Genese 2,4b-4,26 (Etudes Bibliques) (French Edition) 9042937718, 9789042937710

Jean L'Hour est pretre des Missions Etrangeres de Paris et ancien professeur d'Ecriture Sainte au General Coll

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French Pages 481 [485] Year 2018

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Table of contents :
Avant-propos
Sigles et Abréviations
Genèse 2,4b-3,24
Introduction
Genèse 2-3 : son environnement
Histoire de la recherche1
Le scénario, la structure et le genre littéraire
L’état des lieux ‘avant’… 2,4b-6
Yhwh Elohim façonne l’adam et plante le jardin : Gn 2,7-9
Le monde irrigué par les eaux d’Eden – 2,10-14
L’adam sous le commandement : 2,15-17
Un vis-à-vis pour l’adam : 2,18-25
De la tentation à la transgression : 3,1-7
L’instruction du procès : 3,8-13
Les conséquences : 3,14-21
Expulsés du jardin d’Eden : 3,22-24
L’Humanité
Caïn et ‘son frère’ : 4,1-16
Les premiers pas de la culture : 4,17-26
La Vie ou la Mort
Envoi
Bibliographie
Index des Auteurs
Index biblique
Table des matières
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Genese 2,4b-4,26 (Etudes Bibliques) (French Edition)
 9042937718, 9789042937710

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ÉTUDES BIBLIQUES

GENÈSE 2,4b-4,26 Commentaire par Jean L’HOUR

PEETERS

GENÈSE 2,4b-4,26 Commentaire

ISBN 978-90-429-3771-0 eISBN 978-90-429-3772-7 D/2018/0602/113 A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2018, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium No part of this book may be reproduced in any form or by any electronic or mechanical means, including information storage or retrieval devices or systems, without prior written permission from the publisher, except the quotation of brief passages for review purposes.

ÉTUDES BIBLIQUES (Nouvelle série. No 78)

GENÈSE 2,4b-4,26 Commentaire par Jean L’HOUR

PEETERS LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT 2018

À la mémoire de mes maîtres Aimé Talec Joseph Pierron William L. Moran Roland de Vaux

Avant-propos Ce commentaire fait suite à celui de Genèse 1 paru en 2016 dans un projet portant sur les onze premiers chapitres de ce livre. Les chapitres 2-4, couramment attribués à un même auteur, le Yahviste (J) de l’exégèse traditionnelle ou le non-P de l’exégèse plus récente, forment un ensemble compact au fronton de la Genèse et demandent à ce titre un traitement particulier. Gunkel, héritier, critique certes mais héritier tout de même, de la théorie documentaire, avait choisi d’examiner d’abord les textes de l’histoire des origines selon J, puis ceux relevant de la tradition Sacerdotale (P)1. von Rad l’avait partiellement suivi en étudiant la généalogie du chapitre 5 immédiatement à la suite de Gn 1 et avant Gn 2-32. Une telle méthode, qui présume de l’histoire de la composition des textes avant même de les avoir étudiés, ne paraît plus de mise aujourd’hui, d’autant moins que les théories de référence sont soumises depuis une quarantaine d’années à un profond questionnement. Avec la majorité des commentateurs nous choisissons par conséquent de lire les textes un à un et pas à pas dans l’ordre que nous fournit la Bible avant d’émettre des propositions sur l’histoire de leur rédaction. Les commentaires et les études portant sur ces trois chapitres de la Genèse sont innombrables et cela seul suffirait à décourager tout nouveau commentateur. Si j’ai osé franchir ce pas c’est d’abord en raison de l’importance, que je pense capitale, de ces chapitres pour la compréhension du monde d’aujourd’hui. C’est aussi la conviction que cette ‘fable’ des origines continue de recéler bien des trésors à explorer. Et c’est l’occasion de mettre à la disposition du monde francophone des travaux parus, pour bon nombre, en langue allemande et anglaise. Il me faut ici mentionner quelques maîtres disparus qui m’ont stimulé par les voies qu’ils ont ouvertes à l’exégèse catholique de ces premiers chapitres de la Genèse dans l’immédiat après-guerre sous l’impulsion libératrice, en 1943, de l’encyclique « Divino Afflante Spiritu » et sur les traces enfouies du Père Lagrange. En 1 2

Genesis 1901 1997,respectivement pp. 3-102 et 102-158. DasersteBuchMose.Genesis 19491961, pp. 53-58.

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GENÈSE 2,4b-4,26

premier lieu J. Chaine dont LelivredelaGenèse publié en 1948 fut un événement remarqué, très innovant en France pour l’époque. A.-M Dubarle, pour sa part, contribua avec courage et compétence à assainir le terrain miné du ‘péché originel’. Après plus de deux siècles de silence sous l’effet conjugué d’une discipline peureuse et sourcilleuse et de l’exclusion de la Bible hors de l’Université, l’exégèse catholique en France renouait enfin avec ses grands précurseurs que furent Richard Simon et Jean Astruc et retrouvait le chemin de l’étude critique de nos grands textes fondateurs3. Je dois personnellement toute ma reconnaissance à l’Institut Biblique Pontifical de Rome et à ses grands professeurs que furent L. Alonso-Schökel, S. Lyonnet et W.L. Moran dès avant le Concile Vatican II, ainsi qu’à l’Ecole Biblique de Jérusalem et à R. de Vaux. Il me faut associer à leur mémoire mon premier maître en Bible que fut Joseph Pierron au séminaire des Missions Etrangères de Paris. Et je n’oublie pas mon directeur d’école primaire de Ploudaniel, Aimé Talec, résistant mort en 1945 au camp de Bergen-Belsen, à qui je dois le goût de la lecture et le prix de la liberté. Au moment de livrer ce travail je tiens à en rappeler les limites. Un commentaire exégétique ne couvre qu’une portion limitée de la vie d’un texte, a fortiori quand il s’agit d’une œuvre fondatrice aussi riche de virtualités que sont les récits de Genèse 2-4. Il appartient à d’autres compétences – historiennes, théologiques, anthropologiques, liturgiques, spirituelles, artistiques – d’en explorer la réception à travers les âges et dans les nombreuses communautés qui s’en réclament4. C’est aux lecteurs, institutionnels mais aussi individuels, qu’il revient en dernier ressort de s’approprier le texte biblique et de le faire vivre. La tâche de l’exégète est d’abord de délimiter le périmètre du texte offert à la lecture en marquant les frontières hors desquelles le texte ne serait plus que prétexte. Puisse le présent travail être utile à tous les explorateurs et inventeurs de sens. C’est là mon seul souhait.

3 Voir à ce sujet la communication d’André Caquot à l’Académie des inscriptions et belles-lettres à l’occasion du centenaire de l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem, dans Naissancedelaméthodecritique, Cerf, Paris, 1992, pp. 331-338. 4 Pour l’histoire de la réception des textes bibliques voir la revue Biblical Interpretation et pour celle de Gn 2-3 en particulier voir Schmid-Riedweg (ed.), BeyondEden, 2008,et le numéro 4 de la revue Graphè:Commencements/Genèse, 1995.

AVANT-PROPOS

3

Il me reste à remercier chaleureusement les Pères Pierre Gibert et Jean Louis Ska pour avoir accepté, une fois encore, de relire mon manuscrit avec bienveillance et rigueur. Ma gratitude va aussi, bien entendu, au Père Paolo Garuti et aux Éditions Peeters pour l’accueil généreux de mon travail dans la collection des ‘Études Bibliques’. Jean L’Hour, Toulouse, Pâques 2018

Sigles et Abréviations Bibles (autres que celles désignées par les noms des traducteurs) ASV AV BFC BH BHS BJ BNT KJ JPS JST LXX NAB NEB NRSV REB RSV TOB Vg YLT

American Standard Version 1769 Authorized Version La Bible en français courant Bible hébraïque Biblia Hebraica Stuttgartensia Bible de Jérusalem La Bible Nouvelle Traduction, Bayard King James Version Jewish Publication Society The Jewish Study Bible Septante (Rahlfs) The New American Bible The New English Bible New Revised Standard Version The Revised English Bible with the Apocrypha Revised Standard Version Traduction Œcuménique de la Bible Vulgate Young Literal Translation

Revues et Collections AB AnBib ANEP ANET ASTI ATD Bib BibOr BJRL

Anchor Bible Analecta Biblica The Ancient Near Eastern in Pictures Relating to the Old Testament (Pritchard) Ancient Near Eastern Texts Relating to the Old Testament (Pritchard) Annual of the Swedish Theological Institute Altes Testament Deutsch Biblica Biblica et Orientalia Bulletin of the John Rylands Library

6 BN BKAT BWAT BZ CBQ DBS EstB HAT ICC IThQ JATS JBL JBT JCS JHS JR JSOT JSS JTS KAT MS NRT NAC NICOT NS OBO OTE RB RBL RHPR RSR RTL SBL SEL ThQ ThZ TLZ TS VT VTS

GENÈSE 2,4b-4,26

Biblische Notizen Biblischer Kommentar Altes Testament Beiträge zur Wissenschaft vom Alten Testament Biblische Zeitschrift Catholic Biblical Quarterly Dictionnaire de la Bible. Supplément Estudios Biblicos Handbuch zum Alten Testament The International Critical Commentary Irish Theological Quarterly Journal of the Adventist Theological Society Journal of Biblical Literature Journal of Bible and Theology Journal of Cuneiform Studies Journal of Hebrew Scriptures The Journal of Religion Journal for the Study of the Old Testament Journal of Semitic Studies Journal of Theological Studies Kommentar zum Alten Testament Master’s Seminary Nouvelle Revue Théologique The New American Commentary The New International Commentary of the Old Testament New Series Orbis Biblicus et Orientalis Old Testament Essays Revue Biblique Revue des Belles Lettres Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses Recherches de Science Religieuse Revue Théologique de Louvain Society of Biblical Literature Studi Epigrafici e Linguistici Theologische Quartalschrift Theologisches Zeitschrift Basel Theologische Literaturzeitung Theological Studies Vetus Testamentum Supplements to Vetus Testamentum

SIGLES ET ABRÉVIATIONS

WBC WMANT ZABR ZAW ZB ZThK

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Word Biblical Commentary Wissentchaftliche Monographien zum Alten und Neuen Testament Zeitschrift für Assyriologie Bibel und Religion Zeitschrift für die Alttestamentliche Wissenschaft Zürcher Bibelkommentare Zeitschrift für Theologie und Kirche

Genèse 2,4b-3,24 Chapitre 21 4b Le Jour où Yhwh Elohim fit terre et cieux, 5

et avant qu’il n’y ait sur la terre aucun buisson sauvage et qu’aucune herbe sauvage n’ait encore poussé parce que Yhwh Elohim n’avait pas fait pleuvoir sur la terre et qu’il n’y avait pas d’adam pour travailler l’adamah

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un flot montait de la terre et arrosait toute la surface de l’adamah,

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Yhwh Elohim façonna l’adam poussière à partir de l’adamah et il souffla dans ses narines une haleine de vie et l’adam devint un être vivant. Et Yhwh Elohim planta un jardin en Eden à l’est et là il plaça l’adam qu’il avait formé, Et Yhwh Elohim fit pousser à partir de l’adamah tous les arbres désirables à la vue et bons au manger, et l’arbre de la vie au milieu du jardin et l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

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Et un fleuve sortait d’Eden arrosant le jardin et de là il se divisait et devenait quatre bras. Le nom du premier est Pishon, c’est lui qui entoure tout le pays de la Hawila où il y a de l’or, et l’or de ce pays est bon, il y là le bdellium et la pierre d’onyx. Le nom du deuxième fleuve est Gihon, c’est lui qui entoure tout le pays de Kush. Le nom du troisième fleuve est le Tigre, c’est lui qui va à l’est d’Assur et le quatrième fleuve, c’est l’Euphrate. Et Yhwh Elohim prit l’adam et l’installa dans le jardin d’Eden pour le travailler et pour le garder,

1 Les traductions proposées dans l’ouvrage n’ont aucune prétention littéraire mais visent à donner, pour les besoins du commentaire, une traduction aussi proche que possible du texte hébraïque.

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et Yhwh Elohim commanda à l’adam, disant : De tous les arbres du jardin manger tu mangeras, 17 mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu n’en mangeras pas car le jour même où tu en mangeras mourir tu mourras. 18 19

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Et Yhwh Elohim dit : Il n’est pas bon que l’adam soit tout seul, je lui ferai un aide comme son vis-à-vis. Et Yhwh Elohim façonna à partir de l’adamah tous les animaux des champs et tous les oiseaux des cieux et il amena à l’adam pour voir ce qu’il l’appellerait et tout ce que l’appellerait l’adam être vivant tel serait son nom Et l’adam donna des noms à tous les bestiaux et aux oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs, mais pour l’humain il ne trouva pas d’aide comme son vis-à-vis. Et Yhwh Elohim fit tomber une torpeur sur l’adam et il s’endormit et il prit une de ses côtes et il referma la chair en dessous d’elle. Et Yhwh Elohim bâtit la côte qu’il avait prise de l’adam en une femme et il l’amena à l’adam. Et l’adam dit : Celle-ci, cette fois2, os de mes os et chair de ma chair celle-ci sera appelée femme (’ishshah) car d’un homme (’ish) celle-ci a été prise Voilà pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et ils seront une seule chair. Et tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, et ils ne ressentaient pas de gêne l’un face à l’autre.

Chapitre 3 1

Or le serpent était le plus avisé de tous les animaux sauvages que Yhwh Elohim avait faits, et il dit à la femme : C’est donc vrai que Elohim a dit : ‘Vous ne mangerez d’aucun des arbres du jardin’ ? !

2 Et non pas ‘cette fois-ci’. Le démonstratif ‫זאת‬, répété trois fois, désigne la femme.

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Et la femme dit au serpent : du fruit des arbres du jardin nous pouvons manger, mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin Elohim a dit : « Vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas sous peine de mourir ». Et le serpent dit à la femme : Non, mourir vous ne mourrez pas ! Car il sait, Elohim, que le jour où vous en mangerez vos yeux s’ouvriront et vous serez comme Elohim / des elohim connaissant le bien et le mal. Et la femme vit que l’arbre était bon au manger et que c’était un délice pour les yeux et que l’arbre était désirable pour réussir, et elle prit de son fruit et elle mangea et elle donna aussi à son homme avec elle et il mangea. Et leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils virent qu’ils étaient nus et ils cousirent des feuilles de figuier et ils se firent des pagnes. Et ils entendirent le bruit / la voix de Yhwh Elohim allant et venant dans le jardin au vent du jour et l’adam se cacha, et sa femme, de devant Yhwh Elohim au milieu des arbres du jardin. Yhwh Elohim appela l’adam et lui dit : Où es-tu ? Et il dit : J’ai entendu ton bruit / ta voix dans le jardin et j’ai eu peur car je suis nu et je me suis caché. Et il dit : Qui t’a appris que tu étais nu ? Est-ce que de l’arbre dont je t’avais commandé de ne pas manger tu as mangé ? Et l’adam dit : La femme que tu as donnée auprès de moi, c’est elle qui m’a donné de l’arbre et j’ai mangé. Et Yhwh Elohim dit à la femme : Qu’as-tu fait là ? et elle dit : Le serpent m’a abusée et j’ai mangé. Et Yhwh Elohim dit au serpent : Parce que tu as fait cela maudit toi d’entre tous les bestiaux et d’entre tous les animaux sauvages. Sur ton ventre tu iras et la poussière tu mangeras tous les jours de ta vie. et une hostilité je mettrai entre toi et entre la femme, et entre ta descendance et entre sa descendance, elle te frappera à la tête et toi tu la frapperas au talon.

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A la femme il dit : Multiplier je multiplierai tes douleurs et tes grossesses, dans la douleur tu enfanteras des fils et vers ton homme ton désir et lui dominera sur toi.

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Et à l’adam il dit : Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais dit ‘Tu n’en mangeras pas !’, maudit le sol à cause de toi, dans la peine tu en mangeras tous les jours de ta vie épines et chardons il fera pousser pour toi et tu mangeras les herbes sauvages, à la sueur de ton visage tu mangeras la nourriture jusqu’à ce que tu retournes à l’adamah puisque d’elle tu fus tiré, car poussière tu es et à la poussière tu retourneras.

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Et l’adam appela le nom de sa femme Ève parce-que c’est elle qui fut mère de tous les vivants.

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Et Yhwh Elohim fit à l’adam et à sa femme des tuniques de peau et les vêtit.

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Et Yhwh Elohim dit : Voici que l’adam est devenu comme l’un d’entre nous pour la connaissance du bien et du mal, et maintenant de peur qu’il n’envoie sa main et ne prenne aussi de l’arbre de vie et mange et vive pour toujours Yhwh Elohim le renvoya hors du jardin d’Eden pour travailler l’adamah d’où il avait été pris, et il chassa l’adam et il posta à l’est du jardin d’Eden les chérubins et la flamme de l’épée tournoyante pour garder le chemin de l’arbre de la vie.

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Introduction En passant de Gn 1 à Gn 2-3 et 4 nous changeons brusquement d’univers littéraire, culturel, anthropologique et théologique. Après la solennelle mise en scène de l’œuvre de création par Elohim dans une litanie grandiose sans à-coups ni surprises, nous voici plongés dans une histoire dramatique où Dieu, appelé désormais Yhwh Elohim, engage un dialogue difficile avec ses créatures. Le contraste est saisissant. Manifestement, nous sommes en présence de deux genres littéraires différents avec leur syntaxe et leur vocabulaire spécifiques. Le contraste des thématiques n’est pas moins flagrant. Tout était beau et simple au chapitre 1 quand Dieu créa les cieux et la terre et tout ce qu’ils contiennent, et rien ne semblait devoir perturber la superbe ordonnance du monde ni la marche harmonieuse des humains à partir du septième jour. Le lecteur, celui d’hier comme celui d’aujourd’hui, ne pouvait d’ailleurs manquer de s’étonner d’une telle sérénité si contraire à l’aspect chaotique du monde de leur expérience. C’est précisément à l’autre face troublée du monde et de l’humanité que le lecteur se trouve confronté dans les chapitres 2-3 et 4. Il se trouve soudain sur un terrain certes plus familier mais bien moins rassurant. Tout laissait entrevoir une belle aventure dans un décor parfait (c.2), et voilà que tout s’embrouille (cc. 3-4). La créature prend goût à l’existence et veut aller plus loin, se heurtant à son Créateur autant qu’à ses propres divisions. Le Créateur, quant à lui, est vite débordé et n’a d’autre ressource que de chasser cet adam qu’il avait pourtant pris soin de façonner et pourvu de tout le nécessaire, y compris d’une belle vie à deux. Que s’est-il donc passé ? Tel est le drame de Gn 2-4, un drame qui voit l’humanité chassée du jardin de son enfance – mais est-bien de son enfance ? – loin de son Créateur. Echec de YhwhDieu ? Echec de l’humanité ? Le lecteur est désemparé et renvoyé à ses propres questions dans la solitude et les incertitudes de son avenir, ne sachant plus quel crédit accorder aux belles envolées de l’auteur du chapitre 1. Entre les deux récits on peut noter une similitude narrative et une inversion thématique significatives. Tous deux posent d’entrée un envers ou une antithèse de ce qu’ils vont raconter. Le chaos du chapitre 1 et le paradis du chapitre 2 éclairent leurs thèses respectives :

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la superbe ordonnance de toute la création pour le premier et une vie de souffrances et de divisions hors du paradis pour le second. Tandis que le chaos de Gn 1,2 est symbole de non-vie, le paradis du c 2 est symbole de vie et de plénitude. La fresque du chapitre 1 se déploie en effet en une surabondance de vie. Plantes, animaux et l’humanité elle-même remplissent le monde sous la lumière bienveillante des astres et avec l’assurance d’un Dieu Créateur qui n’a rien laissé au hasard. A l’inverse, le récit des chapitres 2-3 part d’une existence paradisiaque pour s’achever dans l’exil et la mort. Cette inversion des perspectives est également soulignée par les bénédictions au c. 1 et les malédictions au c. 3. Alors que le récit de Gn 1 resplendit de lumière et d’optimisme, celui de Gn 2-3, à l’inverse, est empreint d’une grande nostalgie et ne connaît pas, semble-t’il, de ‘happy end’. Se corrigent-ils l’un l’autre, se complètent-ils, ou bien coexistent-ils simplement avec leurs différences ? Faut-il privilégier l’un des deux ? Le lecteur, selon son humeur et selon les circonstances, sera tenté de choisir. Mais le contraste est là, inscrit dans la Bible, et sans doute convient-il de ne pas l’effacer.

D’un monde à l’autre, de l’univers à la terre Entre les deux récits le monde aussi s’est rétréci et modifié. De l’univers grandiose de Gn 1 on passe à la terre et même au sol aride de Palestine. Les astres ont disparu de l’horizon et la terre n’est plus que poussière et glaise, l’adamah, le sol dont est tiré l’homme, un sol qu’il lui appartient de cultiver et qui, au terme de sa vie, accueillera sa dépouille. Le regard de l’homme ne se porte plus en haut vers les astres pour le guider dans sa course, mais en bas vers une terre, avare de surcroît, dont il devra tirer sa subsistance. Dans le monde du chapitre 1 les eaux primordiales, à peine ventilées, n’étaient qu’un abîme chaotique, et il convenait par conséquent de leur assigner des limites pour faire apparaître ‘la sèche’. La terre d’avant la création en Gn 2-3, à l’inverse, comme celle de Palestine, manque cruellement d’eau avant que Yhwh-Dieu ne l’abreuve de ses pluies. Harmonieux, fonctionnant comme une horloge, l’univers mis en place en Gn 1 ne laisse entrevoir aucun désordre ni aucune catastrophe. La terre somptueuse du jardin d’Eden en Gn 2-3 va, quant à elle, laisser place à un lieu semé d’embûches, d’incertitudes, de conflits et de souffrances. A l’univers que chantent le

INTRODUCTION

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grand liturge de Gn 1 et nombre de psalmistes fait place un monde d’épines et de chardons, celui que connaissent, hélas trop bien, l’antique laboureur de Palestine aussi bien que tous les lecteurs d’hier et d’aujourd’hui.

D’un adam à l’autre Dans le c.1 l’adam est la dernière créature de Dieu créée d’emblée mâle et femelle. En Gn 2-3 l’adam est créé d’abord, avant tous les animaux et il est créé en deux temps, adam indistinct puis homme et femme. L’adam du c.1 règne, sans tension aucune, sur toutes les créatures. Celui des cc. 2-3 est un enfant gâté qui désire encore une plus grande part de gâteau. Le premier est maître de lui-même autant que des créatures qui l’entourent, le second se débat dans une aventure qui l’excite et le dépasse et, ballotté entre ce qu’il est et ce qu’il voudrait être, on le voit jouer à cache-cache avec son Dieu. Alors que l’adam du chapitre 1 n’ouvre pas la bouche, l’homme et la femme de Gn 2-3 sont des personnages qui parlent : à Dieu, l’un de l’autre, et même avec un animal. Dialogues un peu contraints, il est vrai, mais qui n’en sont pas moins l’expression d’un jeu, ou plutôt d’un drame qui secoue les personnages. D’un chapitre à l’autre ce n’est plus le même homme. L’adam de Gn 1, lieutenant de Dieu investi de nobles tâches, s’avance solennellement vers la vie et la conquête du monde. C’est un être achevé, parfait, et l’harmonie entre l’homme et la femme est totale et sans accroc. Celui de Gn 2-3 est un être qui ne cesse de grandir depuis une enfance heureuse et innocente, et qui apprend à ses dépens que la vie, loin d’être un long fleuve tranquille, est un chemin cahoteux qui le conduit inexorablement loin de son enfance vers les souffrances, vers l’inconnu et finalement vers la mort. A l’adam tout proche de Dieu comme son image voici que succède un adam chassé de la présence de Yhwh Elohim, un homme déchiré dans sa relation avec sa femme, errant dans une nature devenue hostile et condamné à travailler et à souffrir jusqu’à la mort. Alors que l’adam du c. 1 est programmé pour réussir, celui des cc. 2-3, laissé à lui-même et responsable de ses choix, doit péniblement se frayer un chemin. Ce n’est plus l’adam-roi de Gn 1 qui domine le grand monde, mais un pauvre paysan embourbé dans sa glaise avec pour seul horizon le bout de son champ et pour seule perspective celle de lutter jour après jour contre une terre ingrate mais aussi contre

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lui-même. Et pourtant, cet adam-là est grand, lui aussi, dans sa liberté et dans sa fragilité, tellement important qu’il occupe tout le devant de la scène, tellement proche également du lecteur qu’il se confond avec lui.

D’un Dieu à un autre ? Le Dieu/Elohim de Gn 1 et le Yhwh-Elohim de Gn 2-3, hormis le fait qu’ils sont tous deux seuls créateurs, n’ont en apparence pas grand-chose en commun. L’un est un être mystérieux, solitaire, qui dit et fait tout, et ne parle, du haut de sa grandeur, qu’en monologues. L’autre, à l’inverse, parle aussi, mais à quelqu’un qui lui répond, et surtout il œuvre comme un jardinier, un potier, un chirurgien, un couturier, un déménageur, un juge d’instruction, un huissier exécuteur des hautes œuvres… C’est un Dieu qui commande, certes, mais qui ne parvient pas à se faire obéir. C’est également un Dieu qui tâtonne et se reprend, un être en somme proche des humains et qui leur ressemble. Le Dieu de Gn 1 est manifestement un Dieu universel qui trône au-dessus de tous les peuples et même de l’univers. On pourrait presque penser au Dieu lointain des philosophes, n’étaient, comme l’étude du chapitre 1 a tenté de le montrer, les profondes racines le liant à une histoire et à une religion précises. Le Dieu de Gn 2-3, désormais appelé YhwhElohim, apparaît d’emblée et explicitement comme un Dieu confessionnel, le Dieu d’une religion et d’un peuple particuliers dont il semble refléter à la fois la proximité et les limites.

Deux points de vue En Gn 1 la séquence chronologique de la création aboutit à l’Homme qui en est le sommet. En Gn 2 l’Homme est au centre du récit, ce que Junker et Hillbrands1 illustrent respectivement par une pyramide en Gn 1 et par des cercles concentriques en Gn 2-3. On peut aussi exprimer cette différence de perspectives par la verticalité en Gn 1 et l’horizontalité en Gn 2. L’écrivain P observe et célèbre d’en bas le monde créé tandis que le narrateur de Gn 2 le 1 Junker-Hillbrands, “Genesis 1 und 2 : Zwei sich ergänzende Schilderungen vom Anfang” 2015, p. 195.

INTRODUCTION

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regarde à sa hauteur, tout autour de lui. Le point de vue du premier est celui de la contemplation tandis que le second observe les rapports entre tous les acteurs du drame, Yhwh-Dieu, l’Homme, l’homme et la femme, l’Homme et les animaux, l’Homme et la terre. Selon la formule consacrée Gn 1 semble peindre le monde tel qu’il devrait être et Gn 2-3 tel qu’il est.

Deux récits et deux auteurs ? Faut-il, au regard des différences de style, de vocabulaire et de thématique, conclure à une dualité d’auteurs comme le pensent la grande majorité des exégètes depuis le 19ème siècle ? Ou bien, comme l’entendent certains autres, aussi bien dans le passé qu’aujourd’hui, faut-il s’en tenir à une unité d’auteur et donc à une continuité littéraire entre Gn 1 et Gn 2-3, les particularités stylistiques s’expliquant par les thèmes propres à chaque étape du récit2. 2

Cette position est aussi celle des défenseurs de la mosaïcité du Pentateuque, et donc de l’unité d’auteur. C’est le cas de plusieurs auteurs américains : Hamilton, TheBookofGenesis,Chapters1-17 1990, p. 29s ; Mathews, K.A., Genesis1-11:26 1996. Pour Mathews le récit des événements racontés en Exode-Deutéronome ne peut avoir pour auteur qu’un témoin oculaire, à savoir, pour l’essentiel, Moïse lui-même (p. 79s) : “Studies in the rhetorical features of 1:1-2:3 and 2,4-25 have shown that they are complementary descriptions that present a congruent narrative, the second picking up on the skeletal telling of the former. They possess a number of similarities in literary structure and content that recommend that they are the product of one hand.” (p. 188). De même : Waltke B.K., Genesis.ACommentary 2001, pp. 22-29 : Moïse aurait pu, selon W., avoir connaissance de l’épopée d’Atra-hasis et de l’Histoire sumérienne du déluge lors de son éducation à la cour de Pharaon vers ~1400-1300 : “Moses’ superb training, exceptional spiritual gifts and divine call, uniquely qualified him to compose the essential content and shape of Genesis and of the Pentateuch” (p. 22). Dans le même sens le commentaire récent de Collins, C.J., Genesis1-4.ALinguistic,Literary,andTheologicalCommentary 2006. Pour C. Moïse est l’auteur du Pentateuque (résumé aux pp. 220235) ! Il est à noter que ces commentateurs s’appuient fréquemment sur une analyse narrative et strictement synchronique des textes. L’historicité stricte du récit des origines est également fermement défendue dans le récent ouvrage collectif édité par R. Junker, Genesis, Schöpfung und Evolution 2015. Plusieurs contributions défendent par ailleurs le créationnisme contre toute idée d’évolution. Un calcul statistique de la répartition du vocabulaire dans la Genèse conduit aussi certains auteurs à opter pour l’unité littéraire de l’ensemble du livre : Radday,. “Genesis, Wellhausen and the Computer” 1982, pp. 467-481, étude développée ensuite par Radday, Y.T. et Shore, H., dans Genesis : An Authorship Study in Computer-AssistedStatisticalAnalysis1985 ; mais voir la critique de la méthode

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La grande différence entre les deux textes tient évidemment au fait que le premier est entièrement consacré à la création mise à part l’ouverture à l’après-création dans l’évocation du septième jour, tandis que la mention de la création, d’ailleurs considérablement réduite, dans le second n’est qu’un préalable au drame central du devenir de l’humanité. Nombre d’auteurs, tout comme le lecteur ordinaire, voient là une simple continuité entre la création universelle par Dieu et ce qu’en fait l’humanité. D’autres, au contraire, et c’est l’immense majorité des exégètes, tout en reconnaissant cette séquence dans le corpus final, y décèlent deux récits primitivement autonomes et qui conservent leurs thématiques et leurs messages spécifiques. Au vu des particularités narratives, thématiques et lexicales de chacun des deux textes, il est difficile en effet d’y voir la main d’un même auteur. C’est ainsi que, depuis Wellhausen ils sont attribués traditionnellement l’un à l’écrivain sacerdotal (P)3 et l’autre au Yahviste (J), le second étant généralement réputé le plus ancien. Depuis longtemps le nom YHWH accolé à ‘Elohim’ a été perçu comme la signature d’un auteur différent de celui de Gn 1. Mais qu’en est-il aujourd’hui de l’hypothèse documentaire ? Qu’en est-il du Yahviste que l’on situait naguère dans l’ère salomonienne ? Faut-il en rabaisser considérablement la date jusqu’à l’époque de l’exil ou même plus tard ?4 Ou bien, plus radicalement, faut-il faire le deuil de Wellhausen et de ses disciples ?5 Est-il si sûr que le récit de Gn 2-3 soit antérieur au récit P de Gn 1 ? Celui-ci serait-il par Portnoy et Petersen, « Genesis, Wellhausen and the Computer : A Response » 1984, pp. 421-425. 3 Le sigle P désigne l’écrivain Sacerdotal auteur de Gn 1, le sigle PR ce même écrivain quand il intervient rédactionnellement, et le sigle RP quand il s’agit d’un rédacteur postérieur relevant de la tradition sacerdotale. Nous n’utilisons pas le sigle Pg désignant couramment le ‘document’ sacerdotal pour la simple raison que notre étude se limite à Gn 1-11 qui, de toute façon, constitue un ensemble suigeneris. 4 La datation des textes du Pentateuque, de plus en plus rabaissée de nos jours jusqu’à l’exil ou après l’exil, voire jusqu’à la période perse est de soi indépendante de l’ancienneté des traditions sous-jacentes. La difficulté tient au fait que la période perse demeure encore assez obscure et permet difficilement de fournir des repères assurés pour une datation précise des textes. 5 Trois études indépendantes et quasi simultanées ont fait date dans la remise en question de la théorie documentaire de Graf-Wellhausen : van Seters, J., Abraham inHistoryandTradition 1975 ; Schmid, H.H., DersogenannteJahwist1976 ; et Rendtorff, DasüberlieferungsgeschichtlicheProblemdesPentateuch 1977. Voir Dozeman, B. et Schmid,K, AFarewelltotheYahwist ? 2006.

INTRODUCTION

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alors une relecture, partiellement corrective, de Gn 2-3 ? Ou bien serait-ce l’inverse, Gn 2-3 venant expliciter et détailler certains éléments du premier texte ? Genèse 2-3 et Genèse 4,1-26 L’histoire de Caïn et Abel au chapitre 4 suivie d’une première généalogie ouvre un nouvel épisode avec deux personnages nouveaux et un thème particulier, la rivalité entre frères. Elle n’en est pas moins généralement considérée comme étant de la même main que les deux chapitres précédents et en continuité avec eux. Elle sera donc commentée à leur suite. Ce n’est qu’au terme de l’examen des onze chapitres qu’il sera possible d’examiner la question de l’unité narrative, ou non, des textes attribués à l’auteur non sacerdotal (nonP) d’une part, et à celle des textes P d’autre part. Dans un premier temps notre méthode consiste à prendre chaque petite unité selon sa spécificité propre, nous contentant de poser quelques jalons dans la perspective d’une synthèse finale. Question(s) de méthode(s) Avant de nous engager dans le commentaire de Gn 2-3 quelques brèves réflexions méthodologiques semblent de mise afin d’éclairer notre démarche. Ce n’est pas ici le lieu d’entreprendre un long exposé sur le conflit des méthodes6 qui oppose les tenants de la critique historique ou ‘diachronique’ et les adeptes d’une approche holistique ou ‘synchronique’. Face aux accusations portées contre l’exégèse historico-critique, en particulier sa prétendue stérilité herméneutique, il nous suffit de faire quelques observations simples, voire de bon sens : – Si l’interprétation d’un texte, à savoir son appropriation par le lecteur, est l’objectif dernier de toute lecture, elle se distingue toutefois formellement de son analyse critique ou exégèse proprement dite, laquelle peut ouvrir la voie à des interprétations 6 Pour la présentation des différentes écoles, voir Barton, J. ReadingtheOld Testament.MethodinBiblicalStudy 1984, et Barton, J. (ed.), BiblicalInterpretation1998. La revue BiblicalInterpretation, depuis sa création en 1991, héberge régulièrement une grande diversité d’approches du texte biblique.

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diverses. Lorsque l’interprétation précède l’analyse il y a confusion des genres. Le but de l’exégèse critique n’est pas de déclarer le sens d’un texte, mais d’en opérer un bornage aussi précis que possible en respectant ses résistances, faute de quoi l’ex-egesis se dénature en eis-egesis7. – Aucune méthode d’analyse, synchronique ou diachronique, n’est totalement innocente, indemne de présupposés idéologiques8, et il revient donc à l’exégète, quel que soit son mode d’approche, d’en prendre conscience et de relativiser d’autant son propre discours. – Contrairement à l’accusation qui lui est souvent faite de ne s’intéresser qu’à l’amont du texte au détriment de son état final, l’approche historico-critique a pour but, non pas de transporter le lecteur moderne dans un passé révolu mais, au contraire, de bien cerner la distance culturelle qui le sépare de ce passé pour lui éviter des lectures anachroniques. Ignorer ou négliger l’altérité et la résistance du texte conduit à effacer tout rapport dialectique entre lecteur et texte avec pour conséquences une lecture purement subjective et un relativisme incontrôlé. Une mise au clair, autant qu’il est possible, des lieux, des temps et des modes de la création littéraire sera toujours nécessaire sous peine de laisser le lecteur dans l’illusion que son temps à lui est aussi celui des textes. Que pour ce faire l’exégèse historico-critique doive recourir à des hypothèses et générer bien des incertitudes est le lot de toute discipline de type historique. – Face au reproche de stérilité herméneutique, il convient d’abord, comme le fait J.L. Ska9, de se rappeler que les théologies bibliques qui font encore autorité aujourd’hui sont, dans leur immense majorité l’œuvre d’exégètes historico-critiques (Eichrodt, von Rad, Zimmerli, Preuss, Barr, Westermann, et bien d’autres). C’est grâce en particulier à ces travaux qu’ont été surmontés les écueils mortifères du fondamentalisme. Par ailleurs, ces mêmes exégètes ont bien conscience que l’instance critique n’est pas le dernier 7 Voir à ce sujet les pages très équilibrées intitulées “Freedom and Constraint” de Lanfer dans son ouvrage RememberingEden, pp. 27-32 (avec les notes 96 à 104) : “The fact that the biblical text is written constrains the multiplicity of possible meanings of a motif or theme within the formal features of a ‘text’” (p. 28). 8 Barton, BiblicalInterpretation 1998, p. 13 : “No-one is really ‘disinterested’ ; everyone has an axe to grind”. 9 Ska, « Les vertus de la méthode historico-critique » 2009, 705-727.

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mot de la lecture et ils ne se privent pas d’ouvrir des perspectives théologiques au-delà de leur travail proprement exégétique. – Il ne fait pas de doute que les approches synchroniques, plus en vogue aujourd’hui, ont largement contribué à mieux appréhender les textes bibliques comme littérature. Malgré quelques exceptions notables10, et particulièrement la Formgeschichte, force est de reconnaître que la narrativité a trop souvent été négligée. Le présent commentaire s’efforcera, dans un premier temps, de suivre le texte dans son état actuel et de mettre en lumière l’intrigue qui le sous-tend, de l’étudier d’abord pour lui-même, dans sa logique et sa dynamique propres11. Au fur et à mesure du commentaire seront inévitablement évoquées les questions de rédaction et donc les diverses hypothèses envisagées par la critique. Quelles que soient les préventions qui peuvent être nourries à l’encontre de la critique historique traditionnelle, il serait prétentieux et préjudiciable d’en faire table rase. En d’autres termes, notre commentaire ne s’inscrit pas dans une exégèse exclusivement synchronique, narrative ou autre. Ce n’est toutefois qu’en fin de parcours, après la récolte des données, qu’il sera possible d’avancer quelques propositions concernant l’histoire du texte et, plus particulièrement, la datation relative de Gn 1 et Gn 2-4. Dans un premier temps le texte sera accueilli dans son état actuel et le commentaire donnera la priorité au pas à pas du commentaire. L’objectif final est bien de libérer le texte et de le rendre aussi disponible que possible au lecteur d’aujourd’hui, enrichi de ses parentés littéraires, thématiques et structurelles avec son contexte 10 En particulier Robert Lowth dans ses DeSacraPoesiHebraeorumPraelectionsAcademicaeOxoniiHabitae (1753), ouvrage publié la même année que celui de J. Astruc, ConjecturessurlesmémoiresoriginauxdontilparoitqueMoyse s’est servi pour composer le Livre de la Genèse ; plus près de nous, plusieurs ouvrages, entre autres : Alonso-Schökel, A Manual of Hebrew Poetics 19631988 ; Kugel J., TheIdeaofBiblicalPoetry1981 ; Alter R., TheArtofBiblicalNarrative 1981. 11 Kass, L., TheBeginningofWisdom :ReadingGenesis, 2003, p. 56 : “Once we recognize the independence of the two creation stories, we are compelled to adopt a critical principle of reading if we mean to understand each story on its own terms. We must scrupulously avoid reading into the second story any facts or notions taken from the first, and vice versa… Only after we have read and interpreted each story entirely on its own should we try to integrate the two disparate teachings.”

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biblique et extrabiblique, mais éclairé d’abord dans sa dynamique interne. Dans cette perspective nous nous permettrons, en conclusion du commentaire, de formuler quelques réflexions, en particulier théologiques, à la manière du Ziel de certains commentaires allemands. Comme dans le commentaire de Gn 1 nous aurons le souci de souligner la spécificité de Gn 2-3 et 412.

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La seule hypothèse de départ que nous nous autorisons concerne la délimitation du texte à étudier. Pour la quasi unanimité des interprètes Gn 2-3 présente d’emblée une unité dramatique. Le seul point d’incertitude concerne la place de 2,4a. Cette question a été examinée dans le commentaire de Gn 1 (pp. 46-49), notre choix étant finalement d’y voir la conclusion du récit sacerdotal et non l’introduction au récit suivant.

Chapitre 1

Genèse 2-3 : son environnement L’environnement biblique de Genèse 2-3 Le contraste entre la place immense de l’histoire d’Adam et Eve et du ‘péché originel’ dans notre patrimoine culturel aussi bien que religieux et son absence dans la Bible hébraïque hormis Gn 2-3 est étonnant1. Il est d’autant plus surprenant qu’on a pu relever de nombreux contacts littéraires entre Gn 1, le Deutéro-Isaïe, Jérémie, les Psaumes et Job. Ce constat, comme on le verra, a conduit récemment de nombreux exégètes à abaisser considérablement la date du récit de Gn 2-3 longtemps attribué au Yahviste (J) de l’époque salomonienne. Certains n’hésitent pas à en tirer la conclusion qu’il s’agit là d’un texte “marginal”2 auquel l’argumentation de Paul dans l’épître aux Romains (5,12-21) et surtout la théologie augustinienne du ‘péché originel’ et le dogme chrétien auraient donné une importance injustifiée. Qu’en est-il de ce silence de la Bible ? Comment l’expliquer, et comment l’interpréter ? Si l’on ne trouve pas de référence explicite au récit de Gn 2-3 avant les écrits tardifs de la période hellénistique (Siracide, Tobie et Sagesse de Salomon) deux textes d’Ezéchiel présentent toutefois des analogies évidentes avec l’histoire du premier couple de la Genèse.

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von Rad, Genesis, p. 82, en fait le constat mais n’en tire aucune conclusion quant à la date du récit qu’il attribue au Yahviste (J) de l’époque salomonienne. 2 Sic Brueggemann, Genesis 1982 p. 41. L’A dénonce les ‘malentendus’ qui ont fait de Gn 2-3 un texte décisif pour la Bible. Or, selon lui, il n’est décisif ni pour l’intelligence biblique du péché, ni pour celle de l’origine du mal, de la mort ou de la sexualité, et il conclut : “The Bible is not under any tyranny to this text”. Mais voir, à l’inverse, Stordalen, EchoesofEden2000, pp. 21-26. Cet A conteste, sur la base des références au jardin d’Eden ou jardin de Yhwh en Gn 13,10, Is 51,3, Ez 31,8, 36,35 ; Jo 2,2, et à l’arbre de vie en Pr 3,18 ; 11,30 ; 13,12 ; 15,4, la théorie du silence de la Bible sur Gn 2-3. L’argumentation de Stordalen n’est cependant pas totalement convaincante, les évocations de ces deux thèmes n’impliquant nullement une connaissance du récit de la Genèse.

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Dans les oracles d’Ezéchiel 283, composés d’un oracle de jugement (vv 1-10) et d’une lamentation (vv. 11-19) sur la chute du roi de Tyr, plusieurs traits sont communs avec Gn 2-3 : création (‫ברא‬, vv 13.15), sagesse, jardin de Dieu dans un Eden entouré de murs couverts de pierres précieuses, chérubin protecteur, péché, précipitation hors du jardin de Dieu, sanctuaire. A cela il faut ajouter que le roi de Tyr se dit ‘dieu’ (vv 2.6.9), ce qui semble évidemment faire écho à Gn 3,5 et 22. La question s’est donc posée de la relation entre les deux textes. En dépit d’indéniables points de contact, la thématique cependant est différente. Le roi de Tyr, créé par Dieu, est gratifié d’entrée d’une sagesse éminente, il est établi chérubin4 sur la montagne sainte. Ce qu’il revendique désormais, c’est l’immortalité, c’est-à-dire un statut divin. A la différence de ce roi l’adam de Gn 2-3 est homme et non roi, il est homme et femme, et il est en quête d’une sagesse qu’il ne possède pas et cherche à s’approprier. Sa faute est une désobéissance à l’interdit divin tandis que celle du roi de Tyr est d’avoir corrompu sa sagesse et de s’être 3

Sur le sujet voir en particulier : Gunkel, Genesis, p. 34-35 ; Widengren, « Early Hebrew Myths » 1958, pp. 165-170 ; Westermann, Genesis 1970, pp. 334337 ; E. Haag, DerMenschamAnfang 1970, pp. 73-100 ; Van Seters, Prologueto History 1992, pp. 119-122 ; Stordalen, EchoesofEden, pp. 332-363 ; K. Schmid, « Die Unteilbarkeit » 2002, pp. 36-37 ; Mettinger, The Eden Narrative 2007, pp. 85-98 ; Lanfer, Remembering Eden 2012, pp. 77-79 ; Bührer, Am Anfang 2014, pp. 358-369. 4 Ou bien, selon la LXX, aveclechérubincouvrant...La critique textuelle de cet oracle est très compliquée comme l’atteste la longue – et compliquée elle aussi ! – explication qu’en donne Stordalen dans son ouvrage Echoes of Eden, aux pages 335-356, avec une abondante bibliographie et la référence en particulier aux travaux de Bogaert, Gosse et Wilson. L’A ne cache pas sa préférence pour la version de la LXX, plus courte que le TM et reposant selon lui sur un original hébraïque plus ancien. L’oracle originel visait-il le roi de Tyr comme l’indique le titre et fut-il ensuite dirigé contre le grand-prêtre de Jérusalem (Wilson), ou bien serait-ce plutôt l’inverse (Bogaert, Gosse) ? L’Eden, le jardin de Dieu, la montagne sainte, la montagne de Dieu, les pierres précieuses sur le vêtement du grand-prêtre, le chérubin, la souillure du sanctuaire, autant de symboles de Sion, du sanctuaire et du culte qui font de toute façon de Jérusalem la cible, soit primaire (LXX), soit secondaire (TM), de la lamentation. Dans tous les cas, que l’oracle soit dirigé primitivement contre le roi de Tyr ou contre le sacerdoce de Sion, voire contre Salomon, on est loin ici du mythe de l’Urmensch.Voir van Seters « The Creation of Man and the Creation of the King » 1989, 333-342, pp. 335-339. L’A, sur la base d’un texte néo-babylonien (p. 337), pense plutôt au mythe de la création, non de l’Urmensch, mais du roi primordial, création distincte de celle du commun des hommes. Il rappelle toutefois qu’il n’est nullement question dans ce mythe d’une chute ou expulsion du roi, contrairement à Ez 28,12-19.

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laissé aller à la cupidité, à la violence et au péché d’orgueil. Tous sont expulsés de leur lieu paradisiaque de vie, mais, en outre, le couple humain de Gn 2-3 est condamné aux duretés de l’existence sur la terre. Selon plusieurs commentateurs5 l’oracle d’Ezéchiel représenterait un stade plus ancien et plus mythologique que Gn 2-3 dans la tradition du mythe de l’Urmensch6 dont nous n’avons d’ailleurs que quelques traces disséminées dans l’Ancien Orient et dans la Bible. Toutefois l’idée que le roi de Tyr serait l’Urmensch prototype de l’humanité ayant accès au conseil divin est très contestée7. On ne peut de toute façon conclure à une dépendance littéraire directe entre les deux textes d’Ezéchiel et Gn 2-3, dans un sens ou dans l’autre, tout au plus à l’utilisation de thèmes communs8 en partie liés à l’Urmensch mythique plein de sagesse et du savoir de Dieu. Il n’est pas impossible cependant, comme le pense van Seters (340), que l’auteur de Gn 2-3 ait eu connaissance des oracles d’Ez 28 (y compris les versets 2-10) et qu’il en ait repris plusieurs thèmes en démocratisant l’intrigue et en l’étendant à l’ensemble de l’humanité. Par ailleurs il semble bien qu’il faille supposer l’existence d’un mythe adamique en amont aussi bien de l’oracle d’Ezéchiel que du narrateur de Gn 2-3. 5 Gunkel, Genesis34 ;à voir aussi :McKenzie, « Myth and the Old Testament » 1959, 146-181 ; Zimmerli, Ezechiel 1962, pp. 671-689 (en particulier p. 681s) ; May, « “The King in the Garden of Eden : A Study of Ezekiel 28:1219 » 1962 ; 166-176 ; Eichrodt, DerProphetHezekiel,1966, pp. 267-270 ; Van Seters, « The Creation of Man » 1989, pp. 334-342 ; Barr, « Thou art the cherub » 1992, pp. 213-223 ; Haag, DerMenschamAnfang1970, pp. 73-99. 6 Gunkel p. 34-35. 7 Van Seters, a.c., p. 337 ; Miller, J.E., « The Maelaek of Tyre (Ezechiel 28,1119) » 1993, pp. 497-500. Pour Miller le roi de Tyr ne représente nullement l’homme primordial, mais un des chérubins déployant ses ailes sur l’arche, ce qui exclut tout parallèle avec l’adam de Gn 2-3. Voir aussi Cothenet, « Paradis » 1960, 1177-1219, aux col. 1186-1190. 8 Pfeiffer, « Der Baum in der Mitte des Gartens » 2001, p. 7 ; contrairement à Van Seters, « The Creation of Man », pp. 333-342, et Mettinger, TheEdenNarrative, pp. 85-98. Ces deux derniers en tirent argument en faveur d’une datation postexilique de Gn 2-3. Day, FromCreationtoBabel 2013, pp. 47-49, récuse une dépendance littéraire de Gn 2-3 par rapport à Ez 28, et opte pour une datation préexilique du récit de la Genèse. Mettinger (92) souligne le caractère illicite de l’acquisition de la sagesse en Jb 15,8, comme en Gn 2-3, contrairement à Ezéchiel (28,3-5) où le roi de Tyr est doté de sagesse, ce qui le conduit à se prendre pour ‘Dieu’. Selon Mettinger sagesse et immortalité “sont constitutifs du mythe adamique connu du prophète”, mais il ne se prononce pas (94) sur le fait que “le poète d’Eden” ait eu ou non connaissance d’Ez 28.

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Un second texte d’Ezéchiel retient aussi l’attention tant sa trame évoque celle de Gn 2-3. Il s’agit de l’oracle d’Ez 31 adressé au pharaon d’Egypte et à ses sujets et qu’on a cru pouvoir dater précisément du ~21 juin 587 lors du dernier siège de Jérusalem9. Le texte se présente sous forme de fable, le pharaon étant présenté sous la métaphore d’un cèdre du Liban. Cet arbre magnifique était le plus beau de tous les arbres du jardin de Dieu. Mais, s’enorgueillissant de sa hauteur il a voulu élever sa cime jusqu’aux nues, il a été abattu et précipité au shéol, comme tous les arbres d’Eden et comme le commun des humains qui descendent à la fosse. A première vue le scénario ressemble à celui de Gn 2-3 : beauté et fécondité initiale, hybris et transgression des limites, chute et mort. En outre, la mention des beaux arbres du jardin de Dieu et de tous les arbres d’Eden ne peut manquer de faire penser à l’histoire de Gn 2-3. Les différences toutefois sont importantes : ni l’arbre de vie ni celui de la connaissance ne sont abattus en Gn 2-3. Bien au contraire, l’arbre de la connaissance a donné la sagesse et l’arbre de la vie est placé sous la garde des chérubins. Malgré l’utilisation de certains motifs communs, en particulier les arbres et le jardin et Eden, il n’est pas possible de détecter une quelconque influence littéraire entre Ezéchiel et Gn 2-3. La parenté entre les deux textes se limite à l’emploi de quelques motifs culturels (Wissenstoffe) mais ne touche en rien à leur mise en œuvre. Tout au plus peut-on penser que l’exploitation de ces matériaux traditionnels est plus ancienne dans les oracles d’Ezéchiel 28 et 31. Les allégories d’Ezéchiel, en effet, mettent en scène un roi et ses sujets et non l’humanité entière et chaque individu comme en Gn 2-3. Les oracles d’Ezéchiel sont directement liés à des événements historiques particuliers, même s’il est difficile de les préciser avec certitude, alors que le drame de Gn 2-3 se joue hors du temps et dans un contexte universel au-delà de toute circonstance historique identifiable. Des oracles d’Ezéchiel à l’histoire de l’adam il y a passage du singulier à l’universel, ce qui requiert, chez son auteur, un génie d’abstraction et de synthèse et suppose bien, semble-t-il, contrairement à ce que pensent Haag et Stordalen, une date ultérieure pour la composition de Gn 2-3. Outre les innovations que constituent en Gn 2-3 la femme, les animaux, le serpent, les deux arbres et l’universalisation de l’adam, la grande différence entre les 9 Stordalen o.c., pp. 377-394. Nous n’entrons pas ici dans la discussion au sujet de l’histoire de la composition du texte.

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oracles d’Ezéchiel et le récit de la Genèse tient à la place centrale du commandement divin dans le récit d’Eden et son absence dans Ezéchiel. Une autre différence importante est liée au statut de la sagesse : don de Dieu dans Ezéchiel, elle est une acquisition et, qui plus est, illégitime dans la Genèse. Il s’ensuit que la faute du roi de Tyr est une faute d’orgueil, d’hybris, tandis que celle de l’adam sera une faute de désobéissance. On peut également noter l’absence, dans la Genèse, de la montagne sainte de Dieu et du jardin de Dieu. De plus, comme on le verra, d’autres sources d’inspiration se laissent voir derrière le récit de Gn 2-3, ce qui paraît, contrairement aussi à ce que pense van Seters, exclure une simple reprise littéraire des oracles d’Ezéchiel mais qui, en accord cette fois avec le même van Seters, paraît bien renforcer l’hypothèse d’une datation nettement plus tardive de sa composition. D’autres textes bibliques également manifestent des signes de parenté avec Gn 2-3 dont la thématique ne serait donc pas aussi isolée qu’on le dit parfois. La proximité de pensée et de vocabulaire de Qohélet avec Gn 2-3 a souvent été soulignée. Ainsi l’évocation du sort identique des fils d’homme et des bêtes en Qo 3,19-21 : les unscommelesautresmeurentetc’estlemêmesoufflepourtous… ilsvonttousversunlieuunique,tousilsviennentdelapoussière et tous ils retournent à la poussière. De même en Qo 12,7 où le vieillard chancelant s’apprête à affronter l’ultime échéance quand la poussière retournera à la terre selon ce qu’elle est et que le souffle retournera à Dieu qui l’a donné. Le même langage se retrouve aussi dans le Ps 104,29 : tu leur reprends le souffle, ils expirent et retournent à leur poussière, tu envoies ton souffle, ils sontcréés (voir Ps 146,4) et dans Jb 34,14s : si[Dieu]rappelleson souffle et son haleine toute chair périt instantanément et l’adam retourneàlapoussière. Ces exemples montrent que nous sommes là en présence d’un vocabulaire traditionnel sans que l’on puisse en déduire une quelconque dépendance littéraire de ces textes par rapport au récit de Gn 2-3. Toutefois, au-delà des correspondances lexicales, c’est surtout la thématique générale de Qohélet qui semble proche de Gn 2-3 par son regard critique sur la sagesse face à la mort où tous, hommes et animaux, sages et sots, justes et pécheurs, se retrouvent à égalité. A défaut de dépendance littéraire, on peut à tout le moins déceler en Qohélet et en Gn 2-3 une problématique voisine, à savoir celle de l’ambiguïté de l’existence humaine en tension irréductible entre sagesse et mort. Cette parenté de pensée a ainsi conduit des exégètes à abaisser considérablement

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la date de Gn 2-3. Les auteurs10 font également référence à la satire contre le tyran de Babylone en Is 14,9-15, au Psaume 82, aux mentions de l’Eden ou jardin de Dieu chez les prophètes (Is 51,3 ; Ez 28 ; 31 ; 36,35 ; Jl 2,3), et même au Cantique des Cantiques. Plus significative sans doute est la parenté avec le livre de Job dans sa trame générale qui met en scène l’opposition entre ceux qui savent ou croient savoir – les sages comme les théologiens – et les limites insurmontables qui s’imposent à la créature humaine. Plus particulièrement, le texte de Jb 15,7-8 est sans doute, dans la Bible, le seul faisant explicitement référence à la tradition de l’Urmensch, se rapprochant ainsi à la fois d’Ez 28 et de Gn 2-3 : Es-tunélepremieradam,as-tuétéenfantéavantlescollines,au conseildeDieuas-tuécouté,t’es-tuaccaparélasagesse ?11. En outre, certains passages du livre de Job ne sont pas sans rappeler de manière surprenante le langage de Gn 2-3 : Tesmainsm’ontforméetm’ontfait… Rappelle-toibien,commeuneargiletum’asfait etàlapoussièretumefaisretourner… tasollicitudeaveillésurmonsouffle.(Jb 10,8-12) Lesouffle m’afaitetl’haleine deShaddaïm’afaitvivre. Moinonplus,commetoi,jenesuispasdieu, del’argilej’aiétépétri.(Jb 33,4.6)

Il paraît donc indéniable que Gn 2-3 ne constitue pas un corps étranger dans le corpus biblique. En revanche, on cherche en vain dans la Bible hébraïque une référence explicite au récit de Gn 2-3 dans sa trame générale et, en particulier, à l’installation de l’adam dans le jardin d’Eden, à l’interdit et à sa transgression, aux sanctions qui frappent l’homme et la femme et à leur expulsion hors du jardin d’Eden. En tant que récit Gn 2-3 reste bien dans un splendide isolement. Face à l’isolement littéraire du récit de Gn 2-3 dans la Bible hébraïque quelques livres plus tardifs de la Bible grecque se distinguent par leur connaissance qu’ils en ont. C’est le cas en particulier du livre de Tobie (première moitié du ~2ème siècle), seul 10

Voir bibliographie dans Stordalen 2000, p. 317. On trouve sans doute une trace de l’Urmenschdans le Ps 8 où le ben-adam est mis presque sur le même rang que les elohim. 11

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livre à citer un passage de Gn 2-3 (v 28) : C’est toi qui as créé Adam,c’esttoiquiascrééEvesafemme,pourêtresonsecourset sonappui,etlaracehumaineestnéedecesdeux-là.C’esttoiqui asdit :“Ilnefautpasquel’hommeresteseul,faisons-luiuneaide semblableàlui”(8,6). Le Siracide, dont l’original hébreu date du début du ~2ème siècle, fait également plusieurs références à la fois à Gn 1 et à Gn 2-3, mais sans citations explicites : 17, 1-14 (l’homme tiré de la terre et doté de connaissance, créé à l’image de Yhwh, avec pouvoir sur toutes les créatures) ; 24, 25-27 (les fleuves Tigre, Phison, Euphrate, Gihon, Jourdain et Nil) ; 25, 24 (le péché par la femme) ; 33,10.13 (Adam et tous les hommes formés du limon, façonnés comme par la main du potier). En Si 49,16 Adam est célébré comme étant le plus glorieux de toutes les créatures vivantes. Plus généralement sans doute faut-il comprendre le discours de la sagesse au chapitre 24 à la lumière de l’histoire de l’homme et de la femme voulant acquérir par eux-mêmes le savoir et l’intelligence. Ayant perdu sa pertinence, comme l’ont constaté Job (ch. 28) et Qohélet (1,16-18 ; 2,1-11), la sagesse est pour le Siracide une créature de Dieu installée sur son ordre en Sion et s’y développant comme un arbre magnifique (cèdre du Liban, palmier, olivier, térébinthe, vigne) dont les fruits rassasient ceux qui ont faim. Elle n’est autre que l’alliance, la Loi promulguée par Moïse, laquelle, tel un canal issu des rivières paradisiaques, vient arroser de sa vie le jardin du paradis. L’éloge de la sagesse au c. 24, avec les métaphores nourricières de l’arbre de vie et des fleuves, les références à Sion, à la Tente sainte, au peuple de Jacob et d’Israël, à la Loi promulguée par Moïse et au livre de l’Alliance rassemble toutes les traditions de la création et de l’histoire du salut. Il ne manque pas, semble-t-il, d’évoquer le récit de Gn 2-3, sans qu’il y soit toutefois fait mention de la transgression et de l’expulsion hors du paradis, à moins que les versets 28 et 29 n’y fassent allusion. Le livre de la Sagesse enfin, le dernier en date de la Bible grecque, se réfère peut-être aussi à Gn 2-3 à côté de Gn 1, mais c’est moins certain, en 2,24, 7,1 et 10,1 (premier être formé, père du monde). A l’évidence Tobie et le Siracide connaissent les deux récits de Gn 1 et Gn 2-3. Il est à remarquer que seuls deux textes (Si 25,24 et Sg 10,1) rappellent explicitement la chute, laquelle est attribuée par la Sagesse au premier homme formé par Dieu alors que pour le Siracide la première pécheresse est la femme : C’estparlafemme

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quelepéchéacommencéetc’estàcaused’ellequetousnousmourrons. Dans la littérature juive non canonique les références sont plus nombreuses et surtout plus développées12. La méconnaissance de Gn 2-3 dans la Bible hébraïque contrastant avec les références qui y sont faites dans les ouvrages tardifs du judaïsme ne manque pas de surprendre le lecteur moderne habitué à voir dans ce récit des origines de l’humanité placé, qui plus est, au frontispice de la Bible, un texte très ancien. L’exégète ne peut, quant à lui, éviter de s’interroger sur sa datation et, par voie de conséquence, si l’on tient compte de son ancrage dans l’ensemble des écrits non-P de Gn 1-11, sur la datation de cet ensemble dans le Pentateuque. C’est là une question qui continue de défier l’acuité des exégètes. Si le récit de Gn 2-3 n’a généré aucun écho dans la Bible hébraïque13, celle-ci, en revanche, l’a profondément inspiré et de ce fait son isolement littéraire en tant que récit ne saurait être qualifié de marginalité biblique. Gn 2-3 s’enracine en effet très profondément dans l’univers biblique, et tout particulièrement dans celui de la sagesse et de la théologie deutéronomique. Le commentaire permettra de l’illustrer de manière précise mais, d’ores et déjà, plusieurs points méritent d’être soulignés, ne serait-ce que pour alerter le lecteur. 12 Dans les JubilésIII, 15-35 (début ~1er siècle), après le rappel de la création (Gn 1) au ch. II, est relatée de manière libre l’histoire d’Adam et Eve au jardin d’Eden. Dans LaViegrecqued’AdametEve (entre le 2ème av J.-C. et le 1er siècle après) Adam, parlant à sa descendance, déplore sa mort prochaine à cause de leur mère (VII,1). et il accuse sa femme : Eve,qu’as-tuperpétrécontrenous ? (XIV,2 ; voir aussi XXI,6 et XXXII,2). Voir également le QuatrièmeEsdras VII, 116-118 (1er siècle) et L’ApocalypsesyriaquedeBaruch(IIBaruch, fin du ler siècle ou début 2e siècle) 3. (Tous ces textes sont cités selon LaPléiade 1987). Pour les rares textes de Qumran qui font mention d’Adam et de sa gloire, voir Noffke, « Man of Glory or first sinner ? » 2007, 618-624. Pour un survol plus détaillé de la littérature juive, voir Lanfer, RememberingEden2012, en particulier le chapitre 3 (pp. 67-96). Dans le Nouveau Testament Mc 10, 6-7 // Mt 19, 4-5 : ces deux textes citent à la fois Gn 1,27 et 2,24 dans le cadre d’une polémique sur le divorce. Dans Rm 5,12-21 Paul évoque, sans citation, le péché et la mort pour magnifier la justice et la grâce apportées par Jésus Christ le Seigneur ; dans 1 Co 15, 21-22 Paul oppose la mort en Adam et la vie en Jésus Christ ; L’auteur de 1 Tim 2,13-15 ne cite pas la Genèse mais se réfère à la création de la femme après celle de l’homme en Gn 2 pour fonder la soumission de la femme. 13 Le silence des prophètes préexiliques sur les textes de Genèse 2-4 a depuis longtemps été observé, comme le note Ska, Le chantier du Pentateuque 2013, pp. 40-46, voir note 33.

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Nous devons en particulier aux intuitions de Dubarle14, reprises et argumentées par Alonso-Schökel15 d’avoir mis en lumière l’arrière-plan sapientiel du récit de Gn 2-3. Même si le mot ḥokmah/ ‘sagesse’ n’y figure pas16, sa thématique aussi bien que le vocabulaire sont en effet caractéristiques du monde de la sagesse. Sans entrer dans les détails qui seront étudiés dans le commentaire, il suffit ici d’en évoquer les traits principaux. Comme dans les écrits sapientiaux il est question de la condition humaine sous tous ses aspects : travail et peine, vie et mort, réussite et échec, sexualité, relations hommes-femmes, fertilité, désir, vêtement et nudité, bien et mal, connaissance et sagesse, catalogue du monde animal. Le vocabulaire est celui de la sagesse : ‘désirables à la vue et bons à manger’, ‘arbre de la vie’, ‘arbre de la connaissance du bon et du mauvais’, ‘avisé’, ‘désirable pour rendre intelligent’. La description du jardin d’Eden relève elle-même d’un savoir universel propre à la sagesse. Le style également est sapientiel avec ses jeux de mots, les nombreuses homophonies, et l’aspect rhétorique des questions. On a pu rapprocher ce récit de l’histoire, très sapientielle elle aussi, de la succession de David. Faut-il, avec Brueggemann17 et Blenkinsopp18, aller jusqu’à déceler un scénario parallèle entre l’histoire de la Genèse et le roman de la succession de David (2 S 9 à 1 R 2) ? C’est moins sûr. Mais c’est surtout le contenu même du récit de la chute qui est d’inspiration sapientielle. Il ne s’agit rien moins que de l’acquisition de la connaissance du bien et du mal, c’est-à-dire de la sagesse : vient-elle de Dieu ou bien est-elle à la portée de l’homme ? Chez les sages la question fit débat. Tandis que pour 14 Dubarle, Lessagesd’Israël1948, 7-24 ; du même auteur : Lepéchéoriginel dansl’Ecriture 1958, les chapitres 2 et 3. Sur le sujet voir l’étude du vocabulaire de sagesse en Gn 2-3, par Stordalen, EchoesofEden, pp. 206-213 (avec une abondante bibliographie). L’auteur conclut (p. 212) : “Taken separately, none of the above observations on vocabulary and themes would be decisive. Taken together, they form a pattern which cannot be ignored. At the very least they confirm the relevance of reading Genesis 2-3 in the context of (early and late) sapiential literature and of (Late Babylonian and esp. Early Persian) priestly and prophetic literature”. Stordalen date Gn 2-3 “around 500 BCE”, p. 298. 15 Alonso Schökel, « Motivos sapienciales y de alianza en Gen 2-3 » 1962, 295-315 ; Schmid, « Die Unteilbarkeit der Weisheit » 2002, 21-39. 16 Alonso-Schökel (p. 302) pense que l’auteur l’aura consciemment évité. 17 Brueggemann, « David and His Theologian » 1968, 156-181 ; « From Dust to Kinkship » 1972, 1-18. 18 Blenkinsopp, « Theme and Motif »1966, (voir p. 45, note 3) ; Creation, Un-Creation 2011, pp. 58-60.

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les écrits plus anciens, la sagesse est à l’origine de tout, y compris de la crainte de Dieu (Pr 1,1-7 ; 2,1-9 ; 8,22-31)19, elle devient plus tard l’apanage exclusif de Dieu et l’homme ne peut l’acquérir que par la médiation de la crainte de Dieu (Si 1) et de l’observance de la Torah (Si 24,23 ; Bar 4,1s). La crainte de Dieu devient première. Le récit de la Genèse pourrait refléter ce débat et souligner toute l’ambiguïté de la sagesse : la connaissance du bien et du mal est bien en effet accessible à l’homme, mais elle est dans les faits liée à la transgression. Une autre source d’inspiration se laisse également entrevoir dans ce récit, à savoir celle de l’histoire du salut et de l’alliance. Alonso-Schökel20, retrouve dans ce texte, outre les motifs sapientiaux relevés précédemment, le schéma général de l’histoire du salut et, plus particulièrement, du protocole d’alliance dans sa structure essentielle à trois temps telle qu’on l’observe dans la tradition deutéronomique : (1) un ‘prologue historique’ qui relate les bienfaits de YE : il façonne l’adam, lui insuffle une haleine de vie, le ‘prend’ et l’installe’ dans un jardin merveilleux où tout lui est donné ; (2) une obligation, celle de ‘travailler’ le jardin et de le ‘garder’, ainsi qu’un interdit en forme apodictique, ne pas manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ; (3) des sanctions encourues en cas de désobéissance. Ce schéma reflète toute la dynamique qui sous-tend aussi bien les oracles prophétiques que la vision deutéronomique de l’histoire d’Israël et de Juda. Le vocabulaire de Gn 2-3 est, lui aussi, significatif de ce courant de pensée ainsi qu’on le verra en particulier lors de l’étude des verbes ‘prendre’, ‘installer’, ‘travailler’, ‘garder’ et ‘écouter’. Le lien de Gn 2-3 avec la théologie deutéronomique a été repris et développé par Lohfink21 qui lit le récit à la lumière de 19 Pour l’argumentation voir L’Hour, « Ré’shît » 2010, p. 58 ; Barthélemy, « ‘Pour un homme’, ‘Pour l’homme’ ou ‘Pour Adam’ ? Gn 2,20 » 2010, 50-65, p. 57s. 20 Alonso-Schökel, a.c., aux pages 305-309. 21 Lohfink, « Die Erzählung vom Sündenfall » 1965, pp. 81-101. La faiblesse de la thèse de Lohfink tient non pas aux accents ni même au schéma d’alliance qu’il décèle en Gn 2-3 et qui semblent bien établis, mais à l’anachronisme qui sous-tend sa démonstration. En situant l’auteur de Gn 2-3 – pour lui, le Yahviste (J) – à l’époque davidico-salomonienne (p. 98) il lui attribue une maîtrise d’un schéma typiquement deutéronomiste largement plus tardif. A la différence d’Alonso-Schökel, Lohfink ne relève pas les questions que soulève son étude pour la datation de Gn 2-3.

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l’histoire d’Israël et de la théologie de l’alliance. Lohfink relève un parallélisme structurel et thématique entre l’histoire deutéronomique et Gn 2-3 : 1) Création de l’homme hors du jardin // élection d’Israël hors de son pays, en Egypte ou dans le désert ; 2) Installation de l’homme dans le jardin, // installation d’Israël en Terre Promise ; 3) Commandement – interdit // don des commandements, stipulations de l’alliance ; 4) obéissance et vie dans le jardin où est l’arbre de vie // observance des commandements et bénédictions/vie ; 5) désobéissance – expulsion du jardin // non-observance des commandements – malédictions et exil. Pour Lohfink (93) le recours au schéma d’alliance en Gn 2-3 n’est pas le fait du hasard et ne s’explique que par l’expérience historique de l’alliance en Israël. Par la ‘rétro-projection de la théologie de l’alliance’ aux origines de l’humanité (98) il voit dans le récit de Gn 2-3 une théodicée visant à dédouaner Dieu de la présence du mal dans le monde, mal dont l’homme libre est seul responsable. L’auteur de Gn 2-3 – le Yahviste – élargit ainsi l’expérience religieuse d’Israël à l’humanité toute entière et fait d’Israël l’instrument de la réconciliation de l’humanité avec le Dieu de l’alliance. Blenkinsopp22 et Otto23 adoptent en partie la même position, mais, comme Alonso-Schökel, ils détectent aussi dans le récit d’Eden, en plus de la théologie de l’alliance deutéronomique, les influences de la sagesse dans ses thématiques les plus tardives, et même celles de la tradition Sacerdotale. Blenkinsopp (67) définit ainsi le récit d’Eden : “a sapiential reflection in narrative form on the historical experience of Israël”. Outre les traditions deutéronomistes et sapientielles il est possible, à en croire plusieurs exégètes24 que le temple et le culte aient été aussi une source d’inspiration pour l’auteur de Gn 2-3 dans son évocation du jardin d’Eden. Plus largement, ce motif pourrait également se référer à la Terre Promise. D’autres interprètes discernent dans Gn 2-3 une influence de l’idéologie royale que le récit soumet à la critique : critique de la gouvernance salomonienne pour les 22 23 24

Blenkinsopp, ThePentateuch 1992, pp. 60-67. Otto, « Die Paradieserzählung » 1996, pp. 167-192. Stordalen, o.c.pp. 307-312.

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uns, critique de l’histoire de David et Bethsabée pour d’autres25. L’histoire de Balaam pourrait également, selon certains, fournir un éclairage à l’énigme du serpent26. On pourra aussi se demander si la non-exécution de la menace de mort n’est pas inspirée par d’autres exemples des revirements de Dieu dans le traitement de son peuple. Il appartiendra au commentaire de soumettre à examen toutes ces hypothèses mais, d’ores et déjà, on peut dire que l’affinité de Gn 2-3 avec plusieurs courants de la pensée biblique autorise et même oblige d’y faire appel pour éclairer le récit. En d’autres termes il semble bien que Gn 2-3 s’explique mieux par référence aux multiples sources d’inspiration dont l’auteur de Gn 2-3 s’est nourri plutôt que l’inverse. Le fonds culturel qui se reflète dans Gn 2-3, ce qu’il est convenu d’appeler dans le vocabulaire de Bourdieu son ‘capital symbolique’, est tellement large et divers27 qu’on est conduit à voir dans son auteur un héritier plutôt qu’un père. Héritier de génie puisqu’il a pu rassembler et harmoniser tant de traditions, tout aussi grand et original que l’auteur sacerdotal (P) du chapitre 1. Une telle œuvre exige de l’exégète à la fois une approche critique pour mettre en lumière ses enracinements et une approche narrative pour en faire ressortir son irréductible originalité. Entre, d’une part, le silence des autres livres de la Bible hébraïque sur le récit de Gn 2-3 en tant que tel et, d’autre part, les nombreuses attaches de ce texte avec les grands courants bibliques de la tradition deutéronomique et de la sagesse, voire du culte et même du prophétisme exilique et postexilique, le contraste est saisissant, ce qui semble bien appuyer la thèse d’une rédaction relativement tardive du récit. Telle est la conclusion que proposait déjà Alonso-Schökel dès 1962 : “Según opinión bastante común, Gn 2-3 es obra del Yavista, siglo IX, y por lo tanto precede a todas las ilustraciones aducidas. A esto respondo que se explicaría major el enigma literario y el silencio de otros libros aceptando una fecha posterior”28. Si, comme le suggère cet exégète, le paradis donné puis perdu n’est 25

Brueggemann, « David and His Theologian » 1968, 156-181 ; Genesis, 1982, p. 51s. 26 Savran, « Beastly Speech » 1996, pp.296-318 ; Stordalen, o.c. pp. 442-444. 27 Les motifs de l’Eden, des rivières nourricières, de l’arbre ou de la plante de vie, de la connaissance et de la sagesse avec leurs références au temple, à l’exil, à la Terre promise sont inventoriés dans plusieurs ouvrages : Wallace, TheEdenNarrative, 1985 ; Stordalen, EchoesofEden ; Lanfer, Remembering Eden. 28 Alonso Schökel a.c., p. 315.

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autre que la Terre donnée puis perdue par le peuple de l’alliance en raison de sa désobéissance, l’horizon historique du récit pourrait bien être, en effet, celui de l’exil et de la période postexilique. Cette prise de position relativement ancienne sera relayée par plusieurs exégètes. De toute manière, pour les lecteurs de l’Israël postexilique le drame de l’adam de Gn 2-3 ne pouvait manquer d’évoquer celui du peuple de l’alliance façonné par Yhwh, choisi et pris par lui, installé en Terre promise pour le servir et garder ses commandements, puis chassé en raison de ses infidélités pour vivre en diaspora dans le grand monde. C’est, à tout le moins, la lecture que pouvaient faire du récit les juifs d’Alexandrie et de Babylone mais aussi ceux de Judée dépossédés de leur pays et de leurs institutions et en phase de reconquête de leur identité culturelle et religieuse. Il appartiendra au commentaire de voir s’il est possible de relever quelque indice permettant de situer le texte dans le temps et, tout particulièrement, par rapport au texte sacerdotal de Gn 1. L’environnement extrabiblique29 Bien plus que Gn 1, le récit de Gn 2-3 fourmille d’images dont on ne sait si elles sont mythiques ou simplement folkloriques et donne l’impression d’un conte pour enfants. Cette imagerie exubérante et les anthropomorphismes décrivant les actions divines contrastent singulièrement avec la sobriété du langage de Gn 1 et ont souvent plaidé pour la haute antiquité du récit de Gn 2-3. Tandis que Gn 1 se contente de rapporter, au sujet de Dieu, qu’il ‘dit’, qu’il ‘fait’ et qu’il ‘sépare’, Gn 2-3 raconte par le menu les faits et gestes de son personnage divin, pénétrant même jusque dans ses intentions et ne cachant pas ses déconvenues. Cette manière extrêmement humaine de parler de Dieu a longtemps laissé penser qu’avec Gn 2-3 nous étions en présence d’une histoire très vieille, voire très primitive. On y voit le Seigneur-Dieu pétrissant un être humain avec de la glaise, lui insufflant dans les narines une haleine 29 Pour une présentation de l’étude des textes extrabibliques en liaison avec Gn 1-11, voir l’ouvrage collectif de Hess-Tsumura (éd.) IStudiedInscriptionsfrom Before the Flood. Ancient Near Eastern, Literary and Linguistic Approaches to Genesis1-11 1994, en particulier : Hess, « One Hundred Fifty Years of Comparative Studies on Genesis 1-11 », pp. 3-26 ; Tsumura, « Genesis and Ancient Near Eastern Stories of Creation and Flood : An Introduction », pp. 27-57 ; Castellino, « The Origins of Civilization according to Biblical and Cuneiform Texts » 1956, pp. 75-95.

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de vie, faisant pousser des arbres merveilleux et préparant un beau jardin pour y installer sa créature, un jardin qui resplendit de toutes les richesses de l’Orient mais dont la géographie semble surréaliste. On voit YhwhElohim, tel un heureux propriétaire se reposant de la chaleur du jour et parcourant son domaine dans la brise du soir. Constatant la solitude de sa créature il lui cherche de l’aide et de la compagnie. On le voit alors façonnant des animaux et les conduisant en procession auprès de l’adam qui n’y reconnaît pas de compagnon. Premier échec. Il se fait alors chirurgien, anesthésiant l’homme et bâtissant de son côté ouvert un corps de femme. Face au comportement inattendu et à la fuite du couple humain, il entreprend une enquête. Son plan initial n’ayant pas abouti on le voit, dans ce qui pourrait paraître un accès de jalousie, enclencher un plan B, renvoyer loin de sa vue ses créatures, non sans les avoir habillées de neuf, et se retrancher, quasiment vaincu, dans un repaire hermétique. Cette manière extrêmement humaine de raconter Dieu a longtemps laissé penser qu’avec Gn 2-3 nous étions en présence d’une histoire très naïve pour enfants. Ajoutons à cela un serpent qui parle, des arbres qui donnent la connaissance et la vie, un trésor de pierres précieuses, des êtres étranges – les kerubim – et une épée virevoltante montant la garde à l’entrée du jardin, jardin qui se ferme à l’adam et disparaît de la vue du lecteur... Autant de motifs et d’images qui incitent l’exégète à en chercher l’origine et dont on peut penser qu’ils renvoient à un univers folklorique largement partagé dans l’Ancien Orient. Il n’existe, ni en Egypte ni dans le monde mésopotamien ni en Canaan30, de récit connu parallèle à celui de Gn 2-3 relatant la création de l’homme, sa soumission à un commandement divin, sa transgression de l’interdit et son expulsion hors du paradis31. Le texte qui s’en rapprocherait le plus est le poème paléo-babylonien d’Atrahasis datant du ~18ème siècle, maintes fois recopié et largement diffusé pendant plus d’un millénaire32. Selon ce récit l’humanité est 30

Pour l’environnement cananéen voir Hvidberg, « The Canaanite Background of Gen I-III » 1960, 285-294. 31 Aucune des recherches de parallèles extra-bibliques au récit de Gn 2-3 ne s’est avérée concluante. Voir Cothenet, « Paradis », col. 1191ss : “Il n’y a point, à notre connaissance, en Mésopotamie, de parallèles stricts au récit biblique du paradis et de la chute.” (col.1193). 32 Pour une présentation très simple et imagée de ce poème voir Bottéro, BabyloneetlaBible 1994, pp. 145-149 ; Voir aussi Millard, « A New Babylonian “Genesis” Story » 1967 1994, pp. 114-128 ; Oden, « Divine Aspirations in Atra-hasis and in Genesis 1-11 », 197-216, aux pages 211-213.

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créée avec de l’argile mêlée au sang d’un dieu inférieur pour assurer le service des dieux. Enlil, le dieu suprême, après avoir brisé la grève des dieux inférieurs, est incommodé par le tumulte d’une humanité qui ne cesse de proliférer. A plusieurs reprises il veut la détruire (peste, famine, puis déluge). Enki/Ea, son conseiller très intelligent et ami des humains, déjoue ses projets qu’il révèle à son protégé Atra-hasis. Mais, en contrepartie, il réduit la durée de vie des humains à une centaine d’années et limite leur prolifération par un contrôle des naissances. Certains auteurs ont mis en parallèle le poème d’Atrahasis et le récit de Gn 2-3 et ont même qualifié celui-ci d’ “Atrahasis israélite”33. Le parallélisme de plusieurs thèmes est indéniable mais leur traitement est différent. Pas plus que dans les autres textes mésopotamiens il n’est question dans le poème d’Atrahasis d’une quelconque liberté de choix, ni donc d’une obligation d’obéissance, chez les humains qui sont des êtres totalement passifs à la merci des dieux. Ce fait à lui seul témoigne de l’originalité absolue du récit biblique. Par ailleurs, on ne peut non plus détecter aucune filiation littéraire de texte à texte ni conclure par conséquent à une finalité polémique dans le récit de la Genèse. Les grands textes de l’Ancien Orient ayant été déjà été présentés dans le commentaire de Genèse 1 (pp. 11-23), il suffira ici de relever les thèmes et les images que le texte de Gn 2-3 partage avec son environnement extrabiblique. Le commentaire donnera occasion d’examiner chacun de ces motifs avec plus de précision. 1) Le parallèle entre l’incipit de Gn 2,4b-5 et celui d’Enuma Elish a depuis longtemps été relevé : Lorsquelà-hautlecieln’étaitpasencorenommé etqu’ici-baslaterrefermen’étaitpasappeléed’unnom SeulsApsuleurprogéniteuretMèreTiamatleurgénitriceàtous Mélangeaientensembleleurseaux : Nibancsderoseauxn’yétaientencoreagglomérés Nicannaiesn’yétaientdiscernables Etalorsquedesdieuxnuln’étaitencoreapparu.. EnApsu-Tiamatdesdieuxfurentproduits…34 33 Ainnsi Carr, Reading the Fractures of Genesis, 1996, pp. 241-243 : “… the non-P Primeval history might be described as an originally independent Isarelite “Atrahasis”… As such it is a counterwriting of its Mesopotamian counterpart” (p. 245). 34 Bottéro-Kramer Lorsque les dieux faisaient l’homme 1989, p. 604 ; voir aussi, pp. 497-502, un autre poème : mésopotamien : Nulledemeuresainten’avait été construite, Nul roseau n’était sorti du sol,… Nulle brique n’avait été posée..

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Le poème sumérien Enki et Ninhursag dépeint également en termes négatifs l’état de Dilmun avant que Enki ne s’y installe et en fasse une région pureetlumineuse : LorsqueEnkis’yfutétabliavecsonépouse… ADilmun,auparavant,necroassaitnulcorbeau, Necachaitnulfrancolin ; Nullionnetuait… Iln’yavaitpasdecolombeàlatêtepenchée !... Pasdevieillefemme… Pasdevieilhomme… Pasdejeunefille.. Personne…35

Ces textes décrivent le monde avant l’intervention de la divinité comme un lieu sans vie. C’est la grammaire traditionnelle des récits de création. Elle est particulièrement resserrée dans EnumaElish et la Genèse. Les deux textes présentent la même construction grammaticale avec une protase renvoyant à l’amont de la création, et dirigeant le lecteur vers une apodose qui, dans le texte biblique, apparaîtra au v 7 avec le façonnage de l’adam et qui, dans Enuma Elish, viendra à la ligne 10 avec l’apparition et la nomination des premiers dieux. Dans ces textes il n’y a pas ‘rien’ avant la création, mais seulement un monde non vivable, sans pluie ni végétation dans la Genèse, sans séparation des eaux ni végétation dans le poème babylonien. Ce parallèle ne semble toutefois pas autoriser une quelconque relation littéraire tant il paraît naturel qu’une cosmogonie évoque un avant, quel que soit son univers culturel. On retrouve en effet le même type d’incipit dans les Textes des Pyramides : (Ceroiestné) alorsquelecieln’avaitpasprisnaissance,alorsque laterren’avaitpasprisnaissance,alorsquelesdieuxn’avaientpas étéenfantés,alorsquelamort(même)n’avaitpasprisnaissance.36

Plus loin de nous dans l’espace et plus près dans le temps un texte cosmogonique chinois du 3ème siècle de notre ère commence nulle ville construite… Nul cheptel n’avait été constitué… Tous les territoires n’étaientqueMer…C’estalorsquel’Eridufutfait… 35 Bottéro-Kramer, o.c., p. 152s. 36 Sauneron, S. et Yoyotte, J., « La naissance du monde selon l’Egypte ancienne », dans Lanaissancedumonde, 1959, 19-91, p. 22.

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de la même manière : « Au temps où le Ciel et la Terre étaient un chaos ressemblant à un œuf, P’an-kou naquit dans celui-ci et y vécut durant dix-huit mille années… »37 2) L’image artisanale de la création par modelage à partir de l’argile est l’un des motifs les plus répandus dans l’antiquité. On le trouve aussi bien en Mésopotamie qu’en Egypte, en Grèce et à Rome38. L’un des textes les plus célèbres est l’hymne à Khnoum le dieu potier à tête de bélier, appelé aussi Khnoum-Shou, ‘dieu du souffle animateur’39 : Tueslemaîtredutour,quiseplaîtàmodelersurletour… TuesleTout-Puissant…ettuasfaitleshommessurletour,tuascréé (lesdieux), tuasmodelépetitetgrosbétail,tuasformé[toutechose]surtontour, chaquejour, entonnomdeKhnoum,lepotier. Tueslemaîtred’Esna,ledieudutourquitournalesdieux, quimodelaleshommesainsiquelesanimaux… Ledouxsouffleduventdunordsortdelui, pourlesnarinesdesdieuxetdeshommes40.

Enkidu, dans l’EpopéedeGilgamesh, est un « rejeton d’argile » façonné par Aruru41. Dans le poème d’Atra-hasis, le Supersage (ll.210-250)42, l’homme est fait d’argile malaxé par la déesse Nintu avec le sang d’un dieu (Wê) immolé dans ce but43. L’image semble assez universelle puisqu’on la retrouve jusque dans la mythologie chinoise : 37

Kaltenmark, M., « La naissance du monde en Chine », dans Lanaissance dumonde, 453-468, p. 456. 38 Voir Keel-Schroer, Creation, pp. 94s, 108-113. Pour la bibliographie, Amsler, « Adam le terreux » 1993, p. 280, note 15. 39 Voir les représentations graphiques de Khnoum façonnant au tour l’enfant roi et son ka dans ANEP p 190 (Fig. 569) et dans Keel-Schroer, Creation, p. 96 (Fig. 105). 40 Sauneron-Yoyotte, Lanaissancedumonde, p. 73s. 41 Tab. I, ii, 45-58, Tournay-Shaffer, L’EpopéedeGilgamesh, p. 50. Un autre vieux texte babylonien : “He who shall serve all the gods, let him be formed out of clay, be animatedwithblood…LetNihursagmixclay.Godandmanshall… benefitjointlybytheclay” (ANET99s). 42 Bottéro-Kramer 1989, p. 537s. 43 Bottéro-Kramer, Lorsque les dieux, p. 537-538. Dans La naissance du monde voir l’index au mot ‘argile’.

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Selonlalégendepopulaire,lorsqueleCieletlaTerrefurentcréés,il n’yavaitpasencored’humanité.Niu-kouacommençaàmodelerdes hommesavecdelaterrejaune.Maiselletrouvalatâchetroplourde poursesforces ;ellealladoncpuiserdelabouedontelleseservit pourfairedeshommes.C’estainsiquelesnoblesfurentdeshommes créés avec de la terre jaune ; les gens pauvres, de condition vile et servile,sontdeshommestirésdelaboue44.

3) Un autre motif proche de l’arbre de vie de Gn 2-3 est également connu de l’Ancien Orient, à savoir celui de la plante de vie ou de jouvence. L’arbre est abondamment présent dans l’iconographie mésopotamienne, bien plus d’ailleurs que dans les textes, sous forme d’arbre sacré ou d’arbre cosmique, le plus souvent représenté par un palmier qui apporte nourriture et indique la présence de l’eau. Associé en Mésopotamie depuis le ~3ème millénaire à une déesse, il est gage de fécondité et de protection pour les animaux aussi bien que pour les humains. On pense à l’Ashéra de la Bible, arbre abattu qui devient pieu sacré et objet de culte en Canaan et en Israël. L’arbre devient ensuite, jusqu’à la période perse, une métaphore désacralisée de la fonction royale garante de l’ordre du monde45. Les textes, eux, sont moins diserts et aucun texte sumérien ou akkadien connu ne parle explicitement d’un ‘arbre de vie’46, mais seulement de ‘plantes de vie’, c’est-à-dire de plantes nourricières confiées au roi pour la prospérité de son peuple. En Egypte le dieu Khnoum, après avoir façonné les hommes et les bêtes, assure leur subsistance en faisant l’herbe et « l’arbre de vie pour le(s) vivant(s) »47. L’arbre de la vie de Gn 2,9 et 3,23, quant à lui, n’est pas une plante nourricière à la différence des autres arbres du jardin. Plus proche sans doute de Gn 2-3 est la fameuse plante de jouvence de L’épopée de Gilgamesh dans la tablette XI (265ss). Désespéré par la mort de son ami Enkidu, Gilgamesh, dans l’espoir d’échapper au même sort, s’en va à la recherche d’Utnapishtim, le héros du déluge devenu immortel par la grâce des dieux. Utnapishtim lui confie la plante de jouvence : 44

Lanaissancedumonde,p. 459. Stordalen, EchoesofEden, pp. 287-294, 482-489 ; Lanfer, Remembering Eden, pp. 33-65 ; Keel et Schroer, Creation, pp. 40-45. 46 Kutsch, « Die Paradieserzählung Gen 2-3 und ihr Verfasser » 1977, p. 14. L’arbre de vie n’est pas à confondre avec l’arbre sacré ou l’arbre cosmique. 47 Sauneron-Yoyotte, p. 73 ; Krispenz, « Wie viele Baüme bracht das Paradies ? Erwägungen zu Gen II 4B-III 24 » 2004, 300-318, pp. 309-316. 45

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Gilgamesh,jevaisterévélerunechoseréservéeauxdieux. Ilyauneplante,uneespèced’épine, dontlesaiguilles,commecellesdelarose,tepiquerontlesmains ; maissitesmainss’emparentdecetteplante,tuaurastrouvélavie.48

On connaît la suite qui rappelle aussi la mésaventure de la femme en Gn 3 : tandis que Gilgamesh prend son bain un serpent, flairant l’odeur de la plante, s’en saisit et l’emporte, contraignant le héros désespéré à renoncer à son rêve d’immortalité. 4) Souvent lié à l’arbre ou plante de vie, mais aussi au sanctuaire, le thème du jardin divin, de sa végétation luxuriante et des eaux de vie qui se répandent vers les quatre points cardinaux est également largement répandu dans l’Ancien Orient49. Le jardin d’Eden donnera lieu, dans le judaïsme, et particulièrement à Qumran50 à l’évocation du temple de Jérusalem et, plus largement, à Jérusalem et à la Terre Promise, ainsi qu’à la vie glorieuse des justes sauvés. L’apocalyptique et surtout l’eschatologie juives et chrétiennes (Ap 22) se nourriront de cette image. 5) Le thème de la mort, très présent en Gn 2-3, l’est tout autant dans les textes mésopotamiens mais, plus que dans la Genèse, sous forme de rêve et de poursuite de l’immortalité. Deux poèmes en font leur sujet central : L’épopée de Gilgamesh et Le Mythe d’Adapa51. Les héros de ces poèmes apprennent que l’immortalité est l’apanage exclusif des dieux et que la mort est le sort inéluctable des humains. Dans sa quête éperdue de l’immortalité Gilgamesh est interpellé : Gilgamesh,oùdonccours-tu ?Laviequetu poursuis,tunetrouveraspas.Quandlesdieuxontcréél’humanité, c’estlamortqu’ilsontréservéeàl’humanité ;lavie,ilsl’ontretenue pour eux entre leurs mains52. Après avoir survécu au déluge 48

Tournay et Shaffer, L’EpopéedeGilgamesh 2007, p. 242 ; ANET, p. 96. Les études de référence sur le jardin divin et royal sont celles de Stordalen o.c., ch.10 ; et de Lanfer o.c., pp. 67-96 et 133-142. Voir aussi Stolz, « Die Baüme des Gottesgartens auf dem Libanon » 1972, pp. 141-156, en référence à El et à Gilgamesh. 50 Lanfer o.c., pp. 99-104. 51 Pour les textes voir Pritchard, ANET, pp. 72-99 et 101-103 ; Bottéro-Kramer, Lorsque les dieux 1993, pp. 568-575 ; Tournay-Shaffer, L’épopée de Gilgamesh 1994 2007. Pour leur interprétation voir Mettinger, The Eden Narrative 2007, pp. 99-122. 52 Tournay-Shaffer, L’épopéedeGilgamesh 2007, p. 203. Pour la longue histoire de la transmission de l’EpopéedeGilgamesh voir Carr, ReadingtheFracture 49

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Utnapishtim (dont le nom sumérien Ziusudra signifie ‘Celui qui vit’) a reçu, à titre tout à fait exceptionnel, le don de la vie comparable à celle des dieux et il est renvoyé, loin du reste de l’humanité, au-delà des montagnes de Dilmun làoùselèvelesoleil. Gilgamesh part à sa recherche dans l’espoir d’obtenir le même privilège. Utnapishtim le soumet au test de six jours et sept nuits sans sommeil. Gilgamesh ne résiste pas et s’endort aussitôt. Utnapishtim dit à son épouse : Regarde-moicethommejeunequidésirelavie ; le sommeil comme un brouillard s’est diffusé sur lui (XI, 3-4). Gilgamesh, en effet, bien que d’ascendance semi-divine et malgré l’espoir vite déçu que lui apporte la plante de jouvence, ne pourra échapper à la mort. Au lieu de l’immortalité il ne reste plus à Gilgamesh qu’à s’adonner à la sagesse, à se consacrer à sa ville d’Uruk, à y trouver son bonheur et à nous valoir un superbe poème53. Les mêmes motifs culturels – plante/arbre de vie, serpent et ruse – se retrouvent en Gn 2-3. Le mythe akkadien d’Adapa54, attesté au ~14ème siècle à Amarna et au ~7ème siècle dans la bibliothèque d’Assurbanipal à Ninive, est particulièrement intéressant et thématiquement proche de Gn 2-3. Adapa, le premier des sept sages antédiluviens est le dévot d’Ea créé par lui pour être le modèle des hommes. Il est gratifié du don de la sagesse mais pas de celui de l’immortalité : Alui[Ea]donna lasagesse,ilneluidonnapaslavieéternelle(ligne 4). Alors qu’il est en pêche et sur le point de faire naufrage, Adapa, par une malencontreuse malédiction, brise l’aile du Vent du Sud prince des démons, entraînant ainsi la sécheresse. Il va devoir se présenter en habits de deuil devant Anu (Enlil) maître du ciel. Ea (Enki), son dieu protecteur et dieu sage par excellence « qui connaît les cieux », lui recommande – est-ce ruse ou sagesse ? 55 – de ne pas accepter « la nourriture de mort » et « la boisson de mort » (ligne 29s) qui lui seront présentés. Anu accorde sa grâce à Adapa et lui offre « la nourriture de vie » et « l’eau de vie » (lignes 60-63). Sur le conseil ofGenesis 1996, pp. 16-17, avec références aux travaux de Tigay, The Evolution oftheGilgameshEpic, 1982. 53 Mettinger, o.c., p. 121s. 54 ANET pp. 101-103. Voir Wallace, TheEdenNarrative, p. 104 ; Stordalen, EchoesofEden, pp. 245-247 ; Mettinger, o.c., pp. 100-109, ainsi que l’interprétation de Tallon, « Le mythe d’Adapa » 1990, en particulier p. 44s. 55 Pour les diverses interprétations de la recommandation de Ea (ruse pour se garder un serviteur mortel ou protection bienveillante pour assurer à l’humanité mortelle l’accès à la sagesse ?) voir Mettinger, o.c., p. 104s.

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d’Ea, Adapa refuse la nourriture et la boisson que lui présente Anu et qu’il croit mortelles. Ce test auquel il est soumis est comparable, aux yeux de certains interprètes, à celui que devra affronter l’adam de Gn 2-3. Adapa voit alors sa route vers l’immortalité définitivement barrée par Anu : Allons,Adapa,pourquoin’as-tunimangé nibu ?Tun’auraspaslavieéternelle,pasplusquelespeuples sansnombre…Qu’onleprenneetqu’onleramèneàsaglèbe ! (lignes 67-70). Alors que la sagesse, prérogative divine, est donnée à Adapa quiacontemplélescieuxdeleurbaseàleursommeteten avulasplendeur(fragment D, ligne 7s), l’immortalité, en revanche, lui demeure interdite, ainsi qu’à toute l’humanité. On perçoit le lien avec Gn 2-3 de ces deux objectifs de la quête humaine que sont la sagesse et l’immortalité, les deux étant des prérogatives divines et ne pouvant qu’être ‘données’ à l’homme56. Le drame de l’adam consistera précisément à vouloir s’approprier la sagesse divine avec, pour conséquence, la mort. Entre le mythe d’Adapa et le récit de la Genèse deux autres points de rapprochement attirent l’attention. L’intrigue est similaire : faute d’Adapa, convocation devant Anu, instruction de son procès et sanction, expulsion du monde des dieux et retour à la glèbe terrestre57. Par ailleurs, comme dans la Genèse, et à la différence des mythes mésopotamiens de création où l’humanité est toujours anonyme et passive, un dialogue s’instaure entre les dieux Ea et Anu, et Adapa. Cette dimension d’altérité entre les dieux et l’humanité sera centrale en Gn 2-3. 6) Le thème du passage de l’état d’innocence à celui de l’âge adulte et à la sagesse n’est pas non plus sans rappeler, dans L’Epopée de Gilgamesh (Tablettes I, col. iv, lignes 16ss, et II, ii, 11 ; iii, 20ss), le passage d’Enkidu de la vie sauvage au milieu des bêtes à celui d’un être humain. Par l’union sexuelle avec la fille de joie pendant six jours et sept nuits un miracle s’opère : Enkidu s’éveille. De son expérience d’amour avec la fille de joie émerge un être nouveau, pourvu de sagesse, presque un dieu, un homme en somme : Enkiduavaitperdusaforce,soncorpsétaitflasque,…sacourse n’était plus comme avant, mais lui, il avait acquis la raison, il déployaitl’intelligence… S’adressant à Enkidu, la fille de joie lui 56 Mettinger, o.c. : “This means that wisdom and immortality appear together in a stable thematic ‘marriage’ in the myth as understood in the centuries before the Eden Narrative was composed”. 57 Il est à noter aussi (B 64) que le héros malheureux est revêtu par Ea d’un ‘vêtement’ avant d’être expulsé de l’univers des dieux.

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dit : Tuesbeau58,tuesdevenucommeundieu… Après avoir mangé le pain et bu la bière auprès de la courtisane, et non plus l’herbe et l’eau avec ses amis les animaux, Enkidu alors devient homme, se couvre d’un vêtement… et part à la chasse au lion. 7) Le thème de l’âge d’or et de l’Urmensch à l’origine de l’humanité, largement évoqué dans de nombreuses cultures59, ne trouve pas de véritable parallèle en Gn 2-3 dans la mesure où ce récit ne raconte pas la vie paradisiaque de l’homme et de la femme. 8) Les kerubim qui défendent l’accès au jardin et à l’arbre de vie ne sont pas non plus sans parallèles extra-bibliques, comme l’attestent, dans l’iconographie mésopotamienne et syro-palestinienne60, les créatures ailées de part et d’autre de l’arbre sacré qui représente la vie et la fécondité, mais aussi sur les côtés du trône royal, le roi étant garant de l’ordre de la nature et de la société. 9) Le thème du travail des humains, central dans la Genèse, est présent aussi dans les mythes de l’Ancien Orient, avec toutefois des différences importantes. En Mésopotamie le travail est marqué par une haute technicité (creusement de canaux et de digues) témoignant d’une organisation étatique et sociale très forte alors que dans la Genèse le travail est rudimentaire et se limite à l’agriculture individuelle. En Mésopotamie les compétences techniques et culturelles sont communiquées aux humains par les dieux alors que dans la Genèse c’est l’adam lui-même qui va devoir s’atteler à la tâche, apprendre et transmettre ses connaissances et, progressivement, avancer sur les chemins de la culture. Enfin, et c’est là une différence décisive, le travail dans les mythes mésopotamiens est une corvée imposée aux humains pour soulager les dieux inférieurs et fait des hommes de simples esclaves61, alors que l’adam de la 58

ANETtraduit par ‘sage’. Voir exemples dans Cothenet, « Paradis », col.1190ss. 60 Stordalen, Echoes of Eden, pp. 293 (avec bibliographie) et 482 ; KeelSchroer, Creation, pp. 43-49 ; Trinquet, « kerub, kerubim » 1957, col. 161-186. 61 Bottéro-Kramer, Lorsque les dieux, pp. 189s, ‘Enki et Ninmah’ ; p. 504, le ‘Récit bilingue de la création de l’homme’ : Dans le “Fabrique-chair” de Duranki…nous allons immoler deux ( ?) Alla divins, et de leur sang donner naissanceauxhommes !Lacorvéedesdieuxseraleurcorvée :ilsdélimiteront leschamps…etprendrontenmainshouesetcouffins,auprofitdelaMaisondes grands-dieux…) ; p. 509, ‘L’invention de la Houe’ : ADuranki(Nippur),il[Enlil] apportaunpieu( !)etilenfitlaHoueet,dèslelendemain,ilinstitualaCorvée, 59

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Genèse est un être libre dont Yhwh Elohim veut faire un partenaire dans la conduite des affaires du monde62. En conclusion, il est clair que le texte biblique de Gn 2-3 partage avec son environnement extra biblique, surtout mésopotamien et cananéen, plusieurs thèmes et motifs, témoignant ainsi du fait que la Genèse n’est pas culturellement isolée. Les particularités de Gn 2-3 n’en seront que plus remarquables. Ces écrits de l’Ancien Orient sont largement répandus dans l’environnement des écrivains bibliques et sur une longue période. On ne peut toutefois en conclure à des emprunts littéraires de texte à texte mais plutôt à des partages de motifs culturels (des Wissenstoffe) largement disséminés dans l’Orient ancien. Longtemps63 l’ancienneté des textes mésopotamiens, cananéens et égyptiens avait contribué à fixer une date très ancienne pour le Yahviste (J) et singulièrement pour l’histoire des origines64. On sait mieux aujourd’hui la longue durée de vie et d’influence de ces textes65 et, plus encore, bien que de manière plus éclatée, la survivance des images mythiques véhiculées jusque dans la seconde moitié du ~premier millénaire et l’on ne peut donc en tirer argument pour en dater la présence dans les textes bibliques. Rappelons qu’aucun des textes de l’Ancien Orient connus à ce jour ne présente un parallèle à l’ensemble de l’histoire de Gn 2-3. Si le récit biblique puise abondamment dans les thèmes et les images de la culture environnante, il comporte aussi de nombreux détails qui lui sont propres. C’est le cas, par exemple, de la présence de deux arbres au milieu du jardin, de la nomination des animaux arrêtantainsiledestin(deshommesàvenir)…) ; p. 535, Atra-hasis :Ea ayantouvert labouches’adressaauxdieux[sesfrè]res :Pourquoiles[incri]minerions-nous ? Lourdeétaitleurbesogne…Maisilyaunremèdeàcela :Puisque[laMatrice] estici,qu’ellefabriqueunprot[otype-d’homme] :C’estluiquiporteralejoug [desdieux]…C’estl’Hommequiserachargédeleurlabeur) ; p. 638, Enuma ElishVI, 5ss : [Marduk] …ditàEa :Jevaiscondenserdusang,constituerune ossature et susciter ainsi un prototype-humain qui s’appellera “Homme” ! Ce prototype,cetHomme,jevaislecréerpourqueluisoientimposéeslescorvées desdieuxetqu’euxsoientdeloisir”. 62 Albertz, « Die Kulturarbeit im Atramhasis im Vergleich zur biblischen Urgeschichte » 1980, 38-57, pp. 47-49. 63 Stordalen, EchoesofEden, p. 23 (note 12). 64 C’est encore l’argumentation de Wenham Genesis1-15, p. xliv. 65 L’épopée de Gilgamesh a connu une histoire littéraire de près de 20 siècles depuis ses origines sumériennes jusqu’au milieu du premier millénaire.

