension spirituelle que langagière. Plus que le « salut du monde » (mundi […] salutem, v. 22) ou l’enrichissement spirituel évoqué incidemment à travers l’image de la couronne mystique du v. 2721, Ennode s’intéresse aux manifestations langagières du don des langues et à ses implications poétiques. La manière dont l’évangéliste et le poète évoquent la diversité des peuples qui, malgré leur éloignement géographique, parviennent tout à coup à s’entendre, est très significative à cet égard. On trouve, dans le récit de Luc, une longue énumération semblable à celle des v. 17 à 21 visant à illustrer, suivant une double orientation est/ouest et nord/sud inspirée d’un ancien calendrier astrologique22, la vocation de l’Église à l’universalité. L’idée est reprise dans l’hymne, notamment au v. 17 qui prend la forme d’une courte liste semblable à celle de Lc 2, 9-11, avec la mention de trois ethnies spatialement 21. Seul l’adjectif septemplici permet, en référence aux sept formes sous lesquelles il se manifeste en Is 11, 2-3, de préciser la nature du mystère évoqué ; il apparaît dans le même sens dans une célèbre hymne anonyme longtemps attribuée à Ambroise (cf. l’hymn. 116, 5-8 dans l’édition de A. S. Walpole, Early latin hymns, Cambridge, Cambridge University Press, 1922) : Sollemnis surgebat dies, / quo mystico septemplici / orbis uolutus septies / signat beata tempora. 22. Cf. G. ScHille, Die Apostelgeschichte des Lukas, Berlin, Evangelische Verlagsanstalt, 1983, p. 100-101.
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éloignées, symbolisant le monde entier (unus est, v. 17) ; Ennode développe cependant l’idée d’un Verbe « unificateur » en prolongeant cette énumération par une autre, bien plus développée (v. 18-21), qui montre comment le Verbe permet, en outre, à des langues emblématiques de cultures opposées, depuis la plus raffinée à la plus grossière, d’être comprises par les étrangers : la beauté de la langue grecque, synonyme de douceur (blanda) et de légèreté (ludit) ; la langue barbare des Égyptiens (avec la ville de Canope) et les aboiements des Parthes (latrat, v. 21), à la frontière du monde humain et animal. L’attention ainsi portée à trois formes de langage très différentes tend à éclipser le message compris de tous au centre du texte évangélique : la proclamation de la grandeur de Dieu (magnalia Dei, Lc 2, 11). Le même intérêt purement langagier ressort de l’attention que porte Ennode à sa propre mise en mots du récit miraculeux dans les considérations liminaires sur son aptitude à traiter le sujet. Au lieu de développer les enjeux spirituels du don céleste évoqué au v. 1 (simplement suggérés par militat, en référence à la militia Christi, a fortiori l’œuvre d’évangélisateurs des porte-paroles de Dieu23), Ennode exalte le don d’inspiration à la source de sa propre composition, présentée comme l’œuvre de Dieu lui-même à travers le polyptote loquendo / loquatur (v. 5-624) ; parallèlement, ces vers permettent de légitimer l’éloquence déployée dans l’hymne, selon l’idéal du decus au centre du v. 6. De fait, le développement du thème langagier fait, dans l’ensemble de l’hymne, l’objet d’un traitement très rhétorique, emblématique de l’écriture précieuse d’Ennode25, qui joue constamment des effets de uariatio synonymique ou, inversement, de répétition, avec par exemple les antanaclases polyptotiques lingua linguis (v. 2) et uerba Verbum (v. 12). L’ensemble de la pièce s’apparente ainsi à un savant jeu de variation autour du thème de la parole, jouant sur les trois formes que prend celle-ci dans l’hymne : le récit, en mots, du don de la parole octroyé par le Verbe divin.
I.2. La figure exemplaire de l’évêque-orateur Cette importance du thème langagier se traduit, dans les nombreux éloges d’évêques que recèlent les opera d’Ennode, par la célébration répétée de la figure 23. Voir, sur cette topique, A. von Harnack, Militia Christi. Die christliche Religion und der Soldatenstand in den ersten drei Jahrhunderten, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1963 (rééd.), p. 14 sqq. 24. Nous comprenons en effet, littéralement : « Lui [sc. Tonans v. 3] qui est toute sagesse en s’exprimant fait en sorte qu’elle [sc. lingua v. 2] exprime quelque chose qui soit digne de Dieu ». Le gérondif loquendo renvoie, selon toute vraisemblance, à la création du monde par le Verbe, qu’accomplit Dieu « dans la Sagesse et selon l’image de la sagesse » (qui sapit, cf. S. N. boulGakov, La Sagesse de Dieu : résumé de sophiologie, Lausanne, L’Âge d’homme, 1983, p. 47). 25. Cette préciosité, caractéristique de la littérature latine tardive, est au centre des nombreux travaux de S. Gioanni sur la correspondance d’Ennode, cf. en part. « La préciosité du latin d’Ennode » in Lettres tome I, livres I et II, Paris, 2006, p. xcvi-cxxxiii ; en général, sur le style précieux des correspondances latines tardives, « Communication et préciosité : le sermo épistolaire de Sidoine Apollinaire à Avit de Vienne », Studia Ephemeridis Augustinianum, 90 (2004), p. 515-545.
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de l’évêque-orateur26. Or, dans ses poèmes d’inspiration religieuse, cette célébration se donne à entendre dans des termes très traditionnels, dignes d’intérêt sur l’attachement du clerc aux idéaux aristocratiques. Le talent oratoire des évêques constitue un sujet d’éloge privilégié dans les portraits versifiés d’Ambroise et de ses successeurs à la tête de l’évêché de Milan qui accompagnaient probablement, au sein de la demeure épiscopale, leur représentation imagée27. La présence marquée du thème est d’autant plus remarquable qu’il n’est guère attesté dans la tradition épigraphique italienne de l’époque28 et relève donc d’un choix conscient, qui dépasse probablement la personne d’Ennode : comme on l’a déjà dit, ce dernier se fait dans ses poèmes religieux le porte-parole des autorités religieuses milanaises, en particulier de l’évêque Laurent dont il semble avoir répondu aux sollicitations29 ; ces poèmes de commande, affichés dans les lieux de foi et de spiritualité, devaient donc faire la « promotion » de l’idéologie qui était alors celle de l’élite ecclésiastique locale. Or les images servant à valoriser la parole épiscopale se rattachent toutes aux topiques traditionnelles de l’ornatus, valorisant un « art du parer » certes très affectionné par l’élite lettrée30, mais aux antipodes des aspirations spirituelles chrétiennes et de leur humble expression. Généralement employées de manière isolée, dans des notations ponctuelles, ces images topiques du style orné se concentrent de manière remarquable dans l’éloge d’Ambroise où elles peuvent s’appliquer aussi bien à ses écrits en prose qu’à ses œuvres poétiques31 :
26. Cf., outre les œuvres poétiques évoquées infra, la Vita Epiphani (opusc. 3 = 80 V.), aisément accessible dans les traductions de M. ceSa (éd.), Ennodio, Vita del beatissimo Epifanio vescovo della chiesa Pavese, Como, New Press, 1988 et G. M. cook, The Life of Saint Epiphanius by Ennodius, Washington, The Catholic University of America Press, 1942 ; étude de C. Sotinel, « Les ambitions d’historien d’Ennode de Pavie : La Vita Epiphanii », in V. GroSSi (éd.), La narrativa cristiana antica : codici narrativi, strutture formali e schemi retorici, Roma, Institutum Patristicum Augustinianum, 1995, p. 585-605. Cette figure exemplaire a été sommairement étudiée par G. marconi, « Il vescovooratore : un possibile modello », in Ennodio e la nobiltà gallo-romana, p. 59-61. 27. La destination iconographique de cette « galerie de portraits épiscopaux » est au centre de urlacHerbecHt, Ennode de Pavie, p. 229-238. 28. L’éloquence des évêques ne fait pas partie des thèmes d’éloge topiques dans les tituli italiens, mais c’était le cas en Gaule, dont était originaire Ennode, dans la droite ligne de l’éloge classique des hauts magistrats romains ; cf. M. HeinZelmann, Bischofsherrschaft in Gallien. Zur Kontinuität römischer Führungsschichten von 4. bis zum 7. Jahrhundert. Soziale, prosographische und bildungsgeschichtliche Aspekte, Munich, Artemis Verlag, 1976, p. 120-122 et passim. 29. Cf. les arguments en ce sens dans urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, p. 75-86. 30. Cf. M.-F. Guipponi-GineSte, Claudien poète du monde à la cour d’Occident, Paris, De Boccard, 2010 p. 390-391, qui y voit un « écho de la richesse matérielle présente dans les plus hautes sphères de la société ». 31. Conformément à une tendance marquée dans l’Antiquité tardive, l’assimilation est fréquente dans les opera d’Ennode ; cf. G. vandone, « L’equivalenza tra “poetica” et “retorica” in Ennodio », in Appunti su una poetica : Ennodio, carm. 1, 7-8 = 26-27V : introduzione, traduzione e commento, Pisa, ETS, 2005, p. 35-37.
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Roscida regifico cui fulsit murice lingua, uere suo pingens germina quae uoluit. Serta redimitus gestabat lucida fronte, distinctum gemmis ore parabat opus.32
Ces quatre vers combinent l’image métapoétique des flores, à travers celle, apparentée, des semis printaniers, l’image du lumen, en référence à l’éclat de la parole, et celle des gemmae, emblématiques, selon l’expression de M. Roberts, du Jeweled Style fort goûté dans l’Antiquité tardive33. Cette concentration dans le portrait d’Ambroise d’éléments qu’on retrouve ailleurs de manière éparse n’est pas anodine. De fait, Ambroise n’est pas seulement le premier évêque de la série d’un point de vue chronologique : c’est aussi le père spirituel de l’Église milanaise, proposé à maintes reprises en exemple à ses successeurs et dont l’évêque Laurent aspirait manifestement à suivre la trace ; aussi était-il particulièrement à même d’incarner les idéaux de l’époque. Par-delà l’importance accordée par l’élite aux ornements rhétoriques, leur dimension aristocratique ressort également de la mention de la pourpre royale34. La topique de l’oratorius murex ne tend pas seulement, en effet, à suggérer l’excellence langagière d’Ambroise ; suivant un usage bien attesté dans les œuvres profanes d’Ennode, cet insigne de noblesse désigne aussi le texte, « morceau de bravoure oratoire qui établit la supériorité culturelle35 ». Cette convergence frappante des idéaux traditionnels et ecclésiastiques est confirmée par la manière dont Ennode présente certains successeurs d’Ambroise, en particulier les évêques Bénigne et Sénateur, qui sont tous deux assimilés à des consuls. Si le choix de l’image a sans doute été guidé, dans le cas de Sénateur, par le jeu étymologique sur son nom36, la célébration du rôle clé que joua Bénigne lors du synode romain de 465 se prête, en revanche, à une utilisation digne d’intérêt du champ lexical sénatorial : Ante patres censens sedit plaudente senatu ; praelatum sanctis extulit ille caput37.
32. Carm. 2, 77, 3-6 (= 195 V.) : « Sa langue baignée de rosée avait l’éclat de la pourpre royale, ornant de sa sève printanière les fruits qu’elle produisait. Il avait le front ceint d’une guirlande lumineuse, produisait par sa bouche une œuvre émaillée de pierreries ». 33. Cf. M. robertS, The Jeweled Style : Poetry and Poetics in Late Antiquity, Ithaca NY-London, Cornell University Press, 1989. 34. Voir, sur la pourpre pure réservée au souverain, R. delmaire, Largesses sacrées et res priuata. L’aerarium impérial et son administration du ive au vie siècle, Rome-Paris, École française de Rome, 1989, p. 450-451. 35. Gioanni, Lettres I-II, p. lxxvii. 36. Cf. carm. 2, 87, 1-2 (= 205 V.), Qui uicit trabeas solium cinctumque Gabinum, / consulibus praestans ecce Senator adest. Le procédé est récurrent dans la série, cf. urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, p. 238-246. 37. Carm. 2, 86, 7-8 (= 204 V.) : « Lorsqu’il exposa son avis devant les Pères, il s’assit sous les applaudissements du conseil ; il dressa sa tête au-dessus de ces saints personnages ».
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De fait, patres désigne ici les évêques réunis à cette occasion, et senatus l’assemblée des vénérables prélats qui se rallièrent manifestement à la position affirmée par Bénigne. L’image des applaudissements est également notable. L’expression d’origine lucanienne38 renvoie en effet à un type d’approbation qu’Ennode condamne fermement dans plusieurs de ses discours et dans ledit Eucharisticon parce qu’une telle manifestation de gloire est considérée comme vaine et contraire à l’humilité requise d’un clerc – on y reviendra. Si la mesure brève de ces éloges inscrits et leur caractère énumératif expliquent la dilution du motif dans les épigrammes, où l’éloquence est un sujet d’éloge parmi d’autres, la célébration de l’évêque-orateur apparaît au centre de l’hymne à Cyprien (carm. 1, 12 = 343 Vogel), où elle concourt très clairement à l’expression de l’idéal épiscopal d’Ennode et de ses supérieurs hiérarchiques. En accordant une place prépondérante à l’éloquence de ce martyr africain, déjà devenu un martyr universel au début du vie siècle, Ennode n’est certes pas original, puisque la richesse de son éloquence fut, dès Lactance, un modèle pour les écrivains ecclésiastiques ; par ailleurs, Cyprien devait largement sa renommée de martyr à son extraordinaire éloquence39 ; mais le choix de cette figure épiscopale et son traitement sont très éclairants sur l’intérêt prononcé que portait l’élite religieuse milanaise à l’excellence oratoire. 1
Vatis Cypriani et martyris cor, lingua, sensus, dignitas mortem ferendo proruunt : uitale bustum nex dedit,
Du prêtre et martyr Cyprien, cœur, langue, affects et dignité ruinent la mort en l’endurant : son tombeau vit de son trépas,
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mucrone parta lux micat. Dictis fuit praefulgidus et ore diues unico. Torrentis undam gurgitis,
le jour né du glaive reluit. Il fut brillant par ses paroles et riche d’une bouche unique. Triomphant par ses prompts discours
inpacta cornu spicula sermone uincens promptulo, opes uerendi pectoris qui iure Christo reddidit.
des flots du gouffre impétueux, des flèches lancées avec l’arc, il rendit à bon droit au Christ les biens de son cœur vénérable.
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38. Cf. Lucain 7, 18, quam currus ornante toga, plaudente senatu / sedit adhuc Romanus eques. Le contexte du passage n’est sans doute pas étranger au choix du poète car, dans l’extrait en question, Pompée se remémore en songe, à la veille de la bataille définitive après laquelle il perdra la vie, sa prospérité passée. Or on apprendra, dans le dernier distique de la pièce, que Bénigne connut un destin comparable puisqu’il fut lui aussi fauché au sommet de sa gloire. 39. Cf. la synthèse de F. bordone sur « L’eloquenza di Cipriano nella tradizione letteraria occidentale », dans « Ennodio e la conversione dell’eloquenza. L’Hymnus sancti Cypriani (carm. 1.12 H = 343V) », Athenaeum, 100 (2013), p. 621-624. – Cet article constitue, à notre connaissance, l’unique étude du carm. 1, 12.
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Nunc munus inplet pristinum : orator orat, optinet et dura causis temperat, facit beatos ex reis,
Ores il remplit son ancien rôle : plaideur, il plaide, a gain de cause, tempère les verdicts sévères, fait d’accusés des bienheureux,
peccata rumpens carmine. Non flamma, carcer, uinculum potest nocere quos iuuat. Mactare iussus hostias,
brisant leurs péchés par son chant. Les flammes, la prison, les chaînes ne sauraient nuire à ceux qu’il aide. Sommé d’immoler des victimes,
lugenda risit munia, instante mox periculo fugit pericla funere. Paruas loquendi schemate
il railla ce funèbre office, puis, menacé par le danger, il fuit les dangers par la tombe. En s’exprimant éloquemment,
moras remisit ictibus, acciuit enses laetior, currente leto plus celer. Proconsul esse saeuior
il retarda un peu les coups, mais aima mieux mander l’épée, plus prompt que le pressant trépas. L’illustre proconsul Maxime
nequiuit ille Maximus, dum quod minatur munus est, nec tardat ira lenior Christum uolentes uisere.
ne pouvait être plus cruel, mais toute menace est un don : un courroux plus doux ne retient point ceux qui veulent voir le Christ.
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Le thème de la parole est au centre de la première moitié du texte (v. 1-16), avant le récit du martyre où il reparaît de manière incidente au v. 24 avec schemate, employé dans le sens de « figure », probablement en référence à la figure étymologique dont aurait usé, d’après les Acta Cypriani, l’évêque carthaginois lors de son ultime interrogatoire par le proconsul Galère Maxime40. L’auteur oppose, dans cette première partie, un passé à un présent que le caractère allusif et imagé de l’écriture ne permet pas de cerner de manière univoque (c’est très fréquent chez Ennode, qui aime à superposer plusieurs interprétations) : si l’on songe à la conversion de Cyprien, qui a renoncé à son passé d’orateur et d’avocat au moment de sa conversion, on peut y voir une opposition de son passé profane à son engagement pour le Christ ; si l’on rapporte l’image de l’avocat au rôle d’intercesseur que le martyr joue désormais auprès du Christ, l’opposition porte, en revanche, sur son passé terrestre vs son action céleste post mortem. En tout état de cause, l’éloge de sa langue se fonde sur la combinaison de deux images topiques : celle, déjà rencontrée, de l’éclat (praefulgidus, v. 6) et celle de la richesse (diues, v. 7), bien attestée dans les œuvres profanes d’Ennode, en particulier dans les épîtres où elle sert généralement à souligner la multiplication des procédés, a fortiori
40. Act. Cypr. 32, 3, Galerius Maximus dixit : « Consule tibi ». Cyprianus episcopus dixit : « Fac quod tibi praeceptum est ; in re tam iniusta nulla est consultatio » (étude dans bordone, « Ennodio », p. 651-652).
