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SYNTHEMA
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Philosophie et fiction de l’antiquité tardive à la renaissance Fabienne Pomel et Sophie Van der Meeren (éd.)
PEETERS
Philosophie et fiction de l’Antiquité tardive à la Renaissance
SYNTHEMA
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Sous la direction de Herman Braet et de Philippe Ménard
SYNTHEMA
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Philosophie et fiction de l’Antiquité tardive à la Renaissance sous la direction de Fabienne Pomel et Sophie Van der Meeren
PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT 2021
SYNTHEMA 1. R.A. Lodge and K. Varty, The Earliest Branches of the Roman de Renart, 2001 2. K. Dybeł, Être heureux au Moyen Âge. D’après le roman arthurien en prose du XIII e siècle, 2004 3. C. Bel et H. Braet (éds), De la Rose. Texte, image, fortune, 2006 4. G. Croenen and P. Ainsworth (eds), Patrons, Authors and Workshops. Books and Book Production in Paris around 1400, 2006 5. A. Sobczyk, L’Érotisme des adolescents dans la littérature française du moyen âge, 2008 6. S. Wenzel, Elucidations. Medieval Poetry and Its Religious Backgrounds, 2010 7. D. Kelly, The Subtle Shapes of Invention. Poetic Imagination in Medieval French Literature, 2011 8. C. Emerson, A.P. Tudor and M. Longtin (eds), Performance, Drama and Spectacle in the Medieval City. Essays in Honour of Alan Hindley, 2010 9. P. Uhl (éd.), Rêveries, fatrasies, fatras «entés». Poèmes «nonsensiques» des XIIIe et XIVe siècles, 2012 10. S. Wenzel, Of Sins and Sermons, 2015 11. H. Braet, Nouvelle Bibliographie du Roman de la Rose, 2017
Illustration de couverture : Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 1100, f. 41v ; Boèce et Philosophie A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2021 Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium ISBN 978-90-429-4330-8 eISBN 978-90-429-4331-5 D/2021/0602/5 All rights reserved.
SOMMAIRE Introductions Fabienne Pomel et Sophie Van der Meeren La fiction pour philosopher ? Itinéraires de pensée.....................3 Malika Temmar Liens entre philosophie et fiction : quelques repères...................31 1ere partie : L’Antiquité tardive 1. Quelle ambition philosophique pour la fiction ? Armando Bisogno Philosophia et fictio entre le iie et le ive siècle.............................41 Benjamin Goldlust Le statut de la fiction chez Macrobe : banquet et songe dans la transmission des savoirs................................................................55 Sophie Van der Meeren Penser le vrai et l’illusion dans le jeu des formes littéraires : le rôle de la personnification de Philosophie dans les premiers « Dialogues » d’Augustin et dans la Consolatio de Boèce..........69 2. Figurer la philosophie et les arts libéraux Élisabeth Piazza Rhétorique et ses inventeurs, Corax et Tisias, dans la fiction allégorique des Noces de Philologie et de Mercure de Martianus Capella...........................................................................................95 Glynnis Cropp Le monde matériel dans la Consolation de Philosophie de Boèce..115
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2e partie : Moyen Âge et Renaissance 1. Convergences lexicales et infléchissements conceptuels Fabienne Pomel Philosopher « par maniere de fictions » ? Petite enquête sur les mots et l’esprit de la fiction en français médiéval........................137 Earl Jeffrey Richards De la philosophie à la sagesse chez Christine de Pizan. Histoire et champ lexical du mot................................................................161 Carlo Chiurco Pictura simia ueri. Painting and Philosophy from Augustine to the twelfth century.........................................................................179 2. Expériences mentales et dynamiques spéculatives Kristell Trego La fiction du possible. Réflexions médiévales sur la puissance de Dieu et l’imagination de l’homme...........................................199 Marco Nievergelt Connaissance philosophique et expérience spéculative : les formes de la pensée dans Piers Plowman de William Langland.217 3. Herméneutique, plaisir et réflexivité Sylvain Roudaut La personnification des principes de la nature dans La Cosmographie de Bernard Silvestre : entre philosophie naturelle et théologie.........................................................................................241 Florent Rouillé « La mariée mise à nu par ses philosophes, même » : satire et philosophie dans l’Architrenius de Jean de Hauville...................259 Denis Hüe Quand on tombe amoureux de la sagesse. L’Archiloge Sophie de Jacques Legrand............................................................................279
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Laurence Boulègue Ficin fabuliste. L’Apologus De Voluptate : Quod non sit cum ipsa congregendium neque in terris speranda..............................299 Indications bibliographiques..............................................................315 Résumés.............................................................................................339 Présentation des auteurs....................................................................347 Index des œuvres et des auteurs........................................................351 Index des mots clefs..........................................................................355
Nous remercions le laboratoire du CELLAM (Université Rennes 2) qui a soutenu et financé le colloque à l’origine de cette publication, ainsi qu’Herman Braet pour sa relecture vigilante et son soutien.
LISTE DES ABRÉVIATIONS AHDLMA : Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge BA : Bibliothèque Augustinienne CCCM : Corpus Christianorum Continuatio Mediaevalis CCSL : Corpus Christianorum Series Latina CPL : Clavis Patrum Latinorum CSEL : Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum DMF : Dictionnaire du Moyen Français FEW : Französisches Etymologisches Wörterbuch MGH : Monumenta Germaniae Historica PL : Patrologia Latina PUF : Presses Universitaires de France PUR : Presses Universitaires de Rennes SHMESP : Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public SISMEL : Società Internazionale per lo Studio del Medioevo Latino TLF : Textes Littéraires Français
INTRODUCTIONS
LA FICTION POUR PHILOSOPHER ? ITINÉRAIRES DE PENSÉE Fabienne Pomel et Sophie Van der Meeren Dans la rosace du vitrail Nord de la cathédrale de Laon (vers 1200), Philosophie est représentée avec un sceptre dans la main droite et un livre dans la main gauche tandis qu’une échelle dressée contre son corps, à la verticale, évoque l’ascension de l’esprit vers la sagesse, grâce aux arts libéraux figurés dans les huit cercles qui l’entourent (la Rhétorique, la Grammaire, la Dialectique, l’Astronomie, l’Arithmétique, la Géométrie et la Musique auxquelles est ajoutée la Médecine). Cette représentation est largement héritée de Boèce qui, au début de sa Consolation de Philosophie, la présente comme une souveraine étrange, dans une forte polarité ascensionnelle, entre philosophie pratique et contemplative : […] elle avait des yeux ardents et plus perçants que la vision du commun des hommes, son teint était vif et sa vigueur inépuisable, bien qu’elle fût si chargée de siècles qu’il était impossible de la croire de notre temps. [...] tantôt elle se maintenait dans les mensurations du commun des hommes, tantôt le sommet de sa tête semblait frapper le ciel et comme elle se dressait fort haut, elle pénétrait aussi le ciel lui-même et trompait la vue et les regards. Ses vêtements étaient faits de fils très fins, avec un art subtil et dans une matière indestructible [...] on lisait en grec, brodés sur le bord, tout en bas, un Pi, tout en haut un Théta et entre les deux lettres on voyait, à la manière d’une échelle, des sortes de degrés marqués d’un signe qui permettaient l’ascension du caractère inférieur au caractère supérieur [...] Elle tenait de la main droite des opuscules, un sceptre de la main gauche1.
La personnification de la philosophie engage ainsi une réflexion sur son rôle médiateur et herméneutique, qui est aussi, chez Boèce, thérapeutique. Mais c’est moins la représentation personnifiée de Philosophie qui a retenu notre attention, que les rapports qu’entretiennent philosophie et fiction : pourquoi la philosophie recourt-elle à la fiction sans se contenter d’une spéculation de l’ordre du logos ? Inversement comment la fiction 1. Boèce, La Consolation de Philosophie, E. Vanpeteghem (trad.), J.-Y. Tilliette (intro.), avec le texte latin de C. Moreschini, « Lettres gothiques », Paris, Le Livre de Poche, 2008, p. 46-47.
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prétend-elle philosopher, à sa manière ? Par quels cheminements intellectuels et cognitifs la fiction et la réflexion philosophique convergentelles, alors-même que l’une vise la vérité quand l’autre affiche la feinte2 ? « […] l’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre » affirme Boris Vian dans l’Avant-propos à L’Écume des jours, réactivant sur le mode de la provocation le débat ancien sur le mensonge de la fiction, en affichant la revendication d’une vérité paradoxale. Cette prétention de la fiction à viser une vérité lui permet de s’allier à l’occasion à la philosophie en la servant, voire de rivaliser avec elle en proposant une autre voie philosophique. L’échelle associée à Philosophie dans les textes et l’iconographie fournit une métaphore possible pour cette philosophie « par maniere de fiction », comme le suggère Christine de Pizan dans le Chemin de longue estude : à la demande de la Sibylle, « une figure estrange » dont le nom grec est restitué par « Imagination », tend à Christine et sa guide une échelle dont la matière est nommée Spéculation3, pour monter aux cieux et atteindre la cour de Raison. Or c’est bien la fiction du songe et la mise en scène d’un débat céleste entre personnifications sur les qualités idéales d’un bon prince qui autorise une réflexion philosophique. Interroger le lien entre fiction et philosophie, c’est donc examiner les voies langagières et poétiques d’une quête de sagesse et la capacité même du langage à cerner ou faire émerger une vérité. En mobilisant la faculté de l’imagination (ou de la phantasia) en amont de la raison, Christine, dans la lignée de la psychologie aristotélicienne, met en relief le rôle de l’image et plus généralement des constructions mentales dans l’apprentissage cognitif conçu comme quête d’une sagesse, tout en revendiquant une pratique poétique allégorique à prétention philosophique. 2. Dans la perspective d’étude que nous venons de définir, nous laisserons de côté en grande partie, ou les croiserons seulement, les théories philosophiques de la fiction, qui représentent un objet d’investigation différent du nôtre. Sur cette question dans l’Antiquité (et, en particulier, sur la conception stoïcienne de la fiction), nous renvoyons aux pages éclairantes d’A. de Libera dans l’Introduction à Porphyre, Isagoge, Texte grec et latin, traduction par A. de Libera et A.-Ph. Segonds. Introduction et notes par A. de Libera, Paris, Vrin, 1998, p. XLV-LIII. 3. « Saches que quant si hault parlay, En lengue grigoise appelay Cil qui vient a moy, quant il m’ot ; Et autant vault dire le mot, Selon l’interpretacion, Comme est Imaginacion » v. 1634-1640 ; « La matiere de celle eschele Que tu vois, qui le ciel eschele, Speculacion est nommee, Qui de touz soubtilz est amee. » Christine de Pizan, Le Chemin de longue estude, éd. Andrea Tarnowski, « Lettres gothiques », Paris, Le Livre de Poche, 2000, v. 1654-1648.
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Les deux mots philosophie et fiction connaissent d’ailleurs une même promotion en français au xive siècle, notamment chez Oresme. La philosophie désigne selon le Dictionnaire du Moyen Français, l’« ensemble des disciplines spéculatives », mais Évrart de Conty glose le mot comme « amour de sapience ». Quant à la « fiction », elle renvoie à l’action de façonner et à la création littéraire (narration, histoire imaginée, inventée), non sans une possible connotation négative ; elle est étroitement associée à la fable comprise comme mythe et aux subtilités de l’écriture allégorique. Les contributions rassemblées dans ce volume tentent de définir les représentations et enjeux de la philosophie et de la fiction tout en éclairant leurs échanges, interactions et zones frontières, afin de préciser les rapports entre philosophie et arts libéraux, philosophie et poétique, philosophie et théologie. Croiser les approches de philosophes et littéraires, antiquisants, médiévistes et seiziémistes, permet d’aborder les interactions entre philosophie et fiction au-delà des cercles étroits de spécialités respectives, dans une diachronie faite à la fois de continuités et de spécificités selon les auteurs et les périodes. Définie, dans l’Antiquité, comme recherche de la vérité, la philosophie entretient un rapport constant avec la fiction, si l’on considère tout le spectre de significations que revêt ce concept. En effet, si la fiction apparaît parfois comme l’envers de la vérité, elle est aussi l’une des formes par lesquelles la vérité peut se communiquer. La fiction est par conséquent un élément essentiel, par contraste ou par complémentarité, dans la recherche ou dans la représentation de la vérité et des savoirs, comme en témoignent la fiction du banquet chez Macrobe, l’allégorie des arts libéraux chez Martianus Capella ou la personnification de Philosophie dans la Consolation. Ces cadres narratifs et fictifs dans lesquels des auteurs latins de l’Antiquité tardive ont choisi de représenter la philosophie et les disciplinae et leur influence sur la littérature des siècles suivants ont fait l’objet de nombreuses recherches : à côté des travaux fondamentaux de P. Courcelle, on pensera, pour Boèce spécifiquement, à des études plus récentes portant sur les traductions et réécritures médiévales4. Mais dans le champ 4. Voir par exemple G. M. Cropp, Böèce de Confort remanié, édition critique par G. M. Cropp, London, Modern Humanities Research Association, 2011 ; F. Troncarelli, L’ombra di Boezio. Memoria e destino di un filosofo senza dogmi, Napoli, Liguori editore, 2013.
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des recherches portant sur les influences philosophiques et littéraires de ces auteurs de l’Antiquité tardive, la définition et l’articulation des notions de philosophie et de fiction méritaient d’être davantage explorées : elles ont précisément fait l’objet du colloque international qui s’est tenu à Rennes et dont cet ouvrage reprend les contributions5. En réfléchissant aux rapports entre philosophie et fiction et à ce que M. Temmar appelle, dans ce volume, leur « rapport organique »6 sur un arc chronologique allant de l’Antiquité tardive, avec Macrobe, Martianus Capella et Boèce jusqu’à la Renaissance avec Marsile Ficin, en passant par le Moyen Âge avec les auteurs de poèmes allégoriques latins du xiie siècle, les encyclopédistes du xiiie siècle et les auteurs français associés à la cour de Charles V et Charles VI, il s’agit de croiser les points de vue de philosophes et de littéraires autour de deux séries de questions : 1/ le recours à la personnification dans des fictions à ambition philo sophique ou des textes philosophiques Quels sont les enjeux littéraires, philosophiques et iconographiques du recours à la personnification des avatars de la philosophie (Sophie, Sagesse, Sapience, etc.), des diverses disciplinae ou de notions philosophiques ? Le traitement des figures allégoriques des disciplinae chez Martianus Capella ou Boèce a t-il valeur de modèle ? Pourquoi la personnification est-elle associée à certains genres et formes littéraires et philosophiques (dialogue, récit apocalyptique, récit de songe ou de vision, consolation, prosimètre…) ? En quoi plus généralement la personnification participe-t-elle d’un processus spéculaire ou d’une réflexivité de la fiction et/ou de la philosophie sur elles-mêmes ? Quelles conceptions de la philosophie et, symétriquement, de la fiction se jouent dans le recours à la personnification, à la prosopopée et au cadre narratif ou dialogique ? En quoi le travail sur les cadres énonciatifs et les points de vue (enchâssement des voix, recours au dialogue, à l’ironie, etc.) soutient-il une démarche philosophique, pensée notamment comme thérapie et comme mutation qui engage à la fois le regard et l’ouïe ? 5. « Philosophie et Fiction, de l’Antiquité tardive à la Renaissance », 27-28 avril 2017, Université Rennes 2. Cet ouvrage reprend une partie des contributions, complétées par celle de G. M. Cropp et de M. Temmar. 6. M. Temmar, « Liens entre philosophie et fiction : quelques repères ».
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2/ l’imbrication et la complémentarité des notions de philosophie et fiction Quelles représentations de la philosophie et de la fiction se déploient dans les textes de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge ? Comment Augustin, Macrobe, Martianus Capella ou Boèce puis les auteurs médiévaux problématisent-ils le statut de la fiction et sa légitimation philosophique ? Quels sont les échanges entre ces deux notions, les interactions réciproques et les frontières flottantes qu’entretient la philosophie avec d’autres disciplines, tant au sein des arts libéraux qu’avec la théologie, la poésie et les textes de fiction ? Quels sont les enjeux et bénéfices de la « maniere de parler feinctive »7 en terme de productivité philosophique ? En quoi l’esthétique allégorique sert-elle des visées philosophiques ? Comment le modèle narratif d’un parcours à la fois cognitif et ontologique ou spirituel fournit-il un cadre herméneutique et heuristique fécond ? Sans prétendre répondre de manière exhaustive à toutes ces questions, cet ouvrage propose d’explorer des pistes en interrogeant le lexique, l’arrière-plan philosophique et des mises en œuvres fictionnelles soustendues par une visée philosophique. I. Des constellations lexicales fluctuantes mais un débat pérenne Les contributions d’A. Bisogno et de F. Pomel ont été placées en ouverture des deux parties du volume8 dans la mesure où le lexique, auquel s’intéressent bon nombre d’articles, permet de considérer en latin et en français l’opposition entre une fiction apte à véhiculer une vérité et une fiction qui ne serait que mensonge. A. Bisogno souligne que le verbe fingere engage la construction d’une image théorique et mentale à vertu cognitive chez Cicéron mais prend des connotations négatives chez les Pères de l’Eglise comme Tertullien. À côté de fingere, falsitas, fallacia, mendacium, figura offrent une série de termes associés à la fiction chez Augustin, qui distingue fabula et mendacium, et Philocalie comme 7. Continuation du prologue (Ms Aberystwyth Nat. Lib. of Wales 5039D f.129) cité par G. M. Cropp dans « Le prologue de Jean de Meun et le Livre de Philosophie de Boèce », Romania 103, n° 2-3, 1982 p. 278-298 (p. 292). 8. « Philosophia et fictio entre le iie et le ive siècle » et « Philosopher « par maniere de fictions » ? Petite enquête sur les mots et l’esprit de la fiction en français médiéval ».
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contrefaçon de Philosophie9. Macrobe use notamment de fabula, fictio, figmentum, commentum et s’emploie à proposer une typologie des formes de fiction parallèles aux formes des songes, plus ou moins légitimes et vecteurs de vérité, que nous présente B. Goldlust10. Les auteurs latins médiévaux reprennent ce champ lexical avec le même souci de mettre à distance les séductions sensibles, l’inutilité des nugae, qualifiées en français de bourdes et fanfellues11 du même ordre que le mensonge des fallacia et fabulae. Bernard Silvestre dans son commentaire sur Martianus Capella12, distingue allegoria qui concerne la théologie et integumentum qui relève de la philosophie : « L’allegoria est un discours qui enveloppe sous un récit historique un sens vrai et différent du sens superficiel : exemple, le combat de Jacob. L’integumentum est un discours qui enferme sous un récit fabuleux un sens vrai. » Jean de Garlande13 oppose de même allegoria et integumentum : « on appelle allégorie une vérité déguisée sous les vers d’une histoire ; on appelle integument la vérité revêtue de l’apparence d’une fable. » L’integumentum correspond donc à une fiction digne de véhiculer des enjeux philosophiques. D’autres mots latins encore s’inscrivent dans le champ lexical de la fiction, comme imago et pictura, auxquels s’intéresse C. Chiurco14, imagines ou formes idéales des choses chez B. Silvestre, ou encore species comme formeidée, que L. Boulègue articule avec imago chez M. Ficin15. 9. Voir S. Van der Meeren, « Penser le vrai et l’illusion dans le jeu des formes littéraires : le rôle de la personnification de Philosophie dans les premiers « Dialogues » d’Augustin et dans la Consolatio de Boèce ». 10. Voir B. Goldlust, « Le statut de la fiction chez Macrobe : banquet et songe dans la transmission des savoirs ». 11. F. Rouillé, « La mariée mise à nu par ses philosophes, même » : satire et philosophie dans l’Architrenius de Jean de Hauville ». 12. Texte latin : E. Jeauneau, « Note sur l’école de Chartres », dans Studi Medievali, 3e série, 5, 1964, p. 821-865 (p. 856). Voir aussi Commentum Bernardi di Silvestris super sex libros Eneidos Virgilii, W. Riedel (éd.), Gryphiswaldae, J. Abel, 1924, p. 3 : integumentum est genus demonstrationis sub fabulosa narratione veritatis, involvens intellectum et involucrum dicitur. 13. Voir E. de Bruyne, L’esthétique du Moyen Age, Louvain, Editions de l’Institut supérieur de philosophie, 1947, p. 99. Sur le vocabulaire voir A. Strubel, Semblance et senefiance. Etude sur le vocabulaire et les conceptions de l’allégorie au xiiie siècle, et sur sa représentation ans la critique moderne, thèse de 3e cycle, Paris IV, dir. D. Poirion, 1980. 14. C. Chiurco, « Pictura simia ueri. Painting and Philosophy from Augustine to the twelfth century ». 15. Voir L. Boulègue, « Ficin fabuliste. L’Apologus De Voluptate : Quod non sit cum ipsa congregendium neque in terris speranda ».
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En français, le mot fiction prend son essor à la fin du xive siècle pour désigner une parole couverte, figurée, qui appelle une dynamique herméneutique féconde : en cela, fiction recoupe le sens d’un autre mot savant récent en français, allegorie, d’abord utilisé pour désigner le commentaire allégorique. Fiction est pris quasiment au sens que nous donnons aujourd’hui à allégorie, c’est-à-dire celui d’un discours figuré appelant le décryptage d’un sens second. Quant à allegorie, terme très rare, il n’est employé que pour le versant interprétatif et herméneutique de l’allégorie, au sens d’allégorèse. On a affaire à des termes rares et savants, qui s’opposent à fable, courant mais souvent déprécié, et privilégié pour évoquer la fable animalière ou mythologique. Ils sont associés à poesie et poetrie, lesquels peuvent prendre au Moyen Âge le sens moderne de fiction… Ces champs lexicaux sont mouvants, imbriqués et instables, et ces néologismes s’élaborent par glissements de sens par rapport au latin, pour lester la pratique de la fiction d’une ambition philosophique16. Comme F. Pomel, E. J. Richards17 situe la promotion du mot philosophie en parallèle au mot fiction dans les traductions d’Oresme, probablement dans le contexte du néo-thomisme à la cour de Charles V. Il relève également les emplois parallèles d’opinion, comme quête d’une vérité sans certitude, ambivalente et produisant un savoir contingent, en lien avec experience. La fiction s’ancre ainsi dans une vérité ambiguë portant sur le domaine du contingent, à situer à la fois par rapport à Philosophie, Théologie et Sapience. A. Bisogno relève déjà chez Augustin le lien entre opinion et phantasie dans la fabrication de fables et hypothèses scientifiques. C’est précisément dans ce recours à l’imagination et à la phantasie que la fiction puise son ambivalence, qui l’amène à osciller entre risque de l’égarement et dynamique cognitive. Ces facultés de l’âme, situées à l’interface entre les sens et la raison, sont celles que mobilisent le rêve, le songe et la fiction. Elles oscillent entre des connotations négatives qui attirent dans la sphère du faux, de l’illusion voire du délire, et des connotations positives qui en font des outils possibles d’une connaissance ou de révélations de vérités divines. M. Armisen et P. Galland18 ont toutes deux relevé le 16. Voir F. Pomel. 17. E. J. Richards, « La figure de Dame Philosophie chez Christine de Pizan : histoire du mot et avatars allégoriques ». 18. M. Armisen, « La notion d’imagination chez les Anciens, I. les philosophes », Pallas, 26, 1979, p. 11-51 et « La notion d’imagination chez les Anciens, II. La
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lien entre fantasie et enargeia : la tradition rhétorique s’intéresse en effet à la faculté de fantasie comme force de représentation agissante, qui actualise et présentifie aux yeux un discours. Dès lors, la fantasie nourrit à la fois l’activité mentale du songe, le processus de personnification et de prosopopée associé à l’allégorie, dont le système rhétorique vise à faire voir et faire entendre, et l’immersion fictionnelle. Il est frappant de constater que les théoriciens modernes de la fiction19 prolongent les questionnements anciens et médiévaux sur sa vérité, son champ et sa légitimité. J. R. Searle envisage la fiction comme « assertion feinte sans intention de tromper », S. Coleridge comme « suspension volontaire de l’incrédulité » ou K. L. Walton comme « make-believe » ou « prescription à imaginer »20. J.-M. Schaeffer, tout particulièrement, adopte une approche aristotélicienne croisée avec la psychologie cognitive : une simulation ludique de crédulité ou feintise ludique suppose la connivence et le savoir partagé de l’illusion reconnue comme telle. La feinte doxastique amène le lecteur à s’immerger dans un univers fictionnel dans un état mental clivé, au-delà de la référentialité : « La situation d’immersion fictionnelle se caractérise donc par l’existence conjointe de leurres mimétiques pré-attentionnels et une neutralisation concomitante de ces leurres par un blocage de leurs effets au niveau de l’attention consciente21. » Ce fonctionnement assure des bénéfices cognitifs et permet à la fiction d’assurer une fonction heuristique et épistémique. Avec l’idée d’un pacte illocutoire spécifique, la fiction comme simulation d’un autre monde de référence, peut assurer à la fois des finalités ludiques, éthiques ou épistémiques, et sollicite le lecteur dans une tension entre engagement imaginatif et interprétatif. Certains auteurs s’intéressent plus particulièrement à la question de la référence et au jugement de fiction, tel N. Goodman qui défend une vérité métaphorique de la fiction : « qu’elle soit écrite, peinte ou agie, la fiction ne rhétorique », Pallas, 27, 1980, p. 3-37. J. Blanchard et J. C. Mühlethaler, Ecriture et pouvoir à l’aube des temps modernes, Paris, PUF, 2002. P. Galland-Hallyn, Les yeux de l’éloquence. Poétiques humanistes de l’évidence, Orléans, Paradigme, 1995. 19. Pour un panorama théorique, voir La fiction. Textes choisis et présentés par Christine Montalbetti, Paris, GF Flammarion, Corpus, 2001 ou M. Renauld, Philosophie de la fiction. Vers une approche pragmatiste du roman, Rennes, Aesthetica, PUR, 2014. 20. K. L. Walton, Mimesis as make believe. On the foundations of the representational arts, Cambridge, Massachusetts, Harvard UP, 1990, p. 139. 21. J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, « Poétique », 1999, p. 189.
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s’applique alors véritablement à rien, ni à des mondes possibles diaphanes, mais aux mondes réels, quoique métaphoriquement22. » Plus généralement, la théorie des mondes possibles ou la conception de la fiction comme expérience de pensée rejoignent certaines approches anciennes de la fiction. II. Jalons d’une réflexion sur les rapports entre philosophie et fiction Dans la République, c’est en relation étroite avec la fiction, et dans des termes apparemment antithétiques, que la philosophie platonicienne délimite son projet (la définition de la justice), son objet (les idées), les facultés cognitives adaptées à celui-ci et ses modes d’expression. Loin d’être une application parmi d’autres du projet platonicien de la République, le « rejet des fictions », pour reprendre les mots de M. Temmar dans ce volume23, est en réalité une position fondatrice et définitionnelle de la philosophie platonicienne elle-même. Et ce rejet naît, en grande partie, de la méfiance pour des formes d’expression qui, fondées sur un processus mimétique, s’éloignent de la vérité et nous en éloignent. Mais on sait aussi que la question épistémologique n’est pas seule en cause. Car imiter ne consiste pas uniquement à tromper, à faire illusion ; cela provoque également un dédoublement, voire une fragmentation du moi lorsqu’on imite ou que, plus généralement, on est exposé à un processus imitatif. Celui-là même qui imite prête sa voix à des personnages et renonce, partant, au principe d’unité au fondement tant de la psychologie et de l’éthique platoniciennes – qui prônent la cohésion de l’âme sous le contrôle de la raison dominante –, que de l’idéal politique incarné précisément dans la Cité unifiée sous le gouvernement du philosophe, guidée, par lui seul, vers sa finalité, la justice en l’occurrence. En posant le problème de la fiction dans les termes de la mimesis, Platon interroge donc au premier chef, dans la République, ce qui s’apparente aux genres littéraires ; il oppose aux discours émanant d’un poète qui « se cache » derrière ses personnages24 et véhicule des semblants – tels 22. N. Goodman, Manières de faire des mondes (M.-D. Popelard trad.), Paris, Folio Essais, Gallimard, 2006, p. 136. 23. M. Temmar, « Liens entre philosophie et fiction : quelques repères ». 24. Cf. Resp., II, 393c 10 : « Au contraire, si le poète ne se cachait jamais (μηδαμοῦ ἑαυτὸν ἀποκρύπτοιτο), son poème et son récit se passeraient entièrement d’imitation. » (les traductions de la République sont les nôtres).
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les poèmes homériques – d’autres formes d’expression jugées véridiques. Parmi celles-ci, tout lecteur est immédiatement enclin à placer le dialogue philosophique, justement. Mais la fiction est aussi, venons nous de rappeler, liée aux facultés cognitives25 : elle s’apparente à l’εἰκασία, faculté imaginative procédant au moyen des εἰκόνες (les images), dotée du plus bas degré de vérité et de clarté et placée, pour cette raison, dans le quatrième et dernier segment de la fameuse ligne du livre VI26. D’après la République, la fiction semble donc bien relever d’un processus double : d’un côté, c’est une modalité d’expression qui fait illusion, puisque le poète donne à voir des simulacres et délègue parfois sa voix à ses personnages sans crier gare – Qui dit, alors, le vrai ? D’un autre côté, celui qui « écrit par fiction » produit en l’esprit des images, nourrit l’imagination (εἰκασία) du public et, de ce fait, dissuade celuici de s’appliquer par la raison à saisir le réel : la fiction est aussi, avons nous rappelé, un « make-believe » ou une « prescription à imaginer »27. Ces deux polarités – la création de simulacres souvent mêlée de polyphonie ; le stimulant à l’imagination et à la rêverie – qui sont constitutives de la question traitée dans la République irrigueront pour très longtemps les réflexions postérieures sur les rapports entre philosophie et fiction. Et pourtant, malgré ses critiques à l’égard des formes fictionnelles, Platon est lui aussi, comme le rappelle M. Temmar, un faiseur de mythes qu’il insère en ses dialogues. Ses dialogues eux-mêmes sont de l’espèce imitative, comme l’écrit Proclus, commentateur néoplatonicien du ve siècle : De fait, comment, chez Platon, la composition stylistique des dialogues suit à la trace l’art imitatif d’Homère, comment tous les caractères des interlocuteurs se déploient et les diverses manières d’être de la vie nous ont été décrites avec une vividité égale (μετὰ τῆς ἴσης ἐναργείας) ; comment chacun des deux fait voir les personnages qu’il imite presque comme s’ils étaient présents et exprimaient, chacun, ce qui lui semble et étaient vivants (φθεγγομένους τὰ ἑαυτοῦ δόγματα καὶ ζῶντας παρίστησιν τούτους οὓς μιμῆται), c’est évident pour un chacun et on l’a rappelé dans ce qui précède28. 25. Ce que Socrate appelle, en Resp., VI, 511d 8, les παθήματα ἐν τῇ ψυχῇ, c’est-àdire les « dispositions de l’âme ». 26. Cf. Resp., VI, 509d-511e. 27. Walton, op. cit. (1990). 28. Procl., in Remp., Vol. I, 163, 19-27 (traduction A. J. Festugière, Proclus, Commentaire sur la République de Platon, traduction et notes, Tome I, Paris, Vrin, 1970).
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Dans les dialogues se font entendre des voix plurielles qui brouillent les pistes : Car nous ne jugeons pas non plus convenable de détecter l’opinion (δόξαν) de Platon d’après les discours (ἐκ τῶν λόγων) de Calliclès et de Thrasymaque ; et de même, si quelqu’un s’avise de réfuter Platon en faisant état des paroles (ῥημάτων) qu’ont osé prononcer les Sophistes, nous n’irons pas dire que sa réfutation s’adresse directement au Philosophe, mais c’est seulement quand ouvre la bouche (φθέγγηται) Parménide ou Socrate ou Timée, ou quelque autre de ces hommes divins, que nous estimons entendre la doctrine de Platon (τῶν Πλάτωνος ἀκούειν δογμάτων). Et dès lors, nous ne jugerons pas non plus les idées d’Homère d’après ce que disent les prétendants ou l’un de ceux qui, chez Homère, sont discrédités en fait de perversion, mais d’après ce qu’il dit manifestement lui-même, ou Nestor, ou Ulysse29.
La conséquence qu’en tire Proclus est sans appel : Il y a donc même raison pour nous et de chasser Homère de l’État et d’en chasser Platon lui-même, ou plutôt de déclarer sans doute chacun des deux guide et initiateur de cet excellent genre de vie, mais, quant à l’art mimétique qui en chacun des deux pénètre pour ainsi dire tout le traitement des sujets, de le rejeter de l’un et de l’autre, comme étant étranger à la perfection de ce traitement30.
La République reflète, aux yeux de Proclus, une philosophie qui ne réussirait pas autant qu’elle le souhaiterait à se débarrasser des formes fictionnelles : en fin de compte, et bien malgré lui, Platon devrait être considéré, au grand étonnement du lecteur, et à l’aune des instruments conceptuels qu’il a contribué à créer, comme un auteur de fictions philosophiques. Quoi qu’il en soit, on retiendra de l’analyse de Proclus qu’il présuppose, dans la lignée même de Platon, que l’on puisse distinguer la forme littéraire du fond : Si […] l’enseignement d’Homère n’est pas approprié (ἀνάρμοστος), parce qu’il a machiné des rideaux multiformes (πολυειδῆ παραπετάσματα) qui voilent la simplicité du Divin […], comment sied-il, sous ce prétexte, d’exclure de la philosophie platonicienne la doctrine d’Homère, à moins de se résigner aussi à séparer (διϊστάνειν) des arguments scientifiques (τῆς ἐπιστήμης) de Platon lui-même la manière même (τὴν πραγματείαν) dont il traite certains sujets ? Car ces traitements aussi, j’estime, selon le même raisonnement, qu’il n’est nullement possible de les déclarer adaptés (οὐδαμῇ προσήκουσαν) aux jeunes gens élevés dans l’État platonicien31. 29. Procl., in Remp., Vol. I, 110, 10-20 (trad. Festugière). 30. Procl., in Remp., Vol. I, 161, 9-14 (trad. Festugière). 31. Procl., in Remp., Vol. I, 159, 10-24 (trad. Festugière).
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Proclus présuppose corollairement qu’un « genre » littéraire (en l’occurrence le dialogue), ce qu’il nomme la « manière de traiter un sujet » (ἡ πραγματεία), puisse être considéré comme « adéquat » (ἁρμοστός ; προσήκων), ou au contraire inapproprié, au contenu doctrinal (les « arguments scientifiques » : ἡ ἐπιστήμη). Or la question de l’adéquation d’une forme au contenu, abordée sous un aspect complexe et passionnant par Proclus, est encore un élément crucial du débat sur « philosophie et fiction », tel que Platon l’avait lui-même posé dans la République, lorsqu’il considérait certains modes d’expression propres à véhiculer le faux. Le débat autour du Roman de la Rose au seuil du xve siècle entre rhodophiles (les frères Pierre et Gontier Col, Jean de Montreuil) et rhodophobes (Christine de Pizan, Jean Gerson) mobilisera des critères similaires pour juger de la dignité ou de l’indignité de ce récit allégorique – distinction entre opinion de l’auteur et opinion des personnages, adéquation entre la personnification et son discours –, les détracteurs du texte estimant les effets de brouillage dommageables au profit de l’œuvre et à la clarté du positionnement philosophique et moral de Jean de Meun. C’est dans une telle perspective, consistant à séparer et évaluer l’une par rapport à l’autre, forme littéraire et contenu philosophique, que les auteurs de l’Antiquité vont admirer le dialogue platonicien et le réutiliser à leurs manières. Pour beaucoup d’entre eux et pour les auteurs de l’Antiquité tardive dont il est question en ce volume – Augustin, Martianus Capella32, Macrobe33 et Boèce34 –, la forme dialogique dans laquelle s’inscrit la réflexion représente, comme chez Platon, un instrument pour trouver la vérité. Jusqu’à l’Antiquité tardive, elle demeure encore tant la voie privilégiée de la raison qu’un « cadre littéraire » favorisant le partage de la réflexion et la confrontation des opinions au sein d’une societas disserentium35, formée de doctes personnages (ou de personnifications érudites), chez Martianus Capella et Macrobe, et d’interlocuteurs plus disparates, chez Augustin. Quant à ce dernier et à Boèce, ils exploitent spécifiquement et dans la lignée socratique, avec les « Dialogues » de 32. Voir la contribution d’É. Piazza, « Rhétorique et ses inventeurs, Corax et Tisias, dans la fiction allégorique des Noces de Philologie et de Mercure de Martianus Capella ». 33. Sujet de l’intervention de B. Goldlust, « Le statut de la fiction chez Macrobe : banquet et songe dans la transmission des savoirs ». 34. Sur la forme dialogique chez Augustin et Boèce voir, dans ce volume, S. Van der Meeren. 35. Nous empruntons l’expression à Augustin, De ordine, I, v, 13.
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Cassiciacum, pour l’un, avec la Consolation de Philosophie, pour l’autre, les potentialités maïeutiques du dialogue. Cependant, les écrivains ne cachent plus que la scène dialogique représentée puisse être fictive, lorsqu’elle fait intervenir des personnifications – comme chez Martianus Capella ou Boèce –, ou encore lorsqu’elle suppose d’évidents anachronismes. Ainsi Macrobe, dans les Saturnales, n’hésite pas à faire revivre des personnages du passé en introduisant un décalage entre la date de composition et la fiction sympotique. Mais on notera avec intérêt qu’il s’autorise une telle licence par l’exemple même de Platon qui, dit-il, faisait discuter Parménide avec un Socrate bien trop jeune à l’époque pour pouvoir s’entretenir de sujets aussi ardus36 ! Il dénonce, en quelque sorte, un trait fictionnel du dialogue platonicien, tout en faisant de Platon l’autorité en la matière. On notera également que des indications données par Augustin au fil des « Dialogues » de Cassiciacum, telle son insistance pour que les conversations soient scrupuleusement et immédiatement prises en note, que l’on prendrait volontiers pour des gages d’authenticité, ont été considérées à l’inverse par certains chercheurs comme de faux indices de vraisemblance et des marqueurs de fiction et de convention littéraire. De telles fictions de transcription d’échanges oraux sont également fréquentes dans les textes allégoriques médiévaux, qui affichent une visée de légitimation par la posture de secrétaire endossée par le narrateur. Au sein de la fiction qui sert de cadre au dialogue, Augustin, Martianus, Macrobe et Boèce mettent en scène des discussions dont le sérieux n’est en rien entaché par le dispositif fictionnel et qui reflètent l’idéal platonicien d’une quête ascensionnelle de la raison en direction de la vérité. En outre, chez ces quatre auteurs, la fiction dialogique encadrante est utilisée pour évaluer les mérites respectifs de la philosophie par rapport à d’autres disciplines (rhétorique, poésie) pourvoyeuses de fiction. Le grand débat d’origine platonicienne sur les arts libéraux est par conséquent au centre des œuvres de ces auteurs et il est traversé par des questions relatives à la fiction et des procédés relevant d’elle. Parmi ces derniers, à côté du dialogue mettant en scène des personnages du passé, on comptera les personnifications, par le biais desquelles sont opposées, chez Augustin et Boèce, philosophie et poésie (élégiaque), raison et passions, vérité et illusion. Il y aura donc dans ce débat des fictions légitimes, telle la fabula qui représente, dans les Saturnales de Macrobe et 36. Macrobe, Saturnales, I, 1, 5-7.
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le Contra Academicos d’Augustin, le procédé littéraire soutenant précisément la réflexion sur les rapports entre philosophie et fiction : dans ces deux ouvrages, la fiction est donc, à la fois, procédé d’écriture et objet d’étude théorique. Comme le montrent les contributions en ce volume, ces auteurs de l’Antiquité tardive héritent par conséquent pleinement de la réflexion qui, dans la République, évalue la « forme » en fonction du « fond » ; et ils la poursuivent à leurs guises. Il semblerait toutefois que la situation change avec Boèce. Car même si, à l’intérieur de la scène fictive créée par cet auteur, apparaissent encore clairement les lignes d’opposition platoniciennes séparant, par exemple, poésie et dialogue, Boèce cependant, en choisissant d’insérer le dialogue dans le genre littéraire fort original du prosimètre parfaitement régulier, remet en question la position initiale de la République. En outre, le dialogue qui se poursuivra au fil des cinq livres de l’ouvrage pourrait n’être qu’un songe surgi de l’imagination du prisonnier, qui voit apparaître, au tout début du livre I, Philosophie personnifiée, elle-même porteuse de la vérité. Boèce fraye donc deux sentiers qui s’écartent de la voie platonicienne, puisqu’il adopte, avec le prosimètre, un mode d’expression transcendant l’opposition platonicienne entre poésie d’imagination et dialogue philosophique (repris, notamment par Bernard de Silvestre), et qu’il donne plein droit de cité au « make believe », à la phantasia et au rêve37. On le voit dans plusieurs contributions de ce volume sur la littérature du Moyen Âge : Boèce prépare les instruments qui permettront à Poésie de se faire l’auxiliaire de la sagesse. L’École de Chartres, d’orientation platonicienne privilégie la topique de la quête ascensionnelle de la connaissance, des modèles de médiation entre naturel et divin, naturel et intelligible, et une réflexion sur la philosophie naturelle : elle poursuit, comme le souligne C. Chiurco, la démarche de Boèce en levant la mise au ban de la fiction et libérant ainsi l’activité créatrice. 37. Sur le sujet, cf. S. Van der Meeren, « Que devient la polyphonie des Dialogues de Platon dans les commentaires philosophiques de l’Antiquité tardive ? Quelques éléments pour un status quaestionis » (à paraître dans les Actes du colloque international « Dialogue, Dialogisme et polyphonie. Questions d’énonciation dans les textes rhétoriques et philosophiques de l’Antiquité », aux éditions Ausonius, 2020).
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Alors que la poésie était inféodée à la théologie, l’explosion de la production littéraire en langue vernaculaire vient aussi mettre en question la prétention de la seule théologie à détenir la vérité. L’« intransigeance accrue [de la scolastique] à l’égard des fictions figuratives de la poésie se comprend comme une réaction autoritaire devant une émancipation qu’elle contrôlait mal », observe Y. Delègue en évoquant la fameuse illustration de l’Hortus Deliciarum d’Herrade de Landsberg : la Philosophie y apparaît comme une fontaine fertilisante au centre des sept arts libéraux tandis que quatre poètes exclus du cercle sont diabolisés par les oiseaux noirs qui leur soufflent à l’oreille des mensonges, « […] inspirés par les esprits immondes, ils écrivent leur art magique et poétique, c’està-dire leur commentir fabuleux »38. Pourtant, poètes et Ecritures saintes usent des mêmes procédés du langage figuratif et les poètes vont revendiquer l’expression d’une vérité du langage figuré tout en tentant de mettre à distance le risque de leurs séductions et captations. J.-Y. Tilliette39 souligne cette mutation de la représentation du poète au tournant des xie et xiie siècles : la poésie devient instrument de connaissance supérieure et le poète, démiurge. Mathieu de Vendôme dans son Ars versificatoria infléchit ainsi significativement la mise en scène de Boèce. Philosophie apparaît, en compagnie de Tragédie, de Satire, de Comédie et d’Élégie, mais ces dernières (quatre genres) ne sont plus expulsées, mais désormais au service de Philosophie. Dans une logique semblable, Bernard Silvestre présente Virgile comme poète et philosophe en soulignant les deux sens allégoriques de son texte, lu comme pèlerinage de l’esprit humain. « A la fin du xiie s, l’idée que la poésie est véhicule d’une vérité voilée paraît donc bien s’être imposée » affirme ainsi J.-Y. Tilliette40. E. J. Richards souligne également le rôle de Thomas d’Aquin qui, à la suite d’Abélard, distingue apprendre et connaître (aprehensio et cognitio), et démarque la philosophie des arts libéraux en émancipant la première des seconds, renversant la hiérarchie pour restituer la philosophie comme science. Selon E. R. Curtius, « la grande période scolastique a 38. Y. Delègue, La perte des mots. Essai sur la naissance de la « littérature » aux et xviie siècles, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1990, p. 32. 39. Des mots à la parole. Une lecture de la poetria nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève, Droz, 2000. Voir aussi E. Faral, Les arts poétiques du xiie et du xiiie siècles. Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Age, Paris, Honoré Champion, 1924, notamment p. 151 sq. 40. Des mots à la parole, op. cit., p. 54. xvie
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mis fin au mélange de la philosophie avec la poésie, la rhétorique et le savoir scolaire »41, instaurant une rupture de l’association artes-philosophie-science et faisant éclater le système des arts libéraux, attaqué aussi par le néo-aristotélisme42. La poésie, rattachée à la grammaire et à la rhétorique, va se prétendre une théologie et une philosophie, à une période où ces dernières se constituent comme sciences universitaires. La cour de Charles V paraît un autre relais important dans la défense de la fiction avec Oresme, Évrart de Conty, qui vulgarise la division tripartite et aristotélicienne de la philosophie (philosophie naturelle, doctrinale et métaphysique), ou Jacques Legrand, tous lecteurs d’Aristote. Christine de Pizan, qui lit les auteurs italiens, se fait l’écho des idées de Boccace et Dante. D. Hüe analyse cette nouvelle focalisation sur la philosophie comme amour de la sagesse43. T. Chevrolet, en retraçant l’entreprise d’assujettissement de la figuration poétique, présente la Renaissance comme le moment de renversement du rapport entre philosophie et poésie, et plus généralement, d’affranchissement de l’art. L’auteure situe autour de Pétrarque, Boccace ou Salutati « l’identification de la poésie avec la théologie ou la philosophie, bouleversement épistémologique qui fera sortir la poésie de son confinement sous la rhétorique »44. Ce mouvement pour « réfléchir à la nature même du mensonge poétique […], le moduler […] le revaloriser par l’analyse de ses degrés » était pourtant largement amorcé. L’opposition entre Moyen Âge et Renaissance demanderait à être nuancée : les fictions allégoriques médiévales en langue vernaculaire, avant la réflexion d’un Jacopo Mazzoni45, mettent par exemple en œuvre une convergence entre réflexion psychologique et production poétique autour de la phantasia, à travers le recours au songe-cadre46. L’analyse de L. Boulègue sur 41. E. R. Curtius, La littérature européenne et le Moyen Age latin, Paris, PUF, 1956, p. 341. 42. Voir Curtius, op. cit. (1956), ch. X. 43. Voir D. Hüe, « Quand on tombe amoureux de la sagesse (L’Archiloge Sophie de Jacques Legrand) ». 44. T. Chevrolet, L’idée de fable. Théories de la fiction poétique à la Renaissance, Genève, Droz, Travaux d’humanisme et de Renaissance, 2007, p. 16. L’auteure note un mouvement d’« abandon progressif de l’inféodation à la vérité, comprise comme finalité ultime de la littérature ». 45. Difesa della Divina Comedia di Dante, 1587. Voir Chevrolet, op. cit. (2007), p. 439 sq. notamment. 46. Voir F. Pomel, Le songe-cadre, un ouvroir de la fiction allégorique médiévale, HDR à paraître.
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la position de Ficin (1433-1499) dans le cercle néo-platonicien florentin invite aussi à considérer les continuités et spécificités dans l’approche de la fiction. III. La fiction, scène mentale pour philosopher sur de « hautes matières » Le volume explore ainsi, selon des directions multiples, la possibilité de la coalescence entre fiction et vérité contre la dichotomie affichée par Platon, notamment dans la République. Car la fiction en tant que « makebelieve » a en particulier le pouvoir de créer une image mentale qui n’existe pas dans la réalité, et de faire naître des « hypothèses » spéculatives47 : elle se révèle un auxiliaire précieux de la philosophie. La dignité de la matière48 qui fait partie des critères de la typologie des fictions, légitimes ou non, chez Macrobe, dessine la possibilité d’une coalescence entre fiction et vérité et fait valoir l’intérêt de créer une image mentale précisément quand celle-ci n’est pas accessible directement dans la réalité. En ce sens, la fiction interroge les limites de la philosophie et propose une philosophie qui ne passe pas forcément par les voies de la raison : elle offre un autre découpage du réel sur des questions problématiques. Le recours à la fiction est légitimé par Macrobe ou Évrart de Conty pour de « hautes matières ». Elle permet ainsi d’aborder l’origine du monde, la destinée humaine ou la structure du monde sensible dans La Cosmographie de Bernard Silvestre étudiée par S. Roudaut49 ou encore de répondre aux apories scientifiques et spirituelles. Mais cette possibilité n’était-elle pas déjà en germe dans la République elle-même ? La République n’est-elle pas, de fait, une vaste analogie, une vaste image ou encore une fiction suscitée par Socrate en l’esprit de ses interlocuteurs – et des lecteurs – pour comprendre le projet principal de l’ouvrage ? Confronté aux difficultés que pose la définition de l’essence 47. La notion d’« hypothèses » philosophiques et scientifique est au cœur de la contribution d’A. Bisogno (voir aussi, sur le sujet, celle de S. Van der Meeren). Voir P. Knox, J. Morton, J. et D. Reeve, D. (dir.), Medieval Thought Experiments. Poetry, Hypothesis, and Experience in European Middle Ages, Turnhout, Brepols, 2018. 48. Voir B. Goldlust. 49. S. Roudaut, « La personnification des principes de la nature dans La Cosmographie de Bernard Silvestre : entre philosophie naturelle et théologie ».
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de la justice, Socrate propose en effet, au livre II, une méthode : si on ne parvient pas, pour le moment, à distinguer dans l’homme ce qui le rend juste ou injuste, examinons alors ces mêmes caractéristiques sur un autre objet, l’État – plus grand et, partant, plus aisément observable : — Socrate : Peut-être alors la justice, sur un support plus grand, pourrait se trouver plus grande, et plus facile à reconnaître. Donc, si vous le voulez, c’est d’abord dans les cités que nous allons rechercher (ζητήσωμεν) ce qu’elle est. Ensuite, nous l’observerons de la même façon dans l’individu aussi, en recherchant dans la forme visible du plus petit, l’image ressemblante (τὴν ὁμοιοτήτα) du plus grand. — Adimante : Voilà qui est bien dit ! — Socrate : Si donc nous nous faisions spectateurs, par la pensée (θεασαίμεθα λόγῳ), de la naissance d’une cité, nous y verrions aussi naître la justice et l’injustice ? — Adimante : Peut-être bien50 !
L’enquête recourra donc à une « ressemblance » et un « spectacle mental », ou, encore, un « spectacle créé par le discours »51. Socrate commence alors la description de la cité juste par cette formule : — Eh bien, dis-je, allons-y, produisons par la pensée (τῷ λόγῳ ποιῶμεν) un état à partir de son commencement. Et ce qui la produira, apparemment, c’est notre besoin52.
« Produire par la pensée » et « par le discours »53, c’est « fabriquer une fiction de cité ». Ce n’est qu’à partir du livre VIII que la réflexion, quittant le plan agrandi de la cité, reviendra au plan, plus réduit, de la justice dans l’individu. Mais ce passage à rebours procède encore en formant « par la pensée » (ou par le « discours »54) une « image mentale de l’âme » (εἰκόνα τῆς ψυχῆς)55, la fameuse « bête multiforme », que Socrate invite Glaucon à « façonner » ou « modeler » (πλάττειν) : — C’est fait », répond celui-ci, « car s’il existe quelque chose de plus facile à modeler (εὐπλαστότερον) que la cire ou toute matière semblable, c’est bien la pensée (λόγος)56. 50. Platon, Resp., II, 368e 6-369a 7. 51. Puisque λόγος peut avoir les deux sens de « pensée » et de « discours ». 52. Platon, Resp., II, 369c 7-8. 53. En grec, l’expression est toujours τῷ λόγῳ, qui est ambivalente. 54. En grec : λόγῳ. 55. Platon, Resp., IX, 588b 7-8. 56. Ibid., 588c 8-589d 2. Le verbe πλάττειν est l’exact équivalent de fingere latin en son sens propre. Sur le sujet, voir la contribution d'A. Bisogno dans ce volume, en particulier p. 42.
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Encore une fois, la séparation des modes de connaissance dans la République n’est pas si étanche qu’il n’y paraît, car le cheminement de Socrate et de ses interlocuteurs emprunte aussi les voies de la fiction – mais d’une fiction contrôlée par la raison et qui sert à transmettre des connaissances57. De fait, le rôle de la fiction dans la création d’hypothèses spéculatives est au centre de plusieurs contributions du volume dont il constitue l’un des axes principaux. Pour Cicéron, rappelle Armando Bisogno, la fictio est création d’une image idéale, c’est-à-dire d’une définition que l’on peut appliquer à la réalité pour comprendre celle-ci58 ; c’est une opération mentale s’appuyant sur la construction d’hypothèses, et comme telle déjà utilisée chez Platon – on pensera au « modelage en l’esprit » dans la République59. Dans l’Académie, la fiction apparaît donc dotée d’une forte valeur heuristique : Augustin s’en souviendra, lorsqu’il évaluera lui aussi positivement le pouvoir qu’a la fiction de créer des images conceptuelles. Ce potentiel philosophique est également mis en valeur par C. Chiurco pour plusieurs philosophes du Moyen Âge : que ce soit Anselme, qui substitue au rapport statique et ontologiquement hiérarchisé entre la copie et le modèle, la conception de l’activité poétique humaine comme imitation dynamique du processus créateur divin60 ; ou Bernard Silvestre, qui libère la fiction de sa réputation de mendacium et la conçoit comme une re-création du monde ; ou encore Alain de Lille, selon lequel la peinture, par sa force créatrice, est plus « puissante » que la pure activité intellectuelle. De son côté, C. Grellard a souligné comment, chez Oresme, l’imagina tion scientifique recourt à de nouvelles formes de raisonnement et à des scenarii imaginaires à fonction heuristique. L’imagination est ainsi valorisée comme « une extension contrôlée du domaine du possible sous la conduite de la raison, point de jonction entre la pure raison (mathématique ou métaphysique) et l’expérience ». […] « Ce type d’imagination 57. Sur ce rôle de la fiction chez Platon, cf. Armisen, art. cit. (1979), qui montre que l’incohérence de Platon, « à la fois détracteur et praticien de l’imagination » n’est qu’apparente et se résout « quand on prend en considération la complexité de sa conception de la phantasia et de l’image » (p. 25-26). 58. A. Bisogno, « Philosophia et fictio entre le iie et le ive siècle ». 59. Armisen, art. cit. (1979), p. 26, parle, avec raison de l’imagination selon Platon comme d’une activité « artisanale », plus que psychologique. 60. La fiction comme reproduction de l’acte créateur divin est déjà présente chez Platon, pour lequel la forme suprême de l’imagination est celle du démiurge « qui crée le monde en prenant les Idées pour modèle » (Armisen, art. cit. (1979), p. 26).
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permet de multiplier les situations possibles et d’identifier une structure ontologique stable par delà les mutations accidentelles du sensible61. » Or c’est cette même imagination qui nourrit la fiction : Oresme lui-même recourt à des figures et fables dans Le Livre du ciel et du monde (1377)62. K. Trego relève cette valeur épistémique de l’imagination en examinant le rôle du possible imaginé chez Oresme qui développe les sciences hypothétiques de la nature suivant le critère du non contradictoire tout en postulant le relais entre imagination et intellect. Oresme, en plaçant l’imagination au premier plan des facultés et en concevant le possible comme imaginable sans contradiction, permet un élargissement du domaine de la science, qui n’a plus à se restreindre aux objets de la nature. Cette contribution adopte une perspective résolument théorique sur les rapports entre philosophie et fiction : K. Trego fait très clairement le point sur la valeur épistémique de la fiction dans la philosophie médiévale arabe, en relation avec la notion de « possible »63. L’auteure enquête notamment sur Ibn Ḥazm, lequel reconnaît à l’imagination toute légitimité pour appréhender, par le biais de la fonction onirique, ce qui nous semble impossible selon l’être, mais se trouve, en réalité, en la puissance divine. Accorder une valeur épistémique à l’imagination est aussi une question centrale pour al-Ghazâlî qui conçoit, pour sa part, une détermination cogitative du possible, comme ce que l’on peut imaginer dans les limites logiques de la non-contradiction. Ces réflexions ne sont pas sans faire écho aux théories modernes de la fiction situées chez J.-M. Schaeffer au croisement entre poétique et sciences cognitives ou aux tentatives d’adaptation de la théorie des mondes possibles associée à la sémantique modale chez T. Pavel qui évoque des mondes fictionnels contradictoires, impossibles ou erratiques64. N. Goodman affirme ainsi que « non moins sérieusement que 61. « Les mutations du savoir au xive siècle : l’exemple de la théorie de la science de Nicole Oresme », dans Traduire au xive siècle. Évrart de Conty et la vie intellectuelle à la cour de Charles V, J. Ducos et M. Goyens (dir.), Paris, Honoré Champion, 2015, p. 41-70 (p. 58). 62. Albert D. Menut, Alexandre Joseph Denomy (éd.), New York, London, Madison, The University of Wisconsin Press, 1968. 63. Voir K. Trego, « La fiction du possible. Réflexions médiévales sur la puissance de Dieu et l’imagination de l’homme ». 64. T. Pavel, L’univers de la fiction, Paris, Seuil, 1988 (traduction de l’original de 1986).
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les sciences, les arts doivent être considérés comme des modes de découverte, de création, et d’élargissement de la connaissance au sens large d’avancement de la compréhension »65. Les travaux d’A. Meinong66 rejoignent l’idée d’une hypothèse mentale : en étendant la catégorie de l’objet vers le niveau propositionnel, cet auteur imagine pour les objets aux prédicats contradictoires un jugement sans conviction : il s’agit de penser à des objets ayant la structure d’un fantasme sans engager une conviction à propos de leur existence. Dotés d’une pseudo-existence, ces objets relèvent d’un autre mode d’existence fondé sur l’ « assomption » ou la « supposition » qui consistent à assumer une proposition à titre d’hypothèse. IV. Pérégrinations spirituelles : quêtes de savoir et quêtes herméneutiques ouvertes « Composition », « cadre », « ordre », « organisation » sont des termes récurrents dans la plupart des contributions. On ajoutera ceux de « modelage »67, d’« encapsulage »68 et de « rationalisation » : ce sont tout autant de références au pouvoir qu’a la fiction de « contenir » un savoir. Or ce pouvoir de « contenance » s’exprime au moins sous quatre aspects. On évoquera d’abord la « tentation encyclopédique » de la fiction, favorisée en particulier par la mise en scène de figures érudites, parfois allégoriques, qui partagent leurs différentes compétences sur un mode collégial (chez Martianus Capella et Macrobe, par exemple). La fiction sympotique, chez Macrobe, permet ainsi de réunir aisément, dans un même espace, les spécialistes de multiples savoirs qui se livrent à une sorte de compétition. Les fictions allégoriques croisent l’encyclopédisme en tant que programme scientifique d’ascension par la connaissance. Une telle « scénographie » encyclopédique des savoirs est à l’œuvre dans 65. N. Goodman, Manières de faire des mondes, Paris, Folio Essais, 2006, p. 133. 66. A. Meinong, Théorie de l’objet, trad. J.-F. Courtine et M. de Launay, Paris, Vrin, 1999. 67. Comme le montre, dans ce volume, S. Roudaut. Ce « modelage » équivaut, chez Platon, à l’εὐπλαστότερον de la République (588c 8-589d 2) dont nous avons parlé plus haut (supra note 56). 68. Voir D. Hüe.
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l’Archiloge Sophie de Jacques Legrand69. Outre sa fonction d’encadrement et d’ordonnancement, la fiction allégorique hiérarchise les concepts par l’interaction des personnifications, comme le souligne S. Roudaut à propos de la Cosmographia de Bernard Silvestre. Par la fiction, certains auteurs proposent également une vision totalisante de l’expérience humaine : c’est le cas dans la Cosmographie de Bernard Silvestre, qui représente l’interaction des principes naturels dans une vaste dramaturgie de la matière70. Grâce à ce parcours cosmologique, auquel nous invitent aussi d’autres œuvres, telle l’Image du monde, la fiction ne « contient » plus seulement l’ensemble des savoirs mais l’univers entier, rendu présent à l’esprit, à la façon dont Socrate, dans la République, dressait « en grand » le portrait de la cité idéale. Le pouvoir de « contenance » de la fiction est donc également pouvoir de « condensation ». Par la fiction on met en présence, pour mieux les observer, la totalité des éléments constituants des connaissances ou du monde ; on donne une vue d’ensemble de la création, mais on crée également des mondes possibles71. À l’inverse, on peut aussi choisir de ne retenir du monde qu’une seule de ses parties : cette opération de « réduction sélective » est encore un effet de la fiction. Comme le rappelle S. Van der Meeren, elle est l’œuvre du poète élégiaque, qui s’enferme volontairement dans la passion amoureuse et en fait la totalité de l’existence72. Il en va de même dans la Consolation de Philosophie : face à Boèce physiquement prisonnier, mais aussi aveuglé par l’ignorance du vrai bien, reclus mentalement dans un état passionnel, et adonné à l’expression poétique de ses plaintes, Philosophie ne se donnera d’autre tâche que de substituer à cette perspective rétrécie, cause de morbus, une vision cosmique qui remettra en contact le personnage avec sa vraie finalité.
69. Voir D. Hüe. 70. Le thème est développé par S. Roudaut et C. Chiurco. 71. Il est question ici des mondes possibles élaborés dans les fictions littéraires ; ces inventions, voire ces utopies littéraires, croisent bien sûr les enjeux d’ordres différents – métaphysiques, épistémologiques, cosmologiques – d’un problème philosophique plus vaste dans lequel nous ne saurions bien sûr entrer ici. Sur le sujet, nous renvoyons à « Les mondes possibles », Cahiers de Philosophie de l’Université de Caen, no 42, 2006, J.-C. Bardout et V. Jullien (dir.), Université de Caen Basse-Normandie, et aux publications mentionnées supra, notes 65 et 66. 72. « Penser le vrai et l’illusion dans le jeu des formes littéraires ».
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Car la fiction a de fait le pouvoir non seulement de créer des mondes possibles, mais aussi, plus simplement, de restituer mentalement le monde réel, quand on n’a plus accès à celui-ci – par la réclusion, par exemple, ou la cécité (physique ou spirituelle). La dialectique du dedans et du dehors dans la Consolation de Philosophie est bien mise en valeur par G. M. Cropp : grâce à quelques signes visibles, le monde matériel est rendu présent à l’esprit du prisonnier et redonne à celui-ci l’énergie salutaire qu’il avait perdue73. C’est enfin l’articulation entre connaissance et faire, connaissance et être, qui est en jeu dans la fiction où se joue une médiation entre l’activité théorétique et une connaissance qu’on pourrait appeler pratique. L. Boulègue rappelle la fonction pédagogique, cognitive et psychagogique du mythe. L’Anticlaudianus apparaît par exemple comme un poème philosophique dont l’une des visées pourrait être l’éducation du roi parfait, son destinataire idéal étant Philippe II Auguste de France. La fiction à prétention philosophique se construit dès lors sur des dispositifs dynamiques qui engagent le lecteur dans une quête herméneutique et une dynamique de questionnement, selon une approche asymptotique de la vérité qui aboutit à un repositionnement existentiel ou moral. Soliloques, dialogues et débats autorisent une pluralisation dialogique des voix et le jeu de l’interlocution comme dynamique fondamentalement interrogative et dialectique. La poétique du multiple et du provisoire analysée par M. Nievergelt chez Langland souligne un double mouvement de construction et déconstruction qui manifeste l’impossibilité d’arrêter un sens définitif. La fiction allégorique apparaît comme le lieu privilégié de tels dispositifs, dans la mesure où elle repose sur un processus de dévoilement de sens cachés sous la logique analogique d'une similitude déclinée en paradigmes systématiques et selon une dérive permanente du sens74. L’allégorie s’apparente d’ailleurs à l’énigme et à l’allégorie, dont F. Rouillé observe la parenté dans l’Architrenius de Jean de Hauville. Les nombreux avatars textuels de la Satire Ménippée et du prosimètre 73. G. M. Cropp, « Le monde matériel dans la Consolation de Philosophie de Boèce ». 74. Y. Delègue observe ce processus dans l’exégèse médiévale : « Dans cette sémio logie médiévale, le redoublement du sens donne accès à la Vérité profonde, et le redou blement du signe est la seule façon d’échapper à son empire ». Voir Les machines du sens. Fragments d’une sémiologie médiévale, Textes de Hugues de Saint Victor, Thomas d’Aquin, et Nicolas de Lyre, Paris, Editions des Cendres, 1987, p. 25.
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témoignent vraisemblablement du même jeu de distanciation et de refus de fixer un sens définitif. Les images du nuage lumineux et de la mosaïque relevées par A. Bisogno dans le De ordine d’Augustin (I, i, 1) ont valeur emblématique à cet égard : la vérité ne peut être saisie qu’en clair-obscur et construite par fragments ; l’agencement unitaire reste à la charge du lecteur, à l’horizon de sa lecture. La fiction se veut « machine désirante » selon l’expression utilisée par F. Rouillé : l’étonnement apparaît comme une vertu philosophique pour engager dans la voie de la connaissance ; la curiosité joue un rôle d’impulsion dans le désir cognitif et philosophique. D. Hüe souligne cet enjeu de séduction associée à la connaissance chez Jacques Legrand à travers la fiction courtoise ; celle-ci encadre et permet de mettre en place l’écriture proverbiale sous la forme des quatrains en même temps qu’elle soutient plus largement une ambition encyclopédique. La combinaison et l’imbrication de fiction et interprétation, fiction allégorique et commentaire, mythe et exégèse évoquées par B. Goldlust, S. Roudaut, F. Rouillé ou L. Boulègue participent aussi de cette dynamique asymptotique : la fiction allégorique et le mythe engagent une herméneutique fondée sur le plaisir et le profit cognitif à travers le nécessaire engagement interprétatif du lecteur. C. Chiurco examine l’exemple de la poésie figurative représentée par les carmina figurata de Raban Maur ou de Venance Fortunat ; celle-ci exacerbe le processus herméneutique en démultipliant les sens, les plans de lecture et l’alliance du lisible et du visible dans une méditation sur la croix : la dynamique intellectuelle se trouve doublée d’une exploration visuelle et d’une enquête oculaire dans l’espace de la page afin de soutenir une méditation spirituelle. Chez Alain de Lille aussi, la fiction, loin de donner de la vérité une image affaiblie, tend vers la connaissance de la plus haute réalité, selon une même dynamique de recherche asymptotique : dans la démarche herméneutique, les potentialités philosophiques de la fiction sont évidemment à l’œuvre, lorsque les images sont les voiles (ou les « rideaux multiformes », dénoncés par Proclus75) que l’esprit s’efforce de lever pour faire apparaître la vérité. Le recours à la fiction chez certains auteurs fait vaciller, par conséquent, le privilège accordé à certains savoirs « académiques ». À propos de Piers Plowman de William Langland, ouvrage qui explore le statut de 75. Cf. Procl., in Remp., Vol. I, 159, 15-16, cité plus haut.
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l’imagination, M. Nievergelt met en lumière la « crise » qui, dans l’histoire relatée par le poème, interroge en particulier « les limitations cognitives des formes de savoir académiques »76. C’est précisément grâce à l’échec cognitif de la troisième vision représentée dans le poème que le questionnement du personnage principal (Will) ainsi que les modalités expressives du poème peuvent être régénérées. Le poème manifeste alors tant l’échec de la philosophie scolastique, organisée en système, que l’exploration du potentiel spéculatif de l’imagination. M. Nievergelt souligne l’énergie narrative qui, chez William Langland fait exploser le cadre d’une narration fondamentalement anti-systémique : la quête intellectuelle de Will se lit comme une tentative désespérée de proposer une vision totalisante de l’expérience humaine ; le modèle itératif et fragmentaire mine l’unité et tout à la fois sollicite et épuise le lecteur, agent actif d’une interprétation. Dans la seconde version, Langland semble développer un mode poétique et affectif qui concurrence un certain type de philosophie, à savoir le modèle analytique et scolastique de la connaissance qui se trouve mis en échec. La fiction remet alors en question une philosophie systémique au moyen d’une narration heuristique à fonction de ré-vision. La fiction se développe donc volontiers suivant le modèle de l’enquête, en ayant conscience de la vanité et de la relativité du savoir humain. Face à l’impossibilité d’atteindre une certitude sur la vérité ici-bas, elle déploie alors ce que C. Grellard appelle un « périmètre spéculatif sceptique » réouvert avec l’École de Chartres77. C’est précisément le constat de cette incertitude qui amène la valorisation du principe dialogique et une dynamique asymptotique de la quête de vérité, également soulignée par C. Chiurco. C. Grellard souligne encore que le modèle aristotélicien de scientificité fondé sur l’universalité se fissure au xive siècle pour prendre en compte le contingent78. Oresme distingue l’opinion associée à des modèles dialectiques et analogiques par opposition à l’évidence parfaite des sciences de la nature ou à l’évidence très parfaite des mathématiques ou de la logique. C’est cette logique analogique et dialectique que la 76. M. Nievergelt, « Connaissance philosophique et expérience spéculative : les formes de la pensée dans Piers Plowman de William Langland ». 77. Voir C. Grellard, « La théorie de la croyance de Nicole Oreme », dans Nicole Oresme. Philosophie de la nature et philosophie de la connaissance à Paris au xive siècle p. 203-223 et Id., Jean de Salisbury et la renaissance médiévale du scepticisme, Paris, Les Belles Lettres, 2013. 78. « Les mutations du savoir… », art. cit., p. 41-70.
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fiction allégorique exploite dans ses dispositifs narratifs et discursifs : dans un glissement de la Philosophie vers la Sagesse, elle privilégierait donc la sapientia par rapport à la scientia, et préférerait une connaissance expérimentale plutôt que théorique. C’est un glissement comparable, de Philosophie à la Sagesse féminine que E. J. Richards observe chez Christine de Pizan. Malgré l’importance de l’exégèse allégorique chrétienne, on ne peut donc pas réduire la fiction allégorique antique ou médiévale à la volonté de « ramener à l’intelligence et la compréhension d’une vérité extrinsèque, à laquelle il s’agit invariablement de plier les formes de la fable »79. Ce serait oublier les tentatives des textes vernaculaires comme le Roman de la Rose80 pour pluraliser la vérité et dire une vérité contingente et relative, liée à l’expérience existentielle ici-bas. La figuration étrange d’Opinion dans l’Advision Cristine s’apparente à certains égards à une représentation de la fiction : Opinion est en effet présentée comme ambivalente (fille d’ignorance et du désir de savoir) et en ce sens, source de faux comme de vrai. Mais elle est surtout principe dynamique (multicolore, multiforme, constamment en mouvement) par les ombres (disciplines) qui la constituent et parmi lesquelles on retrouve philosophie et théologie. Opinion incarnerait donc la recherche de la vérité (« principe des speculacions et toutes choses ouvrables », [...] « cause [...] de faire attaindre les choses vraies »81), participant à la fois de l’âme spéculative et du corps, donc de la finitude. Opinion incarne « tout quanque pensee puet presenter a la fantasie »82. « Je dis souvent verité mais je la dis par couleur et informacion d’autre chose »83 affirme-t-elle. En ce sens, elle s’apparente bien à la fiction conçue comme expression indirecte ou couverte en quête d’une vérité. Philosophie sera présentée au couronnement de Christine, au terme de l’ascension, dans le 3e et dernier livre, comme un horizon idéal à atteindre. 79. Chevrolet, op. cit. (2007), p. 34. 80. Voir J. Morton, The Roman de la rose in its Philosophical Context. Art, Nature, and Ethics, Oxford, Oxford University Press (Oxford Modern Languages and Literature Monographs), 2018. 81. Le Livre de l’Advision Christine, C. Reno et L. Dulac (éd.), Paris, Honoré Champion, 2001, respectivement p. 76 et p. 87. La Vision de Christine, trad. A. Paupert dans Voix de femmes au Moyen Âge : savoir, mystique, poésie, amour, sorcellerie, xiiexve siècle, dir. D. Régnier-Bohler, Paris, Laffont (collection Bouquins), 2006, p. 407-542. 82. Advision Cristine, op. cit., p. 52. 83. Advision Cristine, op. cit., p. 87.
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V. Réflexivités On peut se demander si la fiction n’est pas un lieu privilégié de réflexion de la philosophie sur elle-même, tandis que la fiction déploie volontiers une dimension réflexive sur ses propres enjeux, notamment à travers la mise en abyme de la fable. L’Architrenius adopte ainsi un point de vue non dépourvu d’auto-dérision sur la sagesse prétendue du philosophe. La fiction chez Martianus Capella ou chez Ficin, examinés respectivement par É. Piazza et L. Boulègue, se situe en marge du commentaire traditionnel dans un rapport de complémentarité : elle offre un espace de liberté philosophique et d’interrogation sur les modalités mêmes du commentaire. Ficin pose par exemple le problème du statut des plaisirs intellectuels, comme medium conduisant à la sagesse. C. Chiurco relève de même la pratique d’une fiction consciente et réflexive sur ses propres enjeux. L’interrogation sur le rôle du langage dans la connaissance traverse les fictions allégoriques. C’est une question-clé dans l’œuvre de tous les penseurs chartrains comme Alain de Lille, Thierry de Chartres ou Gilbert de la Porrée. É. Piazza se concentre sur le rôle de la rhétorique placée au sommet des arts du langage par Martianus Capella, et sur le rôle des stratégies rhétoriques indirectes et des détours face aux carences de la logique. La querelle des universaux engage justement, dans une période d’essor de la fiction vernaculaire, des débats philosophiques complexes sur les rapports entre langage et connaissance. Il est notable que des interrogations similaires traversent aussi les réflexions modernes sur la fiction. Dans Philosophie de la fiction. Vers une approche pragmatiste du roman, M. Renauld observe le « tournant linguistique » qui, dans les approches philosophiques récentes de la fiction, a « renforcé les liens entre les niveaux ontologiques sémantique et épistémiques du langage », par opposition aux approches onto-sémantiques classiques84. La question récurrente du rapport entre vérité et fiction s’en trouve déplacée : Une conception représentationaliste du langage comme image du monde amène ainsi à penser la fictionalité à partir de l’absence de référence dont pâtit l’énoncé, ou d’une indétermination au niveau de la valeur de vérité. 84. « La spécificité doxastique de la fiction devenant la pierre centrale des théories mentalistes de la fiction », M. Renauld, Philosophie de la fiction. Vers une approche pragmatiste du roman, Rennes, Aesthetica, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 19 sq.
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Mais ce n’est plus nécessaire lorsqu’on adopte la théorie des actes de parole : la fictionalité d’un discours peut alors être expliquée par une intention (si on privilégie la théorie searlienne) ou une convention (si on privilégie la théorie gricéenne) différente de celles des actes assertifs, définis par une énonciation sérieuse85.
Le travail rhétorique de la fiction, notamment de la fiction allégorique, engage ainsi la fonction spirituelle qu’A. Corbin assigne au mundus imaginalis86 : D’une part, elle immatérialise les Formes sensibles, d’autre par elle ‘imaginalise’ les Formes intelligibles auxquelles elle donne forme et dimension87.
Cette réflexivité et médiation à l’œuvre dans la fiction tendent à promouvoir un univers médian, un intermonde entre sensible et intelligible déployé par l’imagination active qui transmute les données sensibles et dévoile ainsi un sens caché. Nous espérons dans ce volume avoir contribué un tant soit peu à la perspective que F. Lavocat appelle de ses vœux : Considérer la fiction à partir de siècles anciens constitue une contrepartie utile aux conceptions et aux histoires de la fiction modelées sur les productions et les théorisations romantiques. Les poéticiens des siècles anciens, en effet, n’ont de cesse d’arrimer les fictions à la vérité et à l’utilité, religieuse, sociale et politique, à la fois pour les défendre et les contrôler, tandis que les fictions elles-mêmes prolifèrent en intériorisant, en déplaçant, en ironisant ces enjeux88. Fabienne Pomel et Sophie Van der Meeren
85. Renauld, op. cit. (2014), p. 23. 86. Pour une charte de l’imaginal, dans Corps spirituel et terre céleste. De l’Iran mazdéen à l’Iran Shî’ite, Paris, Buchet-Chastel, 1978, prélude à la 2e édition, p. 7-19. 87. Pour une charte de l’imaginal, op. cit., p. 10. 88. F. Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Poétique Seuil, 2016, p. 22.
LIEN ENTRE PHILOSOPHIE ET FICTION : QUELQUES REPÈRES Malika Temmar Si le lien entre philosophie et fiction n’apparaît pas de façon évidente – le philosophe semble, par définition, recourir à un régime de discours qui prétend au vrai –, ce lien existe pourtant : il travaille la philosophie à plusieurs niveaux. Le discours philosophique est parsemé de passages signalant que ses conditions de vérité sont particulières. Le philosophe invite souvent son lecteur à prendre comme seulement plausible une situation ou à se représenter un monde possible. Qu’ils apparaissent sous la forme d’un exemple fictif, d’un malin génie, d’un dialogue, les registres de la fiction font partie intégrante du discours philosophique. Il arrive que le philosophe reconnaisse un lien organique entre fiction et philosophie. Dans ces cas rares, il peut aller jusqu’à faire consister la philosophie en une expérience de fiction1 ; pourtant l’histoire de la place de celle-ci dans la philosophie est celle d’un rejet presque général. Le rejet des fictions En effet, les philosophes abordent souvent la fiction pour la discréditer. Reléguée à un rôle inférieur, elle est considérée comme une connaissance de second genre. Elle peut être taxée de fruit arbitraire de notre imagination, et même considérée comme une menace pour la philosophie. Pour Kant, par exemple, la fiction pose problème à la démarche philosophique elle-même. La lecture de romans, telle qu’il la considère dans Anthropologie d’un point de vue pragmatique nous éloigne par définition de la finalité philosophique, en ce qu’elle invite à la fragmentation de l’attention. Avec les romans, la fiction finit par faire perdre de vue toute 1. Guy Lardreau, Fictions philosophiques et science-fiction : récréation philo sophique, Arles, Actes Sud, 1988, p. 53.
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o rientation véritable, jusqu’à défaire la systématicité de l’entendement en l’habituant à la distraction et à la rêverie : La lecture de romans a pour conséquence, parmi bien d’autres altérations de l’humeur, de rendre la distraction habituelle. Sans doute, en dessinant des caractères qu’on peut trouver chez les hommes réels (bien qu’avec une certaine exagération), les romans offrent à la pensée le même enchaînement qu’une histoire vraie et doivent en faire le récit d’une manière systématique ; cependant, ils permettent à l’esprit, pendant la lecture, d’intercaler des digressions (c’est-à-dire d’autres événements à titre de fictions) ; et le cours des pensées prend une allure tellement fragmentaire que les représentations d’un seul et même objet jouent dans l’esprit sur le mode de la dispersion (sparsim) et non sur celui de la cohérence (conjunctum) conforme à l’unité de l’entendement2.
Outre l’expression de ce rejet, les philosophes ont tendance à étendre le concept de fiction aussi bien à la fiction verbale (récit fictif), qu’à la poésie ou encore au mythe, à l’allégorie, à des formes fictionnelles particulières comme le théâtre, la peinture, etc. Cette extension du concept révèle une confusion des diverses formes que peut prendre la fiction et elle traduit aussi un usage assez vague du concept en philosophie, qui conduit certains philosophes à assimiler fiction et tromperie. Comme le remarque J.-M. Schaeffer3, le terme de « fiction » est difficile à saisir parce qu’il est souvent appréhendé par rapport à différents concepts pourtant difficiles à substituer les uns aux autres : tantôt associé à la mimesis, tantôt au simulacre, tantôt à la ressemblance ou encore à la représentation, ce concept, issu étymologiquement du latin fingere – façonner, construire et feindre, simuler – est équivoque. Le problème se complique dès lors que la fiction est opposée à la « réalité » et qu’elle est associée de ce fait à de nombreux champs de la connaissance4. Les approches philosophiques de la fiction se divisent grosso modo en trois catégories : celles qui abordent ce concept par rapport à celui de mimesis, celles qui l’abordent par le biais du langage et celles qui analysent la fiction pour elle-même. 2. Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, Vrin, traduction de Michel Foucault, 1994, §47, p. 76. 3. Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 2000, p. 14-15. 4. Joël Zufferey, Discours fictionnel autour des nouvelles de Jean-Pierre Camus, Leuven-Paris-Dudley (Ma.), Peeters, 2006, p. 2.
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La fiction chez Platon et Aristote Le livre II de la République de Platon est souvent cité pour montrer combien celui-ci refuse la fiction. Dans ce livre emblématique où il expulse Homère, Hésiode, Ésope, mais aussi tous les autres poètes parce que l’auteur juge leurs récits en vers comme relevant d’un mode de parole réputé douteux, fictif ou mensonger, la question de la fiction est posée dans le cadre d’une interrogation plus large portant sur le discours à tenir aux gardiens de la République. Pour Platon, il faut « surveiller » les créateurs d’histoires, car le problème de la validité du récit fictif est inséparable de questions à la fois pédagogiques et politiques. La question du choix du type de discours à tenir aux gardiens, portant tout autant sur la forme que sur le contenu, ne donne pourtant pas lieu chez Platon à une réflexion sur la forme et le contenu de la fiction. Renvoyant à tous les arts imitatifs, la fiction englobe chez Platon divers champs et pose le problème complexe de la mimesis, comme le remarque J.-M. Schaeffer : Chez Platon, la notion de mimesis rassemble sous un même chapeau la fiction littéraire et la représentation picturale, les deux étant considérées comme relevant au même titre du domaine du semblant. Selon cette conception, qui a été très influente, un tableau figuratif serait une représentation analogique de la réalité plutôt qu’une perception de cette réalité5.
La valeur de la fiction serait liée à celle que Platon accorde à la mimesis. Dans la mesure où les activités mimétiques apparaissent surtout dans « l’horizon du mensonge »6, la fiction serait donc condamnable. Elle se trouve rejetée à deux titres : d’une part, parce qu’il faut éviter de « simuler des activités répréhensibles » et, d’autre part, parce qu’il faut s’abstenir des activités mimétiques comme telles, car l’imitation n’est pas une connaissance. Enquêtant sur la fiction chez Platon, Luc Brisson substitue au couple « fiction et mimesis » celui de « mythe et fiction » et classe le mythe du côté de cette dernière. À partir de l’assimilation systématique que fait Platon dans ses textes entre poeisis et muthologia, il désigne, d’une part, le mythe comme un cas particulier de fiction parmi d’autres (comme les arts mimétiques, l’allégorie, etc.) et mène, d’autre part, une réflexion sur le rapport entre fiction et discours philosophique. 5. Schaeffer, op. cit. (2000), p. 17. 6. Ibid., p. 18.
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La fiction, sous la forme du mythe, sans faire l’objet d’une définition précise, est opposée au discours philosophique : Que peut, en effet, avoir de commun la démonstration logique du philosophe, contrôlée et partagée par ceux auxquels il s’adresse, avec l’exposé solitaire du poète ou de faiseur de mythes, invérifiables dans le meilleur des cas, quand il présente un sens cohérent immoral et de toute façon absurde, dans les autres cas, puisque le récit mythique, dans la mesure où il prétend donner accès à l’inaccessible, se livre sans retenue au prestige de l’illusion7 ?
Parce que le mythe est invérifiable – son référent est inaccessible aussi bien à l’intellect qu’aux sens, il est dans un passé dont on ne peut faire l’expérience directement ou indirectement8 – il faut lui préférer le discours philosophique, seul discours qui prétend à la vérité. L’opposition muthos/logos reprendrait l’opposition narratif/argumentatif. Alors que le discours argumentatif présente une organisation interne dont la caractéristique est de montrer une certaine nécessité, le mythe est assimilable à un discours faux, dont les parties s’enchaînent de façon contingente, contrairement au discours argumentatif, dont l’organisation interne présente un caractère de nécessité. Le « fabricant » de mythes est, à certains égards, comparable au sophiste. La définition du discours véritable permet en creux de distinguer le sophiste du philosophe : de même que le sophiste est caractérisé par un discours faux, le faiseur de mythes porte son discours sur autre chose que sur ce qu’il énonce. Ce rejet du mythe et, à travers lui, de la fiction est à nuancer, car à y regarder de près il paraît ambigu. D’une part, Platon rejette le mythe et à travers lui la fiction parce qu’il cherche à « en briser le monopole », afin d’imposer le type de discours qu’il entend développer, à savoir le discours philosophique, à ses yeux supérieur au mythe. Pourtant, au-delà de ce rejet, Platon a recours au mythe lui-même. Le rejet du mythe apparaît paradoxal dans la mesure où Platon y recourt. Le combat entre raison et mythe que recouvre cette question de la place de la fiction révèle que « la fonction fabulatrice elle-même a valeur prémonitoire et exploratoire à l’égard de quelque dimension de vérité scientifique »9. 7. Jean-François Mattéi, Platon et le miroir du mythe : de l’âge d’or à l’Atlantide, Paris, PUF, 1996, p. 136. 8. Luc Brisson, Introduction à la philosophie du mythe, Paris, Vrin, 1996, tome 1, p. 38. 9. Paul Ricoeur, « Mythe et philosophie », Encyclopedia Universalis, 1996, tome 15, p. 1037.
LIENS ENTRE PHILOSOPHIE ET FICTION : QUELQUES REPÈRES35
Non seulement le recours au mythe supposerait une aptitude à atteindre la vérité, supérieure à celle du logos (il donne à penser là où le concept est impuissant), mais il est encore d’une grande efficacité, car il « véhicule » un savoir élémentaire partagé par tous les membres d’une collectivité donnée, ce qui en fait un outil redoutable de persuasion à visée universelle. La question de la fiction est donc loin de se résumer à la thèse de l’exclusion des artistes de la Cité. Utilisée et sélectionnée comme moyen pour parvenir à la vérité, la fiction prend une valeur proche de celle que lui attribue Aristote. Avec Aristote, la mimesis est réhabilitée et la fiction trouve une valeur positive et acquiert droit de Cité : Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est très apte à l’imitation et c’est au moyen de celle-ci qu’il acquiert ses premières connaissances)10.
La mimesis est non seulement à la base de la production de la fiction, mais elle est aussi supérieure à l’histoire, à la chronique qui a pourtant prétention à la vérité. Si la fiction raconte des histoires, elle ne s’y réduit pas : avec Aristote, la question de la fiction devient sérieuse et ne se réduit plus à la tromperie. Si la problématique dont se nourrit Platon est celle de la feintise, cette dernière est largement absente de la vision aristotélicienne qui, comme le remarque Schaeffer, présente une image très « pacifiée » de la fiction, dès lors qu’elle consiste en : […] une représentation spécifique d’une narration qui représente des faits, soit nécessaires, soit vraisemblables, soit possibles. Cette représentation, parce qu’elle est séparée du discours factuel par une barrière catégorielle stable, alors que ce type de discours reste cantonné au particulier et au contingent […], a une prétention généralisante11.
Là où Platon renforçait la barrière entre fiction et réalité, Aristote dépasse cette peur de la contamination de la fiction et de la réalité en assignant à la première un pouvoir de dépassement par généralisation. Pour Aristote, les formes que peut prendre la fiction (poésie, tragédie) conduisent à une modélisation généralisante, ce qui les dote d’un pouvoir philosophique plus grand que la chronique qui, elle, prétend pourtant à la vérité. 10. Aristote, Poétique, éd. et trad. J. Hardy, Les Belles Lettres, Paris, 1932. 11. Schaeffer, op. cit. (2000), p. 48.
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Le langage comme vecteur de fiction Malgré la valeur positive qu’attribue Aristote à la fiction, l’idée, platonicienne, selon laquelle la fiction serait synonyme de tromperie domine chez les philosophes. Le rejet des fictions, presque général en philosophie, s’exprime à travers un rejet plus large du langage dans la mesure où il peut générer erreurs et faussetés. Parce que le langage induit de la fiction, il faut donc chercher à le contrôler. À partir de sa lecture de saint Thomas d’Aquin, Guillaume d’Occam assigne à l’universel le même mode d’existence que les fictions. La réalité n’est constituée que de choses « simples, isolées, séparées » ; le reste n’est que fiction, c’est-à-dire combinaison de noms d’individus dont l’emploi n’implique pas que l’on doive supposer l’existence d’aucune entité complémentaire. Dans ce parti pris nominaliste qui impose le recours aux faits comme le seul principe valide de la connaissance, on trouve un rejet des fictions, puisqu’elles consistent en concepts et abstractions. Pour le nominalisme, le terme abstrait n’est justifié que si on peut l’associer à une série d’expériences qui font surgir les êtres singuliers qui la composent. Dans le Traité des sensations, Condillac se fait l’écho de ce rejet : Tout a ses abus, combien n’y en a-t-il pas dans l’usage des signes, usage auquel nous devons notre supériorité. Ces abus sont sensibles dans les idées abstraites qu’on réalise (tout a ses abus) ; dans les principes généraux qu’on s’obstine à regarder comme l’origine de nos connaissances et dans les fausses idées que l’on se fait de la nature des êtres12.
Ce risque d’abus du langage conduit Condillac à recourir à une « langue bien faite ». Selon cette conception, la fiction est, sinon dangereuse, au moins inutile. Elle permet un usage abusif des mots, car un mot ne correspond pas forcément à un objet réel. Il faut se méfier des mots, car on peut créer par leur moyen des représentations aberrantes. Ce rejet trouve un écho chez des philosophes comme Spinoza, pour lequel il faut se méfier des mots, au même titre que des produits de l’imagination. Ce rejet des fictions en tant qu’elles constituent des abstractions s’exprime avec force dans l’hygiène linguistique qui ne cessera d’obséder le courant nominaliste. On peut résumer la thèse de la façon suivante : un nominaliste conséquent ne s’autorise à utiliser les termes généraux qu’à 12. Baruch Spinoza, « Traité de la réforme de l’entendement, Opera posthuma 1677 », Œuvres, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1954.
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la condition qu’on puise les analyser en des termes singuliers. Cette attaque des fictions par les nominalistes culmine chez J. Bentham13 qui met en place un dispositif capable d’éradiquer les fictions abusives du langage. Plutôt que de proposer une théorie de la fiction en tant que telle, le plus souvent, le « philosophe classique » la discrédite donc en s’appuyant d’ailleurs sur un usage assez flou de ce terme. Il renvoie tantôt à un « récit fictif » comme le mythe ou la fable, tantôt au concept de fiction lui-même. Comme le remarque Zufferey14, la fiction apparaît comme ce qui n’aurait pas sa place en philosophie. Assimilable à une tromperie, elle serait condamnable car elle éloigne de la vérité. Certains philosophes la présente comme inévitable, mais cherchent alors à établir un pouvoir de contrôle sur elle, soit pour l’éradiquer de leur discours, soit pour s’en servir comme d’un outil utile. Les approches philosophiques, en rejetant la fiction, apportent en creux des éléments de réflexion concernant sa légitimité ainsi que sa valeur. Le débat sur la fiction comme mimesis qui oppose Platon et Aristote pose avec force la question de la valeur à attribuer à la fiction, réflexion souvent absente des approches de ce concept. Cependant, un tel débat ne s’intéresse pas directement au rapport organique que la philosophie entretient avec la fiction et à celle que produit le discours philosophique en tant que tel15. Malika Temmar Université Picardie-Jules-Verne
13. Jeremy Bentham, De L’ontologie et autres textes sur les fictions, Paris, Le Seuil 1997. 14. Zufferey, op. cit. (2006). 15. Malika Temmar, Le Recours à la fiction dans le discours philosophique, Limoges, Lambert-Lucas, 2013.
1ERE PARTIE : L’ANTIQUITÉ TARDIVE
PHILOSOPHIA ET FICTIO ENTRE LE IIE ET LE IVE SIÈCLE Armando Bisogno Dans la première partie de l’Orator, Cicéron parle de son projet et du but de l’œuvre : In summo oratore fingendo talem informabo qualis fortasse nemo fuit. Non enim quaero quis fuerit, sed quid sit illud, quo nihil esse possit praestantius1.
L’expression In summo oratore fingendo évoque une fictio devant produire une forme (le verbe qu’utilise Cicéron est informabo) ; ici, donc, fingere correspond à l’opération de production de quelque chose qui n’existe pas. Dans le cas présent, Cicéron ne recherche pas un homme qui ait été le meilleur orator dans l’histoire (talem informabo qualis fortasse nemo fuit), c’est-à-dire un personnage réel ; il veut seulement trouver, c’est-à-dire produire, la défini tion « abstraite » de l’orator, c’est-à-dire la « forme » du parfait orator : Non enim quaero quis fuerit, sed quid sit illud, quo nihil esse possit praestantius. Cicéron ne parle donc pas d’un orator réel, mais de l’image théorique du parfait orator, c’est-à-dire d’une chose que seule la raison peut créer et qui ne peut exister dans la réalité : [Imago quae] neque oculis neque auribus neque ullo sensu percipi potest, cogitatione tantum et mente complectimur2.
Cette imago mentale est, pour Cicéron, la forme, l’idée, la species dont parle Platon : has rerum formas appellat ideas […] Plato, easque gigni negat et ait semper esse ac ratione et intellegentia contineri3. 1. Cicéron, Orator (désormais Orat.), 2, 7, A. S. Wilkins (éd.), O. C. T., Oxford, Oxford University Press, 1902, p. 112, 26-27 : « Quant à moi en forgeant (fingendo) le meilleur orateur, je vais le dessiner tel que personne n’a peut-être jamais été. Car je ne demande pas qui l’a été, mais ce que rien ne peut surpasser. » 2. Orat., 2, 8 : « [Une image] que ni les yeux, ni les oreilles, ni aucun sens ne peuvent percevoir, et que nous n’embrassons que par la pensée et par l’esprit. » 3. Orat., 3, 10 : « C’est ce que Platon appelle “idées” ; il dit qu’elles ne sont pas engendrées, mais éternelles, et qu’elles résident dans notre raison et notre intelligence. »
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Pour Cicéron, la fictio n’est donc pas tromperie, mais méthode d’analyse ; elle permet, en effet, de construire une image idéale, c’est-à-dire une définition qui ne provient pas de la réalité mais que nous pouvons appliquer à la réalité pour la comprendre. Une telle définition d’orator ne vient pas de l’histoire de la rhétorique ; au contraire, c’est grâce à cette définition que nous pouvons juger l’histoire de la discipline rhétorique. Cicéron appelle fingere cette opération, parce que la philosophie platonicienne, dans sa recherche, ne peut connaître et voir directement les idées ; elle peut seulement faire des hypothèses. Cela signifie que l’opération du fingere n’est jamais une connaissance, mais qu’elle est toujours un procédé dans une recherche, dans un parcours d’hypothèses. Pour cette raison, Cicéron dit par exemple (dans les Tusculanae) que Platon finxit sa république pour mieux parler de la naissance de l’État, ou qu’il finxit trois âmes, c’est-à-dire qu’il fit une « hypothèse psychologique », liée à la nature de l’âme. Nous pouvons dire alors que – selon Cicéron – le fingere est une partie de la spéculation philosophique, ou que la philosophie est une construction de fictiones, c’est-à-dire d’hypothèses sur lesquelles nous devons et pouvons dialoguer. Une telle signification de fictio est tout à fait en accord avec la conception « académique » de la philosophie chez Cicéron : un scepticisme qui pense l’homme comme un être cherchant toujours la vérité. Dans le Lucullus, Cicéron dit clairement que sa position philosophique est contraire à toutes les doctrines qui pensent que nous pouvons avoir une science de la vérité : nos autem quoniam contra omnes dicere qui scire sibi videntur solemus. Par conséquent, s’il n’est pas possible de connaître quelque chose d’une manière véritable, nous ne pouvons jamais faire que des hypothèses, c’est-à-dire fingere. Une telle conception du rôle de la fictio comme opération intellectuelle et philosophique change dans la pensée chrétienne, laquelle propose une théorie différente de la vérité. Dans l’œuvre de Tertullien, par exemple, le verbe fingere revêt une acception positive quand nous l’appliquons à l’action de Dieu qui a créé l’homme4. Quand il parle, par exemple, des dieux païens, Tertullien nous dit que, de ce qui n’est pas réel (c’est-à-dire 4. Cf. A. G. Hamman, L’homme, image de Dieu chez Tertullien, dans Hommage à René Braun II : Autour de Tertullien, J. Granarolo et M. Biraud (éd.), Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nice, 56. 2, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 97-110 ; R. Braun, Deus Christianorum. Recherches sur la terminologie doctrinale de Tertullien, 2e éd. revue et augmentée, Paris, Études Augustiniennes, 1977, p. 399-400.
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de ce qui n’a pas de corps), nous pouvons dire et fingere toute chose ; au contraire, là où se trouve la vérité, il n’y a pas de fictio. Potest incorporaliter fingi quodvis, quod non fuerit omnino ; vacat fingendi locus, ubi veritas est5.
Pour cette raison Tertullien dit notamment, dans le De carne Christi, que nous ne pouvons pas penser que les passiones du Christ soient fausses, parce que le Christ est totalement Dieu et, par conséquent, il est la veritas. Il existe donc une « fable vraie », c’est-à-dire l’histoire de la vie du Christ, et des fables fausses, produites par une fictio, lesquelles ne peuvent être que le lieu d’une corruption diabolique. Le diable est, en effet, pour Tertullien, toujours un aemulator Dei ; il crée donc une fausse réalité qui imite la vérité de Dieu pour tromper les hommes. Le diable est ainsi à l’origine tant de l’idolâtrie que de l’hérésie. Et ideo, neque a diabolo immissa esse spiritalia nequitiae, ex quibus etiam haereses veniunt, dubitare quis debet, neque ab idololatria distare haereses, cum et auctoris et operis ejusdem sint, cujus et idololatria. Deum, aut fingunt alium adversus Creatorem6.
L’idolâtrie est semblable à l’hérésie, car toutes deux produisent une fausse image (réelle ou conceptuelle) de Dieu. Mais quelle est l’origine de cette production des adulterae doctrinae ? Tertullien le dit clairement dans le septième chapitre du De praescriptione haereticorum. Hae sunt doctrinae hominum et daemoniorum prurientibus auribus (2 Tm 4, 3) natae de ingenio sapientiae saecularis7.
Les doctrinae hominum et daemoniorum se rapportent à la deuxième lettre à Timothée ; elles sont nées quand la sana doctrina a cessé d’être suivie et a produit des fables contraires à la vérité : Erit enim tempus cum 5. Tertullien, Ad nationes, II, 12, J. G. Ph. Borleffs (éd.), dans Id., Opera, I (Opera catholica), Turnhout, Brepols, 1954 (CCSL,1), p. 10-75, p. 50 : « Ce qui n’a jamais été, on peut le convertir en fiction ; là où est la vérité, la fiction disparaît. » 6. Id., De idololatria, 40, A. Reifferscheid et G. Wissowa (éd.), dans Id., Opera cit., I, p. 1099-1125, p. 1122 : « Voilà pourquoi il ne fait aucun doute que les démons ont envoyé les esprits de la perversité dont sont issues les hérésies, et que les hérésies ne diffèrent en aucune manière de l’idolâtrie : elles procèdent du même auteur et du même travail d’idolâtrie ou prétendent qu’il y a un autre Dieu contre le Créateur. » 7. Id., De praescriptione haereticorum, 7, R. F. Refoulé (éd.), dans Id., Opera cit., I, p. 192 : « Ce sont là les doctrines des hommes et des démons, nées du talent de la sagesse, pour des oreilles en prurit. »
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sanam doctrinam non sustinebunt sed ad sua desideria coacervabunt sibi magistros prurientes auribus et a veritate quidem auditum avertent ad fabulas autem convertentur (2 Tm 4, 3-4)8. Tertullien relie cette citation à un autre passage de l’épistolaire de Paul (la première lettre aux Corinthiens) pour affirmer que ces doctrines, qui ne peuvent que constituer des « fables » en regard de la vérité, sont nées grâce à la philosophie, c’est-à-dire à la sapientia saecularis. Pour mieux expliquer cette relation entre l’hérésie et la philosophie, Tertullien associe chaque hérétique à un philosophe ou à une école philosophique : Inde “aeones”, et formae nescio quae, et trinitas hominis, apud Valentinum : platonicus fuerat. Inde Marcionis Deus melior de tranquillitate : a Stoicis venerat. Et ut anima interire dicatur, ab Epicureis observatur. Et ut carnis restitutio negetur, de una omnium philosophorum schola sumitur. Et ubi materia cum Deo aequatur, Zenonis disciplina est; et ubi aliquid de igneo deo allegatur, Heraclitus intervenit : Eadem materia apud haereticos et philosophos volutatur (...). Unde malum, et quare? et unde homo, et quomodo? et, quod proxime Valentinus proposuit, unde Deus9 ?