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par l’adam, de la création séparée de la femme, de la relation entre l’homme et la femme, du dialogue entre Yhwh Elohim et ses créatures. C’est le cas surtout de l’interdit divin, de la transgression, du jugement, des sanctions et de l’expulsion hors du paradis66. Par ailleurs, ainsi qu’on l’a vu, le récit de Gn 2-3 fourmille de résonances bibliques qui dénotent un enracinement autre, et plus déterminant, que celui commun à l’Ancien Orient. Tous les textes de l’Ancien Orient ont en commun d’être de nature mythique dans la mesure où, cherchant à rendre compte de la condition humaine, ils font appel au monde des dieux, là où se décide le sort des humains. Les personnages mis en scène représentent l’humanité entière et les mythes ont donc valeur universelle. Les penseurs antiques – car ces poètes de l’Ancien Orient sont indéniablement des penseurs – tentent de répondre aux deux questions fondamentales sur lesquelles butent les humains : la sagesse, c’està-dire l’intelligence, comme dira Qohélet, del’œuvredeDieudu commencementàlafin, et l’immortalité. L’une et l’autre sont le privilège des dieux, avec toutefois une différence. Si les dieux (en Mésopotamie il s’agit surtout du dieu Ea/Enki) peuvent faire à l’Homme la faveur de la sagesse67, l’immortalité, en revanche, demeure une frontière infranchissable entre le monde des dieux et celui des humains. Il ne reste alors qu’à se soumettre. L’auteur de Gn 2-3 se pose les mêmes questions : que signifient les limites de la connaissance et de la vie sur lesquelles bute l’humanité ? L’écrivain biblique y répond par un récit de genre mythique où, comme ses cousins de l’Ancien Orient, il fait intervenir la divinité et dresse un portrait de l’Homme universel. Il s’en sépare cependant, et de façon radicale, en faisant intervenir la liberté de l’Homme comme responsable de sa condition. Pour Gn 2-3, en effet, les humains ne sont pas les objets impuissants des décisions divines mais des partenaires devenus acteurs de leur propre devenir. Ce qui était mythe devient drame, non pas un drame entre les dieux, mais entre Dieu et ses créatures, et de ce drame l’issue est incertaine. Dans les mythes de l’Ancien Orient la condition humaine est simplement destin, un destin dont l’Homme n’a pas la clé. En Gn 2-3 elle devient histoire, une histoire dont l’Homme est acteur. Comment expliquer 66 A noter toutefois cette parole d’Anu prononcée sur Adapa 8.10 : Tun’auras paslavieéternelle,pasplusquelespeuplessansnombre…Qu’onleprenneet qu’onleramèneàsaglèbe !. 67 C’est aussi le cas du roi de Tyr, Ez 28,4-5.12.

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ce retournement du mythe ? Sans doute, ainsi que nous l’avons déjà suggéré – mais il restera à l’établir avec précision – en raison de l’expérience qu’a faite Israël de sa vie d’alliance avec Yhwh, une vie faite de dons, de trahisons et de retours. Face aux questions que se posent tous les hommes le récit de Gn 2-3 opère une véritable révolution : exitle mythe, entre l’Histoire.

Chapitre 2

Histoire de la recherche1 L’histoire de l’interprétation ne commence évidemment pas avec l’exégèse dite ‘scientifique’ qui s’est largement développée à partir du 19ème siècle. La réception des textes a commencé avec l’apparition de l’écriture et la Bible elle-même fourmille d’exemples de la vie des textes ainsi que l’a montré, entre autres, M. Fishbane2. Certains auteurs, on l’a vu, n’hésitent pas, par exemple, à voir dans Gn 1 une relecture complémentaire de Gn 2-3 ou, à l’inverse, une relecture corrective de Gn 1 par Gn 2-3. Les écrits bibliques n’ont jamais cessé d’être relus et réinterprétés : rabbins, traducteurs, copistes, prédicateurs, théologiens, artistes3 se sont succédé pendant des siècles, dans le judaïsme aussi bien que dans le christianisme, témoignant chacun à sa manière d’une appropriation du texte biblique. Les limites du présent commentaire ne permettent pas de traiter ce sujet immense qu’est l’histoire de la réception de Gn 2-34. Nous nous bornerons, en cours de parcours, à en relever de temps à autre les traits les plus saillants. Notre propos dans l’immédiat se limite à retracer les grandes lignes de l’histoire de la recherche exégétique surtout depuis la seconde moitié du 20ème siècle. On peut, en ce qui concerne l’étude de la Genèse et singulièrement celle des onze premiers chapitres, y relever trois grandes lignes de recherche correspondant globalement à trois étapes. 1

Pour l’histoire de la recherche voir, entre autres, Westermann, Genesis, pp. 245-259 ; Wallace, TheEdenNarrative, pp. 1-28 ; Wenham Genesis1-15, dans son excellente introduction pp. 25-53 ; Kübel, MetamorphosenderParadieserzählung 2007, pp. 3-70 ; Witte, DiebiblischeUrgeschichte, pp. 1-16 ; Stordalen, Echoesof Eden, pp. 187-198 ; Mettinger, TheEdenNarative, pp. 5-11 ; Bührer, AmAnfang, pp. 167-175. Sans oublier la rermarquable introduction de Gunkel à son commentaire, pp. vii-lxxxvi. 2 Fishbane, M., BiblicalInterpretationinAncientIsrael. 3 Voir, à titre d’exemple, le récent ouvrage de P. Gibert, Quandlespeintres lisaientlaBible2015. 4 L’ouvage de Lanfer, RememberingEden, donne une idée de l’immensité du chantier qu’est celui de la Wirkungsgeschichte puisqu’il ne porte que sur l’expulsion hors du paradis (3,22-24) et sa réception dans le judaïsme tardif et le christianisme primitif.

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– La recherche des sources, sur le présupposé que les auteurs, éditeurs ou rédacteurs du texte final disposaient de documents écrits propres à la tradition yahviste ou provenant de l’environnement plus large de l’Ancien Orient. C’est la grande époque de la théorie documentaire. Cette approche compte aujourd’hui de moins en moins d’adeptes, du moins dans sa forme la plus rigide héritée de Wellhausen. – La recherche des traditions orales en amont de l’écriture. Reposant sur la conviction que l’oralité précède généralement l’écriture mais parfois aussi l’accompagne5, cette recherche, dont Gunkel fut le grand représentant, bute toutefois sur l’impossibilité, par définition, d’accéder à ces témoignages oraux. Elle ne peut, paradoxalement, tabler que sur l’écrit pour tenter de les reconstituer. – La troisième démarche, en progression constante aujourd’hui et qualifiée de synchronique, sans récuser nécessairement tous les apports des autres voies de recherche, porte essentiellement ses efforts sur le texte dans sa forme actuelle. Gunkel6 demeure incontestablement, jusqu’à ce jour, l’un des interprètes majeurs de la Genèse et, tout particulièrement, de Gn 2-3 qu’il considère comme l’un des chefs d’œuvre de la littérature. S’appuyant en partie sur les travaux de Karl Budde qui ont longtemps fait autorité, il attribue la composition finale de Gn 2-3 au rédacteur Yahviste (J). Toutefois, contrairement à Budde qui défendait l’unité littéraire de Gn 2-3 agrémentée de quelques ‘compléments’ (en particulier l’arbre de vie et la parenthèse de 2,10-14)7, Gunkel pense que le Yahviste aurait combiné deux sources renvoyant elles-mêmes à des ‘sagas’ ou traditions orales populaires autonomes. La source la plus ancienne, qu’il appelle Jj et qualifie de secondaire, est très fragmentaire et se reconnaît en particulier par la présence de l’arbre de vie et quelques traits mythologiques tels que Yhwh plantant des arbres, soufflant dans les narines de l’adam et le revêtant d’un pagne. La source principale, qu’il appelle Je, serait plus récente et reposerait elle-même sur deux traditions orales 5 Voir à ce sujet, en liaison avec l’histoire J des origines, Wallace, TheEden Narrative1985, en particulier le chapitre II, pp. 29-64. 6 Gunkel, Genesis (1910) 1997, pp. 25-28, se montre très prudent dans sa reconstitution des sources : “The reader should not fail to note the caution with which the present writer offers these conjectures” (26). Skinner, ACriticalandExegeticalCommentaryonGenesis, (1910, 1930), 1994, 51-53, adopte la position de Gunkel. 7 Budde, DieBiblischeUrgeschichte 1883. Voir la présentation de l’œuvre de Budde par Bührer, AmAnfang, pp. 167-169.

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indépendantes : l’une, désormais incomplète, traiterait de la création tandis que la seconde serait un récit complet du paradis et de l’expulsion hors du paradis (la Paradiesgeschichte), sans référence à la création et ne connaissant qu’un seul arbre, à savoir celui de la connaissance du bien et du mal. La présence de ces deux traditions derrière le récit final expliquerait en particulier les différences de traitement du travail et de la femme. Le rédacteur final (J) aura combiné ses sources en s’appuyant essentiellement sur Je et, à l’intérieur de celui-ci, sur l’histoire du paradis et de la chute. Moyennant quelques ajouts rédactionnels il a donné à l’ensemble une véritable unité littéraire. La description du paradis (2,10-14) aussi bien que les malédictions (3,14-19) relèveraient, quant à elles, de traditions hétérogènes. Gunkel (39s) fait par ailleurs le constat que l’histoire de la chute et de l’expulsion ne trouve aucun écho dans la piété de l’Ancien Testament, que ce soit chez les grands prophètes préexiliques ou dans les psaumes. En revanche, le retour eschatologique du paradis sera un thème développé par plusieurs prophètes postexiliques et dans les écrits apocalyptiques du judaïsme. Gunkel n’en tire cependant aucune conclusion concernant la datation du récit de la Genèse. Le thème de l’expulsion lui paraît plus central que celui de la faute, celle-ci n’étant après tout, selon lui, qu’une peccadille enfantine (32). Gunkel, peu soucieux de chercher un quelconque message en Gn 2-3, y voit simplement une étiologie de l’existence humaine. Longtemps, pratiquement jusqu’à von Rad, les auteurs s’en tiendront à une critique littéraire et historique du récit de la Genèse. Par ailleurs, l’une des critiques faites à Gunkel et à l’école des formes en général est, non pas l’évocation, en amont des textes écrits, de petites histoires orales ayant chacune leur SitzimLeben, ce qui paraît être en effet une hypothèse nécessaire, mais le recours, pour tenter de les retrouver, voire de les reconstituer, à des arguments littéraires dont les critères proviennent en fait, et inévitablement, de l’écriture. En d’autres termes, les traditions orales supposées sont en réalité traitées comme des sources écrites selon les critères de la littérature écrite. La critique ne peut évidemment partir que des textes existants, mais l’oralité très justement invoquée de traditions en amont invite, à tout le moins, à une grande modération dans l’analyse littéraire8. 8 Sur les débats, alimentés surtout par l’école scandinave, autour des traditions orales et les incertitudes concernant leur relation à l’écrit, voir Wallace 1985, pp. 17-20. Il conclut : “we should be cautious about forming our impression of what is “oral”

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Nombreux sont les auteurs qui s’inscrivent, avec des variantes, dans la lignée de Wellhausen et surtout de Gunkel et détectent, an aval de traditions orales, impossibles d’ailleurs à reconstituer, deux récits primitivement autonomes, la version finale actuelle étant attribuée à l’écrivain J9. Skinner10 identifie un récit principal (Je – Elohim) autour de l’arbre de la connaissance et une recension adventice, celle de l’arbre de vie (Yhwh). Celui qui a fusionné les deux récits aurait suppléé Yhwhdans le premier et Elohimdans le second. Humbert11 distingue, derrière la composition de J, véritable auteur et non simple compilateur, un mythe optimiste et fragmentaire de création (ch. 2) et un mythe pessimiste de paradis et de chute (ch. 3). Il insiste par ailleurs sur le fait que les aspérités du texte ne sont pas dues à des manipulations littéraires de sources écrites mais renvoient à des traditions orales antérieures. Le commentaire de J. Chaine12 marque une étape importante dans l’histoire de l’exégèse catholique récemment libérée par l’encyclique DivinoAfflanteSpiritude Pie XII en 1943. C’est le premier commentaire catholique qui, à la suite des travaux de L. Lagrange, ose enfin intégrer dans son étude l’examen des grands mythes orientaux, poser la question du rapport des récits bibliques à l’histoire et adopter l’approche historico-critique depuis longtemps pratiquée par les Réformateurs. A défaut de véritables innovations dans la recherche, l’œuvre de Chaine se caractérise par une présentation sereine et équilibrée des acquis de l’époque. Pour J.L. McKenzie13 l’unité d’auteur ne fait pas de doute en aval des traditions folkloriques dont J s’est servi. Selon H. Haag14 les deux thèmes primitivement indépendants sont d’une part celui de l’arbre de vie ou jardin d’Eden (Garten-Erzählung) et, d’autre part, celui du sol (l’adamah) by fixing on just one type of oral literature”. Il récuse aussi l’idée très répandue depuis Gunkel que les traditions orales seraient nécessairement des petites unités indépendantes, le plus souvent étiologiques. De véritables cycles épiques ont probablement existé au stade oral. 9 Eissfeldt, (1934) 1964, pp. 258-266. E. attribue la partie la plus ancienne à la source L. 10 Skinner, (1910), 1930, pp. 51-53. 11 Humbert, P., Etudessurlerécitduparadis1940. 12 Chaine, LelivredelaGenèse,1948. 13 McKenzie, « The Literary Characteristics of Genesis 2-3 » 1954, aux pages 156-160. 14 Haag, H., « Die Themata der Sündenfall-Geschichte » 1961, pp. 101111.

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et de la chute (Ackerland-Erzählung), ce second thème constituant le theologoumenon central du récit. A partir des années 60 les commentaires et les études se multiplient. von Rad, tout en acceptant l’attribution du texte à J et sa datation à l’époque salomonienne, pense que l’analyse littéraire ne peut rendre compte des heurts dans le récit, lesquels ont leurs sources dans des traditions orales. Selon lui il est inutile par conséquent de chercher à reconstruire d’hypothétiques Vorlagen, l’exégète devant se concentrer sur l’unité littéraire du texte final15. Plus qu’aucun autre de ses prédécesseurs il s’attachera à élaborer une véritable théologie du Yahviste. Par son intérêt pour le texte dans son état final il annonce déjà les lectures synchroniques qui se développeront plus tard. Dans son étude signalée plus haut Alonso Schökel16, à la suite de Dubarle17, s’intéresse au double enracinement de Gn 2-3 dans la tradition de sagesse et dans celle de l’histoire du salut, plus spécifiquement dans le schéma de l’alliance. Speiser18 opte pour l’unité littéraire du récit autour de l’arbre de la connaissance et se borne à noter que son auteur J a puisé dans de « nombreuses traditions » provenant de son environnement mésopotamien. W.H. Schmidt19 défend l’unité de composition (J) des deux chapitres sur la base d’une tradition de création centrée sur l’adam agriculteur et d’une tradition de paradis et d’expulsion. Fuss20, quant à lui, repère deux sources écrites : d’une part, une histoire très réaliste d’agriculteur (Ackergeschichte) où la divinité s’appelle YHWHet dont Adam est le personnage central et, d’autre part, une histoire mythologique de jardin (Gartensgeschichte ou Schöpfungsgeschichte) où Dieu s’appelle simplement Elohimet où la femme est seule face à lui. Le premier récit serait dû au Yahviste (J) et le second à l’Elohiste (E). Ces deux récits ont été retravaillés et réadaptés par un Bearbeiter d’inspiration deutéronomiste,pour aboutir, après quelques gloses plus tardives

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von Rad, Das erste Buch Mose. Genesis, 1961, pp. 59s, 79-83. “Diesem letzgiltigen Ganzen gegenüber hat sich der Ausleger vor allem anderen zu stellen” (p. 60). 16 Alonso Schökel, « Motivos sapienciales » 1962. 17 Dubarle, Lessagesd’Israël,1946. 18 Speiser, Genesis 1964 (voir pp. 25-28). 19 Schmidt, W.H., DieSchöpfungsgeschichte 1967, pp. 194-229. 20 Fuss, Die sogenannte Paradieserzählung 1968. Voir ses conclusions aux pages 70-100.

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postérieures à P et d’inspiration sacerdotale, au texte final21. E. Haag22 note que, en dépit de sa cohérence d’ensemble due à l’écrivain J, le récit est composite et comporte plusieurs thèmes différents dont les origines plongent dans les cultures environnantes. C’est le cas, par exemple, du jardin de Dieu, de l’arbre de vie, des kerubim, de l’Urmensch. Steck23, en revanche, considère que le texte actuel est le dernier stade d’un processus d’écriture, dû au Yahviste, à partir d’un récit déjà unifié de paradis et agrémenté par J de motifs d’origines diverses (des Wissenstoffe dont, en particulier la géographie du paradis, 2,10-14). L’appellation YhwhElohim ne renvoie pas à deux sources mais résulte d’une intervention rédactionnelle. Aux antipodes de Fuss, il ne relève aucune trace de manipulation littéraire ni sous forme de compléments à un texte de départ ni sous forme de fusion de deux textes. L’unité littéraire est parfaite, elle est l’œuvre de J et date du 10ème siècle. C’est un récit étiologique « qui doit se lire à partir de la fin » (68). Si la plupart des exégètes, s’inscrivant dans la filiation de Gunkel, reconnaissent en amont du texte final au moins deux traditions, celle d’une histoire de création et celle d’une histoire de paradis et de chute, ils s’intéressent de plus en plus à Gn 2-3 comme unité littéraire et à J comme véritable auteur de Gn 2-3. Parmi les exégètes qui, rejetant la théorie documentaire de Welhhausen aussi bien que les hypothèses des ‘suppléments’ et des ‘fragments’, tous ne prônent cependant pas la disparition du Yahviste (J). C’est le cas en particulier de Van Seters24 qui défend 21 L’analyse de Fuss est toutefois peu convaincante tant la chirurgie extrême qu’il fait subir au texte ressemble à un travail de dissection. Outre qu’une telle analyse suppose l’existence de deux sources écrites, elle n’accouche finalement que d’un cadavre. On est loin de la prudence de Gunkel, Speiser et autres von Rad ! 22 Haag, E., DerMenschamAnfang 1970, pp. 1-5, 94-100. 23 Steck, DieParadieserzählung 1970, pp. 19-65, conclusions aux pp. 54-65. 24 Voir son ouvrage Prologue to History 1992, ainsi qu’une synthèse toute récente : « Dating the Yahwist’s History : Principles and Perspectives » 2015. Dans ce dernier article Van Seters écrit (p. 11) : “The references to creation and the primeval history in Second Isaiah, along with appeals to Abraham and the Patriarch Jacob and the implicit promises of land and progeny, together with the many allusions to the Exodus from Egypt and the wilderness wanderings, all these point to a Yahwistic history that includes everything from the creation story to the end of the wilderness wanderings and triumphal entrance into the promised land. There is simply no justification for scholars to split this non-P narrative up into so many different pieces and distribute them to widely separate periods of

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l’existence d’une grande histoire Yahviste s’étendant de la Genèse au livre des Nombres mais en rabaisse considérablement la date jusqu’à la période de l’exil25. Les textes J de l’histoire des origines en font partie intégrante et, contrairement à une opinion assez largement répandue, même le récit J du déluge est cohérent et complet. L’auteur de cette grande fresque est, selon Van Seters, le premier à effectuer l’intégration totale de toutes les traditions depuis les origines jusqu’au partage de la terre de Canaan en passant par l’épopée des patriarches, le séjour en Egypte et l’exode, le Sinaï et les errances du désert. Ecrivant en exil à Babylone, le Yahviste est contemporain du Deutéro-Isaïe auquel il offre en quelque sorte le « texte biblique » dont s’inspire le prophète, lequel, dans le même esprit, rassemble aussi toutes les traditions. Nul besoin donc, selon Van Seters, de recourir à des ‘rédacteurs’ travaillant sur une multitude de fragments. A partir de 1966 commence à paraître le commentaire monumental de la Genèse par Westermann26. Ce commentaire ne sera achevé qu’en 1982, la partie concernant Gn 2-3 datant de 1970. L’auteur affirme d’entrée que « le récit est conçu comme un tout » et qu’il convient, pour l’interpréter, de partir de l’intrigue globale. Celle-ci (Schuld und Strafe), embrassant les deux chapitres, est essentiellement dynamisée par l’interdit de 2,16-17 et par sa transgression au c.3, avec les conséquences qui s’ensuivent : découverte du délit, audition des accusés, sentences et expulsion. Partant de là Westermann décèle, après Gunkel entre autres, deux récits primitivement indépendants et de nature orale : un récit, plus ancien, de création (récit A) et un récit de chute (récit B). Le Yahviste (J) a utilisé et combiné ces deux récits pour donner à l’ensemble sa forme finale. Westermann note en effet que plusieurs éléments du c.2 ne sont pas nécessaires au déroulement de l’intrigue principale de la chute (récit B), à savoir l’introduction (2,4b-6), l’intermède (2,18-24) qui sépare le commandement de la tentation, et le v. 25 time as it suits their ‘redaction’ theories”. Van Seters établit un parallèle entre le Yahviste’ et Nabonide ‘historien’ son contemporain : même souci d’histoire englobant le passé et pérégrinations géographiquement voisines. 25 Parmi les auteurs qui, sans se prononcer sur la datation relative de Gn 1 et Gn 2-3, optent pour une datation préexilique : Winnett, « Re-Examining the Foundations » 1965, pp. 1-5 ; Thompson, P.E.S. « The Yahvist Creation Story » 1971, pp. 197-208 ; Mendenhall, « The Shady Side of Wisdom » 1974, pp. 319334. 26 Westermann, Genesis 1960. pp. 255-269.

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qui n’est pas motivé par ce qui précède mais s’explique par ce qui suit, le v 24 supposant en revanche le v 23. Tous ces éléments forment selon Westermann un récit homogène et complet de création de l’adam (récit A) développant une dynamique propre : – Une introduction ‘exposition’ : 4b-6 – 1ère étape : la création de l’adam en deux temps (façonnage et insufflation) avec, pour résultat un ‘être vivant’ (7), mais non encore achevé. – 2e étape : plantation du jardin et installation de l’adam (8a.b), mais l’œuvre n’est pas complète (18) – 3e étape : les animaux (19-20a), mais l’œuvre n’est pas encore complète (20b) – 4e étape : la femme (21-23) : la création de l’adam est désormais achevée. La notice étiologique du v 24 vient conclure le récit. Si l’on n’a pas su dans le passé, selon Westermann, reconnaître l’indépendance primitive de ce récit de création (A), c’est parce qu’on n’y a généralement vu, par comparaison avec le c 1, que des fragments d’une histoire de création et parce que la création de la femme a été comprise comme le but du récit alors qu’il s’agit uniquement et de bout en bout de la création de l’adam. Ce récit est très particulier dans la mesure où l’adam y est présenté comme une communauté (Gemeinschaft), c’est-à-dire un être foncièrement marqué par l’altérité. Et c’est en raison de cette dimension d’altérité-communauté que J s’en est servi dans son récit du paradis et de la chute axé sur les rapports entre Dieu et l’humanité. La jonction entre le récit du paradis et de la chute (récit B) avec celui de la création de l’adam (récit A) est assurée moyennant plusieurs sutures opérées par J : – l’insertion de 2,9 et 15 qui identifie le jardin de 2,8, exclusivement destiné dans l’ancien récit de la création à la nourriture de l’Homme, avec le paradis merveilleux pourvu d’arbres. – la description du paradis (2,10-14) importée par J d’une autre tradition et encadrée par les vv 9 et 15. – et, bien entendu, l’interdit de 2,16-17 qui va servir d’ancrage au c.3. La raison pour laquelle la création des animaux et de la femme (2,18-24) vient couper la séquence logique entre 2,16-17 et 3,1, s’expliquerait par la volonté de J de faire de l’adam homme-femme le partenaire de Dieu. L’adjonction de 2,25 (J) vient aussi résoudre la difficulté de cette rupture de séquence en faisant le lien avec 3,7.

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Au terme de son étude Westermann reconnaît qu’il est difficile de décider ce qui revient en propre à J, mais il ne se prive pas pour autant d’avancer des hypothèses. Comme c’était déjà le cas dans l’œuvre de Gunkel et de nombreux exégètes soucieux de mettre en lumière des traditions orales, son traitement minutieux de Gn 2-3 laisserait pourtant penser que les récits A (création) et B (paradis et chute) constituent déjà des écrits alors qu’il affirme leur caractère oral et qu’une étude purement littéraire ne saurait donc rendre compte de toute la complexité de Gn 2-3 (258-259). Au vu de la brillante reconstitution opérée par Westermann on peut certes se demander qui, de lui ou de J, est le plus génial ! Stordalen (192196) en fait une recension sévère. Il reste en effet, à défaut de pouvoir reconstituer des récits-sources (écrits ou oraux), à expliquer les nombreuses aspérités du texte en évitant de les ignorer ou de chercher systématiquement à les harmoniser. Il semble bien qu’on ne puisse faire l’impasse de toute critique littéraire ni éviter par conséquent le risque des hypothèses27. De Westermann on peut retenir le principe méthodologique selon lequel le caractère complexe de Gn 2-3 doit être préservé avec la diversité de ses éléments constitutifs interdisant une exégèse indûment réductrice. Il reste, deuxième principe souligné par Westermann, à examiner la contribution de chaque détail à la construction d’ensemble, et c’est là que Westermann prête le flanc à la critique. Kutsch28, dans une étude très bien menée, prend le contre-pied de la reconstruction proposée par Westermann. Il récuse l’hypothèse d’un récit de création préalable à l’œuvre du Yahviste et défend l’unité littéraire de Gn 2-3. C’est J qui en est le concepteur et l’auteur sur la base d’une histoire de transgression. Pour ce faire il aura certes utilisé des motifs – non pas un récit – de création en 27

En ce sens la critique de Wallace 1985, p. 13, à propos de Westermann nous semble malvenue : “Finally, like many other scholars who have proceeded along similar lines, he has identified oral units of tradition by analysing the final written form according to principles of stylistic and content uniformity derived from developed written literature”. Comment peut-il en être autrement ? Si, de l’aveu de Westermann lui-même, on ne peut reconstituer avec certitude les récits oraux sous-jacents, leur existence semble toutefois nécessaire pour rendre compte du texte écrit final. Westermann récuse (p. 258) une approche exclusivement littéraire et historique dans la mesure où “Gn 2-3 n’est pas une création libre de J”. Mais il récuse tout autant la méthode opposée qui consisterait à vouloir expliquer le texte final sans s’interroger sur sa préhistoire. 28 Kutsch, « Die Paradiserzählung Gen 2-3 und ihr Verfasser » 1977.

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y intégrant, détail unique dans l’Ancien Orient, la création de la femme nécessaire à la trame de son récit. Il a pu emprunter aussi les motifs de l’arbre ou plante de vie ainsi que du jardin, parties intégrantes également de son histoire de la faute. L’arbre de la connaissance du bien et du mal, tout comme la création de la femme, est son invention. Il fait en outre le lien entre le récit de la faute ou du paradis et celle du déluge. Prenant appui sur les liens entre Gn 2-3 et la tradition de sagesse, certains auteurs voient dans le texte biblique la thématique du passage ambivalent de l’état de nature à l’état de culture, de l’enfance à la vie adulte, comme c’est le cas pour Enkidu dans l’Epopée de Gilgamesh. Cette interprétation, déjà évoquée par Gunkel (18), est largement développée, entre autres, par Bechtel29 et par Pfeiffer30 selon qui l’adam n’avait nul besoin de la connaissance du bien et du mal dans le jardin de sa « bienheureuse enfance ». L’anthropologie positive en amont du texte devient, par l’opération de l’auteur biblique, une étiologie de la situation négative de l’humanité. Dès lors qu’ils acquièrent la connaissance en mangeant le fruit défendu, l’homme et la femme n’ont plus rien à faire dans le jardin et en sont donc expulsés, renvoyés hors du jardin à leur vie d’adultes responsables. Dieu se trouve ainsi déchargé de toute responsabilité dans les conséquences désastreuses du développement de l’humanité. Schüle31, quant à lui, insiste sur le caractère anti-paradisiaque et anti-eschatologique du récit qui se veut simplement réaliste. C’est aussi la thèse de K. Schmid32 pour qui la sagesse n’est pas l’apanage d’un paradis perdu mais une conquête nécessaire, ambivalente et toujours actuelle. Selon cet auteur Gn 2-3, dont il défend l’unité littéraire contre les ‘chirurgiens’ de la critique traditionnelle, 29

Bechtel, « Genesis 2,4b-3,24. A Myth about Human Maturation » 1995, 3-26, p. 7 : “The literary structure of the myth portrays the general stages of maturation into adulthood, with each stage being preceded by a transition and foreshadowing of an essential aspect of mature adult life”. Ces stades successifs sont : 1) La nature annonçant le processus de la maturation humaine (2,4b-6) ; 2) la création et la petite enfance (2,7-9) ; 3) la transition annonçant la maturation (2,10-15) ; 4) la moyenne enfance (2,16-23) ; 5) la transition à une nouvelle étape (2,24-25) ; 6) l’adolescence avec rite de passage et découverte de la responsabilité et des fonctions sexuelles et sociales (3,1-19) ; 7) le passage à la vie adulte par l’expulsion (3,20-24). 30 Pfeiffer « Der Baum in der Mitte des Gartens » 2001 (voir p. 13). 31 Schüle, DerPrologdeshebräischenBibel 2006 (voir p. 37). 32 Schmid K., « Die Unteilbarkeit der Weisheit » 2002 (voir p. 37).

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pourrait être un complément dû à un écrivain post-P. Blenkinsopp33 s’appuie, lui aussi, sur les traditions de sagesse, en particulier le livre de Job, pour situer le récit aux alentours du 5ème siècle. Il développe, suivi par Brueggemann34, la thèse selon laquelle Gn 2-3 serait à lire en parallèle avec l’histoire de la succession de David (2 S 11- 1 R 2). Ni récit de chute, ni récit explicatif de l’apparition du mal, ni récit de l’origine de la mort (personne ne meurt dans le texte), ni présentation moralisante du péché et de la sexualité, Gn 2-3 est, selon Brueggemann, à comprendre comme une critique de l’institution royale (salomonienne) et une peinture du caractère ambigu de la sagesse35. Cet auteur se montre surtout soucieux de faire une lecture canonique, théologique et dialectique de Gn 1 (P) et Gn 2-3 ; 4 ; 11,1-9 (J)36. La thèse de l’adam comme archétype royal a été reprise par Wyatt37. Celui-ci, après beaucoup d’autres, distingue un récit plus ancien de création (2,4b-7. 18-24 et 3,20-21) d’une histoire d’Eden (2,8-17.25* ; 3,1-19. 22-24) incorporée dans la première à l’époque exilique. Le récit final aurait pour but d’expliquer l’apparition et la chute du royaume du nord, puis celle de Juda, en raison de leur contamination par le culte cananéen38 de El (plutôt que de Baal) et d’une sagesse déconnectée de l’obéissance aux commandements de Yhwh, avec pour conséquences les déportations d’Israël puis de Juda ‘vers l’est’ (Gn 3,24), loin de leurs royaumes et de leurs sanctuaires39. 33 Blenkinsopp, « Theme and Motif in the Succession History and the Yahwistic Corpus », 1966, pp. 44-57, et Creation,Un-Creation,Re-Creation 2011, pp. 54-60. Entre ces deux écrits Blenkinsopp semble avoir évolué dans sa datation du corpus J, Creation,p. 57 : “The anonymous author of Job, writing no earlier than the fifth century BV, provides clues to the kind of environment which produced not only the episode in question [Gn 2-3] but the entire so-called J narrative strand in Genesis 1-11”. 34 Brueggemann, « David and His Theologian » 1968, 44-57 et « From Dust to Kingship », 1972, 1-18. Voir la critique que fait Schellenberg de cette thèse dans DerMensch 2011, p. 226. 35 Brueggemann, Genesis 1982, pp. 40-44. 36 Ibid.,pp. 11-21. 37 Wyatt, « Interpreting the Creation and Fall Story in Genesis 2-3 » 1981, 1-21. 38 Soggin, dans son étude « The Fall of Man » 1962 1975, avait déjà perçu en Gn 2-3 une polémique anti-cananéenne ; également Thompson, « The Yahwist Creation Story » 1971, p. 206s. 39 Conclusion de Wyatt, p. 20 : “The Eden story, judiciously incorporated into the tradition of the creation of man (in the person of the king)…became a superb vehicle for explaining the rise and fall of the northern kingdom… The

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Rottzoll a publié en 1997 et 1998 une étude40 dans laquelle il propose une reconstitution des strates de la rédaction du récit de la chute (497-499) et de la création (13-14) depuis leurs sources jusqu’à leur reprise par J. Le récit primitif de la chute (3,1-7.22.24) serait un mythe cananéen lié au culte de la fécondité (Elohim = Baal/Hadad). Repris par J (essentiellement 3,8-19.20b.21.23 et 20 et YhwhElohim), il aurait été transformé en un récit anti-canaéen. De même un récit ancien de création, auquel a été ajoutée une ancienne géographie du paradis, est lui aussi repris par J qui le rattache par de multiples points de suture à son récit de la chute (2,4b.6.9.10a.15abα.16.17.23b.24.25). Les mentions de la poussière (2,7), de l’arbre de vie (2,9), de l’être vivant (2,19bβ) et des bestiaux (2,20aβ) seraient probablement des gloses d’origine inconnue. La dissection chirurgicale du texte est poussée à l’extrême au point qu’elle semble démontrer l’unité littéraire de l’ensemble du texte plutôt qu’une histoire rédactionnelle en plusieurs étapes41. Depuis surtout les années 70 et 80, avec, d’une part, la mise en lumière des relectures intra-bibliques42 et, d’autre part, la montée en force des études synchroniques, en particulier structuralistes, sémiotiques et narratives mais aussi canoniques, les chercheurs se désintéressent de plus en plus de la préhistoire du texte et en privilégient l’étude dans sa forme finale. Même les exégètes ‘classiques’, tout en adoptant certains acquis de la critique, portent de plus en plus en plus leur attention sur le texte final. C’est le cas, par exemple, du commentaire de Seebass43. Les structuralistes s’intéressent surtout aux structures de base se révélant dans les oppositions binaires, thématiques et lexicales, pour mettre à jour la mécanique des incorporation of the story into the priestly history during the exile is readily explained, because it came to be seen as wholly applicable to the Judahite monarchy too, in the period of reflection following the Babylonian conquest. At this time the Mesopotamian motif of 2, 10-14 (15) was added.” 40 Rottzoll, « Die Schöpfungs- und Fallerzählung in Gen 2f », 1ère partie : “Die Fallerzählung (Gen 3)” 1997, 481-499, et 2ème partie : “Die Schöpfungserzählung (Gen 2)” 1998,1-15. 41 Particulièrement discutable est la séparation littéraire de la séquence de séduction (3,1-7) attribuée au vieux mythe cananéen, et de la séquence de l’enquête (3,8-13) attribuée à J. 42 Cf. l’ouvrage de Fishbane déjà mentionné, BiblicalInterpretationinAncient Israel 1985. 43 GenesisI.Urgeschichte(1,1-11,26) 1996.

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textes44. Le travail de Walsh45 est un bon exemple de cette approche, avec le mérite d’épargner au lecteur le jargon hermétique qui alourdit trop souvent les études structuralistes et habille parfois de termes savants les truismes les plus élémentaires. van Wolde46publie en 1989 une étude sémiotique de Gn 2-3. Les narratologues, de leur côté, plus en vogue aujourd’hui, sont surtout attentifs à la dynamique des récits et donc à l’intrigue en jeu. Sans nier nécessairement l’existence – au moins orale – de traditions en arrière-plan de Gn 2-3, sans nier non plus l’apport parfois nécessaire de la critique rédactionnelle47, tous ces auteurs ‘synchronistes’ estiment généralement que l’exploration archéologique du texte, outre qu’elle n’aboutit qu’à des résultats hypothétiques, est d’un intérêt secondaire pour l’intelligence du récit biblique. C’est ainsi que Levin48 voit dans Gn 2* une anthropogonie ‘retravaillée’ par l’auteur/rédacteur de Gn 3* en une histoire de péché. Plusieurs commentaires, en particulier dans le monde anglophone, s’inscrivent dans cette optique synchronique49. Dans une étude à la fois historico-critique et narratologique très fine et bien équilibrée de Gn 2-3 le Suédois Mettinger50 arrive à la conclusion qu’aucune ‘chirurgie’ littéraire ne s’impose. Pour cet auteur l’histoire de l’Eden, « réponse au récit Sacerdotal 44 Voir le numéro spécial de la revue Semeia 18 (1980) intitulé Genesis 2 and3 :KaleidoscopicStructuralReadings. 45 Walsh, « Genesis 2:4b-3:24 : A Synchronic Approach » 1977. 46 van Wolde, A Semiotic Analysis of Genesis 2-3 : A Semiotic Theory and MethodofAnalysisAppliedtotheStoryoftheGardenofEden 1989. 47 Voir à ce sujet la position très équilibrée de Carr portant sur la structure d’ensemble de la Genèse : « Βιβλος γενεσεως Revisited : A Synchronic Analysis of Patterns in Genesis as Part of the Torah » 1998, et l’introduction (pp. 3-23) de son œuvre majeure, ReadingtheFracturesofGenesis.HistoricalandLiterary Approaches, 1996. 48 DerJahwist, FRLANT 157, Göttingen, 1993. 49 Voir, entre autres, Brueggemann, Genesis,1982 ; Wenham, Genesis1-15, 1987 (p. 51 : “The critical consensus is that these chapters are almost entirely the work of the Yahwist, who is regarded as the main author of Genesis”, Wenham datant cette œuvre de l’époque salomonienne) ; Hamilton, TheBookofGenesis. Chapters1-17,1990 ; Mathews, Genesis1-11:26,1996 ; Waltke, Genesis, 2001 ; Collins, Genesis1-4,2006 ; Mettinger, TheEdenNarrative ; 2007. 50 Sans éviter des développements et un jargon parfois un peu abscons (p. ex. pp. 42-46). A mon sens, le ‘péché mignon’ de nombreuses études structurales et narratologiques est d’habiller en langage compliqué des observations ou des évidences qui relèvent parfois du simple bon sens. Stordalen, dans le chapitre 9 de son EchoesofEden(“A Sketch of the Eden Story”) n’échappe pas complètement à cette critique. Voir aussi Walsh, « Genesis 2:4b-3:24 » 1977.

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de la création en Genèse 1 » (59), est une unité littéraire bien structurée autour du thème central de la désobéissance et de ses conséquences et sur la base de quatre motifs récurrents : le travail du sol (2,5.15 ; 3,23), l’homme poussière (2,7.19 ; 3,23), la vie (2,7 ; 3,20.22) et l’arbre de vie (2,9 ; 3,22.24). A la lumière du mythe adamique (Ez 28 et Job 15,7-8) et de la tradition deutéronomiste, il définit l’intrigue comme un test d’obéissance. L’arbre de vie, métaphore pour l’immortalité, fait partie intégrante de l’intrigue et fonctionne comme la récompense de la réussite éventuelle du test d’obéissance. Le lecteur en est informé par le narrateur mais les personnages du récit, eux, n’en ont pas connaissance51. David Carr52, s’appuyant à la fois sur une approche synchronique et sur une critique diachronique, publie en 1996 un ouvrage important sur l’histoire de la composition de la Genèse. Il y voit deux sources (qu’il appelle ‘strands’) primitivement indépendantes l’une de l’autre – P et non-P – dont un rédacteur ou éditeur ultérieur (Rp) a opéré la ‘conflation’ pour aboutir au texte final. En ce qui concerne non-P, cette source, qu’il dénomme ‘proto-Genèse’, incluait dans son état primitif l’histoire des origines et celle des trois patriarches autour du thème central de la promesse et serait à situer entre ~722 et ~570, sans doute postérieure à la réforme de Josias. L’histoire proprement dite des origines, « the creation-totower non-P primeval history » serait plus ancienne et auraient été incorporée dans la proto-Genèse (241). Le récit P, primitivement indépendant de la ‘proto-Genèse’ non-P, en serait cependant une version opposée (‘counterwriting’), et serait donc plus tardive. Carr trouve dans le récit du déluge le modèle de la composition non seulement de l’histoire des origines mais aussi de toute la Genèse. Il reconnaît que son argumentation présuppose que la version primitive non-P est « non- ou pré-deutéronomistique » (170). CQFD ! Le faible écart qu’il pose entre cette version primitive et les ajouts 51 Mettinger sous-estime, à mon avis, la nature de l’arbre interdit pour faire du récit un texte de pure obéissance. A propos de cet ouvrage et, plus largement de la méthode narrative, on peut observer que la cohérence narrative d’un texte n’exclut pas la présence en amont de traditions, sinon de sources, différentes. Il semble bien, comme le montrera le commentaire et pour ne prendre qu’un exemple, que l’arbre de vie et l’arbre du savoir relèvent de traditions hétérogènes. En faire le constat ne met pas nécessairement en cause l’unité littéraire du récit et ne peut que donner plus de poids au génie créateur de l’écrivain final. 52 Carr, ReadingtheFracturesofGenesis.HistoricalandLiteraryApproaches, 1996.

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d’inspiration deutéronomiste préalables à la version P, laisse planer un doute sur le présupposé. Plusieurs monographies importantes parues depuis les années 80 sont également venues enrichir notre intelligence du texte. Elles portent sur les grands thèmes et symboles présents en Gn 2-3 et leur enracinement aussi bien dans la Bible que dans l’univers plus large de l’Ancien Orient. H.N. Wallace53 s’est attaché à étudier des thèmes de la création, du jardin d’Eden, des deux arbres et de la sexualité. T. Stordalen54 a entrepris une étude, que l’on pourrait qualifier de quasi exhaustive tant elle est détaillée et documentée, du symbolisme du jardin d’Eden dans la littérature biblique et extra-biblique. Contre Budde, Westermann et autres, il se fait l’ardent défenseur de la présence des deux arbres dans le récit. D.E. Callender55 s’est intéressé à l’imagerie de l’homme primordial dans la Genèse, Ezéchiel, Job et les Proverbes. A. Schellenberg56, quant à elle, a entrepris une œuvre monumentale d’anthropologie biblique sur l’homme image de Dieu dans ses relations à Dieu, aux autres humains et, ce qui est plus original, avec le monde animal. P.T. Lanfer57 pense que, pour l’essentiel, le récit d’Eden fut écrit avant l’exil, sa forme finale, avec en particulier les insertions 53

Wallace, TheEdenNarrative 1985. Stordalen, EchoesofEden 2000. 55 Callender, AdaminMythandHistory 2000. 56 Schellenberg, DerMensch,dasBildGottes ? 2001. 57 Lanfer, Remembering Eden 2012. Contrairement à une opinion largement répandue depuis Ackroyd (ExileandRestoration 1968) et s’appuyant sur les travaux de Schniedewind (HowtheBiblebecameaBook 2004 ; voir en particulier son chapitre 8 “Writing in Exile”, pp. 139-164), Lanfer (10-12) récuse l’idée que l’exil ait été une période d’intense activité littéraire. Schniedevind écrit dans le même sens (p. 140) : “One would expect exile to invite retrenchment rather than intense literary activity. Moreover, the suggestion that writing was a natural response to the attempt to preserve culture is clearly a modern outlook, the reaction of a culture that presumes textuality. Ancient Israel, however, was a society of emerging textuality at the end of the Judean monarchy. Writing was not necessarily the natural cultural response to catastrophe as it would become in a post-Gutenberg world.” Cette opinion de Schniedewind paraît bien discutable, L’écriture (monumentale entre autres) a toujours été un mode de communication pour les gouvernants, dans tous les pays, et à toutes les époques. Dans un pays d’écriture comme la Babylonie à cette époque, il était tout à fait naturel que les élites exilées aient voulu prendre les mêmes moyens d’expression et de communication. On peut aussi évoquer les périodes d’intense activité littéraire en périodes de grands changements culturels et politiques comme le ~5ème siècle en Grèce et les 1er et 16ème siècles de notre ère. 54

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postérieures de l’arbre de vie et de l’expulsion du paradis58, ayant pu être achevée aux alentours de l’exil (12). Il s’est surtout attaché à examiner la réception du thème de l’Eden dans le judaïsme au-delà du canon biblique, dans les écrits de Qumran et jusque dans les lectures chrétiennes. Il constate que la liaison du jardin d’Eden avec le temple originel, présent et eschatologique est au cœur de l’histoire de la réception du texte biblique. O. Keel et S. Schroer59 ont, de leur côté et dans la perspective d’une théologie de la création pour le 21ème siècle, exploré tous les thèmes et motifs des représentations de la création – rivières, montagnes, plantes, arbres, animaux, forces de la nature – aussi bien dans la Bible que dans les textes et l’iconographie de l’Ancien Orient60. Il n’est pas sans intérêt de constater que, dans leur très grande majorité, les interprètes plus récents, influencés et sans doute tempérés dans leurs tentations chirurgicales par les approches synchroniques, défendent l’unité littéraire de Gn 2-3 dans son état actuel, sans pour autant rejeter l’existence de traditions primitivement indépendantes en amont du récit. A la suite déjà de Gunkel les auteurs parlent d’ailleurs plus volontiers de traditions, plus ou moins élaborées et fixées, que de sources. Ainsi peut-on déceler au moins une tradition de création, celle de l’adam. Faut-il y ajouter une autre tradition, étiologique, de la création de la femme ? C’est moins certain. Outre ces traditions préexistantes au texte non-P, on doit aussi évoquer la présence de nombreux matériaux culturels (des Wissenstoffe) utilisés et mis en œuvre par l’écrivain non-P. Celui-ci est de plus en plus considéré comme le véritable créateur littéraire de l’histoire du paradis. Pour beaucoup les ajouts rédactionnels postérieurs au récit non-P seraient limités. Sont le plus souvent traités comme 58 Lanfer, p. 69 : “The effect of the editorial inclusion of the expulsion narrative is to transform a creation narrative about the pursuit of divine knowledge into a narrative including the pursuit of both divine wisdom and immortality.” Lanfer distingue un ‘récit d’Eden’ montrant, contre les récits mésopotamiens, que la sagesse aussi bien que l’immortalité est une prérogative divine et, d’autre part, un récit d’expulsion inséré ultérieurement (“a later editorial frame’’ : Gn 2,9 et 22-24) centré sur le thème de l’immortalité et condamnant la poursuite indépendante de la sagesse dissociée de l’obéissance à la Torah. Cette distinction paraît peu convaincante ne serait-ce qu’en raison de l’exiguïté de sa base textuelle. 59 Keel-Schroer, Creation. Biblical Theologies in the Context of the Ancien NearEast, 2015 (original allemand 2002). 60 Pour les différentes approches et méthodes d’interprétations (critique littéraire, libération, féminisme) voir Rogerson, Genesis1-11.

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tels l’expression ‫( נפש חיה‬P), les mentions étiologiques de 2,24 et 3,20, et surtout la description du jardin en 2,10-14. Un nombre croissant d’exégètes61 attribue le récit à un auteur unique. Si par ‘auteur unique’ on entend l’écrivain responsable de l’ensemble du récit dans sa structure finale il paraît raisonnable en effet d’en convenir. Mais si par ‘auteur unique’ il faut comprendre que l’auteur – J ou non-P – aurait tout composé à partir d’une feuille blanche, une telle position paraît difficilement défendable. Avec Westermann, entre autres, il nous semble nécessaire, au vu des innombrables ‘accidents’ de rédaction comme des multiples motifs entremêlés dans le récit, de faire l’hypothèse d’une préhistoire plurielle du texte écrit. Mais, plutôt que de parler de deux récits primitivement indépendants, l’un (plus ancien) de création et l’autre (plus récent) de paradis-chute reprenant le premier, il nous paraît préférable de parler d’un seul récit (paradis-expulsion) utilisant dans son ‘exposition’ une diversité de motifs (des Wissenstoffe) d’origines diverses. Cette conclusion anticipe l’analyse du texte et, en particulier, l’examen de la question des deux arbres aumilieudujardin.

La chronologie relative de Gn 1 et Gn 2-3 Ces dernières années le champ de l’étude de Gn 2-3 s’est quelque peu déplacé. L’un des problèmes majeurs auquel s’attellent désormais les exégètes est celui de la datation relative de Gn 1 et Gn 2-3. Traditionnellement, rappelons-le, le récit de Gn 2-3 était attribué au document Yahviste (J) du Tétrateuque ou du Pentateuque, et daté de l’époque salomonienne, à tout le moins largement préexilique. La remise en cause de la théorie documentaire GrafWellhausen dans les années 70 a rebattu les cartes au point que l’existence même d’un document J est aujourd’hui contestée62. Nombre d’auteurs préfèrent désormais, en ce qui concerne du moins l’histoire des origines et à défaut d’une véritable identification, parler d’un écrivain non-P. Lui seraient dus, outre Gn 2-3 et 4,1-16, les récits des fils des dieux, du déluge et de la tour de Babel (6,1-5 ; 61 Witte, Die biblische Urgeschichte 1998, fait notablement exception en évoquant un récit ‘protoyahviste’ repris par un rédacteur ‘yahviste’ (RUG) postexilique influencé par la tradition de sagesse pour en faire une théodicée, une ‘hamartiologie’. 62 Voir un bref résumé dans L’Hour,Genèse1-2,4a 2016, pp. 15-17.

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6-8* ; 9,20-26 et 11,1-9) ainsi que certaines séquences généalogiques (4,17-25.26b.29 ; 10,3-19.21.24-30 ; 11,28-31)63. Mis à part quelques exégètes déjà mentionnés qui attribuent au même écrivain la rédaction de Gn 1 et Gn 2-3, la plupart, et c’est notre position, y voient la main de deux auteurs différents. Mais à partir de cet accord majoritaire et de l’accord, général lui aussi, sur la datation exilique de P, plusieurs questions se posent et les réponses divergent : – Quel est le rapport d’antériorité entre Gn 1 (P) et Gn 2-3 (non-P) ? – L’auteur de Gn 1 connaissait-il Gn 2-3 ou, inversement, l’auteur de Gn 2-3 connaissait-il le récit de Gn 1 ? – Si oui, ont-ils, l’un ou l’autre, voulu réagir au récit le plus ancien, le corriger ou le compléter ? – Si Gn 1 est antérieur, faut-il dater Gn 2-3 au plus tôt de la fin de l’exil ? – Dans ce cas, l’importation de Gn 2-3 est-elle le fait de P lui-même mais en tant que rédacteur (PR), ou bien d’un rédacteur (RP) postérieur aussi bien à P qu’à non-P et responsable de la composition finale du Pentateuque ? – Si Gn 2-3, en revanche, est antérieur à Gn 1, de quand le dater ? – Dans ce cas, à qui faudrait-il attribuer la responsabilité de le placer après Gn 1 qui lui serait postérieur ? Serait-ce le fait d’un rédacteur PR ou bien RP ? – Si les deux récits sont littérairement et traditionnellement indépendants l’un de l’autre, quel rédacteur ou éditeur faut-il créditer de leur juxtaposition, voire de leur positionnement dans l’ensemble Gn 1-11 ? De toute évidence les questions soulevées ne concernent pas uniquement les trois ou quatre premiers chapitres de la Genèse, mais bien toute l’histoire des origines comme l’atteste la combinaison des deux ensembles P et non-P dans le récit du déluge et dans les généalogies. La solution apportée au problème de Gn 1 et 63

Pour certains auteurs l’œuvre de cet écrivain ne concernerait que l’Urgeschichte proprement dite centrée sur l’adam et l’adamah(la ‘terre’),à savoir l’histoire du paradis et celle du déluge et se terminerait en 8,22, la suite relevant de la Realgeschichte centrée sur la ’ereç(le ‘pays’). Ainsi Pfeiffer, « Der Baum in der Mitte des Gartens, I » 2000, p. 495.

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Gn 2-3 devra donc valoir pour tous les cas. A titre d’exemple c’est ainsi que procède David Carr64, mais en commençant par l’étude des deux récits – P et non-P – du déluge. Etant donné le caractère programmatique des chapitres 1 et 2-4 dans l’histoire des origines il nous paraît toutefois préférable d’examiner d’abord ces chapitres pour eux-mêmes afin d’éviter le risque de transpositions trop hâtives. On ne pourra toutefois avancer une réponse à toutes ces questions qu’à l’issue de l’examen de l’ensemble. de Genèse 1-11. Les liens, littéraires et thématiques, aussi bien que les différences entre Gn 1 et Gn 2-3 ont donné lieu à des analyses et des hypothèses opposées concernant leurs datations respectives aussi bien que leurs relations réciproques éventuelles. Les différences principales entre les deux textes ont déjà été évoquées plus haut. Il nous faut maintenant évaluer les points principaux parfois évoqués pour accréditer la thèse d’une rencontre entre les deux textes ou d’une réaction de l’un par rapport à l’autre65.

Gn 2,4 Le demi verset 2,4a – Voilà les générations (ou : l’histoire) des cieux et de la terre quand ils furent créés (ou : de par leur création) – ressemble fort au demi verset qui suit (2,4b) : Lejour oùYhwhElohimfitlaterreetlescieux. A côté des ressemblances on note aussi des différences : l’inversion du syntagme ‘les cieux et la terre’ en ‘terre et cieux’, l’absence d’articles en 4b, le verbe ‘créer’ en 4a et ‘faire’ en 4b, les formes verbales à l’infinitif nifal en 4a et qal en 4b, l’absence du nom de Dieu en 4a et l’appellation composée YhwhElohimen 4b. Syntaxiquement autonomes les deux phrases peuvent être traitées soit comme totalement 64 Carr, ReadingtheFracturesofGenesis, pp. 48-68. Carr conclut à la dépendance du récit P par rapport au récit non-P aussi bien dans l’histoire du déluge que dans celle de la création, tout en maintenant que les deux versions du déluge et de la création ont été composées pour exister à part l’une de l’autre, un rédacteur (Rp) étant responsable de leur ‘conflation’. Si son étude du schéma rédactionnel des histoires du déluge est bien étoffée (elle sera discutée le temps venu), la transposition qu’il en fait pour Gn 1 et 2-3 l’est beaucoup moins. 65 Voir un bon résumé dans Schellenberg, Der Mensch, das Bild Gottes ? 2011, pp. 186-191 et 238-241. L’auteur se prononce finalement pour l’antériorité de Gn 2-3.

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indépendantes l’une de l’autre, soit comme les deux membres d’une même unité rédactionnelle en parallélisme inversé66. Les partisans de l’unité rédactionnelle du verset tout entier67 se représentent la séquence comme une sorte de chiasme sur la base du syntagme cieuxetterre/ terreetcieux, des verbes créeret faire et de la préposition temporelle be, les différences notées plus haut s’expliquant comme de simples variations stylistiques. Cela donnerait la structure suivante : Voici/voilàlesgénérations/l’histoire  descieuxetdelaterre      quandilsfurentcréés      lejouroùfitYhwhElohim  terreetcieux.

Certains voient ainsi le verset tout entier, dont ils défendent l’unité littéraire, comme faisant lien entre Gn 1 et Gn 2-3. Pour plusieurs d’entre eux tout le verset serait un ajout rédactionnel dû à l’éditeur P, ou même à un éditeur post-P pour ceux qui optent pour l’antériorité de Gn 1 par rapport à Gn 2-3, cet ultime éditeur étant responsable de l’édition finale de Gn 1-3 ou de Gn 1-11, voire du Pentateuque. Cet ajout aurait pour but de lier les deux récits en apportant une conclusion au premier et une introduction au second. De plus en plus rares parmi les commentateurs sont ceux qui font de 2,4a l’introduction au second récit pour la simple raison que l’idée d’une double introduction à Gn 2-3 paraît difficilement acceptable. D’autres exégètes, s’appuyant sur le parallèle avec l’incipit de l’EnumaElish, se refusent à considérer 2,4b comme un ajout rédactionnel et récusent par conséquent l’unité littéraire du verset 2,468. Telle est la position que nous avons défendue dans 66 L’énigme du v 4 a généré plusieurs hypothèses : – unité littéraire du verset tout entier – partie intégrante d’une unité littéraire plus large Gn 1-3 – suture rédactionnelle entre les deux récits – 4a conclusion primitive de Gn 1 – 4a liaison rédactionnelle entre les deux récits – 4b introduction primitive à Gn 2-3 – 4b introduction rédactionnelle à Gn 2-3 Pour les différentes hypothèses et leurs défenseurs, voir Bührer, AmAnfang, p. 148s. 67 Wenham, Genesis1-15, p. 49s. 68 Ainsi Steck, Die Paradieserzählung, p. 28 ; Witte, Die biblische Urgeschichte, pp. 53-56. Pour cet auteur, 2,4a, primitivement situé avant Gn 1,1 et déplacé ensuite par un rédacteur pour faire le lien avec le récit suivant et pour faire de Au commencement Dieu créa une introduction programmatique au

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notre commentaire de Gn 169. Le demi verset 4b ferait partie intégrante du récit 2-3, seule l’adjonction de Elohimà Yhwh pouvant, selon certains, être due à l’intervention d’un rédacteur. Cette question particulière sera examinée plus loin. Le problème de l’unité ou non du v 4 a déjà été discuté dans le commentaire du chapitre 1. Nous avons opté pour l’attribution de 4a à P (ou PR) comme conclusion de son récit, et celle de 4b à l’auteur non sacerdotal comme introduction au second récit. Il suffit ici de rappeler brièvement notre argumentation. Outre l’emploi du terme structurel toledôt typiquement sacerdotal70 en 4a, quatre raisons principales ont guidé notre choix : 1) le fait que 4b est caractéristique des incipits dans les textes mésopotamiens de création et constitue par conséquent une introduction complète et suffisante au récit qui suit. 2) le fait que 2,4a forme inclusion avec 1,1. Si le terme toledôt introduit toujours la descendance ou l’histoire qui suit, on trouve cependant une composition analogue à 4a en Gn 10,20.31.32 (telsfurentlesfilsdeCham,deSem,desclansdesfilsdeNoé) où il est fait référence aux listes qui précèdent. De plus, le syntagme toledôtdescieuxetdelaterreest un hapax, ce qui confirme l’originalité de son emploi en Gn 1-2,4a. 3) le fait que les articles définis en 4a – lescieuxetlaterre – renvoient naturellement à ce qui précède, cad. les cieux et la terre dont il a été question précédemment, plutôt qu’à ce qui suit. La figure de chiasme évoquée en faveur de l’unité littéraire de tout le verset 4 est en réalité moins évidente qu’il n’y paraît, les toledôt de 4a n’ayant pas de contrepartie en 4b, ni, en 4a, le nom Yhwh Elohim de 4b. La formulation terre-cieux en 4b n’est pas à comprendre comme une reprise inversée de 4a71 mais s’explique plus probablement comme la reprise d’un motif premier récit de création. Voir Bührer, Am Anfang, p. 147. Cette hypothèse paraît hautement spéculative. 69 Voir aussi, dans le même sens, Bührer, o.c. pp. 142-152. Contre Stordalen, « Genesis 2,4 », 1992, pp. 163-177. 70 Ce terme est évidemment indissociable, bien que son emploi en 2,4a soit formellement unique, des fameuses toledôt de P dans la Genèse. Se pose alors la question de savoir si c’est l’œuvre de PR (l’auteur du récit de Gn 1 en tant qu’éditeur de la structure globale de Gn 1-11) ou de RP (le dernier rédacteur sacerdotal de la Torah, quelle que soit l’extension de la synthèse sacerdotale). 71 Le parallèle parfois invoqué de Gn 5,1 et de Nb 3,1 en faveur de l’unité littéraire de Gn 2,4 n’est pas jugé pertinent par Witte, Die biblische Urgeschichte 1998, p. 54s.

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traditionnel de création dont se serait servi l’auteur non-P en introduction à son récit de paradis et de transgression. 4) le fait que l’infinitif nifal‫ בהבראם‬renvoie aussi aux ‘créations’ qui viennent d’être rapportées, le verbe ‫ ברא‬n’apparaissant qu’en Gn 172. Autres liens rédactionnels évoqués entre Gn 1 et Gn 2-3 – L’expression nefeshḥayyah, que l’on trouve en 2,7 pour l’adam et en 2,19 pour les animaux, est une expression propre à la tradition sacerdotale où elle désigne généralement les animaux (Gn 1,20.21.24.30 ; 9,10.12.15.16 (ici les animaux, l’adam compris) ; Lv 11,10.46 ; Ez 47,9). Son insertion en 2,19 paraît maladroite et pourrait laisser penser à une intervention sacerdotale. – Le fait que Dieu parle à la première personne du pluriel en 1,26 et 3,22 pourrait aussi laisser penser à une formulation d’un même rédacteur, d’autant plus que dans les deux textes il est question de la proximité de l’adam et de Dieu : ennotreimage etcommenotreressemblance…enl’imagedeDieu(1,26s) et vousserezcomme desdieux(3,5)…commel’und’entrenous (3,22). – Les références aux plantes et aux animaux sont partiellement communes aux deux textes, de même que le vocabulaire de nourriture. – L’expression Iln’estpasbon…de 2,18 pourrait être une allusion contrastée aux sept évaluations – etDieuvitquec’étaitbon– du chapitre 173. 72

Pour un rappel de la discussion concernant l’unité ou non de Gn 2,4a et 2,4b, voir la présentation toute récente de Bührer, Am Anfang, pp. 142-152. Bührer note (p. 149) que, dans une lecture synchronique, 2,4a peut servir à la fois de conclusion rédactionnelle au c 1 et d’introduction rédactionnelle à Gn 2-3. De toute façon, selon lui et d’autres auteurs (ainsi Carr 1998, p. 165), ce premier demi-verset est un ajout rédactionnel qui a pour but de lier les deux récits. Il m’a paru plus ‘économique’ de l’attribuer à P ou PR en raison de l’inclusion avec Gn 1,1. 73 Voir les études récentes de Ramantswana : « Humanity Not Pronounced Good : A Re-Reading » 2013, 425-444 ; « Humanity not Pronouced Good : Humanity’s Death » 2013, 804-818. L’A ne se préoccupe pas des sources éventuelles, qu’en réalité il récuse (p. 432), mais fait une lecture synchronique de l’ensemble 1-3, donc dans sa forme finale. Il y voit un unique texte ‘polyphonique’ de création de nature ‘dialogique’ (426). Son argumentation selon laquelle, contrairement à la lecture faite communément, l’humanité n’est pas considérée

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– Le nom composé YhwhElohim est considéré par la majorité des auteurs comme une combinaison rédactionnelle, le mot Elohim étant pour les uns un ajout rédactionnel dû à l’écrivain sacerdotal et, pour d’autres, le fait de l’auteur de Gn 2-3 voulant souligner que le ‘Dieu’ de Gn 1 n’est autre que Yhwh. De ces points de contacts faut-il conclure, avec Schellenberg (240), que la seule explication possible est que l’un des auteurs aurait eu connaissance de l’autre texte ? Et si oui, lequel ? Whichisfirst ? L’un est-il ‘rédacteur’ ou Ergänzer de l’autre qui serait donc la seule véritable ‘source’ (Quelle) ? Ou bien sommes-nous en présence de deux sources primitivement indépendantes rassemblées par un rédacteur postérieur (RP) ? Ce RP aurait-il favorisé l’une des sources ou bien serait-il resté neutre dans son assemblage, se contentant de laisser coexister deux traditions rivales indépendantes dans un ensemble devenu polyphonique ? Dans l’éventualité d’une activité éditoriale et éventuellement rédactionnelle74 postérieure aux deux sources et responsable de l’état final du texte biblique, dans quel milieu théologique et à quelle époque faudrait-il la situer ? Ces questions concernant les rapports entre Gn 1 et Gn 2-3 portent bien évidemment sur l’ensemble de l’histoire des origines (Gn 1-11) où la recherche traditionnelle a pu détecter la présence de deux comme ‘bonne’ dans le c 1 est pour le moins très hypothétique et peu convaincante. La soi-disant absence d’évaluation de l’humanité en Gn 1 constitue la base de toute l’argumentation de R. qui va jusqu’à imaginer ce que l’auteur du c.1 aurait pu ou dû écrire s’il avait voulu dire que l’humanité est ‘bonne’ (428-431) ! Comme l’auteur ne dit pas que l’homme est ‘bon’, R conclut : “The absence of the evaluation formula serves as an intentional literary technique by the author to create openness in the text. In so doing, the author generates suspense and anticipation in the story” (432) ; “The suspense and anticipation in Gen 1:26-30 is resolved in the second creation narrative, Gen 2:4b-3:24, which functions for the most part as a resumption of the sixth day of creation in the first creation narrative” (815). Par ailleurs son argumentation (436s) selon laquelle la création des animaux précède celle de l’adam en Gn 2 comme en Gn 1 (le wayyiçer de 2,19 étant rendu par un plus-que- parfait) est difficilement recevable. Malgré leur valeur très stimulante les études de Ramantswana pèchent par un grand oubli : elles ne prennnent absolument pas en compte les différences criantes de thèmes, de vocabulaire et de style entre Gn 1 et Gn 2-3, ce qui, pour une lecture synchronique, me paraît être un défaut majeur. Dans son commentaire de Genesis1-11,26, 1996, Mathews défend, lui aussi, l’unité d’auteur de Gn 1 et Gn 2-4-25, p. 188. 74 L’activité purement ‘éditoriale’ se limiterait à des jonctions minimales tandis que l’activité ‘rédactionnelle’ impliquerait davantage d’interventions dans les textes.

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traditions, voire de deux sources, respectivement P et J. Sommesnous face à une grande histoire P complétée par un rédacteur intégrant d’autres matériaux traditionnels tels que ceux communément attribués à J ou non-P aussi bien narratifs (Caïn-Abel, fils des dieux et filles des hommes, Noé*, le déluge*, la Tour de Babel) que généalogiques (aux chapitres 4, 10 et 11) ? A des questions aussi complexes les réponses ne peuvent être simples et comportent nécessairement une part d’hypothèse. Le problème posé n’est pas purement académique comme le laissent parfois entendre les pourfendeurs de l’Überlieferungsgeschichte comme de la Redaktionsgeschichte. En effet, pour la compréhension des textes, il importe de savoir, par exemple, si Gn 1 doit être lu à la lumière de Gn 2-3 ou inversement, ce qui conduirait facilement à en faire une lecture lissée, voire harmonisante, ou si, au contraire, il convient de prendre en compte leurs différences, ce qui conduit à une lecture plurielle et dialectique, voire conflictuelle. Notre choix méthodologique est d’abord d’examiner chaque texte pour lui-même et de se demander s’ils requièrent, ou non, de faire appel pour leur intelligibilité à des croisements littéraires ? Notre choix épistémologique, le lecteur l’aura compris, va dans le même sens : il consiste à ne pas chercher l’harmonie à tout prix et, sous réserve d’analyses précises, de donner primeur à la diversité. De la différence naît le sens. L’unité d’auteur pour les récits de Gn 1 et de Gn 2-3 a encore quelques défenseurs aujourd’hui dans la ligne de Jacob75 et de Cassuto76. Outre Ramantswana, déjà mentionné, il faut citer l’étude, toute récente elle aussi, de Junker-Hillbrands77. Ces auteurs 75 Jacob, B, Das erste Buch der Tora 1934. Voir aussi Kikawada, Before AbrahamWas :TheUnityofGenesis1-11, 1985. 76 Cassuto, Genesis 1944 2005, pp. 71-94. 77 Junker-Hillbrands, « Genesis 1 und 2 », 2015, pp. 195-198. Hillbrands défend par ailleurs la stricte historicité de Gn 1-11. Voir son étude « Der biblische Schöpfungsbericht » 2015, pp. 165-179, et sa conclusion p. 176 : “Die Urgeschichte will historisch gelesen werden. Adam und Eva, Kain und Abel, Henoch und Noah sind als historische Personen und nicht symbolisch gemeint. Die Schöpfungswoche, der Sündenfall, der Brudermord Kains, Sintflut und Turmbau sind als einmalige historische Ereignisse in Raum und Zeit zu verstehen… Die Urgeschichte beinhaltet keine Mythen”. Dans la même ligne : Hamilton, TheBookof Genesis 1990. L’A défend l’unité littéraire, et vraisemblablement mosaïque, de toute la Genèse, mises à part quelques actualisations mineures (par ex. jusqu’àce jour), pp. 11-38. Collins, Genesis 1-4 2006, sans s’attarder (voir cependant les chapitres 3 et 8 où il se montre plutôt critique de la théorie documentaire) sur la préhistoire du texte, s’attache à le lire dans sa continuité : “It is most likely that

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expliquent les différences entre les deux récits par des perspectives propres à chacun d’eux, mais cependant complémentaires. Gn 1 offre un exposé chronologique de la création avec l’adam au sommet d’une pyramide, tandis que Gn 2, sans s’attarder sur toute l’œuvre de création, cible son récit sur l’adam dans une vision anthropocentrique où l’homme est vu d’en haut au cœur du monde créé et selon sa relation à la fois au Dieu créateur universel et au Dieu qui s’est fait présent sous le nom deYhwh, d’où l’appellation composite YhwhElohim. Le verbe relatant la création des animaux en 2, 19 est traduit par ces auteurs au plus que parfait en référence à leur création au chapitre 1. Il serait par conséquent inutile de chercher l’explication des différences dans un quelconque recours à des sources hétérogènes. Il reviendra évidemment au commentaire de vérifier si toutes les différences entre les deux récits trouvent une explication suffisante dans la seule spécificité des points de vue. Parmi ceux – et ils sont majoritaires78 – qui maintiennent une dualité d’auteurs entre Gn 1 et Gn 2-3 deux grandes positions se font face : celle de l’antériorité et de l’indépendance de Gn 2-3 par rapport à Gn 1 et celle, à l’inverse, de la postériorité de Gn 2-3 et de sa relecture de Gn 1. Une troisième voie consiste à considérer les deux textes comme plus ou moins contemporains et indépendants l’un de l’autre. 1) Selon la thèse ‘classique’ Gn 2-3, œuvre de J et datée de la période monarchique79, voire salomonienne, est antérieur à Gn 1 attribué à P et daté de la période exilique ou immédiatement postexilique. C’est la position défendue dans la grande majorité des commentaires depuis Wellhausen et Gunkel, y compris parmi les plus récents. Tous, loin s’en faut, n’en concluent pas que Gn 1 soit une relecture ou une œuvre corrective de Gn 2-3. En général, les auteurs se contentent de constater la présence de deux sources indépendantes – J et P – avec quelques interventions rédactionnelles d’un rédacteur d’inspiration essentiellement sacerdotale qui serait responsable de l’édition finale de l’histoire des origines. the author or editor of the final form wanted the audience to see the events of Genesis 3 as taking place on the divine Sabbath, since the sixth day ends with everything very good, and Genesis 3 introduces evil into human life” (p. 122). 78 Bührer, « Relative Dating » 2015, p. 372 : “This assumption is hardly controversial”. 79 La présentation sans doute la plus étoffée de cette position classique est celle de H.W. Wolff, « Das Kerygma des Jahwisten » 1964.

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2) L’antériorité, en Gn 2-11, de J – ou désormais ‘non-P’ pour beaucoup80 – est aujourd’hui de plus en plus remise en question et l’hypothèse de l’antériorité de Gn 1 par rapport à Gn 2-3 semble gagner du terrain81. Wenham82, tout en récusant une datation postexilique aussi bien pour P83 que pour J, conclut que, dans Gn 2-11, « J arrange et commente des matériaux qui par convention sont attribués à P, ce qui laisse entendre que J est un écrivain plus tardif que P »84. Sans adhérer à la thèse de Wenham d’une datation monarchique de P et J, plusieurs auteurs au cours de ces 30 dernières années ont avancé, comme lui, l’hypothèse d’une datation post-sacerdotale des éléments non-P dans l’histoire des origines et, singulièrement, celle d’une relecture – midrash ou commentaire – de Gn 1 par Gn 2-3. Blenkinsopp85 souligne les motifs sapientiaux 80

Witte, DiebiblischeUrgeschichte1998, p. 205, récuse cette dénomination, à vrai dire insatisfaisante, et appelle l’ancien récit J ‘weisheitlicheUrgeschichte’ pour éviter de le situer par rapport aux sigles de la théorie documentaire et pour en souligner le caractère spécifique. 81 Pour une discussion des travaux sur cette question voir Witte, Diebiblische Urgeschichte, pp. 26-43 ; Stordalen, Echoes of Eden, pp. 206-213 ; Vervenne, « Genesis 1,1 » 2001, pp. 56-66 ; Schellenberg, DerMensch,dasBildGottes ?, pp. 236-243. 82 Wenham, Genesis1-15. Selon l’A, J est “the last major redactor of the Genesis traditions” utilisant P comme l’une de ses sources et l’élargissant (p. xlis.) ; du même auteur : « The Priority of P » 1999, 240-258. Pour Wenham l’œuvre J dans la Genèse s’appuie, entre autres sources, sur P qu’il commente ou complète (“Priority” p. 253) : ” Where J and P are interwoven, the P material appears to be the more basic and the J material supplementary (e.g. Gen vi-ix, xxxix)” et, plus généralement (p. 258), “wherever P material has been identified, it appears to antedate the J material”. Contre la quasi unanimité des exégètes il attribue aussi à J les formules toledôt, ce qui l’amène à voir en Gn 2,4 une liaison par J des deux récits Gn 1 et Gn 2,5-3,24). 83 Pour une présentation et une réfutation des arguments en faveur d’une datation pré-exilique de P par Kaufman et ce qu’il est convenu d’appeler son ‘école’ (Greenberg, Weinfeld, Milgrom, Friedman, Hurvitz, Zevit) voir Blenkinsopp, « An Assessment of the Alleged Pre-Exilic Date of the Priestly material in the Pentateuch » 1996, 495-518. Blenkinsopp distingue très justement la date, qui peut dans certains cas être très ancienne, de certaines pratiques mentionnées dans P et celle du document P. Voir aussi la réponse de Milgrom à Blenkinsopp, « The Antiquity of the Priestly Source » 1999, 10-22. 84 Genesis, p. xxxix. 85 Blenkinsopp, The Pentateuch, pp. 63-67. Selon lui (p. 93) les textes dits ‘yahvistes’ en Gn 1-11 (2,4b-4,26 ; 5,29 ; 6,1-8 ; 7,1-5.16 ; 8,6-12 ; 8,20-22 ; 9,20-29 ; 10 (5a).8-12*.24-29 ; 11,1-9) ne constituent pasun récit autonome des origines à côté de P, mais uniquement des compléments sous forme de réflexions midrashiques visant, dans une perspective sapientielle influencée par la théologie

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et la terminologie deutéronomiste en Gn 2-3. Ska86, de son côté, repère des compléments rédactionnels non-P dans le récit-source P du déluge. Dans la même ligne Otto87 avance la thèse d’une relecture réactive et même corrective de Gn 1 par l’auteur non-P de Gn 2-3 s’inspirant aussi bien de la tradition deutéronomique que de la sagesse et du prophétisme, tout en estimant que les deux traditions s’inscrivent dans la même période, à savoir celle de l’exil ou très tôt après. P constituerait la ‘source’ tandis que non-P (Ergänzer) en serait un complément. Plusieurs exégètes ont ensuite adopté cette thèse, en particulier Stordalen88, Ouro89, Schüle 90, de Pury91, Mettinger92. Tous ces exégètes s’accordent à reconnaître l’unité littéraire de Gn 2-3 dans son état final et à dater ce récit de la période postexilique. La plupart considèrent que le récit de Gn 2-3 présuppose à la fois une influence de la littérature deutéronomique et la connaissance de Gn 1 dont il fait une relecture de type midrashique et que, de toute façon, les séquences attribuées à non-P (ou à J) en Gn 1-11 ne constituent pas une source autonome mais seulement une collection d’additions successives à la source P. La position de Ska est plus nuancée93. Pour lui les deux deutéronomiste, et à la lumière des désastres d’Israël, à corriger la peinture indûment ‘optimiste’ de P. 86 Ska, « Genèse 2-3 : quelques questions de fond » 2008 2016, pp. 73-78. Wittemberg (« Wisdom influences on Gen 2-11 : A Contribution to the debate about the *Yahwistic’ primeval history » 195, 439-457) voit aussi dans le récit une œuvre anti-monarchique due au ‘peuple du pays’, mais à l’époque royale. 87 Otto, Die Paradieserzählung, pp. 167-192 : “Gen 2,4-3,24 setze damit durchgehend den “priesterlichen” Schöpfungsbericht voraus und sei auf diesen verfasst”. L’A désigne ce rédacteur non-P par le sigle RPt. Otto s’appuie sur l’étude de Lohfink « Die Erzählung vom Sündenfall » 1965, présentée plus haut. Otto voit en Gn 2-3 un récit ‘saturé de sagesse’ (weisheitlichgesättigt), p. 172. 88 Stordalen EchoesofEden, pp. 206-213. 89 Ouro, « Linguistic and Thematic Parallels » 2002, 44-54. 90 Schüle, DerProlog2006, pp. 24-31 ; DieUrgeschichte 2009, p. 54 : “…die Eden-Erzählung versteht sich als Kommentierung, Vertiefung und auch als Korrektur der Erzählung über die Erschaffung der Lebewesen im Allgemeinen und des Meschen im Besonderen.” 91 de Pury, « Pg as the Absolute Beginning » 2007, pp. 28-30. L’A date Pg très précisément entre 539 et 529. 92 Mettinger, TheEdenNarrative, 2007, pp. 11, 59, : “a self-contained unit…a response to the Priestly account of creation in Genesis 1” ; p. 71 : “…to be placed not before the Exile but rather in the Persian era. The text most likely presupposes the Creation Narrative of P in Genesis 1, and other features point to a late date as well”. 93 Ska, LechantierduPentateuque 2016, pp. 54-83, aux pages 80-83.

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récits sont littérairement et théologiquement indépendants l’un de l’autre, tous deux postexiliques et quasi contemporains, Gn 1 développant la vision théocratique (« made in Babylonia ») de l’élite sacerdotale rentrée de Babylonie, et Gn 2-3 exprimant la vision plus locale (« produit du terroir, d’origine contrôlée »)du ‘peuple du pays’. Il voit certes en Gn 2-3 une entreprise concurrente en réaction contre celle, dominante, des élites sacerdotales mais, contrairement aux éléments non-P dans l’histoire du déluge, le récit non-P de Gn 2-3 n’est pas un simple ‘complément’ de Gn 1. Cette question de la relation des deux récits de création, qui ne connaît pas à ce jour une solution définitive, est très importante aussi bien pour la connaissance des débats idéologiques à partir de l’exil que pour la réflexion théologique. Si, en effet, on ne voit en non-P qu’un travail réactif par rapport à P, l’apport de chacun des deux ensembles perd de sa spécificité. Si, en revanche, l’ensemble non-P présente aussi une cohérence et préserve son autonomie, il devient légitime d’en étudier le message pour lui-même. Gn 1-11 ne serait pas à proprement parler une synthèse mais véritablement un dialogue entre deux visions différentes de l’histoire des origines. Même la lecture canonique de Gn 1-11 ne saurait abolir ou réduire ces différences. Le recours à une lecture dite ‘canonique’ des Ecritures n’est d’ailleurs pas sans ambiguïtés. Trop souvent encore on entend par là une lecture unifiante, voire harmonisante, de la Bible, d’où les nombreuses et vaines tentatives de déceler ‘le canon dans le canon’ comme clé interprétative. Si toute la Bible doit être considérée comme ‘Ecritures’, il ne s’ensuit pas qu’elle doive être lue comme une synthèse théologique. Ainsi que l’a montré Sanders94, « la Bible est essentiellement diverse » et donc la seule lecture qui lui soit adéquate doit aussi le demeurer, ce que nous entendons par une lecture dialectique des Ecritures. 3) D’autres auteurs, toutefois, tout en acceptant la thèse d’une datation tardive du récit non-P, non seulement de Gn 2-3 mais également de tous les mini-récits non-P dans l’histoire des origines, se refusent à voir en Gn 2-3 une relecture de Gn 1. C’est le cas de 94

Sanders, IdentitédelaBible 1975, p. 145. L’auteur poursuit : “Le refus lui [à la Bible] est inné d’absolutiser toute position particulière, d’en faire le seul lieu où tous les hommes puissent vivre sous la souveraineté de Dieu… La Bible présente Dieu comme moins immuable que toujours en mouvement… On n’apprivoise pas Dieu, non plus qu’on ne l’évite. Dans une Bible aussi diverse, il demeure Dieu à jamais”.

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Vervenne95 qui réfute un à un les arguments avancés par Otto et rejette la dépendance littéraire de Gn 2-3 par rapport à P. Plusieurs auteurs défendent également l’originalité et l’indépendance du récit non-P, du moins au niveau de ce que certains appellent le ‘protoyahviste’. Ainsi Pfeiffer96, Witte97 et Gertz98. Ces auteurs n’excluent pas des ajouts postérieurs plus ou moins importants. A titre d’exemple, Witte s’oppose à Otto et voit dans la ‘strate yahviste’99, qu’il appelle le ‘protoyahviste’, un récit totalement indépendant qui n’a pas été composé en fonction de Gn 1 comme suite ou complément au récit sacerdotal (166). Cette strate autonome ‘yahviste’ des origines (« un enseignement sapientiel sur l’Homme », 200) préalable à la reprise par un rédacteur, aurait vu le jour, au plus tôt, dans les cercles sapientiaux des ~6e-5e siècles et serait donc pratiquement contemporaine de P, sinon même postérieure, sans que l’on puisse toutefois déceler une quelconque dépendance littéraire par rapport à P (204s). C’est seulement au niveau du rédacteur final (RUG) qu’intervient une telle relation entre les deux ensembles (P et ‘J’) de l’histoire des origines. Ce rédacteur post-sacerdotal, auquel Witte accorde une grande importance, a construit son histoire des origines en se servant de l’histoire sacerdotale comme cadre (192). 95

Vervenne, « Genesis 1,1-2,4 » 2001, pp. 35-80, en particulier pp. 56-64. Pfeiffer, « Paradies/Paradieserzählung » 2006. 97 Witte, DiebiblischeUrgeschichte, pp. 151-205. En ce qui concerne spécifiquement Gn 2-3, l’A conclut (p. 166) : “An keiner Stelle dieser vorendredaktionnellen Erzählung wird deutlich, dass sie bewusst auf den « priesterlichen » Schöpfungsbericht hin komponiert ist… Die vorendredaktionelle Erzählung in Gen 2,4b-3,23* bietet eine in sich geschlossene, eingenständige Komposition.” Voir, p. 333, la répartition que fait Witte des deux couches, ‘protoyahviste’ (“Anthropogonie und Kulturbegründung”) et traitement yahviste postérieur (“Hamartiologie und Theodizee”). A notre avis, ce que dit W de l’étape ‘protoyahviste’ vaut également pour la seconde. 98 Gertz, « Gott und Mensch » 2004. L’A conclut (p. 222) : “… die Paradieserzählung und ihr ursprünglicher Kontext nicht als Ergänzung zu einer priesterschriftlichen Urgeschichte konzipiert worden sind. Es handelt sich vielmehr um den Bestandteil eines selbständigen Literaturwerks dessen Verbindung mit der priesterschriftlichen Texten redaktionneller Natur ist.” 99 Witte, n’acceptant pas la dénomination non-P jugée trop vague, retient celle de ‘Yahviste’ (avec guillemets) en précisant qu’il ne s’agit pas là de la source J de la théorie documentaire. Voir pp. 192 et 333 les textes qu’attribue Witte au ‘protoyahviste’, textes qui n’ont jamais selon lui constitué une unité littéraire et que, moyennant ‘ponts’ et élargissements, il a rassemblés et organisés dans le cadre de l’histoire sacerdotale des origines pour composer l’histoire biblique des origines. 96

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Son œuvre, culturellement proche de Qohélet, s’inscrit dans l’horizon de la sagesse tardive de la fin du 4ème siècle (329s). On lui doit en particulier la double appellation Yhwh Elohim, laquelle serait donc rédactionnelle bien que reprenant une confession liturgique authentique. Avec la description du paradis (2,9b—15) et la finale (3,22.24), également du même rédacteur RUG, cette appellation doxologique aurait pour but de diriger le regard du lecteur vers le temple de Jérusalem et sa liturgie. Bührer100, de son côté, a tout récemment consacré un ouvrage important à l’étude de Genèse 1-3 et tout particulièrement, comme le souligne le sous-titre de son ouvrage, à celle de la chronologie relative des deux récits. Il récuse les arguments avancés par Otto, Blenkinsopp et autres, d’une dépendance littéraire du récit non-P (Gn 2,4b-4,26) par rapport à la littérature deutéronomique et à la sagesse tardive. Les liens lexicaux et thématiques relevés entre Gn 24 et ces ensembles n’autorisent en rien l’hypothèse d’une quelconque dépendance littéraire de textes à textes. Tout au plus il ne s’agit là, selon Bührer, que d’un fonds culturel commun. Le thème du jardin d’Eden évoqué en Ez 28 est antérieur au prophète exilique, ce thème étant initié par le récit de Gn 2-3. Au terme de sa longue étude Bührer tire les conclusions suivantes (369-381) : le récit non-P de Gn 2-4 constitue une véritable unité littéraire totalement cohérente et auto-suffisante et ne saurait de toute façon être une relecture, un complément ou un correctif de Gn 1, texte que l’écrivain ne connaît pas et qui, daté de la seconde moitié du 6ème siècle, lui est très probablement postérieur. Il n’est pas à exclure que non seulement la tradition qu’il met en forme mais le texte lui-même de Gn 2-3 soient préexiliques. S’il n’est pas impossible que l’auteur P ait eu connaissance de Gn 2-3, rien toutefois ne permet de l’affirmer avec certitude. Contrairement à Witte il considère la description du paradis aussi bien que l’appellation double Yhwh Elohim comme ursprünglich dans le récit de Gn 2-3. Les datations relativement hautes défendues par Bührer nous paraissent devoir être soumises à discussion. A titre provisoire et à charge de vérification, il apparaît que les différences lexicales et thématiques entre Gn 1 et Gn 2-3 sont plus 100 Bührer, Am Anfang…Untersuchungen zur Textgenese und zur relativchronologischen Einordnung von Gen 1-3, 2014. Voir aussi son article « The Relative Dating of the Eden Narrative Gen*2-3 » 2015, où il critique et rejette les positions d’Otto et autres.

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nombreuses et plus manifestes que les points de contact. Je ne vois pas d’argument contraignant en faveur d’une dépendance littéraire ni même en faveur d’une dépendance purement thématique (correction ou complément), dans un sens ou dans un autre. L’argument selon lequel Gn 2-3 viendrait corriger ou compléter Gn 1 et lui serait donc postérieur est très tentant, mais on peut d’ailleurs se demander si ce regard sur Gn 2-3 n’est pas surtout le fruit de notre mentalité moderne plus sensible aux désordres du monde et de l’humanité et instinctivement soucieuse sinon de corriger, du moins de rééquilibrer la vision jugée trop optimiste de Gn 1. Les lecteurs que nous sommes se sentent en effet plus naturellement chez eux dans le récit plein d’ambiguïtés de Gn 2-3 que dans la célébration émerveillée de Gn 1. Concernant la datation des textes, tous deux sont profondément ancrés dans des traditions déjà fortement articulées : tradition sacerdotale et prophétique pour Gn 1 et traditions sapientielles et deutéronomiques pour Gn 2-3. On peut rappeler à ce sujet que si le récit P de la création trouve de nombreuses résonances chez les prophètes et dans les psaumes il ne s’ensuit pas que ce récit leur soit antérieur, mais plutôt le contraire. Il est vraisemblable qu’il en soit de même pour Gn 2-3 et ses sources d’inspiration. Par conséquent l’option d’une datation relativement tardive, exilique ou postexilique pour les deux textes semble tout à fait plausible et même probable. Le silence de la Bible hébraïque sur le récit non-P pourrait certes s’expliquer par le fait que l’histoire de la chute n’ait pas été de nature à nourrir la liturgie. Il reste d’ailleurs à voir si ce n’est pas aussi le cas pour les autres textes non-P de l’histoire des origines telles, en particulier, que l’histoire de Caïn et Abel et celle de la Tour de Babel. Cette explication d’un silence aussi massif paraît toutefois un peu courte… Tous ces récits s’avéreront en revanche très inspirants pour les développements midrashiques du judaïsme, puis du christianisme. On peut penser que les deux ensembles sont tardifs et peut-être même relativement contemporains mais la date et l’éditeur responsable de leur combinaison dans l’histoire des origines demeurent sujets à discussion (RP ou non-PR ?). Avant de prendre plus fermement position sur le sujet de la datation relative de Gn 1 et Gn 2-3 et, plus largement de P et non-P dans l’histoire des origines, nous choisissons, comme mode opératoire du commentaire, de partir du texte de Gn 2-3 tel qu’il se présente, en nous basant sur l’opinion la plus commune selon

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laquelle ce récit constitue un ensemble littéraire cohérent et différent de Gn 1. Traditionnellement et littérairement indépendants ou non l’un de l’autre, les récits de Gn 1 et 2-3(4) se présentent à la suite l’un de l’autre. Ce fait canonique, quelle que soit la solution apportée au problème de leur datation relative et, éventuellement, de leur relation mutuelle dans un sens ou l’autre, commande aussi une autre lecture et l’exégète ne peut en faire abstraction. Cet assemblage en effet constitue le premier stade de la réception des textes et, sans effacer les particularités de chaque récit, il convient bien entendu d’en prendre la mesure101, mais cela déborde le cadre précis de ce commentaire.

101 Pour la prise en compte de cette ultime étape canonique voir Thompson, « The Yahwist Creation Story » 1971, pp. 197-208, en particulier p. 199s.

Chapitre 3

Le scénario, la structure et le genre littéraire Un chemin cohérent mais accidenté La linéarité du texte s’impose d’emblée au lecteur naturellement conduit, par étapes successives, de l’état d’un monde sans humains et où rien ne pousse encore jusqu’à l’expulsion de l’humanité hors du jardin d’Eden pour y exercer son métier de laboureur en attendant son retour à la glaise dont il provient. Le récit relate un drame cohérent avec introduction, épreuves et conclusion. Toutefois, derrière cette séquence apparemment très fluide, le lecteur fait aussi un autre constat qui peut laisser entrevoir la présence d’au moins deux histoires apparemment distinctes : celle de la création de l’humanité au chapitre 2 culminant avec la création de la femme et son union avec l’homme et, au chapitre 3, l’histoire du couple, de sa chute et de son expulsion hors du jardin paradisiaque. S’agit-il de deux récits ou traditions rassemblées et recomposées par l’écrivain responsable de l’état final du texte ? Comment faut-il qualifier ce texte final ? Peut-on parler à son sujet d’une unité littéraire, théologique et anthropologique ? Outre ces deux grands thèmes de création et de chute, un regard plus attentif ne peut en effet manquer de relever la présence de nombreuses aspérités, doublons ou même contradictions, qui pourraient témoigner d’une histoire de rédaction ou d’une technique de composition plus complexes qu’il n’y paraît à première lecture. Ces aspérités sont-elles seulement révélatrices de traditions diverses ? Ou bien sont-elles l’indice de strates rédactionnelles successives ? Ou bien encore faut-il n’y voir que de simples variations narratives dues à un écrivain maître de son art ? Avant de les soumettre à examen dans le commentaire et de tenter d’en expliquer l’origine et la raison, voici la liste de ces petits ‘accidents’ littéraires et thématiques qui semblent mettre à mal l’idée d’un auteur unique : – L’absence de toute végétation, même sauvage, est expliquée par le fait que YE n’avait pas fait pleuvoir et qu’il n’y avait pas d’adam pour travailler le sol (2,5). Or, dans le texte, ce n’est pas

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le travail du sol par l’adam, ni la pluie, qui fait pousser les plantes sauvages, mais YE lui-même (2,9). S’il n’y a pas de pluie, il y a pourtant un ‘flot’ qui monte de la terre et arrose toute la surface du sol (2,6), ce qui, de soi, devrait au moins faire pousser des plantes sauvages. YE fait pousser des arbres dans le jardin d’Eden (2,9) et c’est pourtant à l’adam qu’il confie le travail du sol (2,15). Lors de la création il n’est pas dit que YE fait pleuvoir sur la terre alors que l’absence de pluie (2,6) était présentée comme précédant la création. La même incohérence apparente concerne les buissons sauvages et l’herbe des champs : face à leur absence avant la création aucune mention de leur apparition n’est faite lors de la création. YE plante deux arbres dans le jardin (2,9) alors qu’il n’y a ensuite plus qu’un (3,3), puis encore un deuxième (3,22). Quelle est l’identité de l’arbre aumilieudujardin ? D’après 3,3 c’est apparemment l’arbre de la connaissance, mais à cet endroit il n’est plus fait référence à l’arbre de la vie. Deux fois (2,8 et 2,15) YE installe l’adam dans le jardin. La femme et le serpent ont connaissance de l’interdit (3,2s) alors qu’ils n’étaient pas entrés en scène lors de la formulation de l’interdit (2,16s). La femme ne semble pas connaître la nature de l’arbre au milieu du jardin puisque c’est le serpent qui le lui apprend. A deux reprises l’homme est chargé de cultiver le sol (2,15 et 3,23). Malgré la menace de mort immédiate en cas de désobéissance (1,17), l’homme et la femme ne meurent pas après avoir désobéi mais sont condamnés à souffrir et à travailler jusqu’à leur mort (3,19). Double traitement de la mort : Châtiment en 2,16, la mort n’est plus ensuite (3,19) que le terme naturel de la vie et même la fin de toutes les souffrances. Le travail du sol de simple tâche au début du récit (2,15) devient une punition (3,17-19). Double expulsion de l’adam et double motivation (2,22-24). Double nom de la femme : ’ishshah (2,23) et Ḥawwah (3,21), avec une double fonction : aide et mère. Double vêture de l’homme et de la femme (3,7 et 21). Double peine : souffrances de l’accouchement et du travail, et expulsion du jardin d’Eden.

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– Triple localisation du jardin d’Eden : à l’est (2,8), au nord (2,1014), à l’ouest (3,24). – Doubles gardiens à l’entrée du jardin d’Eden : les kerubim et l’épée tournoyante (3,24). – Que sont devenus les animaux créés (2,19-20) ? Sont-ils, eux aussi, expulsés du paradis ? Le récit n’en dit rien. – D’où vient la peau des pagnes de l’homme et de la femme ? Dieu aurait-il, pour ce faire, tué des animaux qu’il vient de créer ? – L’adam des versets 3,22-24 comprend-t-il aussi la femme ? – Comment expliquer l’intermède de la création des animaux et de la femme qui paraît rompre la séquence logique entre l’interdit et le premier verset du c. 3 ? – Il faut mentionner en outre quelques passages pouvant être des ajouts rédactionnels. Ainsi en est-il de la séquence 2,10-14 avec le possible doublon du v 15, les notices de 2,24 et 3,20. – Enfin, et ce n’est pas la moindre difficulté, comment l’adam peut-il être rendu responsable et coupable d’avoir mangé du fruit de l’arbre de la connaissance puisque, dans la logique du texte, il n’était pas encore, semble-t’il, capable de discerner entre le bien et le mal ? Cette contradiction, au moins apparente, ne cessera de mettre à rude épreuve les neurones des interprètes ! Plusieurs thématiques s’entremêlent aussi dans le récit : celles de la création, de la terre à cultiver, de l’adam et de l’adamah, de la relation entre l’homme et la femme, de la relation de l’un avec l’autre, de la vie et de la mort, de la mort par suite de la transgression et de la mort comme fin naturelle de l’homme, de la connaissance du bien et du mal, de l’interdit et de la transgression, du jardin d’Eden et de l’autre lieu où est renvoyé l’adam. Autant de thèmes qui paraissent renvoyer à des traditions différentes, voire indépendantes. Reste la fameuse et épineuse question du double nom divin Yhwh Elohim qui a longtemps servi de point d’appui à la théorie documentaire des deux sources J et E1. S’agit-il d’une dénomination due à l’écrivain responsable du texte originel ou d’une intervention rédactionnelle, soit de P, soit de non-P, selon que Gn 1 est postérieur ou antérieur à Gn 2-3 ? 1 Voir, par exemple, les études de Fuss, DiesogenannteParadieserzählung 1968 pp. 70-93, et Scharbert, « Quellen und Redaktion in Gen 2,4b-4,13 », 1974, 45-64. Tous deux distinguent deux sources : une Ackergeschichteou Ackerbodenerzählung attribuée à J et une Gartengeschichte ou Gartenerzählung attribuée à E.

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Au vu de ces nombreuses aspérités littéraires et de la multiplicité des thèmes se pose évidemment la question de l’unité du texte et de l’histoire de sa rédaction. Aussi linéaire que puisse paraître le récit en première lecture, ce qui témoigne de toute façon du génie littéraire du compositeur final, la complexité de son œuvre ne fait pas de doute. Peut-on l’éclairer en faisant appel à des interventions rédactionnelles ? Si oui, autour de quelle thématique centrale ? Les doublons apparents en sont-ils vraiment ou ne sont-ils en réalité que des artifices littéraires qu’une analyse narrative suffirait à expliquer ? Il appartiendra au commentaire d’étudier chaque cas, en tenant compte de la liberté créatrice de l’écrivain. Faut-il, comme le pensent plusieurs exégètes, y déceler deux récits primitivement indépendants, un récit de création d’une part et un récit de paradis et de chute ? Tandis que l’histoire du paradis et de la chute semble complète, celle de la création paraît tronquée de certains éléments attendus. En quoi – question subsidiaire – les réponses à toutes les questions touchant à la rédaction du texte, outre qu’elles peuvent apporter un éclairage intéressant à la curiosité de l’exégète, peuventelles enrichir la compréhension du texte final ? Quoi qu’il en soit de l’origine des multiples difficultés que présente le texte et de l’explication qu’on peut en donner, elles ont pour effet de maintenir le lecteur en haleine et dans l’incertitude2. Elles contribuent ainsi à le rendre acteur de sa propre lecture et du sens à lui donner. Pourquoi l’acquisition de la connaissance du bien et du mal serait-elle interdite à l’Homme ? Pourquoi l’homme et la femme ne meurent-ils pas alors qu’ils étaient menacés d’une mort imminente en cas de désobéissance ? Qu’est-ce donc que la mort ? Qui est ce serpent qui siffle sur la tête de la femme ? Pourquoi une bêtise apparemment aussi futile entraîne-t-elle de si funestes conséquences ? Selon que le lecteur est homme ou femme, quel regard porte-t-il ou porte-t-elle sur la compagne ou le compagnon ? Ceux-ci ont-ils connu l’amour dans le jardin d’Eden ? Quel est donc ce Yhwh-Dieu qui reprend aussi brutalement ce qu’il a donné ? Les animaux, qui n’ont rien fait de mal, seraient-ils aussi chassés du paradis ? Pourquoi faut-il que le travail et la mise au 2 Stordalen 2000, p. 217 : “It is as though the narrator puts the reader to a test precisely by not submitting complete information”. Tel est bien l’effet du texte sur le lecteur, mais il est moins certain que ce soit là uniquement un procédé narratif voulu par l’écrivain.

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monde soient causes de tant de souffrances ? Ce paradis, enfin, est-ce un rêve pour continuer d’espérer, ou un mythe trompeur dont il conviendrait de se libérer ?... A la différence du spectacle de la création au chapitre 1 où l’adam n’a en somme qu’à contempler et à prendre le relais de son créateur, le lecteur ici se trouve entraîné malgré lui dans le drame qui se joue. Le lecteur, s’identifiant à l’adam, est d’autant plus impliqué que, en plus de son intelligence et de sa curiosité, tous ses sens sont mis en éveil : il voit, il entend, il sent, il goûte, il touche. Il voit tout ce qui est beau mais il voit aussi qu’il est nu, il entend la voix de YhwhDieu et même le son de son pas dans le jardin, il goûte tout ce qui est bon au manger, il touche le fruit qui va de la main à la bouche et de main en main. Il est heureux mais soudain prend peur et se cache… Le lecteur, par la vertu de la dynamique du récit où, comme le montrera le commentaire, les mots et les noms chargés de symboles et d’évocations titillent sa mémoire et son imagination, devient lui-même personnage de l’histoire. Il lui revient de chercher ses repères et de tracer lui-même son chemin dans un paysage plein d’embûches et, en cours de route, il ne peut éviter de se poser des questions sur lui-même, sur son compagnon et sa compagne, sur les autres, et sur Dieu. Au-delà de toutes les explications que pourront et devront offrir les exégètes, le lecteur ne peut manquer de s’inscrire comme acteur dans le texte qu’il lit. Les questions que tentent d’élucider les exégètes se posent aussi à lui.

Le moteur du récit et son unité A travers la multiplicité et la diversité des thèmes mis en scène dans le récit est-il possible de déceler une trame centrale qui permette de parler d’une unité sinon littéraire du moins dramatique des deux chapitres ? Le thème de la création de l’homme puis de la femme ne semble pas constituer un élément moteur de l’intrigue, tout au plus permet-il de camper les personnages. C’est ainsi que le comprend Westermann qui y voit une ‘exposition’ des données requises par le récit qui suit. Or la création en tant que telle paraît sans suite, seule l’installation dans le jardin conduisant jusqu’à la fin du récit. Par ailleurs et surtout, le jeu des arbres brouille les pistes. Ils sont d’abord deux, l’arbre de la vie et l’arbre de la connaissance du bien et du mal, mais on ne sait pas s’ils sont tous les deux au

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milieu du jardin et seul l’un des deux fait l’objet d’un interdit. Ensuite il n’en reste qu’un, l’arbre de la connaissance au milieu du jardin, et c’est autour de lui que se noue le drame. Tout à la fin réapparaît l’arbre de la vie dont l’accès est désormais fermé. Deux thématiques se chevauchent, celle de la quête de la connaissance et de la sagesse d’une part et celle de la vie d’autre part. L’une atteint son but, mais pas l’autre. Y a-t’il interaction entre les deux ? Faut-il voir dans l’acquisition frauduleuse de la connaissance la cause de l’échec de la quête de la vie ? Entre la connaissance ainsi gagnée et la vie il y a de toute façon opposition. Mais de quelle ‘vie’ s’agit-il ? Est-ce l’immortalité comme semblerait le supposer l’expression pourtoujoursen 3,22, ou bien s’agit-il, plus modestement, d’un allongement de la durée de vie comme dans l’épopée de Gilgamesh, ou encore d’une certaine qualité de vie comme, par exemple, la vie dans l’alliance et l’obéissance à la Loi ? Autant de questions qu’il appartiendra au commentaire d’examiner. En dépit de toutes ces incertitudes confirmant que notre récit puise à plusieurs thématiques et se nourrit sans doute de traditions diverses, en dépit aussi du fait que le c.2 parle surtout de création et le c.3 de chute, l’unité dramatique et littéraire du texte actuel ne laisse pas de doute. L’interdit au c.2 et sa transgression au c.3 en constituent le moteur principal qui fait fonctionner tous les éléments, y compris les plus disparates, en vue d’une seule histoire dont les enjeux sont la vie et la connaissance. Outre que le chapitre 2 met en place le cadre et les personnages de l’histoire plusieurs crochets relient les deux chapitres entre eux : – L’adam installé dans le jardin d’Eden (2,8.15) // expulsé et chassé du même jardin (3,23). – l’adam façonné à partir de la terre (2,7 : ‫אדם‬, ‫עפר‬, ‫ )אדמה‬// retour de l’adamà la terre d’où il a été tiré (3,19 : ‫אדמה‬, ‫)עפר‬. – le travail de la terre (2,15 : ‫ )עבד‬// travail de la terre (3,23 : ‫)עבד‬. – les arbres désirables (‫ )נחמד‬à la vue et bons au manger (‫טוב‬ ‫ למאכל‬2,9) // l’arbrebonaumanger (‫ )טוב למאכל‬délicepourles yeux,désirable…(‫ נחמד‬3,6). – l’arbre de la vie (2,9) // l’arbre de la vie (3,22). – la femme nommée par l’homme (2,23) // la femme nommée par l’homme (3,20) – la nudité harmonieuse (2,25) // la nudité honteuse (3,7.11). Au vu de ces données il paraît clair que le récit, dans sa forme actuelle et quels que soient les ajouts possibles, est à traiter comme

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une unité littéraire3. La majorité des commentateurs en conviennent. L’écrivain non-P n’est pas seulement un compilateur de traditions hétéroclites, bibliques et non bibliques, mais bien un auteur qui s’en est servi pour créer un récit original sans parallèle véritable, on l’a vu, ni dans la Bible ni dans l’Ancien Orient. Comment définir cette histoire ? On l’a traditionnellement, dans le judaïsme et dans le christianisme, définie comme une histoire de péché et même comme celle du premier péché de l’Homme entraînant derrière lui toute l’humanité. ‘Crime et châtiment’, ‘Schuld und Strafe’, ‘Crime and Punishment’, telles sont les définitions qui en sont souvent données ? S’agit-il d’une théodicée visant à exonérer Dieu de toute responsabilité de la présence du mal dans le monde des humains ? S’agit-il d’une critique de la sagesse mal acquise4 ? Ou bien d’un récit visant à expliquer la croissance ambiguë de l’humanité vers son âge adulte ? Ou bien encore d’un récit étiologique de l’origine du mal dans le monde ? Plus simplement l’histoire ne serait-elle qu’une description de type mythique de la situation actuelle de l’humanité dans toute son ambivalence, avec ses rêves, ses compétences et ses contradictions ? Serait-ce une histoire dont le but, à la fois théologique et moral, viserait, à travers une peinture contrastée de la situation de l’humanité, à montrer le chemin de la vie et du salut ? Les lectures possibles sont multiples, mais toutes ne sont pas également adéquates au texte, d’où la nécessité de cerner d’aussi près que possible la colonne vertébrale du récit. 3 McKenzie, J.L., « The Literary Characteristics of Genesis 2-3 », p. 156 : “With the majority of exegetes I accept the story in its present form as the work of one man, and that a mind of no small dimensions” ; Gertz 2004, p. 235 : “Der text von 2,4-4,26 ist literarisch weitgehend einheitlich” ; van Seters, ProloguetoHistory, pp. 107-134 ; Kübel, Metamorphosen, pp. 55-61, défend aussi l’unité littéraire du texte canonique mais au terme d’un ‘métamorphose’ d’une histoire royale de paradis en une histoire universelle deutéronomique de l’adam agriculteur et celle de la connaissance sexuelle de tradition P (pp. 148-150, 162). Selon notre hypothèse, l’unité littéraire est à prendre au sens strict d’un seul auteur (non-P) fabriquant un récit unique en utilisant une multiplicité de thèmes mythiques (création, jardin, serpent) et traditionnels (dtr, sagesse et sanctuaire). 4 Carr, « Politics of Textual Subversion » 1993, p. 591, parle d’une “antiwisdom story”, D’autres interprètes, en revanche, y voient d’abord l’histoire d’une perte de l’immortalité. Si le mythe de l’immortalité et de sa perte sont sans doute à l’arrière-plan de Gn 2-3, le récit, dans son état actuel, semble considérer le retour à la poussière comme une dimension fondamentale de l’humanité.