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l’accumulation des images41. Et, de fait, la multiplication de motifs employés par ailleurs dans un contexte profane est tout à fait frappante, surtout quand il s’agit d’images moins topiques que celles qu’on a évoquées jusque-là. Les métaphores maritime et guerrière qu’Ennode combine dans les v. 8-9 pour célébrer la suprématie de la parole de Cyprien sont tout-à-fait remarquables à cet égard42. La première reprend de prime abord l’une des images métapoétiques favorites d’Ennode, celle de l’activité littéraire comme navigation43. Le motif du torrens gurges n’apparaît cependant sous une forme comparable que dans le carm. 1, 7 (= 26 V.), où il sert à valoriser les « bourrasques gonflant les voiles » (tumidae procellae) de la parole de son parent Faustus, face auxquelles la « barque rapiécée » (sutilis cumba) d’Ennode ne fait pas le poids44. Quant à l’image des flèches décochées par l’arc et vaincues par l’éloquence de Cyprien, elle apparaît dans une épître célébrant l’éloquence d’Olybrius, où le sermo de ce dernier se révèle plus rapide que l’arundo lancée par la corde tendue de l’arc45. Cette valorisation de l’éloquence de Cyprien au moyen d’images attestées ailleurs dans un contexte profane montre le regard très traditionnel que porte Ennode sur l’œuvre de Cyprien. Cette orientation est confirmée par le rôle d’orator et d’avocat dans lequel apparaît celui-ci dans les v. 13 sqq. Que ces vers se rapportent aux prières que Cyprien a formulées durant son ministère épiscopal ou à celles qu’il continue d’exprimer aux cieux pour racheter les pécheurs coupables, Ennode ménage ainsi une continuité évidente, sur le plan de la représentation, entre le passé païen et le présent chrétien de l’évêque. Quant à la reprise de ces deux images aristocratiques traditionnelles dans un contexte chrétien, elle montre là encore qu’on ne trouve pas, dans ses poèmes d’inspiration chrétienne, une rupture aussi nette entre les cultures profane et chrétienne que celle qu’on attendrait et que semblent le suggérer certaines déclarations d’Ennode.
41. Cf. S. Gioanni, « Vbertas linguae », dans Ennode de Pavie. Lettres, I, p. xcvii-xcviii (cf. V. Zarini, « Ennode et Arator : une relation pédagogique et son intérêt littéraire », in P. Galand-Hallyn et V. Zarini [éd.], Manifestes littéraires dans la latinité tardive : poétique et rhétorique, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2009, p. 330-331). 42. L’ensemble des parallèles établis dans la suite trouvent leur source dans bordone, « Ennodio », p. 638-643 auxquelles nous renvoyons pour une comparaison détaillée. 43. Cf. les exemples cités par bordone, « Ennodio », p. 639-640, n. 59. En général, sur l’emploi métatextuel de ces diverses « métaphores relatives à la navigation », E. R. curtiuS, La littérature européenne et le Moyen Âge latin (trad. J. Bréjoux), Paris, Presses universitaires de France, 1956, p. 157-161 et P. Galand-Hallyn, « La navigation », dans Le reflet des fleurs : description et métalangage poétique d’Homère à la Renaissance, Genève, Droz, 1994, p. 144 sqq. 44. Cf. v. 33 sqq. Sutilis ad tumidas rapitur mea cumba procellas […] Illa nec Aegeum pelagus nec litora Phrixi / Nec quaecumque ualet trux aequora uerrere fundo / Aeolus agnouit, placidos sed gurgitis alti / Praelegit bene cauta sinus… 45. Epist. 2, 13 (= 48, 4 V.), Non sic pernix aether acta neruis arundo proscindit, quemadmodum inuenta ingenii uestri sermo describit.
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I.3. La place de l’éloquence dans la domus ecclesiae Plusieurs poèmes destinés à la domus ecclesiae (ici, la « demeure épiscopale ») confirment cette conception très aristocratique de la parole, tout en encourageant explicitement la maîtrise et la pratique de l’éloquence au sein de l’élite ecclésiastique46. Le texte le plus éloquent à cet égard est le carm. 2, 16, qui est le dernier poème d’une série esquissant un parcours initiatique pour le moins surprenant au sein du complexe épiscopal. Ce cycle est constitué de six poèmes de cinq distiques élégiaques (carm. 2, 12-16 = 101-105 V.) dont les quatre premiers forment un ensemble cohérent par leur thématique baptismale. De fait, les trois premiers constituent les jalons d’un parcours conduisant les visiteurs de l’entrée extérieure de l’un des deux édifices baptismaux de Milan (carm. 2, 12) jusqu’à son entrée intérieure (carm. 2, 14), en passant par le portrait anonyme de l’évêque qui a « fondé » les lieux (visiblement Laurent, que le poète assimile en filigrane à Ambroise). Quant au carm. 2, 15, probablement destiné au confirmatorium, il traite d’un rite étroitement associé à l’administration du baptême : l’eucharistie baptismale. Or, à la fin du cycle, le carm. 2, 16 engage de manière totalement inattendue47 – et de prime abord en décalage complet avec l’itinéraire initiatique esquissé dans les poèmes précédents – une célébration de l’excellence oratoire : 1
Eloquium certus naturae constitit index, perfecti fontem quaerere qui sitiat. Libertas semper studiis reseratur honestis ; infabricata latet nobilitas tenebri ! 5 Captiuum uenis seruasset terra metallum, ni daret inuentor quod uocat in medium. Scrutator fuluum concessit pallidus aurum : qui polit ingenium sic facit esse suum. Hactenus Ionium perlustrans remige pauco, 10 ad portum cumbam flecte, Thalia, meam48.
Nous avons montré ailleurs que l’hiatus avec le reste de la série n’était sans doute qu’apparent et que cette épigraphe était probablement destinée à une pièce de la demeure épiscopale servant à un enseignement de type religieux, peut-être
46. Leur analyse pose de sérieux problèmes, notamment en raison de l’ambiguïté de leur lieu de destination, cf. notre discussion approfondie dans urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, p. 184-209. 47. Le sème de la parole fait cependant l’objet d’une habile préparation dans le carm. 2, 15, cf. urlacHerbecHt, Ennode de Pavie, p. 198-199. 48. « Le langage constitue un indice révélateur de la nature de celui qui a soif d’atteindre la source de la perfection. La liberté est toujours dévoilée par les arts libéraux ; si on ne la cultive pas, la noblesse demeure cachée dans les ténèbres. La terre aurait gardé le métal captif dans ses veines, si l’homme qui le découvrit ne fournissait pas ce qu’il appelle au jour. Le pâle mineur a cédé l’or fauve : celui qui polit ses qualités naturelles les rend, lui, vraiment siennes. Comme tu n’as, pour l’heure, parcouru la mer ionienne qu’avec un modeste équipage, tourne, Thalie, ma barque vers le port ».
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à destination des jeunes clercs qui achevaient leur initiation religieuse49 ; le sémantisme du terme tardif eloquium, attesté en référence à l’Écriture50, siérait bien à une telle destination. Plusieurs des valeurs exaltées dans le poème (comme perfecti, v. 2 ; honestis, v. 3 et nobilitas, v. 4) se prêtent par ailleurs à une lecture morale s’accordant avec les idéaux chrétiens. Toujours est-il que l’exaltation de la parole au centre des v. 1-8 a de quoi surprendre dans un lieu ecclésiastique, d’autant plus que cette dernière apparaît très clairement comme une manifestation de l’élévation sociale de l’orateur. L’enjeu identitaire de la parole fait en effet l’objet de plusieurs reformulations, d’abord théoriques (v. 1-4), puis imagées (v. 5-8), qui trouvent de nombreux échos dans les œuvres profanes d’Ennode51. Dès le v. 1, l’expression naturae […] index exalte le pouvoir révélateur de la parole en des termes qu’on retrouve notamment dans l’éloge de l’excellente éducation reçue par le jeune consul Aviénus dans l’epist. 1, 5 (= 9, 9 V.), naturae indices scolas et litterarum studia consecutus52. La même idée est répétée de deux manières différentes dans les v. 3-4 : l’éloquence n’est pas seulement un révélateur fiable (certus v. 1), mais aussi indispensable (semper v. 3) de la noble nature humaine, car ce sont les studia […] honesta qui dévoilent la libertas (formulation positive v. 3) : sinon, la nobilitas demeurerait cachée (reformulation négative v. 4). Cette retractatio, qui s’organise autour de l’antithèse reseratur / latet, permet d’éclairer le sens de libertas. Au vu du terme (nobilitas) qui lui est substitué au v. 4, il apparaît clair que l’auteur songeait non seulement à la libertas de l’homme bien né53, mais aussi et surtout à cette « liberté » qui était devenue l’apanage, dans le contexte des invasions barbares54, des « lettrés ». Comme l’a montré S. Barnish à propos de Cassiodore, avant d’étendre ses réflexions à Ennode : In Variae, IX.21, defending from embezzlement the salaries of the teachers of grammar, rhetoric and law at Rome, he praises grammar and rhetoric as the unique possession of the lawful rulers of Romans, alien to barbarian kings. Thence the battle of the orators sounds the war-call of civil law ; thence noble
49. Contra, G. marconi, « L’insegnamento della cultura cristiana nell’Italia ostrogota : l’apporto di Ennodio, diacono della chiesa di Milano », KOINΩNIA, 44/2 (2020), p. 973-1001 : selon elle Ennode aurait enseigné la rhétorique profane au sein de la demeure épiscopale à de jeunes orphelins, entre autres, parallèlement à l’enseignement de celle-ci au sein de l’auditorium de Milan. 50. A. blaiSe, Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, Strasbourg, Centre national de la recherche scientifique, 1954 (rééd.), s.u., p. 305 (§ 5 en référence à l’écriture). Sur la « frequenza straordinaria » du terme chez Ennode, voir C. merkel, « L’epitafio di Ennodio e la basilica di S. Michele in Pavia », Rendiconti della Reale Accademia dei Lincei, Classe di scienze morali, storiche e filologiche, 3 (1896), p. 127. 51. Nous en avons étudié certains dans Ennode de Pavie, p. 200-201. 52. « Ayant suivi les leçons qui révèlent la nature et les études littéraires » (trad. S. Gioanni). 53. Cf. curtiuS, La littérature européenne, p. 44-45. 54. J.-P. callu, « Être Romain après l’Empire (475-512) », in A. barZano et al. (éd.), Alle radici della casa comune europea, III, Identità e valori. Fattori di aggregazione e fattori di crisi nell’esperienza politica antica, Roma, L’Erma di Bretschneider, 1998, p. 293 sqq.
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eloquence recommends all leading men ; and thence, to say no more, our present words derive55.
L’idée que la noblesse doit, tel l’eloquium, être travaillée (infabricata, v. 4) pour apparaître en pleine lumière, est reformulée de manière imagée dans les v. 5 à 8 à travers le parallèle établi avec l’or, le métal précieux par excellence et donc le plus à même d’illustrer l’idée de noblesse (nobilitas v. 4) et de perfection (perfecti, v. 2) au centre du texte. Sans l’intervention du chercheur d’or, le métal fauve serait, en effet, lui aussi demeuré à jamais captif au sein de la terre (captiuum uenis seruasset terra metallum, v. 5) et n’aurait pas été appelé au grand jour (uocat in medium, v. 6). Ennode y recourt là encore à plusieurs reprises dans ses dictiones prononcées dans un contexte scolaire comparable à celui qui a présidé au choix de l’image ici ; on pense notamment à la dict. 7 (= 3, 6 V.), fului nobilitatem metalli nisi ad unguem manus ducat artificis, maternis paene hebetatur tenebris et, si non magistra politione uenustetur, nihil ei prodest sublimitas, quam uena concesserit. Adiuuatur quidem doctoris instantia dotibus sanguinis mundioris, sed nisi limata non rutilant illa quae se erigunt praerogatiua nascendi56. Comme dans l’extrait qui nous intéresse (polit, v. 10), ce passage exalte le travail de « polissage » (politione), de « limage » (nisi limata) accompli par l’artiste et qui donne au discours comme à l’or sa véritable valeur. On citera aussi cet extrait d’une épître adressée à Aviénus où l’or de l’éloquence est clairement mis en rapport avec la noble condition du jeune orateur : Scio quae aurum pariat terra nobilius, cuius soli nutrita sinibus metalla plus rutilent. Saepe mihi labor efficax inquirenti altricia terga fului ostendit elementi57. Il s’agit donc à l’évidence d’une idée chère à l’aristocrate, qui correspond à une réalité historique, puisque la nobilitas se signalait 55. S. J. B. barniSH, « Liberty and Advocacy in Ennodius of Pavia : The Significance of Rhetorical Education in Late Antique Italy », in P. defoSSe (éd.), Hommages à Carl Deroux V. Christianisme et Moyen Âge : Néo-latin et survivance de la latinité, Bruxelles, Éd. Latomus, 2003, p. 22. Cf. ScHröder, Bildung und Briefe. Voir en général, sur ce thème, V. Zarini, « Ennode et Arator », p. 333 ; sur le rôle clé joué par les lettrés à la fin de l’Antiquité, l’ouvrage de R. A. kaSter, Guardians of Language : The Grammarian and Society in Late Antiquity, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 1988. Cf. parmi les opera d’Ennode, ce court extrait de la dict. 7 (= 3, 4 V.), Tibi ergo debentur haec benificia, quod citaturus reum causidicus inter atria iam probata dictionem metuendus incipiet. Tibi, spes unica honestae professionis, adscribendum, quod nobilitas (cf. carm. 2, 16, v. 4) decursis breui temporibus liberali sudore placitura est. 56. « Si la main de l’artiste ne conduisait pas à la perfection la noblesse du métal fauve, il resterait à l’état brut dans les ténèbres maternelles, et s’il n’était pas embelli par le polissage d’un maître, la beauté que lui a concédée le filon dont il est issu ne lui serait d’aucune utilité. L’application assidue d’un docte personnage aide les dons du sang à devenir plus purs, mais, sans la lime, ne brillent pas les qualités qui se flattent des prérogatives de la naissance. » Cf. dict. 10 (= 94, 6 V.), aurum nihil est, nisi manu componatur artificis et fuluo pretium metallo lima fabricante iungatur. Cessante industria exigua est claritas quae uenerit a natura. 57. Epist. 1, 18 (= 23, 2 V.) : « Je sais quelle terre produit un or plus noble, quel est le sol dont le sein alimente les filons plus rutilants. Souvent, un effort efficace me révèle, en ma recherche, les gisements nourriciers de l’élément fauve » (trad. S. Gioanni). Cf. l’epist. 2, 10 (= 44, 2 V.), adressée au même destinataire : altricem nobilis metalli uenam in thesauris quos pepererat agnoscebam.
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du temps d’Ennode essentiellement par sa perfection langagière58. Pour s’accorder avec la morale chrétienne, elle n’en reste pas surprenante dans la bouche de l’homme d’Église, surtout dès lors qu’il adresse à de futurs clercs. À quoi tient cet intérêt décomplexé pour la parole dans un contexte religieux ? Deux autres poèmes également destinés à la domus ecclesiae permettent d’en saisir les raisons profondes. Dans le carm. 2, 17 (= 112 V.) destiné à figurer à l’entrée de la salle à manger de l’évêché, la question identitaire se retrouve au centre des quatre derniers vers : 7
Sic nostrum pande studium, dux littera recti, ut domus ingenium non taceat domini. Qui gestas Latium satiatus pectora rorem, 10 aspice serpentes hic Heliconis aquas59.
Comme dans le carm. 2, 16, les « lettres », probablement en référence aux litterae constitutives de l’inscription, sont appelées à révéler l’identité du maître des lieux en attestant, par leur excellence poétique (Heliconis aquas, v. 10), son niveau d’instruction (studium, v. 7) et, partant, sa noble nature (ingenium, v. 860). Or, il n’est pas fortuit que la rosée évoquée au v. 9 (en référence à l’inspiration que le poète puise à la source des Muses) soit qualifiée de « latine » : suivant un schème récurrent chez Ennode, l’épithète Latius dénote l’idée de perfection langagière, tout en réaffirmant en filigrane la suprématie de la culture romaine, à laquelle l’élite religieuse était d’autant plus attachée du temps d’Ennode qu’il en allait de la préservation de la Romanitas dans les nouveaux royaumes barbares61. Par-delà cette question identitaire, qui engage donc l’identité même de Rome, on ne saurait méconnaître la profonde conscience qu’avait l’élite ecclésiastique du « pouvoir » inhérent à la parole. L’idée est au centre du carm. 2, 44 (= 163 V.) composé pour l’entrée du jardin épiscopal. Il s’agit d’un poème résolument « non référentiel », attendu que les divers éléments naturels évoqués ne renvoient pas tant aux composantes de ce locus amoenus qu’à l’écriture poétique, servant ainsi de métaphore du texte.
58. Voir à cet égard le témoignage majeur de l’epist. 8, 1 (= 370, 3-4 V.) où Boèce se distingue par sa seule éloquence au milieu des glaives de Cicéron et de Démosthène : cf. notre étude dans C. urlacHerbecHt, « Trois témoins privilégiés de l’état de la culture dans l’Italie de Théodoric : Ennode de Pavie, Cassiodore et Boèce », Vita latina, 185-186 (2012), p. 217-219. 59. « De même, ô lettres qui conduisez au bien, faîtes connaître notre étude, afin que cette demeure ne taise pas l’identité de son maître. Toi qui, le cœur rassasié, diffuses la rosée latine, vois les eaux de l’Hélicon qui serpentent ici ». 60. Cette lecture personnelle est développée dans notre article « L’éloge des belles lettres dans les épigrammes religieuses d’Ennode de Pavie », in P. ScHnyder et T. collani (éd.), Seuils et rites : littérature et culture, Paris, Orizons, 2009, p. 320-322. 61. Même si Théodoric fut plus favorable que d’autres rois barbares aux arts et aux lettres. Voir, sur l’attachement d’Ennode à « la meilleure latinité », Gioanni, Lettres I-II, p. c-ciii : « l’excellence du langage n’[étant] jamais conçue, , hors des lettres latines ».
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Respice, qui gressum sinuas per amoena uirecta, ut discas cultis lucem praeferre diserti. Adridet germen quod linguae pingitur ostro : uer habet in bruma qui flores carmine gignit ; 5 per glaciem zephyros exhalant uerba tepentes. Ebria fulgenti maduerunt murice dicta. Omnibus in rebus sermonum purpura regnat : oris ad imperium submittunt colla chelydri. Algida cum roseo iuueniscant sanguine corda, 10 primaeuos gelidis ostendit littera membris. Vertit ad obsequium naturae munera doctus : aetates, species, mensuras, tempora, formas62.