Parmi tous les maîtres, il y en a un en particulier, selon Tertullien, qui a donné aux philosophes leur instrument de recherche et, partant, d’erreur. Miserum Aristotelem ! Qui illis dialecticam instituit, artificem struendi et destruendi, versipellem in sententiis, coactam in coniecturis, duram in argumentis, operariam contentionum, molestam etiam sibi ipsi, omnia retractantem, ne quid omnino tractaverit10. 8. « Car il viendra le temps où les hommes ne supporteront pas la saine doctrine, mais, ayant la démangeaison d’entendre des choses agréables, ils se donneront une foule de docteurs selon leurs propres désirs, détourneront l’oreille de la vérité, et se tourneront vers les fables. » 9. Ibid.: « De là (…) les éons et je ne sais quelles formes en nombre infini et la triade humaine : il avait été disciple de Platon. De là, le dieu de Marcion, préférable parce qu’il se tait : Marcion est issu des stoïciens. Et pour dire que l’âme est mortelle : qu’on considère Épicure. Pour nier la résurrection de la chair, on puise dans les leçons unanimes de tous les philosophes. Là où la matière est égalée à Dieu, c’est la doctrine de Zénon. Lorsque nous parlons d’un dieu de feu, c’est au tour d’Héraclite. Ce sont les mêmes arguments qu’agitent hérétiques et philosophes (...). D’où vient le mal et quelle en est la cause ? D’où vient l’homme et par quels moyens ? Ou encore la toute dernière question de Valentin : d’où vient Dieu ? ». Cf. F. Refoulé, “Tertullien et la philosophie”, Revue des Sciences Religieuses, 30,1956, p. 42-45 ; I. Vecchiotti, La filosofia di Tertulliano. Un colpo di sonda nella storia del cristianesimo primitivo, Urbino, Argalia editore, 1970. 10. Tertullien, De praescr. haeret., 7, p. 192 : « Pitoyable Aristote qui leur a enseigné la dialectique, également ingénieuse à construire et à détruire, multiforme dans ses propositions, outrée dans ses conjectures, rigide dans ses arguments, artisane de controverses, désagréable jusqu’envers elle-même, et qui remet tout en question de peur qu’un seul point lui ait échappé. »
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Le plus grand défaut de la dialectique, qu’Aristote a enseignée à tous les philosophes, est la capacité de dire le vrai et son contraire, de construire et détruire les argumentations, de changer les idées et les mots. Cette capacité produit les fables que Paul nous demande d’éviter : Hinc illae “fabulae et genealogiae interminabiles, et quaestiones infructuosae, et sermones serpentes velut cancer” (1 Tm 1, 4; ibid., 3, 4; 2 Tim 2, 17-23) ; a quibus nos Apostolus refraenans, nominatim philosophiam contestatur caveri oportere, scribens ad Colossenses (Col 2, 8) : “Videte ne quis vos circumveniat per philosophiam et inanem seductionem, secundum traditionem hominum”11.
Il n’y a donc pas place, dans la pensée de Tertullien, pour une recherche philosophique “libre” : Nostra institutio de Porticu Salomonis est, qui et ipse tradiderat Dominum in simplicitate cordis esse quaerendum (Sap 1, 1). Viderint, qui stoicum et platonicum et dialecticum Christianismum protulerunt. Nobis curiositate opus non est, post Christum Jesum; nec inquisitione, post Evangelium12.
Il faut chercher Dieu (Dominum esse quaerendum) : le quaerere est donc nécessaire. Mais nous ne pouvons pas le chercher à la manière des philosophes, lesquels n’avaient pas l’Écriture. Qu’est-ce donc ce quaerere chrétien ? Dans les lignes suivantes, Tertullien nous le dit clairement : Venio itaque ad illum articulum, quem et nostri praetendunt ad ineundam curiositatem, et haeretici inculcant ad importandam scrupulositatem. Scriptum est (inquiunt) : ‘Quaerite et invenietis’ (Mt 7, 7)13.
Pour comprendre la signification du verbe quaerere dans le verset de l’Évangile, il faut savoir que – selon Tertullien – Jésus a prononcé ces mots lors de la première partie de sa prédication, quand personne ne 11. Ibid. : « De là “ces fables, ces généalogies interminables, ces questions oiseuses, ces discours qui s’insinuent comme le cancer” (1 Tm 1, 4 ; ibid., 3, 4 ; 2 Tim 2, 17-23). L’apôtre, quand il veut nous en détourner, affirme que c’est contre la philosophie (il la nomme expressément) qu’il faut nous mettre en garde (Col 2, 8) : “Veillez, écrit-il aux Colossiens, que personne ne vous trompe par la philosophie et par de vaines séductions, selon la tradition des hommes”. » 12. Ibid., p. 193 : « Notre doctrine provient du portique de Salomon, qui nous avait appris que nous devons rechercher Dieu dans toute la simplicité de notre cœur (Sap 1: 1). Tant pis pour ceux qui ont mis en avant un christianisme stoïcien, platonicien et dialecticien ! Nous n’avons pas besoin de curiosité après Jésus-Christ, ni de recherche après l’Évangile. » 13. Ibid. : « J’arrive donc à cette phrase que les nôtres aussi allèguent pour autoriser leur curiosité et que les hérétiques inculquent dans l’esprit pour leur inoculer leur pédante méthode : “Il est écrit, disent-ils, cherchez et vous trouverez” (Mt 7, 7). »
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l’avait reconnu comme Christ. Ainsi, Jésus voulait simplement dire : vous n’avez pas encore compris que je suis le Christ ; il faut donc que vous me cherchiez encore. Le quaerere chrétien ne peut avoir lieu que dans le périmètre de l’Écriture, pour mieux comprendre le message du Christ. Quand cette compréhension est suffisante, le quaerere peut s’achever : Unum utique et certum aliquid institutum esse a Christo, quod credere omnimodo debeant nationes, et idcirco quaerere, ut possint, cum invenerint, credere. Unius porro et certi instituti infinita inquisitio non potest esse, quaerendum est donec invenias, et credendum ubi inveneris14.
On ne peut pas concevoir, selon Tertullien, une infinita inquisitio, c’està-dire une recherche qui n’arrive jamais à son but. La recherche de l’homme doit décider de sa direction : si elle veut arriver à la connaissance du vrai, elle doit chercher à l’intérieur de l’Écriture ; mais si sa recherche procède sans la foi, elle peut seulement produire de fausses fables parce que – selon Tertullien – la pensée, devenue chrétienne, ne peut plus être sceptique, c’est-à-dire qu’elle ne peut plus faire d’hypothèses. Tertullien n’est donc pas un philosophe qui croit au Christ, mais un croyant qui utilise la philosophie uniquement comme une méthode d’analyse de la vérité de l’Écriture. Il faut attendre l’œuvre de Lactance pour trouver, dans la pensée chrétienne, une conception différente de la relation entre l’hypothèse philosophique et la vérité. Dans les Divinae Institutiones, Lactance condamne la philosophie païenne15 : les philosophes, selon Lactance, falsa defendunt et, en même temps, simulant quaerere veritatem. Mais il y aurait une possibilité heuristique, sur le plan théorique tout au moins : Quod si extitisset aliquis, qui veritatem sparsam per singulos, per sectasque diffusam colligeret in unum, ac redigeret in corpus, is profecto non dissentiret a nobis. Sed hoc nemo facere, nisi veri peritus ac sciens potest. Verum autem scire, non nisi ejus est, qui sit doctus a Deo16. 14. Ibid. : « Jésus-Christ a enseigné une doctrine unique et précise à laquelle les païens doivent absolument croire et qu’ils doivent par conséquent rechercher, pour y croire quand ils l’auront trouvée. » 15. S. Casey, “Lactantius’ Reaction to Pagan Philosophy”, Classica et Mediaevalia, 32, 1971, p. 203-219. R. M. Ogilvie, The Library of Lactantius, Oxford, Clarendon Press, 1978. 16. Lactance, Divinae institutiones, dans Id., Opera omnia, I, S. Brandt (éd.), Praha, Tempsky/Wien, Tempsky/Leipzig, Freytag, 1890 (CSEL, 19) p. 606, 21-23: « Si quelqu’un avait rassemblé les vérités qui s’étaient répandues parmi les diverses sectes et
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Il est par conséquent possible que quelqu’un (aliquis) rassemble les parties de la vérité trouvées par les philosophes, en produisant un ensemble qui ne serait pas trop loin de la vérité chrétienne. On peut par conséquent produire une hypothèse philosophique (la recherche de l’aliquis) qui, sans la Révélation, peut arriver à la même conclusion que la vérité chrétienne, parce qu’il n’existe qu’une seule vérité, tandis que la méthode pour la trouver n’est pas unique. * * * En commentant le verset de l’Évangile de Luc 24, 28 (Finxit se longius ire), Augustin affirme : Fictio igitur quae ad aliquam veritatem refertur, figura est : quae non refertur, mendacium est17.
Le texte permet de distinguer une fictio qui se rapporte à la vérité, et devient une figure, une image de la vérité, et une fictio sans rapport avec la vérité et qui, pour cette raison, est une tromperie, un mendacium, parce que la tromperie (comme le dit Augustin dans le De mendacio) se produit quand celui qui parle aliud habet in animo, et aliud verbis vel quibuslibet significationibus enuntiat18. Cela signifie que, pour Augustin, nous pouvons avoir des images utiles et fiables de la vérité. En effet, nous pouvons également trouver dans l’Écriture cette typologie de construction. Cherchons à comprendre quelles sont ces images de la vérité et ce qu’est la vérité pour Augustin. en avait formé un corps de doctrine, il ne se trouverait pas loin de nos sentiments. Mais c’est une affaire que personne ne peut faire s’il n’est pas bien informé de la vérité et il ne peut pas être bien informé s’il ne l’a pas appris de Dieu lui-même. » Cf. M. Perrin, “Le Platon de Lactance”, dans Lactance et son temps. Recherches actuelles, Actes du IVe Colloque d’Études historiques et patristiques (Chantilly, 21-23 septembre 1976), J. Fontaine et M. Perrin (dir.), Paris, Beauchesne, 1978, p. 203-231; A. Goulon, “Lactance et les philosophes : réfutation ou dialogue?”, dans Les chrétiens face à leurs adversaires dans l’Occident latin au ive siècle, Actes des journées d’études du Groupe de Recherche sur l’Antiquité Chrétienne (GRAC) (Rouen, 25 avril 1997 et 28 avril 2000), J.-M. Poinsotte (éd.), 2001, Mont-Saint-Aignan, Publications de l’Université de Rouen, p. 13-22. 17. Augustin, Quaestiones euangeliorum libri II, 51, PL 35, 1362: « La fiction, qui se réfère à une vérité, est sa représentation ; ce qui ne fait référence à aucune vérité, est un mensonge. » 18. Id., De mendacio, 3, J. Zycha (éd.), Wien, Tempsky, 1900 (CSEL, 40), p. 413-466, p. 454.
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Dans la préface de Contra Academicos, son premier dialogue, Augustin parle avec Romanianus du port de la philosophie et dit que nous ne pouvons arriver à ce port que si la chance nous est favorable. Mais ce que le vulgus appelle fortuna – c’est-à-dire l’ensemble de toutes les choses qui peuvent arriver à l’homme au cours de son existence – est seulement la partie visible de la volonté de Dieu qui gouverne l’ordre de l’univers. Il n’y a rien, en effet, dans l’univers, qui ne soit en accord avec l’ordre voulu par Dieu, même si cet ordre n’est pas toujours visible. Pour cette raison, la recherche de l’homme ne peut s’arrêter à l’apparence du sensible : Ipsa [philosophia] enim docet, et vere docet nihil omnino colendum esse, totumque contemni oportere, quidquid mortalibus oculis cernitur, quidquid ullus sensus attingit. Ipsa verissimum et secretissimum Deum perspicue se demonstraturam promittit, et iam iamque quasi per lucidas nubes ostentare dignatur19.
Augustin utilise dans ce passage une image très efficace : la philosophie rejette les choses sensibles parce qu’elles sont les plus évidentes mais, en même temps, les plus instables. À l’inverse, elle s’approche de la chose la plus distante et, cependant, la plus véritable : Dieu, l’être le plus vrai (verissimus) et le plus lointain (secretissimus). La philosophie qui, pour Tertullien, était périlleuse et pouvait être utilisée uniquement comme instrument d’interprétation de l’Écriture, devient ici une possibilité, pour l’homme, de connaître partiellement Dieu. Mais, comment la philosophie peut-elle arriver à Dieu, qui est si éloigné de l’homme ? Per lucidas nubes : un nuage lumineux cache le soleil tout en révélant l’existence de celui-ci, parce que, quand nous voyons un nuage lumineux, nous pouvons, sans voir le soleil, comprendre qu’il se cache derrière les nuages. En quel sens Augustin utilise-t-il cette image ? Quels sont ces nuages à travers lesquels nous pouvons connaître 19. Id., Contra Academicos (désormais Acad.), I, 3, W. M. Green (éd.), Turnhout, Brepols, 1970 (CCSL, 29), p. 3-61, p. 5: « [La philosophie] enseigne, et elle enseigne véritablement, que tout ce qui est visible à un œil mortel, tout ce qui est vu par nos yeux n’est digne d’aucun culte et mérite notre mépris ; elle promet de manifester le Dieu, en même temps le plus véritable et le plus inconnu, et déjà elle daigne nous le montrer comme à travers des nuées lumineuses. » Cf. G. Catapano, Il concetto di filosofia nei primi scritti di Agostino. Analisi dei passi metafilosofici dal Contra Academicos al De vera religione, Roma, Institutum Patristicum Augustinianum, 2001 ; A. Bisogno, “Il ‘discorso sul metodo’ di Agostino : il Contra Academicos”, Studi filosofici, 40, 2018, p. 27-48.
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Dieu ? Augustin l’explique dans un autre dialogue, le De ordine, par le biais d’une autre image : Si quis tam minutum cerneret, ut in vermiculato pavimento nihil ultra unius tessellae modulum acies eius valeret ambire, vituperaret artificem velut ordinationis et compositionis ignarum ; eo quod varietatem lapillorum perturbatam putaret, a quo illa emblemata in unius pulchritudinis faciem congruentia simul cerni collustrarique non possent20.
En voyant le monde, l’homme peut s’arrêter à l’apparence ; voir une mosaïque de trop près et penser que les différentes tesselles sont irrégulières et que l’auteur de la mosaïque a fait une erreur. Mais celui qui observe la mosaïque peut, en s’éloignant, comprendre l’ordre des tesselles et voir que leur irrégularité a une signification dans le rapport des unes avec les autres. Pour comprendre l’ordre, il ne faut pas s’arrêter aux choses les plus visibles, comme les tesselles de la mosaïque, mais il faut parvenir à une vision d’ensemble. Seuls les hommes dépourvus d’eruditio n’arrivent pas à cette connaissance : Nihil enim aliud minus eruditis hominibus accidit21. L’idée du Contra Academicos (la philosophie montre Dieu per speculum) prend donc, dans le De ordine, une forme plus compréhensible : le parcours de la philosophie, que veut montrer Dieu, doit arriver à l’eruditio, qui permet de voir les choses non dans leur singularité, mais comme un ensemble. Le mouvement philosophique est donc la recherche de l’unité au-delà de la multiplicité, et l’eruditio est l’instrument de cette recherche. Il faut maintenant comprendre ce qu’est cette eruditio. Augustin pense, en effet, que nous pouvons rechercher l’ordre au-delà de l’apparence au moyen des arts libéraux, c’est-à-dire des sept disciplines qui règlent l’usage de la pensée, du langage et de la quantité harmonique. Augustin 20. Id., De ordine (désormais ord.), W. M. Green (éd.), Turnhout, Brepols, 1970 (CCSL, 29), p. 89-137, p. 90 : « Si un homme avait la vue si courte que, sur un pavement de mosaïque, il ne pût embrasser du regard que le tracé d’une seule tesselle, il accuserait l’artisan d’ignorer l’ordre et la composition ; car il penserait qu’on a mélangé les cubes variés, si bien qu’on ne peut saisir ensemble et embrasser du regard les dessins qui doivent s’adapter les uns aux autres pour former un seul tableau. » Cf. G.-H. Allard, “Arts libéraux et langage chez Augustin”, dans Arts libéraux et philosophie au Moyen Âge. Actes du IVe Congrès International de Philosophie Médiévale (Montréal, 27 août – 2 septembre 1967), Montréal, Institut d’Études médiévales, Paris, Vrin, 1969, p. 481-492 ; N. Cipriani, “Sulla fonte varroniana delle discipline liberali nel De ordine di S. Agostino”, Augustinianum, 40, 2000, p. 203-224. 21. August., ord., p. 90.
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pense ainsi au trivium (grammaire, rhétorique et dialectique) et au quadrivium (arithmétique, géométrie, musique, astronomie) : Iam in musica, in geometria, in astrorum motibus, in numerorum necessitatibus ordo ita dominatur ut si quis quasi eius fontem atque ipsum penetrale videre desideret, aut in his inveniat aut per haec eo sine ullo errore ducatur22.
Cette eruditio peut nourrir le miles philosophiae, mais elle permet surtout à l’homme d’arriver au but de la recherche, au point extrême, au-delà duquel il n’y a rien d’autre à chercher. L’homme qui arrive à ce but, doit alors conduire les autres hommes, tel un dux. Talis enim eruditio, si quis ea moderate utatur (...), talem philosophiae militem nutrit vel etiam ducem23.
Augustin pense donc que le monde est une image, une apparence, ou encore un théâtre : Theatrum mundus, spectator Deus. Dieu est le spectateur d’en haut, l’homme est en bas. Dans cette relation, l’homme ne peut jamais voir au-delà ; il doit alors comprendre ce qu’il y a au-delà en utilisant les choses qui sont ici comme des images, des représentations qu’on peut décrypter avec les arts libéraux, c’est-à-dire avec la philosophie. Pour Augustin, nous ne pouvons donc affirmer la vérité d’une chose que si nous pouvons trouver sa place dans l’ordre du monde et connaître les règles avec lesquelles nous pouvons affirmer si une proposition est vraie, si une démonstration géométrique est vraie, etc. Si l’homme ne peut jamais avoir la vérité (sapientia), mais seulement savoir la vraie méthode permettant de connaître les règles de fonctionnement de la réalité (scientia), nous pouvons penser aussi à une scientia de la fictio, c’est-à-dire à une connaissance des règles avec lesquelles nous pouvons construire une véritable fiction. Si la vérité est, pour l’homme, un jugement (c’est-à-dire une évaluation du rapport entre le cas particulier 22. Ibid., II, 5, 14, p. 115 : « Dans la musique donc, dans la géométrie, dans l’astronomie, dans la rigueur des nombres, l’harmonie est souveraine. Et si quelqu’un désire voir sa source et son sanctuaire même, pour ainsi dire, c’est en ces disciplines qu’il les trouvera, ou alors c’est par elles qu’il y sera conduit sans erreur. » 23. Ibid. : Une telle science, en effet, si on en use modérément (…) engendre à la philosophie de tels soldats et même de tels généraux. » Cf. J. Doignon, “Grandeur et décadence de l’eruditio aux yeux d’Augustin du De ordine au De musica”, dans Interio rità e intenzionalità in S. Agostino, Atti del I e II seminario int. del Centro di Studi Agos tiniani di Perugia, L. Alici (éd.), Roma, Institutum Patristicum Augustinianum, 1990, p. 21-33.
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et les règles universelles, comme pour la géométrie), il n’y a pas, dans la réalité, de choses fausses, mais seulement un faux jugement. Par conséquent, la statue d’un homme est une vraie statue, précisément parce qu’elle est un faux homme : De volatu Daedali veram fabulam esse non potuisse, nisi Daedalum volasse falsum esset24.
La présence, dans la pensée d’Augustin, d’une théorie épistémologique lui permet donc d’analyser aussi la fausseté comme un objet qu’on peut juger. Dans un monde gouverné par Dieu, l’ordre permet d’accepter également les choses fausses et d’utiliser la fictio pour construire une hypothèse. D’un côté, Augustin utilise le verbe fingere pour introduire de nombreuses fictions scéniques : nous avons vu l’exemple de la mosaïque et du soleil caché par les nuages, mais il y a aussi, dans l’œuvre d’Augustin, de véritables « fictiones theatrales » ; par exemple, lorsque l’auteur arrive à une confrontation directe avec les Académiciens, dans le Contra Academicos, où il raconte le dialogue entre des philosophes sur la vérité, et imagine son entrée, face à un philosophe Académique avec lequel il se dispute : Ecce enim faciamus me atque Academicum in illas lites philosophorum irruisse25. Puis, quand il veut se mesurer non plus avec les Académiciens mais avec Platon, il imagine sortir du tribunal et entrer directement dans l’école de Platon, avec qui il s’entretient : Sed ab hoc iam litigioso tribunali secedamus in aliquem locum, ubi nobis nulla turba molesta sit ; atque utinam in ipsam scholam Platonis26.
D’un autre côté, Augustin utilise le verbe fingere pour parler des hypothèses philosophiques ; par exemple, dans le De beata vita, quand il accepte ce que Cicéron dit d’Orata dans l’Hortensius : Sed fingamus aliquem talem, qualem Tullius fuisse dicit Oratam27. Ou encore dans le 24. Id., Soliloquia, II, 11, 20, W. Hormann (éd.), Wien, Tempsky, 1986 (CSEL, 89), p. 72 : « L’histoire du vol de Dédale n’aurait pas pu être vraie si le fait que Dédale avait volé n’avait pas été faux. » 25. Id., Acad., III, 8, 17, éd. cit., p. 44. 26. Ibid., III, 9, 18, éd. cit., p. 45 : « Mais quittons maintenant ce tribunal de disputes pour un lieu où nulle foule ne nous dérangera. Pourvu que ce soit pour l’école même de Platon! » Cf. A. Bisogno, “Platone come luogo storiografico da Cicerone ad Agostino”, dans Princeps philosophorum. Platone nell’Occidente tardo-antico, medievale e uma nistico, M. Borriello et A. M. Vitale (dir.), Roma, Città nuova editrice, 2017, p. 205-257. 27. Augustin, De beata uita, 4, 26, W. M. Green (éd.), Turnhout, Brepols, 1970 (CCSL, 29), p. 65-85, p. 80.
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De magistro, lorsque Adéodat dit qu’aucun acteur ne peut expliquer le sens et la signification de la préposition latine ex ; Augustin lui propose alors de penser, comme une hypothèse, qu’il peut exister un acteur capable de le faire : Verum fortasse dicis: sed fingamus eum posse28. Enfin, dans une lettre à Nebridius, Augustin parle des images que nous pouvons appeler phantasiae. Il y a deux genera d’images, dit Augustin. Le premier genus comprend les images produites par les sens, c’est-à-dire les images de la mémoire. Le deuxième genus représente les images de l’opinio. Alteri generi subiciantur illa quae putamus ita se habuisse vel ita se habere, velut cum disserendi gratia quaedam ipsi fingimus nequaquam impedientia veritatem, vel qualia figuramus cum legimus historias, et cum fabulosa vel audimus vel componimus vel suspicamur29.
Dans le deuxième genus entrent les images avec lesquelles l’homme peut parler des hypothèses, c’est-à-dire de la façon dont sont les choses ou de la façon dont elles peuvent être (ita se habuisse vel ita se habere). Nous pouvons utiliser cette hypothèse de deux manières : 1. pour créer une fictio pouvant être utile pour la discussion (disserendi gratia) et qui n’est pas un obstacle pour trouver la vérité (nequaquam impedientia veritatem) ; 2. pour comprendre ou pour créer des fables (qualia figuramus cum legimus historias, et cum fabulosa vel audimus vel componimus vel suspicamur). Nous pouvons, donc, avec les images, créer des hypothèses : d’un côté, on peut donner une forme mentale aux choses ; on peut se représenter le visage d’Énée (Ego enim mihi ut libet atque ut occurrit animo, Aeneae faciem fingo) ou la structure du monde et de sa nature (ut est tartareus Phlegethon, et quinque antra gentis tenebrarum, et stylus septentrionalis continens coelum). Mais d’un autre côté, on peut surtout créer des images conceptuelles, c’est-à-dire des hypothèses scientifiques (Dicimus tamen et inter disputandum, puta esse tres super invicem mundos, qualis hic unus est ; et, puta quadrata figura terram contineri ; et similia). Il y a donc, dans l’âme de l’homme, la possibilité de penser à 28. Id., De magistro, 3, 6, K.-D. Daur (éd.), Turnhout, Brepols, 1970 (CCSL, 29), p. 157-203, p. 163. 29. Id., Epistula ad Nebridium, dans Id., Epistolae, VII, 2, 4, A. Goldbacher (éd.), Wien, Tempsky, 1895 (CSEL, 34), p. 15 : « Dans la seconde catégorie il faut placer les choses dont nous pensons qu’elles ont été ou qu’elles sont d’une certaine manière: par exemple quand, dans l’intérêt de la discussion, nous faisons des suppositions qui ne sont nullement un obstacle pour trouver la vérité, ou bien ce que nous imaginons quand nous lisons des histoires et quand nous écoutons des fables, en composons, ou en inventons. »
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des choses jamais vues (Haec enim omnia ut cogitationis tempestas habuerit, fingimus et putamus). C’est une vis, une capacité qui permet à l’homme d’augmenter ou de réduire les choses, de créer ses images, qui sont des transformations de ce que les sens ont fait connaître. Licet igitur animae imaginanti, ex his quae illi sensus invexit, demendo, ut dictum est, et addendo, ea gignere quae nullo sensu attingit tota30.
* * * Le rapport entre fictio et philosophie, dans les premiers siècles de la pensée chrétienne, s’inscrit donc dans le cadre plus général du rapport entre foi et philosophie. En effet, Tertullien, qui croit que la foi donne déjà la vérité, pense que la philosophie, quand elle produit des hypothèses, peut seulement créer des fictiones, c’est-à-dire des images fausses de la vérité. Si la philosophie, comme l’a dit Cicéron, est une recherche infinie du vrai dans laquelle l’homme peut seulement construire des fictiones hypothétiques, la présence de la Révélation a rendu inutile cette méthode philosophique. Ce qui signifie qu’après le Christ, la recherche de l’homme ne peut être utile que dans le périmètre de l’Écriture, au sein duquel il n’y a pas de fictio. Augustin, au contraire, pense que l’homme est un « être cherchant » par nature, c’est-à-dire qu’il doit toujours quaerere veritatem. La Révélation n’a pas donné toute la vérité, mais a montré à l’homme le chemin : chercher dans le monde, à partir de la foi, les traces de la vérité, en créant aussi les fictiones indispensables pour construire ses hypothèses. Armando Bisogno Université de Salerne
30. Ibid., 3, 6, p. 17 : « Il est donc possible pour l’âme qui imagine d’engendrer, à partir de ce que les sens lui ont communiqué (par suppression et par addition, avons-nous dit) des images qu’aucun sens ne peut saisir dans leur intégralité. »
LE STATUT DE LA FICTION CHEZ MACROBE : BANQUET ET SONGE DANS LA FICTION DES SAVOIRS Benjamin Goldlust Dans l’histoire de l’encyclopédisme à l’époque tardive, Macrobe1 partage avec Martianus Capella la singularité d’avoir tenu à théâtraliser le savoir, au lieu de le présenter sans mise en œuvre littéraire dans le cadre d’un simple traité didactique ou d’un manuel scolaire. Le compilateur Macrobe, que la Quellenforschung a accusé de tous les vols sans vraiment étudier les modalités de la réexploitation des sources2, revendique d’ailleurs manifestement une ambition artistique, parallèlement à son ambition encyclopédique3. Mais, en amont même de la nature des savoirs véhiculés, on se propose ici d’étudier les cadres littéraires mis en œuvre par Macrobe afin d’en assurer la transmission. Dans ses deux grandes œuvres, les Saturnales et le Commentaire au Songe de Scipion qui, sous des modalités variées, relèvent d’un projet encyclopédique global, adjoignant peu ou prou aux sciences du triuium les sciences du quadriuium, le recours à la fiction permet d’orchestrer la diffusion des savoirs. La fiction, dont on analysera les différents statuts, semble relever directement d’un parti-pris littéraire permettant à l’encyclopédisme d’échapper à la sécheresse de la rubrique ou du traité et de valoriser la mise en scène des savoirs, faisant ainsi de l’œuvre de Macrobe une étape significative dans l’histoire de leur transmission. On évoquera brièvement, dans un premier temps, le lexique de la fiction, avant d’en étudier les statuts (Macrobe ayant pris le soin de 1. Nous nous fondons sur l’édition des Saturnales de R. Kaster, Macrobii Ambrosii Theodosii Saturnalia, Oxford, Oxford University Press, 2011 (avec les traductions de Bornecque-Richard, Paris, 1937, et C. Guittard, Paris, 1997, pour les livres 1-3) et sur l’édition du Commentaire au Songe de Scipion de M. Armisen-Archetti, Paris, Les Belles Lettres, t. 1 et 2, 2003. 2. Voir notamment H. Linke, Quaestiones de Macrobii Saturnaliorum fontibus, diss. Breslau, 1880 et G. Wissowa, De Macrobii Saturnaliorum fontibus capita tria, diss. Breslau, 1880. 3. Voir Macrobe, Saturnalia (désormais Sat.), Praef.
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distinguer différentes catégories de fiction, en retenant notamment le critère du rapport de la fiction avec la vérité) et d’envisager enfin la mise en œuvre de la fiction dans le cadre de la narration et du dialogue. Dans l’œuvre de Macrobe, la fiction est globalement très présente, aussi bien dans la mesure où l’auteur y a plusieurs fois recours en tant que modalité littéraire de la transmission des savoirs que dans la mesure où elle fait l’objet de l’analyse du théoricien réfléchissant sur les rapports entre mythe et vérité. Sans doute retrouve-t-on d’ailleurs, dans ce double statut de la fiction (à la fois modalité littéraire pratique de la présentation du savoir et objet d’étude théorique), l’une des spécificités intellectuelles de Macrobe, qui apprécie de mettre en application pratique les contenus théoriques qu’il prône par ailleurs et a ainsi souvent tendance à démontrer le mouvement par la marche4. Pour autant, au-delà même de la complexion intellectuelle propre à Macrobe, des comparaisons sont possibles avec d’autres penseurs tardifs, à commencer évidemment par Augustin, dans l’œuvre duquel, comme le montre S. Van der Meeren dans le présent volume5, la personnification en tant que fabula est le « cadre littéraire » dans lequel s’élabore, précisément, une réflexion sur les rapports entre philosophie et fiction (qui acquiert ainsi, en ce cas aussi, le statut d’objet d’étude). Mais comment la notion de fiction est-elle désignée par l’auteur ? C’est, comme l’on pouvait s’y attendre, avant tout le substantif fabula qui est utilisé, puisque l’on en trouve 79 occurrences dans le corpus macrobien. C’est d’ailleurs ce terme que retient l’auteur au moment de présenter la typologie des différentes catégories de fiction au début du Commentaire, nous y reviendrons. En outre, les fabulae désignent aussi bien les fables des poètes et des mythographes, évoquées par le commentateur Macrobe et potentiellement trompeuses, que la forme par laquelle la vérité peut se communiquer, et qui fait l’objet de l’analyse du théoricien. Après fabula, le substantif le plus utilisé par Macrobe pour traduire la fiction est fictio, même s’il convient évidemment de laisser de côté l’adjectif fictilis, très majoritairement utilisé, dans le corpus, pour 4. Voir B. Goldlust, Rhétorique et poétique de Macrobe dans les Saturnales, Turnhout, Brepols, 2010, p. 279 et p. 477. 5. Voir S. Van der Meeren, « Penser le vrai et l’illusion dans le jeu des formes littéraires : Le rôle de la personnification de Philosophie dans les premiers « Dialogues » d’Augustin et dans la Consolatio de Boèce », p. 72, qui distingue d’emblée deux niveaux : le « dispositif-cadre, qui fait intervenir la fiction sous la forme de personnifications mises en scène » et « le contenu intra-diégétique de l’épisode fictif lui-même ».
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d ésigner les pièces façonnées à la main, comme les chandelles de cire envoyées lors des Saturnales6, ainsi que le substantif fictor, qui désigne le sculpteur7. On pourrait croire, d’abord, que la fictio est une sous- catégorie de la fabula, comme certaines occurrences pourraient l’accréditer, mais cette conclusion semble trop tranchée, si l’on prend en compte l’ensemble des occurrences ; il ne semble pas possible d’établir une distinction très nette, par exemple entre un terme connoté négativement (en tant qu’obstacle à la transmission de la vérité) ou positivement (car susceptible de ne pas s’opposer à la transmission de la vérité). On trouve également quelques occurrences des substantifs figmentum8 et commentum9, mais sans doute trop ponctuelles et isolées pour permettre de déceler, chez Macrobe, la volonté manifeste d’attribuer à ces substantifs des nuances spécifiques. L’analyse lexicale est, en ce sens, un peu décevante et il faut bien reconnaître que fictio sert souvent de doublet à fabula, par souci de uariatio, et que c’est donc davantage du côté des idées qu’il faut se tourner. Le statut à part occupé par Macrobe dans l’histoire de la notion de fiction, à la charnière entre la tradition platonicienne et l’interprétation humaniste, s’explique sans doute par la présence, au début du Commentaire au Songe de Scipion, d’un exposé théorique sur les différentes catégories de fiction. Cet exposé a une finalité clairement définie : établir s’il existe des fictions auxquelles le philosophe puisse avoir recours sans risquer de travestir la vérité et, si oui, à quelles conditions, ou si, à défaut, toutes les fictions sont à rejeter systématiquement. Le critère de classement est donc bien celui du rapport à la vérité. Un passage antérieur du 6. Voir notamment Macrob., Sat., 1, 11, 49 : ex illo traditum ut cerei Saturnalibus missitarentur et sigilla arte fictili fingerentur ac uenalia pararentur quae homines pro se atque suis piaculum pro Dite Saturno facerent. 7. Voir Macrob., Sat., 5, 17, 5 : quod ita elegantius auctore digessit, ut fabula lasciuientis Didonis, quam falsam nouit uniuersitas, per tot tamen saecula speciem ueritatis obtineat et ita pro uero per ora omnium uolitet, ut pictores fictoresque et qui figmentis liciorum contextas imitantur effigies, hac materia uel maxime in effigiandis simulacris tamquam unico argumento decoris utantur, nec minus histrionum perpetuis et gestibus et cantibus celebretur. Voir aussi Sat. 5, 21, 16 : Herculem uero fictores ueteres non sine causa cum poculo fecerunt, et non numquam cassabundum et ebrium ; non solum quod is heros bibax fuisse perhibetur, sed etiam quod antiqua historia est Herculem poculo tamquam nauigio uectum immensa maria transisse. 8. Voir notamment Macrob., Commentarius ex Cicerone in Somnium Scipionis (désormais In Somn.) 1, 2, 4 ; 1, 2, 10 ; 1, 2, 11 ; 1, 9, 8 ; 2, 10, 11. 9. Voir notamment Macrob., Sat. 1, 19, 18 et 1, 20, 13.
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début du livre 1 du Commentaire au Songe de Scipion rapporte d’ailleurs un avis de Colotès, disciple d’Épicure, formalisant cette opposition de principe entre la fiction (en l’occurrence figmentum) et la philosophie, opposition sous la bannière de laquelle est placé l’exposé de Macrobe. Ait a philosopho fabulam non oportuisse confingi, quoniam nullum figmenti genus ueri professoribus conueniret10.
En Sat. 1, 8, 6, l’on retrouve, exprimée cette fois grâce au substantif fictio, l’idée d’une opposition entre la fausseté de la fiction mise en œuvre par les mythologues et la vérité des savants : Saturnum enim in quantum mythici fictionibus distrahunt, in tantum physici ad quandam ueri similitudinem reuocant11.
Ce débat, en amont même de la question du statut du mythe, s’inscrit évidemment dans le droit fil des préventions platoniciennes contre le mensonge des poètes, dont P.-A. Deproost a bien montré la survivance tardive dans son bel article Ficta et facta12. La structuration très claire de l’exposé macrobien, qui est systématique et très pédagogique, justifie qu’on le cite en un seul bloc. Nec omnibus fabulis philosophia repugnat, nec omnibus adquiescit ; et ut facile secerni possit quae ex his a se abdicet ac uelut profana ab ipso uestibulo sacrae disputationis excludat, quae uero etiam saepe ac libenter admittat, diuisionum gradibus explicandum est. Fabulae, quarum nomen indicat falsi professionem, aut tantum conciliandae auribus uoluptatis aut adhortationis quoque in bonam frugem gratia repertae sunt. Auditum mulcent uel comoediae, quales Menander eiusue imitatores agendas dederunt, uel argumenta fictis casibus amatorum referta, quibus uel multum se Arbiter exercuit uel Apuleium non numquam lusisse miramur. Hoc totum fabularum genus, quod solas aurium delicias profitetur, e sacrario suo in nutricum cunas sapientiae tractatus eliminat. Ex his autem quae ad quandam uirtutum speciem intellectum legentis hortantur fit secunda discretio. In quibusdam enim et argumentum ex ficto locatur et per mendacia ipse relationis ordo contexitur, ut sunt illae Aesopi fabulae elegantia fictionis illustres, at in aliis argumentum quidem fundatur ueri soliditate sed haec 10. Macrob., In Somn., 1, 2, 4 : « Colotès dit qu’un philosophe n’aurait pas dû inventer une fiction, parce qu’aucune sorte d’affabulation ne convient à des hommes qui professent le vrai. » 11. Macrob., Sat., 1, 8, 6 : « Autant les mythologues, par leurs fictions, défigurent l’histoire de Saturne, autant les savants la rapprochent de la vraisemblance. » 12. P. A. Deproost, « Ficta et facta. La condamnation du ‘mensonge des poètes’ dans la poésie latine chrétienne », Revue des Études Augustiniennes, 44, 1998, p. 101-121.
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ipsa ueritas per quaedam composita et ficta profertur, et hoc iam uocatur narratio fabulosa, non fabula, ut sunt cerimoniarum sacra, ut Hesiodi et Orphei quae de deorum progenie actuue narrantur, ut mystica Pythagoreorum sensa referuntur13.
C’est manifestement le statut sacré prêté à la philosophie, comme le confirme la métaphore filée, qui est susceptible d’interdire l’usage de la fiction, risquant de profaner par des contenus empreints de fausseté la vérité de l’esprit. C’est d’ailleurs, soit dit en passant, cela qui explique, entre autres choses, l’étonnement (miramur) confessé par Macrobe au sujet d’Apulée, en qui il veut voir exclusivement un philosophe et qui aurait sans doute mieux fait, à ses yeux, de ne pas se fourvoyer dans la fiction romanesque. Macrobe entreprend donc une typologie des différentes catégories, que l’on peut analyser de la manière suivante : les fabulae ont été créés 1/ soit pour satisfaire le plaisir de l’auditeur, 2/ soit pour l’exhorter à mener une vie plus morale. Dans le premier cas, où l’enjeu est le seul plaisir, le philosophe doit s’abstenir totalement de ce type de fiction. Le second cas comprend deux sous-catégories : les fictions relevant de la pure imagination, à l’instar des fables, et celles qui, s’appuyant sur une base réelle, sont présentées en vertu d’une orchestration imaginaire, ce qui conduit Macrobe à distinguer « fiction » et « narration fictive », dernière catégorie à laquelle il faut d’ailleurs rattacher les Saturnales. Nous y reviendrons. 13. Macrob., In Somn. 1, 2, 6-9 : « La philosophie ne répugne pas toujours aux fictions (fabulae), pas plus qu’elle ne les approuve toujours ; et pour que l’on puisse aisément distinguer les éléments qu’elle renie et exclut comme profanes du vestibule même de son débat sacré, et ceux au contraire qu’elle admet souvent et volontiers, l’analyse doit procéder par divisions successives. Les fabulae, dont le nom même signale qu’elles font profession de fausseté, ont été inventées tantôt pour procurer seulement du plaisir aux auditeurs, tantôt aussi pour les exhorter à une vie plus morale. Ce qui charme l’ouïe, ce sont soit les comédies, comme celles que firent jouer Ménandre et ses imitateurs, soit les intrigues emplies d’aventures amoureuses imaginaires, que pratiqua beaucoup Pétrone et auxquelles s’amusa parfois, à notre étonnement, Apulée. Toutes les fictions de ce genre, qui ne se proposent que de délecter l’auditeur, l’exposé philosophique les exclut de son sanctuaire pour les renvoyer aux berceaux des nourrices. Quant aux fictions qui exhortent l’intelligence du lecteur à se figurer en quelque sorte les vertus, elles se divisent à leur tour en deux groupes. Il en est certaines, en effet, dont l’argument relève de l’imagination et où la progression même de la narration est tissée d’éléments inventés : c’est le cas des fables d’Ésope, célèbres pour l’élégance de la fabulation ; dans d’autres, en revanche, l’argument s’appuie bien sur une base véridique solide, mais cette vérité même est présentée à travers un agencement imaginaire, et on parle alors de narration fictive, non de fiction : ainsi, les rites des mystères, les récits hésiodiques ou orphiques au sujet de la généalogie et des aventures des dieux, les formules mystiques des Pythagoriciens. »
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Si l’on prend les choses d’assez haut, il semble que, outre l’établissement de cette typologie, la seconde grande spécificité théorique de Macrobe (une fois réglé le cas, à éviter à tout prix, des fictions recherchant le seul plaisir) est d’avoir pensé et exprimé nettement la possibilité d’une coalescence entre fiction et vérité. Le Commentaire au Songe de Scipion théorise ainsi un dépassement de la prévention originelle de la tradition platonicienne contre toute forme de présentation du savoir par l’intermédiaire de la fiction et la reconnaissance d’un possible recours à l’imaginaire. Sequens in aliam rursum discretionem scissa diuiditur : nam cum ueritas argumento subest sola que fit narratio fabulosa, non unus reperitur modus per figmentum uera referendi. Aut enim contextio narrationis per turpia et indigna numinibus ac monstro similia componitur ut di adulteri, Saturnus pudenda Caeli patris abscidens et ipse rursus a filio regni potito in uincla coniectus, quod genus totum philosophi nescire malunt – aut sacrarum rerum notio sub pio figmentorum uelamine honestis et tecta rebus et uestita nominibus enuntiatur : et hoc est solum figmenti genus quod cautio de diuinis rebus philosophantis admittit14.
Autrement dit, une fois admise l’éventualité du recours à la narration, lorsque l’argument a un fond de vérité, Macrobe exclut un premier type de narration, celle qui met en œuvre des contenus honteux, mais déclare qu’il existe un type d’imagination propre à révéler la connaissance du sacré. Ce type de fiction, que nous pouvons lire comme une définition de la mythographie, vaut non seulement d’un point de vue purement théorique, mais également compte tenu de la réception à laquelle il va donner lieu, car l’on peut sans doute y voir le fondement conceptuel du recours à la lecture allégorique. On songe évidemment à l’allégorèse virgilienne, telle que la pratiquent les convives des Saturnales d’abord, puis à leur suite toute une tradition d’exégètes comme Fulgence le 14. Macrob., In Somn., 1, 2, 10-11 : « La catégorie suivante se scinde à son tour pour admettre, une fois divisée, une nouvelle distinction : lorsque l’argument a un fond de vérité et que seule la narration relève de la fiction, on rencontre plusieurs façons de présenter le vrai par le biais de l’imaginaire. Ou bien la narration est un tissu de turpitudes, indignes des dieux et monstrueuses : par exemple des adultères divins, Saturne tranchant le sexe de son père le Ciel et lui-même à son tour détrôné par son fils et jeté aux fers – ce genre-là, les philosophes préfèrent l’ignorer totalement ; ou bien la connaissance du sacré est révélée sous le voile pieux d’éléments imaginaires, couverte de faits honnêtes et revêtue de noms honnêtes : et c’est le seul genre d’imagination à avoir la caution du philosophe qui traite du divin. »
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Mythographe15, reçu comme un modèle pour une relecture symbolique de Virgile à l’époque médiévale et humaniste. Œuvre pionnière dans l’interprétation virgilienne, les Saturnales fixaient déjà aux convives, grâce à la fiction sympotique, le programme de la découverte des mystères du poème sacré : Sed nos, quos crassa Minerua dedecet, non patiamur abstrusa esse adyta sacri poematis, sed arcanorum sensuum inuestigato aditu doctorum cultu celebranda praebeamus reclusa penetralia16.
Contrairement à Donat et à Servius, Macrobe ne se contente pas d’une explicitation des termes virgiliens selon les catégories grammaticales. Il élabore une méthode inédite qui lira entre les lignes. La parole programmatique, à la fin du livre 1 qui codifie l’ensemble des discussions à venir, se précise ici de façon particulièrement nette en une parole herméneutique, au sens propre, dont la finalité est de percer à jour les zones d’ombre rémanentes. En réactivant ici de façon particulièrement habile le vocabulaire du culte païen, Symmaque, qui a alors la parole, a l’audace de soutenir l’image de la violation d’un sanctuaire jusque là impénétrable, dont les découvertes méritent d’être consacrées, comme en un sacrifice, sur l’autel du savoir. Les Saturnales vont ensuite encore plus loin dans le détail d’une conversation savante sur le statut de Virgile, « dieu » des païens et préfiguration de la synthèse néoplatonicienne en toutes choses : de même que Virgile a su mêler tous les genres de style à la faveur d’un pulcherrimum temperamentum17, il a imité dans son œuvre la diversité de la nature pour lui donner tous les visages de la vie. Ici, le détour par la fiction littéraire est célébré pour sa valeur non seulement philosophique, mais même éthique. Quam (scil. eloquentiam omnium uarietate discinctam) quidem mihi uidetur Virgilius non sine quodam praesagio quo se omnium profectibus praeparabat de industria permiscuisse, idque non mortali sed diuino ingenio 15. Voir E. Wolff, Fulgence. Virgile dévoilé, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2009. 16. Macrob., Sat., 1, 24, 13 : « Mais nous, qui ne saurions nous satisfaire du gros bon sens, nous ne devons pas tolérer que les arcanes d’un poème sacré nous demeurent voilés ; montrons la voie des significations cachées et ouvrons les parties reculées et secrètes du sanctuaire aux savants pour qu’ils célèbrent le culte. » Trad. revue par nos soins pour ce qui est de l’expression proverbiale crassa Minerua. 17. Voir Macrob., Sat. 5, 2, 1.
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p raeuidisse : atque adeo non alium ducem secutus quam ipsam rerum omnium matrem naturam hanc praetexuit uelut in musica concordiam dissonorum18.
De manière très cohérente, le Commentaire au Songe de Scipion célèbre d’ailleurs en Virgile l’homme d’une gemina doctrina, satisfaisant à la fiction poétique comme à la vérité philosophique. Hoc et Vergilius non ignorat, qui licet argumento suo seruiens heroas in inferos relegauerit, non tamen eos abducit a caelo, sed aethera his deputat largiorem, et nosse eos solem suum ac sua sidera profitetur, ut geminae doctrinae obser uatione praestiterit et poeticae figmentum et philosophiae ueritatem19.
Comme l’a bien noté G. Vogt-Spira, l’observation de cette gemina doctrina fournit aussi bien une fiction poétique qu’une vérité philosophique, ce qui permet de repenser à nouveaux frais les rapports entre fiction et vérité, dans la mesure où la fiction poétique est ainsi conçue comme « un voile sous lequel la vérité se révèle à la connaissance du sage »20. Mais il faut ajouter que cette doctrina ne saurait être le fait de tous et c’est naturellement son statut de uates qui permet à Virgile d’opérer cette synthèse toute néoplatonicienne, qui en annonce bien d’autres, déjà chez Boèce, puis chez ses imitateurs médiévaux et humanistes. J’achèverai cette étude par quelques remarques sur la mise en œuvre littéraire de la fiction du banquet en tenant compte des conditions d’énonciation, dans le cadre de la narration et du dialogue. J’ai déjà eu l’occasion d’étudier cette question dans mon ouvrage sur les Saturnales dont je résumerai ici les conclusions21. Après la préface, qui nous montre 18. Macrob., Sat., 5, 1, 18 : « Son éloquence présente une infinie variété. Il me semble que Virgile n’a pas été sans avoir le pressentiment qu’il devait se préparer à être utile à tous ; il s’est appliqué à mêler en lui tous les genres, avec un sentiment divinatoire qui tient du dieu plus que de l’homme. Dans cette affaire, il n’a pas eu d’autre guide que la nature même, mère de toutes choses, dont il s’est couvert, comme, en musique, l’harmonie recouvre la diversité des sons. » 19. Macrob., In Somn. 1, 9, 8 : « Virgile le sait bien, lui aussi : tout en reléguant les héros aux Enfers par fidélité à son sujet, il ne les éloigne pas du ciel, mais leur assigne un éther plus vaste et enseigne qu’ils connaissent leur propre soleil et leurs propres astres ; ainsi, respectueux d’une double doctrine, a-t-il satisfait à la fiction poétique autant qu’à la vérité philosophique. » 20. Voir G. Vogt-Spira, « Les Saturnales de Macrobe, une poétique implicite de l’Antiquité tardive », dans P. Galand-Hallyn et V. Zarini (dir.), Manifestes littéraires dans la latinité tardive. Poétique et rhétorique, Paris, Études Augustiniennes, 2009, p. 263-277, notamment p. 267. 21. Voir Goldlust, op. cit. (2010), p. 87 sqq.
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Macrobe en train de définir de façon très personnelle le projet littéraire qu’il entreprend, et de le soumettre au désir de donner à son fils une vraie culture pratique, le prologue, second « paratexte » des Saturnales, est d’abord investi d’une fonction pragmatique. Il participe, en effet, de la scénographie du banquet, établit les modalités du spectacle qui va se jouer en préparant l’attention de l’auditoire, et en marque l’avènement grâce à l’enchâssement des conversations tenues par les convives. Dans le prologue, la parole de l’auteur ne semble plus investie de la même fonction. Autant la parole avait pour but, dans la préface, de nous conduire à épouser l’entreprise littéraire de l’auteur dans la conception et la justification qu’il en propose, autant la parole, dans le prologue, est introduction d’une distance et d’un éloignement à la fois temporels, linguistiques et idéologiques, qui doivent nous permettre de pénétrer dans le « monde idéal » des Saturnales. L’œuvre réunit, en effet, des hommes d’exception pour un banquet fictif et se définit par un affranchissement du référent réaliste. La profonde grauitas qui se dégage de ce premier niveau de distanciation aide à mesurer l’écart opposant le discours liminaire et la préparation d’une scène, montée de toutes pièces, qui se veut hiératique. Saturnalibus apud Vettium Praetextatum Romanae nobilitatis proceres doctique alii congregantur, et tempus sollemniter feriatum deputant colloquio liberali, conuiuia quoque sibi mutua comitate praebentes, nec discedentes a se nisi ad nocturnam quietem22.
La présentation du cadre spatio-temporel de cette scène, qui reste un passage obligé du début d’un banquet, est menée de manière à montrer que les conversations programmées s’annoncent comme un événement qui sort de l’ordinaire et ne sauraient prendre sens dans une réalité coutumière. Le moment de l’année lors duquel le banquet a lieu est, en effet, un moment de fête religieuse23 (Saturnalibus) que l’on respecte avec solennité (solemniter feriatum). Les convives du banquet sont des personnalités exceptionnelles, tant du point de vue de leur appartenance sociale que de leur haut degré d’érudition (Romanae nobilitatis proceres doctique alii). Le loisir que 22. Macrob., Sat., 1, 1, 1 : « Pendant les Saturnales, chez Vettius Praetextatus, se réunissent les plus éminents représentants de la noblesse romaine, en compagnie d’autres savants, et le temps réservé à cette fête religieuse, ils le consacrent à de doctes discussions sur les arts libéraux, se conviant aussi à des banquets avec une mutuelle politesse et ne se séparant que pour goûter le repos de la nuit. » 23. Au moment de l’exposé sur le calendrier romain (1, 7-10), Prétextat explicite la date des Saturnales.
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ces fêtes leur laissent est occupé par des questions très sérieuses (colloquio liberali), qu’ils agitent dans une atmosphère de sérénité et d’aménité absolues (sibi mutua comitate praebentes). La première conclusion qu’il faut tirer du début du prologue est que Macrobe sacrifie au rituel de la présentation du cadre sympotique pour montrer d’emblée que son banquet n’aura rien à voir avec les collections de chansons à boire et de grivoiseries débitées par des convives pris de vin. Il s’agit, bien au contraire, d’une pure fiction, d’un banquet idéal pour l’annonce duquel l’auteur entend brouiller les repères traditionnels. La seule réalité qui puisse apparaître dans les Saturnales est immobile et ne peut prétendre à l’existence que par ce que l’on en dit. De cette idéalisation du cadre, participe un élément fondamental : il s’agit du décalage entre la date réelle (ou du moins supposée telle) de composition des Saturnales et la date fictive à laquelle s’est tenu le banquet en question. La fiction sympotique doit être datée de 383 ou 384, c’est-à-dire de plus de deux générations avant la date envisagée pour la composition des Saturnales, vers 425-43024. En effet, dater approximativement l’œuvre de Macrobe des années 430, c’est comprendre que les personnages qu’il met en scène sont morts, depuis près d’un demi-siècle25, et que l’auteur les ressuscite pour la fiction sympotique en spéculant sur leur prestige de personnages historiques connus pour leur attachement au passé. C’est ce que l’on peut tirer de la mention de l’hôte, Prétextat, dont le nom même nous transporte au temps des dernières batailles livrées par les païens au nom de la religion et de la culture traditionnelles. Ainsi, en présentant le banquet comme un événement fictif ayant eu lieu dans le passé, mais à un moment qui peut rester mystérieux, Macrobe lui confère une valeur légendaire. Ce cadre de fiction marmoréen une fois posé, il faut bien le mettre en mouvement pour progresser dans la transmission du savoir. Or c’est le recours aux formes du dialogue qui va faire des Saturnales ce que le Commentaire au Songe de Scipion appelle « narration fictive ». 24. Sur ces questions, voir A. Cameron, « The Date and Identity of Macrobius », Journal of Roman Studies, 56, 1966, p. 25-38, ainsi que S. Döpp, « Zur Datierung von Macrobius Saturnalia », Hermes, 106, 1978, p. 619-632. Le décalage manifeste entre la date de composition effective et la date fictive du dialogue, qui regroupe des figures traditionalistes, participe d’un projet conservateur. 25. C’est ainsi que la mort de Prétextat intervient à la toute fin de 384. Deux Relationes de Symmaque (10 et 11) annoncent sa mort aux empereurs.
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L’un des intérêts majeurs que présente la fiction sympotique pour Macrobe est bien le principe de collégialité : le banquet fictif lui permet de retrouver le dynamisme des propos de table en sollicitant les différents convives qui vont apparaître en spécialistes de questions techniques singulières, dont la somme constitue une lecture organisée de Virgile. Véritable maître de cérémonie, Symmaque distribue en 1, 24 les rôles et envisage ainsi une nouvelle économie du banquet en expliquant comment il conçoit, pour la suite des Saturnales, la relation intime entre la transmission de la parole d’un convive à l’autre et la constitution d’un savoir commun pour élucider les mystères virgiliens. Et ne uidear uelle omnia unus amplecti, spondeo uiolentissima inuenta uel sensa rhetoricae in Virgiliano me opere demonstraturum : Eusebio autem, oratorum eloquentissimo, non praeripio de oratoria apud Maronem arte tractatum, quem et doctrina et docendi usu melius exequetur : reliquos omnes qui adestis impense precatus sim, ut quid uestrum quisque praecipuum sibi annotauerit de Maronis ingenio uelut ex symbola conferamus26.
Le banquet apparaît dès lors comme une communauté de savants désireux de progresser et de mettre chacun à profit, à titre personnel, leurs compétences singulières pour appliquer une interprétation allégorique au mythe antique et à l’œuvre de Virgile27. La quête de l’universalité, qui était présente en filigrane, dès la préface, à la faveur de diverses élaborations métaphoriques, trouve ici une acuité toute particulière en étant figurée grâce à l’image, conviviale par excellence, du « pique-nique » partagé, où l’apport de victuailles par chacun se fait dans l’intérêt de tous les participants qui peuvent « goûter » à tout. Significativement, on assiste, dans cette programmation de la parole savante, à une spectaculaire mise en parallèle du versant intellectuel et du versant gourmand du banquet. De fait, la multipolarité du banquet fictif et la présence de convives aux compétences éclectiques permettent la mise en place d’un 26. Macrob., Sat., 1, 24, 14 : « Et pour ne pas paraître tout embrasser à moi seul, je m’engage à montrer dans l’œuvre de Virgile ce qu’il y a de plus puissant comme invention et comme ressources oratoires ; je n’enlève pas à Eusèbe, le plus éloquent des orateurs, la tâche de traiter de l’art oratoire chez Virgile : il s’en acquittera mieux grâce à son érudition et à sa pratique de l’enseignement. À tous les autres participants de notre banquet, je voudrais faire instamment la demande suivante : les observations particulières relevées par chacun sur le génie de Virgile, rassemblons-les comme les contributions à un repas. » 27. Voir, en écho et comme la preuve d’un projet conçu globalement, les passages du Commentaire (In Somn., 1, 14-15) consacrés aux interprétations allégoriques de Virgile et d’Homère, faisant ensuite l’objet d’une application au texte de Cicéron.
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« appareil herméneutique », authentique grille de lecture aux multiples facettes, qui lance, en cette fin du premier livre des Saturnales, un programme de recherche ambitieux sur l’œuvre de Virgile, qui doit révéler des vérités cachées28. Macrobe ira même jusqu’à réinvestir la figure, topique dans le genre du banquet, de l’aklètos pour forger, dans sa fiction, le personnage d’Évangélus ; ceci afin de trouver, dans ses interruptions et dans ses questions intempestives, un principe de relance dialogique. Les commentaires iconoclastes d’Évangélus29 ont avant tout une fonction dramatique, maintiennent la fiction sympotique et servent de transitions entre les différents exposés des convives – bien que ce personnage incarne également la tradition Vergiliomastix des commentateurs qui s’attachaient à remettre en cause le statut prestigieux de Virgile, à critiquer ses choix poétiques et à nier son originalité30. De ce point de vue, dans l’innovation littéraire visant à dépasser le stade de l’exposé érudit, les Saturnales vont à l’évidence plus loin que le Commentaire au Songe de Scipion, dont le développement repose sur le principe de l’alternance entre des citations du songe et leur commentaire. C’est pourtant sur la cohérence dont Macrobe fait preuve dans le regard qu’il porte sur la fiction dans ses deux œuvres qu’il faut conclure – et l’on n’en attendait certes pas moins de la part d’un néoplatonicien dont nous avons pu voir à quel point il fait preuve, dans sa conception de l’œuvre littéraire, d’une « obsession de l’organicité31 ». Macrobe a, selon toute probabilité, rédigé le Commentaire au Songe de Scipion quelques années après avoir composé les Saturnales : la préface des deux œuvres est adressée au fils de Macrobe, Eustathius, qui semble être un jeune adolescent dans les Saturnales et un jeune homme déjà susceptible, après avoir découvert les disciplines du triuium, d’être initié aux disciplines techniques du quadriuium, dans le Commentaire. La composition de son banquet a ainsi conduit Macrobe à mettre en pratique des conceptions du 28. Voir A. Wlosok, « Zur Geltung und Beurteilung Vergils und Homers in Spätantike und früher Neuzeit », dans Res humanae – res divinae. Kleine Schriften, E. Heck et E. A. Schmidt (dir.), Heidelberg, Carl Winter Universitätsverlag, 1990, p. 476-498, notamment p. 479. 29. Voir Goldlust, op. cit. (2010), p. 178 sqq. 30. Voir B. Goldlust, « Macrobe Vergiliomastix ? (à propos de Sat., 5, 2, 1) », Latomus, 4, 2008, p. 1049-1050. 31. Voir Goldlust, op. cit. (2010), p. 78-81.
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rapport à la fiction et à la philosophie sur lesquelles il a été amené à se prononcer un peu plus tard en théoricien, dans le Commentaire. Mais l’on aurait sans doute tort d’envisager l’hypothèse d’une théorisation a posteriori : un certain nombre de contenus théoriques à l’œuvre dans les Saturnales annoncent directement, sur ces questions, des éléments de la théorie développée dans le Commentaire. On peut notamment songer au soin mis par Macrobe pour justifier, comme on l’a vu, le recours global à la fiction dans le prologue du banquet, mais aussi à la façon, parfois un peu gênée, dont il tente de justifier, au début du livre 2 des Saturnales32, l’irruption d’une parole plaisante, conformément aux exigences des propos de table qui ont cours dans la tradition sympotique, sans pour autant tomber dans la fiction bouffonne ou vulgaire. De ce passage, il faut retenir que Macrobe n’est pas très à l’aise avec la notion de plaisir du public, comme s’il avait déjà en tête le passage du Commentaire où il déconseillera aux philosophes le recours à la fiction mobilisée pour satisfaire le plaisir de l’auditeur. Macrobe s’en tirera, en l’occurrence, par un compromis, en faisant rapporter aux convives des Saturnales les bons mots d’illustres anciens, comme si la médiation du récit et l’autorité du passé débarrassaient les paroles plaisantes de ce qu’elles pourraient avoir de trop leste. Les ioci (« plaisanteries ») deviennent ainsi rapidement des dicta (« bons mots »), qui auront tout leur sens dans le projet didactique et moral affiché par l’auteur. Dans une œuvre comme dans l’autre, de la théorie à la pratique, Macrobe fait donc preuve d’une forme de méfiance a priori vis-à-vis de la fiction, dont il mesure évidemment les risques concernant le travestissement de la vérité. Mais cette méfiance ne l’empêche nullement de valoriser le recours à la fiction dans le cadre même d’un projet encyclopédique, moral ou philosophique, à la double condition d’en avoir un et d’avoir précisément justifié le déploiement et strictement défini ses modalités. Benjamin Goldlust Université de Franche-Comté, Besançon ISTA (UR 4011) – Institut d’Études Augustiniennes (UMR 8584)
32. Voir Macrob., Sat., 2, 1, 8-9 (paroles prêtées à Prétextat).
PENSER LE VRAI ET L’ILLUSION DANS LE JEU DES FORMES LITTÉRAIRES : LE RÔLE DE LA PERSONNIFICATION DE PHILOSOPHIE DANS LES PREMIERS « DIALOGUES » D’AUGUSTIN ET DANS LA CONSOLATIO DE BOÈCE Sophie Van der Meeren La mise en abîme de l’écriture sur laquelle s’ouvre la Consolatio Philosophiae de Boèce est l’une des relations inattendues qui se nouent entre philosophie et fiction et se déclinent à différents niveaux de la composition littéraire de l’ouvrage1. Sous les yeux du lecteur, le protagoniste de la Consolatio apparaît appliqué à écrire des paroles qui se révèlent être l’œuvre même que nous tenons entre les mains. Le procédé fait ainsi entrer le lecteur de plain-pied dans une fiction littéraire, faite pour être lue2. Nous laissons de côté ce niveau-là de la question – celui de la textualité ou de la littérarité – qui met en relation l’auteur et le lecteur et se situe en amont de toutes les autres lectures possibles des relations que l’auteur tisse, dans la Consolatio, entre philosophie et fiction3. La fonction de développer, au fil des cinq livres de la Consolatio, un projet rigoureux et doctrinal d’ordre métaphysique, épistémologique et éthique 1. Rappelons que la Consolatio Philosophiae (désormais Cons.) fut le point d’ancrage du colloque rennais dont nous lisons ici les Actes. 2. Cette perspective guide l’ouvrage très stimulant de S. Lerer, Boethius and Dialogue. Literary Method in ‘The Consolation of Philosophy’, Princeton, Princeton University Press, 1985 ; voir également les réflexions de G. Jeanmart, « Boèce ou les silences de la philosophie », dans Boèce ou la chaîne des savoirs, Actes du colloque international de la Fondation Singer-Polignac […], Paris, 8-12 juin 1999 […], A. Galonnier (éd.), LouvainLa-Neuve, Éditions de l’Institut supérieur de Philosophie/Louvain-Paris, Peteers, 2003, p. 113-129 (p. 123 : « On retrouve ici la situation initiale de la Consolation, où Philosophie jaillit de l’écriture silencieuse de Boèce ») ; cf. nos réflexions dans Lectures de Boèce. La Consolation de la Philosophie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, « Didact Études Anciennes », p. 23-25. 3. Une lecture tout à fait passionnante des liens unissant philosophie et fiction a été proposée par T. F. Curley, « How to Read the Consolation of Philosophy », Interpretation : A Journal of Political Philosophy, 14, 1986, p. 211-263 ; selon cet auteur, à la fin de la Consolatio, Philosophie décrirait l’univers comme la « fiction suprême » que Dieu contemple et qui se reflète en la Consolatio, l’œuvre d’art de Boèce.
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est confiée à une figure apparemment surgie de l’imagination d’un Boèce incarcéré et affligé4. C’est le procédé consistant à personnifier la Philosophie qui attirera notre attention. Plutôt que de nous intéresser à la postérité de Boèce, objet de très nombreux travaux5, dont certains parus récemment6, nous privilégierons la question des sources de cet auteur. Il s’agira d’éclairer le motif de la personnification de Philosophie dans sa relation avec les Muses, en le rapprochant de plusieurs passages empruntés aux « Dialogues » de Cassiciacum d’Augustin, premières œuvres qui nous soient parvenues de lui. Ces trois dialogues scéniques, Contra Academicos, De beata uita et De ordine, sont le résultat de la transcription – modifiée sans doute en partie en vue de la publication – d’entretiens réellement advenus à l’automne 386, quelques mois après la conversion d’Augustin au jardin de Milan7. Augustin décide alors de se retirer dans une propriété se trouvant à Cassiciacum, dans le nord de l’Italie, en compagnie d’un cercle de familiers, avec lesquels il s’adonne à des conversations sur des thèmes philosophiques : le dispositif évoque à la fois le retrait monacal et le modèle des écoles de philosophie de l’Antiquité classique. Avant d’entreprendre ces discussions, Augustin a fait lire à ses proches l’Hortensius, le dialogue protreptique cicéronien, dans l’intention de les convertir à la philosophie. L’Augustin de cette période est encore profondément imprégné de sa lecture des livres des Platoniciens, qui ont joué un rôle fondamental dans son chemin tourmenté vers la conversion. C’est encore à Cassiciacum qu’il a commencé la rédaction des Soliloques, ouvrage singulier qui le représente discutant seul à seul avec sa Raison. C’est pourquoi le dialogue, bien que différent par sa facture du groupe des « Dialogues » 4. Cette apparition relève-t-elle vraiment de l’imaginaire ? Est-ce là le statut que Boèce souhaite lui conférer ? Nous avons examiné cette question, qui représente un autre aspect de celle de la fiction, dans « Le rêve et l’imagination dans la Consolatio philosophiae : obstacles ou adjuvants dans la reconquête du bien suprême ? », Rêve et Imagination : approches antiques, C. Murgier et C. Veillard (dir.), Cahiers Philosophiques, 159, 2019, p. 43-59. 5. Qu’il suffise de citer la somme de P. Courcelle, La ‘Consolation de Philosophie’ dans la tradition littéraire. Antécédents et postérité de Boèce, Paris, Études Augusti niennes, 1967. 6. On mentionnera, entre autres publications, A Companion to Boethius in the Middle Ages, N. H. Kaylor, Jr. et P. E. Phillips (éd.), Leiden-Boston, Brill, 2012. 7. Sur la question de l’historicité des « Dialogues » de Cassiciacum, nous renvoyons à la mise au point synthétique de G. Madec, « L’historicité des Dialogues de Cassiciacum », Revue des Études Augustiniennes, 32, 1986, p. 207-231.
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scéniques, leur est pourtant généralement associé. De fait, il nous intéressera à côté du Contra Academicos et du De ordine8. Boèce, dans la Consolatio, et Augustin, dans les « Dialogues » de Cassiciacum, recourent à des figures allégoriques, dont certaines sont littéralement mises en scène. Les liens, thématiques et stylistiques, entre l’un ou l’autre de ces passages augustiniens et la Consolatio ont été depuis longtemps relevés : nous pensons notamment à l’étude de G. Boissier, à la fin du xixe9, puis à celle de R. Carton10. Mais plus important pour notre propre recherche est l’article fondamental d’E. T. Silk, qui étudie en détail les correspondances littéraires11, comme le fera à sa suite P. Courcelle12 ; on mentionnera également les travaux d’A. Crabbe13. Parmi ces chercheurs, E. T. Silk14 puis A. Crabbe15 surtout ont apporté la preuve incontestable, à notre avis, de la prégnance du modèle augustinien dans la représentation, chez Boèce, de la figure de Philosophie. Nous attirerons l’attention sur un point spécifique, précisément lié à la notion de fiction. De fait, chez Boèce comme chez Augustin avant lui, la Philosophie est le personnage principal d’épisodes décrits sous de vives couleurs par un narrateur16. Les termes qui viennent à l’esprit du lecteur pour décrire ces différentes représentations ou constructions littéraires17 – chez Augustin comme chez Boèce – sont ceux de théâtralité, d’imaginaire, de métaphore, de symbole, de prosopopée, etc., qui correspondent sous des angles de vue 8. Mais nous laisserons le De beata uita de côté, moins pertinent pour notre propos. 9. G. Boissier, « Le christianisme de Boèce », Journal des Savants, 1889, p. 449-462. 10. R. Carton, « Le christianisme et l’augustinisme de Boèce », F. Cayré, R. Jolivet et alii (dir.), Mélanges augustiniens publiés à l’occasion du xve centenaire de Saint Augustin, Paris, M. Rivière, 1931, p. 243-329. 11. E. T. Silk, « Boethius’s Consolatio Philosophiae as a Sequel to Augustine’s Dialogues and Soliloquia », Harvard Theological Review, 32, 1939, p. 19-39. 12. P. Courcelle, « Le visage de Philosophie », Revue des études anciennes, 70, 1968, p. 110-120 ; Id., « Le personnage de Philosophie dans la littérature latine », Journal des savants, 1970, p. 209-252. 13. A. Crabbe, « Literary Design in De Consolatione », dans Boethius. His Life, Thought and Influence, M. Gibson (dir.), Oxford, Blackwell, 1981, p. 237-274. 14. Silk, art. cit. (1939). 15. Crabbe, art. cit. (1981). Le dossier (avec de nombreuses références aux études antérieures) a été récemment mis à jour par W. E. Helleman, The Feminine Personification of Wisdom. A Study of Homer’s Penelope, Cappadocian Macrina, Boethius’ Philosophia, and Dante’s Beatrice, Lewiston-Queenston-Lampeter, The Edwin Mellen Press, 2009 (voir, en particulier, les p. 119-120 ; 132-133). 16. Si le narrateur coïncide avec Augustin dans le Contra Academicos, la question est certes plus complexe dans le cas de la Consolatio. 17. Si l’on donne au terme latin fictio le sens concret de construction, fabrication.
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partiels à ce que l’on tend à placer sous un concept large de « fiction ». Dès lors, nous sommes autorisés à dire que la philosophie, qui est conçue, dans la Consolatio et les « Dialogues » augustiniens, comme la recherche de la sagesse, s’inscrit dans un cadre diégétique de nature fictionnelle. En outre, dans les mises en scène des « Dialogues » d’Augustin, d’une part, et dans celle de la Consolatio, de l’autre, qui correspondent, par conséquent, à un cadre que nous définissons comme fictionnel d’un point de vue littéraire, les deux auteurs semblent introduire une forme d’opposition théorique entre la philosophie personnifiée, porteuse de la vérité, et un élément antagoniste. Ce dernier relèverait de la fiction entendue dans un sens à la fois métaphysique (l’illusion) et moral (la tromperie), auquel fait écho, par exemple, un passage du De ciuitate Dei. Là, Augustin explique que certains ont préféré formare (former) à fingere (fabriquer ; modeler) pour décrire l’acte de Dieu façonnant l’homme, car « l’usage a prévalu d’approprier fingere à la composition par le biais d’une fiction mensongère (mendacio simulante)18 ». On distinguera donc soigneusement, d’entrée de jeu, les deux niveaux que sont, d’un côté, le dispositif-cadre, qui fait intervenir la fiction sous la forme de personnifications mises en scène, et, de l’autre, le contenu intradiégétique de l’épisode fictif lui-même, qui est l’occasion, pour les deux auteurs, de développer des réflexions sur les rapports qui unissent philosophie et fiction, et vérité et illusion. Comme le fait B. Goldlust pour Macrobe dans ce volume, on peut ainsi parler, pour Augustin, d’un « double statut de la fiction »19. Nous chercherons à comprendre en quels termes et selon quelles lignes de démarcation cette opposition située au niveau intra-diégétique et théorique est conçue au fil des trois « Dialogues » augustiniens que nous considérerons et qui offrent chacun des problématiques spécifiques : le Contra Academicos, le De ordine et enfin les Soliloques. Or, en ces passages, comme dans la Consolatio, la démarcation entre le vrai et 18. De ciuitate Dei libri XXII (désormais ciu.), XIII, 24, 1. Nous sommes consciente du danger consistant à rapprocher, ici comme plus loin, les concepts mis en forme dans cet ouvrage écrit par Augustin à la fin de sa vie de ses premières œuvres – les « Dialogues » précisément ; toutefois, on trouve déjà une association très proche des termes mendacium et (con-)fingere dès le De ordine (désormais ord.), II, xiv, 41 : « on imagina (confictum est), par un mensonge rationnel (rationabili mendacio), dès lors que la raison favorisait les poètes, que les Muses étaient filles de Jupiter et de Mémoire. » 19. Cf. B. Goldlust, « Le statut de la fiction chez Macrobe : banquet et songe dans la fiction des savoirs », p. 56 de ce volume : la fiction est « à la fois modalité littéraire pratique de la présentation du savoir et objet d’étude théorique ».
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l’illusion prend appui sur le jeu des formes et des genres littéraires, en particulier sur la personnification20. Par le biais de cette enquête, nous espérons pouvoir donner une vision plus articulée de l’héritage augustinien chez Boèce, en particulier en ce qui concerne la personnification de Philosophie. Le Contra Acdemicos : personnification, fabula et fiction Le Contra Academicos est composé de trois « livres », dont les deux premiers sont, sur le modèle cicéronien21, précédés d’une préface au destinataire : il s’agit en l’occurrence d’un ami et protecteur d’Augustin, Romanianus. Dans ce dialogue, Augustin se donne pour tâche principale de réfuter le scepticisme de la nouvelle Académie, afin de convaincre ses amis, au seuil de ces entretiens philosophiques, que la recherche de la vérité à laquelle ils vont s’adonner en commun peut donner accès à la découverte de celle-ci. Nous nous pencherons sur le prologue du livre II, que la critique a mis en relation avec l’apparition de Philosophie chez Boèce. En s’adressant à Romanianus, lequel connaît apparemment des problèmes judiciaires22, Augustin évoque l’amour ancien qu’il éprouva lui-même pour la philosophie dès sa jeunesse, puis l’impression qu’exerça plus tard sur lui la lecture des philosophes platoniciens et des Écritures : Je n’avais été effleuré alors que de faibles rayons de la lumière : cependant le visage de la philosophie (philosophiae facies) se découvrit si bien à moi que si je pouvais le montrer, je ne dis pas à toi, qui a toujours été consumé de la soif de cette inconnue, mais à ton adversaire lui-même […] sans aucun doute il rejetterait et abandonnerait lui aussi ses bains, ses jardins délicieux […] en un mot tout ce qui le pousse si puissamment vers toutes les délices, pour accourir vers cette beauté, rempli d’admiration, haletant et brûlant comme un amant chastement passionné23. 20. On trouvera dans T. F. Curley, « The Consolation of Philosophy as a Work of Literature », The American Journal of Philology, 108, 1987, p. 343-367, une excellente analyse de la « manipulation des genres littéraires », chez Boèce, à des fins philosophiques (cf. Id., « How to Read the Consolation of Philosophy », art. cit.). 21. On pensera en particulier aux Tusculanes. 22. Augustin fait allusion à un procès qui met son ami en conflit avec un adversaire. 23. Augustin, Contra Academicos (désormais Acad.), II, ii, 6 (la traduction des passages du Contra Academicos dans cet article est celle de R. Jolivet, BA 4, Paris, Desclée De Brouwer et Cie, 19482, avec quelques légères modifications).
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On doit à P. Courcelle en particulier d’avoir rapproché l’image du « visage de philosophie » de l’épisode bien connu de la Consolatio où Philosophie apparaît au prisonnier24 : Pendant que je méditais ces pensées en silence et que je notais ma plainte éplorée avec mon poinçon, je vis se dresser au-dessus de ma tête une femme au visage plein de majesté (mulier reuerendi admodum uultus), aux yeux ardents et d’une pénétration inconnue chez les hommes […]25.
Dans les deux cas, l’apparition de Philosophie dirige le narrateur sur la voie d’une conversion à la philosophie. Dans la suite de la dédicace du livre II, Augustin déploie l’apologue (qu’il appelle fabula) de Philocalie et de Philosophie, deux entités personnifiées, que certains chercheurs ont également rapprochées de la personnification de Philosophie chez Boèce26 : la première est l’amour des élégances de ce monde, de la beauté sensible, tandis que la seconde est l’amour de la sagesse. Philocalie, attirée par la volupté, est descendue du ciel et a été enfermée dans une cage, tandis que sa sœur Philosophie voltige librement : Voilà ce qu’on nomme communément « philocalie ». Ne méprise pas ce terme à cause de l’usage qu’en fait le vulgaire ; car philocalie et philosophie sont presque synonymes et elles tiennent à passer pour être de la même famille, comme elles le sont en effet. Car qu’est-ce que la philosophie ? L’amour de la sagesse. Qu’est-ce que la philocalie ? L’amour de la beauté. (Informe-toi auprès des Grecs). Qu’est-ce donc que la sagesse ? N’est-ce pas la vraie beauté ? Philosophie et philocalie sont donc sœurs ; elles sont filles du même père. Mais la philocalie, arrachée à son ciel par l’appât de la volupté et enfermée dans la cage du commun, a cependant conservé une ressemblance de nom, pour avertir l’oiseleur de ne point la mépriser. Sa sœur, qui vole librement, la reconnaît fréquemment, quoique sans aile, sale et misérable ; mais elle ne la délivre que rarement, car la philosophie ne sait pas d’où elle tire son origine ; seule la philosophie le sait. Toute cette fable (quam totam fabulam) – me voici tout d’un coup devenu un Ésope – Licentius te la racontera plus agréablement dans un poème : c’est un poète presque parfait. Si donc ton adversaire pouvait, ouvrant tant soit peu des yeux redevenus sains (sanatis renudatisque paululum oculis), contempler la vraie beauté (ueram pulchritudinem), lui qui est épris de sa contrefaçon 24. Mais, on le sait, le modèle peut aussi remonter à Platon, Phaedrus, 250c-d : cf. Courcelle, art. cit. (1968), p. 111-112. 25. Boèce, Cons., I, 1, 1 : pour les extraits de la Consolatio cités dans cet article, nous avons suivi la traduction d’A. Bocognano (Boèce, La Consolation de la Philosophie, Paris, Garnier, 1937). 26. Voir Courcelle, art. cit. (1968), p. 115-116 ; Crabbe, art. cit. (1981), p. 254.
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(cuius amator falsae), avec quel plaisir se plongerait-il dans le sein de la philosophie27 !
On remarquera en premier lieu que la fiction-cadre construite par Augustin est désignée par le terme de fabula, et on rappellera, à ce propos, les liens instaurés par Cicéron entre fabula et fictio, dans un passage du De Republica cité par Augustin, lorsqu’il compare, au livre XXII du De ciuitate Dei, la croyance des anciens Romains dans leurs « fables » païennes avec la foi des chrétiens : Il s’ensuit qu’Homère vécut un très grand nombre d’années avant Romulus, au temps duquel la science des hommes et la culture du siècle ne laissaient plus guère de place à la fiction (ad fingendum28). L’antiquité, en effet, a admis des fables (fabulas), fabriquées (fictas) même parfois d’une façon grossière. Mais cet âge déjà plus cultivé les a rejetées, et notamment tourna en dérision tout ce qui est invraisemblable29.
Et Augustin de commenter : Voilà donc Marcus Tullius Cicéron, l’un des hommes les plus savants et de tous le plus éloquent, affirmant que la croyance en la divinité de Romulus fut étonnante, parce qu’elle se produisit en un temps où la culture répudiait la fausseté des fables (falsitatem fabularum)30.
Dans le cadre de cette fabula, la Philosophie personnifiée est associée à une autre figure dont elle est, en même temps, fortement distinguée : la Philocalie. Elle s’inscrit donc dans un modèle adversatif, dont Boèce aurait pu s’inspirer lorsqu’il met en scène Philosophie et les muses : Moi qui jadis composai mes poèmes dans l’épanouissement de mes désirs, Me voici en larmes, hélas, contraint d’aborder le rythme de la douleur. Les Muses en haillons sont là pour me dicter ce que je vais écrire, Et ces vers d’élégie (elegi) baignent mon visage de pleurs sincères31. Quand elle (sc. la Philosophie) vit les Muses de la poésie à mon chevet, dictant les paroles qui interprétaient mes larmes, bouleversée un instant, une flamme dans ses yeux farouches, elle s’écria : 27. Acad., II, ii, 6-iii, 7. 28. Ou à l’élaboration d’une fable. 29. Cicéron, De republica, II, 10, 19, cité par Augustin, ciu., XXII, 6, 1 (traduction de G. Combès, BA 37, Paris, Desclée de Brouwer, 1960, légèrement modifiée). Comme le remarque Goldlust, art. cit., chez Macrobe également, c’est le terme fabula qui désigne le plus souvent ce que nous entendons par fiction. 30. Ciu., XXII, 6, 1 (trad. G. Combès). 31. Cons., I m 1.
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« Qui a laissé s’approcher de mon malade ces petites courtisanes de théâtre, ces femmes qui non seulement ne sauraient lui donner le moindre remède pour le ranimer dans ses souffrances, mais qui le nourriraient même de leurs doux poisons ? Oui, ce sont elles qui, avec les ronces stériles des passions, font périr la moisson féconde de la raison, ce sont elles qui accoutument l’intelligence des hommes à la maladie au lieu de l’en délivrer […]. Partez donc plutôt, Sirènes qui vous faites douces pour donner la mort, et laissezmoi ce malade que je veux soigner et guérir avec mes Muses à moi32. »
À sa disposition, Boèce avait également un autre modèle augustinien, le livre VIII des Confessions qui fait de la figure de Continentia, en lutte avec les futilités des futilités et les vanités des vanités, un élément crucial de la scène du jardin33. Quelles sont les lignes d’opposition entre les figures de Philocalie et Philosophie chez Augustin ? La première est une beauté profane, pourvoyeuse de passions et de volupté ; la seconde est l’aspiration à la Sagesse. La distinction entre les deux est donc d’abord d’ordre moral, elle sépare deux types d’effets opposés sur l’âme humaine : la passion suscitée par une certaine forme de beauté endort l’âme, tandis que la Sagesse et la philosophie ont, au contraire, une fonction thérapeutique, car elles réveillent l’âme et lui redonnent de la vigueur, comme le rappelle Augustin à Romanianus dans la dédicace au livre I du Contra Academicos34 : Réveille-toi, réveille-toi, je t’en prie ; tu te féliciteras grandement, croismoi, de n’avoir pour ainsi dire pas connu les succès qui attachent à leur insu ceux qui connaissent la séduction des biens d’ici-bas. Ces biens s’efforcent de m’enchaîner moi-même, encore que je débitasse ces mêmes propos, lorsqu’une douleur de poitrine m’obligea d’abandonner mon bavardage professionnel et de me réfugier dans le sein de la philosophie35.
Apparaissent également en ce texte les thèmes de l’enchaînement et de l’emprisonnement, centraux dans la Consolatio. De même, la Philosophie 32. Ibid., I, 1. 33. Confessionum libri XIII (désormais conf.), VIII, xi, 26 : nugae nugarum et uani tates uanitatum. Nous rappellerons également la personnification plus « discrète » de la Sapientia esquissée par Augustin lorsqu’il rappelle, en conf., III, iv, 7-8, les effets qu’avait produits sur lui jadis la lecture de l’Hortensius. Pour des rapprochements entre ces différentes personnifications, voir R. J. O’Connell, « The Visage of Philosophy at Cassiciacum », Augustinian Studies, 25, 1994, p. 65-76. 34. Voir Silk, art. cit. (1939), p. 26. 35. Augustin, Acad., I, i, 3.
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pourrait guérir les yeux de l’adversaire de Romanianus36. La comparaison s’impose avec les multiples références, dans la Consolatio, au thème de la léthargie (lethargum), ce « mal commun aux esprits abusés (communem illusarum mentium morbum) »37, dont est atteint le prisonnier. Outre le contraste d’ordre moral dont nous venons de parler, les deux types d’amour sont également opposés – au sein de la fiction-cadre – du point de vue ontologique et épistémologique. Ainsi, philocalie n’est autre que l’imitation de philosophie : « lui qui est épris de sa contrefaçon (cuius amator falsae). » Chez Boèce, la maladie dont souffre le prisonnier provient de ses « illusions ». Après ces quelques remarques sur les traits dominants de la fabula dans le Contra Academicos et la Consolatio, on s’intéressera aux enjeux littéraires et philosophiques de la fabula, terme par lequel Augustin a choisi de qualifier son propre discours. Or cette fabula est un mythe, sur le modèle du mythe platonicien et néoplatonicien de l’attelage du Phèdre38 ; c’est encore une histoire, et c’est aussi ce que nous appelons « fable » – comme chez Ésope. Au moyen de la fabula de Philocalie et Philosophie, Augustin crée un dispositif qu’on rapprochera de la « fiction », de la « création », voire de la création « mensongère » : c’est ainsi qu’il associera, bien plus tard, dans le De ciuitate Dei, comme nous l’avons vu, fabula à fingere et à falsitas39, et fingere à mendacium40 – tels sont les termes latins que nous pouvons rattacher au français fiction41. Mais pour demeurer dans l’environnement conceptuel de Cassiciacum, nous nous référerons au 36. Cf. Acad., II, iii, 7 (cité supra) : « Si donc ton adversaire pouvait, ouvrant tant soit peu des yeux redevenus sains (sanatis renudatisque paululum oculis) ». 37. Cons., I, 2, 5. 38. Sur l’inspiration platonicienne de cette fabula, cf. T. Fuhrer, Augustin, Contra Academicos (vel De Academicis), Bücher 2 und 3, Einleitung und Kommentar von Therese Fuhrer, Berlin-New York, De Gruyter, 1997, « Patristische Texte und Studien », 46, p. 113-122. 39. Ciu., XXII, 6, 1 (par le biais de Cicéron). 40. Cf. ciu., XIII, 24, 1. 41. On mentionnera également figura (de même racine que fingere et fictio) et, à ce propos, le passage très intéressant de Quaestiones euangeliorum libri II, II, 51, PL 35, 1362, analysé par A. Bisogno dans sa contribution au présent volume (voir p. 47). Pour d’autres termes dans la littérature latine tardive, en particulier chrétienne, cf. P.-A. Deproost, « Ficta et facta. La condamnation du ‘mensonge des poètes’ dans la poésie latine chré tienne », Revue des Études Augustiniennes, 44, 1998, p. 101-121, qui cite notamment Paulin de Nole, carmina, XX, 28 : Non adficta canam ; sur ce passage de Paulin de Nole, voir également M. Mastrangelo, « The Early Christian Response to Platonist Poetics. Boethius, Prudentius, and the Poeta Theologus », dans The Poetics of Late Latin
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livre II des Soliloques, où Augustin et sa Raison mènent une discussion autour des fictions littéraires (notamment les épisodes de la mythologie), à même d’éclairer les relations entre fabula et mensonge. Dans un passage particulièrement digne d’attention, la Raison personnifiée distingue, en effet, les fallacia – ce qui trompe avec désir de tromper – des mendacia – ce qui combine des fictions, ou encore l’acte de créer des illusions, sans pour autant induire en erreur (c’est le cas des représentations et des réalisations artistiques). Il s’agit de fait d’un des rares textes d’Augustin nous permettant d’appréhender le réseau de concepts et de termes qui pourraient correspondre au français fiction. Mais ce passage est plus complexe qu’il n’y paraît. L’association que fait ici Augustin entre fiction ou invention, d’un côté, et feinte ou tromperie, de l’autre, est classique et remonte en premier lieu à la République de Platon42, mais le texte porte aussi les traces des réflexions, familières au néoplatonisme – en particulier chez Porphyre – sur l’utilité des différents types de fictions, en fonction de laquelle on classera celles-ci43. D’un point de vue plus général, on sait que la condamnation des mendacia poetarum n’est pas sans nuances dans la littérature latine chrétienne, comme l’a justement rappelé P.-A. Deproost, en montrant que, bien souvent, la poésie collabore avec la philosophie, par le biais de l’interprétation allégorique ou symbolique44 ; c’est notamment l’effet recherché de la fabula d’Orphée dans la Consolatio45. La question a été récemment examinée à nouveaux frais par M. Mastrangelo, qui montre l’effort de Prudence et Boèce pour se dissocier de la condamnation Literature, J. Elsner et J. Hernández Lobato (éd.), Oxford, Oxford University Press, 2017, « Oxford Studies in Late Antiquity », p. 391-423 (p. 411). 42. Voir en particulier Respublica, X, 602b-603b. Comme le rappelle B. Goldlust en ce volume, ces préventions platoniciennes contre la fiction et le mythe sont également bien présentes chez Macrobe. 43. Sur les liens entre ce passage des Soliloques et l’exégèse néoplatonicienne des mythes, on consultera I. Hadot, Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique. Contribution à l’histoire de l’éducation et de la culture dans l’antiquité, deuxième édition revue et augmentée, Paris, Vrin, 2005, p. 113-115 (qui cite Macrobe, In Somnium Scipio nis, I, 1, 6, p. 5, 6-6, 14 Wallies). Voir également la synthèse éclairante de J.-M. Roessli sur fabula (en particulier à propos de ce passage des Soliloques), dans Augustinus Lexikon, vol. 2, col., 1221-1225. 44. Deproost, art. cit. (1998) ; dans cette position en réalité assez ouverte entrerait, chez Augustin comme chez Boèce, la possibilité d’une poésie allégorique à laquelle nous ferons allusion plus loin. 45. Cons., III m 12 : « C’est vous que la fable (fabula) concerne » (v. 52), commente explicitement Philosophie, après avoir rappelé le mythe.
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p latonicienne de la poésie et revêtir le rôle d’un poeta philosophus/theologus46. Sur la complexité des relations entre fiction et vérité en général chez Augustin, nous renvoyons aux analyses d’A. Bisogno dans ce volume. Le chercheur montre en effet, de façon lumineuse, que l’auteur accepte la création et l’usage épistémologique de fictiones en philosophie, dans la mesure où elles permettent de construire des hypothèses mentales. Nous nous limiterons ici à l’usage des fabulae poétiques, tel qu’il est illustré dans un passage des Soliloques : – Raison : Ignores-tu que tous ces récits fabuleux et faux, manifestement (omnia alia fabulosa et aperte falsa), relèvent de la grammaire ? – Augustin : Je ne l’ignore pas ; mais à mon avis ce n’est pas la grammaire qui les rend fausses ; elle se contente, tels quels, de les enseigner. Toute fable est une fiction exposée en vue de l’utilité et du plaisir (est fabula compositum ad utilitatem delectationemue mendacium47)48.
Lorsque, dans la dédicace du livre II du Contra Academicos, Augustin expose à Romanianus l’apologue de Philocalie et Philosophie, il précise que cette fabula trouvera même son expression la plus adéquate dans un poème (carmen). Il fait allusion à la propension de son jeune disciple Licentius pour la poésie. Nous en parlerons plus loin. La personnification de Philosophie trouve donc son lieu dans une forme littéraire – une fabula – et sans doute, de façon plus spécifique, dans un carmen, lequel est présenté, toutefois, comme étant un genre inadapté au contenu de la philosophie. Ce qu’Augustin réaffirmera de façon beaucoup plus nette trente ans plus tard dans les Révisions, en jugeant en ces termes dépréciatifs son œuvre de jadis : Au second livre, complètement inepte et stupide est cette sorte de fable (illa quasi fabula) de la philocalie et de la philosophie qui sont dites « sœurs germaines et engendrées d’un même père ». Ou bien, en effet, ce qu’on appelle la philocalie n’existe pas ailleurs que dans les bagatelles (in nugis ; ou : dans des jeux poétiques ?) et alors elle n’a rien de commun avec la philosophie (philosophiae nulla ratione germana). Ou bien, si l’on doit respecter ce nom parce que, traduit en latin, il signifie l’amour de la beauté et désigne la vraie et suprême beauté de la sagesse, la philocalie est, dans les réalités incorporelles et suprêmes, la même chose que 46. Mastrangelo, art. cit. (2017). 47. Cf. Horace, Ars Poetica, 333. 48. Augustin, Soliloquia (désormais sol.), II, xi, 19 (la traduction ici et dans la suite est celle de P. de Labriolle, BA 5, Paris, Desclée De Brouwer et Cie, 19482, modifiée sur certains points).
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la philosophie, de sorte qu’en aucune manière on ne peut les regarder comme deux sœurs49.
À côté de fabula, on prendra en considération, dans ce texte, le terme nugae50, héritage d’une longue tradition littéraire latine. De fait, nuga connote moins l’idée de mensonge ou de fausseté, que celle de frivolité et d’inutilité à l’égard de la vie morale et intellectuelle51. Il est utilisé par Catulle pour décrire ses poèmes dans l’épigramme dédicatoire à Cornelius Nepos : « Car tu considérais que mes bagatelles avaient quelque prix (meas esse aliquid nugas)52. » Horace fera de même en des passages bien connus ; nous n’en citerons que deux, à commencer par le début de la satire dite « du fâcheux » : Je m’en allais, d’aventure, par la Voie sacrée, ayant en tête, selon mon habitude, Je ne sais quelles bagatelles [ou : jeux poétiques ?] (nescio quid meditans nugarum) et pris par eux tout entier53.
Plus tard, dans les Épîtres, il formulera cette recusatio : N’en doutons point, il est bon de quitter pour la sagesse les bagatelles [ou : jeux poétiques ?] (sapere est abiectis utile nugis), De laisser aux enfants un passe-temps (ludum) qui convient à leur âge Et de ne plus courir après les mots pour les plier aux accords de la lyre latine, Mais d’étudier les rythmes et les harmonies de la vie authentique (uerae numerosque modosque ediscere uitae)54.
Dans le passage des Révisions, il est légitime d’hésiter sur le sens de nugae : s’agit-il de divertissements, de bagatelles, ou plus spécifiquement, comme nous l’avons proposé, de jeux poétiques ? Pour l’Augustin de cette époque en tout cas, comme pour celui des Confessions, vivement 49. Augustin, Retractationes (désormais retr.), I, i, 3 (traduction de G. Bardy, BA 12, Paris, Desclée De Brouwer et Cie, 1950, avec quelques modifications). 50. Voir Crabbe, art. cit. (1981), p. 255 51. À la manière dont Socrate qualifie la μίμησις de παιδιά, en Respublica, X, 602b. 52. Catulle, I, 3-4 (notre traduction). 53. Horace, Satirae, I, 9, 1-2 (traduction F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1946, légèrement modifiée). 54. Horace, Epistulae, II, 2, 141-144 (traduction F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1934, légèrement modifiée). Cf. Epist., II, 1, 93-94 : « Quand la Grèce, ses guerres terminées, en vint à s’occuper de bagatelles (nugari) » ; Epist., I, 1, 10-11 : « Aujourd’hui donc je laisse là les vers et tous les divertissements (ludicra). Qu’est-ce que le vrai, qu’estce que le bien moral ? Voilà ce qui m’inquiète, ce dont je m’informe, ce qui me prend tout entier. » (trad. F. Villeneuve).
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hostile aux falsae fabellae55, il est parfaitement clair que l’espace littéraire de la fabula véhiculait inopportunément un discours sur la Sagesse. Ainsi, la critique formulée dans les Révisions à l’égard du Contra Academicos illustre une position de type platonicien et néoplatonicien qui refuse à Philosophie les possibilités d’emprunter les voies littéraires d’une certaine forme de fiction, trompeuse et vaine – celle, en particulier, de la personnification56. Le De ordine : fiction et modèle du monde Dans ce deuxième ensemble d’entretiens qui, en réalité, s’entrelacent avec les discussions rapportées dans le Contra Academicos57, les réflexions s’étendent désormais aux questions de l’ordre gouvernant le monde, du mal et de la providence. L’interlocuteur privilégié d’Augustin est ici son jeune disciple Licentius. Si Augustin éprouve une bienveillance prononcée à son égard, en revanche, il lui reproche de se passionner pour la poésie, non seulement parce qu’il lit et étudie des vers classiques, mais aussi parce qu’il compose des poèmes sur le temps des discussions. La tension provoquée, dans le groupe assemblé à Cassiciacum, par l’attitude de Licentius est calquée sur un modèle littéraire et philosophique qui n’est autre que l’opposition bien connue entre poésie et philosophie, dont l’origine se situe dans la République platonicienne, et qui sera aussi reprise par Boèce. De toute évidence, Licentius s’adonne à une réécriture de la fabula de Pyrame et Thysbé telle qu’elle a été traitée par Ovide dans les Métamorphoses58.
55. On prendra en considération l’ensemble du passage I, x, 16-xvi, 26 : l’expression falsae fabellae se trouve en I, x, 17 ; on la rapprochera des poetica figmenta, en xiii, 22 (sur ce terme, voir infra note 109) ; il s’agit encore d’un spectaculum uanitatis (ibid.). De telles expressions désignent en particulier la geste d’Énée chez Virgile. 56. Sur ce point, voir Hadot, op. cit. (2005), p. 113-115. 57. C’est ce que semble dire Augustin en retr., I, iii, 1, à propos du De ordine : Per idem tempus inter illos qui De Academicis scripti sunt, duos etiam libros De ordine scripsi. On note que le verbe scribere est ambigu. Pour des essais de chronologie, voir par ex. J. Trelenberg, Augustins Schrift De ordine. Einführung, Kommentar, Ergebnisse, Tübingen, Mohr Siebeck, 2009, p. 81. 58. Ovide, Metamorphoses, IV, 55-167. Licentius avait en effet entrepris de chanter Pyrame.
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Dès le début du dialogue, Licentius intervient dans le débat en soutenant la thèse radicale selon laquelle « tout est réglé par l’ordre ». Mais il se soustrait rapidement aux discussions en commun, pour se livrer dans la solitude à ses activités poétiques, ce qu’Augustin, déçu de son comportement, lui reproche en ces termes : Je m’irrite, dis-je, de te voir, chantant et hurlant, t’acharner après ces vers de toutes mesures, qui tendent à dresser entre toi et la vérité un mur plus implacable que celui qui s’élève entre les amants de ton poème, car ceux-ci trouvaient au moins une fissure pour exhaler leurs soupirs59.
Réprimandé, Licentius explique alors plus clairement sa position : Car pourquoi hésiterais-je à renverser le mur auquel tu faisais allusion, avant qu’il soit complètement élevé ? En effet, ce n’est pas tant la poésie que la défiance de trouver la vérité qui peut m’écarter de la philosophie60.
Devant la nouvelle résolution de Licentius, Augustin formule une exhortation contrastée, fondée sur le rejet d’Apollon, d’un côté, et sur l’exaltation de la Vérité personnifiée, de l’autre : C’est que le sublime Apollon n’est pas celui qui, dans les cavernes, dans les montagnes, dans les bois […] s’empare de l’esprit des insensés : c’est d’un tout autre qu’il s’agit, de celui qui est véritablement sublime, de celui – pour parler sans détour – qui est la Vérité elle-même et qui a pour devins tous ceux qui peuvent parvenir à la sagesse. Ainsi donc, Licentius, en avant ! En serviteurs forts de leur piété, étouffons sous nos pieds le feu pernicieux et suffocant des passions61.
Une telle situation ne laisse pas de rappeler celle de la Philosophie chez Boèce, qui, chassant les Muses, exhorte le prisonnier à le suivre62. Licentius, quant à lui, reprend progressivement part aux entretiens et, réaffirmant sa thèse « il n’est rien en dehors de l’ordre », met en scène son retour au sein du groupe par le biais de la métaphore de la destruction du mur qui renvoie, une nouvelle fois, à la fabula ovidienne : « Le voilà qui s’installait, d’un grand bond, au cœur de la philosophie comme en une 59. Augustin, ord., I, iii, 8 (les traductions du De ordine dans cet article sont celles de R. Jolivet, BA 4). 60. Ibid., I, iv, 10. 61. Ibid. L’exhortation rappelle Cons., I, 1 (« Partez donc plutôt, Sirènes (…), et laissez-moi ce malade que je veux soigner et guérir avec mes Muses à moi etc. ») : cf. Silk, art. cit. (1939), p. 30). 62. Cons., I, 1 : cf. note précédente.
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possession qu’il eût à protéger63. » Et il conclura lui-même son expérience spirituelle, un peu plus loin, par un rappel de la situation initiale : Je suis devenu subitement assez indifférent pour ces travaux de poésie : maintenant, il y a je ne sais quoi qui resplendit à mes yeux sous une autre, une tout autre lumière. La philosophie, je l’avoue, est plus belle que Thysbé, que Pyrame, que les fameux Vénus et Cupidon et tous les amours de ce genre64.
Dans une étude publiée il y a quelques années, nous avons montré les similitudes littéraires entre la représentation de Licentius séparé de la vérité par un mur, et celle de l’amoureux éconduit dans la poésie élégiaque, lequel se heurte à l’hostilité d’une porte fermée : c’est le thème bien connu du paraclausithyron65. Le texte d’Augustin est en effet parsemé de métaphores spatiales. Mais c’est une autre perspective que nous mettrons ici en valeur. Dans le De ordine et le Contra Academicos, la question de la vérité et de la philosophie est abordée par le biais d’images et d’ébauches de personnification66. Comme dans la Consolatio de Boèce également, le modèle adversatif domine. D’après les termes d’Augustin, il y a, en effet, trois protagonistes dans cette histoire : Licentius, la vérité (placée du côté de la philosophie), et enfin la poésie qui est, pour parler en termes actantiels, l’élément opposant (entre toi et la vérité). Une relation d’antagonisme se noue entre la philosophie et la poésie, ou, plus précisément, entre la philosophie et cette forme particulière de fiction que véhicule la poésie élégiaque – cette même poésie élégiaque à laquelle s’adonne Boèce au moment où se présente Philosophie. Cette relation antagoniste repose, dans le De ordine, sur plusieurs caractéristiques, à commencer par l’opposition entre deux types d’activités intellectuelles, ou deux « disciplines ». Augustin distingue également deux modes de vie, dont l’un, propre à nourrir les passions, est, par conséquent, stérile pour l’intellect, tandis que l’autre est fécond : À notre retour, nous trouvâmes Licentius, dont jamais l’Hélicon n’aurait pu apaiser la soif, occupé, bouche bée, à composer des vers. Presque au milieu de notre repas, qui fut cependant aussitôt fini que commencé, il était sorti 63. Ord., I, vi, 16. Ibid. : quasi respecta possessione sua, toto impetu in mediam uenire philosophiam. 64. Ibid., I, viii, 21. 65. S. Van der Meeren, « Le thème de l’exclusus amator dans la satire philosophique : variété des réemplois et des stratégies argumentatives », dans Amor Romanus, Amours romaines, J.-M. Fontanier (dir.), Presses universitaires de Rennes, 2008, « Interférences », p. 237-264. 66. On notera que la philosophie est aussi comparée à un lieu.