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La création de l’adam ne s’achèvera qu’avec celle de la femme. Se déroulant en plusieurs étapes elle donne son unité au chapitre 2 tout entier. On a pu donc parler d’un véritable récit de création axé sur celle de l’adam, l’Humanité. Toutefois, il apparaît que cette histoire de création n’est pas fermée sur elle-même, l’interdit du v 17 ouvrant clairement sur la transgression du c 3. A la lumière de cette liaison évidente entre les deux chapitres on comprend aussi que la parfaite harmonie entre l’homme et la femme ainsi que leur nudité heureuse constituent une antithèse de leur situation après la transgression au c 3. Dans son état actuel, il apparaît donc que le récit de création du c 2 n’est pas autonome mais s’intègre dans une histoire plus vaste dont l’interdit et sa transgression constituent le pivot. Il restera à déterminer si le récit de création, en dépit de maints éléments qui lui sont propres, ne vise pas essentiellement à présenter l’Homme paradisiaque du chapitre 2 comme l’antithèse utopique de l’Homme historique du chapitre 3. Si telle est la logique du lien entre Gn 2 et Gn 3, il s’ensuit que le récit global n’est pas à interpréter comme une séquence chronologique, celle d’un état primitif et celle, postérieure, d’une histoire de chute, mais plutôt comme un tableau contrasté en deux panneaux opposés, dont l’un (c 3) décrit la situation historique de l’humanité et l’autre (c 2) sa vocation selon le plan divin. En d’autres termes, le récit ne chercherait pas, contrairement à l’ancienne théologie du péchéoriginel, à expliquer l’origine du mal dans l’humanité mais à mettre en lumière la nature de ce mal et ce à quoi il s’oppose. La forme, certes, est narrative et donc naturellement séquentielle, mais cette séquence narrative a pour but de mettre en évidence une échelle de valeurs et non une suite d’événements : l’homme et la femme sont faits pour vivre en obéissance à Dieu et en harmonie l’un avec l’autre. Le texte est en réalité une fresque à double face. Gen 2-3 n’est donc ni une histoire de vie paradisiaque ni un récit de chute mais la peinture de l’humanité historique face au miroir de ce qu’elle est appelée à être.

L’intrigue et ses ressorts annexes L’intrigue du récit conduit l’adamde sa création à son expulsion hors du paradis. Le scénario se déroule en plusieurs scènes successives autour de la charnière centrale constituée par le commandement

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de 2,17 et sa transgression en 3,6-7 conduisant ensuite aux sanctions et à leur exécution au chapitre 3. Le canevas suivant permet d’en tracer le fil rouge : Création de l’adam et installation dans le jardin d’Eden Commandement / interdit Création des animaux et de la femme Délibération Transgression Conséquences immédiates Enquête sanctions6 Exécution de la sentence

2,4b-15 2,16-17 2,18-235.25 3,1-5 3,6 3,7-8 3,9-13 3,14-19.217 3,22-248

Vu sous cet angle le récit se présente clairement comme un procès et, plus exactement peut-être, comme un procès d’alliance avec rappel des bienfaits du suzerain, énoncé du commandement fondamental, constat de transgression, verdict et application des sanctions. La dynamique du récit est double. Selon une dynamique linéaire, il narre la progression dramatique des événements depuis un état initial (création et paradis) jusqu’à la situation finale des protagonistes (expulsion de l’adamhors du jardin et retrait de Yhwh Elohim dans son sanctuaire). Chaque étape raconte un événement nouveau et spécifique dans la séquence en préparant chacune l’événement suivant. L’autre dynamique est qualitative et verticale, culminant, entre les deux pôles décisifs que sont le commandement (2,16-17) et la transgression, dans la délibération (3,1-6), lieu de la confrontation et de l’incertitude. Selon le point de vue, linéaire ou axial, le lecteur privilégiera soit la logique et l’aboutissement de l’histoire soit l’appel à choisir. Dans le premier cas le drame est joué, dans le second son dénouement est, pour le lecteur, encore en jeu. Plusieurs intrigues annexes, s’enracinant dans des traditions hétérogènes et plus ou moins abouties sont intégrées dans le récit dont ils contribuent à souligner et même à accentuer la tension et donc, pour le lecteur, le suspense : 5

2,24 ne s’intègre pas dans la trame de l’intrigue. Les sanctions de 3,14-19 semblent faire double emploi avec l’exécution de la sentence, ce qui a conduit certains auteurs à y détecter une autre source. 7 Le verset 3,21 fait le lien avec la généalogie du chapitre 4. 8 Les versets 3,22-24 constituent la véritable conclusion narrative du récit. 6

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– des éléments d’un récit de création : 2,4b-7.19a. Réduits au strict minimum, avec un incipit quasi technique et l’évocation d’un avant, ces éléments servent, dans le récit global, à camper les deux personnages principaux, Yhwh Elohim et l’adam,laissant ainsi entendre qu’il va se passer quelque chose entre ces deux êtres. – L’adam et l’adamah. Formé de l’argile de la terre (2,7), l’adam y retourne à sa mort (3.19). Entre temps, il est chargé de la cultiver (2,15) et de la faire produire (2,5) pour en tirer, non sans mal, sa nourriture. Mais cette adamah,situéed’abord hors du jardin (2,7), puis offerte au travail de l’homme dans le jardin d’Eden, est finalement maudite (3,17) et rejetée hors du jardin pour que l’adam le cultive dans la douleur avant d’y retourner (2,23). Les sorts de l’adam et de l’adamah sont intimement liés du début à la fin et suivent le même périple. Harmonieuse au début (2,15), la coexistence de l’adam et de l’adamah devient ensuite laborieuse et même conflictuelle. – L’homme et la femme. Il n’est pas impossible, comme l’ont remarqué certains exégètes, qu’il y ait eu, en amont du texte final, une tradition propre à la femme mère et porteuse de vie comme il y avait une tradition de l’homme cultivateur9. L’apparition de la femme dans un deuxième temps après la création de l’homme (2,22), son statut d’interlocutrice unique du serpent dans la scène de la tentation (3,1-5), son rôle principal dans la transgression (6,6b) contrastant avec son rôle quasi ancillaire dans l’interrogatoire (3,1) et le fait qu’elle ne soit pas explicitement mentionnée lors de l’expulsion de l’adam pourraient en être le signe. Quoi qu’il en soit de cette hypothèse, les deux personnages fonctionnent désormais selon une dimension relationnelle qui apporte au récit un nouveau ressort fait de complicité, tout à tour positive (2,23-25 et 3,20) et négative (3,7.12), aboutissant à la domination de la femme par l’homme (3,16b). Ce drame de la relation altérité-communauté pervertie entre l’homme et la femme se trouve lié à une autre intrigue secondaire : la relation entre l’homme et les animaux. Créés par YE et reconnus / ‘nommés’ par l’homme (2,18-20), ils deviennent, par l’intermédiaire du plus intelligent d’entre eux, ‘ennemis’ des humains (3,15). Ce thème horizontal de la relation-altérité et de sa perversion entre les 9

Fuss, DiesogenannteParadieserzählung 1968, p. 76s.

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créatures de YE suit et illustre le thème vertical de la relationaltérité, pervertie elle aussi, entre YE et sa créature humaine. Les récits de Caïn-Abel, des fils d’Elohim et des filles d’hommes, de Noé et de ses fils ainsi que de la Tour de Babel joueront, en le développant, sur le même registre de la communauté et de l’altérité. – Lesarbresdelavieetdelaconnaissance. Quelles que soient la préhistoire de ces deux arbres et l’éventuelle intégration rédactionnelle de l’arbre de la vie dans le récit final, les deux arbres symbolisent respectivement la vie et la connaissance du bien et du mal et entraînent un conflit entre ces deux grandes aspirations de l’humanité. Le fruit de l’un est interdit mais consommé, entraînant de fait l’acquisition de la connaissance, victoire certes, mais victoire tragique et même mortelle. Le fruit de l’arbre de la vie n’est ni interdit ni consommé, mais après la victoire à la Pyrrhus du couple humain, son accès en est désormais bien gardé. Derrière ce conflit entre deux arbres d’abord présentés côte à côte comme les symboles de la vie en Eden et comme des prérogatives divines, faut-il voir une polémique entre sagesse et crainte de Dieu ou, pour parler un langage moderne, entre raison et foi ? – L’Eden. Le jardin d’Eden est au début, au cœur et à la fin du récit. Entre la création de l’adamhors d’Eden et son expulsion hors du jardin d’Eden, tout s’y passe, ce qui constitue peut-être une indication quant au ‘lieu théologique’ de l’histoire. Lieu apparemment mythique, l’Eden devient ainsi l’enjeu fondamental du conflit. Si la description des territoires arrosés par l’eau de l’Eden (2,10-14) présente un aspect littérairement hétérogène il reste que par l’eau des fleuves coulant de l’Eden ces territoires sont euxmêmes fermement intégrés dans le récit. – Lesplantesetlanourriture. Comme on le verra, l’absence de toute végétation nourricière au v 5 annonce la manière dont ce manque sera comblé. Cet enjeu constitue une trame narrative qui conduit le lecteur, après plusieurs péripéties, jusqu’à la fin du récit. Peut-être faut-il y voir le support dramatique ‘horizontal’ sur lequel se superpose le drame ‘vertical’ et théologique de l’interdit et de la transgression. Le vocabulaire ambivalent – ‫ עבד‬/ ‘travailler’, ‘servir’ et ‫ שמר‬/‘garder’, ‘observer’ – illustre, comme on le verra, le lien entre les deux champs sémantiques. La multiplicité et la diversité des thèmes témoignent sans aucun doute d’une multitude de traditions culturelles, sinon de sources, auxquelles l’écrivain s’est nourri et dont il faudra préciser l’origine

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et la teneur. Toutes ces intrigues secondaires, loin de n’être que de simples éléments disparates juxtaposés par un rédacteur qui ne serait alors qu’un assembleur, servent en réalité le développement de l’intrigue principale en lui apportant plusieurs leviers qui en intensifient la dynamique. Comme le précise J.L. Ska tous ces éléments trouvent une existence nouvelle dans le récit et c’est bien le récit qui leur confère leur véritable sens10. Les quelques éléments apparemment hétérogènes et supposés être des ajouts rédactionnels (2,10-14 ; 2,24 ; 3,20 ; nefeshḥayyah ; YhwhElohim ;doublons 2,8b et 15a) seront discutés en cours de commentaire pour tenter de voir s’il s’agit de véritables ajouts au récit primitif.

Les paroles Le chapitre 1 se caractérise par l’omniprésence et la toute puissance de la parole divine, mais en l’absence de tout dialogue. En Gn 2-3, les paroles sont aussi très présentes et font partie intégrante du drame qui se joue. On observe tout d’abord qu’elles se concentrent principalement dans le chapitre 3, là précisément où se déroule l’intrigue, ce qui laisse penser que c’est bien ce chapitre qui donne le ton à l’ensemble du récit. Elle sont de trois types : des monologues, des soliloques et des dialogues11 : 10 (Ska, communication privée) : “Tous les éléments d’un récit ont certainement une valeur sinon ils ne seraient pas mentionnés. Il me semble toutefois que c’est dans le récit qu’ils ont une valeur. Autrement, nous aurions un récit allégorique où chaque élément a un sens en lui-même. Dans la plupart des récits bibliques comme dans les vrais récits populaires, c’est le récit qui est le sens… J’insisterais peut-être sur cet aspect essentiel des récits en général et des récits bibliques en particulier : c’est l’action, c’est l’intrigue qui est l’essentiel. C’est donc un parcours que le lecteur est invité à refaire. En termes très simples, dans l’exégèse d’un récit il est important d’interpréter la musique plus que les notes. « Prima la musica, dopo le parole », comme dirait Riccardo Muti. : “the narrative is the meaning”. Ska se réfère à Hans Frei” : TheEclipseofBiblicalNarrative : AStudyinEighteenthand NineteenthCenturyHermeneutics, Yale University Press, New Haven, CN, 1974, 3 1978, p. 270 : “[…] the narrative itself is the meaning of the text, […] it refers to no other “subject matter,” and […] the meaning, to the extent that one does think of it as at all distinct from the text, emerges cumulatively from the text itself”. Bien entendu, ces multiples Wissenstoffe trouvent leur sens dans le récit, mais si l’écrivain les a choisis c’est bien parce qu’ils servent son récit en renvoyant le lecteur à un fonds culturel qui lui est familier. En d’autres termes tous ces éléments ‘importés’ tirent leur sens du récit en même temps qu’ils le nourrissent. 11 Sur le sujet des monologues s’adressant à un personnage et des soliloques que le locuteur s’adresse à lui-même (et que le narrateur adresse au lecteur) voir

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– Un monologue divin au chapitre 2, bref et emphatique : YE édicte sa loi de la vie en Eden, sous forme d’un commandement et d’un interdit (2,16-17). Le Créateur, encore tout puissant, est à ce stade le seul acteur véritable. Il s’adresse à l’adam qu’il vient de créer et d’installer dans le jardin d’Eden. – Un long monologue où YE au chapitre 3, s’adressant tour à tour au serpent, à la femme et à l’homme (3,14-19), prononce les sentences. La longueur même de ce monologue laisse entendre que YE reprend finalement la main. – Trois dialogues : l’un entre le serpent et la femme (3,1-5), un second entre YE et l’homme (3,9-12) et un troisième, très bref, entre YE et la femme (3,13). Les dialogues en Gn 2-3 contrastant, par leur importance, avec leur absence totale en Gn 1, outre qu’ils constituent littérairement un élément essentiel du récit, en révèlent un sens profond. Les relations entre tous les protagonistes sont à la fois la condition et l’enjeu de l’histoire. Indissolublement liés les uns aux autres comme l’expriment aussi bien le don de la vie aux créatures que le chant de l’adam découvrant son autre, les acteurs, ballottés entre une dualité irréductible et le désir également irrépressible d’une union fusionnelle, ne parviennent pas à trouver le chemin de l’altérité. L’absence de dialogue entre l’homme et la femme n’en est que plus remarquable. – Trois soliloques enfin : l’un de l’homme quand il exprime son émerveillement à la vue de sa femme : Celle-ciestl’osdemes os…(2,23). Les soliloques de YE sont au nombre de deux. En 2,18 YE complète sa création de l’adam : Iln’estpasbonque l’adam soit tout seul, je lui ferai une aide comme son vis-àvis (2,18). En 3,22 le second soliloque de YE vient clore tout le récit : Voiciquel’adamestdevenucommel’und’entrenous… et maintenant de peur qu’il n’envoie sa main et prenne aussi de l’arbre de la vie et mange et vive pour toujours… (3,22). Ces paroles divines soulignent une prise de décision importante de YE et en donnent la raison. D’autres soliloques divins du même type parsèment les textes non-P de Gn 1-11 : 6,3.7 ; 8,21-22 ; 11,6-7. Ces réflexions divines marquent un temps d’arrêt à un moment où le récit va prendre un tournant décisif. en particulier MacKenzie R.A.F., « The Divine Soliloquies in Genesis » 1955, 277-286 ; plus largement, Mirguet, Lareprésentationdudivindanslesrécitsdu Pentateuque, 2008, en particulier les pages 50-87 ; L’Hour, Lespasdel’humanité sur la terre, pp. 62-64 ; Lapointe, « The Divine Monologue as a Channel of Revelation » 1970, pp. 161-181.

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Sans doute faut-il les comprendre comme autant d’indices d’énonciation, le narrateur s’adressant au lecteur pour attirer son attention et le guider dans sa compréhension de ce qui se passe. Ce fil rouge qui parcourt toute l’oeuvre non-P dans l’histoire des origines est une clé herméneutique importante pour l’intelligence de chacun des récits qui la composent. Le soliloque marque une pause à un moment crucial de l’intrigue, levant le voile sur ce qui va se passer et alertant le lecteur sur une situation qui le concerne tout autant qu’elle affecte le personnage du récit.

La structure et les divisions du texte Les divisions proposées par les exégètes sont diverses. Basées sur les indices littéraires, les changements de personnages, de lieux et d’actions, ou aussi sur les éléments narratifs et les paroles, ces divisions ont toutes leurs raisons d’être et ne s’excluent pas nécessairement12. La séquence envisagée ci-dessous se fonde à la fois sur le contenu et sur les données formelles. Son but est strictement opératoire et ne présume en rien son processus rédactionnel. Dans la perspective du commentaire le récit est partagé en quatre parties, les éléments éventuellement rédactionnels devant d’abord être examinés dans la séquence du récit :

12 Voir les diverses divisions présentées dans Stordalen, Echoes of Eden, pp. 218-220; Brueggemann Genesis, pp. 44-50, divise le texte en quatre scènes (1) 2,4b-17; (2) 2,18-25; (3) 3,1-7; (4) 3,8-24. Walsh « Gen 2:4b-3:24: A Synchronic Approach » 1977, pp. 161-171, propose, sur la base des acteurs, une structure en sept scènes organisées concentriquement autour de la scène 4 (3,6-8) et du verbe etilmangea. Voir la critique de Walsh par Wallace, TheEdenNarratrive, pp. 14-16, critique qui vaut aussi pour les approches structuralistes et narratives trop ignorantes, à son sens, de la situation historique, culturelle et idéologique du texte. Wenham Genesis1-15, pp. 50-51, adopte la même structure que Walsh, agencement qu’il qualifie de « masterpiece of palistrophic writing». De même, avec quelques variations, Mettinger o.c., p. 16, qui propose la structure suivante: Scène 1 : YE crée le premier être humain 2,5-7 Scène 2 : YE plante le jardin et y situe l’être humain 2,8-17 Scène 3 : YE crée les animaux et la femme 2,18-24 Scène 4 : Lecouplehumainmangeetacquiertlesavoir 2,25-3,7 Scène 4 : YE mène l’enquête 3,8-13 Scène 6 : YE prononce les sentences 3,14-19 Scène 7 : YE expulse le couple du jardin loin de l’arbre de vie 3,22-24

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1. La création de l’adam et son installation dans le jardin : 2,4b-25. Cette séquence comporte, après le titre de 2,4b, plusieurs sousensembles : – l’avant-création : 2,4b-6. – YE façonne un adam, lui insuffle une haleine de vie : 2,7 – YE plante un jardin et y installe l’adam : 2,8 – YE fait pousser des arbres merveilleurx et, au milieu du jardin, les deux arbres de la connaissance et de la vie : 2,9 – le monde autour du jardin d’Eden : 2,10-14 – YE installe l’adam dans le jardin avec un objectif et un interdit : 2,15-17 – YE parachève la création de l’adam : 2,18-25 – la création des animaux : 2,18-20 – la création de la femme : 2,21-25 2. La tentation, la délibération, la transgression et la fuite : 3,1-8 3. Le procès : 3,9-21 : Cette partie se compose de trois sous-ensembles : – la convocation : 3,9-10 – l’audition : 11-13 – les sanctions : 14-21 4. L’exécution de la sentence : 3,22-24. Il ressort de ce plan que le chapitre 3 offre une narration plus fluide que le chapitre 2 dont le déroulé est plus cahoteux du fait en particulier de l’incise des versets 10-14 mais du fait aussi de l’intégration d’éléments disparates. Ces particularités ont conduit, on l’a vu, nombre d’interprètes à déceler deux récits primitivement indépendants derrière l’unité actuelle. Entre les deux volets de la situation de l’humanité avant et après la transgression, les versets 2,16-17 font office de ressort de l’intrigue. Il faut y ajouter la présence des arbres du jardin qui sert de fil conducteur tout au long du récit jusqu’à sa conclusion en 3,22. Le drame se joue en 3,1-5 dans la scène du dialogue entre le serpent et la femme où celle-ci se trouve devant le choix à faire et il se dénoue avec la prise de décision en 3,6 et 7. Cette séquence constitue le noeud du drame. L’expulsion hors du paradis en fin de récit (3,23-24) fait inclusion avec l’installation de l’adam dans le jardin d’Eden en 2,8. Si, comme il ressort de prime abord, l’intrigue générale consiste dans le passage par l’adam de son état paradisiaque à celui d’expulsé hors du paradis par-delà l’épreuve ratée de la tentation, la fonction première de la séquence de la création est bien de servir de support à

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l’intrigue principale. N’en sont retenus que les éléments contribuant au déroulement de l’intrigue. Mais, comme on l’a noté précédemment, l’intrigue est déjà préparée et annoncée dès le volet paradisiaque. Parallèlement à la linéarité de l’histoire telle que la fait apparaître la continuité des séquences, une autre dimension, non séquentielle celle-ci, en nourrit la dynamique. Cette autre dimension, qu’on a qualifiée de verticale, fait de la succession des diverses étapes de l’intrigue un face à face entre deux mondes non pas successifs mais concomitants : le monde de l’expérience et le monde utopique de la vie dans le jardin. Ce point capital pour l’intelligence du récit ne transparaît pas dans la division du texte et sera développé ultérieurement. Restent, déjà notés, trois isolats qui marquent des ruptures dans la linéarité du récit et dont le statut sera à préciser : c’est tout d’abord la description des territoires arrosés par les quatre fleuves en 2,10-14 qu’une majorité d’exégètes estiment être une addition savante. Deux brèves notices sont souvent aussi considérées comme des ajouts : l’attachement de l’homme à sa femme en 2,24 et l’origine du nom Ève mère de tous les vivants en 3,20.

Le style : prose et poésie Gn 2-3 se présente comme un récit en prose, distinct en cela aussi de Gn 1. Sa narrativité linéaire ressemble à celle d’un conte. La poésie toutefois n’en est pas absente, loin s’en faut. C’est le cas en particulier de séquences entières telles que l’exclamation émerveillée de l’adam en 2,23 et les malédictions en 3,14-19, illustrées par la mise en page aussi bien de la BHK que de la BHS13. Par ailleurs, nombreuses sont les caractéristiques poétiques disséminées dans le texte14 sous forme de parallélismes (2,9 ; 3,3 ; 3,6), de répétitions (de formules, de mots et même de lettres), d’allitérations, de structures rythmiques (2,16-17)… Sans s’aventurer pour le moment dans une enquête sur l’origine de ces traces poétiques, la question se pose de la présence d’éventuelles traditions sous-jacentes, la 13 Je n’ai retrouvé cette présentation poétique des deux séquences que dans quelques versions modernes : JPS 1962, Osty 1973, RSV 1952, NEB 1970, REB 1989. 14 Wallace, TheEdenNarrative, pp. 39-42.

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poésie étant généralement reconnue comme la forme d’expression la plus ancienne de la communication orale15. Il restera bien entendu à apprécier la part de créativité de l’écrivain non-P. Cet écrivain, qui mérite de toute manière le titre d’auteur, a pu s’inspirer de traditions multiples et primitivement hétérogènes, en les reprenant partiellement pour les agencer dans une intrigue dont il est sans nul doute le concepteur. L’écrivain serait ainsi vis-à-vis de ses sources traditionnelles ce que, dans la création cinématographique, sont le metteur en scène et le monteur vis-à-vis de l’œuvre romanesque où ils ont puisé leur inspiration. On retrouve la même puissance rythmique, le même souci de ménager le suspense de l’intrigue, la même capacité à redonner vie à des thèmes mythiques ou simplement culturels dans d’autres textes attribués au même écrivain : l’histoire de Caïn et Abel, celle des fils des dieux et des filles des hommes, sa version du déluge, la mésaventure de Noé et de ses fils, l’histoire de la Tour de Babel. Dans tous ces textes sont associés le génie d’un narrateur et sa maîtrise de thèmes divers, mythiques, étiologiques ou simplement culturels, la reprise aussi, semble-t-il, de courtes séquences ressemblant à d’anciens dictons comme la sentence de Lamek (4,23-24), la promesse d’un retour sans fin des saisons en 8,22 ainsi que la malédiction et la bénédiction de 9,24-26. 15

Mais on ne peut déduire de ces exemples que l’écrivain non-P ne serait l’auteur, au sens strict du terme, que des passages en prose, des sutures et de l’agencement général. L’idée largement répandue selon laquelle la poésie serait plus ancienne que la prose, l’une étant caractéristique de l’oralité, l’autre de la littérature écrite, est débattue, surtout pour les époques où coexistaient communication orale et communication écrite. Voir, sur le sujet, Wallace (o.c.pp. 43-55, avec bibliographie) qui montre qu’à ces époques (pour lui le 10ème siècle) les frontières ne sont pas étanches entre poésie orale et prose écrite. Il relève plusieurs exemples de traits poétiques dans la prose de J (notre non-P) : 2b-5a ; 5,29 ; 8,21, et il conclut (43) : “The poetic elements in the prose of J need not necessarily be indicators of a poetic original”. Dans notre commentaire de Gn 1 nous avions également souligné, sur la base du rythme en particulier, le caractère poétique de la prose de P, à une époque pourtant où la littérature écrite avait pris le pas sur la communication orale. Si, comme il est généralement admis, le parallélisme des mots, des formulations et des contenus est, avec le rythme, la marque essentielle de la poésie, on en trouve aussi des exemples dans la littérature écrite sapientielle jusqu’à des époques très tardives, la forme poétique ayant une fonction éminemment pédagogique. Tous les exemples de parallélismes ne renvoient pas nécessairement à une tradition orale antérieure. Pour en juger il faut faire intervenir deux autres critères, à savoir la fixité des formules et leur inadéquation au moins partielle aux contextes prosaïques dans lesquels elles s’insèrent.

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Le genre littéraire16 Comment définir le genre littéraire de Gn 2-3 ? Qu’il s’agisse d’un récit, c’est une évidence. Mais encore ? Il présente les aspects d’une fable ou d’un conte mettant en scène des personnages qui sont autant de paradigmes de la société. Comme les fables, Gn 2-3 a bien pour but d’enseigner quelque chose, de faire comprendre une situation avec ses tenants et aboutissants, mais, à la différence d’une fable, le récit de la Genèse ne se conclut pas, du moins de manière explicite, sur une leçon éthique ou morale. Comme dans un conte, l’histoire est celle d’un personnage qui doit surmonter une épreuve pour réaliser ce à quoi il aspire ou est destiné. Mais, tandis que le conte aboutit à la glorification du héros parvenu à vaincre tous les obstacles, le récit de la Genèse se caractérise au contraire par l’échec de l’homme et de la femme à surmonter l’épreuve qualifiante et conduit finalement à leur disqualification. S’agit-il d’un récit étiologique, ainsi que l’ont pensé de nombreux auteurs et comme l’a compris la doctrine, traditionnelle dans le christianisme et toujours vivace, du ‘péché originel’ et de la rétribution ? Si, comme c’est généralement le cas, l’étiologie repose sur un événement passé lié à un événement, un lieu ou une personne, et compris comme l’origine ou la cause d’une situation ou d’une ritualisation présentes, notre récit a en effet l’apparence d’une étiologie, à la différence toutefois que ‘l’événement’ de Gn 2-3 se situe, non pas dans un événement historique particulier mais dans un ‘temps’ hors de l’histoire, aux frontières du surnaturel et du naturel. Sans doute est-ce finalement au genre mythique que le récit s’apparente le mieux, avec une dimension toutefois plus paradigmatique17 qu’étiologique. Il vise 16 Voir Gunkel, Genesis, pp. 28-33 ; Steck, DieParadieserzählung, pp. 6673 ; Mettinger, The Eden Narrative, pp. 64-84. Gunkel parle de ‘mythe étiologique’, Steck de ‘récit étiologique’, Mettinger de ‘mythe’. Pour les apports et les limites des approches structuralistes ciblées sur les éléments structurels dans leurs relations binaires et opposées, voir les remarques pertinentes de Mettinger, o.c., pp. 74-76, avec bibliographie. Sur l’importance de définir le genre littéraire d’un texte pour en faire une lecture adéquate voir Barton, ReadingtheOldTestament 1984, pp. 8-19. 17 Sur la distinction entre temps ‘paradigmatique’’, temps ‘linéaire’ et temps ‘cyclique’, J.L. Ska me signale quelques études récentes que je n’ai pas lues : Boorer, S., « The ‘Paradigmatic’ and ‘Historiographical’ Nature of the Priestly Material as a Key to its Interpretation », dans SeeingSignals,ReadingSigns.The Art of Exegesis. Festschrift A.F. Campbell (ed. O’Brien M.A. – Wallace, H.N.), JSOTS 415, T&T Clark London – New York, 2004, pp. 45-60 ; Boorer, S., The

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moins à expliquer la cause originelle d’une situation que sa signification. Son aspect mythique est en outre confirmé par la confrontation de personnages dont l’un est transcendant, par ses nombreux éléments mythologiques (la poussière originelle, le souffle divin, les deux arbres, la ‘construction’ de la femme à partir du côté de l’homme, le serpent, les chérubins), par le symbolisme des noms (’adam, ’îsh, ’ishshah,‘eden,ḥawah) et le caractère irréel de sa géographie ainsi que par l’emplacement du récit aux origines, lejour où…,inillotempore. Situé entre ‘ciel’ et ‘terre’, entre le monde de Dieu et celui des humains, entre ‘paradis’ et l’adamah, le drame se distingue toutefois des mythes moyen-orientaux par le fait que ce sont les humains, et non la divinité, qui décident du dénouement de l’intrigue. Ce point est capital et marque une différence radicale avec les mythes de l’Ancien Orient. Par ailleurs, la lecture de son monde par l’auteur du récit à la lumière des références au moins implicites à la littérature biblique et donc à l’expérience d’Israël en font une œuvre didactique tout à fait singulière. On peut y voir une sorte de relecture de type midrashique, non pas seulement ni précisément de Genèse 1, mais de l’expérience d’Israël telle que relatée en particulier par la littérature deutéronomique étendue désormais à l’humanité entière et confrontée à la tradition de sagesse. Si derrière le récit de Gn 2-3 on peut voir, comme le pensent plusieurs auteurs en référence à la doctrine de la rétribution véhiculée par la littérature deutéronomique, une volonté de théodicée, il ne semble pas que la justification de Dieu dans la situation actuelle de l’humanité en soit la préoccupation première. Il semble que le récit constitue une remise en question partielle ou, plus exactement, un dépassement aussi bien de la vision deutéronomique que de la réflexion des sages. Mais, au-delà d’une bouleversement fondamental des idées reçues, le récit, ainsi que nous espérons le montrer, poursuit une finalité plus positive qu’il n’y paraît, celle de montrer au lecteur les chemins à ne pas prendre et, VisionofthePriestlyNarrative :ItsGenreandHermeneuticsofTime (Ancient Israel and Its Literature 27 ; SBL Press, Atlanta, GA, 2016 ; Kawashima, R.S., « Biblical Time and Epic Time : From Grammar to Narrative Technique » dans Biblical Narrative and the Death of the Rhapsode (Indiana Studies in Biblical Literature ; Indiana University Press Bloomington – Indianapolis, IN, 2004). Time : 5., pp. 124-160 ; Neusner, J., « Paradigmatic versus Historical Thinking : The Case of Rabbinic Judaism », History and Theory 36,3 (1997) 353-377 ; Smend, R., Elemente alttestamentlichen Geschichtsdenkens, EVZ Verlag, Zürich, 1968, pp. 18-23.

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par opposition, les voies à suivre pour réaliser sa vocation de créature de Yhwh Elohim. En cela encore le récit de Gn 2-3 s’éloigne du mythe purement étiologique : ne se contentant pas de rendre compte d’un état de fait, encore moins d’une situation figée une fois pour toutes, il appelle une suite, invitant le lecteur à accepter d’abord son statut limité de créature soumise à la fois à la mort et au commandement de Yhwh Elohim et, à partir de là, à faire le choix de l’obéissance et de la vie, à l’instar de l’appel du Deutéronome : Vois,jemetsdevanttoiaujourd’huilavieetlebonheur, lamortetlemalheur. En conclusion, il convient sans doute de définir Gn 2-3 comme un récit de genre mixte, à mi-chemin entre mythe et fable18. Du mythe il a la dimension fondatrice universelle, les thèmes existentiels de la sagesse, du travail et de la souffrance, de la vie et de la mort, ainsi que les interactions du divin et de l’humain dans les affaires du monde. De la fable il a le caractère symbolique des personnages, le style de leurs relations et de leurs discours et la progression d’un drame jusqu’à sa conclusion définissant les personnages dans leurs situations actuelles telles que peut les observer le lecteur. Comme le mythe, le récit touche à tout l’humain et concerne toute l’humanité dans son ensemble. Comme la fable, il permet au lecteur de naviguer dans l’intrigue et de s’identifier tour à tour à l’un ou l’autre des personnages. Derrière ce genre métissé on n’imagine guère d’autre SitzimLeben que strictement littéraire, sans aucune fonction institutionnelle particulière, familiale, tribale, royale ou liturgique. Le récit apparaît comme l’aboutissement d’une réflexion anthropologique et théologique nourrie de multiples traditions de pensée partagées en partie avec l’environnement extrabiblique mais 18 Sur le genre littéraire de Gn 2-3, voir McKenzie, J.L., « The Literary Characteristics of Genesis 2-3 » 1954 1963, pp. 146-156. Pour Mendenhall, « The Shady Side of Wisdom » 1974, p. 320, le récit “is a mashal : an ‘analogy’, or, better yet, a ‘parable’ that was told to convey a point, one that could hardly be communicated in any other way with such pathos and sympathy”. Voir aussi les réflexions de cet auteur sur la fonction sociale et politique de la sagesse dont le discours est bien plus qu’un simple genre formel, pp. 321-325. L’apologue de Yotam (Jg 9), les paraboles de Nathan (2 S 12,1-15) et de la femme de Teqoa (2 S 14,1-24) en sont d’autres exemples. Les paraboles vivantes sont également fréquentes pour illustrer un jugement sur une situation : le mariage d’Osée, Isaïe (Is 20) se promenant fesses découvertes, Ezéchiel (Ez 3,22-5), Jonas, et peut-être Job sur sa couche de misère. Pour Burns (« Dream Forms in Genesis 2.4b-3,24 : Asleep in the Garden » 1987, 150160) le récit est un ‘fairy tale’ qui raconte le sommeil de l’humanité et son réveil pour une vie véritable.

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puisées surtout dans la Bible elle-même et, en premier lieu, dans les traditions deutéronomiques et sapientielles. Peut-être faut-il y ajouter, avec plusieurs auteurs, une autre source d’inspiration, à savoir celle du sanctuaire de Jérusalem. Au regard de l’ancrage thématique, lexical et théologique du récit adamique dans plusieurs traditions bibliques mais aussi de l’utilisation sélective de thèmes et d’images provenant d’un environnement culturel plus largement partagé, deux hypothèses semblent se confirmer. La première, étant donné la maîtrise de l’auteur de Gn 2-3 (et sans doute 2-4) dans sa mise en œuvre de traditions aussi diverses, est l’unité littéraire et l’originalité de son œuvre. La seconde, qui en découle, est le caractère tardif, voire très tardif, de sa composition, correspondant peut-être à la dernière étape de la composition du Pentateuque. Tandis que Blenkinsopp voit en Gn 2-3 une critique de l’idéologie royale, d’autres auteurs y voient au contraire une ‘allégorie politique’ destinée à légitimer la domination royale, représentée par Yhwh Elohim. C’est la thèse défendue par J.M. Kennedy19. La maîtrise de la vie (laconnaissancedubienetdumal)incarnée par le roi et ses élites doit faire face aux tentatives de révolte du paysannat et, tout particulièrement, de ses membres les plus dangereux, à savoir les femmes. Il importe donc de préserver le statuquo de la domination des élites, avec leurs privilèges, sur le petit peuple, seul moyen, d’ailleurs, pour celui-ci de survivre grâce à la mansuétude du monarque. La thèse de Kennedy requiert une datation haute, préexilique, du récit. Si, comme nous le pensons, ce récit est beaucoup plus tardif, elle devient difficilement défendable. En outre l’équivalence que pose l’auteur entre Yhwh Elohim et le roi est narrativement et doublement injustifiée. D’une part c’est l’adam qui jouit d’un pouvoir royal puisqu’il lui revient de nommer les autres créatures et, d’autre part, cet adam représente l’humanité toute entière face à YE.

19 Kennedy, « Peasants in Revolt : Political Allegory in Genesis 2-3 » 1990, 160-172.

Chapitre 4

L’état des lieux ‘avant’… 2,4b-6 La création n’a pas d’avant puisque le temps lui-même est créé comme l’a proclamé le chapitre 1, mais faute de terme adéquat pour caractériser cet en deçà de la création les poètes et les écrivains de l’antiquité ont dû s’en remettre à des catégories temporelles qui n’ont pas manqué de générer tant de faux problèmes dans l’histoire de l’interprétation. Le chapitre 2,4b-25 raconte la création de l’adam, laquelle ne sera véritablement achevée qu’avec celle de la femme. Les versets 2,4b-9 en constituent la première petite unité littéraire selon la forme caractéristique des incipit de plusieurs poèmes mythologiques de création ou de commencements. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi précédemment d’y voir le début du récit non-P et de le séparer de 4a. La phrase commence par une protase circonstancielle de type temporel dont l’apodose ou proposition principale intervient au v 7 (YhwhElohimfaçonna…) et se poursuit jusqu’au v 9. Les versets 5 et 6 évoquent l’état de la terre au moment de l’intervention divine, à l’image du chaos primordial de Gn 1,2, et soulignent l’absence de toute vie sur terre. Négativement cette phrase annonce ainsi, par antithèse, ce que sera le monde créé : un monde où Dieu fait pousser des plantes et où l’adam cultive le sol. Ce monde non créé n’est donc pas un quelconque néant physique et la création ne consistera pas à faire advenir de la matière première. 2,4b Le jour où La locution beyôm peut faire référence, selon le contexte, soit à un temps historique, jour précis dans une séquence chronologique ou période plus indéterminée (‘quand’), soit à un ‘temps’ hors de l’Histoire, jour primordial de la création ou jour eschatologique du Jugement. Suivie d’un infinitif construit, cette locution adverbiale pourrait se traduire simplement par ‘quand’. Dans un contexte d’initiative divine absolue – création (Gn 2,4 ; 5,1.2) ou jugement eschatologique (Am 3,14) – l’expression a pour but, ou du moins

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pour effet, non pas de situer l’action divine dans une séquence chronologique, ce que fera, en revanche, la littérature apocalyptique, mais de le définir comme un hapax événementiel qui déborde tous les temps et, par conséquent, les inclut tous. Dans la traduction il est donc préférable de traduire beyôm par ‘Le Jour où’ plutôt que par ‘Quand’ afin de mieux mettre en évidence son caractère unique. Ce beyôm primordial – In illo tempore – est une caractéristique commune aux incipit des mythes de création1. Ce ‘Jour’ est caractérisé à la fois positivement et négativement. Positivement, c’est le temps où (v 6) unflotmontaitdelaterreet arrosaittoutelasurfacedusol.Négativement, comme c’est typiquement le cas dans les récits de création (‘avant que’, ‘pas encore’), ce ‘temps’ est celui où il n’y a encore rien de ce qui va exister : ni broussailles, ni plantes herbacées, ni pluie de YE, ni adam. Si, comme nous en avons fait l’hypothèse, le v 4b fait partie intégrante du récit de Gn 2-3 comme image inversée de la création, il n’est pas sans poser quelques problèmes : – Le premier est le statut même de ce demi-verset. Sommes-nous en présence d’un doublon : ‫ ביום‬/ lejouroù en 4b et ‫ טרם‬/avant que au v 5 ? Pourquoi cette double introduction ? Certains voient dans le v 5 l’introduction primitive du récit2, d’autant plus que la phrase négative de ce verset est plus conforme à la phraséologie des poèmes de création, comme c’est le cas aussi aussi en Pr 8,24-26, ainsi que le remarquait déjà Gunkel (5). La syntaxe milite toutefois en faveur d’une seule introduction, en 2,4b-5. D’une part, en effet, la forme verbale we…yiqtoldu v 5 (‫יהיה‬...‫ )ו‬n’introduit jamais un récit. D’autre part, la protase circonstancielle lejouroùYEfittrouve naturellement son apodose ou phrase principale non pas au v 5 mais dans le wayyiqtol 1

Comparer plusieurs incipits de création dans Bottéro-Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme 1989. Enuma Elish : Lorsque là-haut le ciel n’était pas encorenommé, p. 604 ; Prologue du tournoi ‘Oiseau contre Poisson’ : Lorsque[,aux tempsarchaïques],Eutétéarrêtéundestinfavorableetque[AnetEnlil]eurent tiréleurplanconcernantl’univers, p. 518 ; Prologue du tournoi ‘Céréales contre Menu-bétail’ : Lorsque, sur les Montagnes de l’univers, An mit les Anunna au monde, p. 511 ; Récit bilingue de la création : Quand(le)Ciel eutétéséparéde (la)Terre, p. 502 ; Atra-hasis : Lorsquelesdieux(faisaient)l’homme, p. 530. 2 Ainsi Stordalen, « Genesis 2,4. Restudying a locus classicus » 1992, 163-177, à la p. 176. Selon lui le récit primitif 2-3 commence en 2,5 “avant que…”. Pour les auteurs défendant cette position voir Bührer, Am Anfang, p. 205 (note 179).

L’ÉTAT DES LIEUX ‘AVANT’… 2,4b-6

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(‫ )וייצר‬du verset 7, selon une construction également observée en Gn 1 et 3, les vv 5 et 6 (comme le v 2 en Gn 1) constituant une parenthèse. – La mention ‘terre et cieux’ surprend également car elle est sans suite dans le récit qui ne raconte que la création de l’adam, des animaux et de la femme et qui, plus est, s’élargit dans une histoire de paradis et de transgression. Les exégètes – et ils sont nombreux3 – pour qui cette introduction est une suture rédactionnelle visant à opérer la liaison avec Gn 1, y voient une formulation artificielle inversée de 2,4a et concluent soit à l’unité littéraire du v 44 soit à l’origine rédactionnelle de l’une des deux parties5. Mais si, comme nous le pensons, on est, avec 4b, en présence d’une formule technique ouvrant les récits de création6, rien n’interdit de l’attribuer à l’auteur non-P de l’ensemble du récit. – En 2,5bα il est dit que YEn’avaitpasfaitpleuvoirsurlaterre. Or, à aucun moment il n’est dit ensuite que YE fait pleuvoir. Seule la dernière partie du verset – cariln’yavaitpasd’adam pourtravaillerlesol – trouvera un écho en 2,15 et 3,23. – Par ailleurs, le flot qui montait de la terre et arrosait toute la surface du sol au v 6 est également sans rappel dans la suite du récit, sauf si les quatre fleuves de 10-14 en font partie intégrante. Paradoxalement, l’étrangeté même et l’inutilité (apparente) dans la trame de la narration des deux passages mentionnant le fait que YE n’a pas encore fait pleuvoir et qu’un flot montait de la terre 3

Par exemple Westermann 271 : “Es hat sich gezeigt, dass der ganze Satz 4b eine Übergangsbildung ist”. 4 Pour Witte,DiebiblischeUrgeschichte1998, p. 54, la structure chiastique du v 4 n’est pas une preuve d’unité littéraire, contrairement à l’opinion de Wenham 1987, pp. 46.56 et Stordalen, à la p. 177s. 5 Pour l’histoire de la recherche sur le v 4, voir Stordalen, o.c. 1992. 6 Voir aussi Witte, o.c., p. 54-56. Contrairement à Wenham 56, pour qui la ressemblance avec l’incipit de l’EnumaElish est probablement “pur hasard (mere chance)”. Witte a sans doute raison de rejeter une quelconque dépendance littéraire de Gn 2,4a par rapport au poème babylonien, mais cela n’empêche pas l’auteur biblique d’utiliser ce motif littéraire largement répandu, tout en le modifiant à sa manière et en fonction de ses propres sources traditionnelles. Ainsi peuvent s’expliquer la double formule introductive ‫ ביום‬/ ‘le jour où’ en 4b et ‫ טרם‬/ ‘avant que’ au v 5 et la description positive au v 6 alors que l’avant de la création est décrit négativement dans les mythes de création.

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militent en faveur de leur appartenance au récit initial. En effet, s’ils ne remplissent aucune fonction narrative et que, par ailleurs, leur addition éventuelle ne s’explique pas, ils peuvent difficilement être des ajouts rédactionnels. L’explication la plus probable est qu’ils proviennent non pas nécessairement d’une source, écrite (mais dont on n’a pas trace) ou orale, utilisée par l’auteur mais d’un genre littéraire bien connu s’imposant à toutes les histoires de création. Il en va de même sans doute pour 4b LejouroùYEfait terreetcieux.Si, comme nous le pensons, on est, avec 4b, en présence d’une formule coutumière ouvrant les récits de création, rien n’interdit de l’attribuer à l’auteur non-P de l’ensemble du récit. En conclusion, l’attribution de 2,4b à l’auteur non-P de Gn 2-3 paraît possible et même vraisemblable. Il apparaît toutefois évident que ce demi-verset, par sa forme et son contenu, quelles que soient les différences de détail, fait pendant à 2,4a et se réfère donc à l’ensemble de Gn 1 auquel nous avions, dans notre commentaire7, rattaché 2,4a comme conclusion. Mais, plutôt que de voir en 2,4b une suture rédactionnelle postérieure soit à P soit à non-P, notre hypothèse est que c’est l’écrivain non-P lui-même qui en est l’auteur. YHWH ELOHIM Le double nom YHWHELOHIM est, depuis les Conjecturessur laGenèsedeJean Astruc en 17538, à l’origine de ce qui deviendra la ‘théorie documentaire’. Les ‘Mémoires’ dont s’est servi Moïse selon Astruc donneront naissance aux documents – d’abord le Yahviste (J) et l’Elohiste – qui connaîtront une longue vie dans l’histoire de l’exégèse jusqu’au dernier quart du 20ème siècle. Mais, à l’intérieur même de ce récit traditionnellement attribué au Yahviste (J) et dont l’unité littéraire nous a paru bien assurée, les deux termes YHWH et Elohim ne portent-ils pas, en effet, la trace de sources diverses ? Cette appellation divine propre à Gn 2-3 soulève en effet plusieurs problèmes. – Comment faut-il comprendre ce nom double ? Est-ce une appellation composite faite de deux noms propres ou simplement le fait de l’adjonction d’un qualificatif générique – elohim – au 7 8

L’Hour, Genèse1, pp. 46-49.216. Réédité par P. Gibert en 1999.

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107

nom propre Yhwh ? Quelle analyse grammaticale et lexicale doit-on en faire ? L’appellation Yhwh Elohim fait-elle partie intégrante du récit non-P ? Si oui, d’où provient-elle ? Est-ce une création de l’auteur du récit ou bien celui-ci l’aura-t-il puisée dans une tradition existante ? Cette appellation composite est-elle artificielle, résultant de l’ajout rédactionnel soit de Elohim par le rédacteur sacerdotal de l’histoire finale des origines comme le pensent nombre d’auteurs, y compris tout récemment Witte, soit de Yhwh, hypothèse plus rarement évoquée ? 9 Si tel est le cas, il reste à préciser l’identité du rédacteur responsable de l’ajout, ainsi que la date relative et la raison de son intervention. Pourquoi n’apparaît-elle pas dans le dialogue entre le serpent et la femme ? Pourquoi ne la retrouve-t-on pas dans les autres récits attribués au même écrivain dans l’histoire des origines, en particulier dans l’histoire de Caïn et Abel dont la parenté, voire l’unité littéraire avec Gn 2-3, semble s’imposer ? Pourquoi est-elle surabondante en Gn 2-3 (20 fois) alors qu’on ne la trouve qu’une fois ailleurs dans le Pentateuque (Ex 9,30) et une quinzaine de fois dans le reste de la Bible hébraïque, dont 9 fois dans les Chroniques ?

A ces questions aucune réponse n’a recueilli à ce jour le consensus des interprètes et il ressort de la majorité des commentaires une part avouée d’incertitude10. Si l’appel à des sources diverses – textes ou traditions – en amont du récit final ne fait plus recette11, un bon nombre d’exégètes font appel désormais à une intervention rédactionnelle dans un récit dont l’unité littéraire globale est de 9

Voir Westermann, Genesis,p. 271 ;Bührer, AmAnfang, p. 183. Ainsi Steck, Paradieserzählung p. 29, note 35 : “… in der Frage der Gottesbezeichnung von Gen. 2-3 eine sichere Erklärung noch nicht möglich ist…”. La thèse de Tur-Sinai – « JHWH Elohim in der Paradies-Erzählung Gen 2:4b-3,24 » 1961, 94-99 –, selon laquelle la présence de ce nom double s’expliquerait par l’origine babylonienne du récit en écriture cunéiforme syllabique, n’a guère retenu l’attention des exégètes. 11 A titre d’exemple la thèse de Gunkel (pp. 25,54-55) selon laquelle les deux noms renverraient à deux ‘sources’ (respectivement Jj et Je qui ont donné naissance à J) n’est plus retenue aujourd’hui. Egalement Scharbert 1974, 45-64 ; Fuss, DiesogenannteParadieserzählung, p. 97. Voir critiques par Steck, o.c., pp. 24-26 et Witte, DiebiblischeUrgeschichte, p. 59 ; Wenham, Genesis1-15, p. 56. 10

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plus en plus largement reconnue. Avant même d’examiner les différentes hypothèses avancées et de formuler la nôtre, un premier constat s’impose à l’évidence, que l’appellation YhwhElohim soit primitive ou rédactionnelle, à savoir le statut tout à fait singulier de Gn 2-3 souligné par le double nom, puisque même le récit de Gn 4, pourtant lié littérairement à Gn 2-3, s’en distingue sur ce point. Faut-il en chercher la raison dans la teneur même du récit, comme le pense Westermann12 ? Il est clair par ailleurs que le lecteur actuel de Gn 2-3 ne peut, quant à lui, manquer d’identifier le YhwhElohimde Gn 2-3 avec l’Elohimde Gn 1. La lecture canonique ou synchronique des chapitres 1 à 3 représente en effet un stade important de l’histoire de la réception à l’intérieur même du corpus biblique et on ne peut évidemment négliger de la prendre en compte. Faut-il pour autant renoncer à l’histoire de la rédaction au risque d’effacer le message spécifique de Gn 2-3 et, éventuellement, des textes attribués au même écrivain ? Il importe, par conséquent, de déterminer si, oui ou non, l’appellation YhwhElohim est primitive dans le récit non-P. Si, en effet, elle l’est, elle peut comporter une signification théologique propre au-delà d’une simple harmonisation avec Gn 1 comme ce serait le cas s’il s’agissait d’une combinaison purement rédactionnelle. De l’avis général, l’état textuel de Gn 2-3 est jugé solide13 et les comparaisons avec les versions, en particulier la Septante, ne peuvent justifier une quelconque remise en question du texte massorétique. Pour Hendel la variation des noms divins dans la LXX proviendrait de sa ‘Vorlage’ hébraïque, hypothèse évidemment difficile à vérifier14. Il note par ailleurs que les variations de la Septante sont d’une valeur négligeable pour la critique textuelle du TM. Elles ne sont en revanche pas sans intérêt comme témoins éventuels de relecture à une époque tardive. Quoi qu’il en soit de l’origine des 12 Westermann Genesis 270 : l’appellation composite “muss dann aus der Besonderheit des Gegenstandes, des Redens von der Schöpfung, erklärt werden : das Wirken des Schöpfergottes wird durch die besondere Gottesbezeichnung herausgehoben”. Elle est, selon lui, le fait non de l’auteur mais d’un rédacteur. 13 Harl, Genèse, pp. 49-50 ; Hendel, The Text of Genesis, pp. 34-39 ; voir aussi Bührer, AmAnfang, pp. 185-187. Ces deux auteurs (voir leur bibliographie) font référence aux travaux de M. Rösel. 14 Ska (communication privée) : “…mais de plus en plus populaire aujourd’hui. Il y a beaucoup de cas, et non seulement dans le livre de Jérémie, où il est plus simple d’admettre que la LXX ne traduit pas le texte massorétique, mais un autre texte. Si Genèse 2-3 est une composition récente, cela peut très bien signifier que le texte hébreu n’était pas encore totalement fixé lorsque la LXX l’a traduit”.

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variantes, la traduction des noms divins par la LXX serait surtout, selon certains, le résultat d’une interprétation théologique visant à mettre en évidence les différents aspects de la divinité. Ainsi le nom κυριος désignerait généralement Dieu en tant que Seigneur du peuple de l’alliance s’adressant à ses créatures tandis que le nom ‛οθεος désignerait Dieu en tant que créateur et maître de l’univers, la traduction κυριος‛οθεος regroupant ces deux dimensions de la divinité. Il est remarquable que l’appellation κυριος‛οθεοςse poursuit à plusieurs reprises dans l’histoire des origines15 pour disparaître ensuite totalement dans le reste de la Genèse, signe du traitement très particulier que fait la Septante de l’histoire des origines. Il faut noter également que le grec ‛οθεος, avec l’article, est un terme générique et non pas un nom propre, ce qui est précisément en question dans l’appellation hébraïque. Les autres versions anciennes suivent aussi de près le TM. Il en est ainsi de la Vulgate dont la concordance avec le TM est quasi-totale. Toutes ces traductions témoignent en faveur de la tradition textuelle du TM, comme le montre le tableau ci-dessous :

15

TM (BHS)

LXX (Rahlfs)16

Vg (Desclées)

2,4b

YE

‛οtheos

DominusDeus

5

YE

‛οtheos

DominusDeus

7

YE

‛οtheos

DominusDeus

8

YE

kurios‛οtheos

DominusDeus

9

YE

‛οtheos

DominusDeus

15

YE

kurios‛οtheos

DominusDeus

16

YE

kurios‛οtheos

(absent)

18

YE

kurios‛οtheos

DominusDeus

19

YE

‛οtheos

DominusDeus

21

YE

‛οtheos

DominusDeus

22

YE

kurios‛οtheos

DominusDeus

4,9.10.26 ; 5,29 ; 6,3.5.8.12.13.22 ; 7,1.5.16 ; 8,15.21 ; 9,12.26 ; 10,9 ; 11,9. A noter que la LXX, à la différence du TM, utilise encore la dénomination kuriosotheos plusieurs fois dans l’histoire des origines mais jamais dans l’histoire patriarcale. Pour les emplois relativement fréquents, essentiellement doxologiques et confessionnels, de cette appellation grecque dans la LXX et les autres écrits juifs de l’époque hellénistique (Si 2,1 ; 4,28 ; 47,18), à l’exception de la Sagesse et des écrits de la mer Morte, voir Witte, o.c., pp. 288-290. 16

110

GENÈSE 2,4b-4,26

TM (BHS)

LXX (Rahlfs)16

Vg (Desclées)

3,1

YE

kurios‛οtheos

DominusDeus

1

E

‛οtheos

Deus

3

E

‛οtheos

Deus

5

E

‛οtheos

Deus

5

E

theoi

dii

8

YE

kurioutoutheou

DominiDei

8

YE

kurioutoutheou

DominiDei

9

YE

kurios‛οtheos

DominusDeus

13

YE

kurios‛οtheos

DominusDeus

14

YE

kurios‛οtheos

DominusDeus

21

YE

kurios‛οtheos

DominusDeus

22

YE

‛οtheos

(absent)

23

YE

kurios‛οtheos

DominusDeus

Les autres occurrences de l’appellation double YhwhElohimdans la Bible sont peu nombreuses (15 fois17) et dispersées, ce qui est déjà remarquable en comparaison des 20 occurrences concentrées dans les seuls chapitres 2 et 3 de la Genèse. Il importe de savoir si ce binôme constitue un véritable titre ancré dans une tradition, dont l’origine serait à déterminer, ou bien si ce n’est que la juxtaposition rédactionnelle de deux termes distincts. Trois thèses principales se partagent les suffrages des interprètes : 1) L’appellation YhwhElohim est une construction artificielle, le terme Elohim – appellatif ou nom propre18 – étant un ajout 17 Ex 9,30 ; 2 S 7,22.25 ; Pss 72,18 ; 84,12 ; Jon 4,6 ; 1 Ch 17,16.17 ; 28,20 ; 29,1 ; 2 Ch 1,9 ; 6,41(2 fois).42 ; 26,18. 18 Le nom Elohim n’est nom propre que dans les textes clairement monothéistes. Voir à ce sujet l’étude de de Pury, « Gottesname, Gottesbezeichnung und Gottesbegriff », 2002. Selon l’A, Pg, responsable de la structure embryonnaire du Pentateuque, depuis l’histoire des origines jusqu’à celle de Moïse, est aussi l’“inventeur” du nom ‘Dieu’ comme nom propre. Le monothéisme est né avec lui, en même temps qu’avec le Deutéro-Isaïe à la faveur de l’expérience de l’exil et de la ‘libération’ de Babylone par Cyrus. Appelé Auramazda chez les Perses, Marduk chez les Babyloniens et Yhwh dans la communauté yahviste, ‘Dieu’ est l’unique créateur et maître du monde. Tous les textes où ‘Dieu’ est nom propre, à la fois unique et personnel (p. 44), sont postexiliques, y compris Gn 2-3 (p. 36), ce qui n’empêche pas les emplois appellatifs de ’elohim de survivre après l’exil (p. 42s). P inaugure ainsi, conclut de Pury, le dialogue interreligieux.

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rédactionnel soit P soit postérieur à la fois à P et à non-P, destiné à identifier le Yhwh de Gn 2-3 à l’Elohim du c. 1 avec, sinon pour but, du moins pour effet d’harmoniser ainsi les deux récits (thèse majoritaire). 2) L’appellation Yhwh Elohim est un nom composite original et originel dans le récit non-P (Bührer19). 3) L’appellation YhwhElohim est bien un nom composite original, postexilique et d’origine liturgique, utilisé et en quelque sorte recréé en Gn 2-3 par l’ajout rédactionnel de Elohim au Yhwh primitif (Witte20). L’unique occurrence de l’appellation YhwhElohim ailleurs dans la Torah se trouve en Ex 9,3021, dans le récit de la 7ème plaie, celle de la grêle et du tonnerre, généralement attribuée pour l’essentiel à J. L’importance et la spécificité de cette plaie, peu relevées dans les commentaires, sont illustrées à la fois par sa place de septième dans une série de 10, par la longueur du récit (le plus long après la 10ème plaie), par la longueur inhabituelle du monologue divin dans la série des plaies, par l’usage fréquent du mot ‘tout’, par la référence (v 14) à ‘tous les fléaux’, par la récurrence septuple (7 ou 14) de plusieurs termes (‘pays’ / ‘terre’, ‘champ’, ‘grêle’), et aussi par l’arrière-fond palestinien et cananéen qui démarque cette plaie de toutes les précédentes22. Ce qui caractérise le passage, c’est avant 19 Egalement L’Hour, « Yahweh Elohim » 1974, 524-556 ; Voir aussi Wenham, Genesis, pp. 55-57 qui conserve cependant une datation haute. 20 L’argumentation de Witte est subtile. D’un côté (pp. 232-237) il considère le nom double comme une appellation originale d’origine liturgique et, de l’autre, il juge rédactionnelle (RUG) – par l’ajout de elohim à Yhwh – sa présence en Gn 2-3. L’A perçoit la difficulté et essaie de s’en défendre (p. 58) : “Der Nachweis, dass die Wendung ‫ יהוה אלהים‬mindestens in II Sam 7,22 (v.l.).25 ; I Chr 17,16f ; 28,20 ; 29,1 ; II Chr 1,9 ; 6,41f. und 26,18 eine ursprünglich Gottesbezeichnung darstellt, spricht ebenfalls nicht gegen die Annahme, dass der ‘Doppelname’ in Gen 2,4b-3,24 redaktionnell gebildet ist”. Il prend argument de l’unique autre texte narratif – Jon 4,6 – où apparaît le nom double et où, selon lui, on observe la même intervention rédactionnelle. 21 Discussion et bibliographie sur ce texte dans L’Hour a.c., pp. 528-531, Pour la place importante et spécifique de la septième plaie voir Cassuto, Exodus 1951, pp. 115-122 et surtout l’analyse ‘holistique’ très détaillée de Noegel, « The Significance of the Seventh Plague » 1995 (“The cumulative evidence demonstrates that the plague of hail and thunderstorms, like the death of the first born, was understood as possesssing special significance” (p. 539). 22 Ska (communication privée) : “ On peut ajouter que le phénomène de la grêle est très rare en Égypte, mais beaucoup moins en Israël”.

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tout l’objectif même de la plaie annoncée. Il ne s’agit plus seulement, comme dans les plaies précédentes, d’amener le pharaon à laisser partir les Hébreux pour qu’ils aillent rendre un culte à leur Dieu, Yhwh (7,16.26 ; 8,16 ; 9,1.13), ni même de contraindre le pharaon à reconnaître la capacité du Dieu des Hébreux à défendre son peuple. Cette fois, dit Yhwh, j’enverraitousmesfléauxcontre toi-même…afinquetusachesqu’iln’yapascommemoidanstoute laterre (14), pourqu’onracontemonnomsurtoutelaterre(16)... pourquetusachesquelaterreappartientàYhwh(29), maistoi [pharaon]ettesserviteursjesaisquevousnecraignezpasencore YhwhElohim(30). Dans ce texte deux points sont à souligner : 1) la puissance de Yhwh sur ‘toute’ la terre, et pas seulement en faveur de son peuple, 2) le nom Yhwh ‘raconté’ par toute la terre. C’est la seule fois dans tout le cycle des plaies où il est question du ‘nom’ de Yhwh et d’un nom qui doit être ‘raconté’ / ‘rapporté’ / ‘publié’ /‘proclamé’ (sfr)23. Le ‘nom’ de Dieu, qui est d’ailleurs toujours24 le nom Yhwh, est exclusivement associé dans la Genèse et l’Exode aux théophanies et, plus largement, aux confessions de nature cultuelle25. C’est dans ce contexte qu’apparaît, au v 30, le double nom Yhwh Elohim dont il est par conséquent légitime de penser qu’il constitue une appellation d’origine liturgique. Ne pas ‘craindre’ YEc’est ne pas le reconnaître, ne pas le proclamer, ne pas l’invoquer. Son contenu théologique, tel qu’il est explicité dans le récit, est double, comportant à la fois la dimension universelle de puissance sur la terre entière qui lui appartient et la qualification particulière du Dieu des Hébreux. Une autre occurrence de l’appellation Yhwh Elohim se trouve dans la prière de David en 2 S 7,2526. Cette prière s’inscrit dans le 23 L’expression ‘raconter le nom de Yhwh’ est rare. On ne la trouve ailleurs que deux fois : Ps 22,23 et 102,22 (voir v 16) où il s’agit d’une proclamation liturgique dans le sanctuaire. L’expression habituelle est ‘invoquer’ (qara’) le nom. 24 Sauf en Gn 32,28.30où il reste caché. 25 Gn 4,26 ; 12,8 ; 13,4 ; 21,33 ; 26,25 ; Ex 3, 13.15 ; 6,3 ; 9,16 ; 15,3 ; (17,15) ; 20,24 ; 23, (13).21 ; 33,19 ; 34,5.14. 26 Voir Rost, « Die Überlieferung von der Thronnachfolge Davids » 1926, aux pages 160-165. L’A, suivi par Noth, voit dans les vv 22-24 une addition deutéronomiste à l’ancienne prière davidique, ce que contestent Hertzberg, DieSamuelbücher

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contexte de la translation de l’arche à Jérusalem et à la suite de la prophétie de Nathan. L’invocation ouvre la requête finale de David (25-2927) : Etmaintenant,YhwhElohim28,laparolequetu asparléesurtonserviteuretsursamaison,tiens-lapourtoujours etfaiscommetuasdit. Le texte poursuit : QuetonNomsoitmagnifiéàjamaisetqu’ondise :YhwhÇebaôt[est]DieusurIsraël29 et quelamaisondetonserviteurDavidsoitaffermieentaprésence. Le Nom dont il est question est-il ici celui de YhwhÇebaôt ou bien celui de Yhwh Elohim qui ouvre la prière ? L’appellation Yhwh Çebaôtest bien attestée dans les doxologies au moment de l’exil sous la forme YhwhÇebaôtshemô, même si l’origine du titre luimême est certainement plus ancienne30 ? Lié probablement à l’arche et au sanctuaire de Silo, ce titre revient, sous une forme ou une autre, près de 300 fois dans la Bible mais son interprétation est toujours discutée (sans doute palladium guerrier à l’origine et, plus tard, présence dans le sanctuaire). Son usage, qui ne commence qu’avec le premier livre de Samuel, est lié à la tradition deutéronomique, à certains prophètes proches de cette tradition comme Jérémie, et aux Psaumes de Sion et du temple. Son absence dans le Pentateuque et dans la tradition sacerdotale est remarquable. Il s’agit de toute façon d’un titre lié ici au sanctuaire de Jérusalem (Is 6,3). Concernant le double nom YhwhElohim, qu’il suffise de 1960, p. 235s aussi bien que Schreiner, Sion-Jerusalem 1963, pp. 97-101 et Weiser, « Die Tempelbaukrise » 1965, pp. 153-168. Selon ces auteurs 2 S 7 est une unité littéraire ancienne remontant à l’époque de Salomon. Pour les noms de Dieu voir Clements, OldTestamentTheology 1978, pp. 62-66. Aucun de ces auteurs, toutefois, ne s’attarde sur l’appellation YhwhElohimau v.25. A noter que plusieurs versions (Syriaque, Targum, Vulgate) portent également YhwhElohim au v 22, et non ‘adonayyhwh. 27 Pour la structure en chiasme de cette section voir L’Hour, a.c., p. 532. 28 Le fait que certains MSS grecs portent ici l’appellation ‘adonayyhwh est manifestement une harmonisation avec les nombreux ‘adonay yhwh dans la prière (18.19.20.28.29) et conforte la lecture dissonante YhwhElohim du TM au v. 25. 29 Le mention d’Israël à cet endroit fait écho aux vv. 22-24 mais aussi à 7,6.10 dans la prophétie de Nathan. Il paraît clair que ce chapitre 7 reflète une tension sous-jacente entre la tradition de l’Exode et la monarchie davidique, tension ici surmontée par “la conquête idéologique de Jérusalem et du système monarchique cananéen” (L’Hour 533). La solution de cette tension me paraît mal s’accorder avec une datation salomonienne du chapitre 7. 30 Voir les études de Ross, « JAHWEH ṢEḆĀ‘ÔṮ » 1967, 76-92 ; Crenshaw, « YHWHseba‘ôtšemô » 1969, 156-175 ; Kreuzer S., « Zebaoth – Der Thronend » 2006, 347-362.

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noter les points suivants : c’est une invocation liturgique liée au transfert de l’arche et donc au sanctuaire, et qui concentre les deux grandes sphères de l’action de Yhwh, à savoir celle de l’alliance avec Israël et celle du choix de David et de sa descendance. La doxologie finale du Psaume 72, 18-19, dernier psaume d’une collection davidique (Pss 51-72) 31, est également éloquente : Béni soit Yhwh Elohim, Dieu d’Israël, qui lui seul fait des merveilles, etbénileNomdesagloireàjamais,quesoitrempliedesagloire toutelaterre. Le passage de la bénédiction sur le roi (v 15 et 17) à la bénédiction sur Dieu (18-19) ainsi que les passages de la 2ème à la 3ème personne et du territoire royal à la terre entière ont conduit certains auteurs (Kraus, Zenger, Renaud) à voir dans les vv 18-19 une relecture rédactionnelle du psaume. Il est clair que le psaume rassemble, dans un contexte liturgique (v 19), un nombre impressionnant de traditions diverses : outre l’idéologie royale commune à l’Ancien Orient mais liée désormais à Jérusalem, la ‘messianisation’ de la fonction royale (vv 8-11), la bénédiction abrahamique (v 17 // Gn 12,3), les ‘merveilles’ de la Heilsgeschichte (v 18), la tradition théophanique du sanctuaire de Jérusalem (la ‘gloire du Nom’ // Is 6,6). Plutôt que d’une histoire rédactionnelle plus ou moins longue du psaume, n’est-il pas plus simple de proposer une date relativement tardive de l’ensemble en raison en particulier de la dimension messianique du roi, ce qui, bien entendu, n’exclut pas la référence à des thèmes anciens ? L’important est de relever, comme ce fut le cas dans les textes précédemment étudiés, que l’association de YhwhElohim, du Nom et de la Gloire renvoie à la liturgie et que le binôme YhwhElohim est, ici également, une invocation, donc un titre. Dans le Ps 84, psaume de pèlerinage à Sion à l’occasion sans doute de la fête des Tentes l’appellation Yhwh Elohim (v 12) est associée à l’autre nom, plus fréquent, Yhwh Çebaôt, comme en 2 S 7. Au v 9 apparaît une combinaison des deux appellations dans une forme grammaticalement difficile et qu’on ne trouve que trois fois ailleurs (Ps 59,6 ; 80,5.20) : YhwhElohimÇebaôt32. Le texte, 31 En plus de la discussion (concernant surtout l’unité littéraire) et de la bibliographie sur ce psaume dans L’Hour, a.c. pp. 534-538, voir, entre autres, Renaud, « De la bénédiction » 1989, pp. 305-326 ; Barbiero, « The Risks of a Fragmented Reading » 2008, pp. 67-91, avec un rappel de l’histoire de l’exégèse du psaume et, en particulier, des études de Zenger. 32 L’appellation, également composite, Yhwh‘EloheyÇebaôt,est grammaticalementplus correcte et plus fréquente (18 fois au total).

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en raison même de sa maladresse grammaticale et en l’absence de variantes textuelles, paraît solidement établi. Il n’est pas impossible, mais ceci reste une conjecture, qu’on soit ici en présence d’une conflation de deux désignations liturgiques, ce qui expliquerait la préservation de Elohim à l’état absolu et confirmerait son statut de nom propre et non de terme générique. La prière d’Ezéchias en 2 R 19,14-1933 offre un autre exemple particulièrement intéressant de l’appellation YhwhElohim au v 19. Ezéchias, après avoir reçu le message comminatoire du roi d’Assyrie, se présente au temple devant Yhwh qui siège sur les kerubim, le Dieu d’Israël et seul Dieu sur tous les royaumes de la terre, lui qui a fait les cieux et la terre. Le roi implore le secours de Yhwh – Etmaintenant,YhwhnotreDieu,sauve-nousdoncdesa main…–, et il ajoute : etquesachenttouslesroyaumesdelaterre ‫כי אתה יהוה אלהים לבדך‬. La dernière proposition est couramment traduite de la manière suivante : quetouslesroyaumesdelaterre sachentquetoiYhwhesleseulDieu. La LXX (ὸισυκυριοςὸθεος μονος) et la Vulgate (quia tu es Dominus Deus solus) semblent suivre le TH, mais ne permettent pas de déterminer de manière décisive si ‘Dieu’ est prédicat, et donc appellatif, comme au v 15 ou s’il fait corps avec ‘Seigneur’. Si Elohim était seul prédicat comme au v 15 il serait précédé de l’article et du pronom soit au moins de l’un des deux. Par ailleurs, la locution adverbiale ‫ לבדך‬/ ‘toi seul’, ‘toi tout seul’ n’est jamais34 employée absolument comme prédicat mais vient toujours qualifier un verbe, un pronom ou un substantif 35, ce qui impose, pour le v 19, la traduction suivante : quetoiseulesYhwhElohim36. C’est tout le binôme qui est prédicat 33 La prière d’Ezéchias n’est pas reprise dans le passage parallèle de 2 Ch 32,20. On la trouve en revanche dans Is 37,16-20. Pour Wildberger, Jesaja1982, p. 1575, les chapitres 36-39 seraient postérieurs au corpus isaïen proprement dit (ch. 1-35) et lui auraient été incorporés vers le 5ème siècle. A la différence du TM qui ne porte, au v 11, que Yhwh, le rouleau d’Isaïe découvert à Qumran suit le texte de 2 R et porte le nom double YhwhElohim, leçon que retient Wildberger (p. 1417s) après plusieurs exégètes. 34 Même pas, semble-t-il, en 1 S 21,2. 35 Ex 18,14.18 ; Nb 11,17 ; 1 R 8,39 ; 2 R 19,15.19 ; Is 37,16.20 ; Ps 51,6 ; 71,16 ; 83,19 ; 86,10 ; Pr 5,17 ; 9,12 ; 2 Ch 6,30. 36 Pace Witte, DiebiblischeUrgeschichte p. 232, note 2. Parmi les versions consultées rares sont celles qui adoptent cette traduction : Castellion : que tous lesroyaumesdumondeentendentquetoiseulestleSeigneurDieu ; King James (suivie par l’Authorized Version de 1769) : thatallthekingdomsoftheearthmay knowthatThouarttheLORDGod,evenThouonly. Egalement la traduction littérale de Young, et Chouraqui : oui,toi,IHVHElohim,toiseul.

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et il s’agit donc bien d’un titre liturgique qu’il faut confesser et proclamer. Comme dans les exemples précédents, cette appellation, ancrée dans la liturgie du temple, regroupe les deux thèmes de la Heilsgeschichte (Dieu d’Israël) et de la création et de la domination de YE sur la terre entière (v 15). Les Chroniques se distinguent par un usage fréquent de l’appellation YhwhElohim. On l’y trouve 9 fois dans 6 textes différents37, et toujours à des moments-clés. Dans sa prière après la prophétie de Nathan (1 Ch 17,16-17), David se rend ‘en présence’ de Yhwh et s’adresse à lui : Quisuis-je,YhwhElohim ? Après avoir communiqué à Salomon ses instructions pour la construction du temple, David lui fait cette recommandation (1 Ch 28,20) : Soiscourageux etfort…carYhwhElohim,monDieu38,estavectoi. A Gabaon, lieu où se trouve la ‘tente de la rencontre’, Salomon voit Dieu en songe et s’adresse à lui (2 Ch 1,9) en ces termes : Etmaintenant,Yhwh Elohim…Après avoir construit le temple pour le Nom (6,20)39 de Yhwh, Dieu d’Israël, Salomon détaille son programme royal au service d’Israël peuple de Yhwh et conclut sa prière par cette requête (2 Ch 6,41-4240) : Et maintenant, lève-toi, Yhwh Elohim, vers ton repos, toi et l’arche de ta force ! Que tes prêtres, Yhwh Elohim,sevêtentdesalut,etquetesfidèlesseréjouissentdebonheur !YhwhElohim,nerepoussepaslafacedetonmessie,rappelletoilesloyautésdeDavidtonserviteur.Cette prière reprend tout simplement le Psaume 132 (vv 8-10) qui célèbre la montée de l’arche à Sion, lieu par excellence de l’alliance davidique41. La 37

1 Ch 17,16.17 ; 28,20 ; 29,1 ; 2 Ch 1,9 ; 6, 41 (2 fois).42 ; 26,18. Faut-il lier cette expression monDieuà la parole antérieure (28,9) de David à Salomon : Toi,monfilsSalomon,connaisleDieudetonpère ? Si c’est le cas on serait tenté de penser que le titre Yhwh Elohim est, d’une manière ou d’une autre, attaché au personnage de David. 39 C’est-à-dire pour le culte de Yhwh. 40 Prière absente dans 1 R 8. 41 Ce psaume a donné lieu à de nombreuses études. Son unité, son Sitz im Leben aussi bien que sa datation sont toujours très discutés. On y a vu tour à tour un psaume de l’intronisation annuelle de Yhwh Roi et de la consécration du temple de Salomon (Mowinckel I,129.174s ; II, 246), de l’intronisation du roi dans son sanctuaire de Sion (Kraus 879-883), d’une procession de l’arche, de la dédicace (du second temple), de la fête des Tentes ou encore une composition postexilique de type midrashique. Contrairement à l’opinion longtemps défendue d’une origine davidique ou salomonienne, nombreux sont aujourd’hui ceux qui le datent d’après l’exil. Pour une datation ancienne : Weiser, DiePsalmen 1963, p. 538 ; Laato, « Psalm 132 » 1992 ; pour une datation postexilique, plus vraisemblable, voir 38

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dernière occurrence – 2 Ch 26,18 – apparaît dans le récit du châtiment du roi Ozias qui a osé offrir, à la place des prêtres (1 Ch 23,13), l’encens sur l’autel des parfums : Sorsdusanctuaire cartuasprévariqué,tun’aurasplusdroitàlagloire 42deYhwh Elohim. La présence de l’appellation YhwhElohimdans ces textes-clés de nature liturgique et uniquement en ceux-là43 ne peut être pure coïncidence. Mis à part le dernier texte, c’est toujours sur les lèvres du roi (David ou Salomon) qu’elle apparaît comme invocation. Le lien entre la liturgie et l’institution davidique est évident. Il n’est pas moins évident que cette institution liturgique et davidique subit une transformation radicale dans les Chroniques, comme l’atteste l’histoire d’Ozias au chapitre 26. Le texte de 2 Ch 26,18, sans parallèle dans le livre des Rois, marque en effet un tournant capital : toute l’institution davidique, désormais résumée dans son expression liturgique, perd en quelque sorte son autonomie pour devenir servante et garante de la passation des pouvoirs sacerdotaux du monarque aux prêtres. Ceux-ci deviennent les héritiers légitimes Kruse, « Psalm CXXXII » 1983 ; Patton, « Psalm 132 » 1995 ; Auwers, « Le Psaume 132 » 1996. Witte 1998, pp. 310-313, y voit un poème postexilique tardif combinant une thématique deutéronomiste avec la théologie de Sion. Il situe le psaume à la même époque que son RUG auquel serait due la forme funale de Gn 2-3. Même si le psaume est une composition postexilique, il semble cependant clair que son caractère anthologique fait référence à des traditions antérieures, en particulier celles de l’arche et de sa translation à Jérusalem/Sion en soutien de la monarchie davidique. 42 Toutes les traductions consultées, mise à part celle de Cazelles (voir ci-après), comprennent : “tu n’en tireras pas gloire/honneur de la part de YE”, sans doute sous l’influence de la LXX : kaiουκεσταιεις δοξαν παρακυριου θεου. Je pense que la ‘gloire’ est à comprendre selon son sens hébraïque de manifestation éclatante et non au sens grec de réputation ou de renom. En raison du contexte liturgique il semble bien en effet qu’il s’agit ici de la théophanie cultuelle à laquelle seuls les prêtres ont accès (voir Is 6). C’est le sens déjà défendu par Cazelles danssa traduction de la BJ(1954-1955) : Quittelesanctuaire,cartuas prévariqué et tu n’as plus droit à la gloire qui vient de Yahvé Dieu. Cazelles explique en note : “La gloire de Dieu descendait sur le sanctuaire (cf. Ex 40,34s) et pouvait remplir le Temple (2 Ch 7,2)”. 43 Il est à noter que l’appellation YhwhÇebaôt ne revient que trois fois dans les Chroniques : 1 Ch 11,9 et 17,7.24. Très ancienne, liée à l’arche et à Silo et véhiculant l’idéologie de la guerre, militaire autant que religieuse, contre les autres occupants de la Palestine, on peut penser, mais ce n’est qu’une hypothèse, qu’elle a été supplantée dans les Chroniques par l’appellation moins guerrière Yhwh Elohim. Au 4ème siècle Canaan n’était plus la menace. Le temps était à l’ouverture.

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des promesses faites à David et le ‘lieu’ de l’alliance entre Yhwh et Israël se concentre désormais dans la liturgie du second temple dont les prêtres sont seuls maîtres. La réception et la réinterprétation de l’institution davidique par le Chroniste attestent à la fois l’ancienneté de celle-ci et son dépassement après la disparition de la monarchie. Une autre nouveauté dans la réception par le Chroniste de la tradition davidique est le passage au second plan de la Heilsgeschichte au bénéfice du seul culte (les traditions de l’exode et de la conquête sont ignorées), ce qui explique peut-être la rareté de l’antique appellationYhwhÇebaôt. Eu égard aux occurrences précédemment étudiées de Yhwh Elohim ainsi qu’à son emploi dans les Chroniques, il semble bien établi qu’il s’agit là d’une appellation fixée dans la liturgie et non d’une création par le Chroniste. Cette conclusion nous paraît confirmée par son usage exclusivement liturgique et, qui plus est, par le fait que l’appellation est presque toujours une invocation mise sur les lèvres de l’orant. Il est à noter également que dans cette appellation le mot Elohim n’est jamais précédé de l’article et doit donc être considéré comme nom propre, ce qui contraste singulièrement avec la désignation ha’elohim avec l’article (désignation générique) qui est la règle dans les Chroniques (environ 120 fois contre seulement une trentaine de fois sans l’article, en comptant les 9 appellations YE). Il est un autre texte où, comme en Gn 2-3, YhwhElohim est un personnage dans la narration et non plus une invocation liturgique. C’est celui de Jon 4,6 : AlorsYhwhElohimfitqu’ilyeutunricinqui granditau-dessusdeJonas. Le livre de Jonas, qu’il faut sans doute dater de la fin de la période perse, reflète, comme celui de Ruth, un courant universaliste et anti-nationaliste aux antipodes de la politique d’Esdras-Néhémie. La résistance du prophète à son ordre de mission au bénéficie de Ninive témoigne bien en effet d’un conflit interne à la communauté juive de cette époque. Ce livre est marqué par la multiplicité surprenante des noms divins44 qui a donné lieu dans le passé à des hypothèses rédactionnelles. L’unité et la nature du livre sont pourtant mieux reconnus aujourd’hui. C’est une œuvre littéraire reprenant plusieurs traditions prophétiques et psalmiques45. La 44 Voir Lichtert, « Récit et noms de Dieu dans le livre de Jonas » 2003, pp. 247251, avec une abondante bibliographie sur le sujet. 45 Ainsi Jr 18,8 (Jon 3,10) ; Jl 2,13-14 (Jon 4,2) ; Ez 26,16 (Jon 3,6) ; 27,2529 (Jon 1,3-6) ; 1 R 19,4-5 (Jon 4,6-8). Le cantique du ch. 2, axé sur le temple, “est une mosaïque d’emprunts à divers psaumes” (Feuillet, BJ 1951, p. 298).

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multiplicité des noms divins, à l’exception notable de YhwhÇebaôt jamais mentionné, serait d’abord à comprendre comme une reprise des nombreux titres traditionnels de Dieu. Sans doute peut-on observer que le nom Elohim est plus employé en relation avec les Ninivites et celui de Yhwhdans les relations avec Jonas. Quant à l’appellation double YhwhElohim au moment de l’épisode décisif de la plante de ricin, elle symbolise précisément la rencontre de Yhwh et d’Elohim dans la miséricorde universelle du Dieu de Jonas. Sans tirer de conclusions assurées de l’emploi, unique dans le livre46, de l’appellation double YhwhElohim on peut penser, en raison de l’enracinement traditionnel du livre, qu’il s’agit là d’une « désignation courante à une certaine époque »47. Au terme de ce parcours trois constats s’imposent en ce qui concerne les emplois de l’appellation YhwhElohim : – Mis à part Gn 2-3 et Jon 4,6, tous les textes examinés s’inscrivent dans un contexte cultuel et même liturgique sous forme, le plus souvent, d’invocation. – Tous ces textes, marqués par la pensée deutéronomiste, semblent être postexiliques. En raison de leur ancrage liturgique, ils sont néanmoins antérieurs au Chroniste48 et, a fortiori, aux emplois narratifs du binôme YhwhElohim en Gn 2-3 et en Jon 4,6. – Rattachés à l’alliance davidique et à la tradition de la translation de l’arche de Qiryat-Yearim à Sion, les textes d’Ex 9, 2 S 7, Pss 72 et 84, 2 R 19 regroupent des éléments de la Heilsgeschichtemosaïque avec ceux de la création et de la domination du monde propres à l’idéologie royale. Ce rassemblement des traditions reflète un état déjà relativement avancé de la religion yahviste. 46

Les hypothèses de l’origine rédactionnelle soit de Yhwh(Witte,o.c., p. 58), soit de Elohim en Jon 4,6 ne paraissent pas convaincantes (voir Bührer, AmAnfang p. 184). Même si c’était le cas, une telle intervention d’un rédacteur ou glossateur témoignerait d’une appellation connue à son époque. 47 Witte, o.c., p 58 : “zu einer bestimmten Zeit offenbar gebraüliche Gottesbezeichnung”. L’auteur précisera plus loin (287) que les emplois de l’appellation, que celle-ci soit originale ou rédactionnelle, sont globalement postexiliques. Les tentatives de retrouver dans l’environnement d’Israël des appellations doubles de divinités comparables àYhwhElohim, en Mésopotamie, en Egypte, dans les papyri d’Eléphantine ou sur des inscriptions palmyréniennes, n’ont pas emporté l’assentiment des exégètes. Witte, o.c., pp. 232-233 ; Bührer, o.c. pp. 184-485. 48 Contrairement, toutefois, à l’opinion que j’avais avancée dans mon étude de 1974, je pense que cette tradition liturgique ne remonte pas à l’époque royale. L’alliance davidique a évolué en messianisme à partir de l’exil avec la disparition de la royauté.

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– Gn 2-3 et Jon 4,6 sont les seuls emplois purement narratifs de Yhwh Elohim comme personnage de récit, ce qui suppose un stade postérieur aux premiers usages liturgiques. Sur la base de ces constats nous pouvons avancer, avec quelque vraisemblance, les hypothèses suivantes : – L’appellation YhwhElohim / YhwhDieuest une dénomination liturgique déjà existante et non une création littéraire du Chroniste, encore moins de l’auteur de Gn 2-3. Les emplois narratifs de Gn 2-3 et Jon 4,6 sont secondaires, dérivés des emplois liturgiques. – Dans cette appellation Elohim est nom propre et non terme générique comme dans l’appellation Yhwhha’elohim / Yhwhle Dieu, d’ailleurs très rare dans les Chroniques (1 Ch 21,1.19 et 2 Ch 32,16). – On peut en déduire que dans la Genèse le nom double Yhwh Elohim constitue une véritable dénomination et non l’assemblage artificiel de deux noms ou d’un nom et d’un appellatif générique par un rédacteur. – Ce double nom est originel dans le récit non-P de Gn 2-3. L’auteur, comme celui de Jonas, aura choisi une appellation existante parce qu’elle sert son propos, le personnage YE étant à la fois le Dieu créateur et celui de l’alliance. Quelles réponses, à partir de ces conclusions, apporter aux questions évoquées plus haut, sachant bien entendu que toutes les réponses possibles sont hypothétiques ? – Si l’appellation double a son origine dans la liturgie, sa présence sous mode narratif dans la Genèse lui est, répétons-le, vraisemblablement postérieure. Il faut alors envisager une date relativement tardive (période perse ou même début de la période hellénistique) pour le récit tout entier de Gn 2-3. – La ‘narratisation’ de l’appellation liturgique par l’écrivain non-P relève, semble-t’il, d’une intention théologique visant, sur la base des contenus historico-religieux relevés dans son usage liturgique, à savoir la Heilsgeschichteet la dimension royale du Dieu/ roi maître du monde, à affirmer la double dimension du personnage dans son récit. En Gn 2-3 l’élément Yhwh représente le Dieu de l’alliance (Heilsgeschichte) tandis que l’élément Elohim représente le Dieu de la création et de la maîtrise du monde. Cette réutilisation narrative du titre expliquerait que seul l’élément

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Elohim soit conservé dans la conversation entre le serpent et la femme puisque la dimension de l’alliance en est absente. L’auteur non-P de Gn 2-3 aurait trouvé dans l’appellation Yhwh Elohim, de par son ancrage traditionnel et son contenu théologique, le titre apte à servir son propos. – L’adéquation entre le titre et les résonances deutéronomiques aussi bien que sapientielles relevées précédemment dans l’ensemble du récit militent aussi pour l’authenticité originelle de l’appellation en Gn 2-3. Les hypothèses rédactionnelles visant à harmoniser le récit non-P avec le récit sacerdotal de Gn 1 paraissent dès lors inutiles et injustifiées, même si, dans une lecture canonique et narrative, le titre composite a aussi pour effet d’identifier l’Elohim de Gn 1 au YhwhElohim de Gn 2-3 et inversement Yhwhà Elohim. – Le fait que l’appellation YhwhElohim n’apparaisse plus dans le chapitre 4 ni dans les autres textes de Gn 5-11 couramment attribués à l’auteur non-P s’explique par le simple fait que seul le récit de Gn 2-3 parle de création. Une incertitude demeure. Elle concerne l’ancienneté de la tradition liturgique du binôme YhwhElohim. Sa relative rareté ne laisse pas de surprendre. Apparemment voisine de l’appellation beaucoup plus fréquente Yhwh Çebaôt49 bien attestée dans la tradition de l’arche (1 S 13.11 ;4,4 ; 2 S 6,2) et de Sion (Psaumes de Sion)50, l’aurait-elle supplantée à une époque tardive où le conflit militaire et religieux avec Canaan n’était plus d’actualité ? Si, par ailleurs, l’appellation Elohimest, comme le suppose avec vraisemblance de Pury, une ‘invention’ monothéiste de P, on peut aussi penser que l’écrivain non-P s’est inscrit, à sa suite, dans cette tradition universaliste. Il aura trouvé dans l’appellation YE le nom idéal pour étayer son propos qui était, entre autres, d’affirmer que le Dieu de la Création et le Dieu de l’alliance ne font qu’un. L’absence du nom composite dans le dialogue entre le serpent et la femme en est 49 285 fois dans la Bible à partir de 1 Samuel, dont 248 chez les prophètes, en particulier Jérémie et le 2ème Isaïe.Voir l’étude de Crenshaw, « YHWHŞeba’ôt Šemô »1969, pp. 156-175. Selon l’A YhwhÇebaôt, “a combination of Israelite and Canaanite religion”, est ancienne (p. 173), mais l’expression YhwhÇebaôtestson nom est une confession exilique. 50 Ross, « Jahweh ŞEBA’ÔT in Samuel and Psalms » 1967, pp. 76-92 ; Kreuzer, « Zebaoth – Der Thronende » 2006, pp. 347-361. Sur l’arche, l’institution davidique et Sion voir Jeremias, « Lade und Zion »1971, pp. 182-198.

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une confirmation négative. L’emploi narratif du titre YhwhElohim – ce que nous avons appelé sa ‘narratisation’ – explique sa décomposition en 3,1-5. L’étude de Yhwh Elohim et la conclusion que nous en tirons de sa présence originelle, non rédactionnelle, dans le récit semble nous conduire vers une datation tardive de l’ensemble du récit. Si Gn 2-3 est postérieur à Gn 1 il serait toutefois prématuré, et sans doute injustifié, d’y voir une composition visant à réagir au tableau de la création dessiné par l’auteur sacerdotal51. Seul peut-être le v 4b a-t-il sciemment pris en compte Gn 1 par sa formulation inversée de 4a. fit terre et cieux Le verbe ‘faire’ (‫ )עשה‬fait écho au verbe ‘créer’ (‫ )ברא‬de 4a. Très fréquent en Gn 1, on le retrouvera dans le récit, avec YEpour sujet, en 2,18 et 3,1.21, et 3 fois avec les humains pour sujets, en 3,7.13.14. De même terreetcieux fait écho à lescieuxetlaterre. L’inversion des termes et l’absence d’articles52 en 2,4b intriguent. Le positionnement de terre avant cieux en 2,4b n’est sans doute pas qu’une variation stylistique. Ce qui va être raconté c’est précisément la mise en place de la terre et de la terre de l’adam. Mais pourquoi mentionner les ‘cieux’ alors qu’il n’en sera plus question ? La réponse à cette question a déjà été proposée, à savoir que nous sommes ici en présence de l’incipitd’un récit de création ou, plus exactement sans doute, de thèmes culturels (Wissenstoffe) de création utilisés par l’auteur non-P. Dans tous les textes de création les deux entités fondamentales sont les cieux et la terre. La séquence terre cieux53 est moins souvent attestée que l’inverse (les)cieuxet(la) terre, mérisme traditionnel dans les textes de création54. Toutefois, si l’on tient compte de la forme plus étalée 51 Voir la critique de la position de Otto et Blenkinsopp par Vervenne, « Genesis 1,1-2,4 » 2001, pp. 57-64. 52 Le rétablissement de l’ordre des mots et des articles par la LXX est jugé harmonisant par Hendel, TheText, p. 35. 53 Séquence ‘terre-cieux’ : Ps 148, 13 ; 8,2 ; 85,12 ; 102,26 ; Jb 9,6.8 ; Pr 8,26s ; Is 45,12 ; 48,13 ; Jr 51,15 ; Ez 8,3 ;. Sur le sujet et la bibliographie voir Bührer, AmAnfang,pp. 142 et 206. 54 Séquence ‘cieux-terre’ : Gn 14, 19.22 ; Ex 24,11 ; 31,17 ; Is 42,5 ; 44,24 ; 45,18 ; 51,13.16 ; 65,17 ; Ps 115,5 ; 121,2 ; 124,8 ; 134,3 ; 135,6 ; 146,6 ; 2 R 19,15 ; 2 Ch 2,11 ; Jr 10,11s ; 32,17 ; Za 12,1. Les textes du Deutéronome

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du mérisme terre-cieux, elle n’est pas inédite dans des contextes de création. Si, par ailleurs, la distinction entre lexèmes déterminés en 4a (avec les articles) et lexèmes indéterminés en 4b (sans les articles ; Ps 115,15 ; 121,2 ; 124,8 ; 134,3 ; 135,6 ; 146,6) n’est pas en soi discriminante, la conjonction en 4b de la séquence terre cieux et de l’indétermination est très rare puisqu’on ne la relève ailleurs qu’en Ps 148,13. Il n’est pas interdit de penser que l’auteur, tout en conservant les deux entités traditionnelles de la création, en aura inversé l’ordre en fonction de son récit qui va précisément se concentrer sur la terre et tout ce qui s’y passe. 2,5 et avant qu’il n’y ait sur la terre aucun buisson sauvage et qu’aucune herbe sauvage n’ait encore poussé Ainsi qu’on l’a déjà noté les deux versets 5 et 6 jouent dans le récit un rôle analogue à celui de Gn 1,2. Ils décrivent la situation de la terre avant l’intervention divine, sous forme négative au v 5 et sous forme positive au v 6. La première observation qui s’impose est que cette situation n’est pas celle d’un néant, ce qui, ici aussi comme en Gn 1, exclut toute idée de creatio ex nihilo. La construction est remarquable, les deux versets étant en effet structurés sur la base de parallélismes binaires avec trois doubles propositions commandées chacune par un verbe we…yiqtol : iln’yavait(we…yihyeh) aucunbuissonsauvage YhwhElohim faitpleuvoir montait(we…ya‘aleh) lesol

// // // // // //

n’avaitpoussé(we…yiçmaḥ) aucuneherbesauvage pasd’adam cultiver arrosait lesol

mentionnant les cieux et la terre ne se réfèrent jamais directement à la création mais à la toute puissance de Yhwh, les cieux et la terre étant aussi témoins dans les serments et les procès que Yhwh intente aux nations et à son peuple : Dt 3,24 ; 4,26.39 ; 5,8 ; 10,14 ; 30,19 ; 31,28 ; 32,1. Dt 4,32 est la seule mention explicite de la création dans le Deutéronome et il s’agit de celle de l’adam.Dans l’histoire deutéronomique l’unique référence à la création du ciel et de la terre se trouve en 2 R 19,15. Ces observations ne sont pas sans importance pour l’étude des relations entre la théologie deutéronomique et Gn 2-3. La tradition deutéronomique est manifestement plus intéressée à la conduite par Yhwh des affaires du peuple de l’alliance dans un monde hostile que par une vision cosmique. Travaillant sur le même schéma idéologique, l’auteur de Gn 2-3 élargira cependant sa vision sinon au cosmos, du moins à l’humanité entière.

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En outre, chacun des deux versets se termine par le mot adamah.Une composition aussi soignée avec un parallélisme posant face à face les deux grands personnages du récit et leurs activités respectives sur le même sol suppose a priori l’unité littéraire des deux versets. Le v 6 fait cependant problème et certains auteurs55 le tiennent pour secondaire et, parfois56, pour un ajout lié à l’insertion rédactionnelle de 2,10-14 et la préparant. Ils avancent plusieurs arguments : 1) la formulation négative de l’avant-création annonçant par antithèse ce que sera la création est classique dans les textes de création, en particulier EnumaElish(Lorsquelà-haut lecieln’étaitpasencorenomméetqu’ici-baslaterrefermen’était pasappeléed’unnom…), Atra-hasis(Lorsquelesdieuxfaisaient l’homme,ilsétaientdecorvéeetbesognaient…), le récit bilingue de la création (Quandlecieleutétéséparédelaterre,jusquelà tenusensemble)57 ; 2) Le ‘flot’ du v 6 n’a rien de commun avec la pluie du v 5 et fait l’effet d’un doublon hétérogène ; 3) la séquence v 5 - v 7 est grammaticalement et stylistiquement plus fluide. A cela on peut répondre que toute proposition positive n’est pas exclue des incipitsde création58 et que les deux versets utilisent les mêmes formes verbales we…yiqtol. D’aucuns font aussi remarquer que l’arrosage de l’adamah au v 6 n’a pas pour but de fertiliser le sol mais de le préparer pour le modelage de l’adam à l’aide d’une glaise humide au v 759.

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C’est l’opinion avancée par W.H.Schmidt, Schöpfungsgeschichte, p. 197 (“Mit V 5 sind also wahrscheinlich zwei ursprünglich verschiedene Vostellungen verbunden”) et reprise par Westermann p. 273. 56 Kutsch, « Die Paradieserzählung » 1977, p. 11, note 11. 57 Bottéro-Kramer, Lorsque les dieux, pp. 604, 530, 503 ; Keel-Schroer, Creation, p. 114 ; Hess-Tsumura, IstudiedInscriptions, pp. 84-87. 58 Witte, Die biblische Urgeschichte, pp. 84, 157 et Bührer, Am Anfang, p. 207s. Ainsi, dans l’incipit d’EnumaElish une proposition positive est intercalée entre deux propositions négatives : LorsqueLà-hautlecieln’étaitpasencorenommé etqu’Ici-baslaterre-fermen’étaitpasappeléed’unnom, SeulsApsû… et Tiamat…mélangeaientensembleleurseaux, ni bancs- de- roseaux n’y étaient encore agglomérés… (Bottéro-Kramer, Lorsquelesdieux, p. 604.) 59 Opinion ancienne et rejetée par Skinner, Genesis, p. 55 ; reprise par Schüle, DieUrgeschichte 2009, p. 56 ; Mathews,Genesis1-11,26,p. 195 ; Bührer, o.c. p. 207, sans retenir cette précision, pense que le v 6 prépare la fécondité du sol qui interviendra aux vv 7ss.

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On ne peut sans aucun doute ignorer la complexité de ces deux versets 5 et 6. Comment, en effet, concilier la stérilité de la terre en raison d’un manque de pluie avec l’irrigation du sol ? Par ailleurs, la pluie, moins encore que le flot du sol, n’a de suite dans le récit. La seule pluie qui viendra sera celle du déluge et elle sera destructrice. Il est cependant un élément fondamental qui assure non seulement la liaison entre les deux versets mais également avec tout le récit de Gn 2-3 : c’est l’adamah, le sol à cultiver. Le sol, indissociable bien évidemment de l’adam son cultivateur, parcourt en effet tout la séquence Gn 2-4 où il revient pas moins de 11 fois : 2,5.6.7.9.12 ; 3,17.19.23 ; 4,2.3.10.11.12.14. Il se poursuit jusqu’au déluge et au-delà avec Noé, nouvel adam qui sera appelé ’îshha’adamah, ‘homme du sol’, ‘agriculteur’ (5,29 ; 9,20). Il s’agit d’un thème important dans la trame du récit non-P. A partir de ce constat il semble qu’on puisse expliquer la composition hétéroclite des vv 5-6. L’auteur avait besoin, pour relater l’histoire de son agriculteur, d’un récit de création dans la mesure où il faisait de son personnage, l’adam, un être paradigmatique et pas seulement le premier ancêtre d’une histoire. D’où son recours, pour asseoir son récit, à des traits culturels (des Wissenstoffe) de création dont on ne peut certes identifier à ce jour aucune origine littéraire particulière et qui proviennent sans doute d’un fonds traditionnel largement partagé. C’est le cas en particulier de l’incipitde 4b et 5a. L’auteur y aura ajouté une argumentation de sa facture en 5b pour poser son personnage YhwhElohim, adapter son récit au climat de la Palestine régulé par la pluie et non par les rivières, comme le précise Dt 11,10-11, et préparer également la tâche de l’adam définie en 2,15 et reprise en 3,17-19 et 24. Reste la difficulté que pose le flot du v 6. La liaison littéraire de ce verset avec les vv 10-14 semble bien établie en raison du parallélisme entre unflotmontait // unfleuvesortait et de la présence du verbe irrigueraux vv 6 et 10, les seuls usages approchants se trouvant en Dt 11,10, Ez 32,6 et Jo 4,18. Ces parallèles ne sont pas fortuits et l’hypothèse de Kutsch mentionnée plus haut ne serait pas sans quelque vraisemblance. Dans ce cas le v 6 serait un ajout rédactionnel, tout comme la grande parenthèse 10-14. Toutefois cette hypothèse se heurte à la grammaire60 qui oblige à rattacher le 60

Voir Wallace, The Eden Narrative 1985, p. 66 : “Some have seen v 6, concerning the source coming up from the earth, as disruptive of the creation theme. That is true in terms of content as it has more to do with the theme of the

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v 6 à la protase, d’autant plus que le verset se clôt aussi, comme le v 5, par le mot adamah. En résumé, plutôt que de voir dans ce verset 6 un ajout préparant le complément, souvent considéré comme rédactionnel, de 10-14, c’est sans doute l’inverse qu’il faut supposer, à savoir que la description des territories arrosés par l’eau d’Eden aura pris appui sur le v 6. Il restera à expliquer la cohérence de contenu entre le v 5 et le v 6. Les termes spatiaux sont au nombre de trois : ‫ארץ‬, ‫שדה‬, ‫אדמה‬. Le premier, très commun, ‫ארץ‬, désigne la terre par opposition au ciel, mais peut également désigner le sol sur lequel on marche ou sur lequel on tombe, également le pays ou le territoire d’un peuple. Le second, ‫שדה‬, présente aussi un large spectre de significations sur la base de ‘terre ouverte’ (‘open land’). Selon le contexte on peut le traduire par steppe ou plaine, plaine sauvage, terrain, champ, campagne, ou simplement ‘dehors’ par opposition à l’endroit fermé où l’on se trouve (Gn 4,8 ; 25,9 : Esaü est un ’îsh sadeh, un homme des steppes et un chasseur, opposé à Jacob qui vit dans les tentes. Le troisième, ‫אדמה‬, désigne la terre arable, cultivée ou non (Gn 9,20 : Noé est un ’îshha’adamah, un agriculteur), lieu de travail et de vie (Ps 104,23) par opposition au midbar, le désert. La seule accumulation de ces termes en deux versets est déjà significative du ‘lieu’ de l’histoire qui va suivre : c’est le lieu terrestre et non le cosmos, mais ce sont aussi, dans ce récit primordial, tous les lieux familiers de l’existence humaine. La ‘terre’ (‫)ארץ‬est plus vaste que la plaine ou le champ (‫ )שדה‬et tous deux plus vastes que le sol cultivable (‫)אדמה‬. Stordalen observe que « la matrice spatiale est dominée par la ‘terre’, le ‘sol’ est dans le ‘champ’ situé sur la ‘terre’. La matrice qualitative, en revanche, est exactement inverse »61, l’adamah constituant l’enjeu du récit. Il décèle dans la dynamique spatiale le mouvement de toute l’histoire : « Genesis 2-3 is basically a story how land became vegetated and human beings became tillers of the soil » (24). Cette thèse retient évidemment l’attention et devra être évaluée. A cet univers spatial il faudra bientôt (v 8) ajouter le lieu particulier qu’est le jardin d’Eden : tandis que la terre, le champ et le sol sont les lieux de l’humanité, le jardin est celui que garden than the theme of creation, but in the present form of the narrative it is clearly part of the temporal clause. It is introduced disjunctively by we’ēd, ‘but a source”. 61 Stordalen, « Man, Soil, Garden » 1992, p. 12.