Ennode renouvelle dans ces vers la tradition poétique du locus amoenus en faisant des éléments naturels non des images de l’écriture63, mais des manifestations de la toute-puissance de la parole. De fait, il est significatif que les germes, les fleurs et même le tiède zéphyr soient tous présentés, dans les vers 3 à 5, comme la résultante des facultés langagières, à travers leur position « objet » (accusatifs flores, v. 4 et zephyros tepentes, v. 5) ou l’emploi de la voix passive (pinguitur, v. 3) : dans l’ordre du texte, germen quod linguae pinguitur ostro (v. 3) ; qui flores carmine gignit (v. 4) et zephyros exhalant uerba tepentes (v. 5). Ennode représente cet empire de manière éminemment subversive, si l’on en juge par les diverses figures d’opposition développées dans les v. 3 à 10, où les antithèses se combinent aux tours paradoxaux. Il était coutumier du procédé, puisqu’il y recourt largement dans l’éloge versifié qu’il a dédié à son parent le poète Faustus (carm. 1, 7 = 36 V.64). Nous citons le passage dans son intégralité, car les vers 3 à 6 trouvent un écho direct dans le carm. 2, 44 : Tu uerbis faciem tribuis, modulamine membra. Quod natura deo, hoc tibi dant studia. In uetulum dexter si uertas plectra cadauer, primaeuum facias aedificante lyra. Si flores simules gelidi per plaustra Bootis, mox Helicem uernis sibilat aura modis.
Carm. 2, 44 : Algida cum roseo iuueniscant sanguine corda, primaeuos gelidis ostendit littera membris (v. 9-10)
62. « Ouvre les yeux, toi qui portes tes pas çà et là, à travers de charmantes prairies verdoyantes, pour apprendre à préférer l’éclat de l’orateur aux lieux cultivés. Il est éclatant, le bourgeon dépeint par la pourpre de la langue : il connaît le printemps en hiver, celui qui produit des fleurs par son chant ; à travers la glace, ses mots diffusent les souffles tièdes du zéphyr. Ivres, les paroles sont imbibées d’un rouge éclatant : sur toute chose règne la pourpre du discours : au commandement de la bouche, les serpents abaissent la tête. Alors que le sang rose fait rajeunir les cœurs glacés, les lettres rendent leur prime jeunesse aux membres gelés. L’homme instruit amène à l’obéissance les dons de la nature : âges, visages, tailles, temps, constitutions ». 63. Voir, sur cette topique, Galand-Hallyn, Le reflet des fleurs, p. 127 sqq. 64. Ce poème d’éloge a été traduit et commenté par vandone, Appunti su una poetica. Sur l’usage des adynata chez Ennode, ScHröder, Bildung und Briefe, p. 107-108.
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Ninguida lustra rosas, fundant tibi frigora mustum, feruenti Pallas sidere dona ferat. Piscis in aetherio quem portas uertice tranet : si iubeas uersu, marmora ceruus amat. Faucibus e mediis inpasto uiscera praedam ore potens tollas, quam tenet ore leo65.
ver habet in bruma qui flores carmine gignit, per glaciem zephyros exhalant uerba tepentes (v. 4-5)
Si la part de la flatterie est évidente dans le carm. 1, 7, 19-30, elle ne permet pas d’expliquer la part belle faite, dans le carm. 2, 44, à la célébration du pouvoir créateur du poète dont le verbe semble rivaliser avec celui du Créateur. Il ne s’agit pas, en effet, d’un poème mondain, adressé à un destinataire précis dans le but de lui plaire, mais bien d’une épigraphe destinée à figurer à l’entrée du jardin épiscopal. Il ne fait donc nul doute que les idées exprimées reflètent la pensée profonde des habitants de la domus ecclesiae, et témoignent d’une réelle fascination à l’égard des possibilités infinies qu’offre le langage dans un contexte tant religieux que profane. Plusieurs autres passages attestent la prégnance de ce thème dans les opera66 ; on se limitera cependant à un exemple d’autant plus évocateur que la déclaration en question, extraite d’une sorte de traité mondain à visée pédagogique, est prononcée par la Rhétorique allégorisée en personne : 1
Sit noster tantum, non stringunt crimina quemquam. Nos uitae maculas tergimus artis ope. Si niueo constet merito quis teste senatu, cogimus hunc omnes dicere nocte satum. 5 Et reus et sanctus de nostro nascitur ore : dum loquimur, captum ducitur arbitrium. Lana Tarentinae laus urbis, gemma, potestas quid sunt ad nostrum iuncta supercilium ? 10 Qui nostris seruit studiis, mox imperat orbi. Nil dubium metuens ars mihi regna dedit67.
65. Carm. 1, 7, 19-30 (= 26 V.) : « Toi, c’est par les mots que tu donnes forme aux choses, par le rythme que tu leur donnes corps. Le pouvoir que la nature a octroyé à Dieu, les études te l’ont donné. Si tu tournais habilement ton plectre vers un cadavre décrépit, tu lui rendrais sa prime jeunesse, en l’édifiant de ta lyre. Si tu représentais des fleurs sous le chariot du bouvier glacé, la brise ferait bientôt entendre ses accents printaniers dans le nord. Les bourbiers enneigés t’offriraient des roses, le froid, du vin doux, Pallas t’apporterait ses dons avec la saison chaude. Le poisson que tu fais se mouvoir traverserait à la nage les hauteurs éthérées : si tu l’ordonnais par tes vers, le cerf en viendrait à aimer la mer. La proie que le lion tient dans sa bouche, avide de chair, par ta bouche toute-puissance, tu l’arracherais à sa gorge même ». Voir l’étude linéaire du passage proposée par vandone, Appunti su una poetica, p. 73-79. 66. Cf. le chapitre « Die Macht des Dichters », dans ScHröder, Bildung und Briefe, p. 106-111. 67. Opusc. 6, carm. insert. (= 452, 17 V.) : « Qu’il n’appartienne qu’à nous, les fautes ne s’attachent à personne. Nous, nous effaçons les taches par les ressources de notre art. Si l’on reconnaît, sur la foi du sénat, que quelqu’un est blanc comme neige, nous amenons tout le monde à dire qu’il est né de la
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Cité de manière décontextualisée, le propos peut assurément apparaître choquant sous la plume d’un diacre. Rappelons néanmoins que les deux allégories profanes mises en scène dans ce traité de pédagogie, Grammatica et Rhetorica, prennent la parole après trois vertus chrétiennes, Verecundia, Castitas et Fides. Or ces dernières ont, pour ainsi dire, défini les conditions préalables à l’exercice des arts libéraux, et délimité une sorte de cadre « moral » auquel doit se tenir l’orateur chrétien68. Sans doute le lieu dans lequel figurait le carm. 2, 44 jouait-il un rôle de « régulateur » peu ou prou comparable, d’où cet ultime exemple d’un rapport totalement décomplexé à l’éloquence, dès lors qu’on se situe dans un contexte où l’on ne saurait soupçonner Ennode de s’écarter de sa profession religieuse. Quelles sont, dès lors, les conséquences de cette prégnance des idéaux aristocratiques traditionnels ? Entraîne-t-elle une altération du message chrétien ?
ii. la Spécificité du diScourS reliGieux Dans les passages où Ennode se défend de céder aux séductions de la vie littéraire mondaine, l’idée d’une menace pour la foi apparaît à diverses reprises. Elle trouve son expression la plus nette dans cet extrait dudit Eucharisticon de sua uita où Ennode donne clairement à entendre le risque de vanité inhérent aux compositions poétiques et rhétoriques de manière plus générale : Nam eleuatus insanis successibus poetarum me gregi ignarus uenerandae professionis indideram. Delectabant carmina quadratis fabricata particulis et ordinata pedum uarietate solidata. Angelorum choris me fluxum aut tenerum poema miscebat, et si euenisset, ut essem clarorum uersuum seruata lege formator, sub pedibus meis subiectum quicquid caeli tegitur axe cernebam. Ineptum diu uolutauit uita mortalis et certa miseriarum caecitas de falsa dicendi felicitate perextulit. Quotiens adclamantium flatibus propter religionem uertex nudatus intumuit, et mendacibus labiorum lusus inlecebris credidit amorem sui habentium pectoribus imperari ! Tu autem, qui in caelis habitas, inridebas me : tu quem non deliniunt uerba sed puritas, tu apud quem saepe muti loquimur et clamantes tacemus. Sic dum me concinnationis superfluae in rhetoricis et poeticis campis lepos agitaret, a uera sapientia mentitam secutus abscesseram, nihil aliud cupiens nisi auris
nuit. Le coupable comme le saint naissent de notre bouche : pendant que nous parlons, le jugement est fait captif. La laine, sujet d’éloge de Tarente, les pierres précieuses, le pouvoir, que seraient-ils, s’ils tombaient sous le coup de notre mépris ? Celui qui se consacre à nos études bientôt gouverne le monde. Ne craignant rien d’incertain, l’art m’a donné de régner ». Cette prosopopée a été étudiée par V. Zarini, « Allégorie et “dissidence” dans la Paraenesis didascalica d’Ennode de Pavie », dans A. rolet (éd.), Allégorie et symbole : voies de dissidence ? De l’Antiquité à la Renaissance, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 227-240 (avec une autre traduction de ces vers à la p. 234). 68. Voir récemment, sur la structure de ce manifeste pédagogique, L. mondin, « Sullo scrittoio di Ennodio : la trama allusiva della Paraenesis didascalica (opusc. 6 = 452 Vogel) », Il calamo della memoria, 7 (2017), p. 147-182.
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uanae laudationis adsurgere et orandi fastidium, dum perorandi tenebar cupiditate, mercari. Infelix ego homo !69
Les raffinements poétiques et les applaudissements qui s’ensuivent ne seraient pas seulement une manifestation d’orgueil contraire à l’humilitas requise de tout chrétien, a fortiori d’un clerc : leur recherche enfermerait leurs adeptes dans le domaine du mensonge, les éloignant de la sagesse, et donc de Dieu. Le danger semble donc patent, mais est-il réel ?
II.1. Les légitimations de la parole cléricale Nombreuses sont les légitimations des prises de parole de l’homme d’Église qui nous interdisent de prendre ces condamnations sans appel au pied de la lettre. Le contexte dans lequel elles prennent place apparaît fort éclairant sur la véritable difficulté à laquelle s’est heurté Ennode en tant que clerc. De fait, ce n’est pas tant la parole en général qui y est en cause, qu’une certaine utilisation de prime abord peu compatible avec son engagement religieux. Quelle est-elle ? Les poèmes appelant une justification : les déclamations publiques
Ce n’est pas un hasard si presque toutes les justifications prennent place dans des discours en prose ou en vers70 qu’Ennode aurait prononcés publiquement en son nom alors qu’il était déjà engagé dans les rangs de l’Église71. Il s’agit le plus souvent de discours mondains, liés à des occasions scolaires, à l’instar de la dictio 8 (= 69 V.) prononcée à l’occasion de l’entrée de Lupicinus à l’auditorium de Deutérius ou de la dictio 11 (= 124 V.) célébrant le début des études du fils 69. Ennode, opusc. 5 (438, 5-7 V.) : « Exalté par d’insensés succès, je m’étais joint à la foule des poètes, sans avoir conscience de ma vénérable profession religieuse. Les poèmes composés de parties bien proportionnées et constitués d’une harmonieuse variété de pieds me réjouissaient. La fluidité et la délicatesse du genre poétique me transportaient parmi les chœurs des anges et, s’il m’arrivait de produire des vers brillants, respectueux de la métrique, je voyais soumis à mes pieds tout ce que recouvre la voûte céleste. Depuis longtemps, ma vie de mortel tournait autour de ces bagatelles et, manquant totalement de discernement face à mes propres malheurs, je me flattais des fausses joies de la parole. Combien de fois ma tête tonsurée pour des raisons religieuses s’est-elle enorgueillie des tourbillons d’applaudissements dont on me vénérait et, abusée par les séduisants mensonges des lèvres, a-t-elle cru commander aux cœurs de ceux qui l’aimaient ! Mais toi qui habites dans les cieux, tu te riais de moi, toi que séduisent non les paroles, mais la pureté, toi auprès de qui nous parlons souvent sans rien dire, et nous taisons en criant. Tandis que la grâce des compositions superflues me retenait dans le champ de la rhétorique et de la poésie, je m’éloignais de la vraie sagesse en suivant le mensonge. Je n’avais d’autre désir que de laisser se déployer les souffles vains de la renommée et de compenser ainsi mon dégoût de l’oraison, tandis que j’étais obsédé par le désir de pérorer. Ah ! pauvre de moi ! ». 70. Le choix de la forme est indifférent : la difficulté tient au caractère déclamatoire de ces textes. – Les recitationes liées à la vie religieuse ecclésiastique ont été étudiées dans urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, p. 113-123, au nombre des « pratiques littéraires mondaines du clergé ». 71. De fait, les allusions sont nombreuses à son religiosum officium, cf. les indices relevés par ScHröder, Bildung und Briefe, p. 72 sqq.
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d’Eusèbe, avec une allusion claire au public face auquel Ennode aurait prononcé ce discours (auditorum benignitate, § 3). Certaines dictiones sont aussi liées à des événements de la vie ecclésiastique : ainsi, le genethliacon en l’honneur des tricennalia (trente ans d’épiscopat) d’Épiphane (carm. 1, 9 = 43 V.) et le carm. 1, 6 composé par Ennode à son retour d’une ambassade ecclésiastique à Rome72 comprennent plusieurs références au caractère public du discours ; il n’est que de penser, dans la préface en prose introduisant le carm. 1, 9, à la répétition Nunc cur recitet publice, quem laus nec decet publica nec delectat ?73 Il est notable que le même contexte oratoire est à l’arrière-plan du passage précité de l’Eucharisticon où l’évocation des « tourbillons d’applaudissements » se réfère à des performances publiques. Or, dans tous ces discours, Ennode rejette significativement ces performances dans son enfance, i.e. son passé profane74 ; s’il n’en fut évidemment rien, ce choix discursif permet de comprendre quel est le véritable risque encouru : la confusion des discours mondains et religieux, surtout quand ils tendent semblablement à la célébration d’autrui et à l’illustration personnelle. La plupart de ces dictiones relèvent en effet de la veine épidictique, et furent pour Ennode l’occasion de faire montre de son talent, au risque d’être taxé de vanité. Cet enjeu personnel ressort nettement de la péroraison du discours d’anniversaire d’Épiphane. Outre l’allusion autobiographique au rôle majeur qu’a joué l’évêque au début de sa carrière religieuse, la composition s’achève en effet sur une (discrète) signature acrostiche : Cum mea uota deus produxerit ordine coepto, fulserit et docilis quem plantat dextera palmes, debita post centum reddam tibi fortius annos. En statui quodcumque tibi nunc scalpere carmen nodoso sub iure, pater, quod nexuit artis
72. Voir, sur le premier, Ennode, F. E. conSolino, « Prosa e poesia in Ennodio : la dictio per Epifanio », in F. GaSti (éd.), Atti della Terza Giornata Ennodiana, Pisa, ETS, 2006, p. 93-122 ; sur le second, L. navarra, « A proposito del De nauigio suo di Venanzio Fortunato in rapporto alla Mosella di Ausonio e agli “Itinerari” di Ennodio », Studi storico-religiosi, 3 (1979), p. 79-131 ; G. mauracH, « Mit neuen Blumen will ich meine Lieder malen », in F. neidHart SteiGerWald (éd.), Martin Gosebruch zu Ehren. Festschrift anlässlich seines 65. Geburtstages, München, Hirmer, 1984, p. 37-40 et E. perini, I carmi odeporici di Magno Felice Ennodio (carm. 1, 6 = 2 V. ; 1, 1 = 245 V. ; 1, 5 = 423 V.). Edizione critica, traduzione e commento, thèse inédite présentée à Salerne le 7 mai 2012, p. 102-200 ; ses premières conclusions figurent dans l’article « Considerazioni sulla poesia “odeporica” », n. 8. – Un autre exemple remarquable de telles recitationes poétiques en contexte clérical est offert par Arator avec l’Historia Apostolica en 544 : voir l’édition récente de B. bureau et P.-A. deprooSt (Paris, Belles Lettres, CUF, 2017) et, sur la relation entre Ennode et Arator, V. Zarini, « Ennode et Arator ». 73. « À présent, pourquoi ferait-il une lecture publique, celui à qui un éloge public ni ne sied, ni n’agrée ? » 74. Cf. cet extrait de la préface en prose du carm. 1, 9, Olim talia dicunt debuisse conponi, cum adulantibus adulescentiae floribus et pueritiae adhuc in illo et saecularis licentiae uerna rident, cum reboantibus efferri decuit adclamationibus, tunc cum capi potuit etiam fucatae uoluptatis specie. Voir, sur l’argumentation développée dans ce carmen, l’étude de S. rota, « Teoria e prassi poetica di Ennodio alla luce di Carm. 1, 9. Modelli classici e cristiani », Rivista di Filologia e di Istruzione Classica, 136 (2008), p. 198-227.
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diuersa sub sorte modis lex proxima poenae, usquam ne fallax nutaret syllaba75.
Ce n’est pas hasard si cette sphragis intervient dans une strophe où Ennode vante sa maîtrise de la prosodie, dans des termes très proches de ceux sur lesquels s’achève l’éloge adressé à son familiaris Faustus pour le féliciter de son talent oratoire : Suscipe nunc dexter, uitae lux aurea nostrae, gaudia qu[ae] faciunt modicum tibi promere carmen76.
Lux mea, Fauste, spesque salusque, litterularum munera parua suscipe laetus77.