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à la dérobée, sans avoir rien bu. Je te souhaite, lui dis-je, de posséder enfin pleinement l’art poétique, objet de tes désirs : non que cette perfection me plaise beaucoup, mais je vois que tu y mets tant d’ardeur que la satiété seule pourra te libérer de cette passion, comme cela ne manque guère de se produire, une fois la perfection atteinte. […] Je te conseille cependant d’aller boire, si tu veux, et de revenir à notre école, si tu as encore quelque estime pour l’Hortensius et la philosophie : tu avais déjà consacré à celle-ci d’agréables prémices par ta discussion avec Trygetius ; elle t’avait, en effet, enflammé, plus ardemment que ton art poétique, pour la science des grandes choses vraiment fécondes67.
On constate, ensuite, que la représentation de philosophie engage une conversion, puisque la philosophie conduit l’individu vers le bonheur (la uita beatissima : I, viii, 24). Or, le début de la Consolatio reprend des éléments similaires, en les développant. En effet, à la suite d’Augustin, Boèce évalue l’une par rapport à l’autre deux formes d’activités intellectuelles ou deux disciplines. Entre celles-ci se dresse également une opposition de type moral, car la poésie maintient le prisonnier dans un état d’avilissement, tandis que la philosophie réveille l’esprit et le nourrit68, l’élève vers la contemplation des plus hautes réalités, entraînant le personnage de la Consolatio dans un iter téléologique tendu vers le summum bonum. Enfin, cette inflexion morale se révèle indissociable d’une perspective d’ordre cosmique et ontologique. Mais on ne peut comprendre cette dernière qu’en revenant au plan littéraire, c’est-à-dire en relisant les éléments de l’opposition à partir des genres littéraires antiques. Car la poésie dans laquelle le prisonnier de la Consolatio a sombré est une poésie de type élégiaque. De fait, plusieurs chercheurs ont très bien montré les topoi littéraires élégiaques entrelacés dans le premier poème de la Consolatio69. Maintenant, on peut considérer, comme l’a fait P. Veyne, que l’élégie est le royaume de la fiction et le genre littéraire par excellence de la fiction70. On sait les formules bien connues et bien tournées de cet auteur : « (L’élégie) ne peint rien du tout et n’impose pas à ses 67. Acad., III, iv, 7: Augustin évoque l’attitude que Licentius a aussi dans le De ordine, qui se déroule dans les mêmes jours que le Contra Academicos. 68. On retrouve l’image de la fécondité, déjà présente chez Augustin, en Acad., III, iv, 7 cité plus haut. 69. On consultera en particulier A. De Vivo, « L’incipit elegiaco della Consolatio boeziana », Vichiana, 3, 1992, p. 179-188. 70. P. Veyne, L’élégie érotique romaine. L’amour, la poésie et l’occident, Paris, Seuil, 1983.
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lecteurs de penser à la société réelle ; elle se passe dans un monde de fiction […]71. » ; de même, un peu plus loin : « La fiction se passe de la réalité et la forme dément le contenu : mais une sincérité peut être maniérée ; à s’en tenir au texte, cette esthétique instituait un équilibre indécidable entre la vérité et le jeu72. » Le critique n’hésite pas à affirmer également que « ce qu’on chasse, c’est l’émotion vraie73 » ; et déclare encore : « bref les élégiaques se bornent à plaisanter ; il n’ajoutent pas charitablement ‘je plaisante’74. » Qu’est-ce donc, selon P. Veyne, que la fiction et, en particulier, la fiction véhiculée par l’élégie ? C’est le contraire de la réalité, un « antimonde75 ». À cette approche sans aucun doute féconde et qui a marqué une étape dans l’interprétation de la littérature latine, nous confronterons la perspective bien différente que G. B. Conte a précisément esquissée à l’encontre de celle de P. Veyne76. Au lieu de situer la problématique de l’élégie dans l’opposition entre fiction et réalité, G. B. Conte privilégie, dans son approche des genres, la notion de « vision du monde » ou de « modèle du monde », qui constitue l’un des points forts de sa thèse. Ainsi, le genre littéraire représenterait une codification langagière ou une « invitation à la forme » destinée à « structurer le discours77 ». D’autre part, comme le remarque le chercheur, toute vision du monde est une réduction à une optique partielle : telle est alors la manifestation de chaque genre littéraire, qui offre une idéologie et une reformulation du monde elles-mêmes partielles. Dans cette perspective, le genre élégiaque se propose « comme la réalisation la plus accomplie de cette codification systématique, ne serait-ce que parce que l’élégie pratique cette opération en toute conscience, et qu’elle en fait la clef même de sa poétique. Le poète élégiaque fonde précisément son identité comme diversité, se 71. Ibid., p. 15. 72. Ibid., p. 15. 73. Ibid., p. 48. 74. Ibid., p. 112. 75. Ibid., p. 97 : « Qu’est-ce donc que l’élégie romaine ? Une fiction non moins systématique que la lyrique érotique des troubadours ou que la poésie pétrarquiste ; à la contingence d’événements peut-être autobiographiques se substituent les nécessités internes d’une certaine création, la cohérence d’une contre-vérité, la logique d’un antimonde que nous appellerons la pastorale en costume de ville. » 76. G. B. Conte, Generi e lettori. Lucrezio, l’elegia d’amore, l’enciclopedia di Plinio, Milano, Mondadori, 1991. 77. Ibid., p. 54 (ici et dans la suite, nous traduisons le texte italien).
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déclare enfermé dans une partie du monde […]78 ». En ce sens, la fiction élégiaque ne saurait correspondre, comme chez P. Veyne, au retournement de la réalité, ce qui nous semble un aspect particulièrement remarquable de la « théorie » du chercheur italien. L’élégie occupe donc une place tout à fait particulière. D’une part, le « genre » exhibe la codification, en construisant un véritable modèle du monde spécifiquement élégiaque (qui met au centre la passion) : de l’autre, ce modèle se présente, plus que tout autre, comme une réduction du monde : il n’existe plus rien en dehors de l’amour ; l’unique horizon du poète est sa souffrance, une souffrance totalisante. De fait, la tâche principale de Philosophie, dans la Consolatio, consiste à restituer à l’esprit de son interlocuteur la réalité dans toute son ampleur, en substituant à une vision retreinte – et, partant, illusoire – du monde, une vision élargie79. C’est en ces termes, qui diffèrent partiellement de l’opposition du vrai et du faux, qu’il faut comprendre l’opposition entre la poésie (élégiaque) et cette Philosophie qui appelle le prisonnier à le rejoindre dans la contemplation du cosmos, ce dont Sénèque faisait déjà un usage thérapeutique dans les Consolationes80. Constatant le repli sur soi du prisonnier, Philosophie lui adresse ainsi en I, m 2 une vigoureuse exhortation : Voilà un homme à qui le ciel fut ouvert sans réserve ; Entraîné à marcher par les routes du firmament, Il observait les rayons du soleil vermeil […] Maintenant, le voilà couché, la lumière de son esprit épuisée, Le cou chargé de lourdes chaînes, Et, le front courbé sous le faix, Il est contraint, hélas, de regarder la terre sans vie81. Mais, dit la visiteuse, c’est l’heure des remèdes plutôt que des plaintes (sed medicinae, inquit, tempus est quam querelae)82.
78. Ibid., p. 55. 79. Sur ce thème chez Boèce et ses antécédents littéraires, on consultera en particulier Courcelle, op. cit. (1967), Appendice II (La vision cosmique de Boèce et de saint Benoît), p. 355-372. 80. Voir notamment Sénèque, ad Marciam, XVIII, 1-8 (et, à moindre titre, XXVI, 5-6). 81. Cons., I m 2. 82. Ibid., I, 2, 1 ; « gémissement » (querela) renvoie bien entendu au registre littéraire de la plainte élégiaque.
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Philosophie appelle précisément le prisonnier, dans la solitude de l’exil, à détourner le regard de ses malheurs personnels, « qu’il rumine dans son for intérieur83 », et à observer l’ordre du Tout ; la question du regard humain sur le monde est également liée à la question de la Providence, qui embrasse tout du regard, et qui fait l’objet spécifiquement du cinquième et dernier livre de la Consolatio84. De la même manière, le programme du De ordine s’ouvre sur la transcendance et appelle à une vision d’ampleur cosmique. En témoignent les premiers mots du dialogue : « Suivre l’ordre des choses et s’y conformer, voilà Zenobius, le propre de tous les êtres, et d’abord du tout qui les contient et les gouverne85. » Se fondant sur l’opposition entre philosophie et élégie, le projet boécien consiste donc, à la suite du De ordine, à réorienter le regard de l’homme en direction du Tout, non dans le but que l’homme se perde lui-même mais, bien au contraire, pour qu’il se retrouve, en reconnaissant sa place à l’intérieur de l’enchaînement universel. Au repli sur soi passionnel, les deux auteurs cherchent à substituer une saine intériorité. Le mouvement est annoncé clairement au début du De ordine, lorsque Augustin s’exprime avec des accents plotiniens : C’est lorsque l’âme est ainsi rendue à elle-même (animus sibi redditus) qu’elle comprend en quoi consiste la beauté de l’univers, dont le nom vient évidemment du mot « un ». C’est pourquoi cette beauté n’est pas accessible à l’âme qui se répand sur beaucoup d’objets et qui veut remédier à son indigence par l’avidité sensible, ne sachant pas qu’elle ne peut éviter l’indigence qu’en se séparant de la multitude86.
On décèle le même appel à l’intériorité dans plusieurs poèmes de la Consolatio, en particulier celui-ci : Si du plus profond de son cœur l’homme cherche à la trace la vérité, 83. Ibid., I, 1, 1 : Haec dum mecum tacitus ipse reputarem (nous reprenons la traduction pertinente de J.-Y. Guillaumin). Comme pour Licentius, c’est donc une mauvaise forme de rapport à soi qui est ici stigmatisée. 84. A.-I. Bouton-Touboulic, « Boèce et Augustin : La Consolation de Philosophie comme nouveau De ordine ? », Vita Latina, 185-186, 2012, p. 184-202 (en part. p. 186198 et 200) a bien montré les rapprochements entre les deux ouvrages sur le thème de l’ordre et de la providence. Voir aussi Van der Meeren, op. cit. (2012), dans lequel nous analysons de manière approfondie la relation entre redécouverte de soi et redécouverte de l’ordonnancement du monde (voir, en part. les chapitres 5 et 6). 85. Ord., I, i, 1. 86. Ibid., I, ii, 3.
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S’il désire ne point s’écarter de la route, Il doit tourner sur lui-même les regards intérieurs de son âme, Il doit replier son esprit en lui imposant de longs mouvements Et lui apprendre que tout ce qu’il cherche péniblement au dehors Se trouve enfoui en lui-même dans des trésors qu’il possède 87.
D’après ces analyses, il ressort que la ligne de partage passant, dans les différents extraits examinés, entre élégie et philosophie n’est pas exactement celle qui sépare fiction et vérité, mais que la question présente des articulations plus complexes mettant en jeu l’opposition de deux modèles du monde. Or chez Boèce tout au moins, les termes de cette opposition sont élaborés à l’intérieur d’un cadre lui-même fictionnel. Mais des éléments manquent encore à notre démonstration, ce qui nous reconduit à la question des genres ou des formes littéraires dont nous faisons un élément déterminant dans la relation entre philosophie et fiction. Pour qu’existe une réelle symétrie, dans le cas de Boèce, entre poésie élégiaque et philosophie, il faudrait qu’à la philosophie aussi soit associé un genre littéraire spécifique qui corresponde à l’action de Philosophie ; de la même manière que la poésie élégiaque, en tant que genre littéraire, est porteuse d’une vision du monde tout en étant profondément liée à une attitude morale, en l’occurrence une attitude d’abattement et d’enfermement contre laquelle les Muses de Philosophie doivent lutter. En d’autres termes, il faudrait supposer que Boèce formule une sorte de recusatio, sur le modèle de la recusatio horatienne88. À quoi correspondrait alors le genre littéraire auquel ferait place une telle recusatio ? Certes, Boèce conçoit parfaitement, dans la Consolatio, que la fabula elle-même soit porteuse d’une vérité morale, comme il le dit explicitement dans le poème III m 12 : Vos haec fabula respicit89 ; la tragédie d’Orphée dévoile un enseignement véridique. Mais à côté de cette nouvelle conception d’une fabula poétique qui n’a plus rien d’ancillaire mais participe pleinement au projet philosophique, il faut prendre en considération le genre du dialogue, tel celui que philoso87. Cons., III m 11. 88. Horace, Epist., II, 2, 141-144. 89. Cons., III m 12, 52 : sur ce poème, nous nous permettons de renvoyer à notre précédente étude, « Quodsi Musa Platonis personat uerum : poétique de l’intériorité dans la Consolatio Philosophiae de Boèce », « Philologicum », dans Entre érudition et création, P. Hummel (dir.), Paris, 2012, « Philologicum », p. 31-62 (p. 42-45), à compléter par les excellentes analyses consacrée à l’expression Vos fabula respicit dans Mastrangelo, art. cit. (2017), p. 409-410 et p. 423.
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phie engage immédiatement avec le prisonnier. Bien que la Consolatio soit un prosimètre, on entre cependant, dès l’apparition de la personnification de Philosophie, dans un régime général de type dialogique, forme d’expression favorisant le connais-toi toi-même dans la lignée d’une longue tradition socratique. Cette perspective, qui paraît assez évidente dans le cas de la Consolatio, ne pourrait-elle nous aider à relire le texte du De ordine ? Plusieurs interprètes ont suggéré que l’activité de type intellectuel et littéraire qu’Augustin opposait, dans le cas de Licentius, à la poésie élégiaque, était une poésie savante, aux contenus symboliques : la préface du livre II du Contra Academicos semblerait aller en ce sens90. Par ailleurs, cette approche pourrait être corroborée par un passage du livre I du De ordine dans lequel Augustin appelle Licentius à revenir aux Muses pour chanter l’amour « pur et vrai91 » : ainsi que l’ont suggéré plusieurs chercheurs, en particulier dans des études récentes, Augustin opposerait à une utilisation instrumentale de la poésie, une poésie mythique et allégorique joignant à la dimension hédoniste du chant la dimension psychagogique des contenus moraux : ce n’est qu’à ce prix qu’Augustin accepterait la fabula, suivant le modèle de Platon et des néoplatoniciens, qui admettaient l’usage de certains mythes, dignes des philosophes92. D’autres spécialistes, comme A. Crabbe, voient en revanche dans l’attitude d’Augustin une franche hostilité à l’égard de la poésie, semblable à celle de Platon dans la République, et contrairement à Boèce qui considèrerait que la poésie peut trouver sa place dans une œuvre sérieuse93. Nous voyons les choses sous une lumière encore différente. En s’enfermant dans la 90. Acad., II, ii, 6-iii, 7. 91. Ord., I, viii, 24. 92. M. Cutino, Carmen ad Augustinum, Introduzione, testo, traduzione e commento a cura di M. Cutino (Saggi e testi classici, cristiani e medievali, 13), Centro di studi sull’antico cristianesimo, Catania, Università di Catania, 2000, p. 13-17 ; A.-I. Bouton-Touboulic, « Boèce et Augustin : La Consolation de Philosophie comme nouveau De ordine ? », art. cit., p. 198-199 ; Ead., « Poésie et mythe dans le Contra Academicos de saint Augustin », Jahrbuch für Antike und Christentum, 55, 2012, p. 34-45 ; T. Fuhrer, « Allegorical Reading and Writing in Augustine’s Confessions », dans « In Search of Thruth » (Augustine, Mani cheism and other Gnosticism. Studies for J. van Oort at Sixty, J. A. van den Berg et alii (dir.), Leiden, Brill, 2011, p. 25-45). Sur la subtilité de la position néoplatonicienne, consistant à distinguer différents niveaux d’utilité de la fiction littéraire, nous renvoyons à I. Hadot, qui distingue dans la fiction différents niveaux (supra notes 43 et 56). 93. Crabbe, art. cit. (1981), p. 252 sq. Voir également G. J. P. O’Daly, The Poetry of Boethius, London, Duckworth/Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1991 (en particulier le chapitre II : « The Poetics of the Consolation », p. 30-73), et notre interprétation des poèmes de la réminiscence dans « Quodsi Musa Platonis personat uerum :
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poésie, Licentius ne commet-il pas une transgression des règles dialogiques ? Et n’est-ce pas dans les procédés dialogiques du De ordine que se déroule, de façon privilégiée, sur un modèle socratique et cicéronien, et donc en conformité avec un certain genre littéraire, la recherche de la vérité ? La question de la vérité est comme indissociable de la façon dont elle s’exprime et réfléchit ses contenus. Poser la question en ces termes paraît encore insuffisant, car est-il sûr que tout l’effort de Licentius tende à revenir au dialogue ? Et comment ce retour est-il compatible avec l’image de la philosophie comme d’une « possession94 » ? Outre la dialectique qui relie univers et intériorité dans le De ordine, et qui traverse l’ensemble de l’ouvrage – comme elle traverse, aussi, la Consolatio –, les « Dialogues » de Cassiciacum sont également parcourus d’une autre tension, associée à la première, dont l’un des pôles est l’intériorité, et l’autre la communauté. Bien que Cassiciacum soit le lieu d’une societas disserentium95, Augustin exhorte ses amis à être aussi avec « eux-mêmes » : Une nuit, je m’étais réveillé, comme de coutume, et je réfléchissais silencieusement aux choses qui me venaient à l’esprit, je ne sais d’où. Cette pratique, le désir de trouver la vérité l’avait tournée en habitude […]. Je ne me laissais pas détourner de mes pensées par les études des jeunes gens, car ils travaillaient tant pendant le jour qu’il me parut excessif que le souci de leurs travaux nous prît encore une partie de la nuit ; je leur avais d’ailleurs donné pour règle, d’une part, de se trouver quelque occupation personnelle en dehors des livres d’étude, d’autre part, d’habituer leur esprit à rentrer en lui-même (apud sese habitare consuefacerent animum)96.
Or le retour sur soi est pour Augustin97 et Boèce98, comme nous avons vu plus haut, la condition de la connaissance de la vérité et de la vision du tout. Le dialogue a incontestablement une valeur psychagogique ; il pose les bases du retour vers l’intériorité. Maintenant si, pour Augustin et Boèce, la finalité de la philosophie a l’intériorité pour fondement, ne faut-il pas penser que c’est sous une forme littéraire un peu différente poétique de l’intériorité dans la Consolatio Philosophiae de Boèce », « Philologicum », art. cit., ainsi que Deproost, art. cit. (1998), et Mastrangelo, art. cit. (2017). 94. Cf. ord., I, vi, 16 : quasi respecta possessione sua (et supra note 63). 95. L’expression se trouve en ord., I, v, 13. 96. Ord., I, iii, 6. 97. Ord., I, ii, 3. 98. Cons., III m 11.
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qu’elle trouvera son mode d’expression privilégié ? Cette forme est sans doute celle du dialogue intérieur. Sur ce point, d’éminents chercheurs ont eu, à notre avis, parfaitement raison de voir dans les Soliloques d’Augustin, cette forme inédite dont il est l’inventeur, un modèle essentiel de la personnification de Philosophie dans la Consolatio99. Sans les Soliloques, Augustin discute avec sa Raison ; dans la Consolatio, la Philosophie est, en somme, la voix de la raison. Dans le dialogue avec soi, Augustin a vu la forme épurée du dialogisme, débarrassée des obstacles liés à l’interlocution effective : – Raison : Il n’y a pas de meilleur moyen de chercher la vérité que de procéder par demandes et réponses. D’autre part, il est rare de trouver un interlocuteur qui ne soit pas mortifié d’avoir le dessous dans une discussion : il arrive presque toujours, quand un débat est bien amorcé, que l’entêtement vienne tout gâter avec ses clameurs immodérées, sans compter les blessures d’amour propre100.
Les Soliloques : personnification et « dialogue intérieur101 » Dans cette partie conclusive, nous considérerons à nouveaux frais le dispositif de la personnification dans la perspective de son usage proprement philosophique et cognitif. Au début des Soliloques, Augustin met en place le dispositif singulier de l’ouvrage de la façon suivante : – Augustin : Depuis longtemps je roulais mille pensées diverses : oui, depuis bien des jours, je me cherchais ardemment moi-même, je cherchais mon bien, et le mal à éviter, quand soudain j’entendis une voix (était-ce moi-même ? était-ce une voix étrangère ? et venait-elle du dedans ou du dehors ? Je ne sais et c’est justement à le démêler que tend tout mon effort). 99. Voir en particulier E. K. Rand, Founders of the Middle Age, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1928, p. 257 ; Silk, art. cit. (1939), p. 35-39 ; Lerer, op. cit. (1985), p. 31 ; 47-52 ; 77-78 ; 90 ; 110 ; 241 ; S. Faller, « Die Soliloquia des Aurelius Augustinus – ein ,innerer Dialog’ ? », dans ScriptOralia Romana. Die römische Literatur zwischen Mündlichkeit und Schriftlichkeit, L. Benz (éd.), Gunter Narr, Tübingen, 2001, p. 269-304 (p. 300) ; l’auteur rappelle en particulier l’influence de la tradition allégorique sur la personnification augustinienne de la Raison ; B. Stock, Augustine’s Inner Dialogue : The Philosophical Soliloquy in Late Antiquity, Cambridge, Cambridge University Press, 2010 (p. 64-67 ; 76). 100. Sol., II, vii, 14. 101. Nous reprenons l’expression proposée, dans sa belle étude, par Faller, art. cit. (2001).
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Voici ce qu’elle me dit : – Raison : Eh bien ? Suppose que tu aies trouvé quelque chose : à qui confieras-tu tes découvertes, pour essayer d’en faire d’autres ? – Augustin : À ma mémoire, naturellement102.
Chez Augustin comme chez Boèce la réflexion philosophique s’insère dans une mise en scène fictionnelle. Cependant, si on compare le dispositif des Soliloques à l’apologue de Philosophie et de Philocalie dans le Contra Academicos, ou encore aux différentes mises en scène faisant intervenir Licentius dans le De ordine, on remarquera que la Raison personnifiée ne fait plus face à un adversaire, mais représente une figure du dédoublement ou du dialogue intérieur. Étayée de procédés littéraires complexes et nourrie d’une philosophie du langage dont nous ne pouvons rendre compte ici, l’écriture de la personnification dans les Soliloques permet un resserrement sur l’intériorité103. De fait, on ne distingue pas deux « personnages » proprement dits ; Augustin parle en réalité avec lui-même, comme il le précise dans un passage des Révisions, soulignant le caractère fictif du dispositif littéraire : Sur les entrefaites, j’ai encore écrit deux volumes, dictés par mon zèle et mon amour pour la recherche de la vérité sur les choses que je désirais pardessus tout connaître. Je m’y interroge et je m’y réponds comme si nous étions deux (tamquam duo essemus), la raison et moi, alors que j’étais tout seul (cum solus essem). D’où le nom de Soliloques donné à cet ouvrage, qui est d’ailleurs inachevé104.
Dans les Soliloques et la Consolatio, cette fiction revêt les mêmes fonctions, qui sont aussi des fonctions dramatiques, rendues possibles par la personnification précisément. Car Philosophie, chez Boèce, et la Raison, chez Augustin, sont des guides (duces) indiquant le chemin (iter) en direction du summum bonum105. Chez Augustin très précisément, le dispositif dramatique est intimement lié à un modèle cognitif : l’inhabitation de la vérité en l’âme106, modèle qu’il abandonnera bientôt au profit de la 102. Sol., I, i, 1. 103. Voir notamment Faller, art. cit. (2001). 104. Retr., I, iv, 1. 105. On mettra ainsi en parallèle Augustin, sol., II, xiii, 24, avec Boèce, Cons., I, 3, 34 ; dans les deux cas, les deux figures sont également des médecins : sur les différentes fonctions attachées à la Philosophie personnifiée dans la Consolatio, cf. Helleman, op. cit. (2009), p. 137-205. 106. C’est-à-dire l’inhérence en celle-ci, du vrai, qu’elle aurait la possibilité de retrouver par un processus analogue à l’anamnesis platonicienne.
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théorie de l’illumination107. En supposant que la vérité est à découvrir ou à re-découvrir au plus profond de l’âme humaine, Augustin donne à un processus de type maïeutique qui est presque un tête à tête avec soimême, toute sa force méthodologique. Dans la Consolatio aussi, le dialogue entre Philosophie et le prisonnier, qui tend au dialogue intérieur, est profondément lié à la théorie de la réminiscence. En conclusion, nous mettrons en relief trois aspects de nos analyses. De manière remarquable, Augustin élabore, au fil des différents « Dialogues » de Cassiciacum, une réflexion en mouvement sur les liens entre les formes littéraires et l’expression ou la pratique de la philosophie. Cette réflexion revêt par moments des allures conflictuelles, que ce soit dans les dialogues réels qu’Augustin entretient avec ses amis, ou dans des mises en scène de personnifications sur le mode adversatif. Une telle conflictualité s’efface peu à peu au profit d’un dialogisme apaisé de la conscience dans les Soliloques. E. T. Silk avait évoqué les emprunts de Boèce sur ce point ; nous espérons avoir apporté quelques arguments supplémentaires à la thèse de ce chercheur, en montrant que ce projet littéraire et philosophique représente, dans les « Dialogues », davantage qu’une « esquisse »108. Nous soulignerons la forme progressive empruntée, chez les deux auteurs, par la réflexion sur les formes littéraires. Car la question de la fiction, telle qu’elle est traitée par le biais de la personnification (et notamment par le biais des Muses), ainsi que le problème de la poésie élégiaque sont conçus comme une première étape de l’iter intellectuel et moral en direction de la découverte du vrai : la problématique est dépassée dès le livre I de la Consolatio ; elle n’apparaît plus comme un obstacle au cheminement de la raison dans les Soliloques. Nos remarques sur les Soliloques nous conduisent également à reconsidérer dans ce cas la question du rapport entre genre littéraire et fiction. Si le dialogue avec soi-même, au moyen d’une personnification, est la forme empruntée par les deux auteurs pour dire que la vérité ne peut se 107. Cf. l’étude très précise de G. Catapano, « The Epistemological Background of Augustine’s Dialogues », dans Der Dialog in der Antike. Formen und Funktionen einer literarischen Gattung zwischen Philosophie, Wissensvermittlung und dramatischer Inszenierung, S. Föllinger et G. Müller (dir.), Berlin, De Gruyter, 2013, p.107-122. 108. Voir Silk, art. cit. (1939), p. 21 : « the Consolatio translates into dramatic accomplishment the project that is only foreshadowed in the Dialogues » (nous soulignons) ; cf. ibid., p. 35.
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trouver qu’au dedans de l’homme, il faut reconnaître que chez Augustin tout au moins, cette personnification ne peut être interprétée dans les termes des fabulae, des fallacia, des mendacia ou des figmenta109. Car ce que valorise plutôt Augustin en ce dispositif est la méthode heuristique elle-même qui trouve ici une forme épurée et revêt aussi, vraisemblablement, la fonction d’un exercice spirituel. Enfin, il se pourrait que Boèce se soit encore inspiré d’Augustin lorsqu’il présente – en deçà, ou en amont des figures personnifiées – la Consolatio comme une fiction littéraire : Ergo scribendum est110, exhorte la Raison à Augustin, lequel se transforme au fil des Soliloques, comme le prisonnier de la Consolatio, et par une semblable mise en abîme, en scripteur d’un texte111 qui s’offre à notre lecture et à notre méditation112. Sophie Van der Meeren Université Rennes 2 CELLAM – Institut d’Études Augustiniennes (UMR 8584)
109. Voir le terme en conf., I, xiii, 22 (cf. supra note 55) ; et en ciu., II, 8, où Augustin désigne et critique les représentations théâtrales comme « ces jeux (illos ludos) dans lesquels règnent les fictions des poètes (figmenta poetarum) ». 110. Sol., I, i, 1. 111. Un libellus, comme le désigne Augustin en sol., I, xv, 27 ; quant à la Raison, elle évoque la conclusion d’un primum uolumen (ibid.). 112. Sur cette mise en scène de l’acte d’écrire, voir en particulier Lerer, op. cit. (1985), p. 47-52 ; cf. Stock, op. cit. (2010), p. 76-79.
RHÉTORIQUE ET SES INVENTEURS : CORAX ET TISIAS DANS LA FICTION ALLÉGORIQUE DES NOCES DE PHILOLOGIE ET DE MERCURE DE MARTIANUS CAPELLA Élisabeth Piazza Martianus Capella, dont on situe l’activité à Carthage au début du ve siècle, présente la technique rhétorique au livre 5 des Noces de Philologie et de Mercure. L’originalité de ce traité est de s’inscrire dans une vaste entreprise encyclopédique, qui prend la forme d’un récit mythique, fabula1 ou mythos2. La technique rhétorique n’y est pas traitée dans le cadre d’un manuel séparé et autonome, mais intégrée à un groupe hiérarchisé de sept disciplines (Grammaire, Dialectique, Rhétorique, Géométrie, Arithmétique, Astronomie et Harmonie) définies comme « disant le vrai3 ». Leurs principes doivent s’accorder aux exigences rationnelles représentées par les dieux réunis en l’honneur du mariage de Mercure et de Philologie. L’œuvre de Martianus Capella est pour le moins complexe et déroutante. Elle a donné lieu à des lectures souvent limitées à tel ou tel aspect : philosophique, technique, ou littéraire4. Les recherches entreprises ces dernières décennies s’attachent au contraire à rendre compte 1. Martianus Capella, 2, 219 et 9, 997. Pour les livres 1, 4, 6, 7 et 9, nous renvoyons aux éditions et traductions des volumes de la CUF : J.-F. Chevalier (éd.), Martianus Capella. Les Noces de Philologie et de Mercure. Livre I, Paris, Les Belles Lettres, 2014 ; M. Ferré (éd.), Livre IV, La Dialectique, Paris, Les Belles Lettres, 2007 ; B. Ferré (éd.), Livre VI, La Géométrie, Paris, Les Belles Lettres, 2007 ; J.-Y. Guillaumin (éd.), Livre VII, L’Arithmétique, Paris, Les Belles Lettres, 2003 ; J.-B. Guillaumin (éd.), Livre IX, L’Harmonie, Paris, Les Belles Lettres, 2011. Pour les livres 2, 3 et 8, nous renvoyons à l’édition de J. Willis (éd.), Martianus Capella, Leipzig, Teubner, 1983. Pour le livre 5, les textes et traductions reprennent É. Piazza, La rhétorique chez Martianus Capella. Édition critique, traduction et commentaire du livre 5 des Noces de Philologie et de Mercure, thèse inédite soutenue en 2015, Université Paris-Sorbonne. 2. Mart. Cap., 2, 220 et 3, 222. 3. Artes uera fantes, Mart. Cap., 3, 222. 4. Pour une histoire des premières lectures du texte, voir J.-B. Guillaumin, « Lire et relire Martianus Capella du ve au ixe siècle », dans M. Goullet (dir.), Parua pro magnis
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de la cohérence de ses différentes dimensions. Pour comprendre le sens de la fabella5 que Martianus conte à son fils6, il était par exemple indispensable d’étudier précisément la place des Noces dans l’histoire du néoplatonisme et de l’encyclopédisme antique7. S’il fallait résumer ce projet encyclopédique, on pourrait dire que Martianus Capella met en scène un programme scientifique d’ascension de l’âme vers le monde divin rationnel. L’intégration de l’art oratoire à ce programme scientifique est une opération délicate8. En faisant allusion aux critiques traditionnellement dirigées contre le pouvoir que donne la maîtrise de la persuasion9, la présentation allégorique de Rhétorique situe l’art oratoire dans une longue tradition de réflexion sur ses dangers, mais pose aussi les conditions d’une réhabilitation de la discipline. La référence à Corax et Tisias, « premiers inventeurs10 » de l’art oratoire, constitue un moment important du récit de l’entrée de Rhétorique au sein de l’assemblée divine et témoigne du rôle de la fiction dans les présentations des sept sciences. En donnant à Corax (« le corbeau » en grec) l’apparence d’un corbeau au bec d’or, la narration joue avec la signification de ce qui était sans doute le surnom donné à l’un des plus anciens rhéteurs. Le lecteur est invité à réfléchir au sens allégorique de cet oiseau, choisi comme emblème de l’art oratoire.
munera : études de littérature tardo-antique et médiévale offertes à François Dolbeau par ses élèves, Turnhout, Brepols, 2009, p. 271-303. 5. « Conte » dans la traduction de J.-F. Chevalier. C’est ainsi que Martianus présente son récit en Mart. Cap. 1, 2. 6. Martianus fils, le destinataire de l’œuvre, est évoqué en Mart. Cap. 1, 2 et 9, 997. 7. J.-B. Guillaumin, « Néoplatonisme et encyclopédisme dans l’œuvre de Martianus Capella », Revue des études latines, 86, 2008, p. 167-190. 8. Rhétorique est la seule des sept disciplines à discuter son statut de science (Mart. Cap., 5, 437). Le passage renvoie aux débats antiques relatifs à la définition de la rhétorique. Sur les interprétations antiques de la critique platonicienne, voir D. Roochnik, « Is Rhetoric an Art ? », Rhetorica, 12, 1994, p. 127-154. 9. Ces allusions ont été étudiées par G. Moretti, « Allegorie di Retorica. La personificazione dell’Ars Rhetorica nel quinto libro del De nuptiis di Marziano Capella », dans L. Calboli Montefusco (dir.), Papers on Rhetoric III, Bologna, Clueb, 2000, p. 159-189, et par M. Bovey, Disciplinae Cyclicae. L’organisation du savoir dans l’œuvre de Martianus Capella, Trieste, Università di Trieste, 2003, p. 191-226. 10. La notion antique de « premier inventeur » (prôtos heuretès) permet de décrire la naissance des arts et techniques.
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Corax et Tisias dans la tradition antique La référence à Corax et à Tisias chez Martianus Capella est très allusive. Pour comprendre le sens de ce passage et son rôle dans la présentation de Rhétorique, il convient de connaître la place des deux personnages dans la tradition antique. Les témoignages les plus anciens Dans Brutus11, Corax et Tisias sont mentionnés en tant que premiers auteurs d’un traité de rhétorique et inventeurs de l’art oratoire. Citant Aristote12, Cicéron situe la naissance de la rhétorique en Sicile, quand, au ve siècle avant J.-C., s’était mise en place une vie judiciaire régulière après la chute de la tyrannie. Corax et Tisias auraient répondu aux besoins des plaideurs en leur fournissant une méthode oratoire (ars et praecepta). Dans De oratore, les noms des deux inventeurs apparaissent dans des contextes plus polémiques. Dans l’enseignement de Charmadas, rapporté par Antoine au livre 1, Corax et Tisias figurent parmi les auteurs de traités dépourvus d’éloquence13. Leur exemple illustre l’idée que la faculté oratoire est naturelle et n’a pas besoin du secours de l’art. Lorsqu’au livre 3 du même De oratore Crassus plaide pour une appropriation de la pratique de la thèse philosophique par les orateurs, il joue sur le sens du nom de Corax pour opposer la rhétorique héritée du Sicilien, restreinte aux conflits judicaires du forum, à une éloquence expérimentée et nourrie de philosophie : Qua re Coracem istum ueterem patiamur nos quidem pullos suos excludere in nido, qui euolent clamatores odiosi ac molesti. (Laissons donc, nous, le médiocre et vieux Corax chasser ses petits de son nid et leur donner la volée quand ils sont devenus d’odieux, d’insupportables criards14.)
C’est déjà dans un contexte critique que, dans Phèdre, Platon évoque l’ouvrage de Tisias et sa technique d’argumentation fondée sur le 11. Cic., Brutus, 46. 12. Son ouvrage rhétorique perdu, la Technôn Synagogè. 13. Cicéron, De oratore, 1, 91. 14. Cic., De oratore, 3, 81, traduction H. Bornecque et É. Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1930.
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v raisemblable (eikos), peu soucieuse de vérité15. Cette première attestation connue du nom de Tisias peut être rapprochée de la plus ancienne mention de Corax, auquel Aristote attribue une Rhétorique présentant les lieux du vraisemblable16. Cette technè se présentait sans doute comme une série de discours modèles, à la manière des Tétralogies d’Antiphon, plutôt que comme un traité systématique17. D’après ces plus anciens témoignages grecs et latins, les Siciliens Corax et Tisias auraient délivré, au ve siècle avant J.-C., l’un des premiers enseignements rhétoriques. Leurs préceptes, adaptés à un cadre judiciaire, semblent avoir mis en évidence les ressources de l’argumentation par le vraisemblable. Leurs noms sont associés en général à l’idée même de technique oratoire et en particulier à un retournement argumentatif particulièrement redoutable : plus la thèse de la partie adverse est vraisemblable, moins il faut s’y fier. Toujours évoqués séparément dans les premières attestations, Corax et Tisias sont souvent mentionnés ensemble à partir de Cicéron, mais leurs liens exacts ne sont jamais explicités. Corax et Tisias dans les textes rhétoriques grecs tardifs Bien différente est la présentation des deux personnages proposée par un certain nombre d’introductions à la rhétorique éditées par C. Walz au sein des Rhetores Graeci18, et rééditées par H. Rabe dans son recueil de prolégomènes rhétoriques19. Dans un article visant à expliquer les désaccords entre cette tradition byzantine20 et les sources antérieures, T. Cole21 montre que les prolégomènes grecs rendent moins compte de la réalité historique des débuts de l’art oratoire que de la constitution d’un mythe de fondation de la discipline. La rhétorique naît d’abord comme moyen de gouvernement 15. Platon, Phaedrus, 267a et 273a – 274a. Cf. Quintilien, Institutio oratoria, 2, 16, 3. 16. Aristote, Rhetorica, 2, 24 1401a17. 17. C’est ainsi qu’Aristote (Sophistici elenchi, 184b) décrit les premiers traités de rhétorique. 18. C. Walz (éd.), Rhetores Graeci, 9 vol., Stuttgart-Tübingen, J. G. Cottae, 1832-1836 (réimpr. Osnabrück, 1968). Pour les références précises aux prolégomènes concernés, voir S. Wilcox, « Corax and the Prolegomena », The American Journal of Philology, 64, 1943, p. 1-23. 19. H. Rabe (éd.), Prolegomenon sylloge, Leipzig, Teubner, 1931 (= Rhetores Graeci 14). 20. Les textes les plus anciens sont datés du ive siècle. Le plus récent est daté du xive siècle. 21. T. Cole, « Who was Corax ? », Illinois Classical Studies, 16, 1991, p. 65-84.
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avant de servir aux situations de contradiction propres à la routine judiciaire, et le prôtos heuretès Corax se voit attribuer l’invention d’un élément majeur de la théorie rhétorique : les parties du discours. Les prolégomènes précisent également la relation qui lie Corax à Tisias à travers une anecdote fameuse22 que l’on peut résumer ainsi : Tisias, élève de Corax, refuse de rétribuer son maître. L’affaire les conduit devant les juges. Corax soutient qu’il doit recevoir un salaire, quelle que soit l’issue du procès : s’il gagne, la justice se charge de faire payer son élève ; s’il perd, il mérite rétribution, car son élève aura tiré profit de ses leçons. Tisias soutient au contraire qu’il ne doit aucun salaire : s’il gagne, il obtient de la justice le droit de ne pas payer ; s’il perd, il ne doit rien non plus car les leçons de Corax ne lui auront pas été utiles. Conduits à une aporie, les juges chassent les deux adversaires en criant : « À méchant corbeau, méchant œuf23 ! » Si le jeu de mot qui forme la sentence finale est indissociable du nom de Corax, la même anecdote concerne ailleurs le rhéteur Protagoras24, ce qui fait douter de son historicité. Ce récit plaisant, dans lequel on retrouve le schéma de « l’arroseur arrosé », permet surtout d’illustrer une opération majeure de l’argumentation : comment le retournement d’un discours par un autre discours aboutit à une contradiction insoluble. Dans les textes rhétoriques tardifs, les deux Siciliens représentent la découverte des pouvoirs d’une parole libre et jouent le rôle de pères fondateurs de la rhétorique. Quand, plus largement, on considère l’ensemble des sources antiques, on voit que la référence à Corax et à Tisias pose la question, fondamentale, du rapport de la rhétorique à la vérité et à la philosophie. Corax ou « le corbeau » L’élément le plus intrigant de l’ensemble de cette tradition est sans doute le nom de Corax, « le corbeau », qui se prête dans les textes à des jeux de mots railleurs25. L’onomastique antique conduit à l’interpréter plutôt 22. Chez Sextus Empiricus (Adversus Mathematicos, 2, 97-99), l’élève qui s’oppose à Corax reste anonyme. Chez le néoplatonicien Hermias, Tisias est le maître de Corax, In Platonis Phaedrum scholia, C. M. Lucarini et C. Moreschini (éd.), Berlin, De Gruyter, 2012, p. 250 et 263. 23. Ἐκ κακοῦ κόρακος κακὸν ᾠόν. 24. Apulée, Florida,18 et Aulu-Gelle, Noctes Atticae, 5, 10. 25. Au passage cicéronien déjà cité, on peut ajouter les jeux de mots d’Isocrate (fr. 15, éd. É. Brémond et G. Mathieu) et de Lucien (Pseudologista, 30).
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comme un surnom26. Encore faut-il comprendre son sens et sa pertinence. Pour mener cette enquête et trouver en quoi un rhéteur pouvait se voir attribuer le surnom de « corbeau », T. Cole puis S. Olbrys Gencarella27 se sont appuyés sur un corpus plus large que les textes rhétoriques28. Les rapprochements avec la figure du rhéteur se nourrissent de la mauvaise réputation du corbeau, tenu pour bavard, impudent et opportuniste. Sa nature de charognard et sa réputation de « pilleur d’autels » expliquent sans doute l’identification du corbeau (korax) à la figure du flatteur (kolax)29. En tant qu’animal familier, on lui apprend à imiter la voix humaine pour saluer et faire l’éloge d’un visiteur30. Mais si l’on est attentif à ses mouvements et aux variations de sa voix, c’est surtout parce que le corbeau est un signe mantique31. En tant qu’oiseau à présages, il est lié à Apollon, dont il est l’un des animaux sacrés, et intervient dans plusieurs mythes impliquant le dieu. Dans le récit de la mort de Korônis32, il est l’oiseau trop bavard33 puni par Apollon pour lui avoir rapporté l’adultère de la jeune femme : son plumage passe alors du blanc au noir et devient la marque de son indiscrétion. Dans une fable expliquant la proximité des constellations du Corbeau, de la Coupe et de l’Hydre34, il doit rapporter à Apollon une coupe d’or remplie de l’eau d’une source vive, mais s’attarde par gourmandise auprès d’un figuier. D’après une version du mythe35, il cherche, à son retour, à tromper le dieu en accusant 26. C’est la conclusion à laquelle aboutit Cole, art. cit. (1991), p. 80-81. 27. S. Olbrys Gencarella, « The Myth of Rhetoric : Korax and the Art of Pollution », Rhetoric Society Quarterly, 37, 2007, p. 251-273. 28. On précisera leurs conclusions grâce aux données réunies par M. Patera, « Le corbeau, un signe dans le monde grec », dans S. Georgoudi, R. Koch-Piettre et F. Schmidt (dir.), La raison des signes. Présages, rites, destin dans les sociétés de la Méditerranée ancienne, Leiden, Brill, « Religions in the Graeco-Roman World », 2011, p. 157-175. 29. F. Frontisi-Ducroux, « La bômolochia : autour de l’embuscade à l’autel », Recherches sur les cultes grecs et l’Occident, 2, Naples, Centre Jean-Bérard, 1984, p. 31. 30. Pline, Naturalis Historia, 10, 121. 31. Patera, art. cit. (2011), p. 157-164. 32. Callimaque, Hécalè, fr. 74, 16-19, A. S. Hollis (éd.) ; Apollodore, Bibliotheca, 3, 10, 3 et Ovide, Métamorphoses, 2, 535-632. 33. L’oiseau est dit loquax chez Ov., Met., 2, 535 et 540. Voir aussi Ov., Met., 2, 540 : lingua fuit damno. 34. Scholia in Aratum uetera 449, J. Martin (éd.) ; Eratosth., [Cat.] 1, 41 ; Ov., Fasti, 2, 243-266 ; Hygin, Poetica astronomica, 2, 40. Mart. Cap., 8, 829 et 838 évoque les constellations en question. 35. Chez Hygin (Pœt. astr., 2, 40), le serpent intervient au moment de la punition : il empêche le corbeau de boire.
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un serpent de l’avoir retardé, donnant un parfait exemple de défense par « rejet de l’accusation36 ». La punition divine ne tarde pas : l’oiseau aura soif aussi longtemps que les figues seront mûres. La position des constellations rappelle aussi sa faute. On peut rapprocher de ces mythes apolliniens les notices relatives à la mort d’Archiloque, tué au combat par un homme surnommé Corax, d’après un certain nombre de sources grecques37. L’entrée du temple d’Apollon est refusée au meurtrier du poète38. Certains textes précisent que Corax aurait, pour sa défense, rappelé avoir tué Archiloque en tant qu’adversaire au combat et non en tant que poète39. L’épisode associe encore Apollon et un Corax pris en faute, voire, dans certaines versions de l’histoire, prêt à argumenter, en vain, avec le dieu. Un homme nommé Corax pouvait-il avoir l’idée de devenir rhéteur ? Un passage des Olympiques de Pindare40, probable contemporain de l’inventeur de la rhétorique41, suffit, d’après T. Cole42, à rendre ce choix peu probable. Le poète oppose en effet, d’un côté, le « sage » (sophos) dont le savoir vient de la nature et, de l’autre, ceux dont le savoir vient de l’étude et qui se perdent en bavardages. Les seconds sont comparés à des corbeaux, adressant de vains cris à l’aigle, oiseau sacré de Zeus. Toutes ces références associent le corbeau à une parole importune, rusée et artificieuse opposée au savoir divin, fondé sur la connaissance de la vérité. Le nom du plus ancien rhéteur ne peut, dans ces conditions, être anodin. Le fait que Corax et Tisias ne soient pas distingués avant les témoignages d’époque tardive ainsi que l’incertitude attachée à la mention de leur nom ont conduit T. Cole à émettre une hypothèse séduisante : « Corax » serait en réalité un surnom donné à Tisias43. En donnant à Corax l’apparence d’un corbeau montré par Tisias, Martianus 36. La remotio criminis, metastatis en grec, consiste à rendre responsable de la faute soit une personne soit un facteur extérieur (voir notamment Cic., De Inventione rhetorica, 1,15 et 2, 86). 37. Plut., De sera 17, 325d-e ; Ael. fr. 80, R. Hercher (éd.) ; Suda (s.v. Ἀρχίλοχος). 38. Les textes font généralement référence à un oracle de la Pythie. 39. Un fragment attribué à Héraclite du Pont (fr. 8, FHG 2 p. 214) et Dion Chrysostome, Orationes, 33, 12. 40. Pind., Olympiques, 2, 154-159. 41. Cette ode est datée de 476 avant J.-C. Les sources antiques situent l’activité de Corax au moment de la mise en place de la démocratie à Syracuse, en 466 avant J.-C. 42. Cole, art. cit. (1991), p. 81. 43. Ibid., p. 81-84.
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Capella pourrait aller dans le sens de cette hypothèse. L’introduction allégorique du livre 5 des Noces de Philologie et de Mercure s’appuie en tout cas sur la tradition associée aux deux Siciliens et joue avec les significations du nom de Corax. Le début du livre 5 des Noces de Philologie et de Mercure : des prolégomènes allégoriques à l’exposé de rhétorique Dans l’encyclopédie de Martianus Capella, sept uirgines dotales44, présents du fiancé à sa future épouse, sont invitées à présenter à un public de dieux les rudiments de la science qu’elles personnifient. La narration allégorique fournit tout à la fois une introduction et un cadre énonciatif à ces sept discours scientifiques. Les points abordés, communs aux différentes disciplines, visent à rendre compte des spécificités de chacune. L’histoire de l’art oratoire est mise en scène à travers le cortège d’orateurs et de rhéteurs qui accompagne Rhétorique45. La narration s’attarde notamment sur les personnages de Corax et Tisias46, et sur les interrogations que leur présence fait naître dans l’assistance. Cette importance donnée aux premiers rhéteurs pose la question de leur place et de leur fonction dans la présentation de l’art oratoire. Le cortège de Rhétorique Annoncée par des trompettes guerrières, l’entrée de Rhétorique prend la forme d’un triomphe. Comme pour les six autres sciences présentées, la description de cette dame transpose, sous la forme de qualités physiques, d’ornements et d’attributs, des champs métaphoriques propres à son domaine47. Ses armes de défense et d’attaque représentent son efficacité 44. Mart. Cap., 8, 810. 45. Rhétorique et Harmonie sont les seules à être accompagnées d’un cortège. Ce choix traduit sans doute l’idée de communication universelle commune à ces deux sciences. Le cortège d’Harmonie est toutefois bien plus large que celui de Rhétorique, puisqu’il inclut des divinités et des héros. 46. La présence des autorités scientifiques prend plusieurs formes : personnages du récit, simples mentions, références ou allusions précises, citations. Sur ces différentes modalités, voir J.-B. Guillaumin, « Présence et utilisation des autorités scientifiques dans les Noces de Philologie et de Mercure de Martianus Capella », Eruditio antiqua, 7, 2015, p. 31-70. 47. Mart. Cap., 5, 426.
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argumentative. Son habit, qui, par ses figures variées, rappelle la riche trabée des consuls tardifs, est le signe de sa maîtrise des théories stylistiques. Le développement qui suit évoque la puissance à la fois fulgurante, impérieuse et dévastatrice de cette femme48. Le réseau d’images qui caractérise Rhétorique est dominé par la métaphore militaire et impériale, qui rapproche la figure de l’orateur de celles du général d’armée et de l’empereur. En tête des troupes qui forment son cortège figurent deux hommes, l’un grec, l’autre latin, dans lesquels le lecteur ne tarde pas à reconnaître Démosthène et Cicéron49. Il est précisé que tous deux ont obtenu l’immortalité astrale et la gloire éternelle grâce à l’excellence de leur parole. Ces deux éminents représentants sont eux-mêmes suivis de troupes d’orateurs grecs et latins. Seuls quelques noms sont mentionnés : du côté grec, Eschine, Isocrate, Lysias et, du côté latin, les Gracques, Régulus, Pline et Fronton50. C’est alors seulement que la narration s’intéresse au vieillard (senex) qui ouvre la marche de ce cortège triomphal51. Son nom ne tarde pas à être révélé : le personnage se nomme Tisias52. Il porte un bâton (uirga), au sommet duquel vole un « corax » au bec d’or, et rappelle à l’assemblée les liens de parenté qui les lie, le corbeau et lui, aux troupes d’orateurs et à leur général Rhétorique : Nam et suos minores ceteros ipsam illam ducem respectans superpositum coruum commune pignus filiamque memorabat. (En effet, se tournant vers le corbeau au sommet du bâton, il rappelait que tous les autres, ses cadets, celle-là même qui les conduisait étaient respectivement leur descendance commune et leur fille53.)
À ce stade, Rhétorique n’a pas encore dévoilé son identité, qui reste mystérieuse pour une partie de l’assistance54. Les divinités mineures se prêtent donc à un jeu d’hypothèses, toutes fondées sur l’indice que semble fournir le corbeau55. La dame est ainsi rattachée à la descendance 48. Mart. Cap., 5, 427-429. 49. Mart. Cap., 5, 429-431. 50. Mart. Cap., 5, 432. 51. Mart. Cap., 5, 433. 52. Mart. Cap., 5, 434. 53. Mart. Cap., 5, 434. Nous joignons notre traduction aux citations du livre 5. 54. Rhétorique révèlera son identité lorsqu’elle prendra la parole en Mart. Cap., 5, 437. 55. Mart. Cap., 5, 435.
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d’Apollon ou de la gens Corvina. La narration insiste ensuite sur les liens qui unissent l’art oratoire à deux autres dieux, Pallas56 et Mercure57. L’ensemble formé par Tisias et son corbeau fait donc partie d’un réseau d’indices qui doit conduire à l’identification de la rhétorique. La mise en scène allégorique présente en effet successivement les deux éminents représentants de l’art oratoire, une liste non exhaustive d’orateurs grecs et latins, les inventeurs Corax et Tisias, les liens de l’art avec le monde des dieux. Ces étapes correspondent à celles que suivent, dans un ordre inverse, les prolégomènes à la rhétorique qui mentionnent Corax et son élève Tisias. Leur histoire intervient généralement lorsque sont envisagés les débuts de la rhétorique parmi les hommes, après les développements relatifs à son origine divine et à son utilisation par les dieux et par les héros homériques58. Notons que ces parcours des origines nous renseignent moins sur la réalité des débuts de l’art oratoire que sur les réflexions antiques relatives à son domaine, à son objet et à ses limites. La présentation allégorique de Rhétorique a une fonction équivalente, avec toutefois les contraintes et les enjeux spécifiques au projet encyclopédique qui l’accueille. À travers une sélection de caractéristiques et de grands noms de l’art oratoire, Martianus Capella rappelle certes la riche tradition antique associée à la discipline reine de l’Antiquité, mais définit surtout les conditions de son intégration dans le programme scientifique des Noces de Philologie et de Mercure. Les personnages de Corax et de Tisias participent à cette définition de la rhétorique. Leur place et leur fonction dans ce cortège méritent à ce titre un examen plus poussé. Corax et Tisias comme argumentum Le rôle joué par Corax et Tisias dans la narration est exprimé par le terme argumentum. L’affirmation de Tisias, qui se présente, avec le corbeau Corax, comme l’ancêtre de la dame et des membres de son 56. Pallas Athéna, appelée aussi Minerve dans les Noces. 57. Mart. Cap., 5, 435. 58. Pour une comparaison des plans suivis par les prolégomènes, voir Wilcox, art. cit. (1943), p. 1-23.
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cortège, offre de fait un indice à ceux qui cherchent à deviner l’identité de Rhétorique. Quo argumento commoti quamplures deorum eam quidem nobilissimam feminam, sed aut Apollinis cognatam credidere, si Graia est, aut, si Romulea, de gente Coruini. (Émus par cet argument, la plupart des dieux pensèrent qu’elle était sans aucun doute une dame de très noble naissance, et soit une parente d’Apollon, si elle était grecque, soit issue, si elle était romuléenne59, de la gens de Corvinus60.)
Le terme argumentum est intéressant car il appartient au domaine rhétorique, dans lequel il a deux acceptions. La filiation énoncée par Tisias est en effet la « preuve61 » d’un lien de parenté possible entre, d’un côté, Rhétorique et Apollon, et, de l’autre, Rhétorique et la gens Corvina. L’argumentum est aussi un type de narration défini comme une histoire fictive mais vraisemblable, à la différence de la fable, qui est histoire fictive et invraisemblable62. C’est l’un des exercices déclamatoires préparant à la maîtrise oratoire63. Il faut sans doute tenir compte de la polysémie du terme argumentum pour comprendre le statut donné aux premiers inventeurs siciliens dans ce passage. Si l’on combine les deux sens du terme, on peut dire que Corax et Tisias sont envisagés comme des personnages légendaires, dont l’histoire ne vaut que pour ce qu’elle dit de la rhétorique. Dans le cas des autres sciences, les filiations fantaisistes imaginées par les divinités mineures, généralement inspirées de la mythologie, mettent en évidence des aspects souvent inquiétants des disciplines64. Nous étudierons plus loin les sens que l’on peut donner aux deux filiations proposées pour Rhétorique. 59. L’adjectif « romuléen » est fréquemment employé par Martianus Capella comme synonyme de « romain ». 60. Mart. Cap., 5, 435. 61. C’est le sens donné au terme argumentum dans la déclaration d’Apollon en Mart. Cap., 9, 894 : in argumentum praescientiae mihi coruus alludit (« preuve de ma prescience, j’ai pour symbole le corbeau », traduction J.-B. Guillaumin). Pour un sens et un emploi équivalents, voir Mart. Cap., 4, 332. 62. Mart. Cap., 5, 550. 63. D’après Bovey, op. cit (2003), p. 212, les deux hypothèses de filiation donneraient l’exemple d’une histoire (argumentum) dont il s’agirait de vérifier la vraisemblance. Le terme argumentum renvoie cependant à l’affirmation de Tisias et non aux hypothèses qui en découlent. 64. Si Grammaire est identifiée à la médecine et à la généthlialogie (Mart. Cap., 3, 228), Dialectique est comparée à une sorcière marse (4, 331), Géométrie est vue comme descendante de Dédale (6, 579), Arithmétique est rattachée à l’Hydre (7, 729).
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Corax et Tisias comme aenigma La présence de Tisias et de son corbeau au sein du cortège est aussi une « énigme » (aenigma) pour ceux qui n’ont pas encore reconnu Rhétorique. Un indice supplémentaire leur est pourtant donné pour identifier la dame. Mais il faut là encore savoir l’interpréter. Cui aenigmati illud adiectum quod, intrepida et fiduciae promptioris tam Palladis quam ipsius Cyllenii deosculata pectus, cuiusdam propinquae familiaritatis indicia patefecit. (À cette énigme, s’ajouta le fait qu’en allant, sans hésitation et avec une assez prompte assurance, embrasser le cœur aussi bien de Pallas que du Cyllénien lui-même, elle fournit les indices d’une sorte de proche parenté65.)
C’est le terme aenigma qui est choisi par le narrateur pour renvoyer à l’ensemble du passage. Dans la théorie rhétorique latine, l’énigme correspond à une allégorie dont il est difficile de deviner le sens66. Définie comme une suite de transpositions métaphoriques rapportées à un même thème67, l’allégorie ouvre à une double lecture, littérale et figurée. Elle devient énigme lorsque l’obscurité et la complexité de la transposition empêchent la seconde lecture. Définie par les Anciens comme allégorie défectueuse car indéchiffrable, la notion d’énigme introduit ici un jugement du narrateur, toujours prompt à tourner en dérision ses propres choix narratifs et stylistiques68. Cette distance critique constante vis-à-vis du savoir sélectionné et des conditions de sa transmission est l’une des caractéristiques de l’œuvre de Martianus Capella, qui la rattache notamment au genre de la satire ménippée69. L’énigme correspond à un procédé récurrent des présentations des sept uirgines Mercuriales. Leur description fait référence à l’histoire, à la théorie et à la pratique de la science qu’elles personnifient, et fournit ainsi autant d’indices qui doivent permettre de se former une idée de leur identité avant la révélation de leur nom, systématiquement reportée au 65. Mart. Cap., 5, 435. 66. Voir Cic., De oratore, 3, 167 et Quint, Inst., 8, 6, 52-53. 67. Voir Quint., Inst., 8, 6, 44-59. L’allégorie est aussi une métaphore filée pour Mart. Cap., 5, 512. 68. Voir l’étude générale d’É. Wolff, « Le rire dans le De nuptiis Philologiae et Mercurii de Martianus Capella », dans P. Heuzé et C. Veyrard-Cosme (dir.), La grâce de Thalie ou la beauté du rire, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 69-77. 69. Sur ce rapport au savoir, voir M. Gerth, Bildungsvorstellungen im 5. Jahrhundert n. Chr. Macrobius, Martianus Capella und Sidonius Apollinaris, Berlin-Boston, De Gruyter, 2013, p. 147-156.
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début de leur intervention. L’ignorance des divinités mineures concourt à la visée didactique de l’œuvre : reflétant avec humour l’ignorance supposée du destinataire de l’œuvre70 et du lecteur71, elle permet de justifier au sein de la narration la tenue des exposés scientifiques. Le jeu d’identification auquel est invité le lecteur est aussi un moyen de relancer une attention usée par cette suite de discours techniques72. Plus largement, la notion antique d’énigme pourrait rendre compte de la particularité de la fiction de Martianus Capella, ouverte à une lecture allégorique dont elle ne donne jamais directement les clés. Une dimension initiatique apparaît dans la seule autre occurrence du terme aenigma. Intervenant au moment, décisif dans l’œuvre, de l’apothéose de Philologie, le terme évoque les rites d’initiation mystérique en décrivant le « couronnement symbolique » (aenigma redimiculi) de la savante mortelle au moyen d’une herbe appelée en grec aeizôon, « toujours vivante73 ». En multipliant les allusions à des notions rhétoriques, le livre 5 est l’occasion de réfléchir aux choix formels à l’œuvre dans les Noces de Philologie et de Mercure. Dans le passage qui nous occupe, les deux termes utilisés pour décrire et commenter le rôle de Corax et Tisias dans la présentation de Rhétorique, argumentum et aenigma, rendent compte du rapport à la fois lucide et ludique de Martianus Capella à l’histoire de l’art oratoire. La narration invite le lecteur à un travail d’interprétation allégorique pour comprendre ce que l’allusion à ses inventeurs dit de la rhétorique. Le corbeau, emblème de la rhétorique dans les Noces de Philologie et de Mercure Dans la mise en scène de Martianus Capella, le corbeau Corax devient l’emblème de Rhétorique, dont il annonce la venue. La narration fait intervenir les significations antiques du corbeau pour composer, par 70. Martianus fils, à qui le narrateur fait le récit des noces pour son édification (Mart. Cap., 1, 2 et 9, 997-1000). 71. L’auteur annonce à son lecteur qu’il passe à la présentation des sciences en Mart. Cap., 2, 219. 72. Le récit évoque dans les derniers livres la lassitude des divinités qui, comme Vénus, veulent hâter la fin des exposés scientifiques et passer aux réjouissances du mariage proprement dit (Mart. Cap., 6, 704 ; 7, 725 ; 9, 888). 73. Mart. Cap., 2, 141.
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touches successives, une définition de la rhétorique admise à figurer parmi les sciences qui permettent une élévation de l’âme du monde terrestre au monde divin et intellectuel74. L’imagerie militaire et religieuse Une représentation figurée du cortège de Rhétorique pourrait difficilement rendre compte de la richesse de la description de Martianus Capella, qui joue notamment sur la polysémie des termes employés : Verum ante cunctos atque ipsam ducem omnium feminam senex quidam signum ac praeuiam uirgam gestans lictoris Romulei praecedebat usu, atque in eiusdem uirgae culmine corax oris aurati uenientis feminae auspicio praeuolabat. (Mais, en tête de tous ces hommes et en tête même de la dame qui les conduisait tous, marchait un vieillard portant comme signe précurseur un bâton, ouvrant la voie à la manière des licteurs romuléens ; au sommet de son bâton, un Corax au bec d’or volait en tête pour annoncer la venue de la dame75.)
En comparant le rôle de Tisias à celui d’un licteur, la description donne à voir la puissance politique de Rhétorique, déjà évoquée dans l’éloge qui suit son apparition76. Au bout de son bâton, un corbeau est présenté comme le divin présage (auspicium) de la venue de Rhétorique. Qu’il soit un oiseau vivant, « volant » au-dessus du bâton de Tisias, ou un objet sculpté, fixé au sommet de sa tige77, le corbeau Corax joue le rôle d’emblème de Rhétorique, à la manière des aigles des enseignes romaines. La valeur à la fois militaire et religieuse de cet emblème est renforcée par le lien établi entre Rhétorique et la gens Corvina. Cette filiation peut être une allusion à la gloire oratoire des Valerii Messalae Coruini78. Mais le rapprochement renvoie aussi à l’origine du nom de cette gens,
74. C’est le critère de sélection donné par Apollon en Mart. Cap., 9, 892-896. 75. Mart. Cap., 5, 433. 76. Mart. Cap., 5, 427-429. 77. La suite du texte semble confirmer cette seconde hypothèse en indiquant que le corbeau au bec d’or est « posé » (superpositum) sur le bâton de Tisias. Mais il est intéressant de tenir compte de l’ambiguïté de la description. 78. Notamment M. Valerius Messala Corvinus, consul en 31 avant J.-C., dont on trouve un éloge chez Tibulle, 3, 7.
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expliquée par un épisode célèbre de l’histoire romaine79 : un corbeau, prodige envoyé du ciel80, s’était perché au sommet du casque du tribun militaire M. Valerius alors qu’il affrontait un Gaulois en combat singulier. La victoire de M. Valerius, en partie remportée grâce aux attaques du corbeau, lui valut le cognomen de Corvinus (« du corbeau »). L’allusion à cet épisode fait du corbeau Corax l’emblème de la combativité de Rhétorique. Notons que l’imagerie militaire joue un rôle important dans la présentation allégorique, mais aussi dans l’exposé de Rhétorique, construit autour de l’idée que tout problème, qu’il soit général (donc philosophique) ou particulier, se configure à partir de l’opposition (logique) entre une attaque et une défense81. Présentation allégorique et présentation technique de Rhétorique forment un ensemble cohérent. La première annonce ce qui sera l’axe majeur de la seconde : la tentative d’unification logique de la matière rhétorique pour en faire un art général de l’argumentation82. Le passage cache aussi une allusion humoristique. La baguette que tient Tisias et au bout de laquelle vole un corax évoque aussi la branche (uirga) des généalogies fantaisistes et fallacieuses dénoncées par Juvénal dans ses Satires83. Ce second niveau allusif introduit une mise à distance comique de l’histoire de Corax et de l’invention de l’art oratoire. L’oiseau d’Apollon L’emblème de Rhétorique correspond à l’oiseau sacré d’Apollon. Le bâton de Tisias, au bout duquel vole le corbeau Corax, évoque la uirga des augures. Son geste rappelle aussi celui d’Apollon qui, au livre 1 des Noces, apprend l’art divinatoire à Psyché : Delius quoque, ut ramale laureum gestitat, diuinatrice eadem coniecturali que uirga uolucres illi ac fulgorum iactus atque ipsius meatus caeli siderum que monstrabat. 79. Voir Tite Live, 7, 26 et Aulu Gelle, Noctes Atticae, 9, 11. 80. Augurium caelo missum puis prodigium chez Tite Live, 7, 26 ; uis diuina chez Aullu Gelle, Noctes Atticae, 9, 11, 6. 81. Mart. Cap., 5, 441-468. 82. Voir É. Piazza, « Rhétorique, un général victorieux : formes et fonctions de l’image militaire dans le livre 5 des Noces de Philologie et de Mercure de Martianus Capella », S. Dubel et S. Conte (dir.), L’écriture des traités de rhétorique, des origines grecques à la Renaissance, Bordeaux, Ausonius, 2016, p. 191-208. 83. Juvénal, 8, 1-9.
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(Le Délien84 à son tour, vu qu’il ne quitte jamais son rameau de laurier, montrait à celle-ci, de la même baguette à la fois devineresse et conjecturale, les oiseaux, les traits des éclairs et les mouvements du ciel même et des astres85.)
Ces références à des pratiques divinatoires conduisent l’assistance à faire l’hypothèse d’une origine apollinienne de Rhétorique. Une telle filiation a valeur d’éloge, mais comporte aussi des aspects négatifs. Apollon compte parmi les logioi theoi, c’est-à-dire les dieux réputés pour inspirer les orateurs et exercer un patronage sur l’éloquence. Dans la théorie, grecque pour l’essentiel, de l’inspiration oratoire, la mania de l’orateur est comparée à celle du poète ou du devin86. Mais rapprocher l’art oratoire de la divination peut aussi être une façon de renvoyer les deux techniques au même soupçon de charlatanisme. Cicéron montre par exemple que l’on peut contester le procédé rhétorique de la conjecture87 en réduisant celle-ci à une pratique divinatoire sans fondement88. L’hypothèse d’un lien de filiation entre Rhétorique et Apollon semble aussi confirmer la pertinence des liens suggérés par T. Cole et S. Olbrys Gencarella entre le nom de l’inventeur de la rhétorique et les corbeaux aux discours artificieux des mythes apolliniens. Cela explique sans doute que cette filiation en reste à l’état d’hypothèse, et que Rhétorique donne dans la suite du texte des indices plus concrets de ses liens avec deux autres dieux : Pallas et Mercure. Un corax au bec d’or Le baiser de Rhétorique à Pallas et à Mercure89 signale de façon symbolique le lien qui unit l’art oratoire aux deux divinités. Dans le récit de Martianus Capella, les deux dieux fournissent aux disciplines la caution nécessaire pour être admises au sein de l’assemblée divine90. Ce baiser 84. Apollon, né sur l’île de Délos. 85. Mart. Cap., 1, 7, traduction J.-F. Chevalier. 86. Voir L. Pernot, La rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1993, vol. 2, p. 627-635. 87. Il s’agit en l’occurrence de déduire d’un texte ce qui n’est pas écrit, par conjecture. 88. Cic., De Inventione rhetorica, 2, 153. 89. Le texte précise que Rhétorique embrasse la poitrine (pectus) des deux dieux, siège de leur cœur (animus), d’après une symbolique explicitée en Mart. Cap., 2, 132. 90. Pallas et Mercure « ne nient pas » que Grammaire aide à améliorer la prononciation (Mart. Cap., 3, 228) ; Pallas ordonne à Dialectique, personnage d’abord effrayant, de
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annonce les garanties de scientificité données par Rhétorique au début de son intervention. Elle promet en effet un exposé qui n’aura pas l’agrément d’un discours, mais qui répondra aux attentes des « oreilles de Pallas » et de la « raison arcadienne91 ». En d’autres termes, Rhétorique promet un exposé adapté aux exigences de raison et de vérité du programme scientifique qui l’accueille92. Au moment de se définir, elle présente l’idée d’une méthode d’enseignement rhétorique fondée sur des raisonnements logiques93. Le bec d’or du corbeau Corax représente, avant l’exposé, une forme de garantie que ces exigences seront respectées. Le détail est loin d’être seulement décoratif. Il reprend un élément de l’éloge de Rhétorique, décrite comme une dame à la « voix d’or94 ». Il trouve un écho dans la métaphore du « fleuve d’or » employée par Dialectique pour évoquer l’éloquence de Platon95, mais aussi dans le motif de la « lyre d’or » des héros qui marchent en tête du cortège d’Harmonie96. Leur concert, « propre à dompter les âmes »97 et accompagné de « vers plus sacrés dédiés à Jupiter98 », annonce la puissance de la septième science, ultime étape du programme d’ascension vers le divin. Harmonie, dont la description multiplie les objets en or99, représente tout à la fois la musique, science du nombre, et l’harmonie cosmique et universelle.
quitter son serpent et d’« adopter la tenue qui convient à l’enseignement de son art » (4, 332-333, traduction M. Ferré) ; c’est un hymne à Pallas qui ouvre la section consacrée aux sciences non latinisées que sont Géométrie, Arithmétique, Astronomie et Harmonie (6, 567-574). 91. Mart. Cap., 5, 438. L’Arcadien est Mercure. 92. On peut rapprocher ce programme de celui que développe Augustin dans le De ordine, où les sept disciplines proposent un enseignement fondé en raison. 93. Mart. Cap., 5, 438. Pour une interprétation de cette définition de la rhétorique comme disciplina, voir I. Hadot, Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique. Contribution à l'histoire de l’éducation et de la culture dans l’antiquité, deuxième édition revue et augmentée, Paris, Vrin, 2005, p. 316. 94. Mart. Cap., 5, 429. 95. Mart. Cap., 4, 335. Cicéron (Academicae quaestiones, 2, 119) qualifiait déjà ainsi l’éloquence d’Aristote. 96. Mart. Cap., 9, 906. 97. Flexanimum concentum, Mart. Cap., 9, 906, traduction J.-B. Guillaumin. 98. Magis carmina sacra Ioui, Mart. Cap., 9, 908, traduction J.-B. Guillaumin. 99. Sa tête est « parée de feuilles d’or étincelant » ; elle tient à la main gauche des « reproductions miniatures, en or, des divertissements du théâtre » (Mart. Cap., 9, 909, traduction J.-B. Guillaumin).
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Grâce à ces parallèles, l’emblème de Rhétorique prend sens dans le cadre plus général de l’œuvre et du projet encyclopédique de Martianus Capella. L’allégorie du corbeau rappelle les critiques dirigées contre ce qu’Apulée, résumant Platon, présente comme « une science de flatter, en quête de vraisemblances, pratique sans fondement rationnel100 ». Le bec d’or revendique au contraire l’idée d’une éloquence pour ainsi dire purifiée et inaltérable car fondée sur une méthode logique d’argumentation. C’est la voie que prend l’exposé de Rhétorique : loin de se réduire à une compilation de préceptes sans orientation précise, son enseignement pose les conditions d’une méthode rhétorique d’argumentation applicable à l’ensemble des sujets controversés. Cette conception assez avancée de l’art oratoire unifie les outils de l’invention autour de la notion de question et prévoit une utilisation philosophique de la rhétorique. On retrouve la perspective académicienne défendue par Cicéron dans ses ouvrages rhétoriques de la maturité101. Cette orientation explique sans doute l’allusion à la participation assidue de Cicéron aux débats philosophiques de l’Académie dans la présentation de celui qui, en tête des troupes de Rhétorique, est considéré comme son plus éminent représentant102. Cette précision ne constitue pas une simple indication biographique. Le rappel de la pratique philosophique de Cicéron prend tout son sens par rapport à un choix crucial de l’exposé de Rhétorique, qui s’attache justement à mettre en œuvre une science de la parole adaptée aussi bien aux questions habituellement débattues par les rhéteurs qu’aux problèmes philosophiques. L’autorité de Cicéron représente une double garantie : sa théorie rend compte d’une science accomplie de la persuasion ; elle rend également compte d’une science de la parole adaptée au débat philosophique. À partir du nom de Corax, la fiction allégorique invite à une réflexion sur les conditions d’une intégration de l’art oratoire dans un projet à la fois scientifique et philosophique. Le jeu de piste, qui conduit à envisager pêle-mêle les liens de l’art oratoire avec l’art militaire et la divination, offre aussi à la rhétorique un emblème : un corbeau au bec d’or. À tra100. Adulandi scientia est, captatrix uerisimilium, usus nulla ratione collectus, Apul., De dogmata Platonis, 2, 8, 231, J. Beaujeu (éd. et trad.), Apulée. Opuscules philosophiques et fragments, Paris, Les Belles Lettres, 1973. 101. Pour les étapes de la réhabilitation de la rhétorique dans un cadre philosophique, voir Hadot, op. cit. (2005), p. 44-52 et 83-95. 102. Mart. Cap., 5, 429.
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vers ce qu’elle présente comme une énigme, la narration évoque une rhétorique potentiellement dangereuse (d’où le corbeau), qu’un usage conforme aux exigences rationnelles peut sublimer (d’où le chrysostome). L’exposé de la science se charge ensuite de fournir une méthode rhétorique unifiée, pensée comme un art général de l’argumentation applicable à l’ensemble des sujets controversés, y compris philosophiques. L’image frappante qui doit symboliser Rhétorique103 propose une inversion de l’invective : d’oiseau criard et disgracieux, le corbeau devient le symbole de la combativité sublimée de la rhétorique. L’analyse de ce passage du récit du livre 5 appelle à un décloisonnement des parties allégoriques et techniques de l’œuvre de Martianus. Cet exemple montre aussi à quel point les présentations des sept disciplines s’inscrivent dans le projet d’ensemble des Noces de Philologie et de Mercure. Élisabeth Piazza Docteur de l’Université Paris-Sorbonne Collège Modigliani, Académie de Paris
103. À la manière des images mnémotechniques exposées dans le traité de Rhétorique en Mart. Cap., 5, 539.
LE MONDE MATÉRIEL DANS LA CONSOLATION DE PHILOSOPHIE DE BOÈCE Glynnis M. Cropp « Stone walls do not a prison make Nor iron bars a cage ». (Richard Lovelace, 1618-58)
Prise dans un sens un peu large, la fiction suppose en général le recours à l’imagination, susceptible de conduire à la vérité. Elle comprend des espaces, des personnages, des incidents. Philosophie, qui n’est autre que la recherche de la vérité, et fiction peuvent ainsi se rejoindre, la fiction servant d’instrument de connaissance. Conformément à la tradition philosophique de l’Antiquité, Boèce ne cherche pas de sources de consolation au-delà des facultés naturelles et des capacités humaines – si ce n’est dans le personnage de Philosophie. Pour se consoler, il se replie au-dedans de lui-même et par la raison détache son esprit des émotions de peine et de plaisir, faisant du dialogue avec Philosophie une forme de fiction où l’esprit s’active et atteint un certain apaisement. La frontière entre la réalité vécue et la fiction imaginée est assez floue et problématique, tout comme les rapports entre le monde et le sujet. Sans pour autant faire d’auto-portrait, Boèce rappelle certains faits de sa vie, dont le souvenir est assez clair, mais parfois douloureux. Il s’agit d’un cas limite parce que le sujet et l’objet du récit coïncident. L’articulation entre extériorité et intériorité, monde matériel et choses spirituelles, humanité et divinité, se précise peu à peu1. Le dialogue offre en fait un moyen de dynamiser la vie intérieure, un outil d’introspection pour atteindre la connaissance de soi.
1. Pierre Monnet, « Préface et bibliographie indicative », dans Autoportrait et représentation de l’individu, Le Moyen Age, Elisabeth Gaucher-Rémond (dir.), 122, no 1, 2016, p. 11-19 (p. 13).
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GLYNNIS CROPP
En ayant recours au texte de la Consolatio Philosophiae et à sa traduction en français moderne2, et à l’occasion aux traductions en français médiéval, j’examinerai surtout le premier livre, pour étudier ensuite dans quelques enluminures de manuscrits, les signes du monde matériel visible qui entoure Boèce et Philosophie et qui crée le cadre de leur dialogue philosophique et de la fiction littéraire. Une brève comparaison avec A Dialogue of Comfort against Tribulation de Thomas More s’avérera utile. L’espace où se trouvent Boèce et Philosophie n’est pas caractérisé. Privé de liberté, Boèce y attend la mort. Philosophie, une dame élégante, lui apparaît et engage avec lui un dialogue qu’elle dirige, le conduisant peu à peu à la vérité qu’elle représente. Les deux locuteurs se trouvent dans un espace clos. Une fois les Muses bannies3 et à l’exception de la prosopopée de Fortune4, il n’y a ni interventions, ni intrusions, ni facteurs venant de l’extérieur. Il n’y a ni drame, ni agression, ni crainte exprimée de la peine capitale. Totalement isolés, coupés de tous leurs liens avec le monde social extérieur, les deux personnages se parlent, gardant par moments un silence éloquent. Le passage du temps, la durée, l’alternance du jour et de la nuit ne sont pas marqués. La seule scansion réside dans l’alternance du vers et de la prose. À la fois auteur et protagoniste (le moi qui écrit et qui s’écrit), Boèce part de sa situation actuelle : il s’apitoie sur son sort et regrette son bonheur passé. Il se console d’être capable de composer des poèmes sur sa vieillesse, dont des cheveux blancs et une peau flétrie et fatiguée sont des signes visibles. Il lui reste, semble-t-il, un outil matériel précieux, son stylus, pour écrire sur des tablettes de cire. Est-il ainsi doté d’un moyen réel de s’exprimer d’une façon durable5 ? Ou fait-il une 2. L’édition utilisée est celle de Claudio Moreschini, avec la traduction et les notes d’Éric Vanpeteghem, « Lettres gothiques », Paris, Le Livre de Poche, 2008. Les références au texte données dans les notes en bas de page se rapportent à cette édition de la Consolatio Philosophiae (désormais Cons.). 3. Cons., I, pr. 1. 4. Cons., II, pr. 2 et m. 2. 5. Ann W. Astell, « Visualizing Boethius’s Consolation as Romance », dans New Directions in Boethian Studies, Kalamazoo, Noel Harold Kaylor, Jr. et Philip Edward Phillips (dir.), West Michigan University, 2007, p. 111-124. Cf. « Cuius rei ... stilo etiam memoriaeque mandavi » (je les ai aussi confiés à mon stylus et à la mémoire ; I, pr. 4, 25). Boèce a voulu assurer que les faits véridiques soient retenus et conservés. Nous n’en possédons aucune trace matérielle, si tant est que le souhait de Boèce ait, en effet, été réalisé.
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allusion conventionnelle à l’inspiration poétique ? On ne sait. Se plaignant de Fortune, autrefois favorable, aujourd’hui contraire, et se lamentant sur la durée pénible de sa vie, il se sent abandonné et souhaite la mort6. On apprend peu à peu que, exilé loin de son pays, il est condamné à mort. Bref, le personnage est un dépressif quasi-amnésique, sur le point de tomber dans une mélancolie magistrale, puisque l’exécution tarde. En guise de contraste, suit un portrait de Philosophie, sans qu’elle ne soit identifiée. Se rendant compte de la présence d’une femme à ses côtés, Boèce la décrit telle qu’il la voit, sans la reconnaître comme étant son ancienne maîtresse7. Les traits physiques de la femme sont énumérés : ses yeux ardents, son teint vif, sa vigueur inépuisable, et surtout sa taille qui dépasse par moments les proportions humaines. Ses vêtements, finement tissés par elle-même, sont un peu usés et déchirés. On lit sur les bords les caractères grecs Pi et Theta, et entre les lettres brodées se trouve comme une échelle, dont les degrés représentent les sept arts libéraux. De la main droite elle tient des livres, de la main gauche un sceptre. Cette description fait de Philosophie une autorité indiscutable et immédiatement digne de vénération. Ayant remarqué les pleurs et la détresse de Boèce, Philosophie s’approche de lui et s’assied in extrema lectuli (au pied de son lit) – le seul meuble dont la présence soit spécifiée8. En des vers consolatoires, elle évoque dans un style imagé les hauteurs intellectuelles dont Boèce a été privé. Elle décrit l’état d’accablement où elle le voit : il est prostré sur un lit, le cou retenu par de lourdes chaînes, la tête inclinée sous leur poids, les yeux baissés vers la terre, au lieu de s’élever vers la grandeur du ciel, comme autrefois9. Cette opposition métaphorique essentielle entre le bas et le haut dénote tout au long du dialogue le parcours ascendant de l’esprit auquel aspire le philosophe Boèce. La Consolatio repose encore sur une opposition essentielle entre l’enfermement et l’espace démesuré de l’infini. Après avoir fait de brèves allusions au lait dont elle l’a nourri et aux armes fournies pour sa protection, et tracé un diagnostic positif sur la douleur et le silence de Boèce, Philosophie essuie ses larmes avec un pan de 6. Cons., 7. Cons., 8. Cons., 9. Cons.,
I, I, I, I,
m. 1-2. pr. 1. pr. 1, 14. m. 2, 24-27.
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son vêtement10. La vue lui revient, il reconnaît son ancienne nourrice ; il s’étonne qu’elle soit descendue du foyer où il avait été élevé, pour le rejoindre dans la solitude de son exil11. Elle évoque sa robe déchirée, les disputes philosophiques, la guerre lancée contre elle, son indifférence face aux ennemis s’emparant du butin et la folie furieuse de ses agresseurs12. À son tour, Boèce raconte son expérience dans la vie publique, au cours de laquelle il a suivi l’instruction reçue de Philosophie, et les conséquences dont il a souffert. L’austérité du lieu où tous deux se trouvent se distingue nettement de la bibliothèque où ils ont discuté des affaires humaines et divines. Les conflits, la famine, l’accusation portée contre Boèce par des gens malhonnêtes ainsi que sa ruine ont abouti à la confiscation de tous ses biens et au dépouillement de ses dignités, qui étaient des indices extérieurs visibles de son ancienne renommée13. Il reconnaît pourtant que Philosophie, qui a sa demeure en lui, ne l’a pas quitté, et lui a de surcroît enlevé « toute convoitise des biens mortels14 ». Désespéré, il s’adresse à Dieu, créateur et maître du monde, dans un appel passionné à voir régner sur terre l’ordre divin15. Émue à la vue de ce sage ainsi égaré et accablé, plutôt que par ses plaintes ou par le lieu où ils se retrouvent, ou par sa bibliothèque, Philosophie veut se concentrer sur la présence dans son esprit des « pensées de [s]es livres d’autrefois16 ». Elle détourne l’attention de Boèce de son état actuel pour le forcer à réfléchir. Le monde extérieur des choses matérielles va céder au monde intérieur de l’esprit. Philosophie joue le rôle de médecin, utilisant des remèdes initialement doux, en raison de la sévérité de sa maladie. Elle lui pose des questions pour éveiller son esprit, le félicitant au fil de ses bonnes réponses. Elle discerne en celles-ci des traces de la vérité essentielle, à savoir qu’il croit toujours que le gouvernement du monde est soumis à la raison divine et qu’il est lui-même capable de revenir à la lumière de la vérité. Elle sera la voix de sa mémoire. 10. Cons., 11. Cons., 12. Cons., 13. Cons., 14. Cons., 15. Cons., 16. Cons.,
pr. 2, 7. I, pr. 3, 3. I, pr. 3, 13-14. I, pr. 4, 45-46. I, pr. 4, 38. I, m. 5. I, pr. 5, 6.
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À partir du premier livre, le cadre spatial ne se fait plus remarquer. Enfermés, Boèce et Philosophie se concentrent exclusivement sur leur dialogue, dans lequel se laisse percevoir l’esprit de Platon. Il faut que Boèce s’élève au-dessus des choses terrestres pour reconnaître que Dieu est le bien suprême17. Pourquoi chercher au dehors le bonheur qui existe audedans de soi18 ? Philosophie souligne l’illusion véhiculée par les richesses matérielles et même par le charme de la beauté naturelle. Elle termine cette leçon par son chant sur l’Âge d’or, en évoquant une existence idéale perdue19. Il est inutile de poursuivre l’acquisition des richesses, des dignités et des pouvoirs20, et de la renommée21. Ce sont des biens de Fortune qui n’apportent pas le vrai bonheur intérieur. À l’inverse, c’est la connaissance de soi qui caractérise la supériorité de l’être humain22. Néanmoins, la nature, ou la réalité objective, occupe une place importante. Enfermés physiquement, Boèce et Philosophie imaginent et recréent le monde naturel extérieur, en évoquant dans certaines sections en vers des phénomènes météorologiques et des paysages classiques idéalisés. Ces passages ont pour effet d’apaiser la douleur de Boèce, de libérer son esprit et de lui rappeler l’ordre et le rythme cosmiques23. D’une manière peut-être paradoxale, dans son angoisse Boèce se révolte aussi contre le monde naturel et son créateur24. Mais sous l’apparence de la beauté naturelle et de son harmonie, se cache aussi quelque chose de menaçant, un souci mordant, une abeille qui pique25. Cette analyse du texte met en lumière quelques aspects rarement commentés. Deux observations importantes s’imposent donc ici. En premier lieu, notons que les noms des deux personnages font défaut dans le texte latin, à deux exceptions près : au moment où l’esprit de Boèce commence 17. Cons., III, pr. 10. 18. Cons., II, pr. 4, 22-29. 19. Cons., II, m. 5. 20. Cons., II, pr. 6. 21. Cons., II, pr. 7. 22. Cons., II, pr. 5, 29. À propos de l’argument de la Consolatio, voir John Marenbon, Boethius, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 96-102, 157-162 ; Sophie Van der Meeren, Lectures de Boèce. La Consolation de la Philosophie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 80-92, 172-180. 23. Par exemple, I, m. 7 ; III, m. 2. 24. Cons., I, m. 5. 25. Cons., III, m.2, m. 3, m. 7. À propos de la nature, voir Gerard J. P. O’Daly, The Poetry of Boethius, London, Duckworth/Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1991, p. 104-177, 236-237.
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à retrouver sa clarté, il reconnaît que la femme qu’il avait discernée comme dans une vision est bien sa nourrice, maîtresse de toutes les vertus, et il prononce son nom : Philosophia26. Parlant à la troisième personne, elle se nomme ensuite27. Quant à elle, en revanche, elle avait reconnu sans le nommer cet homme nourri des philosophes de l’Antiquité28, malgré la condition déplorable où il se trouve29. Dans le dialogue, l’alternance des voix se passe de noms. Boèce est évoqué à la première personne (inquam, tum (hic) ego, etc.), et Philosophie à la troisième personne (inquit, tum (et) illa, etc.). L’emploi de la deuxième personne des verbes et des pronoms évoque aussi leur intimité : par exemple, dans les questions que Philosophie pose à Boèce, elle s’adresse parfois à lui en disant o homo30, élargissant de ce fait sa pensée à une dimension universelle et faisant de Boèce l’archétype de l’humanité. À son tour, Boèce s’adresse à elle : o virtutum nutrix (nourrice de toutes les vertus)31. Les auteurs de commentaires et de prologues, les traducteurs, les copistes et les enlumineurs ont compensé cette lacune en nommant librement les deux personnages ou en recourant à des rubriques indiquant les locuteurs. En second lieu, sur le plan historique, Boèce, homme d’État romain, fut emprisonné et mis à mort dans la région de Pavie. Auteur et protagoniste de la Consolatio, il se plaint de son éloignement de Rome, exil involontaire. On ne relève aucune allusion à la détention punitive et coercitive ou à la surveillance qui caractérisent l’emprisonnement. Seule Philosophie fournit les preuves visibles de l’incarcération : les chaînes entourant le cou de Boèce, leur poids, le contraignant à regarder la terre, l’obscurité32. Boèce s’étonne qu’elle le rejoigne dans la solitude de son exil33. Quand elle l’a aperçu miserum exsulemque (malheureux et exilé)34, elle ne savait ni la distance qui le séparait de sa patrie, ni la confiscation de ses biens. Elle lui rappelle la loi romaine, qui interdit le bannissement des citoyens de la cité35. En conséquence, s’il se considère banni, c’est qu’il s’est banni 26. Cons., I, pr. 3, 2. 27. Cons., I, pr. 3, 5. 28. Cons., I, pr. 1, 10. 29. Cons., I, m. 2, 24-27. 30. Par exemple Cons., II, pr. 1, 9. 31. Cons., II, 4, 1. 32. Cons., I, m. 2, 24-27. 33. Cons., I, pr. 3, 3. 34. Cons., I, pr. 5, 2. 35. Cons., I, pr. 5, 3-5.
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lui-même. En outre, elle discerne le chaos de son esprit, son oubli de soimême et sa perte de mémoire36. Cet état d’esprit la préoccupe. Boèce souffre d’un déchirement à la fois physique et moral et d’une douleur intense, née de cette rupture, que Philosophie va réparer par une « thérapie cognitive », afin de lui rappeler ses connaissances d’autrefois et de le ramener à la lumière de la vérité37. Quelque peu rétabli, Boèce fait indirectement allusion à son expérience personnelle, en constatant que tout sage préférerait vivre dans sa propre ville en citoyen honorable plutôt que d’être exsul inops ignominiosusque (exilé, sans ressources et outragé)38, ainsi qu’il l’est lui-même. Or, la prison figure parmi les punitions infligées par des tyrans aux citoyens dangereux, desquels Boèce se dissocie39. Bien que les deux conditions d’exil et d’emprisonnement supposent la solitude, elles peuvent coïncider, avec de légères différences de signification. L’exil dénote l’éloignement de la société, de la patrie, alors que l’emprisonnement signifie la captivité à l’intérieur de la société ellemême. Or, c’est la notion d’exil qui domine dans la Consolatio40. Victime politique et juridique, Boèce, égaré, se trouve dans un lieu hostile, qu’il n’a pas la liberté physique de quitter. Il n’en reste pas moins qu’au sens métaphorique, le monde est une prison. Philosophie chante l’harmonie du monde où Nature étreint toutes choses, en les liant indissolublement et les insérant dans un ordre infaillible. Les lions enchaînés et les oiseaux en cage ont toujours l’instinct de se libérer, de briser les fers qui les retiennent41. De même, malgré la grandeur du monde, l’âme humaine veut se dégager de la prison terrestre (terreno carcere42, terrae solvere vincula43) pour gagner le ciel et se réjouir d’être libérée des choses terrestres44. 36. Cons., I, pr. 6, 17-18. 37. Cons., I, pr. 6, 21. 38. Cons., IV, pr. 5, 2. 39. Cons., IV, pr. 5, 3. 40. Voir Lisa Di Crescenzo et Sally Fisher, « Exile and Imprisonment in Medieval and Early Modern Europe », Parergon, 34, no 2, 2017, p. 1-23 (p. 18-23). L’article comporte une importante bibliographie, mais il y manque une référence à Jean-Marie Fritz, Silvère Menegaldo et Galice Pascault (dir.), Réalité, images, écritures de la prison au Moyen Âge, Éditions Universitaires de Dijon, 2012. 41. Cons., III, m. 2. 42. Cons., II, 7, 23. 43. Cons., III, m. 12, 4. 44. Au livre V, Philosophie explique longuement la liberté humaine, ce qui dépasse les limites de la présente étude.
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Examinons maintenant dans quelle mesure la représentation artistique contribue à la fiction, créant la réalité imaginée du dialogue et les aspects matériels de ces scènes. Pour faciliter cette étude, nous nous reporterons au corpus important d’illustrations assemblées par Pierre Courcelle45 et qui proviennent surtout de manuscrits des xive-xve siècles contenant des traductions françaises de la Consolatio. Quelques exemples ont été reproduits ici pour étayer cet essai. Les artistes auraient trouvé dans les textes un nombre très restreint d’éléments descriptifs. Comme nous l’avons constaté, l’état d’esprit du protagoniste et le dialogue philosophique l’emportent sur la réalité extérieure. De plus, la visualisation de l’exil présente un défi graphique qui n’a pas été relevé. Les enlumineurs font ressortir surtout la notion d’espace clos ou écarté. La rhétorique du texte met surtout en relief des scènes de Boèce souffrant et des séquences de dialogue entre Philosophie et Boèce. Le texte donne peu de précisions sur le cadre spatial. Boèce pose une question sur le lieu où ils se trouvent : est-ce la bibliothèque où ils avaient l’habitude de discuter46 ? Philosophie lui répond que le lieu et les livres ne comptent pas pour elle, mais qu’elle veut déterminer ce qu’il a retenu des librorum quondam meorum sententias (des pensées de mes livres d’autrefois)47. Elle veut revigorer sa mémoire. Les artistes ont surtout choisi de situer les personnages et leur dialogue, soit dans une chambre, soit dans un cabinet de travail ou une bibliothèque, soit en plein air. Ils évoquent rarement un cachot proprement dit. Néanmoins, la visualisation aide la lecture et la compréhension, et fixe dans l’esprit des lecteurs certaines images et certains contextes. Examinons-en quelques exemples. Dans le manuscrit Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 1092, fol. 1r (Fig. 1), deux épisodes importants de la vie de Boèce sont juxtaposés : le jugement et l’incarcération. À gauche, le roi Théodoric, dont la couronne est démesurément grande, siège avec majesté entre deux conseillers. Il est vêtu somptueusement : robe bleue brodée d’or, collerette d’hermine. D’un air sévère, il pointe l’index droit vers Boèce qui, revêtu d’une ample robe rouge à capuchon et les mains liées, est retenu 45. La Consolation de Philosophie dans la tradition littéraire. Antécédents et postérité de Boèce, Paris, Études Augustiniennes, 1967, p. 67-99, 185-188 ; pl. 1-132. 46. Cons., I, pr. 4, 2-3. 47. Cons., I, pr. 5, 6.
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Fig. 1. Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 1092, f. 1r ; Boèce jugé et incarcéré.
au centre de l’image par deux gardes ceints d’une épée. À droite s’élève une tour étroite où Boèce, prisonnier, tenant un livre ouvert, apparaît derrière des barreaux. Une fenêtre grillagée ou le mur d’une tour suffisent ici pour évoquer un lieu de détention. Le ciel bleu et le sol parsemé de jolies plantes indiquent le monde extérieur48. Pourtant, l’artiste a condensé les faits historiques et le témoignage de la Consolatio49. C’est le sénat de Rome, sans doute sur les ordres du roi et sous son autorité, qui a condamné Boèce par contumace. Mais somme toute, l’artiste en a fait, dans le style du xve siècle, une belle image. Située au début du Prologue, qui contient une Vita de Boèce, cette représentation de la réalité imaginée sert de mise en scène au texte. Boèce, souffrant, est souvent représenté au lit, portant sur la tête une sorte de bonnet de nuit blanc, les yeux ouverts et les épaules nues. 48. Fig. 1. Courcelle, op. cit. (1967), p. 76-77 ; pl. 21 ; Glynnis M. Cropp, « Les Manuscrits du Livre de Boece de Consolacion », Revue d’Histoire des Textes, no 12-13, 1982-1983, p. 263-352 (p. 315). 49. Cons., I, pr. 4, 20-46.
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Fig. 2. Rennes, Bibliothèque municipale, 593, f. 473v ; Boèce au lit.
Philosophie, son sceptre à la main gauche, se tient debout à son chevet, au-dessus de sa tête (Fig. 2)50. Ailleurs, habillé en clerc, il apparaît dans une conversation très animée avec Philosophie qui, vêtue d’une robe élégante, porte en général sa couronne, mais sans les attributs qui la caractérisent (sceptre, livres, lettres grecques, échelle, robe déchirée). On la voit ainsi dans une série de miniatures d’un manuscrit de Besançon. Dans deux de ces miniatures, Boèce est allongé sur une banquette, ou une sorte de canapé, et Philosophie se tient debout ; dans la troisième, ils sont assis l’un à côté de l’autre, et dans la quatrième (Fig. 3), ils sont tous deux debout et placés à l’extérieur. Boèce descend d’une colline, les mains tendues vers Philosophie qui, à côté d’une tour, avance vers lui (Fig. 3)51. Les traits de Boèce – ses cheveux blancs et sa peau flétrie – ne sont pas vraiment mis en évidence. Les gestes de leurs mains évoquent l’entretien animé des deux interlocuteurs. 50. Fig. 2. Rennes, Bibliothèque municipale, 593 (147), f. 473v (1303) ; Courcelle, op. cit. (1967), p. 82-83 ; pl. 29, 2. 51. Fig. 3. Besançon, Bibliothèque municipale, 434, f. 300v, 308v, 314r, 321r (1372) ; Courcelle, op. cit. (1967), p. 83 ; pl. 31, 1-4.
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Fig. 3. Besançon, Bibliothèque municipale, 434, f. 321r ; Boèce et Philosophie.
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Dans d’autres enluminures, Boèce, habillé en clerc ou vêtu en costume de docteur, se trouve assis devant un pupitre ou un lutrin, en train d’écrire ou de lire. Le manuscrit 593 de Rennes propose une représentation très simple de Boèce, tonsuré et habillé en clerc, assis devant un lutrin et en train de lire dans un grand manuscrit (Fig. 4)52. Philosophie est souvent présente53. Dans cette petite scène réaliste, qui ressemble à la représentation traditionnelle de l’auteur au travail, les artistes ont vraisemblablement conçu Boèce comme philosophe et auteur de l’ouvrage plutôt que comme malade affligé ou victime mélancolique.
Fig. 4. Rennes, Bibliothèque municipale, 593, f. 471v ; Boèce au travail.
Dans les manuscrits du xve siècle, surtout, le dialogue se déroule dans un paysage champêtre. Le manuscrit Paris, BnF, fr. 1100, f. 41v (Fig. 5) en offre un exemple remarquable : Philosophie et Boèce, identifiés par des phylactères portant leur nom, s’entretiennent dans un paysage c hampêtre 52. Fig. 4. Rennes, Bibliothèque municipale, 593 (147), f. 471v ; Courcelle, op. cit. (1967) ; pl. 10, 2 ; cf. pl. 14, 2-4. 53. Par exemple P. Courcelle, ibid., p. 84-88 ; pl. 33-34, 36-37, 42.
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Fig. 5. Paris, Bibliothèque nationale de France, fr. 1100, f. 41v ; Boèce et P hilosophie.
où s’élève en arrière-plan un château. Dépourvue de ses attributs symboliques, Philosophie porte un hennin, une voile et une robe à longue traîne54. Dans d’autres exemples, l’intérieur et l’extérieur sont représentés dans une seule et même image, une brèche dans le mur donnant à voir un paysage. 54. Fig. 5. Paris, BnF, fr. 1100, f. 41v ; Courcelle, op. cit. (1967), p. 87 ; pl. 39, 1; cf. p. 85-88 ; pl. 36, 2-3 ; 43, 1.
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Dans le manuscrit de Rouen, Bibliothèque municipale, 3045, f. 40v (Fig. 6)55, à l’intérieur d’un bâtiment dont un mur est orné d’une tapisserie et qui s’ouvre sur la campagne, Philosophie, couronnée, tient la main droite posée sur l’épaule de Boèce, à genoux devant elle – pour le consoler, semble-t-il – tandis que de la main gauche elle lui révèle son sein droit découvert ; elle se présente ainsi comme la nourrice de Boèce56. À gauche, un meuble rectangulaire vide suggère un espace destiné aux livres57. Avec l’évolution du style des enluminures, ces paysages deviennent, dans les manuscrits du xve siècle, de plus en plus réalistes et variés, et fort éloignés du fond ornemental des manuscrits des xiiie-xive siècles58, ou du fond blanc59. Dans deux manuscrits richement ornés, dont l’un est une copie de l’autre (Londres, British Library, Harley 4335-4339 daté de 1476, Fig. 7, et Paris, BnF, lat. 6643 daté de 1497), l’artiste a réuni dans une seule image deux scènes qui représentent, d’une part, Boèce auteur et, de l’autre, Boèce conversant avec Philosophie60. À droite, l’auteur est assis à un pupitre où sont déposés des codices et des volumina ; d’autres livres se trouvent sur un lutrin, un second pupitre et une tablette. Il est en train de lire un grand codex. À gauche, dans le premier de ces deux manuscrits, on voit au mur un grand tableau représentant Philosophie au chevet de Boèce, malade, alité, qui tient un livre ouvert devant lui. C’est de toute évidence la mise en scène évoquée dans le premier livre de la Consolatio. Dans le second manuscrit, le mur est ouvert et dans un autre bâtiment on aperçoit Boèce accoudé et Philosophie debout à ses côtés. Dans une seule enluminure, les deux rôles de Boèce sont ainsi représentés : auteur et protagoniste. 55. Fig. 6. « La Consolation de la Philosophie » de Boèce dans une traduction attribuée à Jean de Meun d’après le manuscrit Leber 817 de la Bibliothèque Municipale de Rouen, Isabelle Bétemps et al. (dir.), Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 2004, et notamment sur les illustrations, p. lvii-lxxxvii (p. lx, lxxiii-lxxiv, lxxviii) et le CD-Rom. Voir aussi Courcelle, op. cit. (1967), p. 86 ; pl. 38, 1 ; Cropp, art. cit. (19821983), p. 329-331. 56. Cons., I, 2, 2 ; I, 3, 3-9 ; II, 4, 1. 57. Dans le manuscrit Cambridge, Trinity Hall, 12, f. 11r (1406), un dessin très simple de la bibliothèque de Boèce a la forme d’une châsse, décorée, avec une planchette où sont exposés plusieurs livres (Courcelle, op. cit. (1967), p. 75 et pl. 18, 2). 58. Ibid., p. 84 ; pl. 32, 1-4. 59. Ibid., p. 84 ; pl. 33,1-2. 60. Ibid., p. 88-89 ; pl. 44 et 45 ; Cropp, art. cit. (1982-1983), p. 303-306, 325-327.