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YE prépare à son intention, et l’on perçoit déjà une tension latente entre ces deux mondes et donc entre l’Homme et YE. A titre d’hypothèse à vérifier il semble que ces deux lieux – l’adamah à cultiver et le jardin d’Eden – symbolisent les deux dimensions du récit, l’une, horizontale, de la relation de l’adam à la terre, et l’autre, verticale, de la relation entre l’adamet YE, et se conditionnent l’une l’autre. Si l’on en croit Stordalen, YEsera le perdant de l’histoire puisque l’adam gagnera en effet son autonomie d’agriculteur ailleurs que là où, selon le narrateur, le voulait YE. Il n’est pas sans intérêt de relever la différence avec Gn 1,11-12 où c’est la terre sèche, et non Dieu ou l’agriculteur, qui ‘fait sortir’ la végétation. Tandis que l’auteur P voulait surtout affirmer que Dieu est seul créateur et que les créatures n’agissent que sur son ordre (1,11), l’écrivain non-P associe d’entrée YE et l’adam comme acteurs d’une même histoire. La végétation est représentée par deux expressions : ‫שׂיח השׂדה‬ et ‫עשׂב השׂהד‬. Le premier terme – ‫ – שׂיח‬est rare. On ne le trouve qu’en Gn 21,15 et Job 30,4.762. C’est une végétation basse, non cultivée, petits buissons et broussailles des régions désertiques et semi-désertiques, plus généralement les plantes sauvages. Le second – ‫ – עשׂב‬désigne les plantes cultivées, graminées et autres, qui servent de fourrage aux animaux et de nourriture aux humains (Gn 3,17 ; Ex 9,22.25 ; 10,12.15 ; Dt 9,22 ; 11,15 ; Is 37,27 ; 42,15 ; Jr 12,4 ; Am 7,2 ; Ps 104,14 ; 105,35 ; 106,20) et dont la disparition est synonyme de catastrophe. Le génitif adjectival ‫ שׂדה‬a ici le sens général de plaine ou de campagne, que celle-ci soit désertique ou non. Dans la mesure où tout est stérile le texte ne fait pas de distinction entre les différents espaces. Cette description négative de l’avant-création, du ‘pas encore’, analogue à Gn 1,2 où l’évocation du chaos primordial préfigurait par antithèse l’ordonnancement du monde, annonce, par antithèse également, en quoi consistera l’action de YE dans la suite du récit : les buissons sauvages pousseront et les plantes cultivées reviendront pour nourrir les animaux et les humains. Contrairement à ce que 62

Jb 12,8 est moins assuré, mais la correction proposée, sans appui textuel, par Duhm et largement acceptée (‘reptiles du sol’) ne l’est pas davantage, pas plus d’ailleurs que les lectures de la LXX et de la Vg (‘parle à la terre’) reprises aussi dans de nombreuses traductions. Voir Weiser, DasBuchHiob, p. 86 (Gestraüch) ; la discussion dans Pope, Job,p. 88.

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pensent certains auteurs63, plus qu’un ‘rien’ ou un chaos primordial, c’est un manque très particulier qui est formellement souligné, à savoir l’absence de toutes plantes nourricières. Ce qui va suivre ne sera donc pas seulement un texte de création comme en Gn 1. Le récit ainsi annoncé par voie négative va raconter comment le manque de plantes et de nourriture sera comblé. Il le sera doublement et en deux étapes : par YE d’abord, dans son jardin et de façon surabondante (2 9.16-17) et, plus laborieusement et plus parcimonieusement, par l’adam (2,15-16 ; 3,17.19.23). Ainsi qu’on l’a évoqué précédemment, le besoin de nourriture constitue un enjeu majeur en support de la relation, plus fondamentale encore, entre l’adam et Yhwh Elohim.

parce que Yhwh Elohim n’avait pas fait pleuvoir sur la terre et qu’il n’y avait pas d’adam pour travailler l’adamah Deux raisons expliquent l’absence de plantes nourricières. La première est que Yhwh Elohimn’avait pas fait pleuvoir sur la terre, la seconde qu’il n’y avait pas d’adampour travailler le sol. Les deux personnages centraux du récit sont introduits ainsi que le champ de leur activité et de leurs relations. Ils sont tous deux nécessaires pour que la terre devienne féconde. Aussi distant que soit l’adam de YE puisqu’il en est la créature et qu’il lui est soumis, le plan divin pour la terre ne peut se réaliser sans lui. Y aurat-il collaboration ou y aura-t-il conflit ? Là est le nœud de tout le drame. La pluie venue de YE et le travail de l’adam renverseront la situation et feront du monde un lieu nourricier et donc habitable. Au premier abord il est surprenant que dans la suite il ne soit plus explicitement question de pluie envoyée par YE.En réalité elle est sans doute indirectement mentionnée par le verbe fitpousserau v 9 en parallèle avec le même verbe ‫ צמח‬du v 5. Quand au travail de l’adamil en sera clairement question jusqu’à la fin du récit. Ainsi qu’on l’a déjà observé, la fécondité du sol sera bien un enjeu majeur du récit, du moins à son niveau qu’on pourrait qualifier de terre à terre en support du drame de fond qui se déroule à un autre niveau. 63

Zimmerli, DieUrgeschichte, pp. 112-114 ; von Rad, DasersteBuchMose, p. 61. Pour les diverses opinions (chaos primordial, désert universel, terre non cultivée) voir Wenham, Genesis1-15, p. 57.

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YE n’avait pas fait pleuvoir. Sur ses 17 emplois dans la Bible, le verbe nominal ‫ מטר‬n’apparaît, sauf une exception (Am 4,7, nifal64), qu’au hifil et toujours avec Dieu ou Yhwh comme sujet. L’objet est soit la pluie fécondante (Gn 2,5 ; Is 5,6 ; Jb 38,26) ou la pluie destructrice (Gn 7,4), soit une nourriture (Ex 16,4 ; Am 4,7 (3 fois), Ps 78,24.27), soit des catastrophes sous forme de grêle (Ex 9,1865), de feu et soufre (Gn 19,24 ; Ez 38,22 ; Ps 11,6) ou de flèches (Jb 20,23). L’examen du substantif ‫ מטר‬aboutit aux mêmes conclusions : c’est toujours Yhwh ou Dieu qui envoie la pluie, laquelle rend la terre féconde et assure le fourrage pour les bêtes et le pain pour les hommes66. Son absence ou son excès engendre la famine (Ex 9,33 ; Dt 28,24 ; 1 R 8,31 ; Is 5,6). Un passage du Deutéronome mérite l’attention par sa proximité avec notre texte de la Genèse : Lepaysoùtuvas entrerpourtel’appropriern’estpascommelepaysd’Egypted’où tuessortioùaprèsavoirsemétasemencetul’irriguaisavectes pieds commeunjardinpotager. Carlepaysoùtuvaspasserpour tel’approprierestunpaysdemontagnesetdevalléesquis’abreuve de la pluie du ciel…Si vous écoutez vraiment mes commandements… je donnerai la pluie à vos terres en son temps, pluie de printempsetpluied’automne,etturécolterastonblé,tonvinnouveauettonhuile,etjedonneraidufourrage(‫ )עשׂב‬dansteschamps (‫ )שׂהד‬pourtesbêtes,tumangerasettuserasrassasié(Dt 11,1015). Outre le vocabulaire commun à la Genèse et au Deutéronome67, deux points doivent être soulignés : 1) Le lien entre, d’une part, le don de la pluie et la fécondité du sol et, d’autre part, l’observance des commandements et la vie heureuse en terre promise. Il restera à vérifier si cette parenté thématique et lexicale entre Gn 2-3 et le Deutéronome est isolée ou non. 64 Mais là aussi il est clair que cet emploi passif renvoie à Yhwh comme le pourvoyeur de pluie. 65 Dans le récit de la plaie de la grêle déjà mentionnée en relation avec l’appellation YhwhElohim. 66 Dt 11,11-15 ; 28,12 ; 1 S 12,17-18 ; ; 2 S 1,21 ; 1 R 8,36 ; 17,1 ; 18,1 ; Is 30,23 ; Za 10,1 ; Ps 72,6 ; 135,7 ; 147,8 ; Jb 5,10 ; 28,26 ; 36,27 ; 37,6 ; 38,28 ; 2 Ch 6,26s ; 7,13. 67 Voir aussi Dt 28, 1.2 : SituécoutesvraimentlavoixdeYhwhtonDieu…Yhwh t’ouvrira… les cieux pour te donner la pluie de ta terre en son temps et, en sens inverse, 28,15.24 : Situn’écoutespaslavoixdeYhwhtonDieu…,enguisedepluie pourtaterreYhwhenferadescendresurtoisableetpoussièrejusqu’àtedétruire. Noter la même thématiqueen 1 R 8,35s.

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2) La différence des conditions climatiques et des pratiques culturales entre l’Egypte et la Palestine. Le lieu d’où s’exprime le narrateur est bien la Palestine et non l’Egypte ni la Mésopotamie où l’irrigation des sols est assurée pour l’essentiel par les fleuves et leurs deltas. C’est déjà un indice en faveur de la localisation du récit en Palestine, à la différence du ch 1 dont l’horizon est mondial et même cosmique. il n’y avait pas d’adam pour travailler l’adamah Telle est la seconde raison pour expliquer l’absence de végétation. Faut-il lier respectivement l’absence de plantes désertiques (‫ )שׂיח השׂדה‬à la carence de pluie divine et le manque de végétation nourricière (‫ )עשׂב השׂדה‬à l’absence de cultivateur ? Le parallélisme de la phrase semble le suggérer68. Toutefois, s’il est clair que l’adam n’a aucune part à la croissance des plantes sauvages69, la pluie de YE est aussi nécessaire pour l’émergence des plantes sauvages que pour celle des plantes cultivées. La capacité d’intervention de l’adam est nettement moindre que celle de YE. Mais ce point n’est pas important pour le narrateur dans la mesure où son récit est focalisé sur la culture et non sur l’ensemble de la végétation terrestre, d’où la disparition des plantes désertiques (‫ )שׂיח השׂדה‬dans la suite de son histoire. Les ‘épines’ et les ‘chardons’ de 3,19, en effet, ne sont pas des plantes sauvages mais plutôt des plantes parasitaires dans les champs de culture. l’adam James Barr70, en réaction sans doute à une interprétation, surtout féministe, selon laquelle l’adam de Gn 2-3 est un être humain sexuellement indifférencié, a soutenu la thèse que le terme ‫אדם‬ désigne toujours un homme mâle quand il est appliqué à un individu et que telle est bien sa signification première, même s’il admet que, utilisé collectivement, il puisse aussi inclure les femmes. Cette 68 Pour la construction du verset 5 voir Witte, Die biblische Urgeschichte 1998, p. 158. 69 Sauf si, comme le pense Rashi, “lorsque l’homme est arrivé, il a compris que le monde a besoin de pluie, et il a prié pour la pluie” (Rabbinat français, La Genèse,p. 13). 70 « One Man or All Humanity ? A Question in the Anthropology of Genesis 1 » 1999, pp. 3-21.

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étude retentissante a suscité de vives critiques71. Sans entreprendre une discussion générale sur le sens – être humain, humanité ou homme mâle – du mot ‫אדם‬, il nous importe avant tout de cerner la signification de l’adam in situ, c’est-à-dire dans la narrativité du récit de la Genèse. Que représente l’adam en Gn 2-3 ? Un terme générique pour désigner un être humain ou l’humanité toute entière comme en Gn 172 ? Un nom propre : Adam ? Ou, plus simplement, le personnage du récit : L’Homme’ face à YEpuis l’homme à côté de l’autre personnage que sera la femme ? L’hypothèse du nom propre ne peut être retenue, le mot ‘adam portant régulièrement l’article dans le récit. Sur ses 24 emplois dans les deux chapitres (auxquels il faut ajouter 4,1) seuls 2,20 et 3,17.21 ont pu être invoqués, mais à tort73, comme faisant exception. Dans la Bible hébraïque il ne deviendra nom propre qu’en Gn 4,25. Dans la LXX, en revanche, le nom propre intervient dès 2,16, au moment où leSeigneurDieu s’adresse à Adam et, dans la Vulgate, au moment où le Seigneur Dieuprésente à Adam les animaux qu’il vient de façonner (2,19). Au terme d’une étude très détaillée, Hess conclut que l’adam de Gn 2-3 n’est ni un nom propre ni un terme générique, mais un personnage de l’histoire, comme Le Corbeau et Le Renard, Le Savetier et Le Financier, et ce personnage est masculin car chargé de travailler la terre et de garder le jardin, distinct de La Femme74. Comme tout personnage de fable l’adamest certes paradigmatique Voir en particulier Clines, « ‫אדם‬. The Hebrew for “Human-Humanity”. A Response to James Barr », 2003, pp. 297-310. 72 Pelletier, Lectures bibliques aux sources de la culture occidentale, pp. 42-44. 73 Voir, plus loin, le commentaire de ces versets, et la discussion dans Hess, « Splitting the Adam » 1990, 1-16, p. 3, note 11 ; Amsler, « Adam le terreux » 1993, p. 277. S’agissant de 2,20 ; 3,17.21, Amsler écrit : “Ces trois passages trahissent une tradition massorétique tendant à remplacer le substantif par un nom propre là où la chose était faisable sans toucher aux consonnes”, tendance poursuivie et même amplifiée dans la plupart des versions anciennes et modernes. 74 Hess, a.c., p. 9 : “As a description of humanity in general, h’dm in ch. i refers to all people who have existed and will ever exist. It has the sense of humanity in general. In ch. ii, h’dm as a title carries the sense of the male who is set in the Garden of Eden to take care of it… As a title such as ‘The Male’ it may denote an individual member of that class of male members of the human race… As a personal name, ‘dm in iv 25 and in the genealogy of ch. v reflects a movement from a referent which serves as a definite description (…) to a proper name – here a personal name.” 71

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et donc représentatif de tous les homme mâles. Contre certaines interprétations féministes75 selon lesquelles l’adamserait sexuellement indifférencié au début du récit, sa sexualisation n’intervenant qu’avec la création de la femme en 2,22, Hess note que la création de la femme ne comporte aucun partage ou scission (« splitting ») de l’adam76 et que celui-ci est évoqué dans les mêmes termes après comme avant la création de la femme. Day remarque en outre que l’adam s’identifie à ‫ איש‬en 2,23 et que s’il était d’abord sexuellement indifférencié, androgyne ou simplement asexué, il n’aurait pas eu besoin d’une ‘aide’. De plus, la parole de l’adamen 2,23b pose clairement une équation entre l’adam et le ’îshd’où la femme a été prise.Il est vrai que la masculinité de l’adam est plus marquée après la création de la femme, ce qui est normal dans la logique narrative (2,22-23.25 ; 3,9.12.17.20.21). A la fin du récit (3,22 et 24) l’adam expulsé du jardin englobe aussi bien la femme que l’homme mâle, tous deux étant devenus comme des dieux (3,5 // 3,22), mais il reste toujours aussi, comme au début (2,5b), l’adam agriculteur, donc le mâle, appelé à travailler la terre et, de surcroît, tiré de la poussière (2,7 ; 3,19.23). En conclusion, il semble que la dénomination ha’adam oscille entre un nom de personnage singulier, celui de l’agriculteur puis du conjoint mâle, et un nom générique regroupant les deux personnages du mâle et de la femme (3,22.24). Il est difficile de ne pas soupçonner, derrière ces deux champs sémantiques de l’adam, l’existence de deux traditions, l’une, dominante, étant celle de l’agriculteur mâle face à YE, et une autre, secondaire, celle de la femme dont l’entrée en scène vient bousculer la première et donner à l’adamune dimension à la fois plus large et plus différenciée77. Cette hypothèse paraît

75 La principale avocate de cette lecture est Trible, P., GodandtheRhetoricof Sexuality 1978. Cette interprétation a été fermement critiquée par plusieurs exégètes : Stordalen, EchoesofEden, p. 222, note 36 ; Hess, a.c., p. 13s ; Kawashima, « A Revisionist Reading. Revisited » 2006, pp. 46-57 (avec bibliographie) ; Day, From Creation to Babel, pp. 32-35. Voir également Robbins, The Storyteller andtheGardenofEden. Pour cette auteur le récit est une critique de la société patriarcale. 76 Affirmation pour le moins curieuse et contraire au texte (2,21). Day ajoute qu’aucune des créatures en Gn 2-3 n’est créée en plusieurs étapes, ce qui n’est pas exact puisque l’adam est d’abord ‘façonné’ puis insufflé d’une ‘haleine de vie’ et devient, alors seulement, un ‘être vivant’. 77 S’il ne nous est pas possible d’identifier littérairement les sources traditionnelles éventuelles dont a pu se servir l’écrivain non-P, encore moins de les

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confirmée par la présence de deux champs thématiques et sémantiques spécifiques propres à chaque tradition, celui de la théologie deutéronomique de l’alliance (commandement, transgression, sanction, expulsion) autour de l’adam personnage mâle, et celui de la sagesse autour de la femme. La tâche de l’écrivain non-P aura consisté à lier, et peut-être à confronter, ces deux univers, celui de l’alliance et celui de la sagesse, essentiellement par l’histoire de la création de la femme et de sa contribution au déroulement de l’intrigue. Dans l’immédiat l’hypothèse des deux traditions sous-jacentes permet, semblet-il, d’expliquer la fluidité de l’adam à travers le récit. L’adam, dans le texte final de l’auteur non-P, apparaît ainsi comme un être à deux dimensions selon son rapport à YEd’une part et selon la relation de l’homme et de la femme d’autre part. On retrouve là aussi les deux niveaux de l’histoire évoqués plus haut. Il ne fait pas de doute que l’adam est présenté avant la création de la femme comme un agriculteur, un être masculin. Mais il reçoit dans le récit une autre dimension à partir du moment où l’écrivain non-P introduit une création séparée de la femme tirée de ce même adam, ce qui suppose une incomplétude de l’adam initial. La création séparée de la femme oblige à considérer l’adam dont elle est tirée comme un être incomplet, sexuellement indifférencié, potentiellement dual certes puisque YE observe qu’il lui manque un ‘autre’, mais pas encore accompli comme tel. Barr a raison de dire que l’adam est normalement un mâle, mais le récit non-P en modifie le statut et les arguments de Hess et de Day ne sont pas recevables puisque, quoi qu’en dise le premier, l’adam se déploie, par extraction ou ‘scission’, en dualité homme-femme et puisque, contrairement au second, l’absence d’aide est précisément le constat d’une absence de dualité interne de l’adam avant la création de la femme. L’écrivain fait œuvre toute à fait originale : en séparant la création de l’adam de celle de la femme, il donne à l’adam initial une dimension nouvelle qui déborde le motif traditionnel de l’adam agriculteur-mâle. Dans le récit l’adam, jusqu’à 2,22, est bien sexuellement indifférencié. L’étymologie du mot ‘adamestincertaine78 On retrouve le terme en ougaritique (Elabadam / ‘Dieu père de l’homme’), en phénicien reconstituer, elles semblent toutefois s’imposer, comme l’atteste l’activité rédactionnelle de non-P en 3,22-24. 78 Voir Westermann, Genesis, p. 275s ; Amsler, S., « Adam le terreux, dans Genèse 2 à 4 » 1993, pp. 276-281.

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(’adam, l’homme), en arabe du sud (‘peau’, ‘surface’ pour désigner l’homme). L’origine le plus fréquemment avancée est la racine ’dm/ ‘rouge’79, avec une possible référence à la terre rouge, voire à la glaise, l’adamah. Dans notre texte les deux termes ‫ אדם‬et ‫ אדמה‬sont bien entendu bien plus qu’une simple allitération stylistique. Ils se définissent en quelque sorte l’un par l’autre et, comme on l’a déjà souligné, la relation du laboureur à la terre arable est au cœur de l’histoire. Un dernier point mérite l’attention, à savoir la distribution du terme ’adamdans la Bible. Sur un total d’environ 540 occurrences l’histoire des origines à elle seule en compte 45, le terme n’apparaissant qu’une seule fois dans le reste du livre (Gn 16,12). Une telle concentration ne se retrouve que dans Qohélet (49 occurrences en 12 chapitres)80. C’est, à n’en pas douter, un indice parmi d’autres de la proximité culturelle entre les deux livres et, comme me le signale JL Ska, de l’intérêt de la sagesse pour cet ’adam. pour travailler le sol L’expression ‘travailler le sol’ – ‫ – עבד האדמה‬revient plusieurs fois dans les chapitres 2-4 (2,5.15 ; 3,23 ; 4,2.12)81, alors qu’elle est extrêmement rare, et d’ailleurs quelque peu différente, dans le reste de la Bible : Is 30,24 (lesbœufsetlesânestravaillantlesol), et Pr 12,11 = 28,19 (Qui cultive son sol sera rassasié)82. Ce fait surprenant appelle deux observations. La première est l’importance que revêt le thème de l’agriculture pour l’écrivain non-P. La seconde concerne le statut de véritable auteur que manifeste cet écrivain. L’examen du substantif ‫ עבדה‬en révèle diverses nuances : travail (manuel), travail forcé, servitude, office, fonction, tâche. Le verbe ‫ עבד‬et le substantif ‫ עבדה‬sont extrêmement fréquents dans la littérature sacerdotale en liaison avec la construction et surtout le service du temple. Dans le Deutéronome et la littérature deutéronomique, ainsi qu’en Jérémie, le verbe s’inscrit dans un contexte de lutte contre l’idolâtrie, au sens de ‘servir’, en parallèle avec ‘craindre’, 79

Ex 25,5 ; 28,17 ; Lm 4,7 ; Is 1,18 ; 2 Ch 3,22 ; Ct 5,10. Dans les autres livres et par ordre décroissant : Ezéchiel, 131 fois (très souvent dans la locution ben-’adam) ; Proverbes 44 fois ; Jérémie 29 fois ; Isaïe 27 fois ; Job 27 fois ; Nombres 24 fois ; Lévitique 15 fois ; Exode 14 fois ; Deutéronome 7 fois. 81 Textes auxquels il faut ajouter Gn 9,20 : ’îshha’adamahwayyittha‘korem. 82 Aux formes passives nifalet pual voir aussi Dt 21,3.4 ; 28,39 (vigne) ; Ez 36,9 (montagnes d’Israël) et 36, 34 (ha’areç). A noter dans ce dernier texte la référence au jardin d’Eden (v 35). 80

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‘marcher dans les voies’ des autres dieux ou de Yhwh, ‘s’attacher à’, ‘écouter’, ‘observer’ (les commandements), ‘aimer’83. Dans ces textes l’expression ‘servir Yhwh’, tout en incluant le culte, qualifie plus globalement la relation d’alliance avec Yhwh. C’est ainsi, par exemple, que la comprend la tradition rabbinique attestée par le targum Neofiti I du v 15 : YahvéElohimpritl’Adametlefithabiterdanslejardind’EdenpourrendreunculteselonlaLoietpour garder ses commandements84. Toutefois, quel que soit le sens métaphorique du verbe ‫ עבד‬en filigrane du texte, et il est important comme le montrera plus encore l’examen du v 15, il n’en perd pas pour autant son sens premier de labourer la terre. La superposition des deux significations est d’une portée théologique capitale. Dit de manière lapidaire, ‘travailler la terre’, c’est ‘servir’ Yhwh Elohim et, inversement, ‘servir YE’, c’est ‘travailler la terre’. 2,6 et un flot montait de la terre et arrosait toute la surface de l’adamah L’appartenance originelle du verset 6 à l’ensemble littéraire non-P a déjà été discutée et établie plus haut. La conjugaison qal 85 et la forme verbale weyiqtol, comme le rappelle Wallace86 interdisent d’en faire l’apodose de la phrase ou un doublon surajouté, le verset devant par conséquent être compris comme la dernière proposition et le prolongement de la protase. On ne peut toutefois exclure la présence possible, dans les versets 5 et 6, de deux traditions culturales et culturelles différentes, le v 5 reflétant les conditions climatiques de la Palestine et le v 6 celles de la Mésopotamie87. L’écrivain non-P les aura lui-même regroupées en un assemblage cohérent. 83 Voir à ce sujet le relevé des occurrences dans Weinfeld, Deuteronomyand theDeuteronoomicSchool, pp. 332-339. 84 Le Déaut, Targum du Pentateuque, p. 86. Une variante est encore plus explicite : “Yahvé Elohim prit Adam de la montagne du culte, endroit d’où il avaitétécréé, et le fit demeurer dans le jardin d’Eden pour rendre un culte selon laLoi[ou : pour cultiver (étudier) la Loi] et pour garder sescommandements”. Voir Wénin, D’AdamàAbraham, p. 60s. 85 Collins, Genesis1-4, p. 104s, signale une étude de Futato qui fait de ‫יעלה‬ un hifil dont le sujet implicite serait YhwhElohim. C récuse cette lecture : “When the first element of a clause is not the verb, as is here the case, it is more expected for that element to be subject”. 86 Wallace, TheEdenNarrative, p. 6s. 87 Kutsch, « Die Paradieserzählung Gen 2-3 » 1977, p. 11 (note 11), pense que le v 6 et les vv 10-14 vont ensemble et que le v 6 a donc été interpolé dans

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‫ אד‬est un terme dont l’origine et la signification exacte demeurent toujours sujettes à discussion88. En Gn 2,6 il est traduit diversement par source, brouillard, flot, flux, vapeur, brume, nuée89. La seule autre occurrence du mot, en Jb 36,27, n’est guère éclairante : C’est lui(Dieu) quiretientlesgouttesd’eau,pulvériselapluieenbrouillard. Le mot ‫ אד‬y est traduit de plusieurs manières : nuage (LXX), brouillard (BJ), vapeur (Castellion), déluge (TOB), mais tandis que ce ‫ אד‬descend en pluie dans Job, il ‘monte du sol’ dans la Genèse. On a parfois évoqué, en raison des eaux qui ‘montent’, le chant du puits en Nb 21,17 : Monte,puits,Acclamez-le !, ainsi que Jr 51,42 (ContreBabylonelamerestmontéedansletumultedesesvagues elleestsubmergée) et Ez 26,3 (Voiciquejefaismontercontretoi (Tyr) desnationsnombreusescommemontelameravecsesvagues). Tous ces rapprochements n’apportent cependant aucun éclairage sur la signification précise du mot ‫ אד‬en Gn 2,6. Tout au plus ont-ils en commun de suggérer un afflux (montant ou descendant) d’eaux (souterraines, fluviales ou maritimes) d’origine extraordinaire. Les linguistes font dériver le terme ’ed soit de l’akkadien edû/ ‘surgissement d’eau’, ‘hautes eaux’90, soit, plus fréquemment du suméro-akkadien id, ‘rivière’ en sumérien mais aussi nom akkadien de la divinité Idgardienne des eaux abyssales d’où surgissent les rivières91. Laissant aux spécialistes le soin de se départager, il n’est le récit en même temps que les vv 10-14. La première affirmation paraît recevable en raison de l’horizon mésopotamien des deux textes. Recevable également l’hypothèse d’une présence originelle dans le récit 2-3. En revanche, l’hypothèse d’une interpolation tardive (i.e. postérieure à l’œuvre de l’auteur non-P) est moins certaine et sera discutée plus loin lors du commentaire des vv 10-14. 88 Pour une revue des diverses opinions voir Speiser, « ’ED in the Story of Creation »1955, pp. 19-22 ; Westermann, Genesis, p. 273s ; Wenham, Genesis1-15, p. 58s ; Bührer, AmAnfang, p. 210s ; Barr,« Limitations of Etymology as a Lexicographical Instrument in Biblical Hebrew » 1983. 89 Une variante targumique harmonisante (Le Déaut 85) illustre les difficultés des traducteurs : “Mais une nuée degloiredescendaitdesousletrônedegloireet s’emplissaitd’eaudel’océan,puismontait ànouveaude la terre et faisaittomber lapluie et arrosait toute la surface du sol”. Rogland, « Interpreting ’ED in Genesis 2,5-6. Neglected Rabbinic and Intertextual Evidence ». Sur la base de l’hébreu rabbinique, de Jr 10,13 et de Ps 135,7, l’A défend le sens de ‘nuage’, et donc de pluie, éliminant ainsi toute friction entre les versets 5 et 6. 90 Speiser, a.c., pp. 19-21 ; Genesis, p. 16 (“an underground swell”) ; Tsumura, « Genesis and Ancient Near Eastern Stories of Creation » 1994, p. 40. 91 Hypothèse avancée par Dhorme et Albright et retenue par Cassuto, Genesis, p. 103s et Wallace, TheEdenNarrative, p. 73s.

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pas sans intérêt de mentionner un passage du poème sumérien Enki etNinhursag qui témoigne d’une proximité culturelle : Utu, desonemplacementcéleste[…], Tiral’eau(douce)delaterre, Pardestrousd’oùellesourdait : Illafitarriverendelargesciternes… Sespuitsd’eau« âcre »furentmuésenpuitsd’eaudouce Etseschampsàmoissonsportèrentquantitédegrain !92

En conclusion, il est clair qu’il s’agit d’eaux souterraines ‘montant’ à la surface de la terre et le sens général de flot ou de flux convient mieux que celui de brume, de vapeur ou de brouillard, traductions sans doute harmonisantes. Le fait que ce ‫‘ אד‬arrose’ le sol se comprendrait mal d’un simple brouillard. Le verbe ‫השקה‬ signifie communément ‘faire boire’, ‘abreuver’ (des humains et des troupeaux, Gn 19,32-35 ; 21,19 ; 24,14-46 ; 29,2-10…) ou, moins souvent il est vrai, ‘arroser’ la terre, des champs ou des jardins (Gn 2,10 ; Dt 11,10 ; Is 27,3 ; Ez 17,7 ; 32,6 ; Jo 4,18 ; Ps 104,13 ; Qo 2,6). Cette montée des eaux se situe encore dans la protase et ne constitue pas un nouvel événement, comme l’attestent la forme weyiqtol /montait (et non ‘monta’)93 et le fait que Yhwh Elohimn’y apparaît pas comme acteur ainsi que le souligne Gunkel (6). Elle continue et complète la description de l’état de la terre avant toute intervention divine. Le v 6 ne fait pas doublon avec ce qui précède. Dans le v 5, en effet, l’auteur avait pour but premier de présenter YE et l’adam commeles futurs acteurs du drame à venir et dont l’inactivité pour l’un et l’absence pour l’autre expliquent la stérilité du sol. Avec le v 6 il complète sa peinture de l’état de la terre en la montrant couverte d’une eau montant d’en bas. Cette couverture aquatique ameublit le sol sans l’inonder94. Gênés sans doute par la contradiction apparente entre la sécheresse supposée de la terre par manque de pluie au v 5 et la couverture humide du sol au v 6, les traducteurs ont, dans leur quasi unanimité95 après la LXX et la Vulgate, rendu le we initial par un adversatif, ‘mais’, ‘toutefois’, 92

Bottéro-Kramer, p. 153. Westermann (252) : “das imperf. ‫ יעלה‬bezeichnet das Andauern in der Vergangenheit”. Joüon §113 fy voit une action durative dans le passé et traduit par un imparfait. 94 Pas une seule fois le verbe ‫ השקה‬ne comporte une idée d’inondation catastrophique. Lorsqu’il a pour objet la terre c’est toujours en vue de la féconder. 95 Seules exceptions que j’ai pu relever : Westermann, REB. 93

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‘au lieu de’, et non par ‘et’. Il n’est pas impossible que l’auteur non-P ait repris cette image traditionnelle soit pour préparer la matière première du façonnage de l’adam au v 7, soit, plus probablement, dans le but de modeler un sol prêt à recevoir la pousse des arbres au v 9. On ne peut manquer d’observer un certain parallélisme narratif entre Gn 1,2 et 2,6. Comme en Gn 1,2 lesouffled’Elohim planantsurlafacedeseauxannonçait de manière voilée l’activité à venir d’Elohim, ainsi, en 2,6, leflotarrosantlafacedusolannonce discrètement la fécondation du sol par YE. Peut-on voir ici une allusion à Dt 8,7 : Le SEIGNEUR ton Dieu te fait entrer dans un bonpays,unpaysdetorrents,desources,d’eauxsouterrainesjaillissantdanslaplaineetlamontagne… ?96 Ces deux versets 5 et 6 constituent ce que les narratologues appellent l’exposition97, c’est-à- dire la présentation des informations indispensables à la compréhension du récit. Elles concernent les personnages : YHWH Elohim le Créateuret l’adamnon encore créé mais annoncé seront les protagonistes de toute l’histoire qui va se dérouler. Le lecteur est également informé du lieu de l’action : ce sera la terre, encore déserte et qui ne demande qu’à s’habiller de végétation. Le scénario enfin est annoncé, à savoir la fertilisation du sol par YEet par l’adam laboureur. Le fait qu’aucune information ne soit donnée touchant à l’histoire de la désobéissance et de ses conséquences semble confirmer la reprise par l’écrivain non-P d’éléments traditionnels provenant de motifs mythiques de création. Ils lui fournissent un cadre universel pour son histoire de l’adam.

96 97

Suggestion prudente de J.L. Ska. Voir Mettinger, TheEdenNarrarive, p. 17s.

Chapitre 5

Yhwh Elohim façonne l’adam et plante le jardin : Gn 2,7-9 2,7 Yhwh Elohim façonna l’adam poussière à partir de l’adamah Ici commence l’apodose de la phrase avec l’entrée en scène du personnage Yhwh Elohim comme acteur principal du drame. Le wayyiqtolinitial introduit un événement, le premier du récit, annoncé de manière négative dans la protase. YEest l’acteur unique de cet événement inaugural qui consiste à faire advenir le second personnage, l’adam. Le rapport entre les deux personnages est clairement souligné puisque l’un est situé d’entrée comme sujet de l’acte fondateur, l’autre en étant l’objet. Ce rapport de créateur à créature commande l’ensemble du drame qui va se dérouler et en laisse déjà deviner les traits essentiels. Ce rapport de dépendance serat-il respecté ou, au contraire, contesté ? Une autre dimension marque l’adam, sa communauté de nature avec l’adamah. Comment l’adam va-t-il assumer cette double origine et dépendance ? façonna l’adam Le verbe ‫ יצר‬/‘façonner’, ‘modeler’, ‘former’ revient 44 fois1 dans la Bible dont 34 fois avec Yhwh comme sujet. Le sens premier est celui de fabriquer un objet selon un plan en façonnant une matière brute – argile, métal ou pierre- pour lui donner une forme bien définie – vase, arme, statue2. Le substantif participial ‫ יוצר‬a le sens général d’artisan, que sa matière première soit le métal, le bois ou, plus fréquemment, l’argile (Is 29,16 ; Ha 2,18 ; 1 Ch 4,23). Le travail du yôçer implique donc une planification, comme l’atteste 1

Plus 2 cas incertains : Is 42,6 et 49,8. 3 fois seulement dans d’autres conjugaisons : nifal, Is 43,10 ; pual, Ps 139,16 ; hofal, Is 54,17. Il faut y ajouter le participe substantival yôçer / potier (17 fois, voir surtout Jr 18) et le substantif yeçer / dessein, produit façonné (9 fois). Voir l’étude de Humbert, « Emploi et portée bibliques du verbe yāşar et de ses dérivés » 1958, pp. 82-88. 2 Is 29,16 ; 44,9s.12 ; 45,9 ; 54,17 ; Jr 18,11 ; Ha 2,18.

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d’ailleurs le substantif yeçer de même racine qui en vient à signifier généralement un dessein, un plan3. Jérémie4 utilise la métaphore du potier pour illustrer l’histoire d’Israël, notamment dans le fameux chapitre 18, mais il ne dit pas explicitement que Yhwh a ‘façonné’ l’adam ou Israël. L’emploi du verbe ‫ יצר‬est surtout remarquable du fait de sa fréquence avec Yhwh comme sujet, les sujets humains étant toujours des artisans (potiers, sculpteurs ou forgerons), du fait aussi de la fréquence de ses emplois en relation avec la destinée d’Israël. Le Deutéro-Isaïe en fait grand usage, en particulier dans les chapitres 44 et 45, en liaison avec la création comme support de la ‘formation’ de Jacob-Israël en ‘serviteur’ de Yhwh5 : Souviens-t’en, Jacob, et toi Israël, car tu es mon serviteur,jet’aifaçonné(‫)יצר‬,toi,pourêtremonserviteur(Is 44,21). Ainsi parle Yhwh le saint d’Israël et son façonneur (‫ …)יצר‬Moi, j’aifait(‫ )עשה‬laterreetj’yaicréé(‫ )ברא‬l’homme(‫…)אדם‬Ainsi parleYhwhcréateur(‫ )ברא‬descieux,c’estluileDieu,quifaçonne (‫ )יצר‬la terre et la fait (‫)עשה‬, c’est lui qui l’affermit (‫…)כון‬ (45,11s.18)6. La formulation de Gen 2,7 et 8 – ‫ – ויצר יהוה אלהים את־האדם‬est unique dans la Bible hébraïque. C’est la reprise narrative de formules poétiques sans doute plus anciennes utilisées dans des doxologies en liaison avec la création (Am 4,13 ; 7,1 ; Ps 33,15 ; 74,17 ; 94,9 ; 95,5 ; 104,26 ; 139,16. La création de l’homme par le Dieu artisan est d’ailleurs bien attestée dans la Bible, avec ou sans 7‫יצר‬, comme dans ce poème de Job : Tesmainsm’ontforméetm’ontfait… Rappelle-toibien,commeuneargiletum’asfait etàlapoussièretumefaisretourner… tasollicitudeaveillésurmonsouffle(Jb 10,8-9)

3

Gn 6,5 ; 8,21 ; Dt 31,2 ; Is 26,3 ; Ps 94,20 ; 1 Ch 28,9. Jr 10,16 ; 18,11 ; 33,2 ; 51,19. L’hymne au Dieu créateur et contre les idoles en Jr 10,12-16, reproduit littéralement en 51,15-19, a probablement été inséré plus tardivement dans le recueil du prophète et présente de nombreuses similitudes avec le Deutéro-Isaïe. Voir Bright, Jeremiah, p. 73. 5 Is 27,11 ; 43,1.7.21 ; 44,2.9.10 ; 21.24 ; 45,7.11 ;18 ; 49,5. Le verbe yaçar est souvent mis en parallèle avec les verbes ‘asah et bara’. 6 Quelques occurrences dans Jérémie (1,5 ; 10,16 ; 18,11 ; 33,2 ; 51,19) se distinguent par un sens général de planification universelle de l’histoire par Yhwh, dessein que le ‘prophète pour les nations’ (1,5) a charge de faire connaître. 7 Jb 33,6 ; Is 44,24 ; 64,8 ; Jr 1,5 ; Ps 94,9 ; 119,73 ; 139,13 ; Jb 10,8. 4

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Le contexte de création est explicite et premier en Gn 2,7-8. En cela le texte biblique utilise, ainsi qu’on l’a signalé précédemment, une imagerie commune à tout l’Ancien Orient et même au-delà dans les récits de création. Là est bien entendu sa première source d’inspiration. Toutefois, à la lumière des textes de Jérémie et du Deutéro-Isaïe il n’est pas interdit de soupçonner déjà en Gn 2,7 une signification sotériologique sous-jacente. L’adam ‘façonné’ par YE aura en effet pour tâche de ‘travailler’ (‫ )עבד‬le sol comme Israël a pour vocation, selon le Deutéro-Isaïe (44,21), de ‘servir’ (‫)עבד‬ Yhwh. Humbert souligne avec raison l’absence du vocabulaire ‫ יצר‬avec Yhwh ou Dieu comme sujet dans la littérature sacerdotale et deutéronomique. Il en voit la raison8 dans le souci monothéiste qu’ont ces traditions de purifier les références à la création des anthropomorphismes cananéens dont le ‘vieux’ récit de la Genèse porte encore les traces. On sait mieux aujourd’hui que l’usage d’anthropomorphismes pour parler de ‘Dieu’ et des affaires divines n’est pas nécessairement le signe d’une pensée primitive. L’argumentation de Humbert est d’autant plus à nuancer dans l’hypothèse d’une écriture tardive de Gn 2-3, à une époque où, le monothéisme étant désormais indiscuté, les images mythiques étaient devenues inoffensives. Si, de plus, certaines de ces images dites ‘primitives’ se sont enrichies d’un nouveau symbolisme, elles pouvaient très bien servir le propos de l’écrivain non-P soucieux de situer la création dans l’orbite de la Heilsgeschichte. poussière La phrase est quelque peu heurtée et sa traduction malaisée. Avec Gunkel (6) nombre d’auteurs, observant qu’elle serait plus harmonieuse sans le mot ‘poussière’ comme en 2,19, en ont déduit que ce mot était un ajout secondaire faisant le lien avec 3,199. Ce lien évident avec 3,19 souligne en effet le thème de la mort, mais celui-ci est bien au cœur du récit non-P10 et il n’est donc pas 8

a.c., p. 87. Ainsi Pfeiffer, « Der Baum in der Mitte, des Gartens » T. I 2000, 487-500, p. 492s. 10 Voir Bührer, Am Anfang, p. 208s, contrairement à Witte, Die biblische Urgeschichte, p. 157, qui attribue le mot ‘poussière’, selon lui une apposition, à la relecture du texte ‘protoyahviste’ de base. 9

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nécessaire de recourir à un rédacteur autre que non-P lui-même. En revanche il est possible que l’écrivain non-P (ici non-PR) ait ainsi complété, selon son dessein, une formulation stéréotypée. On peut bien parler d’un ‘ajout’ littéraire à la condition de l’attribuer à non-P lui-même. Comment faut-il comprendre poussièreàpartirdel’adamah ? Selon l’opinion la plus commune le mot ‫ עפר‬serait un accusatif materiae comme dans d’autres constructions semblables (Dt 27,6 ; 1 R 7,15 ; Ct 3,10)11. Il est préférable de traiter ce terme comme prédicat12 : YEa façonnél’adampoussière. En effet, l’adam est appelé ‘poussière’ en 3,19 : cartuespoussière. Si, comme on a pu le déterminer précédemment, le verbe ‫יצר‬ commande un produit fini bien ‘formé’ et non une ‘poussière’ informe, la proposition de Gn 2,7 résonne comme un véritable oxymore, et ceci n’est sans doute pas sans raison dans la logique du récit où l’adam est un être en tension entre sa qualité d’être vivant et, d’autre part, sa condition mortelle. Derrière cette proposition de la Genèse on perçoit les interrogations de Qohélet (3,10-11.19), de Job (7,7) et du psalmiste (Ps 8,5) sur ce qu’est l’adam. En d’autres termes l’adamest fait mortel dès l’instant de sa création. Sa naissance est déjà sa tombe. Outre sa signification première de poussière du sol et son sens métaphorique de masse informe et innombrable mais aussi de misère (Gn 18,27 ; Ps 113,7 ; Jb 16,15), le terme ‫ עפר‬est souvent associé à la mort dans la Bible au point d’en être une métaphore (Ps 30,10)13. 11 Gerleman, « Adam und die alltestamentliche Anthropologie » 1981, p. 321, voit dans ‫ אדם‬un accusatifmateriae et dans ‫ עפר מן־האדמה‬une apposition interprétative confirmant, selon lui, le sens de matière informe pour ‫אדם‬. L’argumentation est d’autant moins convaincante que le verbe ‫ יצר‬commande toujours un produit fini. 12 Sic Pfeiffer, a.c.,p. 492. Pour le double accusatif voir Joüon § 125v. Schellenberg, Der Mensch, p. 193s, penche, elle aussi, pour un ‘accusatif prédicatif’ et pense, avec quelques auteurs, que la présence du mot ‫ עפר‬en 2,7 est motivée par l’affirmation de 3,19 (tuespoussière) : “Damit ist klar, dass die Erwähnung des “Staubes” in 2,7aα von 3,19 her motiviert ist. Ob es dabei der Author selbst war, der bereits 2,7aα auf 3,19 hin formulierte, oder ob 3,19 erst später einen Redaktor zu einem Einschub des Wortes “Staub” inspirierte, lässt sich m.E. nicht mehr entscheiden”. L’incertitude demeure en effet, mais il paraît plus simple et très logique d’attribuer cette précision en 2,7 à l’auteur lui-même (non-PR) du récit qui aura voulu y mettre d’entrée la marque de la mort. 13 Brueggemann, dans son étude « From Dust to Kingship » 1972, se basant entre autres textes sur 1 R 16,1-3, voit dans l’élévation de l’homme de la poussière

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La poussière est ‘le pays de la mort’ (Ps 22,16.30 ; Is 26,19) et, inversement, la mort et le shéol sont ‘le pays de la poussière’ (Jb 17,16 ; Da 12,2). L’homme lui-même est poussière et argile (Is 29,16 ; 45,9 ; 64,7 ; Jr 18,6 ; Ps 103,14 ; Jb 30,19 ; Qo 12,7). Mourir, c’est descendre dans la poussière et s’y coucher (Ps 22,30 ; Jb 7,21 ; 20,11 ; 21,26). Comme tous les êtres vivants l’adam descend dans la poussière (retourne à la poussière d’où il a été tiré (Jb 7,21 ; 10,9 ; 21,26 ; 34,15 ; Ps 104,29 ; Qo 3,20 ; Sg 15,8). La conclusion de Qohélet (12,7) est particulièrement éloquente : Tandisquel’hommes’envaverssamaisond’éternité…etquela poussière retourne à la terre comme elle en vint et le souffle à Dieuquil’adonné... Dans ce texte, très proche de Gn 2,7 et 3,19, l’homme est simplement appelé ‘poussière’. En conclusion, le statut de prédicat ou, au moins celui d’apposition explicative, paraît le plus probable. La quasi-totalité des versions consultées depuis la Vulgate (FormavitigiturDomniusDeus hominemdelimoterrae)optent pour un accusatif de matière. La LXX toutefois fait exception et confirme notre lecture : καίεπλασεν ό θεος τον ανθρωπον χουν απο της γης. Dans sa traduction Harl adopte la voie moyenne d’une apposition : « Et Dieu façonna l’homme, poussière prise à la terre »14. De toute façon, prédicat ou un thème d’intronisation royale et, concernant Gn 2,7, il en conclut que la création de l’adam est en réalité une intronisation de l’homme comme roi sur la création : “Adam, in Gen 2, is really being crowned king over the garden with all the power and authority which it implies. This is the fundamental statement about man made by J… Thusthecreationofmanisinfactenthronementofman.” (p. 12). Ce qui nous paraît critiquable dans la thèse de B., ce n’est pas son étude des textes royaux mais son application à Gn 2,7. Ici, en effet, la poussière est clairement liée au registre de la mort et non à celui d’une situation de misère ou d’inexistence sociale. Il n’est d’ailleurs pas question d’une quelconque élévation hors de ce statut de poussière puisque l’adam demeure poussière à la fin du récit. Voir aussi Haag, DerMenschamAnfang, p. 20-21. 14 LaBibled’Alexandrie.LaGenèse, p. 100. Pour Harl “le mot ‘poussière’ est construit comme apposition à ‘l’homme’ “. Elle note en outre le néologisme adjectival χοικος (‘poussiéreux’) de Paul dans 1 Co 15,47 qui suit la LXX. Quelques rares traductions modernes vont dans le même sens : le Rabbinat “L’Eternel-Dieu façonna l’homme, – poussière détachée du sol, – insuffla…” ; Osty : “Yahvé Dieu façonna l’homme, poussière tirée du sol” ; Chouraqui : “IHVH Elohîm forme le glébeux – Adam, poussière de la glèbe –…”. Toutes ces traductions font de ‘poussière’ une apposition plutôt qu’un prédicat. La BNT laisse la porte ouverte entre prédicat et apposition : “Yhwh Dieu fabrique un adam poussière qui vient du sol”. Bien que l’apposition qualifie aussi l’adam de ‘poussière’ et non comme fait de poussière, le statut grammatical de prédicat ajoute, à notre avis, une nuance

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apposition, l’adam y est présenté comme poussière et pas seulement comme fait de poussière ou ‘poussiéreux’. Si notre lecture est correcte nul n’est besoin par conséquent de se demander comment une matière aussi sèche peut être modelée. Il semblerait que l’écrivain non-P ait eu recours à deux images traditionnelles étrangères l’une à l’autre qu’il aura combinées. La première est celle du dieu potier façonnant l’argile en humain et la seconde celle de la poussière symbolisant la condition mortelle de l’adam. Cette dernière aurait été requise et placée à cet endroit pour faire le lien avec 3,19. à partir de l’adamah Entre l’adamet l’adamahl’allitération et l’homophonie, perceptibles à l’œil comme à l’oreille, sont riches de signification quel que puisse être, par ailleurs, le lien étymologique, toujours débattu, entre les deux termes. La communauté de l’adam avec l’adamah est double : lieu de travail et de vie pour l’adam selon 2,5, l’adamah marque ici son origine et donc son appartenance à la terre. et il souffla dans ses narines une haleine de vie Le verbe ‫ נפח‬/‘souffler’ (12 occurrences) s’emploie d’abord dans un contexte de forge ou de cuisine au sens de souffler sur des braises pour les faire flamber ou faire chauffer la marmite (Is 54,16 ; Jr 1,13 ; Jb 20,26 ; 41,12). Quand l’objet du verbe est la nefesh il prend alors le sens d’éteindre, comme on souffle une bougie (Jr 15,9 ; Jb 31,39). Avec Yhwh ou Dieu pour sujet il peut provoquer soit la destruction (Ez 22,21 ; Ag 1,9) soit, au contraire, la vie comme dans le cas présent et en Ez 37,9. Le substantif ‫ נשמה‬revient 24 fois dans la Bible. Son sens premier est celui d’haleine, d’où son association avec les narines ou le nez. Signe de vie ou vie elle-même (1 R 17,17 ; Pr 20,27 ; Dn 10,17), il désigne les êtres vivants, humains et animaux (Gn 7,22 ; Dt 20,16 ; Jos 10,40 ; 11,11.14 ; 1 R 15,29 ; Is 57,16 ; Ps 150,6). Dans 14 occurrences, l’haleine, fréquemment associée au souffle (‫)רוח‬15, est présentée comme venant de Dieu soit comme non négligeable en faisant de la ‘poussière’ une quasi définition de l’adam et pas seulement une marque d’origine. 15 Voir Wolff, Anthropologie, pp. 57-67 et 96-98 ; L’Hour, Genèse 1-2,4a, pp. 84-86.

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expression de sa colère (2S 22,16 // Ps 18,16 ; Is 30,30), soit, le plus souvent, comme acte créateur. Ainsi, en Is 42,5 : Ainsi parleDieuYhwhcréantlescieux…,étalantlaterre…,donnant l’haleineaupeuplesurelleetlesouffleàceuxquiymarchent. Mais c’est surtout dans Job que l’association haleine et création est le plus marquée, dans des accents proches de la Genèse, comme dans ce discours d’Elihu : Le souffle (‫ )רוח‬m’a fait et l’haleine (‫ )נשמה‬deShaddaïm’afaitvivre.Moinonplus,comme toi,jenesuispasdieu,del’argilej’aiétépétri(Jb 33,4.6). S’il ramèneàluisonsouffleetsonhaleinetoutchairpéritd’uncoup et l’adam retourne à la poussière (34,14s ; voir aussi 27,3 ; 32,8 ; 37,1016. Faut-il, à la suite de plusieurs auteurs17 notant que les animaux ne bénéficieront pas en 2,19 d’une insufflation de l’haleine de vie, en déduire que cet acte divin établit la supériorité de l’adamsur les animaux, voire qu’il lui octroie une certaine qualité divine analogue à l’ImagoDei de Gn 118, soit par le don d’immortalité19, soit, plus généralement, par l’instauration d’une relation particulière entre le Créateur et sa créature humaine ?20. Il est à noter que dans le syntagme ‫( נשמת חיים‬haleine de vie) le mot ‫ חיים‬ne porte pas l’article, à la différence de l’expression ‫( עץ החיים‬arbredelavie) au v 9. Tandis que la première expression fait référence à la seule vie biologique, cette différence laisse supposer que l’introduction de l’adam dans le jardin va le mettre en présence d’une autre qualité de vie. Par ailleurs toute idée de ressemblance avec YE par le seul fait de la création semble étrangère au récit de Gn 2-3, la seule similitude entre l’adamet YE résultant de la transgression (3,22). 16

Il est à noter que le syntagme nishmatḥayyîmne se trouve qu’en Gn 2,7, l’expression ruaḥ-ḥayyîmapparaissant en Gn 6,17 et 7,15, tandis que le TM de 7,22 utilise une expression composite : nishmat-ruaḥ ḥayyîm, le second terme n’étant pas retenu dans les versions de la LXX et de la Vulgate. 17 Voir dans Schellenberg, DerMensch, p. 195 (note 52) les différentes opinions allant dans ce sens et la critique qu’en fait l’auteur. 18 Schmidt, DieSchöpfungsgeschichte, p. 199. 19 Westermann, Genesisp. 282, rejette cette interprétation : “Der ‘Lebensatem’ also bedeutet einfach die Lebendigkeit, das Einhauschen des Lebensatems die Belebung des Menschen, nichts weiter (wie z.B. Ps 104 28f)”. Voir aussi Qoh 3, 18-21. Eichrodt, Theologie 2/3, p. 27, évoque la ‘vie divine’. 20 Ainsi Haag, Der Mensch am Anfang, pp. 17-19. Hengel, « Was ist der Mensch ? » 1971, p. 118 : “Nicht die Herkunft des Menschen aus dem Staub der Erde, sondern der Lebenshauch Jahwes ist es, der den Menschen prägt, der ihn zum dialogfähigen Partner Gottes macht”.

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Pour Wifall et Koch21 le don de l’haleine n’est autre que le don de la parole qui différencie les humains des animaux et Koch traduit ‫ נשמה‬par ‘Sprachgeist’. Sans doute faut-il éviter de surinterpréter le texte et convient-il simplement, à la lumière de Jb 33,4 (voir également Qoh 3,18-20), mais aussi de parallèles de l’Ancien Orient, de comprendre l’haleine insufflée par YE, et non l’haleine de Dieu22, comme le simple don de la vie sans que pour autant la distance entre Dieu et l’homme soit effacée ou amoindrie, ou que soit ainsi évoquée une proximité particulière de l’Homme avec Yhwh Elohim. Si une relation entre le Créateur et sa créature est exprimée, il s’agit avant tout d’une relation de dépendance sans autre connotation majeure. Les animaux, eux aussi en effet, sont dotés d’un souffle de vie en 7,22, texte qui, sous réserve d’une étude spécifique à venir, relève probablement de la même rédaction que Gn 2-3. Le Ps 104,29-30, bien qu’utilisant, comme en Gn 7,22, le terme ‫ רוח‬et non ‫נשמה‬, ne dit pas autre chose en parlant des animaux : Turetirestonsouffleilsexpirentetretournentàleurpoussière, Tuenvoiestonsouffleilssontcréés.

Le don du souffle ou de l’haleine de vie et la création de l’adam en deux ou plusieurs temps ne sont pas inconnus de l’Ancien Orient. Ainsi, dans EnumaElish les hommes créés par Ea (ou Marduk) du sang de Qingu sont ‘des êtres doués du souffle’23. Le poème d’Atrahasis décrit la création de l’humanité en plusieurs stades à partir de la chair et du sang d’un dieu immolé mélangés à de l’argile : Ainsi serontassociésdudieuetdel’homme,réunisenl’argile…Depar lachairdudieuilyauraaussi,dansl’Homme,un« esprit »quile démontrera toujours vivant après sa mort. Cet « esprit » sera là pourlegarderdel’oubli  24. Les textes égyptiens ne sont pas en reste 21

Wifall « The Breath of his Nostrils » 1974, 237-240 ; Koch, « Der Güter Gefährlichtes, die Sprache » 1989, 50-60 ; Stordalen, Echoes of Eden’, pp. 235238 ; Mettinger, TheEdenNarrative, p. 31 ; Schellenberg, DerMensch,dasBild Gottes ?, p. 196. L’hypothèse d’un lien ou d’une analogie entre un don de la parole en Gn 2,7 et le rite de “l’ouverture de la bouche” en Mésopotamie et en Egypte n’est guère retenue par les exégètes. Voir la critique qu’en fait Schellenberg, o.c., p. 90s (note 265, avec bibliographie). 22 Contrairement à Skinner, Genesis 57, qui écrit : “the fact that God imparts his own breath (c’estmoiquisouligne) marks the dignity of man above the animals : it is J’s equivalent for the ‘image of God’ “ 23 Bottéro-Kramer, Lorsquelesdieux, p. 644 24 Ibid., p. 537.

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comme l’atteste l’hymneàKhnoum, le dieu potier, mentionné précédemment :Ledouxsouffleduventdunordsortdelui,pourles narines des dieux et des hommes. Dans l’Instruction à Merikaré aussi bien que dans les hymnes à Amon-Re et à Aton le souffle et la capacité de respirer sont aussi les dons du Dieu Soleil à toutes ses créatures25. Tandis que certains de ces textes évoquent une parenté de nature entre les dieux et les humains, tel n’est pas le cas en Gn 2,7, l’insufflation de l’haleine dans les narines de l’adam n’ayant d’autre effet et d’autre sens que d’en faire un être vivant. Le texte biblique ne dit pas que YEinsuffle son haleine de vie mais bien une haleine de vie. et l’adam devint un être vivant La forme wayyiqtol n’annonce pas à proprement un nouvel événement mais l’apparition cependant de quelque chose de neuf résultant des deux actions précédentes : moulé dans l’argile et animé d’une haleine de vie insufflée dans ses narines par YE, voici que l’adam devient un êtrevivant (‫)נפש חיה‬. Le terme ‫( נפש‬754 occurrences dans la Bible hébraïque) est l’un des plus célèbres et des plus riches de l’anthropologie biblique26 selon la séquence sémantique suivante : gorge, gosier, trachée, œsophage (?), aspiration, expiration, souffle, haleine, vie, vivant, désir, individu, personne, je/moi, tu/toi, il/elle, soi/soi-même, et même, plus rarement, cadavre. La proximité sémantique de l’haleine avec la vie est évidente, elle est ici soulignée par l’expression nefeshḥayyah / ‘être vivant’. Le 25 Voir Keel-Schroer, Creation, pp. 202-204 : Instruction à Mérikaré : Welltendedismankind–god’scattle  Hemadeearthandskyfortheirsake,…  Hemadebreathfortheirnosestolive,  Theyarehisimages,whocamefromhisbody.

Hymne à Amon-Re :  

Hewhogivesbreathtothatwhichisintheegg, giveslifetothesonoftheslug,andmakesthaton whichgnatsmaylive.. Hailtothee,whomadeallthatis !

Hymne à Aton : Giverofbreath,tonourishallthathemade.  Whenhecomesfromthewombtobreathe,  Onthedayofhisbirth,youopenwidehismouth.  Whenthechickintheeggspeaksintheshell,  Yougivehimbreathwithintosustainhim. 26 Voir Wolff, Anthropolgie, pp. 25-56.

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syntagme nefesh ḥayyah est surprenant dans ce récit non-P, ses autres emplois, peu nombreux d’ailleurs, étant tous liés à la tradition sacerdotale (Gn 1,20.21.24.30 ; 9,10.12.15.16 ; Lv 11,10.46 ; Ez 47,9) et s’appliquant généralement aux animaux. Nombre d’exégètes en concluent qu’il s’agit d’un ajout dû soit à l’auteur lui-même de Gn 2-3, soit à un rédacteur postérieur d’obédience sacerdotale, cet ajout, comme d’ailleurs en 2,19, ayant pour but d’harmoniser les deux séquences de la création et de lier le sort des humains à celui des animaux27. Pour Bührer28, en revanche, il faut tenir toute la proposition etildevintunêtrevivant pour ursprünglich dans le récit. Il fait justement remarquer que l’expression ‫ נפש חיה‬en Gn 9,16 inclut clairement les humains. Etant donné le faible nombre d’occurrences l’argument est recevable. Par ailleurs, l’allitération évidente et la fluidité de la syntaxe (ce qui ne sera apparemment pas le cas en 2,19, voir ad loc.) militent en faveur de la solidité littéraire du verset. Peut-être serait-il judicieux de suivre la proposition de Wenham (60) et de traduire « and the man began to live »29, ce qui a pour effet, en décomposant l’expression nefesh ḥayyah, au lieu de la traiter comme un simple syntagme, de donner vitalité au verbe devintet de renforcer le lien avec nishmatḥayyîm. Selon Bechtel et Pfeiffer30 l’adam dans ce verset serait d’abord créé en être de nature (Naturwewsen) à l’instar d’Enkidu dans l’Epopée de Gilgamesh vivant comme un animal et avec les animaux avant sa rencontre avec la courtisane. Il ne deviendra un être de culture ou civilisé (Kulturwesen) qu’en s’appropriant le fruit de l’arbrequiestaumilieudujardin et en accédant ainsi, mais par la transgression et à ses propres dépens, à la dignité royale comportant ressemblance à la divinité et acquisition de la connaissance. Pour Pfeiffer cette anthropogonie en deux étapes met en lumière l’ambivalence de la civilisation humaine pour aboutir finalement à une « anthropologie fondamentalement négative »31. Il est vrai que la sagesse transgressive du serpent entache gravement l’accès de 27

Pfeiffer, « Der Baum in der Mitte des Gartens (II) » 2001, pp. 492-493 ; Witte, DiebiblischeUrgeschichte, p. 86s. 28 Bührer, AmAnfang, p. 210. 29 Traduction également adoptée par la BFC (etcetêtrehumaindevintvivant) ainsi que par la BNT (l’adamsemetàvivre). 30 Bechtel, « Genesis 2,4b-3,24. A Myth about Human Maturation » 1995, 3-26 ; Pfeiffer, a.c. (II) 2001, pp. 2-4. 31 Ibid.,p. 16 : “Nicht in Gott, sondern in den Tieren findet der Mensch das von seiner geschöpflichen Konstitution her verwandte Wesen”.

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l’adam à la connaissance du bien et du mal et montre que la ‘culture’ est pour le moins ambigüe. Mais pour autant rien ne permet d’opposer un ‘état de nature’ avant la faute à un ‘état de culture’ ensuite. Dès l’origine, ainsi qu’il apparaîtra aux vv 16-17, l’adam est bien un véritable adulte capable de choix. Si l’anthropogonie se réalise en deux étapes, la seconde se situe non pas dans la transgression mais dans le face à face de l’adam avec le commandement divin. D’après certains auteurs32 la suite naturelle de 2,7 serait à chercher en 2,18. La séquence entre ces deux versets paraît en effet limpide, tant d’un point de vue stylistique et lexical qu’en raison du contenu. La rupture entre 2,7 et 2,18-24 par l’insertion du jardin d’Eden s’expliquerait par le souci de l’auteur de placer le jardin d’Eden et les conditions de vie dans ce jardin au cœur même de la création. La césure ainsi établie entre les deux étapes de la création permettrait aussi à l’écrivain de donner un relief particulier au thème de l’altérité comme étant une autre dimension de la création. Il est important de relever que l’adam est créé hors du jardin, puisque celui-ci n’a pas encore été planté. Cette simple observation signifie que le jardin est un ‘lieu’ qui s’ajoute à l’adamah, lieu d’origine de l’humain, et lui confère une autre dimension. La plantation du jardin et l’installation de l’humain dans ce lieu paradisiaque s’annoncent comme un nouvel événement qui va donner du relief à l’existence humaine en équilibre instable entre ses deux lieux de vie. De quel côté va pencher la balance ? Il appartiendra à l’adam d’en décider et de choisir entre ce qu’on pourrait appeler non pas un état de nature et un état de culture, mais entre un être et une existence simplement terrestres, adamiques, et un être et une existence paradisiaques ou de vie en harmonie avec Yhwh Elohim. 2,8 Et Yhwh Elohim planta un jardin en Eden à l’est Une lecture linéaire du texte ne peut manquer de soulever quelques questions touchant à la rédaction et, plus profondément, à la compréhension du récit. L’adam, en effet, a été créé avant l’apparition du jardin et donc hors de lui avant d’y être installé par Yhwh. Or, les animaux et la femme, présentés comme le complément de l’adam, sont créés dans le jardin. Que signifie cette différence ? A ce stade, quitte à anticiper des développements ultérieurs, nous nous 32

Wyatt, « Interpreting the Creation » 1981, 10-21, à la p. 11.

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permettons de formuler une hypothèse concernant la rédaction de Gn 2-3 et de proposer, liée à cette hypothèse, une signification du jardin et du hors-jardin dans le récit. Notre hypothèse rédactionnelle repose sur la distinction, également envisagée par de nombreux interprètes, entre des motifs de création d’une part et, d’autre part, une histoire de paradis et d’expulsion. Le premier comprend les versets 4b-7 et 18-20a. 21-23 et le second les versets 8-1733. Par ailleurs, l’histoire du paradis et de l’expulsion de l’adam constituent l’ossature de tout le récit Gn 2-3 dont l’écrivain non-P est l’auteur. Le mini-récit34 de création est fait, pour l’essentiel, de matériaux antérieurs provenant d’un fonds traditionnel et que l’écrivain nonP, intervenant en rédacteur (non-PR), intègre à son histoire centrale dont l’axe se situe aux vv 16-17 et dont l’intrigue occupera tout le chapitre 3. L’auteur non-P en pose les bases dès le chapitre 2, au cœur même de la création, à la fois pour souligner que le paradis fait corps avec la création et pour déclencher la dynamique du chapitre 3. Pour ce faire l’auteur-rédacteur (non-PR) répartit de part et d’autre de la séquence du paradis (2,8-17) les deux volets de la création, celle de l’adam et celle des animaux et de la femme. Quelle signification convient-il de donner à ce travail rédactionnel, dû, comme nous le pensons, à l’unique écrivain non-P ? Comment peut-on comprendre la juxtaposition de deux mondes, celui de l’adamah primitive dont est issu l’adam et à laquelle il retournera à la fin du chapitre 3, et celui, avorté par la faute de l’adam, du paradis ? Une lecture purement linéaire et chronologique laisserait penser que le paradis est une sorte d’âge d’or de l’humanité que celle-ci aurait perdu par sa désobéissance. Une telle lecture se heurte déjà au texte puisque l’épisode du paradis est précisément situé au centre du mini-récit de création et que le paradis est donc coextensif à la création. Du point de vue du narrateur non-P il n’y a pas relation de succession entre l’adamah de la création en 2,4b-7 et, d’autre part, le jardin d’Eden aux vv 8-17. A notre sens il ne s’agit pas là de deux étapes de la destinée humaine, mais plus 33

Le problème particulier que posent les vv 10-14 sera examiné plus loin. Pour le moment il suffit de retenir que cette notice géographique est intégrée à la séquence du paradis. 34 Il s’agit moins d’un mini-récit que de fragments relativement hétérogènes, les créations de l’adam et de la femme relevant sans doute de traditions (écrites, orales ?) diverses.

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précisément de deux niveaux de la création et donc de deux niveaux d’existence pour l’humanité. Avec Westermann (283) et contre l’avis de plusieurs exégètes, sans doute faut-il comprendre la plantation du jardin, non comme un nouvel acte de création parallèle à l’apparition de la végétation en Gn 1,11-12, mais plutôt comme la révélation d’une autre dimension de la création de l’adam. Nul besoin par conséquent de se demander pourquoi les animaux et la femme seraient, à la différence de l’adam, créés dans le jardin. Ils sont tous également créés de la même manière mais avec un double niveau d’existence. Pour le narrateur il y a en effet deux représentations de la création et donc d’existence pour l’humanité : celui, virtuel ou utopique, théologique en tous les cas, du jardin, et celui de la condition humaine telle qu’elle se présente quotidiennement à lui. Il n’y a pas succession de deux temps de création mais superposition et face à face de deux ‘lieux’ d’existence : l’un avec Yhwh Elohim et l’autre sans lui. Le plan créateur de YE est indissoluble de sa plantation du paradis et inversement, l’auteur nous faisant comprendre que la création, y compris celle du paradis, est le seul véritable plan de création qui s’offre à l’adam. C’est la raison pour laquelle il le place au cœur de la création. Il appartiendra à l’adam d’acquiescer ou non à ce plan par le test de l’interdit. Il lui faudra choisir pour ou contre YE, sans autre alternative possible. Ce sera le thème de l’intrigue qui se déroulera et se dénouera au chapitre suivant. Le futur inverti wayyiqtol est habituellement traduit par un passé simple – planta – pour introduire un événement nouveau dans un récit. Quelques rares traducteurs35, à la suite de la Vulgate mais aussi de Ibn Ezra, l’ont rendu ici par un plus-que-parfait (lequel est normalement exprimé par la forme finie qatal) avait planté, en liaison avec une interprétation temporelle de ‫( מקדם‬voirplusloin). Ainsi le jardin aurait préexisté à la création de l’adam. Cette interprétation d’un paradis préexistant à la création a longtemps été traditionnelle dans le christianisme et dans le judaïsme rabbinique. Elle n’est plus retenue aujourd’hui pour des raisons de grammaire et de logique narrative36. Le jardin planté par YE, en effet, n’est 35 Ainsi Douay ; Mathews, Genesis1-11:26, 1996, p. 200. Castellion (ayant planté) laisse planer le doute. Voir Stordalen, EchoesofEden, p. 270 : “we would rather apply categories of primevalness rather than of pre-existence”. 36 Schmidt, p 205 ; Westermann, pp. 283-285 ; Wenham, p. 61 ; Hamilton, p. 161 ; Mathews, p. 200s. Pour les différentes positions, voir Stordalen, Echoes

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pas à proprement parler le jardin de Dieu, ni un jardin mythique primordial à l’image du Dilmun37, mais bien un lieu situé sur la terre des humains, lieu qui leur est destiné et dans lequel ils sont appelés à vivre en harmonie avec Yhwh Elohim. Le jardin est le ‘lieu théologique’ où YEet l’adam sont ensemble, « the place where [YE] meets with man » (Matthews 200), le lieu d’où l’adamah et sa culture / son service tirent leur sens. En conclusion et contrairement à l’image mythique du ‘jardin de Dieu’ en Ez 28,13 et 31,8-9, le jardin de Gn 2,8 n’est ni simplement le monde dont les humains font l’expérience quotidienne ni la demeure mythique de la divinité, mais le ‘lieu théologique’ de la vie humaine avec Yhwh Elohim sur la terre des hommes. Avec Westermann (283) et contre l’avis de plusieurs exégètes, sans doute faut-il comprendre la plantation du jardin, non comme un nouvel acte de création parallèle à l’apparition de la végétation en Gn 1,11-12, mais plutôt comme la révélation d’une autre dimension de la création de l’adam. Le jardin a certes pour but d’assurer la nourriture de l’adam comme en Gn 1,29 dans le récit P, et l’expulsion de l’adam hors du jardin en 3,23-24 aura pour effet de le priver de cette nourriture assurée par YEet de l’obliger à se la procurer lui-même à la sueur de son front. Mais la nourriture ainsi offerte à l’adam dans le jardin, ainsi que la vie qui en découle, n’est pas, à la différence de 1,29, une simple nourriture terrestre, elle a pour effet de nourrir la vie harmonieuse avec YE, d’où la description de cette végétation merveilleuse que viendra renforcer encore la géographie non moins merveilleuse des pays arrosés par les eaux du jardin. Yhwh Elohim planta Avant de reprendre le chemin du ‘jardin’, il n’est pas sans intérêt de s’attarder un moment sur le verbe ‫ נטע‬/ planter38. Ce verbe au sens agricole évident (Dt 6,11 ; 20,6 ; 2 R 19,29 ; Pr 31,16…) revient 55 fois dans la Bible39. Dans près de la moitié des emplois, of Eden, pp. 250-261. La position de Cassuto aux pages 76, 107 et 118 de son commentaire ne me paraît pas totalement cohérente. 37 Contrairement à Wallace, TheEdenNarrative, pp. 70-89. 38 Voir l’étude de Bach, « Bauen und Pflanzen » 1961, 7-32. 39 Ou 54 fois si l’on exclut Is 51,10 où ‫ נטע‬doit sans doute être corrigé en ‫ נטה‬/étendre (‘les cieux’). Le seul autre emploi en Gn 1-11, dû également à nonP, est en 9,20 où Noé inaugure la culture de la vigne.

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soit 21 fois, Yhwh (jamais Elohim) est sujet40 et l’objet en est le peuple de l’alliance. Le contexte est sotériologique en liaison avec l’alliance (2 S 7,10 = 1 Ch 17,9) et le salut des exilés. Après Isaïe dans le chant de la vigne (5,1-7)41, Jérémie en est le grand prophète à l’approche de la ruine de Jérusalem et de l’exil : Moi,jet’avais plantécepdechoix,semencetoutevraie.Commentt’es-tuchangée, retournée, pour moi en vigne étrangère ? (Jr 2,21 ; 11,17 ; 18,9 ; 24,6 ; 31,28 ; 42,10 ; 45,442). L’oracle final d’Amos, datant probablement de la même époque que ceux de Jérémie, utilise le même langage : Jelesplanteraisurleurterre,ilsneserontplusarrachés àleurterrequejeleuraidonnée,ditYhwhtonDieu (Am 14,15). La finale du Chant de victoire de Moïse43 en Ex 15,17 évoque le même thème : Tu les [ton peuple] feras venir et tu les planteras sur la montagne de ton héritage, le lieu de ta demeure. Dans le psaume 8044 la prière des exilés au Bergerd’Israëlsiégeantsurles keroubim (v 2) est celle de la vignetiréed’Egypteetplantéedans le pays (v 10), souche45 que ta droite a plantée et qui aspire à y revenir (v 20). Mis à part Ex 15,17 dont l’ancienneté est toujours disputée, tous les autres textes se réfèrent clairement à la période troublée de l’exil et s’inscrivent dans un contexte de salut et non de création46. Faut-il voir une quelconque correspondance entre cette thématique et le texte de la Genèse ? En Gn 2,8 il est certes dit que YE plante un jardin et non qu’il plante l’humanité qu’il vient de créer, et au verset suivant il sera précisé qu’il faitpoussertoutes sortesd’arbres. La formulation est donc quelque peu différente et 40 Gn 2,8 ; Ex 15,17 ; Nb 24,6 ; 2 S 7,10 (= 1 Ch 17,9) ; Is 5,2 ; Jr 2,21 ; 11,17 ; 12,2 ; 18,9 ; 24,6 ; 31,28 ; 42,10 ; 45,4 ; Ez 36,36 ; Am 9,15 ; Ps 44,3 ; 80,9-16 ; 94,9 ; 104,16. 41 Sur le thème annexe de la vigne symbole du peuple de Yhwh (Is 3,14 ; 5,1-7 ; Jr 2,21 ; 12,10 ; Ez, 17,1-11 ; Os 10,1) voir Léon-Dufour, Vocabulaire, pp. 1111-1114. 42 Jérémie utlise en parallèle les verbes ‘planter’ et ‘bâtir’, double image qu’on retrouve aussi en Ez 36,36. 43 L’étude de référence sur Ex 15 demeure celle de Cross dans CanaaniteMyth andHebrewEpic 1973, pp. 112-144. Pour un examen récent voir Wilson, « The Song of the Sea and Isaiah : Exodus 15 in Post-monarchic Discourse » 2014, pp. 123-148. La datation du cantique est toujours disputée, ibid., p. 127, notes 12 et 13. 44 Voir aussi Ps 44,3. 45 ‫ כנה‬est un hapax, à corriger peut-être en ‫ גנה‬/jardin, plante jardinière.. 46 Les deux seuls textes où la ‘plantation’ par Yhwh se réfère à la création sont les psaumes 94,9 (l’œil et l’oreille) et 104,16 (les cèdres du Liban).

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on ne peut affirmer avec certitude que la plantation du jardin fasse écho aux autres textes de Yhwh ‘planteur’. Il reste que la thématique très particulière et abondamment documentée de Yhwh planteur oblige à poser la question des sources d’inspiration de l’auteur non-P. Seule la présence d’autres indices dans le récit pourra valoir une certaine probabilité à l’hypothèse évoquée. un jardin en Eden Le mot masculin ‫ גן‬/ jardin revient 41 fois dans la Bible dont 13 fois en Gn 2-3 et 8 fois dans le Cantique des Cantiques. Son sens premier est celui d’un enclos arrosé et cultivé (Dt 11,10 ; 1 R 21,2 ; Is 58,11 ; Jr 31,12 ; Ct 4,15 ; 8,13) qui convient particulièrement au ‘jardin du roi’ (2 R 21,18.26 ; 25,4 ; Jr 39,4 ; 52,7 ; Ne 3,15). Ce sens ordinaire est toutefois le plus souvent exprimé par la forme féminine ‫( גנה‬16 emplois47). Dans le Cantique le sens de ‫ גן‬est métaphorique : la bien-aimée est le jardin de son bien-aimé (4,12.16 ; 5,1 ; 6,2). En Gn 2-3, le jardin est soit employé seul (2,9.10.16 ; 3,1.2 ; 3,8), soit associé à l’Eden, voire identifié à lui (2,8 ; 15 ; 3,23.24). De manière générale, et pas seulement dans le Cantique, on peut dire que le thème du jardin est le plus souvent métaphorique pour qualifier un mode d’existence heureuse dans le contexte historique et sotériologique du choix, par Yhwh, de son peuple, de la Terre Promise, d’Israël, et de Sion (Gn 13,10 ; Dt 11,10.1415 ; Is 51,3 ; 58,11 ; Jr 31,12 ; Ez 28,13 ; 31,8.9 ; 36,35 ; Jl 2,3 ; Lm 2,6). La LXX traduit ‫ גן‬par παραδεισος en Gn 2-3 ainsi que dans quelques textes peu nombreux48. Le mot, d’origine iranienne, désigne un enclos royal bien entouré de murs et de terre. On peut penser que dans ces textes les traducteurs de la LXX percevaient une certaine relation avec le récit de la Genèse. Partout ailleurs, en effet, ils rendent les mots ‫ גן‬et ‫ גנה‬par κηπος, terme commun pour désigner un jardin de légumes ou de fleurs. La Vulgate accentue encore cette tendance, réservant le mot paradisum à Gn 2-3 ; 13,10 et Ez 28,13 ; 31,8 et 9, le substantif hortus étant utilisé partout 47

Nb 24,6 ; Is 1,30 ; 61,11 ; Jr 29,5.28 ; Am 4,9 ; 9,14 ; Jb 8,16 ; Est 1,5 ; 7,7.8 ; Ct 6,11 ; Qo 2,5. Trois fois dans Isaïe (1,29 ; 65,3 ; 66,17) il est question des jardins où se pratiquent des cultes idolâtriques. A noter également que la BH utilise à trois reprises le mot d’origine perse ‫ פרדס‬: Ct 4,13 ; Ne 2,8 ; Qo 2,5 pour un jardin clos ou le parc royal. 48 Gn 13,10 ; Nb 24,6 ; Is 1,30 ; Jr 29,5 ; Ez 28,13 ; 31,8.9 ; Jl 2,3.

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ailleurs. Ces choix de traduction montrent, à tout le moins, la signification toute particulière du jardin de la Genèse aux yeux des lecteurs. Avec les développements eschatologiques aux alentours de l’ère chrétienne (Lc 23,43) et, plus encore, dans la théologie et les cultures chrétiennes et musulmanes, le ‘paradis’ prendra une toute autre dimension et désignera l’au-delà. On devra bien entendu se demander si de tels développements peuvent s’appuyer sur le récit de la Genèse. La formulation de Gn 2,8 – ‫ גן־בעדן‬/ un jardin en Eden – est unique et la question se pose de son statut rédactionnel par rapport à l’expression ‫ גן־עדן‬en 2,15 et 3,23.24. Il est à noter que le surprenant maqqef liant les deux mots fait de l’ensemble, selon les massorètes, une unité phonétique faisant passer au second plan la préposition de lieu ‫ב‬. Il n’est pas impossible qu’on ait ici la trace d’une décomposition de la formulation apparemment fixée ‫גן־עדן‬, le mot Eden devenant ainsi un nom de lieu (comme en 2,10 et 4,16) et non un simple appellatif comme c’est le cas dans tous les autres emplois du mot ‫עדן‬. La Vulgate, à la différence de la LXX, aura conservé le syntagme dans sa traduction paradisumvoluptatis49en traitant sans doute la préposition ‫ ב‬comme un bethessentiaefaisant ainsi de ‫ עדן‬un qualificatif50. Cette traduction est toutefois très discutable, la valeur de préposition de lieu semblant confirmée par l’absence d’article devant ‫ עדן‬et par le fait que les autres emplois de ‫ גן־עדן‬en Gn 2-3 sont tous commandés par une préposition de lieu (‫ ב‬en 2,15, ‫ מן‬en 3,23, comme peut-être en 2,10, et ‫ ל‬en 3,24). Sans préjuger de sa nature réelle ou virtuelle, le mot Eden est donc bien ici un nom propre désignant un lieu. Pour éclairer ce jardin enEden, l’examen s’impose maintenant des occurrences de l’Eden, en association ou non avec un jardin, ailleurs dans la Bible, ainsi que celui des parallèles dans l’Ancien Orient. L’Eden et son jardin ont été l’objet de nombreuses études et ce commentaire n’a évidemment pas la prétention de reprendre l’ensemble de la question51. Il se concentrera sur quelques points : 49 Douay est la seule version qui, à ma connaissance, suive la Vg : aparadise ofpleasure. 50 Voir Cothenet, « Paradis » 1960, col. 1180. 51 Pour l’histoire de la recherche et la bibliographie voir en particulier les études suivantes : Cothenet, « Paradis » 1960 ; Westermann, Genesis, pp. 284-287 ; Millard, « The Etymology of Eden » 1984 ; Wallace, TheEdenNarrative, pp. 6599 ; Lemaire, « Le pays d’Eden et le Bît-Adini aux origines d’un mythe » 1981, 313-330 ; Stordalen, EchoesofEden, pp. 250-261 ; Bührer, AmAnfang, pp. 191-195

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1) le vocabulaire ‫ עדן‬dans la Bible, 2) l’étymologie et le sens du mot, 3) les jardins mythiques de l’Ancien Orient, 4) le sens, temporel ou géographique de ‫מקדם‬. 1) Levocabulaire‫עדן‬danslaBible En dehors de Gn 2-4 où il revient six fois (Gn 2,8.10.15 ; 3,23.24 ; 4,16), le mot ‫ עדן‬au singulier est peu fréquent (sept fois) et ne se trouve que dans des textes exiliques ou postexiliques : Is 51,3 ; Ez 28,13 ; 31,9.16.18bis ; Jl 2,3. Ces textes sont d’autant plus pertinents pour l’intelligence de la Genèse qu’ils associent l’Eden et le jardin : Is 51,1-8 est un appel lancé aux exilés ou, plus probablement, aux Judéens revenus à Jérusalem52, à mettre leur espérance en Yhwh qui a déjà prouvé sa bienveillance à l’égard d’Abraham et de Sara et ne va pas tarder à manifester sa ‘justice’ et son ‘salut’ : Oui,YhwhaeupitiédeSion,ilaeupitiédetoutes sesruines,ilarendusondésertcommeunEdenetsasteppecomme unjardindeYhwh. Si, comme le suppose Westermann53, ce verset 3 est un fragment hymnique inséré dans l’unité 1-8, on a là une représentation tardive mais devenue familière de l’Eden comme ‘lieu’ de vie heureuse avec Yhwh. L’expression ‘jardin de Yhwh’ ne se trouve ailleurs qu’en Gn 13,10, texte traditionnellement attribué au Yahviste (J) mais qui pourrait être un ajout rédactionnel54. Dans ce texte le ‘jardin de Yhwh’ mis en parallèle avec le pays d’Egypte, n’est pas un jardin divin, une demeure de Yhwh, mais tout simplement un territoire luxuriant et fécond. Tel est aussi le sens métaphorique en Jl 2,3 où le pays de Juda est un ‘jardin d’Eden’ avant que l’envahisseur ne le réduise en un désert dévasté. Ez 28 et 31 ont déjà été examinés précédemment55 et nous avons rejeté l’hypothèse d’une dépendance littéraire de texte à texte, dans et 212-214. Pour une histoire de la réception voir l’ouvrage de Lanfer, RememberingEden. 52 Voir Tiemeyer, « Abraham – A Judahite Prerogative » 2008, pp. 54-56. Fohrer, DasBuchJesaja, p. 144, voit dans cette référence à l’Urzeitune manière d’évoquer la condition du salut eschatologique à partir de représentations connues. 53 Westermann, Das Buch Jesaja, pp. 189-192, considère le v 3 comme un fragment d’hymne de louange (verbes au passé) inséré dans le texte. 54 Alors que la première partie du verset (10a) a sa suite harmonieuse au v 11, la seconde partie, avec une surprenante double comparaison (‘comme ‘le jardin de Yhwh’ et ‘comme le pays d’Egypte’) a tout l’aspect d’un ajout rédactionnel. Voir Westermann, Genesis, I/13, p. 207 ; Stordalen, EchoesofEden, p. 329s. 55 pp. 15-17.

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un sens ou un autre, et conclu au recours, par non-P, à un fonds culturel commun. Etant donné d’une part le passage du singulier historique (Ezéchiel) à l’universel métahistorique (Gn 2-3) et, d’autre part, le caractère mythique plus développé dans Ezéchiel, la postériorité littéraire de Gn 2-3 nous a paru la plus vraisemblable. Dans les oracles d’Ez 28 contre le roi de Tyr, celui-ci, avant de chuter, habite la demeure des dieux : Tu étais en Eden jardin deDieu(v 13). L’Eden, ‘jardin de Dieu’ riche de pierres précieuses et d’or, n’est autre que la ‘montagne sainte de Dieu (vv 14.16). Dans ce lieu divin le roi se prend pour un dieu : Tuasdit‘Jesuis undieu,suruntrônedivinjesiège,maistuesunhommeetnon undieu(vv 2.6.9. En Ez 31 le pharaon d’Egypte est le plus grand parmi tous les arbres majestueux du jardin d’Eden : touslesarbres d’Eden qui étaient dans le jardin de Dieu le jalousaient (v 9 et 8.16.18). Dans ces textes ‘Eden’, ‘jardin de Dieu’ et ‘montagne de Dieu’ sont synonymes et désignent à la fois la demeure de la divinité et l’âge d’or de l’humanité. Le roi, en tant que représentant de l’ordre divin sur terre, lui est associé conformément à la conception de la royauté dans l’Ancien Orient. Le prophète Ezéchiel, constatant l’arrogance et les violences qu’entraîne une telle conception, condamne cette vision et affirme la distance absolue entre Dieu et le roi (ou le grand prêtre ?56). L’horizon de Gn 2-3 est tout autre. Ce n’est pas celui d’un temps mythique57, ni non plus celui, historique, des oracles d’Ezéchiel, mais celui de la métahistoire englobant tous les lieux et tous les temps.L’adam, ni roi ni prêtre ni un quelconque individu historique, représente l’humanité entière. Quant à l’Eden de Gn 2,8, ce n’est pas la demeure de Dieu, ni sa montagne sainte ni son sanctuaire58, mais le lieu où YEplante un 56 C’est l’hypothèse avancée par certains auteurs. Ez 28,16 et 18 pourrait en effet viser aussi bien le grand prêtre que le roi, en particulier le v 16 que la TOB traduit ainsi : Jetemetsaurangdeprofane(‫)אחללך‬loindelamontagnedeDieu. Mais dans l’Ancien Orient, du moins en Mésopotamie, le roi est aussi grand prêtre. 57 Les termes Urmensch, Urzeitet Urgeschichtesouvent utilisés pour Gn 1-11 et particulièrement pour Gn 2-4, nous paraissent ambigus. Ils peuvent désigner aussi un bien un temps mythique qu’un temps métahistorique. Selon la première acception ils évoquent un temps précédant l’avènement de l’histoire et lui donnnant à la fois naissance et sens. C’est ainsi que le vocabulaire est couramment utlilisé pour les mythes dits d’origine. Selon la seconde acception, adoptée dans ce commentaire pour le texte biblique, ils font seulement référence au sens profond, primordial, principiel, paradigmatique de l’histoire. 58 Contrairement à la thèse de Wallace, TheEdenNarrative1985, pp. 70-89. Il reste, ainsi qu’on le verra plus loin, que le texte, surtout dans sa conclusion

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jardin pour y installer l’adam. En conclusion, l’Eden de la Genèse s’éloigne encore plus qu’Ezéchiel, où il est déjà désacralisé, de l’Eden mythique. Il est important de rappeler que toutes les mentions de l’Eden en dehors de la Genèse (Ez 28,13 ; 31,9.16.18 (bis) ; Is 51,3 et Jo 2,3) sont exiliques ou postexiliques. D’autres occurrences de la racine homonymique ‫ עדן‬sont également à noter : l’adjectif ‫ עדין‬en Is 47,8 où Babylone est appelée ‘voluptueuse’, le substantif pluriel ‫ עדנים‬en 2 S 1,24 (joyaux, bijoux), Jr 51,34 (mets délicieux) et Ps 36,9 (tu les fais boire au torrentdetesdélices), le substantif féminin ‫ עדנה‬au sens de plaisir sexuel en Gn 18,12, le verbe ‫ עדן‬à la forme hitpael (‘se faire plaisir’) en Neh 9,25. Quelques textes enfin font état de ‘fils d’Eden’ et se réfèrent à un lieu au-delà de l’Euphrate (2 R 19,12 // Is 37,12 ; Ez 27,23 ; Am 1,5)59. Mis à part ces tout derniers textes strictement géographiques, les autres ont en commun l’idée de délices, de volupté, de plaisir. Quelle que soit l’étymologie réelle de l’Eden de la Genèse, il paraît évident que l’auteur et ses lecteurs ne pouvaient manquer d’associer le jardin d’Eden à une idée de bonheur et de délices. 2) L’étymologiedumotEden60 Selon une thèse longtemps défendue ‘Eden’ viendrait du sumérien e-di-nusignifiant ‘plaine’, ‘steppe’, ‘désert’, le jardin d’Eden désignant alors une oasis dans le désert61. Cette étymologie a été récemment remise en question et rejetée pour les raisons que la gutturale ayn n’existant pas en sumérien l’identité avec la racine hébraïque ‫ עדן‬ne peut être assurée et que, de toute façon, ce mot très ancien, toujours traduit par şēru en akkadien, aurait eu peu de chance d’être utilisé et compris par les auteurs bibliques. La découverte en 1979 à Tell Fekherye, dans le nord-est de la Syrie, d’une statue royale datant du ~10ème siècle et portant sur ses deux faces une inscription bilingue, akkadienne et araméenne, a maintenant en 3,24, autorisera une lecture visant aussi le sanctuaire. Mais, anticipant sur les développements à venir, il conviendra peut-être d’élargir le concept de ‘sanctuaire’ ou de ‘Sion’ en y voyant le lieu de l’alliance. 59 Deux fois ‘Eden’ est un nom de personne : 2 Ch 29,12 ; 31,15. 60 Pour un résumé de la recherche sur le sujet, voir Westermann, Genesis, p. 286 ; Wallace, The Eden Narrative, pp. 70-89 ; Stordalen, Echoes of Eden, pp. 259-261 : Bührer, AmAnfang pp. 191-195. 61 Speiser, Genesis 1964, p. 16.

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orienté les recherches vers l’araméen ancien62, langue sémitique occidentale. Dans la version araméenne figurant sur la face postérieure de la statue on peut lire la liste des titres du dieu Hadad : TheimageofHad-yis’i WhichhehassetupbeforeHadadofSikan, Regulatorofthewatersofheavenandearth, Whoshowersdownabundance Andgivespastureandwateringplaces Toalllands… Regulatorofallrivers Whoenriches(m‛dn)alllands.63

Dans ce texte la racine ‛dn (ici au participe) comporte clairement une idée de fécondité et de prospérité grâce, tout particulièrement, à une irrigation abondante64. D’autres études sur les textes ougaritiques65 confirment également ce même sens pour la racine ‛dn. Greenfield (cité par Stordalen 260) conclut : « […] quel qu’ait pu être le sens originel du mot Eden […], son interprétation à partir de la racine ‛dn ne laisse aucun doute quant au sens d’un jardin luxuriant ». La probabilité qu’il s’agisse là d’une étymologie dite populaire (‘folk etymology’) laissant dans l’obscurité une étymologie historique et linguistique, conduit en effet à traiter le mot Eden de la Genèse comme essentiellement appellatif dans la ligne des nombreuses occurrences de la racine relevées plus haut, même si l’auteur non-P de Gn 2-3 le ‘re-localise’ de manière un peu forcée dans la formulation hybride ‫גן־בעדן‬. Lemaire 66, de son côté, pense que le nom propre ‘Eden’ est plus ancien et serait à rapprocher du 62

Sasson, V., « The Aramaic Text of the Tell Fakhriyah Assyrian-Aramaic Bilingual Inscription » 1985, 86-103, aux pages 89-90. 63 Millard, l’un des responsables de l’editioprinceps de l’inscription, traduit la dernière ligne : “who makes all lands abound”, dans sa note « The Etymology of Eden » 1984, p. 105. 64 Dans l’environnement mésopotamien l’irrigation des terres est essentiellement assurée, comme en Egypte, par les cours d’eau alors qu’en Palestine ce sont les pluies qui arrosent le sol et font pousser les récoltes : Lv 26,4 ; Dt 11,11.17 ; 28,12.24 ; 32,2 ; 2 S 1,21 ; 12,17s ; 1 R 8,35s ; 17,1.7.14 ; 18,1.,44s ; Is 5,6 ; 30,23 ; 44,14 ; 55,10 ; Jr 5,24 ; 14,4 ; 51,16 ; Ez 34,26 ; Os 6,3 ; Jl 2,23 ; Am 4,7 ; Za 10,1 ; 14,17 ; Ps 72,6 ; 104,13 ; 135,7 ; 147,8 ; Jb 5,10 ; Pr 25,14 ; Es 10,9.13. 65 Voir Stordalen, EchoesofEdenp. 260(avec bibliographie). 66 Lemaire, « Le pays d’Eden et le Bît-Adini aux origines d’un mythe », aux pages 317-327.

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toponyme bit-adini en Haute Mésopotamie, région d’origine des patriarches, et dont on retrouve la trace en Am 1,5 ; 2 R 19, 12 (= Is 37,12) et Ez 27,23. L’emploi du mot comme nom commun pour désigner un jardin de plaisir ou d’agrément serait plus tardif. Les traducteurs de la LXX ont clairement perçu le mot Eden comme un toponyme qu’ils ont rendu par Εδεμ en Gn 2,8.10 et 4,16, précisément dans ces textes où la BH autorise l’acception géographique. Il est remarquable, sans que l’on puisse en tirer une conclusion assurée quant à l’étymologie, que ce toponyme grec ne retient pas le lien avec la racine hébraïque ‛dn. Ce lien n’est pourtant pas inconnu de la LXX qui rend aussi parfois ‫ גן־עדן‬par le syntagme παραδεισος τηςτρυφης/ paradis de délices : Gn 3,23.24 ; Ez 31,8 ; (36,35 : κηποςτρυφης) ; Jl 2,3. C’est bien le signe que pour les traducteurs de la LXX Eden en Gn 2,9 est bien un toponyme, ce qui n’est pas le cas de Vulgate qui retient systématiquement le syntagme en traduisant toujours ‫ גן־עדן‬par paradisum voluptatis67. 3) Lesjardinsmythiquesdel’AncienOrient68 Parmi les textes extrabibliques susceptibles de jeter quelque lumière sur le jardin de la Genèse, le plus célèbre est sans conteste le poème sumérien d’EnkietNinhursag69. La description contrastée de Dilmun, nom désignant l’archipel de Bahreïn et la zone côtière 67 La Vulgate, en donnant à miqqedem un sens temporel (a principio) ne ‘localise’ pas le jardin. L’expression ‘jardin de Yhwh’, qui n’apparaît que deux fois (Gn 13,10 et Is 51,3), est rendue dans la LXX par οπαραδεισοςτουθεου et παραδεισονκυριου et, dans la Vulgate, par paradisusDominiet hortumDomini. L’expression très rare ‘jardin de Dieu’ est propre à Ezéchiel. Elle est rendue dans la LXX par εντητρυφη τουπαραδεισουτουθεου en 28,13, εντωπαραδεισωτου θεου en 31,8 et τουπαραδεισουτηςτρυφηςτουθεου en 31,9, toujours par paradisum Dei dans la Vulgate. Le syntagme ‘jardin de Dieu’, qu’on peut aussi bien traduire par ‘jardin divin’ ou ‘jardin des dieux’ est probablement plus ancien que l’expression ‘jardin de Yhwh’, laquelle fait référence (assez clairement en Is 51,3) au pays de l’alliance. 68 Pour une présentation générale des parallèles extrabibliques voir Cothenet, « Paradis » 1960, col. 1190-1194 ; Stordalen, Echoes of Eden, le chapitre 6, “Gardens in Mythic Stories”, pp. 139-161. 69 Edité d’abord par Langdon, TheSumerianEpicofParadise en 1915, ensuite par Kramer en 1945, et dans ANET en 1955, pp. 37-41, puis par le même Kramer en français dans Bottéro-Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme en 1993, pp. 151-164. L’autre édition française faisant autorité est due à Attinger, « Enki et Ninhursaga », 1984.

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du Golfe persique a surtout retenu l’attention. Avant l’intervention d’Enki ce n’était qu’une région sans vie. Mais quand Enki, à la demande de Ninsikila, déesse du lieu, fait venir l’eau douce, tout est transformé : Utu, desonemplacementcéleste[…] Tiral’eau(douce)delaterre, Pardestrousd’oùellesourdait : Illafitarriverendelargesciternes( ?), Etlavilleenfitabondanteconsommation, Dilmunenfitconsommationabondante ! Sespuitsd’eau« âcre »furentmuésenpuitsd’eaudouce Etseschampsàmoissonsportèrentquantitédegrain ! Sacapitaledevintalorsl’entrepôt, LefournisseurdetoutSumer… L’habileEnki, devantNintu, la« Mère-du-pays », Emplittoutesrigolesdesonsperme, Etdesonspermedébordantinondalescannaies, Déchirantdesonpénislevêtement Quirecouvraitlegirondelaterre !

Dans son ouvrage qui fit date –L’HistoirecommenceàSUMER70 paru en 1957 dans sa version française –, Kramer crut voir dans ce poème mythique un véritable parallèle narratif à Gn 2-3 sur la base de plusieurs points communs : fleuves du jardin à l’Orient, irrigation du sol par une eau sortie de la terre, accouchements sans douleurs dans un état supérieur de l’humanité, faute d’Enki qui mange les fruits du sol et en tombe malade, et jusqu’à la formation de la mère des vivants à partir de la côte, le mot sumérien Tisignifiant aussi bien ‘côte’ que ‘faire vivre ». Ce parallélisme osé et très approximatif n’a pas recueilli l’assentiment des exégètes71. Bien que le sens du poème sumérien demeure très obscur à bien des égards il semble qu’il faille le comprendre comme une étiologie mythique en support de la légitimité des souverains du pays de Dilmun ou des maîtres de Sumer sur cette région. Le thème de l’eau et de la végétation, donc de la vie, y est central et rapproche ainsi le poème des récits de création. C’est en cela que Dilmun s’apparente au jardin d’Eden. Dilmun, pas plus que le jardin d’Eden, n’est 70

pp. 192-200. Voir Cothenet, a.c., col. 1191. Kramer lui-même, dans Lorsquelesdieux faisaient l’homme, pp. 159-164, ne reprend pas l’intrigue narrative qu’il avait esquissée précédemment. 71

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la demeure des dieux, mais bien celle des humains sous la présence active de la divinité72. La fertilité de la terre y est assurée par Enki qui irrigue le sol et le féconde au moyen d’une activité sexuelle débordante. Quelques autres exemples de jardins merveilleux ont aussi été invoqués en liaison avec Gn 2-3. La Forêt des Cèdres et le jardin de bijoux dans L’épopéedeGilgameshont surtout retenu l’attention73. Gilgamesh, roi d’Uruk, auxdeuxtiersdieuethommepour untiers (Tablette I 46), entreprend avec son ami Enkidu familier des sentiers sauvages de se lancer à la conquête de la Montagne desCèdres,résidencededieux74(Tab V 8-9) gardée par le redoutable Humbaba. Ayant péniblement traversé un long défilé obscur entre les deux monts jumeaux voici que s’ouvre à lui le spectacle d’un merveilleux jardin : Ils’avançaalorsauspectacleduJardin-des-Arbres-[à-gemmes]. Lecornalinier(Y)portaitsesfruits, Engrappesappendues,fascinantesàcontempler ! Lelazulitier(Y)déployaitsonfeuillage, Chargédefruitsriantsàregarder !(Tablette IX v : 47-50)

Si la Montagne des Cèdres est la demeure de certains dieux et donc interdite aux humains, elle n’a toutefois rien de commun avec le jardin d’Eden de la Genèse planté par YE pour y accueillir 72 Contrairement à Wallace, TheEdenNarrative, pp. 70-89 pour qui le jardin d’Eden est véritablement le jardin de Dieu : “the description of the garden of Eden contains many of the motifs used in the description of divine dwellings in Mesopotamian, Canaanite and other biblical material. They include the unmediated presence of the deity, the council of the heavenly beings, the issuing of divine decrees, the source of the subterranean life-giving waters which supply the whole earth, abundant fertility and trees of supernatural qualities and great beauty” (p. 83). La conception médiane de Stordalen ne me paraît pas non plus pleinement satisfaisante. Il écrit dans Echoes of Eden, p. 161 : “Several gardens in mythic stories appeared as numinous ‘places’ at the borders between the human and the supernatural world. These gardens are located in what must be perceived as peripheral areas of the human world… the Eden garden in Genesis 2-3 (2:10-14) would have been fairly similar to these mythic border gardens”. Le jardin d’Eden dans la Genèse, à la différence sans doute des représentations d’Ezéchiel, n’est pas la demeure de Dieu ni même un lieu ‘numineux’ à la frontière des deux mondes, divin et humain, mais un lieu théologique virtuel et terrestre, en surplomb du monde des humains. 73 Version ninivite, traduction de Bottéro, L’EpopéedeGilgameš1992. 74 Shamash lui-même, le dieu soleil, ou une déesse locale (Irnini) ? voir Bottéro, p. 112 (note 2).

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l’adam. Ce n’est pas véritablement un lieu de vie mais plutôt une mine de matière première et la forêt ne constitue dans le voyage de Gilgamesh qu’une étape obligée mais transitoire dans sa quête de l’immortalité. Quant au jardin des arbres à Gemmes, il symbolise à n’en pas douter le rêve de Gilgamesh et sa description présente par ailleurs des analogies avec Gn 2,9 et 10-14. Mais, comme le remarque Stordalen (154), « il n’y a aucune allusion à une présence divine dans ce jardin » et celui-ci disparaît du poème. Quant à l’habitat d’Utanapishtim, il ressemble plus à un exil doré qu’à une demeure paradisiaque. A la différence du récit du déluge on ne peut déceler, en ce qui concerne le jardin, de parallèle véritable entre la Genèse et le PoèmedeGilgamesh. Certains auteurs75 se sont tournés vers Ougarit où apparaissent également76, liés à l’habitat des dieux, les motifs du jardin, de l’eau, de la végétation, de la fertilité, des délices et du plaisir. Les correspondances, plus assurées, avec les représentations de la montagne sainte de Dieu et du jardin de Dieu en Ez 28 et 31, le sont cependant beaucoup moins avec l’Eden de la Genèse. Gunkel77 fait aussi référence au mythe iranien du jardin de Jima, lieu paradisiaque au sommet d’une montagne d’où coulait l’Eau de la Vie donnant naissance à une végétation luxuriante et magique. Le mythe de l’âge d’or rendu célèbre par Hésiode (~8ème-7ème siècle) a parfois été évoqué en parallèle du jardin d’Eden78. Si l’on n’a pas trouvé à ce jour de récit comparable à celui de la Genèse dans l’environnement moyen-oriental de son auteur, que l’on situe son œuvre à l’époque royale ou, plus vraisemblablement, à l’époque perse79, il reste que l’appartenance de Gn 2-3 à cet 75

Voir en particulier Wallace, o.c., pp. 76-82. Sont généralement cités le mythe de BaaletMot,le Poèmedesdieuxgracieuxetbeauxet les représentations de l’habitat de El, le patriarche du panthéon cananéen. Voir Cross, CanaaniteMythandHebrewEpic1973, pp. 36-39. Pour la bibliographie, Stordalen, Echoes, pp. 155-158. 77 Genesis, p. 36s ; Cothenet, a.c., col. 1198. 78 Quand les mortels vivaient comme les dieux, ils étaient libres d’inquiétudes,detravauxetdesouffrances ;lacruellevieillessenelesaffligeaitpoint… ilsmouraientcommeenchaînésparundouxsommeil…Laterrefertileproduisait d’elle-même d’abondants trésors ; libres et paisibles ils partageaint leurs richessesavecunefouledevertueuxamis… Traduction E. Falconnet (e-book). 79 Gunkel, Genesis, p. 38 : “Finally, there has been no success to date, despite certain points in details, in reconstructing an analogy for the biblical Paradise legend in Babylonia”, ni d’ailleurs en Canaan ou en Egypte. Liverani, LaBible etl’inventiondel’histoire 2008, p. 327 : “L’histoire d’Adam et Eve se déroule 76

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environnement est indéniable. D’autres données du récit biblique associés au jardin d’Eden, les arbres, l’arbre de vie, les pierres précieuses, les fleuves, le serpent, les kerubim, viendront en effet corroborer l’enracinement du récit biblique dans le fonds culturel de l’Ancien Orient, et même dans le monde hellénique, sans que l’on puisse toutefois déceler une filiation littéraire particulière. Entre les mythes de l’Urzeit et de l’Urmensch dans l’Ancien Orient et Gn 2-3, les oracles d’Ezéchiel 28, 31 et 36,35 occupent, semblet-il, une place intermédiaire, plus proches des premiers par l’évocation d’un âge d’or primordial, d’un jardin quasi divin et d’une montagne sainte, et plus proches en revanche du récit biblique par la place qu’y tient la faute. Ce constat laisse ouverte la possibilité que l’auteur non-P ait pu emprunter directement au prophète exilique le motif du jardin d’Eden. Mais l’usage qu’il en fait et le sens qu’il lui imprime dans son récit est tout à fait original. Quelques auteurs, dont en particulier Wenham et Lanfer80, attirent l’attention sur le symbolisme du sanctuaire. Il conviendra de déterminer si les rapports symboliques indéniables avec le sanctuaire ne constituent pas, à côté d’autres motifs provenant de l’alliance et de la sagesse, un ‘capital symbolique’ dans lequel a puisé l’écrivain non-P et dont il s’est servi pour développer une vision yahviste de la condition humaine universelle débordant l’horizon du sanctuaire et de l’ensemble des institutions yahvistes. 4) ‫ מקדם‬:temporelougéographique ?81 La très grande majorité des traducteurs anciens et modernes rendent ‫ מקדם‬par un locatif : àl’est ou ducôtédel’orient. C’est le cas en particulier de la Septante (καταανατολας). Font toutefois … dans un paysage babylonien, mais à l’époque perse. Elle élabore des méditations sur la mortalité de l’homme qui portent la marque babylonienne. Les rédacteurs du récit biblique doivent avoir vécu en Babylonie au début de la période achéménide”. Le ‘paysage babylonien’ est certes évoqué au v 6, mais l’absence de pluie au v 5 évoque plutôt un paysage palestinien. Que l’auteur de Gn 2-3 ait utilisé des matériaux traditionnels connus en Babylonie n’implique pas qu’il y ait vécu, ces mêmes Wissenstoffeétant largement diffusés dans tout le Moyen Orient jusqu’à l’époque perse et même hellénistique. 80 Wenham, « Sanctuary Symbolism » 1986, pp. 19-25 ; Lanfer, Remembering Eden,en particulier le chapitre 5 (pp. 127-157). 81 Discussion et bibliographie dans Eichler, « When God Abandoned the Garden of Eden » 2015, p. 25 ; Stordalen, Echoes of Eden, pp. 261-270 ; id. « Heaven on Earth » 2008, pp. 41-43.