En dépit de leur veine d’inspiration différente, la proximité sémantique et lexicale des deux passages est tout à fait frappante. Ennode use de la même injonction suscipe pour prier Épiphane et Faustus d’accepter son modeste poème de louange (modicum […] carmen ; litterularum). Les deux hommes sont par ailleurs célébrés par la même métaphore lumineuse (lux aurea ; lux mea). Le risque de confusion entre les discours religieux et mondain est donc notoire, d’autant plus qu’Ennode aspirait manifestement dans les deux cas, sous couvert de modestie, à signaler son propre talent poétique (cf. l’utilisation de l’acrostiche dans le carm. 1, 9, d’une strophe saphique dans le carm. 1, 7). Suivant l’expression de F. E. Consolino, ces recitationes religieuses, auxquelles assistèrent de toute évidence les membres de l’Église locale, voire métropolitaine, furent sans doute « une précieuse occasion de carrière », car en soulignant la difficulté de l’exercice et en excusant les imperfections éventuelles de son discours, l’auteur en signalait aussi implicitement « le prix et les mérites » aux autorités ecclésiastiques78. La stratégie semble avoir fonctionné, puisque le carm. 1, 9, comme deux autres poèmes déclamés par Ennode dans un contexte religieux79, datent du début de sa carrière ecclésiastique, et ont donc manifestement déterminé son choix comme chantre officiel de l’Église de Milan. Il n’en reste pas moins que leur légitimité n’allait pas forcément de soi. 75. Carm. 1, 9, 164-170 (= 43 V.) : « Quand Dieu aura fait avancer mes vœux commencés dans l’ordre, et quand le docile rejeton que ta droite a planté aura montré son éclat, je te rendrai, dans cent ans, ce que je te dois en plus grand. Voilà le poème que j’ai lors décidé de composer dans un mètre complexe pour toi, Père : une loi très contraignante l’a lié ensemble, enchaînant les mesures de diverses manières, pour éviter qu’une syllabe ne chancelât traîtreusement ». Nous avons corrigé la leçon quem, retenue par F. von Vogel conformément aux plus anciens manuscrits, en quae, plus rare, mais plus aisé à comprendre. 76. Carm. 1, 9, 62-63 (= 43 V.) : « Accepte à présent, ô élu, ô lumière éclatante de notre vie, les témoignages de joie que ce modeste poème t’adresse ». 77. Carm. 1, 7, 69-73 (= 26 V.) : « Toi ma lumière, Faustus, mon espoir et mon salut, accepte avec joie les piètres dons de mes humbles études ». 78. L’expression est empruntée à conSolino, « Prosa e poesia », p. 111. 79. Il s’agit des carm. 1, 1 (= 245 V.) et 1, 6 (= 2 V.) ; nous avons étudié ces trois dictiones datant du début de la carrière religieuse d’Ennode dans Ennode de Pavie, p. 113-123.
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Quelles sont, dès lors, les justifications développées dans le cadre de ces dictiones variées ? Nous avons relevé deux lignes de défense majeures, dont la première consiste en un argument de type affectif qu’on trouve aussi bien dans le poème anniversaire d’Épiphane, donc un discours religieux, que dans plusieurs discours qu’a prononcés Ennode en tant que parens ou tutor à l’attention des jeunes aristocratiques qu’il avait pris sous son aile, et qu’il avait à cœur d’encourager dans leur formation oratoire. De fait, Ennode insiste à plusieurs reprises dans ses discours d’inspirations variées sur la nécessité d’exprimer son affection ; c’est particulièrement net dans ces lignes adressées aux auditeurs de la dict. 9 (§ 9), où l’argument prend place dans une déclaration de modestie permettant au clerc d’afficher l’humilitas requise par son statut : Ad adulescentium tamen, quem praesentis diei auditoriis tuis auspicia dedicarunt, […] si uenia me donatis, uerba conuerto. Cuius primordia quamuis infabricato sermone conmendem, imperiis amoris excusor. Sub iugum mittimur dilectionis necessitate constricti […] Debuit tibi macte et mea orationem professio80.
La mention de sa professio à la fin du passage permet de lier explicitement de tels discours à l’engagement requis des clercs à l’égard des orphelins. Ennode y revient à la fin de sa dictio en développant la manière exemplaire dont l’évêque Laurent lui-même s’acquitte de cette obligation, sans faire l’économie d’une parole raffinée (ad unguem polita conuersatio) dont la perfection montre à ses discipuli la voie à suivre : Quem non iuuet amisisse patrem, sub lucrosa commutatione si talem conceditur inuenisse ? […] Ipse est, cuius est dulcis auctoritas aut horrida dulcedo, qui magistrum in ecclesia, magistrum in domo, magistrum in conuiuio, magistrum inplet in iocis, qui numquam facit quod sequentes nolit imitari, cuius ad unguem polita conuersatio caeleste iter discipulis81.
Par ailleurs, comme s’en explique Ennode à la fin du carm. 1, 6 (= 2 V.), un homme d’Église ne saurait taire sa joie82 :
80. « Si vous me le permettez, je vais cependant m’adresser […] à ce jeune homme que les auspices du jour présent ont consacré à ton auditorium. Bien que je recommande ses débuts par un discours peu élaboré, l’empire de l’amour m’excuse. Nous sommes tombé sous le joug de l’affection, entravé par les liens de parenté […] Ma profession (religieuse) te devait bien ce discours ! ». Le développement de cette « rhétorique de l’affect » dans le carm. 1, 9 a été étudié par S. rota, « Teoria e prassi poetica », § 2. 81. « À qui ne bénéficierait-il pas d’avoir perdu son père si, à la suite d’un changement avantageux, il lui est accordé d’en trouver un tel (que l’évêque Laurent) ? […] C’est un maître qui enseigne à l’église, qui enseigne chez lui, qui enseigne lors des banquets, qui enseigne au milieu des amusements, qui ne fait jamais rien que ses imitateurs n’aient envie de reproduire, dont la langue polie à la perfection montre le chemin céleste à ses disciples ». 82. Cf. dans le carm. 1, 9 la condamnation de l’otioso silentio de celui qui, seul, se tait en présence d’une assemblée se réjouissant (laetantibus circumfusis) : étude du passage dans F. conSolino, « Prosa e poesia », p. 100-102.
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33 Dulcia conpositis quatiam tunc tympana chordis, Floribus et pingam carmina nostra nouis. 35 Vt fatear, doctis constat bene dicere laetum : Tristia nil capiunt pectora uersiloqui. Sed redeat uernum, cesset iam bruma timoris. Stringite quae nectant frondea serta comas : Cantem quae solitus, dum plebem pasceret ore, 40 Ambrosius uates carmina pulcra loqui83.
Contrairement au premier, ce second argument se teinte d’une nette coloration religieuse. De fait, il est significatif qu’Ennode se réfère aux hymnes d’Ambroise pour légitimer l’usage de la poésie comme expression de joie84. Dans les discours ouvertement prononcés en tant que clerc, et cette fois-ci de manière spécifique à ce type de dictiones, Ennode se revendique en effet de modèles chrétiens, et invoque l’inspiration de l’Esprit Saint pour légitimer la dimension religieuse de sa parole. Il n’est que de songer au début du carm. 1, 9 (= 43 V.) où l’appel au Spiritus est étayé par l’exemple du prophète Moïse que Dieu rendit éloquent pour défendre son peuple face au Pharaon85 : 18 […] ille, ueni nunc, spiritus, oro, Cuius inexhausto reuiuiscit semper in anno 20 Quicquid terra creat, gignit mare, parturit aether […] Hunc precor ut dictis adsit : qui pectora prisci Vatis ut ingressus Pharaonis tempore regis, 30 Adiuuit gracili locuturum uoce prophetam86.
Comme dit, ces justifications sont essentiellement le fait des compositions poétiques qui furent écrites pour être récitées en public : les épigrammes et les hymnes au centre de notre réflexion ne sont pas exposées au même risque de confusion. 83. « Alors, avec des cordes bien disposées, je ferai vibrer les doux tympans et j’embellirai mes poèmes de nouvelles fleurs. Je dois admettre que les vrais poètes savent indéniablement exprimer la joie : il n’y a pas de place pour la tristesse dans le cœur de ceux qui composent des vers. Mais que revienne le printemps et que cesse, désormais, l’hiver de la crainte : cueillez des couronnes feuillues pour ceindre mes cheveux ! Puissé-je chanter les beaux poèmes que l’évêque Ambroise, en nourrissant son peuple de sa bouche, avait coutume de prononcer ! ». 84. Voir à ce sujet « La mémoire des exemples chrétiens : des prophètes à Ambroise » in C. urlacHerbecHt, « La “mémoire privée” dans le carm. 1, 6 (= 2 Vogel) d’Ennode de Pavie : problèmes méthodologiques et essai de reconstruction des circonstances du voyage », Viatica, HS 4 (2021) [revue en ligne : https ://revues-msh.uca.fr/viatica/index.php ?id=2071]. 85. Cf. conSolino, « Prosa a poesia », p. 100. La figure de Moïse est présente en arrière-plan dans l’hymne de Cyprien ; cf. bordone, « Ennodio e la conversione », p. 559-560. 86. « À présent, Foi [en tant que parole véridique et croyance en Dieu], méprise la langue de la cithare qui chante grâce à la voix du pouce : viens plutôt ici, je t’en conjure, Esprit Saint, toi grâce au caractère inépuisable duquel revit chaque année tout ce que la terre crée, la mer engendre, l’éther produit […] Maintenant je l’implore d’assister mes paroles, lui qui, ayant pénétré le cœur du premier devin au temps du roi Pharaon, aida ce prophète à parler d’une voix gracile ».
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La légitimité d’une poésie religieuse de type épigrammatique ou hymnique
Même si la poésie est une forme d’écriture raffinée, tout particulièrement chez un auteur précieux comme Ennode, son utilisation est légitimée, au tournant des ve-vie s., par une pratique vieille de plus d’un siècle – depuis Damase pour la tradition épigraphique, Ambroise pour la tradition hymnique : elle était donc communément admise, y compris sous la forme « mondaine » que présentent notamment ses épigrammes. L’éloge des martyrs, au centre du projet épigraphique de Damase, avait en effet largement cédé la place, du temps d’Ennode, à la célébration personnelle des évêques, en particulier de la figure de l’évêque-bâtisseur87. La topique est omniprésente chez Ennode qui a dédié plusieurs de ses inscriptions à des édifices religieux qui furent embellis ou réaménagés notamment par Laurent de Milan. Dans la continuité des elogia traditionnels, la volonté de célébration personnelle y est souvent manifeste, ainsi qu’en témoignent ces vers ayant peut-être été inscrits à l’entrée du baptistère San Giovanni, nouvellement « construit » par l’évêque Laurent : 3
Pontificis summi studio constructa renidet, Laurenti proprium possidet ista diem. 5 Splendida per census consurgunt tecta ruinam : occasum nescit quod uenit a Domino. Vix caries senium comitata hoc deterit umquam, gloria factoris quod bene condiderit. Fabula de magnis numquam tacitura reseruat 10 quod uincens aeuum nomen ad astra ferat88.
Le passage cité propose une réécriture de la topique de la lux qui en dit long sur la visée purement panégyrique de cette pièce. Alors que l’éclat de l’édifice est présenté, chez les poètes chrétiens comme Paulin ou Prudence, dans la continuité de la kabod hébraïque comme une manifestation de la présence de Dieu, l’éclat de l’édifice (renidet) est ici entièrement imputé à l’aura de l’évêque Laurent (Laurenti proprium […] diem). La mise en avant de la gloria factoris, en lieu et place de la gloria Christi chez Damase, est emblématique de cette volonté de glorification personnelle de l’évêque-bâtisseur, dont Ennode souhaite in fine que le nom soit à jamais immortalisé par son inscription dans la pierre. Cet air de mondanité, qu’on 87. Voir, sur cette évolution, M. cutino, « L’évolution de l’épigramme chrétienne du genre des tituli au recueil à vocation didactique », in M.-F. Guipponi-GineSte et C. urlacHer-becHt (éd.), La renaissance de l’épigramme dans la latinité tardive. Actes du colloque de Mulhouse, 6-7 octobre 2011, Paris, De Boccard, 2013, p. 179-192. 88. Carm. 2, 12, 3-10 (= 101 V.) : « Construite grâce à l’ardeur d’un éminent pontife, elle [= cette demeure] est toute rayonnante : la voici qui possède le propre éclat de Laurent. L’édifice, splendide par l’argent qu’il a coûté, ressuscite de sa ruine : n’est pas sujet au déclin ce qui vient du Seigneur. C’est à peine si la décrépitude accompagnant la vieillesse saurait un jour effacer ce que la gloire du bâtisseur a dûment fondé. La renommée, qui ne passera jamais sous silence les grands, préserve un nom qu’elle peut, en triomphant du temps, porter jusqu’aux étoiles ».
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retrouve chez d’autres poètes tardifs comme Sidoine Apollinaire89, est symptomatique de la conception très aristocratique du genre au centre de la première partie de cette contribution. L’objet de la louange hymnique est moins problématique, puisqu’il s’agit du Christ et de ses imitateurs. Plusieurs de ces poèmes destinés au chant communautaire développent cependant une forme de justification notable, en représentant la parole comme un don de Dieu qu’il appartient de restituer dignement à son auteur. L’argument, déjà entrevu dans l’Hymne de la Pentecôte, prend une forme développée au début de l’Hymne à Marie où, après s’être interrogé sur l’adéquation de sa parole à la dignité de Marie, Ennode exprime son désir d’être, telle la Vierge, fécondé par le Verbe créateur : Vt uirginem fetam loquar, quid laude dignum Mariae ? Det partus ornet exigat ! […] Sint uerba ceu miraculum !90
Le poème s’ouvre par une variation autour du fameux topos de l’orateur impuissant. La difficulté tient, dans ce cas précis, non seulement à la grandeur de Marie, mais aussi à sa situation oxymorique de « vierge mère » (uirginem fetam, v. 1). Et le poète d’implorer son fils (partus) de devenir la source de la parole poétique, à travers l’assimilation du « mystère » de la création littéraire à celui de l’incarnation91 – l’image est explicitée au v. 6. Là encore, cette forme de légitimation de la parole poétique n’est pas nouvelle, puisque le motif de la « dette » des hommes à l’égard de Dieu exprime déjà au début de l’hymne Aeterna Christi munera, due à Ambroise ou à l’un de ses imitateurs, « l’hommage cultuel dû à Dieu ou ses saints »92. Ennode en fait toutefois un usage singulier, en ce que 89. Cf., sur l’évolution marquée par la poésie épigraphique de Sidoine, V. Zarini, « À la plus grande gloire de Martin ? Deux epigrammata de la basilique de Tours au Vème siècle », in J. dion (éd.), L’épigramme de l’Antiquité au xviie siècle ou Du ciseau à la pointe, Nancy, A.D.R.A., 2002, p. 253262, en part. p. 258 sqq. 90. Carm. 1, 19, 1-6 (= 350 V.) : « Pour célébrer la vierge enceinte, / quel éloge sied à Marie ? / Que son enfant donne, orne, forme ! / […] / Soient mes propos tel ce miracle ! – Une étude de l’ensemble de l’Hymnus s. Mariae (carm. 1, 19 = 350 V.) a été proposée par d. di rienZo, « Dottrina della Θεοτόκος e auctoritas ambrosiana nell’Hymnus sanctae Mariae di Ennodio di Pavia (carm. 1, 19 Hartel = 350 Vogel) », in condorelli et di rienZo (éd.), Quarta Giornata Ennodiana, p. 147-167 ; sur ce passage précis, cf. urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, p. 76-77. 91. Un emploi comparable du terme chez Ambr., hymn. 6, 5-8 permet de conforter cette analyse : Veni, redemptor gentium, / ostende partum uirginis, / miretur omne saeculum, / talis decet partus Deo. 92. Voir v. 1-4, Aeterna Christi munera / et martyrum uictorias / laudes ferentes debitas / laetis canamus mentibus, « Les jeux éternels, don du Christ, et les victoires des martyrs, payant nos dettes de louange, célébrons-les dans l’allégresse » (trad. A. Goulon dans fontaine (éd.), Ambroise de Milan, Hymnes ; nous lui devons aussi l’expression citée dans le texte, empruntée à la p. 602). La pièce était connue d’Ennode, cf. ibid. p. 585. Pour une étude générale du motif, topique dans les préfaces chrétiennes, voir M. G. bianco, « Autopresentazione e autocomprensione del poeta : la figura e il ruolo del poeta
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cette topique sert, dans ses opera, à justifier autant la parole que son élévation stylistique, au nom de l’idéal rhétorique du decus (laude dignum, v. 2). Ennode en propose une relecture chrétienne notable dans l’une de ses bénédictions de cierge, où le vieil argument philosophique selon lequel la parole est le propre de l’homme est étayé par la formule liturgique dignum et iustum est. Du moment que Dieu a doué les hommes, à la différence des animaux, de la parole, « il est digne et juste […] que nous acquittions au moins par la parole notre dette à l’égard [du Seigneur], pour ce que nous avons reçu de [Lui]93 ».
II.2. Les fonctions de la parole épiscopale Si la célébration poétique de Dieu et de ses représentants (dont les évêques) apparaît ainsi pleinement légitime, d’autres usages de la parole sont valorisés par Ennode dans ses portraits d’évêques94. Quels sont-ils ? Et que nous apprennent-ils sur la haute idée qu’avaient Ennode et ses supérieurs du rôle de l’évêque ? On ne saurait en rester à la représentation de l’évêque-orateur et des affinités évidentes qu’elle présente avec l’idéal aristocratique de l’orateur, car à la différence de l’éloquence d’apparat dans l’Antiquité tardive, la parole exaltée dans les poèmes chrétiens n’est pas à elle-même sa propre fin. Si l’on resitue ces éloges dans leur contexte, il apparaît clair que la beauté et l’éclat de la parole ne sont pas valorisés pour eux-mêmes, mais en tant qu’ils servent l’illustration et la défense de la foi. Cette subordination est particulièrement nette dans l’éloge de l’évêque Sénateur où le talent oratoire du prélat, d’abord célébré pour lui-même (sermonis cura rotundi, v. 3), est ensuite « subordonné » au sens propre comme au sens figuré au travail d’exégèse auquel s’est livré ce prélat dans des circonstances qui demeurent sujettes à caution (qui dedit in lucem schemate, v. 695) : ingenium uelox, sermonis cura rotundi, uirtutum pretium, forma pudicitiae, abdita librorum, mysteria clausa prophetae qui dedit in lucem schemate quo uoluit96.