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Fig. 6. Rouen Bibliothèque municipale, 3045 (Leber 817), f. 40v ; Boèce et Philosophie.
En somme, les sept exemples commentés ici sont constitués, d’une part, de portraits des deux personnages sur fond simple et dans un cadre simple lui aussi (Fig. 2-4), de l’autre, de compositions plus complexes situées dans des espaces extérieurs ou intérieurs, semblables au monde connu. (Fig. 1, 5-7). Les images 6 et 7 sont particulièrement signifiantes. Dans la première, l’enlumineur a non seulement réuni dans une seule image un décor intérieur et un paysage extérieur, mais il a aussi interprété au sens littéral la métaphore de Philosophie, nourrice de Boèce. Dans la seconde, la représentation de Boèce au travail domine la page, mais à gauche, accroché au mur, un grand tableau montre la mise en scène initiale de la Consolatio. Ainsi est évoqué le lien subjectif entre le philosophe auteur et la création littéraire, la fiction née de son imagination. Les artistes ont voulu suggérer la genèse de la pensée intellectuelle et éventuellement l’élévation spirituelle de Boèce. Reste à commenter deux illustrations qui révèlent une interprétation christianisante de la réalité supérieure et où figure un double plan spatial,
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Fig. 7. Londres, British Library, Harley 4335, f. 1 ; Boèce au travail.
terrestre et céleste. Elles se trouvent dans deux manuscrits du xve siècle comprenant des traductions de la Consolatio : Londres, BL, Add. 10341, qui contient Le Livre de Boece de Consolacion, version glosée61, et Paris, 61. Courcelle, ibid., p. 188 ; pl. 103, 1 ; Cropp, art. cit. (1982-1983), p. 300-301 et Le Livre de Boece de Consolacion. Edition critique, Genève, Droz, 2006.
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BnF, fr. 1098, qui contient Li Livres de Confort de Jean de Meun, accompagné du texte de la Consolatio et d’un commentaire latin62. Dans ces images associées au livre V, la réalité supérieure domine la réalité terrestre, dans laquelle Boèce et Philosophie s’entretiennent. Dans le premier manuscrit, une cloison délimite l’espace où Philosophie et Boèce sont assis. Boèce regarde en haut, Philosophie lit dans un livre ouvert sur ses genoux. Dans le second, ils sont debout dans un paysage champêtre et Philosophie cherche à attirer l’attention de Boèce afin qu’il lève les yeux. En haut, la réalité divine est figurée, dans le premier manuscrit, par une image de la Trinité, où le Christ tient un calice surmonté d’une hostie et, dans le second, par une image de Dieu le Père, qui porte la tiare pontificale et, à la main gauche, le globe impérial. Les artistes ont ainsi interprété en un sens chrétien un thème essentiel de la Consolatio, l’aspiration vers le ciel, hors du monde matériel. Alors qu’elles font défaut dans le texte de la Consolatio, des matières explicitement chrétiennes sont incorporées, comme dans ces deux manuscrits, à l’occasion aux gloses ou au commentaire63. Les illustrations rehaussent assurément d’un aspect visuel le dialogue philosophique et le rattachent au monde connu des lecteurs et des artistes. Ces derniers représentent le personnage de Boèce comme un contemporain, un sage très respecté, un homme d’érudition, souffrant de l’injustice de son époque. Ils préfèrent, semble-t-il, l’imaginer vivant dans de bonnes conditions, assez austères, plutôt que dans un cachot de condamné. Juxtaposé à Philosophie, personnage allégorique, dans une fiction littéraire et philosophique, Boèce paraît foncièrement humain ; c’est un archétype de l’humanité, un parangon dont tout un chacun peut s’inspirer pour surmonter par ses propres ressources intellectuelles la turbulence de la vie et du monde réel. Dans une certaine mesure, le personnage de Boèce a ainsi été fictionnalisé, car, comme on l’a déjà constaté, il se dédouble 62. Courcelle, op. cit. (1967), p. 188 ; pl. 103, 2 ; V. L. Dedeck-Héry, « Boethius’ De Consolatione by Jean de Meun », Mediaeval Studies, 14, 1952, p. 165-275 (p. 167) ; ce manuscrit a appartenu à l’humaniste Guillaume Budé (1467-1540). Voir aussi Lodi Nauta (éd.), Guillelmi de Conchis, Glosae super Boetium, Corpus Christianorum Continuatio Mediaevalis, 158, Turnhout, Brepols, 1999, p. lxxxv-lxxxvi. 63. Glynnis M. Cropp, « Le Rôle des gloses dans l’interprétation chrétienne des traductions françaises : Del Confortement de Philosofie et Le Livre de Boece de Consolacion », dans Boethius Christianus ? Transformationen der “Consolatio Philosophiae” in Mittelalter und früher Neuzeit, Reinhold F. Glei, Nicola Kaminski et Franz Lebsanft (dir.), Berlin, De Gruyter, 2010, p. 71-93.
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en auteur et en protagoniste. De plus, notre connaissance préalable du Boèce historique plane sur notre lecture. Le nombre modeste de détails descriptifs relevés dans le texte s’est avéré suffisant pour permettre aux artistes d’imaginer la réalité et de créer en supplément à la fiction littéraire une représentation visuelle du chemin intellectuel et spirituel suivi par le protagoniste sous la direction de Philosophie, et donc de l’émancipation de son esprit par la philosophie, telle qu’elle est visualisée dans le dernier exemple commenté. En explicitant le sens chrétien des idées de Boèce, les artistes anticipent l’humanisme chrétien du xvie siècle. La forme du dialogue s’emploie depuis l’Antiquité classique pour exprimer vivement l’échange des idées philosophiques ou scientifiques. Il est pertinent de rapprocher du dialogue de Boèce celui de Thomas More, A Dialogue of Comfort against Tribulation64. Mille ans après la mort de Boèce, Thomas More (1478-1535) composa en prison son Dialogue. Juriste et humaniste, chancelier d’Angleterre (1529-32), qui refusa de renier sa foi catholique, More fut accusé de haute trahison, emprisonné par le roi Henri VIII, et exécuté après quinze mois de captivité dans la Tour de Londres. Boèce et More, hommes d’État célèbres et opposants à un roi, ont beaucoup en commun. Ils font preuve, dans leurs écrits, de leurs vastes connaissances des auteurs de l’Antiquité classique, et prennent en considération tant leur destin individuel que la condition humaine. Néanmoins, à la différence de Boèce, More trouve l’ultime consolation dans la foi chrétienne et l’amour de Dieu. Il cite de nombreux exemples bibliques et s’en remet à l’autorité de la théologie médiévale. Tandis que dans la Consolatio, Boèce se dédouble à la première personne (narrateur et exilé en conversation avec Philosophie), More créa deux personnages imaginaires, situés sur le plan historique à Buda, en Hongrie, juste avant l’invasion des Turcs, 1527-28. Les deux Hongrois chrétiens, le vieil Antony, qui a la voix et la sagesse de More, et son neveu, le jeune Vincent, discutent de la condition humaine. Vincent cherche des conseils pour dompter les tribulations de la vie contemporaine, et surtout pour dominer sa peur face à l’imminente invasion ennemie. Antony, dont la santé décline, se prépare à mourir. Néanmoins, il parle longuement au moyen d’anecdotes, d’exemples, de digressions. 64. The Complete Works of St. Thomas More, vol. 12, Louis L. Martz et Frank Manley (éd.), New Haven-London, Yale University Press, 1976.
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Le dialogue comprend trois séquences, marquées par la sortie de Vincent, le passage du temps et des allusions à la vie quotidienne (repas, sommeil, nouvelles de la menace de guerre). À la fin, Vincent s’engage à rédiger leur conversation en hongrois et en allemand, pour ceux qui souffrent au nom de la foi chrétienne. More a ainsi créé à partir de la consolatio classique, composée sous la forme d’un dialogue platonicien, à la manière de Cicéron et de Quintilien, parfaitement représentée par la Consolatio de Boèce, une fiction littéraire où il masque sa critique du roi Henri VIII et des événements politiques et religieux en Angleterre. Un aspect particulier du Dialogue nous intéresse ici. C’est le topos de la prison du monde, que nous n’avons relevé qu’à deux reprises dans la Consolatio. Isolés du monde extérieur, Antony et Vincent discutent longuement de l’emprisonnement physique et mental65. Sans employer le mot d’exil, Antony déclare que s’il était transporté dans un pays étranger, il ne s’affligerait pas ; sa foi le soutiendrait, Dieu étant partout présent66. Il condamne toute perte de liberté, surtout si la contrainte a été imposée par un individu sur un autre67. Il abhorre la servitude, la captivité, l’incarcération68, en somme la privation de la liberté d’aller où l’on veut69. Vincent énumère certains aspects matériels et généraux de l’emprisonnement : les conditions austères, l’espace étroit et limité, l’enchaînement dans les fers, la nécessité de s’allonger sur la paille ou par terre70. Peu à peu leur discussion s’étend à une signification élargie de l’emprisonnement. Tout le monde est en prison dans la grande prison du monde71, où Dieu est « our kynge and our chiefe gaylour » (notre roi et notre geôlier en chef)72. L’humanité est emprisonnée dans le monde jusqu’au moment de la mort qui, par la grâce de Dieu, mène à la vraie vie, à la joie éternelle. Ne tenant pas compte de la réalité de l’emprisonnement et s’appuyant sur un verset de saint Paul73, Antony affirme que l’épreuve de la vie présente n’est pas au-dessus des forces humaines, si l’on croit en 65. More, A Dialogue, op. cit., p. 250-280. Les références se rapportent à la pagination suivie de la numérotation des lignes de l’édition. 66. Ibid., p. 251, 1-30. 67. Ibid., p. 252, 7-10. 68. Ibid., p. 257, 21-24. 69. Ibid., p. 258, 15. 70. Ibid., p. 270, 20-25. 71. Ibid., p. 270, 2-3 ; 271, 7. 72. Ibid., p. 273, 14. 73. Rom. 8:18.
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Jésus-Christ74. Il cite de nombreux exemples bibliques avant de conclure sur la passion et l’imitation du Christ75. Il souhaite que l’Esprit saint inspire les cœurs de ses lecteurs à chercher la joie suprême auprès du Christ. Les dialogues de Boèce et de More confrontent les réalités temporelles et illusoires de ce monde au bien suprême et éternel. Les signes du monde matériel visible fournissent au dialogue un cadre et contribuent à la création d’une forme de fiction, plus développée chez More que chez Boèce. La solitude sert à intérioriser et à approfondir la pensée, l’alternance des voix à l’amplifier et à l’extérioriser. L’écriture de soi revêt ainsi dans le dialogue fictif une instance intellectuelle et une forme générique. Boèce s’arrête un peu abruptement, en insistant sur la nécessité de mener une vie vertueuse sous les yeux d’un juge qui sait tout d’avance et voit tout d’en haut. Il sera juge des mérites des actions humaines. C’est dans le monde matériel qu’il faut vivre et bien agir, mais en élevant notre esprit vers la réalité supérieure et en adressant des prières à Dieu76. Glynnis M. Cropp School of Humanities Massey University Palmerston North Nouvelle-Zélande.
74. More, A Dialogue, op. cit., p. 278-279. 75. Elizabeth McCutcheon, « Wings and Crosses : Boethius’s De Consolatione Philosophiae and More’s Dialogue of Comfort against Tribulation and Other Writings », Moreana, 50, no 193-194, 2013, p. 150-186 (p. 181-186). 76. Je remercie très vivement mes collègues, France Grenaudier-Klijn (Massey University) et J. Keith Atkinson (Brisbane), qui ont relu et commenté cette contribution.
2E PARTIE MOYEN ÂGE ET RENAISSANCE
PHILOSOPHER « PAR MANIERE DE FICTIONS » ? PETITE ENQUÊTE SUR LES MOTS ET L’ESPRIT DE LA FICTION EN FRANÇAIS MÉDIÉVAL Fabienne Pomel Christine de Pizan cite trois « poetes theologisans » dans L’Advision Cristine, Orpheus, Museus et Linius de Thèbes, qui parlaient des choses de la nature, des dieux et des choses divines « par maniere de fictions et de parolles transsumptives »1. Cette formule nous servira d’étalon pour envisager le mot fiction dans les textes français médiévaux, où il est fréquemment employé dans la tournure parler/dire par fiction2 : la fiction apparaît en effet d’abord comme une manière de parler, un mode langagier. Le Trésor de la Langue Française (TLF) signale que « fiction » est attesté vers 1223 chez Gautier de Coincy au sens de tromperie ou duperie, mais désigne aussi dès le xiiie un fait imaginé dans l’Isopet de Lyon. Ce second sens s’affirme au xive siècle où il est étroitement associé aux mots poetes, poetique, poesie et poetrie. Oresme l’emploie à six reprises en différents sens dans sa traduction du Livre de Politiques d’Aristote (137274), aussi bien en coordination avec decepcion que dans l’expression par fiction (attribuer par fiction ; descripre par fiction) ; il coordonne « fiction poetique » avec « ymagination mathematique » au sens de « conditioneles suppositions » et restitue le mot grec ποίησις par « fiction » : Poemes ou poesies sunt similitudes faites et meismement en vers ou en mettres. Et ceulz qui funt teles choses sunt appellé poetes, car poesis en grec est fiction. Politiques (Table des expositions des fors mos)3. 1. Le livre de l’Advision Cristine, Christine Reno et Liliane Dulac (éd.), Paris, Honoré Champion, 2001, p. 63. A. Paupert traduit par « sous forme figurée et métaphorique » p. 466. La Vision de Christine, A. Paupert (trad.) dans Voix de femmes au Moyen Âge : savoir, mystique, poésie, amour, sorcellerie, xiie-xve siècle, Danielle Régnier-Bohler (dir.), Paris, Laffont, 2006, coll. « Bouquins », p. 407-542. 2. D. Lechat a repris la formule comme titre de son ouvrage : « Dire par fiction » : Métamorphoses du « je » chez Guillaume de Machaut, Jean Froissart et Christine de Pizan, Paris, Honoré Champion, 2005. Voir l'article de E.J. Richards dans ce volume pour la filiation de la tournure “par fiction” avec Augustin et Thomas d’Aquin et d’autres attestations. 3. Maistre Nicole Oresme, Le livre de politiques d’Aristote, A. Douglas Menut (éd.), Philadelphia, American Philosophical Society, 1970.
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Or cette manière de parler des poètes n’est pas sans subir la contamination du premier sens de tromperie, mensonge ou dissimulation et alimenter un vieux débat quant à sa légitimité. Annexer la fiction aux moyens de la philosophie ne va donc pas de soi. À partir d’une exploration du lexique de la fiction et des occurrences du mot dans un corpus français, il s’agira de mieux comprendre le débat médiéval sur les oppositions ou convergences entre fiction et philosophie dans leur prétention à viser une vérité et une sagesse. On verra d’abord comment la parole par fiction est perçue comme le propre des « poètes », non seulement anciens mais nouveaux, et se définit comme parole couverte, à travers sa constellation lexicale et ses attestations. Il s’agira ensuite de voir quelle représentation de la fiction s’affirme dans la cour de Charles V puis celle de Charles VI à travers la traduction du Policraticus par Denis Foulechat (1372) et au seuil du xve, chez Christine de Pizan, dans les Echecs amoureux moralisés d’Évrart de Conty (vers 1400) et dans L’Archiloge Sophie de Jacques Legrand (entre 1398 et 1401)4, afin de mesurer ses possibles convergences entre philosophie, lecture allégorique et dynamique spirituelle et cognitive. Une manière de parler des poètes : fiction et parole couverte Fiction se rattache au latin, fingere qui a aussi donné feindre, figure et effigie. Emprunté au latin impérial fictio qui désigne l’action de façonner ou de feindre, fiction reprend en français cette double polarité, l’une autour de l’action de créer et d’inventer, l’autre à valeur négative autour de l’affabulation, du mensonge, de la tromperie et de la dissimulation5. Dans le premier axe, le mot peut désigner selon le Dictionnaire du Moyen Français6 la forme donnée à un objet lors de sa fabrication, une narration inventée ou une histoire imaginée, ou plus généralement l’invention ou l’imagination. D’autres sens possibles pointent vers la représentation : représentation dramatique, copie, portrait ou effigie. 4. Denis Foulechat, Le Policratique de Jean de Salisbury, livres I-III, Charles Brucker (éd.), Genève, Droz, 1994. Évrart de Conty, Le livre des eschez amoureux moralisés, Françoise Gui chard-Tesson et Bruno Roy (éd.), Montréal, CERES, « Bibliothèque du Moyen français », 2, 1993. Il s’agit du commentaire d’un texte allégorique aussi attribué à Évrart et qui réécrit le Roman de la Rose. Jacques Legrand, Archiloge Sophie ; Livre de bonnes moeurs, Evencio Beltrán (éd.), Paris, Honoré Champion, 1986. (Sur Legrand, voir aussi l’article de D. Hüe dans ce volume). 5. Faindre : employé fréquemment en dehors de la fiction au sens de mentir, il est à l’occasion coordonné à dissimuler chez Évrart de Conty. 6. Dictionnaire du Moyen Français (DMF), http://www.atilf.fr/dmf/
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L’examen de différentes occurrences dans un corpus de textes médiévaux français permet d’affiner les sens littéraires du mot. D. Lechat a exploré le sens de « récit mythologique »7, curieusement omis dans le DMF qui n’évoque que le sens de fable (animalière). Mais on peut relever des emplois plus larges de fiction comme narration fictive dotée d’un sens second et passible d’une interprétation, ce qui rejoint ce que nous entendons aujourd’hui par « allégorie »8, terme rare au Moyen Âge et absent dans le sillage de fiction. C’est poesie ou poetrie qui sont constamment associées à fiction, deux termes sous lesquels nous mettons aujourd’hui d’autres sens9. L’équivalence poesie/poetrie/fiction : « les fictions des poetes »10 ou la parole couverte Jacques Legrand dans L’Archiloge Sophie (entre 1398 et 1401) définit explicitement la poetrie par la pratique de la fiction11 : poetrie est science qui apprent à faindre et a faire fictions fondees en raison et en la semblance des choses desquelles on veut parler12. 7. Lechat, op.cit. (2005). 8. Le Trésor de la Langue Française (TLF) signale l’apparition d’« allegorie » vers 1119 en notant son emploi fréquent dans l’interprétation des textes bibliques ou mythologiques. Au sens de « discours figuré qui présente à l’esprit un sens caché sous le sens littéral », le DMF donne comme exemple une occurrence de L’Epistre Othea. Or à l’examen, il s’agit du 2e sens proposé par le DMF : allégorèse. 9. « […] le mot « poésie » fait une entrée tardive dans la langue française – il apparaît au xive siècle – et avec un sens qui ne l’oppose pas à prose, au contraire. Il désigne le récit de fiction, récit appuyé sur la mythologie », note J. Cerquiglini-Toulet dans « Leçon. Sentier de rime et voie de prose au Moyen Âge », Po&sie, 119, n° 1, 2007, p. 123-131 (p. 123). Mais on constate que le référent de « fiction » et de « poesie » ne se limite pas au champ de la mytholo gie. Voir Paul Zumthor, « Notes sur les champs sémantiques dans le vocabulaire des idées », Neophilologus, 39, 1955, p. 245-249 ; « Pour une histoire du vocabulaire des idées », Zeitschrift für romanische Philologie, 72, 1956, p. 340-362, et M.-R. Jung, « Poetria. Zur Dichtungstheorie des ausgehenden Mittelalters in Frankreich », Vox romanica, 30, 1971, p. 44-64 (parag. 4). 10. Daudin (traducteur de la cour de Charles V, notamment de Pétrarque), cité par le DMF (De la erudition, entre 1360 et 1380) : « De che dist Ysidore ou libre des Sentences : ‘On deffend aux christiens lire les fictions des poetes pour che que, par les delectations de leurs fables, ilz esmeuvent trop les corages ou pensees aux ardeurs de luxure.’ » 11. Voir aussi p. 149 l. 13-14 et l. 15-16. Sur les sens de poetrie, son statut de science à visée didactique et son articulation avec la rhétorique, voir Emilie Devriendt, « Éléments pour la définition d’une prose poétique : à propos de l’Archiloge Sophie », Revue d’histoire littéraire de la France, 97, n°6, 1997, p. 963-985. M.-R. Jung note la concurrence du mot poesie par poetrie à partir de la deuxième moitié du xive et cite l’alternance de poesie et fiction, poetrie et fiction chez Martin de Braga (note 53). 12. Archiloge Sophie, p. 149 l. 2-3.
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Le lexique Aalma (1380) glose poesis par « poetrie ou fiction »13. Dans le Livre de Policie, Christine de Pizan use de fiction et poesie en doublet synonymique : et pour ce dit Ovide que les dieux aident aux hardis, si comme il dit par fiction et poesie que le dieu Mars, qui voult aidier a un chevalier pour sa hardiesce quant il se combatoit a un trop plus fort que lui, lança une pierre au visaige du plus fort si que tout l’effronta, et par ce vainqui le foible le fort14.
Le prologue d’une traduction anonyme française de La Consolation de Philosophie de Boèce établit la même équivalence entre poétique et fictif en évoquant la « maniere de parler qu’on dit poetique, c’est-à-dire feinctive »15 dont use Boèce. Dans Les Eschecs amoureux moralisés, le verbe faindre a constamment pour sujet les « poetes »16, et il alterne avec figurer, dire, vouloir dire, parler, entendre (par), senefier par. Parler par fiction semble engager avant tout une disjonction entre sens littéral et sens second, à l’inverse de « parler proprement sans nulle fiction » autrement dit « a la lectre […] sanz fiction »17. Pour caractériser la manière de parler des poètes, Évrart insiste ainsi en évoquant les raisons de recourir à la fiction par la « verite soubz la lettre et la fiction secretement mucie »18. Ce faisant, il recourt à une dialectique caractéristique de l’allégorie en pointant sous la fiction littérale un sens caché lorsqu’il loue la « fainte maniere de parler soubtille et raisonable soubz laquelle est enclose une sentence plaisant et delitable, et moult souvent une moralité qui est de grant profit »19. On retrouve une conception semblable de la fiction comme parole couverte chez Christine de Pizan qui évoque dans la 3e partie de son Advision Cristine à propos des anciens poètes « leurs soubtilles couvertures et belles matieres mucees soubz 13. Cité par Jung, art. cit. (1971), note 43 p. 55. 14. Christine de Pizan, Le livre du corps de policie, Angus J. Kennedy (éd.), Paris, Honoré Champion, 1998, II, 7, p. 65, l. 11-15. 15. Glynnis Cropp, « Le prologue de Jean de Meun et le Livre de Philosophie de Boèce », Romania, 103, no 410-411, 1982, p. 278-298 (p. 298). 16. L’« acteur » du Roman de la Rose est aussi sujet du verbe faindre. Voir sur les sens de « poete » Zumthor, art. cit. (1955), pour qui le mot « désigne les Auctores sources de la poetria (p. 179) « et plus généralement tous les Anciens qui se sont exprimés en vers » (p. 180), à partir d’Oresme (1370). Cette restriction au vers se discute. P. Zumthor définit lui-même poesie comme « l’art de la fiction littéraire tel qu’il est étudié dans les Auctores » (p. 180). 17. L’Advision Cristine, livre II, VII l. 53 p. 63 et Évrart de Conty 5.3.1 p. 531. 18. Echecs amoureux moralisés, 2.1. p. 22. 19. Ibid. 2.1. p.25.
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fictions delictables et morales »20. Le chapitre du Livre des faits et bonnes mœurs de Charles V (1404) qu’elle consacre à la poésie synthétise une définition de la fiction confondue avec poesie, comme parole couverte à double entente : si est assavoir que comme en general le nom de poesie soit pris pour fiction quelconques, c’est a dire pour toute narracion ou introduction apparaument signifiant un senz, et occultement en segnefie un aultre ou plusieurs, combien que plus proprement dire celle soit poesie, dont la fin est verité, et le proces doctrine revestue en paroles d’ornemens delictables et par propres couleurs, lesquelz revestemens soient d’estranges guises au propos dont on veult, et les couleurs selon propres figures21.
La parole par fiction est donc ce qu’entend Christine par parler « couvert » ou « covertement», « par figures », « par similitudes ou exemples », par « occultement […] figurer », « en ombre » ou encore « fabuleusement parler »22. Les modalités de la parole par fiction : fables, figures, métaphores, ymages, ymaginacions, similitudes Parler par fiction implique selon les contextes le recours à différentes figures de style, procédés rhétoriques évoqués par Christine de Pizan – ornemens, couleurs, revestemens et figures – ou modèles littéraires. La constellation des mots associés à fiction permet de mesurer l’éventail de ses moyens. La co-occurrence fréquente de fiction et fable, notamment en emploi au pluriel, marque soit une convergence au sens d’affabulation mensongère, soit la référence au modèle narratif de la fable mythologique antique ou animalière, oscillant entre outil didactique et divertissement 20. L’Advision Cristine, livre III, XX l. 25-27 p. 110. 21. Cy dit de poesie. LXVIII dans Le Livre des fais et bonne meurs, S. Solente (éd.), Paris, Honoré Champion, 1936-1940, p. 176. Traduction Eric Hicks et Thérèse Moreau, Paris, Stock/Moyen Age, 1997. Christine a pu s’appuyer sur Boccace : « […] cacher le vrai sous le couvert de fictions n’est pas du rôle de la rhétorique. Est pure poésie toute composition usant d’un voile, tout ouvrage écrit avec art » ; représenter « les merveilles divines sous le voile cadencé des mots », c’est « ce que nous appelons poésie » (La Généalogie des Dieux païens (Genealogia Deorum gentilium), Livres XIV et XV, Un mani feste pour la poésie, Yves Delègue (trad.), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001, p. 44 et 47, Livre XIV, chap. VII et VIII). 22. Le Livre des fais et bonne meurs, p. 177-178.
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dangereux23. La fiction renvoie alors à une matière. En ce sens, fictions s’oppose à hystoires : affabulation d’une part, vérité historique ou référentielle de l’autre. C’est ainsi que Legrand coordonne les deux termes pour les distinguer tout en les annexant à un même usage : Sy dois savoir que allegacion n’est autre chose nemais a son propos aucunes hystoires ou aucunes fictions alleguier ou appliquier, mais ce faire nul ne puet s’il n’a veu pluseurs hystoires ou pluseurs fictions24.
Dans sa digression sur les raisons et manières de recourir à la fiction, Évrart de Conty évoque « III manieres de faindre : l’une par revelacion d’un mort resuscité, l’autre par maniere de songe et l’autre par imaginaire vision »25. Il s’agit ici de dispositifs cadres de la fiction illustrés respectivement par Platon dans le mythe d’Er (Rép., Livre X 614b-621d), par Cicéron dans le Songe de Scipion ou le Roman de la Rose et enfin par Les Echecs amoureux26. Mais Évrart concède qu’« on peut faindre en moult d’autres manières ». La fiction renvoie alors non plus à une matière mais à des stratégies narratives ou à des motifs narratifs. Lorsque le mot fiction est associé à figure, il semble pointer vers les modalités de l’énonciation et le recours aux personnages. Par l’expression « parler par figure et fabuleusement », Évrart de Conty évoque le recours aux personnifications et à la prosopopée dans le texte qu’il glose, lui-même comparé au Roman de la Rose : Et pour ce aussi faint il et entroduit pluseurs personnes qui parlent chascune a son tour, ainsi qu’il appartient a sa nature, en la maniere qu’il est faint ou Romman de la Rose. Sanz faille, on peut bien faindre aucunesfoiz et parler par figure et fabuleusement27.
P. Col évoque la parole « par personnaiges » à laquelle recourt Jean de Meun, par opposition à Ovide dans L’Art d’aimer28. De même, un commentateur de 23. « Par les quelles choses il appert comment les sains docteurs ont souvent mis en leurs livres fictions et fables pour donner doctrines et enseignemens. » Legrand, p. 155, l. 6-8. « Et, afin que en aucune maniere nous prestions nos oreilles as ficcions et flabes des paians, la fin de toutes choses est une chantepleure et un dicté de douleur », Foulechat, Polic. III, chap. 8, 57. 24. Archiloge Sophie, p. 156. Même binôme au chap. 29 avec les « ficcions et hystoires » mythologiques et l’opposition entre les fictions et les « hystoires plus essenciales de la Bible » (chap. 30). 25. Echecs amoureux moralisés, 2.1.1. p. 24. 26. Il semble que La Consolation de Philosophie relève aussi de la troisième catégorie. 27. Echecs amoureux moralisés, p. 14. 28. Le Livre des Epistres du debat sus le Rommant de la Rose, éd. Andrea Valentini, Paris, Classiques Garnier, 2014, 19 p. 341.
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Boèce caractérise son recours à la fiction par l’usage de la prosopopée, de la personnification et du dialogue : Et use l’acteur d’une maniere de parler qu’on dit poetique, c’est a dire feinctive, de laquelle les poètes anciens ont acoustumé a user en leurs livres en disant et en faignant que la terre parle et les autres choses lesquelles naturellement sont mues. Et aussi fait l’acteur, car il introduit aussi comme deux personnes parlans et disputans ensemble, c’est assavoir Philosophie parlant et le malade doulereux reconfortant et icelui a la foys respondant et arguant. Et est une maniere de parler qu’on dit dyalogue29.
Si le mot personnification n’appartient pas au lexique médiéval30, le procédé est évoqué par d’autres termes comme similitudes (auquel recourait déjà Oresme dans sa définition de la poésie comme fiction) par Évrart à propos de Nature : Et pource que l’acteur dont nous parlons parle especialement de la beauté de la face de Nature, nous povons dire que nous povons entendre par la face de Nature la region du ciel et des estoilles, aussi que nous povons entendre par le corps la region des elemens, aussi que se on ymaginast que ce fut une dame qui eust hault eslevee la teste jusques dedens le ciel et le corps descendit selon les elemens tant que ses piés touchassent a la terre. Et ce semble estre dit et bien ymaginé et raisonablement, pour aucunes similitudes a nostre face humaine31.
Les mots ymages et ymaginacions32, également utilisés par Évrart, mettent l’accent sur le processus de visualisation associé à la personnification comprise comme représentation humaine. Ils peuvent être associés à figures, qui paraît désigner parfois de manière englobante le personnage mythologique : […] il est expedient de fere aucune mencion des ymages des dieux et des figures que les poetes anciens leur bailloient, et de dire un petit aussi de leur genealogie Et par ainsy soit dit de l’ymage Pluto et des autres figures qui sont environ ly, selon l’ymaginacion des anciens poetes. 29. Continuation du prologue (Ms Aberystwyth, Nat. Lib. of Wales, 5039D f.129) dans Cropp, art. cit. (1982), p. 292. 30. Voir La personnification du Moyen Âge au xviiie siècle, Mireille Demaules (dir.), Paris, coll. « Classiques Garnier », 2014. 31. Echecs amoureux moralisés, 2.4. p. 30. 32. Voir mon article à paraître : « Visual Experiences and Allegorical Fiction : the Lexis and Paradigm of fantasie in Jean de Meun’s Rose», dans Roman de la Rose and Thirteenth–Century Thought, M. Nievergelt et J. Morton (dir.), Cambridge University Press, « Studies in Medieval Literature ».
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Ceste figure de Saturne, qui semble fabuleuse de premiere venue et fainte sanz raison, contient neantmoins en soy une sentence qui est de grant mistere et de tres grant significacion33
Parler par fiction peut dans la bouche d’un même auteur signifier recourir à la prosopopée ou à la métaphore : ainsi pour P. Col « faindre poetiquement » ou « parler par ficcion », c’est tantôt comme Jean de Meun user de la métaphore tant décriée des reliques et du sanctuaire, et tantôt recourir à la prosopopée en faisant parler Nature comme Dieu, ce que dame Eloquence lui reproche dans le traité de Jean Gerson et que P. Col défend comme licence poétique34. La métaphore matrice du jeu d’échecs est présentée par Évrart dans son prologue comme une maniere de « segnefier couvertement » l’aventure amoureuse. La formule « parler par paraboles et par figures faintes »35, en rassemblant pêle-mêle des exemples de la parole couverte ou obscure au-delà des seuls poètes chez les alchimistes, astronomes et prophètes36, dans certains livres bibliques ou encore chez des poètes de l’amour, est symptomatique d’une acception très large chez Évrart : Et ainsi ont parlé communement les sages alkimiens, et aussi font les astronomiens aucunesfoiz, et ceulx qui font pronosticacions et prophecies ou il veulent parler des choses a venir, et pluseurs autres sages ; de ceste maniere mesmez de parler par paraboles et par figures faintes use souvent l’Escripture divine, sy come il appert es Cantiques Salmon et en Appocalipse, et en pluseurs lieux autres ; et ainsi ont aussi aucuns parlé de leurs amours et de pluseurs autres materes aussi secretement37.
Le point commun pour définir la parole couverte semble être le processus herméneutique nécessairement impliqué par ce type de discours opaque : les prophéties appellent un décryptage, de même que le Cantique des Cantiques ou l’Apocalypse cités, qui ont fait l’objet de commentaires exégétiques particulièrement nombreux. 33. Echecs amoureux moralisés, P2 p. 65 ; P2 11.3.9.5 323 ; P2 1.2. p. 66. 34. « et sy estoit poete, come j’ay dit, par quoy li laissoit de tout parler par ficcion », Christine de Pizan, Le Livre des epistres du debat sus le Rommant de la Rose, (V Ter, 11g p. 335). 35. Echecs amoureux moralisés, prologue 1 p. 2. 36. Voir Michel Zink, Poésie et conversion au Moyen Âge, Paris, PUF, 2003, sur la proximité entre poète et devin. Cette association remonte à la théorie de la poésie comme inspiration divine, par exemple chez Platon. 37. Echecs amoureux moralisés, P1 2.1.2 p. 24.
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On peut trouver un autre élément définitoire de la fiction dans le chapitre de Christine de Pizan sur la poésie : « sentence […] par similitude ou exemples bailler, […] occultement […] figurer et en semblance d’aultres choses parler »38, c’est toujours représenter indirectement par analogie. Laurence Blanc-Besson dans le Dictionnaire culturel en langue française39 définit le mot de la même famille morphologique, figure, comme une forme signifiante à fonction de médiation, « une structure de renvoi »40. Elle pointe ainsi vers ce qui pourrait constituer le noyau sémique du mot fiction. De même Alain Rey définit la figure comme le moteur du déplacement ou du transfert du littéral au figuré, « une opération mentale et linguistique de transfert par éloignement »41. Les occurrences du mot fiction et les considérations associées à l’expression couverte soulignent donc la multiplicité des modalités possibles de cette parole fondée sur le transfert et le renvoi, et qui appelle une démarche herméneutique. Des termes comme similitude ou metaphore sont d’origine savante. Ils n’offrent pour autant pas un vocabulaire organisé et arrêté dans une typologie ni des définitions strictes42. Le ch. 26 de l’Archiloge Sophie qui semble amorcer une typologie plus ferme ne reprend pas le mot fiction, mais préfère poetrie, hyperonyme d’emploi plus englobant. Ce chapitre présente en effet « sept manieres de poetrie, lesquelles sont nommes comedies, tragedies, invections, satires, fables, hystoires et argumens »43, avant d’adopter comme critères différents modes d’énonciation, direct ou « en personne d’autrui », ou encore des types de personnages (bucoliques, héroïques, élégiaques). Les définitions proposées pour fable – « c’est narracion d’aucune chose par faintes et couvertes paroles » – et argument –« c’est langage fondé en la ressemblance des choses des quelles on veult parler » – introduisent un flottement en recoupant les définitions antérieures de poeterie entendue comme fiction alors que fable et argumens apparaissent comme des avatars ou sous-catégories de la poetrie. Un flottement demeure donc : 38. Christine de Pizan, Le livre des faits et bonnes mœurs du roi Charles V le Sage, trad. E. Hicks et T. Moreau, Paris, Stock/Moyen Age, 1997, p. 177. 39. Alain Rey (dir.), Le Robert, 2005, p. 1006-1008. 40. Dictionnaire culturel, article « Figure » p. 1009-1012 (p.1008 col.2) 41. Dictionnaire culturel, ibid. 42. E. Devriendt relève le caractère « hétérogène » de l’inventaire de Legrand, l’absence de critères strictement formels et de « terminologie appropriée », mais aussi les recoupements entre poetrie et rethorique. Voir art. cit. (1997) p. 973 et 984. 43. Archiloge Sophie, p. 151 l. 11-13.
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p oeterie et fiction sont-elles synonymes ou la fiction est-elle une composante de la poeterie parmi d’autres ? E. Devriendt a relevé d’ailleurs « le glissement de l’acception du terme de « poetrie », qui tantôt désigne les « fictions » elles-mêmes, tantôt ‘la science qui aprent a faindre’, tantôt l’art du poète »44. Il est à noter que Legrand écarte clairement la définition de poetrie comme «science de versifier »45 ; il rattache cette dernière à la grammaire et à la rhétorique. C’est donc la fiction et non le vers qui est mis en avant comme critère définitoire de la poetrie, vraisemblablement pour l’élever au-delà d’un art entendu comme savoir-faire visant une fabrication. Poetrie/fiction : une manière des anciens et nouveaux poètes Si la fiction apparaît comme parole attribuée prioritairement aux anciens poètes, s’observent des glissements d’emploi qui en font aussi un outil des nouveaux poètes. Parmi les autorités poétiques apparaissent sans surprise Homère, Virgile, Ovide. Legrand ajoute Therence, Lucan, Perse, Juvenal et Esope, et Christine : Diascoride, Lucain, Boece, Marcian, Juvenal et Alain. Il est intéressant de noter que seule Christine intègre Boèce et Martianus Capella, mais aussi un poète chartrain, Alain de Lille, dont Y. Delègue s’étonne de ne pas le trouver chez Boccace ; tous sont auteurs de prosimètres et modèles importants des textes allégoriques vernaculaires. Les occurrences du mot fiction, employé au singulier et avec des déterminants qui l’actualisent en contexte, renvoient alors à des constituants des récits mythologiques : ainsi « ceste fiction donc des deux seurs qui filent et de la tierce qui leur est si contraire » se réfère aux Parques ; « la dessusdicte fiction » renvoie à l’histoire de la castration de Saturne et de la naissance de Vénus ou « la dessusdite fiction du mort resuscité » au mythe d’Er chez Évrart46. C’est aussi au sens de mythes antiques que Christine de Pizan utilise fictions dans la Cité des Dames ou dans l’Epistre Othéa, dans des tournures comme « distrent les poetes par ficcion que », « aucunes ficcions dient que » pour introduire
44. E. Devriendt rattache cette polysémie au fait que le mot traduise parfois poesis, parfois poetria. Voir art. cit. (1997) p. 972. 45. Voir Legrand, p. 149 l. 7-9. 46. Évrart respectivement P1 2.6.1 p. 34, P2 5.3.4 p. 238 et P1 2.1.1 p. 23.
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des références mythologiques47. Le référent peut aussi être la fable animalière comme dans l’allusion aux « fables de Esopet et de Renart » chez Évrart48 ou chez Eustache Deschamps : Je treuve en une fiction Que sire Noble le lion Fut jadis sire des bestes […]49
trouver en une fiction marque alors la référence à une source dont la matière fait autorité ; le mot fiction est aussi associé à la stratégie de moralisation, indiquée dans les rubriques et/ou dans le texte par les formules « ramenée a moralité », « moralisée » ou « par maniere morale ». Si parler par fiction est volontiers attribué aux anciens poètes, on relève aussi des emplois où fiction désigne les procédés employés par les auteurs médiévaux pour installer des dispositifs ou scènes allégoriques : « ceste ficcion presente » ou « la dessus dicte ficcion »50 désigne chez Legrand le scénario allégorique-cadre qui met en scène au seuil de son propre texte deux personnages allégoriques, Philo amoureux de Sophie, et une stratégie narrative qui prétend restituer les conseils de Sophie à son ami sous forme de « proverbes » (les quatrains versifiés), commentés ou glosés ensuite en prose. Les occurrences, au seuil de la glose en prose, associées aux verbes signifier et entendre, soulignent l’amorce d’une dynamique interprétative. Christine de Pizan use aussi de la formule « dire par ficcion » pour annoncer le motif de sa métamorphose en homme au début du Livre de Mutacion de Fortune, analogue à celle de modèles mythologiques, avant d’indiquer le titre de son œuvre51. Dans la glose de l’Advision, le mot désigne le récit fictionnel de la première partie qui met en scène la naissance de Christine grâce à l’intervention de Nature, son avalage par Chaos et son cheminement jusqu’à Libera : c’est cette fiction qui fait l’objet d’une interprétation allégorique sur un triple niveau systématique52. Le paragraphe 47. Christine de Pizan, Epistre Othea, G. Parussa (éd.), Genève, Droz, 2008, Glose 45 l.15-15 p. 263 ; La Città delle Dame, a cura di Patrizia Caraffi. Edizione di Earl Jeffrey Richards, Milano, Luni Editrice, 1997 ; 5e éd., Roma, Carocci, 2010, livre II, chap. 3, p. 226. 48. Echecs amoureux moralisés, P1 2.1.3 p. 25. 49. http://www.diachronie.be/deschamps/pieces_en_distiques/piece_35.html. 50. Legrand, l. 2 et 7 p. 27. 51. Le Livre de la mutacion de Fortune par Christine de Pisan, S. Solente (éd.), Paris, Picard, « Société des anciens textes français », 4 t., 1959 (t. 1-2), 1966 (t. 3-4) ; réimpr. New York, Johnson Reprint, 1965, v. 151. 52. L’Advision Cristine, Glose, p. 3-10 et l. 11-113 p. 6.
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d’ouverture de sa glose concorde en tous points avec sa définition de la poésie comme fiction et parole couverte dans le Livre des faits et bonnes mœurs de Charles V. Elle y revendique donc clairement le statut de poésie et de fiction pour son texte en prose en affirmant que la première partie contient « choses soubz figures dictes », « selon la maniere de parler des pouetes », « soubz figure de methaphore, c’est a dire de parole couverte » où sont « muciees maintes secretes sciences et pures veritez »53. Il ne s’agit donc pas là de fiction mythologique, mais bien plutôt allégorique au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Il semble donc que lorsque les auteurs médiévaux usent du mot fiction en lien avec leurs propres productions, il s’agisse toujours d’envisager leur production fictive comme susceptible d’une interprétation allégorique. Il est enfin une série de textes plus ou moins contemporains qui sont évoqués comme exemples de fiction par Évrart : « Renart » semble renvoyer aux branches médiévales du Roman de Renart à moins que ce ne soit à Renart le contrefait ; il est probable que la Prise amoureuse soit le dit allégorique de Jean Acart de Hesdin (1332), écrit en octosyllabes avec rondeaux et ballades insérées, où l’auteur lui-même affirme parler « par mistere »54. Les traités d’amour évoqués collectivement renverraient à des dits amoureux apparentés aux Roman de la Rose, intertexte central et explicite des Echecs amoureux. Évrart rattache explicitement son texte à la troisième manière de fiction, « l’ymaginaire vision »55 mais l’associe au Roman de la Rose dans la manière de feindre, que ce soit à propos de la flèche de beauté, de la rivière autour du verger de Deduit ou des images sur le mur, autrement dit dans leurs descriptions allégoriques. L’apparition d’une personnification fournit aussi un motif de fiction qui rapproche selon Évrart les auteurs du Roman de la Rose, Boèce et les anciens poètes : Et ce que l’acteur du livre rimé dont nous voulons parler veult par Pallas entendre, quant il faint que elle se vint a ly moustrer pour ly de sa folie chastier et reprendre, ce mesmes aussi veult Boeces entendre par P hilosophie 53. L’Advision Cristine, Glose, p. 3, l. 1-12. 54. Évrart P1 2.1.3 p. 25. Jehan Acart de Hesdin, La prise amoureuse, allegorische Dichtung aus dem xiv. Jahrhundert, Ernst Hoepffner (éd.), Dresden, Niemeyer, « Gesellschaft für romanische Literatur 22 », 1910. « Se je parol par mistere, N’en soit vers moi meüe d’ire Car c’est pour plus plaisamment dire » (v. 64-65). 55. Echecs amoureux moralisés, P1 2.1.1 p. 24.
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en son livre De consolation, quant il faint que elle se vint a ly moustrer et presenter de fait, pour ly reconforter de ses douleurs. Et ainsy veult le Rommans de la Rose ce mesmez entendre par Raison, quant il faint que elle descendi de sa tour pour reprendre l’amant de sa folie […] et de ce n’est il mie doubte que les anciens, quant ilz figuroient Raison, disoient que elle avoit les deux yeulx lumineux come deux estoilles, et pour ce aussi le faignent de Pallas les poetes56.
La revendication du nom de poète pour des modernes que P. Zumthor, M.R. Jung ou J.C. Mühlethaler ont situé dans le milieu humaniste parisien vers 1400 et sa généralisation dans la seconde moitié du xve siècle passe donc par l’investissement et la revendication de la fiction comme parole couverte à décrypter. Elle semble aller de pair avec la revendication pour le poète du statut de philosophe. Fiction et philosophie : une compatibilité en débat Les attestations du mot fiction nous conduisent à un corpus de textes encyclopédiques animés par un désir didactique de vulgarisation : Foulechat, rattaché à la cour de Charles V, traduit le Policratus sive de nugis curialium et vestigiis philosophorum de Jean de Salisbury, encyclopédie morale qui oppose aux frivolités du monde les enseignements de la philosophie. Jacques Legrand, avec l’Archiloge Sophie adapte son propre texte latin Sophilogium et offre selon son éditeur la « première tentative sérieuse de mettre à portée du grand public les rudiments des connaissances scientifiques »57 en même temps qu’un traité de rhétorique française58. Quant à Évrart de Conty, médecin de Charles V et également traducteur, il propose tout à la fois « un commentaire, un traité mythographique et une encyclopédie », « une œuvre poétique »59 où l’on trouve aussi bien un guide de bonne vie, un manuel du jeu d’échecs, une cosmogonie, un lapidaire amoureux qu’une revue des sept arts. L’assemblage des textes de Legrand et d’Évrart dans le manuscrit BnF fr 143 souligne en outre leur parenté. 56. Echecs amoureux moralisés, P2 8.3.6 p. 272. 57. Legrand, Préface, p. 11 58. Voir E. Devriendt, art. cit. (1997) p. 973 et D. Hüe dans ce volume. 59. Madeleine Jeay, « Entre encyclopédie et récit », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 18, 2009, mis en ligne le 15 décembre 2012, consulté le 06 avril 2017. (Parag 3), URL : http://crm.revues.org/11706.
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Christine de Pizan se démarque de ces vastes projets par une œuvre exclusivement en français qui explore des formes extrêmement variées, mais son souci de légitimité dans le champ littéraire et son orientation didactique, philosophique et mythographique notamment dans l’Epistre Othea, ainsi que son ancrage dans le milieu intellectuel de la cour de France, la rapprochent des autres auteurs considérés. Tous connaissent bien les sources philosophiques latines tout en s’intéressant à la littérature vernaculaire, ont un souci didactique et moral et pratiquent la glose allégorique. Leurs efforts semblent s’orienter vers une tentative de conciliation ou convergence entre fiction et philosophie. Les pôles d’opposition et le paradoxe d’un mensonge véhicule de vérités Le mot philosophie, attesté en français vers 1175, désigne selon le TLF un « ensemble de disciplines spéculatives, comprenant la logique, la morale, la physique et la métaphysique, dont l’enseignement et l’étude, fondés sur les Auctores, succédaient à ceux des arts libéraux », puis vers 1225-50 une « sagesse profonde consistant dans l’amour de la vérité et la pratique de la vertu », ou encore « une sagesse fondée sur la connaissance raisonnée »60. Évrart en fournit une définition qui souligne son caractère à la fois totalisant et dynamique en rappelant son étymologie : Pour quoy nous devons savoir que ce mot cy philosophie comprent en soy et segnefie aussi come toutes les sciences humaines, et par especial les sciences notables, et vault autant ce mot a dire en la langue gregoise come dire en françois amour de sapience 61.
Christine fait écho à cette conception hégémonique en définissant Philosophie comme « armoire et corps de toutes sciences » dans l’Advision Cristine62 et Évrart la décline en trois variantes à propos de Pallas : « philosophie naturele, philosophie doctrinal qui comprent les sciences appellees mathematiques63, et philosophie divine, c’est a dire methaphisique »64. 60. Zumthor, art. cit. (1955), p. 179 en référant à Gossuin de Metz, L’Image du monde. 61. Echecs amoureux moralisés, P1, VIII, p. 208. 62. P3, chap. XVII l. 78 p. 140. 63. Il précise qu’elle englobe quatre sciences libérales : arithmétique ; musique, géométrie et astronomie tandis que la philosophie naturelle comprend « medecine, alkimie, perspective, la science des loys et de moralité et pluseurs autres qui d’elles en descendent » (P1 VIII p. 230). 64. Echecs amoureux moralisés, P2 8.3.7 p. 273.
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La philosophie implique ainsi savoir, sagesse, vérité et raison : « la vraie philosophie, qui point ne ment »65 semble donc incompatible avec le mensonge de la fiction. La fiction contrairement à l’histoire et à l’histoire sainte, écrites « du doit de Dieu », n’est pas littéralement digne de foi. Cette opposition entre histoires et fictions est pourtant minimisée par Foulechat à propos de Lucanus : « se toutevois poete doit estre dit, qui, par vraie narracion des choses bien racomptees, approuche clerement a hystorians qui comptent hystoires »66. De même Legrand, par une interprétation de type evhémériste, tend à ramener les fictions à des hystoires : par telles fictions ilz entendoient certaines veritez et certaines hystoires des quelles nous n’avons point congnoissance67
Ainsi dans « une fixion d’Ovide », l’histoire de Jupiter et Yo, Jupiter serait un masque pour l’empereur de Rome qui avait dépucelé une jeune fille. Il s’agit alors de revendiquer une historicité au fondement des fictions. Legrand veut « demonstrer comment par une fiction on puet une hystoire entendre et concevoir » et affirmer que « par la dicte fiction le poete si pouoit entendre certaine hystoire et verité »68. Le reproche de frivolité et d’amoralité les situe aussi a priori à l’opposé de la sagesse, comme le remarque Legrand avec l’allusion aux « dieux luxurians » ou « enforceurs de pucelles »69 : Toutefois aucuns veulent dire que poetrie est science frivole et sanz utilité, car elle apprent a mentir, et contient en soy pluseurs choses abhominables en parlant des dieux et des deesses70.
À la suite de Macrobe et Boccace, il reconnaît les abus de certains poètes dont il récuse le titre de poètes si leurs fictions contiennent « choses moult laides a reciter », « laides et deshonnourables […] contraires a vertus et a verités »71. C’est précisément ce que Christine de Pizan reproche à Jean de Meun dans le débat sur le Roman de la Rose, particulièrement dans « la tres orrible et honteuse conclusion » où elle l’accuse de « mettre soubz deshonnestes ficcions ce que honte 65. Foulechat, III. Premier prologue, 77. 66. Foulechat, III ch. XIX, 27. 67. Legrand, p. 150 l. 14-16. 68. Echecs amoureux moralisés, p. 150 l. 18-19 et p. 150 l. 27-28. 69. Legrand, p. 150 l.7-8. 70. Legrand, p. 149 l. 27-29. 71. Ibid., p. 153 l. 31-32.
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et raison doit reffraindre »72. C’est peut-être l’une des raisons qui l’amène à refuser de lui accorder, contrairement à Dante, le titre de poete que lui donnent les rhodophiles. Pourtant, tous relèvent le paradoxe d’un mensonge littéral véhicule de vérités lorsqu’ils confèrent à la fiction sens, senefiance, sentence, et raison, « car aucunes fois les mençonges des poetes si servent a vérité » affirme Foulechat73 tandis que Legrand proclame que « poetrie est bonne science fondee en raison et en vraie philosophie »74 et que Christine assigne la vérité comme finalité à la poésie75. Les philosophes, les théologiens et le Christ, cautions du recours à la fiction La parole par fiction n’est d’ailleurs pas l’apanage des seuls poètes. Les philosophes ne se limitent pas toujours à la parole discursive, mais peuvent recourir à la parole par fiction : c’est là une caution fréquemment avancée en faveur de la fiction pour affirmer comme Legrand qu’il s’agit d’une « science convenable et raisonnable a ceulx qui bien en veulent user »76. Legrand affirme ainsi que « les philosophes tres souvent usent des fables et de fictions » en prenant comme exemple Apulée qui raconte la fable du corbeau et du renard dans son « livre du dieu de Socrates » ou Tite Live avec la fable des membres et de l’estomac77. Évrart précise que le recours à la fiction est particulièrement pertinent lorsqu’il s’agit de « matere […] forte et trop obscure a nostre entendement » sujets complexes sur lesquels la « raison naturelle » trouve ses limites, comme « l’estat de l’ame apres la mort », l’avenir ou encore « aucune secrete chose appartenant au ciel ou au fait de nature »78. S’exprimer sous couvert de fiction permet donc de relayer le discours de la raison, mais aussi d’éviter l’imprudence et l’arrogance, « pour eviter toute desraisonable reprehension » (blâme, critique) et « pour plus surement et mainz reprehensiblement parler »79. Outre 72. Epistre de Christine de Pizan à Jean de Montreuil, éd. Valentini, op. cit. (2014), III, 3yy p. 164. Seule occurrence sous la plume de Christine dans les Epistres. 73. Foulechat, III. VI, 20. 74. Legrand, p. 149. 75. « […] poesie, dont la fin est verité », Legrand, Livre des bonnes mœurs, p. 176. 76. Legrand, p. 155 l. 27-28. 77. Legrand, p. 155 l. 9-25. 78. Echecs amoureux moralisés, P1 2.1.1 p. 23 et P1 1.2.4 p. 76. 79. Echecs amoureux moralisés, P1 2.1.1 p. 24.
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Aristote, Platon ou Cicéron, Évrart cite Boèce et justifie ainsi son recours à la fiction : […] il faint qu’il vit, ce lui sembla, venir a ly Philosophie qui le resconfortoit et l’informoit de diverses materes fortes et hautes, sy come il appert en son livre De consolacion et pour ce le fit il pour eviter toute presumpcion80
Legrand use du même argument lorsqu’il évoque Lactance qui « dit que poetrie fu trouvee des sages de Romme, les quelz n’osoient clerement ne entendiblement reprenre les meffais et les vices des Rommains, et pour tant ilz se mirent a parler faintement et couvertement, et trouverent pluseurs fictions »81. Ovide, avec Les Tristes, est invoqué comme exemple pour avoir repris « les vices de César couvertement et par faintes paroles »82. Mieux encore : la Bible et les théologiens fournissent des cautions à la fiction, comme ne manque pas de le souligner Legrand à la suite de Boccace83. Et Legrand de citer saint Ambroise rapportant la fable de l’anneau de Gygès84 dans son « tiers livre des offices » ou celle du roi Midas dans son commentaire du 9e chapitre de l’Evangile de saint Luc, saint Augustin avec la fable de l’homme de plus en plus fort dans le « XXVe sermon du livre de ses sermons » ou encore Jérôme « en son epistre CIX » avec la fable du chien pour affirmer que « les sains docteurs ont souvent mis en leur livres fictions et fables pour donner doctrines et enseignemens » 85. Christine de Pizan de son côté fait appel aux autorités de Socrate, Platon, Salomon et des prophètes, notant que « l’ancien testament fu tout fait par figures, meismement Jhesu-Crist si parla par figures, laquelle chose estoit car ycelle maniere est plus comprehendieuse et de plus grant recueil, et en elle comprent plus de delit, et ceste sentence est plus usagée »86. C’est donc d’abord pour leurs vertus didactiques que les fictions sont défendues. Dans sa typologie des fables Legrand oppose celles qui sont 80. Ibid., P1 2.1.1 p. 24. 81. Legrand, p. 149 l. 21-24 82. Legrand, p. 149 -151 (histoire de Jupiter et Yo). 83. Legrand p. 154 l. 2-5 et l. 12-13 ; Boccace, Généalogie des dieux, Livre XIV chap. 18 invoque Augustin, Jérôme, saint Paul et Denys l’Aréopagite (« il affirme explicitement, développe et montre que la divine théologie use de fictions poétiques » (p. 72). 84. Platon, La République, 359b6-360b2, Hérodote, Histoires., I, 7-14, Cicéron, De Officiis (cité par Legrand). 85. Legrand, p. 154 l. 25-26 ; p. 155 l. 1-4 ; p. 155 l. 6-8. 86. Livre des fais, p. 176-177.
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« pour vanitez et pour curiositez mondaines » et donc « opposites a sapience », et celles qui « sont faites pour amonester ou pour aucun bien demonstrer » et qui sont « bonnes et raisonnables »87. Foulechat avance cette même visée didactique au-delà de la fantaisie du sens littéral : Et certes je ne suy pas si hors de mon sens que je afferme pour vray que jadis la tortue parla as oyseaux ou que la souris lourde, rude et villaine prist la courtoise souris souz un povre toit de maison, et tels truffes semblables. Mais je ne doubte point que ces ficcions ne nous servent a nostre enseignement88.
Christine de Pizan dans la glose du texte 82 de l’Epistre Othea évoque de même à propos de la polysémie des fables « les clercs soubtilz philosophes » qui ont « muciez leurs grans secrés soubz couverture de fable » et recouru à « ficcions sus amours pour estre plus delitable mesmement aux rudes qui n’y prennent fors l’escorce, et plus agreable aux soubtilz qui en sucent la liqueur »89. L’intérêt de la fiction, affirme Évrart, est en effet de capter l’attention et la mémoire : il s’agit d’« esmerveiller l’entendement » et d’ainsi mieux persuader et transmettre un profit moral : « toute fable est fainte pour celer et pour deleter ». Elle permet de « plus subtillement, plus plaisaument et plus delectablement dire »90. Quelques jalons du débat sur la fiction « […] il est bon de enquerir se c’est chose raisonnable de user de poetrie comme de fables et de fictions, et dient aucuns que non », constate Legrand91. Les arguments ne sont pas neufs et nos auteurs médiévaux s’autorisent d’illustres prédécesseurs : Legrand évoque Platon (République) qui rejette le poète de la cité et qui en est approuvé par Cicéron (Les Tusculanes), mais mobilise saint Augustin au premier livre des Confessions et Macrobe (Commentaire sur le Songe de Scipion) au rang des défenseurs92. Il évoque également Jean de Salisbury (« Salberience 87. Legrand, p. 154 l. 6-12. 88. Foulechat, Prologue du livre du Policraticon 37-38. 89. Epistre Othea, p. 316, l. 24-35. 90. Echecs amoureux moralisés, P1 2.1 .3 p. 24 et P1 2.1.3 p. 25. 91. Legrand, p.153 l. 17-18. 92. Legrand, p. 153 l. 17-23 pour les détracteurs et p. 153, l. 32 à p. 154 l. 1-2 puis 6-11. Voir la note 235.
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en son .VIe. livre ou .IXe. chapitre ») selon qui « poetrie ne se doit repudier ne desprisier »93. Christine de Pizan de son côté fait allusion (juste avant le chapitre qu’elle consacre à la poésie) à la réprobation d’Aristote par une citation de sa Métaphysique qui qualifie les poètes de grands menteurs94 - mais c’est pour relativiser cette opinion en faisant appel au commentaire de saint Thomas. Un fil rouge se laisse ainsi deviner entre Macrobe, Martianus Capella, les Chartrains95 et nos auteurs du début du xve pour unir étroitement poésie et connaissance. Boccace explicitement cité par Legrand pour sa critique de l’immoralité de certaines fables antiques96 est aussi connu de Christine qui s’en inspire pour son chapitre sur la poésie : son vigoureux plaidoyer pour la poésie au chapitre XIV de la Généalogie des dieux païens constitue un relais pour le milieu des pré-humanistes. Quand les poètes sont des philosophes ou inversement ? Pourtant, les philosophes97 sont associés chez Évrart aux verbes dire, mettre, tesmoigner plutôt qu’au verbe faindre des poètes, et qualifiés de sages, grans, notable, soutilz. Ils apparaissent comme caution du dire, souvent dans la tournure, « selon le(s) philosophe(s) ». On retrouve chez Foulechat une association semblable aux verbes dire, estudier, defenir, enseigner, gouverner (ce qui confirme la référence à l’enseignement et à l’autorité), et aux adjectifs anciens, sages, nobles, subtils, vrais, vaillant, profont, haut, grant. Évrart leur attribue notamment l’invention de l’art de rhétorique qui appartient aux sept arts libéraux, ce qui les rapproche 93. Legrand, p. 155 l. 28-30. 94. Le livre des fais et bonnes meurs, fin du chap. LXVII : « C’est pourquoi Aristote écrit : ‘les poètes mentent non seulement ici, mais en bien d’autres sujets, et, poursuit-il, il est même devenu proverbial que les poètes sont de grand menteurs.’ », trad. E. Hicks et T. Moreau, p. 307. Voir Metaphysica, A,2, 982b 32-983a 5. 95. « […] la mission confiée au poète est de dire la vérité des choses et des êtres », au-delà du langage discursif note J.Y Tilliette, Des mots à la parole, une lecture de la Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève, Droz, 2000 (p. 55). 96. Le Livre des fais, p. 150. 97. P. Zumthor note que le mot apparaît vers 1165 « comme terme d’école, désignant, parmi les Auctores classiques, spécialement ceux sur lesquels se fonde l’enseignement des sciences comprises sous le nom de philosophie » pour s’élargir au début du xiiie à « celui qui participe par son effort personnel, à la culture des sciences naturelles, humaines et divines », puis avec Oresme (1370) pour désigner « les représentants des diverses écoles philosophiques de l’Antiquité », art. cit. (1955), p. 178.
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d’un art du langage partagé avec les poètes et peut-être une même foi dans les pouvoirs de la parole, comme l’observe incidemment Évrart : C’est donc la commune creance que les paroles ont grant vertus et secretes, et a la verité, pluseurs grans philosophes le tesmoignent aussi et le croient et tiennent, et aussi font les anciens poetes98.
Chez les auteurs médiévaux, les figures du poète et du philosophe tendent à se combiner99 : ainsi Évrart évoque « les poetes anciens qui estoient grans philosophes et sages »100. Les autorités mentionnées cumulent souvent les deux qualificatifs, auxquels s’associent « maistre », « docteur », « théologien » ou « clerc » : Virgile est qualifié par Legrand de « tres grant philosophe, tres grant nigromancien et tres souverain poete »101. De même, Jean de Salisbury selon Foulechat fut un « tresgrant poete et vaillant docteur anglois » tandis que son texte est loué comme « un vaissel de plusieurs philosophes »102. L’auteur du Roman de la Rose est présenté par Gontier Col comme « ce tres divin orateur et poete et tres parfait philosophe, maistre Jehan de Meung »103. Dans le chapitre LVII du livre consacré à Charles V, Christine de Pizan s’appuie sur Aristote en mettant l’étonnement au fondement de la philosophie et des sciences : « On voit donc, dit encore Aristote, que le doute et l’étonnement procèdent de l’ignorance, et que par étonnement et en interrogeant les causes on devient philosophe »104. Ceux qu’elle appelle d’un néologisme sans postérité philomites, qui semble calqué sur Aristote105, « font néanmoins de la philosophie » justement du fait du pouvoir 98. Echecs amoureux moralisés, P1 10 d p. 202. 99. P. Zumthor note que les deux termes poète et philosophe sont « souvent joints […] pour désigner collectivement les deux séries distinctes d’Auctores considérés comme sources des arts et des connaissances théoriques », art. cit. (1955), p. 183. 100. Echecs amoureux moralisés, P2 préambule p. 63. 101. Legrand, p. 152 l. 20. 102. Foulechat, Préface, 1 et 8. 103. Epistres, V ter 2 p. 327. « theologien », « docteur », « philosophe » sont associés à des adjectifs laudatifs (p. 327, 152, 170). Voir Jean-Claude Mühlethaler, « Les poètes que de vert on couronne », Le Moyen Français, 30, 1992, p. 97-112. 104. Trad. E. Hicks et T. Moreau, op. cit. (1997), p. 304. A. Rey dans le Dictionnaire culturel, définit la philosophie par cette même « attitude d’interrogation contemplative ou argumentative, donnant lieu à des activités, d’abord orales d’enseignement, ou de spéculation intellectuelle » (p. 1654, col.1). 105. « Philomitos philosophus aliqualiter est ; fabula ex miris constituitur. » Metaphysica, lib. I–XIV, Recensio et Translatio Guillelmi de Moerbeka (Aristoteles Latinus 25. 3. 2), Leiden-New York-Köln, Brill, 1995 (1. 2, 982b, p. 16).
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d ’étonnement associé aux mythes. Les termes de « poètes et de « philosophes » tendent alors à se recouper par ce recours au mythe comme pouvoir d’étonnement et mode d’explication des causes : « C’est pourquoi, poursuit Aristote, les premiers qui ont expliqué l’origine des choses en s’appuyant sur des mythes, ont été appelés « poètes », comme par exemple Orphée et d’autres qui vécurent avant les Sept Sages […] De même, on peut dire que les Anciens, que le grand étonnement a poussés à êtres philosophes, peuvent également être appelés ‘poètes’ » affirme Christine106. La poésie, une science annexe de la philosophie ? Toutefois, la poésie, et par conséquent la fiction, reste subordonnée à la philosophie entendue comme amour de la sagesse. Après avoir évoqué les détracteurs de la poetrie, Legrand en fait comme Boccace107 une servante de sapience : Mais non obstant tout cecy, il m’est avis que poetrie est science bonne et honnourable, et prouffitable a ceulx qui en scevent bien user. Et de fait poetrie est nombree entre les chamberieres de sapience […]108
Si Boccace distingue poetrie et rhétorique109, Legrand fait explicitement de poetrie une « subalterne de rhetorique »110. Boccace réfute quant à lui l’accusation qui fait des poètes des « singes des philosophes »111. La poetrie et/ou la fiction semblent donc des moyens qui n’ont pas leur finalité en elles-mêmes. Il est intéressant de noter que le chapitre consacré à la poésie par Christine de Pizan s’inscrit dans la troisième partie du livre « qui traite de la sagesse et des connaissances que possédait le roi Charles V », lui-même encadré par un chapitre initial qui définit la 106. Livre des fais, p. 304-5. 107. Voir livre XIV, chap. XVIII « elle est la suivante » p. 70. Y. Delègue, renvoie à Hugues de Saint-Victor pour qui la poésie est « appenditia artium » et au Metalogicon qui inversement met la poésie au-dessus des arts libéraux : voir Delègue, op. cit. (2001). 108. Legrand, p. 153 l. 23-25. 109. Livre des fais, Livre XIV chap. VII : « cacher le vrai sous le couvert de fictions n’est pas du rôle de la rhétorique » p. 44. 110. Legrand, p. 149 l. 2-5. 111. « […] loin d’être les singes des philosophes, ils sont à mettre dans leurs rangs, puisque sous le voile de la fable, ils ne cachent rien qui, à côté des opinions anciennes, ne sonne en accord avec la philosophie. […] s’ils ne s’écartent pas des conclusions philo sophiques, ils ne s’y dirigent pas par le même chemin » p. 67 ; livre XIV chap. V p. 40 ; en titre de chapitre XVII.
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sagesse et une série de chapitres (LXIII-LXIX) portant successivement sur l’intellect et les sciences, les cinq sens, la prudence, la poésie et les biens liés à la noblesse de cœur, la chevalerie et la sagesse, autrement dit les modalités de l’expérience cognitive et les qualités morales associées à la sagesse. La poésie qui pourrait sembler de prime abord une digression saugrenue, justifie sa présence justement par son rattachement à la quête de la sagesse, c’est-à-dire par ses enjeux philosophiques. Pour autant, l’articulation ou la cohabitation entre la spéculation philosophique sur un mode discursif clair et cette philosophie « par maniere de fiction » n’est pas clairement analysée112. « Parler par fiction » apparaît dans tous les cas comme un outil mobilisé pour une visée philosophique affirmée comme supérieure, un « profit » d’ordre moral et cognitif, et en aucun cas exclusivement esthétique. En guise de conclusion La philosophie au sens de l’amour de la sagesse apparaît ainsi dans notre corpus médiéval comme la finalité morale et/ou cognitive assignée à la fiction et apte à la légitimer. En outre, le processus herméneutique induit par la fiction constitue un mouvement et un cheminement spirituel. L’idée d’une dynamique intellectuelle ascensionnelle, héritée du Pseudo-Denys, « l’une des deux sources majeures de la réflexion herméneutique de l’Occident médiéval »113, est relayée par les réflexions de saint Thomas sur la métaphore comme lieu d’un transfert du sens. C’est ce mouvement que Christine semble évoquer par l’adjectif, rare en français, de « transsumptives »114 dont elle use pour qualifier les paroles des « poetes theologisans ». Transumptio, translatio ou metaphora, sont des termes proches qui 112. P. Zumthor rattache la corrélation entre philosophie et poetrie, dès la fin du xiiie « aux deux sources du savoir, l’une procédant par voie discursive, l’autre par moyen métaphorique », art. cit. (1955), p. 183. Y. Delègue s’interroge à propos de Boccace : « Si la poésie en quête de vérité est une branche de la philosophie, comme il l’affirme, comment expliquer que la même vérité puisse être également vraie dans des langages si opposés ? », op. cit. (2001), p. 12. 113. G. Dahan, « Saint Thomas et la métaphore. Rhétorique et herméneutique », dans Lire la Bible au Moyen Âge. Essais d’herméneutique médiévale, Genève, Droz, 2009. 114. Pas d’attestation dans le Corpus de la littérature narrative médiévale Garnier électronique, ni comme nom, ni comme adjectif. Les exemples du DMF sont ultérieurs sauf dans deux lexiques.
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évoquent justement chez Thomas la démarche de transfert du sens115. Quintilien dans L’Institution oratoire définit aussi la transumptio comme métalepse, « qui permet, pour ainsi dire, de passer d’une chose à l’autre », « une sorte de degré intermédiaire entre ce qui est changé et ce en quoi il y a eu changement, cet intermédiaire ne signifiant rien par lui-même, mais fournissant la transition »116. L’« equivocacion » de la fiction, la possibilité de « plusieurs ententes »117, est un gage de cette dynamique herméneutique. La fiction médiévale est donc conçue comme œuvre d’imagination susceptible d’une interprétation du fait des opérations de transferts qui voilent le ou les sens qu’elle est susceptible de véhiculer. Elle inclut et se confond ainsi parfois avec la fiction allégorique. Le processus cognitif et herméneutique que la fiction engage la place au fondement de la « poésie » pour lester cette dernière d’une légitimité philosophique et didactique. Ce faisant, c’est aussi le lecteur de fiction qui est appelé à devenir philosophe à travers l’expérience heuristique et herméneutique de la lecture. L’alliance des littéraires et des philosophes, de la fiction et de la philosophie, ne trouve-t-elle pas un lointain écho chez un défenseur des lettres comme T. Todorov, pour qui la littérature « permet à chacun de mieux répondre à sa vocation d’être humain »118 ? Fabienne Pomel CETM-CELLAM Université Rennes 2
115. V. Minet-Mahy dans « Quelques traces d’une ‘théorie du texte’ dans l’allégorie en moyen français. La fiction, moteur de la quête du sens ? », Le Moyen Âge, 110, 2004/3, p. 595-626, oppose la mouvance dominicaine plus intellectualisante à la mouvance franciscaine de saint Bonaventure. 116. Quintilien, Institution oratoire, VIII, vi, 37-38. J. Cousin (trad.), Les Belles Lettres, Paris, 1978, p. 114. 117. L’Advision Cristine, Glose, p. 3, l. 9-12. 118. La littérature en péril, Flammarion, 2007, p. 16. Voir aussi « Littérature et philosophie », Europe, 849 et 850, 12 janvier 2000 ; Pierre Campion, « Philosophie et littérature. Une question d’actualité dans la philosophie et dans la littérature » : http://pierre. campion2.free.fr/clittphilo ; Yves Delègue, « La vérité et ses imaginaires. Sur les rapports entre philosophie et littérature » : http://pierre.campion2.free.fr/delegue.htm.
DE LA PHILOSOPHIE À LA SAGESSE CHEZ CHRISTINE DE PIZAN : HISTOIRE ET CHAMP LEXICAL DU MOT Earl Jeffrey Richards Septem liberales artes non sufficienter dividunt philosophiam theoreticam, […] Et hoc etiam consonat verbis philosophi qui dicit in II Metaphysicae quod modus scientiae debet quaeri ante scientias. Thomas d’Aquin, Super de Trinitate (« Les sept arts libéraux ne proposent pas une répartition suffisante de la philosophie théorique […] ce qui correspond aussi aux remarques d’Aristote dans les Métaphysiques II lorsqu’il dit que le moyen de savoir doit être interrogé avant les savoirs eux-mêmes »)
La signification de la philosophie chez Christine de Pizan est rendue compliquée par le fait que Christine ne met la philosophie en scène comme personnage allégorique, selon la tradition initiée par Boèce, que dans une seule œuvre, L’Advision-Christine (1405) en même temps qu’elle commente dans ses autres écrits l’interdépendance traditionnelle entre la philosophie et les sept arts libéraux, surtout quand elle parle de la cour de Charles V. Glynnis Cropp montre avec précision comment Christine décrit ce rapport spécifique dans le Livre de la Mutacion de Fortune (1403), tout en notant comment la Dame Philosophie dans l’Advision-Cristine ne correspond pas exactement à la figure allégorique qui apparaît chez Boèce. G. Cropp explique cette différence en invoquant l’importance grandissante du lien entre philosophie et théologie chez Christine (« a philosophy-theology nexus »)1. Néanmoins, le lien identifié par G. Cropp, qui est sans doute si 1. Glynnis Cropp, « Philosophy, the Liberal Arts, and Theology in Le livre de la mutation de Fortune and Le Livre de l’advision Cristine », dans Karen Green et Constant Mews (dir.), Healing the Body Politic, The Political Thought of Christine de Pizan, Turnhout, Brepols, 2004, p. 139-159, p. 141 : « In Le Livre de la mutacion de Fortune (1403) philosophy envelops all formal learning, and knowledge is divided into individual subjects, including theology. In Le Livre de l’avision Cristine (1405), the comprehensive notion of learning and knowledge is still present, but in the third part of the work philosophy is represented as a woman who, in leading the protagonist Cristine to recognize God’s
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important jusqu’à la composition de l’Advision-Christine en 1405, semble avoir perdu de son intensité par la suite. La fréquence du mot « philosophie » se réduit dans les écrits de Christine après cette époque, en partie, semble-t-il, du fait de la nécessité politique croissante et d’ordre pratique de renforcer la position d’Isabeau de Bavière2. De plus, dans l’Epistre Othea (1399), Christine commence une méditation parallèle sur la « sagesse féminine » qui deviendra par la suite un aspect frappant de sa pensée politique – une véritable « écriture de la sagesse », pour reprendre le mot juste de Patrizia Caraffi3. La première phrase de la première glose de l’Epistre Othea, « Othea, qui selon grec, peut estre pris pour sagece de femme »4, anticipe sur l’évolution future de la pensée philosophique de Christine. En l’occurrence, il s’agit d’un exemple tout à fait unique et très nuancé du lieu commun entre fortitudo et sapientia, et d’une véritable collaboration entre la sagesse d’une femme – Othéa, ou Minerve – et le « bon chevalier », qu’elle doit aider à trouver un comportement correct et sage sur le plan moral. Cet argument, tellement important dans l’Epistre Othea, sera repris et amplifié dix ans plus tard dans Le livre des fais d’armes et de chevalerie de 1410 pour inclure les aspects stratégiques et juridiques d’une « chevalerie idéale »5. p urpose in the Christian life, is revealed as the source of ‘sapience vraie’ and ‘vraie felicité’, that is as theology, to which Christine de Pizan had already attached particular importance in La Mutacion. It is proposed to examine the philosophy-theology nexus in the contexts of these two works and the application of the liberal arts to Christian doctrine and thought, looking for Christine de Pizan’s thinking in the interval between [the] composition of the two treatises. » À voir aussi : Maureen Slattery Durley, « The Crowned Dame, Dame Opinion and Dame Philosophy : The Female Characteristics of Three Ideals in Christine de Pizan’s L’Avision Christine » dans Ideals for Women in the Works of Christine de Pizan, D. Bornstein (dir.), Detroit, Michigan Consortium for Medieval and Early Modern Studies, 1981, p. 29-50, et Benjamin M. Semple, « The Critique of Knowledge as Power : The Limits of Philosophy and Theology in Christine de Pizan », dans Marilynn Desmond (dir.), Christine de Pizan and the Categories of Difference, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998, p. 41-70. 2. Voir mon étude « Justice in the Summa of St. Thomas Aquinas, in Late Medieval Marian Devotional Writings and in the Works of Christine de Pizan » dans J. Dor et M.-E. Henneau (dir.), Christine de Pizan, Une femme de science, une femme de lettres, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 95-113. 3. Patrizia Caraffi, « Christine de Pizan e la scrittura della sagesce : entre realidad y ficción », dans Voces de mujeres en la Edad Media, E. Corral Díaz (dir.), Berlin, De Gruyter, 2018, p. 189-199. 4. Epistre Othea, Gabriella Parussa (éd.), Genève, Droz (TLF 517), 1999, p. 199. 5. Voir l’introduction de R. Blumenfeld-Kosinski et E. J. Richards à leur traduction : Christine de Pizan, Othea’s Letter to Hector, R. Blumenfeld-Kosinski et E. J. Richards (éd. et trad.), Toronto, Iter Press, 2017.
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L’accent déjà mis par Christine au début de sa carrière sur l’importance de la sagesse féminine – et par extension, sur la philosophie – remonte, à ce qu’il semblerait, à une réception très particulière des écrits de Thomas. La sagesse féminine, à la différence de la philosophie, n’est ni théorique ni spéculative ; elle est pragmatique et se base sur l’expérience, ce qui correspond à la citation de Thomas mise en exergue ici : la philosophie représente un modus scientiae, et non pas les scientiae6. En même temps, l’influence de Thomas est évidente au moins à partir des Enseignemens moraux qu’elle adresse à son fils en 14001401, composés peu avant la Mutacion de Fortune (1403) et qui reflètent, par exemple, l’influence du Docteur Angélique touchant le modus scientiae en reprenant sa distinction entre apprendre et connaître. Dans la troisième strophe des Enseignemens moraulx Christine écrit : « Trés ta joennece pure et monde / Aprens a congnoistre le monde / Si que te puisses par aprendre / Garder en tous cas de mesprendre. » La phrase « Aprens a congnoistre » fait la différence entre apprendre et connaître, ou apprendere et cognoscere, une distinction surtout importante dans l’épistémologie de Thomas qui s’interroge sur le rapport entre apprehensio et cognitio7. Il conclut finalement que les deux approches du savoir devraient mener à une séparation entre la philosophie et les sept arts libéraux. Pour cette raison, j’aimerais suggérer que Christine a modifié sa position sur la philosophie, choisissant de remplacer la notion de philosophie par celle de sagesse féminine8. 6. Voir la note 7 ici pour une discussion plus détaillée de cette question. L’essai de Mary Anne Case, « Christine de Pizan and the Authority of Experience », dans Desmond, op. cit. (1998) p. 71-88, donne une analyse très précieuse de l’importance de l’expérience pour établir l’autorité de la sagesse féminine. Il n’y a qu’un seul passage chez Thomas où il parle de la sagesse comme trait féminin : Super Sententias, III, d. 1, qu. 2 : Sciendum, quod divina sapientia mulier dicitur, non propter fragilitatem, sed propter fecunditatem. Sinon, les Pères de l’Église préfèrent parler de la sagesse des femmes dans l’art du tissage et citent souvent la question posée par Job (38.36) : Quis dedit mulieribus texturae sapientiam ? 7. Cropp, art. cit. (2004) mentionne cette distinction entre « learning and knowledge » chez Thomas sans en donner des références. À titre d’exemple on peut citer ces deux passages : Quaestiones disputatae de ueritate, qu. 14, art. 11, Cognitio vero terminatur ad id quod est in apprehensione animae, quae potest apprehendere aliquid vel in universali vel in particulari ; et Summa I, ii, qu. 6, art. 2 : Imperfecta autem cognitio finis est quae in sola finis apprehensione consistit, sine hoc quod cognoscatur ratio finis, et proportio actus ad finem. 8. Douglas Kelly, dans son livre Christine de Pizan’s Changing Opinion : A Quest for Certainty in the Midst of Chaos, Cambridge, Brewer, 2007, montre l’influence de Boèce et de Thomas d’Aquin sur l’évolution de la position de Christine, mais il ne fait pas référence aux recherches pertinentes d’Ernst Robert Curtius qui constituent le point de départ de notre analyse ici (voir n. 9).
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Thomas d’Aquin : septem artes liberales non sufficienter dividunt philosophiam theoreticam En commentant le traité de Boèce sur la Trinité (Expositio super librum Boethii de Trinitate, 1256-59), Thomas d’Aquin tranche la question de la place de la philosophie dans les artes du cursus universitaire9, une question qui remonte à une crise qui s’est produite avec l’essor de l’étude des 9. Jérôme a formulé cette position dans Dialogi contra Pelagianos libri iii (CPL 0615), I.22, l. 7 : Deus possibiles dedit humano ingenio omnes artes, quippe quas plurimi didi cerunt, ut taceam de his quas graeci βαναύσους vocant, nos ad opera manuum pertinere possumus dicere : uerbi gratia, grammaticam, rhetoricam, philosophiae tria genera, physicam, ethicam, logicam, geometricam quoque, astronomiam, astrologiam, arithmeticen, musicam, quae et ipsae partes philosophiae sunt (Dieu a donné à l’esprit humain tous les arts possibles que beaucoup d’hommes ont en effet appris, et pour passer sous silence ce que les Grecs appellent les arts manuels, nous pouvons mentionner, par exemple, la grammaire, la rhétorique et trois sortes de philosophie : la physique, l’éthique et la logique – et aussi la géométrie, l’astronomie, l’astrologie, l’arithmétique, la musique – qui font partie, elles aussi, de la philosophie ). Une remarque d’Isidore dans les Etymologiae semble confirmer l’association entre les artes et la philosophie à partir d’une allusion au culte de Pallas Athéna : Etymologiarum siue Originum libri XX (CPL 1186), XV, 1, § 44 : Vnde et Mineruam Graeci inuentricem multarum artium asserunt, quia et litterae et artes diuersorum studiorum et ipsa philosophia ueluti templum Athenas habuerunt (Et pour cette raison les Grecs affirmèrent que Minerve a inventé plusieurs arts puisque les lettres, les différentes disciplines artistiques et même la philosophie possédaient pour ainsi dire un temple à Athènes). Guillaume de Conches se sert de la métaphore selon laquelle les artes sont les vêtements de la philosophie : Glosae super Boetium, In Consolationem, I, pros. 1, p. 28 : Et quemadmodum imago est expressa rei similitudo […] ita artes sunt expressa similitudo sapientiae, quia in eis inuenitur perfecta philosophia (Et comme l’image exprime la similitude à quelque chose (…), les arts expriment la similitude à la sagesse puisqu’on retrouve en eux la philosophie parfaite) ; I, pros. 2, p. 64, uestes Philosophiae sunt artes (les vêtements de la Philosophie sont les arts). Reprenant une phrase de Cassio dore, répétée par Isidore, Hugues de Saint-Victor résume l’affinité entre les artes et la philosophie de façon très brève dans son Didascalicon de studio legendi, C. H. Buttimer (éd.), Washington, D.C., The Catholic University of America, 1939, II, p. 23 : Philosophia est ars artium, et disciplina disciplinarum, id est ad quam omnes artes et discipline spec tant (La philosophie est l’art des arts et la discipline des disciplines, c’est-à-dire, dans la mesure où ils concernent tous les arts et toutes les disciplines). La critique de Thomas d’Aquin se rapporte à l’imprécision de cette confusion : Et ideo dicit quod philosophiae et aliae artes fuerunt multoties inventae et corruptae, et quod opiniones illorum antiquorum quasi reliquiae salvantur usque nunc. Et Thomas de conclure dans Super de Trinitate, pars 3 q. 5 a. 1 ad 3 : septem liberales artes non sufficienter dividunt philosophiam theoreticam (…) Et hoc etiam consonat verbis philosophi qui dicit in II Metaphysicae quod modus scientiae debet quaeri ante scientias (la division de la philosophie théorique en sept arts libéraux ne suffit pas […] et ceci correspond à ce qu’Aristote dit dans le deuxième livre de sa Métaphysique [3, 995a 13] qu’il faut interroger d’abord la recherche de la science, avant les sciences).
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œuvres d’Aristote10. Thomas voulait principalement rétablir l’indépendance de la philosophie par rapport aux artes liberales, mettre fin à leur « concubinage ». Dans un premier temps, à partir du iiie siècle, il s’agit, pour reprendre l’analyse d’Ernst Robert Curtius, d’un « obscurcissement » (Verdunkelung) de la signification du mot philosophie, ce qui a joué un rôle important dans les « interprétations » théologiques des textes païens proposées par les Pères de l’Église11. Huit siècles plus tard, dans un contre-mouvement, on essaye d’émanciper la philosophie des arts libéraux : ce mouvement est lancé par Anselme de Cantorbéry vers 1085 ; plus tard latent chez Abélard, il a trouvé son point culminant dans la scolastique du xiiie siècle. La confusion des artes et de la philosophie remonte à « l’usurpation » du terme par l’Église : on a volontairement fait l’amalgame entre rhétorique, poésie et philosophie et on a élargi le sens du mot « philosophie » dans le but de légitimer les auteurs chrétiens de l’antiquité tardive par rapport aux auteurs païens classiques. Or, les observations de Curtius, dans un important article de 194312 sur la fortune sémantique de philosophia au Moyen Âge, résument les efforts faits aussi bien pour confondre les deux termes que pour les distinguer. Thomas d’Aquin a rigoureusement corrigé l’élargissement sémantique pour rétablir la différence entre les artes et la philosophie. Et Curtius de conclure : La vieille liaison des artes et de la philosophie fut annulée d’un seul coup, car l’affirmation de Thomas « les sept arts libéraux ne proposent pas une répartition satisfaisante de la philosophie théorique », eut des conséquences dramatiques. Bien sûr, les poètes ne voulurent pas renoncer à leur droit d’inclure la philosophie dans leur enseignement, mais les Dominicains 10. En 1910, Louis John Paetow avait déjà remarqué cette crise dans son étude classique The Arts Course at Medieval Universities, Champaign, University Studies of the University of Illinois, 1910. La formulation classique des domaines pédagogiques réservés aux sept arts se trouve dans le Moralium dogma philosophorum attribué à Guillaume de Conches du début du xiie siècle. 11. Ernst Robert Curtius, « Philosophie und Poesie », Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Bern, Francke, 1947, 21953, 101984, p. 210-220 ; p. 216 : Die Vorstellung von dem, was Philosophie sei, hatte sich schon seit dem 3. Jahrhundert n. Chr. verdunkelt.[…] Man lernte nicht mehr philosophieren, sondern philosophische Klassiker interpretieren (la conception de ce qui constitue la philosophie s’est obscurcie depuis le iiie siècle [..] on n’a plus appris à philosopher, mais à interpréter les classiques philosophiques). 12. Ernst Robert Curtius, « Zur Geschichte des Wortes Philosophie im Mittelalter (Mittelalterstudien XXI) », Romanische Forschungen, 57, 1943, p. 291-309.
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c ombatifs s’opposèrent à une telle prétention. Leur maître Thomas dénie à la poésie la vérité de son contenu philosophique. Grâce à la scolastique, la philosophie est redevenue une science rigoureuse13.
La redéfinition de la philosophie, qui s’émancipe des arts libéraux, proposée par Thomas et qui correspond à l’importance des poetae theologi14 dans sa théologie, est très facile à retenir : « l’étude de la philosophie ne regarde pas ce qu’on sait des perceptions des hommes, mais comment la vérité des choses se constitue » (studium philosophiae non est ad hoc, quod sciatur, quid homines senserint, sed qualiter se habeat veritas rerum15). Dès ce divorce, les poètes-théologiens et les philosophes purent poursuivre leur chemin sans confusion de méthode ni d’intention. Le souci de Thomas fut de restaurer la distinction formelle entre la philosophie et les artes. Par cette attitude aussi perturbante que tranchante, Thomas renverse la hiérarchie entre la philosophie et les sept arts libéraux établie depuis un millénaire – celle qui est figurée par Herrade de Landsberg16 dans l’allégorie célèbre des sept arts et la philosophie de l’Hortus deliciarum (fin du xiie siècle). Herrade décrit la hiérarchie telle qu’elle est représentée dans son œuvre en une phrase, unique en latin médiéval, et qui résume toute la tradition élaborée depuis Jérôme jusqu’à Hugues de Saint-Victor. Septem fontes
13. Curtius, art. cit. (1943), p. 309 : « Die alte Verbindung von artes und Philosophie wird mit einem Schnitt aufgehoben. Denn schneidend wirkt der Satz des Thomas : septem artes liberales non sufficienter dividunt philosophiam theoreticam. Noch wollten zwar die Dichter ihren Anspruch nicht aufgeben, Philosophie zu bieten. […] Aber die streitbaren Dominikaner […] widerlegten solche Ansprüche. Ihr Meister Thomas sprach der Poesie philosophischen Wahrheitsgehalt ab. Durch die Scholastik wird Philosophie wieder strenge Wissenschaft. » Voir : Juliusz Domanski, La philosophie, théorie ou manière de vivre ?: les controverses de l’antiquité à la Renaissance, Paris, Cerf/Fribourg, Éditions universitaires, 1996, p. 43-46. 14. L’expression poetae theologi remonte à Augustin qui s’en sert dans la Cité de Dieu (XVIII, 24, 25, 37). Thomas d’Aquin reprend la phrase plusieurs fois dans son commentaire sur la Métaphysique d’Aristote et Christine la traduit dans l’Advision (II, vi) comme « theologiens pouetes ». À voir : L. Dulac et Chr. Reno, « L’humanisme vers 1400, essai d’exploration à partir d’un cas marginal : Christine de Pizan, traductrice de Thomas d’Aquin », dans Pratiques de la culture écrite en France au xve siècle, M. Ornato et N. Pons (dir.), Louvain-la-Neuve, Fédération internationale des instituts d’études médiévales, 1995, p. 161-178 ; et mon étude : « Somewhere between Destructive Glosses and Chaos : Christine de Pizan and Medieval Theology », dans Christine de Pizan : A Casebook, B. K. Altmann and D. L. McGrady (dir). New York, Routledge, 2003, p. 43-55. 15. Thomas d’Aquin, In Aristotelis libros De caelo et mundo, I, 22 : 8. 16. Ou de Hohenbourg ; son nom latin est Herrada Landsbergensis.
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sapientie fluunt de philosophia qui dicuntur liberales artes17 (« sept puits de sagesse découlent de la philosophie qui s’appellent les arts libéraux »). Même si on ne doit pas trop généraliser la division entre la philosophie et les sept arts libéraux à partir du schéma proposé par Herrade (illustré par quatre autres schémas iconographiques similaires), il reste frappant que la hiérarchie de l’Hortus deliciarum correspond parfaitement à la situation, décrite par Curtius, avant l’intervention des Dominicains « combatifs ». Pour montrer comment l’opposition à cette hiérarchie traditionnelle s’est traduite en pratique, il suffit de comparer la fortune d’un passage très spécifique de Boèce chez Thomas d’Aquin, Brunetto Latini et Évrart de Conty18. Dans sa traduction/commentaire de l’Isagoge de Porphyre de Tyr, Boèce propose une division tripartite de la philosophie empruntée dans cette œuvre à Aristote (triplex diuersitas atque ipsa pars philosophiae) que Thomas amplifie un peu : triplex est studium et intentio philosophiae, secundum tria genera rerum quae inveniuntur19. Dans son Trésor de la fin du xiiie siècle, qu’Évrart de Conty reprend de façon simplifiée, en 1405, Brunetto Latini reproduit et commente fidèlement la tripartition de Thomas : « sa vesteure estoit de troiz couleurs, c’est pour segnefier troiz parties notables que philosophie comprent, c’est assavoir philosophie naturele, philosophie doctrinal qui comprent les sciences appellees mathematiques, et philosophie divine, c’est a dire methaphisique20. » Même si les auteurs ne sont pas d’accord sur tous les détails touchant cette division de la philosophie, leur insistance sur la traditionnelle tripartition de la philosophie depuis le stoïcisme classique est constante.
17. Herrad of Hohenbourg, Hortus Deliciarum, Rosalie B. Green, Michael Evans, Christine Bischoff et Michael Curschmann (éd.), Leiden, Brill, 1979, fol. 32 r°. 18. Physicien personnel de Charles V, collègue de Thomas de Pizan, et mort vers 1405. 19. In libros Physicorum, II, l. 11. 20. Boèce, In Porphyrii Isagogen commentorum editio prima (CPL 0881 a [M]), I, 3, p. 8 : ipsa pars [theoretica] philosophiae in tres species diuiditur (cette partie de la philosophie théorique se divise en trois espèces). Thomas d’Aquin, In Aristotelis libros Physicorum, II, 11, 3: triplex est studium et intentio philosophiae, secundum tria genera rerum quae inveniuntur (l’étude et l’intention de la philosophie sont triples selon les trois sujets qu’elle recherche). Évrart de Conty, Les eschez amoureux moralisés, Fr. Guichard et B. Roy (éd.), Montréal, CERES, 1992, p. 273 : « Ce qui est oultre aprés dit que sa vesteure estoit de troiz couleurs, c’est pour segnefier troiz parties notables que philosophie comprent, c’est assavoir philosophie naturele, philosophie doctrinal qui comprent les sciences appellees mathematiques, et philosophie divine, c’est a dire methaphisique, desquelles troiz parties il a esté devant aucunement parlé. »
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Or, la question se pose de savoir si l’usage du mot « philosophie » en français médiéval a suivi la redéfinition thomiste. On peut ajouter deux exemples que Curtius ne cite pas mais qui confirment et élargissent ses arguments en incluant les mots opinion et fiction dans la discussion. Commençons par la question rhétorique posée par Jérôme, ce grand traducteur des Pères grecs en latin, dans son traité contre Rufin (402). Sa question illustre bien l’élargissement sémantique du mot : « Suis-je donc philosophe, orateur, expert en grammaire et en dialectique, ou trilingue, hébreu, grec et latin ? » (ego philosophus, rhetor, grammaticus, dialecticus, hebraeus, graecus, latinus, trilinguis21 ?). Avec l’essor du vernaculaire, ce processus de confusion se consolide. Dans la préface de son Histoire des Francs, composée deux siècles plus tard, Grégoire de Tours observe : « Peu de gens comprennent un orateur qui parle philosophiquement, en revanche beaucoup comprennent un orateur qui parle en langue vernaculaire » (philosophantem rhetorem intellegunt pauci, loquentem rusticum multi22). Chez Jérôme et Grégoire de Tours, l’opposition philosophie/ langue vernaculaire est inattendue, mais elle va de pair historiquement, semble-t-il, avec une assimilation totale entre les artes et la philosophie, ou comme Thomas l’exprime : philosophiae et aliae artes fuerunt multoties inventae et corruptae, et […] opiniones illorum antiquorum quasi reliquiae salvantur usque nunc (« la philosophie et les arts furent à plusieurs reprises inventées et corrompues, et les opinions des anciens sont conservées comme les reliques jusqu’à nous23 »).
L’évolution de la fréquence de la tournure « par fiction » et du mot « philosophie » Cette évolution sémantique du mot philosophie, s’accompagne de l’évolution de sa fréquence. Les lexicologues ne sont pas d’accord sur sa première attestation en langue française. L’entrée dans le dictionnaire 21. Jérôme, Liber tertius aduersus libros Rufini, CCSL 79, ed. P. Lardet, Turnhout, Brepols, 1982, p. 6., l. 17. 22. Grégoire de Tours, « Praefatio », Historiarum Francorum Libri X, B. Krusch et W. Levison (éd.), MGH, Scriptores rerum merovingicarum, Praefatio, I. 1, Hannover, 1951, p. 1, l. 14. 23. S. Thomae Aquinatis In duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis expositio, M.R. Cathala et R. M. Spiazzi (éd.), Torino-Roma, Marietti, 1950, XII, 10, p. 604.
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étymologique de von Wartburg présente une documentation très inégale24. En revanche, Godefroy (10 : 331b) signale que le mot se trouve déjà chez Benoît de Sainte-Maure dans sa Chronique des Ducs de Normandie (1180) qui parle d’un certain moine : « Bernart ot nom, de grant clergie / des ars e de filosofie25. » Dans ce cas, tant ancien que révélateur, la graphie du mot filosofie indique que le terme latin, déjà passé dans le vernaculaire, n’est plus un latinisme érudit (comme, par exemple, le mot fiction) ; sa signification correspond parfaitement au concubinage traditionnel de la philosophie avec les sept arts libéraux26. Les exemples recensés par Godefroy et von Wartburg soulèvent la question plus générale de savoir si la rupture entre la philosophie et les sept arts libéraux, poussée ou incitée selon Curtius par la scolastique au xiiie siècle, et surtout thématisée par Thomas d’Aquin, a pu influencer les auteurs vernaculaires. Tout en présumant que les auteurs vernaculaires ne pouvaient pas écrire dans un contexte coupé du latin scolastique, peuton observer une évolution de la fréquence de l’expression par fiction et du mot philosophie en français médiéval sous l’influence potentielle de la scolastique ? Il s’agit de retracer « le cours des mots à travers les siècles27 » un peu comme l’application « ngram viewer » de Google. Évidemment chaque dictionnaire ne peut que présenter une sélection limitée tout en la voulant représentative. Godefroy cite des exemples tirés de textes non publiés, tandis que Tobler et Lommatzsch ne signalent que des mots empruntés à des éditions publiées. La documentation très inégale du FEW de von Wartburg multiplie les exemples tirés des dialectes, sans citer des sources publiées, pour mettre en valeur un substrat oral (presque toujours « germanique »). Face à cette situation documentaire peu satisfaisante, on a recours aux lexiques en ligne : le Dictionnaire du 24. À voir : « philosophia » FEW VIII, 383. 25. En fait, Benoît a utilisé le mot filosofie deux fois dans sa chronique (v. 468 et v. 31216, éd. C. Fahlin, 1951-54). Il est frappant que la compétence décrite par Benoît corresponde au « concubinage » des sept arts avec la philosophie. 26. Ce passage de philosophia au vernaculaire se confirme dans un jeu de mots très spirituel de Christine de Pizan quand elle parle de la philofolie des misogynes au début de la Cité des Dames, P1, ch. 8 (édition Caraffi/Richards, p. 72). En parlant de la misogynie, Raison fait remarquer à Christine : « leur grant envie les a meus a blasmer toutes femmes, [...] c’est assavoir que de philosophie font philofolie. Mais je te promet et affie que lui mesmes par la deducion plaine de mençonges du proces que il y tient fait du contenu de son livre une droite philofolie ». Le mot philofolie est un hapax en moyen francais. 27. https://www.sciencesetavenir.fr/high-tech/le-cours-des-mots-a-travers-les-siecles_ 35245 [consulté 02.02.2020]
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Moyen Français en ligne et le Nouveau Corpus d’Amsterdam ont certainement augmenté la documentation accessible. Néanmoins, à titre privé, depuis plus de six ans, David Wrisley (New York University/Abu Dhabi) et moi-même, avons créé un corpus numérisé de plus de 450 textes en ancien et moyen français avec plus de trente cinq millions de mots, corpus qui nous permet d’interroger les sources de façon plus significative28. Dans ce corpus, le mot philosophie/filosofie est attesté près de mille fois, dont 400 attestations se trouvent sans surprise dans les traductions de Boèce, chaque fois que la figure allégorique de Dame Philosophie prend la parole dans un dialogue : le mot apparaît donc pour désigner le personnage comme locutrice, mais jamais dans une réflexion sur la philosophie. En tout cas il faut distinguer entre les attestations de « Dame Philosophie », c’est-à-dire, la philosophie en tant que personnification allégorique, et les emplois lexicaux du mot philosophie tout court. Les mentions de la figure allégorique semblent être plus fréquentes que celles de la discipline étroitement académique. On peut visualiser facilement la fréquence brute à l’aide du logiciel « AntConc » : les 600 autres attestations montrent comment la philosophie, considérée comme synonyme de sagesse et d’érudition dans les arts libéraux, est « sortie » du contexte boécien, vraisemblablement sous l’influence de la scolastique, pour céder la place à Aristote et à sa distinction entre philosophie physique, métaphysique, éthique et politique. Jean de Meun ne mentionne la philosophie que vingt fois dans sa traduction de Boèce, fréquence très réduite par rapport aux autres traductions, et une trentaine de fois dans sa Vie et les epistres Pierre Abaelard et Heloys sa fame, ce qui correspond parfaitement à la fréquence frappante de ce mot dans l’original. La fréquence lexicale du mot reflète-t-elle l’influence de la scolastique ? Parmi les quelque 550 autres attestations qui restent à considérer, il semble d’après 350 occurrences, que grâce aux traductions par Oresme des œuvres d’Aristote, le mot philosophie est devenu soudainement « populaire » : Oresme se sert du mot 107 fois, Conty 72 fois, Christine de Pizan 65 fois, Foulechat 27 fois, Jacques Legrand 28 fois, Mézières 18 fois, Gerson 17 fois, Laurent de Premierfait 9 fois. Même si ce recensement ne prend pas en compte la diffusion manuscrite des œuvres en question, il donne 28. Nous scannons les œuvres en fichiers-PDF et les convertissons en fichiers txt UTF-8 avec un logiciel de reconnaissance optique de caractères (ABBYY Fine Reader) et puis les corrigeons.