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exception les versions hexaplaires Aqila, Symmaque et Théodotion mais aussi la Peshitta qui lui donnent une valeur temporelle (aucommencement). De même la Vulgate (aprincipio), suivie par de Sacy et Douay, ainsi que les targums (Neofiti : dèslecommencement) et la tradition rabbinique82. La racine QDM83 signifie d’abord ‘en face’ mais, selon le contexte, le sens peut être locatif (‘devant’) ou temporel (‘avant’). Le substantif qedem (61 occurrences) est également partagé entre ces deux acceptions. Les deux champs de signification se retrouvent aussi dans l’adverbe composé ‫מקדם‬. Sur les 2284 occurrences de la locution en dehors de Gn 2,8, douze sont clairement spatiales (Gn 3,24 ; 11,2 ; 12,8(bis) ; 13,11 ; Nb 34,11 ; Jos 7,2 ; Jg 8,11 ; Is 9,11 ; Ez 11,23 ; Jon 4,5 ; Za 14,4), et neuf nettement temporelles pour évoquer les temps immémoriaux (Is 45,21 ; 46,10 ; Mi 5,1 ; Ha 1,12 ; Ps 74,12 ; 77,6.12 ; 143,5 ; Ne 12,46). Dans l’acception spatiale de l’adverbe le préfixe minimplique généralement une certaine distance et peut signifier soit une direction (‘vers’) soit une localisation plus vague, relative à un autre lieu (‘à l’est de’). Trois fois ‫ מקדם‬est employé à la forme absolue, sans la préposition ‫ל‬, au sens de ‘à l’est’ – Gn 11,2 ; 13,11 ; Is 9,11 –, mais la relation au lieu du narrateur ou du personnage est implicite. Le lieu envisagé est relativement proche (‘en face’, ‘devant’) ou très lointain, voire, d’un point de vue palestinien, inaccessible et inconnu (l’est, l’Est, l’Orient, le Levant). Dans son acception temporelle la locution ‫ מקדם‬se réfère à un passé plus ou moins lointain, relatif ou absolu. En Is 45,21 et 46,10 (‘d’avance’85), la référence est au passé relatif de la prophétie par rapport aux événements présents. De même en Mi 5,1 ; Ha 1,12 ; Ps 77,6.12 ; 143,5, l’adverbe renvoie au passé relatif de l’élection du peuple et de David et des hauts faits de Yhwh. Seuls Pr 8,23 et Ps 74,12 font référence à un passé absolu, celui de la création.

82

Le Déaut, Targum/Genèse, p. 86. Le mss Add 27031 accentue encore cette tendance : “un jardin avait été planté en Eden pour les justes par la Parole de Yahvé Elohim avant la création du monde et il y fit demeurer Adam lorsqu’il l’eut créé”. C’est aussi la position de Cothenet, « Paradis » 1960, col.1181s ; Stordalen, o.c.,p. 270. 83 Environ 200 occurrences. 84 En excluant Is 2,6 où il faudrait sans doute lire ‫‘( קסם‬devins’) au lieu de ‫קדם‬. 85 Plutôt que ‘autrefois’.

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Au terme d’une très minutieuse étude du vocabulaire ‫ קדם‬et développant une argumentation déjà présentée par Wyatt86, Stordalen conclut à la probabilité d’un sens temporel en Gn 2,887. Une telle conclusion n’est pas totalement convaincante si elle se veut exclusive de la dimension spatiale. D’un point de vue linguistique, on l’a vu, il est indéniable que les deux acceptions, géographique ou temporelle, de ‫ מקדם‬sont possibles et confirmées par d’autres textes. C’est un fait également que plusieurs versions anciennes, s’inscrivant d’ailleurs dans une tradition juive et chrétienne de lecture eschatologique retiennent le sens temporel. Quelques exégètes défendent cette interprétation temporelle88. Plusieurs arguments toutefois paraissent accréditer le sens géographique de l’adverbe ‫ מקדם‬même s’il s’agit d’une géographie symbolique : – Le contexte narratif est géographique : le jardin d’Eden est un lieu où l’on entre et d’où l’on sort, un lieu aussi où il se passe quelque chose, et non un temps mythique. En Gn 3,24 qui fait inclusion avec 2,8, le sens est manifestement géographique, ainsi d’ailleurs que dans les autres emplois absolus89 de ‫ מקדם‬en Gn 11,2 et 13,11, textes majoritairement attribués à la même tradition littéraire que Gn 2-3. – Les acceptions temporelles concernent le plus souvent un passé traditionnel, celui de la Heilsgeschichte. Deux fois seulement (Pr 8,23 et Ps 74,12) elles se réfèrent à la création, à un ‘temps’ primordial. En conclusion, les dimensions spatiale et temporelle évoquées par la locution adverbiale ‫ מקדם‬ne semblent pas s’exclure si on y voit l’expression symbolique d’un ailleurs primordial. Le jardin d’Eden ne se réfère cependant ni à un lieu mythique ailleurs que dans le monde des hommes ni à un temps mythique précédant la création de l’adam90. Il est à la fois ailleurs et là, depuis toujours et maintenant. 86

Wyatt, « Interpreting the Creation and Fall Story » 1981, p. 13. Stordalen, EchoesofEden,pp. 261-270. Il conclut (p. 270) : “Summing up : A temporal sense for ‫ מקדם‬in Gen 2:8 makes linguistically and contextually good sense. It renders the Eden Garden and incidents associated with it as one of those numinous instances at the front border of time”. Mettinger, The Eden Narrative, p. 15s, adopte, mais avec prudence, la position de Stordalen. 88 Stordalen, o.c., p. 261, note 64 ; Cothenet, a.c.,col 1181. 89 Il en est de même dans l’autre emploi absolu de ‫ מקדם‬en Is 9,11. 90 Stordalen, tout en défendant une traduction temporelle de ‫מקדם‬, en donne une interprétation qui semble finalement se rapprocher de la nôtre : “Reading 87

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Ce n’est pas le ‘jardin de Dieu’ de la mythologie ou même d’Ezéchiel, mais un lieu partagé où Yhwh Elohim et l’adam vivent ensemble et en harmonie. Pour le narrateur de Gn 2-3 le jardin est certes à situer loin de lui-même et de ses lecteurs. C’est un ‘ailleurs’ par rapport à la réalité vécue91. Mais c’est en même temps, selon Yhwh Elohim, le fondement et l’horizon de cette réalité. L’adverbe ‫ מקדם‬comporte à la fois une idée de distance et une dimension de relation fondamentale. Placé dans un orient lointain dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire hors de vue et de portée et même à l’opposé de l’expérience des humains, il est vain évidemment de le chercher quelque part dans l’Ancien Orient. fût-ce à l’aide des informations qui seront données dans les versets 10-1492. Le jardin d’Eden et le monde de l’expérience humaine constituent en quelque sorte deux mondes superposés, le premier étant, dans le plan divin, le fondement de l’autre. Le jardin d’Eden est un ‘lieu’ miroir, un lieu de référence et non d’expérience, un lieu théologique en somme, dont le but est de révéler le sens véritable de la vie humaine voulu par Yhwh Elohim, d’éclairer sous cet angle et de juger93 le monde présent, mais aussi de montrer au lecteur le chemin d’une vie humaine authentique. La nature symbolique du jardin d’Eden se prêtera à une histoire d’interprétation très riche dans l’apocalyptique et l’eschatologie juives et chrétiennes. Tour à tour image de la Terre Promise, du Temple et d’un culte à purifier, il sera le ‘lieu’ de vie auquel aspirent les croyants, et deviendra finalement le ‘paradis’ eschatologique aussi bien pour la communauté que pour chaque fidèle94. Gen 2:8 temporally according to this notion of ‫קדם‬, we would apply categories of primevalness rather than of pre-existence” (p. 270). 91 Contrairement à l’affirmation de Stordalen (267) : “Is any of the above geographical senses applicable to Gen 2:8 ? There is no geographical definer relative to which Eden could be located. Neither is there any point of view from which one could apply a relative perspective”. Cette remarque étonne de la part d’un auteur aussi soucieux de la narrativité du texte. Il paraît évident en effet que le ‘geographical definer’ n’est autre que celui du narrateur palestinien lui-même, voire judéen, et de son lectorat. 92 Radday (cité par Collins, Genesis1-4, p. 119) écrit : “The picture of paradisal beatitude is so idyllic and attractive that a reader who fails to comprehend the sophistication of the story may well decide to set out for this wondrous land… Edenisnowhere”. ‘Nulle part’, certes, mais en anticipant sur les développements à venir, peut-être aussi ‘partout’ sous certaines conditions. 93 Mettinger, The Eden Narrative, p. 69, parle d’un “counter-present that relativizes the deficiencies of the prevailing situation”. 94 Voir Lanfer, RememberingEden,TheReceptionHistoryofGenesis3,2224,pp. 97-126.

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Ni lieu réel de l’expérience quotidienne ni temps chronologique de l’histoire, ni non plus le lieu et le temps mythiques des dieux, le jardin d’Eden est un lieu et un temps théologiques qui fondent et recouvrent tous les temps de l’histoire et tous les lieux de la géographie et en donnent le sens. Si, comme le laissera entendre le dernier verset du récit, ce jardin s’identifie au sanctuaire de Yhwh Dieu de l’alliance et à la Terre promise, il constitue ici le fondement et l’horizon de toute existence humaine selon la volonté de Yhwh Elohim. et là il plaça l’adam qu’il avait formé L’adam est installé dans le jardin pour y vivre et en tirer sa nourriture. Le travail humain du sol, évoqué négativement au v 5, n’est pas mentionné puisque c’est YElui-même qui plante le jardin et y fera pousser la végétation. L’adamagriculteur réapparaîtra au v 15 dans une reprise quelque peu différente de l’information donnée au v 8. Plusieurs observations laissent soupçonner un travail rédactionnel : – Ainsi que le note Westermann (287), le v 8b apparaît comme la conclusion de l’ensemble 7-8 encadré par le verbe ‫יצר‬. Une première étape dans la création de l’adam est ainsi achevée et on attend normalement l’apparition d’un nouvel événement. La recherche et la création d’un partenaire pour l’adam au v 18 en seraient la suite naturelle. Le récit de création se poursuivra ensuite jusqu’au v 23. – La double mention de l’installation de l’adamdans le jardin aux versets 8 et 15 peut s’expliquer par la description des vv 10-14, parenthèse qui, de l’avis général, ne fait d’aucune manière avancer le récit. Depuis Wellhausen, Budde et autres, ces versets sont considérés par la majorité des exégètes comme une insertion rédactionnelle. Westermann (24-25 et 293) rattache cette séquence au genre littéraire de l’Aufzählung interrompant le récit (Erzählung) et dont le but est d’apporter des informations sur la chronologie (les généalogies) ou, comme ici, sur la géographie. Dans l’attente de l’examen à venir de ce passage, il suffit ici de retenir qu’il constitue un bloc littérairement et culturellement hétérogène dans le récit. – Faut-il privilégier l’une des deux mentions de l’installation de l’adamdans le jardin, soit celle du v 8 soit celle du v 15 ? La formulation du v 15 faisant référence au travail et à la garde du jardin est logiquement liée d’une part au v 5 et d’autre part à la

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conclusion de 3,23-24. Elle paraît donc mieux en place dans le récit. Il s’ensuit alors que 8b serait secondaire par rapport au v 15. Si c’est le cas et contrairement à l’opinion de Westermann relatée plus haut, l’inclusion par le verbe ‫ יצר‬serait également rédactionnelle, avec pour but de souder le jardin d’Eden avec le récit de la création. Pourquoi l’écrivain a-t-il éprouvé le besoin d’annoncer l’installation de l’adam dans le jardin dès le verset 8b ? La réponse à cette question est incertaine. Sans doute fallait-il déjà lier cette information à l’annonce de la plantation du jardin en 2,8a pour bien souligner que ce jardin était destiné à l’adam comme le montrera le verset suivant. – La plantation du jardin en 8a introduit un nouveau thème, celui de l’Eden qui se poursuivra jusqu’à la fin du chapitre 3 et constitue l’axe central de toute l’histoire non-P. Le thème de la création s’interrompt par conséquent en 2,7 pour ne reprendre qu’en 2,18. – Une hypothèse qui paraît à la fois simple et vraisemblable est que c’est l’auteur non-P de l’ensemble qui a lui-même opéré les sutures rédactionnelles. Mais se pose alors un autre problème, à savoir celui de l’origine de la notice géographique de 10-14 et celui du responsable et de la raison de l’interpolation. L’hypothèse proposée ici, et qui sera argumentée plus loin, est que l’auteur non-P a lui-même inséré dans son récit une description, d’origine inconnue, du monde arrosé par l’eau d’Eden. Cette opinion n’est certes pas partagée par la majorité des interprètes95, mais elle a aussi ses défenseurs96. – L’insertion de 2,10-14 à cet endroit s’explique par l’évocation de la luxuriance végétale du jardin au v 9 que vient donc compléter la peinture merveilleuse du monde irrigué par les quatre fleuves lui apportant l’eau d’Eden. Notre hypothèse en résumé : l’écrivain non-P entreprend d’écrire, à la lumière de sa foi yahviste, des expériences d’Israël et de divers courants de pensée (multiples paramètres qui seront à élucider), un 95 Voir Witte, DiebiblischeUrgeschichte, p. 84, note 26 ; Bührer, AmAnfang, pp. 214-220. 96 Cassuto, Genesis, pp. 114-121 ; Steck, DieParadieserzählung, p. 32, note 41 ; Wenham, Genesis1-15, p. 64 ; Stordalen, EchoesofEden, p. 270s. L’argumentation en faveur de l’appartenance de 2,10-14 au récit non-P sera développée plus loin dans le commentaire. Westermann (293) reconnaît, quant à lui, que la question du caractère rédactionnel ou non de 2,14-10 n’est pas encore résolue.

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récit explicatif de la situation de l’humanité sur le thème de l’Eden offert et perdu. Dans le but de donner à son récit une dimension fondatrice et universelle il greffe son récit sur un fond de création selon des données traditionnelles bibliques et extrabibliques à sa disposition en introduisant la plantation du jardin d’Eden à la suite immédiate de la création de l’adam(2,8). Il y ajoute, dans un but à déterminer, une description du monde à l’ombre du jardin. Ce faisant, l’écrivain interrompt le cours de son récit qu’il reprendra au v 15. Il anticipe en 2,8b l’installation de l’adamdans le jardin car il fallait préciser dès ce moment la destination du jardin fait pour l’humanité et non jardin de Dieu. L’hypothèse plus généralement invoquée d’une interpolation de 10-14 par un rédacteur postérieur à l’auteur non-P a certes aussi sa cohérence. Le style aussi bien que le contenu de ces versets sont en effet particuliers et lui donnent, du moins à première vue, l’aspect d’un corps étranger dans le récit. S’il s’agit d’un fragment importé originellement indépendant, ce qui est probable, la question de la date et du responsable de son insertion reste ouverte97. Mais, comme on le verra dans le chapitre suivant, c’est tout le statut de la péricope, son sens et sa fonction dans le récit, qui devra être soumis à examen. Il n’est pas certain qu’elle soit aussi étrangère au récit que le pensent de nombreux exégètes.

2,9a Et Yhwh Elohim fit pousser à partir de l’adamah tous les arbres désirables à la vue et bons au manger Deux points ont fait difficulté. Au v 5 il était dit que rien n’avait encore poussé parce que YE n’avait pas fait pleuvoir et qu’il n’y avait pas d’adampour cultiver le sol. Or, ici, sans qu’il soit question de pluie ni du travail de l’adam, c’est YE lui-même qui fait pousser. Par ailleurs au v 8 YEavait déjà plantéunjardin, ce qui revenait naturellement à y faire pousser des plantes. Etait-il besoin de le préciser ? La seconde difficulté n’en est pas une en réalité, la pousse des arbres venant tout naturellement compléter et expliciter la nature du jardin, et la mention de leurs qualités préparant la suite du récit (2,16-17 et 3,6). 97 Schellenberg, DerMensch, p. 187, défend l’unité littéraire de tout Gn 2-3. Elle laisse seulement ouverte la question du caractère éventuellement surajouté de Elohim après Yhwhet de 2,10-15.

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La première difficulté, en revanche, est plus sérieuse : pourquoi n’y a-t-il besoin ni de pluie ni de travail humain pour faire pousser les arbres ? Avant de tenter une explication il faut d’abord noter que les arbres du jardin, tout comme l’adam(v 7) et plus tard les animaux (v 19) surgissent ‫מן־האדמה‬, àpartirdusol. Ce sol est donc le même dans tous les cas et le lieu du jardin n’est pas géographiquement différent de celui d’où vient l’adam et auquel il retournera. La différence entre le jardin et le lieu de vie, de travail et de mort n’est pas d’ordre géographique. Comme on l’a souligné précédemment la véritable différence tient au fait que l’un est le lieu réel d’existence de l’humanité tandis que l’autre, le jardin, est un ‘lieu théologique’ qui le sous-tend ou le surplombe. Entre l’adamah hors du jardin (2,5 et 3,23) et l’adamahdu jardin (2,9) la différence n’est pas physique mais idéologique, la première étant la terre bien concrète de l’agriculteur, l’autre étant ce même sol mais planifié et fécondé par Yhwh Elohim. Les arbres que YE y fait pousser sont d’une nature particulière, porteurs d’une nourriture et donc d’une vie au-delà des simples besoins de nourriture terrestre et, à ce titre, ils sont une création exclusive de YE. L’absence de pluie est par conséquent tout à fait normale et il n’y a aucune contradiction entre le verset 5 et le verset 9, même si le même verbe ‫ צמח‬/ ‘pousser, faire pousser’ est employé dans les deux versets. Les arbres sont destinés à l’adampour le plaisir des yeux et la satisfaction de ses besoins. Il lui faudra seulement identifier ses besoins et désirs véritables. A l’image des jardins royaux bien connus de l’Ancien Orient et dont s’inspire sans doute le metteur en scène du jardin d’Eden la richesse et la beauté des arbres procurent plaisir, richesse et bonheur98. Ces arbres ne sont évidemment pas sans rappeler la superbe futaie que Gilgamesh et Enkidu découvrent au sommet de la montagne gardée par le terrible Humbaba : Immobiles,àlalisièredelaforêt,ilscontemplaientl’altitudedesCèdres Dessentierstracésdroit,descheminsbienmarqués, Etl’onvoyaitauloinlaMontagnedesCèdres, Résidencededieux,sanctuairedelasainteIrmini.  Enavantde(cette)Montagne,lesCèdresdéployaientleurfrondaison : Délicieuxétaitleurombrage,ettoutembaumédeparfums(Tablette V i,1-9) 99 98 Sur le sujet et l’iconographie mésopotamienne voir Stordalen, Echoes of Eden, pp. 162-183 et 480-491 ; Keel-Schroer, Creation, pp. 40-45. En Egypte l’iconographie des plantes est plus axée sur l’agriculture, voir ANEP, pp. 24-27. 99 Bottéro, L’EpopéedeGilgameš, p. 111-112.

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En Israël le symbolisme des arbres en général, des cèdres du Liban en particulier est également très présent, que ce soit dans les fables (Jg 9,8-15 ; 2 R 14,9), les oracles prophétiques (2 R 19,2124 // Is 37,22-25 ; 60,13 ; Ez 31,4-5.18) ou les psaumes (Ps 1,3 ; 96,12 ; 104,16 ; 148,9). Image de bonheur et de vie, l’arbre est présent partout dans la Bible comme l’atteste sa richesse lexicale100. Le verbe ‫ חמד‬relève d’un vocabulaire de délices, de désir ou de convoitise portant sur des objets matériels, des territoires ou des personnes, l’accent étant mis d’une part sur l’apparence attrayante de l’objet et surtout, à la différence du verbe ‫אוה‬, sur la volonté de se les approprier, parfois « au-delà des besoins fondamentaux de survie »101. Si l’idée de convoitise et de volonté d’appropriation est inhérente au vocabulaire ‫ חמד‬le narrateur pourrait déjà, mais très discrètement, laisser entrevoir dès le début de son récit un risque de transgression. Toutefois, si cette caractérisation péjorative du vocabulaire ḥmd est relativement fréquente en effet (Ex 20,17 ; 39,24 ; Dt 5,21 ; 7,25 ; Jos 7,21 ; Mi 2,2 ; Pr 1,22 ; 6,25 ; 12,12), elle ne comporte pas toujours cette nuance négative. Ainsi, dans le Ps 19, 8-11, la loi de Yhwh, ses préceptes, la crainte de Yhwh, ses jugements sont plus désirablesquel’orfin102. A plusieurs reprises la terre promise est décrite comme un pays de délices, pays hélas souvent trahi. Ainsi le Ps 106 qui, retraçant toute l’histoire d’Israël faite de tant de merveilles, rappelle longuement les infidélités du peuple : Ilsontméprisé unpaysdedélices,ilsn’ontpasmisfoien sa parole…, ils n’ont pas écouté la parole de Yhwh (v 24). On retrouve les mêmes accents en Jr 12,10 : De nombreux pasteurs ontsaccagémavigne,piétinémonchamp,faitduchampdemes délicesundésertdésolé (voir aussi Za 7,14), ainsi qu’en Jr 3,19 :

100 Voir Stolz, « Die Baüme des Gottesgarten auf dem Libanon » 1972, 141156 ; Lipinski, « “Garden of abundance, image of Lebanon” 1973, 358-359 ; Stordalen (o.c.,p. 41s) recense la longue liste des arbres et des arbustes dans la Bible. Il note que le jardin et les arbres “se situent sur une échelle de valeurs entre nature et culture” (p. 46). 101 Voir Skralovnik, « The Dynamism of Desire » 2017, pp. 274-278 : “The starting moment of the dynamics of desire usually represents an extraordinary appearance/visual impression or value of the desired object and leads to a completed internal process of thinking, planning, decision making, i.e. an intention for appropriation… beyond the needs of basic survival.” (p. 275). 102 Clines, « The tree of knowledge » 1974, pp. 8-14, voit dans cette “méditation sur la loi de Yhwh comme la source de sagesse” (p. 12) une reprise inversée des thèmes de Gn 2-3, en particulier celui de l’arbre de la connaissance.

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Jet’avaisdonnéunpaysdedélices…etvousm’aveztrahi,maison d’Israël. Il est difficile de ne pas voir, outre les mots, une proximité thématique et même dramatique entre le jardin merveilleux de Gn 2,9 et le pays de délices chanté et pleuré par Jérémie. Le choix du substantif verbal ‫ מראה‬/ ‘la vue’ plutôt que d’un simple verbe (‘à voir’) donne à la description des arbres un aspect théâtral de spectacle. Le substantif verbal ‘[le] manger’ relève du vocabulaire très concret de la vie quotidienne et, de soi, ne relève par conséquent d’aucune tradition culturelle ou littéraire particulière. Toutefois la fréquence de ce vocabulaire en Gn 2-3 est remarquable et n’est pas sans signification. La racine ‫ אכל‬/‘manger’ n’y revient pas moins de 23 fois, dont 21 fois sous la forme verbale et 2 fois sous la forme substantivale (2,9 et 3,6). Le parallélisme avec l’autre qualification désirablesàlavue oblige en outre à préciser le sens du terme ‫טוב‬/ ‘bon’ en le situant également dans le registre du désir. Les fruits des arbres ne sont pas seulement comestibles, ‘bons à manger’, ils sont en outre savoureux, ‘bons au manger’, et donc objets de désir. Par le fait que le manger désigne une activité humaine fondamentale, sa fréquence dans le récit en souligne le positionnement au cœur de la condition de l’humanité dans son quotidien, à la différence de Gn 1 centré sur l’activité et la présence de Dieu dans l’univers. De plus, l’acte de manger consiste à transformer en sa propre substance un aliment extérieur et, de ce fait, il constitue l’acte par excellence d’appropriation103. Par cette qualification bons au manger l’auteur annonce déjà le dilemme auquel les protagonistes humains auront à faire face : manger ou ne pas manger ? Satisfaction d’un besoin élémentaire ou convoitise ? A ce point du commentaire il n’est pas inutile de faire brièvement le point sur l’activité de notre auteur, l’écrivain non-P. Son dessein de dépeindre la situation de l’humanité l’a conduit à ancrer son récit de l’Eden dans un contexte de création pour faire du drame de l’adamune histoire universelle, fondatrice et paradigmatique. Son œuvre propre est essentiellement celle racontée dans le chapitre 3, et c’est d’abord sous l’éclairage de ce chapitre qu’il convient de mesurer l’activité rédactionnelle qu’il déploie dans sa reprise des éléments de création au chapitre 2. Le choix qu’il fait des motifs de création et la manière dont il les dispose moyennant 103 L’injonction faite à Ezéchiel (3,1-3) de ‘manger’ le livre de la prophétie qu’il doit annoncer en est un exemple saisissant.

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quelques sutures de sa facture font de cette première partie de son récit non seulement une introduction, une ‘exposition’, pour la suite, mais le miroir face auquel se déroulera le drame du c 3. 2,9b et l’arbre de la vie au milieu du jardin et l’arbre de la connaissance du bien et du mal Peu de versets auront autant alimenté la critique depuis que K. Budde a émis l’hypothèse que le récit primitif J ne mentionnait qu’un seul arbre, celui delaconnaissancedubienetdumal, avant qu’un rédacteur n’introduise ensuite l’arbredelavie104. La grammaire de la phrase en effet est surprenante. Comment peut-il y avoir deux arbres au milieu du jardin ? A première lecture il semblerait que c’est l’arbre de la vie et non celui de la connaissance qui est premier, le second étant un ajout105. C’est pourtant de l’arbre de la 104

Budde, DieBiblischeUrgeschichte 1983. Westermann, Genesis, pp. 289292 adopte l’argumentation de Budde sans la remettre en question et il est suivi par de nombreux exégètes. Voir la critique de Westermann par Stordalen, Echoes of Eden, pp. 194-197. Curieusement, cependant, Westermann (290) reconnaît que l’introduction (selon lui) d’une “deuxième voix (celle de l’arbre de vie) dans la mélodie” du récit primitif pourrait n’être que celle de J lui-même : “Gerade dann aber können wir annehmen, dass es sich nicht um eine sekündare Hinzufügung handelt, sondern um eine bewusste Komposition des J selbst, so dass die Erzählung, so erklärt, in ihrer Endgestalt als einheitliche Fügung gesehen werden kann”. Que l’auteur non-P ait pu emprunter l’arbre de vie à un fonds mythique ou du moins culturel connu de l’Ancien Orient n’empêche pas qu’il ait pu luimême l’intégrer dans son récit à côté de l’arbre de son invention, à savoir celui de la connaissance du bien et du mal. L’arbre de vie est d’ailleurs plus présent dans le récit que ne le pensent Budde et Westermann. En effet, si l’arbre de vie ne revient explicitement qu’à la fin du c. 3, il est cependant réellement évoqué dans son récit, bien que de manière négative, à travers le thème de la mort (2,17 et 3,3-4). Le thème de la vie (et de la mort) n’est pas dissociable de celui de la connaissance et de la désobéissance et c’est précisément le rapport entre ces deux thèmes qui constitue le fil narratif de l’ensemble. Toute la thèse de Mettinger – TheEden Narrative– a pour but de montrer que la relation de test et de sanction est ce qui fait des deux arbres les deux pôles du récit. A partir d’une analyse narrative cet auteur pense (58) que “les protagonistes du récit ne sont pas informés de l’existence de l’arbre de vie et ne savent pas qu’ils sont soumis à un test divin”. Witte, DiebiblischeUrgeschichte, pp. 81-85, voit dans tout ce qui a trait à l’arbre de vie la main d’un rédacteur yahviste sapientiel et post-sacerdotal (son RUG) retravaillant un récit ‘protoyayviste’ dans le but de lier P et J dans l’histoire des origines. 105 C’est l’opinion de Wyatt « Interpreting the Creation and Fall Story in Genesis 2-3 »1981, 10-21, aux pp. 15-17.

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connaissance qu’il sera question au v 17 ainsi qu’en 3,3 et 5 où, sans être explicitement désigné, il est bien l’arbre situé au milieu du jardin (3,3) supposé apporter la connaissance du bien et du mal (3,5). L’arbre de la connaissance du bien et du mal est donc bien ‘implanté’ dans le récit et il paraît difficile de le traiter comme un ajout en 2,9. Quant à l’arbre de la vie, bien que grammaticalement mieux situé que l’arbre de la connaissance en 2,9, il disparaît ensuite du récit pour ne réapparaître qu’à la fin de l’histoire en 3,22. Faut-il pour autant, à la suite de Budde106, n’y voir qu’un élément surajouté et, si c’était le cas, dans quel but ? Avant même d’examiner la grammaire et les principales hypothèses exégétiques un regard rapide sur l’architecture de ce demiverset n’est peut-être pas sans signification. La phrase se compose de trois éléments : et l’arbredelavie  aumilieudujardin etl’arbredelaconnaissancedubienetdumal 106

Que l’arbre de vie et l’arbre de la connaissance constituent deux thèmes culturels différents paraît en effet bien établi du fait que, à la différence de l’arbre delavie, l’arbredelaconnaissancedubienetdumalest une création littéraire de l’auteur J. Toutefois la reconstitution de la rédaction par J telle que la présente Westermann paraît un peu compliquée. Il pense que c’est seulement après avoir introduit l’arbre de la vie dans son récit que J se serait cru obligé d’identifier l’arbre primitif comme ‘arbre de la connaissance du bien et du mal’ en 2,9 et 17, identification qu’il ne reprend pas en 3,5 et 17. Witte, DiebiblischeUrgeschichte, p. 80s, reprend l’argumentation de Westermann, à savoir que l’arbre de la vie ne remplit aucune fonction dans la trame du récit. Pour lui il n’y avait donc à l’origine qu’un seul arbre, non identifié, ‘au milieu du jardin’ et, ce qui est plus étonnant, il ajoute que l’interdit est un pur test d’obéissance (“eine reine Gehorsamsprobe”) sans référence à la nature de l’arbre. Le syntagme arbredelaconnaissancedubien etdumal serait subséquent à l’insertion de l’arbre de la vie dans le récit et serait le fait, non pas de J comme le pense Westermann, mais d’un rédacteur postérieur (son RUG). Celui-ci aurait ainsi transformé un ‘”pur test d’obéissance” ne concernant à l’origine que ‘l’arbre au milieu du jardin’ sans autre détermination en une polémique anti-sagesse. A l’encontre de ces deux auteurs il nous faudra montrer que le thème de la vie n’est pas étranger à la dynamique du récit, que l’arbre de la vie n’est donc pas un ajout rédactionnel. Si, comme l’affirme W., tout est œuvre de J, n’est-il pas plus simple de penser que l’auteur J, ou non-P, a sciemment entretenu l’ambiguïté sur ‘l’arbre au milieu du jardin’ en 3,5 et 17 pour lier les thèmes de la sagesse et de la vie ? Si cette hypothèse s’avère recevable, point n’est besoin d’imaginer une double étape dans la composition de J, ou non-P. Spécifiquement contre Witte, il nous faudra également montrer que la nature de ‘l’arbre au milieu du jardin’ est essentielle à l’interdit et que celui-ci ne consiste donc pas en une épreuve arbitraire, sans contenu, d’obéissance.

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Le syntagme aumilieudujardin se trouve aussi au milieu de la phrase. N’est-ce pas l’indication que la phrase comporte deux volets, à savoir l’arbre de vie et l’arbre de la connaissance et que donc les deux arbres sont bien en place ? Peut-être même, sous réserve d’une analyse plus détaillée du récit, doit-on prolonger la réflexion et se demander si le drame ne va pas se jouer précisément entre les deux thématiques de la vie et de la connaissance, les deux arbres étant littérairement positionnés non seulement à côté l’un de l’autre mais face à face. Si cette architecture littéraire a une signification, elle devra trouver confirmation dans la suite du récit et il restera alors à déterminer le rapport, d’opposition ou de priorité, entre ces deux thématiques. La syntaxe de la phrase paraît maladroite et c’est l’une des raisons qui ont conduit maints exégètes à traiter l’un des deux arbres, généralement l’arbre de la vie, comme un ajout au texte initial, alors que, à première vue, c’est plutôt l’arbre de la connaissance qui paraît grammaticalement mal placé dans la phrase107. Toutefois la forme scindée de coordination de deux syntagmes de part et d’autre d’une locution adverbiale (aumilieudujardin)(gespaltenenKoordination ou splitcoordination) n’est pas totalement inédite dans la Bible comme le fait remarquer Wenham108. Les deux arbres sont donc bel et bien aumilieudujardin. La thèse selon laquelle l’arbre de la vie serait un ajout secondaire repose surtout sur le fait qu’il n’en sera plus question jusqu’à la fin du récit en 3,22 et 24 et que le seul arbre au milieu du jardin en 3,3 est manifestement celui de la connaissance du bien et du mal. Cet argument perd cependant de sa pertinence si l’on retient l’idée que lavie est le véritable enjeu du drame et qu’il est donc naturel qu’on ne le retrouve que dans le dénouement de l’histoire en conclusion du test, raté, d’obéissance. Si, comme on l’a déjà évoqué, l’arbre de la vie représente l’enjeu de drame et l’arbre de la connaissance le test auquel est soumis l’adam, les deux arbres sont requis pour la compréhension de 107 Skinner, Genesis, p. 58 ; Kutsch, « Die Paradieserzählung Gn 2-3 », p. 13 (note 15). 108 Voir Mettinger, The Eden Narrative, p. 19s, en référence à l’étude de Michel A., TheologieausderPeripherie1997, pp. 1-22 ; Wenham, Genesis, p. 62, avec référence aux travaux de Dillmann ; Ska, « Some Fundamental Questions », pp. 9-11 (noter en particulier ses remarques sur “la loi de l’économie” dans les histoires populaires) ; Bührer, AmAnfang, p. 167s. Autres exemples de ce type de coordination en Gn 1,26 ; 34,29, Ex 24,4 et Nb 13,23.

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l’histoire et sont donc bien place aumilieudujardin109, comme au cœur du drame. Par ailleurs, ainsi qu’on aura l’occasion de le préciser, vie et sagesse sont des thèmes souvent liés aussi bien dans les écrits de sagesse que dans la littérature deutéronomique110. Quelles que soient les sources d’inspiration où a puisé l’écrivain non-P, et sans doute sont-elles diverses, c’est bien lui, et non un rédacteur plus tardif, qui est responsable de l’implantation des deux arbres dans le jardin. On peut ajouter que la forme grammaticale de la phrase illustre précisément le caractère indissociable des deux arbres : ils sont bien tous deux aumilieudujardin. l’arbre de la vie111 Avec la Septante (το ξυλον της ζωης) nous choisissons, ici comme en 3,22 et 24, et en parallèle avec l’arbredela connaissance, de rendre l’article et de traduire ‫ עץ החיים‬par arbredelavie et non arbredevie, comme dans la majorité des traductions françaises et anglaises112. La présence de l’article est d’autant plus remarquable qu’on ne la retrouve pas dans les textes voisins des Proverbes (3,18 ; 11,30 ; 13,12 ; 15,4) qui portent seulement ‫עץ‬ ‫חיים‬. Plus remarquables encore sont les occurrences du mot ‫החיים‬ avec l’article là où il désigne non pas ‘les vivants’ mais ‘la vie’ : Dt 30,15.19 ; Jr 21,8 ; Ez 33,15 ; Ml 2,5. Dans tous ces textes, sur 109 Mettinger, o.c., pp. 60-63 ; Day, From Creation to Babel, p. 41 : “It is appropriate, therefore, that there were two special trees in the Garden of Eden, one symbolizing wisdom and the other immortality, and attempts to claim that there was originally only one (the tree of knowledge) are now rightly generally abandoned”. L’accord avec Day s’arrête là où il identifie la vie à l’immortalité. 110 Wallace, TheEdenNarrative, p. 109s ; Lanfer, RememberingEden,pp. 8991. 111 Wallace, o.c. pp. 103-115. Lanfer, o.c., pp. 33-65, procède à une étude très détaillée de la réception du thème de l’arbre de vie /la vie dans le judaïsme et aux abords de l’ère chrétienne, à partir de l’arbre cosmique de l’Ancien Orient jusqu’aux spéculations eschatologiques juives et chrétiennes. Métaphore du trône de Dieu, de sa présence, du temple, de la Torah, des justes, de la vie future, l’arbre de vie se prête à de multiples appropriations. On se rappelle également les thèmes de la sagesse et de l’immortalité dans le Mythe d’Adapa. 112 Font exception les traductions de Segond, BFC, BNT. Les traductions allemandes gardent généralement l’article. La traduction vivants serait possible (Nb 17,3 ; Is 38,11 ; 53,8 ; Jr 11,19 ; Ez 32,23-27 ; Ps 142,6…, le plus souvent dans l’expression ‘terre des vivants’ par opposition à la ‘fosse’) mais le parallélisme avec laconnaissancedemande de traiter ‫ החיים‬comme un terme abstrait.

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lesquels nous allons bientôt revenir, ‘la vie’ est associée explicitement à l’alliance et aux commandements. L’article ne donne donc pas seulement une force particulière au mot ‘vie’, il qualifie cette vie comme étant celle de l’alliance. Dans les textes mésopotamiens, égyptiens ou cananéens il n’est jamais question de l’arbre de (la) vie. Toutefois plusieurs textes et l’iconographie témoignent d’un fonds culturel où sont liés arbres ou plantes et vie. Le texte le plus connu et déjà évoqué est sans conteste celui de la Tablette XI de l’EpopéedeGilgamesh113. A défaut de l’immortalité que Gilgamesh espère trouver auprès d’Utnapishtim le survivant du déluge devenu immortel par la grâce d’Enlil, il se voit offrir une plante de jouvence qu’il lui faut aller chercher au fond des mers : Quevais-jet’accorder,aumomentoùturentresaupays  Jevaisterévélerunmystèreettecommuniquerunsecretdesdieux : Ils’agitd’uneplantepareilleàcelledufauxjasmin… Situarrivesàt’enemparertuaurastrouvélavieprolongée… Grâceàelle,l’onpeutrecouvrerlavitalité. Jel’emporteàUruk-les-clos,j’enferaiabsorberàunvieillard,… sonnomest« levieillardrajeunit » ! Puisj’enmangerai,moi-même,pourretrouvermajeunesse !

Hélas, tandis que Gilgamesh se baigne dans un trou d’eau fraîche, un serpent se faufile et emporte la plante. La porte de l’immortalité ou de la jouvence renouvelée lui est fermée comme le lui avait déjà annoncé la cabaretière : La Tavernière s’adressa à lui : Pourquoi rôdes-tu, Gilgamesh ? Laviesansfinqueturecherches,tunelatrouverasjamais ! Quandlesdieuxontcrééleshommes, ilsleurontassignélamort, seréservantl’immortalitéàeuxseuls. Toi,plutôtremplis-toilapanse, demeureengaîtéjouretnuit,faisquotidiennementlafête… Regardetendrementtonpetit…etfaislebonheurdetafemme… cartelleestl’uniqueperspectivedeshommes.114

Dans le mythe sumérien de la Descented’InannaauxEnfers, au Pays-sans-retour, il est aussi question de nourriture et de breuvage 113

Bottéro, L’EpopéedeGilgameš1992, pp. 202-203. Bottéro, o.c., p. 257s ; ANET, p. 90. Le parallèle est saisissant avec Qoh 9,210 où l’injonction à profiter de la vie est la seule solution face à une mort inéluctable. 114

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de vie capables de ramener un cadavre à la vie (lignes 270-274)115. Dans le mythe akkadien d’Adapa (B 60-69116)on retrouve également le pain de vie et l’eau de vie auxquelles le héros ne doit pas toucher car, si la sagesse lui est donnée, l’immortalité, en revanche, demeure l’apanage exclusif des dieux. L’intérêt de ce texte est la liaison entre sagesse et immortalité. Toutes deux sont des prérogatives divines mais, tandis que la sagesse peut être donnée à Adapa, l’immortalité en revanche n’appartient qu’aux dieux. Ces exemples montrent seulement que la vie, la nourriture, la mort et les plantes nourricières sont des motifs culturels largement partagés dans l’Ancien Orient. L’association entre les plantes et les forces de vie est fréquente aussi dans l’iconographie de l’Ancien Orient et particulièrement en Palestine117. Ashéra, déesse cananéenne de la fécondité118, est régulièrement représentée soit nue à coté d’un arbre, soit sous la forme d’un arbre, parfois stylisé en pieu effeuillé, ou encore avec un arbre émergeant de son pubis ou de son nombril. Les charges des prophètes (à commencer par Os 4,12s ; Is 1,29 ; 57,5 ; Ez 6,13) et surtout la réforme deutéronomique (Dt 12,2-3 ; 16,21 ; Jg 3,7 ; 1 R 14,23 ; 15,13 ; 2 R 17,10 ; 21,7 ; 23,4-7 ; 2 Ch 15,16 ; Is 1,29) contre les pratiques rituelles (oracles et prostitution sacrée) autour des pieux sacrés et des arbres verdoyants témoignent du caractère numineux de ces grands arbres119. Progressivement, notent Keel-Schroer 115 Ibid.pp. 276-290 ; Pour la version akkadienne de la Descente d’Ishtar aux Enfers, voir pp. 319-324. 116 ANET, p. 102. 117 Stordalen, EchoesofEden, pp. 288, 292.485.488s ; Keel-Schroer, Creation, pp. 38-45 ; Bauks, « Erkenntnis und Leben in Gen 2-3 – Zum Wandel eines ursprünglich weisheitlich geprägten Lebensbegriffs » 2015, 20-42, pp. 27-34. 118 Et sans doute parèdre féminine de Yhwh dans l’ancien Israël (1 R 15,13 ; 18,19 ; 2 R 21,3.7) comme du dieu suprême El en Canaan, ou de Baal dans l’Ancien Testament (1 R 18,9). Voir Wallace, TheEdenNarrative, pp. 111-114. 119 Lanfer, o.c., p. 36, fait état d’inscriptions égyptiennes représentant les déesses Hathor et Isis sous forme d’arbres et donnant le sein à un roi et à un couple de nobles. Voir aussi Wallace, TheEdenNarrative, p. 135, note 27. Les vieilles traditions d’Israël font état de plusieurs chênes ou térébinthes célèbres et manifestement sacrés : le chêne de Moré (du ‘devin’) à Sichem et à Gilgal (Gn 12,6 ; Dt 11,30 ; Jg 9,37), les chênes de Mamré à Hébron (Gn 13,18 ; 14,13 ; 18,1), le chêne de Sichem (Jos 24,26 ; Jg 9,6), le chêne de Çanaannim (Jos 19,33 ; Jg 4,11), le chêne de Tabor près de Béthel (1 S 10,3). Keel et Schroer (40) font remarquer que le mot ‫ אלה‬signifiant ‘grand arbre’, ‘chêne’ ou ‘térébinthe’ et toujours avec une connotation religieuse, est la forme féminine de ‫אל‬, mais aucun texte ne vient confirmer à coup sûr le sens de ‘déesse’.

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(44s), l’iconographie mésopotamienne transfère la fonction cosmique de l’arbre, généralement un palmier, au roi responsable de la préservation de l’ordre divin sur terre. Qu’y a-t-il de commun entre ces symboles et l’arbre de la vie de Gn 2,9 ? Faut-il voir dans celui-ci l’arbre cosmique que l’homme roi de la création a pour tâche de protéger et de préserver ? C’est possible en effet. Au minimum il est clair que dans le récit les deux arbres plantés par YEentretiennent avec la divinité un lien particulier. Par ailleurs, il se trouve que les deux arbres sont situés dans le jardin créé pour l’humanité. A la fois d’origine divine et accessibles à l’adam, les arbres constituent donc, à tout le moins, un lieu de rencontre, voire de conflit, entre les deux protagonistes du récit et entre leurs deux ‘mondes’. Confié d’abord à la garde de l’adam, l’arbre de la vie lui deviendra finalement inaccessible après sa transgression et placé sous la protection des chérubins, comme la présence invisible et indicible de Yhwh entre les chérubins du Saint des Saints (1 R 6,15-30). Faut-il en conclure à une signification cultuelle de l’arbre de la vie et à une polémique sous-jacente contre le culte des ashéras dans la ligne de la réforme deutéronomique (Lanfer 38) ? Avant de répondre à cette question et de mettre éventuellement au jour les sous-entendus du texte, il importe de situer l’arbre de la vie dans la logique du récit. L’arbre de vie n’est mentionné que quatre fois ailleurs dans la Bible hébraïque, mais uniquement dans le Livre des Proverbes et sans référence au récit de Gn 2-3. En Pr 3,18, la sagesse estunarbre deviepourquilasaisit. En Pr 11,30la justice donnenaissanceà unarbredevie. En 13,12, ledésircombléestunarbredevie. En 15,4 unelangueguérissanteestunarbredevie. Le mot ‘vie’, sans l’article, ne comporte dans ces textes aucune connotation religieuse et le sens, banal, est celui d’une qualité de vie agréable, paisible et utile à soi-même comme aux autres. Ces emplois laissent entendre que le syntagme ‫ עץ חיים‬était d’usage relativement commun. En l’utilisant dans son récit et en y ajoutant l’article, l’auteur non-P lui donne une toute autre dimension. Il ne s’agit plus simplement de ‘vie’ mais de ‘la vie’. En retraçant l’histoire de la réception de l’arbre de la vie de Gn -3, Lanfer120 note que ce thème n’a connu 120 Lanfer, o.c.,pp. 41-63. Il conclut (p. 64) : “This comprehensive study of the reception of the motif of the Tree of Life confirms the ubiquity of the image in Jewish and Christian literature… This is true whether the Tree of Life is employed as a representation of the temple, the faithful, the future Jerusalem, the

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une grande fortune que dans le judaïsme tardif (y compris dans la traduction de la Septante ; voir Is 65,22) et dans le christianisme, en liaison particulièrement avec l’espérance eschatologique. Il n’est pas interdit de penser que l’auteur de Gn 2-3 ait puisé dans la tradition de sagesse l’image de l’arbre de la vie qui lui permettait de faire le lien avec le thème de la connaissance. L’oracle d’Ezéchiel contre Pharaon – 31,2-18 – est parfois invoqué121. Dans ce texte le grand cèdre du Liban, hormis sa qualité d’arbre et sa localisation dans le jardin de Dieu en Eden, n’a en réalité rien de commun avec l’arbre de la vie du jardin d’Eden de la Genèse. Il est possible que le motif du grand arbre se soit décliné depuis l’arbre cosmique divin source de toute vie en arbre du roi médiateur des ressources de vie pour son royaume et, finalement, en symbole du pouvoir royal et sacerdotal. Ezéchiel, dans sa condamnation du régime royal, en a fait le symbole de l’hybris et de la violence. L’auteur de Gn 2-3 ne retient pas ce caractère négatif de l’arbre pour n’en garder que la dimension de vie, représentation plus proche par conséquent, mais très épurée, de l’image la plus primitive. Pour certains c’est le signe de la très grande ancienneté de son récit. Pour d’autres, et tel est notre avis, c’est au contraire la marque d’un temps où la royauté n’était plus un sujet de polémique. Que signifie lavie en Gn 2-3 ? Le terme ‫ חיים‬couvre un spectre assez large de significations sans que l’on puisse toujours déterminer des frontières étanches entre elles : bonne santé, vigueur, survie, vie heureuse, longue vie, les vivants (en opposition aux morts), immortalité, mais aussi vie dans l’alliance. En ce qui concerne l’arbre de la vie en Gn 2,9, le texte de 3,22 semble, à première Torah, or the presence of God”. Dans la littérature apocalyptique l’arbre de vie n’est plus seulement un thème métaphorique mais devient le symbole d’une re-création. C’estlui[le ‘Prêtre nouveau’] quiouvriralesportesduParadis,et quiécarteral’épéequimenaceAdam.Ildonneraauxsaintsàmangerdufruitde l’arbredevie(Test de Lévi 18,10-11) ; 1 Hén 24,4 et 25,1-6 ; 2 Hén 8,4 (L’arbre delavieestàcetteplaceoùleSeigneurrepose,quandilentredansleparadis, etcetarbreestd’unebonneodeurindicible) ; IV Esd 8,52-54 (leparadisaété ouvert,l’arbredevieplanté,lesièclefuturapprêté,l’abondancepréparée,lacité édifiée,…lebienchoisietachevéeàl’avancelasagesse…lamortaétécachée... et, à la fin, le trésor de l’immortalité a été montré ) ; Ap 2,7 (au vainqueur je feraimangerdel’arbredevieplantédansleparadisdeDieu) 22,1-2 (Heureux ceuxquilaventleurrobe ;ilspourrontdisposerdel’arbredevieetpénétrerdans lacité,parlesportes) ; noter l’article en 22,14.19. 121 Wallace, o.c., pp. 72. 110.

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lecture, évoquer l’immortalité : de peur qu’il n’avance sa main et prenneaussidel’arbredelavie,qu’ilenmangeetvivepourtoujours. Toutefois, même si le thème de l’immortalité est sous-jacent tout au moins comme motif culturel, il n’est pas exclu que soit aussi présente, et même prédominante, l’idée d’une qualité de vie. Dans la tradition sapientielle la vie est fréquemment associée à l’acquisition de la sagesse, source de vie ou arbre de vie : Qui me trouve trouve la vie, dit la Sagesse, tous ceux qui me haïssent aiment la mort (Pr 8,35 ; voir 4,10.22 ; 5,6 ; 6,23 ; 15,24). La dimension religieuse de la sagesse est souvent présente : la crainte de Yhwh est sourcedevieensedétournantdespiègesdelamort(14,27 ; voir 9,10-11). Il s’agit bien là d’une qualité de vie et non d’une survie purement biologique. Le Siracide met régulièrement en opposition le bien et la vie d’une part, le mal et la mort d’autre part : Faceau mallebienetfaceàlamortlavie(33,14 ; voir 11,14 ; 37,18). Dans le fameux texte de Dt 30,15-20 la qualité de vie que propose Moïse au peuple acquiert une nuance très précise : c’est celle d’une vie d’alliance avec Yhwh sur la terre promise aux pères : Vois,jemetsdevanttoiaujourd’huilavieetlebien,lamortetlemal, carjetecommandeaujourd’huid’aimerYhwhtonDieuenmarchant dans ses voies et en gardant ses commandements, ses décrets et ses coutumes,alorstuvivrastudeviendrasnombreuxetYhwhtonDieute béniradanslepaysoùtuvasentrerpourenprendrepossession.Mais situn’écoutespas…jeteledéclareaujourd’hui,périrvouspérirez122, vous ne prolongerez pas vos jours sur le sol dont vous allez prendre possessionentraversantleJourdain.J’enprendsàtémoinaujourd’hui lecieletlaterre,c’estlavieetlamortquejemetsdevanttoi,labénédictionetlamalédiction.Choisisdonclavieafinquetuvives,toietta descendanceenaimantYhwhtonDieuenécoutantsavoixetens’attachantàlui.Oui,c’estlàtavieetlalongueurdetesjourssurlesol que YhwhtonDieuajuréàtespères…deleurdonner...123

En choisissant d’obéir aux commandements de Yhwh son Dieu Israël est assuré de trouver la vie qui consiste à habiter sur la terre promise en alliance avec Yhwh. Choix, commandements, vie, ce sont les mêmes paramètres et les mêmes enjeux que ceux de Gn 2-3. En Gn 2-3 la terre promise n’est pas explicitement 122 La forme grammaticale périrvouspérirezest la même que ‫מות תמות‬, mais avec un verbe synonyme. 123 Les mots soulignés indiquent les correspondances lexicales avec Gn 2-3. Voir aussi Jr 21,8 ; Am 5,14-15 ; Pr 12,28.

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mentionnée, mais la question de savoir si le jardin d’Eden n’en est pas l’équivalent se pose déjà. Les quelques textes, peu nombreux, mentionnés plus haut utilisent le même vocabulaire et manifestent la même dynamique. Il s’agit des rares textes où le mot ‫ החיים‬/ ‘la vie’ porte l’article124. En Jr 21,1-10, le prophète, utilisant les termes mêmes que Dt 30,15, profère un oracle de malheur à l’adresse des envoyés de Sédécias. Les troupes de Nabuchodonosor frapperont les habitants de Jérusalem et déporteront les survivants, et le prophète conclut : Voicique (‫ )נתן לפניכם‬jemetsdevantvous lechemindelavieetlecheminde lamort. Ezéchiel, de son exil babylonien, appelle le peuple d’Israël et chaque individu à la conversion (33,1-20) : Sijedisauméchant (‫ )מות תמות‬mourir tu mourras mais s’il revient de son péché et pratiqueledroitetlajustice…s’ilmarcheselonlespréceptesdela vie…vivreilvivra(‫)חיו יחיה‬, ilnemourrapas(‫( )לא ימות‬vv 14-15). Jérusalem tombe et le pays donné en patrimoine à Abraham deviendra un désert et une solitude (vv 24.28-29). Malachie, plus tard encore (~5ème siècle), définit l’alliance de Yhwh avec Lévi comme étant lavie : Monallianceétaitaveclui,lavieetlapaix,jeleslui donnais (2,5-‫)נתן‬125. Tous ces textes, exiliques ou postexiliques, associent lavieà l’alliance et à l’observance des commandements sur la terre promise, et la mort à la ruine de Jérusalem et à l’exil. A la lumière de ces textes, il apparaît que l’arbredelavie de Gn 2-3, s’il a des racines dans le fonds culturel et même mythologique de l’Ancien Orient et aussi dans le langage des sages, semble bien avoir reçu une nouvelle greffe qui l’en distingue profondément. La vie dont il est porteur n’est ni l’immortalité, ni une jouvence sans cesse renouvelée, ni même une simple existence heureuse. Le greffon qui lui vient de la théologie deutéronomique de l’alliance l’a radicalement modifié pour en faire le porteur de la vie avec Yhwh Elohim sur la terre promise. Cette dimension nouvelle devra être vérifiée dans l’examen du vocabulaire de 2,17, dans la mention de la mort biologique comme retour normal à la poussière et, enfin, en 3,22-24, dans l’épisode final de l’expulsion hors du paradis à la suite de la transgression126. 124

Gn 2,9 ; 3,22.24 ; Dt 30,15.19 ; Is 4,3 ; Jr 21,8 ; Ez 33,15 ; Ml 2,5. Voir aussi l’oracle isaïen tardif (4,3) promettant au ‘reste’ d’être inscrit pour lavie à Jérusalem. 126 Voir LaCoque, TheTrialofInnocence, p. 258 : “The expulsion from Eden is a literary broadening of the sixth century exile in Babylon to universal dimensions. 125

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et l’arbre de la connaissance du bien et du mal127 Nulle part ailleurs, ni dans les textes extra-bibliques connus ni dans la Bible, n’apparaît ce syntagme. Il est donc légitime de penser que l’auteur non-P en est le créateur littéraire. La formulation présente une difficulté autour du statut grammatical du mot ‫ הדעת‬128. S’agit-il d’un substantif, mais dans ce cas la succession de deux génitifs (connaissance et bienetmal)est difficilement tenable outre que l’article devant ‫ דעת‬en fait un nomenregens ? Cette anomalie a conduit certains auteurs, dont von Rad129 par exemple, à considérer ‫ טוב ורע‬comme des ajouts. L’hypothèse est tentante en effet car sans ces deux termes le parallélisme avec l’arbredelavie serait métriquement parfait. Ou bien, comme l’a compris la Septante (τουειδεναι γνωστον καλου και πονηρου)130, faut-il, avec Soggin131, y voir un infinitif construit commandant deux accusatifs (bienet mal), mais c’est alors l’article devant l’infinitif qui fait problème ? Cette construction, quoique très rare, ne serait pas totalement inconnue132. A ce jour aucune solution n’est assurée et l’hypothèse de von Rad ne peut être exclue. Face à cette incertitude et en présence d’une tradition textuelle solide, il n’est d’autre voie que pragmatique : dans la phrase ‫ הדעת‬fonctionne d’une part comme substantif à l’état absolu régi (nomenrectum) par le mot ‘arbre’ et d’autre part ‫הדעת‬, verbe ou substantif, fonctionne aussi, semble-t-il, comme régissant les mots bienetmal.

Eden is the archetype of the Land of Israel” ; Lanfer, RememberingEden, pp. 43 : “the motifs of the expulsion narrative become important vocabulary for the experience of exil and dispersion”. 127 Pour la bibliographie voir Stordalen, Echoes of Eden, p. 294. Pour une présentation des études sur le sujet voir, entre autres, Wallace, TheEdenNarrative, pp. 115-130 ; Kass, TheBeginningofWisdom, pp. 61-68. 128 Voir Soggin, « Philological-linguistic Notes » 1963, pp. 169-171 ; Mettinger, TheEdenNarrative, p. 61s ; Wallace, TheEdenNarrative, p. 115s. 129 von Rad, DasersteBuchMose, p. 63. 130 En scindant le terme ‫ הדעת‬en un verbe et un substantif adjectival (“savoir ce qui est connaissable du bien et du mal”) les traducteurs de la Septante témoignent à la fois de la solidité du texte hébraïque mais aussi de la difficulté que présentait son texte de référence. La Vulgate, en revanche, traduit par un substantif, scientiae. 131 « Philological-linguistic Notes on the Second Chapter of Genesis » 1963, pp. 169-178, aux pp. 169-171. 132 A vrai dire je ne vois pas la pertinence de la référence que fait Soggin (p. 170) à Gn 22, 16. N’y aurait-il pas confusion avec Jr 2,16 ?

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la connaissance – ‫הדעת‬ Avant de revenir sur la construction singulière de la phrase un regard sur les emplois bibliques du mot ‫ דעת‬/ ‘connaissance’, ‘savoir’, ‘science’ s’impose. Il se trouve que ce substantif, contrairement au verbe très fréquent ‫( ידע‬plus de 800 occurrences), est typiquement et, peut-on dire, exclusivement sapientiel puisque sur ses quelques 90 emplois133, 40 se trouvent dans les Proverbes134, 11 dans Job135 et 8 dans Qohélet136, très souvent en association avec ‫ חכמה‬/ sagesse, ‫ תבונה‬ou ‫ בינה‬/intelligence. Comme c’est généralement le cas avec les noms abstraits il est quasiment toujours employé à la forme absolue, sans détermination ni par un génitif objectif ou subjectif ni par l’article137. En dehors de la Genèse rares sont les textes qui font exception138. Il paraît difficile, en raison du contexte, 133 Il faut y ajouter 6 emplois à la forme ‫ דעה‬: 1 S 2,3 ; Is 11,9 ; 26,9 ; Jr 3,15 ; Jb 36,4 ; Ps 73,11. 134 Pr 1,4.7.22.29 ; 2,5.6.10 ; 3,20 ; 5,2 ; 8,9.10.12.14 ; 9,10 ; 10,14 ; 11,9 ; 12,1.23 ; 13,16 ; 14,6.7.18 ; 15,2.7.14 ; 17,27 ; 18,15 (bis) ; 19,2.25.27 ; 20,15 ; 21,11 ; 22,12.17.20 ; 23,12 ; 24,4.5.7 ; 29,7 ; 30,3. 135 Jb 10,7 ; 13,2 ; 15,2 ; 21,14.22 ; 33,3 ; 34,35 ; 35,16 ; 36,12 ; 38,2 ; 42,3. 136 Qoh 1,16.17.18 ; 2,21.26 ; 7,12 ; 9,10 ; 12,9. Il faut y ajouter les emplois sapientiels dans le Deutéro-Isaïe (40,14 ; 44,19.25 ; 47,10) et dans Pss 19,3 ; 94,10 ; 119,66. Dans ces textes il s’agit toutefois d’un savoir théologique. Job est accusé de parler belî da‘at ou bibelî da‘at / sans savoir (34,35. 35,16 ; 36,12 ; 38,2 ; 42,3), à la différence des ‘théologiens’ qui ont le savoir (33,3). Dans quelques textes le terme a le sens plus commun de savoir-faire, d’expertise : Ex 31,3 ; 3531 ; 1 R 7,14 ; Dn 1,4. Le sens très générique de ‘savoir’ ou ‘connaissance/prise de conscience’ ne se trouve que rarement, pour qualifier les actes involontaires : Dt 4,42 ; 19,4 ; Jos 20,3.5). 137 Voir Barr, « ‘Determination’ and the Definite Article » 1989, p. 470s. 138 1 R 7,14 (l’expertiserequisepourtouttravaildubronze), et surtout deux fois en Os 4,6 où le terme est synonyme de la torahde Yhwh, comme en Ml 2,7 (mais sans l’article), textes qui tous deux accusent les prêtres de ne pas remplir leur fonction consistant à transmettre le vrai savoir, c’est-à-dire la Loi de Yhwh. Sur ce texte d’Osée qui a fait l’objet de nombreux débats touchant à la fois le texte, la structure et la composition, voir Lohfink, « Zu Text und Form von Os 4,4-6 » 1961, 302-332. L’A décèle derrière ce texte le schéma du formulaire d’alliance ; voir aussi Deroche, « Structure, Rhetoric, and Meaning in Hosea IV 4-10 » 1983, pp. 186-193 ; Gratz, « Die vergebliche Suche nach Gott » 2000, p. 207-208. Il est un autre texte souvent évoqué comme parallèle grammatical à Gn 2,9.17 : Jr 22,16 : n’est-cepascelalaconnaissancedemoi/meconnaître(‫? )הדעת אתי‬ Ici, le mot ‫ הדעת‬est généralement traité non comme substantif (ainsi que le comprend la LXX mais qui, par ailleurs – τομηγνωναισεεμε – renverse totalement le sens de la phrase !) mais comme un infinitif construit commandant un objet (moi) muni de la particule de l’accusatif ’et. La présence de l’article devant connaissance,

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de ne pas voir aussi dans laconnaissance de la Genèse un emprunt au langage sapientiel. Le savoir, comme la sagesse et l’intelligence, consiste à se comporter dans la vie quotidienne avec la maîtrise de tous les paramètres de l’existence. Il est le fruit de l’éducation. Certains textes, toutefois, font référence à la connaissance comme à un attribut de Dieu : Nb 24,16 ; 1 S 2,3 ; Jb 21,22. D’autres voient dans le savoir humain un don de Dieu. Ainsi en Qoh 2,26 : Dieuamis devant les yeux de l’adam la sagesse, le savoir et le bonheur, en Pr 2,5s : alorstucomprendraslacraintedeYhwhettutrouverasla connaissancedeDieu,carYhwhadonnélasagesse,desabouche lesavoiretl’intelligence (voir aussi Pr 3,20 ; Pss 94,10 ; 119,66). Le Deutéro-Isaïe va plus loin et met en cause le savoir des sages : tasagesseettonsavoirt’ontdévoyée(47,10). Il déclare que Yhwh, créateur et sauveur, rend fous les devins, retourne contre eux leur sagesseetstupideleursavoir. Tous ces textes qui, pour la plupart au moins, sont relativement tardifs, sont-ils l’écho d’une polémique contre la sagesse purement humaine ? Le survol des emplois du substantif ‫ דעת‬dans la Bible apporte déjà quelques éclairages sur son usage en Gn 2,9.17 : – Le langage de l’écrivain non-P est sapientiel et traite par conséquent du savoir humain en liaison avec la conduite de son existence. La connaissance n’est autre que la sagesse. Elle est en tous points positive puisqu’elle est mise par YE lui-même à la disposition de l’homme dans le jardin. Comme le montrera le commentaire de 2,17, l’interdit portera exclusivement sur le fait de mangerdu fruit de l’arbre, non d’en profiter. – Dans la mesure où l’arbre de la connaissance est objet de convoitise et de volonté d’appropriation le narrateur laisse planer la possibilité, ou le risque, du passage à l’acte, c’est-à-dire de l’appropriation par l’adam d’une sagesse qui lui est gratuitement offerte. – Le fait que l’arbre de la connaissance est planté par YEen atteste l’origine et la nature divines, l’auteur se rapprochant ainsi des textes qui font de la connaissance un attribut ou un don de Dieu. En cela aussi le narrateur laisse filtrer l’idée d’un conflit possible comme dans la Genèse, est surprenante. Voir Joüon, Grammaire, § 124d (note 2) et j. Is 11,9 présente aussi une grammaire assez proche avec un substantif verbal (‫ דעה‬et non ‫)דעת‬, sans article, commandant un accusatif avec ’et. Autres exemples avec ‫ דעת‬ou ‫ דעה‬à l’état construit ; Pr 2,5, où laconnaissancedeDieuest mise en parallèle avec la crainte de Yhwh (génitif objectif) ; Nb 24,16 où le savoir d’Elyon est mis en parallèle avec lesparolesdeEl (génitif subjectif).

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autour de la possession de la connaissance. Il est tentant – hypothèse à vérifier – de rapprocher cette phrase d’un milieu et d’une époque où l’acquisition de la sagesse et de la connaissance faisait l’objet d’une réflexion théologique, voire d’une polémique. – La phrase de la Genèse est littérairement d’une originalité absolue. Totalement isolée dans la Bible, hébraïque mais aussi grecque, c’est un hapax inventé soit par l’auteur non-P soit, partiellement du moins mais c’est moins probable, par un autre rédacteur. Il reste à essayer de comprendre comment la phrase l’arbredela connaissancedubienetdumauvais, qui dans le texte a tout l’aspect d’un syntagme, a vu le jour. A l’hypothèse de von Rad selon laquelle les mots ‫ טוב ורע‬seraient des ajouts on doit objecter que l’association de laconnaissanceavec le bienetlemalparaît bien insérée dans le récit, non seulement en 2,17 et 3,22, mais aussi en 3,5 où le syntagme est décomposé en une proposition : connaissantlebienetle mal. Il est donc préférable d’attribuer toute la phrase à l’auteur du récit, c’est-à-dire à non-P. Cela n’empêche pas qu’il ait dû procéder lui-même à un travail d’ajustement. Avançons l’hypothèse suivante en partant de la ligne centrale de son récit autour de l’axe connaissance – vie. Ayant repris, à sa manière, l’image traditionnelle de l’arbre de (la) vie, il lui fallait ‘planter’ un autre arbre. Ce sera celui de la connaissance. Mais pourquoi avoir déterminé la connaissance, de manière grammaticalement maladroite, par les mots bienetmal ? Cette précision, qui dans le récit a fonction de prolepse, a pour effet de poser une alternative et donc l’éventualité d’un choix, ce qui sera d’ailleurs l’objet de la tentation en 3,1-4. Peut-être est-ce là qu’il faut chercher la raison de la qualification de la connaissance. D’où la double fonction proposée plus haut de ‫ הדעת‬dans la phrase, successivement (nomen rectum)génitif de l’arbreet nomenregens (plutôt qu’infinitif construit) commandant le bien et le mal. La présence inattendue de l’article s’expliquerait par le parallèle avec la vie139. 139

Voir Skinner, Genesis, p. 58 ; Les traducteurs de la Septante semblent avoir été quelque peu embarrassés. En 2,9 ils dédoublent ‫ הדעת‬en un verbe génitivé d’une part et, d’autre part, en un adjectif neutre substantival commandant des génitifs : τουειδεναιγνωστονκαλουκαιπονηρου (dusavoirleconnaissabledubienetdumal). En 2,17, en revanche, ils ne retiennent que le verbe commandant des accusatifs : τουγινωσκεινκαλονκαιπονηρον (duconnaîtrelebienetlemal). La Vulgate traduit dans les deux cas par un substantif suivi de génitifs : [lignum] scientiae boni et mali.C’est la solution préconisée ici qui consiste à traiter ‫ הדעת‬comme substantif dans un sens comme dans l’autre.

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La connaissance du bien et du mal Pour ne pas préjuger du sens de ‫ טוב ורע‬il semblerait préférable, provisoirement du moins, de traduire ces mots de la manière le plus large possible : bonetmauvais(goodandbad,GutundSchlecht) plutôt que bienetmal(goodandevil,GutundBöse)140. L’usage de ces deux termes dans la Bible, en effet, n’est pas exclusivement moral mais couvre tout ce qui, dans la conduite de la vie ou des affaires est utile ou non, efficace ou non, porteur de bonheur ou de malheur. Nous gardons toutefois la traduction française traditionnelle quitte, éventuellement, à la moduler. Très souvent, quand ils sont associés, les deux mots s’opposent comme le bien et le mal moral, ou comme bonheur et malheur141. Mais assez fréquemment aussi les deux mots forment un mérisme pour exprimer une totalité142. Dans la première hypothèse il faudra déterminer si, dans notre texte, la connaissance consiste en une capacité de discernement entre les deux termes opposés ou s’il évoque l’idée d’une possible appropriation de la connaissance du bien comme du mal. Il faut en outre, pour notre compréhension de l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais, tenir compte de trois autres points essentiels du récit. 1) D’une part ce n’est pas la connaissance qui est frappée d’interdit en 2,17 mais uniquement le fait de manger de son arbre. La connaissance dubienetdumalne comporte par conséquent en elle-même aucune connotation négative. 2) D’autre part, selon 3,11ss, l’homme et la femme sont tenus pour responsables de leurs actes. 3) Enfin, l’acquisition de la connaissance conduit l’adam à devenir comme l’undenous dit Yhwh Elohimen 3, 5. 22. Les interprétations de l’arbredelaconnaissancedubienetdumal sont multiples143 et peuvent être regroupées sous trois catégories 140 Voir Bührer, Am Anfang 2014, p. 239. Traductions et commentaires qui optent pour ‘bien et mauvais’ : Speiser, Westermann, JSB, TOB, BNT, BFC. 141 Fréquemment, avec un sens moral et le malheur pour conséquence, chez les prophètes : Is 7,16 ; Jr 18,20 ; 39,16 ; 42,6 ; 44,27 ; Am 5,14 ; Mi 3,2 ; Mal 2,17. Mais aussi : 1 R 22,8.18 ; Jb 30,26 ; Qoh 12,14 ; Ps 34,15 ; 37,27 ; 52,5 ; Pr 31,12. Le cas de Nb 24,13 est discutable. En raison de sa similarité avec 1 R 22,8.18, il semble difficile d’y voir un mérisme. 142 Outre les textes en discussion (Gn 2,9.17 et 3,5.22) : Gn 24,50 ; 31,24.29 ; 44,4 ; Nb 13,19 ; Dt 1,39 ; 1 S 25,21 ; 2 S 13,22 ; 19,36 ; 1 R 3,9. 143 Voir la présentation détaillée des diverses interprétations dans Westermann, Genesis, pp. 330-337 ; Wallace, The Eden Narrative, pp. 116-130 ; Wenham, Genesis1-15, pp. 63-64 ; Hamilton,TheBookofGenesis, pp. 163-166 ; Day, From CreationtoBabel, pp. 42-44 ; Hartman, « Sin in Paradise » 1958, 26-40 ; Willmes,

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principales144 : 1) Connaissance et expérience sexuelles ; 2) Maturité morale au sens soit de discernement moral et/ou culturel, soit d’autonomie morale ; 3) Connaissance universelle. Comme on le verra les frontières sont poreuses entre ces trois options. 1) Connaissance et expérience sexuelles. Cette hypothèse très ancienne145 n’est retenue encore aujourd’hui que par de rares exégètes146. Elle repose sur le verbe ‫ ידע‬/‘connaître’ parfois employé, comme en 4,1, pour désigner la relation sexuelle, ainsi que sur la ‘connaissance’ par l’homme et la femme de leur nudité, d’où leur honte, après avoir mangé le fruit. Sont également invoqués le caractère sexuel de l’attirance de l’homme pour la femme (3,16), la qualification de la femme comme mère des vivants (3,20), l’association du serpent et des cultes de fertilité dans l’Ancien Orient, ainsi que les connotations sexuelles de l’acte de manger. Des textes comme Dt 1,39 ; 2 S 19,36 et Is 7,15 sont parfois interprétés dans le même sens de maturité ou d’immaturité sexuelles. Les défenseurs de la maturité sexuelle font aussi, bien entendu, référence à L’Epopéede Gilgamesh où l’on voit Enkidu devenir un être humain accompli par le moyen d’une relation sexuelle. A l’encontre de cette interprétation les objections, toutefois, sont nombreuses et paraissent décisives : « Sündenfall » 2008, pp. 5-6 ; Schellenberg, Der Mensch, das Bild Gottes ?, pp. 214-216. Bührer, AmAnfang, pp. 238-241 ; Joosten, « L’arbre de la connaissance du bien et du mal dans son contexte biblique » 2016, 17-36, aux pp. 30-33. 144 Certains auteurs font également l’hypothèse d’un arbre magique et d’un savoir obtenu par divination, en référence au serpent, au vocabulaire ‫ ידענים‬/‘devins’ (Lv 19,26.31 ; 20,6.27 ; Dt 18,11 ; 1 S 28,3.9 ; 2 R 21,6 ; 23,24 ; 2 Ch 33,6 ; Is 8,19 ; 19,3), et à Balaam (Nb 24,4.13.16). Voir Westermann, Genesis, p. 332 ; Stordalen, Echoes of Eden, pp. 462-465, avec bibliographie (en particulier H.P. Müller, « Erkenntnis und Verfehlung » 1982, 68-87). S. ne retient pas cette interprétation pour l’arbre de Gn 2-3 tout en admettant la possibilité d’une telle liaison en amont du récit de la Genèse. 145 Depuis Ibn Ezra, voir Mathews, Genesis1-11,26, p. 204. 146 Pour la bibliographie, voir Wallace, o.c.,pp. 119-121. Les auteurs modernes les plus représentatifs de l’interprétation sexuelle sont Engnell, « ‘Knowledge’ and ‘Life’ in the Creation Story » 1955, 103-119, aux pages 114-116 et surtout Gordis, « The Knowledge of Good and Evil in the Old Testament and the Qumran Scrolls » 1957, pp. 123-138 ; plus récemment, Rottzoll, « “… ihr werdet sein wie Gott, indem ihr ‘Gut und Böse’ kennt” » 1990, 385-391 ; id. « Die Schöpfungs- und Fallerzählung in Gen 2f » 1997, 481-499, p. 485-490. Selon R cette dimension sexuelle est propre au vieux récit mythique cananéen de la chute (3,1-7.22.24) avant sa reprise par J.

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– Jamais le substantif ‫ דעת‬n’a le sens de relation sexuelle dans la Bible. – Jamais non plus les qualificatifs ‘bien’ et ‘mal’ ne sont clairement associés à l’activité sexuelle. Les interprétations en ce sens de Dt 1,39 et 2 S 19,36 ne sont pas convaincantes. – La relation sexuelle, sans être explicitement mentionnée, est clairement impliquée en 2,23, de manière totalement positive. – Le verbe ‘manger’ est trop commun pour constituer une référence à l’activité sexuelle. 2) Maturité morale et/ou culturelle. Nombreux sont les auteurs qui voient dans les mots ‫ טוב‬et ‫ רע‬les catégories morales du bienet dumal ou celles, culturelles et plus larges, du bon(utile et efficace) et du mauvais (inutile, inefficace). Trois textes en particulier sont invoqués à l’appui de la compréhension de la connaissance du bien et du mal comme signe de maturité humaine. En Dt 1,39 Moïse parle des tout-petits…quineconnaissentpasencorelebienetlemal.En Is 7,15-16, le prophète parle du jeune Emmanuel qui apprendraà rejeterlemaletàchoisirlebien.En 2 S 19,36 le vieux Barzillaï se dit incapable désormais de connaîtreentrelebiendumal. A la suite de Wellhausen et Gunkel147 les mots ‫ טוב ורע‬sont compris comme étant des catégories culturelles et pas seulement morales, la connaissancedubonetdumauvais décrivant le passage de l’état d’enfance à l’état d’adulte ou de l’état de nature à l’état de culture. Créé dans l’innocence de l’enfance, l’humanité, en transgressant l’interdit, accède à l’état de culture. Il n’est pas interdit de penser, en effet, que, à l’image d’Enkidu dans l’Epopée de Gilgamesh ou du Sage Adapa, nous soyons ici en présence d’un mythe étiologique de la naissance et de la progression de l’humanité et des civilisations. Toutefois, dans le contexte du récit de la Genèse, ce substrat mythique est dominé et, pourrait-on dire, effacé au bénéfice d’une autre structure de pensée qui est celle de l’alliance et de la Torah. Le drame du récit de la Genèse n’est donc pas d’abord celui d’un passage difficile, celui de l’adolescence de l’humanité, mais la confrontation entre deux modes d’humanité, l’un en dehors de l’alliance et l’autre dans l’alliance. – Pour les uns laconnaissancedubienetdumal n’est autre que le discernement moral, la conscience de ce qui est bien et de ce 147 Gunkel, Genesis,pp. 29-33 ; Pfeiffer, « Der Baum in der Mitte des Gartens » 2001, 2-16, pp. 8-13 ; « Paradies / Paradieserzählung », 2006, 1-9, p. 5s.

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qui est mal148. L’objection majeure faite à cette interprétation est qu’une telle connaissance semble contredite par l’interdit et sa transgression fautive, lesquelles supposent nécessairement que l’homme et la femme agissent en connaissance de cause et soient donc déjà dotés de discernement, condition sinequanon de leur responsabilité. – Pour d’autres il ne s’agit pas seulement de savoir ce qui est bien et ce qui est mal, de juger ce qui est utile ou néfaste, mais d’en décider : c’est l’autonomie dans tous les domaines de la vie149. Dans la mesure où la connaissance est attachée à l’arbre planté par Dieu une telle maîtrise de ce qui est bien ou mal, bon ou mauvais, appartient de droit à YE, et il est donc tout à fait normal que, dans la logique du récit, son appropriation par l’adam tombe sous l’interdit. 3) Connaissance universelle. Telle est l’interprétation revendiquée aujourd’hui par un grand nombre d’auteurs150. Elle repose essentiellement sur la perception de l’expression ‫ טוב ורע‬comme un mérisme signifiant, par l’adjonction de deux termes opposés et extrêmes, la totalité dans un ordre donné. Les exemples de mérismes sont relativement nombreux en hébreu biblique151 : ciel et terre, été-hiver, vie et mort, bénédiction-malédiction, chaud et froid... Les catégories du bon et du mauvais recouvrent, quant à elles, tous les domaines de l’existence et de l’activité humaines, d’où le sens de ‘tout’ ou ‘rien’ selon que la phrase est positive ou négative, comme 148

C’était l’opinion de Budde critiquée par Skinner, Genesis 1910 1994, p. 96. Stoebe, « Gut und Böse in der jahwistischen Quelle der Pentateuch » 1953, 188-204 ; « Grenzen des Literarkritik im Alten Testament » 1962, p. 397s ; Clark, « A Legal Background to the Yahwist’s Use of Good and Evil” in Genesis 2-3 » 1969, pp. 266-278. Clark, s’appuyant sur les usages judiciaires des deux termes en opposition, refuse d’y voir un mérisme mais plutôt deux alternatives qu’il résume en ‘oui’ et/ou ‘non’, et il conclut (p. 277) : “The J emphasis is not on the content of knowledge but on man’s autonomy. Man takes upon himself the responsibility of trying apart from God to determine whether something is good for himself or not. It is not that man has no knowledge before and gains knowledge, or that to know good or evil means to experience evil in addition to good. Rather, man himself declares what is good”. Voir aussi Steck, Die Paradieserzählung, pp. 34-36 ; Wenham, Genesis1-15, p. 63s. 150 von Rad, Genesis 1961, p. 63 ; Westermann, Genesis1970, p. 331. 151 L’étude la plus compréhensive sur le sujet est celle de Krašovec, Der MerismusinBiblisch—HebraischenundNordwestsemitische 1977. Pour un résumé voir pp. 102-03. A noter également l’étude de Honeyman, « Merismus in Biblical Hebrew » 1952, pp. 11-18. 149

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en Gn 24,50 ; 31,24 ; 2 S 13,22 ; 14,17-20 ; Is 41,23 ; So 1,12. L’expression ‫ טוב ורע‬déborde par conséquent, tout en l’incluant, la dimension morale mais aussi sexuelle des termes et des champs ainsi couverts152. Une telle connaissance universelle n’est autre que la sagesse, le savoir et le pouvoir requis pour faire face à toutes les éventualités. Laconnaissancedubienetdumal, quiconsiste à savoir, non pas ce qui serait bien ou mal en soi, mais ce qui est bénéfique ou préjudiciable à l’existence humaine,n’est autre que la sagesse. Or celle-ci est régulièrement louée dans la Bible particulièrement comme une qualité éminemment royale (2 S 14, 17.20 ; 1 R 3,9) et l’on comprendrait donc mal qu’elle puisse faire l’objet d’un interdit. C’est ainsi que le Siracide (17,1-14), s’inspirant sans doute aussi bien de Gn 1 (v 3 – l’homme créé à l’image du Seigneur) que de Gn 2-3 (v 1 – l’homme tiré de la terre et renvoyé à la terre) semble avoir compris le texte (v 7) : Illesaremplisdesavoir etd’intelligence,illeuramontrélesbonneschosesetlesmauvaises choses153. Cette idée de connaissance universelle nous paraît toutefois insuffisante. Dans le récit de la Genèse la connaissance déborde la sagesse célébrée ailleurs dans la Bible. L’arbre, rappelons-le, a été planté par YE, ce qui signifie que la connaissance dont elle est porteuse, comme d’ailleurs la vie, lui appartient en bien propre. D’autre part, dans les mérismes invoqués le discernement entre deux contraires n’est pas effacé au seul bénéfice de l’idée de totalité. Quel que soit le champ sémantique envisagé, le sens dans notre texte n’est pas seulement ‘ceci et cela’ mais aussi ‘ceci ou cela154. Le contexte narratif de Gn 2-3 fait clairement état d’un choix entre deux contraires dans son récit de la tentation et oblige 152

C’est la conclusion à laquelle parvient Wallace, o.c., pp. 121-130, après avoir procédé à une analyse méticuleuse de l’expression ‫ טוב ורע‬à travers la Bible : “”What can we conclude, then, about the expression ‘to know good and evil’ and specifically about its use in Gen 2-3 ? We have argued that the interpretations dealing solely with the development of ‘human faculties’ or sexual experience are inadequate for Gen 2-3 in its present form. The concept of ‘universal knowledge’ offers the best alternative”. 153 Noter dans ce texte les termes αγαθακαικακα à la différence de καλονκαι πονηρον dans la Genèse. 154 Voir Haag, DerMenschamAnfang, p. 33 (note 90) citant Buber : “… so ergibt sich, dass stets wirklich auf eine Bejahung oder Verneinung sowohl von Gut wie von Schlimm oder Übel oder Böse, sowohl von Günstig wie von Ungünstig hingedeutet wird.”

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par conséquent à préserver aussi la dimension d’alternative dans le bienetlemal de 2,9 annonçant, à la manière de Dt 30, le dilemme auquel devront faire face la femme et l’homme au chapitre suivant. Par ailleurs, le texte biblique apporte un éclairage important, déjà relevé mais trop souvent oublié. Ce n’est pas la connaissance du bienetdumal, ou la sagesse, qui sera frappée d’interdit mais seulement le fait de manger de son arbre. En mangeant du fruit de l’arbre l’adam s’approprie la sagesse de Dieu. Devenant ainsi autonome, l’adam se fait commeDieu / desdieux (3,5.22) C’est le fait de manger qui est interdit et c’est là que gît la transgression. Peut-être, mais en formulant cette hypothèse nous anticipons sur la suite du commentaire, faut-il comprendre que l’arbre de la connaissance comme celui de la vie sont bien à la disposition des humains dans le jardin d’Eden pour leur permettre une existence avec Yhwh Elohim,à la condition cependant de ne pas être ‘mangé’ c’est-à-dire accaparé par eux. Peut-être aussi peut-on voir, derrière ce drame autour de l’accès des humains à la connaissance universelle, un combat idéologique alimenté par la théologie deutéronomique de l’alliance entre une sagesse qui se veut autonome et une connaissance qui est celle de la Torah. Cette interprétation de la connaissance du bien et du mal serait du même ordre que celle de lavie et lui serait complémentaire, comme l’ont compris les interprètes rabbiniques. Elle présenterait aussi l’avantage de mettre en évidence la présence nécessaire des deux arbres dans le récit non-P. Si tel est le cas, ce qui reste encore à confirmer, non seulement la connaissance du bien et du mal mais aussi la vie seraient à prendre dans un sens qualitatif et religieux de vie dans l’alliance et d’obéissance à la sagesse-Torah. L’arbre de la connaissance du bienetdumal tout comme l’arbredelavie, seraient passés, sous la plume de l’auteur non-P, d’un statut mythique de l’immortalité et de la sagesse à celui, yahviste, de la vie avec le Yhwh Elohim de l’alliance et de ses commandements. En guise de conclusion provisoire sur les deux arbres au milieu du jardin nous avançons avec prudence les propositions suivantes : – Les deux arbres font partie intégrante du récit non-P. – La détermination ‫( טוב ורע‬dubienetdumal) également. – Le fait que les deux arbres soient placés au milieu du jardin est stylistiquement solide, thématiquement et narrativement nécessaire. La présence des deux arbres au milieu du jardin annonce qu’ils sont liés l’un à l’autre et que, par conséquent,

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toute infraction touchant l’un affectera également l’accès à l’autre. Pour la compréhension de l’histoire telle qu’elle se présente dans sa forme actuelle il faut que les deux arbres soient au milieu du jardin155. Pas plus que lavie,laconnaissancedubienetdumal n’est en soi connotée négativement. Le fait que seule la consommation de l’arbre de la connaissance soit l’objet de l’interdit en 2,17 s’explique sans doute par le fait que, pour le narrateur et donc le lecteur, la voie de la connaissance est aussi celle qui conduit à la vie ou à la mort. Pour la dynamique de l’histoire il faut que la femme en vienne à ne plus voir qu’un seul arbre, celui de la connaissance, au milieu du jardin, en tout cas qu’elle oublie qu’il y en a deux. Seuls le narrateur et le lecteur savent exactement ce qui se joue156. Selon 3,3-6 la femme et le serpent semblent ne se référer qu’à l’arbre de la connaissance, sans d’ailleurs le nommer explicitement. En réalité, c’est le serpent qui dissocie les deux arbres et dirige le regard de la femme vers le seul arbre de la connaissance. En ne précisant pas, dans la séquence de la tentation, la nature de l’arbrequiestaumilieudujardin le narrateur laisse d’une part entendre que les deux arbres – vie et connaissance – sont bien liés et n’en sont qu’un aumilieudujardin. Mais, d’autre part, il préserve le suspense de son récit en laissant à ses personnages le soin de dissocier, ou non, les deux arbres. Il paraît difficile de choisir une seule interprétation de laconnaissance du bien et du mal à l’exclusion de toutes les autres. En revanche, il paraît clair que l’axe du récit exige un choix entre deux alternatives : maîtriser cette connaissance en toute autonomie ou non, obéir ou non. Du point de vue narratif là est même le point névralgique de toute l’histoire157. Que ces deux possibilités soient symbolisées, avec une connotation religieuse ou

155 Pour Bauks, « Erkenntnis und Leben in Gen 2-3 », p. 23s., l’arbre de la connaissance du bien et du mal correspond à l’arbre de vie des Proverbes et, en Gn 2,9, les deux arbres ne sont véritablement qu’un seul et même arbre, la conjonction waw devant l’arbredelaconnaissancedubienetdumaldevant être comprise comme introduisant une précision sur la nature de l’arbre de la vie. 156 Le lecteur partage avec le narrateur des connaissances que n’ont pas les personages du récit, voir A. Pelham, « On Knowing and Not Knowing : In the Garden of Eden with Bertie Wooster » 2012, 363-388. 157 Voir Clark, « A legal Background to the Yahwist’s Use of ‘Good’ and ‘Evil’ in Gen 2-3 » 1969, 266-278.

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morale, par lebienetlemal est tout à fait vraisemblable. Que ces deux termes aient par ailleurs valeur de mérisme pour exprimer la connaissance totale de tout ce qui est nécessaire à la vie est également probable. La polysémie de l’expression ‫ טוב ורע‬se conjugue avec la complexité grammaticale de la phrase où ‫הדעת‬ remplit une double fonction : symboliser stylistiquement l’enjeu du drame et l’incertitude de son dénouement. – Les seules interprétations de laconnaissancedubienetdumal qui nous paraissent devoir être rejetées sont l’interprétation exclusivement sexuelle, l’interprétation à contenu purement moral et plus particulièrement l’interprétation de la connaissance comme simple savoir à l’exclusion de l’autonomie de décision.

Chapitre 6

Le monde irrigué par les eaux d’Eden – 2,10-14 Ces quelques versets posent à l’exégète un grand nombre de questions. Radday dénombre vingt difficultés qui en rendent la compréhension pour le moins difficile sinon impossible1. Constatant l’échec des interprètes à identifier avec certitude les noms propres et même le sens de certains mots, il conclut que cette géographie fantasmagorique a pour effet de conduire le lecteur à renoncer à chercher l’Eden, car, dit-il (p. 31), « Eden is nowhere ». Il rejoint ainsi, par un autre chemin, la conclusion de Cassuto : « … in the light of our exposition all these theorizings are valueless… The garden of Eden according to the Torah was not situated in our world »2. Aussi juste que soit cette conclusion, elle repose avant tout sur le fait, trop souvent oublié et sur lequel il nous faudra revenir, que les territoires délimités par les quatre fleuves ne sont pas l’Eden. Avec le v 10 le récit, subitement, fait une pause. Le lecteur, dont l’appétit est attisé par le spectacle de la végétation luxuriante du jardin, aimerait en savoir davantage sur la vie de l’adam dans cet endroit merveilleux. Il lui faudra attendre plusieurs versets avant de connaître la suite de l’histoire. Dans l’intervalle, ce qui lui est proposé, c’est un regard sur le monde à l’ombre du jardin. Les versets 10-14, souvent présentés à tort comme une description du paradis, sont en réalité tout autre chose. Ils décrivent, non pas le jardin, mais un monde bien plus large et qui pourtant tire sa vie des eaux sorties du jardin. L’opinion, longtemps défendue, selon laquelle les versets 10-14 constituent un ajout au récit non-P a été signalée précédemment3. Toutefois, à ce jour, l’hypothèse de l’interpolation tardive d’une 1

Radday, The Four Rivers of Paradise 1982, p. 23s. Cassuto, Genesis, p. 118. 3 Pour un rappel des opinions voir Stordalen, EchoesofEden, pp. 270-284 ; Hirth, « Zu Tradition und Redaktion in Gen 2,10-14 » 1997,613s. 2

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‘glose savante’4 n’a pas encore trouvé une explication tout à fait convaincante. Trois arguments principaux sont avancés en appui du caractère importé de ces quatre versets : 1) le fait que ce passage ne fait pas progresser le récit et n’apporte aucun élément nouveau pour la compréhension du drame ; 2) les particularités stylistiques qui rompent avec le style narratif de l’ensemble ; et 3) la reprise au v 15 d’informations déjà données au v 8, ce qui laisse supposer une interruption du texte et un travail rédactionnel de suture. Westermann (24-25 et 293) observe que ce passage relève du même genre littéraire que les généalogies dans l’histoire des origines. Ce genre, qu’il qualifie d’Auzählung(énumération, liste) par opposition au récit lui-même (Erzählung), a pour but d’informer le lecteur sur les ancêtres, les peuples et, dans le cas présent, sur la géographie ou, plus précisément, sur le fait que toutes les ‘veines de vie’ du jardin ont une seule source, à savoir la rivière qui surgit de l’Eden. En général un ajout rédactionnel a pour but d’éclairer un passage devenu obscur, d’apporter une information savante au lecteur, d’opérer une suture littéraire ou de faire écho à d’autres textes. Quelle que soit l’origine de cette description du monde adossé au jardin d’Eden, il reste à décider si cette parenthèse est à attribuer à un rédacteur postérieur à non-P ou à l’écrivain non-P lui-même, question sur laquelle Westermann ne se prononce pas. L’argument en effet selon lequel la description des vv 10-14 aurait pour but d’apporter une dimension géographique universelle au récit primitif peut tout aussi bien convenir à l’auteur non-P du récit. Avec Westermann et la majorité des auteurs il faut sans nul doute admettre que la péricope 10b-14 relève d’une tradition orale d’origine inconnue reflétant, en partie du moins, des représentations communes à l’Ancien Orient, telles que celles de Dilmun, et dont on retrouve également des traces dans Ez 28 et 31. L’écrivain non-P n’en est donc pas le créateur, il l’a seulement utilisée, en l’adaptant quelque 4 Entre autres, Humbert, Etudessurlerécitduparadis1940, p. 46s ; von Rad, DasersteBuchMose, p. 63 ; Haag, DerMenschamAnfang, pp. 34-39. Plusieurs auteurs (sic Haag 35) considèrent que la pièce ajoutée commence au v 10b, 10a faisant partie du récit primitif. L’un des arguments non dits et peut-être inconscients ayant entraîné les auteurs à considérer 10b-14 comme ajout tardif est la datation haute de Gn 2-3 à l’époque salomonienne. A partir de ce postulat il est évident que l’universalisme de ces versets, proche des derniers oracles du corpus isaïen (Is 2,2-4 ; 18,7 ; 19,23-25 ; 45,14 ; 60,1-9), mais aussi d’Ezéchiel, (47,1-8), de Zacharie (14,16-19), de Sophonie (3,10) et de certains psaumes (72,10.15 ; 87,1-7), ne pouvait qu’être beaucoup plus tardif que Gn 2-3.

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peu. Comme le souligne W.H. Schmidt5, il ne s’ensuit pas nécessairement que cet emprunt ait été inséré plus tardivement dans un récit déjà achevé. Il nous reste par conséquent, s’il fait partie intégrante du récit originel, à tenter de comprendre le sens que lui donne l’auteur non-P. Les différences entre les versets 10-14 et le reste du récit sont évidentes et multiples, tant dans la forme que dans le vocabulaire et le contenu. La péricope est marquée par des verbes duratifs (sortant pourarroser,seséparait,devenait,entourant,entourant)et par des propositions nominales (lenomdupremier,lenomdudeuxième,le nomdutroisième,lenomduquatrième). La péricope, débutant par un substantif assorti d’un waw disjonctif qui marque un arrêt dans la séquence narrative introduit non pas un événement (auquel cas nous aurions soit un wehinneh/ ‘et voici que’, soit un wayyiqtol) mais un développement explicatif. Formellement le texte constitue bien une pause dans le mouvement du récit, comme si le narrateur, interrompant le cours de son histoire, s’arrêtait et se tournait vers le lecteur pour lui dire : ‘A propos de ce jardin que YEvient de planter en Eden et où il a placé l’adam il faut que je vous dise…’. Un élément formel mérite d’être souligné : c’est le contraste entre le traitement minimal des deux fleuves bien connus que sont le Tigre et l’Euphrate au v 14, et les informations beaucoup plus détaillées concernant les deux autres fleuves, Pishon et Gihon, dont l’identité et la localisation continuent de faire débat. Dans l’attente du commentaire des versets 11-13 on peut déjà, sur la seule base formelle, faire quelques remarques. Le déséquilibre dans le traitement des fleuves laisse penser que la source utilisée par le narrateur n’est que partielle, Peut-être aussi est-il intentionnel, soit parce que seuls les deux fleuves Pishon et Gihon nécessitaient un supplément d’informations, soit parce qu’ils revêtaient une importance particulière. La première place dévolue à ces deux fleuves dans le texte, les développements dont ils bénéficient et l’insistance sur la splendeur des territoires qu’ils entourent en soulignent en effet l’importance. Par 5 W.H. Schmidt, Die Schöpfungsgeschichte, p. 205s. Si l’A voit en 10-14 un ‘ajout’, il l’attribue toutefois à l’auteur J responsable de l’ensemble du récit : “… so wäre damit entschieden, dass auch V 10-14 nicht nachträglich in die fertig vorliegende Erzählung Gen 2-3 eingearbeitet sind und literarkritisch wieder herausgehoben werden können, sondern noch vor der endgültigen Fixierung des Textes mit der Geschichte werwoben wurden.” Cela suppose bien évidemment que le travail rédactionnel aux vv 8 et 15 puisse être attribué à non-P (J).

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ailleurs l’obscurité même des données les concernant semble désorienter le lecteur en le dirigeant vers une autre géographie, voire hors de la simple géographie. Un autre point, touchant cette fois le contenu, retient aussi l’attention. C’est l’omniprésence de l’eau et qui, plus est, de l’eau d’irrigation apportée par les quatre fleuves, signe évident de la grande prospérité issue du jardin d’Eden. Au v 5 la stérilité de la terre était attribuée au manque de pluie et à l’absence d’agriculteur. Dans le jardin, le premier agriculteur n’est autre que YE lui-même et le sol, abondamment irrigué, n’a besoin ni de laboureur ni de pluie6, laquelle est d’ailleurs toujours aléatoire contrairement à l’eau des rivières. Faut-il voir dans l’irrigation du jardin par les rivières un contexte climatique différent de celui de la Palestine et conclure que ce passage aurait son origine en Mésopotamie, voire en Egypte ? Ou bien, ce jardin d’Eden est-il tout simplement une contre-image idéale et symbolique face à la terre très concrète, et réelle celle-là, de la Palestine, une terre qui requiert à la fois le travail pénible de l’agriculteur et une pluie aussi imprévisible que parcimonieuse ? Quel éclairage apporte l’information au lecteur dans sa compréhension du récit ? Est-ce une information ‘savante’ sur la géographie du lieu ? Dans ce cas il importe, ce que ne manquent pas de faire nombre d’exégètes, d’en décrypter les frontières et l’extension. S’agit-il seulement d’une parenthèse esthétique destinée à retenir l’attention du lecteur et à entretenir le suspense en repoussant quelque peu la suite des événements à la manière d’un intermède publicitaire interrompant la projection d’un film à un moment crucial ? La pause ainsi introduite a-t-elle pour but de ménager un temps de contemplation avant la reprise du récit, un moment d’admiration face à cet endroit délicieux dans lequel l’adamvient d’être placé afin, peut-être, de prendre toute la mesure de ce que l’homme et la femme risquent de perdre ? Est-ce alors une incitation, en direction du lecteur, à retrouver ce monde merveilleux en prenant le contre-pied des protagonistes du récit ? Dans tous les cas il apparaît évident que la séquence s’adresse au lecteur et elle ne peut être sans raison. Si tous les interprètes s’accordent à reconnaître que la description du monde paradisiaque7 ne fait pas avancer l’intrigue, s’ils 6 Au v 15 toutefois l’adam sera appelé à travailler le sol du jardin, mais ce sera sans peine. 7 Par ‘monde paradisiaque’ nous entendons, non pas le jardin ni le paradis luimême, mais le monde des humains ‘irrigué’ par les eaux de l’Eden, c’est-à-dire le monde réel mais tel que voulu par Dieu.

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conviennent également qu’elle constitue, du point de vue littéraire, un corps étranger, ils se divisent en revanche quant à son origine, son statut et sa signification. Il n’est pas sans intérêt de constater que le nom de Yhwh Elohim n’y apparaît à aucun moment. Le monde qui va être décrit est bien celui de l’adamet non l’habitat de Dieu. Il a pourtant toutes les apparences d’un lieu fantastique qui contraste avec la terre bien réelle où l’homme travaille et souffre.

2,10a Et un fleuve sortait d’Eden arrosant le jardin Le début de la phrase fait écho au début du verset 6 : etunflux montait de la terre et arrosait toute la surface du sol. Les deux versets se ressemblent par la valeur durative des verbes (yiqtolau v 68 et participe présent au v 10) décrivant une situation, par la mention de la montée et de la sortie des eaux et par l’irrigation du sol au v 6 avant toute action de YE, et par la mention aussi du jardin au v 10 après que YEl’ait planté et y ait installél’adam. Il est difficile de ne pas voir dans ce parallélisme entre les deux versets 6 et 10a une intervention rédactionnelle de l’écrivain au moment d’insérer sa description du monde. Cette première partie du verset 10 est de la main de l’auteur non-P du récit et il a clairement pour fonction de lier la description des territoires aux événements qui précèdent. Ainsi est marqué le contraste entre la présence parcimonieuse, quasi vaporeuse, de l’eau sur la terre au v 6 et la stérilité de celle-ci et, à l’inverse, l’abondance, au v 10, de l’eau vive arrosant le jardin et le monde alentour et leur assurant une merveilleuse fertilité. Le changement de termes – nahar/ ‘fleuve, rivière’ au lieu du mystérieux ’ed 9, et jardin au lieu de la surface du sol – souligne la différence à l’intérieur du parallélisme. Peut-être même l’absence de l’adamah au bénéfice du jardina-t’elle une signification plus radicale encore d’opposition entre les deux lieux d’existence de l’humanité. L’adamah est le sol réel d’où l’adam laboureur a été tiré, d’où il devra péniblement extraire sa maigre nourriture et où il devra retourner à sa mort. Le jardin, quant à lui, est le lieu autre (mythique, théologique ou virtuel) d’une existence voulue 8

Joüon, Grammaire § 113f. Contrairement à Steck, DieParadieserzählung, p. 84, je ne pense pas que pour J (ou non-P) le ‘flux’ du v 6 et le ‘fleuve’ du v 10 soient identiques pour la simple raison que les lieux sont étrangers l’un à l’autre. 9

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par YEet offerte à l’adam, mais accessible seulement sous certaines conditions. L’imagerie des eaux cosmiques se répandant directement de la divinité ou par la médiation du roi pour féconder la terre est bien attestée dans l’iconographie mésopotamienne10. En dehors de Gn 2,10ss d’autres écrivains bibliques, à partir de l’exil, ont eu recours aussi à la même image des eaux surgissant du sanctuaire pour donner vie aux terres alentour. Ainsi, dans la vision d’Ezéchiel 47,112 il est question d’eaux sortant du sanctuaire et formant un torrent (‫ )נחל‬qui fécondera tout sur son passage, poissons et arbres fruitiers. En Joel 4,18 le retour de Yhwh à Sion se manifestera par unesource quisortiradelamaisondeYhwh.De même en Za 14,8, ilarrivera quecejour-làdeseauxvivessortirontdeJérusalem. Le Psaume 46 célèbre la présence de Yhwh Sabaotavecnous dans la cité de Dieu (v 9s) que réjouissentlesbrasd’unfleuve(v 5)11.Ces textes eschatologiques12 ont conduit plusieurs auteurs à voir dans le jardin d’Eden la figure du sanctuaire à venir. Le rapprochement des images est en effet d’autant plus tentant que la mention d’eaux sortant d’un lieu est rare dans la Bible13. L’importante question de la liaison éventuelle du jardin d’Eden et du sanctuaire sera réexaminée dans la suite du commentaire, en particulier à l’occasion de la lecture de 3,22-24. Toutefois, l’imagerie des eaux primordiales sources de vie pour le monde et l’humanité ne se limite pas dans la Bible au culte et au sanctuaire mais peut aussi, plus largement, symboliser la relation à Dieu, comme dans Jr 17,13 : ilsm’onabandonné,moi,lasourced’eauxvives. En Jr 2,13 Yhwh est également appelé source d’eaux vives. Ce thème religieux sera repris dans l’épisode fameux de la rencontre de Jésus avec la Samaritaine en Jn 4,10-14. 10 Voir Stordalen, o.c., pp. 275 et 288s. Particulièrement évocatrice est (p. 288) la représentation du roi debout entre deux arbres envoyant quatre rivières dans les quatre directions. Voir aussi Lanfer, o.c., p. 40 ; Keel-Schroer, Creation, p. 30-31. 11 Weiser, DiePsalmen 1963, p. 249 ; Junker H., « Der Strom, dessen Arme die Stadt Gottes erfreuen » 1962, 197-201. Selon Junker (p. 200) le psalmiste aurait emprunté une imagerie babylonienne pour mieux exprimer la supériorité de Jérusalem sur Babylone. 12 D’abord eschatologiques et non apocalyptiques, ces textes décrivent symboliquement la perfection de la vie avec Dieu. 13 Trois autres exemples seulement : deux fois Moïse fait sortir l’eau du rocher pour abreuver le peuple assoiffé (Ex 17,6 et Nb 20,11) et une fois (Jg 15,19) Dieu, pour donner à boire à Samson, fend la maçonnerie de Léhi etilensortitde l’eau.