Le déplacement de l’image du lumen des ornements du discours à la claritas même du discours est particulièrement remarquable, puisque le poète focalise l’attention sur la portée exégétique des commentaires bibliques, et non sur leur
93. 94. 95. 96.
cristiano nei prologhi, secc. IV-V », in A. M. taraGna (éd.), La poesia tardoantica e medievale. Atti del II Convegno internazionale di studi, Perugia 15-16 novembre 2001, Alessandria, Ed. dell’Orso, 2004, p. 143-177. Dignum et iustum est […] ut quod a te, domine, accepimus, pretio saltim uocis soluamus. Cf. les éléments d’analyse proposés dans urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, p. 247-250. Les v. 5-6 semblent prêter à Sénateur le commentaire d’un livre prophétique dont on n’a aucune trace. Carm. 2, 87, 3-6 (= 205 V.) : « […] lui, la fulgurance de l’esprit, le culte de l’harmonie du discours, le trésor des vertus, la beauté de la pudeur, qui mit en lumière les secrets des livres et les mystères impénétrables du prophète par des figures choisies à dessein ».
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écriture brillante97. Il en va de même dans l’éloge de Venerius, où les v. 7-8 célébrant l’homme de lettres s’insèrent significativement entre deux distiques dédiés au discours pastoral : 5
Sublimis postquam conscendit fulcra cathedrae, cana tener populis dogmata disseruit. Aurea fluxerunt locupletis schemata linguae, sol uitae nitidum reddidit eloquium. Aluus ut ecclesiae tumuisset semine Verbi, 10 non deerat pastus lactis apostolici98.
Cette présentation suggère clairement que Venerius avait mis son éloquence au service de la foi, dans le cadre d’un usage catéchétique. De fait, l’image du lait de la foi (pastus lactis apostolici, v. 10), désigne probablement par allégorie « les tout premiers éléments des paroles de Dieu » enseignés à qui vient de s’engager dans la vie chrétienne ou à qui est lent à comprendre, par opposition à la « nourriture solide » destinée aux adultes « qui, par la pratique, ont les sens exercés à discerner ce qui est bon et ce qui est mauvais99 ». Et, de fait, l’éloge de la parole est explicitement lié à sa mise en application au début du portrait d’Ambroise, qui célèbre le père spirituel de l’Église milanaise pour avoir fait ce qu’il a enseigné (Egit quod docuit…). Comme le suggère cette utilisation d’une expression apparentée dans l’epist. 7, 6 (= 311, 2 V.) : Evangelii sententia est, qui fecerit et docuerit sic dignum Dei gratia posse iudicari100, l’expression trouve sa source dans la Bible, en l’occurrence dans Mt 5, 19, Qui autem fecerit et docuerit, hic magnus uocabitur in regno caelorum101. La citation éclaire bien le sens du passage car, si l’on se réfère à l’Évangile de Matthieu, on voit que le verbe docere s’y rapporte à l’enseignement de la Loi et des Prophètes. Il y a donc tout lieu de penser que l’auteur songe ici, en vertu d’un emploi classique de docere dans la langue chrétienne102, à l’œuvre de prédicateur d’Ambroise, qui n’est pas resté lettre morte. 97. Voir, sur l’ambivalence du symbolisme de la lumière, Guipponi-GineSte, Claudien, poète du monde, p. 390-391 : « Dans une optique néo-platonicienne, présente à l’époque, la lumière peut illuminer, permettre de passer de l’obscurité de la caverne à la lumière du vrai. Mais, dans une optique tournée vers la valorisation de l’apparence, dans un monde où il s’agit de passer pour être, elle sert “à aveugler l’esprit par le prestige de ses faux jours” (Jankélévitch) ». 98. Carm. 2, 79 (= 197 V.) : « Après qu’il fut monté en chaire dans la tribune élevée, il exposa, dans la tendresse de l’âge, les dogmes anciens aux peuples. Des figures dorées s’écoulèrent de sa riche langue, le soleil de la vie rendit son éloquence éclatante. Pour emplir les entrailles de l’assemblée du Verbe fécondant, il ne manquait pas de les repaître du lait apostolique ». 99. He 5, 12-14. 100. « L’Évangile prescrit de faire et d’enseigner conformément à ses actes pour être jugé digne de la grâce de Dieu » (trad. de l’abbé S. Léglise). 101. « […] celui qui les [= les plus petits commandements] mettra en pratique et les enseignera, celui-là sera déclaré grand dans le Royaume des cieux ». 102. A. blaiSe, Le vocabulaire latin des principaux thèmes liturgiques, Turnhout, Brepols, 1966, § 172, p. 305.
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Cette valorisation de la parole doctrinale explique la contradiction apparente inhérente à l’Hymne à saint Ambroise, où Ennode commence par affirmer de manière catégorique que l’évêque ne doit rien à sa faconde, avant de célébrer, dans les v. 13 sqq., son combat en faveur de l’orthodoxie à travers les verts lauriers de sa langue : 3 4
Nil debet hic facundiae, dos omnis est a moribus. […] 12 Adiectus hinc apostolis reduxit expulsam fidem, dixit triumphos martyrum 15 linguae uirentis laureis103.
L’image des lauriers, en référence aux hymnes composées par Ambroise en l’honneur des martyrs, rappelle le contexte de crise dans lequel Ambroise a introduit l’hymne dans la liturgie chrétienne : l’affrontement avec l’arienne Justine lors de la Pâques 388104. Si la parole n’est pas un sujet de gloire en elle-même – à la différence des mœurs –, elle n’en constitue donc pas moins une arme efficace dans le combat en faveur de la vraie foi et apparaît, par conséquent, digne d’éloge. Cette valorisation d’une parole « militante »105, justifiée par l’urgence de la situation, est confirmée par biens d’autres passages, dont ce distique qui vient, dans le portrait épigraphique d’Ambroise, après les vers célébrant son rôle de précepteur moral : Vocis ut officium postrema pericula poscunt, sic teneras culpas qui tacet insequitur106.
La construction et, partant, l’interprétation du distique n’est pas sans ambiguïté. Si l’on considère la relative du v. 10 comme le complément d’objet d’insequitur (soit insequitur qui tacet culpas teneras, « S’il est vrai que les derniers périls réclament le service de sa voix, il harcèle aussi celui qui tait ses douces fautes »), la corrélation ut […] sic […] aurait une simple valeur comparative, permettant de mettre en balance deux situations où Ambroise perculit,
103. Carm. 1, 15 (= 344 V.) : « Il ne doit rien à sa faconde, / tous ses dons viennent de ses mœurs. / […] / Adjoint de ce fait aux apôtres, / il restaura la foi bannie, / dit les triomphes des martyrs, / par les verts lauriers de sa langue ». 104. étude détaillée du passage et de ses enjeux historico-littéraires dans urlacHer-becHt, Ennode de Pavie, p. 326-329. 105. L’image de la militia Christi est explicite dans les deux vers qui suivent l’extrait précité du carm. 1, 15 (= 346 V.), ici v. 18-19, Qui bella Christi militat, / nudus timetur ensibus, « Celui qui combat pour le Christ, même nu, est craint de l’épée ». 106. Carm. 2, 77, 9-10 (= 195 V.) : « Si les dernières extrémités requièrent l’usage de la parole, celui qui se tait fustige les douces fautes ».
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admonuit (v. 8107) ; si l’on comprend qui tacet insequitur teneras culpas, le balancement servirait, en revanche, à souligner l’opposition entre deux usages bien distincts de la parole (uocis […] officium vs tacet108). Deux arguments dignes d’intérêt pour notre propos nous ont amenée à prendre parti en faveur de cette seconde hypothèse. D’une part, l’emploi d’une image comparable dans le carm. 2, 83, 3-4 (= 201 V.), où l’évêque Lazare fait, lui aussi, figure d’« ennemi des vices » et blâme les fautes d’un regard silencieux (carm. 2, 83, 3-4 = 201 V.) : Quem frons laeta parum uitiis depinxerat hostem, / mulcantem culpas luminibus tacitis109) ; de l’autre, l’hypotexte biblique bien connu d’Ambroise, sans doute à la source de cette antithèse : Eccl 3, 8 tempus tacendi, et tempus loquendi110. La valorisation de la parole apparaît ainsi étroitement liée, dans les poèmes religieux d’Ennode, aux formes les plus nobles de l’engagement épiscopal – en particulier l’exégèse et la défense de l’orthodoxie. A contrario, l’éloge de la parole est significativement absent des hymnes célébrant d’autres types de figure, comme l’évangéliste saint Nazaire dans l’hymne qui lui est dédiée, le carm. 1, 18 (= 349 V.). Il est en effet frappant de constater que, dans cet éloge d’un martyr populaire, surtout connu pour ses prédications en Gaule, la parole fait l’objet d’une appréciation très négative dans les v. 13 à 22 : 13 Sed ut profanis inderet, quo calle conscendant polos, 15 uerus magister actibus exempla, non uerbis dedit. Nam ductor ille fortis est qui bella uiribus docet. Quem dicta militem trahant, 20 si dux gerendis abstinet ? Ventosa linguae hortatio, quod forma praestat, non habet111
La condamnation du vent de la parole passe d’abord par la comparaison au uerus magister dont l’enseignement se fonde, suivant une idée chère aux Pères 107. Interprétation de J. quinon, Les Hymnes de Magnus Felix Ennodius : une approche de l’hymnodie latine chrétienne, Mémoire inédit de DEA (dir. V. Zarini) soutenu à l’Université de Metz en 2001, p. 84. 108. Interprétation de D. di rienZo, Gli Epigrammi di Magno Felice Ennodio, Napoli, Dipartimento di filologia classica “F. Arnaldi” dell’Università degli studi di Napoli Federico II, 2005, p. 52. Cette antithèse est présente dans le passage de l’Eucharisticon cité supra. 109. « Son front peu joyeux l’avait dépeint en ennemi des vices, attendu qu’il flétrissait les fautes de ses yeux silencieux ». 110. Cf. le long développement consacré par le Milanais au thème du silence et de la parole dans le prologue d’off. 2, 5-6, 22, avec la citation du passage en question dans le livre 1, chap. 3, § 9. 111. « Mais pour enseigner aux profanes / par quel chemin monter aux cieux, / en vrai maître, il donna l’exemple / par ses actes, non ses paroles. / Car vaillant est le général / dont la force enseigne la guerre. / Quel homme entraîneraient ses mots, / si le chef s’abstient de se battre ? / L’exhortation qui n’est que vent / dément ses belles prétentions ».
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de l’Église, sur l’exemple et non la parole112 ; puis Ennode assimile Nazaire à un autre personnage exemplaire : le chef d’armée, à travers le topos de la militia Christi113. Cette seconde comparaison, conçue comme une amplification de la première, se fonde elle-même sur une sorte de variation interne autour du thème du ductor (v. 17) / dux (v. 20), puisque l’auteur présente d’abord son portrait idéal de manière positive, en évoquant les qualités qui sont celles d’un général exemplaire : le courage (fortis) et la force (uiribus) ; puis il reprend la même idée de manière négative, en dénonçant de manière indirecte, par une question rhétorique, l’insuffisance des discours, avant de la stigmatiser clairement dans les v. 21-22. Si l’éloge de la parole religieuse convient à un certain type d’utilisation, elle sied donc aussi à un certain type de figure, a fortiori aux aristocrates convertis qui, parvenus au sommet de la hiérarchie ecclésiastique, entendaient désormais, sans renoncer aux idéaux traditionnels, mettre leur éloquence au service de la foi. La célébration dont font l’objet la conversion de l’éloquence de Cyprien et l’éclat de l’œuvre d’Ambroise concourent de manière paradigmatique à la défense de cet idéal, manifestement cher aux supérieurs d’Ennode et que ce dernier s’efforce lui-même d’atteindre dans ses propres poèmes. *** Suivant l’expression du carm. 2, 44 mise en exergue dans le titre de cette étude, la « pourpre » langagière règne donc partout dans l’univers religieux que nous donnent à voir les poèmes religieux d’Ennode. Ceux-ci ne se caractérisent pas seulement par leur écriture raffinée, mais exaltent à maintes reprises l’idéal d’une éloquence ornée, devenue dans l’Antiquité tardive l’apanage de la classe aristocratique seule à même d’en goûter les subtilités. De fait, le lien entre cet idéal aristocratique et la culture de l’élite ecclésiastique est tout à fait remarquable : la figure traditionnelle de l’orator s’applique de manière privilégiée à l’évêque, d’autant plus attaché à la culture de sa classe d’origine que cet aspect majeur de la Romanitas était menacé dans le nouveau contexte barbare. Le discours très décomplexé que tient ainsi Ennode dans les vers qu’il a rédigés en tant que clerc contraste de manière saisissante avec les justifications qu’il multiplie dans ses discours et ses autres écrits relatifs à l’univers des récitations publiques, y compris de type poétique. Cette divergence tient au fait que, dans ses poèmes religieux, non signés, Ennode ne risque pas personnellement 112. Voir, parmi les attestations les plus proches de notre texte, Pierre Chrysostome, serm. 167, Magister uerus quod uerbo adserit, demonstrat exemplo ; Cassiod., in psalm. 112, Secunda parte ipse facit quod alios monet, ut magister uerus non tam uerbo, quam docere uideatur exemplo ; Max. Taur., serm. 100, Facere igitur prius uoluit quod faciendum omnibus imperabat, ut bonus magister doctrinam suam non tam uerbis insinuaret quam actibus exerceret. Il s’agit d’un thème cher à l’auteur puisqu’il prête notamment dans le carm. 2, 77, 1-2 (= 195 V.) les mêmes vertus à Ambroise : Egit quod docuit meritis et honore superstes / Ambrosius uatis moribus ingenio. 113. Voir l’isotopie de la guerre qui transparaît presque au travers de chaque terme employé : ductor (v. 17) ; fortis (v. 17) ; bella (v. 18) ; uiribus et militem (v. 19) ; dux (v. 20) ; hortatio (v. 21).
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d’être accusé de vanité ou d’orgueil : il s’efface derrière ses supérieurs ecclésiastiques, a fortiori l’évêque Laurent, sans doute à l’initiative de ces pièces. Comme cela ressort nettement de la valorisation dont fait l’objet la parole dans les portraits d’évêques, ces derniers savaient, en effet, tout l’intérêt de la parole dans les débats, voire les luttes doctrinales ; ils étaient aussi conscients de sa valeur célébrative, perçue comme une juste restitution à Dieu du don de la parole, dans un discours à la mesure de sa dignité (ou de celle de ses imitateurs ou dignes représentants, notamment les évêques). Cette fonction encomiastique était particulièrement de mise du temps d’Ennode, où l’heure n’était plus tant à la polémique qu’à l’éloge des grands modèles passés et présents ; ceux-ci sont alors célébrés dans un continuum évident, lourd de suggestion sur l’aspiration des autorités milanaises à rivaliser avec ces prédécesseurs glorieux. Si l’expression de la foi, logiquement très limitée dans ce type de poème, n’en pâtit guère, cette élévation volontaire du discours explique en revanche l’échec des hymnes dans la liturgie milanaise114 : même si l’on sait désormais que trois d’entre elles furent employées dans la liturgie bénéventaine115, leur esthétique très aristocratique a, de toute évidence, entravé leur utilisation lors de l’office.
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UNE CRITIQUE DE LA VIRGINITÉ CHEZ UN POÈTE CHRÉTIEN ? RETOUR SUR L’ÉPITHALAME POUR MAXIMUS D’ENNODE DE PAVIE (388 V = 1,4 H) ET MISE EN PERSPECTIVE LITTÉRAIRE D’UN PROBLÈME DOCTRINAL benJamin GoldluSt
Université de Franche-Comté, ISTA (EA 4011), Institut d’Études Augustiniennes (UMR 8584)
Résumé La foi ne subit-elle pas quelques inflexions à l’occasion de son expression dans un cadre poétique ? Cette question pose, de manière corolaire, la question de la circonstance littéraire – fondamentale dans une littérature aussi marquée par la notion de genre littéraire et aussi profondément sociale que l’est la poésie tardive. Nous nous proposons d’étudier ces enjeux en nous fondant délibérément sur une pièce relevant d’un genre – l’épithalame – qui reste encore profondément lié à la topique de la culture classique et au modèle de Stace, puis de Claudien et de Sidoine pour l’âge tardif, et qui, traité par un diacre appelé à l’épiscopat, Ennode de Pavie, fait l’objet d’un singulier tiraillement entre plusieurs traditions. Dans l’Épithalame pour Maximus d’Ennode, nous songeons en particulier aux vers 54-72 correspondant au discours où Cupidon stigmatise, de façon fort étonnante sous le calame du diacre, une virginité jugée dangereuse. Nous revenons sur ces vers pour tenter une mise en perspective littéraire d’un vrai problème doctrinal. Abstract Does not faith undergo some inflections on the occasion of its expression in a poetic setting ? This question raises, in a corollary way, the question of literary circumstance – fundamental in a literature so marked by the notion of literary genre and as deeply social as late Latin poetry. We propose to study these issues by deliberately basing ourselves on a piece relating to a genre – the epithalamus – which still remains deeply linked to the topic of classical culture and to the model of Statius, then of Claudian and Sidonius for the late period, and which, treated by a deacon called to the episcopate, Ennodius of Pavia, is the subject of a singular tension between several traditions. In the Epithalamus for Maximus of Ennodius, we think in particular of verses 54-72 corresponding to the speech in which Cupid stigmatizes, in a very astonishing way for a deacon, a virginity considered as dangerous. We will focus on these verses in order to try to put a literary perspective on a real doctrinal problem. Romaniser la foi chrétienne ? La poésie latine de l’Antiquité tardive entre tradition classique et inspiration chrétienne, éd. Giampiero ScafoGlio et Fabrice WendlinG, Turnhout, 2022, (Collection d’Études Médiévales de Nice, 20), pp. 235-254. © BREPOLS H PUBLISHERS DOI 10.1484/M.CEM-EB.5.132143
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éfléchir – comme nous y invite le présent séminaire – sur la part de romanisation ou, plus largement, sur la transformation de la foi qu’implique, pour un chrétien, le recours à la poésie pourrait, de prime abord, sembler quelque peu spécieux. En effet, chez les poètes chrétiens ayant eu une production à la fois profane et sacrée – on pense notamment à Dracontius, à Sidoine Apollinaire et à Ennode de Pavie –, comme chez les poètes officiellement chrétiens ayant eu une production très ancrée dans le monde, pour ne pas dire mondaine – et Ausone en est sans doute l’exemple le plus significatif, lui qui se hâte, dans son Ephemeris, d’achever son oratio pour aller retrouver ses amis1 –, il existe en fait une distinction fermement établie entre deux univers littéraires, et partant entre deux esthétiques, censément imperméables l’un à l’autre. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les hommes d’Église qui avaient cultivé les muses dans leur jeunesse ou dans une première partie de leur vie d’homme renonçaient à toute ambition littéraire profane au moment d’accéder à l’épiscopat, pour se consacrer exclusivement à de pieux sujets. Cette manière s’inscrit, du reste, dans une longue tradition doctrinale de soupçon à l’égard de la poésie et, plus globalement, dans la conception chrétienne des rapports entre langage et vérité, analysés par Tertullien2 notamment, avant qu’Augustin n’assigne à la rhétorique chrétienne, au livre 4 du De doctrina christiana, la seule fonction de faire triompher la vérité (ut militet ueritati3). Ainsi donc, au sein du corpus d’un même poète chrétien, il peut y avoir des pièces ouvertement profanes et des pièces ouvertement chrétiennes. Chez Dracontius, les titres mêmes des Laudes dei et de la Satisfactio4, d’une part, et des Romulea5, d’autre part, en disent assez long ; et, même s’il est parfois possible d’établir des passerelles entre les œuvres profanes et les œuvres sacrées d’un 1.