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en tout cas une indication heuristique sur des tendances linguistiques, plus complète que celle esquissée dans les dictionnaires classiques. Chez Christine, les occurrences du mot sont moins fréquentes après l’AdvisionChristine. Or la question se pose : pourquoi la Dame Philosophie « disparaît »-t-elle des œuvres de Christine après l’Advision-Christine en faveur des mentions de la philosophie tout court ? Une expression ambiguë : « par fiction » La même popularité soudaine (constatée d’après sa fréquence statistique) du mot philosophie s’observe aussi avec le mot fiction, attesté dans notre corpus 195 fois : Oresme 12 fois, Conty 11 fois, Gerson 10 fois, Ovide moralisé 5 fois, Jacques Legrand 24 fois, Christine de Pizan 9 fois, et sinon dans les remaniements en prose de Tristan (5 fois) et Perceforest (3 fois). On peut se concentrer plus étroitement sur l’usage de la tournure « par fiction » (un latinisme qui reprend la phrase en moyen latin per fictionem popularisée par Thomas d’Aquin, attestée huit fois dans ses écrits29) qui met en relief le contexte plus large dans lequel Christine parle de la philosophie. Il est frappant que les attestations du mot philosophie et de l’expression « par fiction » se multiplient en même temps comme s’il y avait une discussion plus large sur la vérité de la poésie qui fait penser au phénomène des mises en prose au début du xive siècle examiné par Georges Doutrepont dans son étude classique Les mises en prose des épopées et des romans chevaleresques du xive au xvie siècle de 1939 dans laquelle « le souci de la vérité » a motivé les chroniqueurs d’abandonner la rime. On constate d’abord une hésitation particulière chez des auteurs vernaculaires à parler de la « fiction » de leurs œuvres. Cet embarras semble revenir à la prohibition des « fictions » prononcée par Isidore de Séville et répétée par Vincent de Beauvais dans son traité De eruditione filiorum nobilium, composé pour la cour de Louis IX et traduit un siècle plus tard 29. L’expression ecclésiastique per fictionem fut introduite par Augustin à propos d’une autoreprésentation frauduleuse d’un candidat au baptême (De baptismo, CPL 0332 I, 12, 19, p.163). Elle est reprise dans le même sens par Gratian (Decretum, III, dist. 4, canon 41), et amplifiée à propos des autres sacrements par Thomas d’Aquin (Sententiarum, dist. 4, et Summa theologiae III, 60, art. 10, et 87 , art. 3)
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en français pour Charles V par Jean Daudin30. En l’occurrence, Isidore reprend la profonde méfiance d’Augustin envers les figmenta poetarum des poètes païens31. Selon nos recherches, la première attestation en français de l’expression « par fiction » se trouve dans le Miracle de un parroissian esconmenié de Gautier de Coincy (Miracle II, 17, composé avant 1236), c’est-à-dire, dans un contexte religieux et non « poétique »32. Il s’agit ici d’un « pécheur endurci » qui doit faire sa pénitence chez un fou ; il s’agit, en réalité, du fils de l’empereur d’Alexandrie qui feint d’être fou (contrefaisant le fol). Or la « fiction » ici est liée à la feintise, au « contrefactum » d’une folie qui est en réalité une folie « sainte ». Pourtant l’expression « par fiction » n’est pas très répandue : elle réapparaît un siècle plus tard au moins trois fois dans l’Ovide moralisé33 dans le contexte des métamorphoses fabuleuses, voire fictives. Par la 30. Isidorus Hispalensis Sententiae, P. Cazier (éd.), CPL 1199 CCSL, 111, Turnhout, Brepols, 1998, p. 236 : 13 1. Ideo prohibetur christianus figmenta legere poetarum quia per oblectamenta inanium fabularum mentem excitant ad incentiua libidinum. Dans les années 1240, Vincent of Beauvais cite Isidore dans son De eruditione filiorum nobilium, Arpad Steiner (éd.), Cambridge, MA, Medieval Academy 1938, 1970, p. 23 : dicit ysidorus in libro sentenciarum : Ideo prohibitur christianus poetarum figmenta legere, quia per oblectamenta fabularum nimium mentem excitant ad incentiua libidinum. Jean Daudin traduit ce traité pour Charles V, « De che dist Ysidore ou livre des Sentences : ‘On deffend aux christiens lire les fictions des poetes pour che que, par les delectations de leurs fables, ilz esmeuvent trop les corages ou pensees aux ardeurs de luxure.’ » (cité dans le DMF d’après une thèse non publiée). 31. À plusieurs reprises dans la Cité de Dieu, Augustin dénonce les figmenta poetarum (De ciuitate Dei, B. Dombart et A. Kalb (éd.), CPL 313 CCSL 47 ; 48, Turnhout, Brepols, 1955, II.8. l. 8 ; IV, 17, l. 10, IV, 26, l. 6, VI, 7, l. 74, IX, 1, l. 16 ; XIX, 12, l. 69) : sur le sujet, voir la contribution de S. Van der Meeren dans ce volume, ainsi que celle de B. Goldlust sur figmentum chez Macrobe. Jérôme en parle dans son Commentaire sur Isaïe, (Commentarii in Isaiam, M. Adriaen (éd.), CCPL 584 CCSL,73 ; 73A, Turnhout, Brepols, 1963 X,34, par. 8, l. 56). Abélard cite la position d’Isidore dans Theologia christiana, E. M. Buytaert (éd.), CCCM 12, Turnhout, Brepols, 1969, II, 120, l. 1888. 32. Gautier de Coinci, Miracles de Nostre Dame par personnages, G. Paris et U. Robert (éd.), Paris, SATF, 1876-1883, v. 3 (1878) : Miracle de un parroissian esconmenié, p. 9, v. 196-197 : « La foleur pour sens recevra / Que tu feras par ficcion » et p. 45-46, v. 1410-1413 (la prière du pécheur à la Vierge) : « Glorieux Dieu, conment pourray / Congnoissance avoir de trouver / Ce saint corps qui fol approuver / Se fait par ficcion prouvée. » L’expression est un latinisme (voir : « fictio », FEW, III, p. 494-495 ; « ficcïon », TL, III, p. 1811, Godefroy IX, p.615. Voir aussi : Marguerite Stadler-Honegger, Étude sur les Miracles de Notre-Dame par personnages, Genève, Slatkine, 1926, 1975, p. 56-59. 33. L’Ovide moralisé (1317-1328), Cornelius De Boer (éd.) Amsterdam, Müller (Verhandelingen der Koninklijke Akademie van Wetenbschappen. Afdeeling Letterkunde) 15, 1915 I, v. 766, VI, v. 540, v. 768.
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suite Guillaume de Machaut dans son Prologue semble développer une théorie d’un moi poétique fictif, sans se servir néanmoins du terme « fiction », comme Didier Lechat l’a bien montré34. En 1373 Oresme utilise « par fiction » deux fois dans sa traduction des Politiques d’Aristote35 dans le contexte des fictions « politiques » qui, inspirées de la tradition dans le droit romain d’une fictio legis, c’est-à-dire d’un cas hypothétique, n’a rien à voir avec les métamorphoses fictives d’Ovide. Par la suite on trouve l’expression chez plusieurs auteurs à la cour royale, plutôt dans le sens poétique : Eustache Deschamps, Philippe de Mézières, Évrart de Conty, Laurent de Premierfait, Jean Gerson et Christine. Prenons ces deux derniers auteurs pour illustrer les deux contextes principaux dans lesquels l’expression est utilisée. Pour Gerson, « par fiction » signifie très simplement « mansonge, decevance fraude d’engin humain36 », tandis que pour Christine l’expression garde le sens ovidien d’une métamorphose fabuleuse. Elle s’en sert, par exemple, dans l’Epistre Othea, pour décrire le Minotaure : « distrent les poetes par ficcion que il fu moitié 34. Didier Lechat, « Dire par fiction », Métamorphoses du je chez Guillaume de Machaut, Jean Froissart et Christine de Pizan, Paris, Honoré Champion, 2005. 35. Nicole Oresme, Le Livre de Politiques d’Aristote, A. D. Menut (éd.), Philadelphia, American Philosophical Society, 1970, p. 252 : « ou .xxxii.e chapitre il traicte de la duration des tirannies jouxte les cauteles desus mises. […] Peut estre que il avoit eu une noble victoire et que a la presence du peuple il l’attribuoit a autres ou as diex par fiction », et p. 291 : « La chose publique selon ce que dit Plautarcus est aussi comme un corps humain. Et doncques se un royalme ou une chose publique se estendoit par toutes terres, ce seroit aussi comme une infinité et une quantité enorme et immoderee ; et seroit comme les corps des geans qui sunt par fiction descrips ou Livre de Giganthomachie. » 36. Jean Gerson, Œuvres complètes, Palémon Glorieux (éd.), Paris, Desclée, 19601973, vol 7 : Œuvres françaises (1966), « Proesme de la consolation sur la mort des amis », 7,1 p. 60 : « c’est fort que humaine fragilité ne trebuche ou glace en l’un des deux inconveniens : l’un est presumption ou arrogance, l’aultre est mansonge ou decevance. Exemple du premier quand saint Pierre dit qu’il mourrait avec Jhesucrist avant qu’il le reniast ; exemple du second en Judas qui dit le semblable par fiction ce que saint Pierre disoit par presumption » ; « Considerations sur saint Joseph », v. 7,1, p. 91 : « Conside rons aucunes declarations literales sus ce que dit est selond le texte de l’euangile; et disons que plus convenablement l’angel revela le mistere de l’Incarnation a Joseph en dormant que en veillant ; une cause est car la chose en fu plus certaine en tant qu’il veoit que par fraude d’engin humain il n’estoit point deceu comme aucuns ont esté deceuz aucune fois cuidans que on parlast a eulz de par Dieu, et c’estoit par fiction humain ne que on faisoit aler la voix de loing par aucunes fistules pres de l’oreille du veillant » ; « Dialogue spirituel », 7.1 p. 159-160 : « L’autre cause vient de par le monde qui ne scet amer fors ce qui est sien ou samblable a luy; comme on recite par fiction de celuy qui ne peut avoir pais a ses compagnons qui estoient devenus folz, s’il ne se lavoit de l’eaue des folz pour estre sanblable a eulx. »
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homme moitié thorel37 », et aussi pour décrire sa propre métamorphose en homme dans la Mutacion de Fortune : « Et, si fus je femme jadis, / Verité est ce que je dis ; / Mais, je diray, par fiction, / Le fait de la mutation / Comment de femme devins homme38. » Dans le Livre du corps de policie, elle s’en sert une troisième fois, en liant le concept avec Ovide lui-même : « Ovide […] dit par fiction et poesie que le dieu Mars […] lança une pierre au visaige du plus fort39. » Le mot opinion, moins fréquent que fiction, semble être devenu populaire, lui aussi, à la fin du xive siècle en même temps que philosophie, probablement grâce à la pensée thomiste qui met l’accent sur l’empirisme aristotélicien, et qui, par conséquent, dévalorise la subjectivité implicite dans les concepts de fiction et opinion. Même si les recherches de Liliane Dulac, Christine Reno, Douglas Kelly, Rosalinde Brown-Grant, et Tracy Adams ont démontré les emprunts manifestes de Christine aux écrits de Thomas à propos d’« opinion », les recherches christiniennes n’ont généralement pas vu que la prédominance thématique d’« opinion » chez Christine fait partie d’un phénomène lexical plus large, probablement déclenché par le néothomisme politique de la cour royale lié aux traductions d’Aristote faites par Oresme40. Chez Thomas, opinio est liée dans la philosophie d’Aristote à la contingence : ostendit quid pertineat ad opinionem : scilicet quod sit circa contingentia aliter se habere sive in universali sive in particulari 41 (« il montre ce qui appartient à l’opinion : elle porte sur les choses contingentes qui se comportent autrement, qu’elles soient universelles ou particulières »). En revanche, à plusieurs reprises dans ses écrits, Thomas oppose fictio et veritas42. Il faut répéter aussi que la philosophie, chez Thomas, s’oppose à l’opinion : studium philosophiae non est ad hoc, quod sciatur, quid homines senserint, sed 37. Éd. G. Parussa, Glose xlv, p. 263. 38. Éd. Solente, v. 149-152. 39. Éd. Lucas, p. 117 40. Susan M. Babbitt, Oresme’s “Livre De Politiques” and the France of Charles V, Philadelphia, American Philosophical Society, 1985. 41. Expositio libri Posteriorum Analyticorum, I. Lectio 44. 42. À titre d’exemple ces citations des Libri sententiarum tirées du corpusthomisticu. org : I, d. 16, qu. 1 a. 3 arg. 3 : spiritum veritatis non decet aliqua fictio ; II, d. 8 q. 1 a. 3 arg. 1. Videtur quod Angeli assumant corpora illa secundum veritatem, quae habent illam naturam quae videtur. Nuntios enim veritatis non decet aliqua fictio ; II, 2 d. 8 q. 1 a. 3 arg. 1. Nuntios enim veritatis non decet aliqua fictio. Sed ostendere illud quod non est verum est quaedam fictio ; IV, d. 4 q. 3 a. 2 qc. 2 arg. 1, fictio est speciale peccatum, quia opponitur speciali virtuti, scilicet veritati.
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qualiter se habeat veritas rerum43 (l’étude de la philosophie ne regarde pas ce qu’on sait des perceptions des hommes, mais comment la vérité des choses est constituée). La disparition graduelle de Dame Philosophie en faveur de la sagesse féminine Les trois parties de l’Advision-Cristine présentent trois dialogues entre Christine et trois figures allégoriques, une dame couronnée qui symbolise la France (« Libera », un jeu de mots sur liber-libera et franc/France), Dame Opinion, et Dame Philosophie. Je ne connais pas d’exemples avant Christine d’une Dame Opinion allégorique qui soit mise en scène avec une Dame Philosophie allégorique, dans un contexte où Boèce ne joue aucun rôle – mais sur ce point j’accepte très volontiers qu’on me corrige. Cette configuration allégorique semble avoir été entreprise à titre d’essai. Dame Opinion est fille d’ignorance, une expression qui semble être originale dans le texte de Christine. En tout cas, elle représente une critique radicale de la raison inspirée par Thomas : opinio enim significat actum intellectu, qui fertur in unam partem contradictionis cum formidine alterius44 (« car opinion signifie un acte qui se fait dans l’intellect qui vise à dépister une contradiction en craignant que le contraire puisse être vrai »). En juxtaposant Dame Opinion et Dame Philosophie, Christine met en scène un drame intellectuel original, dont le schéma dialogique relativise un peu la souveraineté de la Dame Philosophia de Boèce. Après avoir mis cette juxtaposition en scène, Christine invoque la philosophie beaucoup moins fréquemment dans ses écrits, et plutôt dans le sens thomiste que la philosophie ne regarde pas la perception humaine, mais la structure de la vérité, position articulée, pour répéter la formule déjà citée du De caelo, I, 22 : philosophiae non est ad hoc, quod sciatur, quid homines senserint, sed qualiter se habeat veritas rerum. La distribution chronologique des 65 occurrences du mot philosophie chez Christine est la suivante : une fois dans le débat sur le Roman de la Rose, 7 fois dans le Chemin de long estude, 11 fois dans la Mutacion de Fortune, 11 fois dans la vie de Charles V, 23 fois dans l’Advision, mais 43. In Aristotelis libros De caelo et mundo, I, 22 : 8. 44. Summa I, q. 79 a. 9 ad 4.
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seulement 5 fois dans la Cité des Dames, 5 fois dans le Corps de Policie, et 2 fois dans la Prison de la vie humaine. Cette distribution chronologique semble indiquer une hésitation croissante, peut-être même un scepticisme grandissant, de la part de Christine à invoquer la philosophie. Cette disparition graduelle de Dame Philosophie aussi bien que du mot philosophie chez Christine pourrait d’abord être visualisée au niveau codicologique. Dame Philosophie n’apparaît que dans L’Advision-Christine comme membre d’une triade allégorique peu conventionnelle : la Dame couronnée, Dame Philosophie et Dame Opinion. L’œuvre n’est transmise que dans trois manuscrits, tous les trois transcrits en 1405 et 140645. Le plus récent témoin, ex-Phillipps 128, ajoute une préface qui offre un commentaire sur l’allégorie insolite de l’œuvre46. En tout cas, Christine n’emploie plus cette triade dans ses écrits. De toute évidence elle semble l’avoir abandonnée en faveur d’une autre triade : Raison, Droiture et Justice qu’elle emploie dans la Cité des Dames et encore une fois dans Les Trois Vertus. Christine semble avoir adapté ce schéma que l’on trouve pour la première fois dans le traité Questiones de iuris subtilitatibus composé par le juriste bolonais Placentin au xiie siècle. L’une des questions considérées dans ce traité était susceptible de beaucoup intéresser Christine : pourquoi la défense légale des femmes ne vaut rien (mulieris defensio quare pro nulla sit) ? En tout cas Placentin ajoute une troisième figure, Aequitas (que Christine traduit par Droiture) au duo traditionnel de Ratio et Justitia. Le binôme Aequitas/Droiture, qui ajoute une valeur dynamique à la justice, représente l’application pratique des lois. En 1282, dans sa traduction de Gilles de Rome, Henri de Gauchy semble être le premier à avoir utilisé la triade justice, reson et droiture pour traduire le mot justitia47. Or la disparition de Dame Philosophie 45. Voir G. Ouy, Chr. Reno, I. Villela-Petit et al., Album Christine de Pizan, Turnhout, Brepols, 2012, Paris, BnF fr 1176, Bruxelles, KBR 10309, ex- Phillipps 128 (p 583-608). 46. Chr. Reno, « The Preface to the Avision-Christine in ex-Phillipps 128 », dans E. J. Richards et al. (dir.), Reinterpreting Christine de Pizan, Athens, University of Georgia Press, 1992, p. 202-227. 47. Voyez mes articles : « Le concept de Droiture chez Christine de Pizan et sa pensée politique », L’analisi linguistica e letteraria, 8, n°1-2 (2000), p. 305-314 ; « Christine de Pizan and Medieval Jurisprudence », dans Contexts and Continuities, Proceeding of the Fourth International Colloquium on Christine de Pizan (July 2000), Glasgow, A. J. Kennedy et al. (dir.), University of Glasgow Press, 2002, p. 747-766 ; et B. Ribémont et E.J. Richards, « Christine de Pizan, la justice et le droit », dans Ton nom sera reluisant aprés toy par longue memoire, Études sur Christine de Pizan, A. Loba (dir.), Poznań, Uniwersytet im. Adama Mickiewicza w Poznaniu, 2017, p. 169-186 ; et L. Dulac et
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chez Christine reflète une évolution intellectuelle, motivée probablement par le besoin très urgent et pragmatique de renforcer la position d’Isabeau de Bavière comme régente, c’est-à-dire, la mise en place d’une régence féminine48. Elle s’inscrit aussi dans une valorisation croissante d’une sagesse, dont la qualité féminine est accentuée. Après la Mutacion de Fortune (1403) Christine abandonne « la fiction » et la rime, et écrit presque exclusivement en prose pour mieux s’adapter à la réalité politique, voire à la « vérité » (la grande exception ici est Le Ditié de Jeanne d’Arc de 1429). En même temps, après Les Trois Vertus de 1405, elle abandonne l’allégorie pour commenter directement la situation politique. Ses écrits postérieurs sont en grande partie des œuvres de philosophie politique, signe d’une évolution profonde dans sa pensée. La différence entre la figure plutôt passive et abstraite de Dame Philosophie chez Christine, dont l’autorité semble avoir été affaiblie par Dame Opinion, et ses autres figures allégoriques plutôt actives comme Othea, Raison, Droiture et Justice est frappante. Celles-ci symbolisent la sagesse féminine mise en pratique, que Christine présente dans le contexte spécifique du topos sapientia et fortitudo, où une femme sage donne des conseils aux chevaliers ou à la Reine. Depuis l’Epistre Othea (où Othea est identifiée comme la déesse de la sagesse féminine) jusqu’à la prière à Minerve dix ans plus tard au début des Fais d’armes et de chevalerie, la sagesse marquée comme qualité spécifiquement féminine joue un rôle presque obligatoire dans la position politique de Christine face à ses mécènes et commanditaires en majorité masculins, sauf la Reine Isabeau et Marguerite de Bourgogne. Sur le plan politique on avait besoin de la sagesse de la Reine, et non pas de la sagesse d’une Dame Philosophie détachée de la réalité politique contemporaine. Earl Jeffrey Richards Bergische Universität Wuppertal
E. J. Richards, « Les nuances de ‘droiture’ chez Christine de Pizan » dans La Question du sens au Moyen Âge, (Hommage à Armand Strubel), D. Boutet et C. Nicolas (dir.), Paris, Honoré Champion, 2018, p. 677-694. 48. Voir mon étude : « Political Thought as Improvisation : Female Regency and Mariology in Late Medieval French Thought », dans Jacqueline Broad et Karen Green (dir.), Virtue, Liberty, and Toleration, New York, Springer, 2007, p. 1-22.
PICTURA SIMIA UERI. PAINTING AND PHILOSOPHY FROM AUGUSTINE TO THE TWELFTH CENTURY Carlo Chiurco The theological and philosophical background : mainstream conceptions of pictura in the Middle Ages A quick look into the Glossarium mediae latinitatis lets us immediately perceive the distance between pictura, as well as the terms immediately associated to it – such as pictor, picturatus, pictus, and pingo –, and imago1. While the latter possesses high-flown theological and philosophical implications, all of which deal with the polarity between the original, divine exemplar and its mundane copy, pictura is bound to the much humbler world of artisans and craftsmanship. Pictor stands for « artisan » or « artist » in general, especially the sort who creates representations of God, and for the maker of illuminations in particular ; just like pictura also refers to sculpted images2, pictor is sometimes employed to mean « sculptor », and is seemingly only once used to refer to God in Gundissalinus’ translation of the Fons uitae by Ibn Gebirol3. The term pictor, therefore, does not seem to draw mundane implications from an originally theological meaning ; on the contrary, the theological implication is clearly inferred from, and modelled upon, a mundane significance related to human craftsmanship. As for the term pictura, its meaning is three-fold : i) a figurative representation of God and the cosmos; ii) a figurative work of art, mostly, but not 1. F. Dolbeau (dir.), Novum glossarium mediae Latinitatis ab anno DCCC usque ad annum MCC : Phacoides-Pingo, Bruxelles, Union Académique Internationale, 2003, col. 135-144 (pictor, pictura, picturatus, picturo), 229-234 (pingo, pictus). 2. See infra, note 4. 3. Dominicus Gundissalinus, Avecenbrolis (ibn Gebirol) Fons vitae, ex Arabico in Latinum translatus ab Iohanne Hispano et Dominico Gundissalino, V, 35, C. Baeumker (ed.), Münster, Aschendorff Verlag, 1895, « Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters » 1.2-4, p. 322.3-4 : Desiderat [mea essentia] inquirere pictorem huius formae mirabilis et creatorem huius sapientiae nobilis.
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e xclusively, pictorial ; iii) the job of the painter. It is important to note that, within the first group, the only one possessing direct theological and phi losophical implications, pictura is used both in a positive and a negative sense. As for the former, it may be used as a moral allegory4 or, even better, for educational purposes, so that illiterate people can learn their duties from it, according to the famous principle ut scriptura pictura expressed by Pope Gregory the Great5, who, in his letter to Serenus, Bishop of Marseilles, had clearly stated that illiterate, ordinary folks (idiotae, ignorantes) could learn from images just as the literate used written texts, not without carefully adding that images should not, at any rate, be worshipped as such6. In Gregory’s view, paintings fulfilled the same function as books, as acknowledged through the centuries by authors as diverse as Bede7, 4. See for instance Beda, De templo, I, D. Hurst OSB (ed.), Turnhout, Brepols, 1969, CCSL 119A, p. 184.1494-185.1515, in particular the conclusion, p. 185.1510-1513, where the morally allegorical meaning is associated to the near-tridimensional imitative power of images – in this case, sculpted ones : Quae uidelicet uirtutes cum in tantam electis consuetudinem uenerint ut uelut naturaliter eis esse uideantur insitae quid aliud quam picturae domus domini prominentes quasi de pariete exeunt. See also ibid., p. 186.1581187.1601. On Bede’s De templo see P. Meyvaert, « Bede and the Church Paintings at Wearmouth-Jarrow », Anglo-Saxon England, 8, 1979, p. 63-77. 5. On this principle, its sources, and its fortunes, see J. Pépin, « Ut scriptura pictura. Un thème de l’esthétique médiévale et ses origines », From Augustine to Eriugena. Essays on Neoplatonism and Christianity in Honor of John O’Meara, F. X. Martin OSA, J. A. Richmond (ed.), Washington D. C., The Catholic University of America Press, 1991, p. 168-182. A particular case of Gregory’s principle was constituted by the mappae mundi, rich in indications for the readers/viewers, such as diagrams etc., on which see M. Hoogvliet, Pictura et scriptura. Textes, images et herméneutique des « mappae mundi » (xiiie-xvie siècle), Turnhout, Brepols, 2007, « Terrarum orbis. Histoire des représentations de l’espace. Textes, images / History of the Representation of Space in Text and Image » 7. 6. Gregorius Magnus, Registrum epistularum, XI, 10, 2 vol., D. Norberg (ed.), Turnhout, Brepols, 1982, CCSL 140A, vol. II, p. 874.22-26 : Aliud est enim picturam adorare, aliud per picturae historiam quid sit adorandum addiscere. Nam quod legen tibus scriptura, hoc idiotis praestat pictura cernentibus, quia in ipsa ignorantes uident quod sequi debeant, in ipsa legunt qui litteras nesciunt ; unde praecipue gentibus pro lectione pictura est. On Gregory’s stance on pictura see G. Cavallo, « Testo e imma gine : una frontiera ambigua », Testo e immagine nell’Alto Medioevo, 2 vol., Spoleto, Fondazione Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, 1994, « Settimane di studio della Fondazione del Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo » 41, vol. I, p. 31-62, especially p. 46 ff. 7. Beda, De templo, I, op. cit., p. 191.1777-1782 : [Archana fidei spei et caritatis] Quae sublimes quique ac perfecti sublimiter capiunt quaeque omnes electi in caelis plene in diuina uisione percipiunt etiam cathecizandis rudibus per suo cuique discenda et confitenda traduntur quatenus sacris initiati mysteriis quandoque etiam ad capienda ea quae pie credidere perueniant.
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Gratianus8 or Petrus Comestor9. Thus, pictura becomes another way to express the arch-note metaphor of the « book of the world », already canonically formulated by Augustine : May the Holy Scripture be like a book for you, so that you can hear it ; may the universe too be like a book for you, so that you can see it. No-one is capable of reading the divine writing, except those who know how to translate them, while even an ordinary man is capable of reading the book of the physical world10.
The metaphor of the « book of the world » binds hearing and sight – the most important among the five senses – together with the written word, a conception Augustine analyzes at length in the Confessiones, a text we will return to later. However, the analogy between scriptura and pictura remains only possible, not necessary. Both written words and painted images are prone to mistakes and misunderstandings, because they are human creations (ficta), which, unlike hearing and sight, do not come into existence naturally. Nonetheless, scriptura remains superior to pictura, given their different recipients, the literate and the illiterate respectively : such difference, implicit in Gregory, is explicitly stated in Augustine11. For this reason, the « book of the world » – and therefore 8. Corpus iuris canonici, ed. by E. L. Richter, part I : E. Friedberg (ed.), Decretum magistri Gratiani, part III, d. III, chap. 27, XII, Graz, Akademische Druck-und Verlangs anstalt, 1955, p. 1360 : Aliud enim est picturam adorare : aliud per picturae historiam quid sit adorandum addiscere. Nam quod legentibus scriptura, hoc idiotis prestat pictura cernentibus, quia in ipsa ignorantes uident quod sequi debeant, in ipsa legunt qui litteras nesciunt. Unde et precipue gentibus pro lectione pictura est. 9. Petrus Comestor, Scolastica Historia, PL 198.1540 A : Etiam in picturis ecclesiarum, quae sunt quasi libri laicorum. 10. Augustinus, Enarrationes in Psalmos, I-L, XLV, 4.7, E. Dekkers and J. Fraipont (ed.), Turnhout, Brepols, 1990, CCSL 38, p. 522.4-7 : Liber tibi sit pagina diuina, ut haec audias ; liber tibi sit orbis terrarum, ut haec uideas. In istis codicibus non ea legunt, nisi qui litteras nouerunt ; in toto mundo legat et idiota. 11. See for instance Augustinus, De consensu euangelistarum libri quattuor, I, 10, 16, F. Weihrich (ed.), Wien, Tempsky/Leipzig, Freytag, 1904, CSEL 43, p. 15.22-16.5, especially 16.2-5 : Sic omnino errare meruerunt, qui Christum et apostolos eius non in sanctis codicibus, sed in pictis parietibus quaesierunt, nec mirum, si a pingentibus fingentes decepti sunt ; In Iohannis euangelium tractatus CXXIV, XXIV, 2, R. Willems OSB (ed.), Turnhout, Brepols, 1954, CCSL 36, p. 245.16-19 : Aliter enim uidetur pictura, aliter uidentur litterae. Picturam cui uideris, hoc est totum uidisse, laudasse ; litteras cum uide ris, non hoc est totum, quoniam commoneris et legere. Despite the immense success this view enjoyed throughout the Middle Ages, there was at least one case when the reading of images was deemed as difficult as that of texts : Petrus Damiani’s letter to Desiderius, on which see H. L. Kessler, «“Aliter enim uidetur pictura, aliter uidentur litterae” :
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the usage of painted images – is an intrinsically limited reality, as the reference to the world of « common, ordinary people » (idiotae), found both in Augustine and Gregory, makes clear. Such limits make the usage of painted images actually dangerous, too, as shown by Gregory’s zeal in marking a clear boundary between painting and idolatry, which, just as his positive definition of images as Biblia pauperum, will be echoed down the centuries in more or less the same words12. The reality of such danger is rooted in the fact that, just like any man-made reality, painting is an imitation, a copy, which should not be confused with the original. Such ambiguity, embodied as it is in the very notion of painting, brings forth the negative sense of the term pictura as opposed to ueritas. The same concern about the danger of idolatry, already found in Gre gory, is also expressed by William of Saint-Thierry, who in his Meditationes states that « the painted image [picture imaginem] » should not be revered as « the truth that is found within the representation [imaginem] of the Passion13. » Pictura here comes clearly close to imago, yet it cannot be identified with it, since, in William’s words, image is essentially bound to truth in a way painting is not. Men fall into idolatry by worshipping « the painted image », because images must be conveyed by an earthly reality crafted by man, be it painted, sculpted or illuminated : it is therefore not caused by a limitation embedded in the nature of images, but because images happen to be necessarily bound to their exterior forms, which manifest them. The only limitation William acknowledges as essentially belonging to images is, of course, their being copies of an original : seen from this perspective, images are solidly bound to truth, therefore, in this way at least, they are themselves true, and pose no danger of fostering idolatry. Even if images are not identical to their originals, yet they also resemble them, so that by means of such resemblance we can perceive the truth of the archetype and abandon ourselves to its worship. Thus, the status of painting is clearly separated from that Reading Medieval Pictures », Scrivere e leggere nell’Alto Medioevo, Spoleto, Fondazione Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, 2012, « Settimane di studio della Fondazione Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo » 59, p. 701-726, especially p. 707-710. 12. See for instance supra, note 8, the quotation from the Decretum Gratiani. On the danger of idolatry see Pépin, art. cit. (1991), p. 170-172. 13. Guilelmus a sancto Theodorico, Meditationes devotissimae, X, 7, P. Verdeyen SJ (ed.), Turnhout, Brepols, 2005, CCCM 89, p. 59.64-67 : Proponimus nobis formam passionis tuae ut habeant etiam oculi carnis quod uideant, cui inhereant, non adorantes picturae imaginem, sed in imagine passionis tuae ueritatem.
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of image : the latter is limited but unambiguous, whereas the former is limited and ambiguous. This occurs because painting is entirely manmade : whereas images were foreseen by God from the very beginning, given that every creature, in its bodily nature, is simply the image and the copy of its divine archetype, painted or sculpted images are, so to speak, copies of these copies, and imitations of these imitations. Therefore, painted and sculpted images can disrupt a monk’s meditations, as lamented by Bernard of Clairvaux14, who, by confirming that the importance of picturae resides only in the object they represent, finds in the vanishing of an artwork’s subject the only reason that makes its destruction execrable15. Or, even more bluntly than in William of Saint-Thierry, they may be dismissed altogether, as in Isidore of Seville, as something inherently – and not just accidentally – untrue, given their either merely instrumental (as tools for remembering), or purely fictional nature16, bent to lure the observer to trust them and eventually lead him to falsity (mendacium)17. This is why, despite Gregory’s authoritative permission 14. Bernard’s worries are expressed in his Apologia ad Guillelmum abatem, XII, 28 : see Sancti Bernardi opera, J. Leclercq and H. M. Rochais (ed.), Editiones Cistercienses, Roma, 1963, vol. III, p. 104.13-14 : « Paintings», to him, « trigger [the monks’] curio sity», thus « obstructing [their] devotion (curiosas depictiones, quae […] impediunt et affectum) ». On Bernard’s stance on pictura in the broader context of Cistercian culture see J. K. Eberlein, « Zisterziensische Buchkunst », Zisterziensisches Schreiben im Mittelalter. Das Skriptorium der Reiner Mönche. Beiträge der Internationalen Tagung im Zisterzienserstift Rein, Mai 2003, A. Schwob and K. Kranich-Hofbauer (ed.), Bern-BerlinBruxelles-Frankfurt a. M.-New York-Oxford-Wien, Lang, 2005, « Jahrbuch für Internationale Germanistik. Reihe A. Kongressberichte » 71, p. 103-112. 15. Bernard condemns the habit of painting or sculpting holy images on the floor of churches, where the never-ending flow of footsteps will eventually lead to their destruction : see Bernardus Claraevallensis, Apologia, op. cit., p. 106.2-8. However, he also laments (ibid., p. 106.5-6) the fate endured by the « beautiful colors » of these images as something that should be preserved for the sake of itself, and not just because of what they portray : Et si non sacris imaginibus, cur uel non parcitur pulchris coloribus ? 16. On the debate on the nature of poetic fiction in the Antiquity and the Middle Ages see U. Ernst, « Lüge, Integumentum und Fiktion in der antiken und mittelalterlichen Dichtungstheorie : Umrisse einer Poetik des Mendakischen », Das Mittelalter. Perspektiven mediävistischer Forschung, 9, n° 2, 2004, p. 73-100. 17. Isidorus Hispalensis, Etymologiae, XIX, 16, 1, M. Rodríguez-Pantoja (ed.), Paris, Les Belles Lettres, 1995, « Auteurs Latins du Moyen Âge », p. 121-123 : Pictura autem est imago exprimens speciem rei alicuius, quae dum uisa fuerit ad recordationem mentem reducit. Pictura autem dicta quasi fictura : est enim imago ficta, non ueritas. Hinc et fucata, id est ficto quodam colore inlita, nihil fidei et ueritatis habentia. Vnde et sunt quaedam picturae quae corpora ueritatis studio coloris excedunt et, fidem dum augere contendunt, ad mendacium prouehunt. On Isidore’s stance on pictura see A. Peroni,
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to use figurative representations, authors such as Bede felt nonetheless obliged to defend their usage even as Biblia pauperum18. The painted word Against this background, different ways of approaching painting flou rished during the Middle Ages, trying to bridge – with mixed results – the degrees of separation usually cast between pictura and image, and between pictura and ueritas. As we will see, Twelfth-Century philosophy will succeed in this double conceptual unification in the works of Bernardus Silvestris and Alanus ab Insulis. Before their bold attempts, however, we should briefly analyze the exquisite genre known as figurative poetry19, of which the works of Venantius Fortunatus and Hrabanus Maurus are the most famous and probably the most remarkable examples, « L’umbrositas della pittura sacra medievale. Testimonianze per lo studio delle immagini di culto », Studi medievali, 44, n° 3, 2003, p. 1565-1598, here p. 1568-1569. To fully understand Isidore’s definition of pictura as a memory tool, it is worth noting that memoria had less to do with the simple repetition of something, rather than its re-enactment, its reviving : see M. J. Carruthers, « Mental Images, Memory Storage, and Composition in the High Middle Ages », Das Mittelalter, 13, n° 1, 2008, p. 63-79, here p. 63 : « Whereas we now tend to identify memory with reiteration and repetition, such root memorization was regarded in the Middle Ages as puerilia, a necessary but strictly fundamental structure laid down in childhood. The true power of memory lay in recollection or memoria, which was analysed as a variety of investigation, the invention and recreation of knowledge – indeed the very principle whereby a new understanding is created by human minds. » 18. See Beda, De templo, I, op. cit., p. 212.824-213.838 : Si enim licebat serpentem exaltari aeneum in ligno quem aspicientes filii Israhel uiuerent, cur non licet exaltationem domini saluatoris in cruce qua mortem uicit ad memoriam fidelibus depingendo reduci uel etiam alia eius miracula et sanationes quibus de eodem mortis auctore mirabiliter triumphauit cum horum aspectus multum saepe compunctionis soleat praestare contuentibus et eis quoque qui litteras ignorant quasi uiuam dominicae historiae pandere lectionem ? Nam et pictura Graece zōgraphía, id est uiua scriptura, uocatur. Si licuit duodecim boues aeneos facere qui mare superpositum ferentes quattuor mundi plagas terni respice rent, quid prohibet duodecim apostolos pingere quomodo euntes docerent omnes gentes baptizantes eos in nomine patris et filii et spiritus sancti uiua ut ita dixerim prae oculis omnium designare scriptura ? 19. On the subject of figurative poetry see G. Pozzi, La parola dipinta, Milano, Adelphi, 1981 ; U. Ernst, Carmen figuratum. Geschichte des Figurengedichts von den antiken Ursprüngen bis zum Ausgang des Mittelalters, Köln-Weimar-Wien, Böhlau, 1991, « Pictura et poesis. Interdisziplinäre Studien zum Verhältnis von Literatur und Kunst » 1 ; G. Polara, « Parole ed immagine nei carmi figurati di età carolina », in Testo e immagine nell’Alto Medioevo, op. cit. (1994), vol. I, p. 245-273.
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chiefly the latter’s Liber Sanctae Crucis, a collection of 28 short poems devoted to the worshipping of the Holy Cross20. The distrust, with which painted images were met, could either be grounded in the metaphysical controversy between the original and the copy, or politically motivated, as in the case of the anti-Byzantine polemic of the Libri carolini against Greek icons. At heart, the genre of figurative poetry should at least partly differ from mainstream medieval views about painting. Taking Horace’s famous line Ut pictura poesis quite literally (Ars poetica, 1.361), these compositions created geometrical patterns by putting the letters in a precise order, so that they could be read vertically, horizontally and diagonally. Furthermore, these texts often displayed painted images that were actually embedded in, and not meant as simple companions to them (fig. 1). This genre of poetry, dating back to Optatianus Porphyrius in the fourth century, was revived by Venantius Fortunatus in the seventh21, and taken to its zenith by Hrabanus. In it, the combination of images and text becomes necessary : images remain utterly incomprehensible if detached from the text, and the text is significant only if read together with its iconographic apparatus, thus taking Gregory’s principle ut scriptura pictura to unprecedented heights, and seemingly rebalancing its reservations on pictura towards a sort of equality between the two, or at least stressing the existence of a necessary bond between them. This was, for instance, the approach of Venantius, who envisaged a perfect correspon dence between pictura and scriptura in their hand-to-hand coupling of the heavenly with the earth-bound. In his poems, the written word of poetry encounters the painted image so that « the sky is made visible on earth22 », establishing a perfect mirroring between the eternal, the domus 20. Hrabanus Maurus, In honorem Sanctae Crucis, M. Perrin (ed.), Turnhout, Brepols, 1997, CCCM 100. On this work see B. Reudenbach, « Imago-figura. Zum Bildverständnis in den Figurengedichten von Hrabanus Maurus », Frühmittelalterliche Studien, 20, 1986, p. 25-35. 21. On Optatianus see G. Polara, « Optaziano Porfirio tra il calligramma antico e il carme figurato di età medievale », Invigilata lucernis, 9, 1987, p. 163-173 ; G. Pipitone, Dalla figura all’interpretazione : scoli a Optaziano Porfirio, Napoli, Loffredo, 2012, « Studi latini » 79. On Venantius Fortunatus see L. Pietri, « Ut pictura poesis : à propos de quelques poèmes de Venance Fortunat », Pallas, 56, 2001, p. 175-186; G. Polara, « I carmina figurata di Venanzio Fortunato », Venanzio Fortunato e il suo tempo, Treviso, Fondazione Cassamarca, 2003, p. 211-229. 22. Venantius Fortunatus, Carmina, I, 6, 8, M. Reydellet (ed.), 2 t., Paris, Les Belles Lettres, 1994, t. 1, p. 25.
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non peritura23, and the decorative apparatus of churches, digna Deo domus24. Clearly, here pictura is not deemed capable of such mediation per se, as it happens in Twelfth-Century thinkers, but only if and when it is put at the service of God’s manifestation in words-cum-images. Nonetheless, Venantius’ stance is a far cry from that of Hrabanus, who, apart from the authority of Horace, relied mostly on that of Augustine who was quite unsympathetic towards painted images, and bent the necessary relation between the two, established by figurative poetry, in the sense that pictura needed scriptura to become fully understandable – and not vice-versa. However, Augustine’s position is complex and nuanced, and deserves a deeper insight. In the Confessiones, he openly declared his intention not to renounce the spiritual advantages offered by art, since listening to chanted Psalms made him feel moved « more religiously and more ardently in the flame of piety » than whenever they were simply read25. However, it was also a sin, and a very dangerous one, to let sounds prevail over words, as they unfortunately tend to do : because of this, Augustine felt still « fluctuating », refusing to express an « irremovable opinion » on this issue, even if he personally approved of the use of music in churches rather than not. Still, as it will happen to Bernard’s monks centuries later, the power of art is always on the brink of overri ding the res, which it is meant to represent, leaving (in the case of music) the pious man with no other option than to stop listening26. Here Augustine referred to sacred music, which envisages the fusion of music and words in singing, but in the next chapter (X, 34) he spoke at length of images, the basis of figurative arts. While music can be paused, giving way to silence, images keep flowing in front of our eyes, which « love 23. Ibid., I, 3, 12, p. 23. 24. Ibid., I, 1, 8, p. 20. 25. Augustinus, Confessionum libri XIII, X, XXXIII.49, L. Verheijen (ed.), Turnhout, Brepols, 1981, CCSL 27, p. 181.8-10 : Dum ipsis sanctis dictis religiosius et ardentius sentio moueri animos nostros in flamma pietatis, cum ita cantantur, quam si non ita cantarentur. 26. Ibid., XXXIII.49, p. 181.14-16, and 50, p. 182.29-36 : Rationi sensus non ita comitatur, ut patienter sit posterior, sed tantum, quia propter illam meruit admitti, etiam praecurrere ac ducere conatur. […] Ita fluctuo inter periculum uoluptatis et experimentum salubritatis magisque adducor non quidem inretractabilem sententiam proferens cantandi consuetudinem approbare in ecclesia, ut per oblectamenta aurium infirmior animus in affectum pietatis adsurgat. Tamen cum mihi accidit, ut me amplius cantus quam res, quae canitur, moueat, poenaliter me peccare confiteor et tunc mallem non audire cantantem.
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their bright and sweet colors », during our entire waking time, and such a flow cannot be arrested27. The power of images is therefore immensely superior, as is their seductiveness. Nevertheless, wise and holy men are capable of contemplating the splendor of creation manifested by images in the « corporeal light », and to use it as « a hymn to God » without remaining trapped « in its dreamlike dimension28 ». Yet, tellingly enough, Augustine described this situation of spiritual freedom and fullness in terms that imply – again – a powerful synesthetic experience between words, music and images, and, consequently, a mixture of different arts. Therefore, the author who maintained the inferiority of sounds and images with regards to the real res of the word, be it written or spoken, also established a sort of equivalence or at least a bond, if an implicit one, between music (in terms of sung words) and colors, as well as music and images. Indeed, as we have just seen, he speaks of physical images as « a hymn to God » (in hymno tuo), and as he distances himself from the immense variety of the products of human craftmanship – all images made in the end, as it happens, « to lure the eyes » – he sings in turn a hymn, as a means « of sacrifice to praise » God29. Therefore, in Augustine’s reflection one may find either the solid foundation of the subordinate condition of pictura, or the recognition of the synesthetic – i.e., equal – nature of arts, notably poetry, music, and images. In comparison with the variety of possible implications in Augustine’s reflection, however, the posture assumed by Hrabanus is definitely remi niscent of the usual medieval suspicions towards figurative arts, as when, in his letter to Hatto, he carefully underlines the inferiority of « the vain beauty (forma) found in an image » compared with words, the latter being « the pious norm of perfect salvation30 ». 27. Ibid., XXXIV.51, p. 182.5-6 and 8-10 : Pulchras formas et uarias, nitidos et amoenos colores amant oculi. […] Et tangunt me uigilantem totis diebus, nec requies ab eis datur mihi, sicut datur a uocibus canoris, aliquando ab omnibus, in silentio. 28. Ibid., XXXIV.52, p. 183.25-29 : At ista [lux] corporalis, de qua loquebar, inlecebrosa ac periculosa dulcedine condit uitam saeculi caecis amatoribus. Cum autem et de ipsa laudare te norunt, deus creator omnium, adsumunt eam in hymno tuo, non absumuntur ab ea in somno suo. 29. Ibid., XXXIV.53, p. 183.35-38 and 41-42 : Quam innumerabilia uariis artibus et opificiis in uestibus, calciamentis, uasis et cuiuscemodi fabricationibus, picturis etiam diuersisque figmentis […] addiderunt homines ad inlecebras oculorum […]. At ego, deus meus et decus meum, etiam hinc tibi dico hymnum et sacrifico laudem sanctificatori meo. 30. Hrabani Mauri Carmina, XXXVIII, MGH, Poetae latini aevi carolini, E. Dümmler (ed.), Berlin, Weidmann, 19642, vol. II, p. 196.1-7 : Nam pictura tibi cum omni sit gratior
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Hrabanus’ worries not only mirror Augustine’s warning not to get lost in the beauty provided by painted images, but they also confirm the latter’s negative supremacy – of a more seductive kind – over written or sung words31. Given that in figurative poetry images come as inextricably and necessarily intertwined with the text, the warning here means that, as a matter of fact, to focus only on the painted images, while overlooking the text, simply means to condemn ourselves not to understand images at all. In other words, in the context of figurative poetry, to focus solely on the graceful beauty of images means to fall in contradiction with ourselves, by simply « looking » at them without actually « seeing » them. Therefore, while heavily leaning on the authority of Augustine, at the same time Hrabanus overlooked the capacity, recognized by the great bishop of Hippo, that painting has to convey ueritas in the synesthetic fusion of the different arts – all this, while definitely excelling at figurative poetry, which makes his stance a curious sort of intellectual short-circuit. Fictio and pictura as entirely positive philosophical notions : Bernardus Silvestris and Alan of Lille-Tewkesbury Anselm of Canterbury : pictura as a dynamic image of the truth Only Twelfth-Century philosophy would take a step further from the medieval mainstream vision on pictura, by stating that fictional activity in itself (and painting in particular) not only can attain and convey the truth, but also it needs no external help in order to do that. To attain this goal, Twelfth-Century thinkers first needed to establish a direct link between art and philosophy. This came in two steps : first, Bernardus Silvestris fully liberated fictio, i.e. creative artistic activity itself, from the constraints of falsehood ; then, Alan of Lille-Tewkesbury extolled painting – the most condemned form of fictio until then – to its highest philosophical heights. arte, / Scribendi ingrate non spernas posco laborem. / Psallendi nisum, studium curamque legendi, / Plus quia gramma ualet quam uana in imagine forma / Plusque animae decoris praestat quam falsa colorum / Pictura ostentans rerum non rite figuras. / Nam scriptura pia norma est perfecta salutis. 31. Ibid., p. 196.11-16 : Auribus haec [= scriptura] seruit, labris, obtutibus atque, / Illa oculis tantum pauca solamina praestat. / Haec facie uerum monstrat, et famine uerum, / Et sensu uerum, iucunda et tempore multo est, / Illa recens pascit uisum, grauat atque uetusta, / Deficiet propere ueri et non fide sequestra est.
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But their bold moves were preceded by Anselm of Canterbury’s revolutionary stance on the nature of imago, which also invested painted images. Though neither Bernardus nor Alan were influenced by Anselm, nor did they access his texts at first hand, his stance on the subject is of the grea test importance in the history of the shift of medieval thinking from the mainstream paradigm on pictura as being, mostly, falsehood, to another one, where it stood more on the side of truth. Anselm names pictura seve ral times in his works32, but we will focus on chap. 31 of the Monologion. Here Anselm faces the problem of the nature of the divine Word, said to entertain a relation of resemblance (similitudo) with the created beings – which, according to Christian faith, were precisely created as similitudines of the eternal and un-created divine Word. The problem proceeds from a double difficult : either the divine Word shows too great a resemblance with the created beings, thus losing its divinity, or it shows none, thus making the resemblance fall apart. Anselm answers the question by saying that, just as in a painted human being one can find only the image (imago) and the resemblance of the truth, which actually consists of the living man in flesh and bones (in uiuo homine), so « the truth of existence is understood in the divine Word, whose essence is so excellent that, in a way, it is the only being that actually exists. » All other beings « are made through it and according to it », thus revealing « a certain degree of imitation » (imitatio aliqua) of that supreme essence. In conclusion, the resemblance established between the created beings and the divine essence is not detrimental to the latter ; as for the former, « the more every created being exists and is worth, the more similar (similius) it becomes » to God33. 32. For the complete list see M. Parodi, « L’artefice e l’opera nelle pagine di Anselmo », Rivista di storia della filosofia, 3, 1993, p. 527-535, where the philosophical consequences of all the other passages (especially of chap. 2 of the Proslogion and the querelle with Gaunilo) are also discussed at length. 33. Anselmus, Monologion, 31, in F. S. Schmitt OSB (ed.), Sancti Anselmi Cantua riensis Episcopi Opera omnia, Edinburgh, Nelson, 1946-61, vol. I, p. 49.2-3 : Quid igitur tenendum est de uerbo, quo dicuntur et per quod facta sunt omnia ? Erit aut non erit similitudo eorum, quae per ipsum facta sunt ? Si enim ipsum est uera mutabilium similitudo, non est consubstantiale summae incommutabilitati ; quod falsum est. Si autem non omnino uera sed qualiscumque similitudo mutabilium est, non est uerbum summae ueritatis omnino uerum ; quod absurdum est. At si nullam mutabilium habet similitudinem : quomodo ad exemplum illius facta sunt ? Uerum forsitan nihil huius remanebit ambiguitatis, si quemadmodum in uiuo homine ueritas hominis esse dicitur, in picto uero similitudo siue imago illius ueritatis : sic existendi ueritas intelligatur in uerbo cuius essentia sic summe est, ut quodam modo illa sola sit ; in iis uero quae in eius comparatione
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Here Anselm establishes a principle of great importance, by looking for the first time at the relation between original and copy far differently from the traditionally static perspective, i.e. as two fixed realities mirroring themselves in perennial reciprocation. Instead, he interprets it from the dynamic point of view of the pursuit, enacted by all created beings, of their innermost truth as the pursuit of the highest possible degree of resemblance with the divine model. This, in turn, also forces us to change the way we look at the analogy between divine and human creativity: what binds the two are not, again, various elements, statically considered, but the intention, the dynamic creative process, the aiming at a goal they both share through « the mediation enacted by conceptualization34 ». Although, as said before, Alanus ab Insulis was not a reader of Anselm, his conception of pictura simia ueri as an indefinite approximation to divine truth bears great resemblance to Anselm’s ideas, whose final legacy consists in the claim about the possibility that pictura, as well as the creative process itself, can somewhat be – and not just represent – the truth. The liberation of fictional activity in Bernardus’ Cosmographia Bernardus’ Cosmographia is, literally, a « cosmic writing », in which the text acts as a topography of the whole of reality according to the most advanced scientific knowledge available in his time35. By describing the creation of all the different parts of the cosmos, from the supernatural Powers that shape it to the Five Elements and the immense variety of climates, quodam modo non sunt, et tamen per illud et secundum illud facta sunt aliquid, imitatio aliqua summae illius essentiae perpendatur. Sic quippe uerbum summae ueritatis […] nullum […] detrimentum sentiet secundum hoc quod magis uel minus creaturis sit simile ; sed potius necesse erit omne quod creatum est tanto magis esse et tanto esse praestantius, quanto similius est illi quod summe est et summe magnum est. 34. Parodi, art. cit. (1993), p. 531 : « L’aspetto più significativo ed essenziale dell’analogia sta nella componente che si potrebbe definire processuale o dinamica, nello sforzo cioè di tendere verso la verità, attraverso la mediazione del piano concettuale, dove si trova il progetto, il modello, il concetto mentale. Ciò che fonda l’analogia tra artefice sommo, idea, creazione, da un lato, e, dall’altro, artefice umano (faber o pictor), progetto, opera realizzata, non sono i singoli elementi assunti in modo statico, ma il processo, la tensione, l’intenzionalità che reciprocamente li lega. » 35. On the Cosmographia, and for an overall bibliography on it and on Bernard, see C. Chiurco, « Phýsis e téchne nel Medioevo. La Cosmographia di Bernardo Silvestre », Marcianum, 9, n° 2, 2013, p. 353-375, here p. 355 note 3. The text I will use here is Bernardus Silvestris, Cosmographia, P. Dronke (ed.), Leiden, Brill, 1978.
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plants, animals, ending with man, the text systematizes and classifies the universe according to the laws of causality that preside over natural phenomena. Following the great precedent of Boethius, the Cosmographia is a mixture of poetry and philosophy, a prosimetrum. However, in order to understand the nature of this « cosmic writing » we need to go further into some of the philosophical conceptions that underpin the text. In the view of Bernardus, the universe rests upon the relation between the three different forms of duration : eternity, perennial time, and time properly speaking. Perennial time typically belongs to the world (mundus) : though Bernardus acknowledges that « the perennial competes in duration with the eternal, but because it had a beginning it cannot aspire to the supreme perfection of eternity36 », nevertheless he doesn’t see this limitation in a negative way. On the contrary, he clearly states that « this physical world was born perfect from a perfect intelligible world, because what generated it was wholeness, and wholeness, in turn, generates a whole. Moreover, just as this world is made complete by completeness, and beautiful from beauty, thus it is made eternal by its eternal model. Time, which begins from eternity, dissolves in eternity’s womb, after a long and tiring cycle. From unity it descends into plurality, and from stability into movement37 ». That the nature of perennial time is by no means a diminutio compared with the glory of eternity, is clearly stated by Bernardus shortly afterwards : Yet, precisely because of this necessary return into itself, time looks as if it remains within eternity, and eternity looks as if it moves in time. […] Were it possible, for time, not to divide itself into numerable plurality, or not to flow in movement, then it would be one and the same with eternity. It differs from eternity only because each cycle (successio) bears a different name, but there is no difference between time and perennial presence (euo) either with respect to their span, or to their being38. 36. Bernardus Silvestris, Cosmographia, op. cit., I, IV, 10, p. 119 : Quicquid extenditur spaciis, uel annosum uel secular, uel perpetuum uel eternum. Annosum senior, seculare dissoluitur euitate ; eterno perpetuum durabilitate concertat. Sed quia quandoque ceperit, ad supremam eternitatis eminentiam non aspirat. Mundus igitur quedam annosa, quedam seculari, quedam agitatione perpetua uel continuat uel euoluit. 37. Ibid., I, IV, 11 : Ex mundo intelligibili mundus sensibilis perfectus natus est, ex perfecto. Plenus erat igitur qui genuit, plenumque constituit plenitudo. Sicut enim integrascit ex integro, pulcrescit ex pulcro, sic exemplari suo eternatur eterno. Ab eternitate tempus initians in eternitatis resoluitur gremium, longiore circulo fatigatum. De unitate ad numerum, de stabilitate digreditur ad momentum. 38. Ibid., I, IV, 12 : Ea ipsa in se reuertendi necessitate, et tempus in eternitate consistere, et eternitas in tempore uisa est conmoueri. […] Si fieri possit [tempus] ne decidat
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By stating this perfect parallel between the original and the copy, Bernardus cleared the ground for lifting the ban on fiction considered as a sort of diminished reality. In most medieval conceptions, image is saved from the fate met by fiction because it always comes together with the original, thus is different from it ; here Bernardus states that perennial time – the perfect image and copy of eternity – is basically the same as eternity, stressing the element of identity between them rather than diversity ; moreover, this copy is also perfect in itself. But if perennial, circular time enjoys the same status of eternity and God, then the constant remaking of things anew that comes together with perennial time must become divine too : and how could be it possible, under such circumstances, to condemn the remaking that is inextricably bound up in the fictional activity of art ? On the contrary, the analogy between the two must necessarily be a perfect one. For this reason, the Cosmographia is less a simple description of the universe than « an attempt to build a cosmic order before the reader’s eyes », as Brian Stock, one of the very few scholars who devoted a monograph to Bernardus, correctly pointed out39. Or even better, it is an attempt to re-build such a cosmic order, by means of a philosophically imbued fictional poetry : indeed, as a consequence of the almost complete identity between perennial time and eternity – between the original and the copy –, creation should better be read in cyclical terms, that is as a perennial re-creation. It is a re-make rather than a simple making, as Bernardus himself makes clear when, speaking of God’s activity, he states that He « disposes [refert] everything for the better40 », where the term refert (disposes, ordains…) should better be translated as « re-disposes », « re-ordains », « re-directs », giving to the prefix re- the importance it deserves. Therefore, in Bernardus the fictional power of poetic philosophy (or philosophical poetry), with its description and rendering (graphia, historia) of the universe, possesses a status unknown to Hrabanus’ carmina figurata : poetry may indeed operate as the ultimate ground of all creative activity, being virtually undistinguishable from the creativity of God. in numeros, ne defluat in momentum, idem tempus est quod eternum. Solis successionum nominibus uariatur, quod ab euo nec continuatione nec essentia separatur. 39. B. Stock, Myth and Science in the Twelfth Century. A Study of Bernard Silvester, Princeton, Princeton University Press, 1972, p. 18. 40. Bernardus Silvestris, Cosmographia, op. cit., I, I, p. 97.11-14 : Deus […] in melius […] cuncta refert.
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Pictura as never-ending approximation to the truth in Alanus ab Insulis Given these premises, it will not come as a surprise, then, if we say that painting acquired its highest epistemological status as the image of truth shortly afterwards the Cosmographia was written, in the works of Alanus ab Insulis, notably his philosophical poem Anticlaudianus41. Just as importantly, he achieved such theoretical aim by resorting to the description of picturae, be they actual frescoes or images, a choice not merely stylistic, but deeply embedded in his views on the relation between pictura and ueritas. Alanus imagines the palace of Nature, one of the main characters of the poem, lavishly decorated with parietal paintings, which present moral and intellectual exempla (hominum mores : I, 119) of illustrious men of the past. Tellingly, the parade begins with three philosophers – Aristotle, Plato and Seneca – followed by Ptolemy, Cicero, Virgil and the Roman Emperor Titus, and it ends with positive mythological and fictional characters (Hercules, Ulysses, Hippolytus and Turnus42). Suddenly the paintings take a nasty turn, morphing their beauty into delirious deformity: here come the exempla of human counter-nature, allegorical figures – some of them actual historical characters, like Nero, some purely mythological ones – that disguise Henry II Plantagenet (Nero) and his four sons, among whom both Richard Coeur de Lion and John Sans Terre are recognizable, together with court poets Joseph of Exeter and Walter of Châtillon, Alan’s rivals43. (In the rivalry between the Plantagenets and the Kings of France, Alan fiercely sided 41. I prefer to use the name « Alanus ab Insulis » instead of the more universally spread « Alain de Lille » : for the reasons of such preference see C. Rossi, « Autour d’Alain de Lille : nouvelles propositions », Cahiers de Civilisation Médiévale, 52, 2009, p. 415-426 ; for a short summary of the 200 years old question of Alan’s identity, see C. Chiurco, « Perché le Lettres familières non sono opera di Alanus ab Insulis », Theory and Criticism of Literature and Arts, 2, n° 1, 2017, p. 5-26, especially p. 6-8. On Alan in general see C. Chiurco, Alano di Lilla. Dalla metafisica alla prassi, Milano, Bompiani, 2005, where, at p. 351-387, a complete bibliography is provided ; on the Anticlaudianus see C. Chiurco, « Tra ethos e politica. L’età dell’oro come sineddoche nell’Anticlaudianus di Alanus ab Insulis », L’età dell’oro. Mito, filosofia, immaginario, C. Chiurco (ed.), Venezia, Marsilio, 2018, « Ricerche », p. 121-144 (bibliography in the notes). 42. Alanus ab Insulis, Anticlaudianus, I, 119-151, R. Bossuat (ed.), Alain de Lille, Anticlaudianus. Texte critique avec une Introduction et des Tables, Paris, Vrin, 1955, « Textes philosophiques du Moyen Âge » 1, p. 60-61. 43. Ibid., I, 152-183, pp. 61-62. For the identification of the historical characters see C. M. Hutchings, « L’Anticlaudianus d’Alain de Lille. Étude de chronologie », in Romania, 50, 1924, p. 1-13 ; Chiurco, op. cit. (2005), p. 269-271.
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with the latter.) Alan’s invention marks a clear shift from the traditional Boethian paradigm, which typically resorted to the description of the embroidered robes of allegorical personifications to convey sophisticated reflections on the human condition – a stratagem Alan himself had used in his De planctu Naturae44. But Alan goes further, giving the reason for the unusual but definitely not casual preference accorded to painting, which is clearly stated in the first lines that introduce the description of the frescoes in the palace of Nature – a text that, for its importance, deserves to be read in its entirety : Here a charming mural depicts men’s character. The painting faithfully fastens its attention on its special project so that its representation of the subject may the less depart from reality. Oh painting with your new wonders! What can have no real existence comes into being and painting, aping reality and diverting itself with a strange art, turns the shadows of things into things and changes every lie to truth. Thus this art’s power subtly checks logic’s arguments and triumphs over logic’s sophisms. Logic provides proof, painting creates ; logic argues, painting brings to pass everything that can exist. Thus, both wish the false to appear true but painting pursues this end more faithfully45.
These lines mark a huge departure from the mainstream medieval paradigm about painting – and fiction as well. True, in the first lines Alan again concedes that fictional activity and artistic creativity create things that aren’t fully real, but the gap between representation and reality (in Alan’s words, between res picta and uerum) has become really small. Immediately afterwards, however, Alan sheds all timidity by expressing his real thoughts : painting – which we could call « imaginative thin king » – is more powerful than logic, the strictest human intellectual 44. It is also worth noting that Venantius, centuries before Alan, « dit s’être inspiré [for his carmina figurata] de l’art de l’araignée et, plus encore, de celui du lissier brochant ses motifs colorés dans la trame et la chaîne d’une étoffe, dans l’intention de “tisser une même toile qui fût poésie et peinture” » : Pietri, art. cit. (2001), p. 177. 45. Alan of Lille, Anticlaudianus, J.J. Sheridan (transl.), Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1973, pp. 48-49 ; Alanus ab Insulis, Anticlaudianus, I, 119-130, op. cit., p. 60-61 : Hic hominum mores picture gracia scribit : / Sic operi proprio pictura fideliter heret, / Ut res picta minus a uero deuiet esse. / O noua picture miracula! Transit ad esse / Quod nichil esse potest picturaque simia ueri, / Arte noua ludens, in res umbra cula rerum / Uertit et in uerum mendacia singula mutat. / Sic logice uires artis subtiliter huius / Argumenta promunt logicequo sophismata uincunt : / Hec probat, ista facit ; hec disputat, impetrat illa / Omne quod esse potest : sic utraque uera uideri / Falsa cupit, sed ad hoc pictura fidelius instat.
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a ctivity. Not even logic is able to turn inexistent realities into actual beings the way painting does : while logic satisfies itself with argument, painting acts and enacts. Both logic and painting strive to make what is false become true, but painting is much apter as it. In order to better understand Alan’s immensely important lines, the implications of which we cannot fully analyze here46, one must refer to the central episode of Book VI, when Wisdom (Prudentia, Fronesis) – one of Nature’s sisters and the main character of the poem – is finally granted access to the presence of God. Wisdom must undertake the long and perilous journey through the heavens in order to find a soul for Juvenis, the prototype of the New Man charged with the task of renovating humanity after defea ting the alliance of Vices led by the fury Alectus (a personification of Eleonore of Aquitaine, wife of Henry II47). Wisdom, accompanied by Theology and Faith, is ushered into the Empyrean sky but immediately faints, overwhelmed by the splendor of Heaven. Faith helps her to recover consciousness, and saves her from her narcosis by using a magic mirror, which shields her eyes from the effects of heavenly light : She [Faith] presents Phronesis with a mirror that is outstanding, symmetrical, of a reddish hue, reflective, polished, very broad of surface, equipped with images. In this mirror everything the fiery region encompasses is reflected: in it everything that the heavenly universe holds clearly shines, but the appearance of these things differs from the real objects. Here one sees reality, there a shadow ; here being, there appearance ; here light, there an image of light. […] The mirror acts as an intermediary to prevent a flood of fiery light from beaming into her eyes and robbing them of sight. By using this mirror her eyes recover, find a kindly brightness and enjoy the clear, gleaming light48.
Alan makes clear that what is reflected by the mirror is only an appearance (species), an image (imago), and not the real thing (ens) : still, the mirror is the only way to contemplate divine truth, and in its reflection 46. For a more detailed account see Chiurco, art. cit. (2018), p. 139-141. 47. See supra, note 43. 48. Alan of Lille, Anticlaudianus, op. cit., p. 160 ; Alanus ab Insulis, Anticlaudianus, VI, 119-130, op. cit., p. 144-145 : Presentat Fronesi speculum, quo cuncta resultant / Que locus empireus in se capit, omnia lucent, / Que mundus celestis habet, sed dissona rerum / Paret in hiis facies. Hic res, hic umbra uidetur, / Hic ens, hic species, hic lux, ibi lucis imago. […] / Hoc speculum mediator adest, ne copia lucis / Empiree, radians uisum, depauperet usum. / Uisus in hoc speculo respirat, lumen amicum / Inuenit et gaudet fulgens cum lumine lumen. Sheridan’s translation of the last line misses the deepest signification of the perfect alignment between the two kinds of light, the one of the model and the one of the copy.
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human sight « breaths » (respirat) and « finds a friendly light and rejoices in it, shining, light paired with light » (lumen amicum inuenit et gaudet fulgens cum lumine lumen). Therefore, the secondary reality of reflection provided by the mirror is by no means a reduction. In Alan’s view, truth cannot be attained either fully or directly, given the inaccessible nature of God. Hence the role of painting (or the mirror of Faith, which acts as painting’s double) must be understood as such : pictura is less an imitation of truth (or reality) rather than the closest, though inde finite, approximation to it. The term « approximation », here, should be taken quite literally, as the act of « coming closer », « getting ever closer », just as the Anticlaudianus is, after all, the tale of the voyage undertaken by Wisdom up to the Empyrean sky in order to find the soul of the perfect man – himself an ever closer approximation to the truth. Pictura simia ueri49, then, speaks not of the power of painting to create illusions or static imitations of the truth : as the lines Transit ad esse / Quod nichil esse potest50 make clear, such imitation is a dynamic movement that overcomes (trans-ire) the constraints of the physical world without ever fully appeasing itself in the realm of the purely metaphysical. The sort of being (esse) painting can provide is itself a transire, a movement, a mediation between these two worlds, of the same kind as provided by the mirror of Faith (hoc speculum mediator51). Though a never-ending process, given the infinity of its object, such mediation is nevertheless perfect, the zenith attainable by human knowledge : « light paired with light », cum lumine lumen52. Here the complete overhauling of the medieval mainstream conceptions on painting and fiction, anticipated by Bernardus’ equating of perennial time to eternity, is finally made complete.
49. Alanus ab Insulis, Anticlaudianus, I, 123, op. cit., p. 60. 50. Ibid., I, 122-123. 51. Ibid., VI, 127, p. 144. 52. Ibid., VI, 130, p. 145.
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Hrabanus Maurus, In honorem Sanctae Crucis, Ms. Lat. 2422, Bibliothèque Nationale de France, Paris, f. 3v. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8490076p/f14.image.r=.langEN
Carlo Chiurco Université de Vérone
LA FICTION DU POSSIBLE. RÉFLEXIONS MÉDIÉVALES SUR LA PUISSANCE DE DIEU ET L’IMAGINATION DE L’HOMME Kristell Trego Anything could be true. The so-called laws of nature were nonsense. The law of gravity was nonsense ; ‘If I wished,’ O’Brien had said, ‘I could float off this floor like a soap bubble.’ Winston worked it out. ‘If he thinks he floats off the floor, and if I simultaneously think I see him to do it, then the thing happens’ George Orwell, 1984, Londres, Penguin Books, 2008, p. 291
Les pages qui suivent n’ont d’autre ambition que de proposer une escapade philosophique. S’il est une « diversité rebelle » de la philosophie médiévale, comme le professait Paul Vignaux, pour éviter de nous perdre dans ce dédale des chemins de traverse qui pourraient facilement se transformer en un labyrinthe doctrinal, une question nous servira de fil d’Ariane, à savoir : l’imagination nous éloigne-t-elle de l’attention au réel ? Autrement dit : l’imagination doit-elle être réservée à la littérature, et doit-elle être évincée de la science ? L’idée que je voudrais suggérer est que l’on ne doit sans doute pas opposer trop frontalement les fictions littéraires aux objets de la science. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler comment Descartes expose sa physique par « l’invention d’une fable, au travers de laquelle [il] espère que la vérité ne laissera pas de paraître suffisamment1 ». Or, la difficulté que pose une science hypothétique, à l’instar de celle que développe Descartes, est qu’elle semble constituer une fiction parmi d’autres, peu apte à emporter dès lors l’adhésion par ses seules ressources, ainsi que Savinien de Cyrano de Bergerac en ouverture de son Histoire comique peut le pointer du doigt en des lignes remarquables : Les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l’un la prenait pour une lucarne du ciel par où l’on entrevoit la gloire des bienheureux ; tantôt un autre, persuadé des fables anciennes, s’imaginait que possible Bacchus tenait 1. Le monde, Œuvres, C. Adam et P. Tannery (éd.), rééd. Paris, Vrin, 1996, t. XI, p. 31.
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taverne là-haut au ciel, et qu’il y avait pendu pour enseigne la pleine lune ; tantôt un autre protestait que c’était la platine où Diane dressait les rabats d’Apollon ; tantôt un autre s’écriait que ce pourrait bien être le soleil luimême, qui s’étant au soir dépouillé de ses rayons, regardait par un trou ce qu’on faisait au monde quand il n’y était pas. « Et moi, leur dis-je, qui souhaite mêler mes enthousiasmes aux vôtres, je crois sans m’amuser aux imaginations pointues dont vous chatouillez le temps pour le faire marcher plus vite, que la lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune. » Quelques-uns de la compagnie me régalèrent d’un grand éclat de rire. « Ainsi se moque-t-on peut-être dans la lune, de quelque autre, qui soutient que ce globe-ci est un monde. » Mais j’eus beau leur alléguer que Pythagore, Epicure, Démocrite et, de nôtre âge, Copernic et Kepler, avaient été de cette opinion, je ne les obligeai qu’à rire de plus belle2.
Je voudrais montrer comment le possible peut bien être conçu comme une fiction de notre imagination (et pas seulement de notre entendement), tout en ayant une valeur épistémique. Partons à cet égard du début de la science moderne, à savoir le xive siècle, et notons comment la science de la nature s’y appuie sur des cas imaginaires, bien loin de se contenter de ce qui est. Ainsi, contre le refus aristotélicien du vide, on reconnaît qu’il est à tout le moins possible d’imaginer le vide, ce qui, précisément, ne revient pas à affirmer son existence. L’imagination n’est ainsi pas l’autre de la science, elle n’est pas le contraire de la raison, mais, tout au contraire, elle appuie les raisonnements que met en place la science. La difficulté ici est palpable : pourquoi, mais aussi comment, conférer un tel pouvoir épistémique à l’imagination ? L’imagination ne nous faitelle pas échapper du réel, pour autant que ce sur quoi elle porte n’a précisément pas à être ? Une telle question interroge assurément le statut de la possibilité. Le pouvoir fictionnel de l’imagination la conduit à forger des possibles, qu’il convient précisément de distinguer des étants existants. Mais cette fiction du possible ne signifie pas leur inanité cognitive à nous faire accéder au réel, réel qui précisément ne doit pas être confondu avec l’existant. Le présent article portera donc sur cette fiction du possible. Je me contenterai de quelques balises théoriques, qui permettent de poser la question du pouvoir épistémique de l’imagination dès lors qu’elle 2. L’autre monde, ou les états et empires de la Lune, version du manuscrit M (Munich), M. Alcover (éd.), Paris, Honoré Champion, 1977, p. 4-6.
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a ppréhende moins ce qui est, que ce qui est possible3. Un premier constat s’impose à cet égard. Le possible n’est pas seulement, ni d’abord, le pensable. Avant que d’être un objet théorique, une fiction de l’imagination, il se pense en rapport à une puissance de le faire être. L’expression secundum potentiam divinam et secundum imaginationem largement utilisée au xive siècle atteste ce basculement d’une détermination dynamique du possible (en référence à la puissance divine) vers une détermination cogitative (en référence à l’imagination humaine). Cette expression doit dès lors nous inciter à ne pas nous enfermer dans une interprétation du possible comme une fiction de l’imagination, mais à en découvrir le soubassement théorique, dans l’attention à la toute-puissance de Dieu. L’escapade philosophique que je propose s’effectuera en trois étapes. J’envisagerai en effet la question à partir d’Ibn Ḥazm d’abord, ensuite chez Ghazâlî, enfin chez Nicole Oresme. Il ne s’agit évidemment pas d’affirmer une influence directe de ces auteurs l’un sur l’autre, mais plutôt de voir comment, dans un certain contexte doctrinal, ils ont, chacun à leur manière, posé la question du rôle épistémique du possible que l’on peut imaginer. Si le possible se laisse rapporter à la puissance divine, les fictions théoriques que l’on peut effectuer ne conduisent à aucun scepticisme. La possibilité de l’impossible : Ibn Ḥazm de Cordoue La première halte de notre escapade nous fait découvrir l’Andalousie du xie siècle, avec Ibn Ḥazm de Cordoue (m. 1064)4. Celui-ci nous met aux prises avec certains débats du kalâm. Rappelons simplement, en guise de présentation, qu’Ibn Ḥazm est un penseur zahiriste, autrement dit qui se veut fidèle à la littéralité du Coran, en son sens manifeste. Il s’est opposé à la fois aux mutazilites et aux asharites. Il occupe une place à part dans l’histoire des idées, tout en étant au cœur des débats qui se sont joués en 3. Pour des développements plus détaillés sur le possible au Moyen Âge, je renvoie à mon ouvrage L’impuissance du possible. Emergence et développement du possible d’Aristote à l’aube des Temps modernes, Paris, Vrin, 2019. Pour une élucidation des problèmes liés au possible, voir Stéphane Chauvier, Le sens du possible, Paris, Vrin, 2010. 4. Sur Ibn Ḥazm, voir Miguel Asín Palacios, Abenhazam de Cordoba y su historia critica de las ideas religiosas, Madrid, Revista de Archivos, 1927-1932, 5 vol., t. I ; Roger Arnaldez, Grammaire et théologie chez Ibn Ḥazm de Cordoue, Paris, Vrin, 1956 (réimpr. 1981).
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terre d’Islam. Fin logicien5, Ibn Ḥazm se montre un ardent défenseur de la puissance de Dieu. Il nous donne à la fois le moyen de percevoir la façon dont la puissance divine impose une certaine manière d’envisager le possible comme pensable, et d’en exhiber la difficulté. Le point que je voudrais en effet envisager à partir de la figure d’Ibn Ḥazm illustre une discussion classique en terre d’Islam, autour de ce qui est en la puissance de Dieu, al-maqdûrât. Cette question des maqdûrât nous renvoie aux commencements du kalâm ; elle a notamment opposé, au xe siècle, asharites et mutazilites. Ibn Ḥazm prolonge assurément ces débats6. Présentant la position asharite (qu’il discute par ailleurs), il affirme ainsi que Dieu « crée (yakhluqu), à partir de la semence, ce qu’il souhaite (mâ shâ’a)7 ». L’ordre de la nature pourra dès lors se trouver bouleversé par rapport au cours habituel des choses. Ainsi, poursuit Ibn Ḥazm, « il serait possible qu’il fasse advenir, à partir du sperme de l’homme un chameau, ou un homme à partir du sperme de l’âne, ou un dattier à partir de la plantation de coriandre8 ». Il serait « possible », dit Ibn Ḥazm ; en arabe, mumkin, terme qui, dans les traductions latines d’Avicenne notamment, est rendu par possibile. On le voit donc : Ibn Ḥazm nous propose une réflexion, à partir de la puissance de Dieu, sur le possible, entendu comme ce qui pourrait arriver. S’il a été traduit par « possible », le terme mumkin indique en effet plus précisément en arabe le fait d’être établi ; contemporain d’Ibn Ḥazm, Avicenne comprend ainsi mumkin comme ce qui a besoin d’une cause pour être9. Cette acception du mumkin se retrouve avec Ibn Ḥazm, puisque le mumkin prend son sens en référence à une puissance le faisant arriver. Le mumkin décrit ainsi la béance ontique de ce dont l’être est suspendu à une instance exogène. Une telle dépendance caractéristique du possible invite assurément à revenir sur l’idée de « nature ». La stabilité caractéristique de la nature
5. Voir Anwar G. Chejne, « Ibn Ḥazm of Cordova on Logic », Journal of the American Oriental Society, 104, no 1, 1984, p. 57-72. 6. Sur le Kitâb al-fiṣâl et sa composition, voir L. Gardet et M.-M. Anawati, Introduction à la théologie musulmane, Paris, Vrin, 1981, p. 147 sq. 7. Kitâb al-fiṣâl, tr. VI, ch. 3, Le Caire, 1899-1903, 5 t. en 2 vol., t. V, p. 15, l. 1-2. Pour une traduction espagnole quasi-intégrale, voir Asín Palacios, op. cit. (1927-1932), t. II-V. 8. Fiṣâl, tr. V, p. 15, l. 2-3. 9. Voir ainsi Shifâ’, Métaphysique, I, 6, Le Caire, Organisation égyptienne générale du livre, 1952 sq., t. I, p. 37, l. 11.
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doit en effet céder la place à un établissement habituel des choses10 : ce qui se fait ne se fait pas tant en vertu d’une nature que conformément à l’habitude divine, et pourrait se produire autrement11. La question du possible engage ainsi une réflexion sur la puissance divine, et sur l’impossible pour Dieu. Ce questionnement demande de revenir sur les rapports entre la puissance (qudra) et la science (‘ilm)12. Sans nul doute Ibn Ḥazm nous invite à envisager un primat de la puissance. Ibn Ḥazm l’affirme en effet fermement, et de manière répétée : Dieu est puissant (qâdir). Contre Abû al-Hudhayl13, il insiste pour dire que la puissance divine n’a pas de limite14. Ce serait donc à tort qu’Abû al-Hudhayl15 a soutenu que ce qui est en la puissance divine est limité, et que Dieu ne pourrait ni créer un atome de plus, ni faire revivre un moustique16 : nulle « chose », rétorque Ibn Ḥazm, ne préexiste à son effectuation, limitant ipso facto le pouvoir divin17. L’interrogation sur la volonté et la puissance divine18 conduit dès lors Ibn Ḥazm à revisiter la division du possible et de l’impossible. Ibn Ḥazm19 distingue quatre types d’impossible (muḥâl)20. Le premier type se dit selon la relation (bi-l-iḍâfa) ; ainsi le fait que pousse une barbe à un enfant de trois ans, ou qu’il soit en état d’engendrer, comme le fait qu’un imbécile explique les règles de la logique, ou compose des vers admirables. En un 10. Le miracle va contre le cours habituel et connu de la nature (Fiṣâl, tr. VI, ch. 1, t. V, p. 5). 11. Sur cette habitude (qui ne signifie pas que l’homme pourrait l’entraver), voir encore Fiṣal, tr. VI, ch. 3, t. V, p. 15-16. Voir Marie Bernand, « La critique de la notion de nature (ṭab‘) par le kalâm », Studia islamica, 51, 1980, p. 59-101, p. 94. 12. Fiṣal, tr. II, ch. 7, t. II, p. 160. 13. Ibid., tr. II, ch. 10, t. II, p. 193. 14. Ibid., tr. VI, ch. 2, t. V, p. 12. 15. Voir la discussion avec Abû-l-Hudhayl, Fiṣâl, III, ch. 16, t. IV, p. 83 sq. Sur Abû l-Hudhayl, voir Richard M. Frank, « The Metaphysics of Created Being », Early Islamic Philosophy : The Mutazilites and al-Ash‘arî, Aldershot, Ashgate Variorum, 2007, article I. 16. Pour Albert N. Nader, Le système philosophique des mutazilas, Beyrouth, Les Lettres Orientales, 1956, p. 75, Ibn Ḥazm déforme le propos d’Abû-l Hudhayl. 17. Fiṣâl, III, ch. 16, t. IV, p. 84 : ce qui n’est pas parvenu à l’acte (ilâ al-fi‘l) n’est pas une chose (laysa shay’). Cf. I, ch. 3, t. I, p. 14 : « lâ huwa shay’ ». 18. Ibid., tr. II, ch. 10, t. II, p. 177. 19. Ibid., tr. II, ch. 10, t. II, p. 181, l. 8 sq. 20. Voir notamment Arnaldez, op. cit. (1956), p. 297 ; Austryn Wolfson, The Philosophy of the Kalam, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1976, p. 584-585 ; Daniel Gimaret, Théories de l’acte humain en théologie musulmane, Paris, Vrin, 1980, p. 69 ; Eric Linn Ormsby, Theodicy in Islamic Thought. The Dispute over al-Ghazali’s Best of All Possible Worlds, Princeton, Princeton University Press, 1984.
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d euxième sens, l’impossible se dit dans l’être (fî-l-wujûd), comme le fait qu’une pierre devienne vivante, ou parle. Un troisième sens consiste dans l’impossible entendu selon ce qui nous apparaît selon la structure de notre intellect (fî-mâ baynanâ fî binyat al-‘aql ‘indanâ), comme le fait qu’un homme soit à la fois debout et assis. Enfin, l’impossible l’est absolument, comme le fait pour Dieu de faire quelque chose contre luimême, d’être ignorant, de créer un être qui n’ait pas de principe. Seul ce quatrième type d’impossible l’est pour Dieu. Il est impossible en vertu de sa propre essence. Cet impossible s’impose nécessairement à l’essence du Créateur (awjaba ‘alâ dhât al-barî)21 ; il est impossible à la science même de Dieu (muḥâl fî ‘ilm Allah). Ce n’est pas un possible (lâ huwa mumkin)22. En revanche, les trois premiers « impossibles » sont en réalité au pouvoir de Dieu. Ce qui est impossible peut dès lors s’avérer en réalité « possible » (mumkin). C’est donc par rapport à nous que ces impossibles ne sont pas possibles : « laysa mumkin ‘indanâ ». L’impossible pour notre intellect, qui ne s’identifie donc pas à l’impossible absolument, est à dire vrai lui-même au pouvoir de Dieu, même s’il ne le fait pas. Dieu est bien puissant (qâdir) à son égard ; il est en la puissance (maqdûr) d’Allah, mais celui-ci ne l’effectue pas, en ce monde. Dieu pourrait faire qu’une même chose soit et ne soit pas en même temps, ou soit en deux lieux. Ibn Ḥazm s’avère ainsi, assurément (et pour le moins), radical ; il ramène23 notre intellect au rang de « créature advenue (makhlûq muḥdath) par Dieu, qui l’a créée après qu’elle n’a pas été (ba‘da an lâm yakun). C’est une des différentes puissances de l’âme ; c’est un accident qui existe en elle et qu’elle a reçu parce que Dieu l’a fait advenir, et il l’a fait advenir y compris quant à son organisation (rutba)24 ». Ainsi donc l’adventicité de l’intellect ne vaut pas seulement pour son existence comme puissance de l’âme, mais aussi bien quant à la manière d’intelliger. Nous ne sommes décidément pas loin ici de l’affirmation de la création par Dieu des vérités éternelles ; c’est pour Ibn Ḥazm notre intellection ellemême, autrement dit notre manière de concevoir, qui est dite créée. La rationalité serait donc à ses yeux en quelque manière créée. 21. Fiṣal, t. II, p. 181, l. 25. 22. Ibid., p. 182, l. 1-2. 23. Ibid., p. 182, l. 11 sq. 24. Ibid., p. 182, l. 11-13.
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Ceci nous conduit à deux remarques. En premier lieu, l’impossible « logique » (le contradictoire) est ramené à notre propre manière d’intelliger (al-‘aql ‘indanâ). L’intelligibilité apparaît donc relative à l’esprit humain, sans valoir en soi. Ibn Ḥazm établit un net déséquilibre entre la pensée humaine et la puissance divine. Dieu peut davantage que ce qui se laisse penser selon la structure de la rationalité humaine. En second lieu, cette typologie que propose Ibn Ḥazm, et le caractère relatif qu’il accorde aux trois premiers impossibles, esquisse une dimension cogitative du possible. Il est à cet égard remarquable que, lors de l’examen de ces trois types d’impossible, on s’interroge immédiatement sur la question de la concevabilité pour appréhender la question de la possibilité. Une certaine imagination permet d’exhiber la possibilité de ce que l’on estime d’abord impossible. Notre intellect peut concevoir, ou notre âme s’imaginer, qu’une pierre parle. Le rêve permet ainsi d’imaginer comme possible ce que, en état de veille, on estime impossible et qui est, en réalité, certainement infaisable : « al-muḥâl mumkin fî-l-nawm (l’impossible est possible dans le sommeil) » de sorte que Dieu est « puissant pour le faire être possible au réveil (qâdir ‘alâ an awjada-hu mumkin fî-l-yaqaẓa)25 ». Ainsi, non seulement Dieu n’est-il pas assujetti au principe de contradiction, mais l’imagination, à travers notamment la fonction onirique, acquiert sa légitimité pour appréhender ce qui, nous apparaissant impossible selon l’être, est en réalité en la puissance divine. Ibn Ḥazm fait dès lors prévaloir la puissance de Dieu sur sa science, ce qui, assurément, ne va pas sans mettre en péril l’idée même de science pour l’homme. En effet, Dieu, nous dit-il26, a même la puissance d’annuler sa science, et de démentir la promesse qu’il a faite de ne pas nous mentir. Le Dieu d’Ibn Ḥazm ne serait-il pas ici un « Dieu trompeur » cartésien avant la lettre ? Quelle science est dès lors envisageable pour l’homme si Dieu a la puissance du contradictoire ? Ne devrions-nous pas tomber dans le scepticisme27 ? Ibn Ḥazm se propose lui-même cette 25. Ibid., p. 182, l. 25. 26. Ibid., p. 186. 27. Sur Ibn Ḥazm et le scepticisme, voir Abdel Magid Turki, « La réfutation du scepticisme et la théorie de la connaissance dans les «Fiṣal» d’Ibn Ḥazm », Studia Islamica, 50, 1979, p. 37-76.
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objection28 : affirmer que Dieu peut commettre des injustices, mentir et faire l’impossible, impose corrélativement de se demander ce qui nous garantit qu’il n’a pas fait tout cela, ou qu’il ne va pas le faire, rendant ainsi évanescente la vérité de toutes choses, et rendant mensonger tout ce qu’il nous a indiqué ? Outre la parole divine, l’on peut s’appuyer sur la connaissance que Dieu a mise en nos âmes. Ibn Ḥazm en appelle à une garantie divine, permettant d’assurer nos connaissances. Nous avons foi (âmannâ), dit Ibn Ḥazm, dans la nécessité (ḍarûri) de la connaissance (ma‘rifa) que Dieu a placée dans nos âmes, que par exemple trois est plus que deux, que le palmier ne donne pas des olives, que l’âne n’engendre pas un chameau, que la mule ne parle pas de grammaire, de poésie ou de philosophie29. Ainsi peut-on dire avec fermeté que Dieu peut réaliser ces impossibles logiques, mais qu’il ne l’a pas fait. La garantie divine permet donc pour Ibn Ḥazm d’asseoir nos connaissances, intellectuelles comme aussi sensitives. Certes, Dieu pourrait altérer nos sens, ce qui arrive lorsqu’on souffre d’un problème de cataracte et que l’on voit des fantasmes sans corrélat extérieur30. Toutefois, nous pouvons avoir confiance dans le fait que nous ne sommes pas dans cette situation. La véracité divine s’impose dès lors à travers le témoignage concourant des sens, de la raison et de la parole. Autrement dit, la véracité divine ne s’atteste pas d’elle-même, simplement par la parole ; mais il faut tout aussi bien convoquer notre raison et nos sensations. Si Ibn Ḥazm convoque une forme de confiance, celle-ci se découvre tout autant dans nos connaissances intellectuelles et sensorielles, que dans la seule adhésion à la Parole divine. Loin de tout fidéisme exacerbé31, Ibn Ḥazm en appelle ainsi à la convergence sensitive, rationnelle et linguistique pour asseoir la fiabilité de la connaissance. La résolution que donne Ibn Ḥazm, par l’appel à la confiance, ne saurait faire méconnaître la difficulté qui se trouve ainsi posée en toute son acuité et sa radicalité. 28. Fiṣal, t. II, p. 186. 29. Ibid., p. 186-187. 30. Ibid., p. 188. 31. Si Dieu nous a donné la raison, c’est pour nous en servir. Les commandements de Dieu n’ont de sens que parce que Dieu nous a donné les moyens de les accomplir, et le Coran commande d’user de son intelligence ; voir Josep Puig Montada, « Reason and Reasoning in Ibn Ḥazm of Cordova (d. 1064) », Studia Islamica, 2001, 92, p. 165-185, p. 166.
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Pour le dire en un mot, la question que nous lègue Ibn Ḥazm peut se formuler de la manière suivante. L’attention à la puissance divine ne bouleverse-t-elle pas le cadre du possible et de l’impossible, en mettant ce faisant en question la connaissance humaine ? La question est évidemment cruciale, et nous plonge au sein des riches discussions que connut le kalâm sur le possible et ce qui est en la puissance de Dieu. Le xie siècle voit en effet émerger, au sein du kalâm, à côté du maqdûr (ce qui est en la puissance), le mumkin, c’est-à-dire le possible. Le mumkin est appelé à recevoir une importance décisive, dès lors que ce qui est connu (alma‘dûm) n’a plus à se limiter à ce qui est (al-mawjûd), mais englobe tout aussi bien le non-étant, al-ma‘dûm, comme l’explique al-Bâqillânî, le contemporain asharite d’Ibn Ḥazm32. Si le non-étant n’est pas une chose (shay’), pour un asharite comme Bâqillânî, il relève toutefois du domaine de la connaissance. Comment, dans ces conditions, penser le possible, à la jonction du libre exercice par l’homme de ses facultés cognitives, et de la puissance divine ? Dans son Guide des perplexes, Maïmonide33 signale à cet égard le problème suivant de la doctrine asharite de l’acceptabilité (tajwîz) : ce que l’on peut imaginer serait acceptable par la raison. Ainsi l’on devrait admettre qu’un éléphant puisse avoir la taille d’un moucheron, et inversement, que l’homme puisse être grand comme une montagne, avoir plusieurs têtes, voler, ou encore que le feu puisse se mouvoir vers le centre. Ainsi donc, il suffirait qu’une chose soit imaginable pour qu’on la dise « possible », ou acceptable : « pour eux, ce qui est figurable (mutakhayyal) est possible (mumkin), que l’être lui corresponde ou non34. » Les asharites auraient ce faisant, aux yeux de Maïmonide, méconnu « la nature du possible ». Prenons cette objection de Maïmonide au sérieux, et demandonsnous : l’imagination est-elle le critère de la possibilité, indépendamment de toute forme de consistance intrinsèque de ce qui est ainsi pensé ? Les asharites refusent en effet, contre les mutazilites jubbaites, que le nonétant puisse être dit une chose (shay’), autrement dit qu’il ait une consistance intrinsèque, indépendamment et préalablement à sa venue à l’être. Dès lors, le champ semble être laissé libre à l’imagination, sans garde 32. Al-inṣâf, 4, M. Kawthari (éd.), Le Caire, Muʼassasat al-Khanji, 1963, p. 15. 33. Dalâlat al-ḥâʼirîn, I, 73, H. Atay (éd.), Ankara, Maṭba῾at Jami῾at Ankara, 1974, t. I, p. 196 et 207-208. 34. Ibid., I, 73, p. 208.
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fou. L’on pourrait tout imaginer comme possible ; mais que nous apprendrait réellement cette fiction du possible ainsi déconnecté du réel ? En posant cette question, nous avons d’ores et déjà effectué une traversée de la Méditerranée, et allons à présent, pour tenter d’y répondre, effectuer notre deuxième halte théorique, en nous intéressant à al- Ghazâlî. La cause du possible : al-Ghazâlî La deuxième escale nous conduit donc au Mashreq de la fin du xie, avec Abû Ḥamid Moḥammed ibn Moḥammed al-Ghazâlî (m. 1111)35, né à Tus (Khorassan), ayant étudié à Jurjan, et venu enseigner à Bagdad. Ghazâlî constitue assurément une figure intéressante, en ce qu’il se situe à la croisée du kalâm et de la falsafa. Son traité L’incohérence des philosophes montre plus particulièrement certaines difficultés de la physique et de la métaphysique d’Avicenne, et témoigne d’une inspiration asharite (Ghazâlî a en effet étudié auprès d’al-Juwaynî)36. La 17e discussion, qui nous intéressera plus particulièrement, se livre à une critique sévère de l’idée d’une causalité entre deux étants distincts du monde37. Ghazâlî investit assurément à ce sujet certains éléments du kalâm asharite concernant les actes de l’homme. Rappelons que, pour l’asharisme, Dieu crée (khalaqa) les actes de l’homme38, celui-ci n’ayant qu’à se les approprier (kasaba). Si nos actes ne sont donc pas nôtres, mais 35. Pour une présentation générale de sa doctrine, voir Frank Griffel, Al-Ghazâlî’s Philosophical Theology, Oxford, Oxford University Press, 2009. 36. Sur ce contexte, voir Taneli Kukkonen, « Al-Ghazali’s Skepticism Revisited », dans Rethinking the History of Skepticism : The Missing Medieval Background, Henrik Lagerlund (éd.), Leiden, Brill, 2010, p. 29-59. 37. Cette doctrine est bien connue. Voir par exemple Ilai Alon, « al-Ghazâlî on Causa lity », Journal of the American Oriental Society, 100, 1980, p. 397-405 ; Binyamin Abrahamov, « al-Ghazâlî’s Theory of Causality », Studia islamica, 67, 1988, p. 65-98 ; Olga Lizzini, « Occasionalismo e causalità filosofica : la discussione della causalità in alGhazâlî », Quaestio, 2, 2002, p. 155-186 ; Hans Daiber, « God versus causality. AlGhazâlî’s Solution and its Historical Background », dans Islam and Rationality, G. Tamer (éd.), Leiden, Brill, 2015, t. I, p. 1-22. Voir par ailleurs Lenn Evan Goodman, « Did alGhazâlî Deny Causality ? », Studia islamica, 47, 1978, p. 83-120. 38. Voir Richard M. Frank, Al-Ghazâlî and the Ash‘arite School, Durham-London, Duke University Press, 1994 et Michael Marmura, « Ghazâlî and Ash‘arism Revisited », Arabic Sciences and Philosophy, 12, 2002, p. 91-110.
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les créations d’un autre que nous, on peut semblablement s’interroger sur l’idée de causalité, telle que les « philosophes », Avicenne notamment, nous la donnent à penser. Ghazâlî refuse ainsi l’idée d’une causalité nécessaire entre deux choses du monde39 : le feu ne brûle pas le coton, et la décapitation n’est pas la cause de la mort. Si l’on peut parler d’une relation ou d’une connexion (iqtirân), il ne s’agit pas de causation : ce qui est « avec » (ma‘a) une autre chose n’est pas forcément « par » (bi) cette autre chose40. Or, cette 17e discussion se livre (conjointement à cette critique de la causalité) à une réflexion sur l’idée de possible : la dissolution des liens causaux régissant les rapports entre les étants du monde ne rend-elle en effet pas tout imaginable, ou possible41 ? La dénégation de la connexion nécessaire entre le contact du coton avec le feu et la combustion du coton est établie, d’une manière remarquable, par le constat que « nous admettons » (najûzu) que l’un peut aller sans l’autre42. Nous admettons ou acceptons, najûzu : le verbe choisi par Ghazâlî n’est pas anodin ; c’est le terme même qui dans le premier kalâm servait à dire ce qui était possible à Dieu. Ce qui était possible se laissait en effet dire comme « acceptable », jâ’iz. Ghazâlî réinvestit donc ici ce lexique pour décrire ce que l’esprit humain accepte comme possible. Le déni de la causalité entre étants du monde s’appuie ainsi sur une attention à ce que nous pouvons estimer acceptable. La question de la causalité engage dans ces conditions une réflexion sur le possible, abordée sous la figure du pensable ou de l’envisageable pour l’homme. Si l’agent de la combustion n’est donc pas tant le feu, que Dieu, qui « crée » la noirceur dans le coton et le divise43, on s’interrogera sur le possible en envisageant ce qui apparaît comme rationnel. Ce basculement d’une détermination causale du possible (qui le réfère au seul agent véritable, Dieu) à une détermination logique du possible 39. Tahâfut al-falâsifa, XVII, § 1, M. Marmura (éd.), Provo, Brigham Young University Press, 1997, p. 166. 40. Ibid., XVII, § 6, p. 167. 41. Voir Blake Dutton, « Al-Ghazâlî on Possibility and the Critique of Causality », Medieval Philosophy and Theology, 10, 2001, p. 23-46. La discussion que Ghazâlî eut avec les batinites met en évidence les difficultés à asseoir notre connaissance : comment savons-nous ainsi que nous sommes présentement ici, et que nous ne dormons pas durant cette conversation ? (Faḍâ’iḥ al-Bâṭiniyya, A. Badawi (éd.), Le Caire, al-maktaba alarabiyya, 1964, p. 85). 42. Tahâfut al-falâsifa, XVII, § 2, p. 166-167. 43. Ibid., XVII, § 2, p. 167.
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(qui se donne à penser à l’homme) est très clairement posé par Ghazâlî, au § 11 : « s’il est établi que l’agent crée la combustion par sa volonté quand le morceau de coton est mis au contact du feu, il est possible intellectuellement (imkân fî-l-‘aql) qu’il ne le crée pas avec la présence du contact44. » « Il est possible intellectuellement », imkân fî-l-‘aql, écrit ainsi Ghazâlî : la question du « possible » est donc bien abordée dans une perspective intellectualiste45. La thèse asharite qui réfère les actes à une création divine s’accompagne d’une détermination logique du possible. Le possible, index de la puissance divine, se découvre une dimension résolument intellective, et se donne ainsi à penser. Dans ces conditions, le possible ne s’identifie pas à ce que l’on constate être, à ce qui a été, est ou sera, mais à ce que l’on peut rationnellement penser être, autrement dit : penser pouvoir être fait par la puissance divine, seul agent véritable. Ghazâlî infléchit donc la thèse asharite de la création des actes par Dieu pour proposer une détermination cogitative du possible. Une telle détermination n’est évidemment pas sans poser de problème, ce que ne manque pas de constater Ghazâlî. Si le possible est rapporté à la puissance de Dieu, le possible ne s’étend-il pas à tout ce qui serait imaginable ? Suivant l’inspiration asharite, Ghazâlî reconnaît qu’il n’y aurait pas de cours établi des choses. Tout semble envisageable, y compris les situations apparemment les plus farfelues46. Ainsi pourrait-on reconnaître comme possible (amkana) qu’il y ait face à nous des bêtes féroces, un feu épouvantable, des ennemis armés prêts à nous tuer, et que nous ne les voyions pas, Dieu ne créant pas en nous la vision. De même, si nous laissons un livre à la maison lorsque nous sortons, il serait acceptable (yujawwizu) qu’à notre retour ce livre soit changé en jeune homme, ou en un animal ; ou si on laisse un garçon, il serait acceptable qu’il soit devenu à notre retour un chien. Ghazâlî recourt donc au double lexique du possible, mumkin, et de l’acceptable, jâ’iz. Il ne s’agit pas alors simplement pour Ghazâlî de faire droit à l’idée qu’il est possible à Dieu de modifier le cours du monde. C’est aussi notre connaissance du monde 44. Ibid., XVII, § 11, p. 169. 45. Sur cette fonction reconnue à l’intellect dans la détermination de ce qui pourrait être, voir Kukkonen, art. cit. (2010), p. 39, qui rapproche (sous cet aspect) Ghazâlî de Duns Scot. 46. Tahâfut al-falâsifa, XVII, § 13, p. 169-170.