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Comment faut-il comprendre ici le verbe ‫ ? יצא‬Le sens ordinaire de ce verbe est celui de ‘sortir’, de ‘partir’ d’un lieu pour aller ailleurs. C’est ainsi que le comprennent la grande majorité des traducteurs modernes à la suite de la LXX et de la Vulgate. Quelques-uns font cependant exception et donnent au verbe le sens de ‘sourdre’, ‘surgir’, ‘émerger’, ‘prendre sa source’. Cette traduction s’appuie sur le parallèle avec le verbe ‘montait’ du v 6 et sur le fait que le fleuve arrose le jardin et semble donc ne pas le quitter avant de se séparer en quatre branches. Tel est le choix, par exemple, de Zimmerli et von Rad (‘entspringt in Eden’), de Speiser et Hamilton (‘rises in Eden’)14. Dans cette dernière hypothèse c’est l’origine du fleuve (l’Eden) qui est mise en avant. Dans la première, c’est d’abord l’idée de départ vers d’autres contrées qui est induite. La préposition de séparation min devant eden(‫ )מעדן‬ne permet pas de trancher et il est probable que les deux idées sont présentes dans le verbe ‫יצא‬. La suite du verset décrivant en effet un mouvement de là(missham) vers d’autres lieux, le verbe ‫ יצא‬supporte par conséquent les deux significations de ‘sourdre’ et de ‘partir’. Il s’ensuit que les régions irriguées par les quatre branches du fleuve se situent hors du jardin d’Eden. Si le fleuve a bien sa source en Eden et qu’il ne peut moins faire que d’en arroser le jardin, il le quitte par ses quatre branches pour aller irriguer d’autres territoires. Telle est sans doute la nuance première du verbe ‫ יצא‬dans la phrase. Le débat sur le sens du verbe n’est pas aussi futile qu’on pourrait le penser. Il met en effet en évidence trois points importants : 1) d’une part, le fleuve né de l’Eden est de nature ‘mythique’, divine selon le contexte, et n’arrose directement que le jardin ; 2) d’autre part, ses quatre branches se situent hors du jardin et les territoires qu’elles entourent ne sont donc en aucun cas à identifier avec le paradis ; 3) enfin, l’eau coulant dans ces quatre branches ayant sa source dans l’Eden, la vie qu’elles apportent dans les autres territoires est d’origine et de nature divines. En filigrane se dessine la tension dramatique entre deux mondes : celui, mythique ou divin, du jardin, et celui, réel, des autres territoires. Le second tire bien sa vie du premier mais ne lui est pas identique. Les deux mondes ne sont pas de même nature à l’image des pays géographiques différents : le premier est fondateur et surplombe le second, celui-ci est irrigué par le premier mais il n’est pas – ou pas encore – le jardin. Il apparaît ainsi que la séquence des vv 10-14 n’est pas étrangère à l’intrigue 14

Skinner et JPS adoptent une traduction ambivalente : ‘issued from Eden’.

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générale du récit de Gn 2-3 qui raconte l’affrontement de deux mondes ou, plutôt, de deux qualités d’existence. La description idyllique des territoires, outre son caractère universel sur lequel il faudra revenir, annonce à l’instar d’une prophétie ce que serait, ou sera, le monde réel si les conditions de vie du jardin sont respectées. C’est la raison pour laquelle le travail rédactionnel du v 10 nous paraît devoir être attribué à l’auteur lui-même du récit (non-PR) et non à un rédacteur plus tardif. Le choix du verbe ‫ יצא‬fait le lien avec la seconde partie du verset dont l’unité paraît ainsi confirmée. Il reste cependant une légère difficulté, à savoir la proposition ‫להשקות את־הגן‬. Généralement traduite pourarroserlejardin avec un sens final, elle introduirait ainsi une double activité du fleuve, l’irrigation du jardin d’abord, puis la séparation en quatre branches pour aller vers d’autres territoires. La difficulté n’est qu’apparente. Sans doute, comme c’est souvent le cas15, faut-il donner à la proposition ‫ להשקות את־הגן‬un sens simplement modal ou adjectival : en arrosant/ arrosant le jardin. Cette précision, qui fait manifestement écho au v 6, fonctionne en réalité comme une simple qualification du fleuve, presque une parenthèse, avant que ne reprenne le cours du fleuve, par ses quatre branches, vers d’autres territoires. En résumé, tout le verset 10 constitue une unité littéraire et fait partie intégrante du récit non-P, comme l’atteste le parallèle avec le v 6. Il recèle toutefois un travail rédactionnel de non-PR rendu nécessaire par son insertion de la description des territoires couverts par les quatre branches. 2,10b et de là il se divisait et devenait quatre bras Le fleuve issu d’Eden donne naissance, à la sortie du jardin (de làsedivisait), à quatre bras que l’hébreu appelle ‘têtes’16. Toute la fécondité de vie apportée par cette eau provient donc de l’Eden, c’est-à-dire de ce ‘lieu’ théologique où YEa planté le jardin pour 15 Voir Joüon § 124l. A vrai dire je n’ai trouvé que deux traductions adoptant ce sens modal ou adjectival : la BFC (etirriguaitlejardin) et la Bible du Semeur 2000 (quiarrosaitlejardin). 16 Et non pas quatre ‘embouchures’ comme le pensait Speiser (« The Rivers of Paradise » 1959, p 28) selon qui les quatre fleuves aboutiraient dans l’Eden et non l’inverse. Voir la critique de cette lecture par Stordalen, Echoes of Eden, p. 284s.

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y mettre l’adam. Le verbe ‫פרד‬, généralement accompagné, comme ici, de la préposition min, signifie d’abord ‘séparer de’ (2 S 1,23 ; Ne 4,13) avec, généralement, l’idée subséquente d’une dispersion ou d’une dissémination (Gn 10,5.32 ; 13,9.14 ; 25,28 ; Dt 32,8). La division du fleuve en quatre branches signifie bien que c’est la même eau qui se trouve ainsi répandue et son cours démultiplié à la sortie du jardin pour apporter vie et fécondité aux quatre coins de la terre. Il y a donc communication entre les deux sphères. La division du fleuve déversant ses eaux dans quatre branches ne peut évidemment que surprendre le lecteur moderne conscient que les affluents d’un fleuve tirent leurs eaux de leurs propres sources et les déversent dans le fleuve principal et non l’inverse. Mais ce serait faire injure aux anciens de leur dénier cette même connaissance expérimentale. L’information donnée ici est d’un autre ordre : elle entend affirmer que toute l’eau des territoires hors de l’Eden a son unique source dans l’Eden. Avant d’entrer plus en détail dans l’analyse des versets 11-14, il importe de lever un malentendu étonnamment tenace qui a donné lieu à d’innombrables élucubrations inutiles sur le soi-disant site du paradis17. Comme dans le cas du Mont Ararat de l’histoire du déluge, interprètes, artistes et explorateurs ont débordé d’imagination pour tenter de localiser ce jardin. En s’appuyant sur quelques textes bibliques (Is 14,13 ; Ez 28,13 ; Ps 48,2) et en fonction des quatre fleuves qui délimitent les territoires alentour on l’a cherché dans les montagnes d’Arménie, en Mésopotamie, dans le Golfe Persique ou à Jérusalem. Certains n’ont pas craint de jeter leur dévolu sur l’Australie, le Pôle Nord ou même Jackson dans le Missouri selon les Mormons18. De telles recherches n’ont tout simplement 17 Nombreux sont les interprètes qui, identifiant l’Eden avec les territoires délimités par les quatre fleuves, se posent encore cette question : ainsi Wenham, Genesis 1-15 p. 66 ; Mathews, Genesis 1-11,26, p. 206s ; Collins, Genesis 1-4, p 119 : “Where is Eden ?” ; Day, FromCreationtoBabel, pp. 27-32 ; Görg, « Wo lag das Paradies ? » 1977, 23-32. Voir également dans la bibliographie de Westermann (Genesis, p. 292s) le nombre important d’articles dont les titres portent sur la localisation du paradis : “Wo lag das Paradies ?”, “The Rivers of Paradise”, “La situation du paradis terrestre”, “Zur Lage des Gottesgartens”, “The Location of the Garden Eden”… Plus récemment, Stordalen, « Heaven on Earth ? – Or Not ?. Jerusalem as Eden in Biblical Literature » 2008, pp. 28-53. 18 Speiser, a.c., “The garden and the rivers that circumscribe it have been sought in such places as Armenia and Transcaucasia, Ethiopia, India, and Mongolia” (p. 23). Voir Gunkel, Genesis, p. 8s ;Cothenet, « Paradis » 1960, col. 1182 ; Westermann, Genesis, p. 295.

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pas lieu d’être. Le texte dit explicitement que le fleuve se divise en quatre branches à partir du jardin, donc en dehors de celui-ci19, pour irriguer les quatre régions du monde. Les territoires ainsi irrigués et délimités ne sont pas le jardin. C’est un point souvent négligé par ceux qui ont vu, à tort, dans les versets 10-14 une description du paradis. A défaut, par conséquent, de définir la géographie du jardin, ces régions en sont-elles les pays frontaliers ? C’est ce qu’ont pensé nombre d’auteurs, d’où l’importance pour eux d’identifier ces territoires afin de situer l’Eden en leur centre. Mais c’est oublier, ainsi qu’on l’a déjà souligné, que l’Eden, et donc le jardin/paradis, à la différence des pays entourés par les quatre rivières, n’est pas un lieu géograhique mais un ‘lieu’ virtuel ou théologique. S’il est légitime et nécessaire de tenter d’identifier les quatre rivières et les pays qu’ils entourent, toute tentative de localiser de manière purement géographique le jardin d’Eden est donc sans pertinence. Le jardin d’Eden, en tant que ‘lieu’ religieux de la vie avec Yhwh Elohim est un ‘lieu’ ‘u-topique’, qui fonde et surplombe tous les territoires, lesquels peuvent eux-mêmes devenir des ‘paradis’ à la condition de se laisser féconder par les eaux vives du jardin, c’est-à-dire selon le mode d’existence voulu par Yhwh Elohim. Seule la ‘localisation’ du jardin dans le sanctuaire ou à Jérusalem en tant que ‘lieu’ de l’alliance avec Yhwh Elohim peut correspondre adéquatement à sa signification religieuse. Le chiffre quatre (4) associé à certains termes tels que les vents, la terre ou les cieux, dans l’antiquité comme de nos jours, symbolise couramment, l’universalité, la totalité ou la perfection20. Les 19 Westermann, Genesis, p. 295 : “Dies ‫ ראשית‬bringt auch zum Ausdruck, dass die vier Ströme, die in der Teilung des Paradiesstromes ihren Beginn haben, keine Paradieströme sind ; der Text is verkannt, wo von den ‘vier Paradiesströme’’ gesprochen wird”. Dans le même sens, mais sans y insister, Hamilton, Genesis 1-17 1990, p. 169, rappelle que l’or ne se trouve pas en Eden mais “seulement dans les territoires hors de l’Eden”. 20 Gispen, « Genesis 2:10-14 » 1966, 116-123, p. 116s (Gispen cite la définition de Bähr : “Vier ZahlderWelt,als Summe alles Geschaffenen”) ; Stordalen, Echoes of Eden, p. 275. Exemples bibliques : Is 11,12 (les quatre coins de la terre) ; Jr 49,36 (les quatre vents des quatre extrémités du ciel) ; Ez 7,2 (les quatre coins du pays) ; 37,9 (les quatre vents) ; 42,20 (les quatre côtés du parvis ; Za 1,8.11 (quatre chevaux… toute la terre) ; 2,1 (les quatre cornes) ; 2,10 et 6,5 (les quatre vents des cieux) ; Dn 7,2s (les quatre vents du ciel et les quatre bêtes) ; 8,8 (les quatre ‘magnifiques’ et les quatre vents) ; 11,4 (les quatre vents du ciel). Nous avons nos expressions ‘aux quatre vents’, ‘aux quatre coins de la terre’, sans oublier les quatre points cardinaux.

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territoires des quatre fleuves n’ont rien de mythique puisque, à la différence de l’Eden, ils constituent le monde réel tel que pouvaient se le représenter les anciens, de manière d’ailleurs plus ou moins fantaisiste. La géographie n’est toutefois pas facile à déterminer pour la raison principale que deux fleuves sur quatre ne sont connus comme tels ni dans la Bible ni ailleurs. Sans prétendre apporter ici une solution nouvelle aux difficultés du texte nous nous contenterons, à partir de plusieurs études parues sur le sujet21, de proposer les conclusions qui paraissent les plus vraisemblables. L’important à ce stade, et quelles que soient les localisations géographiques des territoires arrosés par les eaux de l’Eden, est que l’univers entier est en quelque sorte appelé à devenir jardin de vie avec Yhwh Elohim. 2,11 Le nom du premier 22 est Pishon, c’est lui qui entoure tout le pays de la Hawila où il y a l’or, 2,12 et l’or de ce pays est bon, il y a là le bdellium et la pierre d’onyx C’est la seule mention du fleuve Pishon dans la Bible hébraïque. On ne le retrouve, à côté du Tigre, de l’Euphrate, du Nil, du Jourdain et du Gihon, que dans le Siracide (24,25-27), en référence au récit de la Genèse. De l’avis général, Pishon, de même que Gihon, est probablement un appellatif transformé ici en nom propre. Il serait à associer au verbe ‫ פוש‬/ ‘bondir’, ‘sauter’ (Jr 50,11 ; Ha 1,8 ; Ml 3,20) et pourrait se traduire par ‘La Bondissante’, ‘La Sauteuse’, et certains auteurs y ont vu une allusion à des cascades ou des cataractes sur son cours. Le Pishon ‘entoure’ ou ‘contourne’ tout le pays de la Hawila. Le verbe très commun ‫סבב‬, à partir du sens général de ‘tourner’, ‘aller en rond’, peut décliner plusieurs significations dont celles d’encercler, entourer ou contourner (Nb 21,42 ; Dt 2,1-3 ; Jos 6,3 ; 21 Gunkel, Genesis, pp. 8-10 ; Speiser, « The Rivers of Paradise » 1959, pp. 23-34 ; Cothenet, « Paradis » 1960, col. 1182-1186 ; Westermann, Genesis, pp. 295-299 ; Haag, E., DerMenschamAnfang, pp. 34-39 ; Radday, « The Four Rivers of Paradise » 1982, pp. 23-31 ; Wenham, Genesis1-15, p. 65s ; Hamilton, Genesis 1-11,26, pp. 168-170 ; Witte, Die biblische Urgeschichte, pp. 263-268 ; Stordalen, EchoesofEden, pp. 276-284 ; Day, FromCreationtoBabel, pp. 27-32 ; Bührer, AmAnfang, pp. 218-220. 22 Avec l’article le chiffre cardinal ‘un’ peut devenir ordinal.

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R 8,21 ; 2 Ch 14,6) qui semble devoir convenir ici plutôt que celle, parfois invoquée, de serpenter à travers un pays. Hawila n’est pas un toponyme connu en dehors de la Bible. Les quelques occurrences bibliques du nom font référence soit à une personne (fils de Kush de la descendance de Cham en Gn 10,7 // 1 Ch 1,9), ou fils de Yoqtan de la descendance de Sem et frère d’Ofir en Gn 10,29 // 1 Ch 1,23), soit à un lieu situé dans le voisinage de Shur à l’est de l’Egypte, patrie d’Ismaël où David vainquit les Amalécites (Gn 25,18 et 1 S 15,7). Tous ces emplois semblent avoir en commun, par l’association des lieux, des produits (or, aromates et pierres précieuses) et des personnes, de viser une région quelque part à l’est de l’Egypte, vraisemblablement l’Arabie. Ofir, nom de personne en Gn 10,9, désigne aussi dans la Bible l’origine traditionnelle de l’or dans l’arrière-pays du Golfe d’Aqaba23. Outre l’or, on y trouve aussi le bdellium dont la seule autre occurrence en Nb 11,7 en image de la manne, semble désigner une résine colorée pouvant lui donner l’aspect d’une pierre précieuse. ‫ אבן השהם‬désigne une pierre dont l’identification précise demeure incertaine : béryl (émeraude ou aigue-marine), lapis-lazuli, onyx, calcédoine, cornaline, agate… Plus important peut-être est de constater que cette pierre est aussi celle qui décore le sanctuaire et les vêtements des prêtres24. Plutôt que le Gange ou l’Indus comme l’ont pensé plusieurs auteurs anciens depuis Josèphe, Jérôme et Augustin, plutôt qu’une rivière en Mésopotamie septentrionale parfois aussi évoquée, le Pishon est sans doute à chercher du côté de l’Arabie. Il n’est pas impossible que le Golfe d’Aqaba, la Mer Rouge ou le Golfe Persique aient pu être perçus comme des ‘fleuves’. On cherche en vain, en effet, un véritable fleuve dans cette région arabique. Un dernier point a intrigué les interprètes. C’est la présence de l’article devant Hawilah, omis d’ailleurs dans le Pentateuque Samaritain ainsi que dans la LXX. Hamilton (169) avance l’hypothèse qu’il existait peut-être plusieurs sites ou régions du même nom et qu’il fallait donc préciser son identité par une référence à ses produits distinctifs. L’explication n’est pas convaincante. Gihon, en effet, mériterait tout autant, et plus même, un article pour le distinguer du 23

Pour les références à Ofir voir Stordalen, o.c., p. 277 (note 144). Ex 25,7 ; 28,9.20 ; 35,9.27 ; 39,6.13 ; 1 Ch 29,2. En Ez 28,13, la pierre est mentionnée parmi les nombreuses pierres précieuses de l’Eden, du jardin de Dieu. En Jb 28,16 elle est citée à côté de l’or d’Ophir. 24

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Gihon de Jérusalem. Faut-il y voir le signe du caractère appellatif de Hawilah comme ‘pays des sables’25 (racine ‫ חול‬/sable) ? L’énigme demeure ! 2,13 et le nom du deuxième fleuve est Gihon, c’est lui qui entoure tout le pays de Koush A Jérusalem est mentionnée une source appelée Gihon (1 R 1,33.38.45 ; 2 Ch 32,30 ; 33,14), dont les eaux ont été transportées jusqu’à la citerne de Siloé par le canal d’Ezéchias (2 Ch 32,30). Ce nom pour désigner un fleuve n’apparaît qu’ici et il est inconnu en dehors de la Bible. Dans les textes autres que Gn 2,14, rares d’ailleurs, Gihon n’est pas le nom d’un cours d’eau mais celui d’une source26, et tel est probablement le sens du mot. Il est présenté en effet dans ces textes comme un lieu précis, ce qui convient à une source plutôt qu’à un cours d’eau. Purement appellatif au départ (‘la source’) il sera devenu nom propre d’un lieu-dit (sans l’article) du fait sans doute qu’il n’y avait que cette source près de la cité de David et en raison de sa précieuse valeur pour l’approvisionnement en eau. Le nom Gihon dans le présent verset est vraisemblablement appellatif, en référence peut-être à de nombreuses sources alimentant le fleuve. La localisation du fleuve dépend bien évidemment de celle du pays de Koush. Ce nom dans la Bible est quasiment toujours27 celui de l’Ethiopie ou de la Nubie et souvent il est cité à côté de l’Egypte. Les mots ‘Koush’ et ‘Koushites’ reviennent chacun une trentaine de fois dans la Bible pour désigner ces pays et leurs habitants28. Ainsi est-il dit d’Assuérus, dans le livre d’Esther (1,1 ; 8,9) qu’il règne de l’Inde à l’Ethiopie. Le fait massif de l’identification de Koush avec l’Ethiopie ou la Nubie, à l’exception de Gn 10,8, 25

Stordalen, o.c., p. 276. Le sens de ‘source’ est confirmé par la racine ‫ גיח‬qui signifie ‘jaillir’, ‘surgir’, ‘sortir brutalement’ : Jg 20,33 ; Ez 32,2 ; Mi 4,10 ; Ps 22,10 ; Jb 38,8 ; 40,23. 27 Une exception relevée : Gn 10,8. 28 Pour Koush : Gn 2,13 ; 10,6.7.8 ; 2R 19,9 ; Is 11,11 ; 18,1 ; 20,3.4.5 ; 37,9 ; 43,3 ; 45,14 ; Jr 46,9 ; Ez 29,10 ; 30,4.5.9 ; 38,5 ; Na 3,9 ; So 3,10 ; Ps 68,32 ; 87,4 ; Est 1,1 ; 8,9 ; 1 Ch 1,8.9.10. Seuls Ps 7,1 et Jb 28,19 ne sont pas clairs. Pour les Koushites : Nb 12,1 ; 2 S 18,21.22.23.31.32 ; Jr 13,23 ; 36,14 ; 38,7.10.12 ; 39,16 ; Dn 11,43 ; Am 9,7 ; So 1,1 ; 2,12 ; 2 Ch 12,3 ; 14,8.11.12 ; 16,8 ; 21,16. Plusieurs fois les Koushites désignent des officiers du roi de Juda. 26

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suffit à rejeter l’opinion (Speiser 31ss) selon laquelle Koush en Gn 2,14 serait le pays des Cassites dans le nord de la Mésopotamie, le Gihon étant alors le Kerkah, rivière descendant des hauts plateaux iraniens. Les traducteurs de la Septante ont rendu le Gihon de Gn 2,14 par Γηων, (clairement une transcription grecque de Gihon) et ils ont utilisé en Jr 2,18 le même nom Γηων pour le Nil29. En conclusion, sans que l’on puisse toutefois l’affirmer de façon certaine, tout laisse à penser que le territoire circonscrit par le Gihon est le pays lointain de la Nubie. C’est ainsi d’ailleurs que l’ont compris aussi bien Josèphe (Antiquités 1:1.3) que les interprètes juifs et chrétiens de l’Antiquité et du Moyen Âge. Si tel est le cas il paraît toutefois étonnant que ne soit pas employé le nom courant de ‫יאר‬ pour désigner le Nil à côté des noms également bien connus du Tigre et de l’Euphrate. Serait-ce parce que serait ainsi visé non pas le cours inférieur du Nil mais son cours supérieur plus près de ses sources mystérieuses ? Par ailleurs, il est difficile d’imaginer que le Gihon de Gn 2,14 n’évoque pas, du moins pour les lecteurs juifs de la Bible, le Gihon de Jérusalem30. D’où vient ce nom pour désigner un fleuve ? D’une vieille tradition dont on aurait perdu la trace ? Telle a été longtemps l’opinion commune. Ou s’agit-il, comme peut le laisser supposer la caractère appellatif et donc symbolique du nom Gihon, d’une invention littéraire ? Mais à qui la devrait-on ? A un rédacteur tardif responsable de l’interpolation de l’ensemble 2,10-14 ? Ou bien à l’auteur non-P (ici non-PR) comme nous en avons émis l’hypothèse ? La question à ce jour reste largement ouverte. Il semble toutefois peu vraisemblable, en raison du caractère symbolique des appellations Pishon et Gihon, que nous soyions ici en présence d’une tradition très ancienne. 29 Il faut noter toutefois que le fleuve (ou le delta ?) d’Egypte est appelé ‫ שחור‬en Jr 2,18 (voir aussi Jos 13,3 ; Is 22,3 et 1 Ch 13,5) et non ‫ יאר‬comme c’est habituellement le cas. En Si 24,27, où l’on trouve la seule autre occurrence de Γηων dans la LXX, le Gihon suit la mention du Nil (la correction de ‫ אור‬/lumière en ‫ יאר‬/Nil s’impose, ce mot étant précédé de la conjonction ως comme tous les autres fleuves) et ne lui est donc pas identique. Mais il n’est pas impossible que ‫ יאר‬désigne le Nil égyptien et son delta, tandis que Gihon désignerait le Nil nubien. 30 Witte, o.c.p. 266s, à la suite de Görg (« “Wo lag das Paradies ?” » 1977, pp. 29.32 ; et « Zur Identität des Pischon » 1987, pp. 11-13), identifie le Pishon avec le Nil et le Gihon de Gn 2,14 avec le Gihon de Jérusalem, mais il ne fournit pas d’explication convaincante de l’association de ce Gihon avec Koush. Il se contente, après Görg, d’y voir simplement la dimension cosmique du Gihon de Sion dont les eaux irriguent les régions les plus lointaines du monde connu.

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2,14 et le nom du troisième fleuve est le Tigre, c’est lui qui va à l’est d’Assur et le quatrième fleuve c’est l’Euphrate Les deux derniers fleuves les plus connus, le Tigre et l’Euphrate, reçoivent un traitement minimal, pour la raison généralement avancée que leur identification ne devait pas poser de problème. Cela est évident pour l’Euphrate mentionné une vingtaine de fois dans la Bible sous le nom ‫ פרת‬et une trentaine de fois sous les noms ‘le fleuve’ ou ‘le grand fleuve’. Cela l’est moins, en revanche, pour le Tigre si l’on observe que le nom ‫ חדלק‬n’apparaît ailleurs qu’en Dn 10,4 et, dans la Septante, sous le nom grec transcrit du perse Τιγρις, outre Gn 2,14 et Dn 10,4, en Si 24,25 ; Tb 6,1 et 6,2 (S) et Jdt 1,631. Si l’on met de côté Gn 2,14, toutes les mentions du Tigre n’apparaissent donc que dans des textes très tardifs. Peut-être est-ce la raison de l’information qui suit précisant sa localisation àl’est d’Assur ou faceàAssur. Cette localisation fait difficulté. S’agit-il de la ville Assur ou de l’empire assyrien ? Généralement Assur désigne l’empire. Or cet empire s’étend surtout à l’est du Tigre et non à l’ouest. Gunkel (9), suivi par Westermann (298) et de nombreux exégètes, pense que Assur désigne ici la capitale de l’ancien empire assyrien avant qu’elle n’ait été supplantée entre ~1400 et ~1300 par Ninive, laquelle se trouve sur la rive gauche du Tigre. Ils en tirent la conclusion que cette information doit relever d’une tradition très ancienne. Wenham (66) conteste cette conclusion dans la mesure où Assur est longtemps restée une ville religieuse importante. Il est probable qu’il s’agit là d’une information archaïsante, Assur étant devenu, à l’époque perse, un lieu quasi mythique. Que retenir de ce passage 2,10-14 trop souvent effacé au motif qu’il s’agirait là d’une interpolation tardive sans fonction réelle dans le récit ? 1. Avec l’ensemble des commentateurs on doit admettre que la géographie des quatre fleuves est de nature universelle. Vu de Jérusalem, patrie du rédacteur ou de l’auteur, le monde s’étend dans quatre directions en couvrant le Sud-Est (Pishon), le Sud-Ouest (Gihon), le Nord-Est (Tigre) et le Nord-Ouest (Euphrate). On ne peut manquer de faire le lien avec l’universalité du salut annoncée dans les prophéties postexiliques : Is 2,2-4 (// Mi 4,1-3) ; 19,2325 ; 45,14 ; 60,1-9 ; Za 14,16-19 ; So 3,10 ; Pss 72 et 87. 31

On le retrouve aussi en Jubilés 9,2.5.

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2. Les territoires des quatre fleuves se situent hors du jardin et représentent le monde réel face au monde idéal qu’est le jardin d’Eden. Les deux ‘lieux’ ne sont pas de même nature : l’un – le jardin – surplombe ou fonde l’autre. Le parallèle du jardin d’Eden avec les jardins mythiques de l’Ancien Orient est indéniable, mais le jardin de Gn 2,8 est ici fondamentalement démythisé et converti en un ‘lieu’ non pas divin mais théologique supposé donner vie et sens au monde réel32. 3. Bien que situé hors du jardin, le monde réel des quatre fleuves est alimenté en eau à partir d’un seul fleuve qui a sa source dans le jardin d’Eden. S’il y a d’une part opposition entre les deux ‘lieux’, il y a aussi une relation et même une dépendance fondamentale du second par rapport au premier. La tension recèle ainsi une dynamique du jardin vers le monde réel, dynamique qui n’est peut-être pas étrangère à l’intrigue centrale du récit. Il y a là, semble-t-il, l’indice d’une liaison profonde avec le reste du récit. Si tel est le cas, l’hypothèse d’une interpolation tardive dans le récit primitif doit être révisée. 4. Le choix de deux termes appellatifs, et donc symboliques33, pour désigner deux des quatre fleuves relève de la création littéraire plutôt que d’une quelconque source traditionnelle exhumée par l’interpolateur. Il y a là un véritable travail d’auteur. Reste à déterminer l’identité de cet ‘auteur’. 5. Le point de vue à partir duquel est observé le monde et décrite sa géographie est celui d’un habitant de Jérusalem et les contacts de vocabulaire avec le temple et les vêtements sacerdotaux, ainsi que le clin d’œil au lecteur dans le choix du nom Gihon, inclinent à penser que le sanctuaire de Sion évoque ou annonce le jardin d’Eden. Mais c’est là un point qu’il faudra préciser et sans doute nuancer : le sanctuaire de Sion est-il l’aboutissement et la traduction concrète du jardin ou bien, à l’inverse, le temple est-il spiritualisé au profit d’un jardin à la fois primordial et à venir, ce qui signifierait que le sanctuaire comme tel n’est en aucun cas identifié avec le jardin d’Eden ? 32

Stordalen, o.c. p. 296, qualifie Eden de “Contrast world”. Il ajoute, (p. 300) : “Eden as a mythic, utopian location is beyond reach. Still, according to 2:10-14 qualities of Eden would be present throughout the regular world in the four cosmic rivers”. Voir aussi McKenzie, Myths and Realities, p. 158 ; Cassuto, Genesis, p. 118. 33 Voir Landy, F., « Fluvial Fantasies » 2014, pp. 437-456.

LE MONDE IRRIGUÉ PAR LES EAUX D’EDEN : 2,10-14

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6. La géographie de 2,10-14 est-elle une interpolation secondaire d’un corps étranger dans un récit déjà constitué ? Cette thèse largement admise demande examen. Pour Witte34 l’interpolation de 2,10-14 est le fait d’un rédacteur post-sacerdotal influencé par la théologie deutéronomiste, les psaumes de Sion et les écrits prophétiques tardifs. Ce rédacteur (que Witte baptise RUG et auquel il attribue les compléments suivants : 2,9b-15 ; 3,22.24) aurait repris un récit sapientiel ‘yahviste’ primitivement indépendant et datant de l’époque immédiatement post-exilique, pour l’intégrer dans l’histoire sacerdotale. Ce rédacteur RUG aurait rassemblé et reporté aux origines le thème eschatologique de Sion développé par la psalmique et la prophétie tardives. Il aurait ainsi conduit le lecteur (268 et 304) à voir dans le temple et sa liturgie un « ersatz du jardin d’Eden » avec la possibilité, moyennant l’obéissance prêchée par l’école deutéronomiste, de retrouver le chemin du jardin d’Eden35. L’œuvre du rédacteur RUG serait à dater du 4ème siècle finissant : « Der RUG wird daher am ehesten im Umfleld spätnachexilischer Weisheitskreise des ausgehenden 4. Jh. v. Chr zu suchen sein » (326). En accord avec Witte sur cette datation très tardive, je pense toutefois qu’elle ne concerne pas seulement les vv 10-14 mais tout le texte de Gn 2-3. Il ne fait pas de doute que la géographie de 2,1014, dans son contenu, son vocabulaire et sa grammaire, se distingue nettement de l’ensemble du récit. Mais, dans l’impossibilité d’en identifier la source et en tenant compte du traitement déséquilibré des fleuves on est, me semble-t-il, obligé d’y soupçonner un travail littéraire. L’attribution de cette reprise à un rédacteur autre que l’auteur de Gn 2-3 ne paraît toutefois pas justifiée. D’une part, le reste du récit témoigne de la capacité de l’auteur non-P à utiliser plusieurs matériaux (sapientiels, deutéronomistes, sacerdotaux et même prophétiques) d’origines diverses sans que soit mise en question l’unité littéraire de son récit. Sa mise en œuvre et en ordre de 34

Witte, DiebiblischeUrgeschichte, pp. 263-268, 303s, 325-331. o.c., p. 268 : “Über seinen Zusatz zur ‘jahwistischen’ Paradieserzählung versucht der RUG so dem Leser zu vermitteln, dass er im Jerusalem Tempel einen Ersatz für den in der Urzeit im ‘fernen Osten’ angepflanzten Garten Eden finden kann (V.8)… Fur den RUG ist der Garten Eden (noch) nicht das Jerusalem Heiligtum. Er malt den Garten aber mit den Farben des Tempels, so dass dem Leser suggeriert wird, der Mensch besitze auch nach der Vertreibung aus dem Garten Eden mittels des Tempels die Möglichckeit zu einer begrenzten Teilhabe am Paradies.” 35

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multiples éléments traditionnels entraîne, nous semble-t-il, deux conclusions : une certaine distance nécessaire à leur harmonisation, ce qui confirme une datation très tardive, et la probabilité qu’un tel travail de synthèse soit l’œuvre d’un même auteur. Parfois ce travail de composition exige que l’auteur se fasse aussi rédacteur (notre non-PR). Le recours, comme le fait Witte, à une Redaktionsgeschichte en trois phases pour répondre au problème de la multiplicité des influences s’exerçant sur l’auteur complique inutilement le problème. Faute de preuves convaincantes que Gn 2,10-14 n’ait pu voir le jour qu’une fois le récit Gn 2-3 déjà constitué, la solution la plus simple consiste à créditer non-P lui-même de la paternité de l’ensemble, y compris des passages où il intervient en tant que non-PR sur son propre récit. Le fait que Gn 2-3 recèle une grande diversité d’influences et qu’il ait été capable de les intégrer et de les fondre dans un récit d’une parfaite cohérence exige, répétons-le, une certaine distance par rapport à chacune des traditions utilisées et une capacité de synthèse que seul un auteur unique et relativement tardif pouvait réaliser. A l’objection relevée précédemment que la séquence 2,4-10 ne fait pas avancer le récit on peut faire trois réponses : 1) cette géographie marque une pause à un moment crucial où l’on va passer d’un état de plénitude et de paix à une situation de risque et de drame ; 2) cet état de plénitude méritait que le lecteur s’y attarde, ne serait-ce que pour comprendre ce qu’il risquerait de perdre, d’où la mention des pierres précieuses qui n’est pas sans rappeler le jardin des arbres à gemmes dans l’Epopée de Gilgamesh (IX, v : 45-50 ; v : 25-30336) ; 3) par le face-à-face du jardin d’Eden et du monde, mais aussi par le cordon ombilical qui les relie l’un à l’autre, se profile déjà l’enjeu du drame. Si la séquence des vv 10-14, outre son caractère hétérogène, ne fait pas avancer l’intrigue du récit, elle en révèle une dimension non négligeable qui vient appuyer l’universalité de l’adam et du plan divin. Malgré son origine étrangère cette incise géographique s’insère donc bien dans la trame de l’histoire de Gn 2-3.

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Bottéro, Gilgamesh, p. 63s.

Chapitre 7

L’adam sous le commandement : 2,15-17 2,15 Et Yhwh Elohim prit l’adam et l’installa dans le jardin d’Eden pour le travailler et pour le garder Après la parenthèse des vv 10-14 et le voyage à travers le monde, le lecteur est reconduit au jardin d’Eden. Ce verset 15 est manifestement une reprise du v 8b et, bien entendu, il est communément considéré comme ‘rédactionnel’. Il est évident en effet que cette reprise est occasionnée par l’insertion des vv 10-14. S’agit-il pour autant d’un simple doublon et faut-il y voir la main d’un écrivain ou rédacteur autre que l’auteur de 8b ? Rien n’est moins sûr. Tandis qu’en 8b l’adamnouvellement façonné est simplement posé dans le jardin d’Eden comme dans son lieu de vie, au v 15 il est priset installé dans le même jardin dans le but d’y exercer une double tâche : celle de le travailler et celle de le garder. Outre que les mots diffèrent, le sens de la phrase marque une nouvelle étape dans le récit. Et YE prit l’adam Le verbe ‫ לקח‬/‘prendre’1, avec Yhwh pour sujet, revient une cinquantaine de fois dans la Bible. On le trouve le plus souvent pour le choix par Yhwh d’un homme à qui est dévolue une mission et promis un avenir : Abraham (Gn 24,7 ; Jos 24,3), David (2 S 7,8 ; 22,17 ; 1 R 11,37 ; Ps 18,17 ; 78,70), Amos (Am 7,15), Zorobabel (Ag 2,23), Nabuchodonosor (Jr 43,10). Dans la tradition deutéronomique, c’est Israël qui est pris par Yhwh pour devenir son peuple et entrer ou revenir dans son pays (Ex 6,7 ; Dt 4,20 ; 30,4 ; Jr 3,14 ; Ez 17,22 ; 36,24 ; 37,19.21). C’est un langage d’élection dans le cadre de la Heilsgeschchite. En effet la ‘prise’, c’est-à-dire le choix, d’un individu a pour but une fonction au bénéfice de la 1 Quelquefois aussi ‘enlever’ : Gn 5,24 ; 1 R 11,34 ; 19,4 ; Is 51,22 ; Jr 15,15 ; 44,12 ; Os 13,11 ; 1 R 19,4 ; 2 R 2,3.5 ; Jon 4,3.

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communauté. Il est remarquable également que la personne ou le peuple ainsi ‘pris’ par Yhwh n’a aucun titre à une telle élection : Abraham est ‘pris’ d’au-delà du grand Fleuve, David et Amos sont ‘pris’ de derrière leurs troupeaux, Israël est ‘pris’ de l’esclavage en terre étrangère. Il s’agit là d’un choix divin totalement gratuit. Dans la tradition sacerdotale l’élection concerne plus précisément les lévites que Yhwh ‘prend’ en remplacement des premiers-nés pour assurer le ‘service dans la Tente de Réunion’(Nb 3,12 ; 8,16.18 ; 18,6 ; Is 66,21). Dans le cas présent l’adamest ‘pris’ de l’adamahpour assurer le travail et le service de l’adamah dans le jardin. Il paraît difficile de ne pas entendre dans la formulation du verset 15 un écho des traditions prophétiques, deutéronomiques et sacerdotales. La multiplicité de ces sources d’inspiration laisse supposer, on l’a déjà souligné, que l’auteur non-P de Gn 2-3 leur est postérieur. La maîtrise de l’écrivain dans l’orchestration harmonieuse de toutes ces traditions témoigne de son génie littéraire autant que de sa profondeur théologique. C’est précisément à ce moment du texte où l’adam est ‘pris’ pour assumer une tâche que le récit reprend sa marche en avant et que démarre véritablement l’histoire de l’adam. L’adam de Gn 2-3 représentant l’humanité entière apparaît aussi comme le prototype d’Israël. et l’installa dans le jardin d’Eden pour le travailler et pour le garder Le verbe ‫ נוח‬présente deux formes hifil : hénîḥ (A) et hinnîḥ(B). La première (A) commande le plus souvent un objet indirect muni du préfixe le tandis que la seconde (B) commande un accusatif direct. Dans la première forme le sens est généralement celui de donner le repos dans un lieu à l’abri des ennemis. La forme B a le sens plus commun de ‘placer’, ‘déposer’, ‘installer’ ou aussi de ‘laisser’, ‘délaisser’. Plus caractéristique et plus important est le fait que, sur les 33 occurrences de la forme A, 27 ont Yhwh pour sujet contre une dizaine de fois seulement sur les quelques 70 occurrences de la forme B. Dans leur quasi totalité les emplois hénîḥ (A)2 ont pour objet Israël ou le peuple ou quelques leaders du peuple (Moïse, David, Salomon). Tous ces 2 Ex 33,14 (Moïse) ; Dt 3,20 ; 12,10 ; 25,19 ; Jos 1,13.15 ; 21,44 ; 22,4 ; 23,1 ; 2 S 7,11 ; Is 14,3 ; 63,14 ; 1 Ch 22,18 ; 23,25 ; 2 Ch 15,15 (Israël, le peuple ou les Judéens) ; 2 S 7,1 (David) ; 1 R 5,18 (Salomon) ; 2 Ch 20,30 (Josaphat).

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textes relèvent de la Heilsgeschichte selon la phraséologie deutéronomique comportant à la fois l’idée de libération (d’Egypte, des ennemis ou de l’exil) et celle de repos dans le pays attribué à Israël par Yhwh : VousalleztraverserleJourdainetvousallezdemeurer danslepaysqueYhwhvotreDieuvousdonneenhéritageetilvous reposera de tous vos ennemis alentour et vous demeurerez en sûreté (Dt 12,10). Dans la phrase de la Genèse le verbe wayanniḥéhû (forme B) commande un suffixe accusatif et se distingue donc formellement des textes hénîḥ, d’où la traduction adoptée installa plutôt que celle de fitreposer ou mitàl’abri. Cette traduction est d’ailleurs confirmée par le parallèle avec le v 8 (ilmitlà l’adam). Pour autant peut-on exclure toute parenté avec les textes deutéronomiques mentionnés plus haut ? Dans la lettre aux exilés de Jr 27 un passage (v 11) autorise, semble-t’il, le rapprochement : la forme hinnîḥ est la même qu’en Gn 2,15 et on y rencontre aussi le verbe ‫ עבד‬et le mot ’adamah : lanationquioffrirasa nuqueau jougduroideBabeletleservira (‫)עבד‬,jeleferaireposersurson sol(’admatô) etillecultivera(‫)עבד‬etilydemeurera. Il semble bien que le vocabulaire d’installation et de mise au repos ait acquis, au moins à partir de l’exil, un statut traditionnel dans l’histoire deutéronomique du salut (Dt 12,9 ; 1 R 8,56)3 comme en témoigne la lettre aux exilés (Jr 29). Dans la phrase pour le travailler et pour le garder le suffixe féminin pose problème, les mots ‘jardin’ et ‘Eden’ étant tous deux masculins. Le texte est cependant inattaquable et les tentatives d’explication nombreuses 4, la plus communément proposée étant que le mot ’adamah serait ici sous-entendu quoadsensumen écho à 2,5, ce qui pourrait se traduire tuentravailleraslesolettulegarderas. Toutefois, une autre difficulté surgit alors car on ne connaît pas d’exemple où ’adamahserait objet du verbe shamar.Pour d’autres, selon une tradition rabbinique relayée dans les targums5, le suffixe féminin ferait référence à la Torah, ce qui conviendrait alors aux deux verbes. A ce jour ce qui apparaît comme une anomalie 3 Il y a aussi une autre tradition de repos, celui de Yhwh, liée au transfert de l’arche d’alliance dans le temple : 1 R 8,1-9.56 ; Ps 132,8.14 ; 1 Ch 28,2. 4 Voir Cassuto, Genesis, p. 122 ; Stordalen, Echoes of Eden, p. 460s. Mathews, Genesis1-11,26, p. 209 (note 96). Hendel, TheTextofGenesis1-11 1998, p. 44, fait appel à une orthographie pré-exilique où le suffixe ‫ ה‬serait une mater lectionis pour –ô et ne constituerait donc pas une terminaison féminine mais masculine. 5 Le Déaut, TargumGenèse, p. 86s.

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grammaticale n’a pas trouvé de solution définitive. Quoi qu’il en soit, le contexte du récit (2,5 et 3,23 et 4,12) oblige à comprendre qu’il s’agit bien ici du travail du sol. Les verbes ‫ עבד‬et ‫ שמר‬sont très courants et ils couvrent, l’un et l’autre, deux champs sémantiques bien marqués, l’un profane et l’autre religieux. Commune à plusieurs langues sémitiques, la racine ‘bda dans la Bible le sens soit de ‘servir’ (volontairement ou servilement) soit celui, plus général, de ‘travailler’6 (Ex 20,8-10). Quand l’objet du verbe est Dieu ou Yhwh, il a un sens religieux très fort d’adhésion, à l’exclusion de toutes les autres divinités. Ainsi le verbe revient 16 fois dans le discours de Josué lors de l’alliance de Sichem : Choisissez aujourd’hui qui vous voulez servir, soit les dieuxqu’ontservisvospèresau-delàduFleuve…Quantàmoiet lesmiensnousservironsYhwh (Jos 24,15). Dans la tradition sacerdotale l’emploi est plus spécifiquement cultuel pour désigner les fonctions des lévites au sanctuaire (Nb 3,7-8 ; 8,24-26). Le verbe shamar a le sens premier de ‘garder’, ‘préserver’, ‘protéger un troupeau, un bien, un passage, un lieu… contre toute intrusion ou attaque indésirable (Gn 3,24 ; 4,9 ; 28,15.20 ; 30,31 ; Ex 22,6.9…). Mais son usage religieux est de loin le plus important. Dans le contexte cultuel le verbe régit les rites et les fêtes liturgiques (Gn 17,9.10 ; Ex 12,17.24.25 ; 13,10 ; 15,26 ; 23,15 ; Lv 18,4.5 ; 19,19 ; Dt 5,12…). Dans le Deutéronome le verbe a pratiquement toujours (environ 60 fois) pour objet les commandements (miçwôt – plus de 40 fois) de Yhwh, qu’ils soient d’ordre cultuel, religieux ou éthique. La prépondérance de cet usage se retrouve dans l’histoire deutéronomique mais aussi dans la prophétie (surtout Ezéchiel) et dans la psalmique (voir par exemple le Ps 119,4.5.8.9…(une vingtaine de fois dans ce psaume avec pour objets plusieurs synonymes de ‘commandements’). Il est à noter cependant que nulle part ailleurs qu’en Gn 2,15 on ne trouve l’association de shamar avec le jardin ou le sol. Alors que le verbe ‫עבד‬ peut comporter dans le contexte aussi bien le sens de ‘travailler’ que celui de ‘servir’, le verbe ‫ שמר‬supporte moins bien ici le sens de ‘protéger’. On peut certes penser à la protection contre les parasites et les prédateurs d’un enclos cultivé comme celui de la vigne en Isaïe 5, bien que le verbe shamarn’y figure pas. Son sens éthique et religieux en Gn 2,15 semble devoir être privilégié, comme c’est d’ailleurs aussi le cas dans le chant de la vigne. Trois fois seulement 6

Prévost, NouveauVocabulaireBiblique2204, pp. 36-43.

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les verbes shamar et ‘abad (et leurs formes substantivales) sont associés en référence à la tâche des lévites dans le sanctuaire pour y assurer la fonction dévolue à Aaron au nom de toute la communauté des enfants d’Israël (Nb 3,7-8 ; 8,26 et 18,5-6). Le premier verbe met l’accent sur la responsabilité des lévites dans la garde du sanctuaire et le second sur le travail que cela comporte. Dans la tradition sacerdotale les deux verbes appartiennent au vocabulaire cultuel. Dans la tradition deutéronomique, l’emploi de shamar s’applique à tous les commandements reçus et prescrits par l’intermédiaire de Moïse. Le targum Neofiti fait explicitement référence à ces deux traditions dans sa traduction : YahvéElohimpritAdam etlefithabiterdanslejardind’Edenpourrendreunculteselon laLoietpourgardersescommandements7. Si dans le texte de la Genèse le sens premier des deux verbes (travailler et garder) est clair, le caractère massif de leurs emplois techniques aussi bien dans les écrits sacerdotaux en liaison avec le service du sanctuaire que dans la littérature deutéronomique et psalmique en référence à l’observance des commandements ne pouvait échapper au lecteur du récit non-P. A tout le moins, le capital symbolique attaché à ces termes en ouvrait inévitablement l’interprétation comme en témoigne en particulier la lecture rabbinique. L’ambivalence du vocabulaire, qui semble être l’une des marques de l’auteur non-P, révèle son horizon, à la fois celui de la condition terrestre de l’humanité et celui de la vie d’alliance avec Yhwh et de son expression cultuelle dans le sanctuaire. Le récit de l’écrivain non-P donne l’impression d’une fresque de la condition humaine nourrie de toutes les couleurs de l’expérience d’Israël. Outre le caractère tardif d’une telle mobilisation de multiples traditions, il faut aussi souligner la liberté avec laquelle l’écrivain déborde les codes littéraires dont il s’inspire pour en adapter les éléments aux besoins de son récit. On ne peut manquer d’évoquer, en regard de la tâche assignée à l’adam, les récits mésopotamiens de création. Dans le Poème d’Atra-hasis, face à la révolte des dieux inférieurs, les Igigu, chargés du creusement des canaux pour irriguer la terre(1/20-25), le grand dieu Ea décide de créer l’homme « pour assurer la corvée des dieux »8. De même, dans EnumaElish (vi/1)9 l’homme est créé 7 8 9

Le Déaut, p. 86. Bottéro, Lorsquelesdieuxfaisaientl’homme, pp. 531,535.537. o.c., pp. pp. 638.640.

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« pour que lui soient imposées les corvées des dieux et que ceux-ci soient de loisir ». Malgré ces parallèles, le récit de la Genèse s’avère foncièrement différent. Ici le travail et la garde de la terre assignés à l’homme ne se présentent pas comme une corvée, encore moins pour soulager YE, mais bien comme activité tout à fait positive définissant l’existence humaine sur terre. 2,16 Et Yhwh Elohim commanda à l’adam disant : de tous les arbres du jardin manger tu mangeras Le verbe ‫ צוה‬avec Yhwh pour sujet est très fréquent dans la Bible10, en particulier dans le Pentateuque (plus de 130 fois, soit la moitié de tous les emplois). En référence le plus souvent aux règles institutionnelles, surtout cultuelles, il concerne aussi la conduite du peuple. C’est ainsi toute l’existence d’Israël qui est placée sous le signe du commandement de Yhwh. Il n’est donc pas étonnant que dans son récit fondateur l’auteur de Gn 2-3 en fasse la marque de l’humanité : don de YE par la création, l’adamest défini comme étant sous le commandement de son créateur. C’est la première fois que le créateur s’adresse à sa créature et cette première parole est un commandement. Loin d’être un recul de YE par rapport aux dons paradisiaques et une réduction de l’existence humaine, c’est au contraire, selon l’auteur du récit, un grand pas en avant aussi bien dans l’ouverture de YEà un autre que lui-même que dans la croissance de l’adam. Le commandement divin a ainsi pour premier effet d’ajouter une nouvelle frontière à la distance déjà fondée dans l’acte de création. Le second effet du commandement est de constituer l’adamdans une altérité et un partenariat avec YE. Son troisième effet, sauf à perdre toute sa raison d’être, est d’instituer l’adam comme un être libre responsable de son choix. Le commandement, en effet, n’asservit pas puisqu’il requiert une réponse libre. Sans cette liberté il n’y aurait aucune histoire, aucun drame, mais seulement une passivité totale de la créature sous la toute-puissance de son créateur. Distance et relation, telles sont les deux dimensions instaurées par le commandement. Une nouvelle étape est franchie : une histoire va commencer dont YE ne sera plus désormais l’unique acteur. 10 Environ 260 fois sur 485 occurrences. Il est à noter que dans le Deutéronome Moïse est plus souvent le sujet (50 fois) que Yhwh (33 fois). Parmi les prophètes c’est Jérémie qui emploie le plus fréquemment, et de loin, le verbe avec Yhwh en sujet (23 fois, contre seulement 5 fois dans Isaïe et 2 fois dans Ezéchiel).

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Le commandement semble de prime abord n’être qu’une large permission, celle de manger de tous les arbres du jardin, de tous ces arbres désirablesàlavueetbonsaumanger. Si ce v 16 ne peut bien entendu être isolé de l’interdit du v 17, il reste qu’il est placé, lui aussi, sous le signe du commandement divin. C’est là un point ignoré ou minoré par la plupart des interprètes qui n’y voient qu’une autorisation préparant, par contraste, l’interdit du v 1711. Contrairement à la LXX et à la Vulgate qui traduisent ‫ אכל תאכל‬/ manger tu mangeras par des impératifs, la quasi totalité des traductions modernes consultées rendent cette construction verbale par une simple permission : tupourrasmanger12. La construction en infinitif absolu suivi du même verbe à l’imparfait a pour premier effet d’intensifier le sens du verbe, comme ce sera d’ailleurs le cas dans le verset suivant. Faut-il y voir une nuance de pouvoir ou de devoir ?13 Si les deux nuances sont grammaticalement possibles, la nuance de devoir paraît s’imposer. D’une part, en effet, le verbe ‫ צוה‬suivie de la préposition ‫ על‬implique l’imposition d’une obligation sur un subordonné14. D’autre part, la présence d’un infinitif absolu à la fin de chacun des deux versets 16 et 17 constitue un parallélisme formel et appelle par conséquent un traitement analogue des deux versets. Dans ce cas mangerdetouslesarbresdujardin n’est pas qu’une simple permission mais bien un commandement. 11

Ainsi Westermann, p. 303 : “Zu der spachllichen Form des Verbotes ist zunächst zu klären, dass das ‫צוה‬, d.h. das eigentlich Verbot, nur in dem Satz V. 17 steht ; V. 16 ist kein Gebot, sondern ein Freigeben”. Egalement Wenham, p. 67. 12 Seules exceptions relevées : Luther : “Du sollst essen von allerlei Bäumen” ; Zimmerli, Genesis, p. 107 : “Von allen Bäumen im Garten darfst du essen”. Dans son commentaire Z ne prête cependant attention qu’à l’interdit. Lemaître de Sacy suit la Vulgate : “Il lui fit aussi ce commandement : Mangez de tous les fruits du paradis”. Grosjean : “Et mon Seigneur Dieu a donné un ordre à l’homme, il lui a dit : Mange de tous les arbres du jardin”. Westermann traduit bien de la même manière (“Von allen Bäumen des Gartens darfst du essen”), traduction qui n’est cependant pas suivie dans son commentaire. Sans s’en rendre compte les traducteurs qui n’y voient qu’une permission interprètent le texte comme le fera la femme en 3,2 ! 13 Joüon (§ 123 h) opte pour une nuance de ‘pouvoir’, mais les deux textes qu’il cite à l’appui de son choix ne vont pas dans ce sens. L’un – Dt 17,15 – constitue une véritable obligation et non une simple autorisation (tudevrasétablir surtoiunroiqueYhwhtonDieuaurachoisi), tandis que l’autre – Gn 43,7 – a un pur effet d’insistance et donc de quasi obligation (l’hommenousavraiment demandé…). 14 Stordalen, p. 226 (note 59).

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Si, comme il a été souligné précédemment le jardin est un ‘lieu théologique’ de vie plénière selon et avec YE, les arbres délicieux qui y sont plantés pour la vie de l’adam sont de même nature et c’est de tous ces arbres-là que l’adamdoit se nourrir. A ce point du récit il paraît nécessaire de porter l’attention sur le verbe ‫ אכל‬/‘manger’. C’est un verbe très commun qui revient environ 800 fans la Bible. Il est remarquable que dans les seuls chapitres 2-3 de la Genèse il revient 21 fois15, signe évident de l’importance de ce thème dans le récit. Sa présence est particulièrent intense dans l’axe central commandement-tentation-transgression. La forme impérative ‫ תאכל‬/ ‘tu mangeras !’ et ‫ לא תאכל‬/ ‘tu ne mangeras pas !’ est typique du vocabulaire des lois sur les animaux purs et impurs en Lv 11 (11 fois) et Dt 14 (15 fois) ainsi que des lois concernant la consommation des mets sacrés en Lv 22 (13 fois). Manger un animal impur constitue une transgression de l’ordre de la création avec pour effet d’exclure le transgresseur de la vie cultuelle et donc sociale. Manger, pour un laïc, un mets sacré constitue une infraction grave puisqu’elle revient à s’approprier ce qui n’appartient qu’à Dieu. On est en droit de se demander si l’auteur de Gn 2-3, en recourant à ce vocabulaire, n’assimile pas l’arbre de la connaissance à un mets sacré, c’est-à-dire à quelque chose qui n’appartient qu’à Yhwh Elohim.S’il en est ici, on ne peut manquer de souligner d’une part l’ancrage de l’écrivain non-P dans la culture religieuse d’Israël et, d’autre part, sa liberté créatrice qui l’amène à utiliser ce langage traditionnel dans un contexte nouveau. 2,17 mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal tu n’en mangeras pas car le jour où tu en mangeras mourir tu mourras C’est peu de dire que l’interdit du v 17 a fortement inspiré les interprètes au cours des âges. Perte annoncée de l’immortalité paradisiaque, menace d’une mort physique immédiate ou différée, annonce d’une mort spirituelle, simple mise en garde, volonté de YE de maintenir l’humain dans un état d’enfance ou d’innocence, expression de l’amour protecteur de YEpour sa créature contre les risques de la liberté ? Autant de lectures avancées par les exégètes16. Trois 15

Dont 1 fois sous la forme redoublée ’akolto’kel (v 16). Pour une présentation des diverses hypothèses voir Soggin, « PhilologicalLinguistic Notes on the Second Chapter of Genesis » 1963, pp. 172-175 ; Day, FromCreationtoBabel 2013, pp. 38-41. 16

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points font difficulté : 1) le fait d’abord qu’après avoir mangé le fruit défendu l’homme et la femme ne meurent pas, ce qui semble contredire 2,17 ; 2) le mot ‫ ביום‬avec une signification d’immédiateté ou un sens plus général ; et enfin 3) le sens littéral ou métaphorique du verbe ‘mourir’. Plus grave est la question que pose l’interdit lui-même : comment YE peut-il empêcher l’adam d’accéder à la connaissance, signe à la fois de sagesse et de maturité ? Le serpent aura sa réponse : Dieu est jaloux. Il est clair que pour le narrateur une telle explication est irrecevable. Dieu voudrait-il protéger ses créatures en les maintenant dans un état d’innocence enfantine ? Veut-il seulement les mettre à l’épreuve ?... L’interdit est formulé dans le style apodictique des prohibitions permanentes avec, comme dans le décalogue, la particule négative ‫ לא‬suivie de l’imparfait. La plupart des interdits du décalogue ne comportent pas de motivation. Ils s’imposent absolument et, pourrait-on dire, naturellement. Ainsi en est-il des interdits concernant le meurtre, l’adultère, le vol, le faux témoignage. Les lois cultuelles ou éthiques sont généralement accompagnées de motivations soit explicatives introduites par la conjonction kî/‘car, parce que’, soit incitatives et introduites par les conjonctions lema‘an/‘afin que’ (Ex 20,12) ou pen/ ‘de peur que’, ‘afin que ne pas’ (Gn 3,3). En Gn 2,17 la conjonction kîn’énonce pas, comme on s’y attendrait, la raison d’être de l’interdit (qui aurait pu être, par exemple, la nocivité du fruit), mais, de manière emphatique17, la conséquence résultant automatiquement de son non-respect18. L’absence d’explication ouvre la porte à un questionnement et permettra au serpent d’en contester le bien-fondé. L’ambiguïté de l’interdit ajoute ainsi au suspense et prépare la relance du drame. La construction verbale ‫ מות תמות‬n’est pas de soi une formule légale comme on l’a parfois pensé en raison de la proximité avec la formule judiciaire ‫ מות יומת‬/ ‘sera mis à mort’19. De par sa forme (hofal et 3e p. sg) cette formule diffère de l’expression de Gn 2,17 17

Oui,c’estsûr,tumourras. Westermann (305), suivant Gunkel, voit dans l’interdit un tabou lequel, dans les fables, ne nécessite aucune justification : “Dem tabu entspricht es auch, dass es rational nicht zu begründen ist.” 19 Gn 26,11 ; Ex 19,12 ; 21,12.15.16.17 ; 22,18 ; 31,14 ; Lv 21,15 ; 24,17 ; 27,29 ; Nb 1,51… Pour cette formule judiciaire voir Schottroff, Deraltisraelitische Fluchspruch, pp. 120-129 (avec bibliographie) ; Schulz DasTodesrechtimAlten Testament.StudienzurRechtsformderMot-Jumat-Sätze, pp. 120-129. Plus récemment : Wagner, « ‫ מות יומת‬in Lev 20 – Strafandrohung oder Mahnrede ? » 2015, pp. 233-251. 18

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(qal et 2e p. sg.) même si, à l’évidence, celle-ci s’en inspire. L’expression ‫ מות תמות‬revient 14 fois dans la Bible dans des contextes qui ne sont pas formellement juridiques mais plutôt narratifs ou oraculaires (Gn 2,17 ; 3, 4 ; 20,7 ; 1 S 14,44 ; 22,16 ; 1 R 2,37.42 ; 2 R 1,4.6.16 ; Jr 26,8 ; Ez 3,18 ; 33,8.1420) avec le sens d’une mort assurée, plus ou moins prochaine, pour des fautes diverses vraies ou supposées. Dans tous les cas, à la différence de la sentence exécutoire ‫מות יומת‬, l’expression ‫ מות תמות‬met d’abord l’accent sur le fait que le contrevenant mourra. Avec le redoublement du verbe elle signifie aussi, mais cette nuance est seconde, que la mort est certaine, même si celle-ci est parfois évitée, comme dans le cas de Jonathan et de Jérémie. La formule ‫ מות תמות‬semble donc devoir être traduite comme suit : tu mourras certainement / c’est sûr, tu mourras. L’expression adverbiale beyôm /‘le jour où’ peut avoir un sens chronologique déterminé par le contexte (‘le jour même où’, ‘aussitôt que’), ou un sens plus général (‘quand’, ‘au temps où’, ‘chaque fois que’). Le serpent jouera de cette ambivalence en s’appuyant sur l’interprétation d’une exécution immédiate de la sentence (le jourmêmeoù…mourirtumourras) pour montrer que Dieu avait tort. L’homme et la femme, en effet, ne meurent pas aussitôt après avoir mangé le fruit. Adam vivra même jusqu’à l’âge de 930 ans (Gn 5,5). Du fait que la sentence de mort n’est pas immédiatement exécutée plusieurs auteurs donnent à beyôm le sens général de ‘quand’, laissant ainsi ouverte la distance entre la faute et la sanction, tout en maintenant la relation de causalité de l’une à l’autre. La véritable solution du problème réside sans doute aillleurs, dans le sens qu’on attribue à la mort. De quelle mort s’agit-il ? Dans toutes les occurrences de l’expression ‫ מות תמות‬c’est bien la mort physique qui est envisagée. Est-ce également le cas en Gn 2,17 ? C’est bien ce que semble dire le narrateur dans sa conclusion et c’est ainsi, par exemple que le traduit Symmaque (θνητοςεστη), traduction mentionnée et approuvée par Jérôme21 mais qui n’est pas retenue dans la Vulgate (morte morieris). Pour avoir désobéi l’adamest expulsé du jardin d’Eden 20 Il faut y ajouter quelques textes à la 1ère p. pl. : Jg 13,22 ; 1 S 14,39 ; 2 S 12,14 ; 14,14 ; 2 R 8,10. Soggin (a.c.p. 173) inclut à tort Am 7,17. 21 “Melius interpretatus est Symmachus dicens mortaliseris” dans Hebraicae quaestionesinGenesim,cité par Dahan, « Genèse 2,17 chez les commentateurs chrétiens des XIIe-XIVe siècles » 2016, 68-104, p. 70.

L’ADAM SOUS LE COMMANDEMENT : 2,15-17

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et interdit d’accès à l’arbre de vie depeurqu’ilneprenneausside l’arbredevie,qu’ilenmangeetvivepourtoujours.Faut-il donc comprendre que le contrevenant n’aura plus accès à l’arbre de vie et deviendra mortel ? Ou bien qu’il tombera raide mort dès lors qu’il aura mangé ? La seconde alternative est contredite par la suite du récit. En effet, la mort biologique de l’adam est présentée comme naturelle en 3,19, avant même son expulsion, et non comme une sanction de la transgression. Quant à la perte de l’immortalité, encore eût-il fallu qu’elle ait été offerte à l’adam dans le jardin où nous avons perçu que la vie avait une valeur qualitative et non seulement biologique. Comment lever la contradiction apparente entre la mortalité naturelle de l’adam, la mort comme sanction de la faute et l’évocation de la vie pour toujours ? Il semble que le récit non-P utilise le thème mythique de la quête de l’immortalité telle qu’on la trouve, par exemple dans l’EpopéedeGilgameshou le poème d’Adapa. Ce faisant, il donne cependant à la vie, et donc à la mort, une dimension nouvelle. La vie dans le jardin est vie en harmonie avec Yhwh Elohim et la mort annoncée en 2,17 en cas de désobéissance est l’existence hors du jardin, c’est-à-dire loin de la présence de YE. C’est dans l’expulsion hors du jardin d’Eden en 3,22-24 que la sanction annoncée en 2,17 trouve sa réalisation. La mort annoncée dans le récit non-P est une catégorie religieuse et éthique et non biologique : c’est l’existence loin de Dieu. On est ici loin du mythe de la quête d’immortalité. Dès lors l’immédiateté de la sanction (le jour où) ne présente plus aucune difficulté. La désobéissance entraîne automatiquement et immédiatement la perte de la vie offerte à l’adam, c’est-à-dire de la vie en alliance avec Yhwh Elohim. La vie et la mort dans le récit relèvent du même registre qui n’est pas celui de l’existence biologique et physique, mais celui, religieux, de la vie ou non avec YE. Ce thème de la vie et de la mort en liaison avec l’obéissance ou la désobéissance aux commandements divins est étonnamment proche, dans son développement logique et son vocabulaire, de la parénèse deutéronomique. Au texte de Dt 30,15-20 déjà cité précédemment à propos de l’arbredelavie,on peut ajouter cet autre texte, Dt 8,1-3 : Tout le commandement que moi aujourd’hui je te commande vous l’écouterez et vous l’exécuterez afin que vous viviez… et que vous preniez possession du pays que Yhwh a promis par serment à vos pères. Tu te rappelleras toute la route que Yhwh ton Dieu t’a fait

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parcourirpendantcesquaranteannéesdansledésertafindet’éprouver etdetetesterpoursavoircequ’ilyavaitdanstoncœur :garderais-tu ses commandements ou non ? Il t’a éprouvé par la faim et t’a fait mangerlamannequetuneconnaissaispas…afindet’apprendreque l’adamnevitpasseulementdepainmaisquel’adamvitdetoutcequi sortdelabouchedeYhwh (voir aussi 4,1 ; 5,33 ; 16,20).

Outre les correspondances lexicales, qui sont nombreuses, il y a entre ces textes et le récit de la Genèse une communauté de pensée, un même discours : l’observation des commandements est la condition de la vie pour Israël, y déroger c’est se condamner à la mort. Le Deutéronome a en vue l’existence et la prospérité du peuple sur la terre promise. Il n’est pas impossible, il est même probable, que les lecteurs de Gn 2-3 aient vu dans le jardin d’Eden une image, non seulement du sanctuaire comme en témoignent les targums, mais plus largement de la vie d’alliance en terre promise. Reste la grande question de la raison d’un tel interdit. Comment la connaissance du bien et du mal peut-elle être refusée à l’adam ? Est-ce simplement une mise à l’épreuve comme le pensent certains ? Indépendamment de l’objet de l’interdit, l’important pour certains auteurs serait le commandement en tant que tel obligeant l’adamà choisir entre l’obéissance et la désobéissance22. L’absence de motivation explicative semble en effet mettre l’accent sur le commandement en soi. C’est ainsi, par exemple, que le comprend Ricœur : « YHWH … est présenté comme l’auteur d’un commandement non motivé par son contenu.. mais gagé par la seule autorité de celui qui pose la limite. En ce sens, ce n’est pas ceci ou cela qui est interdit, mais, si l’on peut dire, ilyaoriginairement limite »23. Une telle interprétation, aussi juste soit-elle en elle-même, n’est cependant pas totalement satisfaisante dans le cas présent. Tous les commandements bibliques, en effet, auxquelles Gn 2,17 emprunte sa formulation, loin d’être des injonctions purement arbitraires, portent toujours sur un contenu et ne sont pas de purs tabous. Par ailleurs, étant donné l’importance et la signification de l’arbre de la connaissance du bien et du mal dans le récit, on ne peut en évacuer le contenu en 2,17. Il ne s’agit pas là d’un simple tabou. Faut-il, à l’image de Dt 8,1-3, y voir en raison de la fréquence du 22

Sic Mettinger, TheEdenNarrative2007, pp. 49-55. Ricoeur-LaCoque, PenserlaBible 1998, p. 69. Westermann, p. 305, exprime la même idée : sans des limites il ne peut y avoir ni relation véritable à Dieu ni communauté humaine. 23

L’ADAM SOUS LE COMMANDEMENT : 2,15-17

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verbe ‘manger’ dans le récit, un test de la faim (tunemangeraspas) analogue à la faim imposée par Yhwh à son peuple dans le désert, pour amener l’adam à comprendre qu’il ne peut vivre seulement de pain mais de toutcequisortdelabouchedeYhwh ? L’explication paraît, du moins à ce stade du récit, un peu forcée et de toute façon insuffisante car on ne peut sous-estimer le fait que l’interdit vise expressément et uniquement l’arbre de la connaissance du bien et mal. L’absence, exceptionnelle dans la Bible, de motivation justifiant ou expliquant l’interdit témoigne en tous les cas de l’originalité de l’auteur mais aussi de son habileté dans la conduite dramatique de son récit. A la question posée ci-dessus du pourquoi de l’interdit il faut surtout rappeler avec insistance que ce qui est interdit, ce n’est pas la connaissance du bien et du mal24, mais bien le mode d’appropriation de cette connaissance. Il ne peut passer par le ‘manger’ du fruit de l’arbre. A la lumière des textes du Deutéronome, ce qui est interdit à l’adam en Gn 2,17, c’est bien la revendication d’une totale autonomie dans la conduite de sa vie. Indirectement, c’est aussi un appel à rechercher auprès de Yhwh Elohim, en ‘écoutant sa voix’, laconnaissancedubien etdumal qui lui est nécessaire pour vivre de la vie que lui propose le Dieu de l’alliance. Bien plus qu’une simple fable folklorique symbolisant les débuts ratés de l’humanité, le récit de Gn 2-3 s’avère être une catéchèse montrant au lecteur les chemins à éviter et donc, indirectement, les chemins à suivre pour atteindre à la vie véritable. Il est probable que l’interdit reflète un conflit sous-jacent autour du mode d’acquisition de la sagesse, de son origine et de sa vraie nature25.

24 Le Siracide, dans un passage (17, 1-7) qui paraît s’inspirer à la fois de Gn 1 et de Gn 2-3, y présente le savoir et l’intelligence comme un don de Yhwh à sa créature : Illeuramontrélebienetlemal..Sans doute avons-nous là un indice du statut de la sagesse comme don de Dieu et non comme propriété d’une créature autonome. Voir aussi 1 R 3,9 où Salomon prie pour que lui soit donné le discernement entrelebienetlemal. 25 Pour l’exégèse patristique et médiévale de ce verset voir Arnold etal. (dir.), Genèse2,17.L’arbredelaconnaissancedubienetdumal.

Chapitre 8

Un vis-à-vis pour l’adam : 2,18-25 Par sa première parole adressée à l’adam, Yhwh Elohim ne s’est pas contenté de poser un être hors de lui-même, il l’a institué en partenaire de dialogue et, de ce fait, il s’aventure lui-même dans une histoire dont il demeure certes l’initiateur mais dont il ne sera plus désormais le seul acteur. La création fait place à l’histoire et l’histoire devient drame. A cet endroit du récit le lecteur s’attendrait naturellement à découvrir la réaction de l’adam à l’interdit qui vient de lui être signifié. Or cette suite n’interviendra que plus tard. Dans l’intervalle l’auteur semble faire un détour et va faire naître un nouveau personnage sous forme d’un complément à son épisode de création. En réalité, ce qui paraît être une nouvelle pause dans son récit principal va en relancer la dynamique et lui donner une nouvelle dimension1. 2,18 Et Yhwh Elohim dit : il n’est pas bon que l’adam soit seul, je vais lui faire un aide comme son vis-à-vis Cette parole de YEest un monologue et, plus précisément, un soliloque. Le destinataire n’en est pas l’adam mais le lecteur. Ainsi qu’on l’a noté précédemment, six monologues de Yhwh (2,18 ; 3,22 ; 6,3 ; 6,6s ; 8,21s ; 11,6s) tracent un fil rouge dans l’histoire non-P des origines. Insérés à un croisement du récit, ils alertent le lecteur et le guident dans sa compréhension de ce qui va se se passer. A travers ces soliloques, le narrateur exprime en réalité sa pensée. Dans le cas présent2 il veut expliquer au lecteur la présence d’un nouveau personnage qui va jouer un rôle nécessaire et décisif dans la suite de l’histoire. Du point de vue de l’histoire de la rédaction, il n’est pas impossible, et il est même probable que le soliloque de 1 de Mérode, « “Une aide qui lui corresponde”. L’exégèse de Gen 2,18-24 dans les écrits de l’Ancien Testament, du judaïsme et du Nouveau Testament » 1977, pp. 329-352. 2 Pour ce verset voir Mirguet, Lareprésentationdudivindanslesrécitsdu Pentateuque2009, p. 70s.

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Yhwh Elohim marque aussi l’intégration par l’écrivain non-P d’une tradition indépendante, celle de la création de la femme dont l’origine et la teneur nous demeurent toutefois inconnues. Yhwh Elohimn’aurait-il pas pu se rendre compte plus tôt que son œuvre n’était pas finie ? Serait-il, aux yeux du narrateur, moins puissant que l’Elohimdu chapitre 1 auquel rien n’échappe et qui ne revient pas sur ce qu’il a fait ? Dans les autres monologues divins dûs au même écrivain non-P on voit en effet Yhwh se repentir d’avoir créé l’humanité (6,7), promettre, après le déluge, que jamais plus il ne la frappera ainsi (8,21), se laisser surprendre par les initiatives humaines (11,5). Ces tâtonnements de Yhwh se comprennent bien évidemment par le souci qu’a l’écrivain de donner à son récit une intensité dramatique à la fois par le questionnement de l’oeuvre de YE et par la mise en scène d’un nouveau personnage. Jusqu’à présent l’adam représentait l’humanité, sans autre précision. Il devient désormais un personnage complexe dont la dualité interne va ajouter au suspense de l’histoire. Voici que cet adam, en effet, va se révéler être deux, homme et femme. On ne peut déduire de la séquence chronologique que l’adamétait d’abord un être asexué ou hermaphrodite. Le procédé narratif n’a d’autre but que de révéler au lecteur une dimension de l’adam jusque là restée dans l’ombre et mise maintenant en lumière pour les besoins de l’intrigue.Quand au positionnement de ce mini-récit à cet endroit, séparé de la création de l’adam, on a vu précédemment qu’il avait pour but, en tout cas pour effet, de placer l’interdit du v 17 au cœur même de la création de l’humanité. Il n’est pas bon que l’adam soit seul Avant la reprise du récit de création interrompu au v 8, le monologue divin fait office de transition pour marquer une nouvelle étape. On pensait l’adam accompli, pourvu de tous les moyens de son existence et institué partenaire de son créateur. Il n’en est rien, et le narrateur fait un constat : cen’estpasbon. Alors que tous les actes de création au chapitre 1 se terminaient par le refrain etDieu vitquec’étaitbon, et même trèsbon, l’auteur non-P fait le constat inverse. Est-ce, de sa part, une allusion à l’autre histoire de création ? D’aucuns le pensent. Le parallèle, toutefois, est plus apparent que réel. Il n’est pas dit en effet que l’homme n’est pas bon, mais seulement qu’il n’est pas bon qu’il soit seul. On ne peut, bien sûr, manquer de rappeler ici le fameux passage de Qohélet 4,8-12 :

UN VIS-À-VIS POUR L’ADAM : 2,18-25

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Seulsansunsecond,sansmêmenifilsnifrère, pasdelimiteàsonlabeur… mieuxvautêtreàdeuxquetoutseul… s’ilstombentl’unrelèvesoncompagnon… s’ilscouchentàdeuxilsontchaud maispourquiestseulcommentseréchauffer ?… Qu’il est bon, qu’il est doux en frères d’habiter ensemble dira ausssile psalmiste (Ps 133,1).L’amitié et le compagnonnage fidèle dans toutes les circonstances de la vie sont des thèmes favoris des écrits de sagesse d’où l’importance de bien choisir ses amis (Pr 17,17 ; 18,24 ; 27,10). La solitude est une détresse dont se plaignent aussi bien le prophète rejeté par les siens que le malade abandonné par celui-là même qui partageait son pain3 (Jr 15,10 ; 20,10 ; Job 19,1322 ; Ps 31,2 ; 38,12 ; 55,13-15 ; 69,13 ; 88,19 ; 109,22-25) et qui ne peut trouver secours qu’en Dieu seul (Ps 25,16 ; 27,9s ; 33,20 ; 70,6 ; 121,1s). La solitude dont parle ici la Genèse est plus radicale encore car elle touche à l’être même de l’adam. Il faudra à l’adam quelqu’un d’autre face à lui pour être à côté de lui et lui venir en aide. Quelle aide et pour quelle tâche ? Les interprètes sont partagés. Ambroise et Augustin ont pensé que l’homme avait seulement besoin d’une femme pour produire un enfant. Pour d’autres c’est d’un collaborateur dont l’adam a besoin pour travailler la terre, sa première tâche, et les animaux pourraient peut-être lui fournir cette aide. En liaison avec le commandement qui vient d’être édicté, l’aide serait-il d’abord envisagé pour répondre à YE ? La scène suivante qui va montrer la femme en train de débattre du commandement avec le serpent montre bien que c’est d’abord à ce niveau que l’adam requiert un aide et ne peut donc être seul. Toutes les autres tâches mentionnées ne sont évidemment pas exclues mais, selon le parcours du texte, le lien avec le commandement divin est, semble-t-il, le lieu fondamental où l’adam ne saurait être seul – ‫ – לבדו‬et où il aura besoin d’un autre. La parole de YEne se développera en dialogue avec l’adam que par l’instauration d’un dialogue dans l’adamlui-même entre l’homme et la femme. Pour cela l’adam devra être deux. De l’issue du dialogue entre l’homme et la femme dépendra l’issue du dialogue entre YE et sa créature, et l’inverse est sans doute également vrai. Les deux dialogues sont indissociables. 3 Sur le thème de l’amitié dans la littérature de sagesse voir Faivre, Précis d’anthropologiebblique 2000, pp. 47-58.

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je lui ferai un aide comme son vis-à-vis A la différence de Gn 1,26 où Dieu parle à la 1ère p. pl. (faisons), ici le même verbe ‘faire’ est à la 1ère p. sg, (jevaisfaire)4. Est-ce là un clin d’œil au premier récit de création ? On serait tenté de le penser en raison du parallélisme entre les deux versets : Gn 1,26 Faisonsunadamennotreimageetcommenotreressemblance Gn 2,18 Jevaisluifaireuneaidecommesonvis-à-vis

Monologue divin de part et d’autre, annonce de la création imminente d’un être spécial, recours au verbe ‘faire’, analogie entre ‘image, ressemblance’ et ‘vis-à-vis’, recours à la même conjonction ke / ‘comme’ pour marquer à la fois la distance et la proximité : autant de parallèles formels et thématiques qui ne sont pas fortuits et supposent à tout le moins une source commune d’inspiration. Certains auteurs y voient le signe que l’auteur non-P de Gn 2-3 connaissait Gn 1 et lui serait donc postérieur, voire que les deux récits ont un même auteur. En regard des correspondances, la différence entre les deux textes n’en est que plus éloquente : à la ressemblance entre l’adam et Dieu au chapitre 1 fait place ici la complémentarité, dans l’adam, de l’homme et de la femme, complémentarité tout juste mentionnée en Gn 1,27 : mâleetfemelleillescréa. A la verticalité de la relation entre YE et l’adam en Gn 1 fait place, en Gn 2-3, l’horizontalité des relations entre l’homme et la femme. Le substantif ‫ עזר‬5 communément traduit par ‘aide’, fait le plus souvent référence à l’aide qu’apporte Dieu à son peuple, à un individu en détresse ou sous la menace d’un grand péril. Parfois il qualifie Dieu lui-même. Ici, le mot est neutre mais le terme qui suit – ‫ – כנגדו‬lui apporte une dimension personnelle (en anglais : ‘helper’). Il s’agit bien d’un autre être et non seulement d’une aide matérielle ou morale (‘help’). L’usage qu’en fait notre écrivain est 4 La LXX aussi bien que la Vulgate portent la forme plurielle, manifestement en référence à Gn 1,26. 5 Sur ce terme (avec bibliographie), voir Ska, « “Je vais lui faire un allié” » 1984, pp. 233-238. L’A étudie tous les emplois de ‛ezer (21 occurrences) et de la racine ‛zr.Il en conclut que c’est un vocabulaire essentiellement poétique, et même liturgique en ce qui concerne le substantif ‛ezer pour désigner le secours vital venant de Dieu (Dt 33,26 ; Os 13,9 ; Ps 20,3 ; 89,20 ; 121,1s ; 124,8) ou Dieu lui-même (Ex 18,4 ; Dt 33,7.29 ; Ps 33,20 ; 70,6 ; 115,9-11 ; 146,5). Il en conclut que l’homme a besoin de la femme “dans son combat pour l’existence”. Voir aussi Schellenberg, DerMensch,dasBildGottes, p. 192s.

UN VIS-À-VIS POUR L’ADAM : 2,18-25

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unique : nulle part ailleurs dans la Bible hébraïque il n’est dit d’un être humain qu’il est l’aide d’un autre. Dans la Bible le ‫ עזר‬/ l’aide (‘help’) vient toujours de Dieu ou qualifie Dieu lui-même (‘helper’). Ici, alors qu’il a tout fait jusqu’à présent, YE confesse indirectement son impuissance à sortir l’adamde sa solitude. De toute évidence la présence de YE et même le dialogue avec lui ne suffisent pas. Cette parole, dont on ne trouve pas l’équivalent ailleurs dans la Bible, est étonnante : c’est en lui-même que l’adam va devoir trouver les conditions et les moyens de son existence. Brueggemann6 souligne à juste titre cette ‘révolution copernicienne’ dans la pensée biblique : « Dans cette scène on peut d’abord remarquer que Dieu enclenche une sécularisation franche de la créature humaine… C’est parmi les ‘êtres terrestres’ qu’il faudra trouver ‘l’aide’ dont l’homme a besoin. Que l’aide doive être non le Créateur mais une créature montre à quel point la création doit compter sur ses propres ressources pour réaliser sa vocation, explorer sa liberté et observer l’interdit ». La tension qui marque l’existence humaine est à son comble. Comment, en effet, concilier la responsabilité de l’adam et son statut de créature soumise au commandement divin ? Dans le corpus biblique seul le livre deutérocanonique de Tobit (8,6) datant de la fin du ~3ème siècle cite le texte de la Genèse : Tu asdit :iln’estpasbonquel’hommesoitseul,faisons-luiuneaide semblableàlui(‛ομοιοναυτω). Le Livre des Jubilés7, à la fin du ~2ème siècle, reprend, quant à lui, toute la séquence de Gn 2,18-23 : LeSeigneurnousdit :«  Iln’estpasbonquel’hommesoitseul. Faisons-luiuneaidesemblableàlui »…(III, 4-7). Ces deux textes sont les seuls connus à ce jour qui fassent explicitement référence à Gn 2,18. Un aphorisme du Siracide (fin du ~3ème siècle) s’en rapproche également : Celuiquiacquiertunefemmealecommencement delafortune,uneaidequiluicorrespond(βοηθονκατ‫י‬αυτον 8) etune colonnesurlaquelles’appuyer (Si 36,24). L’aphorisme du Siracide ne s’inscrit pas dans un contexte de création mais dans celui, très banal, du choix d’une femme, et il n’est pas certain qu’il faille y voir une allusion au texte de la Genèse. Il paraît vraisemblable que 6

Brueggemann, Genesis, p. 47. (matraduction). La Pléiade, LaBible.Ecritsintertestamentaires, p. 647s. 8 L’original hébraïque de ce passage n’a pas été retrouvé dans les manuscrits de la Mer Morte, mais du fait que le grec utilise dans le Siracide la même formulation que la LXX en Gn 2,18 on peut raisonnablement penser que l’hébreu sousjacent est ‫עזר כנגדו‬. 7

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GENÈSE 2,4b-4,26

l’auteur du récit de la Genèse a emprunté l’expression ‫ עזר כנגדו‬au langage sapientiel. Puisant dans l’expérience des relations quotidiennes de l’homme et de la femme et aussi, comme Qohélet et Job, dans celle de la solitude, il les reporte aux origines pour mettre en lumière la véritable nature relationnelle de l’adam telle que la veut son Créateur. L’expression ‫ כנגדו‬se compose de trois éléments et constitue comme tel un hapax, repris au v 20 : la préposition ke / ‘comme’, la locution neged /‘en face de’, et le suffixe pronominal ô /‘lui). D’où la multiplicité de traductions possibles : ‘comme un en face de lui’, ‘comme son vis-à-vis’, ‘comme son homologue’, ‘comme son partenaire’, ‘comme un qui lui convienne/corresponde’, ‘lui soit assorti’, ‘comme son semblable’, ‘comme son complément’, ‘comme son pendant’, ‘comme son alter-ego’… Deux nuances fondamentales sont portées par cette expression composite : ressemblance (‘comme’) et altérité (‘en face’), d’où découlent l’égalité et la différence, mais aussi la complémentarité, avec pour conséquences possibles la communion ou l’opposition. Ce seul petit mot porte en germe toute l’histoire de l’humanité et tout le drame des relations entre des humains indissociables, égaux et différents, et créés pour dialoguer et se compléter9. Ce verset, outre l’originalité qu’on y décèle dans l’emploi des mots et jusque dans la construction d’un hapax, constitue un pivot dans la dynamique du récit avec l’annonce de l’arrivée d’un troisième acteur. C’est l’amorce d’une nouvelle étape qui sera celle de la délibération et du choix face au commandement du verset 17. 2,19 Et Yhwh Elohim façonna10 à partir de l’adamah tous les animaux des champs et tous les oiseaux des cieux Le narrateur reprend ici le fil de la création interrompu au v 7, en employant les mêmes termes ‫ יצר‬/ ‘façonner, former’, adamah 9 Voir Schüle, « Made in the ‘Image of God’ » 2005, p. 15s. L’A voit en Gn 2,18 une réaction critique à l’image de Dieu en 1,26 : “To sum up our argument : the allusions of Gen 2f. to the making of a divine image reflect a critical reading of the priestly concept as displayed in Gen 1,26-28 ; 5,1 and 9,6f”. 10 Certains auteurs parmi ceux qui défendent l’unité littéraire ou du moins la complémentarité de Gn 1-3 rendent les wayyiqtolde cette séquence par des plusque-parfaits en rappel du chapitre 1. Ainsi Mathews, Genesis1-11:26, p. 214s ; Waltke, Genesis, p. 88 ;Collins, Genesis1-4, p. 134 ; Ramantswana, « Humanity

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et ‫ חיה‬/ ‫ נפש חיה‬/ ‘être vivant’. Il est clair que pour lui la création est un thème auxiliaire. Il n’en retient que les éléments qui contribuent à la trame narrative de son récit et les dispose dans son texte là où ils le servent le mieux. Ce qui l’intéresse au premier chef, c’est l’adam, avec tout ce qui l’entoure de près et conditionne son existence. D’où le fait, à la différence de Gn 1, que les animaux sont créés non pas avant l’humanité mais après, comme une étape dans l’histoire de l’adam. Ce qui importe, en effet, c’est la ‘finition’ de l’adam. Or le problème qui se pose à ce stade du récit c’est de lui trouver une aide pour qu’il soit parfaitement achevé et les premiers pas dans cette quête conduisent l’auteur à considérer le monde animal. Quoi de plus proche en effet de l’humain que les animaux, surtout si l’on pense au travail des champs ? Les tout premiers mots semblent bien mettre sur le même plan l’humain et l’animal : ils sont tous deux formés par YE à partir de l’adamah : même origine, même matériau, même mode de transformation de la matière première. N’y manque que l’insufflation d’une haleine de vie, mais il n’est pas sûr, comme on l’a vu plus haut, que les animaux en soient dépourvus (Gn 7,22) puisque l’haleine ne produit rien d’autre que la vie naturelle. Les ‘animaux des champs’ (‫)חית השדה‬, comme l’appellation synonyme un peu moins fréquente ‘animaux de la terre’ (‫)חית הארץ‬, désignent généralement les animaux sauvages distincts du bétail domestique (‫)בהמה‬. Ils forment souvent un couple avec les ‘oiseaux du ciel’ (Jr 12,9 ; Ez 22,4 ; 31,6.13 ; 34,5.8 ; 39,4.17 ; Ps 79,2 ; 104,11s), auxquels s’ajoutent parfois les reptiles et les poissons (Os 2,20 ; 4,3 ; Ez 38,20). D’aucuns s’étonnent de l’absence des animaux domestiques a priori plus proches de l’homme et donc plus susceptibles de constituer des partenaires, dans le travail du sol par exemple11. L’explication est sans doute plus simple : l’auteur utilise ici le couple bien attesté ‘bêtes des champs’ et oiseaux du ciel’, comme c’est le cas en particulier dans l’oracle du grand cèdre en Not Pronounced Good » 2013, p. 436s ; Junker-Hillbrands, « Genesis 1 und 2 » 2015, p. 197. C’est aussi, à la suite de la Vulgate (formatisigitur…cunctisanimantibusterrae), le choix de plusieurs traductions : Luther, Castellion, de Sacy, Douay, Crampon, Semeur 2000, NIV. Cette traduction est rejetée par Cassuto (p. 128s) et n’est pas retenue dans la plupart des traductions modernes. Le Pentateuque Samaritain et la Septante ajoutent les mots ‫ עוד‬et ετι /‘encore’ par souci d’harmonisation avec la création des animaux au c. 1. 11 Ainsi Cassuto, Genesis, p. 129. C pense que le bétail était déjà présent avec l’adam dans le jardin.

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Ez 31,6.13, pour désigner le monde animal dans son ensemble12. C’est plutôt, comme on le verra, la mention du ‘bétail’ (‫ )בהמה‬dans le verset suivant qui soulève un problème. Le verset 19, en effet, est proleptique et on attendrait du v 21, celui de l’action annoncée, qu’il lui soit conforme. et il [les] amena à l’adam pour voir ce qu’il l’appellerait et tout ce que l’appellerait l’adam être vivant tel serait son nom D’un point de vue narratif ce verset surprend et révèle un nouveau visage de YE aussi bien que des créatures. Créateur certes mais aussi, ce qui est nouveau, observateur curieux, YE attend une initiative de la part de l’adam, personnage auquel est donc attribuée une certaine autonomie au point que YE ne sait pas quels noms l’adam donnera aux animaux ni, par conséquent, comment il se comportera face à eux. De toute façon il entérine à l’avance ce que décidera l’adam. Le recensement des animaux, métaphore de la maîtrise du monde vivant, relève de la seule responsabilité de l’adam. La sécularisation du monde créé est véritablement en marche. Une première difficulté concerne le statut de la dernière proposition du verset. Est-ce une proposition coordonnée à la précédente et donc subordonnée à ‫( לראות‬pour voir comment il l’appellerait ettoutcequ’ill’appellerait…telseraitsonnom’)13 ? Dans ce cas la proposition exprimerait la volonté de YE que les noms donnés par l’adam soient bien les noms des animaux. Ou bien est-ce une phrase narrative indépendante reprenant la suite du récit (ettoutce qu’il l’appela… tel fut son nom)14 ? Les traducteurs et les commentateurs sont également partagés entre les deux options. Tandis que la LXX, en l’absence de verbe (τουτοονομα), laisse ouvertes les deux possibilités, la Vulgate (omneenimquodvocavitAdam… ipsum est nomen eius) opte clairement pour une suite narrative. Le mot ‫ שדה‬a une extension très large et peut désigner aussi bien les terres non cultivées, la campagne ou la steppe sans propriétaires (Gn 4,8 ; 24,63 ; 25,27 ; 33…) que les terres privées et cultivées (Gn 23,9 ; 33,19 ; Ex 22,4 ; Dt 24,19…). Voir Bührer, AmAnfang2014, p. 225 : “Bei der Erschaffung werden die ‘Tiere des Feldes’ und die ‘Vögel des Himmels’ als parsprototo für alle Tierarten verwendet”. 13 Traductions de :Luther, Castellion, Grosjean, BJ, Segond. De même dans les commentaires : Zimmerli, Cassuto, Speiser, von Rad, Westermann, Hamilton. 14 Traductions : Vulgate, KJ, ASV, RSV, TOB, Chouraqui, BNT. Commentaires : Wenham, Mathews. 12

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Grammaticalement les deux interprétations sont possibles. En raison du wayyiqtolqui suit au début du verset 20 il semble cependant préférable de voir dans ce v 20, et non en 19b, la reprise du récit et donc le résultat du plan de YE. La dernière proposition du v 19 viendrait ainsi renforcer ce que Brueggemann appelle la ‘sécularisation’ de l’adam en attribuant clairement à YE la volonté que la nomination des animaux, c’est-à-dire l’ordonnance du monde animal, relève de la responsabilité de l’adam. La phrase 19bβ semble grammaticalement torturée. Le suffixe 3e p. sg. (‫ )יקרא־לו‬renvoie à deux groupes d’animaux, mais ce n’est là sans doute qu’une difficulté apparente dans la mesure où ‫ חית‬/ ‘animaux’ et ‫ עוף‬/‘volatiles’ sont des termes collectifs qui peuvent s’accorder à des verbes ou des suffixes au singulier avec un sens distributif (Cassuto 130). Plus difficile à déterminer en revanche est le statut syntaxique de ‫ נפש חיה‬/êtrevivant qui semble planer sans liaison grammaticale précise avec ce qui précède et ce qui suit, contrairement à 2,7 où l’expression est grammaticalement bien intégrée. Est-ce une parenthèse ? Son omission, en effet, rendrait la phrase plus claire : toutcequel’appelleraitl’adam,ceseraitson nom.C’est l’option choisie par plusieurs auteurs15. Ou bien ‫ נפש חיה‬/ êtrevivantserait-ille nom même que donne l’adam aux animaux ? C’est ainsi, par exemple, que le comprend la TOB, à la suite de Rashi, en traduisant : Tout ce que désigna l’homme avait pour nom«  êtrevivant ». Grammaticalement, c’est en effet la solution qui paraît la plus satisfaisante. Elle présente toutefois une difficulté majeure puisque toutes les espèces animales n’ont pas le même nom ! Pour cette raison très simple elle ne saurait être retenue, la nomination ayant précisément pour effet de classer les animaux et donc de les différencier les uns des autres. Faut-il, comme le font certains auteurs16, rattacher ‫ נפש חיה‬à l’adamqui le précède immédiatement, en se rappelant que ce qualificatif est attribué à l’adam en 2,7 ? Il est au moins aussi vraisemblable, et plus cohérent avec le contexte, d’y voir une détermination du substantif ‫ כל‬/ ‘totalité’, 15 Gunkel, p. 11 : “‫ נפש חיה‬is syntactically impossible. It is difficult to say how it came to be in this text, perhaps from v 7 ?” ; Skinner, p. 68 : “The words ‫ נפש חיה‬are incapable of construction, and are to be omitted as an explanatory gloss”. 16 C’est l’explication défendue par Bührer, AmAnfang, pp. 222-224. C’est en tant qu’être vivant que l’adam nomme les animaux. Il reconnaît toutefois que la position de cette glose à cet endroit n’est pas tout à fait claire. La même position est défendue par Schellenberg, DerMensch,dasBildGottes ?, p. 239.

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‘tout’, ce qui donnerait la traduction suivante : ettoutêtrevivant quel’adamnommerait,telseraitsonnom.C’estla solution qui paraît la plus naturelle, retenue d’ailleurs par la majorité des traducteurs, mais elle présente, elle aussi, une difficulté. En effet, dans cette hypothèse on s’attendrait à ce que ‫ נפש חיה‬soit directement rattaché à ‫כל‬. Une chose est certaine, le texte est solide, comme en témoignent la LXX aussi bien que la Vulgate. Witte, quant à lui17, émet l’hypothèse d’une intervention rédactionnelle au moment de l’assemblage final des deux récits de création. Etant donné l’isolement grammatical du syntagme dans la phrase, l’hypothèse d’une glose marginale explicative, plutôt que d’une véritable intervention rédactionnelle, semble en effet la plus vraisemblable et suppose en effet la réunion des deux récits P et non-P. Que veut ‘voir’ YE ? Tout d’abord il n’est pas sans intérêt de s’attarder un instant sur le verbe pourvoir. La forme de ce verbe ‫ לראות‬ne se retrouve en Gn 1-11 qu’en deux textes attribués à J (ou non-P). En 8,12 Noé lâche une colombe pourvoirsileseaux avaientbaissé et en 11,5 Yhwh descenditpourvoirlavilleetla tour que les fils d’adam ont bâties. Noé est dans l’ignorance et cherche à savoir/ à voir. Il en est de même ici, YE ne sait pas ce que va faire ou dire l’adam. Cherche-t-il à connaître les noms que l’adam va donner aux animaux, à savoir si l’adam est capable de les identifier, ou bien, par le biais de ces nominations, veut-il savoir si, oui ou non, les animaux sont pour l’adam les partenaires qu’il lui cherche ? Laisse-t-il à l’adamle soin de découvrir par lui-même son partenaire ? La ‘source’ (création et nomination) utilisée par l’auteur et la trame narrative du récit se superposent quelque peu sans totalement se conjuguer, d’où la difficulté d’apporter à ces questions des réponses bien tranchées. Dans la logique du récit non-P, telle que le soulignent le soliloque divin et la conclusion au v 20, la quête d’un partenaire pour l’adam est première. En ce sens la séquence des animaux constitue une étape intermédiaire qui a pour fonction de maintenir le suspense et, par un effet de contraste, de souligner l’importance de la création de la femme, but de la quête de YE. Mais, en introduisant ici la séquence de la création des animaux qu’il puise dans une tradition ancienne l’auteur en adopte aussi le thème de la nomination qui n’a pourtant pas d’incidence 17

Witte, DiebiblischeUrgeschichte, p. 86s.

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apparente sur le déroulement de l’intrigue. Ce petit texte de créationnomination a sa logique propre et ne constitue un test de vérification que secondairement et de manière très générale. Dans le premier récit de création la nomination des créatures est le fait de Dieu (1,5.8.10), ici cette tâche est dévolue à l’humanité. C’est ce que Keel-Schroer18 appellent « a ‘post-creation’ act », lequel constitue un acte de reconnaissance et donc de relation, une telle reconnaissance étant sans doute plus importante que l’idée de pouvoir et de supériorité sur l’objet ou la personne nommés. KeelSchroer rapprochent Gn 2,19s des listes de créatures dans plusieurs textes onomastiques égyptiens19. La Bible aussi connaît de tels inventaires : Ps 148 ; Jb 38-39 ; Dn 3,57-90 (LXX) ; Si 42,1543,33. L’adam de Gn 2,19-20 rappelle Salomon (1 R 5,13) qui parla desplantes…etparlaaussidesquadrupèdes,desoiseaux,desreptilesetdespoissons. L’adam apparaît donc comme un être doté de connaissance et même de sagesse alors qu’il n’a pas encore mangé de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. On en déduit, ainsi qu’on l’a déjà souligné à propos de l’interdit présupposant la capacité à distinguer le bien du mal que ce n’est pas la connaissance du bien et du mal qui est prohibée, mais bien le fait de s’approprier le fruit de son arbre. 2,20 Et l’adam donna des noms à tous les bestiaux et aux oiseaux du ciel 20 et à tous les animaux des champs, mais pour l’humain il ne trouva pas d’aide comme son vis-à-vis. C’est la première fois dans la Bible que l’adam est présenté comme doté du pouvoir de la parole, ce qui le distingue fondamentalement des animaux, si l’on excepte bien entendu le serpent du c. 3 et l’ânesse de Balaam. Aux deux catégories animales précédentes sont ajoutés les ‘bestiaux’, le terme ‫ בהמה‬désignant généralement le bétail domestique. Peut-être – c’est l’opinion de Bührer (225) – était-il utile, au moment où l’adam nomme tous les animaux de mentionner plus précisément le bétail domestique a priori plus adapté à la candidature de partenaire ? La présence de ‫ כל‬/ tous devant 18

Keel-Schroer, Creation, p. 107. Ibid., p. 135s. 20 La grande majorité des versions anciennes restituent ‘à tous les oiseaux’. Voir BHS et Hendel, TheTextofGenesis1998, p. 44. Il y aurait eu haplographie par homoioteleuton(‫ ל‬et ‫)ל‬. 19

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‫ הבהמה‬et son absence, contrairement au v 19, devant lesoiseaux duciel, laisse toutefois planer un doute ainsi que l’attestent d’ailleurs de nombreuses versions. La première partie du verset s’inscrit dans la logique du mini-récit de création et ne comporte rien de négatif. Bien au contraire, l’adam y apparaît en position de maîtrise vis-à-vis des autres créatures, comme c’était aussi le cas mais en d’autres termes, en Gn 1,28. Entre ces deux textes sans doute faut-il relever une différence significative. Tandis que Gn 1,28 met en avant la seigneurie de l’homme sur les animaux, ici, c’est la relation, par la nomination, qui est soulignée. Ce thème de la nomination est ainsi relié à la quête d’altérité voulue par YE. La seconde partie du verset présente quelques difficultés : la vocalisation de ‫לאדם‬, le sujet du verbe ‘trouva’ et la traduction de ce verbe. Selon la vocalisation massorétique le’adam le mot adam est sans article (shewa et non qameç sous la préposition ‫)ל‬, ce qui a conduit les anciennes versions (LXX, Vg, targums), suivies par plusieurs traductions21, à y voir le nom propre ‘Adam’. Toutefois la grande majorité des traductions modernes optent pour le nom commun ‘adam’22. Cassuto (132s, 166s) note les similarités de vocalisation entre les mots elohimet adam qui peuvent être noms propres ou noms communs collectifs. Il observe que lorsque ces termes sont précédés des prépositions ‫ב‬, ‫כ‬, ou ‫ל‬, l’absence de l’article ne signifie pas qu’ils soient nécessairement noms propres. Il est cependant une explication peut-être plus simple si, plutôt qu’une référence formelle au personnage du récit, l’on donne ici au mot adam la signification collective de genre humain (les hommes, les humains), 21 Castellion, KJ, Douay, de Sacy, Hamilton, Waltke, Mathews. Sur la question voir Barthélemy, « ‘Pour un homme’, ‘Pour l’homme’, ou ‘Pour Adam ? » 1981, pp. 47-53. Pour B la construction avec l’article est primitive et désigne ‘l’homme’ mais là où il était possible (en raison des particules beth,kaph,lamed) de vocaliser sans l’article (2,20 ; 3,17.21) “les lecteurs du texte biblique se permirent d’innover en se laissant guider par la sensibilité linguistique contemporaine” (p. 52) en traduisant ‘Adam’. De cette lecture interprétative la LXX est le témoin. Skinner, Genesis p. 68 (note) disait déjà la même chose en 1910 : “The truth is that the Mass. loses no opportunity presented by the Kethîb of treating ‫ אדם‬as n.pr.”. Pour une discussion récente voir Bührer, AmAnfang, pp. 186-191. L’A rejoint pour l’essentiel Skinner et Barthélemy. Il souligne la tendance très nette dans la lecture de la LXX (remontant sans doute plus haut) à présenter l’individu Adam comme l’Urmensch prométhéen. Ce problème relevant de l’histoire de l’interprétation reste en dehors des limites de notre commentaire. 22 ASV, BJ, REB, Segond, Luther, Osterwald, RSV, Chaine, TOB, Osty, Skinner, Speiser, von Rad, Westermann.

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auquel cas il est indifférent qu’il porte ou non l’article23. Cette interprétation est en effet d’autant plus vraisemblable que ‫ לאדם‬fait littérairement pendant aux autres créatures désignées par des termes collectifs (‫לכל־הבהמה‬, ‫לעוף‬, ‫)לכל־חית‬, mettant ainsi en opposition les humains et les animaux. La traduction qui paraît s’imposer est la suivante : maispourl’humain ilnetrouvapas… Le sujet du verbe ‘trouva’ est normalement le même que celui du verbe ‘appela’ en début de verset. C’est bien le personnage – l’adam – et non un sujet indéterminé (‘on’), encore moins YE, qui constate ne pas avoir trouvé un partenaire pour les humains. Toutes les tentatives pour revocaliser ‫ לאדם‬et faire apparaître l’article ou pour corriger le verbe en nifal/nefutpastrouvés’avèrent inutiles. Le texte est limpide si le mot ‫ אדם‬est compris comme étant générique parallèlement aux animaux, et si cet adam collectif est narrativement distingué de l’adampersonnage24. L’adam personnage ne trouve pas de partenaire pour l’adam générique. Le processus de sécularisation fait encore un pas de plus. Si c’est YE qui veut un partenaire pour l’adam et lui fait des présentations, il appartient à celui-ci et non à YE de reconnaître, voire de choisir, son partenaire adéquat. Ce sera d’ailleurs l’adam qui, après la création de la femme, franchira ce pas. A ce stade du récit on ne peut manquer d’évoquer l’aventure de Gilgamesh et Enkidu dans l’ÉpopéedeGilgamesh25.A Gilgamesh est promis « un vis-à-vis » (Tab. 1, col VI, 15-30). Ce sera un homme, Enkidu. Quant à celui-ci, broutant avec les gazelles et se pressant à l’abreuvoir avec les hardes, il vit en totale symbiose avec les animaux jusqu’au jour où une femme l’éveille à la vie des hommes et l’incite à y trouver un ami dont il sera le « vis-à-vis ». Dès lors il se met à pourchasser les lions et « la harde de la steppe s’éloigne de sa personne ». Gilgamesh et Enkidu, après un combat singulier, se lient en effet d’amitié (Tab. 2, col.IV, 10-14). On est certes loin ici de la Genèse, mais les deux récits ont en commun des préoccupations et des représentations largement partagées dans 23 Quelques références sans l’article : Ex 9,15 ; 12,2 ; 13,3.15 ; Lv 1,2 ; Dt 4,28 ; Is 6,11 ; Pss 17,4 ; 32,3 ; 39,6.12 ; 49,13.21 ; 56,12 ; 60,13 ; 64,10 ; 76,11 ; 94,11 ; 104,23 ; 108,6 ; 144,4 ; Jb 14,1.10 ; 20,4 ; 21,4 ; Qo 2,26 ; 8,1 ; 108,6 ;144,4… 24 Distinction que, par exemple, ne fait pas la TOB : “l’homme ne trouva pas l’aide qui lui soit accordée’. 25 Tournay-Shaffer, L’ÉpopéedeGilgamesh, pp. 52-58, 61,78.