2. 3. 4. 5.
Aus., Eph. 4 (egressio) : Satis precum datum Deo, quamuis satis numquam reis fiat precatu numinis. Habitum forensem da, puer, dicendum amicis est aue ualeque, quod fit mutuum. Quod cum per horas quattuor *** inclinet ad meridiem, monendus est iam Sosias. Voir Fr. cHapot, Virtus ueritatis. Langage et vérité dans l’œuvre de Tertullien, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2009. Augustin, Doctr. christ. 4, 2, 3. Dans son édition de la CUF, Paris, 1988, Cl. Moussy a bien souligné, p. 145-146, la coloration juridique du terme satisfactio qui désigne, dans la langue chrétienne à partir de Tertullien, la réparation à laquelle le pécheur est disposé par l’aveu de ses fautes, Dieu devenant ainsi son « créancier ». Rappelons, après J. Bouquet et É. Wolff (voir l’introduction de leur édition des Poèmes profanes, I-V, Paris, CUF, 1995, p. 20-24), que le titre de Romulea que porte une partie de l’œuvre de Dracontius – il ne s’appliquait pas à l’ensemble de sa production profane, ni à la collection que nous a conservée le manuscrit Neapolitanus, mais remonte selon toute vraisemblance à Dracontius lui-même – est
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même poète, on peut étudier l’influence aussi bien de la culture profane sur les poèmes chrétiens que de la culture chrétienne sur les poèmes profanes. À vrai dire, nous aurions ainsi presque l’impression d’avoir affaire à un faux problème et la tentation d’en rester tout bonnement, sans investigation complémentaire, à la distinction profane versus sacré qui, pour être très catégorique, n’en reste pas moins souvent opérationnelle et efficace du point de vue de l’horizon d’attente du public6. Mais, au-delà de la stricte théorie et compte tenu de la porosité des pratiques poétiques à l’âge tardif, il vaut sans doute la peine de prendre au sérieux cette hypothèse interprétative qui entend, en fait, renverser les données du problème tel qu’il est le plus couramment posé – et depuis fort longtemps –, c’est-à-dire en cherchant la part de la culture classique, fût-elle convertie, dans la production chrétienne. Ainsi, la foi ne subit-elle pas quelques inflexions à l’occasion de son expression dans un cadre poétique ? Mais il faut ajouter une donnée importante. Cette question pose, de manière corolaire, la question de la circonstance littéraire – fondamentale dans une littérature aussi marquée par la notion de genre littéraire et aussi profondément sociale que l’est la poésie tardive –, et en particulier des pratiques socio-culturelles qui conditionnent, pour une bonne part, la conception et la réception d’un nombre important de pièces poétiques tardives. Nous voudrions ici en étudier un exemple en nous fondant délibérément sur une pièce relevant d’un genre – l’épithalame – qui reste encore profondément lié à la topique de la culture classique et au modèle de Stace, puis de Claudien et de Sidoine pour l’âge tardif, et qui, traité par un diacre appelé à l’épiscopat, Ennode de Pavie, fait l’objet d’un singulier tiraillement entre plusieurs traditions. Dans l’Épithalame pour Maximus d’Ennode, nous songeons en particulier aux vers 54-72 correspondant au discours où Cupidon stigmatise, de façon fort étonnante sous le calame du diacre, une virginité jugée dangereuse. Si cet épithalame7, dont la langue est redoutable, a donné lieu à plusieurs études de qualité, notamment de la part de savants italiens8, nous voudrions – après la publication de sa traduction
6.
7. 8.
généralement interprété, puisqu’il ne renvoie pas à quelque chose de spécifiquement romain, comme annonçant une poésie d’inspiration païenne (versus chrétienne) ou romaine (versus barbare), et traduit une appartenance culturelle plutôt qu’un contenu. Voir cependant, dans le cas d’Ennode de Pavie, plutôt que l’opposition entre les œuvres païennes et les œuvres profanes, la distinction établie entre les œuvres mondaines et les œuvres officielles (la question de la religion ne se posant pas dans les poèmes mondains) établie par C. urlacHer-becHt dans son ouvrage Ennode de Pavie, chantre officiel de l’Église de Milan, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2014, p. 45. Il s’agit de la pièce 1, 4 dans l’édition Von Hartel = 388 Vogel. Voir notamment G. vandone, « Nec proles nascenti sufficit aeuo : il discorso di Cupido nell’epitalamio a Massimo (Carm. 1, 4, 54-72 = 388, 54-72 Vogel) », in F. GaSti (éd.), Atti della terza giornata ennodiana, Pisa, ETS, 2006, p. 143-153, K. Smolak, « Considerazioni sull’ epitalamio di Ennodio (Carm. 1,4) », in F. GaSti (éd.), Atti della terza giornata ennodiana, Pisa, ETS, 2006, p. 155-168, ainsi que F. E. conSolino, « Les indications implicites dans l’épithalame d’Ennode pour Maximus (388 V = Carm. 1, 4 H) », in P. Galand-Hallyn – V. Zarini (éd.), Manifestes littéraires dans la latinité tardive. Poétique et rhétorique, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2009, p. 163-184.
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en français9 – y revenir brièvement pour le mettre en perspective du point de vue littéraire, afin de comprendre, sur la base de cet exemple singulier, si la pratique poétique est vraiment susceptible de faire évoluer les cadres doctrinaux du diacre. *** Pour présenter cet épithalame, nous reprendrons ici, avec des compléments, les quelques éléments introductifs élaborés dans notre traduction commentée. L’Épithalame pour Maximus d’Ennode de Pavie présente la singularité de s’inscrire dans une tradition littéraire fort bien attestée, étudiée pour l’époque tardive par C. Morelli10 et, beaucoup plus récemment, par S. Horstmann11, et de prendre pour modèles trois poètes profanes (Stace, Claudien, Sidoine Apollinaire), tout en donnant au genre des inflexions profondément originales, tant du point de vue formel que du point de vue idéologique. Cette pièce de circonstance fut composée par Ennode pour son ami, le uir spectabilis Maximus, à l’occasion de son mariage pour ainsi dire « forcé », afin d’assurer la descendance de sa grande et riche famille. Cet épithalame de datation incertaine, mais que les spécialistes de la chronologie des œuvres d’Ennode envisagent de dater de la fin du printemps 51112, s’inscrit aussi dans le cadre d’une plus vaste correspondance entre les deux hommes. Comme l’a montré G. Vandone13, cette relation épistolaire offre un arrière-plan utile pour l’analyse de la pièce, au-delà des canons du genre et des circonstances ponctuelles. Elle met aussi en perspective l’articulation de la composante chrétienne et de l’ancrage délibérément profane, notamment avec ce qui, après un traitement somme toute classique des canons du genre de l’épithalame14, constitue la grande spécificité de ce poème que la critique a considéré comme l’un des plus indignes d’un homme d’Église15 : la charge contre la virginité contenue dans le discours de Cupidon. Par ailleurs, cette pièce est le seul épithalame hétérométrique conservé de l’Antiquité tardive, une époque qui eut pourtant un goût réel pour les jeux de vers 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15.
Voir B. GoldluSt (éd.), Maximien, Élégies, suivies de l’Appendix Maximiani et de l’Épithalame pour Maximus d’Ennode de Pavie, introduction, traduction, commentaire, Paris, Les Belles Lettres, 2013. C. morelli, « L’epitalamio nella tarda poesia latina », Studi Italiani di Filologia Classica », 18 (1910), p. 319-432. S. HorStmann, Das Epithalamium in der lateinischen Literatur der Spätantike, München-Leipzig, Saur, 2004. Voir notamment C. tanZi, « La cronologia degli scritti di Magno Felice Ennodio », Archeografo Triestino, n.s. 15 (1890), notamment p. 395-396, approuvé par G. Vandone. vandone, art. cit., 2006. Les lettres concernées sont Epist. 7, 20-21 (= 334-335 V) ; 7, 22 (= 337 V) ; 7, 23 (= 356 V) et 8, 10 (= 386 V). Voir plus bas l’usage que fait C. Urlacher-Becht de cette correspondance. Voir M. robertS, The Jeweled Style. Poetry and Poetics in Late Antiquity, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 1989, notamment p. 138, note 33 (justification de l’absence d’exemples puisés chez Ennode). Pour un tour d’horizon des jugements portés sur ce poème, voir urlacHer-becHt, op. cit., p. 33, n. 15, qui rappelle par ailleurs que « le texte paraît effectivement bien étrange, si l’on considère qu’un clerc s’y adresse à un tenant de la culture monastique, alors en grande faveur ».
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et la polymétrie, comme l’a tout récemment montré F. E. Consolino16, qui explique ce phénomène notamment par le prestige de la figure d’Ausone, lui-même virtuose dans l’art de mêler les vers17, et par son influence probable sur les pratiques scolaires en Gaule. C’est dire si, du point de vue des pratiques de composition, le diacre a voulu relever un défi poétique : l’hétérométrie, avec la poikilia qu’elle programme, prouve que cette pièce relève d’une ambition littéraire revendiquée avec ostentation. Elle permet, de plus, une composition par tableautins successifs, comme c’est le cas pour la description de Vénus nue (v. 29-48), qui constitue un bel exemple de « jeweled style18 ». L’épithalame d’Ennode débute classiquement par une préface en distiques élégiaques (v. 1-24) qui, de façon beaucoup plus étonnante, explique la venue du printemps par la seule personne de Maximus, que la nature en fête s’applique à célébrer. Puis, dans un très court passage intermédiaire composé en tétramètres trochaïques catalectiques, qui constitue une innovation par rapport à la tradition de l’épithalame (v. 25-28), le poète invoque toutes les ressources de l’éloquence, de la poésie et de la divinité apollinienne, et leur demande de l’assister pour lui permettre de chanter un poème qui convienne à la gloire de son dédicataire et de sa famille. Suivent alors six strophes saphiques (v. 29-52) pour traiter, dans un mètre étranger à l’épithalame, le sujet quant à lui traditionnel de la description de Vénus. Mais c’est ici une Vénus nue qui est présentée, dans un état authentique et originel, dépouillée des artifices trompeurs de la culture qui est ici rejetée. La fin de ce passage introduit la figure de Cupidon qui, en rupture avec les canons du genre, ne se montre pas triomphant à l’évocation de la dernière victime tombée sous ses flèches, mais au contraire oisif et impuissant. Dans le discours en hexamètres dactyliques qu’il tient ensuite (v. 53-72), Cupidon constate avec beaucoup d’inquiétude que la « froide virginité » chrétienne remet en cause le pouvoir de Vénus sur l’ensemble de l’humanité. Il reproche aussi à sa mère son indolence, avec efficacité, puisque celle-ci se repent immédiatement d’avoir pendant trop longtemps oublié de faire succomber Maximus à l’amour (v. 73-94). Cupidon reprend alors sa course avec confiance et atteint de ses flèches le jeune homme, d’abord pour le punir d’avoir méprisé les feux de Vénus, mais surtout pour le renforcer dans les combats amoureux qu’il aura à mener désormais (v. 95-122). L’épithalame s’achève par une brève captatio benevolentiae en hendécasyllabes phaléciens (v. 123-128) adressée aux grands dont le poète sollicite complaisamment l’appui. 16. Voir F. E. conSolino, « Polymetry in Late Latin Poems. Some Observations on Its Meaning and Functions », in J. elSner – J. HernándeZ lobato (éd.), The Poetics of Late Latin Literature, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 100-124. Il s’agit d’un phénomène d’ampleur assez limitée, mais pourtant tout à fait significatif qui s’explique par prestige d’Ausone et de sa réception ; sur notre pièce p. 123-124. 17. Voir conSolino, art. cit., 2016, p. 103-107. 18. Voir conSolino, art. cit., 2009, p. 169. Pour sa part, urlacHer-becHt, op. cit., p. 35, va plus loin et considère que cette description serait plutôt « une invitation répétée au plaisir, dont l’insistance est à la mesure des réticences de Maxime ».
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Plusieurs études de grande qualité ont analysé cet épithalame de manière globale, comme celle de S. Kennell19, ou de manière détaillée, en particulier un article de K. Smolak20 et un article de F. E. Consolino paru dans les actes du colloque sur les Manifestes littéraires dans la latinité tardive21. Il n’est donc pas utile d’y revenir autrement que pour résumer l’essentiel dans la perspective qui nous intéresse : celle des écarts par rapport à la norme du genre22 et de leur incidence sur l’image du poète chrétien. Force est justement de constater l’importance des infractions par rapport aux canons du genre dans l’introduction en distiques élégiaques sur le thème de la nature en fleur et de la ferveur reproductrice qui anime l’univers au printemps. F. E. Consolino a notamment établi que la présence d’une dimension panégyrique dans l’introduction, à partir de la description de la nature printanière, est une vraie singularité. La savante italienne va jusqu’à rapprocher « la splendeur dont le poète donne le mérite à Maximus » des « conséquences de l’epiphaneia d’un dieu23 ». Un épithalame relève par nature de la célébration – et l’éloge des époux, qui conclut cette introduction (v. 17-24), est d’ailleurs le seul motif qui s’inscrit pleinement dans la tradition du genre ; mais Ennode va ici beaucoup plus loin et nous semble programmer, dans son introduction, une circonstance exceptionnelle. Nous nous permettons de renvoyer aux travaux déjà cités pour plus de détail. Il semble, en revanche, nécessaire de revenir sur le texte même du discours de Cupidon (v. 54-72), avant d’étudier sa portée. Nous le citons ici, dans l’édition de Vogel, et en proposons notre traduction. Tunc sic alloquitur matrem fluitantibus armis : « Perdidimus, genetrix, uirtutis praemia nostrae. 55 Iam nusquam Cytherea sonat, ridetur Amorum fabula, nec proles nascenti sufficit aeuo. Frigida consumens multorum possidet artus Virginitas ; feruore nouo sublimia carnem uota domant, mundus tenui uix nomine constat. 60 Primaeui tremulos fractis imitantur ephebis. Rara per inmensos saeclorum, respice, campos coniugii messis ! Per flores sola uetustas exerit albentes ieiuna et pallida canos. 19. Voir S. A. H. kennell, Magnus Felix Ennodius. A Gentleman of the Church, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2000, notamment p. 91-93. 20. Smolak, art. cit. 21. conSolino, art. cit., 2009. 22. Voir conSolino, art. cit., 2009, et notamment, pour cette introduction, p. 165-167. Voir aussi, pour les questions métriques, le tableau synoptique de la p. 184. S’agissant du rapport de cette pièce avec la tradition littéraire de l’épithalame, et en particulier avec Stace, Claudien et Sidoine Apollinaire, voir – outre HorStmann, op. cit., qui ne consacre que deux petites pages assez décevantes à ce poème – la partie introductive de l’étude de Smolak, art. cit. 23. Voir art. cit., 2009, p. 166.
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Vna fides rerum nulla dulcedine flecti 65 et, si quid teneros potuit transducere mores, praeceptis calcare malis ; seruatur ubique iustitium ; culpa est thalamos nominasse pudico. Tu remissa iaces et tanti nescia iuris nuda per effusos respectas membra capillos. 70 Surge, age, et obstantem properanter discute somnum, nec te, quod turpe est, captiuum numen habere iura pudicitiae uel lex malesuada putetur. » Il s’adresse alors ainsi à sa mère, les armes flottantes : « Nous avons perdu, Mère, les récompenses dues à notre valeur. 55 Le nom de Cythérée ne résonne plus nulle part ; des Amours on raille le mythe et la descendance de la génération naissante est insuffisante. La froideur de la virginité consume et possède les membres de bien des hommes ; avec une ardeur nouvelle, des vœux élevés domptent la chair ; c’est à peine si le monde se maintient par son nom fragile. 60 Les enfants imitent les vieillards tremblants, tandis que les adolescents sont brisés. Regarde ! Rare est, parmi les immenses plaines du monde, la moisson du mariage ! Parmi les fleurs, seule la vieillesse, décharnée et blême, fait voir ses cheveux blancs ! Voilà le seul engagement : ne se laisser fléchir par aucun charme de la nature et, tout ce qui a pu attendrir les mœurs, le fouler aux pieds au nom de fallacieux commandements ; partout est observé un deuil public ; dans la bouche du chaste, le mot mariage est une faute. Et toi, tu es étendue tranquillement et, ignorant un si grand pouvoir, tu admires, au travers de tes cheveux épars, tes membres nus. 70 Allons, lève-toi, et empresse-toi de dissiper cette paresse qui te nuit, pour que l’on n’aille pas croire – ce qui serait honteux ! – ta divine volonté prisonnière des arrêts de la chasteté ou d’une loi mauvaise conseillère ».