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qui est engagée. Si l’on m’interroge au marché sur ce qui se passe chez moi en mon absence, alors que j’y ai laissé un livre et une jarre d’eau, je devrais avouer que je n’en sais rien, et dire : Je ne sais pas ce qui est à la maison maintenant. Ce que je peux dire, c’est que j’ai laissé à la maison un livre, qui est peut-être maintenant un cheval, lequel a peut-être sali la bibliothèque de son urine et de son crottin ; et que j’y ai laissé une jarre d’eau, qui peut être maintenant un pommier. Car Dieu est puissant sur toute chose (qâdir ‘alâ kull shay’) ; et il n’est pas nécessaire (laysa min ḍarûra) que le cheval soit créé du sperme, ni n’est nécessaire que l’arbre soit créé de la graine ; et il n’est pas même nécessaire que l’un ou l’autre soit créé d’une chose (min shay’)47.
Ghazâlî reprend ici la formule coranique selon laquelle « Dieu est puissant sur toute chose » pour exhiber l’absence de nécessité dans le cours habituel. La question devient alors celle de notre savoir : sommes-nous condamnés à devoir concéder que nous ne savons pas48 ? Ghazâlî n’en tire pas une telle conclusion. Il répond en effet à ce risque par l’idée d’un Dieu qui nous assure qu’il n’agira pas ainsi : Mais nous ne tombons pas dans le doute avec ces images que tu as données. Car Dieu crée pour nous la connaissance (‘ilm) qu’il n’effectuera pas ces possibles. Nous n’affirmons pas que ces choses (al-umûr) sont obligatoires (wâjiba) : ce sont bien des possibles (mumkina), pour lesquels il est acceptable (yajûzu) qu’elles soient produites, comme il est acceptable qu’elles ne soient pas produites. Mais la continuation (istimrâr) de l’habitude par laquelle ceci a lieu après cela imprime dans nos esprits la croyance en leur occurrence selon l’habitude passée49.
Nul scepticisme donc chez Ghazâlî, qui avant Hume découvre une répétition habituelle dans la succession des événements. L’idée (philosophique), aristotélicienne et avicennienne, d’une nature des choses, est rejetée, au profit, conformément à la doctrine asharite, de l’idée d’une habitude (‘âda) divine, que Ghazâlî présente comme repérable par l’esprit humain. 47. Ibid., XVII, § 13, p. 170. 48. Sur ce risque sceptique, voir Tamara Albertini, « Crisis and Certainty of Know ledge in al-Ghazâlî and Descartes », Philosophy. East and West, 55, no 1, 2005, p. 1-14. Voir aussi Jon Mac Ginnis, « Occasionalism, Natural Causation and Science in alGhazâlî », dans Arabic Theology, Arabic Philosophy, J. E. Montgomery (éd.), LeuvenParis-Dudley, Peeters, 2006, p. 441-463. Cf. al-Ash‘arî, Maqâlât al-Islâmiyyîn, dans Die Dogmatischen Lehren der Anhänger des Islam, H. Ritter (éd.), Beirut-Berlin, Klaus Schwartz Verlag, 2005, p. 433-434. 49. Tahâfut al-falâsifa, XVII, § 15, p. 170.
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Dans cette optique, le possible déborde le champ de l’activité divine, loin de s’y identifier : Et rien n’empêche que la chose (al-shay’) ne soit possible (mumkin) parmi ce qui est en la puissance de Dieu (fî maqdûrât Allah), mais par sa connaissance préalable il sait qu’il ne la fera pas dans certains temps en dépit de sa possibilité, et il crée en nous la connaissance qu’il ne le fera pas en ces moments50.
Ghazâlî propose donc une conception du possible pour Dieu qui ne se limite pas à ce qu’il effectue ; mais il échappe au scepticisme par l’attention portée à une connaissance créée pour nous par Dieu, index de sa propre connaissance de ce qu’il effectue parmi les possibles. Nous ne sommes donc pas condamnés au libre exercice de notre imagination concernant ce qui pourrait être, sans pouvoir détenir de savoir fiable sur ce qui serait. Autrement dit, nous pouvons nous attendre à ce que le livre que nous avons laissé à la maison y soit à notre retour sans qu’il soit devenu un cheval. Ghazâlî reconnaît donc un possible au-delà de ce que Dieu effectue, qui reste imaginable quoiqu’on puisse ne pas douter que Dieu ne l’effectue pas. Le possible se décolle ainsi du réel, lequel obéit à un cours habituel. Ce possible imaginable admet assurément des limites. Il désigne ce qui tombe sous la puissance de Dieu : al-maqdûrât. S’en excepte, précisément, l’impossible : L’impossible n’est pas en sa puissance (al-muḥâl ghayr maqdûr ‘alayhi) ; l’impossible c’est l’affirmation d’une chose avec sa négation51.
Le possible se soumet donc au principe de contradiction pour pouvoir se penser comme étant en la puissance de Dieu. Ghazâlî nous propose donc une détermination logique du possible, qui nous enjoint à limiter notre imagination, pour penser ce que Dieu pourrait faire. Le possible, ainsi appréhendé comme non-contradictoire, ne se limite alors pas à ce que Dieu fait à son habitude : Que Dieu meuve la main d’un mort, le présente sous la forme d’un vivant qui est assis et qui écrit de telle sorte qu’advienne à partir du mouvement de la main l’écriture régulière, cela n’est pas impossible en soi pour autant que nous rapportons les advenues à une volonté dotée de choix. Cela est désapprouvé en vertu de la continuité de l’habitude de l’opposé52. 50. Ibid., XVII, § 17, p. 171. 51. Ibid., XVII, § 29, p. 175. 52. Ibid., XVII, § 37, p. 176.
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Ainsi donc, Ghazâlî ouvre le possible à l’imagination humaine, mais restreint cette ouverture par la non-contradiction. Si l’on peut imaginer un possible qui n’est pas, et ne sera pas, ce possible se soumet au critère logique de la non-contradiction. L’imagination n’est pas libre de forger le possible qu’elle veut, mais elle doit s’arrêter au possible que Dieu peut faire parce qu’il est non-contradictoire. Ghazâlî nous a ainsi introduit à une détermination cogitative du possible, comme ce que l’on peut imaginer dans les limites logiques de la noncontradiction53. La science, toutefois, devra se restreindre à ce qui se fait selon un cours habituel, ce qui n’interdit pas à Dieu de le transgresser : Ce sont des connaissances que Dieu crée selon le cours habituel, par lesquelles nous connaissons l’être d’une alternative de la possibilité, mais par laquelle on ne montre pas l’impossibilité de la seconde alternative54.
Avec Ghazâlî, nous sommes ainsi arrivés à une attention cogitative à un possible, non-contradictoire, qui se donne à l’imagination, sans pour autant mettre en péril la connaissance que Dieu nous donne de ce qui se passe selon le cours habituel des choses. Imaginer le possible : Oresme Poursuivons dès lors notre escapade, en retraversant la Méditerranée et en enjambant quelques siècles. Notre troisième et dernière halte est donc l’Europe du xive siècle, avec Nicole Oresme notamment. Nous y verrons se développer une philosophie de la nature, qui ne s’arrête pas au possible selon le cours naturel, mais considère un possible selon l’imagination. Inutile de rappeler l’importance pour les théologiens latins de la toutepuissance divine. Les condamnations de 1277 constituent à cet égard un moment important où est réaffirmée, au moment de l’arrivée des libri naturales d’Aristote ainsi que d’une partie du corpus avicennien et averroïste, la nécessité de s’attacher à cette toute-puissance55. Aussi convient-il de ne 53. Sur cette concevabilité du possible, voir Tanelli Kukkonen, « Mind and Modal Judgment : Al-Ghazâlî and Ibn Rushd on Conceivability and Possibility », dans Mind and Modality, V. Hirvonen, T. Holopainen et M. Tuominen (éd.), Leiden, Brill, 2006, p. 121– 139. 54. Tahâfut al-falâsifa, XVII, § 39, p. 177. 55. Voir ainsi Luca Bianchi et Eugenio Randi, Vérités dissonantes. Aristote à la fin du Moyen Age, Paris, Cerf/Fribourg, Éditions universitaires, 1993 ; Eugenio Randi, Il Sovrano
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pas restreindre le possible à ce qui a lieu selon le cours naturel des choses, mais de reconnaître le possible selon la puissance divine. Dieu peut en effet, en vertu de sa toute-puissance, aller contre le cours naturel des choses. Or, cette attention à la toute-puissance, que rappelle la théologie, conduit à un recours massif, dans la physique qui se développe au xive siècle à Paris ou à Oxford, à l’imagination, pour découvrir ce que Dieu pourrait ainsi faire56. En un mot : le « possible selon la puissance de Dieu » se laisse penser, ou reformuler, comme du « possible selon l’imagination ». Après Jean Buridan, Nicole Oresme (m. 1382) constitue assurément une figure importante de cet essor d’une science de la nature qui s’attache moins à ce qui se passe dans la nature qu’à ce que l’on peut imaginer être57. Retenons deux aspects, pour mettre au jour le geste d’intégration à la science d’un possible imaginé. 1. La science de la nature qui se développe au xive siècle se veut une science « hypothétique » de la nature58. Le physicien, explique Oresme, peut forger des étants, feindre que ce qui n’est pas est59. Ainsi ce qui n’est pas mais dont on fait comme s’il était peut-il recevoir un nom, comme « le lieu », « le vide », etc.60. e l’Orologiaio. Due Immagini di Dio nel Dibattito Sulla «Potentia Absoluta» fra xiii e xiv Secolo, Firenze, La Nuova Italia, 1987. 56. Voir Jürgen Sarnowsky, « God’s Absolute Power, Thought Experiments and the Concept of Nature in the New Physics of xivth Century Paris », dans La Nouvelle Physique au xive siècle, S. Caroti et P. Souffrin (éd.), Firenze, Olschki, 1997, p. 178-201. 57. Voir Henri Hugonnard-Roche, « Modalités et argumentation chez Nicole Oresme », dans Nicolas Oresme. Tradition et innovation chez un intellectuel du xive siècle, P. Souffrin et A. Ph. Segonds (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 1988, p. 145-163, ainsi que Jeannine Quillet, « L’imagination chez Nicole Oresme », Archives de philosophie, 50, 1987, p. 219-227 et « Nicole Oresme et la science nouvelle dans le Livre du ciel et du monde », dans Knowledge and the Sciences in Medieval Philosophy, S. Knuuttila, R. Työrinoja et S. Ebbesen (éd.), Helsinki, Luther Agricola Society, 1990, p. 314-321. 58. Voir ainsi Henri Hugonnard-Roche, « L’hypothétique et la nature dans la physique parisienne du xive siècle », dans La nouvelle physique du xive siècle, S. Caroti et P. Souffrin (éd.), Firenze, Olschki, 1997, p. 161-177. 59. Quaestiones in Physicam, IV, 6, S. Caroti et al. (éd.), Leiden-Boston, 2013, p. 461 : licitum est fingere ista esse entia. 60. Voir Joël Biard, « Signification et statut du concept de vide selon Albert de Saxe et Jean Buridan », dans La nature et le vide dans la physique médiévale, J. Biard et S. Rommevaux (éd.), Turnhout, Brepols, 2012, p. 269-292, ou encore Jürgen Sarnowsly, « Nicole Oresme and Albert of Saxony’s Commentary on the Physics : the Problems of Vacuum and Motion in a Void », dans Quia inter Doctores est Magna Dissensio, S. Caroti et J. Celeyrette (éd.), Firenze, Olschki, 2004, p. 161-174.
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2. Si la physique hypothétique qui se développe requiert d’intelliger le non-contradictoire, l’intellection s’adjoint assurément les services de l’imagination : Et pousé que le ciel ne soit pas de telle figure et que nature ne le pourroit faire, toutevoyes est ce chose ymaginable sans contradiction et que Dieu pourroit faire61.
ou encore : « tel proces est ymagynable sans contradiction et possible a puissance infinie62. » On le voit : dans ces deux passages, d’une manière convergente, Oresme assume clairement que la physique n’a pas à dire ce qui est, ni même ce qui est possible selon la nature. La physique dit plutôt ce qui pourrait être parce qu’il est non-contradictoire que Dieu le fasse. Un double glissement est ainsi à l’œuvre. D’une part, Oresme ne fait pas seulement appel à la toute-puissance, mais au critère logique de la non-contradiction. D’autre part, il relaye l’intellection, envisageant le non-contradictoire, par l’imagination. En outre, l’imagination passe au premier plan (d’une manière remarquable, elle est mentionnée avant la toute-puissance). Si le possible s’appréhende comme imaginable sans contradiction, il permet à présent un élargissement du domaine de la science, qui n’a plus à se restreindre à ce qui se fait naturellement. Oresme marque en effet cet écart du possible imaginable dont parle la science et du possible selon le cours naturel : Et posé que nature ne peust ce faire, toutevoies n’est ce pas impossible a ymaginacion qui encloe contracion63.
Concluons. Nous demandions : l’imagination peut-elle avoir une fonction épistémique ? Ce que l’on imagine comme possible peut-il faire l’objet d’une science, ou ne constitue-t-il qu’une affabulation ? Au terme de ce parcours, il apparaît que l’intelligence du possible compris comme fiction requiert de le rapporter à la puissance qui se propose de le faire être. 61. Le livre du ciel et du monde, I, 24, A. D. Menut et A. J. Denomy (éd.), Madison, The University of Wisconsin Press,1968, p. 176. 62. Le livre du ciel et du monde, op. cit., I, 35, p. 252. 63. Le livre du ciel et du monde, op. cit., II, 8, p. 366. Voir aussi I, 30, p. 210.
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Nous avons à cet égard exhibé trois jalons théoriques. 1. Le possible se dit en référence à la puissance divine, qui fait être tout ce qui est dans le monde. S’il ne s’identifie pas à la puissance, il se rapporte à une cause ou à un agent. Il a donc un sens causal. 2. Le possible se donne à penser, et se découvre à travers l’imagination de ce que Dieu pourrait faire. Il revêt ainsi une dimension cognitive. 3. Le possible imaginé comme non-contradictoire pour la puissance divine invite à étendre le domaine de la science, non à ce qui se fait, mais à ce qui pourrait se faire. Ainsi donc, si la fiction du possible peut se voir légitiment dotée d’une fonction épistémique, c’est parce qu’une telle fiction, fût-elle construite par l’imagination humaine, exhibe ce qu’une puissance peut porter dans l’être, même si cela ne se fera jamais. L’imagination ne construit donc pas un monde parallèle, mais découvre cela même qui est au fondement de ce qui est. L’attention la plus résolue à la puissance divine, quitte à refuser un plan des choses ou essences qui s’imposeraient à Dieu, découvre à l’esprit humain des possibilités préalables à ce qui est. La fiction du possible ne fait dès lors pas tomber la science dans le domaine des fables irrationnelles, mais elle invite plutôt à découvrir la rationalité sous-jacente à ce qui est. Kristell Trego Université Clermont Auvergne
CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE ET EXPÉRIENCE SPÉCULATIVE : LES FORMES DE LA PENSÉE DANS PIERS PLOWMAN DE WILLIAM LANGLAND Marco Nievergelt Piers Plowman de William Langland (ca. 1360–90) est l’un des chefs d’œuvre de la littérature en Moyen Anglais, mais reste un texte peu connu en dehors des cercles de spécialistes. Il s’agit pourtant d’un poème remarquable, qui mérite d’occuper une place bien plus importante dans l’histoire littéraire, culturelle, et intellectuelle de l’Europe médiévale1. Rédigé en trois, voire quatre versions différentes, et avec ses 50 manuscrits, il s’agit du poème anglais le plus répandu datant du xive siècle, écrit dans l’alliterative metre d’ascendance anglo-saxonne2. Intellectuellement exigeant et difficile d’accès du point de vue de la langue, il entretient cependant des relations intenses et rapprochées avec la littérature francophone continentale. Ces influences, qui ont fait l’objet d’analyses récentes, vont du poème satirique dans la lignée du Roman de Fauvel au roman chevaleresque, et du récit de rêve et de la vision allégorique au manuel des vices et des vertus dans la tradition de Peraldus3. Ces travaux récents non seulement nous aident à apprécier, une fois de plus, l’ambition et l’originalité du poète, mais nous permettent également de rendre compte de l’extraordinaire complexité du processus de composition, questionnement, et recomposition qui sous-tend et anime le poème et son évolution au fil du temps.
1. Voir notamment Steven Justice, « Piers Plowman and literary history », dans The Cambridge Companion to ‘Piers Plowman’, Andrew Cole et Andrew Galloway (dir.), Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 50-64. 2. Pour un aperçu général voir Ralph Hanna, « The visions and revisions of Piers Plowman », dans Cole et Galloway, op. cit. (2014), p. 33-49. 3. Voir notamment la série d’articles thématiques sur « Langland and the French Tradition », dans Yearbook of Langland Studies, 30, 2016, p. 175-306 ; et Nicolette Zeeman, « Tales of Piers and Perceval : Piers Plowman and the Grail Romances », Yearbook of Langland Studies, 22, 2008, 199-236.
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La relation du poème à la pensée philosophique au sens large est tout aussi complexe et dynamique. L’intensité spéculative du poème n’est jamais mise en doute, mais les avis des chercheurs divergent quant à la nature et à l’étendue de l’érudition du poète : nous avons peu de données précises concernant son éducation, sa familiarité avec la philosophie scolastique ou d’autres sources, et le contexte intellectuel qui a pu nourrir ce poème. La question des objectifs « philosophiques » de ce poème inclassable est donc loin d’être résolue4. Ici encore, le texte se nourrit d’une variété remarquable et éclectique de discours savants, et son orientation intellectuelle et philosophique ne se laisse jamais réduire à un courant de pensée singulier et cohérent – augustinien, nominaliste, franciscain, néoplatonicien, ou autre. Le poème nous invite plutôt à remettre en question les catégories utilisées d’habitude pour différencier de multiples courants philosophiques et formes de spéculation intellectuelle. Piers Plowman nous force donc à nous interroger sur la nature même de « la philosophie » au sens large. Comme le font remarquer Cole et Galloway, Langland se présente comme « un poète qui est plus sensible que tout autre philosophe contemporain à la question de la nature ultime de la philosophie et de la pensée, et qui en interroge sans cesse les bases5 ». Dans ce qui suit, je voudrais tracer les grandes lignes de ce processus d’interrogation, articulé sous la forme narrative d’une quête allégorique ouverte, frustrante et potentiellement interminable, mais aussi éternellement réitérative, régénératrice, et philosophiquement expansive. Dans l’espoir de susciter l’intérêt de lecteurs non-spécialistes, je vais me concentrer sur la macrostructure du récit, et sur ce que je considère être le noyau fondamental de la poétique de Langland : c’est-à-dire l’affinité profonde qui relie les qualités formelles du poème lui-même – fracturé et réitératif – avec les formes de pensée qu’il contient et suscite, à leur tour plurielles, ouvertes, et provisoires. 4. Voir notamment A. V. C. Schmidt, « Langland and Scholastic Philosophy », Medium Ævum, 38, 1969, p. 134-156 ; Joyce Coleman, ‘Piers Plowman’ and the Moderni, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 1981 ; Andrew Galloway, « Piers Plowman and the Schools », Yearbook of Langland Studies, 6, 1992, p. 89-107 ; John Alford, « Langland’s Learning », Yearbook of Langland Studies, 9, 1995, p. 1-8 ; Christopher Cannon, « Langland’s Ars Grammatica », Yearbook of Langland Studies, 22, 2008, p. 3-25 ; Andrew Galloway et Andrew Cole, « Christian Philosophy in Piers Plowman », dans Cole et Galloway,, op. cit. (2014), p. 136-159. 5. « [A] poet who is more perceptive than any other contemporary philosopher on what constitutes the grounds of philosophy and thought, questioning those very bases », « Christian Philosophy in Piers Plowman », art. cit., p. 142.
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« A faire felde ful of folke » : l’espace visionnaire et spéculatif du poème Le poème se présente d’emblée comme une œuvre inclassable, influencée par une pléthore de traditions textuelles, narratives, et intellectuelles, mais réductible à aucune. Le récit lui-même est difficile à caractériser, et il est presque impossible d’en résumer l’action. Deux éditeurs récents ont bien décrit ce problème en observant que « le poème concerne toutes les dimensions de l’existence humaine, des plus mondaines (la vie sociale au pub), jusqu’aux plus abstraites (le statut de l’imagination)6 ». Piers Plowman est en effet un poème totalisant : à la fois satire des institutions religieuses et politiques de son temps ; exploration narrative des dogmes fondamentaux de la religion chrétienne ; récit d’une quête spirituelle et intellectuelle hautement personnelle et idiosyncratique ; introspection méta-cognitive, et peut-être même récit d’une dissociation psychique. La trajectoire du récit est marquée par de nombreuses ruptures, digressions et l’insertion de récits enchâssés et emboîtés, qui souvent surgissent et s’interrompent de façon abrupte et apparemment arbitraire. L’impression dominante est celle d’une tentative presque désespérée et déstructurée de proposer une vision totalisante de l’existence humaine, avec tous ses prolongements et développements possibles – historiques, politiques, moraux, scientifiques, dogmatiques, eschatologiques, psychologiques, affectifs, théologiques, et épistémologiques. En dépit de cette aspiration totalisante et encyclopédique, le poème est loin de proposer une « synthèse » organisée et structurée de l’expérience humaine. Au contraire, la rupture, la crise, l’échec et l’implosion sont des caractéristiques récurrentes, peut-être même les principes structurants de l’œuvre. C’est là un paradoxe assez caractéristique pour ce poète, celui d’utiliser l’écroulement structurel comme principe structurant7. Cette démarche se reflète de façon assez évidente dans l’emploi que fait Langland de toute une série de traditions littéraires, souvent détournées, atomisées et déformées. Le poète s’approprie de multiples genres, motifs, conventions, thématiques, topoi, mais en même temps il les démantèle, pour les entasser dans ce qui semble être une accumulation postmoderne et provisoire de fragments ou d’esquisses 6. « Embraces almost every aspect of life from the most mundane (life in the local pub) to the most abstract (the meaning of imagination) » William Langland, Piers Plowman, Elizabeth Robertson et Stephen H. A. Shepherd (éd.), New York-London, Norton, 2006, p. xii. 7. Voir notamment l’étude de Nicolette Zeeman, Piers Plowman and the Medieval Discourse of Desire, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
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préparatoires inabouties qui sont néanmoins, en quelque sorte, réunies et articulées dans un ensemble, ou plutôt dans un agrégat hautement instable, dynamique, et explosif. Une tradition littéraire particulièrement importante pour le poème, et qui en constitue en quelque sorte le point de départ, est celle du rêve allégorique et du récit de quête ou de voyage. Piers Plowman s’inscrit donc dans la tradition du récit de songe à la première personne, inaugurée dans la littérature française par le Roman de la Rose, et adoptée par d’autres poètes comme Machaut, Froissart, Deguileville, ou Geoffrey Chaucer – ce dernier, contemporain et lecteur de Langland8. Le poème s’ouvre donc sur une vision, qui est celle de l’auteur/narrateur/rêveur qui s’endort, et se retrouve dans un paysage visionnaire assez typique9 : In a somer seson whan soft was the sonne I shope me in shroudes as I a shepe were; In habite as an heremite unholy of workes Went wyde in this world, wondres to here. Ac on a May mornyng, on Malverne Hulles, Me byfel a ferly, of fairy me thoughte: I was wery forwandred and went me to reste Under a brode banke bi a bornes side, And as I lay and lened and loked in the wateres, I slombred in a slepyng, it sweyved so merye. Thanne gan I to meten a merveilouse swevene That I was in a wildernesse, wist I never where; As I bihelde into the est, an hiegh to the sonne, I seigh a toure on a toft, trielich y–maked, A depe dale binethe, a dongeon thereinne, With depe dyches and derke and dredful of sight. A faire felde ful of folke fonde I there bytwene, Of alle maner of men, the mene and the riche, Worchyng and wandryng as the worlde asketh. (B Prol. 1–19)
Pendant la Saison d’été, quand le soleil était doux, je m’enveloppai dans une peau d’agneau, habillé comme un ermite aux œuvres douteuses, errant dans ce monde à la recherche de merveilles. Un matin de mai, dans les collines de Malvern, il m’arriva un événement merveilleux, surnaturel je crois. J’étais très fatigué, et je m’allongeai sur la rive d’un petit fleuve. Allongé, et regardant l’eau courir, je m’endormis au son agréable de la rivière. J’eus un rêve merveilleux : j’étais dans un paysage sauvage, je ne savais où. À l’ouest, vers le soleil, je vis une tour au sommet d’une colline, d’une grande beauté, et dans la vallée profonde aux pieds de la colline, un donjon, avec un fossé profond et noir et terrifiant à regarder. Un beau, grand champ entre les deux, plein de gens de toute sorte, les simples et les nobles, au travail et en mouvement, selon la façon de ce monde.
8. Pour des analyses récentes, voir par exemple Stephen Barney, « Allegorical Visions », dans A Companion to Piers Plowman, John Alford (dir.), Berkeley, University of California Press, 1988, p. 117-134 ; Jill Mann, « Allegory and Piers Plowman », dans Cole et Galloway, op. cit., (2014), p. 65-82 ; Marco Nievergelt, « Allegory, Hermeneutics, and Textuality : The French Lineage of Langland’s Re-Visionary Poetics », Yearbook of Langland Studies, 30, 2016, p. 183-206. 9. J’utilise l’édition d’étude de la version B, par Robertson et Shepherd (voir note 6) qui contient une traduction parallèle en anglais moderne. Les traductions en français moderne dans ce qui suit sont les miennes. Pour une traduction française du poème, voir William Langland, Pierre Le Laboureur. Introduction, traduction, et commentaire, Aude Mairey (trad.), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
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D’un certain point de vue, ce tableau de départ est hautement conventionnel – mais en même temps il introduit un personnage qui, à l’image de son rêve et du poème qu’il habite, reste difficile à cerner, fuyant et instable. Il ne s’agit pas d’un amant, ni d’un moine pieux en quête de salut, ou d’un poète en quête d’inspiration ou d’un mécène, mais d’un personnage hybride et inclassable : ermite douteux, pèlerin sans destination, contestateur féroce, satiriste parfois arrogant, théologien amateur, vagabond – au fond un « lollare » bon à rien10. C’est un voyageur qui n’a pas sa place dans la structure sociale de son temps, et qui ne la trouve pas. Il n’atteint pas non plus, semble t-il, un objectif concret ou tangible au bout de sa quête : la fin du poème marque en effet le début d’une nouvelle quête, avec le départ en pèlerinage du personnage allégorique de Conscience (B XX. 381–2). Cette fin suggère que le pèlerinage du lecteur en quête de sens est, lui aussi, tout à refaire. Le nom du protagoniste, Will, souligne également son statut instable et ouvert : il s’agit à la fois d’une allusion transparente au nom de l’auteur, William Langland, mais aussi d’une personnification de la volonté humaine, générique et dépersonnalisée. Le statut du texte oscille donc sans cesse entre, d’une part, allégorie universalisante et exemplaire et, de l’autre, autobiographie confessionnelle et subjective11. Langland adopte aussi le topos du locus amoenus, site traditionnel de l’inspiration et de la vision poétique du songeur/narrateur dans la tradition du poème allégorique. Mais encore une fois ce topos est détourné. Au lieu 10. Le terme est utilisé à plusieurs reprises (14 occurrences) dans la version C, mais une seule fois dans la version B. Avant son association avec les idées radicales et parfois hétérodoxes des disciples de John Wycliff (« Lollards »), le terme définissait simplement un vagabond ou un clochard. Voir le Middle English Dictionary (MED), « loller »: https://quod.lib.umich.edu/m/middle-english-dictionary/dictionary/MED25968/ track?counter=1&search_id=894802 , consulté le 22 Avril 2019. La signification exacte attribuée au terme par Langland reste contestée, voir par exemple Anne Hudson, « Langland and Lollardy ? », Yearbook of Langland Studies, 17, 2003, 93-105 ; Lawrence Clopper, Songs of Rechelessnesse : Langland and the Franciscans, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1997, p. 181-218. 11. Cette tension se retrouve déjà dans l’œuvre de Guillaume de Deguileville, qui semble avoir influencé le projet de Langland d’une manière importante et profonde. Voir mon article « Allegory, Hermeneutics, and Textuality » (n. 8), et ma monographie, à paraître : Medieval allegory as epistemology : dream-vision poetry on language, c ognition, and experience. Sur le projet autobiographique de Deguileville dans les deux versions du Pèlerinage de vie humaine, voir surtout Philippe Maupeu, Pèlerins de vie humaine : Autobiographie et allégorie narrative de Guillaume de Deguileville à Octovien de Saint Gelais, Paris, Honoré Champion, 2009, p. 174-267.
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de se retrouver dans un espace naturel et solitaire qui invite à la contemplation, le songeur se retrouve dans un espace mondain, agricole et social, au milieu d’une foule d’autres gens : « A fair feeld ful of folk [...] Worchyng and wandryng as the worlde asketh » (B Prol. 17-19 : « Un beau, grand champ plein de gens de toute sorte, [...] au travail et en mouvement, selon la façon de ce monde »). Sa vision est donc placée dans le contexte d’une errance collective, chaotique, foisonnante, à la fois séduisante et menaçante, et peuplée par toutes sortes de gens : fermiers, travailleurs honnêtes, jongleurs, cardinaux, ménestrels, marchands, pèlerins suspects, maîtres en théologie, gloutons, frères mendiants, et parasites de toute sorte (B Prol. 20-99). Cette vision sociale ouvre les portes à la satire et à la critique des institutions socio-politiques et religieuses qui dominent le premier tiers du poème (B II-VII), mais constitue également une sorte de métonymie pour la densité thématique et intellectuelle du poème. L’intensité de ce tableau inaugural illustre bien l’idée d’un condensé de matière poétique et spéculative très dense – explosive, oppressante, écrasante. Le prologue annonce donc en quelque sorte le « surpeuplement » de personnages et d’instances allégoriques dans ce poème, et nous prépare à affronter la saturation sémiotique et sémantique du poème, divisé entre de multiples développements narratifs et spéculatifs. Will se trouve donc dans un labyrinthe (« mase », B I. 6). Les objectifs de sa quête ne sont pas définis au départ, mais cristallisent lentement et progressivement. Après l’immersion dans la foule mondaine et hétérogène du prologue, Will rencontre une dame, figure d’autorité, qui descend d’une tour – un épisode qui fait écho à l’arrivée de Raison dans le Roman de la Rose. La dame se présente comme Holy Church (Sainte Église) : What this montaigne bymeneth, and the merke dale, And the felde ful of folke I shal yow faire shewe. A loveli ladi of lere, in lynnen y-clothed, Come down fram [the] castel and called me faire And seide, « Sone, slepestow ? Sestow this poeple, How bisi thei ben abouten the mase ? » (B I. 1-6)
Ce que signifient cette montagne et cette sombre vallée, et ce champ bondé de gens, je vais vous l’expliquer. Une jeune dame, habillée de lin, m’appela depuis le château, et me dit : « jeune homme, dors-tu ? Vois-tu tous ces gens, comme ils s’occupent et errent dans ce labyrinthe ? »
Après quelques échanges, Will lui demande comment il peut sauver son âme : [Will:] « Teche me to no tresore, but telle me this ilke, How I may save my soule, that seynt art y-holden ?» (B I. 83-4)
« Ne m’enseignez rien de précieux, mais ditesmoi juste ceci, vous qui êtes vénérable : comment puis-je sauver mon âme ? »
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S’ensuit une longue explication doctrinale de la part de Sainte Église : [Holy Church] « Whan alle tresores aren tried, Trewthe is the best. [...] Ac tho that worche wel, as holi writt telleth, And enden, as I ere seide, in Treuthe that is the best Mowe be siker that her soule shal wende to Hevene Ther Treuthe is in Trinitee, and troneth hem alle. Forthi I sey as I seide ere, bi sighte of thise textis Whan alle tresores arne y-tried, Teruthe is the beste. Lereth it this lewde men, for lettred men it knowen, That Treuthe is tresore the triest on erthe. » (B I. 85, 131-7)
[Sainte Église] « Quand tous les trésors sont mis à l’épreuve, la vérité est le plus précieux. [...] Mais ceux qui accomplissent de bonnes œuvres, suivant l’autorité des Saintes Écritures, et qui trouvent enfin la vérité comme je viens de t’expliquer, peuvent être assurés que leurs âmes iront aux cieux, où la vérité réside dans la Trinité et trône sur tout. C’est pour ceci que je te répète, selon l’évidence de ces écrits : quand tous les trésors sont mis à l’épreuve, la vérité est le plus précieux. Apprenez ceci, illettrés, car les hommes de lettres le savent, que la vérité est le trésor le plus vrai sur terre. »
La réponse de Sainte Église formule d’emblée ce qui sera une des problématiques centrales et récurrentes dans ce poème : la relation entre connaissance, surtout connaissance scripturale et doctrinale (« thise textis ») et salut de l’âme. C’est d’ailleurs la réponse de Sainte Église elle-même qui transforme une quête sotériologique – « comment puis-je sauver mon âme ? » – en une quête de vérité : « Quand tous les trésors sont mis à l’épreuve, la vérité est le plus précieux ». Au centre du poème se trouve donc un problème épistémologique, qui constitue une sorte d’interrogation préalable ou parallèle à la quête du salut elle-même. Will erre à la recherche du salut de son âme, mais est aussi engagé dans une quête de réponses à ses questions philosophiques et théologiques – deux quêtes qui n’évoluent pas toujours en parallèle, et qui peuvent même s’opposer et devenir incompatibles. Cette tension entre sotériologie et épistémologie est omniprésente dans le poème : Will s’engage dans une quête qui l’amènera à débattre d’ardus problèmes théologiques et philosophiques d’un côté, et, de l’autre, à essayer de réformer son âme et le monde par ses bonnes œuvres, la pénitence, et la simple Foi. Le poème lui-même ne résout jamais de façon définitive cette tension entre quête intellectuelle et quête spirituelle, les faisant converger ou diverger selon les cas. Will oscille constamment entre deux extrêmes : érudition démesurée et convoitise intellectuelle d’un côté ; anti-intellectualisme, fidéisme, voire fatalisme de l’autre. La quête de Will consiste donc essentiellement en une exploration des mystères de la doctrine chrétienne par différentes méthodes d’analyse et de réflexion : il s’interroge sur la nature des sacrements, des injonctions
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du texte biblique, la nature de la justice divine et de la Foi humaine, la nécessité ou superfluité de toute connaissance théologique et philosophique pour atteindre le salut de l’âme. Dans le vocabulaire idiosyncratique du poème, cette quête prend la forme d’une recherche de Do-Wel, Do-Bet, et Do-Best – « Fais-bien », « Fais-mieux », « Fais-le-meilleur ». Ces trois termes désignent trois niveaux de perfection humaine, dont Will cherche à comprendre la nature profonde dans le but de les mettre en œuvre. Cependant, la difficulté de la quête réside précisément dans le décalage, souvent ironique et amer à la fois, entre le désir ardent de Will de comprendre au niveau théorique la signification de ces trois termes, et son incapacité presque totale à les mettre en œuvre, en tant qu’activités, en tant que formes de « faire » (« doing »). Quelle est donc la nature précise de cette connaissance et de la disposition de l’âme nécessaire au Salut qui se décline en Do-Wel, Do-Bet, et Do-Best ? Quelles formes de connaissance sont, au contraire, superflues, voire nocives ? Quelle est, au fond, la relation entre vérité et connaissance, entre salut et intellect ? La quête pour Do-Wel, Do-Bet, et DoBest est-elle elle-même une distraction, qui empêche Will de réaliser le message de la Foi et de la Charité chrétiennes à travers ses actions pratiques dans sa vie quotidienne ? « Kynde Knowinge » : connaissance entre autorité et expérience Les nombreux interlocuteurs de Will dans ce poème essayent évidemment d’influencer ses choix, selon le schéma de la psychomachie morale déployée par Guillaume de Deguileville dans son Pèlerinage de Vie Humaine. Certains personnages essayent de l’instruire et de le guider pendant que d’autres tentent de compromettre sa lucidité ou sa détermination. Mais dans le poème de Langland il n’y a point de dichotomies simples et claires entre vices et vertus, et les personnages ne manifestent jamais une nature simple et monolithique. Souvent, les personnages ne se laissent d’ailleurs pas réduire à des personnifications allégoriques stables, familières et reconnaissables, mais restent ambigus et fluctuants. « Dame Mede » (« Récompense » ?), par exemple, signifie à la fois la corruption monétaire et la récompense méritée pour un travail honnête, voire la Grâce surabondante de Dieu. « Studie » (« Étude » ?) déconseille à Will d’étudier la théologie, pendant que « Ymaginatif » (« Imagination » ?) méprise
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les efforts imaginatifs et poétiques de Will/Langland, et prêche à leur place les vertus de la prière et de la contemplation. Comment « lire » donc ces personnages qui semblent bien intentionnés, mais dont le statut est souvent insaisissable, et dont les conseils ne font souvent que générer d’ultérieures complications pour Will ? Qui sont, au fond, les vraies voix de la vérité et de l’autorité dans ce poème bondé de personnages ambigus et impossibles à placer dans une grille de lecture claire et stable ? Dans cette atmosphère d’incertitude, Will est souvent réticent à mettre en pratique les enseignements dont il est le bénéficiaire au long du récit, et remet souvent en question l’efficacité et la cohérence des enseignements eux-mêmes. Les explications de Sainte Église, par exemple, sont parfaitement claires et ordinaires, et personne ne saurait en mettre en doute l’autorité ou l’orthodoxie. Mais elles s’avèrent insuffisantes, inadaptées du moins pour Will, le rêveur/narrateur, qui se plaint de son incapacité à obtenir une connaissance profonde, directe, « naturelle » et empirique de ces vérités (« kynde knowinge ») : [Will] « Yet have I no kynde knowing, » quod I, « yet mote ye kenne me better By what craft in my corps it comseth, and where. » (B I. 138-9)
[Will] « Mais je n’ai point de connaissance naturelle » dis-je, « vous devez mieux m’enseigner par quelle opération dans mon corps me vient cette connaissance, et où. »
Où se trouve donc le problème, dans l’obstination de Will ou plutôt dans les élucidations de Sainte Église – ou même dans le langage humain ? C’est le début d’un questionnement continu, acharné, intransigeant, parfois obstiné de la part de Will. Will n’est simplement pas en condition de comprendre ou « concevoir » – au sens spatial et corporel du terme – les explications qui lui sont données par les personnages et personnifications qu’il rencontre. Pendant sa dispute avec deux frères Franciscains, il observe une fois de plus que « ‘I have no kynde knowyng,’ quod I ‘to conceyve youre wordes’ » (B VIII. 57 : « Je n’ai pas de connaissance naturelle12 pour concevoir vos paroles »). Ses interlocuteurs souvent s’impatientent, comme Sainte Église : 12. La signification de ce terme crucial, « kynde knowinge », reste vague, fluctuante et ambigüe : parmi les traductions possibles on trouve celles de « connaissance immé diate » (?) ; « connaissance intuitive » (?) ; « connaissance directe » (?). Voir notamment Mary Clemente Davlin, « ‘Kynde Knowyng’ as a Major Theme in Piers Plowman B », Review of English Studies, 22, 1971, p. 1-19 ; Id., « ‘Kynde Knowyng’ as a Middle
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[Holy Church] « Thow doted daffe, » quod she « dulle arne thi wittes : To litel Latyn thow lernedest, lede, in thi youthe. Heu michi, quia sterilem duxi vitam iuvenilem. It is a kynde knowyng that kenneth in thine herte For to lovye thi Lorde lever than thiselve, No dedly synne to do dey though thow sholdest. This I trowe be treuthe » (B I. 140–46)
[Sainte Église] « Espèce d’imbécile » me dit-elle, « ton esprit est bien obtus. Tu n’as pas appris suffisamment de Latin dans ta jeunesse : hélas je me repens de la jeunesse insouciante. C’est une connaissance naturelle qui te montre ceci dans ton cœur : d’aimer ton créateur plus que toi-même, de ne pas commettre de péché mortel, même si tu devais en mourir. C’est ceci que j’appelle vérité.
Le scénario se répète, avec des variations, tout au long de la quête de Will : face à tous ses interlocuteurs – qu’il s’agisse de personnifications allégoriques telles que « Holy Church », « Thought » (« Pensée » ?; B VIII. 74-118), « Studie » (« Étude » ?; B X. 1-223), ou « Ymaginatif » (« Imagination » ?; XII. 1-297), ou plutôt de personnages réels, tels que le couple de frères Franciscains auxquels Will demande le chemin (B VIII. 8-61), ou le Docteur en Théologie lors du Banquet de Patience (B XIII. 1-214) – Will se révolte, les interroge, se lance dans de longues disputationes : « ‘Contra !’ quod I as a clerke and comsed to disputen » (B VIII. 20). Quelle signification attribuer à l’attitude de Will ? S’agit-il d’un élève insolent, incapable d’accepter les enseignements parfaitement orthodoxes de ses interlocuteurs bien intentionnés ? Est-ce que ceci illustre la perversité de la volonté humaine (« Will »), incapable de poursuivre le bien et trouver la vérité, ou sommes-nous face à une ambition intellectuelle démesurée, perverse, maladive, en proie à une forme de curiositas fondamentalement malsaine ? Mais d’autres lectures, plus positives, ont également été proposées : s’agit-il d’un personnage exemplaire, déterminé à venir à bout de son questionnement, et prêt à défier toute forme d’autorité ou institution temporelle et toute sorte d’instance psychique pour avancer dans sa quête de la vérité ultime ? La question a toujours été au centre des études English Equivalent for ‘Wisdom’ in Piers Plowman », Medium Aevum, 50, 1981, p. 5-17 ; Britton J. Harwood, « Langland’s ‘Kynde Knowyng’ and the Quest for Christ », Modern Philology, 80 n° 3, 1983, p. 242-255 ; James Simpson, « From Reason to Affective Knowledge : Modes of Thought and Poetic Form in Piers Plowman », Medium Ævum, 55, 1986, p. 1-23 ; Id.., « The Role of Scientia in Piers Plowman », dans Medieval English Religious and Ethical Literature : Essays in Honour of G. H. Russell, Gregory Kratzmann et James Simpson (dir.), Cambridge, D. S. Brewer, 1986, p. 49-65 ; et Jessica Barr, Willing to Know God : Dreamers and Visionaries in the Late Middle Ages, Columbus, Ohio State University Press, 2010, p. 152–83.
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langlandiennes – et y restera. D’un côté, l’acharnement et l’intransigeance de Will face à ses interlocuteurs dans le poème constituent une réponse parfaitement adéquate aux instructions de Sainte Eglise elle-même, qui encourage Will à « trien » (« éprouver », Moyen Fr. « esprouver »)13 les vérités qu’il recherche – trien tresours and truth (cf. B I. 85, 135), lui suggérant de ne pas se contenter d’une simple exposition théorique et dogmatique. Le verbe trien, en effet, peut se traduire par « essayer », mais aussi par « discerner », « séparer », « discriminer », « tester », « mettre à l’épreuve », « confirmer » par une expérience empirique directe – ou même « purifier », « affiner », dans le cas des métaux précieux, une idée qui est implicite dans l’injonction de Sainte Église à « mettre à l’épreuve les trésors » (trien tresours)14. Will prend à cœur cette consigne dans sa quête, mais poursuit cette logique de l’approfondissement de l’expérience à l’extrême, d’une façon qui risque de devenir perverse et auto-destructrice. Il essaye d’obtenir des explications, voire des preuves et des certitudes tangibles, corporelles, incontestables que Sainte Église elle-même n’est pas en mesure de lui fournir. Ceci nécessite que la quête de Will soit poursuivie à d’autres niveaux, dans d’autres modalités que le registre didactique et sermonneur sur lequel s’ouvre le poème avec les expositions de Sainte Église, entraînant toute une série de ruptures, de crises, de conflits, de changements de direction abrupts. Cet acharnement dans la quête de la vérité entraînera Will à travers toute une séquence d’échecs cognitifs, articulés dans des visions multiples, superposées et enchevêtrées, qui correspondent à des modes d’interrogation et des modes de connaissance différents, et parfois contradictoires. Les sermons se transforment en disputationes, et l’échec de ces dernières entraîne à leur tour un mouvement introspectif, une sorte d’immersion méta-cognitive dans l’âme de Will lui-même (B VIII-XII). Mais ici encore Will échoue, pleure de rage, et s’endort à nouveau, plonge dans un ‘songe-dans-le-songe’ (B XI), où l’intensité visionnaire 13. Sur les connotations du terme ‘esprouver’ dans le Pèlerinage de Vie humaine de Guillaume de Deguileville – un des intertextes les plus importants de Langland – voir mon article « Can Thought Experiments Backfire ? Avicenna’s Flying Man, Intellectual Cognition and the Experience of Allegory in Deguileville’s Pèlerinage de Vie Humaine », dans Medieval Thought Experiments. Poetry, Hypothesis, and Experience in European Middle Ages, Philip Knox, Jonathan Morton et Daniel Reeve (dir.), Turnhout, Brepols, 2018, p. 41–69. 14. Voir MED, ‘trien’, https://quod.lib.umich.edu/m/middle-english-dictionary/dictionary/MED47079/track?counter=1&search_id=1162516 consulté le 27 Juin 2019.
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et spéculative du poème atteint de nouveaux extrêmes, tout en enfonçant Will dans une crise cognitive profonde15. Finalement la quête se renouvelle et se réinvente, prenant la forme d’une ré-vision performative et participative de l’Histoire Sainte et de la crucifixion (B XV-XIX), suivie par un épilogue apocalyptique où l’antéchrist s’introduit dans la forteresse d’Unité, figure de l’Église (B XX). Réduite à ses composantes principales, la structure du récit dans la version B se laisse résumer ainsi, organisée en huit visions successives et séparées, dont deux (3 et 5) contiennent un ‘songe-dans-le-songe’16 : 1re Vision : Prologue, Passus I-IV Début de la Vita ; vision of Mede (« Récompense ») 2e Vision : Passus V-VII Début de la quête de St. Truth (« Sainte Vérité ») ; Pénitence 3e Vision : Passus VIII-XII Début de la Visio ; quête pour Do-Wel (« Bien-Faire »), contenant le premier Songe-dans-le-Songe (Passus XI), avec la vision de Fortune et Kynde (« Fortune » et « Nature » ?). 4e Vision : Passus XIII-XIV Le Banquet de Patience; rencontre avec le ménestrel Haukyn / Activa Vita 5e Vision : Passus XV-XVII Rencontre avec Anima ; L’Arbre de Charité ; rencontre avec Abraham (Foi) et Moïse (Espérance) ; contenant le deuxième Songe-dans-le-Songe (Passus XVI), avec l’Arbre de Charité et vision de la Trinité. 6e Vision : Passus XVIII La Crucifixion 7e Vision : Passus XIX Rencontre avec Piers Plowman (Pierre le Laboureur) ; les explications de Conscience ; arrivée de Grâce 8e Vision : Passus XX Attaque de l’Antéchrist au Barn of Unity (Grange d’Unité)
Comme ce schéma l’illustre bien, la structure narrative, spéculative et visionnaire du poème est donc extrêmement complexe. Ajoutons à ceci le 15. Sur la fonction de la troisième vision et du premier ‘songe-dans-le-songe’, voir par exemple Steven F. Kruger, « Mirrors and the Trajectory of Vision in Piers Plowman », Speculum, 66 nº 1, 1991, p. 74-95 ; et Joseph S. Wittig, « Piers Plowman B IX-XII : Elements in the Design of the Inward Journey », Traditio, 28, 1972, p. 211-280 ; Daniel M. Murtaugh, Piers Plowman and the Image of God, Gainsville (Florida), University Presses of Florida, 1978, p. 63-97. 16. Pour un schéma structurel détaillé voir virgil.org/dswo/courses/medieval-visions/ pp-outline.rtf. Pour une analyse concise de la structure, voir J. Alford, « The Design of the Poem », dans Alford, A Companion to Piers Plowman, op. cit. (1998), p. 29-66.
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fait que le poème tout entier existe en trois, voire quatre versions différentes, qui sont parfois retravaillées par des scribes et métissées dans les manuscrits hybrides17, et l’on voit bien comment Langland a poussé le potentiel spéculatif du mode allégorique à l’extrême. Les spécialistes du poème ont souvent parlé de la logique de la « révision », aux deux sens du mot18. Il s’agit évidemment du processus au moyen duquel un auteur révise son poème, mais le terme désigne aussi un autre processus, où l’expérience de la vision est répétée : le sujet « ré-visionne » en quelque sorte des vérités qu’il a déjà « visionnées » auparavant, mais depuis une perspective modifiée, sous des modalités différentes, oppositionnelles et/ou complémentaires. La multiplicité même de ces actes de vision soulève évidemment la question de la vérité – relative, partielle, ou absolue – de la vision du personnage de Will, et du statut du poème lui-même en tant que récit de multiples expériences visionnaires de cette vérité. La vérité ultime identifiée comme objectif de la quête de Will reste-t-elle la même, ou changet-elle à chaque acte visionnaire du sujet ? Y a-t-il une vérité extrinsèque à l’acte de vision, constante et immuable ? Et quelle est alors la relation des multiples tentatives visionnaires entre elles, et quelle est leur relation, individuelle et collective, à cette vérité ultime ? Y a-t-il une progression linéaire et ascendante, ou s’agit-il d’une série de tentatives, toutes infructueuses ? Est-ce que ces tentatives permettent, dans leur ensemble, d’inférer une vérité ultime, située dans un point de fuite qui échappe à chacune de ces tentatives visionnaires prises individuellement, mais située, peut-être, dans l’espace possible et hypothétique défini par les multiples tentatives de vision ? Ou le caractère pluriel et fragmenté des visions réunies dans le poème suggère-t-il que la vérité est située en dehors du poème, en dehors du langage, dans un espace vide et négatif 19 ? La lecture de ce texte est plus qu’épuisante : c’est une lecture qui passe par l’épuisement – herméneutique, intellectuel, mais aussi physique et corporel. L’épuisement du « moi » – du lecteur aussi bien que de Will – 17. Hanna, « The visions and revisions of Piers Plowman », art. cit., Cole et Galloway (2014) ; Simon Horobin, « Manuscripts and readers of Piers Plowman », dans Cole et Galloway (2014), p. 179-197. 18. Hanna, « The visions and revisions of Piers Plowman », art. cit., Cole et Galloway, (2014) ; A. V. C. Schmidt, « Langland’s Visions and Revisions », Yearbook of Langland Studies, 14, 2000, p. 5-27. 19. Vance D. Smith, « Negative Langland », Yearbook of Langland Studies, 23, 2009, p. 33-59.
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devient alors une sorte de présupposé, une condition d’accès à une vérité ultérieure, qui est située presque par définition en dehors, au-delà du poème tel qu’il existe, ou tel qu’il pourrait exister dans d’autres formes hypothétiques et ultérieures. L’expérience de cet épuisement par le lecteur devient donc à son tour un reflet inversé de l’expérience négative de Will, qui au lieu de connaître la vérité de façon directe, éprouve seulement sa propre incapacité à atteindre « kynde knowynge ». « Medling with Makynges » : le statut de la vision et le travail du poète Ceci soulève à son tour la question annexe de la valeur du poème en tant que représentation – singulière ou plurielle, statique ou dynamique – d’une vérité ultime. Ce poème constamment révisé et retravaillé constitue-t-il une entreprise spirituellement productive pour son auteur et ses lecteurs ? Quelle est au fond la légitimité de ce texte dans une perspective sotériologique ? Ce sont là des problèmes que Langland aborde à plusieurs reprises dans son poème, et qui sont même au cœur de son projet poétique. L’attaque la plus directe au projet poétique de Langland nous vient de l’intérieur du poème, par le biais des objections du personnage Ymaginatif20. Cette intervention est placée au moment de crise le plus intense du poème, qui marque « le pivot affectif et intellectuel du poème »21. Le revirement en question semble avoir occupé et préoccupé Langland d’une façon particulièrement intense. En effet, le personnage d’Ymaginatif 20. La littérature sur le statut de ce personnage et son rôle dans le poème est abondante. Parmi les interventions les plus importantes je signale les suivantes : Alastair J. Minnis, « Langland’s Ymaginatif and Late-Medieval Theories of Imagination », Comparative Criticism : A Yearbook, 3, 1981, p. 71-103 ; Ernest N. Kaulbach, « The Vis Imaginativa and the Reasoning Powers of Ymaginatif in the B-Text of Piers Plowman », Journal of English and Germanic Philology, 84 n° 1, 1985, p. 16-29 ; Mary Carruthers, « Imaginatif, Memoria, and The Need for Critical Theory in Piers Plowman Studies », Yearbook of Langland Studies, 9, 1995, p. 103-120 ; Ralph Hanna, « Langland’s Ymaginatif : Images and the Limits of Poetry », dans Images, Idolatry and Iconoclasm in Late Medieval England, Jeremy Dimmick, James Simpson et Nicolette Zeeman (dir.), Oxford, Oxford University Press, p. 81-94 ; Michelle Karnes, « Will’s Imagination in Piers Plowman, » Journal of English and Germanic Philology, 108 nº 1, 2009, p. 27-58. 21. « the intellectual and emotional pivot of the whole poem », James Simpson, Piers Plowman : An Introduction, Second, revised edition, Exeter, Exeter University Press, 2007, p. 108, se référant spécifiquement aux vers de B XI. 116-17.
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apparaît seulement dans la version B du poème, comportant des révisions majeures à la version A, qui est tronquée et a en toute probabilité circulé sans l’aval du poète. Dans la version A, la plus ancienne, la quête de Will est en effet interrompue à ce moment précis, et le poème entier s’arrête : Will aussi bien que le poète et ses lecteurs se trouvent ici dans une « impasse » cognitive, et font face à une « crise », à un « échec », ou un « breakdown» qui force Langland à interrompre son texte de façon abrupte22. James Simpson, un des plus illustres critiques du poème, observe que cette crise manifeste en particulier « les limitations cognitives des formes de savoir académiques » qui dominent les sections qui précèdent23. Dame Study (Étude ?), notamment, ridiculise les ambitions philosophiques et scolastiques de Will, qui se pose en clerc disputant et contestataire 24 : [Dame Study] « God is muche in þe gorge of þis grete maistris, Ac among mene men hise mercy and his werkis. [...] Clerkis and kete men carpen of God faste, And han hym muchel in here mouþ, ac mene men in herte. Freris and faitours han founden vp suche questiouns To pleise wiþ proude men siþen þe pestilence tyme, » (A XI. 53–4, 56–9; cf. B X.67–8, 70–73) [...] Suche motifs þei meuen, þise maistris in here glorie, And make men in mysbeleue þat musen on here wordis. Ac Austyn þe olde for alle such prechide, And for suche tale telleris suche a teme schewide: Non plus sapere quam oportet sapere. Wilneþ neuere to wyte why that God wolde Suffre Sathan his sed to bigile;
[Dame Study] « Dieu est toujours sur les lèvres de ces grands maîtres, mais c’est parmi les simples gens que se trouvent ses œuvres et sa charité. [...] Les clercs et les gens distingués parlent volontiers de Dieu, et l’ont souvent sur leurs lèvres, mais ce sont les simples qui le portent dans le cœur. Les frères et les fraudeurs ont inventé ces questiones pour flatter les puissants depuis la peste. » [...] Ils inventent de tels arguments, ces maîtres dans leur fierté, qu’ils finissent par corrompre la foi des simples qui s’interrogent sur leurs paroles. Augustin répond à ce genre de fabulateur : Non plus sapere quam oportet ! N’essayez jamais de comprendre pourquoi Dieu a accepté de laisser le diable tenter l’homme, sa
22. Voir par exemple Alford, « The Design of the Poem », art. cit., (1988) p. 46 ; p. 103-104 ; Hanna, « The Different Versions and Revisions of Piers Plowman », art. cit., Cole et Galloway (2014), p. 44. Voir aussi l’analyse dans Simpson, op. cit. (2007), p. 99-105. 23. Simpson, « From Reason to Affective Knowledge », art. cit. (1986), p. 17. 24. Je cite la version A dans l’édition parallèle des 4 versions, William Langland, Piers Plowman : A Parallel-Text Edition of the A, B, C, and Z Versions, A. V. C. Schmidt (éd.). 2nd Edition, 2 vol., Kalamazoo, Medieval Institute Publications, 2011.
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Ac beleue lelly on þe lore of Holy Chirche, And preye hym of pardon and penaunce in þi lyue, And for his muchel mercy to amende vs here. For alle that wilneþ to wyte þe whyes of God almyȝhty, I wolde his eiȝe were in his ars and his hele after [...] Al was as he wolde – Lord, yworsshipid be þou – And al worþ as þou wilt, whatso we telle. » (A XI. 70–86; cf. B X. 117–33)
créature. Mais croyez fermement en la doctrine de l’Église, et suppliez Dieu de vous assurer le pardon et la pénitence dans votre vie, et de vous permettre de vous racheter au moyen de sa grâce. Tous ceux qui essayent de connaître les ‘pourquoi’ et les ‘comment’ de Dieu, je voudrais que leur œil soit placé dans leur cul, et ensuite leur talon [...]. Tout se déroule selon son décret – le Seigneur soit loué – et tout s’accordera à ta volonté, nos discussions ne changent rien à l’affaire ! »
Study souligne que les mystères de l’incarnation et de l’opération de la grâce sont, précisément, de l’ordre du mystère, et ne se laissent pas comprendre par une analyse argumentative et scolastique comme celle poursuivie par Will jusqu’ici, mais exigent l’exercice de la Foi et la pratique de la Charité. Tout ceci finalement pousse Will vers l’extrême opposé. Désespéré, il renie totalement la voie de la connaissance pour atteindre le salut de l’âme. Will se plonge dans un repli fidéiste, qui entraîne nécessairement l’abandon du poème, voire un rejet du projet poétique tout entier dans la version A : [Will] « Þe douȝtiest doctour and dyuynour of þe Trinite, Þat Was Austyn þe olde, and heiȝeste of þe foure, Seide þus in a sarmoun, so me God helpe « Ecce ipsi ydiote rapiunt celum vbi nos sapientes in infernum mergimur » – And is to mene in oure mouþ, more ne lesse, Arn none raþere yrauisshid fro the riȝte beleue Þanne arn þise kete clerkis that conne many bokis, Ne none sonnere ysauid, ne saddere of consience, Þanne pore peple as plouȝmen, and pastours of bestis, Souteris and seweris – suche lewid iottis Percen wiþ a Paternoster þe paleys of heuene Wiþoute penaunce at here partyng, » (A XI. 302–13 ; cf. B X. 458–74)
[Will] « Le plus puissant docteur et interprète de la Trinité était Augustin l’ancien, le plus grand des quatre pères – pour l’amour de Dieu ! – qui a dit dans un sermon : Ecce ipsi ydiote rapiunt celum vbi nos sapientes in infernum mergimur, c’est-à-dire dans notre langue, à peu près, que jamais personne n’a dévié de la bonne doctrine sauf ces clercs savants, qui connaissent bien des livres ; et personne n’est plus assuré de son salut, et plus en paix avec sa conscience, que les pauvres gens comme les laboureurs, les bergers, cordonniers et couturiers, les laïcs ordinaires et ignorants, qui percent avec un Paternoster au Royaume des Cieux, sans même passer au Purgatoire. »
La condamnation de la curiosité intellectuelle par Study est maintenant doublée d’une autocritique féroce et désespérée par Will lui-même, figure de l’auteur. Le passage, et la crise dont il rend compte, impliquent donc
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un rejet du projet poétique de Piers Plowman tout court. Ce poème, au fond, ne ferait que retracer l’errance mal avisée de son narrateur / auteur / protagoniste, en proie à une présomptueuse cupiditas intellectuelle (cf. A XII. 8). La quête de Will se révèle spirituellement stérile, voire nocive du point de vue moral et sotériologique. C’est donc sur ce repli fidéiste et défaitiste que la version A se termine dans une impasse. Mais dans la version B, cette crise cognitive n’est plus terminale : elle devient au contraire productive, nécessaire même. Dans la version B, cette crise du savoir scolastique entraîne une réorientation de la quête de Will aussi bien qu’un remodelage des bases mêmes du projet poétique de Langland. L’accent est maintenant placé non plus sur la connaissance théorique et philosophique, mais sur la connaissance de soi. Les mots de Scripture (« Sainte Écriture » ?) ouvrent le nouveau passus XI de la version B avec une attaque contre la présomption de Will : « Multi multa sciunt et seipsos nesciunt » (B XI. 3). Après l’échec cognitif du mode d’enquête analytique et dialectique caractéristique de la philosophie scolastique aristotélicienne, Will est exhorté, dans la version B, à poursuivre non pas la connaissance entendue comme scientia, mais plutôt la connaissance de soi entendue comme stade préparatoire pour l’accès à sapientia. Initialement Will réagit au châtiment de Scripture avec des pleurs de rage (B XI. 4), et se retrouve plongé dans le premier ‘songe-dans-lesonge’ du poème, qui lui révèle une vision de son existence passée25. En émergeant du songe il rencontre Ymaginatif, personnage qui permet à Langland/Will d’aborder enfin de façon directe la question fondamentale de la légitimité de ce poème – récit d’échecs, errances, et de frustrations. Lors de son apparition, Ymaginatif châtie Will une fois de plus, non seulement pour sa curiositas intellectuelle démesurée, mais également pour son activité poétique, elle aussi stérile ou nocive, lui empêchant de se dédier à d’autres activités dévotionnelles bien plus méritoires et propices au salut :
25. Voir par exemple Anne Middleton, « William Langland’s ‘Kynde Name’ : Authorial Signature and Social Identity in Late Fourteenth-Century England », dans Chaucer, Langland and Fourteenth-Century Literary History, Steven Justice (dir.), London, Routledge, 2013, p. 199-262 ; Lawrence M. Clopper « The Life of the Dreamer, the Dreams of the Wanderer in Piers Plowman », Studies in Philology, 86 nº 3, 1989, p. 261-285.
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[Ymaginatif ] « And thow medlest the with makynges and myghtest go sey thi Sauter, And bidde for hem thyt yiveth the bred, for ther ar bokes ynowe To telle men what Do-Wel is, Do-Bet and Do-Best bothe And prechoures to preve what it is, of many a peyre freres. » (B XII. 16–19)
[Ymaginatif ] « Et toi tu t’amuses avec tes petits poèmes pendant que tu pourrais réciter ton Psautier et prier pour ceux qui te nourrissent – et de toute façon il y bien assez de livres pour enseigner à tout le monde ce que sont Fais-bien, Fais-mieux, et Fais-le-meilleur, et bien assez de prédicateurs pour le démontrer avec les frères. »
Mais une fois de plus – en dépit de tous les livres qui traitent le sujet, et en dépit de toutes les explications des prédicateurs – Will se plaint de ne pas avoir compris la nature de Do-Wel, Do-Bet et Do-Best, les trois formes de perfection humaine qui déclinent la vérité ultime de la Foi Chrétienne : [Will] : « Ac if there were any wight that wolde me telle What were Do-Wel and Do-Bet, and Do-Best atte laste Wolde I nevere do werke but wende to Holi Cherche And there bydde my bedes but whan Ich eet or slepe. » (B XII. 25–8)
[Will] : « Mais si quelqu’un pouvait enfin me dire ce que sont Fais-bien, Fais-mieux, et Fais-le-meilleur, je ne travaillerais plus jamais à mes poèmes, mais j’irais dans Sainte Église, et j’y réciterais mon rosaire, sans cesse, sauf pour manger et dormir. »
Will accepte donc dans une certaine mesure l’opposition entre dévotion contemplative et travail poétique, qui se cristallise dans le contraste entre « bydden of bedes » et « medlen with makynges », et accepte la supériorité de la prière comme activité linguistique. Cependant Will continue de revendiquer la légitimité de son propre labeur poétique, présenté comme un effort pour comprendre pleinement la nature profonde de DoWel, Do-Bet, et Do-Best, et de rendre sa dévotion plus fervente et efficace (B XII. 23–4). Il semblerait qu’en dépit de tous les « livres » invoqués par Ymaginatif, Will affirme l’importance, voire la nécessité d’un livre supplémentaire – son propre poème, récit d’une quête inachevée, infiniment perfectible, toujours en cours26. La suite du poème dans la version B – et dans la version C, qui constitue un remaniement relativement mineur de B – se présente donc à la fois 26. Simpson, Piers Plowman : An Introduction, op. cit. (2007), p. 120-123.
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comme une continuation de cette quête et un nouveau départ. La quête de Will peut continuer non seulement en dépit de l’échec du mouvement introspectif et spéculatif de A IX-XII, repris dans B VIII-XI, mais peut continuer et se réinventer précisément grâce à cet échec. Ce processus suggère que Langland reconnaît et revendique ce que l’on pourrait définir comme la « positivité de l’échec » visionnaire de son propre poème27. Comme je l’ai déjà suggéré, l’épuisement de Will, l’épuisement du lecteur, et l’épuisement d’un mode de connaissance spécifique – c’est à dire le mode analytique et dialectique de la tradition scolastique – sont une condition préalable pour passer à un mode de cognition différent. Cette nouvelle manière de définir la connaissance affirme en premier lieu l’impuissance et la passivité de Will. Le poème abandonne donc le mode d’interrogation actif, dialectique et argumentatif de la troisième vision, et introduit une nouvelle modalité de connaissance basée sur l’expérience passive, corporelle et affective des mystères de la doctrine chrétienne. L’individu n’est plus agent, mais agi, défini par l’expérience d’un échec et d’impuissance, ouvrant par là-même la porte à l’action possible de la Grâce. C’est précisément grâce à l’échec cognitif de la troisième vision que les modalités de la quête, les modalités du questionnement de Will, ainsi que les modalités expressives du poème peuvent être régénérées. Comme l’observe Simpson, dans la suite du poème (B XII-XX) « les modalités d’expression poétique sont spécifiquement conçues pour susciter une connaissance expérientielle, sapientielle, et ‘naturelle’ (kynde) de Dieu28 ». Une analyse des développements ultérieurs dans les versions B et C nous entraînerait bien au delà des problématiques abordées dans ma contribution. Je voudrais donc conclure en proposant quelques considérations sur le sujet de mon analyse : quelle est donc la relation entre poésie, philosophie, et formes de pensée dans Piers Plowman ? Plus spécifiquement : que nous apprennent les qualités formelles et structurelles du poème tel qu’il a survécu au sujet des formes de pensée qu’il suscite et rend possibles ? Quelle est donc la nature de Do-Wel, Do-Bet, et Do-Best, et quelle est leur relation à la « vérité » ? Je voudrais donc m’interroger sur la valeur philosophique d’un poème qui documente ou met en scène un échec de la philosophie – ou du moins 27. Voir surtout Zeeman, op. cit. (2006). 28. Simpson, art. cit. (1986), p. 14 : « the modes of the poetry [are] consistently designed to produce a sapiential, experiential, ‘kynde’ knowing of God ».
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l’échec d’un certain type de philosophie, à savoir les philosophie et théologie scolastiques. En effet, il me semble que la signification la plus profonde de cet échec – sa signification proprement « philosophique » pour ainsi dire – réside dans son caractère narratif. Langland établit ici une opposition entre un mouvement narratif et dynamique d’un côté, et, de l’autre côté, l’existence d’un système philosophique statique, susceptible de produire une série précise de formes de pensée, limitée, circonscrite, et clairement définie. La philosophie en tant que discipline ou activité humaine se définit fondamentalement comme la capacité d’organiser la pensée en un système29. La narration, en revanche, surtout la narration fictionnelle et romanesque, se définit fondamentalement comme une rupture de système, comme une quête de possibilités existentielles et empiriques encore inexplorées, surprenantes, merveilleuses, bouleversantes, miraculeuses, transformatives – par définition au delà de la norme30. Structurellement parlant, la narration romanesque qui adopte le paradigme narratif de la quête ou du voyage se prête à explorer ce qui se situe en dehors des limites d’un système – philosophique ou autre – et projette l’imagination dans un domaine du possible ou du « contrefactuel » qui se situe en dehors d’un espace clos, défini, et circonscrit. La narration fictionnelle et romanesque est donc fondamentalement anti-systémique ; et dans le contexte intellectuel médiéval, la poésie allégorique se présente comme une forme de spéculation alternative « qui résiste toujours aux séductions de la banalité et du programmatique31 ». Plus précisément, la narration telle qu’elle est poursuivie dans un poème comme Piers Plowman entretient une relation à la fois oppositionnelle et dialectique avec des formes de pensée systématiques et institutionnellement établies. Cette dialectique suggère que l’adaptabilité, la dynamique d’un système de pensée donné dépend donc de sa capacité à se placer en résonance avec une narration, et de permettre à la narration 29. Voir par exemple la définition courante dans l’Oxford English Dictionary, ‘Philosophie’, 1.1. 30. Voir surtout Helen Cooper, The English romance in time : transforming motifs from Geoffrey of Monmouth to Shakespeare, Oxford, Oxford University Press, 2004, surtout p. 1-43. 31. Vincent Gillespie, « Ethice subponitur ? The imaginative syllogism and the idea of the poetic », dans Knox, Morton et Reeve, op.cit. (2018), p. 297-328 (299) : « The Poetic always resists the pull of the banal and the programmatic. »
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de remettre en question le système de départ et d’en modifier l’articulation. C’est peut-être cette dialectique entre philosophie systématique et narration heuristique et ouverte qui permet à la pensée elle-même d’évoluer, de se transformer et de s’adapter – au delà des possibilités que la pensée systématique aurait déjà saisies, fixées, et circonscrites. Mais comment se manifeste, concrètement, cette pensée narrative et évolutive en pratique, dans la subjectivité du lecteur d’un poème tel que Piers Plowman ? J’ai essayé d’illustrer comment les ruptures structurelles et narratives du poème résultent directement des ruptures cognitives, psychiques, et affectives du protagoniste, Will. Mais le poème remet également en cause notre image de nous-mêmes, pas seulement en tant que lecteurs ou lectrices, mais en tant que sujets, en tant qu’agents cognitifs invités à occuper l’espace fictionnel défini par le « je » du protagoniste pour en partager les errances, les échecs, et les expériences visionnaires multiples et provisoires. Le poème met en question non seulement les certitudes doctrinales et philosophiques que, pour la plupart, d’autres œuvres littéraires ou didactiques de la fin du Moyen Âge posent comme étant simplement données, mais aussi la nature même des multiples modalités de la cognition humaine, en mettant en scène une série de visions inabouties, partielles et fragmentaires à titre expérimental. Il interroge également l’incidence de ces expériences cognitives et visionnaires fragmentaires sur la nature même du sujet – un sujet qui, à l’image de Will, est à la fois modifié, déformé, mais également constitué par un processus de vision et ‘ré-vision’ narrative spasmodique et susceptible d’une métamorphose potentiellement infinie. La narration renferme donc le potentiel pour le développement intellectuel du sujet au-delà de luimême. La quête de Will, comme celle des lecteurs, n’est donc plus une quête d’un objet, ou même d’un objectif concret et défini, car cela entraverait la capacité de penser et trahirait inévitablement la notion même d’une « vérité » transcendante dont notre compréhension est – par nécessité – infiniment perfectible. Comment tout ceci peut-il transformer et enrichir notre compréhension du projet poétique de Langland ? La fragmentation, la multiplicité et la nature réitérative et potentiellement interminable de ses multiples actes de vision poético-spéculative paraissent dès lors inévitables, nécessaires même. Comme l’a suggéré Fletcher, « le travail inachevé du poème est illustré par sa conclusion constamment reportée, mais se manifeste également dans le mouvement incessant du processus d’écriture qui nous a
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laissé les traces que nous appelons les versions Z, A, B, et C 32 ». La nature même du travail poétique de Langland consiste dans le processus de révision et de réitération interminable, plus que dans le désir de parvenir à un aboutissement du travail d’écriture, et constitue ainsi une esthétique du processus et du provisoire33. En adoptant cette démarche, Langland renoue avec son prédécesseur Guillaume de Deguileville, lui aussi un remanieur obsessionnel de ses propres visions poétiques34. Chez Deguileville, cette idée est incarnée par Occupant, l’« écrivain nattier » qui défait et refait ses « nattes » sans cesse, à la manière du travail de Pénélope35. Mais Langland a poussé la logique du remaniement et de la ré-vision bien plus loin encore : en entérinant la nature asymptotique de l’écriture allégorique36, il s’engage en connaissance de cause dans un travail d’écriture interminable, toujours réitéré et renouvelé. Comme l’observe Fletcher, « la publication et circulation concurrente de trois ou quatre versions différentes du poème affirme implicitement que le statut 32. Alan J. Fletcher, « The Essential (Ephemeral) William Langland : Textual Revision as Ethical Process in Piers Plowman », Yearbook of Langland Studies, 15, 2001, p. 61-98 (61) : « the unfinished [...] business of the poem [is] figured poetically in its perpetually deferred ending, but experienced also in practical terms, [...], in the restlessness of its process whose traces we have come to call Z, A, B and C ». Pour une lecture complémentaire qui insiste plus fortement sur le statut de C comme la version « finale », ou du moins la plus travaillée du poème, voir Schmidt, art. cit. (2000). 33. Sur la centralité de cette notion de « travail » liée à l’esthétique « révisionnaire » de Langland, voir par exemple John Bowers, The Crisis of Will in Piers Plowman, Washington D. C., Catholic University of America Press, 1986, p. 191-218 ; Ralph Hanna, « ‘Meddling with Makings’ and Will’s Work », dans Alastair J. Minnis (dir.), dans Late- Medieval Religious Texts and their transmission : Essays in honour of A. I. Doyle, Cambridge, D.S. Brewer, 1994, p. 85-94 ; les articles dans Steven Justice et Kathryn KerbyFulton (dir.), Written work : Langland, labour, and authorship, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1997, surtout Ralph Hanna, « Will’s Work », p. 23-66 ; Barbara Newman, « Redeeming the time : Langland, Julian, and the art of lifelong revision », Yearbook of Langland Studies, 23, 2009, p. 1-32 ; Anne Middleton, « Narration and the Invention of Experience : Episodic Form in Piers Plowman’, dans Chaucer, Langland and Fourteenth-Century Literary History, Steven Justice (dir.), London, Routledge, 2013, p. 142-171. 34. Voir surtout Fabienne Pomel, Les Voies de l’au-delà et l’essor de l’allégorie au Moyen Âge, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 513-536. 35. Sur Deguileville, voir surtout Philippe Maupeu, « Bivium : l’écrivain nattier et le Roman de la Rose », dans Guillaume de Digulleville : les Pèlerinages allégoriques, Frédéric Duval et Fabienne Pomel (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 21-41. Sur l’influence de cette figure sur Langland, voir mon article « Allegory, Hermeneutics, and Textuality », p. 198-200 ; et Bowers, The crisis of Will, op. cit. (1986), p. 215-216. 36. Pour cette notion, voir Pomel, op. cit. (2001), p. 452-536.
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provisoire du poème n’était pas seulement acceptable, mais éthiquement parlant nécessaire37 ». Mais cette logique est plus qu’implicite dans le poème. Langland articule en effet ce que j’appellerai une poétique réitérative et prédicative, à travers la voix de Clergie (« Doctrine » ?). Pendant l’énième débat sur la nature de Do-Wel, Do-Bet, et Do-Best, Clergie observe que [...] « Do-Wel and Do-Bet aren two infinites, « Fais-Bien et Fais-Mieux sont deux infinis, Which infinites with a feith fynden out Do-Best » et ces deux ensemble avec la Foi trouvent (B XIII. 128-9) Fais-le-Meilleur »
Comme Clergie l’explique, la triade de Do-Wel, Do-Bet et Do-Best ne définit pas trois objets, comme pourrait le suggérer la substantivation des trois mots : au contraire, ils définissent des activités, étendues dans le temps, car les formes prédicatives qui sous-tendent ces trois concepts dénotent non pas des réalités objectives mais plutôt des actions continuées et donc « infinies », interminables38. Dans un développement de génie, Langland nous présente les substantivations de ces trois verbes pour nous prévenir contre les dangers de la réification conceptuelle mise en œuvre par l’imagination humaine, toujours prête à se contenter d’un concept, d’un objet mental, d’un simulacre qui rendrait tangible – et par là-même trahirait – la notion de vérité transcendante. L’incapacité de Will à saisir la nature de Do-Wel, Do-Bet, et Do-Best dérive précisément de sa tendance à réifier et « définir » l’infini, en l’enfermant de façon prématurée dans un concept/objet dont le statut est inévitablement réducteur, pathétiquement insuffisant face à la nature infinie de la vérité. Sous une telle perspective, il paraît une fois de plus inévitable que le poème de Langland prenne des formes qui ne sont que provisoires et insuffisantes, suspendues entre cristallisation et fluidité, entre affirmation et potentialité. La nature évolutive, provisoire, dynamique du poème révèle l’engagement du poète dans un projet qui vise l’expansion et la métamorphose continue de la pensée humaine dans toutes ses formes. Ces formes sont à la fois réelles et possibles : d’un côté, elles comprennent toutes les formulations spéculatives de la philosophie, théologie, science et poésie 37. Fletcher, art. cit. (2001), p. 62 : « [Langland’s] release into the world of at least three or four versions of [his poem] may implicitly acknowledge that provisionality was not only acceptable, but ethically mandatory ». 38. Voir notamment Anne Middleton, « Two Infinites : Grammatical Metaphor in Piers Plowman », English Literary History, 39 nº 2, 1972, p. 169-188.
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déjà acquises et réalisées dans le milieu culturel de Langland et incorporées dans son poème ; d’un autre côté, elles comprennent les formes à venir, les formes potentielles ou hypothétiques. L’une de celles-ci – ouverte, métamorphique, susceptible d’une expansion infinie – est constituée par l’agrégat instable et fictionnel d’idées, récits, méthodes, rêves, argumentations, ruptures, expériences, émotions, personnages, autorités et citations que nous appelons Piers Plowman. Marco Nievergelt Forward College Paris
LA PERSONNIFICATION DES PRINCIPES DE LA NATURE DANS LA COSMOGRAPHIE DE BERNARD SILVESTRE : ENTRE PHILOSOPHIE NATURELLE ET THÉOLOGIE Sylvain Roudaut Les personnages de la Cosmographie La Cosmographie de Bernard Silvestre est une des œuvres du xiie siècle où la philosophie se mêle le plus étroitement à la fiction. L’opérateur principal de ce mélange est le procédé de la personnification, qui engage, au-delà de son intérêt littéraire, des enjeux à la fois philosophiques et théologiques. À la confluence de ces domaines, l’usage de la personnification y est intéressant à deux égards. D’une part, il est possible de montrer que cet artifice littéraire sert une certaine théorie de la nature, en articulant des positions philosophiques précises relatives à la constitution des êtres sensibles. D’autre part, le recours à la personnification permet la défense d’une certaine conception de la philosophie naturelle comme discipline à part entière. Replaçons l’œuvre dans son contexte. La Cosmographia se rattache au courant chartrain – école aux contours flous et à l’identité encore mal définie, mais que l’on peut caractériser de façon minimale par deux thèmes principaux, à savoir un attrait important pour les questions de philosophie naturelle, et une orientation fortement platonicienne. Rattaché à ce courant, Bernard Silvestre compose vers 1147 la Cosmographie, ouvrage étonnant, d’une grande créativité mais difficile à classer du point de vue du genre. L’ouvrage est bien connu, mais jusqu’à récemment, il restait moins étudié pour son contenu philosophique que d’autres œuvres « chartraines », à la signification plus transparente. La valeur théorique que Bernard accordait lui-même à cet écrit est pourtant certaine, comme en témoigne la dédicace inaugurale à Thierry de Chartres, qui présente l’œuvre comme un traité sur le monde1 : 1. Cosmographie, trad. M. Lemoine, Paris, Cerf, 1998, p. 49 ; Terrico, veris sententiarum titulis doctori famosissimo, Bernardus Silvestris opus suum. Aliquamdiu, fateor, sensu mecum secretiore quesivi utrum opusculum meum in amicas aures traderem, aut
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À Thierry, docteur très renommé au titre de son savoir, Bernard Silvestre dédie son œuvre. Parfois, je l’avoue, je me suis demandé au fond de moimême si je confierais mon petit ouvrage à des oreilles amies, ou si je ne le détruirais pas plutôt sans attendre le juge. C’est qu’un traité sur le monde, sur l’univers, que sa nature même rend difficile, et qui, de surcroît, a été composé par un esprit plutôt lent, redoute, autant que les oreilles, les yeux d’un juge perspicace.
La forme littéraire de l’ouvrage ne décontenance que si l’on ignore à quel point Bernard Silvestre compte parmi ceux qui refusent de séparer philosophie et fiction. Il peut ainsi déclarer dans son commentaire à l’Enéide que Virgile est autant philosophe que poète, et proposer une relecture philosophique du périple d’Enée2. Loin de l’exercice du commentaire philosophique, la Cosmographie se présente comme un prosimètre mettant en scène plusieurs personnages, dont l’interaction permet à l’auteur de figurer ce qu’il convient d’appeler une cosmologie allégorique. L’ouvrage s’ouvre sur une plainte : celle de Nature, désespérée par l’état dans lequel se trouve Silva, aussi appelée Ylè. Silva se trouve dans un état de confusion qui dégrade l’univers. Ce personnage figurant la matière est décrit comme un être ambivalent, sauvage, oscillant constamment entre le bien et le mal, mais avec un penchant accusé pour le mal. Sollicité par Nature pour corriger ce défaut et purifier l’univers, Dieu lui répond par l’intermédiaire de Noÿs, présentée à la fois comme son émissaire, mais aussi comme un aspect de la divinité : Noÿs apparaît comme la Providence divine, sa volonté, ou encore l’intellect divin lui-même. Ayant reçu la plainte de Nature, Noÿs se propose de corriger Silva et de la rendre plus belle pour redonner à l’Univers entier un aspect plus digne. Le contenu du récit menant Noÿs et Nature à la rectification de la matière est résumé par le titre de l’ouvrage : il faudra aux deux personnages parcourir tout l’univers pour parvenir à rétablir l’ordre et l’harmonie troublée par la matière. La cartographie de l’univers, à mesure qu’elle s’éloigne de la non expectato iudice penitus abolerem. Siquidem de mundo, de universitate tractatus sua natura difficilis, sed et sensu tardiore conpositus, sicut aures sic oculos arguti iudicis reformidat, Cosmographia, P. Dronke (éd.), Leiden, Brill, 1978, p. 96. 2. Scribit enim in quantum est philosophus humane vite naturam. Modus vero agendi talis est sub integumento describit quid agat vel quid patiatur humanus spiritus in humano corpore temporaliter positus, The Commentary on the First Six Books of the Aeneid of Virgil Commonly Attributed to Bernardus Silvestris, J. W. Jones et E. F. Jones (éd.), University of Nebraska Press, Lincoln-London, 1977, p. 3.
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Terre, s’éloigne aussi du plan physique du monde, pour révéler son ordonnancement métaphysique. En s’élevant vers les confins de l’univers en direction des constellations et de la sphère des fixes, Nature et Noÿs traversent successivement les sphères planétaires et leurs génies, le monde des anges, celui des âmes désincarnées et des démons. Elles y cherchent la connaissance qui leur permettra de former l’homme, composé de la plus grande difficulté à réaliser, dans la mesure où son corps relève de cet élément instable qu’est la matière, mais que son âme possède une part de divinité. Si la première partie de l’œuvre dépeint la formation générale de l’univers d’un point de vue macroscopique, la seconde partie de l’ouvrage s’intéresse en effet au microcosme et à la formation de l’être humain, que Noÿs désire créer afin de parfaire son œuvre. Le récit se termine ainsi sur la formation de l’homme, qui couronne la rédemption de Silva en parachevant la perfection de l’univers, et qui a lieu au sein d’un jardin aux allures édéniques, un recoin de la Terre appelé Gramision. Les perspectives d’étude de la personnification dans cet ouvrage sont assurément multiples, mais le contenu théorique de l’œuvre ramène systématiquement au rapport entre philosophie naturelle et théologie. La personnification opère à des niveaux variés d’abstraction, qu’il s’agit d’identifier pour en extraire l’ontologie exposée par l’auteur. Avant de s’intéresser au personnage central figurant la nature, il convient de se pencher sur ceux représentant les principes actifs en son sein. Matière et Endéléchie Si la Cosmographie met en scène de nombreux personnages, l’intrigue principale, pour ainsi dire, ne concerne qu’un nombre restreint d’entre eux. Selon l’ordre d’importance, les principaux sont Noÿs et Natura, c’est-à-dire l’Intelligence divine, première enfant de Dieu et sa propre fille (Nature). Après elles suivent d’autres personnages tirés de la conceptualité philosophique : la matière, mais aussi ce personnage que Bernard appelle Endelichia. Cette dernière évoque immédiatement la notion d’endelecheia, notion proche mais devant être distinguée du concept aristotélicien d’entéléchie, et qui exprime l’idée d’une motricité perpétuelle de l’âme3. La description 3. À propos des relations entre entelecheia et endelecheia chez Aristote, voir R. Hirzel, « Über Entelechie und Endelechie », Rheinisches Museum, 39, 1884, p. 169-208 ;
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de ce personnage ne correspond d’ailleurs pas à la caractérisation aristotélicienne de l’âme comme perfection du corps, et laisse plutôt entendre la résonance d’un univers platonicien : Endelichia est l’âme du monde et l’épouse de l’univers. Mais cette épouse est aussi le principe qui confère aux êtres naturels leur forme ; l’âme humaine elle-même est composée à partir de sa substance. Avec Silva, la matière, Endelichia représente donc un des principes constitutifs des êtres naturels. Les caractères prêtés à ces deux personnages symbolisent la fonction théorique de ces principes. Selon les philosophies de la nature qui valent au xiie siècle, l’indétermination de la matière est le principe explicatif du caractère fluant et instable du sensible, et de tout ce qui s’oppose à la régularité dans l’ordre naturel. Silva est ainsi décrite comme un personnage sauvage, inconstant4. Son penchant au Mal ajoute à sa description une teinte néo-platonicienne : la matière s’oppose à la forme comme le néant s’oppose au Bien5. Le principe formel, Endéléchie, n’a pas le même statut : elle n’existe pas encore au début du récit, étant justement produite par Noÿs pour corriger Silva ; sa destinée est de s’unir à l’univers sensible pour l’embellir. Son être est dit provenir des mêmes régions que la divinité elle-même, et c’est elle qui permet d’instaurer l’ordre dans l’univers. Ainsi Noÿs expose-t-elle à Nature son plan de restauration de l’univers6 : Aussi bien Ylè est-elle de condition ambiguë, placée qu’elle est entre le bien et le mal ; du fait que sa malignité l’emporte, son penchant l’incline plutôt à donner l’assentiment à celle-ci. Sauvage comme je la vois, sa malignité ne pourra pas s’affaiblir et se changer en perfection. [...] Je mets en train la forme de Silva, pour qu’elle fleurisse grâce à cette association. Elle ne E. Bignone, « Postilla aristotelica sulla dottrina dell’endelecheia », Atene e Roma, 8, 1940, p. 61-64. Cicéron est le premier à présenter la notion d’endelecheia comme définition aristotélicienne de l’âme (Tusculanes I, X, 22). Le terme se présente dans les témoins manuscrits du commentaire de Calcidius au Timée (Commentarius in Timaeum, CCXXII), alors que la version endelichia, correspondant à celle de Bernard, apparaît chez Martianus Capella (De nuptiis, I, 7 ; II, 213). Voir sur ce point P. Dronke, The Spell of Calcidius : Platonic Concepts and Images in the Medieval West, Firenze, SISMEL, 2008, p. 71-74 ; D. Shanzer, A Philosophical and Literary Commentary on Martianus Capella’s De Nuptiis Philologiae Et Mercurii. Book I, Berkeley, University of California Press, 1986, p. 68. Sur l’histoire complexe des relations entre entelecheia et endelecheia chez les auteurs latins et leur confusion en partie due aux corrections des éditeurs, voir B. Bakhouche, « La définition aristotélicienne de l’âme dans quelques textes latins : endelecheia ou entele cheia ? », Interférences, Ars scribendi, 4, 2006, p. 1-17. 4. Cosmographia I, I, p. 97, l. 18 : Silva rigens, informe chaos (…) ; Ibid., I, II, 2. 5. Cosmographia I, II, 2, p. 99, ll. 23-24. 6. M. Lemoine (trad.), Cosmographie, op.cit., p. 55-56.
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pourra plus déplaire à cause d’un visage mal arrangé. J’ai convenu qu’Ousia reçoive meilleure forme : puissé-je donner amitié à l’Univers, bonne conduite aux éléments. Je trouve affligeant que l’indigence soit le point de départ des choses. Viendra ensuite la forme qui séparera l’indigence de ce qui lui est soumis.
L’âme du monde, qui donne aux choses leur forme, est générée pour remédier au triste état dans lequel se trouve Silva. Ce décalage entre une matière initiale et une forme engendrée à partir d’une décision divine guida sans doute les interprètes du texte de Bernard qui y virent un commentaire de la Genèse7 : le caractère rebelle de la matière, réfractaire à l’ordre, symboliserait l’informitas de la Terre précédant les étapes ultérieures de la création, à propos de laquelle Augustin et d’autres Pères de l’Église avaient déjà fourni une interprétation philosophique, fonction d’une conceptualité hylémorphique. Il convient certainement de lire la Cosmographie comme une vision de la nature inspirée simultanément par deux récits pouvant se compléter ou s’opposer, et autour desquels s’organisent la plupart des œuvres composées dans la mouvance chartraine8 : la Genèse, d’une part ; le Timée de Platon, d’autre part. La Cosmographie ne propose certes que des indices sur les thèses qui sous-tendent sa description poétique de l’univers physique, mais ces indices sont significatifs, et permettent de rattacher ces thèses à plusieurs positions caractéristiques de la pensée chartraine. Notamment, Bernard suggère une distinction entre Endéléchie, qui renvoie au modèle de formation des choses, leur exemplaire intelligible et immuable, et d’autre part des formes inscrites dans la matière, qui lui sont inhérentes. Ces dernières, qui sont des images d’Endéléchie, ne sont pas éternelles, mais sont sujettes au changement, car elles sont un aspect concret des choses sensibles9. Cette distinction entre deux types de formes – les formes-modèles, séparées, immuables ; les formes incarnées, sensibles, matérielles – 7. Cette interprétation fut en particulier celle de Gilson (« La cosmogonie de Bernard Silvestre », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 3, 1928, p. 5-24). 8. L’appartenance de Bernard à l’école de Chartres est encore sujette à discussion. On ignore jusqu’à quel point l’auteur de la Cosmographie fut lié à l’école chartraine proprement dite, en dehors de ses liens avec Thierry de Chartres. En tout état de cause, il est certain qu’il exerça son enseignement à Tours. Voir M. Kauntze, Authority and Imitation : A Study of the Cosmographia of Bernard Silvestris, Leiden-Boston, Brill, 2014, c. 1, p.15-49. 9. Voir Cosmographia I, II, 8, où la notion de signacula renvoie aux imprégnations laissées par les idées au sein de la matière.
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n’est pas neuve. Dans la philosophie latine, on en trouve la trace chez Calcidius10, mais surtout chez Boèce, dont le De trinitate distingue entre les formes idéales des choses, objets de l’entendement divin, et des réalités dérivées de ces formes, qui n’en sont que des imagines. Un aspect remarquable du travail philosophique accompli à Chartres au xiie siècle fut précisément d’approfondir cette distinction entre deux types de forme, Bernard de Chartres, par sa doctrine des formes natives, comptant parmi les auteurs les plus représentatifs de cette innovation11. Dans les Gloses sur Platon attribuées à celui qui fut longtemps confondu avec Bernard Silvestre, les formae nativae apparaissent comme des intermédiaires entre les exemplaires divins, utilisés pour le modelage de la nature, et le cours du monde sensible12. Les motivations doctrinales de cette distinction accompagnent l’intérêt du xiie siècle pour une explication plus naturaliste des phénomènes, accordant une plus large part aux causes secondes : il s’agit ici de combiner les bénéfices de la conception aristotélicienne de la nature (celle d’une autonomie causale des substances sensibles) et l’appui théorique que représente le platonisme pour la doctrine chrétienne. Les formes incarnées, venant complémenter les formes idéales, permettent de dissiper les inconvénients du platonisme, à savoir les difficultés à comprendre le rôle causal, génétique et moteur de ces dernières entités vis-à-vis des particuliers sensibles. Les indications laissées par Bernard Silvestre dans la Cosmographie font directement écho à cette doctrine des formes natives, comme l’ont remarqué plusieurs commentateurs13. Silva est marquée du sceau des species qui s’impriment en elle, et dont elle reçoit les 10. Voir Timaeus a Calcidio translatus commentarioque instructus, comm. 337, 344, J. H. Waszink (éd.), London-Leiden-Warburg, Brill, 1975, p. 330 ; p. 336. 11. I. Caiazzo, « Sur la distinction sénéchienne idea/idos au xiie siècle », Khôra, 3-4, 2005-2006, p. 91-116. 12. La paternité de la doctrine des Formae nativae a été récemment mise en doute. L’exactitude de cette hypothèse dépend de l’attribution, jugée douteuse, des Glosae super Platonem à Bernard de Chartres. Il est en revanche acquis que cette doctrine, dont on trouve des échos chez plusieurs chartrains, fut explicitement soutenue par d’autres auteurs contemporains de Bernard de Chartres, notamment par l’Anonyme des Glosae colonienses, éditées par Caiazzo. Voir I. Caiazzo, Lectures médiévales de Macrobe. « Les Glosae Colonienses super Macrobium », Paris, Vrin, 2002, p. 132-141. 13. W. Wetherbee, The Cosmography of Bernardus Silvestris, New York, Columbia University Press, 1973, p. 147, n. 35 ; T. Silverstein, « The Fabulous Cosmogony of Bernardus Silvestris », Modern Philology, 46, n° 2, Chicago, The University of Chicago Press, 1948, p. 92-116 (p. 113).
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signacula à partir de la forme idéale qui, elle, ne descend pas jusqu’à la matière14. Les signacula renvoient à l’évidence à ce que Boèce appelait imagines, et que Bernard de Chartres nommait pour sa part formae nativae. Par-delà son innovation locale, cette doctrine illustre la tendance naturaliste des chartrains à privilégier des modèles d’explication immanentistes pour les phénomènes sensibles. Les formes natives, en suppléant au défaut de l’abstractionnisme platonicien, libèrent du même coup l’espace propre à l’autonomie des causes secondes, qui jouissent d’une certaine indépendance vis-à-vis de l’action divine. Cette indépendance est certes toute relative : l’action d’Endéléchie, dans la Cosmographie, est entièrement commandée par une mission qui lui est attribuée, sa venue à l’être étant subordonnée à une finalité définie par la divinité, conformément à la récupération chrétienne des systèmes néoplatoniciens. Il n’en reste pas moins que le modèle de constitution des corps proposé par la Cosmographie témoigne d’un certain naturalisme, ou du moins d’un intérêt porté à une explication satisfaisante du comportement des substances sensibles. Cette insertion d’un élément aristotélicien au sein d’une théologie néoplatonicienne explique dans une certaine mesure l’autre interprétation, peu compatible avec la précédente, dont l’ouvrage a fait l’objet : bien différente d’une allégorie poétique de la Création qui se montrerait respectueuse des dogmes ecclésiastiques, la Cosmographie serait une œuvre de philosophie païenne, utilisant des procédés de personnification pour dissimuler le fond de sa pensée. Plusieurs aspects de l’ouvrage accréditent indéniablement cette lecture : comme l’avait souligné Jolivet, les personnages mis en scène sont principalement féminins, éloignant le vocabulaire plus androcentrique de la doctrine chrétienne15. L’interprétation de ce fait demande certes à être nuancée, le caractère féminin de nombreuses allégories de la littérature médiévale latine s’expliquant en partie par le genre même des noms employés (ici Natura, Silva, etc.)16. D’autres éléments permettent 14. Cosmographia I, II, 8 : Yle, cecitatis sub veterno que iacuerat obvoluta, vultus vestivit alios, ydearum signaculis circumscripta. 15. J. Jolivet, « Les principes féminins selon la Cosmographie de Bernard Silvestre », dans L’homme et son univers au moyen âge, C. Wenin (dir.), Louvain-la-Neuve, Éditions de l’Institut supérieur de Philosophie, 1986, p. 296-305. 16. Le choix du nom « Noÿs » témoigne toutefois d’une volonté explicite d’attribuer à un personnage féminin un nom dont l’origine grecque relève du masculin (νοῦς).
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toutefois de situer l’ontologie sous-jacente à la Cosmographie dans l’horizon d’une philosophie païenne, en plus du statut déjà évoqué de Silva, qui n’apparaît pas suite à un décret divin, mais représente la « plus ancienne figure de nature », présente au commencement du récit17. En particulier, la distinction des deux types de forme est complétée par la référence à un génie planétaire, l’Ousiarque pantomorphe, dont le rôle consiste à assurer la transition entre les deux régimes de forme évoqués. L’Ousiarque est chargé d’insérer les formes sensibles d’après le modèle d’Endéléchie au sein de la matière18. D’un point de vue doctrinal, la figure de l’Ousiarque confirme la nécessité d’une médiation explicative entre le domaine intelligible et le domaine naturel. Historiquement, elle permet aussi le repérage dans la Cosmographie d’une influence nettement identifiable, l’explication astrologique des phénomènes naturels signalant ici des emprunts directs à la tradition hermétique. Le personnage de l’Ousiarque, adapté de l’Asclepius, est à double fond : d’un côté, il permet de figurer la production des êtres naturels comme un processus cosmique, qui délègue à un niveau intermédiaire – astral – les pouvoirs formatifs habituellement assignés à la divinité. D’un autre, l’Ousiarque relève à peine d’une personnification, puisqu’il représente un principe que la tradition des Hermetica conçoit comme lui-même animé, doué d’une intentionnalité propre, à la frontière du naturel et du divin19. Cette part faite à l’astrologie entraîne une mise à distance du modèle artisanal et interventionniste de l’action divine au sein de la Nature20. Ces divers éléments conduisent de fait à rejeter l’assimilation de la Cosmographie à un simple commentaire allégorique de la Genèse, au bénéfice d’une lecture païenne de l’ouvrage. S’il est probable que ces deux interprétations recèlent chacune une part de vérité, il demeure en 17. Cosmographia I, II, 4, ll. 1-2. 18. Cosmographia II, III, 11. 19. La figure du Pantomorphe présente une certaine ambiguïté : elle est un Ousiarque, celui qui est assigné à la sphère des fixes, mais la Cosmographie l’évoque premièrement comme le lieu en question, plutôt que comme son esprit planétaire. Voir Cosmographia II, III, 11. L’Ousiarque fait par ailleurs écho à la thèse de la motion des éléments par les mouvements célestes, le mouvement des premiers dépendant directement des seconds (Cosmographia I, IV, 7). 20. Voir sur cette figure F. T. Alcocer, Opus naturae : la influencia de la tradicion del Timeo en la cosmographia de Bernardo Silvestre, Barcelona, Promociones y Publicaciones Universitarias, 1995, p. 429-431. Voir ibid., p. 300-305 sur l’usage chartrain de l’astrologie et la relation à Guillaume de Conches sur ce point.
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tout état de cause impossible d’établir une correspondance certaine entre les personnages de la Cosmographie et les éléments de la doctrine chrétienne21. La description du personnage de Noÿs, ouvrant la première section du prosimètre, évoque sans doute l’Esprit Saint, mais il reste incertain que dans cette œuvre empreinte de platonisme, le personnage figure véritablement la troisième personne divine22. On sait que certains chartrains, notamment Guillaume de Conches, identifiaient l’âme du monde décrite par le Timée à l’Esprit Saint, tandis que ce rapprochement était simultanément contesté au sein de la mouvance chartraine – un Bernard de Chartres, par exemple, refusant cette assimilation23. Le statut des éléments Le défilé des « personnages philosophiques » ne s’arrête pas à la matière et à la forme. La Cosmographie évoque par ailleurs Privation, qui permet chez Aristote, avec les deux autres principes, d’expliquer le mouvement. Accompagnant Silva, ce dernier personnage est à peine évoqué24. Ousia apparaît aussi à plusieurs reprises, de manière plus affirmée, mais sa référence reste vague : elle semble tantôt désigner l’univers dans son intégralité, tantôt quelque chose appartenant à Dieu, sinon l’être divin lui-même25. L’ouvrage ne se contente pas d’énumérer ces principes et de dépeindre leurs traits psychologiques. Par la description de leurs interactions, il symbolise aussi leurs rapports, dès lors interprétables du point de vue de la philosophie naturelle. Si ces principes naturels s’organisent selon un schéma assez orthodoxe, plusieurs thèmes permettent toutefois de relier 21. Voir par exemple Silverstein, art. cit. (1948), p. 107-108, contre l’identification, d’abord soutenue par Gilson, des personnages de la Cosmographie aux Personnes divines. 22. Se reporter ici aux analyses des rapports entre anima mundi et Esprit Saint par T. Gregory, « Il Timeo e i problemi del platonismo medievale », dans Platonismo medie vale. Studi e ricerche, Rome, Istituto Storico Italiano per il Medioevo, 1958, p. 135 sq. 23. Pour Guillaume de Conches, voir Glosae super Boethium III, m. 9, L. Nauta (éd.), p. 169 : l’anima mundi est rapprochée de l’esprit divin qui se meut au-dessus des eaux, en Genèse 1:2. Voir également en ce sens Thierry de Chartres, De sex dierum operibus, N. Häring (éd.) dans Commentaries on Boethius by Thierry of Chartres and his School, Studies and Texts, 20, Toronto, PIMS, 1971, p. 566-567. 24. Cosmographia I, I. 25. Cosmographia I, I et I, II, 2 pour les occurrences allant dans le premier sens ; I, II, 1 et I, IV, 4 pour le second.