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l’Ancien Orient : la quête d’un vis-à-vis, la proximité et la distance avec les animaux, l’initiation à la vie sociale, la femme (sa mère pour Gilgamesh, la courtisane pour Enkidu) comme éveilleuse d’humanité. 2,21 Et Yhwh Elohim fit tomber une torpeur sur l’adam et il s’endormit 26 Puisque l’adamn’a pas encore trouvé son vis-à-vis,le narrateur redonne la main à YE son personnage principal et endort l’autre protagoniste. Est-ce le signe que l’adam ne saurait être autonome et qu’il a donc besoin de YE pour devenir un être accompli ? C’est probable en effet, l’initiative rendue ici à YE s’opposant à l’échec de l’adam. La séquence des versets 21-22 est marquée par une suite de cinq verbes d’action avec YE comme sujet (fit tomber, prit, ferma, bâtit, amena), ce qui montre bien que YE est le seul acteur et illustre l’importance et l’intensité de son intervention. Le contraste est évident avec le seul verbe dont l’adam est sujet : s’endormit. On ne peut mieux souligner que l’adam ne fait plus rien. Le sommeil qui tombe sur l’adam n’est pas anodin. Sur les six emplois du mot ‫ תרדמה‬cinq (Gn 2,21 ; 15,12 ; 1 S 26,12 ; Jb 4,13 ; 33,15) présentent plusieurs points communs : c’est un sommeil profond qui ‘tombe’ (nafal) soudainement sur un homme, sommeil qui vient de Dieu et qui prélude généralement à une parole divine ou à un événement voulu par Yhwh (1 S 26,12). Le verbe de même racine – rdm – comporte des caractéristiques identiques (Jg 4,21 ; Jon 1,5s ; Dn 8,18 ; 10,9 ; Ps 76,7)27. Emporté dans un sommeil profond l’adamn’aura donc aucune part active dans l’invention d’un partenaire, il n’en sera même pas le spectateur, mais seulement une matière brute dans les mains de YE. L’usage du mot ‫ תרדמה‬dans notre récit est cependant partiellement original car il n’aboutit pas à un rêve ni à une parole divine, mais à une intervention de YE suivie d’une parole de l’adam. Nul doute que les autres emplois du terme sont plus traditionnels. Ce vocabulaire hautement symbolique emprunté aussi bien à la HeilsgeschichteGn 15,12 ; 1 S 26,12 ; Ps 76,7) qu’à la sagesse (Jb 4,13 ; 26 Pour une approche narrative de ce passage voir Alter, L’artdurécitbiblique, pp. 43-51. 27 Seules exceptions : Pr 10,5 (verbe) et 19,15 (substantif) où il s’agit de la torpeur du paresseux.

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33,15), témoigne une fois de plus d’un large ancrage de l’écrivain non-P dans les traditions et d’une véritable créativité littéraire. C’est là d’abord, et non du côté de l’Ancien Orient qu’il faut chercher ses sources d’inspiration. Nulle part, en effet, ni en Egypte ni en Mésopotamie on n’a trouvé de représentations analogues à celle de Gn 2,21s, ni même de récits de création de la femme. Encore moins y trouve-t’on exprimée l’idée que la création de la femme puisse être un remède à la solitude de l’homme28. et il prit l’une de ses côtes et il referma29 la chair en-dessous d’elle Sur les 39 emplois du mot ‫ צלע‬dix-neuf (19) sont liés à la construction du tabernacle (Ex, 25-38), sept (7) à celle du temple de Salomon (1 R 6) et dix (10) à celle du temple à venir (Ez 41). Seul fait exception 2 S 16,3 (un flanc de montagne). C’est manifestement un terme d’architecture désignant le côté, l’aile ou le flanc d’une construction, un vantail de porte, une planche, voire une chambre annexe. La même référence architecturale paraît confirmée dans notre texte par le verbe ‫ בנה‬/‘bâtir’. Jamais dans les 36 autres emplois du mot dans le TM çela’ n’a le sens de ‘côte’ humaine. Qu’en est-il dans notre texte ? Serait-il le seul où ‫ צלע‬désignerait l’os de la ‘côte’ ? Etant donné le lien de ‫ צלע‬avec le sanctuaire dans la quasi-totalité de ses emplois, est-il concevable que le corps de l’adam soit d’une manière ou d’une autre associé à un sanctuaire ? Créé hors du jardin mais introduit par YE dans ce jardin, dont la conclusion du récit montrera clairement le lien avec le sanctuaire, il n’est pas impossible en effet que l’adam participe en quelque sorte de la nature et de la fonction de l’Eden, d’où l’emploi du mot ‫צלע‬. Si tel est le cas, le mot ‫ צלע‬pourrait alors avoir le sens de ‘côté’, ce qui pourrait être une allusion, aussi ténue soit-elle, aux parois du sanctuaire30. En revanche, l’image anatomique ne peut 28 Keel-Schroer, Creation 2015, p. 117s : “While the motif that a creator-god at first fails at all sorts of experiments is widespread, it is never realized elsewhere in terms of the creation of a female variety of man. It is unique to the narrative dynamic of Genesis 2 that the woman is the masterpiece of the god of creation.” 29 On pourrait aussi traduire et la chair se referma, comme en Jg 3,22. Toutefois le sens transitif avec YEpour sujet semble s’imposer comme c’est le cas des autres verbes d’action dans la séquence. YEest ‘chirurgien’ du début à la fin. 30 Rashi, adloc. : “UNE DE SES CÔTES. C’est-à-dire un de ses côtés…. C’est ainsi que le Midrash a pu dire que l’homme avait été créé à double face”. Voir

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non plus être ignorée, ni donc le sens de ‘côte’ pour ‫צלע‬. Le verbe ‫ לקח‬/ ‘prit’ suppose en effet que l’objet soit vraiment saisissable, ce qui convient mieux à la ‘côte’ qu’au ‘côté’31. Par ailleurs, la succession du singulier et du pluriel dans l’expression ‫ אחת מצלעתיו‬convient mieux à des ‘côtes’ qu’à des ‘côtés’. Tel est le choix unanime des traductions modernes. Les versions anciennes, quant à elles, sont plus ambiguës. Ainsi la LXX traduit ‫ צלע‬par πλευρον, terme qui signifie ‘côté’ mais jamais l’os qu’est la côte32. La Vg traduit par costa qui signifie souvent ‘côte’ mais aussi ‘côté’. En conclusion, il semble bien qu’il faille retenir le sens de ‘côte’ selon la logique de la narration, mais en même temps on ne peut ignorer le symbolisme sous-jacent du sanctuaire. L’auteur non-P est passé maître dans l’art de l’ambivalence qui permet toujours de lire son récit à deux niveaux : en surface celui de la fable (la ‘côte’) et en arrière-plan celui, symbolique, de la référence aux traditions bibliques (le ‘côté’). Le caractère fabuleux de cette opération chirurgicale sur le corps de l’adam a été fréquemment perçu comme évocateur de vieux mythes (Westermann 313). On l’a en particulier rapproché du mythe sumérien EnkietNinhursag33.Dans ce poème le dieu Enki s’étant rendu malade pour avoir goûté huit plantes nouvelles, son épouse Ninhursag crée un dieu et sept déesses pour guérir ses huit organes malades. Pour soigner ses côtes qui lui font mal ce sera la déesse Nin-ti. Arguant du fait que le signe sumérien tiest le même pour la ‘vie’ et pour la ‘côte’, d’aucuns, dont Kramer, y ont vu un parallèle avec la ‘côte’ de l’adam et avec Eve, mère des vivants. Mais, comme le remarque Bührer34, il est douteux que le narrateur aussi Wénin, « Humain et nature, femme et homme » 2013, p. 411 : “Quand la lecture traditionnelle suppose qu’Adonaï dieu ôte une ‘côte’ à l’homme (mâle), elle prend le terme hébreu çéla’ en un sens qu’il n’a nulle part ailleurs dans le texte massorétique… La façon la plus simple et la plus naturelle de se représenter ce qui est décrit en 2,21-22 est alors d’y voir la séparation d’un être humain générique en deux ‘côtés’”. 31 Sur ce verbe ‘prendre’, voir plus haut p. 143. 32 La LXX traduit ‫ עלצ‬par κλιτος dans les textes de l’Exode (25,11 ; 26,20.27 ; 30,4 ; 38,3 ; seule exception : Ex 27,7) et par πλευρον dans Ez 41,6.26. 33 Bottéro-Kramer, Lorsquelesdieuxfaisaientl’homme, p. 159 (l.270s) : Mes côtesmefontmal !–Ehbien !jecréepourtoiladéesseNinti !. 34 Bührer, Am Anfang, p. 228s (avec bibliographie) ; voir aussi Wenham, Genesis1-15, p. 69 ; Contrairement aux auteurs qui supposent en amont une représentation mythique très ancienne : Westermann,Genesis, p. 313 ; Tsumura, « Genesis and Ancient Near Eastern Stories of Creation » 1994, p. 37s ; Day, Creation, p. 118.

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de Gn 2-3 ait eu connaissance du double sens du signe sumérien ti. En outre le parallélisme entre les deux textes (YE// Ninhursag, l’adam // Enki, ti // ‘côte’, et Nin-ti // mère des vivants) semble pour le moins forcé. Sans rejeter a priori tout enracinement dans des représentations mythiques, on n’en a toutefois trouvé à ce jour aucun antécédent convaincant. En l’absence de parallèles assurés il n’est pas impossible que l’écrivain non-P soit le véritable créateur de cette représentation de la création de la femme35. 2,22 Et Yhwh Elohim bâtit la côte qu’il avait prise de l’adam en une femme et il l’amena à l’adam Le verbe ‫ בנה‬a toujours le sens de ‘bâtir’ ou ‘rebâtir’ et une fois seulement – Am 9,6 – celui de ‘créer’, même si en akkadien et en ougaritique il a aussi le sens de ‘créer’36. On observe toutefois une constante dans la quinzaine d’emplois du verbe avec Yhwh pour sujet. L’objet en est la dynastie davidique (2 S 7,27 // 1 Ch 17,10 ; 1 R 11,38 ; Am 9,11), les exilés en référence à la destruction de Jérusalem et à l’exil, (Jr 24,6 ; 42,10 ; Ez 36,36), la vierge d’Israël (Jr 31,4), Juda-Sion-Jérusalem (Jr 33,7 ; 45,4 ; Ps 51,20 ; 69,36 ; 78,69 ; 102,17)37. Dans de nombreux textes le sens est clairement celui de ‘rebâtir’ et l’horizon est celui de l’exil et du retour, comme c’est le cas aussi dans la conclusion tardive du livre d’Amos. L’origine de cette représentation est probablement à chercher dans l’idéologie davidique et de Sion. Ici aussi sans doute faut-il voir un clin d’œil du narrateur à ses lecteurs, car le choix du verbe ‘bâtir’ au lieu, par exemple, du verbe ‘sculpter’ ou ‘former’ qui serait plus approprié à un os, n’est apparemment pas innocent. Contrairement à l’adam lui-même et aux animaux, la femme n’est pas tirée ‫מן־האדמה‬, mais ‫מן־האדם‬, del’adam et non dusol. Dans le texte l’apparition du premier être sexué n’est pas à proprement parler le fruit d’une nouvelle création, mais le déploiement 35 Contrairement à Westermann (313) : “Er setzt auch bei seinen Hörern ein Wissen davon voraus, dass er selbst diese Vorrstellung nicht geprägt hat, sondern sehr alte, längst fest geprägte Traditionen weitergibt”. W n’apporte aucun exemple clair à l’appui de son affirmation. 36 Gray, TheLegacyofCanaan, pp. 70, 259. 37 Dans les Ps 28,5 et 127,1, la référence au Dieu bâtisseur de son peuple est plus voilée mais sans doute présente.

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de la création de l’adam. Celui-ci ne représentait jusqu’à présent que l’humanité ou l’humain sans différentiation sexuelle38. Par l’opération divine l’humain se révèle /se réveille avec une nouvelle dimension. Il y a là une femme / ‫‘ אשה‬tirée’ non pas de l’adam masculin mais de l’adamgénérique. Et par ce fait l’adamgénérique devient lui-même, à la fin de la phrase, un adam masculin, quand YE lui amène la femme. C’est la révélation de la dualité hommefemme dans l’adam. L’homme-mâle et la femme entrent dans le récit en même temps. De nombreux auteurs, depuis l’antiquité, ont spéculé sur le mode opératoire de YE, soit pour établir l’antériorité de l’homme-mâle et donc sa supériorité par rapport à la femme39, soit au contraire pour souligner non seulement la similitude mais aussi l’égalité de l’homme et de la femme40. De telles spéculations n’ont pas lieu d’être dès lors que l’adam dont est tirée la femme est l’adamgénérique et non encore l’adammasculin41. Il ne devient 38 Une tradition juive présente l’adam initial comme hermaphrodite : Ainsi la GenesisRabba(5ème-6ème siècle : “When the Holy One, Blessed be He, created Adam, He created him an hermaphrodite [bi-sexual]”. Voir Mathews, Genesis1-11,26, p. 216s Wénin, a.c.p. 411, note 19). De même selon le Zohar, le grand ouvrage mystique du judaïsme, l’humain primitif serait androgyne (voir Horvilleur, En tenue d’Ève, p. 60). Il n’est pas impossible que cette idée de l’Adam androgyne remonte à Platon plutôt qu’à une tradition proprement juive (voir plus bas note 56). Il importe de bien prendre en compte le phénomène de la narration qui ex-plique /déplie la réalité en séquences successives non pour présenter des stades chronologiques de l’histoire mais pour en révéler une à une les dimensions multiples. La question de savoir si l’adam était primitivement androgyne est sans pertinence. Le narrateur n’en dévoile la sexualité qu’au moment de son récit où l’altérité va devenir un moteur essentiel de l’intrigue. 39 C’est ainsi que le comprend St Paul en 1 Co 11,7-12 : ayant été tirée de l’homme et non l’inverse, la femme doit porter sur la tête un signe de sujétion. De même les auteurs de Eph 5,22 et 1 Tim 2,11-15 (voir aussi 5,22). 40 A titre d’exemple ce texte ambigu de St Thomas, Summa Theologiae (1a, 92,3c) cité par Mathews, p. 217 : “For since the woman should not have ‘authority over the man’ (1 Tim 2:12) it would not have been fitting for her to have been formed from his head, nor since she is not to be despised by the man, as if she were but his servile subject, would it have been fitting for her to be formed from his feet.” La GenesisRabbaest particulièrement savoureuse ( !) dans sa misogynie : “I will not create her from (Adam’s) head, lest she be swell-headed ; nor from the eye, lest she be a coquette ; nor from the ear, lest she be an eavesdropper ; nor from the mouth, lest she be a gossip ; nor from the heart, lest she be prone to jealousy ; nor from the hand, lest she be light-fingered ; nor from the foot, lest she be a gadabout ; but from the modest part of man, for even when he stands, that part is covered. And as He created each limb He ordered her : ‘Be a modest woman’” (XVIII,2). 41 Horvilleur, o.c.p. 63 développe les conceptions de la femme induites par les traductions ‘côte’ (erronée selon elle) ou ‘côté’ : “Dans un cas, la femme

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masculin qu’à partir du moment où la femme apparaît et lui est présentée. Comme l’exprimera son chant jubilatoire c’est alors que le mâle se découvre lui-même. La dimension générique de l’adam ne réapparaîtra qu’en fin de récit lors de son expulsion hors du jardin. L’adam générique incluant déjà la femme en 2,17, il n’est donc pas étonnant non plus que le narrateur lui accorde au chapitre suivant la connaissance de l’interdit. La distinction entre les deux adam permet ainsi de résoudre une difficulté sur laquelle butaient plusieurs commentateurs. 2,23 Et l’adam dit : Celle-ci, cette fois, os de mes os et chair de ma chair celle-ci sera appelée femme (’ishshah) car d’un homme (’îsh) celle-ci a été prise La facture poétique de ce verset saute aux yeux du lecteur avec le même éclat et la même évidence que la femme aux yeux de son homme. Surprise, admiration, soulagement et jubilation extrême. Le premier mot celle-ci / ‫ זאת‬ouvre et clôt le poème et en occupe aussi le centre. Le regard du lecteur se porte immédiatement vers cette apparition soudaine et se focalise sur elle : la femme ! La Naissance deVénusde Botticelli n’est pas loin… C’est un face à face inattendu autant qu’espéré qui vient enfin accomplir la recherche du vis-à-vis annoncé par le narrateur dans le soliloque de YE. Les parallélismes, les jeux de mots et la scansion illustrent à merveille la perfection du spectacle qui s’offre au lecteur en même temps qu’à l’adam découvrant la femme, son véritable vis-à-vis comme lui, et, par elle, sa propre masculinité. “côte” est un objet construit, un os, c’est-à-dire une structure partielle sculptée hors du corps d’un homme complet. Elle est un bout de son être, élément de soutien qui prend vie mais reste, par son origine, dépendante du corps premier, masculin. Dans un autre cas, la femme “côté” est une césure d’un être originel androgyne dorénavant coupé en deux. Elle est un autre sujet, et non un objet, sorti de l’organisme premier à deux genres, au même titre que l’homme. Dans cette version, les genres sont tous deux retranchés, séparés de l’entité première et indivise qu’ils constituaient”. Notre commentaire rejoint cette citation à partir de l’analyse du mot ‘adamdans la narrativité du texte et non à partir des traductions de ‫צלע‬.

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La locution adverbiale cettefois marque l’aboutissement décisif d’une attente plus ou moins longue et intense, avec une note de grand soulagement42. Quand Léa, longtemps stérile et surtout moins aimée de Jacob que sa sœur Rachel, se trouve enfin enceinte et donne naissance à trois enfants, elle s’écrie : Maintenantenfin/ cettefoismonmaris’attacheraàmoi…CettefoisjeloueraiYhwh (Gn 29,34s). Quand Jacob retrouve Joseph qu’il croyait perdu à tout jamais il lui dit : Enfin,jepeuxmourirmaintenantquejet’ai vuetquetuesvivant (voir aussi Ex 9,27). La rencontre avec les animaux avait été, du point de vue du narrateur et de son scénario, un échec. C’est maintenant enfin la réussite et le bonheur : le visà-vis est là, l’autre-comme-lui est là, et c’est une femme. L’adam qui parle est l’adam générique qui, émergeant de son indifférenciation, de sa solitude et de son sommeil, se découvre soudain être deux. Ce faisant il devient en même temps l’adammasculin face à son autre féminin.Sa parole est la première que prononce un être humain dans la Bible et il est significatif qu’elle intervienne précisément au moment où l’adam devient homme et femme. Elle illustre sa prise de conscience de n’être plus un isolat face à Dieu mais d’avoir désormais une partenaire de vie. La forme très rythmée des paroles de l’adam, au delà de la nomination qu’elles expriment, leur donne une allure hymnique de célébration. L’exclamation de l’adam répond au magnifique cadeau divin. Ce n’est encore qu’un monologue mais qui dévoile déjà la présence de l’autre. A aucun moment dans le récit on ne verra, hélas, l’homme-mâle s’adresser à sa femme ni celle-ci à son mari. Ils se contenteront de partager des gestes et parleront l’un de l’autre à la troisième personne. Avant d’arriver au ‘Je’ – ‘Tu’ du Cantique des Cantiques un long chemin reste à parcourir. Seules pour le moment sont posées les conditions du dialogue, et c’est déjà un pas immense dans la conscience qu’a l’adam de lui-même en se découvrant comme un être et un lieu de dialogue. Toute l’histoire qui s’ouvre désormais devant l’humanité sera indissolublement celle d’un dialogue entre l’homme et la femme, c’est-à-dire entre tous les humains, mais un dialogue qui a sa source dans la reconnaissance préalable du don de Dieu et qui ne pourra s’accomplir que dans la reconnaissance de cette relation fondamentale. Le mot ‫ פעם‬désigne d’abord le pied, puis le pas et donne naissance, par dérivation, aux locutions adverbiales ‘d’un pas’, ‘en un coup’, ‘soudain’, ‘enfin’. 42

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os de mes os et chair de ma chair Les os et la chair constituent toute la réalité de l’homme (Jb 2,5 ; Ps 102,6). Au premier niveau du récit l’idée d’origine est clairement exprimée par les prépositions min : c’est à partir des os et de la chair de l’adam que la femme est faite, et non à partir de l’adamah comme pour l’adam et les animaux. L’idée de ressemblance et d’égalité est également présente. Toutefois, l’expression ‘mes os et ma chair’ laisse entrevoir un autre niveau de compréhension du texte. Cette expression, peu fréquente, ne se retrouve que 6 fois dans la Bible. En Gn 29,14, Laban accueille son neveu Jacob par les mêmes termes. Abimélek, en Jg 9,2, rappelle aux Sichémites qu’ils appartiennent au même clan. En 2 S 5,1 (// 1 Ch 11,1) les tribus d’Israël réunies à Hébron déclarent à David que du fait de ses exploits militaires elles sont de ses os et de sa chair. En 2 S 19,13s, David envoie dire aux prêtres Sadoq et Ebyatar et, par eux, à Amasa, qu’ils sont ses os et sa chair. Tous ces textes rappellent d’abord le fait d’une solidarité familiale ou historique, fait qui conduit à un nouvel engagement de loyauté et de solidarité. Etant donné le faible nombre d’occurrences d’une expression aussi typée il paraît difficile de ne pas y voir un parallèle avec Gn 2,23. Si tel est le cas, ce passage comporte un double niveau de signification. Le premier niveau exprime l’origine comme l’atteste la préposition minabsente des autres textes. Le second niveau, symbolique, renvoie au thème très général de la solidarité clanique et de l’engagement contractuel. On peut penser que l’auteur de Gn 2-3 aura utilisé une expression commune et l’aura développée (préposition minet redoublement de ‘os’ et ‘chair’) pour l’intégrer dans la trame de son récit43. celle-ci sera appelée femme (ishshah) car de l’homme (ish) elle a été prise celle-ci Comme l’adam avait appelé les animaux par leurs noms, devenu mâle il donne ici un nom à la femme, le verbe ‫ קרא‬faisant le lien avec le v 19. Mais la nomination de la femme diffère de celle des 43

Voir Brueggemann, « Of the Same Flesh and Bone (Gn 2,23a) » 1970, pp. 532-542. Contrairement à l’opinion de Hamilton, TheBookofGenesis, p. 179, les termes ‘os’ et ‘chair’ ne fonctionnent pas ici comme des antonymes signifiant l’un la force et la durabilité et l’autre la faiblesse et la fragilité ; Garonne, « “Questa, finalmente, e ossa delle mie ossa e carne della mia carne” (Gen 2,23-24) » 2008, pp. 29-49.

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animaux puisqu’elle s’exprime en une véritable parole. Certes, ce n’est encore qu’un monologue dans la forme, mais c’est déjà, par la reconnaissance de l’autre, le prélude à un dialogue. L’autre est entré dans la vie de l’adam. La nomination de la femme par l’homme estelle un indice de la supériorité de celui-ci ? Elle résulte, à n’en pas douter, d’une culture androcentrique mais, à la différence de la domination (‫ )משל‬de la femme par l’homme en 3,16 du fait de la transgression, ici est mise en évidence l’égalité des deux êtres qui portent le même nom44. En nommant sa femme, l’homme se nomme d’ailleurs lui-même. L’assonance entre les deux mots ’ishshah et ’îsh tient lieu d’étymologie bien que leurs racines, d’ailleurs incertaines, soient différentes45. Peu de traductions sont parvenues à rendre cette assonance. Certaines, à commencer par la LXX (γυνη,ανηρ), ne l’ont même pas tentée. Les versions latines (virago,vir), anglaises (woman,man) et allemandes (Männin46,Mann) ont été plus heureuses. En français, la BFC innove avec bonheur en traduisant ‘compagne’ et ‘compagnon’. Outre le style, la similitude et la différence des deux termes ont pour effet de bien marquer d’une part la ressemblance et l’égalité (commesonvis-à-vis, v 18) des deux êtres et d’autre part leur dualité ainsi que leur complémentarité. Il est important de noter que la femme est ici définie par une relation d’intimité avec son homme et non par sa fonction de mère. A la différence de ḥawwah en 3,20, ’ishshah n’est pas un nom propre, mais seulement la désignation du genre féminin. Faut-il, comme en témoignent de nombreux commentaires dans le passé, déduire du fait que la femme est prisedel’homme, qu’elle lui est inférieure ? Ce serait oublier, ainsi que cela a été expliqué plus haut, que c’est del’adamqu’elle a été prise(v 22) et qu’elle se situe donc au même niveau que son homme, l’un et l’autre étant ‘nés’ de ce même adam,ce qu’exprime d’ailleurs le chant de celui-ci. On ne peut pour autant ignorer derrière l’étymologie populaire le contexte culturel d’une société patriarcale : le mot ’ishshah, comme la personne qu’il désigne, dérive du mot masculin ’ish et non l’inverse. L’homme-mâle définit sa femme en fonction de lui-même. Dans une autre culture, encore utopique (!), on pourrait imaginer 44

Schellenberg, DerMensch,dasBildGottes ?, pp. 221-224. Voir Wenham, p. 70 ; Mathews, p. 219. 46 Ce mot est un néologisme de Luther. Castellion a tenté un autre néologisme – ‘hommace’ – qui n’a pas connu la même fortune ! 45

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que c’est l’homme-mâle qui aurait été tiré de la femme et que c’est elle qui aurait nommé son homme… L’auteur du récit est donc bien de son siècle, un siècle très masculin qui lui survit encore47. Traditionnellement l’intimité de l’homme-mâle et de la femme a été perçue comme une représentation étiologique du mariage monogamique. Souvent aussi elle a été réduite à la relation sexuelle et la question a fréquemment été soulevée de savoir si le couple humain a eu des relations sexuelles dans le jardin d’Eden. De toute façon, comme l’observe Blenkinsopp48 avec humour, « if they had sexual relations, no children were born ». A ce niveau du récit la relation homme-femme est paradigmatique de la réalité dialogique de l’humanité dans toutes ses expressions possibles, et donc plus fondamentale et plus englobante que la simple relation sexuelle entre l’homme et la femme49. Il est remarquable enfin que la femme soit ‘définie’ ici non comme mère, mais bien comme l’alter-ego de l’homme. Tel est son premier statut. 2,24 Voilà pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme et ils seront une seule chair Ce verset serait selon les uns un commentaire du narrateur luimême et, pour d’autres, un ajout rédactionnel. Pour de nombreux auteurs il s’agirait d’une notice étiologique de l’institution du mariage et de son indissolubilité (voir Mt 19,5-6). Avant de revenir sur ces hypothèses un examen détaillé du texte s’impose. La locution conjonctive ‫ על־כן‬/ ‘c’est pourquoi’ introduit régulièrement, dans les récits, l’explication de l’origine d’un nom de lieu ou de personne, parfois d’une coutume ou d’un proverbe, en fonction 47 Sur la question de l’homme et de la femme dans la Bible, la société et l’Eglise, voir Mathews, pp. 219-222, avec bibliographie p. 219, notes 131 et 132. 48 Blenkinsopp, Creation,Un-Creation,Re-Creation 2011, p. 71. 49 Westermann, p. 317 : “Es ist die personale Gemeinschaft von Mann und Frau im unfassendem Sinn gemeint, zu der sowohl die körperliche wie die geistige Gemeinschaft von Mann und Frau, das gegensteige Helfen bei der Arbeit, das gegenseitige Verstehen, die Freude aneinander, das Ausruhen aneinander gehören”. Une telle communauté ne définit toutefois pas seulement l’homme et la femme, mais aussi tous les humains, quels que soient leurs sexes. Ce sera l’objet du récit suivant de Caïn et Abel. Mathews, p. 220, refuse quant à lui de voir dans la Genèse un paradigme universel de toutes les relations homme-femme et, a fortiori, de toutes les relations entre humains. Pour cet auteur l’adam est l’homme-mâle depuis le début du récit.

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d’un événement ou d’une circonstance mémorables (Gn 10,9 ; 11,9 ; 16,14 ; 19,22… Ex 15,23 ; Jos 7,26 ; Jg 15,19 ; 1 S 23,28 ; 2 S 5,20…). Sa fonction étiologique paraît donc évidente. Le verbe ‫ עזב‬a le sens premier de ‘quitter’ et selon le contexte, il peut signifier ‘laisser’, ‘abandonner’. Dans la littérature deutéronomique et prophétique ainsi que dans les psaumes ce verbe qualifie fréquemment la rupture des relations entre Yhwh et Israël dans le contexte de l’alliance. Tandis que Yhwh n’abandonne jamais son peuple (Gn 24,27 ; 28,15 ; Dt 31,6.8 ; Jos 1,5 ; 1 R 6,13 ; Is 41,17 ; Ps 9,11 ; 37,28.33 ; 94,14…), celui-ci, trop souvent, abandonne son Dieu pour courir après d’autres dieux (Dt 28,20 ; 29,24 ; 31,16s ; Jos 24,16.20 ; Jg 2,13 ; 10,6 ; 1 R 9,9 ; Is 1,4 ; Jr 1,16 ; 2,13 ; Ps 71,11...). Dans les Proverbes (11 emplois), le jeune homme est incité à ne pas ‘abandonner’ le droit chemin, les enseignements, la sagesse, la discipline, ses amis50. Le verbe ‫ דבק‬signifie ‘coller à’, ‘s’attacher à’ de manière quasi indissoluble, comme une plaie (Dt 28,60 ; 2 R 5,27), comme une motte de terre liée par l’eau (Job 38,38). Il se dit de l’attachement sexuel à une femme (Gn 34,3 ; 1R 11,2) et, dans la tradition deutéronomique, de l’attachement aux commandements de Yahvé et, plus généralement, à l’alliance (Dt 4,4 ; 10,20 ; 11,22 ; 13,5 ; 30,20 ; 2 R 18,6 ; Ps 63,9 ; 119,31...). Les deux verbes ‫ עזב‬et ‫ דבק‬sont des antonymes. C’est également le cas dans notre texte. Il semble cependant que le verbe ‫ עזב‬est mieux rendu ici par ‘quitter’ ou ‘laisser’ plutôt que par ‘abandonner’, ce qui serait péjoratif et contraire au précepte du décalogue (Ex 20,12)51. Il reste que l’emploi des deux verbes semble bien assimiler la relation entre ces deux êtres à un contrat d’alliance (voir Ml 2,14). Le fait que l’homme doive quitter son père et sa mère pour s’attacher à sa femme surprend car dans la société patriarcale de l’ancien Israël c’est la femme qui va habiter dans la famille de son mari52. Même si la référence à l’institution du mariage ne peut être exclue, la relation décrite ici semble cependant plus fondamentale. S’il y a étiologie, ce n’est pas d’abord celle de l’institution du 50

Pr 2,13.17 ; 3,3 ; 4,2.6 ; 10,17 ; 15,10 ; 27,10 ; 28,4. En accord avec Wenham, p. 70, et contrairement à Keel-Schroer, Creation 2015, p. 121. 52 Certains ont évoqué une institution matriarcale (erēbu) très ancienne.Voir Skinner, Genesis, p. 70 ; Hamilton, TheBookofGenesis p. 180 ; Batto, « The Institution of Marriage in Genesis 2 and in Atrahasis » 2000, 621-631. 51

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mariage monogamique et indissoluble, mais bien celle, plus fondamentale et universelle, de l’altérité constitutive de l’adam dont la relation homme-femme sous toutes ses formes fonctionne comme paradigme. En plaçant la relation de l’homme et de la femme au-dessus des liens claniques, référence de base dans la société de l’ancien Israël, l’auteur franchit un pas important. Chacun est avant tout une personne individuelle et non ‘fils ou fille de…’, ‘père ou mère de…’. Sa réalité personnelle s’exprime dans sa relation à son autre lui-même, sa femme ou son mari. Une telle conception de l’individu comme irréductible au clan ou à la tribu est relativement tardive en Israël comme en témoigne l’évolution du thème de la rétribution et l’émergence à partir de l’exil de la responsabilité individuelle53. Le terme ‫ בשר‬/ ‘chair’ au verset précédent formait un couple avec les ‘os’ pour désigner toute la réalité de l’homme et de la femme. En Gn 37,27 et Ne 5,5 basar est synonyme de frère, et en Lv 18,6 il a le sens de parenté très proche54. C’est ainsi, semble-t-il, qu’il faut comprendre l’expression ‫ והיו לבשר אחד‬/et ils seront uneseulechair. Pour certains l’expression désignerait précisément l’union sexuelle55, pour d’autres l’enfant né de cette relation. Certes l’intimité entre l’homme et la femme inclut sans aucun doute l’union sexuelle comme l’une de ses manifestations mais elle ne s’y réduit pas. En devenant uneseulechair l’homme et la femme feraient-ils retour à l’indivision primordiale de l’adam56 ? Mais ce serait contraire 53

Sur le sujet de la rétribution, voir Nocquet, « Rétribution et justice de Dieu » 2014, 145-171, pp. 154ss. 54 Wolff, Anthropologie des Alten Testaments, pp. 49-56 ; Beeston, « One Flesh » 1986, 115-117. 55 Sasson, J.M., « welō’ yitbōšāšû (Gen 2,25) and Its Implications’ » 1985, p. 418 : “man will cleave to his wife in sexual embrace”. 56 Dans le Banquet de Platon (190-191), les humains “tentent d’escalader le ciel pour combattre les dieux”. Zeus décide d’abord de couper les humains en deux… “Quand l’être primitif eut été dédoublé par cette coupure, chacun, regrettant sa moitié, tentait de la rejoindre. S’embrassant, s’enlaçant l’un à l’autre, désirant ne former qu’un seul être, ils mouraient de faim, et d’inaction aussi, parce qu’ils ne voulaient rien faire l’un sans l’autre”. Pris de pitié Zeus “transporte alors sur le devant leurs organes de génération” pour qu’ils puissent s’accoupler. “Si un homme rencontrait une femme, ils auraient un enfant et l’espèce se reproduirait ; mais si un mâle rencontrait un mâle, ils se calmeraient et ils se tourneraient vers l’action, et pourvoiraient aux autres besoins de leur existence. C’est évidemment de ce temps lointain que date l’amour inné des hommes les uns pour les autres, celui qui rassemble des parties de notre nature ancienne, qui de deux êtres

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à la dynamique du récit qui repose précisément sur l’altérité comme condition préalable à la communion. L’expression ‫ והיו לבשר אחד‬/ ilsserontuneseulechairn’apparaîtpas ailleurs dans la Bible. On en trouve toutefois un équivalent thématique et grammatical dans l’épisode du pacte matrimonial avec les Sichémites à qui les fils de Jacob proposent un échange mutuel de leurs filles et déclarent : ‫ והיינו לעמ אחד‬/ Nousseronsunseulpeuple (Gn 34,16.22). Etant donné le vocabulaire contractuel (‘laisser’, ‘s’attacher’) déjà mentionné, il n’est pas interdit de penser que derrière la relation de l’homme et de la femme dans la Genèse se laisse aussi deviner l’alliance entre Yhwh et son peuple57. Il n’existe aucune raison convaincante de refuser à l’écrivain non-P la paternité du verset. Le contenu conclut en effet parfaitement le récit de création de l’adam jusqu’à son achèvement. Il pose aussi les bases de la suite de l’histoire. Indissociables l’un de l’autre pour le meilleur et pour le pire, l’homme et la femme devront mettre à l’épreuve leur solidarité. Ici comme précédemment, le vocabulaire traditionnel utilisé et la liberté de son emploi portent la marque d’un même écrivain. Le genre littéraire de l’étiologie convenait parfaitement à son propos qui n’était pas d’expliquer l’origine d’une institution mais celle, plus fondamentale, de l’existence humaine comme une réalité sociale faite indissolublement d’altérité et de complémentarité. 2,25 Et tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, et ils ne ressentaient pas de gêne l’un face à l’autre Ce verset est le seul qui évoque la vie de l’homme et de la femme dans le jardin. D’une sobriété extrême il n’en est que plus parlant. Quand le narrateur de la Genèse déclare que l’homme et la femme étaient nus sans aucune honte l’un devant l’autre, il prend clairement le contre-pied de la réalité quotidienne vécue dans la société. Nudité, organes sexuels et honte, en effet, vont de pair, au point qu’un même mot – ‫ – ערוה‬comporte toutes ces significations (comme nos ‘parties honteuses’). C’est le terme abondamment utilisé dans les interdits sexuels du Lévitique aux chapitres 18 et 20. La nudité d’une personne est sacrée et ne saurait être profanée essaye d’en faire un seul... Chacun d’entre nous est donc une fraction d’être humain dont il existe le complément.” 57 Os 1-3 ; Jr 2,2 ; 31,3 ; Ez 16.

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serait-ce par le seul regard (Gn 9,22-23). La couvrir est un acte de bienveillance qui lui redonne sa dignité (Gn 9,23 ; Ez 16,8). Découvrir la nudité de quelqu’un, c’est attenter à son intimité et le couvrir de honte (Is 47,3 ; Ez 23,10 : Os 2,11-12). Découvrir son sexe confine à la prostitution (Ez tout le chapitre 18 ; 23,18). Le prêtre dans ses fonctions doit prendre soin de voiler sa nudité (Ex 20,26 ; 28,42)58. Le mot employé ici – ‫ – ערום‬est neutre et un peu moins fréquent que ‫( ערוה‬16 fois vs 53). Il n’a de soi aucune connotation péjorative et ne concerne pas spécifiquement les organes sexuels : c’est l’état de tout homme à sa naissance (Os 2,5, Jb 1,21 ; Qoh 5,14), c’est aussi celui des fuyards (Am 2,16), des pauvres qu’il convient de vêtir pour qu’ils n’aient pas froid la nuit (Is 58,7 ; Jb 22,6 ; 24,7.10), ou encore la ‘tenue’ symbolique des prophètes de malheur (1 S 19,24 ; Is 20,2.3.4 ; Mi 1,8)59. Comment le couple vivait-il dans le jardin d’Eden ? Certains ont tenté de remplir les blancs laissés par la Bible, sans trop s’aventurer cependant. Ainsi le livre des Jubilés (III,15-16) se contente de dire qu’Adam et sa femme y vécurent sept ans, le cultivant, mangeant ses fruits, faisant même des provisions et le protégeant contre les oiseaux et les bêtes sauvages. Adam étaitnu,maisnelesavaitpas etn’enavaitpashonte. La nudité de l’homme et de la femme et l’absence de toute honte ont été diversement interprétés. Certains auteurs, avec Gunkel (14) qui suit ici les Jubilés, pensent que l’absence de honte est due à l’absence de connaissance, les deux humains n’étant encore que des enfants inconscients de leur sexualité. Cette interprétation s’appuie sur une lecture chronologique du récit alors que la structure séquentielle est, rappelons-le, d’une autre nature. Contrairement à l’expérience de la vie réelle, le niveau d’existence offert et voulu par YE est celui d’une harmonie et d’une transparence totales entre YE et l’adam mais aussi entre l’homme et la femme, d’où l’absence de honte, de gêne ou d’embarras entre les humains. C’est seulement quand ils auront, non pas pris conscience de leur sexualité, mais s’être accaparé un savoir par effraction, que leur nudité, devenant honteuse, perturbera leur vie sociale (3,7). 58

A l’autre extrémité de la Bible, Pierre, lorsqu’il prend conscience de la présence du Seigneur, met son vêtement (Jn 21,7). J’étaisnuettum’asvêtu dit Dieu aux heureux élus (Mt 25,36) ; et l’Apocalypse (16,15) : Heureuxceluiqui veilleetgardesesvêtements,pournepasallernuetlaisservoirsahonte. 59 Pour la nudité dans la tradition juive voir Horvilleur, Entenued’Ève.Féminin, pudeuretjudaïsme.

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La forme hitpalel du verbe ‫ בוש‬/avoir honte est d’autant plus remarquable que c’est la seule occurrence dans la Bible hébraïque. Cette forme ajoute au verbe une note à la fois d’intensité et de réciprocité : ilsn’étaientpasdutoutgênésl’undevantl’autre60. Le verbe ne comporte aucune une idée de culpabilité et semble mieux rendu par ‘ressentir de la gêne’ ou ‘de l’embarras’61 plutôt que par ‘avoir honte’ comme dans la grande majorité des traductions modernes. L’homme et la femme ne ressentent aucune gêne l’un avec l’autre du fait de leur nudité car leur relation est (pour le moment, dans le récit !) sans nuage. C’est la rencontre en pleine lumière, sans déguisements, celle dont rêvent tous les amants. Le Cantique des Cantiques s’en approchera en un désir brûlant mais toujours inassouvi. L’évocation de la nudité et de l’absence de gêne, signe de l’harmonie de la vie dans le jardin annonce, par contraste, ce qu’est la vie en dehors du jardin. Elle sera honte et dissimulation, comme l’humanité historique en fait l’expérience. La nudité, selon qu’elle est heureuse ou honteuse, est un signe universel de l’harmonie ou du dérèglement des relations sociales. Quelques anciens manuscrits et commentateurs suivis par plusieurs traductions modernes (entre autres, Castellion, JPS, TOB) rattachent le verset à la suite du récit. Certes, c’est un verset charnière, mais c’est d’abord la conclusion du récit du jardin, de l’utopie à laquelle sera confrontée la réalité historique de la condition humaine dans le chapitre 3. Fondement et révélation du sens de l’existence humaine, ce tableau, non pas idéal mais fondateur de l’humanité selon Yhwh Elohim sera aussi ce qui juge le monde réel tout en lui ouvrant, moyennant conditions, les chemins de la vie et de la liberté.

60 Voir Sasson, a.c.pp. 418-421, avec bibliographie. L’auteur suggère de donner un sens factitif au verbe : “but they did not embarrasss each other”. De même la TOB : “sans se faire mutuellement honte”. Cette option me semble être une surinterprétation s’appuyant sur l’hypothèse que l’homme et la femme n’étaient pas conscients de leur sexualité avant la transgression ni donc de leur distinction, ce qui expliquerait qu’ils ne pouvaient se causer ni mal ni bien l’un à l’autre. Une telle argumentation fait fi de la découverte du “vis-à-vis – donc de l’autre – comme luimême” qui est au cœur de toute la section 2,18-25. Prétendre que l’homme et la femme ne prennent conscience de leur distinction sexuelle et de leur dualité qu’au c. 3 est contraire au texte. 61 La Vulgate traduit, très heureusement, : nonerubescebant /ils ne rougissaient pas. A comparer avec la traduction de Choura qui change la couleur : ‘ils n’en blêmissent pas’ !

Chapitre 9

De la tentation à la transgression : 3,1-7 Le chapitre ne commence pas par un wayyiqtol, ce qui signifie que le narrateur ouvre ici un autre volet de son récit. C’est l’Acte II. Le waw initial est rendu non par ‘et’ mais par la conjonction adversative ‘Or’ ou ‘Now’ dans de très nombreuses traductions à la suite aussi bien de la LXX (‛Οδε) que de la Vulgate (Sed). Ainsi est introduit un nouvel épisode du scénario dont on pressent déjà qu’il va prendre un tournant. Deux acteurs quittent la scène, remplacés par deux nouveaux acteurs. Yhwh Elohim, l’acteur dominant du chapitre précédent, disparaît totalement pour ne réapparaître qu’au v 8, tandis que l’acteur principal de la scène qui s’ouvre, le serpent, est un personnage jusque là inconnu. Quant à l’adam, l’autre personnage du c. 2 devenu acteur en 2,23, il passe désormais à l’arrière-plan, laissant le devant de la scène à la femme. Après l’avoir nommée et magnifiquement célébrée, voici qu’il se retire maintenant dans le silence, à l’ombre de sa femme. Le contraste est lumineux et illustre la confrontation entre deux mondes, celui de YhwhElohim et de la vie ‘paradisiaque’ qu’il vient de proposer et, au chapitre 3, celui de l’expérience humaine. On s’est souvent demandé pourquoi la femme prenait désormais la première place. Etait-elle le maillon faible de l’humanité ou, pire, celle par qui vient le mal ? Il est certes possible que le récit ne soit pas indemne des clichés misogynes dont on trouve maints échos dans les livres de sagesse et dans la littérature juive et chrétienne. Il n’est pas impossible non plus que le premier rôle dévolu à la femme soit dû à son intelligence, à la féminisation de la sagesse (Pr 8 et 9 ; 31,10-31). Quoi qu’il en soit, la raison de la place éminente de la femme dans cette séquence du récit répond sans doute avant tout à une logique narrative : aux deux protagonistes du premier volet de l’existence paradisiaque, YEetl’adam, succèdent deux autres protagonistes, le serpent et la femme. D’un point de vue narratif il était donc logique que le serpent prenne, dans ce deuxième acte du drame, la place de YE et la femme cclle de l’homme.

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3,1 Or le serpent était le plus avisé de tous les animaux sauvages que Yhwh Elohim avait faits L’article devant serpent fait normalement référence à un serpent clairement identifiable, soit que le narrateur en ait déjà parlé, ce qui n’est pas le cas, soit qu’il le suppose connu de son lecteur1, comme le loup-garou des contes ou le sanglier des chasseurs. Il apparaît d’emblée comme un personnage symbolique et menaçant venant perturber le déroulement harmonieux de l’histoire. Quelle image le lecteur pouvait-il se faire du serpent ? Quel éclairage pouvait-il trouver dans la Bible ou dans l’environnement culturel de l’Ancien Orient ? Les emplois bibliques (31) présentent presque toujours le serpent sous un jour péjoratif. C’est un animal insaisissable dans sa manière rapide, fuyante (le ‘serpent ‘fuyard’ ou ‘tortueux’ : Is 27,1 ; Jb 26,13) et silencieuse (Jr 46,22) de se déplacer. Son ‘chemin’ sur le rocher est aussi mystérieux que celui de l’aigle dans le ciel, du navire sur l’océan et de l’homme dans la jeune femme (Pr 30,19). Rusé, il trompe (Ps 140,4). Il frappe et mord quand on s’y attend le moins (Am 5,19 ; Qoh 10,8), il fait peur (Ex 4,3) et sème la mort dans le désert (Nb 21,6-7 ; Dt 18,15). Dieu lui-même s’en sert pour châtier (Is 14,29 ; Jr 8,17 ; Am 9,3). Sa marque naturelle est de ramper au ras du sol et de se nourrir de poussière (Mi 7,17 ; Is 65,25). Dangereux, le serpent a conduit Moïse à fabriquer un serpent d’airain pour guérir, par homéopathie, ceux qui ont été mordus (Nb 21,6-9), serpent qu’Ezéchias, dans sa réforme, s’empressera de détruire. Les seules qualifications positives du serpent concernent le serpent d’airain (Nb 21) et le caractère inoffensif de l’animal dans les temps messianiques (Is 65,25). Aucun de ces textes bibliques ne fait référence au serpent de la Genèse, les seuls points de rapprochement – ruse, morsures et régime alimentaire – relevant de l’expérience commune. On a parfois évoqué la similitude de racine avec le verbe ‫ נחש‬/ ‘pratiquer la divination’, ‘lire les présages’ (Gn 30,27 ; 44,5.15 ; Nb 23,23 ; 24,1)2. Cette pratique interdite en Israël (Lv 19,26 ; Dt 18,10 ; 2 R 17,17 ; 21,6) n’est cependant jamais liée, de près ou de loin, au serpent. Dans le contexte du récit il paraît évident que le serpent dont parle l’écrivain et que connaissent ses lecteurs (le serpent)combine à la fois subtilité, approche imprévisible et donc danger. 1 2

Collins, Genesis1-4, p. 170. Hamilton, TheBookofGenesis1-17, p. 187.

DE LA TENTATION À LA TRANSGRESSION : 3,1-7

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Les textes mythologiques de Mésopotamie, d’Egypte et de Canaan ont souvent été invoqués car ils semblent apporter un éclairage plus large3. Le serpent y apparaît fréquemment, du fait de ses mues successives, comme le symbole de la jeunesse éternellement renouvelée, voire de la vie, symbole aussi de la fertilité et de l’immortalité4, de la sagesse et de la divination visant à percer les secrets divins, symbole enfin du chaos. L’autre serpent le plus célèbre de l’antiquité est bien entendu celui de l’Epopée deGilgamesh. On le voit dérober à Gilgamesh la plante ‘de la vie sans fin’ (Tab. XI, 285-289). Dans EnumaElish(Tablette I, 132ss) Tiamat mobilise des monstres serpents en vue de son combat contre Marduk. Ce côté menaçant du serpent apparaît aussi en Canaan où Baal et Mot semordentcommedesserpents5. En Egypte le cobra, l’uræus des pharaons, est symbole d’immortalité. Joines cite plusieurs textes égyptiens6 où le serpent apparaît également comme le détenteur et le révélateur du savoir divin. L’uræus, signe et moyen de guérison pouvant également être porté en amulette, deviendra notre caducée. Les attributs du serpent dans la Genèse rejoignent clairement les thèmes symbolisés par le serpent dans l’Ancien Orient : immortalité, sagesse, chaos. Certes, aucune dépendance proprement littéraire ne peut être détectée. Tout au plus doit-on reconnaître une communauté de représentations du serpent dans la Genèse et dans l’Ancien Orient, mais sans négliger non plus la symbolique du serpent dans l’expérience quotidienne du laboureur de Palestine comme de tous les paysans à travers le monde7. 3 Westermann, Genesis, pp. 323-325 ; Joines, « The Serpent in Gen 3 » 1975, pp. 1-11 ; Wallace, TheEdenNarrative, pp. 159-161. Aux pp. 147-158 l’A propose une possible relation entre ḥawwah /‘vie’, ‘Eve’ et l’araméen tardif hewya (et l’arabe hayya) /‘serpent’. Cette hypothèse ne paraît pas avoir retenu l’attention, encore moins l’assentiment, des exégètes. Je n’ai pas la compétence pour en juger. 4 Pour le serpent dans l’iconographie voir Bührer, p. 234s (notes 308-310) ; ANEP, figures 471-474. 480. 511-520. 569. 585-591. 690-692. 697. J.H. Charlesworth a publié en 2010 une (très) longue étude (que je n’ai pas lue) sur le symbolisme du serpent : TheGoodandEvilSerpent :HowaUniversalSymbolBecameChristianized. 5 Pour le serpent dans des textes ougaritiques pouvant être liés à des récit de paradis voir de Moore, « East of Eden » 1988, pp. 105-111. 6 Joines, a.c., pp. 3-5. Entre autres, cette déclaration du Serpent Créateur et Primordial dans un Texte des Pyramides : “I am the overflow of the Primeval Flood, He who emerged from the waters. I am the ‘Providor of Attributes’ serpent with its many coils. I am the Scribe of the Divine Book which says what has been and effects what is yet to be”. 7 Pour l’assimilation du serpent au plaisir (Philon, Origène), à Satan, ennemi de Dieu (Ap 12,9, Grégoire de Nysse), à un animal possédé par le diable (Jean

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Quelques auteurs se sont tournés vers Ugarit et ont vu dans le serpent de Gn 3 l’image de Baal, dieu cananéen de la fertilité, l’ennemi juré du yahvisme. Serait ainsi expliquée dans le récit son face à face avec la femme dans un contexte de sexualité. Selon certains, s’appuyant sur des textes comme Jb 26,13 et Is 27,1, il proviendrait plus précisément du mythe cananéen de Baal et Mot8. Qu’il y ait un lien culturel lointain entre le serpent de Gn 3 et le serpent du chaos primordial n’est pas exclu mais il reste à démontrer. De toute façon on ne peut retenir aucune filiation littéraire entre les mythes cananéens et Gn 3. Westermann (324) observe par ailleurs qu’il n’y a dans le récit biblique aucune place pour un quelconque dualisme : le ‘satan’ ne deviendra jamais Satan9. Quoi qu’il en soit des multiples symboles attachés au serpent il reste surtout à déterminer sa fonction dans le présent récit. Le serpent n’y est pas un personnage mythique qui serait à l’origine du mal et la scène de la séduction n’est pas non plus de l’ordre du mythe mais bien d’un combat intra-humain dans le monde historique de l’humanité. Dans le dialogue avec la femme le serpent symbolise la conscience divisée de la femme, c’est-à-dire de l’humanité entière qu’elle représente10. Le serpent est d’ailleurs créé par YE et ne représente donc pas une puissance extérieure à lui. Detous les animaux sauvages que Yhwh Elohim a faits le serpent est le plusavisé.A elle seule cette proposition démontre que nous n’évoluons pas ici dans le mythe et que l’idée même d’un dualisme primordial est totalement étrangère au récit. Tandis que les mythes Chrysostome, Augustin) voir Cazier, « Du Serpent et de l’Arbre de la Connaissance » 1995, pp. 73-103. 8 Mettinger, The Eden Narrative, p. 82 : “I believe that the role of the serpent in Genesis 3 as the force that sets the human couple up against the will of God should be seen against the background of its role in the chaos battle mythology”. 9 Peut-être ne faut-il pas négliger la part de la culture populaire dans le choix du serpent par l’auteur de la saynète de 3,1-7. Ses mues, son mode de déplacement rapide et silencieux, son venin et ses morsures, autant de caractéristiques qui en font un animal mystérieux et dangereux, craint et révéré. Il est surprenant toutefois de ne pas retrouver ces caractéristiques dans les quelques fables d’Esope (‘Le Laboureur et le Serpent’, ‘La Vipère et la Lime’, ‘La Queue et le Corps du Serpent’, fables reprises par La Fontaine), où le serpent est mis en scène. 10 Kimelman., « The Seduction of Eve and the Exegetical Politics of Gender » 1996 1-39, p. 37 : “the serpent is hypostatically Eve’s other and … the scene is one of Eve struggling with her own susceptibilities. As is often the case, protagonist and antagonist constitute two sides of the same coin”.

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remplissent une fonction étiologique en exposant l’origine et les causes extra- et supra-humaines de la condition humaine, l’auteur de Gn 2-3 ne situe pas l’origine du mal hors de l’humanité. Il ne cherche même pas à en expliquer l’origine mais se contente de le constater car il sait que lesdesseinsducœurdel’adamsontmauvais depuis sa jeunesse (8,21). Loin de se présenter comme une pièce mythique et une étiologie du mal, la séquence de la tentation est une fable analogue à celle de l’ânesse de Balaam (Nb 22,2235), seul autre passage de la Bible où un animal parle11, et à la fable de Yotam (Jg 9,7-15) où ce sont des arbres qui parlent. Comme dans les fables, ce qui compte ce sont les discours, non les personnages dont la fonction est d’incarner symboliquement le discours12. La fable raconte ici la nature du mal et la manière dont il fait son chemin dans le cœur de l’homme13. La parole, dit Savran, « est la servante de la sagesse »14. On pourrait ajouter que celle de l’animal l’est doublement puisque le serpent, leplusavisédetouslesanimaux, n’est qu’un support métaphorique. Cette prise de parole dans le récit montre bien, selon le narrateur, où se situe le nœud de son récit, à savoir dans le sens à donner à l’interdit de 2,17. A travers le personnage de la femme, c’est bien le lecteur qui est ainsi invité à porter son attention sur ce point central. La première parole du serpent, sous la forme apparente d’une question innocente, interpelle 11

Sur la parole animale et la comparaison entre les deux récits de la Genèse et de Balaam voir l’étude importante de Savran, « Beastly Speech : Intertextuality, Balaam’s Ass and the Garden of Eden » 1994, 296-318. S décline en détail le parallélisme contrasté entre les deux textes (thème de l’obéissance, rôles opposés des animaux, vocabulaire de la connaissance, des yeux qui s’ouvrent et voient, ‘bien et mal’, ‫נחש‬, l’épée, la malédiction / bénédiction). Selon les Jubilés (III 28) “Le jour même où Adam quitta le jardin d’Eden…, ce jour-là se ferma la bouche de tous les animaux”. Selon Philon (Antiquités Judaïques I,1.30) les animaux parlaient tous la même langue dans le jardin d’Eden. Pour les points de contact entre l’histoire de Balaam (Nb 22-24) et Gn 2-3, voir aussi Stordalen, Echoesof Eden,pp. 440-443 (avec bibliographie). 12 von Rad, Genesis, p. 70 : “Die Erwähnung der Schlange hat hier etwas Beiläufiges, jedenfalls handelt es sich bei der ‘Versuchung’ durch sie um einen ganz unmythologischen Vorgang… Nicht was die Schlange ist, sondern was sie sagt, soll uns beschäftigen”. 13 Zimmerli, 1.Mose 1-11, p. 164 : “Jeder Versuch, die Sünde aus einer Ur-Sache, und wäre es auch die Ur-Sache ‘Satan’, absuleiten, ist ein Versuch, die Sünde vom Menschen in ein Hintergründiges abzuschieben und den Menschen zu entlasten. Die biblische Rede von der Sünde ist eine andere. Sie lässt die Sünde in ihrem unerklärlichen Geheimnis stehen”. 14 a.c.,p. 296.

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le lecteur aussi bien que la femme et va l’obliger à se positionner face à l’interdit. Le qualificatif attribué au serpent (‫ )ערום‬fait écho au mot ‫ ערומּים‬/ ‘nus’ du verset précédent et sert de mot crochet enre les deux scènes du récit. Ce jeu d’homophonie fait bien entendu allusion à la peau lisse du serpent et à sa nudité quand il mue. Mais il annonce surtout le duel qui va s’engager entre les humains ‘nus’, candides, voire niais, et celui qui sait. L’adjectif ‫ ערום‬est typique, et même exclusif, de la littérature de sagesse15 où il qualifie souvent le sage en opposition généralement au sot, à l’insensé (Pr 12,16.23 ; 13,16 ; 14,15.18 ; 22,3 ; 27,12). L’usage prend toutefois une nuance péjorative lorsque la sagesse des hommes s’oppose à l’omniscience et à la puissance divines (Jb 5,12 ; 15,5). Dans notre texte le sens premier est sans doute, comme l’a compris la LXX, celui de ‘fin’, ‘avisé’, voire ‘intelligent’, plutôt que ‘rusé’ comme dans la Vulgate16. En effet, l’apparition du serpent n’est pas diabolisée dès le principe puisqu’il est une créature de YE, donc toujours sous sa gouverne, et le suspense de l’intrigue n’en est que mieux préservé puisque l’avenir est encore ouvert. Tout au plus le lecteur peut-il, en raison de son expérience quotidienne, voir dans l’entrée en scène du serpent un signe de mauvais augure. De ‘malin’ à ‘malicieux’ le 15 Pr 12,16.23 ; 13,6 ; 14,8.15.18 ; 22,3 ; 27,12 ; Jb 5,12 ; 15,5. Gn 2,1 est le seul emploi de l’adjectif en dehors de ces deux livres. Le verbe ‫( ערם‬agir avec prudence et astuce, être avisé) apparaît cinq fois, dont deux fois en Pr 15,5 et 19,25, une fois en Jb 5,13 (péjoratif), Ps 83,4 (péjoratif) et 1 S 23,22. Le substantif ‫( ערמה‬ruse) revient cinq fois, dont trois fois en Pr 1,4 ; 8,5.12, une fois en Jos 9,4 et Ex 21,14 (péjoratif). De soi le vocabulaire n’est pas péjoratif, il ne le devient qu’en fonction du contexte. 16 Depuis la Vulgate (callidior), la traduction ‘rusé’ a longtemps prévalu alors que la Septante utilise le mot φρονιμος qui signifie tout simplement ‘sensé’, ‘intelligent’. Cette interprétation a sans doute été encouragée par une longue tradition juive (Sg 2,24 : Parl’enviedudiablelamortestentréedanslemonde, 1 Hén XLIX,6 : Gadréel, un ange déchu) puis chrétienne (Jn 8,44 ; Rm 16,20 ; Ap 12,6 ; 20,2) qui ont personnalisé le serpent en Diable ou Satan, sans pour autant verser dans le dualisme. Dans 2 Co 11,3, St Paul ne parle toutefois que du serpent et utilise, pour qualifier son opération de séduction, le mot ambivalent panourgia signifiant aussi bien la sagesse, l’aptitude à tout faire, que la fourberie. La ruse du serpent est proverbiale (Mt 10,16). Skinner, Genesis p. 73, commente : “The Jewish and Christian doctrine is a natural and legitimate extension of Gn 3, when the problem of evil came to be apprehended in its real magnitude ; but it is foreign to the thought of the writer, although it cannot be denied that it may have some affinity with the mythological background of his narrative… The Yahwistic author does not speculate on the ultimate origin of evil”.

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glissement est aisé, comme dans le mot anglais ‘clever’. L’ambivalence du terme ‘arûm à cet endroit du récit annonce déjà l’ambiguïté du dialogue qui va suivre et, indirectement, l’ambiguïté de la sagesse dont le serpent se prévaut. A partir de la qualification du serpent le lecteur perçoit que le dialogue qui va suivre sera tout à la fois subtil et périlleux. Et il dit à la femme : C’est donc vrai que Elohim a dit : ‘Vous ne mangerez d’aucun des arbres du jardin’… L’ambiguïté17 de la phrase est une superbe illustration de la subtilité du serpent… et du narrateur. La phrase reste suspendue en attente d’une réaction de la femme. Est-ce une question, une déclaration ou une opinion ? Le serpent s’adresse à la femme et non à l’adam qui était pourtant le destinataire du commandement divin. Le commandement lui-même est tronqué. Le nom Yhwha disparu... Autant d’incertitudes et d’approximations qui symbolisent le terrain mouvant sur lequel s’ouvre la scène. A cela s’ajoute une inconnue : comment le serpent pouvait-il être au courant de ce qu’avait dit Yhwh Elohim à l’adamalors que les animaux n’avaient pas encore été créés ni jugés être des partenaires inadéquats pour l’adam ? Le narrateur voudrait-il sous-entendre que l’adam, en l’occurrence la femme, n’avait rien à gagner d’un dialogue avec un animal qui n’était pas son partenaire et à qui le commandement n’avait pas été adressé ? La locution adverbiale ‫ אף כי‬est généralement rendue par une formule interrogative : ‘pourquoi’ (LXX : τι ; Vg : cur) ou ‘est-il vrai que ?’. Cette forme interrogative semble être la règle dans les traductions18. Elle tend en réalité à court-cicuiter une difficulté grammaticale et sémantique. Il convient en effet d’observer que la locution ’aph 17 Sur les jeux de mots et les ambiguïtés qu’ils engendrent dans le récit de la tentation voir de Fraine, « Jeux de mots dans le récit de la chute » 1957, pp. 4759. 18 Une certain nombre de traductions, toutefois, ne gardent pas la forme interrogative : la TOB (Vraiment ! Dieu vous a dit :”Vous ne mangerez pas…) ; Chouraqui (AinsiElohiml’adit :‘Vousnemangerezpas…) ; la BNT (Dieuvous adoncdit :Nemangezpas…) ; Zimmerli et von Rad : (Gotthatwohlgargesagt). Pour Skinner (Ay, and so God has said…) l’exclamation est mi-interrogative et mi-réflexive, “as if the serpent had brooded long over the paradox, and had been driven to an unwelcome conclusion”.

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kî n’a jamais ailleurs dans la Bible un sens interrogatif19. En outre elle ne se trouve pas ailleurs en ouverture de phrase mais toujours en écho à la proposition qui précède, avec le sens de ‘d’autant plus/ moins que’, ‘même si’, ‘à plus forte raison’, ‘combien plus’… Sa présence ici en début de phrase est donc surprenante et donne l’impression que le lecteur est introduit dans une conversation déjà en cours entre le serpent et la femme20. Faut-il comprendre que la femme s’interrogeait déjà sur le sens du commandement divin, le serpent venant donner parole au débat qui la trouble ? N’est-ce pas aussi le débat du lecteur qui se trouve ainsi conduit par le narrateur à s’interroger lui-même sur la signification et le bien-fondé de l’interdit ? La présence virtuelle du lecteur dans le texte préfigure déjà les innombrables questions que ne cesseront de se poser les interprètes au cours des siècles. L’auteur laisse ainsi le lecteur entrer dans son récit dans une démarche qu’on pourrait qualifier de maïeutique. L’adverbe ’aph / ‘vraiment’ donne à la phrase une valeur emphatique qui exprime l’étonnement du serpent et presque un souhait de vouloir être rassuré. Il est préférable par conséquent de laisser la phrase à l’indicatif, mais à un indicatif pour le moins dubitatif et à peine provocateur. Le serpent ne pose pas explicitement de question et il ne semble même pas vouloir s’informer. Il se contente d’exprimer son étonnement devant une réalité qui lui paraît difficilement acceptable et il le dit d’une manière subtilement biaisée et apparemment bienveillante vis-àvis de la femme, au point que celle-ci se verra obligée de rectifier. Ce faisant, elle entrera en dialogue avec le serpent mais sur le terrain et selon les termes choisis par lui. Hamilton (186) paraît avoir bien capté toutes les nuances du texte dans sa traduction : Vraiment !DirequeDieuaditquevousnedevezmangerd’aucun arbredujardin !21. Le point de vue du serpent est clairement défini par le nom qu’il donne à l’auteur du commandement. Ce n’est plus Yhwh Elohim mais seulement Elohim. Ce n’est plus le Dieu personnel qui s’adresse à l’adam et lui édicte un commandement dans une relation d’alliance, 19

Dt 31,27 ; 1 S 14,30 ; 21,6 ; 23,3 ; 2 S 4,11 ; 16,11 ; 1 R 8,27 ; 2 R 5,13 ; Ne 9,18 ; 2 Ch 6,18 ; 32,5 ; Ez 14,21 ; 15,5 ; 23,40 ; Ha 2,5 ; Jb 9,14 ; 15,16 ; 25,6 ; 35,14 ; Pr 11,31 ; 15,11 ; 17,7 ; 19,7.10. 20 Joosten, « L’arbre de la connaissance du bien et du mal » 2016, p. 19. 21 Hamilton, TheBookofGenesis1-17, p. 186 : Indeed !TothinkthatGod saidyouarenottoeatofanytreeofthegarden !

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mais un Dieu impersonnel qui lui impose un interdit arbitraire et dont on parle désormais à la troisième personne. Sujet d’action et de parole au c.2, YhwhElohimdevient Elohim, un simple objet de discours22. Les derniers mots de la phrase sont d’une ambiguïté qui ne peut qu’inciter l’interlocutrice du serpent à en clarifier le contenu. Vous nemangerezpasdetouslesarbresdujardin peut aussi bien vouloir dire Vous ne mangerez d’aucun arbre du jardin ou Vous ne mangerez que de certains arbres du jardin. Il appartiendra à la femme de décider du sens à donner à la phrase et de réagir en conséquence. Il est clair qu’en adoptant le premier sens elle se verra en demeure de le corriger, et donc d’adopter la problématique du serpent. Le serpent, derrière lequel se cache le narrateur, est omniscient et connaît exactement les termes de 2,17 et c’est donc en toute conscience qu’il modifie le contenu du commandement et surtout sa signification. Il n’a d’autre but que d’amener la femme à se désolidariser de l’adam de 2,17 en se plaçant non pas comme un partenaire de YhwhElohim mais comme un sujet d’Elohim. Pour quelle raison le serpent s’adresse-t-il à la femme et non à l’homme ? Cette question déjà évoquée a maintes fois été soulevée et a reçu diverses explications23. Est-ce que parce que le narrateur veut mettre en scène celle qui vient de naître et n’a pas encore ouvert la bouche ? Plus subtilement, est-ce parce la femme dont l’homme s’est ‘enamouré’ au point de tout laisser pour s’attacher à elle, est désormais le pôle de son existence, celle qui a pouvoir sur lui (ce qui sera inversé au v 16), celle par conséquent que le serpent doit convaincre ? D’un point de vue narratif cette explication paraît vraisemblable plutôt que celle, souvent proposée, de la plus grande vulnérabilité de la femme. De toute façon il est clair que la femme représente son homme aussi bien qu’elle-même comme l’attestent les verbes au pluriel utilisés par les deux interlocuteurs.

22

Voir Bonhoeffer, CreationandTemptation, p. 69 : “But the conversation goes on – the first conversation about God, the first religious, theological conversation. It is not prayer or calling upon God together but speaking about God, going beyond him”. Westermann, p. 326 : “Wenn die Schlange nur ‫ אלהים‬sagt, so ist das damit genügend begründet, dass der Name ‫ יהוה‬nur in die Beziehung der Menschen zu Gott gehört”. 23 Hamilton, o.c., p. 188. Selon Jaroš – « Die Motive der Heilgen Bäume und der Schlange in Gen 2-3 » 1980, 204-215 – la place de la femme à cet endroit s’expliquerait par le fond cananéen des cultes de la fertilité.

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3,2 Et la femme dit au serpent : du fruit des arbres du jardin nous pouvons manger, 3,3 mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin Elohim a dit : « Vous n’en mangerez pas et vous n’y toucherez pas sous peine de mourir ». La femme répond, et là est sa première faiblesse car elle entre ainsi sur le terrain du serpent. Sans nommer ni Yhwh Elohim ni même, dans un premier temps, Elohim, elle veut corriger l’énoncé du serpent mais elle le fait d’une manière timide qui la montre déjà sous influence. Elle atténue le commandement de 2,16 qui portait sur touslesarbresdujardinet en diminue ainsi la générosité tandis qu’elle aggravera la sévérité de l’interdit. La balance est en train de pencher en défaveur d’Elohim. Elle poursuit d’ailleurs en l’appelant non pas YhwhElohim mais Elohim,adoptant ainsi le point de vue du serpent et prenant ses distances avec Yhwh Elohim. Du fait même que Dieu devient objet de discours et le commandement sujet de débat celui-ci change de sens en perdant sa signification de relation entre YEet l’humanité au bénéfice de la seule barrière dressée entre eux, et cela alors même que la femme cherche à prendre la défense de Dieu24. L’arbre interdit n’est pas identifié comme étant celui de la connaissance du bien et du mal (2,17) mais simplement comme celui quiestaumilieudujardin. Nul doute cependant, ainsi que le précisera le serpent au v 5, qu’il s’agit de l’arbre de la connaissance et non de l’arbre de la vie. Les deux arbres étaient pourtant tous deux aumilieudujardin(2,9). En laissant cette imprécision dans la bouche de la femme l’auteur veut-il laisser entendre que les deux arbres sont liés l’un à l’autre ainsi qu’il le dira clairement à la fin de son récit ? C’est probable. Il restera à déterminer la nature de ce lien. Dans son rappel de l’interdit divin la femme en accentue la rigueur : ‫לא תגעו בו‬/vousn’ytoucherezpas ! Le verbe ‘toucher à’ à la forme qal suivi de la préposition be (soit ‘toucher à’, intr. et non ‘toucher’, tr.) est particulièrement marqué par son usage extrêmement fréquent dans la littérature sacerdotale (34 fois dans le Lévitique et les Nombres) et, plus largement, dans tout ce qui concerne 24

Westermann, p. 326 : “Indem aber das Gebot Gottes diskutiert wird, verändert es sich, selbst wenn es vertedigt wird”.

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le culte (environ les deux tiers des 107 occurrences). ‘Toucher au’ sacré (‫ – )קדש‬humains, animaux ou objets –, c’est toucher au domaine réservé à Dieu et lui porter atteinte si c’est le fait d’une personne non habilitée. ‘Toucher à l’impur’ (‫ )טמא‬entraîne une contamination qui rend inapte à la participation au culte. Il est possible, sous réserve toutefois d’une étude plus approfondie de ce vocabulaire, que le sens de ‘porter atteinte’ au divin soit sousjacent à l’emploi de ce verbe dans notre texte25 : l’arbre aumilieu du jardin serait du domaine exclusif de Dieu au même titre que la montagne du Sinaï ou l’arche de l’alliance : Gardez-vous de montersurlamontagneetd’entoucherlebord.Quiconquetouche àlamontagneseramisàmort(Ex 19,12 ; voir aussi 2 S 6,6s). Ces observations sur le vocabulaire du ‘toucher’ rejoignent, nous semble-t-il, celles déjà faites plus haut concernant le thème du ‘manger’. L’un comme l’autre, ces deux verbes témoignent à la fois de l’enracinement de l’écrivain non-P dans la tradition et de sa liberté créatrice. Il n’est pas impossible que l’atteinte portée à l’arbre fasse écho à l’abattage, par Gilgamesh et Enkidu, des cèdres de la montagne où résident les dieux et sanctuaire de la sainte Irnini26. Si une parenté culturelle n’est évidemment pas à exclure entre les beaux arbres du jardin d’Eden et ceux des jardins divins dans la mythologie (voir aussi Ez 31), l’ancrage littéraire et théologique le plus immédiat de Gn 2-3 paraît bien être ici celui de la tradition sacerdotale. sous peine de mourir Cette relecture partielle et modifiée de 2,17 par la femme n’apporte en soi aucun éclairage sur la nature de la mort encourue en cas de transgression ni sur son imminence. Tout au plus peut-on dire, en raison de l’appellation Elohim, que la mort envisagée est plutôt biologique que spirituelle. L’absence de la formule le jour où laisse ouverte la question de l’immédiateté ou non de l’exécution de la sentence. Le serpent va trouver dans cette imprécision l’occasion d’introduire sa propre interprétation. 25

Bührer, AmAnfang, p. 237. Bottéro, L’Epopée de Gilgameš, Tablette V, pp. 112,120 ; voir Pfeiffer, « Der Baum in der Mitte des Gartens » 2001, pp. 8-13, avec d’autres exemples dans la mythologie mésopotamienne. 26

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3,4 Et le serpent dit à la femme : Non, mourir vous ne mourrez pas Le serpent, à son tour, se réfère à l’interdit de 2,17 pour en prendre le contre-pied. Jusqu’à présent il s’avançait masqué mais le moment est venu, maintenant que la femme s’est laissée entraîner sur les sables mouvants, de s’opposer ouvertement à la parole divine. ‫ לא ־מות תמתון‬: Non,vousnemourrezcertainementpas. La construction grammaticale est inhabituelle, la négation étant normalement placée entre l’infinitif absolu et le verbe à l’état fini (môtlo’temutûn) et non avant l’infinitif comme ici (lo’ môt temutûn) qui pourrait grammaticalement se traduire par Non !Vousmourrezcertainement. Une telle traduction n’est évidemment pas recevable dans le contexte. Skinner (74) note que la même construction se retrouve aussi en Am 9,8 et Ps 49,8 avec le sens d’une négation renforcée de l’ensemble verbal : Non,absolumentpas‘môttemutûn’ ! Cen’estpas vrai, vous ne mourrez pas ! Le serpent rassure la femme : pas de mort en vue ! Nul doute que pour lui il s’agit d’une mort physique. En ce sens le serpent n’a pas tort27 puisque Adam survivra longtemps (5,5). Cette traduction semble devoir s’imposer plutôt qu’une autre, elle aussi grammaticalement possible :Vousnemourrezpas certainement / il n’est pas certain que vous mourriez. La simple évocation d’un risque de mort ne saurait en effet rassurer la femme. On peut toutefois observer que l’ambiguïté de la construction grammaticale peut, par elle-même, créer une certaine confusion chez la femme et finir de la désarçonner. 3,5 Car il sait, Elohim, que le jour où vous en mangerez vos yeux s’ouvriront et vous serez comme Elohim /des elohim connaissant le bien et le mal Le serpent pénètre les véritables pensées de Dieu que la femme, elle, ignore. Il est possible que ce savoir du serpent soit, dans la culture du narrateur, lié à la divination (‫)נחש‬. Si dans la logique narrative du récit, c’est bien le serpent qui sait ce que Dieu sait, on peut se demander dans quelle mesure le narrateur lui-même, et à travers lui le lecteur également, ne partagent pas en quelque sorte la même prétention au savoir et donc le même questionnement du commandement divin. Le serpent serait le symbole et le porteparole de leurs débats internes. 27

Moberly, « Did the Serpent Get It Right ? » 1988, pp. 1-9.

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La conjonction kî comporte une valeur à la fois adversative et assertive et la forme participiale yode‘ souligne le caractère permanent et assuré de ce savoir divin, ce qui permet de paraphraser : en réalité/maislavérité,c’estque…/etDieulesaitbien,etceladepuis toujours ! Le ‘sachant’ (‫ )יודע‬dans la Bible est, par excellence, Dieu lui-même (Pss 1,6 ; 37,18 ; 44,22 ; 94,11). Qohélet ne cesse de répéter, à l’inverse, que l’adam ne sait pas : Qui sait ? (2,19 ; 3,21 ; 8,1.7,12 ; 11,5.6), même quand il croit savoir (8,12 ; 9,1). Le serpent, quant à lui, sait ce que Dieu sait ! On est là aux antipodes de la pensée de Qohélet et, même sans doute, de celle du narrateur de Gn 2-3. La reprise littérale de la phrase de YEen 2,17 – lejouroùtuen mangeras//vousenmangerez – souligne le rejet total et direct de la menace divine par le serpent. Au lieu d’un jour de mort ce sera un jour de lumière et de parfaite intelligence, leurs yeux s’ouvriront. Le verbe ‫ פקח‬/‘ouvrir’ a souvent pour objet les yeux des humains, malades ou aveugles28 et, directement ou indirectement, Dieu ou Yhwh pour sujet29. Ici l’ouverture des yeux est présentée comme devant relever de la seule initiative humaine. La proposition etvous serezcommeelohimsachantlebienetlemal est doublement ambiguë. A la différence du premier elohim du verset assorti d’un participe au singulier faut-il comprendre le second elohim commandant un participe au plurielau sens de ‘Dieu’ ou ‘des dieux’30 ? En d’autres termes elohimest-il nom propre ou simplement appellatif (‘êtres divins’ ou simplement ‘divin’) ? Par ailleurs, le participe pluriel sachant se rapporte-t-il à elohim ou bien à vous31 ? Vous 28

2 R 4,35 ; 6,17.20 ; Is 35,5 ; 42,7 ; Ps 146,8 Sur les 20 emplois du verbe ‫ פקח‬une quinzaine ont Dieu pour sujet grammatical ou réel. Dans les prières il est aussi fait appel à Dieu pour qu’il ouvre les yeux et voie la détresse du peuple ou d’une personne : 2 R 19,6 // Is 37,17 ; Dn 9,18 ; Jr 32,19 ; Za 12,4. 30 Nombreuses sont les traductions qui, à la suite de la LXX (ωςθεοι) et de la Vulgate (sicutdii), traduisent par le pluriel ‘dieux’ : Castellion, KJ, Skinner, Segond, BJ, TOB, Osty, Grosjean, Schellenberg, Bührer… Plus nombreuses aujourd’hui sont celles qui optent pour le singulier ‘Dieu’ : Luther, JPS, ASV, RSV, Zimmerli, von Rad, Westermann, Steck, Wenham, Schüle, Resplandis, Hamilton, Mathews, Waltke, Rabbinat, BNT… Chouraqui préserve l’ambiguïté en choisissant de ne pas traduire : ‘Elohim’. Le Tg Neofiti I se distingue : ‘des anges devant Yahvé’, en référence peut-être à 2 S 14,20. Cassuto considère les deux traductions comme possibles. La majorité des traducteurs reconnaissent aussi, quel que soit leur choix final, que les deux traductions sont défendables. 31 Voir la discussion (un peu alambiquée, il est vrai !) de Resplandis, Lefruit défendudeGenèse2-3, pp. 64-74. 29

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serezcommeDieu/desdieuxpuisquevoussaurez…,ou bien Vous serezcommeDieu/desdieuxquisavent... ?Lexicalement dans le premier cas et grammaticalement dans le second toutes les alternatives sont possibles, et là est tout l’art de l’écrivain qui ne verrouille pas son texte ce qui contribue à troubler l’atmosphère du débat32. ‘Dieu’ ou ‘dieux’, cet elohim n’est de toute façon pas Yhwh. Ainsi qu’on l’a observé précédemment, la connaissance du bien et du mal relève du langage sapientiel pour définir la capacité de discernement et donc la maturité humaine (Dt 1,39 ; 2 S 19,36 ; Is 7,15)33. Mais, associée à elohim, elle prend une dimension spéciale et qualifie l’aptitude du roi à gouverner avec justice. La femme ‘sage’ de Teqoa envoyée par Joab pour tenter de fléchir le cœur de David après la mort d’Absalom déclare au roi : Commel’ange deDieu/desdieuxainsiestmonmaîtreleroipourentendrele bienetlemal…Monmaîtreestsagecommedelasagessedel’ange deDieu/desdieuxpourconnaîtretoutcequ’ilyasurlaterre (2 S 14,17.20 ; voir aussi 19,8). Cette connaissance du bien et mal attribuée au roi pour gérer son royaume relève du divin et ne peut donc être qu’un don, ainsi que l’exprime Salomon dans sa prière de Gabaon : Donneàtonserviteurunespritd’entendementpour gouvernertonpeupleetdiscernerentrelebienetlemal(1 R 3,9). La connaissance du bien et du mal est donc en soi une bonne chose, comme témoigne la présence de son arbre dans le jardin. Elle est à la disposition de l’adam, roi de la création, pour se conduire et gouverner le monde. Lorsque, oubliant qu’une telle connaissance est une prérogative divine, et donc un don de Dieu, le fait de chercher, en mangeant de l’arbre, à se l’approprier constitue en revanche une infraction, un crime de lèse-majesté : l’adam ne peut devenir roi que par délégation. A la première question de savoir si elohim est nom propre ou appellatif il semble, à la lumière des textes cités plus haut, qu’il est appellatif pour le serpent et pour la femme. Mais, pour le narrateur et le lecteur, il paraît évident aussi qu’il est indissociable du Yhwh Elohim du récit, ce que précisera d’ailleurs Yhwh Elohimen 3,22 en disantl’adamestdevenucommel’und’entrenous.Le narrateur comme le lecteur savent tous deux qu’il n’y a pas d’autres elohim 32

Mathews, p. 236, note : “Ambiguity here may be purposeful since the whole tenor of the serpent’s speech is marked with clever devices.” 33 Voir Schellenberg, DerMensch,dasBildGottes ?, pp. 209-216.

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que Yhwh : Yahweh Elohim d’Israël.., c’est toi le seul Elohim pourtouslesroyaumesdelaterre…quetouslesroyaumesdela terresachentquetoiYhwhestleseulElohim (2 R 19,15.19 ; voir Ps 86,10). Quant à savoir si connaissant… qualifie elohimou vous, il semble que la forme plurielle du participe, à la différence du même participe au singulier en début de verset, renvoie à vousplutôt qu’à elohim. Mais le seul fait que l’alternative soit grammaticalement possible renforce la similitude, voire l’égalité, entre les humains (vous) et elohim. La perspective ouverte à la femme, et qui deviendra son désir, est celle de la connaissance et non, en soi, celle de devenir comme des dieux/Dieu. A la différence du roi de Tyr (Ez 28,2.6.9) qui se prend pour Dieu alors qu’il n’est qu’un homme, la femme ne cherche pas à se faire Dieu/dieu. Le désir que le serpent attise en elle est d’atteindre par elle-même, en mangeant le fruit de l’arbre, un haut niveau de sagesse et de maîtrise de son existence. Son désir est celui d’une autonomie totale qui ne peut que la conduire à se séparer de Yhwh Elohimet donc à mourir à la vie de l’alliance avec lui. La femme comprend-elle que la connaissance du bien et du mal lui apportera l’immortalité physique ? Il ne le semble pas. Il lui suffit de savoir, sur la foi des paroles très sensées du serpent, que sa vie n’est pas menacée dans l’immédiat. La beauté de l’arbre accapare de toute façon toute son attention et l’heure n’est pas aux pensées sinistres. 3,6a Et la femme vit que l’arbre était bon au manger, et que c’était un délice pour les yeux et que l’arbre34 était désirable pour réussir Les versets 1 à 5 sont le temps de la délibération et de la lutte intérieure. A travers le dialogue avec le serpent, c’est tout l’être de la femme qui est partagé entre le commandement de YhwhElohim et la voix raisonnable qui lui propose un discours sur Elohim/Dieu. 34 Le mot ‘arbre’ dans le troisième stique est absent du grec et de la Vulgate. Hendel, The Text of Genesis 1-11, p. 44s, voit une progression dans les trois clauses, la troisième, très brève, en étant le sommet : “The brevity of the third clause as ‫ להשכיל ונחמד‬may stylistically accentuate the end point of the woman’s perception. In a clause with an implied subject, it is plausible that a scribe might secondarily supply the subject”. Egalement Wallace, TheEdenNarrative, p. 92, note 19.

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S’étant laissée entraîner dans une réflexion de raisonnement théologique, elle a déjà franchi une frontière. C’est le moment où le serpent disparaît de la scène sans avoir même eu besoin d’inciter la femme à manger du fruit de l’arbre. Il a accompli son œuvre et laisse maintenant la femme seule avec ses interrogations et ses désirs. La première phrase (v 6a) marque un temps d’arrêt, le temps de la séduction avant le passage à l’acte. A partir de là (v 6b) tout subitement s’accélère dans une logique inexorable marquée par la succession rapide de huit wayyiqtol consécutifs et par l’absence de suffixes pronominaux après les verbes ‘manger’ et ‘donner’. Tous les sens sont en éveil : l’ouïe, la vue, le goût, le toucher et peut-être l’odorat. La dynamique du désir est à son comble : etelleprit etellemangea etelledonna etilmangea ets’ouvrirent  etilssurent etilscousirent  etilsfirent C’est une course irrépressible à la catastrophe avant que la femme et l’homme n’entendent de nouveau la voix de Yhwh Elohim. Absent durant toute la scène de la tentation, YE va soudain refaire son apparition dans le récit et dans la conscience du couple (v 8). La première proposition – lafemmevitquel’arbreétaitbon– fait littérairement écho au refrain du récit sacerdotal etDieuvit que c’étaitbon, mais aussi à 6,2, autre texte attribué à l’écrivain non-P : etlesfilsdesdieuxvirent quelesfillesétaientbonneset ils prirent…35. Cette correspondance littéraire avec le chapitre 1 soulève, on l’a déjà signalé, la question de la relation entre les deux récits. Le vocabulaire utilisé rappelle, de manière plus développée et avec quelques variations, celui de 2,9 pour décrire les arbres du jardin d’Eden. L’arbre est bon au manger (‫)טוב למאכל‬, désirable (‫)נחמד‬36. C’est un vocabulaire qui relève du langage sapientiel : la vue, le manger, l’intelligence pratique, le désir, le délice, autant de termes et de thèmes de la vie quotidienne. L’insistance sur les qualités de l’arbre, nettement plus appuyée que dans la description 35 La proposition opposée de Gn 6,5 est de même facture : Yhwhvitquela malice(‫ )רעה‬de l’adamétaitgrande. 36 Pour ces deux termes voir plus haut, adloc.

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des arbres en Gn 2,9, définit clairement le point de vue de la femme, c’est elle en effet et non le narrateur qui ‘voit’. La femme se situe au seul niveau de l’expérience humaine, sans aucune relation à Yhwh Elohim. En outre, cette longue description émerveillée a pour effet de souligner l’intensité de la tentation. Deux termes méritent une attention particulière : le substantif ‫ תאוה‬et le verbe ‫השכיל‬. Le premier est un substantif signifiant ‘désir’ ou ‘appétit’. Le mot ta’awah revient 21 fois dans la Bible, dont 8 fois dans les Proverbes et 8 fois dans les Psaumes37. Il décrit une faim de vie qui demande à être assouvie. Elle est parfois légitime comme dans la détresse (Ps 10,17 ; 38,10) mais peut devenir immodérée quand elle est recherche de soi (Ps 10,3 ; Pr 21,26) ou de son autonomie (Nb 11,4 ; Ps 78,29s ; 106,14 ; Pr 18,1). Terme éminemment existentiel, le désir est le moteur de la vie, sa valeur positive ou négative dépendant du sujet et de l’objet. Dans le contexte de Gn 3,6 l’arbre n’est donc pas seulement un plaisir ou un délice pour les yeux, traduction pourtant généralement adoptée, mais véritablement un objet de désir, et même de désir violent. Pour Mendenhall 38 l’absence dans les écrits anciens de ce mot ta’awah et de plusieurs autres en Gn 3,1-8 est le signe d’une datation basse du récit. Le vocabulaire ‫ שכל‬se partage entre les formes substantivales (16 fois) et verbales (58 fois). Le sens premier est celui de compréhension, de perspicacité, d’intelligence, de bon sens. Abigayil, à la différence de son mari Nabal, outre qu’elle est belle à voir, est qualifiée de tôvatsekel, c’est-à-dire dotée d’un grand bon sens (1 S 25,3). Un sekeltôv39est source de faveur auregarddeDieuet deshommes40. Salomon a reçu sagesse (‫)חכמה‬, perspicacité (‫)שכל‬ et intelligence (‫)בינה‬. Le substantif sekel est clairement sapientiel. Il en est de même du verbe de même racine, lequel, à une exception près (1 S 18,30, forme qal), est toujours à la forme hifil. Il est à noter que six fois seulement le verbe a une valeur causative de ‘faire 37

Pr 10,24 ; 11,23 ; 13,12.19 ; 18,1 ; 19,22 ; 21,25.26 ; Ps 10,3.17 ; 21,3 ; 38,10 ; 78,29.30 ; 106,14 ; 112,10. Ailleurs ; Gn 3,6 ; 49,26 ; Is 26,8 ; Nb 11,4. 38 Mendenhall, « The Shady Side of Wisdom » 1974, pp. 319-334, à la p. 328, note que ce terme, de même que les mots ‘arûm (avisé), neḥmad (désirable), haskîl (rendre intelligent), ‘erummîm (nus), yitperû (cousirent), ḥagorôt (ceintures, pagnes), hishshîanî (m’a séduit), ne se rencontre que dans les écrits tardifs et il en conclut à la rédaction exilique de Gn 2-3. 39 Ps 11,10 ; Jb 17,4 ; Pr 3,4 ; 12,8 ; 13,15 ; 16,22 ; 19,11 ; Dn 8,25 ; Esd 8,18 ; 1 Ch 22,12 ; 26,14 ; 2 Ch 2,11 ; 30,22. 40 Pr 3,4 ; 13,15 ; Ps 111,10.

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comprendre’ ou ‘rendre intelligent’ (Ps 32,8 ; Pr 16,23 ; 21,11 ; 12 Ch 28,19 ; Dn 9,22 ; 11,33). Dans la grande majorité des cas il a deux sens : celui, plus fréquent, de ‘comprendre’, d’étudier ou d’observer pour comprendre, ce qui équivaut à acquérir une sagesse pratique dans la conduite de la vie41, et celui, plus précis, de ‘réussir’ dans ses entreprises42. On ne peut manquer de relever la fréquence du vocabulaire ‫ שכל‬dans les Proverbes (19 fois), dans les Psaumes (11 fois) et Daniel (9 fois). Il faut aussi remarquer, à côté de la perspicacité requise dans les affaires de tous les jours, que le verbe hiskîl est souvent lié à la connaissance religieuse de Dieu/Yhwh et de ses œuvres, en particulier dans les Psaumes43. Le verbe hiskîlpeut aussi bien se traduire par ‘rendre intelligent / clairvoyant /sage’, traduction le plus fréquemment adoptée, ou bien par ‘réussir’. La vaste majorité des traductions traduisent pour acquérir la sagesse ou l’équivalent. Le but de la sagesse pratique étant de réussir dans la conduite de sa vie et dans la ligne des textes deutéronomiques, il convient, me semble-t-il, de privilégier ici le sens de ‘réussir’. Tel est le sens du verbe dans la littérature deutéronomique, en liaison avec le respect de l’alliance, l’observation des commandements et de la Loi : Vousgarderezles paroles de cette alliance et vous les mettrez en pratique afin de réussirdanstoutcequevousferez(Dt 29,8) ; Seulementsoisfort et résolu à observer et à mettre en pratique toute la loi que t’a ordonnéeMoïse…afinderéussirpartoutoùtuiras (Jos 1,7.8 ; voir aussi 1 R 2,3 ; 2 R 18,7)44. Le vocabulaire prend ici une dimension religieuse. Faut-il voir dans la reprise yahviste par plusieurs psaumes et la littérature deutéronomique d’un vocabulaire d’origine sapientielle45 41 Dt 32,29 ; Is 41,20 ; 44,18 ; Jr 3,15 ; 9,23 ; 36,4 ; Am 5,13 ; Ps 2,10 ; 14,2 ; 41,2 ; 53,3 ; 64,10 ; 94,8 ; 101,2 ; 106,7 ; 119,99 ; Jb 22,2 ; 34,27.35 ; Pr 1,3 ; 10,19 ; 14,35 ; 15,24 ; 16,20 ; 17,2 ; 21,12.16 ; 2 Ch 30,22 ; Ne 8,13 ; Dn 1,4.17 ; 9,13.25 ; 11,35 ; 12,3.10. 42 Dt 21,8 ; 32,29 ; Jos 1,7.8 ; 1 R 2,3 ; 2 R 18,7 ; Is 52,13 ; Jr 20,11 ; 23,5 ; Pr 17,8. 43 Ps 14,2 ; 32,8 ; 53,3 ; 64,10 ; 94,8 ; 106,7 ; 119,99 ; Voir aussi : Jr 3,15 ; 9,23 ; Jb 34,27 ; Pr 16,20 ; Dn 9,13. 44 La traduction ‘agréable à voir’ adoptée par certains auteurs (Luther, Gunkel, Skinner) après la Septante, la Peshitta et la Vulgate (mais pas les targums), ne trouve aucun appui sur tous les autres emplois du verbe hiskîl. Stylistiquement une telle traduction détruirait la progression du manger au voir et finalement à la sagesse. 45 Sur les 16 emplois du substantif 15 ‫ שכל‬sont purement profanes, Ps 111,10 étant l’unique exception.

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et profane la trace d’un conflit entre une sagesse purement humaine et une autre sagesse ? C’est possible et même probable, et c’est ce conflit qui pourrait être au cœur de la présente scène de la tentation. Gn 3,6 hérite sans aucun doute de la tradition sapientielle mais revue, nous semble-t-il, à la lumière de la tradition de l’alliance. La femme en reste au premier niveau de la sagesse humaine, celui de l’accès à la maturité et à la civilisation où l’on parle éventuellement de ‘Dieu’. Le narrateur suggère, par opposition, un second niveau, celui de l’alliance où Yhwh Elohimparle et où on lui parle. et elle prit de son fruit et elle mangea et elle donna aussi à son homme avec elle et il mangea Après une longue période de réflexion et d’hésitations le récit s’emballe dans une succession rapide de quatre actions : etelleprit etellemangeaetelledonnaetilmangea. La tentation est trop forte, la femme ne peut résister et le narrateur en dresse laconiquement, on pourrait presque dire tristement, le résultat. Ce qui devait arriver arriva ! La femme ne s’est pas retournée vers YhwhElohim, lequel, n’étant plus qu’un lointain Elohim, ne fait pas le poids face aux délices de l’arbre et aux perspectives que lui ouvre le serpent. La question fréquemment soulevée est celle de la présence de l’homme à cet endroit et de sa part dans l’action. Etait-il présent durant toute la scène de la tentation ? Dans la pièce de théâtre qui se joue on l’imagine prudemment dissimulé derrière sa femme mais déjà complice au moins par son silence. Ne sont-ils pas tous les deux l’adam ?Les pluriels employés par le serpent semblent le supposer. L’homme apparaît en effet en conclusion de la séquence sans qu’on l’ait vu soupeser les enjeux du défi lancé par le serpent. La femme ne lui demande pas son avis mais se contente de lui donner le fruit défendu. C’est bien, en effet, qu’ils étaient complices. Par ailleurs, il n’est pas écrit que les deux ‘mangèrent’ mais que lafemmemangea et que l’hommeavecellemangea, ce qui laisse entendre aussi que chacun des deux est individuellement responsable. Toutefois l’initiative paraît bien être du côté de la femme, d’où les questions… Cette séquence a alimenté, on le sait, d’innombrables spéculations sur la responsabilité de la femme dans la transgression, spéculations souvent confortées par le mythe de la femme séductrice

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dans les sociétés patriarcales. Dans la Bible on peut penser en particulier à Dalilah et à la femme de Putiphar, à Judith aussi et à Ruth, et on en trouve maints exemples dans toutes les cultures. La sagesse est certes présentée comme une femme (Pr 1,20.23 ; 8, 12-31 ; 9,16.11), mais la femme auréolée de toutes les vertus est une perle rare (Pr 31,10-31 ; Qoh 7,27) et la femme est souvent dépeinte comme la source de tous les dangers. La tradition juive et chrétienne ne fait pas exception, seulement contrebalancée, dans le christianisme, par la figure de Marie et celle des femmes accompagnant Jésus.

A qui la faute ? Pourquoi le serpent s’adresse-t-il à la femme ? Selon plusieurs auteurs la réponse serait à chercher dans la polémique anti-cananéenne sous-jacente où le serpent et la femme (fécondité) sont objets de culte. Pour d’autres, le serpent et la femme sont tous deux liés à la sagesse. Il se peut aussi que l’explication relève de l’art narratif de l’écrivain biblique. Les lectures juives et chrétiennes sont, quant à elles, marquées par la culture patriarcale, la femme y étant traditionnellement perçue comme le maillon faible de l’humanité. Supposée plus crédule, plus curieuse, plus rebelle, plus critique, plus douée aussi pour la parole, plus fine et plus séductrice que son mari, elle serait naturellement la première responsable de la chute. Typique de ce regard sur la femme est la Viegrecqued’Adamet Ève, œuvre juive écrite au tournant de l’ère chrétienne. La responsabilité de la femme y est clairement affirmée : C’estàcaused’elleque jemeurs, dit Adam (VII,1) ; Ève,qu’as-tu perpétrécontrenous ? Tuasamenésurnousunegrandecolère,lamortquidominetoute notre espèce (XIV,2) ; Femme mauvaise, qu’as-tu perpétré contre nous ?Tum’asaliénélagloiredeDieu (XXI,6). On va jusqu’à lui faire confesser sa responsabilité : J’ai péché, ô Dieu… j’ai péché contre toi… j’ai beaucoup péché… et je suis à l’origine de tout péchédanslacréation (XXXII,2). La 1èrelettreàTimothée va dans le même sens : Ce n’est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femmequi,séduite,serenditcoupabledetransgression (1Tm 2,3). Pour le IVème Esdras, œuvre juive de peu antérieure, le coupable, en revanche, c’est Adam : Ôtoi,Adam,qu’as-tufait ?Carsituas péché,tachuten’apasétélatienneseulement,maisaussilanôtre, ànous,tesdescendants (VII,118). Paul, quant à lui, ne se montre pas aussi ‘misogyne’ que son disciple auteur de la 1èreàTimothée et il ne parle que d’Adam’ en 1 Co 15,21-22 et ‘d’un seul’ ou ‘d’un seul homme’ en Rm 5,12-21.

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Pour expliquer le rôle primordial dévolu à la femme dans le récit de la tentation et de la transgression il ne faut pas négliger l’art de la narration. La femme vient de ‘naître’ et il paraît naturel d’alterner les apparitions des personnages et donc d’attribuer rapidement à la femme un premier rôle dans la scène qui va se jouer. Autre considération qui relève aussi de l’art narratif, le lecteur, généralement un homme à l’époque où est rédigé le récit, sera spontanément plus attiré par l’arrivée d’une femme sur le devant de la scène. Il convient par conséquent de ne pas surinterpréter le texte par des considérations de nature sexiste selon lesquelles la femme serait plus faible que l’homme face à la tentation, l’homme n’étant finalement que la victime de sa femme. La femme, comme l’ont compris aussi bien elle-même que le serpent (les pluriels) représente les deux membres du couple. A eux deux ils sont l’adam et il n’est donc pas étonnant que, dans l’esprit du narrateur, la femme soit au courant de l’interdit de 2,17 alors qu’elle n’avait pas encore surgi du côté de l’adam. La locution adverbiale ‫ עמּה‬/ avec elle est surprenante car elle pourrait sembler redondante, d’où sa suppression, injustifiée, dans la Vulgate et quelques traductions46. Cette précision souligne la présence du mari durant toute la scène de la tentation et surtout la complicité des deux membres du couple au moment de la transgression. On retrouvera la même préposition ‘avec’ au v 12 où s’ajoutera l’idée que Yhwh est responsable de les avoir mis ensemble. Etilmangea ! La LXX et le Pentateuque Samaritain portent ici un pluriel : et ils mangèrent. Gunkel (17) note très finement « combien plus beau est le texte reçu ! ». Mais au-delà, le singulier mangea, comme le mangea de la femme, souligne la pleine responsabilité de l’un et de l’autre. Un acte, un mot, l’irrémédiable s’est produit. 3,7 Et leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils virent qu’ils étaient nus et ils cousirent des feuilles de figuier et ils se firent des pagnes Le serpent avait raison : leurs yeux s’ouvrent en effet et ils ne sont pas morts ! De plus, ils apprennent du nouveau, mais pas tout à fait ce qu’ils attendaient : ils découvrent qu’ils sont nus alors que le serpent leur avait dit que dès qu’ils mangeraient de l’arbre leurs 46

de Sacy, Douay, RSV, REB.

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yeux s’ouvriraient et ils seraient commeDieu/desdieux ! Ironie tragique ! Ils voient seulement qu’ils sont nus ! En réalité ils le savaient déjà mais n’en éprouvaient aucune gêne. Faut-il comprendre avec Gunkel (18) et d’autres qu’en émergeant brutalement d’une enfance innocente ils prennent soudain conscience de leur sexualité, des délices et des troubles qui accompagnent une telle découverte ? Font-ils la même expérience que le héros Enkidu dans L’ÉpopéedeGilgameshaprès sa semaine d’amours avec la courtisane ? Il avait mûri, il était devenu intelligent… Tu ressemblesàundieu !lui dit la courtisane qui s’empresse ensuite de lui confectionner un vêtement pour le faire rentrer définitivement dans le monde des humains47. Il ne fait pas de doute que cette imagerie mésopotamienne n’était pas étrangère au fonds culturel où puisait l’auteur de Gn 2-3. On ne peut pour autant réduire l’expérience de l’homme et de la femme à celle d’Enkidu ni à un simple accès à l’humanité adulte et civilisée. L’écrivain non-P, on l’a déjà vu dans son recours aux diverses traditions d’Israël, se montre tout à fait original et créatif dans sa reprise de motifs mythologiques. Pour lui le passage de la nudité innocente à celle de la nudité sinon honteuse du moins embarrassante, signifie bien plus qu’une simple découverte de la sexualité. La première nudité, en effet, était en harmonie avec la pleine reconnaissance par l’homme et la femme de leur communauté. Par la transgression de l’interdit la communauté se délite et fait place à la complicité. La nudité alors devient une gêne, signe d’une rupture qu’il faut cacher. Est-ce pour souligner cette différence qualitative entre les deux nudités que les massorètes ont vocalisé différemment le mot ‘nus’ en 2,24 (‫– ערומים‬ ‘arummîm) et en 3,7.10.11 (‫‘ – עירמם‬eyrummimet ‫‘ – ערם‬eyrom), la vocalisation plus forte dans le premier cas symbolisant une nudité assumée et fière, et celle, plus faible dans le second cas, d’une nudité subie et honteuse ? Nos deux héros malheureux se font des pagnes avec des feuilles de figuier. Le verbe ‫ תפר‬/ ‘coudre’ ne se trouve que dans de rares textes tardifs. Abandonné de tous, y compris de Dieu, Job coud un sac sur sa peau et roule son front dans la poussière (Jb 16,15). En Qoh 3,7 et Ez 13,18 le sens est banal, sans connotation particulière. Le substantif ‫ חגר‬ou ‫( חגור‬six emplois) désigne soit la ceinture (Pr 31,24 ; Is 3,24) soit, le plus souvent, le ceinturon ou le baudrier

47

Bottéro,Gilgamesh, p. 76 ; ANET, pp. 75,77.

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du guerrier (1 S 18,4 ; 2 S 18,11 ; 23,20 ; 1 R 2,5 ; 3,21). Tel n’est évidemment pas le cas dans le contexte de Gn 2,7. Le simple sens de ‘ceinture’ faisant partie d’un ensemble vestimentaire ne convient pas non plus. Il se pourrait, comme le pense Mendenhall, que l’usage du mot soit ici archaïsant pour désigner la plus petite pièce de vêtement possible, ce qu’on pourrait appeler un pagne. L’emploi de feuilles de figuier à cet effet inspire à Wenham48 cette note d’humour : « Des ‘feuilles de figuier’ ont probablement été utilisées du fait qu’elles étaient les plus grandes disponibles en Canaan bien que leurs fortes dentelures n’aient pas dû en faire un vêtement idéal ! ».

48

Genesis1-15, p. 76.