Le discours de Cupidon en hexamètres dactyliques (v. 54-72), de caractère « mythologico-narratif », constitue la section centrale du poème et fait toute son originalité. S’il manifeste, d’une manière générale, un écart par rapport aux canons du genre, dans la mesure où Cupidon ne célèbre ici aucun triomphe, contrairement à ce qui a cours chez Stace, Claudien et Sidoine24, c’est avant tout la stigmatisation 24. Voir conSolino, art. cit., 2009, p. 171 : « Ce discours oppose Ennode à ses devanciers. Chez Stace, Claudien (pour Honorius) et Sidoine (pour Ruricius), Amour vient renseigner Vénus sur sa dernière victime et prie sa mère d’intervenir pour achever l’ouvrage qu’il a si bien commencé. Chez Ennode au contraire, Cupidon ne célèbre aucun triomphe ; abattu, il se rend chez sa mère pour lui notifier la perte de leur pouvoir : il ne la prie pas de célébrer une noce, mais de s’opposer au succès pervers de la chasteté […] ».
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par Cupidon d’une virginité jugée dangereuse qui ne laisse pas de surprendre sous le calame d’un diacre appelé à l’épiscopat. Comment comprendre ce passage25 ? Cette violente invective contre la virginité, qui constitue une « véhémente critique du monachisme26 », pourrait déjà viser les excès de l’ascétisme chrétien, dont on sait qu’il exerça historiquement une influence sociale et morale, bien qu’il ne fût professé que par une minorité d’individus, comme l’a montré P. Brown27. Ces excès pouvaient peut-être aussi heurter le caractère éminemment mondain d’Ennode, de la même manière qu’Ausone avait été totalement abasourdi par le tournant profondément ascétique pris par son élève Paulin de Nole, qu’il finit tout bonnement par ne plus comprendre, comme en atteste leur correspondance28. On sait, du reste, qu’Ennode n’a pas du tout composé son épithalame chrétien dans le sillage de celui de Paulin de Nole pour les noces de Julien (le futur saint Julien d’Eclane) et Titia, qui se veut, lui, ascétique29. D’ailleurs, C. Urlacher a pu mettre en évidence, sur la base d’exemples précis, des cas de recusatio par Ennode de l’hypotexte paulinien30. *** Mais qui parle, en l’occurrence, au moment de stigmatiser la virginité ? Ennode l’aristocrate se faisant provocateur en raison de la liberté qu’il s’autorise
25. Pour une récente synthèse des principales explications avancées pour justifier l’audace d’Ennode, voir urlacHer-becHt, op. cit., p. 38 : 1/ il faut relativiser le réquisitoire contre le monachisme au vu des vertus spécifiquement chrétiennes exaltées dans la préface qui précède le récit mythologique, 2/ les positions outrancières sont prêtées à Cupidon, 3/ les raisons mêmes du revirement de Maxime ne sont peut-être pas étrangères aux récriminations d’Amour. C. Urlacher-Becht reproche à ces trois types d’explication de vouloir justifier les choix singuliers de l’homme d’Église que fut Ennode et défend l’idée que l’épithalame est l’œuvre de « l’homme du monde » qui se fait le « défenseur de l’idéologie aristocratique ». Voir op. cit., p. 39 et p. 45. Si pertinente que soit la prise en compte de l’êthos aristocratique d’Ennode pour justifier un tel écart entre la façon dont il traite de la virginité dans cette pièce et dans le reste de sa production, il reste, selon nous, que l’auteur, sauf à être gravement schizophrène, pouvait difficilement ne pas être conscient de l’audace doctrinale de sa production mondaine. 26. Voir urlacHer-becHt, op. cit., p. 36, qui tire argument de la densité des motifs bibliques et chrétiens dans les v. 58 sqq. pour justifier la véhémence de la critique du monachisme. 27. P. broWn, Le renoncement à la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Paris, Gallimard, 1995 (trad. fr. de la version originale The Body and Society. Men, Women and Sexual Renunciation in early Christianity, New York, Columbia University Press, 1988). Voir notamment p. 530 sqq. 28. Voir D. amHerdt, Ausone et Paulin de Nole, correspondance : introduction, texte latin et notes, Bern, Peter Lang, 2004. 29. Voir HorStmann, op. cit., p. 139-179, concernant l’épithalame pour les noces de Julien (le futur évêque d’Eclane) avec Titia, pièce dans laquelle les symboles païens traditionnels sont remplacés par des symboles chrétiens. 30. Le groupe iam nusquam Cytherea sonat, au v. 55, rappelle le v. 30 de l’épithalame de Paulin de Nole : Christus ubique pii uoce sonet populi. Sur ce souvenir, voir C. urlacHer, « L’influence de Paulin de Nole sur les carmina d’Ennode », in F. GaSti (éd.), Atti della terza giornata ennodiana, Pisa, ETS, 2006, p. 189-205. Voir également urlacHer-becHt, op. cit., p. 36-37.
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dans un cadre privé, comme le pense C. Urlacher-Becht31 ? Ennode le clerc – auquel cas la nécessité de la circonstance poétique le conduit à commettre une énorme « bourde », si l’on peut dire ? Ou Cupidon, par la bouche d’Ennode ? F. E. Consolino32 est d’avis qu’il ne faut pas mettre sur le même plan le réquisitoire de Cupidon dans cette section du poème et le point de vue personnel d’Ennode qui, dans sa correspondance, se montre par ailleurs favorable à la virginité33. Ceci nous semble très juste, mais nous voudrions ajouter que, d’une manière générale, la constance et la cohérence dans l’expression de ses opinions (notamment littéraires34) ne sont pas les qualités les plus largement développées chez Ennode, qu’il n’est que trop facile de mettre en contradiction avec lui-même35. Et, bien que ces propos soient mis dans la bouche de Cupidon, il reste qu’Ennode leur donne droit de cité, les rapporte sans critique, explicite ou implicite, même s’il n’en est pas personnellement l’auteur. Autrement dit, bien qu’il soit légitime de rappeler que ce discours est prononcé par Cupidon, il nous semble important de ne pas complètement en écarter Ennode qui, ne fût-ce que par jeu et en vertu d’une liberté que pourrait certes justifier sa proximité avec le dédicataire, le met en scène sans le remettre en cause. Nous aimerions, par ailleurs, rapprocher ces paroles surprenantes d’un autre discours en vers, également « choquant » compte tenu des valeurs chrétiennes, présent dans une autre pièce d’Ennode de Pavie, l’opusc. 6 appelé, depuis Sirmond, Paraenesis didascalica. Cette pièce, datable de la fin de l’année 511, 31. Voir urlacHer-becHt, op. cit., p. 45. 32. Art. cit. 2009, p. 177 33. Voir notamment 334 V., 2 (= Epist. 7, 20 H) et 335 V (= Epist. 7, 21 H). Voir également 386 V. (= Epist. 8, 10 H), lettre adressée également à Maximus, de tonalité profondément chrétienne, où Ennode s’excuse de ne pouvoir participer à la cérémonie et souhaite à son ami le mariage heureux et saint que sa virginité lui promet. Cette épître constitue donc, sur le même thème du mariage de Maximus, le pendant spirituel de cet épithalame profane stigmatisant par la bouche de Cupidon la frigida uirginitas. Voir aussi 387 V (= Epist. 8, 11 H), lettre à Arator où Ennode reproche à son correspondant son turpe silentium à l’occasion d’un mariage que tout – à commencer par la place de cette lettre dans les manuscrits, située entre l’épître sur la virginité à Maximus et l’épithalame – invite à identifier à celui de Maximus. Arator, malgré sa chasteté, aurait dû accorder son intérêt au mariage, ne serait-ce que pour manifester son talent : haec etsi non diligis, debes tamen pro ingenii tui ostentatione laudare – passage commenté par conSolino, art. cit. 2009, p. 179. Sur les valeurs chrétiennes dans la correspondance, y compris sur la virginité, voir kennell, op. cit., p. 96 : « When Ennodius, who had held Maximus’ spirituality in high regard, came to compose something suitable for Maximus’ wedding, he had to employ his rhetorical skill to promote a way of life diametrically opposed to what the Church officially approved ; likewise, Maximus may have needed considerable rationalization and special pleading to shift from continence to marriage. These considerations help explain why Ennodius’ epithalamium proceeds as it does – from the natural universe to the sphere of human nature by way of Venus and Cupid in poetic images as explicit as decorum allowed […] ». 34. Voir J. fontaine, « Ennodius », Reallexikon für Antike und Christentum, 5 (1962), col. 407 sqq., ainsi que G. polara, « Ennodio fra chiesa, politica e letteratura », in F. GaSti (éd.), Atti della terza Giornata Ennodiana, Pisa, ETS, 2006, p. 33. 35. Voir V. Zarini, « Allégorie et “dissidence” dans la Paraenesis didascalica d’Ennode de Pavie », in A. rolet (éd.), Allégorie et symbole, voies de dissidence ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 227-242, et notamment la troisième partie (« Les ambigüités d’Ennode »).
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qui se présente sous la forme d’une lettre-traité en prosimètre36, est adressée à deux jeunes laïcs formés par Ennode à Milan partant achever leurs études à Rome, Ambrosius et Beatus. Sans revenir sur le détail de cette pièce, récemment analysée par V. Zarini37, nous noterons simplement qu’elle comporte une présentation des différents arts à cultiver et notamment, après la figuration d’une Grammaire douce et aimable, celle d’une Rhétorique dominatrice et martiale, conformément à une tradition classique trouvant son point d’orgue au début du livre 5 des Noces de Philologie et de Mercure de Martianus Capella38, et qui se présente elle-même, dans un passage versifié, comme la reine et la synthèse des disciplines (poetica, iuris peritia, dialectica, arithmetica, § 17), comme l’a noté R. A. Rallo Freni39. Après s’être placée, au début de son discours en prose, post apicem diuinitatis (§ 15) et s’être arrogée un pouvoir de création absolue qui, en contexte chrétien, est à tout le moins singulier (on se rappelle les critiques acerbes de Tertullien contre toute forme de création remettant en cause la création divine40), la Rhétorique déclare notamment, dans un discours en vers : Sit noster tantum, non stringunt crimina quemquam. Nos uitae maculas tergimus artis ope. Si niueo constet merito quis teste senatu, cogimus hunc omnes dicere nocte satum. Et reus et sanctus de nostro nascitur ore : dum loquimur, captum ducitur arbitrium. Lana Tarentinae laus urbis, gemma, potestas Quid sunt ad nostrum iuncta supercilium ? Qui nostris seruit studiis, mox imperat orbi. Nil dubium metuens ars mihi regna dedit41.
Pour peu qu’il soit à nous, nul n’est enchaîné par ses crimes. Les souillures de l’existence, nous les effaçons avec le secours de l’art. Si quelqu’un se trouve être d’un mérite immaculé, au témoignage du Sénat, nous forçons tout le monde à le dire fils de la nuit. Et l’accusé et le saint naissent de notre bouche : tandis que nous parlons, le jugement, captif, se laisse entraîner. La laine qui fait la gloire de la ville de Tarente, les gemmes, le pouvoir, 36. Sur ce genre, voir B. pabSt, Prosimetrum : Tradition und Wandel Einer Literaturform Zwischen Spätantike und Spätmittelalter, Teil I, Cologne-Weimar-Vienna, 1994 (p. 149-158 s’agissant d’Ennode). 37. Art. cit. 38. Ennode serait tributaire de Martianus : voir G. moretti, « L’Epistula didascalica di Ennodio fra Marziano Capella e Boezio », in F. GaSti (éd.), Atti della prima Giornata Ennodiana, Pisa, ETS, 2001, p. 74. 39. Voir R. A. rallo freni, « Le concezioni pedagogiche nella Paraenesis didascalica di Magno Felice Ennodio », in R. francHini (éd.), Umanità e storia. Scritti in onore di Adelchi Attisani, vol. II, Napoli, Giannini, 1971, p. 120-121. 40. Voir par exemple Spec. 23. 41. Par. did. 17, trad. V. Zarini.
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que sont-ils, si nous jetons sur eux un regard sourcilleux ? Qui se met au service de nos études, est bientôt le maître du monde. Sans craindre aucune incertitude, l’art m’a donné la royauté.
Particulièrement remarquable, la formule provocatrice et reus et sanctus de meo nascitur ore, qui nous replonge presque dans le monde de la sophistique grecque, qui visait à faire triompher une cause sans aucune prise en compte de sa légitimité, semble bien relativiser la sainteté42, comme l’écrit V. Zarini, qui se demande comment comprendre une pareille « énormité » au vie siècle, bien qu’il s’agisse de former des laïcs et que soit ici visée l’éloquence « humaine », et non sacrée (humani sermonis, § 15). Là encore, comme dans le cas de Cupidon, ce n’est certes pas Ennode lui-même qui tient ses paroles, mais Ennode les met dans la bouche de la Rhétorique sans exprimer aucune forme de critique à leur encontre, ce qui est frappant comme l’ont noté plusieurs spécialistes, en particulier G. Polara43, et l’on s’est parfois interrogé sur les causes de ce silence44. Mais, plus largement, ces propos fracassants et « fort peu chrétiens45 » prêtés à la Rhétorique, bien que celle-ci n’intervienne qu’après les vertus chrétiennes que sont Verecundia (également appelée Pudor), Pudicitia et Fides46, pourraient aussi s’inscrire dans le cadre de la fascination éprouvée par Ennode pour le pouvoir des lettres et de la poésie, dont certaines pièces, comme la dictio 12, apportent une claire illustration. La « divinité des lettres » pourrait ainsi, par sa toute puissance créatrice, constituer une concurrence à la divinité, comme en atteste par ailleurs le poème 1, 7 à Faustus47, et être au cœur de notre problématique concernant l’évo42. Voir à ce sujet polara, art. cit., p. 32. V. Zarini rappelle que sanctus peut avoir ici sa signification profane, « irréprochable », mais qu’il est impossible qu’au vie siècle le sens chrétien n’y soit nullement perceptible. 43. Voir polara, art. cit., p. 30-32. 44. Voir Zarini, art. cit., qui rapporte les avis de R. A. Rallo Freni, qui considère que la rhétorique est ici « réduite à être une pure forme extérieure », de B. J. Schröder, qui préfère rappeler que, pour Augustin (Doctr. christ. 4, 2, 3), la rhétorique est neutre en soi et ne dépend que de ce que l’on en fait en bien ou en mal, et J. Relihan, qui voit dans la Paraenesis « un manuel ironique », à l’écriture parodique, où le narrateur perdrait le contrôle de son texte, et dissuaderait par-là ses jeunes destinataires de l’imiter. 45. Voir V. Zarini, « L’écriture de la silve dans les poèmes d’Ennode », in P. Galand – S. laiGneaufontaine (éd.), La silve. Histoire d’une écriture libérée en Europe de l’Antiquité au xviiie siècle, Turnhout, Brepols, 2013, p. 237-250 (p. 238 pour cette formule). 46. Sur ces vertus, voir deux articles récents : V. Zarini, « La “foi” d’Ennode. À propos d’un poème de l’opuscule à Ambrosius et Beatus dit Paraenesis didascalica », in J. elfaSSi – C. lanéry – A.-M. turcan-verkerk (éd.), Amicorum societas. Mélanges offerts à Fr. Dolbeau pour son 65e anniversaire, Firenze, SISMEL Edizioni del Galluzzo, 2013, p. 939-946, et V. Zarini, « Ennode entre Prudence, Ambroise et le « monde » : à propos de deux poèmes de la Paraenesis didascalica », in G. Herbert de la portbarré-viard – A. StoeHr-monJou (éd.), Studium in libris. Mélanges en l’honneur de Jean-Louis Charlet, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2016, p. 157-168. 47. Voir en particulier le second paragraphe de la préface en prose (Est uobis quoddam cum hominum factore collegium : ille finxit ex nihilo ; uos reparatis in melius), ainsi que les v. 19-20 : Tu uerbis faciem tribuis, modulamine membra. Quod natura Deo, hoc tibi dant studia.
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lution que fait subir la pratique littéraire à la foi48. De la fascination à la tentation, il n’y a en l’occurrence qu’un pas et il ne serait pas aberrant d’envisager – même si, dans d’autres pièces et à une autre période, Ennode se montre très critique concernant l’activité littéraire, dont il dénonce la vanité49 – que le diacre se laisse ici complaisamment aller à rêver sur les facultés illimitées qu’offre la création littéraire, en faisant fi de tout carcan doctrinal. Il est vrai – pour y revenir – que le discours de Cupidon dans l’Épithalame pour Maximus, avec son apparente charge contre la virginité, peut aussi faire écho à une réalité socio-historique importante : le très vif déclin démographique qui a touché l’Italie du Nord entre le ive et le vie siècles. Il faut souligner, sur cette question, l’apport significatif de G. Vandone50 qui, après avoir procédé à une étude du lexique de ce discours (en particulier s’agissant de carnem domare, v. 58-59, de mundus, v. 59, et de coniugii messis, v. 62), met en perspective la portée de l’invective de Cupidon et la stigmatisation de la conception chrétienne, ne serait-ce que dans le vocabulaire. Pour autant, en discutant des analyses antérieures51, le critique italien se déclare partisan de ne pas considérer ce passage comme une polémique contre l’ascétisme intransigeant, qui proposait un idéal de vie exclusivement monastique, et comme une réaction à l’exaltation démesurée de la virginité. Il met ces paroles de Cupidon en relation avec le problème de l’oliganthropia, qui n’apparaît pas exclusivement dans l’épithalame, mais également dans la Vita Epiphani52. Pour être séduisante et possible, cette hypothèse de lecture n’est pas certaine et, quitte à être superposée, à titre allusif, à la réalité démographique de l’époque d’Ennode, il reste qu’à ce moment-là précisément, en contexte chrétien, les propos concernant la frigida Virginitas ne pouvaient manquer d’avoir un écho assez fracassant dans les oreilles du public, qu’Ennode les ait prononcés lui-même ou non. C’est donc davantage, selon nous, la liberté poétique que le genre de l’épithalame donne à Ennode qui peut expliquer ce passage à première vue hétérodoxe. Ce genre est – nous le disions d’emblée – un genre lié à une circonstance précise et F. E. Consolino, qui n’est qu’à moitié convaincue par l’hypothèse d’une réaction 48. Voir B. J. ScHröder, Bildung und Briefe im 6. Jahrhundert. Studien zum Mailänder Diakon Magnus Felix Ennodius, Berlin-New York, De Gruyter, 2007, p. 106-109. Sur la « divinité des lettres » chez Ennode, voir sa Dictio 12, et kennell, op. cit., p. 43 sqq. Voir aussi Zarini, art. cit., 2013, p. 245-246. 49. Voir notamment l’Eucharisticum et la lettre 9, 1 à Arator. Au sujet de cette lettre, voir V. Zarini, « Ennode et Arator : une relation pédagogique et son intérêt littéraire », in P. Galand-Hallyn – V. Zarini (éd.), Manifestes littéraires dans la latinité tardive, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2009, p. 325-342 (notamment p. 336-338). 50. vandone, art. cit., 2006, p. 147, avec des renvois à 1 Jn 2, 15 (nolite diligere mundum neque ea quae in mundo sunt) et à Ga 5, 24 (qui autem sunt Christi, carnem suam crucifixerunt cum uitiis et concupiscentiis). 51. Notamment de F. GaStaldelli, Ennodio di Pavia. Profilo letterario, Roma, Pontificium Institutum Altioris Latinitatis, 1973, p. 17, et L. trilli, « Brevi note sull’epitalamio di Papinio Stazio ad Arrunzio Stella e su quello di Ennodio di Pavia a Massimo », in Studi di poesia latina in onore di Antonio Traglia, vol. II, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 1979, p. 874. 52. vandone, art. cit., 2006, p 150. Sur cette pièce, voir F. E. conSolino, « Prosa e poesia in Ennodio : la dictio per Epifanio », in F. GaSti (éd.), Atti della terza giornata ennodiana, Pisa, ETS, 2007, p. 93-122.