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la conception de la nature qui s’y trouve esquissée aux problématiques philosophiques de son temps, mais aussi à certaines positions et intérêts caractéristiques de l’école de Chartres. À la physique des éléments, tout d’abord, car eux aussi sont personnifiés. Suite à la formation d’Endéléchie, qui vient structurer Silva, les quatre éléments assurent stabilité et permanence à la matière, lui permettant de former des composés plus complexes et plus riches. Les éléments sont présentés comme des « racines » permettant de discipliner le caractère rebelle de la matière : […] la matière sans repos s’appuie sur les substances les plus fermes des éléments et s’attache à une quadruple racine26.
Le statut qui leur est accordé dans la Cosmographie reflète en creux le rapport que la théologie doit entretenir à la philosophie naturelle pour l’explication des phénomènes sensibles. L’époque de la rédaction de la Cosmographie voit s’affronter des théologies différentes concernant le rôle des éléments dans le processus de formation du monde27. La notion d’une première matière chaotique, informe, est reconnue par tous les théologiens du xiie siècle comme la première étape de création du monde par Dieu, qui introduit par la suite une différenciation et une mise en ordre de cette matière jusqu’à produire l’univers visible que nous connaissons. Mais le sens exact à donner à la notion d’informitas est sujet à dispute. Hugues de Saint-Victor voit dans cette matière chaotique une matière déjà déterminée par les quatre éléments, éléments dont le comportement ne serait toutefois pas encore réglé d’une manière adéquate, la terre entraînant le feu vers le bas, et le feu, l’eau vers le haut, etc. Le chaos de la matière ne viendrait pas de l’absence de formes, mais plutôt du caractère désordonné des formes reçues. Plusieurs auteurs chartrains s’opposent à cette idée, principalement Guillaume de Conches, mais aussi Thierry de Chartres, bien que la position
26. Cosmographie I, II, 6, trad. M. Lemoine, p. 57. Verum quoquo pacto frenata est licentia discursandi, ut elementorum firmioribus inniteretur substantiis, eisque quaternis velud radicibus inheret materies inquieta, P. Dronke (éd.), p. 100, ll. 1-3. 27. M.-D. Chenu, « Nature ou Histoire ? Une controverse exégétique sur la création au xiie siècle », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 28, 1953, p. 25-30 ; D. Poirel, « Physique et théologie : une querelle entre Guillaume de Conches et Hugues de Saint-Victor à propos du chaos originel », dans Guillaume de Conches, Philosophie et science au xiie siècle, I. Caiazzo et B. Obrist (éd.), Firenze, SISMEL, 2011, p. 289-328.
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de ce dernier soit plus nuancée28. Ils soutiennent que les formes reçues dans la matière sont justement le principe d’ordre prenant en charge sa différenciation progressive au cours des six jours de la Création. Bernard Silvestre ne commente certes pas la Genèse, mais il est intéressant de constater que la Cosmographie n’identifie pas la matière initiale à une matière élémentaire déjà informée quoique encore chaotique. Les éléments apparaissent certes très tôt dans le processus de mise en ordre de la matière, ils en sont même le premier résultat, qui conditionne la formation des composés supérieurs. Pour autant, les éléments ne sont en aucune façon consubstantiels à la matière. Aux éléments, qui émergent de Silva, et qui sont eux-mêmes personnifiés, on intime l’ordre de se tenir correctement29. Le texte n’indique cependant aucune distinction entre l’être des éléments et leur action. Les éléments tendent vers le lieu qui est le leur en vertu des qualités qui leur sont propres. Leur formation est une structuration complémentaire et implique automatiquement une organisation, l’harmonie qui en résulte étant symbolisée par le comportement et l’interaction des personnages. Les éléments peuvent faire la paix entre eux dans la mesure où ils partagent toujours, deux à deux, une qualité : par exemple la chaleur, dans le cas du feu et de l’air. Les lois instaurées entre eux par Nature sont d’ailleurs évoquées en des termes juridiques, qui ne sont pas sans évoquer directement certains passages du De consolatione. Ces lois sont décrites comme des traités de paix passés entre les diverses parties30. La concorde des éléments et la pacification de la matière qui en résulte permettent la construction des composés supérieurs. Silva peut dès lors laisser se développer les germes des êtres par le travail de la 28. L’explication du mélange des éléments chez Guillaume de Conches mêle des considérations à la fois physiques et mathématiques, inspirées du Timée et de Calcidius, voir Philosophia I, 7 ; Glosae super Boethium, III, m. 9. Pour la position de Guillaume sur la question des éléments, se reporter à T. Silverstein, « Guillaume de Conches and the Elements : «Homiomeria» and «Organica» », Mediaeval Studies, 26, Toronto, PIMS, 1964, p. 363-367. Sur la position de Thierry, voir E. Jeauneau, « Simples notes sur la cosmogonie de Thierry de Chartres », Sophia, 23, 1955, p. 172-183. Plus généralement, pour l’élaboration chez Guillaume de Conches et Thierry d’une théorie du mixte et des relations des éléments, voir I. Caiazzo, « La forme et les qualités des éléments : lectures médiévales du Timée », dans Il Timeo. Esegesi greche, arabe, latine, F. Celia et A. Ulacco (éd.), Pisa, PLUS-Pisa University Press, 2012, p. 307-345. 29. Cosmographia I, II, 6-7-10. 30. Cosmographia I, II, 10, p. 101 : Controversus igitur et discors numerus, repugnantium armis velud depositis, ad pacificam ingressus est unitatem.
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distinctio formarum. Ainsi, la divinité n’organise pas directement la matière, elle y place seulement les dispositions qui, une fois développées, produiront l’ordre sensible, Nature effectuant elle-même l’opus distinctionis proprement dit. L’évocation de germes présents en Silva, dont les éléments permettent le développement, suggère un emprunt à la doctrine augustinienne des raisons séminales, qui renforce le même motif théorique31. Les germes présents en Silva accordent la dimension éternelle du monde inspirée du Timée et l’idée d’une création du monde par un dieu personnel. Par-delà sa visée exégétique, le débat exprime plus largement deux conceptions distinctes de la nature. Les tenants du caractère élémentaire de la matière primordiale considèrent eux aussi la Création du sensible comme un processus graduel, mais leur position accorde davantage de poids à la volonté divine que la doctrine de la matière défendue par Guillaume de Conches, qui est aussi celle que l’on décèle à la lecture de la Cosmographie, et qui apparaît, toute proportion gardée, plus scientifique. Cette dernière position, qui attribue l’organisation de la matière à la différenciation des éléments, implique en effet l’immuabilité des lois naturelles. Une fois ordonnée selon certaines essences, la matière suit invariablement les mêmes lois. Il est incohérent de supposer, dans cette perspective, que le comportement d’un corps dévie de celui correspondant à sa nature. La position qui tolère que l’action des corps varie indépendamment de leur constitution physique implique que ce comportement est ultimement dû à un décret divin superposé à la nature des corps, et non pas à leur nature même. En rejetant implicitement cette position, la Cosmographie se rallie à une conception rationaliste de la causalité : elle refuse de séparer l’identité d’une nature singulière et les interactions que cette nature entretient avec les autres êtres. La mise en rapport des éléments par le biais des personnages suggère que les lois de la nature sont les lois des natures, c’est-à-dire des relations survenant nécessairement sur des essences spécifiques.
31. Pour tout ce passage, voir Augustin, Gn. litt. inp., V, XXIII, 44-46 (Bibliothèque Augustinienne 48, p. 437-439). Sur la doctrine des raisons séminales, voir « Le double moment de la création et les raisons causales », note 21 de la BA 48, 1972, p. 653-668. La distinction de l’action divine en tant qu’elle opère à travers les raisons séminales, de celle qui œuvre à travers les agents humains et angéliques est traitée en Gn. litt. inp., VIII, 9.
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L’explication des mixtes et le personnage de Nature La théorie platonicienne des proportions qui vient préciser cet ordonnancement naturel est introduite au moyen des mêmes ressources littéraires. Elle répond aux exigences d’Endéléchie, qui aurait motif de se plaindre de son sort, elle qui, si pure et si élevée, doit accepter pour époux un si mauvais compagnon (l’univers corporel, né de Silva). Le mariage d’Endéléchie et du monde, et, dans le cas des êtres sensibles, de l’âme et du corps, n’est accepté qu’à la condition que leur union s’effectue selon une harmonie numérique et une proportion définie32. Le point est peu original, mais dans les Commentaires au Timée que livrent à la même époque Bernard de Chartres et Guillaume de Conches, la théorie des proportions ne s’écarte guère plus de l’usage qu’en faisait Platon dans son texte. Elle sert principalement à éclairer les relations des éléments au sein des mixtes corporels, et à définir la composition de la structure de l’âme à partir des grands genres de l’être. Dans la Cosmographie, la référence à une harmonie mathématiquement déterminable concerne plus directement l’union de la matière et de la forme. C’est l’image de l’épouse et de l’époux, et de l’accord contracté entre les deux parties, qui permettent l’application de la théorie des proportions aux relations de l’âme au corps : Le raffinement ne se rapproche pas volontiers de l’hébétude, aussi un nombre moyen, mieux adapté, s’intercala-t-il dans la puissance de cet assemblage, et attacha-t-il le corps et l’âme par une sorte de colle et par des liens conjugaux33.
Ces mêmes relations sont encore mises en jeu, cette fois de manière beaucoup plus intrigante, par le célèbre passage qui évoque le jardin d’Eden. La création de l’homme prend place dans un environnement idyllique, à la végétation luxuriante : Gramision. La description de Gramision évoque un lieu baigné par la paix, la bonté et l’harmonie. Le détail tout naturaliste montre de quelle manière ces qualités dérivent du parfait équilibre des complexions qui forment les corps34. L’activité principale de Physis, qui préside à l’édification du corps de l’homme, consiste justement à 32. Cosmographia I, II, 15. 33. Cosmographie I, II, 15, M. Lemoine (trad.), p. 62. Quod enim spontanea obtusitati subtilitas non accedit, applicatior numerus in virtute conplexionis medius intercessit, qui corpus animamque quasi quodam glutino copulisque coniugibus iligavit, P. Dronke (éd.), p. 103, ll. 6-9. 34. Cosmographia II, IX.
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c ontempler et analyser les complexions parfaites d’où résulte la stabilité des êtres naturels35. Cette tâche ne serait rien d’autre que l’élucidation des principes de la philosophie d’Aristote36. La mention explicite du Stagirite n’empêche pourtant pas d’associer cette description au récit de la création de l’homme dans la Genèse, et invite à supposer que le texte de la Cosmographie suggère une interprétation rationnelle du jardin d’Eden. Le vocabulaire employé par Bernard dans ce passage demande à être étudié au regard d’un thème émergeant au xiie siècle, celui de la réinterprétation d’idées philosophico-religieuses au moyen de concepts issus de la médecine. Le commentaire à l’Enéide usuellement attribué à Bernard Silvestre nous apprend qu’il considère l’épisode biblique de la Chute comme le récit imagé de l’incarnation d’un principe spirituel dans un corps, et non pas comme le départ d’un lieu réel37. Cette idée n’est pas neuve. Elle se rencontre déjà, aux débuts de l’ère chrétienne, chez Philon d’Alexandrie et Origène. Érigène l’avait aussi défendue et, plus proche de Bernard, Honorius Augustodunensis la soutenait également, contre l’opinion majoritaire des théologiens tenant pour la signification littérale du récit de la Chute et donc pour la dimension physique de cet évènement38. La description de Gramision propose une vision différente du sens de cet événement, car elle invite à réinterpréter l’idée de Chute d’un point de vue plus physique, au prisme de concepts hérités de la science de son temps, notamment de la notion médicale de complexio, introduite par les traductions et travaux de Constantin l’Africain. Le xiie siècle voit la notion de complexio investir massivement le vocabulaire de la médecine latine, à mesure que la fonction de ce concept chez Galien et dans la tradition médicale arabe, en particulier chez Avicenne et Johannitius, est mieux connue. Parallèlement à la réception de cette littérature, Anselme de Laon, puis Guillaume de Conches et Hildegarde de Bingen réinterprètent la Chute, selon des versions certes 35. Ibid., II, IX, 6. 36. Cosmographia II, IX, 6. 37. The Commentary on the First Six Books…, op. cit.; l’Énéide est entièrement structurée selon Bernard par l’allégorie de l’incarnation de l’âme. Le livre I s’attache plus particulièrement à la descente de l’âme dans un corps et à la naissance de l’individu humain. Cette explication offre un parallèle avec la description, dans la Cosmographie, de la descente des âmes depuis les sphères où évolue Uranie, au début du Mégacosme (Cosmographia II, III). 38. Érigène, De divisione naturae IV, E. Jeauneau (éd.), Turnhout, Brepols, 2000, p. 103-151. Honoré d’Autun, Clavis physicae, P. Lucentini (éd.), Roma, Edizioni di Storia et letteratura, 1974, p. 218-240.
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différentes, au moyen du concept de complexion : l’épisode biblique de la Chute peut être interprété comme la description figurée d’une dégradation corporelle consécutive à la Création, c’est-à-dire comme un déséquilibre qualitatif bouleversant la structure complexionnelle du corps39. La description dans la Cosmographie de l’état édénique caractérisé par un parfait équilibre complexionnel ramène inévitablement au personnage de Silva, dont Bernard exploite ici toute la signification. Le double sens de forêt et de sauvage (silvestris), qui fait fait écho au nom de Gramision40, prolonge le jeu sémantique permis par le choix de Ylè pour référer de manière alternative au personnage de Silva – terme qui renvoie, sous son acception philosophique, au sens premier de hylè en grec (l’arbre, le bois et, de là, le matériau de construction). Ce jeu exprime l’ambivalence du principe représenté par le personnage, et explique que les œuvres de Physis, en dépit de leur structure équilibrée, demeurent vouées à la dégradation et à la mort. Il est significatif que dans son commentaire à l’Enéide, Bernard Silvestre accorde une grande valeur à l’étymologie. S’ingéniant, dans la tradition d’Isidore de Séville, à dévoiler derrière les noms mythiques des enseignements philosophiques cachés, il n’hésite pas à voir dans l’étymologie une véritable discipline spéculative, capable de découvrir les choses divines41. Il y a là confirmation du caractère intentionnel des noms choisis par l’auteur dans la Cosmographie, et du sens de la mise en scène de Gramision, qui exprime la fragilité et l’instabilité inhérentes aux œuvres de Nature. Derrière la description de ces personnages, c’est enfin le statut même de la philosophie naturelle qui s’affirme. Le caractère central du personnage 39. Guillaume de Conches, Dragmaticon Philosophiae, VI, 13, I. Ronca (éd.), p. 227. Hildegarde de Bingen, voir Cause et cure, II, L. Moulinier (éd.), Berlin, Akademie, 2003. M. Kauntze (Authority and Imitation, op. cit., p. 112) cite aussi Anselme de Laon comme un des premiers promoteurs de la réinterprétation «complexionnelle» de la Chute, que Bernard Silvestre paraît aussi avoir en vue (voir notamment Cosmographia I, II, 11). Pour Anselme de Laon, voir Sententie divine pagine IV, dans Anselms von Laon systematische Sentenzen, F. Bliemetzrieder (éd.), Münster, Aschendorff, 1919, p. 33. 40. Probablement tiré de gramen (Cosmographia II, IX, 2) comme le suggère la description des végétaux qu’abrite ce lieu. Le nom Gramision établi par Dronke suppose toutefois une correction des manuscrits proposant Granusion (voir aussi sur ce point Joli vet, art. cit. (1986). 41. L’étymologie légitime, au début du commentaire de l’Enéide, la démarche herméneutique de Bernard : Ethimologia divina aperit et practica humana regit, The Commentary on the First Six Books… op. cit., loc. cit.
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de Nature symbolise la tendance chartraine à expliquer au moyen de la science naturelle, et illustre ce que l’on pourrait appeler l’idée de Nature qui se fait jour à Chartres au xiie siècle42. Cette idée est celle d’une certaine autonomie des causes secondes, qui expliquent par elles-mêmes la structure des corps ainsi que leurs mouvements. Nature est chargée d’assembler entre eux les éléments, de construire les corps, et d’assembler le corps et l’âme. Elle règle seule le cours des choses sensibles, même si elle doit solliciter le conseil et l’intervention d’une source supérieure pour le début de ses opérations. Certes, Nature a besoin de l’assistance d’autres personnages quand elle ne peut accomplir à elle seule une certaine tâche. C’est le cas pour la délicate formation de l’être humain, qui requiert l’aide de Physis et Uranie43. Uranie est aussi fille de Noÿs, et c’est à elle que revient le modelage de l’âme à partir de la substance d’Endéléchie, puisqu’elle se rapporte aux sphères célestes. Physis, qui a pour domaine spécifique la partie inférieure du monde sensible, le monde sublunaire, assume pour sa part la délicate tâche d’équilibrer Silva, au moyen d’une complexion adéquate, pour la formation de l’homme. Nature, quant à elle, harmonise l’âme, conçue à partir d’Endéléchie, avec le corps auquel elle est promise, c’est Nature qui en effectue le mariage au moyen de l’harmonie mathématique déjà évoquée. L’idée d’une formation de l’être humain par mélange et combinaison d’après une proportion mathématique n’est certes pas théorisée avec autant de précision que dans les Gloses au Timée de Guillaume de Conches. Pourtant, la dernière section en prose de l’ouvrage revient à une conceptualité plus philosophique, quand elle affirme la dérivation intégrale de l’univers à partir d’un mélange d’unité et de pluralité, Dieu étant identifié à l’unité absolue, et Silva à la pure diversité44. Nature assure elle-même avec ses sœurs les alliages matériels équilibrés au moyen des mathématiques, ces deux autres personnages renforçant précisément l’autonomie des causes secondes. Son domaine d’action est bien circonscrit, mais sur ce domaine, son autorité est absolument souveraine. 42. Voir en ce sens l’étude de P. Dronke, « Bernard Silvestris, Natura and Personification », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 43, Warburg Institute, Londres (Ontario), 1980, p. 53-73. 43. Cosmographia II, XI, 1. 44. Cosmographia II, XIII, 1.
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Remarques conclusives Offrant un récit allégorique, la Cosmographie se démarque de la majorité des œuvres littéraires qui lui sont contemporaines et qui explorent aussi ce registre. Si la présence de Boèce et de Martianus Capella y est palpable, le texte ne peut être assimilé pour autant à un ouvrage théologique. L’œuvre présente en effet une philosophie naturelle inscrite dans un univers théiste, et s’embarrasse peu des dogmes chrétiens. Dans son commentaire à l’Enéide, Bernard lira le destin d’Enée comme celui de l’âme cherchant à réintégrer sa patrie céleste. Maître Eckhart, deux siècles plus tard, interprétera la vie d’Adam et Eve comme une exposition imagée, sous le voile d’une série d’événements, de la structure du composé substantiel de matière et de forme. La Cosmographie, quant à elle, ne part pas d’un texte autorisé ; elle propose une fiction où l’action des personnages décrit la structure du sensible et de l’être humain tout en éclairant leur destinée. C’est là le motif principal qui autorise à rattacher l’œuvre à une perspective chrétienne : le récit de la création est avant tout celui de la grande dramaturgie de la matière, qui possède derrière la fiction une signification historique, elle-même téléologiquement orientée. La personnification suggère une théorie des principes à l’œuvre dans la nature (matière, forme, éléments) en les subordonnant à une suite de demandes, d’ordres, de réclamations, qui permettent de symboliser leurs propriétés en les inscrivant dans un cadre qui reste fondamentalement finaliste45. Ce procédé met de ce fait en jeu le statut de la philosophie naturelle vis-à-vis de la théologie. En personnifiant Nature, c’est-à-dire en conférant une agentivité propre à son objet, la philosophie naturelle revendique pour elle-même le droit à expliquer selon ses principes ce que le monde sensible donne à observer. Il est assez évident que cet integumentum permet l’expression plus libre des idées en se prémunissant contre les accusations d’hérésie. Cependant, la revendication s’inscrit aussi dans l’affirmation d’un style philosophique, à cette époque encore pré-universitaire où la réputation des écoles en France correspond à une certaine spécialisation : théologie et logique à Paris, exégèse biblique à Laon, philosophie naturelle à Chartres. Malgré sa singularité, la Cosmographie de Bernard Silvestre 45. Dans sa traduction, M. Lemoine relève par exemple de quelle manière Bernard Silvestre joue sur le sens d’informare (avertir/donner forme) pour décrire le lien de Noÿs à Endéléchie (Cosmographie, trad. M. Lemoine,, p. 92, n. 4).
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s’inscrit pleinement dans la ligne de pensée qui caractérise cette dernière école. Au sein de cette mouvance, toutefois, les choix théoriques de Bernard Silvestre le situent parmi les tenants d’un certain irénisme philosophique. Il entend inscrire l’hylémorphisme aristotélicien, en tout cas ce qu’il en connaît – c’est-à-dire peu – au sein d’une théologie de la participation. En dépit des critiques féroces que ce syncrétisme suscitera – pensons à Jean de Salisbury – c’est justement ce modèle qui s’imposera un siècle plus tard quand les parties centrales du corpus aristotelicum seront assimilées par l’Occident latin. Au sein des controverses qui animent son époque, la figure originale de Bernard Silvestre prend ainsi le parti d’une théologie appelant elle-même à être complétée par une science de la nature ; son exposé littéraire dans la Cosmographie exprime ses convictions méthodologiques et sert un camp philosophique bien déterminé. Sylvain Roudaut Université de Stockholm
LA MARIÉE MISE À NU PAR SES PHILOSOPHES, MÊME. SATIRE ET PHILOSOPHIE DANS L’ARCHITRENIUS DE JEAN DE HAUVILLE Florent Rouillé Duchamp et le Grand Verre1 Installation longuement mûrie par Duchamp, véritable « Grand Œuvre » de l’artiste, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même est une œuvre patiemment conçue entre 1915 et 1923. Ce qui frappe d’emblée l’attention, c’est la singularité de son titre original, à la syntaxe énigmatique, à laquelle s’ajoute l’ironique transparence de son autre titre, dont le prosaïsme s’est imposé à l’usage, Le Grand verre, comme si finalement coexistaient deux œuvres distinctes et pourtant identiques. Ce premier titre pose le problème de la clarté de la langue comme instrument de dénomination : il fait obstacle et guide le spectateur en désignant un cadre élémentaire d’imagination autour du rapport entre mariée et célibataires, tout en lui adjoignant un noyau irréductible d’irreprésentable, avec l’usage abstrait de l’adverbe « même », qui renvoie ironiquement à la réalité même de la représentation. De l’œuvre de Duchamp, je ne retiendrai que son titre et en proposerai une traduction, en le considérant comme une périphrase : l’œuvre est unique, ses spectateurs multiples. Dès lors, quel mariage envisager sérieusement ? L’érotisme du désir d’interprétation est analogue à un impossible viol collectif, car la transparente nudité que révèle l’œuvre de Duchamp est finalement opaque, n’est pas de nature à satisfaire immédiatement la concupiscence de l’ensemble des interprètes. Suprême frustration, le dévoilement sensible de l’œuvre ne coïncide pas avec le dévoilement du sens, malgré son apparente transparence visuelle. C’est que, contrairement à son image visible, son sens est invisible, en raison même de son abstraction, ou plutôt, pourrait-on dire, l’image réelle contredit l’image invisible dont le titre est 1. En préalable à la lecture de cet article, je renvoie le lecteur à n’importe quelle reproduction de l’œuvre de Duchamp.
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manifestement porteur : lecture et vision ne coïncident pas en fait. Duchamp suggère donc l’impossible rencontre entre l’image et l’imaginaire. Concernant l’adverbe « même » employé en clausule, il n’indique pas l’identité, mais signifie l’équivalence, comme si la mise à nu ne dévoilait rien qu’une évidence : le désir est à chaque fois pareil, la multiplicité est toujours réductible au même, autre forme de l’Un. Autrement dit, le désir sexuel / interprétatif est fondamentalement invariable, il est une loi universelle. Pour clore ce propos liminaire, il serait regrettable de ne pas relever la malicieuse assistance de Fortune au travail de l’artiste : le verre de l’œuvre originale, maintenant à Philadelphie, fut fêlé lors d’un transport. Duchamp a interprété cette avanie comme un signe providentiel et en a fait le parachèvement de son œuvre, une signature avant duplication de celle-ci, car l’idée seule de l’œuvre est unique, pas son incarnation. L’allégorie au xiie siècle et Jean de Hauville Pourquoi s’embarrasser de ce préambule dédié à une œuvre phare de l’art moderne alors que cet article portera essentiellement sur autre chose, en l’occurrence une épopée allégorique de la fin du xiie siècle ? Fatuité ? Pas seulement. D’abord un simple clin d’œil tenant à un hasard objectif : l’Architrenius se termine sur un chaste mariage et met en scène une foule de célibataires endurcis. Je me conforme donc à une intuition. Ensuite, c’est une occasion de se questionner sur les mécanismes présidant à l’interprétation de l’allégorie, médiévale en l’occurrence, et de se demander si, comme pour le Grand verre, se produit déjà un phénomène de « transparente opacité » dans l’œuvre de Jean de Hauville. Le xiie siècle connaît une spectaculaire résurgence de la fiction allégorique. Les intellectuels chartrains connaissent bien le Commentaire au Songe de Scipion de Macrobe, ainsi que les Noces de Mercure et de Philologie de Martianus Capella, œuvres savantes soigneusement lues et étudiées par les clercs dans le cadre de leur formation intellectuelle2. Ils trouvent dans l’une un modèle d’allégorie philosophique, dans l’autre 2. Voir le programme de formation intellectuelle défini par Thierry de Chartres, dans son Heptateuchon ; Martianus Capella, Les Noces de Mercure et de Philologie, J. Dick (éd.), éd. revue par J. Préaux, Leipzig, Teubner, 1925-1978 ; Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, M. Armisen-Marchetti (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 2001-2003, 2 volumes.
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une théorie de l’integumentum ou involucrum, consistant à considérer un texte comme le support d’une signification qu’il dissimule au regard en même temps qu’il attire l’attention sur elle par des indices apparents au lecteur averti : l’auteur parle « à mots couverts ». Autour de 1150, Bernard Silvestre remet au goût du jour ces pratiques d’écriture, avec respectivement son Commentaire à l’Énéide de Virgile et sa Cosmographie3. Integumentum et écriture allégorique ne coïncident pas forcément, dans la mesure où une allégorie vaut généralement pour sa transparence et n’appelle pas d’effort d’interprétation, privilégiant l’évidence de l’image4. Or, dans la continuité de Bernard Silvestre, qu’en est-il lorsqu’il s’agit de soumettre l’écriture allégorique au régime de l’integumentum et de les combiner ? C’est ce que se propose de faire Alain de Lille avec son Anticlaudianus, épopée allégorique rédigée entre 1180 et 1185, conjuguant transparence d’ensemble de l’allégorie et opacité de détail de l’involucrum5. C’est peut-être aussi ce qu’envisage Jean de Hauville avec son Architrenius, rédigé à la même période, dans un évident esprit d’admiration et d’émulation à l’égard d’Alain6. L’Architrenius intéresse depuis plus de quarante ans la critique moderne, avec l’édition scientifique de Schmidt (1973), la traduction anglaise de Wetherbee (1994) et l’article de Bernd Roling, « Das Moderancia-Konzept des Johannes de Hauvilla » (2008), qui propose une lecture philosophique de l’œuvre7. Mais il manque encore une prise en compte sérieuse de sa dimension littéraire. Pourtant indéniable, serait-elle quantité négligeable pour sa pleine compréhension ? On en revient encore à l’idée selon laquelle la poésie ne serait qu’une simple ornementation cosmétique de la pensée philosophique et que, somme toute, on pourrait en faire abstraction pour comprendre l’œuvre. Je me proposerai donc de compléter les travaux linguistiques et philosophiques mentionnés 3. Bernard Silvestre, Cosmographia, P. Dronke (éd.), Leiden, Brill, 1978 ; Bernard Silvestre, Commento all’Eneide : libri I-VI, Bruno Basile (éd.), Roma, Carocci, 2008. 4. On pensera par exemple à la Psychomachie de Prudence. 5. Dans son prologue en prose à l’Anticlaudianus, Alain invite le lecteur à pratiquer les trois sens d’interprétation de l’écriture : littéral, moral, allégorique, ce dernier réservé au seul intellect. 6. Les emprunts de Jean à Alain sont très fréquents, ce que confirme l’édition Schmidt. 7. Jean de Hauville, Architrenius, P. G. Schmidt (éd.), Munich, W. Fink, 1974 ; Jean de Hauville, Architrenius, W. Wetherbee (trad.), Cambridge-New York, Cambridge University Press, 1994 ; Bernd Roling, « Das Moderancia-Konzept des Johannes de Hauvilla », Frühmittelalterliche Studien, 37, 2008, p. 167-258.
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plus haut, en esquissant une interprétation littéraire d’ensemble de l’Architrenius, considéré comme fiction littéraire investissant le champ de la philosophie. La Mise à nu de l’allégorie : une déconstruction de la fiction Présentation de l’Architrenius L’Architrenius est une épopée allégorique en hexamètres dactyliques, composée de neuf livres, chacun d’une longueur variant de 450 à 500 vers. Ce découpage en neuf livres n’est pas exactement cohérent avec le déroulement par étapes de la fiction8. Par ailleurs, dès le xiiie siècle, les principaux manuscrits de l’Architrenius contiennent une fine capitulation, épisode par épisode, isolant nettement les cellules fictionnelles9. On trouve également dans les manuscrits les plus anciens un prologue en forme de résumé de l’œuvre, dont la lecture peut éclairer la réception du poème chez ses premiers lecteurs10. Après un long préambule de l’auteur, le récit commence au vers 216 du livre I : 1 - un jeune homme, dénommé Architrenius11, prend douloureusement conscience qu’il ne vit pas selon la vertu, mais selon le vice, et s’étonne que Nature, qui peut tout matériellement, ait aussi mal agi spirituellement. Il décide donc de partir à sa recherche pour la supplier de remédier à cette faute12. 2 - La première étape de son voyage le conduit à la demeure de Vénus et de Cupidon, où règnent la gloutonnerie et l’ivrognerie, auxquels le jeune homme, malgré un éloge des vertus inspiratrices de Bacchus, préfère la sobriété et la pauvreté des moines blancs, de Fabricius et de Baucis13. 3 - Éploré, il se rend alors à Paris, ville prestigieuse, 8. On observe le même phénomène pour l’Anticlaudianus, où plusieurs épisodes sont comme coupés par la composition en neuf livres. 9. Cette capitulation, malgré son ancienneté, n’autorise pourtant pas à la faire remonter à Jean de Hauville lui-même. 10. Voir édition Schmidt, p. 124-125. 11. On peut traduire Architrenius littéralement par « archiplaintif » et le comprendre tout simplement au sens de « gros pleurnichard ». 12. I, 216-349 : chapitre 8 à 12 ; pour la figuration d’une Nature inquiétante, voir l’Alexandréide, de Gautier de Châtillon. 13. I, 350-487 et II, 1-480 : Jean décrit minutieusement Vénus et Cupidon ; pour la description de la demeure de Vénus, voir Matthieu de Vendôme, Ars versificatoria : cet auteur y développe en particulier deux passages, les monstres de Nature et la table de Baucis.
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capitale des arts et des lettres, mais n’y trouve que le déplorable spectacle de la misère des écolâtres, dont la science, obtenue au prix d’une épuisante étude nocturne, rencontre l’hypocrite hostilité de ceux qui ont richesse et puissance14. 4 - De là, il gagne le mont de l’Ambition, mère de toute guerre, et le spectacle de sa cour, où règnent luxe et flatterie, accentue encore davantage son indignation contre l’aveuglement des puissants face à la fausseté des flatteurs15. 5 - De là, il gagne la colline de la Présomption, dont il déplore le spectacle, ainsi que de l’Orgueil et de la Cupidité. À cette occasion, il croise le chemin d’un chevalier, Gauvain, qui lui expose la lutte qu’il mène aux côtés d’Arthur et Rainfroi contre Avarice, au nom de la vertu de Largesse16. 7 - La colère porte alors les pas d’Architrenius aux confins du monde, sur l’île de Thulè ou de Tylos17. Là, il écoute les principaux philosophes antiques l’exhorter tour à tour à la sagesse, tout en reprenant méthodiquement les différents vices que le jeune homme a observés auparavant. Dans l’ordre, on trouve une première série constituée d’Archytas, Platon, Caton, Diogène, Socrate, Démocrite, Cicéron, Pline, Cratès, Sénèque, Boèce, Xénocrate et Pythagore18, qui parlent respectivement de la colère, de l’envie, des haïssables richesses, du mépris du monde, de la sobriété cynique, de la largesse, de la prodigalité à éviter, du luxe, des incommodités de la cour, du mépris de la gloire, de l’« inclémence » des puissants, de la débauche, de la gloutonnerie et de l’impudence du vêtement19. 8 - Cette première série est complétée par une seconde, qui 14. II, 481-493 et III, 1-471 et IV, 1-8 ; Jean s’en prend en particulier aux philosophes superficiels. 15. IV, 9-483 ; l’identification de cette montagne de l’Ambition est épineuse, car Jean parle d’une urbem pelleam, qui suggère la cité d’Alexandre, alors même que Architrenius sort de Paris. 16. V, 1-496 et VI, 1-15 ; à noter une orientation satirique contre le dévoiement du clergé et un exposé sur la chute de Lucifer ; par ailleurs, Gauvain saisit l’occasion pour raconter l’histoire de Corineus, premier roi de Cornouailles et de Rainfroi, le père de Gautier de Coutances. 17. Deux occurrences de Thulè dans l’épopée (en référence à Virgile, Géorgiques, I) plaident pour une localisation septentrionale, au-delà du royaume d’Arthur ; cependant, la présence des philosophes grecs se justifie plus sur l’île de Tylos, sorte de paradis de la péninsule arabique, donc à l’extrême sud. 18. Jean se garde de nommer Aristote, curieusement absent. Cette censure doit faire sens, tant Aristote est avec Platon le philosophe que l’occident chrétien est en train de redécouvrir ; sur la redécouverte de l’œuvre d’Aristote, voir en particulier le Metalogicon de Jean de Salisbury. 19. VI, 16-495 ; VII, 1-276 ; Pythagore en appelle à la fin de son discours à la sagesse des sept sages de la Grèce et Architrenius la réclame à grands renforts de lamentations.
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donne la parole aux sept sages de la Grèce : Thalès, Bias, Périandre, Philon ou Chilon, Pittacos, Cléobule et Solon. Les trois premiers prônent la piété religieuse et la confiance en Dieu, le quatrième réclame l’occultation des délits, les trois derniers font l’éloge de la mansuétude, du courage et de la prudence20. 9 - Nature apparaît enfin à Architrenius et se lance dans un long exposé d’ordre astronomique, mentionnant explicitement Al Fergani, sur la régularité et la rationalité des mouvements des astres21 ; le jeune homme peut dès lors la supplier et obtenir d’elle son aide contre la tentation du vice, en l’occurrence le conseil d’épouser la Modération. L’épopée se conclut rapidement sur la cérémonie de mariage, sous les auspices de Fortune22. Le résumé de l’œuvre laisse planer peu d’incertitude sur l’enjeu de la fiction, au confluent de la philosophie naturelle et de la morale. À l’évidence, les valeurs de la vie de cour sont dégoûtantes, mais celles de la vie d’intellectuel, pour vertueuses qu’elles soient, conduisent invariablement à la haine des courtisans et à la misère de l’intellectuel, si elles sont trop visiblement affichées : comment un sage peut-il, malgré tout, être heureux à la cour ? Pour qui veut à la fois la vertu du sage et le bonheur, autrement dit être philosophe et courtisan, il convient donc de faire preuve d’une prudente modération, ce en quoi l’enseignement de tous les philosophes est conforme à celui de Nature, révélé au terme de la quête d’Architrenius. Cette certitude s’impose progressivement aux yeux larmoyants du héros, sinon à ceux du lecteur, qui ne devraient pas l’être. L’Architrenius, ou la reconfiguration de l’allégorie philosophique L’épopée allégorique de Jean de Hauville, œuvre érudite destinée à un lectorat lettré rompu à l’ornatus difficilis23, est contemporaine de deux autres épopées mythico-historiques qui prétendent à une certaine profondeur philosophique, autour des figures de Fortune et de Nature : 20. VII, 277-485 ; VIII, 1-285 ; l’intervention de Solon s’achève sur l’anecdote de la conversion de Polémon l’Attique à la philosophie par Xénocrate. 21. VIII, 286-470 ; IX, 1-148 ; la capitulation du xiiie siècle indique un emprunt direct à Alfraganus, autrement Al Fergani, dont les traités astronomiques ont déjà donné lieu, dès la première moitié du xiie siècle à des traductions en latin par l’école de Séville. 22. IX, 149-462. 23. Récemment théorisé par Matthieu de Vendôme dans son Ars Versificatoria, antérieur à 1175, et qu’il met en pratique dans son épopée biblique, la Thobiade, en distiques élégiaques.
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l’Alexandréide de Gautier de Châtillon et l’Ilias de Joseph d’Exeter, avec lesquelles elle entre pour partie en concurrence24. Ainsi, Jean opte formellement pour l’hexamètre dactylique épique et, de ce fait, renonce au distique élégiaque, ainsi qu’au prosimètre. Par ailleurs, son poème s’inscrit dans une série de célèbres allégories ayant pour objet la philosophie, à savoir les Noces de Mercure et de Philologie de Martianus Capella et la Consolation de Philosophie de Boèce, appréciées et commentées par les clercs dans la première partie du xiie siècle, à quoi on ajoutera des œuvres originales composées dans la seconde partie du xiie siècle, principalement la Cosmographia de Bernard Silvestre25, le De Planctu Naturae d’Alain de Lille et son Anticlaudianus. De fait, l’Architrenius emprunte à ces œuvres un certain nombre des éléments de sa fiction, comme par hommage, tout en se singularisant malicieusement de ses illustres modèles, antiques et contemporains, par des écarts sensibles. À bien des égards, la composition de l’Architrenius s’apparente à un patchwork, ou, pour le dire autrement, Jean ne cache pas ses influences, il les affiche même ostensiblement, comme pour soumettre son lecteur à un exercice de réminiscence tout aussi fastidieux qu’astucieux. Pour l’essentiel, on retiendra les quelques éléments suivants, par ordre de rédaction des modèles potentiels :1 – Jean reprend aux Noces de Mercure et de Philologie la thématique du mariage, inaugural et englobant toute la fiction chez Martianus Capella, mais la fait apparaître en position finale dans l’Architrenius, en ménageant un relatif effet de surprise et en l’accélérant ; singulièrement, Jean réduit l’exposé des arts libéraux à la portion congrue d’un seul chapitre de son livre III, alors même qu’il est question de vie studieuse des écolâtres, ainsi qu’à l’exposé astronomique plus consistant de Nature à la fin de l’épopée ; d’ailleurs, le poème de Jean donne à voir comme le revers de l’allégorie de Martianus, à travers le spectacle de la misère profonde des étudiants ; 2 – le titre même d’Architrenius fait directement écho à la Consolation de Philosophie : le poète décuple les pleurs du philosophe emprisonné, tout en les redistribuant en crescendo à travers son épopée, là où Boèce conçoit son prosimètre selon le principe inverse, à savoir un apaisement 24. Joseph d’Exeter, Iliade, F. Mora (dir.), introduction de J.-Y. Tilliette, Turnhout, Brepols, 2003 ; Gautier de Châtillon, Alexandreida, F. Pejenaute Rubio (éd.), Tres CantosMadrid, Akal, 1998. 25. Sur cette œuvre, voir la contribution de Sylvain Roudaut dans ce volume (« Le rôle de la personnification dans les écrits chartrains : entre philosophie naturelle et théologie »).
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progressif des angoisses du condamné à mort, le menant du regret des biens de Fortune, nécessairement transitoires, à la contemplation apaisée des biens célestes et éternels. Or, s’il est bien question, au début de la Consolation, des vices et des vertus de cour, décevant le philosophe, Jean ne sort pas de cette problématique essentiellement morale, hormis brièvement lors du discours des sept sages de Grèce relatif à Dieu et encore une fois avec l’exposé astronomique final ; enfin, Jean substitue à l’allégorie statique de Boèce une autre tout en mouvement, avec pour terme de la pérégrination du jeune homme la rencontre avec Nature au lieu de Philosophie ; somme toute, il n’y a pas mort d’homme dans l’Architrenius. 3 – La Cosmographia est la première œuvre à proposer la fiction d’une quête au long cours, avec pour point de départ la plainte de Nature à Dieu contre l’imperfection physique du monde et de l’homme. Mais l’allégorie de Bernard Silvestre échappe totalement à la sphère de la morale ; il est difficile de considérer sérieusement le mariage d’Endelechia avec le Monde comme modèle pour Jean car Bernard est de fait beaucoup trop ouvertement spéculatif dans sa démarche. Tout au plus, la recherche par Nature d’Uranie, sa sœur, pour parachever la création de l’âme en garantissant sa divinité par la connaissance du mouvement des astres, trouve un écho lointain dans l’Architrenius avec le discours de Nature sur l’ordre des phénomènes célestes. 4 – Le De Planctu Naturae offre un modèle allégorique nettement plus satisfaisant, entièrement terrestre, à quelques réserves près. Conformément au modèle boécien, après une apparition soudaine de Nature au poète, simple témoin, le prosimètre d’Alain fait le procès de l’homosexualité (sodomia), sexualité contre nature qui suscite l’indignation de la déesse ; c’est l’occasion d’un mise en accusation de Vénus et de Cupidon pour déviance, que l’intervention conclusive d’Hymen et de Genius viendra corriger, épaulés par Chasteté, Tempérance, Générosité et Humilité. Par ailleurs, Alain élargit sa critique à un ensemble de vices curiaux, tous anathèmes du domaine de Nature, qu’on retrouvera chez Jean : ivrognerie, goinfrerie, avarice, cupidité, stupide prodigalité du riche, arrogance, orgueil, envie et flatterie ; enfin, Nature procède à l’éloge de Sagesse, supérieure aux arts libéraux pour lutter contre les vices et seul remède aux malheurs du poète26. 5 – L’Anticlaudianus, dernier modèle contemporain de l’Architrenius, met également 26. De Planctu Naturae, N. M. Häring (éd.), dans « Alan of Lille. De Planctu Naturae », Studi medievali, 19, 1978, p. 797-879 ; p. 852-865, pour la diatribe de Nature
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en scène l’allégorie de Nature, qui se plaint de l’imperfection morale de l’homme et entreprend de corriger son œuvre, avec la permission de Dieu, à qui elle délègue Prudence, secondée de Raison et les Arts Libéraux, de Théologie et de Foi au-delà du monde sublunaire. La fiction d’Alain, par la richesse de sa construction et par sa variété, rivalise d’ampleur avec celle de Jean, tout en optant pour une intellectualisation de la quête et en subordonnant sensiblement l’ensemble de l’allégorie à l’orthodoxie chrétienne ; la dotation de l’Homme Nouveau en vertus inclut celle de Modestia / Constantia27, qui devient la Modération aux prises avec Excessus lors de la psychomachie finale contre la rébellion des vices infernaux28. En écho plus discret à l’Anticlaudianus et comme en sourdine, on relèvera, dans l’Architrenius, le bref épisode de l’irruption des Furies infernales contre les puissants et l’intervention de Fortune29. De cette rapide typologie des allégories latines, il apparaît que l’Architrenius, sous le patronage lointain de la Consolation de Philosophie et sous celui, récent, de la Cosmographie, occupe rationnellement une position intermédiaire entre les deux œuvres d’Alain, reprenant à l’une le mètre épique et la dynamique de la quête, à l’autre la condamnation de Vénus et des vices qui menacent le courtisan. D’autre part, Jean fait le choix raisonné d’innover sur les points suivants : 1 – les monstres produits par Nature (livre I) ; 2 – le tableau de la misérable vie des étudiants dans les Arts Libéraux, méprisés par les riches et puissants (livre III) ; 3 – la description du mont de l’Ambition et de la colline de la Présomption (livres IV et V) ; 4 – l’irruption inopinée du monde chevaleresque arthurien, avec la campagne militaire menée par Arthur, Rainfroi et Gauvain contre Avarice (livre V) ; 5 – Thulè ou Tylos, l’île des philosophes antiques et des sept sages de la Grèce (livres VI à VIII) ; 6 – le curieux exposé astronomique de Nature et la promotion de la seule vertu de Modération comme épouse idéale et remède principal aux lamentations du jeune homme30 (livres VIII et IX).
contre les vices ; p. 865-879, pour le procès et la cérémonie d’anathème ; p. 857, pour l’éloge de Sagesse relativement aux Arts Libéraux. 27. Alain de Lille, Anticlaudianus, texte critique avec une introduction et des tables, R. Bossuat (éd.), Paris, Vrin, 1955 (réédition en 2003) ; VII, 117-165. 28. Architrenius, IX, 271-285. 29. VI, 145-195 ; IX, 452-462. 30. Modération est accompagnée de suivantes à son mariage, IX, 430-434.
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L’invisible influence de Jean de Salisbury31 Ces singularités observables dans la fiction allégorique de Jean, qui la rendent si nettement distincte des autres allégories médiolatines, soulèvent la question de leur éventuelle originalité ou, au contraire, d’une possible influence souterraine, de nature non allégorique. Or, une telle hypothèse est envisageable en la personne de Jean de Salisbury, grande figure de l’humanisme chartrain, intellectuel, homme d’Église et d’État de premier plan, auteur de deux œuvres susceptibles d’avoir servi de source d’inspiration à Jean de Hauville : l’une est une fameuse et vaste somme confrontant le monde de la cour à celui des philosophes, le Policraticus32 ; l’autre, plus raffinée, l’Entheticus, en est le pendant poétique, composée en distiques élégiaques, conjoignant Foi, Sagesse, Philosophie et vie de courtisan33. Le sous-titre du Policraticus éclaire la teneur de ses huit livres : de nugis curialium et vestigiis philosophorum. Il s’agit donc d’une réflexion sur la difficile adaptation de la profondeur et du sérieux de la pensée philosophique aux mœurs superficielles de la cour. Aux livres I et II, l’auteur met en garde contre les différentes formes de divination et en particulier, l’influence des astrologues censés déchiffrer la volonté divine (mathematici) ; au livre III, Jean définit l’Orgueil comme la racine de tous les maux, et la concupiscence comme une lèpre universelle ; au livre IV, dans le cadre d’une réflexion sur le tyran, l’auteur compare le principat à un sacerdoce qui requiert un certain nombre de vertus, dont la modération de justice et de clémence34 ; au livre VI, Jean expose la 31. Pour une présentation de Jean de Salisbury, voir le récent ouvrage de Christophe Grellard, Jean de Salisbury et la renaissance médiévale du scepticisme, Paris, Les Belles Lettres, 2013. Jean de Salisbury a composé avant 1159 son Policraticus et l’a adressé à celui dont il est le conseiller le plus proche, à savoir Thomas Becket, futur archevêque de Canterbury, avec qui il s’exilera en France à partir de 1164, lors du scandale des constitutions de Clarendon, et dont il rédigera une hagiographie en 1173, trois ans après son tragique assassinat le 25 décembre 1170. Autant d’éléments bien connus de Jean de Hauville, lorsqu’il compose son Architrenius. 32. Jean de Salisbury, Policraticus, C. C. J. Webb, Oxford, Clarendon Press, 1909 (rprt New York, Arno Press, 1979, édition scientifique complète du texte latin) ; édition scientifique partielle des quatre premiers livres par K. S. B. Keats-Rohan, Turnhout, Brepols, 1993 ; l’Entheticus minor introduit le Policraticus. 33. Jean de Salisbury, Entheticus major et minor, Jan van Laarhoven (éd.), Leiden, Brill, 1987 ; l’Entheticus major fait 1852 vers. 34. Chapitre 5 : quod principem castum esse oportet et avaritiam declinare ; chapitre 7 : quod timorem Dei doceri debet et humilis esse ; chapitre 8 : de moderatione justitiae et clementiae principis quae debent in eo ad utilitatem rei publicae contemperari.
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supériorité du conseil religieux sur le conseil militaire, et la nécessaire discipline dans la direction de la République35 ; au livre VII, Jean expose l’intérêt du conseil des philosophes, dans la limite de leur conformité aux Écritures, l’ineptie des courtisans, dont il condamne l’amour des richesses, l’ambition, l’impudence, l’hypocrisie, la jalousie36 ; au livre VIII, Jean rappelle qu’il n’est pire vice que celui d’avarice, condamne également les conséquences pernicieuses de la volupté, à travers la luxure, la débauche, la goinfrerie, l’intempérance, et loue la frugalité. Enfin, l’emprunt probable au Policraticus d’une anecdote philosophique confirme son influence : il s’agit de la subite conversion à la tempérance morale de Polémon ou Palémon, futur scholarque de l’Académie, qui, alors qu’il était un jeune homme ivrogne et débauché, a été touché par la grâce de l’indulgence bienveillante du sage Xénocrate. Outre le fait que l’Entheticus major présente un modèle récent de poétisation de la matière philosophique, plusieurs aspects de l’œuvre offrent un intérêt particulier relativement à l’Architrenius. Dans la première partie, sous le patronage de Martianus Capella, Jean de Salisbury développe une réflexion sur l’éloquence, la vérité cachée et le mariage du mot et de la raison37. Dans la seconde partie, il expose méthodiquement la doctrine des principales écoles philosophiques : stoïcisme, épicurisme, péripatétisme, académisme, en faisant la part belle aux figures d’Aristote et de Platon, sans que cet exposé ne recouvre la série des philosophes retenus par Jean de Hauville. Par ailleurs, il consacre à la fin une notice aux penseurs romains, incluant Pline, Cicéron et Sénèque, dont la présence intermittente est notable dans l’Architrenius38. La troisième partie décrit les mœurs de la cour, des tavernes, du cloître de Christchurch ; le poète recommande particulièrement de se prémunir contre la vaine gloire du courtisan39 et de 35. Chapitre 18 : exemplare centium historiarum, et quomodo rex Henricus secundus tempestatem et procellas regis Stephani serenavit et pacaverit insulam ; chapitre 19 : de honore militibus exhibendo et modestia indicenda ; chapitre 22 : quod sine prudentia et sollicitudine nullus magistratus subsistit incolumis, nec viget res publica cujus caput infirmatur. 36. En particulier le chapitre 23 : quod Cartuarienses, dum moderationis habenis avaritiam cohibent, et Magni Montis nova religio, dum, omnia mundana contempnens et de crastino non cogitans, repellit omnia, avaritiam excludit, ab ypocritarum nota et nomine longius absunt. 37. Entheticus, 167-222. 38. V. 451-1269 ; sur les penseurs romains, v. 1177-1268. 39. V. 1395-1410 ; à rapprocher de l’exposé sur la vaine gloire face à la philosophie, aux vers 863-936.
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faire preuve de retenue (moderatio / modus) dans le repaire de vices que constituent les tavernes40. Détail significatif, Jean conclut son exposé par une brève et singulière allégorie de la citadelle des philosophes, défendue par les vertus contre les vices, en l’occurrence timor, pudor et castus amor41, trilogie rappelant l’exhortation de Nature à l’Architrenius en faveur du mariage. Que pour son allégorie Jean de Hauville, plus encore qu’Alain de Lille dans les siennes, se soit inspiré de Jean de Salisbury, s’avère donc une hypothèse séduisante, pour ne pas dire raisonnable. Plus précisément, l’auteur de l’Architrenius semble reconfigurer sous forme de fiction allégorique l’enseignement du philosophe chartrain, tout en concluant son allégorie par la promotion de la seule vertu de Modération, fil directeur de la pensée politique du conseiller de Thomas Becket. Il serait toutefois prématuré de considérer que Jean de Hauville se soit contenté d’un simple travail d’adaptation ornementale en vers : Thomas Becket est mort tragiquement le 25 décembre 1170, frappant définitivement de caducité les conseils avisés de Jean de Salisbury, lui-même mort en 1180, peu avant la composition de l’Architrenius. Transparence et fêlure du Grand Verre : allégorie satirique ou bien satire de l’allégorie ? Une dénonciation en trompe l’œil des vices du monde et de la cour La nature satirique du propos de l’Architrenius est évidente et va crescendo. Au livre II apparaît une première forme de satire, modeste pourrait-on dire, sur le plan culinaire : l’auteur y fustige la gloutonnerie, la gourmandise, avec l’usage des sauces (chapitre 6) et l’excès de vin (chapitres 8 à 10), et déjà un parallèle est fait avec la soif de l’or (chapitre 7). Au passage, on relève un éloge de la sobriété, avec une série d’exempla : les moines blancs, Fabricius, la table de Philémon et Baucis. Au livre III, au terme de l’évocation de la condition misérable des étudiants, toujours dans le besoin (egestas), Jean s’en prend vivement aux puissants et riches, ceux de la cour, coupables à ses yeux d’orgueil, de haine 40. V. 1597-1617. 41. V. 1777-1796.
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et de mépris envers les pauvres savants, mais qu’il pardonne, pourvu qu’on soit généreux (chapitres 17 à 23). Aux livres IV et V, on passe à un degré supérieur de la satire, avec le mons Ambicionis et la collis Presumptionis : Jean fait de la cour un tableau calamiteux des courtisans, partagés en deux catégories, les riches pourris de luxe et aveuglés par leurs adulateurs, responsables de leur impuissance (chapitres 15 à 17) ; l’attaque contre la présomption, l’orgueil, le désir (reprise du Cupido du début du livre II) et l’avarice permet à Jean de dénoncer en particulier ecclésiastiques, maîtres et prélats, et encore une fois de valoriser les chevaliers incarnant la largesse42. Aux livres VI et VII, les philosophes se contentent de reprendre dans des discours véhéments ce qu’Architrenius a déjà vu en personne : ils enfoncent longuement des portes ouvertes et ne font que transformer la colère du jeune homme en désespoir (VI, 2 et 3 / VII, 7). Un sentiment de « déjà lu » s’installe, avec la cible des puissants, la condamnation de l’envie, du gaspillage, du luxe, de la gloire, de la débauche, de la gloutonnerie, de la coquetterie de mauvais goût. On retiendra tout spécialement le discours de Boèce sur l’inclémence des puissants, ayant valeur de mise en abyme du genre même de l’allégorie philosophique43. Architrenius en vient à être dégoûté du monde : la vie philosophique commencerait donc par le fait de se détourner des valeurs de la cour, ce que marque l’intervention cinglante de Diogène, qui actualise, avec les exemples d’Alexandre et de Socrate (VI, chapitres 9, 15 et 16), la thématique en vogue dans les milieux pieux du mépris du monde (contemptus mundi) et des fausses valeurs de la vie terrestre44. Aux livres VII et VIII, couronnant le cheminement philosophique d’Architrenius, les sept sages de Grèce qu’il rencontre lui présentent sous forme religieuse et positive l’idéal de vie philosophique : crainte de Dieu, mansuetudo / fortitudo / prudencia45. L’exemplum édifiant de Polémon et Xénocrate, exposé par Solon, vient cristalliser l’ensemble de l’épopée passée46. 42. On pensera aussi à l’Historia regum Brittaniae de Geoffroy de Monmouth (1138), l’autre grand texte politique en latin auquel on peut comparer l’Architrenius. 43. Architrenius, VII, 10-59. 44. Voir le traité De Contemptu mundi du pape Innocent III, rédigé entre 1190 et 1198, en trois livres. 45. VIII, 4, v. 157-250 : oracio Solonis circa Prudenciam et vite optimam composicionem. 46. VIII, 5, v. 251-285 : de subita morum mutacione circa Atticum Palemonem.
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En conclusion, si on balaie l’ensemble du parcours d’Architrenius jusqu’à l’apparition finale et décisive de Nature, le jeune homme est mûr pour fuir la cour, se retirer du monde et mener une vie d’ascète : la coupe est pleine ! Le retrait du monde, c’est la vie du cloître : pour rappel, trois anecdotes exemplaires sur la vie monastique ponctuent avec insistance l’ensemble de l’épopée. Or, les discours successifs des philosophes relèvent d’une patente fantaisie : c’est un continuum de voix diverses qui se répètent inlassablement et où se retrouvent de nombreux emprunts aux poètes classiques47. On peut raisonnablement spéculer sur l’attitude des clercs lettrés à qui l’œuvre de Jean est d’abord destinée : « Eh bien ! Les grands philosophes grecs s’expriment comme les grands poètes latins ! La poésie est donc vraiment le langage naturel de la philosophie ! ». Autrement dit, un tel dispositif ne peut que conduire à une forme de distance, de défiance et, somme toute, à la dérision du discours des philosophes : ce sont de grands bavards, qui se répètent tous autant qu’ils sont, ne leur en déplaise. Par ailleurs, si on prend également en compte le portrait attendri, amusé, satirique des étudiants en philosophie, dont l’Architrenius est le représentant, il y a une évidente auto-ironie dans cette description du livre III. Cette logorrhée contre les vices du monde se veut avant tout amusante, exprime le grand fantasme du philosophe se vengeant de son ambition, sa présomption et sa gloire déçues. Le brouillage de l’allégorie autour de Nature, Vénus et Modération Dans son ensemble, la construction de l’allégorie de Jean ne fait pleinement sens que si on rapproche les pouvoirs magiques de Nature48 et le discours astronomique de Nature, dont la rigueur vient contredire l’impression première de désordre et de vice49. Nature apparaît comme une puissance de modération cosmique, par son organisation du monde. La césure entre le discours de Solon et l’apparition de Nature a de quoi laisser le lecteur songeur : le passage du monde de la morale à celui de l’astronomie désoriente. 47. Principalement Virgile / Ovide / Lucain / Juvénal / Claudien. 48. I, 10, v. 248-319 : Nature est productrice de monstres divers, images d’une exubérance incontrôlée d’une Nature noverca et non mater ; voir par exemple la supplique du jeune homme, Architrenius, IX, 208-210 : Tolle, parens, odium ! Tandem mansuesce, novercam / Exue, blanda fave ! Morum bona singula mater / Possidet, et nato nec libra nec uncia servit. 49. Architrenius, VII, 324-470 ; IX, 13-148.
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Nature ne semble pas vraiment s’intéresser à ces questions de morale, mais à celles plus ardues de l’astronomie, bien loin de tels « enfantillages ». Le conseil de se marier à Modération s’apparente à une boutade : autant épouser Chasteté et sa ceinture ! Ce mariage aide le philosophe à trouver sa place dans la société de cour ; sinon, il est moqué et méprisé, comme s’il n’était pas tout à fait un homme50. Autrement dit, la connaissance de l’astronomie est l’élément capital et nécessaire qui ouvre enfin au philosophe les portes de la considération de la cour51. On ne peut être plus clair : la brièveté de cette résolution de la fiction vaut d’autant plus que le récit précédent fut artificiellement et artificieusement dilaté par l’auteur. D’où l’interprétation hypothétique que je formulerai ainsi : l’objectif de Jean de Hauville est de ramener l’étudiant en philosophie à un peu plus de modération dans sa critique de la vie de cour, par trop radicale et destructrice. Le positionnement de Modération n’est pas celui qu’on croit, si on ne fait que suivre aveuglément les recommandations morales des philosophes : il faut doublement ouvrir les yeux, comme Nature, et ne pas renoncer à trouver un modus vivendi à la cour pour le savant : scruter tout autant les réalités de l’existence terrestre que les astres. Bien évidemment, cette hypothèse contrevient à la doxa philosophique du souverain mépris à l’égard des nugae curiales, comme le dirait Jean de Salisbury. Par ailleurs, je soulignerai que le système allégorique de Jean présente une singularité, celle d’un curieux isomorphisme entre Vénus, Nature et Modération, sensible dans leur description. Il y a de la vénusté dans Modération, il y a aussi, dès le début, de la modération chez Vénus. Ce que recommande discrètement Nature, c’est une Vénus modérée / une belle modération. Peut-on dès lors parler d’une forme redoublée d’integumentum intégrée à l’allégorie ? De fait, Modération est non pas le double inversé de Vénus, incarnation de la beauté forcément pleine d’une harmonieuse modération, sous peine de monstruosité, mais celui de Cupido, synonyme d’excès : la Vénus initiale est, pour ainsi dire, innocente. D’où une sorte d’illusion optique, comme l’inversion du reflet dans un miroir : il faut se méfier de l’imagination, exercice spéculatif 50. On pensera à la fin de l’histoire entre Abélard et Héloïse, avec la naissance du petit… Astrolabe, pour lequel son père laissera une série d’amers poèmes moraux sur l’impossibilité d’être pleinement philosophe, lorsqu’on est père et mari. 51. On pensera à l’anecdote amusante qu’on trouve dans l’Histoire de Geoffroy de Montmouth, où 200 philosophes sont au service d’Arthur pour décrypter la volonté de Dieu dans le cours des astres.
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qui ne saurait se substituer à l’humble observation. In fine, nous dit la Nature de l’Architrenius, la vraie contemplation sérieuse, c’est celle des astres, non pas celle des allégories52. Dédicace et modération : Gautier de Coutances et le modèle de Jean de Salisbury Jean de Hauville donne à son œuvre un dédicataire explicite : il s’agit de Gautier de Coutances, clerc érudit, formé à Paris, membre de la mesnie royale d’Henri II. Premier lecteur de l’Architrenius, son identification au héros de l’épopée est plus que probable, quand bien même elle se ferait sur le mode de la dérision. Au moment de la dédicace, Gautier n’est plus évêque de Lincoln, ayant été élu archevêque de Rouen. À cette occasion, il change de statut en accédant à une position de puissance de premier plan. Lincoln, c’est la seule richesse en opes, Rouen, c’est une influence politique majeure, ce que démontre son parcours ultérieur, jusqu’à sa mort en 1207 : des rapports étroits avec Henri II comme conseiller, puis avec ses fils Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre, des conseils modérés, une administration modérée, à l’exception notable de la reconstruction grandiose de la cathédrale de Rouen, pour la plus grande gloire de l’Eglise. J’en viens donc à une seconde hypothèse d’interprétation. L’identité revendiquée du dédicataire incite plutôt à voir dans la quête d’Architrenius une célébration du parcours déjà accompli par Gautier, protecteur de Jean, qui aurait déjà surmonté le contemptus mundi pour une sage Modération, naturellement compatible avec la vie de cour. Par ailleurs, je me demande si Jean de Hauville ne procède pas à une reconfiguration critique du projet littéraire de Jean de Salisbury, tel qu’il se manifeste dans le Policraticus53. Les œuvres de ce dernier n’ont pas su enseigner à Thomas la juste et nécessaire modération vis-à-vis de son souverain, malgré les conseils avisés du philosophe. Dès lors, Jean de Hauville opterait pour une subtile posture critique envers le couple Jean de Salisbury / Thomas Beckett, sous le masque de la satire54. 52. Selon moi, Jean de Hauville a le projet de déconstruire entièrement l’idée de fiction allégorique : s’imaginer que l’on voit un personnage allégorique, c’est en quelque sorte englober fiction de contemplation et contemplation fictive. Il s’agit donc de ne pas confondre le vrai et le faux, philosophiquement parlant. 53. Voir note 31. 54. Une telle lecture prolonge l’hypothèse que fait J.-Y. Tilliette en préface de la Consolation de Philosophie : Philosophie est finalement mise en échec dans sa démonstration
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La modération est-elle une vertu poétique ? Prologue et épilogue : la vaine gloire du poète Le préambule de la fiction qu’offre l’Architrenius est singulièrement long55. Il reprend et détourne une topique éculée, celle de la défense contre les envieux56. Avec une apparente inconséquence, Jean s’amuse à se mettre en scène comme un jeune homme plein de talents, soucieux de privilégier le labor à la segnicies57, injustement critiqué par de vieux grognons jaloux, envieux et ingrats, un peu comme les futurs philosophes mis en scène. De même, la conclusion de ce préambule ne manque pas de chanter la gloire future de l’œuvre : comme si Jean ne tenait aucun compte de ce qu’il vient de longuement exposer dans ce qui précède, à savoir une critique de l’ambition et un éloge de la modération. Autrement dit, s’il est une œuvre où l’écrivain se joue des topoï littéraires, c’est bien l’Architrenius, qui donne à voir d’emblée la déconstruction des normes de son écriture. Par ailleurs, un autre aspect de ce préambule a de quoi faire sourire, rétrospectivement, comme marque d’ironie : il s’agit de l’éloge de Gautier lui-même, qui place Jean dans la position d’adulateur flattant plus puissant que lui. Difficile de ne pas y voir, par anticipation, une mise en abyme de la fiction elle-même. Jean de Hauville, poète de la modération ou de l’exubérance ? Considérer l’Architrenius comme la grande allégorie de la Modération philosophique entraîne une dernière interrogation, portant sur le statut même de l’écriture poétique. Comment Jean de Hauville intervient-il avec son épopée dans le débat sur la question du style ? Et sa pratique de l’écriture est-elle de nature à infléchir la compréhension de son allégorie ? intellectuelle et Boèce aura vraiment la tête coupée, car il a été incapable de bien se positionner dans le monde de la cour, celui de Fortune. La consolation de Philosophie est vaine et ne conduit qu’à l’amertume et au silence : Boèce, La Consolation de Philosophie, E. Vanpeteghem (trad.), J.-Y. Tilliette (intro.), avec le texte latin de C. Moreschini, « Lettres gothiques », Paris, Le Livre de Poche, 2008, p. 35-37. 55. Architrenius, I, 1-216. 56. Sur les lieux communs dans les préfaces médiévales, voir P. Hass, Der Locus amoenus in der Antiken Literatur, zur theorie und geschichte eines literarischen motivs, Bamberg, Wissenschaftlicher Verlag, 1998. 57. D’emblée associée à Vénus en Architrenius, I, 7.
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À la fin du xie siècle, Marbode de Rennes inaugure une ère d’exubérance stylistique, en faisant métaphoriquement coïncider ornementation stylistique et embellissement par les gemmes, sans retenue aucune d’emploi58 : la modération sagement préconisée par Horace dans son Ars poetica s’en trouve radicalement contestée59. Avant 1175, Matthieu de Vendôme, dans son Ars versificatoria, propose un premier effort de mise en ordre théorique et normatif de cette profusion encore déréglée. Dans une allégorie placée au début du second livre, Elégie y enseigne, au nom de Philosophie, que le charme de la poésie tient à la combinaison harmonieuse de trois facteurs : la beauté de la pensée intérieure, la festivité extérieure des mots, la coloration rhétorique60. La rédaction de l’Architrenius, achevée en 1184, s’inscrit directement dans cette dynamique nouvelle de régulation stylistique initiée par Matthieu de Vendôme, qui fait aussi quelques recommandations contre le vitium superfluitatis (livre IV, chapitre 10). Autour de 1220, dernier maillon de ce processus de normalisation et en même temps disciple déclaré de Jean de Hauville, Gervais de Melkley, dans son Ars versificaria, parachève la rationalisation de la théorie selon une classification combinant logique et théologie, tout en reconnaissant dans l’œuvre de son ancien maître de grammaire à Rouen le premier rang en matière d’élégance et de vénusté61. L’intense travail théorique des auteurs d’arts poétiques du xiie siècle ne conduit pas au retour à une forme d’orthodoxie horatienne, mais à une redéfinition de l’idée même de modération stylistique, adaptée au goût proprement médiéval, autrement dit non pas à une modération classique de l’exubérance, mais à un ajustement du rapport entre modération et exubérance au profit de cette dernière, à l’oxymore d’une exubérance contenue. C’est ce que montre Jean de Hauville dans son Architrenius : 58. Marbode de Rennes, Liber lapidum, Pierre Monat (éd.), Grenoble, J. Million, 1996 ; De ornamentis verborum, Rosario Letta (éd.), Firenze, SISMEL, 1998. 59. Je renvoie à un précédent article confrontant les poétiques de Marbode et Horace : « Pourquoi mettre en roman avec des octosyllabes à rimes plates ? La poétique du Roman de Thèbes au miroir d’Horace », dans Poétiques de l’octosyllabe, D. James-Raoul et F. Laurent (dir.), Paris, Honoré Champion, 2018, p. 81-102. 60. Mathieu de Vendôme, Ars versificatoria, II, 1-12 ; Les Arts poétiques latins des xiie et xiiie siècles, E. Faral, (éd.), Paris, Champion, 1923, p. 151-155. 61. Gervais de Melkley, Ars Poetica, H.-J. Grabener (éd.), Munster, Aschendorffsche, 1965 ; je renvoie encore une fois à un article précédent : « L’influence de Jean de Hanville et de Bernard Silvestre sur Gervais de Melkley dans son Ars versificaria », dans Rhétorique, poétique et stylistique (Moyen Âge, Renaissance), A. Bouscharain et D. JamesRaoul (dir.), Eidôlon 112, Presses Universitaires de Bordeaux, 2015, p. 157-172.
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tout ce que permet le style nouveau, il le pratique, aux limites du raisonnable, sans jamais perdre le contrôle de son style. De ce fait, il indique quelle est selon lui la norme stylistique. L’épopée de Jean offre non seulement le spectacle paradoxal d’un discours de censure morale contre le luxe et pour la sobriété, porté par les philosophes, et finalement contredit par l’intervention de Nature au nom de leur propension au radotage, mais aussi le spectacle paradoxal d’une langue jouant perpétuellement avec les codes de la modération stylistique, toujours à la lisière de la superfluitas et de la garrulitas. Autrement dit, ce que morale réprouve, poésie le permet. Puisque Nature, après un savant exposé sur l’astronomie d’Al Fergani, impose le mariage d’Architrenius avec Modération, il est permis de se demander si le style de Jean de Hauville anticipe ce discours conclusif dans une poétique du scintillement ornemental, sur le paradigme non plus de la gemme stylistique, mais de l’astre et de la constellation. Les célibataires rhabillés par la mariée, autrement L’interprétation littéraire que je propose de l’Architrenius repose donc sur la nature profondément troublante de son allégorie, qui aura été négligée jusqu’ici par la critique qui, faute de prendre au sérieux les conditions pratiques de production de l’œuvre, ne se concentre que sur la seule question des idées supposées contenues tout entières dans les figures allégoriques, forcément transparentes, sans préoccupation réelle pour l’effort stylistique de l’auteur. Les philosophes que Jean met en scène ne parviennent pas à mettre à nu la mariée Vénus / Nature : c’est au contraire Nature qui les ramène à la raison, par le mariage d’Architrenius avec Modération. En somme, l’idéal philosophique conçu comme praxis du sage est disqualifié comme simple délire de l’intellect : il s’agit plus raisonnablement de regagner la cour et s’y montrer enfin utile, en qualité d’astronome. De la sorte, Jean de Hauville conçoit une allégorie transposant sur le plan de la fiction littéraire la prise de position classiquement augustinienne de Jean de Salisbury, à savoir le détachement de l’intellectuel d’une forme d’orgueil philosophique, incompatible avec la soumission de la raison à la foi. Dans une certaine mesure, l’Architrenius serait la réponse amusée de l’esprit de cour, moins stupide qu’on ne le dit, à la prétention du philosophe, cette réponse constituant le pendant à celle du cloître formulée au même moment dans l’Anticlaudianus, deux allégories au demeurant réservées au cercle étroit d’un lectorat de fins lettrés,
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comme pour en réduire d’avance la portée et la diffusion62. Il reste à déterminer par une enquête plus ample si, au xiiie siècle, la foule des philosophes se préoccupe encore de lire et d’apprécier à leur juste valeur les savantes fictions des allégories médiolatines, comme le faisaient encore manifestement les intellectuels du xiie siècle63. Pour conclure, je reviendrai brièvement à Duchamp et à son Grand verre, qui a bizarrement inspiré le titre de cet article et que j’assume modestement, malgré tout. Je me garderai bien de trouver dans l’Architrenius le souffle de l’esprit dada. Mais, avec l’œil du médiéviste, je reconnais dans l’œuvre de l’artiste moderne l’esprit de sérieux radical qui préside à toute vraie plaisanterie intellectuelle, conçue pour rendre sa lucidité à l’intellect dupe de lui-même, et réversiblement, dans l’image allégorique, fût-elle mise à nu par l’abstraction, je vois la franche et naïve volonté d’égayer le regard de l’interprète sur l’interprétation, toujours64. Florent Rouillé CERAM-Université Sorbonne Nouvelle
62. J’insiste particulièrement sur cette idée de proximité entre les deux épopées allégoriques contemporaines, cette hypothèse n’ayant pas encore été formulée. 63. La postérité de l’Architrenius est relativement limitée : par exemple, Pétrarque y est hostile, trouvant l’épopée pénible à lire en raison de la difficulté de son style. La première édition imprimée de l’Architrenius est celle de Josse Bade, en 1517 ; il conviendrait d’en étudier la préface, pour déterminer la manière dont un humaniste appréhende l’épopée médiévale. Rabelais, qui réinvente l’integumentum philosophique dans ses romans, est un digne héritier et peut-être lecteur de Jean de Hauville. 64. Autrement dit, Jean de Hauville et Marcel Duchamp, dans leurs œuvres respectives, marient tous deux idéalement plaisanterie et sérieux, ce qui me conduit à penser que le plaisir de la fiction n’est pas ici asservi à la philosophie, car la philosophie n’est somme toute qu’une plaisante fiction, au regard de l’artiste et du poète.
QUAND ON TOMBE AMOUREUX DE LA SAGESSE (L’ARCHILOGE SOPHIE DE JACQUES LEGRAND) Denis Hüe
Pour aborder des représentations de la Sagesse de l’Antiquité à la fin du Moyen Âge, on me pardonnera d’ouvrir ces lignes par l’évocation d’un personnage bien saugrenu et bien peu savant, que nos enfants s’ils sont grands connaissent bien mieux que Boèce : je veux parler de l’Inspecteur Gadget, cette figure déjà ancienne des dessins animés pour enfants, créée dans les années 80. Dégingandé, à la fois incompétent et muni d’accessoires mécaniques terriblement inefficaces, l’inspecteur lutte contre le satanique docteur Gang, chef du groupe Mad, et échouerait constamment s’il n’était aidé par sa nièce, la jeune Sophie, munie d’un livre dissimulant un ordinateur. Cette agréable fiction enfantine nous donne un certain nombre d’éléments qui portent à croire que Jean Chalopin, le réalisateur de cette série, serait un interlocuteur de choix dans ce colloque : en fait, Sophie, la Sagesse, munie d’un livre, aidant un pauvre homme incompétent et encombré d’un savoir et d’une technè qu’il ne maîtrise pas, Sophie aux prises avec un homme, le diabolique docteur Gang – son nom est Légion, d’une certaine façon – chef d’un groupe Mad, dont la folie même nous rappelle ce que dit le fou dans son cœur, « il n’y a pas de Dieu » – voilà qui nous donne une des représentations les plus achevées de la Sagesse en termes chrétiens : nous voyons le savoir lutter contre les forces du mal, et prendre une dimension morale qui le rend non seulement aimable mais désirable. Cela est si vrai qu’après la rocambolesque aventure de Gadget et de ses amis, le récit se clôt toujours par un conseil moral pleinement intégré par le jeune public, public qui rêve cependant au livreordinateur magique de Sophie, toujours à même de lui donner les informations judicieuses : grâce à elle le savoir devient désirable. On notera certes l’adaptabilité de cette fiction, sa capacité à prendre les formes du moderne dessin animé, du récit d’aventure, de l’enquête policière qui sont les ingrédients ou les cadres évidents de ce que l’on attend d’une fiction d’aujourd’hui destinée à la jeunesse.
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Si l’on déplaçait à présent la question dans un autre milieu, dans une autre période – à la fin du xive siècle par exemple – si l’on s’interrogeait sur ce qui susciterait l’intérêt et l’attention de jeunes clercs et de laïcs aguerris dans la quête de la sagesse et de la puissance, nul doute que les cadres et les modalités de ce discours seraient bien différents : on y retrouverait toujours cependant la figure de la Sagesse, que l’on rendrait désirable, et dont on détaillerait indifféremment les prouesses et les moyens de la séduire. Jacques Legrand a rédigé, justement à la fin du xive siècle, un Archiloge Sophie, œuvre française inachevée mais connue par une poignée de manuscrits, qui se présente comme une traduction du plus noble Sophilogium, conservé lui par une centaine de manuscrits. Le texte a été étudié et édité avec soin par Evencio Beltrán, qui lui a consacré sa thèse, publiée pour le texte chez Champion, pour l’analyse dans la collection des « Études Augustiniennes ». Il ne s’agit assurément pas d’un auteur de premier plan, mais l’oubli presque total dans lequel il se trouve, malgré le zèle de son éditeur, excusera sans doute les rappels que je vais faire tout d’abord pour présenter l’homme et l’œuvre. Né dans la région parisienne aux alentours de 1360, Jacques Legrand entre dans l’ordre des Ermites de Saint Augustin. « Vers 1395 il commence l’étude de la théologie. Devenu bachelier biblique en 1401, sententiaire en 1404, il obtient la licence en théologie vers 14091. » Il est à partir de 1391 aumônier particulier de Michel de Creney, évêque d’Auxerre, et surtout précepteur du futur Charles VI. On comprend mieux alors son investissement à la fois dans le domaine de la moralisation et dans celui de l’homilétique. C’est le moment où il compose une grande partie de son œuvre. Son activité de prédicateur est grande, et on lui doit de nombreux sermons, dont beaucoup sont perdus, et ceux qui nous sont conservés, pour la plupart inédits encore. Son travail ne s’arrête pas là cependant, et il occupe le rôle d’un pédagogue, multipliant les traités et les sommes synthétisant les œuvres des grands maîtres. On lui doit par exemple un glossaire des autorités, les Dicta Communiora2, un abrégé de l’histoire universelle d’après le Speculum de Vincent de Beauvais, un 1. E. Beltrán, « Jacques Legrand. Étude préparatoire à l’édition critique du Sophilogium », École pratique des hautes études. 4e section, Sciences historiques et philologiques. Annuaire 1971-1972, 1972, p. 731-737 ; p. 733. 2. Vt Aristotelis, Senece, Boecii dicta communiora promptius occurrant modo redacta suscipe. Abstinencia. Ieiunium. Temperancia magis eligenda..., Ms Arsenal 481, f. 1-40.
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Repertorium morale abrégeant celui de Bersuire, un art de mémoire, un commentaire des Psaumes, un autre de la Genèse, etc. Ce qui le caractérisera, au milieu des nombreux érudits qui multiplient les outils pédagogiques à la fin du Moyen Âge, c’est l’entreprise inhabituelle de donner des versions françaises de certaines de ses œuvres ; alors que certains humanistes comme Bersuire ou Oresme n’hésitent pas à s’attaquer aux classiques et à les faire passer en français, parallèlement à leur œuvre latine personnelle – et se soucient peu de traduire leurs propres œuvres – nous constatons que Jacques Legrand, au contraire, concentrera son activité de traducteur sur sa production personnelle : il fera, il est vrai, bien plus que traduire ses propres œuvres, il les recompose généralement pour leur donner un intérêt et une accessibilité distincts de ce qu’il visait dans son œuvre latine. C’est donc un solide érudit, un excellent connaisseur des textes sacrés et des philosophes, soucieux de pédagogie et de diffusion du savoir. Mais c’est également une figure engagée dans la vie civile : son activité de prédicateur est soulignée par les historiens du temps, Guillebert de Metz3 le met au nombre des grands prédicateurs, et Juvénal des Ursins4 salue son courage dans ses reproches aux grands. On le voit se rapprocher du duc d’Orléans, puis de Jean de Berry, essayant de mener une carrière politique d’envergure. Si cette ambition échoue, il n’en compose pas moins des ouvrages en français qui ont à terme une visée politique : Jacques Legrand tente de donner aux souverains les éléments de sagesse qui leur permettront de gouverner à la fois chrétiennement et de façon avisée. Deux textes nous retiendront aujourd’hui, le premier est latin, il s’agit du Sophilogium – ou Sophologium – composé vers 1400 et dédié à Michel de Creney. Le second se présente comme la traduction du premier, il s’agit de l’Archiloge Sophie, dédié lui à Louis d’Orléans, et composé en tout état de cause avant 1407, année de la mort du duc, et plus probablement avant 3. « Grande chose estoit de Paris quand Maistre Eustace de Pavilly, maistre Jehan Jarçon, frere Jacques Le grant, le maistre des Maturins et autres docteurs et clers soloient preschier tant d’excellens sermons… » Guillebert de Metz, Description de la ville de Paris au xve siècle, publié par Leroux de Lincy dans Paris et ses Historiens, Paris, Imprimerie Impériale, 1862, p. 233. 4. Jean Juvénal des Ursins, Histoire de Charles VI, vol. II, p. 434, Michaud et Poujoulat, Paris, 1836 (« Nouvelle Collection des mémoires pour servir à l’Histoire de France »). De fait Juvénal des Ursins ne nomme pas le courageux prédicateur qui invective la reine, Mais le Religieux de Saint-Denis nous donne son nom (quidam Augustinianus Jacobus Magni vocatus) Chronique, vol. III, p 268.
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1405, année où se cristallisent les différends entre Jacques Legrand et le duc. On ajoutera à ces deux textes le Livre de bonnes mœurs dédié au duc de Berry en 1410, mais très probablement composé vers 1404. Tous textes inconnus, même de la plupart des médiévistes, et qui ont cependant été diffusés à plus d’une centaine de manuscrits pour le Sophilogium et le Livre des Bonnes mœurs, même s’il est vrai que l’Archiloge a eu un succès moindre, mais était encore copié au début du xvie siècle – on en connaît un manuscrit destiné à Louise de Savoie. Après l’érudition des travaux de Beltrán, on me pardonnera les quelques remarques qui suivent, et qui vont porter sur trois points principaux ; le premier sera celui de l’organisation de ces savoirs, et l’inscription du travail de Legrand dans la longue durée ; on pourra alors mesurer l’effort de synthèse et d’explicitation qu’a fourni le compilateur. Le second portera sur la fiction encadrante qui préside à la présentation de ces savoirs : elle passe de l’implicite de la version latine à l’explicite de la version française, et s’inscrit comme malgré elle dans la querelle du Roman de la rose, montrant les clercs beaucoup plus sensibles qu’ils ne l’avouent aux motifs de la littérature courtoise. Le troisième aspect sur lequel il importera de s’arrêter est celui de la réception du texte, rarement seul, et toujours associé à des œuvres révélatrices. Le Sophilogium participe d’une perception des sciences et de la philosophie plus complexe que celle qui nous est habituellement transmise, et qui s’inscrit en même temps dans une tradition assez clairement établie, comme la table des matières nous le montre. Le premier Livre a pour but dans le premier traité de susciter chez les jeunes l’amour de la sagesse – montrant au passage quomodo sapiens omnia possidet, que cet amour n’est pas si désintéressé puisqu’il permet de posséder le monde –, le second traité présentant les arts libéraux, puis passant de ceux-ci aux arts moins nobles, médecine et droit, enchaînant sur l’invention des lois et l’économie. Le second livre aborde dans son premier traité les vertus en général, et développe ensuite les vertus théologales, Foi, Espérance et Charité, pour étudier ensuite les quatre cardinales ; le quatrième traité développe en symétrie les vertus et les vices correspondants. Le troisième livre sera consacré à l’être humain : le premier traité, consacré à la brièveté de la vie, le second au clergé, le troisième aux nobles, le quatrième aux riches et aux pauvres, aux vieillards, aux époux, aux enfants, aux vierges et aux veuves.
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Dans cet inventaire des savoirs, on notera que le monde physique, la réalité matérielle sont bien peu pris en compte : en ce sens, Jacques Legrand est radicalement différent des encyclopédistes du xiiie siècle et de leurs successeurs : on sait que chez Vincent de Beauvais comme chez Barthélemy l’Anglais, l’ordre choisi, globalement hexahéméral, suit le temps de la Création et celui de l’histoire, même si les parties du Speculum doctrinale sont évidemment ordonnées différemment. Bersuire – que pratique Jacques Legrand – suit quant à lui, dans son Reductorium morale, un ordre qui va de Dieu à l’Homme – son corps, sa condition, sa santé et sa mort – avant de s’occuper des éléments et des animaux qui les habitent, et d’arriver aux accidents de la matière (couleur, odeur, saveur…) et aux merveilles de la nature. L’ordre adopté par Jacques Legrand, s’il rappelle celui des Etymologiae d’Isidore de Séville, est cependant radicalement différent, dans la mesure où après une présentation des arts libéraux les problématiques divergent. Reprendre les arts libéraux n’est pas, au moment où écrit Jacques Legrand, si évident que cela. Cela revient à s’inscrire dans une organisation du savoir qui est à la fois désuète et inefficace : désuète, car si c’est selon eux que s’est organisée l’Université, ces bases ont largement évolué, et l’enseignement du droit comme de la médecine ont brouillé la donne, rendant de fait l’organisation du savoir illisible. Par ailleurs, jusqu’à ce moment, les arts libéraux servaient à de belles énumérations plutôt décoratives, et avaient presque perdu leur fonction didactique. De fait, le chapitre que Jacques Legrand consacre à la grammaire dans le Sophilogium reprend dans ses grandes lignes le chapitre correspondant d’Isidore. Mais alors qu’Isidore rappelle de façon vague quelques idées générales : Litterae Latinae et Graecae ab Hebraeis videntur exortae. Apud illos enim prius dictum est aleph, deinde ex simili enuntiatione apud Graecos tractum est alpha, inde apud Latinos A. Translator enim ex simili sono alterius linguae litteram condidit, ut nosse possimus linguam Hebraicam omnium linguarum et litterarum esse matrem5.
Jacques Legrand détaille attentivement l’origine des langues, renvoyant à la Tour de Babel, et énumérant les caractères grecs là où Isidore était assez elliptique. Davantage, il développe dans l’Archiloge des considérations sur l’hébreu absentes de son texte latin et inconnues d’Isidore, 5. Etymologiae, I, III, 4.
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puisque non content d’énumérer la totalité des lettres – ce qu’Isidore ne faisait pas – il indique encore les signes diacritiques, les nikkudot qui altèrent la lettre aleph et considère ainsi qu’il n’y a pas moins de neuf versions de l’aleph, ce qui lui permet de conclure qu’il y a 31 lettres en hébreu6. Ce simple élément nous permet de comprendre une part de sa démarche : il suit la trame canonique d’Isidore, mais il l’enrichit, et cherche à proposer un savoir qui ne soit ni un allègement du savoir canonique latin, ni une reproduction appauvrie de ce que l’on connaissait des siècles plus tôt. Les encyclopédistes médiévaux, pour la plupart, ont cherché à créer des aide-mémoire, des documents rassemblant les linéaments d’un savoir global qui se trouvait ailleurs, dans la découverte et l’appropriation des textes. Les chapitres d’un Vincent de Beauvais sont généralement des centons rassemblant des citations issues d’autorités, comme décrochées d’un savoir effectif et ayant plutôt une fonction mnémotechnique : pour l’essentiel, on retrouve ou on précise un point dans les Specula de Vincent, on n’y apprend pas quelque chose. Il faut cependant distinguer ce qui relève du Sophilogium, qui n’apporte du nouveau qu’avec modération, et où ce qui semble primer sera plutôt l’interprétation morale, de ce qui relève de l’Archiloge Sophie ; si ce dernier volume est connu des médiévistes comme un des plus anciens arts poétiques, il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit également d’un des premiers traités français indiquant comment se servir des chiffres arabes : son traité propose un manuel complet de l’algorisme comme il l’appelle, qui enseigne à lire les chiffres arabes, à faire les quatre opérations, et souligne comment on peut legierement faire ces opérations toujours complexes en chiffres romains. C’est donc, là encore, une œuvre originale et d’importance qui nous est proposée, beaucoup plus pratique que la plupart des textes encyclopédiques. Pour trouver son public, Jacques Legrand ne pense pas avoir besoin de proposer une organisation novatrice, il ne cherche pas – du moins immédiatement – une dimension morale et une architecture morale à son travail, il cherche à dispenser du savoir, et aussi bien pour la poétique que pour l’arithmétique, il est à la pointe de son temps.
6. Cf. E. Beltrán et G. Dahan, « Un Hébraïsant à Paris vers 1400 : Jacques Legrand », Archives juives, 3-4, 1981, p. 41-49.
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En même temps, l’articulation du Sophilogium et de l’Archiloge, à mi-chemin entre le recueil d’exempla et l’encyclopédie portative, participe d’une compréhension à la fois classique et originale de l’organisation des connaissances ; classique, on va le montrer, dans la mesure où le mode de répartition du savoir s’inscrit dans une tradition bien établie. Originale, parce qu’à reprendre ces modèles d’organisation des connaissances, Jacques Legrand se démarque consciemment des modèles en cours en son temps. Le discours moral – voire le discours scientifique – de la fin du Moyen Âge s’appuie bien souvent sur un propos structurant original : on ne compte plus les allégorisations permettant de tenir un discours moral, depuis le Jeu d’échecs moralisé de Jacques de Cessoles jusqu’aux Lunettes des Princes de Meschinot ; relevons, pour faire nombre, un jeu de Paume moralisé7, un Jardin des Nobles8, un Giroufflier aux dames9, sans compter les innombrables Miroirs composés au cours du xve siècle. Pour Jacques Legrand, choisir de se centrer sur la figure de la Sagesse, choisir de revenir aux Arts Libéraux revient à rompre avec une tradition établie de littérature morale pour affirmer à nouveau le lien entre le savoir et l’éthique, bien connu mais partiellement oublié. Le modèle d’organisation des connaissances auquel il se réfère est effectivement celui que connaît depuis longtemps le grand public : les arts libéraux comme la répartition de la philosophie en plusieurs branches n’ont rien de nouveau ; dans le dessin bien connu d’Herrade de Landsberg représentant la Philosophie au milieu des Arts Libéraux, on voit sur la tête de Philosophie une sorte de couronne tricéphale, chacune des têtes étant indiquée comme ethica, logica, physica. Cette répartition surplombe une double distribution, où du cœur de Philosophie jaillissent sept sources qui sont les dons du Saint-Esprit, pendant qu’elle est entourée des sept Arts Libéraux. 7. Luc Schepens « Le Livre du jeu de la paulme moralisé », Revue belge de philologie et d’histoire, 40, n° 3, 1962, p. 804-814. 8. Pierre des Gros, Le Jardin des Nobles, ms BnF fr 22939. Cf. à ce propos mon « Reliure, Clôture, Culture ; le contenu des jardins », Jardins et Vergers au Moyen Âge, Senefiance, 28, 1990, p.155-175, repris dans Rémanences, mémoire de la forme dans la littérature médiévale, Paris, Honoré Champion, 2010, p. 81-100. 9. Le Giroufflier aux dames, ensemble le dit des douze sibilles, Recueil de poésies françoises des xve et xvie siècles, A. de Montaiglon et J. de Rothschild, Paris, Daffis, 1878, t. xiii, p. 240.
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Depuis le xiie siècle au moins, l’étude des vertus est associée non seulement à la philosophie, mais aux Arts Libéraux. La partie physique, qui correspond à l’étude du monde, est perdue de vue dans l’ensemble des diagrammes représentant l’arbre des connaissances – on sait par exemple que la navigation, chez Hugues de Saint-Victor, est l’activité des marchands, et relève par conséquent de la rhétorique comme art de persuader10. Les diagrammes qui s’efforcent de représenter l’ordre des savoirs privilégieront sa partie éthique : on peut proposer pour exemple les deux diagrammes dans le même manuscrit provenant de l’abbaye de Saint-Évroult : dans le premier, la Philosophie se scinde en Éloquence et Sagesse, la Sagesse en Théorique et Pratique, cette dernière en Éthique, Politique et Économique :
Fig. 1. Ms BM Alençon 12, f 57v.11
Le second nous montre comment la Phylosophya se distingue pour elle en Physica, Ethyca et Logica. D’autres ont travaillé sur cette taxinomie, et on sait combien cette question de l’organisation du savoir continuera à préoccuper les 10. Hugues de Saint-Victor, Didascalicon, L. II, cap. XXIV, Patrologia latina CLXXVI, col 761. 11. Ms BM Alençon 12, f 57v. Tableau datant du xiiie siècle selon H. Omont (Catalogue des Mss des Bibliothèques publiques de France, 1887, p. 485-486). Cliché D. Hüe.
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clercs de la fin du Moyen Âge12 et bien au-delà. De fait, l’arbre des connaissances qui ouvre l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, autant que la classification de Dewey ou la CDU participent de cette problématique.
Fig. 2. Ms BM Alençon 12, f 59v13
Jacques Legrand compose ainsi une œuvre originale par cela même qu’elle s’ancre dans un courant traditionaliste, dans une organisation particulièrement classique ; mais en même temps – ce sera mon deuxième point –, elle sait également se présenter avec des attraits nouveaux et qui sont particulièrement originaux. Ils se focalisent autour de l’actualisation de la Philosophie comme amour de la Sagesse, amour de Sophie. Les deux textes, en l’espèce, présentent des stratégies différentes, particulièrement adaptées à leur public. J’ai d’ailleurs sans doute tort de parler de deux textes : l’analyse menée par E. Beltrán montre qu’il y a eu probablement cinq versions différentes du texte : 1. Archilogium Sophie, (édition amplior du Sophilogium) écrit durant la jeunesse de l’auteur, ca 1393-96 2. l’Archiloge Sophie, avant 1400 12. Voir par exemple N.H. Steneck, « A late medieval arbor scientiarum », Speculum, 50, n° 2, 1975, p. 245-269. J’ai étudié plus en détail ces arbres dans mon « Encyclopédisme et moralisation », L’Encyclopédisme, Cahier Diderot, 3, Alençon (1990), p.15-56. 13. Ms BM Alençon 12, f 59v ; daté du xe siècle par H. Omont (ibid.). Cliché D. Hüe.
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3. le Sophilogium, avant 1401 4. Première rédaction du Livre de bonnes meurs,1404 5. Présentation de la version définitive du Livre de bonnes meurs à Jean de Berry14 Nous ne travaillerons que sur le Sophilogium qui nous est conservé, et sur l’Archiloge. Le Sophilogium tout d’abord : principalis intentio est inducere legentis animum ad amorem sapientiae. Les arguments mis en avant par Jacques Legrand sont clairement des arguments d’autorité, et le premier chapitre du premier livre annonce clairement la couleur : Dicit Aristoteles decimo ethicorum quod homo sapiens maxime felix est. Et Seneca ad Lucillum, Beatam, inquit, vitam sapientia perfecta efficit. Et sequitur : Scio, inquit, neminem bene vivere sine sapientiae studio. Unde veteres philosophi acquisitis necessariis vite incipiebant philosophari, inquit Aristoteles in prohemio Metaphysice. Quo enim jure tam famosus Salomon habetur : nempe sapientie munere obtinuit principatum et honorem, ipso dicente sapientie. Preposui, inquit, illas regnis et sedibus15.
Le discours d’autorité est parfaitement rodé, renvoyant à Aristote, à Sénèque et à Salomon, et croisant ainsi la référence philosophique par excellence, le modèle de sagesse que transmettaient les flores et qui constitue une sorte de base de toute la rhétorique scolaire, pour finir avec la figure biblique du Sage par excellence. C’est qu’il est question de valoriser la sagesse : le deuxième chapitre montre qu’Ulysse, selon Ovide, était plus renommé qu’Hercule lui-même grâce à sa sagesse. Dans la tradition du débat du Clerc et du Chevalier, une telle affirmation est essentielle et souligne la supériorité du clerc. C’est ce à quoi tendent les nombreux exemples suivants, qui montrent combien la sagesse est désirable. Les femmes elles-mêmes ont participé à la constitution du savoir : dans le chapitre suivant, Jacques Legrand se plaît à énumérer les femmes, Isis, Carmentis, qui ont inventé l’écriture égyptienne ou latine, les Sibylles et d’autres à leur suite. Cette façon d’inscrire les femmes dans la sphère du savoir est en quelque sorte une réponse au débat traditionnel sur la femme, et Jacques Legrand est à même d’apporter des éléments à un discours à la louange des femmes, prenant à sa manière place dans la querelle du Roman de la rose. 14. Beltrán, art. cit. (1972), p. 19. 15. Lib I, Tract I, cap I.
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Ces points constituent une sorte de base du discours didactique que peut proposer Legrand pour un public de clercs. Sa mise en forme sera beaucoup plus intéressante dans la version française du même texte, qui est une adaptation bien plus qu’une traduction ; le prologue sera d’une nature tout à fait différente, ouvrant en vers un discours d’un type particulier, puisqu’il propose une fiction encadrante où un jeune homme, Philo, tombe amoureux de Sophie ; cette fiction étant de plus suivie d’un commentaire explicatif doit nous retenir à plusieurs titres.
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Sans amer nul ne peult a honneur venir Sy doit estre amoureux qui grant veult devenir : Maiz il gist grant advis a trouver bonne amye Qui soit plaisant et belle, car aultrement anuye. Si ay fait mon povoir, je Philo, de querir Maniere pour l’amour de Sophie acquerir. Et moult j’estoye [quant ce faire entreprins]. Toutesfoiz en la fin une dame de pris, Plaisante, belle et sage sy me vint au devant, Laquelle plusieurs jours desiray par avant. Car en tous cas estoit prudente et advisee, Vertueuse et bonne et par droit renommee. Sy la priay pour tant qu’el me voulsist amer, Et oster mon cuer hors d’un soussy moult amer Ouquel pour lui estoye jour et nuyt sans finer, Pour tant que ne povoye de son amour finer. Lors doulcement me dist qu’elle seroit m’amie Et qui nommee estoit des amoureux Sophie. En la cité d’Athenes se disoit estre nee Et puis aprés a Romme fut grandement prisee Neantmoins a la fin arriva a Paris, Jadis premier ainsi nommee par Ys. Elle aussy estoit de tres noble lignee ; Mynerve fu sa mere en Athene aornee, Et son pere Ulixes qui de chevalerie Contre Hercules gaigna toute sa vie. Sy me prins a parler a m’amie et dame En un lieu moult secret ou quel n’y avoit ame En advisant son corps, ses yeux et son viayre, Et tantost me sembla toute aultre amour misere. Ainsy je delaissay Jhezabel et Thays Et toutes aultres dames qui estoient ou pays. Lors s’approcha de moy dont je fu moult tres lyé, Et de toutes douleurs aussy tout deslyé. Mon cuer je mis ou sien tres amoureusement
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Sans avoir corporel ne sot atouchement. Et fu come ravy en ceste amour tant doulce En escoutant les dis de sa tres plaisant bouche, Lesquelz sont cy escrips en prose et en vers 40 Par fourme de proverbes a propos moult divers. Et pour tant je requier en l’honneur de m’amie Que ce livre soit dit l’Archiloge Sophie16.
Relevons tout d’abord qu’il n’est pas si fréquent que des théologiens écrivent en vers au début du xve siècle, même si Jean Gerson constitue une exception notable ; on ne le voit pas ouvrir un texte didactique par une introduction courtoise comme celle-ci, même s’il lui arrive de s’endormir pour conter un songe allégorique – mais en prose. D’une certaine façon, Jacques Legrand n’est pas radicalement différent d’un Gerson, mais il pousse plus loin la démarche, adaptant son discours non pas seulement au propos curial – ce que peut suggérer par exemple la figure du songe allégorique chez un Gerson – mais au propos courtois. De fait, Jacques Legrand se trouve à un confluent inhabituel : composant dans l’Archiloge un des premiers arts poétiques – et il se met ainsi dans la continuité d’une poésie profane de cour –, il propose également un Introductorium sermocinandi qui donne toute une série de conseils pour bien ouvrir une homélie. De celle-ci, nous savons qu’elle doit toujours se présenter comme le développement d’une phrase de base, d’un theume comme le disent les traités ; mais Jacques Legrand soulignera l’intérêt, au-delà de la citation, de mettre en forme son texte, et le premier chapitre de son Introductorium s’intitulera De arte rithmatizandi : Inter colores rethoricos aculeo numerare color qui dicitur similiter cadens, aut similiter desinens qui nomine vocali rithma vocatur. Numeratur eciam et alius color qui compar dicitur, qui color concernit quantitatem pedum seu sillabarum metrorum seu rithmatum.
L’ouverture est donc à comprendre à la fois comme une ouverture courtoise ET comme le début d’une homélie, ce qui en accentue l’intérêt. 16. J’ai repris le texte du ms BnF fr 143, f 359v-360r, en suppléant le vers incomplet d’après l’édition d’E. Beltrán, Jacques Legrand, Archiloge Sophie ; Livre de bonnes mœurs, Paris, Honoré Champion, 1986.