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d’Ennode aux excès de la chasteté, rappelle que « la véhémence d’Amour était nécessaire pour justifier la capitulation de Maximus, contraint de se marier après avoir vécu jusqu’alors dans une chasteté inébranlable, sur laquelle la correspondance d’Ennode nous renseigne ». Mais, au-delà des spécificités prises par cette pièce en raison de son caractère circonstanciel, il nous semble possible d’y voir une forme de libération poétique prise par l’aristocrate par rapport aux contraintes doctrinales ambiantes que le diacre ne pouvait pas ne pas connaître. Le diacre Ennode, qui est plus que bien placé pour savoir que la morale chrétienne structure la vision du monde à son époque, ne se soucie pas de ce que pensera le public, au-delà du dédicataire, des propos mis dans la bouche de Cupidon qu’il rapporte dans cette pièce mondaine, de la même manière qu’il ne trouve rien à redire aux paroles mises dans la bouche de Rhétorique concernant la toutepuissance conférée au langage, qui ne pouvait pas, au demeurant, ne pas parler au poète. Comment, finalement, caractériser cet écart poétique à l’œuvre dans l’épithalame ? Encore plus que d’une provocation53 ou d’un « discours tout à fait original, voire révolutionnaire54 », il pourrait s’agir d’une authentique revendication de liberté littéraire, justifiée à l’origine par la circonstance du mariage, qui brouille les différentes postures d’Ennode, homme du monde et clerc55. *** La liberté de ton que s’octroie ici Ennode prend d’ailleurs une dimension plus manifeste encore lorsqu’on la met en relation avec une pièce de Maximien, qui est très probablement son contemporain56. Nous pensons à sa cinquième Élégie et à la façon dont Maximien y aborde la question de l’abstinence sexuelle, à la suite du fiasco dont est victime le poète lors de sa seconde nuit en compagnie d’une Graia puella rencontrée lors d’une mission diplomatique en Orient. Si cette scène de fiasco a pour modèle évident Ovide (Am. 3, 7), l’une des grandes spécificités de l’élégie de Maximien est l’ajout, par rapport à l’hypotexte ovidien, d’une série assez unique de vers (v. 87-104) : une laudatio funebris du sexe pris en défaut, dans laquelle la puella s’adresse à la seconde personne à la mentula du poète en une forme assez savoureuse de pastiche de la déploration d’une veuve, qui généralise sans la moindre nuance l’opposition entre un passé vigoureux et
53. Voir G. vandone, « Status ecclesiastico e attività letteraria in Ennodio : tra tensione e conciliazione », in F. GaSti (éd.), Atti della prima giornata ennodiana, Pisa, ETS, 2001, p. 89-99. 54. Voir conSolino, art. cit., 2009, p. 171. 55. Pour sa part, urlacHer-becHt, op. cit., p. 42-43, étudie la correspondance entre Ennode et Maxime (en particulier la lettre 8, 10 = 386 V) pour conclure que « le caractère officiel de cette missive enfermait l’auteur dans son rôle de diacre » et formule l’hypothèse d’un envoi parallèle de l’épithalame. L’argument pourrait se retourner : si le diacre a conscience de ne pas pouvoir tout écrire dans sa lettre, c’est qu’il prend en compte ce qui n’est pas conforme à l’horizon d’attente lié à sa posture ; aussi bien, l’homme du monde peut-il aussi avoir conscience que ce qu’il écrit n’est pas conforme à l’horizon d’attente lié à la posture du clerc. 56. Voir GoldluSt, ed. cit., p. 15-18.
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glorieux qu’elle voulait éternel, et un présent mortel57. Mais cette burlesque laudatio est suivie d’une série de reproches de la puella célébrant en la mentula un principe universel dans tous les ordres de la nature et dénonçant, en la chasteté de facto de cette seconde nuit, une remise en cause du principe vital, qui – bien que l’on ne puisse parler d’imitation formelle – pourrait faire écho au discours de Cupidon chez Ennode, avec des conséquences universelles. En voici le texte et notre traduction : 105 Hanc ego cum lacrimis deducta uoce canentem inridens dictis talibus increpui : « Dum defles nostri languorem, femina, membri, ostendis morbo te grauiore premi ». Illa furens : « Nescis, ut cerno, perfide, nescis : 110 Non fleo priuatum, sed generale chaos. Haec genus humanum, pecudum, uolucrumque, ferarum et quidquid toto spirat in orbe, creat. Hac sine diuersi nulla est concordia sexus, hac sine coniugii gratia summa perit. 115 Haec geminas tanto constringit foedere mentes, unius ut faciat corporis esse duo. Pulchra licet pretium, si desit, femina perdit ; et si defuerit, uir quoque turpis erit. Haec si gemma micans rutilum non conferat aurum, 120 aeternum fallax mortiferumque genus. Tecum pura fides secretaque certa loquuntur, o uere pretium, fructiferumque bonum ! Vade, inquam, felix, semper felicibus apta et tibi cognatis utere deliciis. 125 Cedunt cuncta tibi ; quodque est sublimius, ultro cedunt imperiis maxima sceptra tuis. Ipsa etiam totum moderans sapientia mundum porrigit inuictas ad tua iussa manus. Nec subiecta gemunt, sed se tibi subdere gaudent : 130 uulnera sunt prosperiora tuae ! Sternitur icta tuo uotiuo uulnere uirgo et perfusa nouo laeta cruore iacet. Fert tacitum ridetque suum laniata dolorem, et percussori plaudit amica suo. 135 Non tibi semper iners, non mollis conuenit actus, mixtaque sunt ludis fortia facta tuis. Nam nunc ingenio, magnis nunc uiribus usa
57. Sur ce passage, voir A. ramireZ de verGer, « Parodia de un lamento ritual en Maximiano », Habis, 15 (1984), p. 149-156, ainsi que B. GoldluSt, « Parcours narratif et parcours poétique dans les Élégies de Maximien », Revue des Études Latines, 89 (2011), p. 154-173.
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uincis, quae Veneri sunt inimica, magis. Nam tibi peruigiles intendunt saepe labores, 140 imbres, insidiae, iurgia, damna, niues. Tu mihi saepe feri commendas corda tyranni ; sanguineus per te Mars quoque mitis erit. Tu post extinctos debellatosque Gigantes, excutis irato tela trisulca Iovi. 145 Tu cogis rabidas affectum ducere tigres, per te blandus amans redditur ipse leo. Mira tibi uirtus, mira est patientia : uictos diligis et uinci tu quoque saepe uoles. Cum superata iaces, uires animosque resumis, 150 atque iterum uinci, uincere rursus amas. Ira breuis, longa est pietas, recidiua uoluptas ; et cum posse perit, mens tamen una manet ». 105 Et moi, comme, de sa voix basse, elle mêlait des larmes à sa mélopée, je la moquai et la gourmandai en ces termes : « En déplorant la faiblesse de mon membre, femme, tu montres que c’est un mal plus grave qui t’abat ». Alors elle, toute à sa fureur : « Tu ne comprends pas, je le vois, perfide, tu ne comprends pas ; 110 je ne pleure pas un chaos personnel mais celui de l’univers. C’est elle qui crée le genre humain, les troupeaux, les oiseaux, les bêtes sauvages, et tout ce qui respire sur la terre entière. Sans elle, nulle concorde entre les deux sexes, sans elle, l’infinie grâce de l’union périt. 115 Elle réunit en une alliance si forte ces esprits jumeaux qu’elle arrive à fondre les deux en un seul corps. Si belle soit-elle, la femme perd sa valeur si la verge manque, et si elle lui fait défaut, l’homme aussi sera indigne. Si cette pierre brillante ne se portait pas sur l’or éclatant, 120 la génération serait éternellement trompeuse et porteuse de mort. Avec toi s’expriment une loyauté sans mélange et des secrets sans équivoque, ô trésor qui est vraiment nôtre et porteur de fruits ! Va, dis-je, bienheureuse, attache-toi toujours aux hommes bienheureux, et jouis des délices qui conviennent à ta nature. 125 Tout te cède et, plus grandiose encore, d’eux-mêmes cèdent à ton commandement les sceptres les plus puissants. La sagesse elle-même, qui dirige le monde entier, te tend ses mains invaincues pour qu’elles t’obéissent. Et ils ne gémissent pas d’être soumis, mais se plaisent à t’être assujettis : 130 les blessures de ta colère sont trop bénéfiques ! La vierge est abattue, frappée par ta blessure qu’elle désirait, et, inondée d’un sang jamais éprouvé, elle reste allongée, heureuse.
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Elle endure en silence, rit de la douleur qui la déchire et applaudit en amie son assassin. L’indolence et la mollesse ne correspondent pas toujours à ta conduite, et tu mêles à tes jeux des exploits vigoureux ; car, usant tantôt de l’intelligence, tantôt de grandes forces, tu vaincs ce qui est fort hostile à Vénus. Car contre toi se dirigent souvent des épreuves qui restent en éveil, pluie, embûches, querelles, dommages, neige. C’est toi qui me confies souvent le cœur d’un tyran cruel ; toi encore qui rendras doux même le sanguinaire Mars. C’est toi qui, après la défaite et la destruction des Géants, arraches à Jupiter en courroux sa lance à trois pointes. C’est toi qui pousses les tigres enragés à apprendre les sentiments, c’est par toi que le lion devient lui-même un amant caressant. Admirable est ta vigueur, admirable ta constance : les vaincus, tu les chéris et voudras souvent, toi aussi, être vaincue. Lorsque, défaite, tu es gisante, tu reprends forces et courage, et aimes à être de nouveau vaincue et à vaincre derechef. Ta colère est brève, mais durable est ta tendresse, et renaissante ta volupté ; et lorsque ta puissance succombe, ton esprit reste pourtant le même ».
Autrement dit, Ennode de Pavie présente, dans son Épithalame, les effets de la virginité et le rejet du mariage comme un fléau mortel affectant le monde, exactement comme l’impuissance de Maximien, telle qu’elle est analysée par la Graia puella dans la cinquième élégie, et qui revient à une abstinence de facto. La comparaison la plus nette concerne ainsi Enn., Epith. 57-59 (frigida consumens multorum possidet artus / Virginitas ; feruore nouo sublimia carnem / uota domant, mundus tenui uix nomine constat) et Max., El. 5, 110 (non fleo priuatum sed generale chaos). Dans les deux cas (respect excessif de la uirginitas chez Ennode et impuissance de la mentula chez Maximien), c’est l’avenir même du genre humain qui est devenu incertain. C. Urlacher-Becht a d’ailleurs montré que le thème de la perpétuation de la race, que G. Vandone limite aux v. 54-72, est développé de façon cohérente au fil des différents tableaux du poème d’Ennode58. Quand on mesure le tour de force rhétorique et poétique que constituent la laudatio funebris de la mentula défaillante du poète et l’hymne à la mentula en tant que principe créateur chez Maximien, on comprend, par reflet, que l’audace prise par Ennode s’inscrit dans un sillage littéraire et idéologique qui pourrait dépasser les cadres coercitifs de toute doctrine. D’ailleurs, on notera que Cupidon, qui arrive vaincu et les armes flottantes (de la même façon que le poète élégiaque, en Élégie 5, ne parvient pas à présenter la sienne dans sa fermeté59), avoue ici son impuissance et accuse sa mère d’indolence, au péril de la génération, exactement 58. Voir urlacHer-becHt, op. cit., p. 39-41. 59. Voir Él. 5, 77 : en longo confecta situ tibi tradimus arma.
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comme la Graia puella reproche au poète, en Élégie 5, son impuissance, qui met à mal – à la faveur d’une extrapolation burlesque – l’avenir du monde entier. Enfin, il est possible de mettre fonctionnellement sur le même plan l’invective de Cupidon, chez Ennode, reprochant à sa mère son indolence et les très vifs reproches de la Graia puella exhortant Maximien à se reprendre, en Élégie 5, 67-68 notamment. De part et d’autre, la finalité de ces protreptiques originaux est la consommation de la chair. Comme toujours avec Maximien, il est bien délicat de déterminer ce qui, en l’occurrence, relève de la rhétorique et ce qui relève d’un engagement personnel. Le poète est bien trop fuyant. Du moins est-il possible d’envisager prudemment que, parallèlement au « tour de force » littéraire qu’ils représentent, cette laudatio funebris de la mentula défaillante et cet hymne à la mentula en tant que principe vital fassent allusion soit au débat sur la question de l’ascétisme et, en particulier, à la critique des formes les plus extrêmes que ce courant a historiquement pris à partir du ve siècle, soit à la crise démographique de l’Italie du nord à cette époque – deux hypothèses de lecture qui peuvent aussi partiellement avoir cours à propos de l’épithalame d’Ennode qui, par la liberté qu’il affiche, pourrait bien, lui aussi, être un « tour de force » littéraire. *** Bref, qui parle dans le discours hétérodoxe de Cupidon ? Même si ces paroles ne sont pas assumées énonciativement par Ennode, le diacre en lui ne réfute pas les propos mis en scène par l’homme du monde, puisqu’ils n’appellent aucun commentaire réprobateur de sa part, si bien qu’à cette question, nous serions tenté de répondre métaphoriquement que c’est la liberté créatrice du poète qui s’exprime, au-delà même de la distinction entre la posture du clerc et de l’aristocrate et abstraction faite d’un contexte chrétien que, de toute façon, le genre de l’épithalame tenait à l’écart. Il nous semble ainsi que ce sont les contraintes formelles du genre et la passion des lettres qui poussent Ennode à mettre, pour la circonstance, dans la bouche de cette figure mythologique ce discours inouï qui – sorti de son contexte – serait tout bonnement une énorme bourde, indépendamment même de la lecture démographique proposée par G. Vandone. Ennode, l’homme de foi, aurait donc ici été victime de ce que l’on peut appeler la tentation de l’écriture, de la même manière que Tertullien pouvait, dans un but apologétique ou pour dénoncer les vices des païens, être un orateur coruscant et un conférencier des plus mondains, tout en dénonçant, par ailleurs, les dangers du style et les attraits trompeurs. De ce point de vue, Ennode s’inscrit assez bien dans l’orientation que nous avons tenté de mettre en lumière dans une étude théorique sur la poétique tardive60, dont il ressort que l’une des caractéristiques majeures de l’écriture à cette époque est la tendance prise par l’écriture à devenir une écriture du compromis et une écriture au second degré, ne pouvant accéder à sa propre conscience auctoriale 60. Voir B. GoldluSt, « L’autorité littéraire dans la latinité tardive : enjeux théoriques et méthodes d’analyse », Philologia Antiqua, 10 (2017), p. 59-98.
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qu’après avoir défini une position, qui reste à chaque fois à négocier, pour dépasser une problématique initiale. En l’occurrence, chez le futur évêque de Pavie, cette problématique serait celle de la tentation d’une écriture libérée, à laquelle le poète mondain a parfois bien du mal à renoncer, ce qui le conduirait à transgresser les cadres doctrinaux qui auraient nécessairement restreint l’ambition de sa muse.
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TABLE DES MATIÈRES
liste des sigles et abréviations ………………………………………………… 7
Giampiero Scafoglio & Fabrice Wendling, Introduction : Tradition classique et inspiration chrétienne …………………………………………… 9 Vincent Zarini, Le passé romain chez les poètes latins de l’Antiquité tardive ………………………………………………………… 15
Charles Guittard, Au confluent des traditions : regards sur la poésie dans l’œuvre de Macrobe et le cercle de Symmaque ……………………………… 35
Giampiero Scafoglio, La poésie d’Ausone entre la tradition classique et la religion chrétienne …………………………………………………………… 51 Fabrice Wendling, Poésie et théologie dans le Contre Symmaque de Prudence ………………………………………………………………… 95
Joëlle Soler, Les « lieux saints » dans le Peristephanon de Prudence : une interpretatio romana du culte des martyrs ? ………………………… 121 Jean-Louis Charlet, Contribution de trois Carmina minora rendus à Claudien à la connaissance de sa religion ……………………………… 133
Étienne Wolff, Les poèmes de l’Anthologie latine entre tradition classique et émergence chrétienne ………………………………………… 145 Gaëlle Herbert de la Portbarré-Viard, Épigraphie et spiritualité dans la poésie latine tardive de Damase de Rome à Ennode de Pavie : monumentaliser le lien entre terre et ciel ………………………………… 157
Céline Urlacher-Becht, Omnibus in rebus sermonum purpura regnat (carm. 2, 44, 7) : place et enjeux de l’idéal aristocratique de l’orator dans les poèmes religieux d’Ennode de Pavie ……………………………………… 199
Benjamin Goldlust, Une critique de la virginité chez un poète chrétien ? Retour sur l’Épithalame pour Maximus d’Ennode de Pavie (388 V = 1,4 H) et mise en perspective littéraire d’un problème doctrinal ………………… 235