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Il n’est par conséquent pas étonnant que le premier élément soit une écriture proverbiale, qui propose une sorte de sagesse gnomique, encapsulée dans des phrases déclaratives indiscutables. On notera que même s’il est inclus dans un texte en alexandrins, le premier vers/la première phrase est en fait un hendécasyllabe : comme s’il était nécessaire d’ajuster le propos à une métrique spécifique, et de passer de la sagesse nucléaire du proverbe à cette sorte d’amplification qu’est le texte poétique17. Si l’on peut retrouver une thématique qui correspond à celle du prédicateur, un présent de vérité générale, il a cependant la particularité d’être cette fois ci consacré à des vérités non religieuses, accessibles au laïc, et qui parlent à un lectorat aristocratique qui sait bien que pour mériter l’amour d’une dame il faut toujours se dépasser : nous n’avons pas abandonné la topique courtoise du melhurar. Le deuxième est celui d’une fiction courtoise, celle d’un homme tombant amoureux d’une figure de sagesse « plaisante, belle et sage », « vertueuse et bonne », tous mots traditionnellement associés au discours courtois : on voit ainsi une « belle et sage » chez Christine de Pizan, une « belle et bonne et sage » chez Guillaume de Machaut ; quant à l’adjectif « plaisante », il se trouve à diverses reprises chez Chartier18 : Jacques Legrand utilise bien le lexique propre au discours amoureux de son temps, et sait transformer une rhétorique convenue en une esquisse de roman d’amour, où le jeune héros perd le sommeil pour sa dame ; Sy la priay pour tant qu’el me voulsist amer, Et oster mon cuer hors d’un soussy moult amer Ou quel pour lui estoie jour et nuit sans finer, Pour tant que ne pouoie de son amour finer
17. On pourra se référer aux remarques de Legrand au début de son art poétique : « Si doiz sçavoir que rymes aucunesfois se fait en prose et aucunesfois en vers et quant elle se fait en prose, il ne convient point regarder au nombre de ses sillabes, ne mais il suffit que en la prose soient aucunes diccions d’une mesme ou de semblable terminaison… », E. Langlois, Recueil d’arts de seconde rhétorique, Paris, Imprimerie Nationale, 1902, p. 1. Les nombreuses irrégularités formelles du passage montrent que l’on est plus dans l’esprit d’une prose rimée que de vers à proprement parler. 18. Cf. J. C Laidlaw The Poetical Works of Alain Chartier, Cambridge, Cambridge University Press, 1974 ; Lay de Plaisance, p. 149 : « plaisant, doulz et gent » ; p. 153 « acointable, Plaisant, amïable, Joyeux, secourable » ; Belle Dame sans Mercy, p. 344 « Legier cuer et plaisant folie » ; Breviaire des Nobles, p. 402 : « n’orgueilleuse, Mais humble et joyeuse, Et plaisant toudis ».
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En même temps, cette dame n’est pas une amoureuse quelconque, et elle nous est immédiatement présentée sous les meilleurs auspices, de noble et antique famille, puisque descendant de Minerve et d’Ulysse – celui-là même, le texte ne le dira pas moins de trois fois, qui aura su dépasser Hercule. La translatio studii est explicitée, l’arrivée à Paris dont l’étymologie pour le moins fantaisiste a un double intérêt : on est à la fois dans une tradition cléricale – c’est à Jean de Galles que l’on doit ce récit étiologique – et dans un paganisme qui permet de donner à la cité du quotidien un lustre qui la transfigure. C’est ensuite un nouveau spectacle qui nous est proposé, celui de l’intimité du narrateur avec cette femme exemplaire : Jacques Legrand a bien suivi les leçons aussi bien de Chartier que de Guillaume de Machaut, et tout ce à quoi tend le jeune homme est bien de se retrouver seul à seul avec la jeune femme, auprès de qui tout amour est misère. Jusqu’ici nous sommes dans la rhétorique amoureuse, toute proche de certaines pages de Christine de Pizan, où la protestation de vertu est en même temps la seule façon d’approcher la dame. De là, le prédicateur peut continuer à détourner les motifs et après avoir développé la vision presque thérapeutique de la dame, qui apaise l’amant, l’échange peut se faire cœur à cœur, dans une totale plénitude. Le prologue nous annonce ainsi que Sophie n’est ni Jézabel ni Thaïs, qui seront plus loin décrites comme « femmes dissolues et de desordonnee vie », et Jézabel sera plus loin présentée comme une figure exemplaire du vice19. Voici donc une figure de pur amour, tout à fait diffusable et recevable par le plus exigeant des milieux cléricaux. Mais au-delà de cette simple expression d’un chaste amour, Jacques Legrand va transformer les échanges amoureux en échanges savants, et cueillir les paroles de Sophie qui vont littéralement le ravir. On insiste sur la double nature de ces propos : en forme de proverbes, ils sont en vers ; mais ils sont également en prose, et vont traiter d’un grand nombre de sujets. Nous avons ainsi un dispositif multiple, annoncé par le prédicateur : les paroles de Sophie ont fonction proverbiale, au moins dans une première partie du texte. Elles contiennent à leur façon un savoir gnomique extrêmement 19. « Jesabel fut femme Acab roy d’Israel, et fut tre luxurieuse et abhominable, et se fardoit, comme il appert ou .III.e Livre des roys .IX. ; mais finablement les chiens la devourerent et mengerent ou champ de Jezrael pourtant qu’elle avoit fait tuer Naboth sans cause, comme il appert ou tiers livre des Roys XXI. » p. 220.
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dense, et qui demandera commentaire. Ce qui surprend, à la suite de cette introduction, c’est la façon dont Jacques Legrand poursuit son chapitre : Ceste ficcion presente signifie comme un chascun qui veult a grande perfection venir doit estre Philo, c’est assavoir amoureux de Sophie, autrement dicte sapience. Et pour tant anciennement tous ceulx qui aimoient Sophie estoient philosophes appeléz, car philosophe n’est autre chose ne mais amy de Sophie.
Certes, nous avons ici un commentaire éclairant ; mais prenons garde à ce qui nous est dit dès le deuxième mot : il s’agit ici d’une fiction, que Jacques Legrand présente comme telle, et dont seule importe pour lui la signification. Le discours de Sophie s’inscrit donc dans une dimension spéculaire, puisque toujours antérieur à une exégèse détaillée, mais toujours en même temps conditionné par cette exégèse. C’est ce qu’implique, de façon un peu brouillonne, l’explicitation du titre : Finablement savoir devons que ce livre present est intitulé l’Archiloge Sophie, pour tant que principalement il parle de sapience ; et de fait en latin Archilogium, c’est-à-dire principal langage, et Sophia en latin vaut autant comme sapience.
Si le mot archilogium est absent du Gaffiot et de la Patrologie, on le trouve dans le Glossarium de Du Cange, où il est glosé en exordium, et renvoie à archilogus, lui-même commenté en Archilogium, sermonis principium, Ugutioni. La référence probable à Huguccio de Pise, juriste et grammairien italien de la fin du xiie siècle nous inscrit clairement dans le monde des clercs et dans la pensée universitaire. Ce qui caractérisera cet Archiloge, c’est certes la rareté du mot latin et tout de suite le caractère exceptionnel que l’on peut attribuer à cette œuvre au titre déroutant. C’est, davantage, le fait qu’il s’agit à chaque fois, qu’on parle d’exorde ou de sermonis principium, d’une sorte de point nucléaire qui va susciter la parole. De fait, il y a une scission presque mécanique entre les propos de Sophie d’une part, proverbes rimés dont on a vu qu’ils constituaient, formellement, comme un thème d’homélie, et ceux en prose, de commentaire, qu’ils suscitent. Jacques Legrand nous propose ainsi une œuvre à plusieurs étages, et à quatre mains – Sophie, le Narrateur – offrant au regard du lecteur un savoir mémorisable sous forme de quatrains presque gnomiques, et un commentaire qui, s’il dilue le sens, le rend intelligible et assimilable. On
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ne s’étonnera pas que celui qui a composé un art de mémoire au cours de sa vie ait su proposer un système aussi complémentaire. Le public visé apparaît clairement, cela se voit dans le premier quatrain – intitulé proverbe : Qui veult avoir honneur et grant bien acquerir Doit sapience aimer et de lui enquerir : Car par elle plusieurs ont acquis grant renon Comme princes et roys et autres gens de non20.
On voit clairement comment au distique originel Jacques Legrand a pu ajouter un deuxième élément, censé valoriser la sagesse auprès des grands de ce monde : le discours ne changera pas beaucoup dans sa matière de celui que l’on a pu voir plus haut, et les références à Aristote et Alexandre comme à Salomon seront identiques ; mais l’insistance, dans le deuxième distique/proverbe, sur l’importance de la sagesse pour les princes, porte la marque du public visé. Certes, le dispositif peut paraître original, à proposer un cadre fictionnel susceptible de développer un programme pédagogique ; on se prend à penser, pourquoi pas, à ce que fera Jules Verne d’un tel projet. Il ne faut pas cependant perdre de vue que la dimension novatrice de ce texte n’est pas si grande qu’on peut l’imaginer. C’est en effet à Bruno Roy et à Françoise Guichard Tesson que l’on doit la publication du fort volume du Livre des Échecs amoureux moralisés. L’histoire de ce texte est complexe, dans la mesure où il se situe non seulement dans la continuité du songe allégorique tel que l’a mis en vogue le Roman de la rose, mais il s’appuie également sur le succès du Livre des Échecs moralisés de Jacques de Cessoles. Histoire complexe de surcroît, dans la mesure où les manuscrits restent incomplets : la fiction de base reprend le début du Roman de la rose¸ à cela près que le jeune homme rencontre d’abord Pallas, Junon et Vénus accompagnées de Mercure, devant qui il confirme le Jugement de Pâris. La récompense donnée par Vénus sera d’aller dans le Jardin de Déduit, où il rencontrera une jeune fille avec qui il jouera une partie d’échecs21, qu’il perdra. 20. Jacques Legrand, Archiloge Sophie et Livre des bonnes mœurs, éd. Evencio Beltrán, Paris, Honoré Champion, 1986, p. 30. 21. Pour une approche rapide de ce texte, cf. Stanley L. Galpin, « Les eschez amoureux : a complete synopsis with unpublished extracts », The Romanic Review, 11, 1920, p. 283-307.
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L’ambition d’Évrart de Conty n’est pas cependant de raconter une nouvelle histoire d’amour, mais de proposer une œuvre proprement poétique. Il resemble aux poetes anciens en tant qu’il parle aucunefoiz aussi come en faignant et fabuleusement, en disant moult de choses qui ne sont pas du tout a entendre a la lectre ainsy come elles gisent de premiere venue, ainz ont mestier d’aucune declaraction a ceulx qui ne sont pas apris ne acoustumés de fainte maniere de parler des poetes, car elles ne sont pas sanz raison ainsi faintes, ainz contiennent en elles aucune grant sentence secrete moult souvent. Item il resamble aux poetes car il fait son livre par rimes et par vers ; et de ceste maniere de parler par rimes et par vers ou mectres, usent communement en leurs faiz les poetes, pour plus sutillement et plaisaument dire ce qu’ilz veulent…22
Entendons par « poétique » deux éléments qui semblent indissociables : le premier est d’être, à l’égal des textes antiques, susceptible d’une interprétation et d’une approche herméneutique, qui suscite un nécessaire commentaire ; le second est d’ordre formel, et justifie le vers comme moyen subtil d’atteindre à ses fins. On devine ce qu’elles sont, cristallisant dans une forme harmonieuse un sens qui devient ainsi comme préservé par sa rigueur formelle. Évrart, d’une certaine façon, propose de son œuvre à la fois la partie fictionnelle et la partie didactique, qui pour lui sont une même chose, à cela près que si le grand public peut comprendre la fiction, il n’est pas toujours à même de maîtriser la dimension didactique de son œuvre. En même temps que le vers protège le savoir et l’encapsule en quelque sorte, la prose lui donne sa profondeur. Néanmoins, la perfection même du procédé entraîne quelques problèmes ; les commentaires publiés par Bruno Roy et Françoise Tesson comptent plus de 700 pages dans une édition compacte, alors que l’on n’a commenté qu’une petite partie du texte, une trentaine de folios du manuscrit de Dresde, qui en compte 144. On le voit, le procédé est identique à celui de Jacques Legrand. Les deux hommes sont du même milieu et globalement de la même génération, confrontés à des exigences comparables, qui sont de diffuser un savoir de plus en plus exigeant auprès d’une aristocratie à la fois curieuse et frivole, prête à se passionner, prompte à se distraire. L’Archiloge fonctionne de ce fait comme une version revue à la baisse, une version 22. Évrart de Conty, Le livre des eschez amoureux moralisés. Édition critique par Françoise Guichard-Tesson et Bruno Roy, Montréal, CERES, « Bibliothèque du Moyen français 2 », 1993, p. 3.
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réaliste du projet d’Évrart ; il n’est plus question de composer une œuvre longue à l’herméneutique peu apparente, puis de rédiger un commentaire distinct : Jacques Legrand mêle les deux aspects de son œuvre pour proposer un texte relativement court ; eût-il été achevé qu’il n’aurait pas pu rivaliser avec le volume inachevé des commentaires d’Évrart. Démarche moins novatrice qu’on ne pourrait le supposer donc, mais en même temps, démarche beaucoup plus efficace ; l’Archiloge compte cinq manuscrits, on en a conservé sept des Échecs amoureux moralisés, le succès est donc à peu près comparable. Qui plus est, on pourra noter que deux manuscrits conservent les deux œuvres l’une après l’autre, comme pour souligner la complémentarité de leurs travaux23. Évrart ayant cherché à présenter les arts libéraux, mais délaissé grammaire et arithmétique, le travail de Jacques Legrand comble ainsi une lacune. Les démarches des deux auteurs, si elles sont comparables, sont en même temps radicalement différentes : l’un compose en français et glose en français. L’autre écrit en latin et prétend traduire du latin en français ; mais il ajoute à son Sophilogium une fiction encadrante qui brouille complètement la donne, et surtout, il passe dans son œuvre française de l’un à l’autre. On mesure ainsi le cheminement ambivalent de Jacques Legrand : il a nourri pendant assez longtemps une ambition cléricale – que n’avait pas Évrart–, et l’importance donnée à son œuvre latine montre assez où vont ses préférences et ses désirs. Le Sophilogium ne présente pas la sagesse comme une créature désirable, mais souligne son intérêt pour un public éduqué. Encyclopédie tardive malgré tout, à mi-chemin entre la diffusion du savoir et moralisation et le recueil d’exempla, l’œuvre a cependant très largement touché son public : on compte plus d’une centaine de manuscrits différents de l’œuvre, qui se sont largement diffusés vers l’est, et de nombreux exemplaires se retrouveront en terre germanique, Bâle, Berlin, Munich, Vienne. J’ai eu la possibilité de consulter les trois manuscrits du Sophilogium conservés à Wrocław, qui datent d’après le filigrane du papier et le colophon de l’un d’entre eux24, de la première moitié du xve siècle, au 23. Mss BnF fr 143, 1508. 24. Wrocław, Biblioteka uniwersytecka, II. F. 104, f 359 : Anno domini M° cccc lvii° finitus est iste liber Sophilogium per Me. Nicolas Grandeutius, in die Panthalionis, per quo Deus pt benedictionem…
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moment où le Sophilogium est traduit en allemand : les trois manuscrits ont été copiés sur place, ce qui témoigne de la grande popularité du texte, commandé par des notables locaux. Ils proviennent tous trois de bibliothèques monastiques ou cathédrales, ce qui n’a rien d’étonnant ; mais on soulignera toutefois qu’ils sont à chaque fois associés à des outils, des usuels – recueils de sermons, Compendium moralium notabilium, Tractatus juribus civilis et canonica ad morales materias applicati secundum ordines alphabeticis : il s’agit de sources de méditations ou d’homélies. Le Sophilogium renvoie à l’exercice de la parole, et constitue un manuel comme il en existe bien d’autres. Comme brouillon, comme esquisse de ce que sera l’Archiloge, il s’agit certes d’une œuvre qui a rencontré son public, son succès le confirme. Mais malgré tout, aux yeux de l’histoire littéraire, c’est sans doute l’Archiloge qui présente le plus d’intérêt, à pouvoir proposer un livre certes, mais aussi des proverbes, de la parole, du commentaire, une sorte de rebondissement de l’action et de la réflexion qui permettra d’aller assez loin. À sa mesure, l’Archiloge Sophie présente à la fois Sophie et la sagesse, le livre au centre, et l’ouverture au monde : cette enquête sur la figure de Sophie s’achève et laisse un sentiment de foisonnement ; la diversité des vecteurs, latins, français, allemands, manuscrits et imprimés, renforce la diversité des enjeux fictionnels, et souvent leur mise en abyme. Le Sophilogium se présentait, globalement, comme un propos de Sagesse ; comme livre, comme parole écrite. L’Archiloge, d’une certaine façon, se présente comme propédeutique à cette parole ; mais aussi comme glose et comme mise en œuvre. Dans la dynamique qui va du savoir à la parole qui le diffuse, et de celle-ci à l’homme qui le met en œuvre, nous retrouvons une situation qui rappelle étrangement celle que nous évoquions naguère ; le livre-ordinateur de Sophie, omniscient, a besoin d’être glosé pour être mis en œuvre, et Jean Chalopin nous montre bien qui intègre effectivement le savoir, du chien auxiliaire avisé (Finot, Brain dans la version américaine) ou de l’homme qui se fie à une vaine technè (Gadget) : d’une certaine façon, l’Archiloge Sophie a été adapté en dessin animé. Denis Huë CETM-CELLAM, Université Rennes 2
FICIN FABULISTE L’APOLOGUS DE VOLUPTATE : QUOD NON SIT CUM IPSA CONGREGENDIUM NEQUE IN TERRIS SPERANDA Laurence Boulègue En se proposant de commenter toute l’œuvre de Platon, Ficin s’est confronté plus d’une fois à l’interprétation des mythes évoqués et le plus souvent créés ou recréés par le philosophe grec. Ceux-ci occupent une place certaine dans l’herméneutique ficinienne. Héritier de la philosophie platonicienne et néoplatonicienne, Ficin s’inscrit aussi dans la tradition allégorique de la relecture des mythes alors en vogue à Florence et exploite les nombreuses ressources du récit fictionnel, ceci dans la lignée de Cristoforo Landino qui voyait dans l’Énéide virgilienne une œuvre tout entière à déchiffrer, dont le sens véritable restait à découvrir sous le voile de la fiction, dans son tout et dans la moindre de ses parties1. Tout en recourant souvent à ce principe de lecture, Ficin se démarque cependant de la vision globalisante de son prédécesseur et invite, dans le C ommentaire 1. Voir C. Landino, In P. Vergilii interpretationes prohemium, dans Scritti critici e teorici, R. Cardini (éd.), Roma, Bulzoni, 1974, p. 230-231 : Verum, ut aliquando ad Maronem nostrum ueniamus, quis, modo acrioris ingenii sit et diuini illius pœtæ diuinitatem mente assequatur, non perspicuo intelliget illum […] admirabili ac pene diuino artificio illum nobis demonstrare summum hominis bonum in diuinarum rerum speculatione consistere ac difficillimam quæ illuc ferat uiam ostendere ? Quæ quidem cum nos uix a paucis pauca, a nullo autem omnia interpretata uideremus, et ea tamen quæ interpretata essent ita inter se dissidere, ut nulla certa serie satis constanter componi posse existimarem, dedi adnixe operam pro uiribus rem uniuersam a carcere ad calcem prosequi. (Mais, pour en venir enfin à notre cher Virgile, qui ne comprendra clairement, pourvu qu’il soit d’un esprit suffisamment pénétrant et qu’il saisisse la divinité de ce divin poète, que celuici, […] par son art admirable et presque divin, nous montre que le souverain bien pour l’homme consiste dans la contemplation des choses divines, qu’il nous montre la très difficile voie qui y mène ? Et assurément, alors que nous, nous voyons que c’est avec difficulté qu’un petit nombre de gens ont donné des interprétations partielles de ces vérités et que personne n’en a donné d’interprétation complète, et, quand même elles l’ont été, elles différaient tant les unes des autres que je pensais qu’on ne pouvait sérieusement en dégager aucune certitude de façon suffisamment sûre, je me suis efforcé d’appliquer mon soin à suivre, dans la mesure de mes forces, le sujet tout entier de son point de départ jusqu’à son terme. Notre traduction)
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sur le Banquet de Platon2, à distinguer dans la fable ce qui est signifiant de ce qui ne l’est pas : Nos autem que in figuris superioribus et aliis describuntur singula exacte ad sensum pertinere non arbitramur. Nam et Aurelius Augustinus : non omnia, inquit, que in figuris finguntur significare aliquid putanda sunt. Multa enim propter illa que significant ordinis et connexionis gratia sunt adiuncta. (Au demeurant, nous ne pensons pas que tous les détails évoqués dans les figures qui précèdent et dans d’autres concernent précisément le sens. Selon Augustin lui-même, l’on ne doit pas penser que tout ce qui est figuré dans la figure soit signifiant3. Car, outre les éléments signifiants, bien des détails s’ajoutent pour les besoins de l’ordre et de la liaison.)
Il convient donc de ne pas chercher à interpréter tous les éléments de la fiction. Et en effet, même les mythes qui l’ont particulièrement inspiré, tel le mythe de l’androgyne au quatrième discours du Commentaire sur le Banquet, se trouvent, sous la plume précise de Ficin, dénudés d’un certain nombre d’éléments, au service d’une lecture rationalisante et d’une interprétation effectuée à la lumière de toute la tradition néoplatonicienne et de la religion chrétienne, délaissant un certain nombre des détails et détours du récit. De façon générale, Ficin qui, par ailleurs, célèbre le style littéraire des dialogues platoniciens4, se montre assez peu 2. M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon/Commentarium in Conuiuium Platonis, P. Laurens (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 66-67. 3. Ici, Ficin prend donc nettement ses distances avec la théorie de l’interprétation allégorique de Landino selon qui tout était allégorique dans l’Énéide (voir supra, note 1). Nous n’avons pas trouvé chez Augustin de passage qui expose clairement l’idée ici énoncée par Ficin selon laquelle un texte tout entier n’est pas allégorique, ni la méthode qui en découle, en une formulation, chez Ficin, assez proche du principe d’interprétation évhémériste qui distingue les ficta des realia. Augustin, dans le De doctrina christiana propose, en effet, une herméneutique des Écritures (en particulier au livre III qui expose une vraie méthode philologique), une réflexion approfondie sur le signum (voir I, 1, 1-4 ; II, 1, 1-15 ; III, 2, 2-10, 16) et une méthode pour l’interprétation allégorique (III, 11, 17- 27, 56). Mais Augustin oppose signa et res plutôt que ficta et res. Les seuls textes, rapidement évoqués, qui comportent des éléments fictionnels et mensongers désignés comme tels (superstitiosa figmenta, III, 40, 60) sont païens et si quelque idée vraie et conforme à la foi s’y trouve mêlée, en particulier chez les platoniciens, alors le chrétien devra s’en emparer légitimement comme d’un bien qui lui revient de droit : philosophi autem qui uocantur, si qua forte uera et fidei nostrae accommodata dixerunt, maxime platonici, non solum formidanda non sunt, sed ab eis etiam tamquam a iniustis possessoribus in usum nostrum uindicanda (II,40, 60). 4. Sur l’appréciation par Ficin du style et de l’écriture philosophiques de Platon, voir P. Laurens, « Introduction », M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, op. cit., p. ix-lxix, ainsi que l’article, « Platonicam aperiamus sententiam : la ‘Lectura Platonis’
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sensible aux ornements de ces récits et à leur tonalité, semblant même ignorer, dans ses commentaires, l’humour et l’ironie platoniciennes5. Ainsi, en tant qu’interprète, opère-t-il effectivement un partage entre les éléments purement fictionnels et ornementaux, qu’il laisse de côté, et les éléments selon lui susceptibles d’être interprétés. Reste donc, pour la fiction, un espace de liberté qui échappe à l’interprétation allégorique et, pour le discours philosophique, la liberté du choix des éléments à soumettre à son acribie. Qu’en est-il lorsque le philosophe et commentateur produit ses propres mythes ? Quels principes de composition adopte-t-il ? Ceux du commentateur, à savoir un agencement fictionnel d’éléments tous signifiants ou, tel Platon, s’autorise-t-il des ornements littéraires, indépendants du propos philosophique ? La fabula De uoluptate, « Sur le plaisir », soustitrée Quod non sit cum ipsa congregendium neque in terris speranda (« Qu’il ne faut ni la combattre ni l’espérer sur terre »), se trouve, avec trois autres fables6 sur les biens et les plaisirs, à la suite du commentaire sur le Philèbe, probablement écrit en 1469, tout de suite après le Commentaire sur le Banquet7. Ficin plaça ensuite ces fabulae à la fin du dixième livre des Lettres, éditées en 1496, montrant par là qu’il n’a pas oublié ces petites compositions. Dans le proomium à ces apologi à la suite du livre X des Lettres, il explique son choix : ce dixième livre porte dans le Commentaire sur le Banquet », dans Marsile Ficin ou les mystères platoniciens, S. Toussaint (dir.), Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 17-28. Voir aussi l’article de B. Méniel, « Une réception du dialogue platonicien, de Marsile Ficin à Louis Le Roy : Platon poète », dans Les États du dialogue à l’Âge de l’humanisme, E. Buron, P. Guérin et C. Lesage (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes-Presses universitaires François-Rabelais de Tours, 2015, p. 261-271. 5. Cela est particulièrement frappant dans son commentaire sur l’Ion qui comprend et explique au premier degré l’éloge pourtant ironique du poète fait ici par Platon. Dans le Commentaire sur le Banquet, la réécriture extrêmement condensée du mythe d’Aristophane, préparatoire à son interprétation, est totalement privée de sa saveur comique. 6. Les trois autres fables sont les apologi suivants : Malus daemon per uerisimile ad falsum, per uoluptatem trahit ad malum, Deus uero per haec ad uerum et bonum ; De bonis atque malis ; De uoluptate quae uicit ambitiosos, uicta est a Pallade. Pour la fable De uoluptate. Quod non sit cum ipsa congregendium neque in terris speranda, nous sui vons dans cet article le texte établi par M. J. B. Allen dans Marsilio Ficino : The Philebus Commentary, M. J. B. Allen (éd.), Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 1975, p. 473-479. 7. Les fabulae figurent à la suite du commentaire sur le Philèbe dans le manuscrit de 1469 ; une deuxième version se trouve dans un manuscrit daté de 1490-1491 et, enfin, elles sont éditées en 1496 à la fin du livre X des Lettres. Sur la chronologie de ces œuvres, voir Allen, op. cit. (1975), p. 48-52.
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sur l’amour auquel sont associés les plaisirs d’Uranus, plaisirs célestes ; clore ainsi le livre est pour lui une façon de célébrer le lien qui l’unit à Martin Uranius auquel il a dédié le livre IX8. La fabula De uoluptate est la plus développée et offre un exemplum abouti pour étudier, chez Ficin, les procédés, le(s) sens et les fonctions de ces petits récits fictionnels. À la manière de Platon Le récit suit quatre étapes marquées par les interventions de l’auteur9. À la manière de Platon dans les mythes qu’il compose lui-même à la façon homérique – on pense par exemple au récit de la naissance d’Eros au sixième discours du Banquet –, Ficin livre une fable humoristique où les dieux, aux traits anthropomorphiques marqués, incarnent de façon transparente l’idée à laquelle renvoie leur nom même et/ou la tradition commune qui leur est attachée. La tonalité de la fabula est légère, humoristique, et l’auteur, par ses insertions, guide le lecteur sur la voie d’une lecture allégorique quasi consubstantielle et concomitante à la lecture littérale. Jupiter se rend compte que les âmes ne cherchent pas à regagner le ciel mais restent sur terre, retenues par Voluptas. Il envoie donc Mars et Vulcain, deux dieux courageux et armés (fortissimi et armati), pour la combattre. Mais cette tentative se solde par l’échec des jeunes dieux (iuuenes), vaincus par la séduction du plaisir avant même d’engager la lutte. Jupiter recourt donc à Pallas, la sagesse (sapiens), elle aussi tenue en échec par les explications et l’obstination de Voluptas, insolente et toujours habile à retourner tous les arguments en sa faveur : c’est une simple mortelle sans défense (humana, inermis et nuda) que Pallas (uestita et armata) va affronter, sous l’impulsion du seul plaisir de vaincre, ce qui serait le signe, même dans la défaite, de la victoire paradoxale de Voluptas. Pallas, démunie devant les raisonnements de son adversaire, se résout à lâcher ses coups, mais Voluptas esquive. Pallas fait alors appel à un adjuvant, Dolor, pour battre Voluptas par son opposé. Mais Dolor ne peut attaquer de front Voluptas. Vulcain, présenté à ce moment comme 8. Les livres X et XI des lettres étaient quant à eux dédiés à Valori. 9. Nous renvoyons au texte reproduit en annexe. Les paragraphes, que nous avons créés, matérialisent les quatre étapes du récit, mais sont absents de la composition originale.
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allié (socius), tente de détruire par exténuation Voluptas à l’aide de son soufflet. Mais la substance très subtile (tenuissima) de Voluptas est irréductible. La première intervention de l’auteur en son nom propre explicite le sens de l’échec de la raison devant les raisonnements spécieux. Dans le passage, Voluptas habille l’irrationnel d’une apparence de raisonnement qui finit par désarmer complètement Pallas, à bout d’arguments et de patience. Que ce soit par la force des armes ou par la raison, toutes les tentatives de destruction ont échoué. Le deuxième moment du récit est consacré au conciliabule divin au retour de Pallas : Rhéa, la mère de Jupiter, qui se distingue par sa vivacité d’esprit, conseille de consulter le vieux Saturne, symbole de la sagesse contemplative, sagesse que Jupiter a reléguée aux oubliettes du palais et de sa mémoire, trop confiant dans les atouts de l’action qu’il incarne. Le vieux Saturne (senis Saturnus) rappelle les deux principes, bien connus des philosophes anciens, de « mouvements » (motus) : le plaisir, que l’on recherche, et la peine, que l’on fuit. Ainsi, quand bien même ce serait possible, est-il vain de vouloir détruire le plaisir, car les âmes ne reviendraient pas pour autant au ciel. La solution consiste donc à attirer le plaisir au ciel et à laisser la douleur sur terre pour que les âmes viennent trouver refuge auprès des dieux. Le plan suivant est adopté : les démons de Mars et les serviteurs de Vulcain sont envoyés pour saisir Voluptas (on se méfie désormais de la faiblesse des dieux eux-mêmes face à la séduction), mais ils se révèlent incapables d’attraper Voluptas, qui, glissante comme une anguille, leur échappe. Intervient pour la deu xième fois l’auteur qui, tout en affirmant explicitement la défaite de la raison et des moyens humains, annonce néanmoins la victoire de la sagesse divine. S’ouvre le troisième moment avec un nouveau conciliabule divin. Saturne et Pallas (devenue Minerve10) comprennent que Voluptas peut être attrapée non par la violence, qui est son opposé, mais par la s éduction, qui est son amie. Ils envoient donc Mercure, Apollon, les muses et les Grâces, divinités des arts. Mercure parvient à convaincre Voluptas de ne pas demeurer sur terre parmi ses ennemis que sont Peur, Peine, Colère, 10. Il est difficile d’interpréter cette variation dans l’appellation de la déesse : simple équivalence ou volonté de marquer une évolution positive de la sagesse grecque à la sagesse romaine ?
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ou encore Envie. Phébus lui fait entendre sa douce musique et les Grâces dansent en cadence. Charmée, Voluptas les suit au ciel. Le monde est désormais déserté par le plaisir. L’auteur intervient pour la troisième fois, sous forme d’avertissement : en s’éloignant de la terre pour regagner les plaisirs divins, il faut prendre garde à ne pas se retourner, tel Orphée, vers les plaisirs terrestres. Le quatrième et dernier moment développe l’avertissement en replaçant la fable dans le temps biblique : cette histoire se passe au moment où Adam a péché. Dieu-Jupiter, prenant les hommes en pitié, a amplifié en eux l’espérance. Mais un tel espoir ne doit pas se tromper d’objet en recherchant les plaisirs terrestres et illusoires au lieu des plaisirs divins pleins de la véritable sagesse (sapientia), dont on trouve un avant-goût dans la délectation que procurent les arts libéraux. En effet, Pluton, roi de la terre, pour garder les âmes et même les attirer aux enfers, a décidé de fabriquer un appât – un leurre (esca) qui ressemble au plaisir (aspectu similis uoluptati) – , avec les vêtements que Voluptas utilisait sur terre et qu’il a donnés à une des Furies : non pas Colère, Envie, Haine, Crainte, Peur ou Douleur, trop différentes du plaisir, mais Jactura, la perte et l’extravagance, intime de la Voluptas terrestre. Ainsi la fable condamnet-elle fermement les faux plaisirs liés à la Voluptas terrestre. La composition fait donc alterner récit et interventions de l’auteur et inscrit clairement la fabula dans la tradition de l’interprétation allégorique morale telle que Platon la pratiquait et invitait à le faire. À n’en pas douter, l’auteur s’est amusé dans cet exercice « à la manière de ». En outre, Ficin applique aussi les principes de composition et de lecture du mythe qu’il a distingués dans le Commentaire sur le Banquet : la fable comporte des éléments signifiants, quasiment signalés comme tels, et des éléments faits pour l’agrément et l’ornementation, tels les liaisons et l’agencement de la fiction, les traits d’humour, le sens du détail. Il est clair que le propos voilé a présidé à la composition de la fiction dont l’auteur maîtrise à la fois le récit et son interprétation : c’est une fable de philosophe. Degrés de signification et lecture allégorique Le mythe recèle donc tout d’abord un sens moral explicitement signalé dans la tournure injonctive du sous-titre (Quod non sit cum ipsa congregendium neque in terris speranda) et revêt une fonction pédagogique
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évidente en enseignant de façon simple, grâce aux images et à la fiction, des principes fondamentaux ou des valeurs morales : ici, la condamnation des plaisirs et l’invitation à se tourner vers des réalités supérieures, à mener une vie vertueuse où peuvent être cependant inclus, de façon limitée, les plaisirs de l’esprit procurés par l’étude des arts libéraux, à l’exclusion de tous les autres plaisirs terrestres. La Voluptas terrestre est caractérisée par le lexique de la labilité et de l’insinuation, assez proche du vocabulaire et des images sénéquiens11. Cette leçon générale contient, aux différentes étapes, des leçons intermédiaires incluses au sein de la fiction et subordonnées au sens global : ainsi l’échec de la force et de la confrontation directe avec la pulsion du plaisir – que ce soit par la force, par la raison ou par la ruse, la faiblesse de la jeunesse en face des passions (l’abandon de Mars et Vulcain en opposition à la sage réserve du vieux Saturne), ou encore l’invitation à convertir les plaisirs terrestres et méprisables en plaisirs supérieurs de l’esprit. Ce premier degré d’interprétation morale est doublé par un second niveau de lecture qui inscrit ce propos, assez simple et répandu, dans une problématique philosophique, qui sans être exposée dans sa complexité, donne une profondeur à ce sens premier et le met en perspective : il s’agit ici de la question des genres de vies qui fut vive dans l’Antiquité et revivifiée au xve siècle par les humanistes sur les fondements du débat ancien et de la tripartition entre vie contemplative, vie active et vie apaulostique. Les deux premiers genres de vies sont incarnés par les personnages divins de Saturne et, de façon imparfaite, de Pallas associée à Jupiter qui symbolise la vie active ; la Voluptas terrestre, relayée ensuite par la Furie, simulacre du vrai plaisir, symbolise la vie de plaisir (qu’illustrent aussi les hommes que deviennent une fois sur terre Mars et Vulcain). Sur le thème des genres de vies, les réseaux de significations sont d’ailleurs très cohérents entre cette fable et les trois autres ainsi qu’avec certaines lettres du livre X auquel Ficin a ajouté ces fables12. 11. Ficin compare Voluptas, dont la nature est extrêmement fuyante (fugacissima), à une anguille (anguillas) ; elle est un mal qui s’insinue sous le prétexte du plaisir (sub uoluptatis praetextu). On pense, entre autres, à la réflexion de Sénèque à propos du plaisir pris aux jeux du cirque dans la célèbre lettre 7 : Per uoluptatem facilius uitia subrepunt (« Par l’intermédiaire du plaisir, les vices s’insinuent plus facilement. »). 12. Voir, en particulier, la lettre 43 où Ficin, interprétant l’épisode du jugement de Pâris, symbolise la vie contemplative par Pallas, la vie de plaisir par Vénus et la vie active par Junon.
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Ficin rejoint ici la conception partagée par les humanistes de la période précédente, représentants de l’humanisme civil13, qui accordaient aux deux genres de la vie théorétique et de la vie vertueuse (ou politique, ou active) une dignité, là où la vie de plaisir est condamnée par tous. Cependant, en accordant à Saturne une sagesse plus ancienne et supérieure, Ficin semble opter pour la supériorité de la vie contemplative là où l’humanisme civil était plus nuancé. Néanmoins, dans la deuxième partie du xve siècle, au moment de la publication des lettres, en 1496, Florence connaît un retour de rigueur extrêmement sévère envers la culture païenne : la fable de Ficin fait aussi écho au temps présent en défendant l’étude, au sein de la vie active, des arts libéraux défendue par ses prédécesseurs. Enfin, au sein de l’interprétation allégorique, une deuxième mise en perspective, diachronique, est effectuée, inscrivant la fable dans la lignée de la pensée théologique médiévale qui imprégnait notamment les commentaires des Ovide moralisé, en vogue depuis le xive siècle, et donnait un ancrage historique à la vérité chrétienne tout en réhabilitant la culture païenne. La transition, du troisième au quatrième moment, opère la bascule par l’allusion au motif du regard en arrière associé au mythe d’Orphée tel qu’il était déjà compris par Boèce, lui-même commenté par Guillaume de Conches – motif et interprétation devenus traditionnels de la lecture allégorique de ce mythe14. Ainsi la fable antique, ou plutôt antiquisante ici, est-elle introduite dans le temps biblique et en offre un doublon imagé. Les humanistes ont continué ce type d’interprétation : afin de ne pas dévoiler 13. Sur l’humanisme civil de la première moitié du Quattrocento, la bibliographie est vaste ; nous nous contentons donc d’indiquer ici les études fondatrices d’Eugenio Garin et Hans Baron : E. Garin, Filosofi italiani del Quattrocento, Firenze, Le Monnier, 1942 et Der italienische Humanismus, Tübingen-Bern, A. Francke Verlag, 1947 (trad. française de S. Crippa et M. A. Limoni, Paris, Albin Michel, 2005), et H. Baron sur la politique et l’histoire au cœur de la pensée humaniste du début du Quattrocento, From Petrarch to Leonardo Bruni, Chicago-London, The University of Chicago Press, 1968, p. 102-171. 14. Boèce (Consolation de la philosophie, III, 12) est une source importante des humanistes. La bibliographie sur le mythe d’Orphée à la Renaissance et sur les interprétations qui en ont été données est extrêmement importante. On pense, entre autres, aux études, complètes, de Walker : D. P. Walker, « Orpheus the theologian and Renaissance platonists », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 16, 1953, p. 100-120 et La magie spirituelle et angélique de Ficin à Campanella, trad. de l’anglais par M. Rolland, Paris, Albin Michel, 1988. Voir aussi M. Martelli, « Il mito d’Orfeo nell’età laurenziana », Interpres, 8, 1988, p. 7-40 ; C. Segal, Orpheus, the myth of the Poet, Baltimore-London, Johns Hopkins University Press, 1989 ; J. Warden (dir.), Orpheus, the Metamorphoses of a Myth, Toronto-Buffalo-London, University of Toronto Press, 1982.
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au vulgaire des vérités précieuses réservées à une élite, les auteurs les auraient revêtues d’un voile poétique et fabuleux qu’il revient aux initiés de déchiffrer, aussi bien pour élaborer une morale de l’action que pour pénétrer les secrets de la voie contemplative, et plus précisément chré tienne. Dans le quatrième moment du récit, marqué par le thème du dédoublement et des divers degrés de réalités, Ficin teinte l’allégorie chrétienne d’une lumière néoplatonicienne. En témoigne le lexique de l’image, du leurre et de la tromperie (fallere, fingere, aspectu similis, esca) qui caractérise le monde terrestre et que le motif du regard d’Orphée annonçait à la fin de l’étape précédente, drainant implicitement avec lui le thème de l’illusion et de l’erreur. Ce ne sont donc pas seulement l’écriture et la visée strictement platoniciennes que suit ici Ficin, mais toute une tradition, aux ramifications multiples mais unifiées par le syncrétisme platonico-chrétien qui lui est cher, dans une fable qui embrasse les fonctions pédagogique, cognitive et psychagogique du mythe. La fabula De uoluptate et l’herméneutique du Philèbe Au sein de ce dispositif, une autre dimension est présente, herméneutique, autour de l’interprétation du Philèbe de Platon. Dès 1457, soit plus de dix ans avant les fabulae, est paru le De uoluptate, où Ficin montre qu’il est déjà bien informé du Philèbe : discutant les positions respectives de Platon et Aristote, il tend à minimiser leurs différences dans sa vaste entreprise de concordia platonica15. Dans le prologue aux fabulae ajoutées à la fin du livre X des lettres, il dit clairement qu’il a composé les fables de uoluptate bien plus tôt, alors qu’il travaillait sur le Philèbe, donc en 1469. C’est en effet à la suite du commentaire sur le Philèbe qu’elles étaient initialement placées. Le thème philosophique du plaisir occupe donc une place importante et récurrente dans la pensée de Ficin. L’une des questions les plus débattues est de savoir si, une fois exclus les plaisirs du corps de la définition des biens (ce point est très clair dans 15. M. Ficin, Liber de uoluptate, Venetiis, In aedibus Aldi, 1457. Sur ce traité, voir, l’étude de L. Boulègue, « Voluptas et beatitudo chez Marsile Ficin et Agostino Nifo : théories du plaisir et détours du discours », dans Hédonismes. Penser et dire le plaisir dans l’Antiquité et à la Renaissance, L. Boulègue et C. Lévy (éd.), Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2007, p. 233-253.
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tous ses ouvrages sur la question), les plaisirs intellectuels en font partie ; autrement dit est-ce que Platon, dans le Philèbe, prône un anti-hédonisme radical ou pas16 ? Dans le De uoluptate, Ficin cherche à répondre à la critique des péripatéticiens sur la définition platonicienne des plaisirs de l’âme qui sont à la fois mouvements et simples, indivisibles. Il affirme que, selon Platon, les deux sont possibles à condition de distinguer egestas (pour le corps) et appetitio (pour l’esprit), liées sans être synonymes17. La distinction entre ces deux notions renvoie à la définition donnée par Platon des plaisirs purs et vrais : les plaisirs corporels précédés d’une peine sont des plaisirs faux ; les plaisirs vrais sont ceux qui ne sont pas précédés de peine et qui sont entiers en ce qu’ils n’admettent pas de degré, qu’ils sont d’emblée parfaits. Dans le De uoluptate, néanmoins, Ficin ne tranche pas clairement la question du statut des plaisirs intellectuels chez Platon, bien qu’il semble incliner davantage vers la définition qui englobe ces plaisirs parmi les biens. Ainsi aboutit-il à une hiérarchie des plaisirs : les vrais plaisirs, divins, qui résident dans la contemplation ; les plaisirs de la consultation et de l’action, plaisirs honnêtes qui sont une image du plaisir divin ; les plaisirs du corps, nettement dégradés et méprisés, qui sont, au mieux, une quaedam exigua imago du plaisir divin18. Le réseau sémantique de l’image et du leurre est celui dont il usera aussi dans la fabula pour caractériser la Voluptas terrestre que Pluton façonne de façon trompeuse à l’image de la Voluptas divine (escam aspectu similem Voluptati). Nous retrouvons dans la fable cette tripartition hiérarchisée : l’apologue illustre ces faux plaisirs terrestres, illusoires, représentés par la furie qui n’est qu’un leurre de Volupté désormais au ciel. La condamnation est ferme : Hinc admonendi sumus ut uoluptatem procul effugiamus, alioquin sub uoluptatis praetextu in latentem iacturam protinus corruemus. (De là nous sommes invités à fuir loin du plaisir, sinon, par l’intermédiaire du plaisir, nous nous préciptions tout droit à notre perte, qui s’y trouve dissimulée.) 16. La critique actuelle débat encore de cette question : voir l’article de M. Campbell, « Tous les plaisirs sont-ils des genèses ? Étude sur le statut des plaisirs purs dans le Philèbe de Platon », dans Boulègue et Lévy (éd.), op. cit. (2007), p. 47-68. 17. Voir M. Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon, op. cit., 1457, chap. III, Obiectiones peripateticorum contra platonicam uoluptatis definitionem. 18. Ibid., chap. VIII.
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Les plaisirs de la consultation et de l’action sont eux aussi une image du plaisir divin, mais une image moins éloignée que celle des précédents, et, surtout, ils sont honnêtes. Ces plaisirs honnêtes sont ceux procurés par l’étude des arts libéraux. Quant aux plaisirs divins, ce sont ceux que procure la Voluptas céleste que les âmes connaîtront quand elles rejoindront elles-mêmes leur patrie céleste : Quamobrem uoluptatem plenam penes diuinam sapientiam tantum assequi possumus delectationem etiam quandam ex liberalibus disciplinis. (Nous pouvons atteindre la plénitude du plaisir seulement dans la sagesse divine, mais nous pouvons atteindre une certaine jouissance à partir [de l’étude] des arts libéraux.)
La fable présente donc un propos identique à la conception que Ficin soutient plus de dix ans auparavant. Mais elle apporte, en outre, un éclairage plus précis sur la question que pose le Philèbe platonicien à propos du statut des plaisirs intellectuels, compris ou non comme des biens. Car si cette question n’est pas clairement tranchée dans le De uoluptate, elle ne l’est pas non plus dans le commentaire du Philèbe que les fabulae complètent. En effet, le commentaire de Ficin sur le Philèbe est surprenant, car il est constitué de deux livres qui opèrent un va-etvient entre l’explication du texte proprement dite et de longues digressions, suscitées par le texte de Platon, mais qui prennent une certaine autonomie, notamment sur la question des idées platoniciennes et de la dialectique19. Au résultat, le commentaire de Ficin, qui suit le déroulement du Philèbe, ne va guère au-delà du passage 24a, laissant environ les deux tiers du dialogue inexpliqués, et, en particulier, la question du statut des plaisirs de l’esprit. Si nous examinons le vocabulaire employé par Ficin et le statut qu’il accorde, dans sa fable, aux différentes personnifications, il apparaît que Voluptas, tant qu’elle est terrestre, n’est évidemment pas une divinité, mais elle n’acquiert pas non plus le statut divin une fois au ciel : en effet, suivant le cortège des muses et des grâces, à la suite des dieux de l’éloquence et de la musique, Mercure et Apollon, elle reste une compagne (comitata est, « elle les accompagne »). Le plaisir ne constitue pas une entité divine en soi et à part entière, même une fois dans le ciel. Il imprègne désormais la diuina sapientia, et il est 19. Voir l’analyse faite par M. J. B. Allen de ce passage sur la dialectique dans son introduction au commentaire de Ficin : Allen, op. cit. (1975), p. 31-35.
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présenté comme intégré à elle (penes diuinam sapientiam), à laquelle il ajoute une séduction qui lui manquait, mais il n’est pas un bien par luimême. Quant aux plaisirs intellectuels ici-bas, ceux-ci restent une dérivation (ex) des plaisirs divins. Suivant le De uoluptate, les plaisirs de l’esprit sont une réplétion – une réplétion qui est un désir et non pas seulement un manque – et un mouvement – mouvement complet et fini, ce qui, néanmoins, laissait demeurer une hésitation sur leur définition. La fabula enseigne qu’ils ne sont pas des biens en eux-mêmes, qu’ils ne sauraient être recherchés pour eux-mêmes : ce sont des plaisirs vrais selon la définition platonicienne que reprend Ficin, purs de toute douleur, et, en cela, ils sont bons, mais ils ne sont pas des biens. Même si, conformément aux recommandations du Philèbe (que Platon ouvre avec la question du genre de vie, dont on trouve aussi un écho dans la fable), on peut dans ce monde imparfait adopter un genre de vie mixte, au plus près de la vie contemplative, ce genre de vie mixte n’est pas chez Ficin une combinaison de biens de différentes sortes, car le seul bien à rechercher reste la sagesse divine. Sur terre, cependant, nous pouvons en avoir une certaine image, un aperçu, grâce à l’étude. Ces plaisirs de l’esprit sont un medium vers la sagesse, mais ne sont pas ce qui confère à la sagesse une valeur, ils ne sont pas une fin. Seule la sagesse est une fin, donc un bien. En revanche, ces plaisirs sont dignes de choix dans la meilleure vie possible et ils doivent y trouver leur place. En ce qu’elle relève de l’exercice des arts libéraux, la fable elle-même, écrite par Ficin, peut prendre place parmi ces plaisirs de l’esprit, puisqu’elle unit philosophie platonicienne et agrément de la fiction20. Plus encore, cette fable, initialement placée et conçue à la suite du commentaire sur le Philèbe, apparaît comme un prolongement de la pensée de l’auteur sur le texte, en recourant à une autre modalité de l’écriture, le récit fictionnel, qui ouvre le champ des interprétations et du probable. Néanmoins, Ficin ne dit pas le sens et la valeur qu’il accorde à la fable même si, au moment où il la compose, le débat sur les arts libéraux est vif à Florence et qu’elle contient en elle-même un éloge de ces disciplines et une réflexion sur leur utilité. La fable éclaire donc la lecture que Ficin fait du Philèbe sur deux points. Tout d’abord celui des plaisirs vrais et faux : la traduction imagée qu’en 20. Sur ce point, voir dans ce volume l’introduction et l’article de S. Van der Meeren.
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donne Ficin dans la fable est alors nettement imprégnée de la conception néoplatonicienne des émanations, tout en reprenant la distinction platonicienne entre plaisirs du corps et de l’esprit. Ce point était déjà largement commenté dans le De uoluptate, avec les définitions du mouvement et de la réplétion qui correspondaient au passage 513b du Philèbe sur les plaisirs purs et impurs. Le deuxième point est la question principale des plaisirs de l’esprit compris ou non comme des biens : Ficin valorise certains plaisirs et les inclut dans le choix de la vie la meilleure, mais il ne leur confère pas ici le statut de biens. La fabula de Voluptate, tout en illustrant la fonction pédagogique et morale de l’allégorie, est chez Ficin une forme de l’écriture philosophique. Elle remplit aussi une fonction herméneutique en éclairant la doctrine de Platon, elle-même sujette à l’interprétation en raison, notamment, de sa forme dialogique. L’écriture allégorique de la fable livre une interprétation, mais elle le fait de façon non dogmatique, en marge du commentaire traditionnel qu’elle complète et qui, dans le cas de celui du Philèbe, restait incomplet, et cela probablement à dessein, car Ficin aurait pu l’achever. Que Ficin ait placé les fabulae à la suite du commentaire sur le Philèbe souligne le lien étroit entre ce commentaire et ces petites fictions. La fable rend compte de la complémentarité de la fiction et de son explication, mais aussi de la place réelle, à part entière, que prend la fiction au sein du dispositif philosophique et herméneutique élaboré par Ficin.
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Annexe Marsile Ficin, Apologus De Voluptate : Quod non sit cum ipsa congregendium neque in terris speranda, dans Librum decimum undecimumque epistolarum ad Nichoalao Valorem litteris et moribus ornatissimum, Venise, Matteo Capcasa, 1496, f. CLXXIIII r-v (dans Marsilio Ficino : The Philebus Commentary, éd. M. J. B. Allen, Berkeley-Los AngelesLondon, University of California Press, 1975, p. 473-479) Cum cognosceret Jupiter animas ad coelum non redire quia uoluptate in terris detinerentur, misit Martem atque Vulcanum ceu fortissimos et armatos ad uoluptatem interimendam, sed ii in primo congressu utpote iuuenes uoluptatis illecebris deliniti arma deposuere. Misit iterum Palladem armatam et sapientem, putans illos ob temeritatem succubuisse. Ad hanc ergo uoluptas ait : Nonne te pudet o Pallas deam uestitam, armatam certare mecum humana, inermi, nuda ? Illa respondit : Sic placet te certare quo te superem. Ad haec illa : Cum neque gloriae neque utilitatis in certando rationem habeas, neutrum enim uicta me consequeris, constat te ipsa dumtaxat uictoriae uoluptate deuictam certare, nulla gloriae uel utilitatis habita ratione. Tum Pallas uerbis conuicta prorupit in uerbera telumque saepius in eam direxit. At illa cuius natura cedens est atque subintrans et fugacissima ictus protinus declinabat. Ergo Pallas latum clipeum in caput eius protendit ; at illa clipeum penetrauit, adeo enim ad penetrandum est potens ut corpus animamque penetret. Post haec aduocauit Pallas Dolorem, quo hoste contrario perderet uoluptatem. At quoniam contraria se muto non accipiunt, dolor non uoluptatis in faciem irruebat, sed iuxta tendebat in latus. Tum Pallas una cum socio Vulcano acceptis follibus extenuare et resoluere uoluptatem molliebatur. Neque potuit extenuare eam cum tenuissima sit, neque resoluere in ulterius ali quid cum ipsa sit ultimum. Cum enim quaeritur: Quare quis facit hoc ? Ac respondetur : Propter illud. Rursusque : Quare illud ? Ac respondetur : Quia placet. Si quaeritur iterum : Quare placet ? Non aliter respondetur quam : Quia placet. Palladem ergo pallidam prae dolore, quia uoluptatem non superasset, ad Jouem rediisse ferunt. Tunc Rhea utpote a fluxu proprio properantior agressa Jouem ait : O fili, nunc agnosces tibi opus esse senis Saturni consilio, cui hactenus abstulisti regnum et in palatii penetralibus occlusisti. Actiua uidelicet uita homines a contemplatiua plurimum distrahente. Reseratis ergo ianuis conuocatur Saturnus ad consultandum. Tum ille : Duo sunt, ait, principia motus. Voluptas quidem prosequendi, dolor autem fugiendi, indolentia uero neutrum facit. Non ergo uoluptas interimenda alioquin animae coelum non petent, uoluptate etiam hic extincta. Sed uoluptas huc trahenda, dolor apud homines relinquendus ut inde huc cuncti confugiant. Placuit senis consilium. Mittuntur daemones Martis Vulcanique satellites ad uoluptatem corripiendam. Timebatur enim ne dii illius pulchritudini indulgerent et cederent. Constabat autem daemones numquam uoluptatem tenere manibus potuerunt, mollitie lubrica anguillas mirabiliter superantem. Eius enim mollitiem confirmat assiduus mollium dulcumque usus
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et habitatio. Voluptas denique et deos et daemones superauit ut nemo audeat cum illa congredi ; fugienda enim est potius quam inuadenda. Verum ne diutius in diuina nomina delinquamus, fateamur Mineruam in terra et deos in terra alios, id est humanam sapientiam et potentiam plurimum uoluptate deuinci, sed eam a sapientia diuina superari. Nam Saturnus iterum una cum Minerua deliberauerunt tentandum esset uoluptatem rapere non per uiolentiam illi oppositam, immo per gratiam eius amicam. Miserunt ergo Mercurium, Apollinem, Musas, Gratias ad uoluptatem sursum alliciendam. Mercurius ad eam primus orationem habens dissuasit Voluptati in terris moras trahere inter hostes suos, timorem, dolorem, iram, odium, inuidiam, laborem aut pauperiem atque morbem. Phoebus quoque eam cithara deliniuit; Musae cantilenis et modulis; Gratiae saltibus atque choris. His enim pellecta uoluptas inseruit se canentibus Musis, manibusque porrectis implicuit se Gratiis blande ludentibus. Itaque numinibus his canendo atque ludendo coelum repetentibus comitata Voluptas coelo inuecta est. Terra a uoluptate deserta est. Hinc ergo illuc abeundum ; ita tamen ut abeundo te retro ne uertas, ne Orphei more perdas praemium. Sed quonam tempore uoluptas aufugit in coelum ? Quo et Astraea originalis scilicet iustitia Adam peccante. Sed ne mortales orbati uoluptate inter tot aduersa se afflictarent et perderent ? Jupiter miseriae nostrae miserus dum abstulit uoluptatem spem nobis multiplicauit. Sed fallit spes uoluptatis hic consequendae, id est, ex rebus mortalibus reportandae. Nam ad Mineruam translata est, Mercurio, Phoebo, Musis, Gratis perducentibus. Quamobrem uoluptatem plenam penes diuinam sapientiam tantum assequi possumus, delectationem etiam quamdam ex liberalibus disciplinis. Post haec Pluto rex terrae, uidens sublatam sibi escam detinendarum apud inferos animarum, cogitauit saltem escam fingere aspectu similem Voluptati. Acceptis ergo uestibus fucisque a Voluptate relictis quibus in terras solebat uti, in coelum enim abiit pura, subornare et substituere alium pro uoluptate decreuit. Neque tamen subornauit daemones, ministri enim necessarii sunt; neque animas, adiudicatae enim sunt ; sed aliquam furiarum. Non iram, non inuidiam, odium, timorem, dolorem, non enim his uelut nimium diuersis, congruebant uestes et calcei Voluptatis, sed subornauit iacturam quam nouerat semper terrenae Voluptati familiarissimam. Hinc admonendi sumus ut uoluptatem procul effugiamus, alioquin sub uoluptatis praetextu in latentem iacturam protinus corruemus. Laurence Boulègue UPJV UR 4284 TrAme
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RÉSUMÉS Bisogno Armando Philosophia et fictio entre le iie et le ive siècle Dans l’oeuvre de Cicéron, le verbe fingere est utilisé pour parler de la construction d’une image théorique de quelque chose. Tertullien et la tradition des Pères de l’Église attribuent à cette capacité de la pensée humaine les erreurs et les tromperies produites par la philosophie. Augustin élargit la signification de ce verbe à la capacité de l’homme de produire des représentations (pas nécessairement trompeuses) et des hypothèses à tester. Cette démarche s’inscrit dans une stratégie « scénique » du jeune Augustin, visant à la construction d’une représentation efficace de la philosophie. Boulègue Laurence Ficin fabuliste. L’Apologus De Voluptate : Quod non sit cum ipsa congregendium neque in terris speranda Les mythes antiques occupent une place signifiante dans la pensée de Marsile Ficin au sein du vaste projet qu’il s’est proposé de commenter toute l’œuvre de Platon. Les petites fabulae qu’il a composées et placées, en 1469, à la suite de son commentaire sur le Philèbe restent néanmoins méconnues. Il choisit de les rééditer plus de vingt ans plus tard, en 1496, sous forme d’apologi au dixième livre de ses Lettres, montrant par là son attachement à la diffusion de ces fables. Sans doute inspiré par la fonction du mythe chez Platon lui-même et héritier de la longue tradition allégorique de la relecture des mythes, Ficin exploite donc en tant que fabuliste, et non pas seulement en tant que commentateur, les nombreuses ressources du récit fictionnel. C’est cette autre forme de l’écriture philosophique que la présente étude se propose d’étudier plus précisément dans la fabula De uoluptate, en lien étroit avec la réflexion de l’humaniste sur la question philosophique du plaisir, récurrente dans son œuvre, et avec sa démarche herméneutique, en particulier autour du Philèbe de Platon.
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RÉSUMÉS
Chiurco Carlo Pictura simia ueri. Painting and Philosophy from Augustine to the twelfth century Dans la philosophie médiévale, le terme pictura (peinture) est moins employé que imago, et se rencontre en relation avec la fictio, processus par lequel une image est effectivement réalisée (dessinée, peinte ou sculptée). Il revêt un sens essentiellement négatif : dans la mesure où imago est déjà la copie d’un archétype, pictura devient ainsi la copie d’une copie. L’association de pictura avec d’autres arts ou avec les mots écrits — comme dans la poésie figurative — confirme, en fin de compte, la nature subalterne des images peintes. Anselme de Canterbury est le premier à briser le paradigme statique archétype-copie, dans lequel l’image se trouve confinée au cours de la plus grande partie de l’histoire du Moyen Âge, mais ce n’est que dans la pensée du xiie siècle que pictura en vient à exprimer pleinement son potentiel philosophique. La Cosmographia de Bernard Silvestre libère la ré-itération, en quoi consiste l’image – comme toute autre activité fictionnelle — en l’associant à la recréation perpétuelle de l’univers lui-même. Tandis que dans L’Anticlaudianus d’Alain de Lille, pictura est moins une imitation de la vérité (ou de la réalité) qu’une approximation au plus près de celle-ci : elle devient elle-même, en effet, l’incarnation du « voyage de la Sagesse », que sont essentiellement le poème et la connaissance en général. Cropp Glynnis Le monde matériel dans la Consolation de Philosophie de Boèce Le dialogue entre Boèce et Philosophie est une forme de fiction où l’esprit s’active et atteint enfin une mesure d’apaisement. Coupés du monde extérieur, les deux personnages ont, grâce au dialogue, un moyen de rendre dynamique la vie intérieure, de dédoubler le rôle de Boèce et d’exposer la consolation de Philosophie qui passe par les voies de la connaissance. Quelques signes visibles du monde matériel permettent de se représenter le cadre où ils se trouvent, dans un lieu d’exil, sans les caractéristiques traditionnelles d’une prison. En dépit des rares détails descriptifs contenus dans le texte, les enlumineurs des xive-xve siècles ont créé, dans le style de leur époque, une fiction artistique, dans laquelle s’insère une interprétation chrétienne. Une comparaison avec A Dialogue of Comfort against Tribulation (1535) illustre, en outre, l’adaptation du dialogue de consolation dans une fiction littéraire.
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Goldlust Benjamin Le statut de la fiction chez Macrobe : banquet et songe dans la trans mission des savoirs En amont même de la nature des savoirs véhiculés, on se propose ici d’étudier les cadres littéraires mis en œuvre par Macrobe afin d’en assurer la transmission. Dans les deux grandes œuvres de Macrobe, les Saturnales et le Commentaire au Songe de Scipion qui, sous des modalités variées, relèvent d’une ambition encyclopédique complémentaire, le recours à la fiction permet d’orchestrer la diffusion des savoirs. La fiction, dont on analysera les différents statuts (à commencer par le banquet et le songe), semble relever directement d’un parti-pris littéraire permettant à l’encyclopédisme d’échapper à la sécheresse de la rubrique ou du traité et de valoriser manifestement la mise en scène des savoirs, faisant ainsi de l’œuvre de Macrobe une étape significative dans l’histoire de leur transmission. Hüe Denis Quand on tombe amoureux de la sagesse (L’Archiloge Sophie de Jacques Legrand) L’Archiloge Sophie de Jacques Legrand est une sorte d’encyclopédie qui organise originalement sa matière autour d’un discours amoureux tout en poursuivant un projet didactique innovant. On y trouve les premiers éléments d’un art poétique ou d’un art de calculer avec les chiffres arabes, alors même que le plan suit celui un peu usé des arts libéraux. Moderne sur bien des points, archaïque sur d’autres, poursuivant une carrière de clerc et composant une œuvre importante tant en latin qu’en français, Jacques Legrand esquisse des voies nouvelles qu’il importait d’arpenter. Nievergelt Marco Connaissance philosophique et expérience spéculative : les formes de la pensée dans Piers Plowman de William Langland Le poème allégorique de William Langland, Piers Plowman (en trois ou quatre versions, ca. 1360-90), compte parmi les œuvres les plus importantes du xive siècle en Angleterre (50 manuscrits). Le poème est intellectuellement exigeant, et de nombreux critiques ont discuté l’influence de la philosophie et la théologie scolastiques sur Langland, sans pourtant aboutir à un consensus concernant l’étendue et la profondeur du savoir scolastique du poète. Plutôt que d’identifier la ‘trace’, l’‘influence’, ou
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RÉSUMÉS
le ‘transfert’ d’idées philosophiques d’origine scolastique dans la poésie de Langland, cet article discute la relation entre formes poétiques et formes de pensée dans le poème. Le poème manifeste en effet son investissement dans une poétique du multiple et du provisoire. Langland utilise notamment le cadre fictionnel du songe/vision pour produire un poème évolutif et réitératif qui explore les potentialités et les limites de la pensée narrative et poétique. Piazza Élisabeth Rhétorique et ses inventeurs, Corax et Tisias, dans la fiction allégo rique des Noces de Philologie et de Mercure de Martianus Capella Au livre 5 de l’encyclopédie de Martianus Capella, Corax et Tisias, traditionnellement considérés comme les inventeurs de la technique oratoire, accompagnent l’entrée de Rhétorique, personnification de la parole persuasive, au sein de l’assemblée divine réunie pour célébrer le mariage allégorique du dieu Mercure et de la très savante mortelle Philologie. Leur présence n’est pas un simple rappel des origines légendaires de la rhétorique. En donnant à Corax (« le corbeau » en grec) l’apparence d’un corbeau au bec d’or, la narration offre à l’art oratoire un emblème, à la fois argumentum et aenigma, destiné à rendre compte de la délicate opération d’intégration de la discipline dans le programme scientifique des Noces de Philologie et de Mercure. L’étude de ce passage du livre 5 montre les liens qui unissent la présentation allégorique de Rhétorique, son exposé technique et le projet d’ensemble de l’œuvre. Pomel Fabienne Philosopher « par maniere de fictions » ? Petite enquête sur les mots et l’esprit de la fiction en français médiéval À partir d’une exploration du lexique de la fiction, dans le sillage de poesie et poetrie, entre mensonge et invention, il s’agit de mieux comprendre les oppositions ou convergences entre fiction et philosophie dans leur prétention à viser une vérité et une sagesse. La parole par fiction est le propre des poètes, non seulement anciens mais nouveaux, et se définit comme parole couverte, à travers sa constellation lexicale et ses attestations. La représentation de la fiction qui s’affirme dans le sillage de la cour de Charles V avec Denis Foulechat, puis au seuil du xve, Christine de Pizan (Epistres sur le Roman de la Rose, Epistre Othéa, Livre de
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l’Advision Cristine, Livre des fais et meurs de Charles V), Évrart de Conty (Le Livre des Echecs moralisés) et Jacques Legrand (L’Archiloge Sophie) souligne ses possibles convergences avec la philosophie. La fiction, conçue comme objet d’une lecture allégorique, et la philosophie peuvent converger comme dynamiques spirituelles et quêtes de sagesse. Richards Earl Jeffrey De la philosophie à la sagesse chez Christine de Pizan. Histoire et champ lexical du mot. Le consensus sur le rapport entre la philosophie et les sept arts libéraux chez Christine de Pizan signale leur interdépendance traditionnelle. L’étude montre qu’au cours de sa carrière Christine modifie sa position sur la philosophie, probablement sous l’influence de la théologie de Thomas d’Aquin, et qu’elle choisit de remplacer la philosophie par la sagesse féminine. Cette disparition graduelle de la philosophie s’explique aussi par une évolution intellectuelle séparée, motivée probablement par le besoin de renforcer la position d’Isabeau de Bavière comme régente, et élaborée dans une valorisation croissante de la sagesse féminine, dont la qualité précisément féminine est accentuée. Sur le plan politique on avait besoin de la sagesse de la Reine, et non plus de celle d’une Dame Sagesse. L’article examine également l’histoire des mots « philosophie » et « fiction » en lien avec la notion d’opinion. Roudaut Sylvain La personnification des principes de la nature dans La Cosmographie de Bernard Silvestre : entre philosophie naturelle et théologie Cet article s’intéresse à l’usage de la personnification dans l’une des œuvres littéraires les plus originales du xiie siècle : la Cosmographie de Bernard Silvestre. Après avoir replacé l’œuvre au sein de la mouvance chartraine et de ses centres d’intérêts, il est montré de quelle manière l’emploi de la personnification permet d’exposer les principes d’une nouvelle philosophie de la nature (par la représentation de Nature, de la matière, des éléments, etc.). Tandis que le personnage d’Endelichia permet de rapprocher l’œuvre de Bernard Silvestre des tendances, qui lui sont contemporaines, à redéfinir le rôle des formes dans l’explication des phénomènes naturels, la personnification des éléments exprime une prise de position sur un problème vivement discuté au xiie siècle : celui de leur rôle dans le mécanisme même de la Création.
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Rouillé Florent « La mariée mise à nu par ses philosophes, même » : satire et philo sophie dans l’Architrenius de Jean de Hauville Aujourd’hui comme hier, comprendre une allégorie engage l’intellect, entre transparence et opacité du sens. L’Architrenius de Jean de Hauville, épopée allégorique datée de 1184, présente la particularité d’ironiser sur la supposée sagesse du philosophe, qui se plaint à Nature de sa triste condition, méprisé par les gens de la cour, et que Nature renvoie à son utile statut d’Astronome, à condition qu’il épouse la Modération, comme remède aux jérémiades des philosophes antiques. Le singulier traitement satirique d’un tel sujet doit beaucoup à Jean de Salisbury et à ses deux œuvres, le Policraticus et l’Entheticus, que Jean de Hauville à la fois adapte et critique subtilement, tout en se démarquant avec originalité de l’Anticlaudianus d’Alain de Lille. Avant tout écrivain, Jean de Hauville profite de sa fiction pour reconfigurer en sous-main la ligne de partage entre exubérance et modération stylistique. Trego Kristell La fiction du possible. Réflexions médiévales sur la puissance de Dieu et l’imagination de l’homme Imaginer le possible, est-ce s’écarter du réel pour un monde fictif ? N’y a-t-il pas une valeur épistémique du possible ainsi forgé ? Le présent article explore ces questions selon deux axes principaux. L’article s’intéresse tout d’abord aux réflexions proposées en terre d’Islâm sur ce qui est possible. Reprenant des réflexions asharites, Ibn Ḥazm soutient ainsi que Dieu, puissant sur toutes choses, fait ce qu’il souhaite, sans être asservi au cours de la nature. Ghazâli reprend une interrogation similaire en s’interrogeant sur ce que l’on peut imaginer que Dieu pourrait faire. Comment dès lors, si tout est possible, peut-on encore prétendre à un certain savoir ? L’article examine ensuite la manière dont une physique s’interrogeant sur ce qui est possible secundum imaginationem s’est constituée au xive siècle. Van der Meeren Sophie Penser le vrai et l’illusion dans le jeu des formes littéraires : le rôle de la personnification de Philosophie dans les premiers « Dialogues » d’Augustin et dans la Consolatio de Boèce Cet article explore les liens entre la Consolation de Philosophie de Boèce et l’une des sources possibles de celle-ci : les « Dialogues » de Cassiciacum d’Augustin, dans lesquels Augustin met en scène la Philosophie ou
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la Raison personnifiées. Or Augustin et Boèce ont choisi les mises en scène des « Dialogues » et la personnification de la Consolation comme des cadres littéraires fictionnels, dans lesquels prend place une théorie de l’opposition entre la notion de vérité et celles de fiction, de tromperie et d’illusion. En enquêtant sur les termes et les lignes de démarcation selon lesquels est conçue cette opposition, l’article apportera aussi une vision plus précise et plus articulée de l’héritage augustinien chez Boèce, en particulier en ce qui concerne la personnification de Philosophie. La réflexion sur les relations du vrai et de l’illusion qui se joue autour de la personnification de Philosophie, chez Augustin d’abord, chez Boèce ensuite, semble être intimement associée à une réflexion sur les formes littéraires, qui s’élabore au fil d’un parcours progressif, du Contra Academicos, au De ordine et, enfin, aux Soliloques.
PRÉSENTATION DES AUTEURS Bisogno Armando Professeur d’Histoire de la philosophie médiévale à l’Université de Salerne. Ses recherches portent sur les thèmes de la pensée philosophique et théologique du haut Moyen Âge, en particulier sur les œuvres des Pères de l’Église (Sententiae philosophorum, Città Nuova 2011), d’Augustin (De magistro, Città Nuova 2015) et de l’époque carolingienne (Il metodo carolingio, Brepols 2008). Boulègue Laurence Professeur de langue et littérature latines et néolatines à l’Université de Picardie-Jules-Verne et directrice de l’EA 4284 TrAme, elle est spécialiste de la réception humaniste de l’héritage antique, et étudie les théories philosophiques et littéraires des xve et xvie siècles. Elle a édité et traduit aux Belles Lettres le De pulchro, le De amore et le De solitudine de Nifo et dirigé le collectif Commenter et philosopher à la Renaissance aux PUS. Chiurco Carlo Carlo Chiurco est Professeur à l’Université de Vérone (Italie). Ses recherches portent principalement sur la philosophie médiévale (particulièrement l’École de Chartres), les formes du nihilisme contemporain (surtout Nietzsche), et la relation entre peinture et philosophie. Il a récemment édité les actes du colloque international sur le motif de l’Âge d’or : L’età dell’oro. Mito, filosofia, immaginario, Venezia, Marsilio, 2018. Cropp Glynnis Professeur émérite (Massey University, Palmerston North, NouvelleZélande), ses travaux portent principalement sur la littérature médiévale, et particulièrement sur les traductions de la Consolatio Philosophiae de Boèce. Sa publication la plus récente est Un Dit moral contre Fortune. Édition critique (en association avec J. Keith Atkinson), Cambridge, Modern Humanities Research Association, 2018.
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PRÉSENTATION DES AUTEURS
Goldlust Benjamin Ancien élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm (Paris), Benjamin Goldlust est Professeur de littérature latine tardive à l’Université de Franche-Comté (Besançon) et membre de l’ISTA (EA 4011), ainsi que de l’Institut d’Études Augustiniennes (UMR 8584). Spécialiste de Macrobe, éditeur de Maximien et de Corippe, ses travaux concernent principalement la rhétorique, la poétique, l’image du pouvoir dans l’Antiquité tardive et la réception des auteurs classiques à cette époque. Hüe Denis Professeur émérite de langue et littérature du Moyen Âge et de la Renaissance à Rennes, il a travaillé sur le théâtre médiéval, la littérature didactique et les encyclopédies, ainsi que sur la poésie lyrique de la fin du Moyen Âge. Il a publié notamment La Poésie palinodique à Rouen, 1461550 (Champion 2002), Rémanences, mémoire de la forme dans la littérature médiévale (Champion 2011), ainsi que de nombreux articles et actes de colloques. Il a édité récemment Amadas et Ydoine en collaboration avec Christine Ferlampin-Acher. Nievergelt Marco Spécialiste en littérature anglaise du Moyen Âge et de la Renaissance, il travaille à l’Université de Warwick. Ses domaines d’intérêt concernent les relations culturelles et littéraires entre la Grande Bretagne et le continent ; le développement de la tradition d’allégorie narrative en Europe, surtout dans la matrice du Roman de la Rose ; la relation entre poésie vernaculaire et philosophie et théologie ; les théories médiévales du langage, de la signification, et de la connaissance ; le roman et la culture chevaleresques ; la matière arthurienne en Grande Bretagne ; les récits de croisade et de voyage en Orient ; la traduction au Moyen Âge. Piazza Élisabeth Docteur en études latines de l’Université Paris-Sorbonne, elle a soutenu sa thèse en 2015 où elle étudie la place de la rhétorique dans l’œuvre de Martianus Capella et présente une édition critique, une traduction et un commentaire du livre 5 des Noces de Philologie et de Mercure. Ses recherches portent sur la rhétorique dans l’Antiquité tardive.
PRÉSENTATION DES AUTEURS349
Pomel Fabienne Ancienne élève de l’École Normale Supérieure (Fontenay/Saint-Cloud), elle est Maître de Conférences HDR à l’Université Rennes 2, rattachée au CELLAM (CETM). Elle travaille principalement sur l’écriture et la lecture allégoriques (les Pèlerinages de Guillaume de Digulleville, le Roman de la Rose et ses réécritures, Christine de Pizan, les récits de voyages dans l’au-delà), sur le songe-cadre, la question du genre et les réécritures des textes arthuriens médiévaux au xxe siècle (Cocteau, Apollinaire, Rio). Elle a dirigé plusieurs volumes collectifs aux PUR dont Lectures du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris (2012) et Lire les objets médiévaux. Quand les choses font signe et sens (2017). Richards Earl Jeffrey Professeur émérite des littératures romanes de l’Université de Wuppertal, il a fait ses études de littérature comparée à Princeton (Ph.D., 1978). Il a publié plusieurs études sur Christine de Pizan (dont l’édition du Livre de la Cité des Dames, 1998, et le Livre des fais d’armes et de chevalerie, 2019), Ernst Robert Curtius et Hans Robert Jauss. Roudaut Sylvain Rattaché au Centre Atlantique de Philosophie – CAPHI, il est agrégé de philosophie et docteur de l’Université de Rennes I. Spécialisé dans l’étude de la philosophie médiévale, ses recherches portent sur la philosophie naturelle et la métaphysique au Moyen Âge, et sur l’évolution de l’hylémorphisme médiéval en particulier. Rouillé Florent Enseignant dans le secondaire à Mayenne, docteur en littérature médio latine avec une thèse sur l’Anticlaudianus d’Alain de Lille soutenue à Paris IV, fin 2007, il est l’auteur entre 2005 et 2017 de quatorze articles en colloque ou revue sur les littératures latine et romane aux xiie et xiiie siècles et leurs liens avec la littérature latine antique ; depuis 2016, il est chercheur rattaché au CEMA / Paris III. Temmar Malika Maître de conférences (HDR) en sciences du langage à l’Université d’Amiens, Malika Temmar a suivi un double cursus en philosophie et littérature. Spécialisée dans l’analyse du discours philosophique, elle a
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PRÉSENTATION DES AUTEURS
publié un livre sur Le Recours à la fiction dans le discours philo sophique : Descartes, Condillac, Merleau-Ponty (2013, Lambert-Lucas, Limoges). Elle est par ailleurs l’auteure de nombreux articles sur les formes expressives de la philosophie. Elle mène également une réflexion sur le champ de l’analyse du discours et sur le discours médiatique. Trego Kristell Maître de conférences (HDR) en philosophie médiévale à l’Université Clermont Auvergne, elle a publié notamment : La liberté en actes. Éthique et métaphysique, d’Alexandre d’Aphrodise à Jean Duns Scot, Paris, Vrin, 2015; L’impuissance du possible. Émergence et développement du possible, d’Aristote à l’aube des temps modernes, Paris, Vrin, 2019. Van der Meeren Sophie Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm (Paris), Sophie Van der Meeren est Professeur de langue et littératures grecques à l’Université Rennes 2, membre du CELLAM et membre associé du Laboratoire d’Étude sur les Monothéismes (UMR 8584). Ses recherches portent principalement sur l’usage des genres littéraires et des modes de discours en philosophie ancienne (protreptique, dialogue, diatribe, lettre, poésie didactique), et sur l’héritage des traditions de la philosophie classique dans les formes d’expression de la pensée chrétienne. Elle a récemment co-dirigé le volume When Wisdom Calls : Philosophical Protreptic in Antiquity (Brepols, 2018).
INDEX DES ŒUVRES ET DES AUTEURS Alain de Lille (Alanus ab Insulis), 21, 25, 26, 29, 146 Anticlaudianus, 193-196, 261, 262, 265, 267, 277 De Planctu Naturae, 194, 265-267 Anselme (saint) (Anselmus Cantuariensis), 21, 165 Monologion, 189 Apulée, 59 Platon et sa doctrine (De Platone et eius dogmate), 112 Du dieu de Socrate (De deo Socratis), 152 Florides (Florida), 24 Aristote, 4, 10, 18, 27, 33, 44, 45, 97, 111, 153, 165, 170, 174, 193, 200, 211, 213, 233, 243, 244, 246, 247, 249, 254, 258, 263, 269, 280, 288, 294, 307 Métaphysique, 155-157, 161, 164, 166, 168 Poétique, 35-37 Physique, 167 Politique, 137, 173 Rhétorique, 98 Augustin (saint), 7-9, 14, 15, 21, 53, 56, 137, 153, 182, 218, 231, 232, 245, 277, 280, 300 L’accord des évangélistes (De consensu Euangelistarum libri IV), 181 Le baptême (De baptismo), 171 La Cité de Dieu (De ciuitate Dei libri XXII), 72, 75, 77, 166, 172 Commentaires des Psaumes (Enarrationes in Psalmos), 181 Les Confessions (Confessionum libri XIII), 76, 94, 154, 181, 186-188
Contre les Académiciens (Contra Academicos), 16, 48, 51, 70-81, 83, 84, 89 La doctrine chrétienne (De doctrina christiana), 300 La Genèse au sens littéral (De Genesi ad litteram liber imperfectus), 252 Homélies sur l’Évangile de Jean (In Iohannis euangelium Tractatus), 181 Lettres (Epistolae), 52 Le maître (De magistro), 52 Le mensonge (De mendacio), 47 L’ordre (De ordine), 14, 26, 49, 50, 70-72, 81-84, 89, 90, 111 Questions sur les évangiles (Quaestiones euangeliorum libri II), 47 Révisions (Retractationum libri II), 80, 81, 92 Les Soliloques (Soliloquiorum libri II), 51, 70-72, 78, 79, 91-94 La vie heureuse (De beata uita), 51, 70, 71 Avicenne (Ibn’Sina), 202, 208, 209, 211, 213, 227, 254 Bède (Beda) De templo, 180, 184 Benoît de Sainte Maure, 169 Bernard de Clairvaux (saint) (Bernardus Claraevallensis) Apologia ad Guillelmum abatem, 183, 186 Bernard Silvestre (Bernardus Silvestris), 16, 17, 21 Commentaire à l’Enéide de Virgile, 8 Cosmographie (Cosmographia), 19, 24, 188-192, 196, 241-258, 261, 265, 266
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INDEX DES ŒUVRES ET DES AUTEURS
Ps. Bernard de Chartres Glosae super Platonem, 246, 247, 249, 253 Bible, 142, 153 Boccace, 18, 146 Généalogie des dieux païens (Genealogia deorum gentilium), 141, 151, 153, 155, 157, 158 Boèce, 257, 271, 279 Commentaire de l’Isagogè de Porphyre (In Porphyrii Isagogen commentorum editio prima), 167 Consolation de Philosophie (De consolatione philosophiae), 3, 5-8, 14-17, 24, 25, 56, 62, 69-94, 115134, 140, 142, 143, 146, 148, 153, 161, 163, 164, 170, 175, 191, 251, 265-267, 275, 306 De la Trinité (De Trinitate - Quomodo Trinitas unus Deus ac non Tres Dii), 164, 246, 247 Calcidius Commentaire au Timée de Platon, 244, 246, 251 Cassiodore, 164 Catulle, 80 Chaucer, Geoffrey, 220 Christine de Pizan Advision Cristine Chemin de long estude Enseignements moraux Epistre Othea Epistres du debat sus le Rommant de la Rose Les fais et bonnes meurs du sage roy Charles V Mutation de Fortune Cicéron, 7, 21, 53, 73, 90, 97, 103, 112, 133, 153, 193, 263, 269 Académiques (Academica), 42 (Lucul lus), 111 Hortensius, 51, 70 De l’invention (De inuentione), 110 De l’orateur (De oratore), 97-99 L’orateur (Orator ad M. Brutum), 41, 42
La République (De republica libri VI), 65, 75, 77, 142 Les Tusculanes (Tusculanae disputationes), 42, 154, 244 Corax, 95-113 Duchamp, Marcel (La) Mariée mise à nu par ses célibataires, même, 259, 260, 278 Évrart de Conty, 5, 18, 19, 167, 173 Echecs amoureux moralisés, 138, 140, 142-144, 146-156, 295, 296 Ficin, Marsile, 6, 18, 29 Apologus De Voluptate, 8, 299-313 Commentaire sur le Banquet de Platon (Commentarium in Conuiuium Platonis), 299-301, 304, 308 Commentaire sur le Philèbe, 301, 307-311 De uoluptate, 307-311 Lettres, 301, 302, 305 Foulechat, Denis, 170 Policraticus, 133, 142, 149, 151, 152, 154-156 Froissart, Jean, 220 Gautier de Châtillon, 205 Alexandréide, 262, 265 Gerson, Jean, 14, 144, 170, 171, 173, 290 Gervais de Melkley Ars poetica, 276 Ghazâlî, 22, 201 Tahâfut al-falâsifa, 208-213 Gontier Col, 14, 156 Grégoire le Grand (saint) (Gregorius Magnus) Register epistolarum, 180-185 Grégoire de Tours (saint) (Gregorius Turonensis), 168 Guillaume de Conches (Guillelmus de Conchis), 164, 165, 248-256, 306 Ps. Guillaume de Conches Glosae super Boethium, 249, 251 Guillaume de Digulleville (ou : Deguileville) Pèlerinages allégoriques, 220, 221, 224, 227, 238
INDEX DES ŒUVRES ET DES AUTEURS353
Guillaume de Machaut, 173, 220, 291, 292 Herrade de Landsberg (ou : de Hohenbourg), 17, 166, 167, 285 Horace Art poétique (Ars poetica), 79, 185, 186, 276 Épîtres (Epistulae), 80, 88 Satires (Satirae), 80 Hugues de Saint-Victor (Hugo de Sancto Victore), 157, 164, 167, 250, 286 Ibn Ḥazm Kitâb al-fiṣal, 22, 201-207 Isidore de Séville (saint) (Isidorus Hispalensis) Étymologies (Etymologiarum siue Originum libri XX), 164, 171, 172, 183, 184, 255, 283, 284 Jean de Hauville Architrenius, 8, 25, 29, 259-278 Jean de Meun, 128, 131, 140, 170 Le Roman de la Rose, 14, 142-144, 151, 156 Jean de Salisbury, 258, 263, 273, 277 Entheticus major et minor, 268-270 Policraticus, 138, 149, 154, 156, 268, 274 Jérôme (saint) (Hieronymus), 153, 164, 167, 168, 172 Joseph d’Exeter, 193 Ilias, 265 Lactance Institutions Divines (Diuinarum Institutionum libri VII), 46, 47, 154 Landino, Cristoforo In P. Vergilii interpretationes prohemium, 299, 300 Langland, William Piers Plowman, 26, 27, 217-240 Legrand, Jacques, 18, 26 L’Archiloge Sophie, 24, 138, 139, 142, 145-147, 149, 151-157, 170, 171, 279-296 Sophilogium, 279-288, 296
Macrobe, 6-8 Commentaire au Songe de Scipion (Commentarii in Ciceronis Somnium Scipionis), 55, 56-60, 62, 65-67 Saturnales (Saturnaliorum libri), 5, 14, 15, 19, 23, 55-58, 61-67 Martianus Capella Les Noces de Philologie et de Mercure (De nuptiis Mercurii et Philologiae), 5-8, 14, 15, 23, 29, 55, 95-113, 146, 155, 244, 257, 260, 265, 269 Matthieu de Vendôme Ars uersificaria, 17, 262, 264, 276 More, Thomas, 116, 132-134 Oresme, Nicole, 5, 9, 18, 21, 140, 143, 155, 170, 171, 201, 213, 281 Le livre du ciel et du monde, 22, 27, 214-216 Le livre de Politiques d’Aristote, 137, 173, 174 Questions sur la Physique (Quaestiones in Physicam), 213 Ovide, 140, 146, 171-174, 272, 288, 306 L’art d’aimer (Ars amatoria), 142 Métamorphoses (Metamorphoseon libri XV), 100, 151 Les Tristes (Tristia), 153 Paul (saint), 44, 45, 133, 153 Pierre Col, 14, 142, 144 Platon, 16, 44, 45, 51, 57, 58, 60, 70, 73, 79, 81, 92, 111, 112, 119, 144, 153, 193, 241, 244, 246, 247, 263, 269, 299 Banquet, 300-313 Phèdre, 74, 77, 97-99 Philèbe, 301-312 République, 11-15, 19-21, 23, 24, 33-37, 41, 42, 78, 81, 89, 142, 153, 154 Timée, 245, 248, 253 Premierfait, Laurent de, 170, 173 Proclus Commentaire sur la République de Platon, 12-14, 26
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INDEX DES ŒUVRES ET DES AUTEURS
Prudence, 78, 261, 267 Raban Maur (Hrabanus Maurus) Carmina, XXXVIII, 26, 187, 188 In honorem Sanctae Crucis, 185, 197 Sénèque, 193, 263, 269, 280 Consolation à Marcia (Ad Marciam de consolatione), 86 Lettres (Epistulae), 288, 305 Tertullien, 7, 48, 53
Aux nations (Ad Nationes), 42 De la chair du Christ (De carne Christi), 42 De l’idolâtrie (De idolatria), 42 Traité de la prescription contre les hérétiques (De praescriptione haereticorum), 42-46 Thomas d’Aquin, 17, 25, 36, 155, 158, 159, 161-170, 174, 175 Tisias, 14, 95-113
INDEX DES MOTS CLEFS Adaptation, 22, 268, 270, 289 Allégorie, 5, 8-10, 25, 32, 34, 96, 106, 111, 139, 140, 166, 176, 177, 221, 247, 260-262, 264-268, 270-278, 307, 311 Antiquité classique, 70, 132 tardive, 165 Apprendre, 17, 88, 163 Argument / Argumentum, 58, 60, 62, 98, 104, 105, 107, 109, 145, 232, 235, 240 Arts libéraux, 3, 5, 15, 17, 18, 49, 50, 117, 150, 155, 161, 163, 165-170, 267, 282, 283, 285, 286, 304-306, 309, 310 Astronomie, 50, 107, 272, 273, 277 Banquet, 5, 55, 62-67, 226, 228, 300304 Causalité / Cause, 28, 156, 157, 202, 208, 209, 220, 246, 247, 249, 252, 256 Christ, 43, 45, 46, 53, 131, 134, 152, 222 Clergie (« Doctrine », personnification), 169, 239 Commentaire / Commentum, 8, 26, 29, 55, 56, 58, 60, 62, 64-67, 120, 131, 144, 149, 153-155, 167, 176, 242, 248, 253-256, 260, 261, 289, 293, 295-297, 299-301, 304, 307, 309, 311 Concordia platonica, 307 Connaître, 17, 42, 48, 50, 53, 92, 97, 163, 230, 232 Conscience (personnification), 221, 228, 232 Consolation, 3, 5, 6, 15, 24, 25, 86, 127, 132, 140, 149, 251, 265-267 Cosmologie, 242
Création, 5, 12, 21, 23, 24, 77, 79, 129, 181, 184, 187, 190, 192, 204, 209, 210, 245, 247, 250-255, 257, 266, 283 Curiositas, 226, 233 Dialogie / Dialogue, 6, 12-16, 25, 27, 31, 48, 49, 51, 56, 62, 64, 69-73, 82, 87-93, 115-117, 120, 122, 126, 131134, 143, 170, 175, 300, 309, 311 Dieu, 42, 43, 45, 48-51, 61, 72, 102, 118, 119, 131-134, 140, 144, 151-153, 201-216, 224, 231, 232, 235, 242, 243, 249, 250, 252, 256, 264-267, 271, 274, 279, 283, 302-304, 309 Discours philosophique, 31, 34, 37, 301 Disputatio (scolastique), 58, 226, 227 École de Chartres, 16, 27, 29, 241, 246, 247, 249, 250, 253, 256, 257 Élégie, 17, 75, 84-88, 276 Éléments, 245, 249-253, 256, 257, 283, 300-304 Empirisme, 174 Encyclopédisme / Encyclopédique, 6, 23, 26, 55, 67, 95, 96, 102, 104, 111, 149, 219, 283-285, 287, 296 Énigme / Aenigma, 25, 106, 107, 113 Enluminures, 116, 126, 128 Épopée, 171, 260-262, 264, 265, 271, 272, 274, 275, 277 Eruditio, 49, 50, 171, 223 Espérance (vertu théologale), 228, 282 Étymologie, 150, 255 Exil, 86, 117, 118, 120-122, 132, 133 Fable / Fable du monde / Fabula, 5, 7-9, 15, 22, 28, 29, 34, 37, 43-46, 51, 52, 56-59, 73-75, 77-82, 88, 89, 94, 95, 100, 105, 138, 139, 141, 142, 145, 147, 153-155, 199, 215, 216, 231, 300-302, 304-311
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INDEX DES MOTS CLEFS
Faindre, 139, 140, 142, 144, 146, 155 Fictilis, 56 Fiction / Fictio, 3-37, 41-43, 47, 50-53, 55-67, 70-75, 77-85, 88, 92-96, 107, 112, 115, 116, 122, 129, 131-134, 137-159, 168, 169, 171-174, 177, 183, 188, 190, 192194, 196, 199-201, 208, 216, 236, 237, 240-242, 257, 260, 262, 264268, 270, 273, 275, 277-279, 282, 289, 291, 293-297, 299-305, 310, 311 Fictor, 57 Figmentum, 8, 57, 58, 60, 62 Figure, 4, 6, 22, 23, 47, 66, 70, 71, 75, 76, 92, 94, 100, 103, 138, 141-145, 148, 153, 161, 170, 175, 176, 177, 193, 215, 222, 228, 232, 248, 249, 264, 277, 280, 281, 285, 288, 290292, 297, 300 Fingere, 7, 41, 42, 43, 51, 72, 77, 138, 307, 313 Foi (vertu théologale), 223, 224, 228, 232, 234, 239, 267, 268, 282 Fonctions (du mythe / de la fable / de la fiction), 10, 21, 22, 24, 25, 27, 30, 34, 63, 66, 76, 92, 94, 104, 145, 215, 216, 244, 245, 283, 284, 292, 302, 304, 307, 311 Forme, 8, 13, 14, 16, 20, 26, 30, 32-34, 41, 49, 52, 56, 60, 72, 79, 85, 88, 91, 93-95, 132-134, 138, 145, 147, 212, 218, 224, 228, 231, 235, 236, 239, 240, 242, 244-251, 253, 257, 260, 270, 289-293, 295, 311 Fortitudo, 162, 177, 271 Grâce, 133, 224, 228, 232, 235, 269, 303, 304, 309 Hédonisme / Anti-hédonisme, 307, 308 Herméneutique, 3, 7, 9, 23, 26, 66, 144, 145, 158, 159, 220, 221, 229, 295, 296, 299, 307, 311 Holy Church (« Sainte Église », personnification), 222, 223, 226 Humanisme, 132, 306
Image / Ymage / Imago, 4, 7, 8, 12, 19-21, 24, 26, 29, 41-43, 47-50, 52, 53, 65, 74, 83, 103, 108, 109, 113, 122, 123, 127-129, 131, 141, 143, 148, 164, 179-189, 192, 193, 195, 211, 221, 245, 253, 257, 259-261, 278, 305, 307-310 Imagination / Imaginaire / Ymaginacions / Ymaginatif, 4, 9, 10, 12, 16, 21, 22, 27, 30, 31, 36, 53, 59, 60, 70, 71, 115, 129, 132, 137, 138, 141-143, 159, 194, 199-201, 205, 207, 209, 212-216, 219, 224-226, 230, 233, 234, 236, 239, 259, 273 Integumentum, 8, 257, 261 Interprétation, 26, 27, 48, 57, 61, 65, 78, 85, 107, 129, 139, 148, 151, 159, 165, 201, 245, 247, 248, 254, 259, 261, 262, 273, 274, 277, 278, 284, 299-301, 304-307, 310, 311 Inuolucrum, 261 Ioci, 67 Islam, 202 Kynde knowinge (« connaissance naturelle »), 224, 225 Lecture / Degrés de lecture, 26, 31, 32, 36, 60, 61, 65, 66, 70, 73, 95, 106, 107, 122, 132, 138, 159, 225, 226, 229, 242, 248, 252, 260, 262, 299, 300, 302, 304-306, 310 Locus amoenus, 221 Manuscrits, 116, 122, 124, 126, 128, 130, 131, 149, 171, 176, 229, 262, 280, 282, 286, 294-297 Matière, 3, 4, 19, 20, 24, 109, 131, 140, 142, 147, 222, 242-245, 247253, 257, 269, 282, 283 Mede (« Récompense », personnification), 224, 228 Mégacosme, 254 Mensonge / Mendacium, 4, 7, 8, 17, 18, 21, 33, 47, 58, 72, 77-80, 138, 150, 152, 183, 206 Métaphore, 4, 10, 11, 59, 65, 71, 82, 83, 102, 103, 106, 111, 117, 121, 129, 141, 144, 145, 158, 164, 181, 276
INDEX DES MOTS CLEFS357
Microcosme, 243 Mythe / Mythos, 5, 9, 12, 25, 26, 32-35, 37, 56, 58, 60, 61, 65, 77, 78, 89, 95, 98, 100, 101, 105, 110, 139, 141-143, 146-150, 157, 193, 255, 264, 299-302, 304, 306, 307 Narration (fictive), 5, 27, 35, 56, 59, 60, 62, 64, 96, 102-105, 107, 112, 138, 139, 236, 237 Nature (personnage), 121, 143, 144, 147, 193, 194, 195, 228, 242, 243, 248, 251-260, 262, 264-267, 270, 272-274, 277 Néoplatonisme, 78, 96 Nugae, 8, 80, 273 Opinion, 9, 13, 14, 27, 28, 155, 168, 174-177, 186, 200, 254 Parabole, 144 Parole couverte, 9, 138-141, 144, 145, 148, 149, 153 Pédagogie, 25, 33, 58, 281, 294, 304, 307, 311 Personnification, 3-6, 10, 14, 15, 24, 72-74, 79, 81, 89, 91-94, 142, 143, 148, 170, 221, 224, 226, 241, 243, 247, 248, 257 Philocalie, 7, 74-77, 79, 92 Philosophie / Philosophe, 3-29, 31-37, 42, 44-62, 67-93, 95, 97, 99, 109, 112, 115-132, 137, 138, 140, 143, 148-153, 155-159, 161-171, 174-177, 179, 184, 188, 191-193, 199, 201, 206, 209, 211, 213, 218, 223, 225, 231, 233, 236, 237, 241-250, 254258, 260-278, 281, 285-288, 293, 299, 301, 303-305, 307, 310, 311 Pictura, 8, 179-190, 193, 196 Poésie / Poesie, 7, 9, 15-18, 26, 28, 32, 35, 58, 75, 77-79, 81-86, 88-90, 93, 137, 139-141, 143-145, 148, 152, 155, 157-159, 165, 166, 171, 174, 186, 194, 206, 235, 236, 239, 261, 272, 276, 277, 285, 290 Poétique / Poetique, 4, 5, 17, 18, 21, 22, 24, 25, 27, 62, 66, 79, 80, 82, 84, 85, 88, 117, 140, 143, 144, 146,
149, 172, 173, 218, 221, 222, 225, 230, 232-235, 237-239, 245, 247, 268, 275-277, 284, 290, 295, 307 Poetrie, 9, 137, 139, 140, 145, 146, 151-155, 157, 184-188, 191-193 Possible / Impossible, 3, 11, 13, 21, 22, 24, 25, 31, 35, 60, 92, 181, 190192, 199-216, 219, 225, 229, 236, 239, 260 Prosopopée, 10, 71, 116, 142-144 Psychagogie, 90, 307 Puissance de Dieu, 22, 201-205, 207, 210, 212, 213-216 Quaerere, 45, 46 Quête / Pèlerinage / Voyage, 4, 9, 15-17, 23, 25, 27, 28, 65, 112, 158, 196, 218-224, 226-229, 231, 233237, 262, 264, 266, 267, 274, 278280 Raison (personnification), 70, 78, 79, 91, 92, 94, 149, 176, 177, 222, 267 Réalité, 19, 21, 26, 32, 33, 35, 36, 41-43, 50, 51, 63, 64, 79, 84-86, 98, 115, 119, 122, 123, 129, 131-134, 177, 204, 205, 239, 246, 259, 273, 283, 305, 307 Récit (mythique), 34, 95 Réécriture, 5, 81 Représentation artistique, 78, 122 Rêve (récit de rêve), 9, 12, 16, 22, 32, 205, 217, 220, 221, 225, 240, 279 Rhétorique, 3, 10, 15, 18, 29, 30, 42, 50, 95-113, 122, 141, 146, 149, 155, 157, 168, 276, 286, 288, 291, 292 Roman, 14, 28, 29, 31, 32, 59, 142, 148, 151, 156, 171, 217, 220, 222, 236, 282, 288, 291, 294 Sagesse / Sapientia, 3, 4, 6, 16, 18, 28, 29, 72, 74, 76, 79-82, 132, 138, 150, 151, 157, 158, 162, 163, 167, 170, 175, 177, 263, 266, 268, 279-282, 285-288, 291, 294, 296, 297, 302304, 306, 309, 310 Satire (ménippée), 17, 25, 80, 106, 109, 145, 217, 219, 221, 222, 270272, 274
358
INDEX DES MOTS CLEFS
Savoir, 5, 9, 10, 18, 23, 24, 26-28, 34, 35, 50, 55, 56, 60, 61, 64, 65, 101, 106, 141, 146, 150, 151, 161, 163, 211, 212, 231, 233, 242, 279, 281, 283-286, 288, 292, 295-297 Scepticisme, 42, 73, 201, 205, 211, 212 Science, 17, 18, 22, 23, 42, 55, 75, 84, 96, 102, 105, 106, 108, 111-113, 139, 146, 148, 150-152, 156-158, 166, 167, 199, 200, 203-205, 213216, 239, 254, 256, 258, 263, 282 Scolastique (Philosophie), 17, 27, 165, 166, 169, 170, 231-233, 235, 236 Scripture (« Sainte Écriture », personnification) / Scriptura, 180, 181, 185, 186, 223, 233 Sens / Signification, 8, 9, 17, 23, 25, 26, 28, 30, 34, 52, 53, 61, 67, 72, 80, 96, 97, 100, 105, 106, 111, 112, 115, 121, 129, 131, 132, 137-142, 146, 152, 154, 159, 165, 173, 175, 180, 182, 199, 201, 204, 216, 218, 221, 225, 229, 254, 255, 259, 272, 293, 295, 299, 300-304, 305, 310 Similitude, 25, 58, 137, 141, 143, 145, 189 Study (« Étude », personnification), 231, 232
Style, 61, 117, 135, 128, 141, 257, 275, 277, 300 Subjectivité, 174, 237 Symbole, 71, 113, 303 Syncrétisme, 258, 307 Théologie, 5, 7-9, 17, 18, 28, 132, 152, 153, 156, 161, 166, 213, 214, 221, 222, 224, 226, 239, 243, 247, 250, 254, 257, 258, 267, 276, 280, 290 Thought (« Pensée », personnification), 220, 226 Traduction, 5, 9, 116, 122, 130, 137, 138, 140, 167, 170, 173, 176, 202, 254, 259, 261, 280, 281, 289, 310 Transumptive, 158, 159 Tromperie, 32, 35-37, 42, 47, 72, 78, 137, 138, 307 Vanité, 27, 76, 154 Vénus, 262, 266, 267, 272, 273, 275277, 294, 305 Vers, 8, 17, 33, 75, 81-83, 111, 116, 117, 119, 146, 147, 203, 262, 270, 276, 289-292, 295 Voile (de la fiction / poétique), 13, 17, 25, 26, 30, 62, 88, 103, 127, 159, 255, 257, 259, 299, 304, 306, 307
= 100,2 mm
PRINTED ON PERMANENT PAPER
• IMPRIME
SUR PAPIER PERMANENT
N.V. PEETERS S.A., WAROTSTRAAT
• GEDRUKT
OP DUURZAAM PAPIER
50, B-3020 HERENT
- ISO 9706