Chapitre 10

L’instruction du procès : 3,8-13 3,8 Et ils entendirent le bruit / la voix de Yhwh Elohim allant et venant dans le jardin au vent du jour et l’adam se cacha, et sa femme, de devant Yhwh Elohim au milieu des arbres du jardin Ce verset de conclusion à la séquence précédente introduit surtout la suivante par un wayyiqtol annonçant un nouvel événement. Un personnage a disparu, le serpent, laissant seuls l’homme et la femme au moment même où, contrairement à la conclusion de l’épisode précédent (2,24) ils ont maintenant perdu leur heureuse présence l’un à l’autre. Yhwh Elohim refait son apparition. Autre indice d’un changement de scène, le verbe initial est au pluriel (et ils entendirent) indiquant que désormais l’homme et la femme ont le même statut dans la scène. Le mot ‫ קול‬a le sens de ‘voix’, mais aussi celui, plus général et sans doute premier, de ‘bruit’ ou de ‘son’. Quand le verbe ‫ שמע‬régit un accusatif direct, comme dans le cas présent, il signifie simplement ‘entendre’1. Quand il régit un objet indirect précédé de la préposition beou, plusrarement comme en 3,17, de la préposition le il signifie ‘écouter’ avec l’idée d’agir en conséquence, c’est-à-dire d’obéir2. Ici l’homme et la femme ‘entendent le bruit’ de YEse promenant dans le jardin (comparer 2 S 5,24 ; 1 R 14,6 ; 2 R 6,32), mais ils ‘n’écoutent pas sa voix’. Le syntagme qôl Yhwh Elohim et son association, d’une part avec le verbe ‫ שמע‬et, d’autre part, avec le vocabulaire de ‘commandement’ (‫ )צוה‬ne peuvent manquer d’alerter le lecteur sur ses emplois en liaison avec l’alliance, très fréquents dans la tradition deutéronomique et dans Jérémie3. « Écouter la voix de Yhwh » 1 Gn 3,8.10 ; 21,16.17 ; 39,15 ; Ex 32,17s ; Lv 5,1 ; Nb 7,89 ; 20,16 ; Dt 1,34 ; 4,33.36 ; 5,23.24.25.26 ; 18,16. 2 Voir Gn 16,2 ; 21,12.17 ; 22,18 ; 26,5 ; 27,8.13.43 ; 30,6 ; Dt 21,18.20… 3 Ex 15,26 ; 18,19.24 ; 19,5 ; Nb 14,22 ; Dt 4,30 ; 8,20 ; 9,23 ; 13,5.19 ; 15,5 ; 26,14.17 ; 28,1s.15.45.62 ; 30,2.8.10.20 ; Jos 5,6 ; 22,2 ; 24,24 ; Jg 2,1s.20 ;

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(shama‘ beqôl yhwh) est une expression typique du vocabulaire d’alliance pour la mise en pratique des commandements. C’est obéir à Yhwh le Dieu de l’alliance. Ne pas ‘écouter la voix de Yhwh’, c’est trahir l’alliance. Ainsi lors de la conclusion de l’alliance de Sichem : Le peuple répondit à Josué : «  C’est Yhwh notre Dieu quenousvoulonsservir,c’estsavoixquenousvoulonsécouter ». Cejour-làJosuéconclutunealliancepourlepeuple(Jos 24,24s). Les bénédictions et les malédictions du Deutéronome sont formulées dans les mêmes termes : Si tu écoutes vraiment la voix de YhwhtonDieuenobservantetenpratiquanttoussescommandementsquejetecommandeaujourd’hui…viendrontsurtoitoutes ces bénédictions… Mais si tu n’écoutes pas la voix de Yhwh ton Dieuenobservantetenpratiquanttoussescommandementsetses décrets que je te commande aujourd’hui viendront sur toi toutes cesmalédictions(Dt 28,1s.15).Le lecteur ne peut manquer de faire le lien avec le ‘commandement’ de 2,17 et 3,11.17 (‫ )צוה‬et la mauvaise ‘écoute’ (3,17), l’adam ayant ‘écouté’ sa femme plutôt que YE (shama‘taleqôl’ishteka). Il est une autre tradition qui n’est peut-être pas étrangère non plus au récit de la Genèse. C’est celle du sanctuaire, de Sion, de Jérusalem ou de la montagne sainte d’où retentit la voix de Yhwh (Nb 7,89 ; Is 6,8 ; 66,6 ; Ez 1,24-28 ; 10,5 ; 43,2 ; Am 1,2 ; Jo 2,11 ; 4,16 ; Ps 3,5). Il faut bien entendu rappeler le fameux Ps 29 qui célèbre la qôlYhwhw(sept fois !), puissante et éclatante, dominant les eaux, fracassant les cèdres du Liban, taillant des lames de feu, faisant trembler le désert, dénudant les forêts et faisant finalement éclater sa présence et sa force dans le temple oùtoutditGloire ! Ces références cultuelles paraissent à première vue moins proches de Gn 2,8 que la référence deutéronomique. Pour certains auteurs cependant le ‘bruit’ /la ‘voix’ de YEallantetvenant dans le jardin ferait allusion au sanctuaire4. Il ne fait pas de doute que la conclusion du récit, ainsi qu’on le verra, décrit l’expulsion hors du paradis sous les traits d’un renvoi hors du sanctuaire. Mais qu’en est-il à ce stade du récit ? Il est dit de YEqu’il allaitetvenait / marchait /sepromenait dans le jardin. C’était pour lui une habitude si l’on tient compte de 6,10 ; 1 S 2,25 ; 8,9.19.22 ; 12,14s ; 15,1.19.20.22 ; Jr 3,13.25 ; 7,23.28 ; 9,12 ; 11,4.7 ; 18,10.19 ; 22,21 ; 26,13 ; 32,23 ; 38,20 ; 40,3 ; 42,6.13.21 ; 43,4.7 ; 44,23 ; So 3,2 ; Ag 1,12 ; Pss 81,12 ; 95,7 ; 103,20 ; 106,25. 4 Collins,Genesis1-4, p. 185s.

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la valeur itérative de la forme du verbe. Le verbe ‘aller’ à la forme hitpael(‫ )התהלך‬avec Yhwh pour sujet est peu fréquent (7 fois au total), mais ces quelques emplois ne sont pas anodins5. Dans la conclusion de la Loi de Sainteté (Lv 26,11s) Yhwh dit : J’établirai mademeure(mishkan)aumilieudevous…etjemarcherai(hithallaktî) au milieu de vous, je serai votre Dieu et vous serez mon peuple. En Dt 23,15 Moïse incite le peuple à préserver la pureté du camp carYhwhvaetvient(mithallek) aumilieudetoncamppour tesauver… Dans la prophétie de Nathan en 2 S 7 (// 1 Ch 17) deux types de présence de Yhwh à son peuple sont mis en opposition : la ‘maison’ que David envisage de bâtir pour remplacer la tente de l’arche et la présence nomade de Yhwh au milieu de son peuple : Je n’ai pas habité une maison depuis le jour où j’ai fait monter d’Egyptelesenfantsd’Israëljusqu’àcejourmaisj’étaisallantet venant(mithallek) dansunetenteetdansunedemeure (mishkan). Tout le temps que j’ai marché (hithallakî) avec tous les enfants d’Israël… Ces textes évoquent tous le mode de présence de Yhwh à son peuple, sa ‘marche’ avec lui étant liée à sa période nomade ou du moins au nomadisme de l’arche. Le jardin serait bien le ‘lieu’ de la présence de Yhwh, mais serait assimilé au camp et aux divers lieux du voyage de l’arche plutôt qu’au temple de Jérusalem. Est-ce un signe que Gn 2,8 aurait pris quelque distance avec le temple de Jérusalem, à l’instar de la théologie deutéronomique pour le moins réservée vis-à-vis du temple ? Par ailleurs, cette présence est liée à la relation d’alliance (Lv 26,12 et 2 S 7,24). Le jardin est à la fois et indissolublement le lieu de la présence de Yhwh et celui de son alliance avec l’homme et la femme. Il semble bien que Gn 2,8 s’inspire, sinon de ces textes, du moins de leur vocabulaire et peutêtre de leur idéologie. YEse promène dans le jardin auventdujour. Il paraît inutile de s’attarder sur la question de savoir s’il s’agit de la brise du soir propice à la promenade (majorité des interprètes), de celle du matin (Gunkel 18s) ou de l’après-midi (LXX, Vg)6. On a cru deviner dans cette promenade de YEau vent du jour une tempête théophanique analogue à la procession majestueuse de la qolyhwh dans le Ps 297 ? 5

Wenham, Genesis1-15, p. 76. Voir Cassuto, Genesis,p. 152-154. 7 Hypothèse avancée par Niehaus, « In the wind of the storm » 1994, pp. 263267 ; Grundke critique et rejette cette hypothèse dans « A Tempest in a Teapot ? » 2001, pp. 548-551. Il conclut : : “If this be a storm theophany, then it is surely 6

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Mais c’est sans doute aller vite en besogne tant la brise ici évoquée est éloignée de la violence des théophanies. Plus simplement, il ne faut sans doute voir derrière le bruissement du vent autre chose qu’un artiste à l’œuvre8. En deux mots à peine, aussi légers que la brise elle-même, l’auteur marque une pause laissant au lecteur le temps de reprendre son souffle avant que ne se précipite la culbute. et l’adam se cacha et sa femme… au milieu des arbres du jardin Après que la solidarité de l’homme et de la femme se soit dénaturée en une complicité coupable qui les sépare l’un de l’autre, voici que tous deux se séparent aussi de Yhwh Elohim. L’harmonie verticale et horizontale du jardin s’est défaite. La paix avec la nature est, elle aussi, mise à mal. Les arbres magnifiques du jardin si agréables à regarder et dont les fruits sont si bons ne servent plus désormais que de cachettes. Le danger est proche, associé à la présence de YE. Nul doute que les deux personnages ont peur. the most muted and understated storm imaginable : the theophanic equivalent of a tempest in a teacup”. Voir également la critique de Niehaus par Collins, Genesis1-4, p. 151s. 8 Je ne puis résister à l’envie de citer ici les évocations de ce verset par un autre poète, Jean Grosjean, AdametÈve(passim) : Adams’estfiguréqu’ilavaitentendubruiredesparoles.Ilaouvertlesyeuxsur laluminositéd’unjardin.Deslueursd’ombresemêlaientàl’éclatdesreflets.Il atendulamain,ilatouchéunefeuilledegéraniumetilenasentil’odeur… Le vent y prenait le ton des reproches mais on ne comprend les reproches qu’unefoisqu’ilssontinutiles… maisDieusecachaitdanslecœurd’Adamcommeunesource.Lestempêtes eurentbeau hurler,Dieuétaitunsilencedecavedanslecœurd’Adam. EtsiAdamdéambulait,Dieuétaitunesortedenuitdevantsespasetderrière sespas… Quesignifiaitlecielquiondulaitsurlemonde ? LemondesemblaitprojetédansunebuéematinaleetDieuadit : Oùêtes-vous,quejem’yretrouve ? Adamsetaisait. Dieus’estdit :Ilsnesontpasplusvisiblesqueprévisibles. Adamadit :Ahj’oubliais. Eve :Vousn’avezpasfini,vousdeux ? Dieuari,puisiln’aplusri. Adamrestaitbouchebée.Puisilapensé :Dequoijememêle ?Puisiladit : Ilfaitencorefrais.

L’INSTRUCTION DU PROCÈS : 3,8-13

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Ont-ils mauvaise conscience, craignent-ils un châtiment, se sententils en territoire hostile ? Le texte ne le précise pas, laissant au lecteur, grâce aux indices que sont la transgression et la présence de YE, le soin d’élaborer sa propre lecture et, indirectement, de se positionner dans le récit. Que le verbe ‫ ויתחבא‬/ etilsecacha soit au singulier malgré les deux sujets n’est pas de soi une anomalie grammaticale, le verbe préposé s’accordant le plus souvent avec le premier sujet9. Toutefois l’emplacement du verbe en début de phrase, sa forme au singulier et la désignation du second sujet10 par référence au premier (safemme) permettent, semble-t-il, de déceler une hiérarchie dans les informations données par le narrateur11. Le point important, l’événement nouveau, est le fait de se cacher. Le second est le rôle premier dévolu à l’adam, le personnage masculin ici comme en 2,25, rôle de responsable du couple qui restera le sien jusqu’à la fin du récit. L’expression ‫ מפני יהוה אלהים‬/dedevantYhwhElohim évoque, par opposition, l’expression extrêmement fréquente ‫( לפני יהוה‬devant Yhwh). Cette dernière formule dont Fowler12 a fait l’étude revient, selon son comptage, 236 fois dans la Bible13 et se réfère à la présence et à la manifestation de Yhwh. A côté d’un certain nombre de textes où elle signifie l’omniprésence de Yhwh dans la création (Ps 96,1113 ; 98,8s ; Nb 32,22…), son jugement sur un personnage ou une situation (Gn 10,9) ou sa communication avec quelqu’un (Ex 6,12.30), « la plupart des occurrences de lipnêYHWH dans l’Ancien Testament font référence à un centre cultuel »14, la Tente du désert, un sanctuaire local, l’arche ou le temple de Jérusalem (Ex 13,11 ; 9 Joüon, § 150q. Cela se vérifie dans 92% des 117 cas selon l’étude de Revell (ci-dessous), p. 73. 10 Comme dans les expressions ‘David et ses hommes’ (1 S 18,27 ; 23,5 ; 29,11). 11 Voir Revell, « Concord with compound subjects and related uses of pronouns » 1993, 69-87 ; p. 70 : : “The verb is placed first where it is the most significant item in the clause – the one on which the reader’s attention should initially be focussed” ; p. 75 : “A singular verb is typically used before a compound subject in narrative contexts in which the singular component of the compound, the ‘principal’ is the main focus of the narrator’s intention”. 12 Fowler, « The Meaning of lipnê YHWH in the Old Testament » 1987, pp. 384-390. 13 dont 18 fois dans l’Exode, 62 fois dans le Lévitique et 32 fois dans les Nombres. 14 Fowler, p. 387.

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2 S 6,4-5 ; 1 R 8,59-65 ; 2 R 16,14 ; 19,14s ; 23,3 ; Is 37,14 ; Ez 41,22 ; 43,24 ; 44,3 ; 49,9…). On retrouve l’expression en Gn 4,16, autre récit non-P, pour la sortie de Caïn horsdelaface deYhwh. Il est vraisemblable que la dimension cultuelle de l’expression devantYhwhpour désigner la présence de Yhwh dans le sanctuaire ait pu inspirer l’auteur de Gn 2-3, ce qui vient renforcer les réflexions faites sur les ‘allées et venues’ de YEdans le jardin. 3,9 Et Yhwh Elohim appela l’adam et lui dit : Où es-tu ? La question rhétorique, apparemment légère, est d’une cruelle ironie15. Il ne s’agit pas d’une simple quête d’information puisque Dieu, par définition, sait tout ! Nous pourrions traduire : Allons ! Sors de ta cachette et dis-moi ce qui se passe ! C’est un appel solennel à comparaître (Gn 20,9 ; Ex 12,18 ; Dt 25,8), nous dirions aujourd’hui une mise en examen. L’homme est sommé de rendre compte, comme le sera Caïn quand Yhwh le questionnera : Oùest tonfrère ? (4,9). La plupart du temps ce sont les humains, Israël mais aussi les nations, qui posent ce genre de question et demandent, en se moquant ou en se lamentant, Où est Yhwh ? Où est leur Dieu ?Oùsontsesmerveilles ?16D’habitude, en effet, c’est Dieu qui cache sa face, et c’est sa face que cherchent les hommes pieux, thèmes particulièrement fréquents dans le Deutéro- et le Trito-Isaïe ainsi que dans les psaumes17. Ici le mouvement est inverse, c’est YEqui cherche l’homme, et ce thème est propre à l’écrivain non-P de l’histoire des origines18. 15 Sur le motif littéraire des questions divines voir Rouillard, « Les feintes questions divines dans la Bible » 1984, pp. 237-242. 16 Jg 6,13 ; Jr 2,6.8 ; Mi 7,10 ; Jl 2,17 ; Mal 2,17 ; Pss 42,4.11 ; 79,10 ; 89,50 ; 115,2 ; Jb 35,10. 17 Dt 31,17s ; 32,20 ; 2 R 2,14 ; Is 8,17 ; 40,27s ; 45,15 ; 57,17 ; 58,3 ; 59,2 ; 63,15 ; 64,6 ; Jr 2,6 ;.8 ; 17,15 ; 33,5 ; Ez 39,23 ; 29,29 ; Mi 3,4 ; 7,10 ; Jl 2,17 ; Pss 10,11.13 ; 13,2 ; 27,5.8.9 ; 30,8 ; 42,4.11 ; 44,25 ; 48,15 ; 51,11 ; 69,18 ; 79,10 ; 88,15 ; 89,47.50 ; 102,3 ; 104,29 ; 115,2 ; 143,7 ; Jb 13,24 ; 35,10. 18 Les targums développent largement ce verset : Voiciquelemondeentierque j’aicrééestàdécouvertdevantmoi.L’obscuritécommelalumièresontconnues devantmoi ;Ettupenses,toi,quen’estpasconnudevantmoil’endroitoùtute tiens ?Oùestlecommandementquejet’avaisdonné ?(Néofiti 1, Le Déaut, TargumduPentateuque,Genèse, p. 92).

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3,10 Et il dit : J’ai entendu ton bruit / ta voix dans le jardin et j’ai eu peur car je suis nu et je me suis caché Bien que le sujet du verbe ne soit pas explicitement identifié il est clair que ce ne peut être que l’adam et, en l’occurrence, l’adammâle.L’homme répond à la 1ère personne (j’aientendu,j’aieupeur, jemesuiscaché) et quand il évoque sa nudité, c’est aussi seulement la sienne, contrairement à 2,25 (tousdeuxétaientnus). Que signifie ce repli de l’homme sur lui-même, repli qui ira en s’aggravant, sinon que le fossé s’est élargi entre lui et la femme ?19 Désormais la conscience de sa nudité se réfère à YEdevant qui il ne peut ainsi se présenter, tout comme le prêtre au sanctuaire (Ex 20,26 ; 28,42). C’est le signe d’une autre rupture. Contrairement à la nudité de 2,25 qui ne causait aucune gêne à l’homme et à la femme, celle-ci entraîne la honte et devient une barrière entre YEet l’homme. Quelque chose s’est irrémédiablement déréglé dans les relations entre l’homme et de la femme et entre l’adam et YE. La ‘voix’, comme au v 8, est bien le bruit des pas de YEdans le jardin, mais la formulation ici réduite au minimum évoque clairement la différence, en l’occurrence l’opposition, entre ‘entendre la voix’ de YEet ‘écouter sa voix’. Le résultat est la peur (‫)ירא‬, non seulement de se présenter devant Dieu dans une tenue inadéquate20, mais une peur plus profonde opposée à la crainte de Dieu, laquelle s’exprime dans l’obéissance au commandement21. L’adama‘entendu le bruit’ de YE mais il n’a pas ‘écouté sa voix’. Le langage employé dans ce verset paraît bien s’inspirer aussi bien des traditions cultuelles que des traditions piétistes et même sapientielles. Il est possible que par l’emploi de la forme longue et ancienne22, mais peutêtre archaïsante, de la première personne (’anokî) le narrateur ait 19

L’adam représentait l’humanité toute entière au c. 2 jusqu’au v 22. Dans le c. 3, à partir du v 8 et jusqu’au v 21, l’adamest l’homme masculin, en particulier aux versets 12, 17, 20 et 21. Ces oscillations dans le sens précis du mot s’expliquent, non par recours à des sources différentes, mais par les nécessités du récit. Quand l’adam est seul en scène il représente toute l’humanité et quand il est en scène avec la femme il désigne l’homme-mâle. 20 Zimmerli, Mose1-11, p. 166. 21 Voir Becker, Gottesfurcht im Alten Testament, p. 29 ; Clark, « A legal Background to the Yahwist’s Use of ‘Good’ and ‘Evil’ in Gen 2-3 » 1969, 266278, p. 277. 22 J. Day, From Creation to Babel, p. 49, en tire argument en faveur d’une datation pré-exilique de J.

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voulu imprimer de l’intensité à la détresse de l’homme qui ne peut plus se présenter face à YE, comme l’a compris Chouraqui dans sa traduction : oui,moi-même,jesuisnu. L’adamne répond pas à la question de YE. Il ne dit pas où il est mais dit seulement qu’il ne peut pas être ‘là’ où est YE. Il sent pour le moins qu’il n’est pas à sa place dans le jardin. La seule raison qu’il invoque est qu’il n’a pas la tenue appropriée, ce qui, en soi, n’est pas encore un aveu de culpabilité. Il se retranche derrière les règles du culte23 mais il ne va pas s’en tirer à si bon compte car Yhwh va l’amener à se dénuder plus encore. 3,11 Et il dit : Qui t’a appris que tu étais nu ? Est-ce que de l’arbre dont je t’avais commandé de ne pas manger tu as mangé ? On peut s’étonner, comme dans le verset précédent, que l’identité du sujet ne soit pas explicitée. L’échange entre YEet l’adam s’accélère et ces deux wayyomer sans sujet défini fonctionnent simplement comme des tirets pour signifier un changement de locuteur, avec le risque parfois, quand le dialogue est long, de ne plus savoir qui parle… Le doute ici n’est pas permis, le contenu des paroles identifiant clairement leurs auteurs. Pour rendre compte de la rapidité de l’échange on pourrait le représenter de la façon suivante : – Oùes-tu ? – J’aientendu… – Quit’adit ?... YE connaît bien la réponse à sa question. Inutile de tergiverser davantage, il s’agit maintenant d’amener l’homme à confesser sa désobéissance : ‘N’aurais-tu pas enfreint l’interdit ?’.Le fait que YE, en tant que juge, ne se contente pas d’accuser l’adam – ‘C’est parce que tu as mangé’ – signifie qu’une confession par l’accusé est requise. Il invite l’adam à un examen de conscience, à faire la clarté sur ce qu’il a pu faire. Ce faisant, il traite l’homme en individu responsable et libre et non seulement en un accusé privé de toute défense. Dans l’esprit du lecteur cette question fait écho 23

Faut-il voir derrière cette remarque basée sur Ex 20,26 et 28,42 l’affirmation, par le narrateur, d’une priorité de l’écoute de Yhwh par rapport à l’exercice du culte et, parallèlement, une nouvelle interprétation de la nature du sanctuaire et de la présence de Yhwh aux humains ?

L’INSTRUCTION DU PROCÈS : 3,8-13

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aux interrogations d’Israël sur la cause de ses malheurs. L’historien deutéronomiste (en particulier le livre des Juges), mais aussi les prophètes, n’ont eu de cesse de faire comprendre à Israël que sa désobéissance est la raison de tous ses déboires et tout spécialement du désastre que furent la ruine de Jérusalem et l’exil. 3,12 Et l’adam dit : la femme que tu as mise auprès de moi, c’est elle qui m’a donné de l’arbre et j’ai mangé L’adamne rend pas les armes. Ce n’est que par un tout petit mot lâché à la fin de sa réponse (‫ )ואכל‬qu’il avoue avoir mangé, non sans avoir d’abord longuement dénoncé sa femme et mis en cause YElui-même. N’est-ce pas, en effet, YEen personne qui lui a donné cette femme comme compagne ? La préposition composée24 ‫‘( עמדי‬avec moi’, ‘auprès de moi’) au lieu de la préposition simple ‫‘( עמי‬avec moi’) renforce l’idée de proximité, mais ici d’une proximité trompeuse. La femme que YE a mise ‘à côté’ de l’homme et ‘avec lui’ pour l’aider et l’accompagner s’est avérée être une mauvaise compagnie. Face à la question de YEl’homme se pose d’emblée en victime. Les vrais responsables ne sont autres que sa femme et, derrière elle, YE lui-même. Etant donné les circonstances que pouvait-il faire d’autre, lui, pauvre homme, sinon manger ? La solidarité de l’homme et de la femme finit ainsi de se briser : parfaitement solidaires dans un premier temps, complices dans un deuxième temps, les voici maintenant adversaires au tribunal de YE. Quant à la vie harmonieuse de l’adamavec son Créateur dans le jardin, c’en est fini. En dépit des excuses qu’il tente de mettre en avant, l’adam, à ce moment précis du récit, marque d’ores et déjà ses distances avec les deux autres protagonistes du récit. Il ne les considère plus comme étant ‘de son côté’. Voir Joüon § 103 i. Le mot se compose de la préposition simple ‫ עם‬/‘avec’ et ‫ ידי‬/ ‘ma main’, ‘mon côté’. La forme composée (43 emplois) s’emploie uniquement avec le suffixe de la 1ère p. sg. Tous les emplois expriment une relation d’intimité, soit avec Dieu soit avec d’autres personnes. La grande majorité des occurrences (28) se trouvent dans la Genèse et dans Job. Dans la Genèse (14 occurrences : Gn 3,12 ; 19,19 ; 20,9.13 ; 21,23 ; 28,20 ; 29,19.27 ; 31,5.7.32 ; 35,3 ; 40,14 ; 47,29) la préposition dénote le plus souvent une solidarité basée sur une promesse ou une obligation contractuelle. Dans Job (14 occurrences : 6,4 ; 10,12.17 ; 13,19.20 ; 17,2.16 ; 23,6.10 ; 28,14 ; 29,5.6.20 ; 31,13) la proximité de Dieu ou des autres est surtout ressentie négativement comme un abandon ou une menace (comparer 10, 12 et 17). 24

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3,13 Et Yhwh dit àla femme :Qu’as-tu fait là ? et la femme dit : le serpent m’a abusée et j’ai mangé La question rhétorique de YE est en réalité une accusation. La formule ‫ מה־זאת עשית‬/ Qu’as-tufaitlà ? est d’origine judiciaire et n’est donc pas seulement un reproche. Boecker, qui en a fait une étude détaillée25, l’appelle une Beschuldigungsformel dont il voit la formulation de base en Jg 8,1 ; Ne 13,17 et 2 S 12,21 (‫מה־הדבר‬ ‫ הזה אשר עשית‬/ Quelleestcettechose-làquetuasfaite ? Cette expression technique se retrouve ailleurs, plus ou moins abrégée comme dans le cas présent26, et se situe ici aussi dans des contextes de procès. Comme son homme, la femme présente sa défense et tente de rejeter la responsabilité sur un tiers, à savoir le serpent dont le lecteur sait qu’il est, lui aussi, une créature de YE.Le verbe ‫( נשא‬II) à la forme hifil signifiant ‘tromper’, ‘leurrer’, ‘duper’, ‘abuser’ est peu fréquent mais se retrouve dans quelques textes lourds de signification. En 2 R 18,29 et 19,10 (// Is 36,14 et 37,10 ; 2 Ch 32,15) les envoyés de Sennachérib disent aux Jérusalémites assiégés de ne pas se laisser leurrer par les paroles rassurantes d’Ezéchias ou de son Dieu. Quelques cent ans plus tard, alors que les troupes de Nabuchodonosor s’apprêtent à envahir Juda, les habitants de Jérusalem disent avoir été ‘trompés’ par les faux prophètes annonçant la paix (Jr 4,10 ; 37,9). Dans sa lettre aux exilés de Babylone Jérémie leur recommande de ne pas se laisser abuser par les faux prophètes (Jr 29,8). Si l’on retient le lien étymologique de ‫ נחש‬/serpent avec la divination, il n’est pas impossible que l’auteur de notre récit ait en effet assimilé le serpent à un faux prophète. On s’attendrait à voir YEse tourner maintenant vers le serpent pour lui demander des comptes. Il n’en est rien. Du serpent YE n’attend aucune réponse. L’absence de question adressée au serpent montre que celui-ci n’est pas un personnage comme les autres dans le récit. C’est un personnage fictif qui symbolise la conscience de la femme et de l’homme, mais aussi sans doute celle du lecteur, dans leur désir ambigu de connaissance et d’autonomie. Le serpent 25

Boecker, Redeformen des Rechtslebens im Alten Testament, pp. 26-31 ; voir aussi W.H. Schmidt, Die Schöpfungsgeschichte, p. 213 ; Schottroff, Der altisraelitischeFluchspruch, pp. 87-89. 26 “Que m’as-tu fait là ?” (Gn 12,18 ; 26,10 ; 29 25 ; Ex 14,11 ; Jg 15,11… ; “Qu’as-tu fait là ?” (Gn 3,13 ; Ex 14,5 ; Jg 2,2 ; Jon 1,10) ; “Qu’as-tu fait ?” (Gn 4,10 ; 31,26 ; 2 S 3,24 ; Is 45,9 ; Jb 9,12 ; Qoh 8,14).

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est ici réduit à une existence purement fonctionnelle, sans référence à une quelconque force extérieure à l’homme et à la femme et opposée aux projets divins. Il n’y a place pour aucun ‘diable’ ou être maléfique face à YEet aux humains comme on s’est plu à l’imaginer dans une longue tradition qui semble, hélas, avoir encore la vie dure... Le serpent n’est-il pas, en effet, une créature de YE (3,1) ? Cette affirmation à elle seule suffit à exclure tout dualisme. Tout au plus peut-on dire que l’évocation de ce serpent mystérieux symbolise aussi l’impossibilité d’élucider la cause du mal. Le récit n’est pas une étiologie du mal27, l’auteur en fait seulement le constat et dira (8,21) qu’il est aucœurdel’adamdepuissajeunesse. A défaut d’une recherche des causes et outre le constat de l’ancrage du mal dans la réalité de l’humanité historique telle qu’il la voit, l’écrivain veut surtout montrer en quoi consiste le mal : c’est une désobéissance des hommes et des femmes au commandement de YE, une tentative de transgresser les frontières de leur statut de créatures et, à la lumière d’une longue réflexion menée par diverses traditions bibliques, une trahison de l’alliance que YEa établie avec eux.

27 Voir Zimmerli, Mose1-11,p. 163 : “Die Verführung, die Sünde des Menschen steht als etwas absolute Unerklärtes unversehens da inmiten der guten Schöpfung Gottes” ; von Rad, DasersteBuchMose, p. 70. A ceux qui voient dans le serpent le symbole du culte cananéen de la fertilité et, plus largement, de cette religion anti-yahviste, Westermann fait remarquer : “Adam steht in Gn 2-3 in gar keiner Weise für Israel, Adam repräsentiert die Menscheit” (Genesis, p. 325). Cet argument n’est pas concluant dans la mesure oùl’adam de Gn 2-3 couvre certes toute l’humanité mais vue à travers le prisme du peuple de l’alliance, ainsi que le montrent les traditions qui inspirent l’auteur. Plus convaincant est son rejet de tout dualisme dans le récit : “Man kann für die mythische Deutung auch nicht die Feindschaft der Schlange gegen Gott anführen und daraus schliessen, die Schlange sei ein gottfeindlicher Dämon oder ein dem Schöpfer feindliches göttliches Wesen. Der Text sagt von einer solchen Feindschaft gegen Gott nichts.” (ibid.). Voir aussi Ricoeur, « Penser la création » 1998 : “le serpent ne doit être considéré que du point de vue de son rôle narratif, quels que soient les arrière-plans mythiques” (p. 71).

Chapitre 11

Les conséquences : 3,14-21 Le genre littéraire particulier des sentences prononcées par YE a conduit plusieurs auteurs à voir dans ces versets 14-19 une étiologie autonome ajoutée ultérieurement au récit primitif. En faveur de cette hypothèse on fait en outre remarquer que les malédictions de 3,14-19 constituent dans le texte actuel une double peine, la sentence annoncée en 2,17 trouvant son exécution véritable en 3,22-24. Les versets de conclusion devaient donc, dans le texte primitif, suivre immédiatement les aveux de 3,12-13. Contre cette position d’autres auteurs font remarquer la continuité logique et même littéraire de 3,14-19 avec les séquences de la tentation et de l’instruction, la liaison thématique et lexicale de ces versets avec les séquences de création du chapitre 2, et enfin la distinction entre l’annonce des conséquences (vv 14-19) et l’exécution de la sentence (vv 22-24). Quoi qu’il en soit d’une insertion éventuelle d’une ou de plusieurs traditions primitivement indépendantes dans le récit, il paraît évident que la structure d’ensemble du chapitre 3 est à mettre au crédit de l’écrivain non-P. La question toutefois reste ouverte de savoir s’il est lui-même le créateur de la séquence 14-19 ou bien s’il l’a simplement reçue et intégrée dans son récit. Plusieurs auteurs pensent que cette composition, remarquablement mais inégalement rythmée, préexistait au récit de non-P. W.H. Schmidt1, suivi entre autres par Schottroff, Westermann et Steck 2, pense que l’expulsion hors du paradis (3,22-24) suivait immédiatement le verset 13 dans la forme la plus ancienne du récit. Les versets 14-19 seraient donc une addition mais, selon ces auteurs, due au Yahviste (J) lui-même. En faveur du caractère secondaire et importé des vv 14-19 et même de leur caractère hétéroclite Schmidt avance plusieurs arguments : 1) la multiplicité des châtiments faisant nombre avec l’expulsion

1

W.H.Schmidt, DieSchöpfungsgeschichte, p. 217s. Westermann, Genesis, p. 349-351 ; Schottroff, Der altisraelitische Fluchspruch,pp. 146-s ; Steck, DieParadieserzählung, pp. 55s, 108s. 2

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elle-même ; 2) la diversité des malédictions qui rend improbable une même origine ; 3) le lien très lâche (mis à part 14a et 17a) avec la séquence de la tentation. Toutes ces observations sont justes et paraissent en effet confirmer une diversité de matériaux dans le récit. La conséquence de la transgression consiste en effet essentiellement dans l’expulsion hors du jardin loin de la présence de YE, c’est-à-dire dans un contexte religieux, alors que les conditions de l’humanité désobéissante reflétées en 14-17 se situent dans un autre contexte, profane, familial et agraire. Mais rien n’empêche que le responsable de ces développements soit l’auteur non-P luimême. L’hypothèse qui nous semble la plus probable, au vu de la propension de l’auteur non-P à puiser son inspiration dans des traditions diverses, est qu’il a associé les conditions historiques de la vie humaine à la rupture de sa relation avec YE.On retrouvera la même association dans l’histoire de Caïn où l’expulsion horsdela face de Yhwh s’accompagnera d’une expulsion de Caïn hors de l’adamah pour aller travailler une adamah récalcitrante et même maudite. Pour ce qui est de la soi-disant ‘double punition’ (Schmidt), sans doute faut-il distinguer entre, d’une part, la sentence punitive qui, dans le récit, consiste bien dans l’expulsion hors du jardin et, d’autre part, les conséquences qui accompagnent cette expulsion, malédictions pour le serpent et le sol, souffrances et peines pour la femme et pour l’homme. Les malédictions ne sont pas des sentences judiciaires et ne relèvent pas de la sphère juridique3. Elles sont ici le 3 Sur le genre ‘malédiction’’ voir surtout l’étude fondamentale de Schottroff, o.c.,spécialement aux pages 143-148 pour Gn 3 et 4. Selon l’A la malédiction a son origine dans le contexte tribal en défense de la communauté. Son lien avec le culte en dérive, particulièrement en l’absence de justice humaine quand seul Dieu peut intervenir. Son lien avec l’alliance est de provenance deutéronomique (Dt 27.28). Schottroff (p. 64) distingue deux usages et significations de la formule de malédiction. L’une, sans doute la plus ancienne et commune à tout l’Ancien Orient, entraîne une ‘diminution de vie’ (Lebensminderung). On la retrouve dans les malédictions de Dt 28, 16-19 (que l’auteur considère comme pré-deutéronomique) : Maudittoi (’arût’attah) àlavilleetmaudittoiàlacompagne.Mauditetahotte. Mauditslefruitdetesentraillesetlefruitdetonsol,laportéedetesvachesetle croîtdetesbrebis.Mauditestesentréeset mauditestessorties. La seconde entraîne une mise au ban de la communauté. On la retrouve, dans sa formule la plus simple, en Gn 27,9 (= Nn 23,9) : Mauditquitemaudit,béniquitebénit !. C’est celle qui est abondamment détaillée dans les malédictions de Dt 27. Et c’est aussi celle que l’on retrouve en Gn 3,14 ; 4,11 ; 9,25.Voir aussi Westermann pour qui la malédiction représente une tradition plus ancienne que la punition : “Verfluchung ist

LES CONSÉQUENCES : 3,14-21

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simple constat que la réalité observée est indissociable de la transgression et non un châtiment décrété par YE. On ne peut donc pas parler d’une ‘double punition’. Dans le présent récit, comme dans l’histoire de Caïn, (4,11s et 14) elles n’annoncent même pas la sentence, encore moins son exécution qui n’interviendront qu’en 3,2224. En raison du positionnement de la séquence 14-19 avant l’expulsion et de l’élargissement à la situation de l’humanité historique Westermann4 conclut à son caractère accessoire, et donc secondaire, dans la dynamique du récit. A tort, nous semble-t’il. En effet, c’est bien la situation pénible de l’humanité observée par l’auteur qui l’a conduit à se poser la question de sa signification au regard de sa foi. Avec Gunkel et von Rad5 on peut même dire que la peinture de la condition humaine dans les vv 14-19 constitue le point de départ de la réflexion de l’auteur et donc de son récit. Le point de vue de l’écrivain non-P est celui d’un croyant d’Israël se situant entre deux mondes, celui de l’histoire et celui de la ‘métahistoire’ divine, écartelé entre son expérience d’un monde blessé par le mal et sa foi en un Dieu qui est celui de l’alliance. Il tente de comprendre en quoi l’humanité dont il fait l’expérience est en conflit de fait avec la vie dans la présence de Yhwh Elohim. Sans la séquence des malédictions, c’est toute la logique du récit qui serait déséquilibrée. Pour cette raison, entre autres, ces malédictions font partie ein anderer Vorgang als Bestrafung. In Gn 3,14-19 zeigt sich, dass die Verfluchung einmal der Bestrafung voraufging. Die Verfluchung ist durch die Bestrafung ersetzt, aber in der Sprache ist das frühere Stadium der Verfluchung noch bewahrt.” p. 350. 4 Westermann, p. 350 : “Ohne die Erweiterung 3 14-19 hatte die Erzählung darin ihr Ziel ; die Menschen wurden für ihr Ungehorsam dadurch bestraft, dass sie aus dem Garten und aus der Nähe Gottes entfernt wurden”. 5 Gunkel, Genesis, p. 20 : “TheCurses. They are the narrator’s main concern. The event is so important because it had consequences that last until today. Concerning the curses in this account… it is demonstrated that such curses are to be understood as responses to specific questions and that they form the objective and climax of the whole narrative.” ; von Rad, DasersteBuchMose, p. 74 : “Diese Strafworte sind sämtlich ätiologisch zu verstehen ; in ihnen.. der Erzähler… beantwortet elementare Lebensfragen ; sie sind mithin der eigentliche Ziel- und Höhepunkt, auf den die Erzählung von Anfang an ausgerichtet war.” ; voir aussi Schottroff, o.c., p. 91 : “Die Flüche in Gen 3,14-19 stellen also das am wenigsten fest in der Erzählung verwurzelte Element dar. Die Flüche sind überhaupt nur durch ihre Begründungen mit der Erzählung in einen Zusammenhang gebracht.” Schottroff (p. 147) considère que les malédictions contiennent bien des traditions antérieures mais que c’est le Jahviste qui les a interprétées et qu’elles font donc partie intégrante de son récit.

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intégrante du récit initial et ne sont pas des compléments insérés dans un deuxième temps, fû-ce par l’écrivain non-P lui-même, dans un récit préalable. Elles sont nécessaires à son récit dont elles constituent même le point de départ. Reste la question du positionnement des malédictions avant l’exécution de la sentence. Dans un récit purement linéaire elles devraient normalement la suivre, comme sa conséquence. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette apparente anomalie. Le spectacle de la condition humaine constitue, avons-nous dit, le point de départ de la réflexion de l’écrivain non-P. Il apparaît donc comme une question à laquelle l’écrivain doit apporter une explication. La réponse réside dans tout le récit de la transgression avec, en point d’orgue, l’expulsion hors du jardin d’Eden. Cette expulsion est certes la conclusion du récit, mais, ainsi qu’on tentera de le montrer, elle constitue aussi une ouverture indirecte et voilée vers la suite de l’histoire de l’humanité, d’où son emplacement après les malédictions. Une seconde raison de l’emplacement des vv 14-19 avant les vv 22-23 est sans doute à chercher dans l’art du conteur qui ménage ainsi une tension croissante dans sa présentation des conséquences de la transgression depuis les désordres et les souffrances des créatures jusqu’à leur expulsion violente loin de leur Créateur. Enfin, en raison du caractère éminemment théologique du récit non-P il fallait de toute façon qu’il se termine sur la rupture des relations entre YE et sa créature. A ce stade du commentaire, l’important est déjà de retenir que l’écrivain non-P est, à tout le moins, responsable de l’intégration des malédictions dans le récit d’ensemble, sans qu’il soit besoin de faire appel à un rédacteur ultérieur. L’examen de la structure et de plusieurs détails semble même trahir la main d’un unique écrivain et confirmer la cohérence littéraire et dramatique de l’ordonnance du récit. Il ne fait pas de doute que, pour ce qui est finalement une description de la condition humaine historique, l’écrivain a fait appel à des motifs tirés de son observation et qu’il compose à sa manière. Quant à l’unité littéraire des vv 14-19, parfois contestée, elle semble confirmée par les liens structurels, thématiques et lexicaux entre les trois sous-ensembles6. La séquence des malédictions de 14-19 reprend l’ordre de la tentation (1-7) et l’ordre inverse de l’instruction (8-13) :

6

Voir Wallace, TheEdenNarrative,p. 40s.

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1-7 : serpent – femme – homme 8-13 : homme – femme – serpent 14-19 : serpent – femme – homme Les sentences comportent une double dimension, comme l’ont montré plusieurs auteurs7 : une dimension individuelle (Einselstrafe) et une dimension sociale ou communautaire (Gemeinschaftsstrafe). Chacun des trois protagonistes de la transgression voit son existence qualitativement réduite : vie de rampant mangeur de poussière pour le serpent, douleurs de l’enfantement pour la femme et pénibilité du travail pour l’homme. Par ailleurs, les liens sociaux sont mis à mal. Une inimitié mortelle s’instaure entre le serpent et la femme et, peutêtre, une mise au ban du serpent au sein du monde animal. L’union harmonieuse entre la femme et l’homme se dénature en domination de la femme par l’homme. Quant à l’adam, iln’est plus en harmonie avec une adamahdésormais ‘maudite’ qui ne lui offre la nourriture que dans la peine et avec parcimonie.

3,14 Et Yhwh Elohim dit au serpent : Parce que tu as fait cela maudit toi d’entre tous les bestiaux et d’entre tous les animaux sauvages. Sur ton ventre tu iras et la poussière tu mangeras tous les jours de ta vie. YE, on l’a souligné, n’interroge pas le serpent, le texte ne s’intéressant qu’à la transgression et donc aux humains, seuls vrais responsables. Le reproche fait au serpent porte sur le fait d’avoir trompé la femme, cela se référant immédiatement au verbe ‫ השיאני‬/ m’aabusée du v 13. Le serpent, doué d’une compétence certaine en sagesse (3,1), mais, comme l’a montré la séquence de la tentation, d’une ‘sagesse’ indépendante de Yhwh Elohim, symbolise d’abord une revendication d’autonomie. C’est par la perspective de l’acquisition de cette connaissance, et non en soi par celle de l’immortalité, qu’il a fait croire à la femme qu’ils deviendront comme desdieux.

7 En particulier Witte, DiebiblischeUrgeschichte, p. 163 ; mais déjà avant lui Schottroff, o.c., p. 163 et, après lui, Bührer, AmAnfang,p. 247.

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Maudit toi d’entre tous les bestiaux… La phrase est doublement ambiguë. D’une part, l’expression ‫ ארור אתה‬peut se traduire soit par un indicatif (maudites-tu), soit par un optatif (mauditsois-tu)8. Les anciennes versions ne sont ici d’aucun secours puisque la LXX calque l’hébreu sans verbe9 tandis que le verbe es de la Vulgate peut être aussi bien un indicatif qu’un impératif. Les traductions modernes sont partagées. Elles optent en majorité pour l’indicatif, présent ou futur10. L’optatif est cependant bien représenté11. En un mot, s’agit-il d’un constat que fait YE ou d’un décret à saveur juridique comme dans les malédictions de Dt 27 ? Le problème est du même ordre que celui soulevé à propos à propos de môttamûten 2,17. Nous avions conclu qu’il s’agissait non d’une sentence judiciaire mais, dérivant certes de la formule judiciaire voisine môtyûmat, de la certitude que la désobéissance entraînerait la mort12. Celle-ci ne serait en somme qu’une simple consécution logique de la désobéissance. Il en est sans doute de même ici. La formulation technique du décret13 de malédiction tel qu’il apparaît dans le dodécalogue14 de Dt 27 se compose du prédicat ’arûrsuivi d’un participe présent qal15. Les contrevenants 8

Sur la valeur indicative (Fluchspruch) ou la valeur optative (Fluchwunsch) de la formule de malédiction, voir Schottroff, o.c., p. 49-50. Précisément en ce qui concerne Gn 3,14-19, pp.143-147. 9 Harl traduit cependant par un optatif : ‘maudit sois-tu”. 10 – Indicatif présent : KJ, Douay, ASV, AV, RSV, NEB, Rabbinat, Chouraqui, Grosjean, Westermann, Mathews, Wenham. La BNT retient l’ambivalence : ‘Malédiction’. – Indicatif futur : Castellion, Ostervald, TOB, Speiser, JPS, Segond. Hamilton traduit bien par un futur, mais un futur intensif qui relève bien de la sentence : “Banned shall you be”. Les traductions au futur me paraissent moins satisfaisantes dans la mesure où elles laissent entendre qu’il y a un ‘avant’ et un ‘après’ et donc une séquence chronologique entre la vie en paradis et une vie après la transgression, alors que pour l’auteur non-P n’existe véritablement que le présent face à un état voulu par YEet espéré par le narrateur.. 11 Optatif : Luther, BJ, Osty, Zimmerli, von Rad. La BFC, quant à elle, lève toute ambiguïté : “Je te maudis”. 12 Justice immanente et non forensique. 13 Sur l’analyse formelle de la malédiction, voir l’étude fondamentale (avec littérature) de Schottroff, DeraltisraelitischeFluchspruch, pp. 25-73. 14 Avec plusieurs auteurs, entre autres Schottroff (p. 57, note 2), il faut sans doute voir en Dt 27,15 et 26 des ajouts secondaires, ‘maudit’, en effet, y est suivi non d’un participe présent mais d’une proposition relative (‘maudit l’homme qui…’). 15 On retrouve la même forme ‘maudit’ plus participe en Jg 21,18, Jr 48,10. En Ml 1,14 le participe nôkel, suivi d’une proposition relative,a valeur de substantif et ne commande pas un accusatif direct.

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éventuels aux règles de la solidarité communautaire seront ‘maudits’, c’est-à-dire excommuniés, rejetés hors de la communauté16. Ici la forme est différente et se rapproche davantage des malédictions de Dt 28,17.19, à la fois par l’adresse directe (‫)ארור אתה‬, par l’argumentation, conditionnelle dans le Deutéronome et causale dans la Genèse, mais aussi par l’extension de la malédiction à tout l’environnement du maudit. Bien que calquée sur les fameuses malédictions rituelles de Dt 27, mais plus proche en réalité des malédictions de Dt 28, l’expression ‫ ארור אתה‬de Gn 3,14 (ce sera aussi le cas en 3,17 et 4,11) doit se comprendre, non comme un décret général ni comme une sentence judiciaire, mais comme un constat : puisque tu as fait cela, voilà ce qui t’arrive ! Selon son habitude l’auteur de Gn 2-3 part de son expérience du monde de désordre et de misères et il en donne l’explication : la désobéissance. Il n’est pas au tribunal et Yhwh Elohimn’est pas un juge qui punit. Cette forme de la malédiction – ‫ – ארור אתה‬est relativement rare dans la Bible puisque, en dehors de Gn 3,14 et 4,11, on ne la rencontre que quatre fois en Dt 28,16.19 et une fois, au pluriel, en Jos 9,23. Tandis que dans la Genèse celui qui profère la malédiction est Yhwh ElohimouYhwh, dans le Deutéronome et Josué les sujets sont Moïse et Josué.A côté des textes où la malédiction consiste en une détérioration des conditions de vie (comme en Dt 28,16-19 ; Nb 22,6.12 ; 23,7 ; 24,9), nombreux sont ceux où elle signifie le rejet hors de la communauté. Ainsi en est-il des malédictions proférées, mais à la 3ème personne, à l’encontre des contrevenants éventuels aux obligations de l’alliance lors de l’assemblée de Sichem en Dt 27 (voir aussi Jr 11,3 ; 48,10 ; Ml 1,14 ; 2,2 ; Ps 119,21). Il ne s’agit de rien moins que d’une excommunication. Sont maudits les ennemis d’Abraham (Gn 12,3) et de Jacob (Gn 27,29), Canaan en Gen 9,25, les Gabaonites (Jos 9,23), Méroz (Jg 5,23), ceux qui donneraient leurs filles aux Benjaminites (Jg 21,18), ceux qui ne respectent pas le jeûne (1 S 14,24.28), Jézabel (2 R 9,34), les calomniateurs de David (1 S 26,19). Dans tous ces textes, qui relèvent globalement de la tradition de l’alliance deutéronomique, l’idée de rejet hors d’une communauté est clairement exprimée. Est-ce aussi le cas en Gn 3,14 ? Schottroff le pense en raison du parallèle avec 4,1117. Il convient 16 Sur la fonction sociale des malédictions voir Anderson, « The Social Function of Curses » 1998, pp. 226-230. 17 O.c., p. 58 : “Wie zuerst von J. Pedersen hervorgehoben wurde, hat der Fluch an beiden Stellen exkommunikativen Charakter : seine Wirkungen werden hier unter sozialen Kategorien erfasst.”

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cependant de noter que la malédiction consiste aussi en une dégradation de la vie du serpent puisqu’il devra se mouvoir sur le ventre et manger la poussière18. Il est significatif que les trois protagonistes de la chute voient leur vie diminuée. Il en résulte que la malédiction proférée contre le serpent, outre son volet social, se rapproche aussi de la première catégorie de malédictions relevée par Schottroff, supposée plus ancienne, et portant sur un amoindrissement de la vie (Lebensminderung). Une fois de plus on observe le goût de l’auteur non-P pour l’ambivalence, d’où l’impossibilité d’exclure l’une ou l’autre des deux significations possibles. On peut noter par ailleurs l’absence totale du participe passé ‫ ארור‬dans la littérature sacerdotale19, l’histoire de Balaam n’en faisant évidemment pas partie, ce qui pose un doute quant à une origine cultuelle de la formule. Que peut-on en conclure concernant la rédaction de Gn 2-3 ? Sommesnous en présence d’un vocabulaire archaïque ou archaïsant proche de l’histoire de Balaam ?20 L’auteur s’est-il inspiré de la tradition deutéronomique ? Seul un faisceau de convergences, dont plusieurs ont déjà été relevées, peut autoriser une réponse positive à la question. Il ne faut pas manquer de souligner par ailleurs que la 18 Targum babylonien, Add. 27031 : “Tu te promèneras sur ton ventre, tes pattes seront coupées et tu te dépouilleras de ta peau une fois tous les sept ans ; le poison de la mort sera dans ta bouche et tu mangeras la poussière tous les jours de ta vie”. Le Déaut, p. 93. Idem Rashi : “Il avait des pattes, et elles ont été coupées”. Voir aussi GenesisRabbaXX,5. 19 On y trouve en revanche quelques emplois verbaux en Nb 5 pour les ‘eaux maudissantes’ auxquelles doit se soumettre la femme accusée d’adultère. L’histoire de Balaam comporte aussi quelques emplois du vocabulaire ’arar / ’arûr (Nb 22,6.12 ; 23,7, 24,9), en particulier la formule stéréotypée Béniquitebénit, mauditquitemaudit(24,9 ; voir aussi Gn 27,29, ainsi que 12,3 avec les deux verbes ‘araret qll). 20 D’un point de vue narratif l’histoire de Balaam donne une image inversée de celle du serpent : deux animaux qui parlent, les seuls dans la Bible, l’un pour remettre le prophète dans la bonne direction (Nb 22,21-35) et l’autre, au contraire, pour entraîner la femme sur une mauvaise voie. Voir Stordalen, EchoesofEden, p. 441 (avec bibliographie). L’A note : “Both speaking-animals provide essential information for reader’s apprehension of the respective tales. Also, both animals possess a more profound apprehension of reality than do the humans, and both ‘educate’ their human counterpart by posing questions”. Faut-il en déduire que l’un des deux textes suppose une relecture de l’autre ? La question demeure ouverte. Pour Savran, « Beastly Speech : Intertextuality, Balaam’s Ass and the Garden of Eden » 1994 1996, 294-318, l’histoire de Balaam est une relecture de Gn 2-3, avec passage de l’universel (l’humanité) au singulier (Israël). L’inverse nous paraît tout aussi vraisemblable, et même plus probable, l’auteur de Gn 2-3 ayant pu trouver dans l’histoire de Balaam des motifs utiles à son propos.

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malédiction d’un animal est unique dans la Bible, ce qui pourrait illustrer une autre caractéristique de l’écrivain non-P, à savoir sa liberté créatrice dans l’utilisation de thèmes ou de vocables traditionnels. Trois points manifestent ici cette originalité : le fait que c’est Yhwh Elohimqui profère la malédiction, que le maudit est un animal et enfin l’emploi de la préposition min. La préposition min recèle une ambiguïté et elle est rendue différemment dans les traductions. Le sens peut être comparatif – mauditsois-tuplusquetouslesanimaux, comme c’est le cas en 3,1, verset auquel 3,14 fait manifestement écho : le serpent était leplus avisédetouteslesbêtessauvages (‘arûmmikkolḥayyathassadeh), le voici maintenant le plus maudit de toutes les bêtes sauvages (’arûr…mikkolḥayyathassadeh). L’homophonie des mots ‘arûm et ’arûr fait en outre référence au thème central du récit en laissant sous-entendre qu’une certaine sagesse, celle du serpent adoptée aussi par la femme, est synonyme de malédiction. La traduction comparative est traditionnelle dans les versions chrétiennes et juives21 et peut s’appuyer sur le fait que, à la différence du serpent, les autres animaux ne se meuvent pas sur le ventre, ce que les targums se sont plu à détailler. L’objection faite à cette traduction est que les autres animaux seraient maudits eux aussi, bien que dans une moindre mesure, ce qui n’est guère recevable. D’une part, en effet, les autres animaux ne sont pas impliqués dans les événements22 et, surtout, la malédiction ne connaît pas de demi-mesure : ou on est maudit ou on ne l’est pas ! La préposition minpeut dénoter aussi l’éloignement, la séparation, la différence. Pour ces raisons nombre de traductions aujourd’hui23 choissent de donner à min le sens d’éloignement ou de séparation ou ‘à la différence de’, comme dans la phrase analogue de 4,11 : ’arûr ’attah min‫־‬ha’adamah / maudit/ 21

Rabbinat : tu es maudit plus que tous les animaux ; JPS : More cursed shallyoubethanallcattle. Ainsi Cassuto, Wenham, ASV, AV, RSV, NEB. 22 Sauf à être associés aux humains issus de la même adamah, mais l’auteur a pris soin de dire qu’ils ne sont pas des vis-à-vis adéquats pour l’adam, et donc pas des complices non plus. 23 Ainsi Speiser, Westermann, Hamilton… Les traductions françaises consultées (BJ, TOB, BNT, Segond, Osty, Chouraqui, Grosjean) optent pour ‘entre’ ou ‘parmi’. La BFC renforce encore, mais de manière plus libre, cette traduction : je temaudis.Seuldetouslesanimaux…La traduction du Rabbinat fait exception : tuesmauditplusquetouslesanimaux. Les traductions anglaises à la suite la King James et allemandes à la suite de Luther optent majoritairement pour la traduction comparative.

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bannitoihorsdusol. En faveur de cette traduction on peut avancer que les deux autres sanctions comportent un volet social, ce qui laisse supposer que c’est également le cas ici. La LXX, en rendant min par απο / ‘loin de’, va dans ce sens24. C’est ainsi également qu’il faut comprendre la Vulgate (maledictusesinteromniaanimalia). La tendance aujourd’hui parmi les commentateurs et les traducteurs est de tenter, à la manière de la Vulgate, de conserver l’ambivalence grammaticale et lexicale du texte hébraïque en rendant minpar ‘entre’, ‘parmi’ : une certaine idée de comparaison est ainsi préservée, mais la sentence porte avant tout sur le fait que le serpent est mis au ban de la communauté animale. De par son mode de locomotion le serpent apparaît comme une espèce à part, et en quelque sorte inférieure, dans le monde animal. L’examen des emplois de la formule nominale ‫ אתה ארור‬/ maudit es-tu paraît confirmer l’interprétation proposée25. La mention ‫ מכל־הבהמה‬/ d’entretouslesbestiaux a l’apparence d’un ajout (comme en 2,20 ? voir BHS) pour la raison qu’elle perturbe le parallélisme avec 3,1. Le texte est toutefois solide comme l’attestent toutes les anciennes versions. Peut-être, mais c’est une hypothèse, les bestiaux remplacent-ils ici logiquement, en tant qu’animaux terrestres seuls comparables au serpent, l’autre catégorie habituelle d’animaux que sont les oiseauxduciel. Le mot ‫ גחון‬/ ventre n’apparaît ailleurs qu’en Lv 11,42 pour désigner comme impur toutcequimarchesurleventre. Il n’est pas impossible qu’il y ait derrière ce mot et cette expression dans le texte de la Genèse une allusion à l’impureté de l’animal, mais il faut bien reconnaître qu’elle est pour le moins discrète. Il est inutile de chercher ici une étiologie du fait que le serpent rampe et ne marche pas. L’auteur s’appuie seulement sur l’expérience commune qui lui fournit une image symbolique de misère et de soumission comme dans l’expression voisine ‘lécher la poussière’. Michée (7,17) annonce que les nations lécherontlapoussièrecommeleserpent et le Psaume 72,9 chante le roi à venir devant qui sesennemis lècherontlapoussière26. 24 La traduction de Harl (p. 108) – parmitouslesbestiaux – ne rend pas l’idée d’éloignement attachée à la préposition απο qui dénote l’origine ou la séparation et l’éloignement. 25 Pour l’examen du vocabulaire et des formules de malédiction dans l’Ancien Orient (Mésopotamie, Egypte, Arabie pré-islamique) et en Israël, voir Schottroff, o.c., pp. 25-73 ; pour Gn 3,4, voir pp. 58s. 26 Dans la description de la félicité eschatologique d’Is 65,25 il est dit que le serpentsenourriradepoussière, phrase qui cadre avec le contexte et qui pourrait

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Pour le Deutéro-Isaïe le retour des exilés sera merveilleux, les rois seprosterneront devanttoietlécherontlapoussièredetespieds (Is 49,23). Outre que le régime alimentaire du serpent évoque sa condition humiliante, il n’est pas à exclure que ce soit là aussi le résultat d’un combat mortel comme le dira le verset suivant. Parmi les ennemis humiliés d’Israël l’auteur de Gn 3,14 viserait peut-être également les cultes cananéens de la fertilité dont le serpent est un symbole et, par extension, tous les cultes étrangers. Ces derniers rapprochements sont toutefois moins assurés dans la mesure où il n’y a pas équivalence totale entre ‘manger la poussière’ et ‘lécher la poussière’. tous les jours de ta vie Le serpent est mortel comme toutes les autres créatures que YE a faites. Sur la foi de ces simples mots, sans aucune référence directe à la mortalité du serpent, on peut penser que le serpent, ainsi que le souligne la mention de sa descendance, n’est pas pour l’auteur de Gn 3 un symbole d’immortalité. L’écrivain ne retient du serpent que le symbolisme de la sagesse et d’une sagesse trompeuse. La malédiction portée contre le serpent ainsi que les souffrances promises à la femme et à l’homme signifient-elles un changement de leur mode d’existence par rapport à une vie paradisiaque antérieure ? Cette opinion, très répandue dans le passé, méconnaît totalement la nature du récit. L’auteur de l’histoire constate seulement et décrit à gros traits l’existence actuelle des animaux et de l’humanité. Il oppose le présent non pas à un passé paradisiaque mais à une ‘utopie’ paradisiaque, celle de la vie avec Dieu dans l’harmonie de l’alliance27. 3,15 et une hostilité je mettrai entre toi et entre la femme, et entre ta descendance et entre sa descendance, elle te frappera à la tête et toi tu la frapperas au talon La tradition juive a vu dans l’inimitié entre la descendance du serpent et celle de la femme le combat entre le peuple de l’alliance bien être une glose signifiant que le serpent ne sera plus un danger pour les humains. Faut-il y voir une référence à Gn 3,15 ? Voir Fohrer, DasBuchJesaja 3, p. 270 ; Westermann, DasBuchJesaja, p. 323. 27 Schottroff, o.c., p. 146, note 1, note que l’auteur n’apporte “aucune réponse à la question de l’avant”, pas plus pour le serpent que pour la femme (aurait-elle accouché sans douleur ?) et l’homme (aurait-il travaillé sans peine ?)

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et les forces du mal qui seront finalement vaincues28. Depuis Justin et Irénée de Lyon (2ème siècle) une longue tradition chrétienne, fortement représentée dans l’Eglise, l’a comprise dans un sens messianique et même mariologique : c’est le Protévangile ou Proto-évangile, terme forgé au 16ème siècle pour qualifier Gn 3,15 comme première annonce du salut de Dieu. Cette lecture s’appuie sur les versions grecque et latine ; Tandis que le texte hébraïque parle de la descendance de la femme et de celle du serpent, la LXX traduit le pronom personnel ‫ הוא‬par un masculin singulier (αυτος) alors que le mot σπερμα auquel ils se réfère est neutre, d’où l’assimilation au Messie individuel, ainsi que semblent l’avoir compris Rm 16,20 et, de façon plus voilée, He 2,1429. La Vulgate traduit le même pronom par un féminin singulier (ipsa) qui a été souvent compris, en particulier dans la tradition catholique, comme désignant Marie, ‘nouvelle Ève’. On ne trouve toutefois aucune trace d’une telle interprétation dans le Nouveau Testament, sauf peut-être en Ap 12,1-17 où la mère du Messie est confrontée à un dragon qui se révèle être l’antique serpent, celui qu’on appelle diable et le satan. Comme on va le voir, ces traditions de lecture, aussi respectables soient-elles, débordent le texte hébraïque. Celui-ci, en effet, n’a pas la forme d’un oracle prophétique et se contente d’énoncer une situation de fait, universelle et durable30. Le substantif ‫ איבה‬/ ‘hostilité’, ‘inimitié’ est rare. C’est l’intention de nuire gravement et qui fait de l’homicide un meurtre 28 Ainsi Le targum Neofiti 1 : “Je mettrai une inimitié entre toi et la femme, entre tes fils et ses fils. Et il se fera que lorsque ses fils garderont la Loi et accomplirontlescommandements,ilsteviseront,tebriseront la tête ettetueront. Mais quand ils délaisseront les commandements de la Loi, tu (le) viseras, le mordras au talon etleblesseras. Mais pour ses fils à elle, il y aura un remède ; car ils sont destinés à faire la paix à la fin, au jour du Roi Messie”. Voir aussi Pseudo-Jonathan et Onqelos. (Le Déaut, p. 94s). C’est la lecture qu’on retrouve en Rm 16,20. 29 Chaine, LelivredelaGenèse, p. 50, note 42, rappelle toutefois que de très nombreux Pères de l’Eglise, parmi les plus grands, “ont expliqué ce verset sans faire allusion au messianisme”. 30 Sur le ‘Protévangile’, outre Chaine, voir Martin, « The earliest Messianic Interpretation of Genesis 3 :15 » 1965, pp. 425-427 ; Westermann, Genesis, pp. 351-355 ; Wifall, « Gen. 3,15. A Protevangelium ? » 1974, pp. 361-365 ; Hamilton, TheBookofGenesis1-17, pp. 197-200 ; Collins, J., « A Syntactical Note (Genesis 3 :15). Is the Woman’s Seed Singular or Plural ? »1997, pp. 139148 (avec une abondante bibliographie). Dans son commentaire, Genèse 1-4, pp. 153-159, Collins suit la Septante et défend (contre von Rad, Westermann, Barr et d’autres)le messianisme individuel du verset.

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(Nb 35,21.22). Les Philistins aussi bien que les Edomites ont ainsi voué une ‘haine éternelle’ aux enfants d’Israël (Ez 25,15 ; 35,5). C’est par conséquent une lutte à mort qui est annoncée entre la descendance du serpent et celle de la femme. La discussion entre les exégètes porte sur le sens à donner à quelques mots : ‫זרע‬, ‫הוא‬, ‫שוף‬. Le substantif zera‘ signifie ‘descendance’, ‘postérité’. Il peut parfois désigner un individu (Gn 4,25 ; 15,3 ; 19,32.34 ; 21,13 ; 38,8s ; 1 S 1,11 ; 2,20 ; 2 S 7,12) mais, comme le remarque Hamilton (198), il s’agit alors toujours d’un descendant immédiat et non d’un individu lointain, ce qui ne peut évidemment s’appliquer ici à Caïn, le premier-né de la femme. Très souvent le terme a un sens collectif (Gn 9,9 ; 12,7 ; 13,6 ; 15,5.13.18 ; 17,7ss ; 21,12 ; 22,17.18, pour ne mentionner que les emplois dans la Genèse31). Comme le récit porte sur l’humanité dans son ensemble, il paraît de bon sens que zera‘soit à comprendre ici au sens collectif aussi bien pour la descendance du serpent que pour celle de la femme. Le pronom singulier ‫ הוא‬s’accorde en nombre avec le singulier collectif zera‘et peut donc se traduire soit par ‘elle’ (la ‘descendance’) soit par ‘ils’ (‘les descendants’). La descendance de la femme dont 3,21 dira qu’elle est lamèredetous les vivants est l’humanité toute entière, Quant au verbe ‫שוף‬, les auteurs le rapprochent parfois de la racine ‫ שאף‬qui signifie ‘saisir’ ou ‘chercher à saisir’ (Am 2,7 ; Jr 14,6…) mais rares sont ceux qui retiennent cette hypothèse. Le verbe ‫ שוף‬n’est attesté de manière certaine qu’en Jb 9,17 (et peut-être en Ps 139,11) au sens de ‘écraser’ ou ‘frapper’. La LXX, se référant sans doute à la racine ‫שאף‬, a traduit par τηρειν, verbe qui signifie ‘viser’, ‘guetter’. Les targums vont dans le même sens en traduisant ‘viser’. Il va de soi que le verbe doit être traduit de la même manière dans ses deux emplois32. Le sens ‘écraser’ ne pouvant convenir pour le serpent, la traduction ‘frapper’ a la faveur de nombreux interprètes, et la nôtre, plutôt que la traduction ‘viser” ou ‘guetter’. On s’est longtemps interrogé sur l’issue du combat entre les descendances du serpent et celles de la femme. Prenant appui sur le fait que la femme frappe à la tête et le serpent au talon, et sur le fait aussi que le serpent seul est ‘maudit’, les adeptes de l’interprétation 31 Il est remarquable que la Genèse affectionne le terme zera‘puisqu’on n’y compte pas moins de 59 occurrences contre 170 dans le reste de la Bible hébraïque. 32 Contrairement à la Vulgate (conteret dans le premier cas et insidiaberis dans le second).

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messianique en ont conclu que la victoire revient nécessairement à la descendance de la femme, seuls les coups à la tête, improbables de la part du serpent, pouvant être mortels. L’argument est peut-être un peu court. La différence entre les coups portés tient simplement au fait que les anatomies du serpent et de la femme les obligent l’un à frapper au talon et l’autre à la tête. Il n’est pas question dans le texte de l’issue du combat mais seulement d’une lutte incessante entre la descendance de la femme et ce que représente le serpent, c’est-à-dire tout ce qui dans l’humanité la porte à transgresser le commandement de Yhwh Elohim. Quant à la malédiction s’adressant au seul serpent, elle s’explique par le fait que le serpent dans le récit est un personnage virtuel symbolisant le mal à l’intérieur même de l’être humain. C’est donc ce mal-là qui est ‘maudit’ et rejeté hors de toute la création voulue par Yhwh Elohim. Dans la mesure où le récit de la Genèse est fondateur et donc universel et introduisant aussi toute l’histoire d’Israël faite de trahisons de son alliance avec Yhwh et de retours vers lui, il est légitime de penser, avec de nombreux interprètes juifs et chrétiens à travers les âges, que ce combat est à la fois celui d’Israël et celui de l’humanité toute entière dont le peuple de l’alliance est le miroir et le révélateur. Une telle lecture n’est pas à proprement ‘messianique’ car elle n’annonce pas un salut à venir, le texte visant formellement à donner le sens de l’histoire humaine, laquelle sera toujours un combat. Tel est le constat que fait l’auteur du récit à la lumière de l’alliance et qu’il illustrera encore à plusieurs reprises dans son histoire des origines. D’autres récits du même auteur, en particulier Gn 4,15 et 8,20-22, montreront que la grâce de Yhwh reste à l’œuvre dans les situations les plus désespérées, mais le texte ne permet pas de prévoir l’issue du combat. L’avenir est ouvert, l’échec toujours possible, mais le narrateur n’est pas un observateur neutre. Il a choisi son camp et, dans ce combat que devra mener la descendance de la femme, on sait où est son espérance.

3,16 A la femme il dit : Multiplier je multiplierai tes douleurs et tes grossesses, dans la douleur tu enfanteras des enfants et vers ton homme ton attirance et lui dominera sur toi Les sentences prononcées à l’encontre de la femme et de l’homme ne font, semble-t-il, que décrire la situation très concrète

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de l’humanité dans ce qu’elle a de plus fondamental : les maternités pour la femme et le travail pour l’homme. Il est clair aussi que dans le récit les souffrances attachées à ces fonctions sont présentées comme résultant de la transgression ainsi que le dira explicitement le v 17. Ces sentences sont cependant descriptives et non prescriptives, elles exposent un état de fait et ne procèdent pas de la volonté divine. Les souffrances de la femme et de l’homme sont la conséquence de leur désobéissance, c’est-à-dire de la rupture du lien qui les relie à Yhwh Elohim et du lien qui les relie l’un à l’autre. Le lien établi entre le mal et la souffrance et l’attribution de la souffrance à Dieu lui-même, concepts courants dans les sociétés anciennes, ne peut que choquer, à bon droit, nos esprits modernes. A bien regarder, telle n’est pourtant pas la vision de l’auteur de Gn 3,16-19. Les sentences ne sont pas, comme on l’a souvent pensé, des châtiments mais un constat des désordres résultant de la désobéissance. Aux yeux de l’auteur du récit la souffrance n’est pas ‘normale’, elle n’entre pas dans le plan divin. L’auteur de Gn 2-3 prend ses distances avec la théologie traditionnelle de la rétribution développée en particulier dans la tradition deutéronomique. Il s’inscrit dans le sillage des derniers grands sages en Israël, Job et Qohélet, qui mettent à mal l’enseignement reçu. Job, dans sa détresse voudrait bien intenter un procès à Yhwh et comprendre pourquoi il souffre tant (18,19)33. Les psalmistes dans leurs lamentations ne sont pas en reste et ne cessent d’en appeler à la justice de Dieu. Qohélet, quant à lui, plus désabusé et plus résigné, constate que ce qu’il voit contredit chaque jour ce qu’il sait, ce qu’on lui a appris. Il sait que Dieu est juste, mais il voit partout l’injustice, l’impie et le juste subissant finalement le même sort. A quoi bon s’indigner ? Rien d’autre à faire que d’accueillir les petites joies que Dieu prodigue chaque jour sous le soleil. Ayant fait le tour de la question Qohélet, ancêtre d’une théologie apophatique, conclut que Dieu est au ciel et toi sur la terre, que tes paroles soient rares (5,1). L’auteur de Gn 2-3 semble aller plus loin encore. Il ne se pose pas le problème de la rétribution et de la justice ou de l’injustice de Dieu. L’humanité, pour lui, n’a pas à chercher en dehors d’ellemême la source de ses malheurs, ni en Dieu ni dans un diable quelconque. Il ne lui est suggéré que d’y remédier. L’écrivain non-P ne connaît qu’un responsable, c’est l’adamlui-même qui porte en lui lemaldepuissajeunesse (Gn 6,5s ; 8,26). Il se contente, ayant fait 33

Quoi !Nulletrahison ?Cedeuilestsansraison. (Verlaine)

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le constat du mal, de mettre en regard l’un de l’autre le plan ‘paradisiaque’ de Yhwh Elohimet la dure condition humaine, réalités à ses yeux aussi fondamentales et inéluctables l’une que l’autre, et sur cette double base il se donne pour but de tracer un chemin de vie pour l’humanité. La situation de la femme à la suite de la transgression comporte deux volets. Le premier concerne la femme-mère avec ses grossesses et ses enfantements, la seconde concerne la femme-compagne dans sa relation à son mari. Le verset, malgré son apparente simplicité, recèle quelques difficultés34. Comment faut-il comprendre l’ensemble ‫עצבונך והרנך‬, littéralement tesdouleursettesconceptions/ grossesses ? La majorité des auteurs aujourd’hui y voient une figure d’hendiadys, ce qui donnerait les peines de tes conceptions/grossesses. Cette traduction fait toutefois difficulté dans la mesure où, sauf très rares exceptions (Gn 25,22 ; Tb 4,4), les douleurs sont liées à l’enfantement et non à la grossesse. Les grossesses, surtout si elles sont nombreuses, sont d’ailleurs, sauf cas très rares (Gn 25,22), sources de grand bonheur et signes de la bénédiction divine (Gn 21,2 ; 30,23 ; 1 S 1,20 ; 2 R 4,16s ; Ps 113,9 ; 127 ; 128). Ce ne sont donc pas les grossesses en elles-mêmes, c’est-à-dire la maternité, qui constituent une malédiction35. Il est, soit dit en passant, intéressant de noter qu’il est fait référence à de nombreuses grossesses, et donc à une longue vie, ce qui, dans le récit 2-3, signifie bien que la mort annoncée en 2,17 en cas de désobéissance, n’est en aucune manière la mort physique immédiate. Les douleurs de l’accouchement, en revanche, sont symboles de grandes souffrances (Mi 4,910 ; Is 13,8 ; 21,3 ; Rm 8,22). Sans doute convient-il, en raison du 34

Outre les commentaires voir Vogels, « The Power Struggle between Man and Woman (Gen 3,16b) », 1996, pp. 197-209 ; Novick, « Pain and Production in Eden. Some Philological Reflections on Genesis III 16 », 2008, pp. 235-244 ; Aurin, « Genesis 3 :16b and 4 : 7 – lectio difficilior » 2008, http ://www.lectio. unibe.ch, pp. 1-18. Pour la relation de l’homme et de la femme dans l’A.T., voir Gerstenberger, « Herrschen oder Lieben : Zum Verhältnis der Geschlechter im Alten Testament’ 1981, pp. 341-347. 35 Contrairement à ce qu’affirme Williams, « The Relationship of Genesis 3 20 to the Serpent » 1977, p. 373 : “Now the woman is named ‘Life’ because this is directly related to the role that the female species will now play in reference to the changed circumstances for human existence after the act of disobedience… Since the two humans are to be fully mortal … the woman is to become pregnant and bear children”. L’auteur suppose que sans la faute l’humanité aurait été immortelle, la reproduction d’une descendance devenant ainsi une immortalité de substitution., idée que bien entendu nous récusons totalement.

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parallèle avec la proposition suivante – dansladouleurtuenfanterasdesenfants–d’élargir ici le mot ‘grossesses’ à tout le processus de l’enfantement depuis la conception jusqu’à l’accouchement36. Le mot ‫עצבון‬, qui sous cette forme ne se retrouve qu’en Gn 3,16,17 et 5,29, provient de la racine ‫( עצב‬II) dénotant le travail pénible, la peine, la détresse37. L’accumulation rythmique des mots de même racine – multiplierjemultiplierai,douleurs,douleur – a pour effet de souligner jusqu’à l’insupportable la dure condition de la femme-mère. La seconde partie du verset recèle deux difficultés majeures. L’une est d’ordre syntaxique : s’agit-il de deux propositions apposées évoquant une simple concomitance, ou bien y a-t-il entre elles une relation de subordination ? Pour Aurin38 la première clause est à considérer comme une protase conditionnelle introduite par un simple waw. Il cite d’autres exemples du même type en Gn 4,7b ; 44,22 ; Jg 6,13 ; 1 S 13,2, d’où sa traduction : Andifyourdriveis againstyourhusband,thenheshalldominateyou ! Grammaticalement, en effet, une telle construction n’est pas exceptionnelle39. On peut tout aussi bien y voir une relation de causalité ou même de temporalité : Puisque/quandtondésireteporte/raverstonhomme, il dominera sur toi. Condition, causalité ou temporalité, ces trois nuances de subordination sont possibles. Il est difficile, en revanche, de ne voir dans les deux clauses qu’une simple juxtaposition de deux propositions indépendantes l’une de l’autre. Toutefois, pour affiner la nuance il importe d’examiner le vocabulaire, et c’est là l’autre difficulté, et elle est double : quel sens faut-il donner au substantif ‫ תשוקה‬et au verbe ‫? משל‬

36 Rashi étend même les souffrances à l’éducation des enfants : “TES LABEURS ; C’est la peine qu’elle éprouve à élever ses enfants.” 37 Gn 6,6 ; 45,5 ; 1 S 20,3.34 ; 2 S 19,3 ; 1 R 1,6 ; Is 54,6 ; 63,1 ; Pr 5,10 ; 10,22 ; 14,23 ; 15,1 ; Ps 127,2 ; Qo 10,9. Voir aussi le jeu de mots sur la racine ‫ עצב‬en 1 Ch 4,9s. Novick, a.c., p. 241s, émet l’hypothèse du rattachement à ‫עצב‬ (I) /‘former’ qui a donné le mot ‘statue’, ‘idole’. Gn 2,16 ferait alors référence à la formation du fœtus dans le sein de la femme, avec l’idée d’une “prolonged pregnancy” nécessaire à ce travail. Cassuto, Genesis, p. 165, voit un lien phonique et narratifentre ‫ עצב‬et ‫ עץ‬/‘arbre’ : comme ils ont péché par l’arbre (‫)עץ‬ ainsi sont-ils punis (‫)עצב‬, lien d’autant plus assuré selon lui que les douleurs de l’enfantement ne sont pas décrites par les termes usuels ‫חבל‬, ‫ציר‬, ‫צרה‬. 38 a.c., pp. 4-6. 39 Voir autres exemples de cette construction en Joüon, § 167b (Lv 10,19 ; Nb 12,4 ; Dt 25,8-9 ; 1 S 19,3 ; Jr 18,4).

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Le substantif ‫תשוקה‬, communément traduit par ‘désir’ ou ‘attirance’, n’apparaît que deux fois ailleurs, en Gn 4,7 et Ct 7,11. Dans le Cantique – jesuisàmonchérietsondésirestpourmoi – le sens est clairement érotique et peut-être même sexuel, ce que pourrait laisser entendre la racine shûq qui signifie ‘cuisse’. La traduction ‘convoitise’ parfois adoptée (BJ par exemple) va dans ce sens. Le troisième emploi du mot, en Gn 4,7, est dû au même écrivain que 2,16. La dimension proprement sexuelle y étant totalement absente, elle n’est au plus que secondaire en 2,16, comme l’une des expressions de l’attirance de la femme vers l’homme. Le parallèle est d’autant plus fort entre Gn 3,16 et 4,7 qu’on retrouve dans ces deux passages le même couple de mots ‫ תשוקה‬et ‫ משל‬/‘dominer’. Le texte de Gn 4,7 comportant des difficultés qui lui sont propres (voiradloc.) est hélas plus obscur que 3,16 et ne lui apporte pas un éclairage décisif. Le mot ‫ תשוקה‬a fait l’objet d’une étude récente par Macintosh qui aboutit à la conclusion suivante : “En résumé, ma conclusion est que ‘désir’ n’est pas une traduction adéquate du mot hébreu ‫ תשוקה‬aussi bien dans la Bible hébraïque que dans les manuscrits de la Mer Morte. Au vu de la philologie comparative et des versions anciennes les termes ‘souci, préoccupation, attachement (absolu), attention’ semblent plus probables”40. Les mots ‘attirance’, ‘élan’ ‘aspiration’ (en anglais, yearningou urge) nous paraissent exprimer ces diverses nuances : en toutes ses activités la femme sera tournée vers son homme. En traduisant parαποστροφη la Septante41, comme d’ailleurs les targums42, a peut-être lu ‫ תשובה‬/ ‘retour’, mais elle a de toute façon exprimé la polarisation de la femme par l’homme. Un sens hostile de ‫ תשוקה‬est défendu par certains interprètes43, entre autres dans quelques lectures dites ‘féministes’ selon lesquelles l’aspiration de la femme en direction de son homme serait à comprendre comme une volonté de le supplanter. Dans cette logique la dernière clause du verset serait prescriptive et devrait se traduire : maisluidevraladominer(heshallruleoverher). Cette hypothèse s’appuie sur l’expression parallèle en 4,7 (tu devras le dominer). 40 Macintosh, « The Meaning of Hebrew TESHUQAH » 2016, 365-387, p. 385 (matraduction). 41 Bergmeier, « Zur Septuagintaübersetzung von Gen 3,16 » 1967, pp. 77-79 ; Harl, La Genèse, p. 109. 42 Targum Neofiti :“tu retourneras à ton mari et lui aura pouvoir sur toipour lajustificationcommepourlepéché” (Le Déaut 94). 43 Hamilton, TheBookofGenesis1-17,p. 201-202 ; Aurin, a.c., pp. 4-5.7.

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Elle ne semble toutefois pouvoir être retenue, et cela pour deux raisons. La première est lexicale : la préposition ‘el ne signifie jamais ‘contre, mais toujours ‘vers’, ‘en direction de’, sans aucune connotation d’hostilité ou d’opposition. La seconde est contextuelle : la sentence du v 16 ne concerne que la femme comme celle des verset 17-19 ne concerne que l’homme. Il n’y a donc pas lieu d’y voir incluse une prescription faite à l’homme44, d’autant moins d’ailleurs que ce serait l’unique prescription édictée dans l’ensemble 14-19. La traduction etluidominerasurelle(hewillrule over her) nous paraît donc devoir être retenue comme exprimant un état de fait et non une prescription. La femme se trouve en situation de faiblesse par rapport à l’homme et c’est ce que souligne le verbe ‫ משל‬qui exprime le pouvoir du chef ou du roi sur le peuple, d’une nation sur une autre, des humains sur la nature et les animaux, de l’homme sur la femme (Gn 37,8 ; Jg 8,22s ; 9,2 ; Ps 8,7 ; 22,29…). De soi le verbe ne comporte certes pas une idée de violence45 mais il établit une hiérarchie, donc une relation inégalitaire46. Une telle condition de la femme et de l’homme est présentée comme une réalité durable et universelle. C’est là un fait que l’observateur lucide ne peut manquer de constater, aujourd’hui encore, mais ce n’est nullement le fait de Yhwh Elohim en Gn 2-3. Le seul statut de l’homme et de la femme correspondant à sa volonté est celui célébré en 2,2324. Si, pour l’auteur du récit, la situation s’est détériorée, ce n’est pas, répétons-le, un châtiment divin, mais une blessure que l’homme et la femme se sont faite à eux-mêmes. Par leur transgression ils ont coupé le lien qui les rattachait à Yhwh Elohimet endommagé le lien qui les unissait l’un à l’autre, brisant ainsi l’équilibre de leur union. Telle est bien la situation réelle de l’humanité, mais elle n’est en rien sa condition normale. Comment expliquer que le rejet de YEentraîne une dégradation des liens entre les humains ? En mangeant le fruit défendu le couple a voulu effacer la frontière qui 44

Ainsi que le comprend, par exemple, Hamilton, p. 201 : “This desire man is to repulse and dominate”. 45 Voir Mathews, Genesis1-11,26, p. 251 ; Bührer, AmAnfang, p. 251. 46 La thèse inverse a été défendue par J.J.Schmitt, « Like Eve, Like Adam : mšlin Gen 3,16 » 1991, 1-22, pp. 8-17. L’A rattache le verbe de Gn 3,16, non à mšlIII / ‘dominer’, mais à mšlI / ‘représenter’, être semblable’ et en déduit que ce qui est affirmé dans le texte c’est bien l’égalité sexuelle de l’homme et de la femme et non la domination de la femme par l’homme. Cette thèse paraît difficilement défendable dans le contexte immédiat aussi bien qu’en 4,7.

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le séparait de YE et qui seule rendait possible une relation authentique avec lui. Ce faisant, l’homme et la femme ont perdu aussi le sens de leur altérité et sont devenus complices, avec pour conséquence la prise de pouvoir de l’un sur l’autre en lieu et place du dialogue voulu par Yhwh Elohim.

3,17 et à l’adam il dit : Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais dit ‘Tu n’en mangeras pas !’, maudit le sol à cause de toi, dans la peine tu en mangeras tous les jours de ta vie L’absence de l’article – le’adam et non la’adam – a conduit de nombreux traducteurs et interprètes à traiter ici, pour la première fois dans le récit, ’adam comme nom propre, Adam, alors que dans la Septante ’adam est nom propre depuis 2,16. Dans le TM on retrouve la même vocalisation sans article en 2,20 et 3,21, sans que l’on puisse toutefois y voir un nom propre. En 2,20 (voirad loc.)la femme n’est pas encore présente et l’adamn’est autre que l’humain, l’humanité.L’absence de l’article défini dans la vocalisation massorétique s’explique par la présence du préfixe prépositionnel le47. Il n’y a donc pas de raison de voir ici une erreur de copiste. Depuis l’apparition de la femme dans le récit en 2,22, ha’adam est toutefois devenu aussi l’homme-mâle. Il ne redeviendra clairement l’humanité générique que dans la conclusion des vv 22-24. La phrase ‫ שמעת לקול אשתך‬/ tuasécoutélavoixdetafemme fait évidemment écho à 3,8 et 10. La légère modification grammaticale renforce le contraste (voir plus haut 3,10). Tandis que l’homme et la femme avaient entendu le bruit de Yhwh Elohim allant et venant dans le jardin, l’homme a écouté la voix de sa femme au lieu d’écouter la voix de YE qui lui avait commandéde nepasmangerdel’arbredujardin.La conséquence ne se fait pas attendre :

47

Voir Cassuto, p. 166-167. Quand le mot est précédé d’une préposition (‘al, ’el ou min) l’article est vocalisé : 2,16.19.21.22 ; 3,9. Day, From Creation to Babel,pp. 32-35.

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Maudit le sol à cause de toi 48 Le vocabulaire et l’argumentaire sont les mêmes qu’en Dt 28,15s comme l’illustre la mise en parallèle des deux textes : Gn 3,17

Dt 28,15s

Puisquetuasécouté lavoixdetafemme49 etquetuasmangédel’arbre dontjet’avaiscommandé… mauditlesolàcausedetoi

Situn’écoutespas lavoixdeYhwhtonDieu engardanttouslescommandements quemoijetecommandeaujourd’hui maudittoi…50

La même séquence logique et thématique sous-tend les deux textes : non-écoute ou écoute dévoyée, commandement, malédiction. Ainsi qu’on l’a noté précédemment cette séquence est typique du langage de l’alliance. C’est à l’image du peuple infidèle à l’alliance que l’écrivain décrit la condition de l’homme et de la femme à la suite de leur transgression. En donnant ainsi à l’alliance un horizon universel il témoigne manifestement d’une prise de conscience nouvelle. Historiquement il s’inscrit dans une époque très tardive, après l’exil et sans doute bien après, quand le pays de Juda (l’adamah) a perdu son indépendance et que la dispersion dans les nations a généré de nouveaux questionnements et fait éclater le monde compact de l’Israël préexilique et même celui du retour, très loin et même aux antipodes du nationalisme radical des milieux judéens qui ont porté la réforme d’Esdras-Néhémie. Le parallèle observé n’exclut pas des différences significatives. Contrairement à Dt 28 ce n’est pas l’homme qui est maudit, mais le sol – ha’adamah–que l’adama reçu charge de cultiver.Toutefois en Dt 28 la ville, les champs, les troupeaux et les récoltes sont aussi affectés par la malédiction (voir Is 24,6 ; 23,10). Alors qu’en Dt 28 c’est Moïse qui prononce la malédiction, le sujet ici est YE, comme en 3,14 et 4,11. C’est là une différence remarquable car dans tous les textes de malédictions c’est toujours un homme qui 48 Les traductions se partagent, comme pour le v 14, entre l’indicatif, l’optatif, le futur ou sans verbe. 49 Le préfixe prépositionnel est régulièrement be dans les textes deutéronomiques alors que le texte de la Genèse emploie le préfixe le. Le sens est le même et la seule conclusion qu’on puisse tirer de cette menue différence est que l’écrivain non-P ne fait pas du copier-coller. 50 Voir aussi Jr 11,2-3.

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les prononce. Par ailleurs, les malédictions de Dt 28 sont conditionnelles : voici ce qui t’arrivera si tu n’obéis pas aux commandements ! En Gn 3,17, comme déjà en 3,14 et plus tard en 4,11, la malédiction est un fait avéré : voilà ce qui t’est arrivé puisque tu n’as pas obéi ! Ce sont les leçons de l’histoire. L’écrivain non-P rejoint ici l’histoire deutéronomiste telle qu’elle s’exprime dans les refrains du livre des Juges (2,11-16 ; 3,7-9. 12-15 ; 4,1-3 ; 6,1-7 ; 10,6-10 ; 13,1). Tout laisse à penser que l’écrivain non-P est l’héritier de traditions théologiques et littéraires, en particulier deutéronomiques et deutéronomistes, qu’il se plaît à reformuler à sa manière et selon son dessein d’en élargir la pertinence à toute l’humanité. à cause de toi La LXX semble avoir lu ‫( בעבודך‬εντοιςεργοιςσου) au lieu de l’hébreu ‫ בעבורך‬et la Vulgate l’a suivi (inoperetuo). Il est possible aussi que la LXX ait traduit quoadsensum : le sol est maudit quand l’homme le travaille. Le TM paraît cependant bien confirmé par Gn 8,21, le targum Neofiti aussi bien que la Peshitta et Aquila attestant aussi la même lecture. C’est donc l’homme qui est la cause du désordre de la terre et, d’une certaine manière, de la tension, illustrée par la peine du laboureur, entre l’adam et l’adamah. 3,17b dans la peine tu la [en] mangeras tous les jours de ta vie, 3,18 épines et chardons elle fera pousser pour toi et tu mangeras les herbes sauvages, 3,19a à la sueur de ton visage tu mangeras la nourriture Voilà ce qu’est une terre maudite et voilà ce qu’il en coûte à l’homme qui devra lui arracher sa nourriture à la sueur de son front. L’expression tula(l’adamah) mangeras serait surprenante si ce n’était de la poésie. Il s’agit bien entendu des produits du sol. L’homme est touché au cœur même de sa vie, dans la nécessité première de l’existence : manger. Ce verbe revient pas moins de cinq fois dans ces trois versets en plus des quinze autres occurrences dans le récit. La métaphore de la nourriture en liaison avec l’obéissance court à travers toute l’histoire et on est tenté d’y voir un écho à l’avertissement du Deutéronome : Souviens-toidelaroute queYhwhtonDieut’afaitmarchercesquaranteannéesdansle désertafindet’éprouverpoursavoircequ’ilyadanstoncœur :

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garderas-tuounonsescommandements ?...Ilt’afaitmangerla manne que ni toi ni tes pères ne connaissaient afin de te faire savoirquel’hommenevitpasseulementdepainmaisquel’homme vitdetoutcequisortdelabouchedeYhwh (Dt 8,2-3). Comme le serpent (v 14) l’homme est astreint à ce pénible régime toute sa vie durant : touslesjoursdetavie. La malédiction ne porte pas sur le travail lui-même mais sur sa pénibilité. Le travail devait être épanouissant dans le lien connaturel de l’adamavec l’adamah (2,15). Mais voici que s’établit entre eux un rapport d’hostilité et le travail devient alors source de peine. Le même mot ‫ עצבון‬utilisé précédemment pour qualifier les accouchements de la femme est appliqué au travail de l’homme. Les deux activités essentielles de la femme et de l’homme sont ainsi atteintes par la souffrance. C’est ce que le narrateur et son lecteur observent tous les jours. La terre n’a rien d’autre à offrir que plantes épineuses et chardons. C’est une terre quasi désertique51. Le travail de l’adam n’est pas seulement pénible, il est voué à un semi-échec malgré toute la sueur qu’il en coûte au laboureur. L’association des deux termes ‫ קוץ‬et ‫ דרדר‬ne se trouve ailleurs que dans le jugement d’Osée sur Ephraïm (10,8) : les hauts lieux criminels (ou de BetAwen) serontdétruits,épinesetchardonsmonterontsurleursautels. Peut-on voir dans ces termes un écho de la prophétie d’Osée ? On ne peut l’affirmer avec certitude, mais la référence n’est pas impossible, surtout si derrière l’adamah de la Genèse se profile la terre promise et même peut-être le sanctuaire, comme semblera le laisser entendre Gn 4,14. La mention tous les jours de ta vie signifie à l’évidence que la menace de mort immédiate attachée à l’interdit en 2,17 ne concerne pas la vie physique. Le verset suivant en sera la confirmation.

3,19b jusqu’à ce que tu retournes à l’adamah puisque d’elle tu fus tiré, car poussière tu es et à la poussière tu retourneras Cette phrase a parfois été interprétée comme étant la réalisation de la menace de mort de 2,17 et donc comme une sentence capitale, ce qui laisse sous-entendre que sans la transgression l’adam 51 ‫ קוץ‬: Ex 22,5 ; Jg 8,7.16 ; Is 32,13 ; 33,12 ; Jr 4,3 ; 12,13 ; Ez 28,24 ; Os 10,8 ; Ps 118,12. ‫ דרדר‬: Os 10,8.

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aurait été immortel. Cette exégèse est de moins en moins défendue aujourd’hui52. Il serait d’ailleurs étrange, s’il s’agissait d’une sentence, qu’elle soit ainsi reléguée dans une simple proposition subordonnée. Selon l’explication donnée plus haut de l’expression ‫ מות תמות‬nous avions jugé qu’il ne s’agissait pas là d’une formule juridique, encore moins judiciaire, signifiant une condamnation à mort (physique), immédiate ou différée. En traduisant ‫ מות תמות‬par tumourrascertainement, nous avions conclu que la mort envisagée n’était pas à proprement parler une punition mais la conséquence certaine et inéluctable de la transgression, la traduction même de cette transgression. Par ailleurs, nous avions vu que cette mort trouverait sa réalisation dans l’expulsion hors du paradis. La mortalité ou l’immortalité physique n’étaient donc nullement dans l’horizon du narrateur. Cette analyse trouve ici sa confirmation. La mort physique n’est pas l’objet de la phrase principale, elle en est un appendice soulignant, après la durée des maux de l’homme (tous lesjoursdetavie), le terme qui y mettra fin : jusqu’àceque… Le mot ‘mort’ n’apparaît d’ailleurs pas dans ce verset, signe qu’il n’est pas à lire en référence à 2,17. Le retour de l’homme à la poussière de sa création est un thème bien connu du langage sapientiel ainsi que l’a déjà été établi précédemment lors du commentaire de 2,7. Ces paroles de YEsont les dernières qu’il adresse à l’homme. Elles résonnent comme une lamentation et presque comme un espoir déçu. Elles sont soulignées par les deux conjonctions kîrappelant 52

Défenseurs de la mort physique comme sanction du péché : Zimmerli (p. 177, où il cite Rm 6,23 : lamortestlesalairedupéché) ; von Rad (p. 77) se contente de souligner que cette mention de la mort physique, sans être à proprement parler une sanction, lui est ‘thématiquement’ liée dans le récit. Wenham (p. 83) reconnaît que “le retour à la poussière est présenté comme inévitable plutôt que comme une conséquence immédiate de la sentence de mort que 2,17 nous laissait entendre”, mais il laisse, lui aussi bien que confusément, la mort dans le cadre du châtiment. A l’inverse, plusieurs auteurs rejettent l’idée de châtiment dans cette référence à la mort et, par conséquent, l’idée que sans le péché l’homme aurait été immortel : Skinner, p. 84 : “It is not a threat of death as the punishment of sin, and we have no right to say (…) that vv. 16-19 are simply an expansion of the sentence of 2,17. That man was by nature immortal is not taught in this passage”. Westermann, pp. 361s : “Dann kann hier weder der Tod als Strafe gemeint sein noch kann beabsichtigt sein zu sagen, dass der Mensch erst hier von einen Todesschiksal erfährt”. Hamilton, p. 204, note l’absence du mot ‘mort’ dans les vv 17-19 et conclut : “The penalty for Adam’s disobedience and Cain’s fratricide is not death but expulsion and wandering”. De même, Bührer, AmAnfang, p. 253 (‘destin’ et non ‘châtiment’).

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avec insistance à l’adam ce qu’il est, d’où il vient et où il va, pour lui dire en somme : rappelle-toi, tu n’es que poussière, certes une poussière animée par l’haleine que lui insuffle YE, mais poussière tout de même. A partir de maintenant l’adam, laissé à lui-même, va devoir tracer sa route sans jamais oublier qu’il n’est pas Dieu, mais un être mortel totalement dépendant de celui qui l’a façonné. Sans oublier non plus qu’il n’est d’autre vie véritable et heureuse que celle proposée dans l’alliance par Yhwh Elohim. N’est-ce pas pour l’avoir oublié que l’adam s’est aventuré hors de ses limites mais loin aussi du dialogue d’alliance que YE lui proposait ? Ainsi prend fin le dialogue que Yhwh Elohimtient avec l’adamdepuis le moment où il l’a tiré du sol, façonné et appelé à obéir. La Vie à laquelle il l’avait invité s’est évanouie en un présent de solitude et de détresse. L’adam est parti dans un monde où Yhwh Elohimn’est plus son partenaire mais un Dieu lointain qu’il accuse à mots couverts d’avoir causé son malheur par la femme qu’il a mise auprès de lui. Cette femme qu’il avait accueillie et qui l’avait émerveillé au point de lui apparaître comme un autre lui-même (’ishshah–’îsh) n’est plus la merveilleuse compagne qu’il avait chantée mais une créature qui lui est assujettie et qui n’a plus désormais avec lui d’autre lien que celui de la dépendance et de la domination. La terre même, cette adamah dont il est fait et qu’il travaille, lui est devenue étrangère et hostile et ne sera plus que son tombeau. 3,20 Et l’adam appela le nom de sa femme Ève puisque c’est elle la mère de tous les vivants Ce verset a tous les aspects d’une incise étiologique étrangère au récit. Nombreux sont les auteurs qui, voyant dans le v 23 la véritable conclusion du récit, n’hésitent pas à traiter 3,20 comme un ajout rédactionnel pour au moins cinq raisons : 1) La thématique, soudain positive, de la maternité détonne après le regard négatif porté sur les souffrances de la femme-mère. 2) Cette deuxième nomination de la femme fait doublon avec celle de 2,22. 3) Aucun enfant n’a encore fait son apparition. 4) Le passage abrupt de la mort universelle à la vie est surprenant. 5) Seule la femme reçoit un nom propre – Ḥawah– tandis que le mot l’adamdemeure exclusivement appellatif à travers tout le récit.

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Pour toutes ces raisons le verset est souvent considéré comme secondaire ou, au moins, comme n’étant pas à sa place. Ainsi Gunkel (23) : “The poem stems from another context and another source”, et W.H. Schmidt (218) : “mutet die Namengebung im Zusammenhang fremd an ; denn sie setzt voraus, dass die Frau bereits Mutter ist”. Westermann (364s) partage cette opinion mais n’exclut pas que l’incise puisse être le fait de J lui-même. Pour Cassuto (170s) seule la seconde partie du verset serait un ajout ‘biblique’ ( ?). Adam, selon lui, n’aurait pas pu dire carelleestla mèredetouslesvivants,il aurait dû dire carelleseralamèrede touslesvivants. Skinner (86), pour sa part, considère que le verset n’est pas à sa place et devait originellement être lié à la naissance de Caïn, avant ou après 4,1. Il nous semble que les difficultés à accepter l’authenticité du verset dans le récit trouvent leur solution d’une part dans le statut du verbe ‫ היתה‬et, d’autre part, dans le point de vue du narrateur non-P. Le verbe d’état êtren’implique pas de soi une idée de temps (est, était ou sera) mais, à l’instar de notre auxiliaire ‘être’, il peut tout simplement servir, bien que plus rarement il est vrai (voir Gn 42,31), à renforcer un prédicat. La formulation simple aurait été ‫כי אם‬ ‫ כל־חי היא‬53 / carc’estellelamèredetouslesvivants. Nul n’est besoin par conséquent de s’interroger sur une valeur temporelle quelconque (parfait prophétique ou précatif à valeur de futur54). Il est de la nature ou de la fonction de la femme universelle d’être mère de tous les vivants. Il n’est pas impossible que le narrateur ait voulu appuyer son affirmation précisément en raison de la référence à la mort (sans le mot) dans le verset précédent. Son point de vue est également à prendre en considération. L’écrivain, rappelons-le, a pour point de départ la situation réelle de l’humanité qu’il pose face à l’idéal de vie avec Yhwh Elohim. L’humanité dont il parle est celle de toutes les générations, d’où cette notice sur touslesvivants issus de la femme. Intervenant ici comme rédacteur (non-PR) l’écrivain a sans doute aussi le souci de faire le lien avec les générations ultérieures dans le récit suivant dont il est aussi l’auteur. L’appartenance du verset 20 au récit semble confirmée par sa place, en parallèle avec 2,23. On retrouve en effet la même séquence narrative dans les deux cas : aux initiatives de YE(création de la femme en 2,21-22 et malédictions en 3,14-19) répond une réaction de l’homme (nomination de la femme ’ishshah en 53 54

Pour le ketib‫ הוא‬dans le Pentateuque voir Joüon § 39c. Hamilton, p. 205.

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2,23 et nomination de la femme Ḥawwah en 3,20). Le don d’un nom à la femme est également parallèle aux noms que l’adam donne aux animaux en 2,20, ce qui est un autre signe que 3,20 fait partie intégrante du récit. La transgression a bien entendu changé la donne et la seconde nomination de la femme n’est plus la joyeuse célébration d’une découverte mais la déclaration laconique d’une réalité beaucoup plus terre à terre. L’idéal de communion s’est mué en simple fonction de reproduction. C’est ce que voit l’écrivain quand il regarde le monde. Le nom Ḥawwah– ‫ – חוה‬est expliqué par le mot ‫ חי‬/ ‘vivant’. L’assonance est évidente mais l’étymologie douteuse. Quoi qu’il en soit, au niveau du récit la volonté est clairement d’associer la femme au don de la vie. Une ancienne tradition rabbinique a cru déceler l’étymologie de Ḥawwah dans un mot araméen (‫ )חיויה‬ou arabe (khayyat) signifiant ‘serpent’. Ainsi dans GenesisRabba XX 11 : “She was given to him for an adviser, but she played the eavesdropper like the serpent… R. Akha interpreted it : The serpent was thy (Eve’s) serpent, and thou art Adam’s serpent”. Depuis le 19ème siècle plusieurs autres étymologies ont été proposées ainsi que le lien avec le mythe de la déesse chtonique ‫ חות‬d’une inscription punique ou avec la tradition de la Déesse-Mère associée au serpent dans l’Ancien Orient, mais aucune des hypothèses avancées ne s’est avérée convaincante à ce jour55. Le jeu de mots entre ḥawwah et ḥay plaide de toute façon en faveur d’un rapport de sens, raison pour laquelle la LXX, pourtant encline par ailleurs à rendre le mot ’adam par un nom propre, a traduit ici ḥaypar ζωη et non par Ευαν comme elle le fera en 4,1. La référence aux ‘vivants’ en conclusion des malédictions de 3,14-19 signifie d’abord que la mort annoncée en 2,17 n’est aucunement la mort physique et que l’enjeu du récit n’est donc pas l’accès à l’immortalité. Cette phrase du narrateur laisse entendre aussi que tout n’est pas fini et que la vie demeure, ainsi que l’illustre également le verset suivant. Ce sera encore le cas pour Caïn que Yhwh marquera d’un signe de protection au moment de l’expulser du ‘sol’ et loin de ‘sa face’. Tout lien n’est donc pas rompu entre YEet l’humanité. 55 Sur le sujet et la littérature voir Williams, « The Relationship of Genesis 3 20 to the Serpent » 1977, 357-374. L’auteur conclut, p. 369 : “At present, until further conclusive evidence can be furnished, it is best to see Gen 3 20as a pun on the name which has associations with the Hebrew term for life” ; Collins, Genesis 1-4, p. 154.

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3,21 Et Yhwh Elohim fit à l’adam et à sa femme des tuniques de peau et les vêtit Cette attention divine pour ses créatures est d’un anthropomorphisme délicieux. YE était déjà potier, puis jardinier, chirurgien, architecte, gentleman farmer se promenant dans sa propriété, le voici maintenant tailleur. Derrière cette image on perçoit le thème de l’accès de l’humanité à la civilisation abondamment illustré dans la mythologie mésopotamienne56. Dans L’Épopée de Gilgamesh57 Enkidu, après avoir été éveillé par la courtisane, est invité à boire et à manger ‘selon la coutume du pays’ et non plus aux points d’eau avec les animaux, il se rase et devient humain : “He became human. He put on clothing, He is like a groom !”. Désormais Enkidu aura accès à la vie en société dans la ville d’Uruk avec tous les gens bien habillés58. La progression de la vêture de l’adam, depuis la nudité heureuse de 2,25, la fabrication de pagnes rudimentaires en 3,7, jusqu’à la confection de tuniques de peau par YEen 3,21 n’est pas en effet sans évoquer l’avancée des humains dans la civilisation. Si aucune dépendance littéraire de Gn 2-3 par rapport à L’ÉpopéedeGilgamesh n’est invoquée aujourd’hui il est clair que les deux récits partagent bien des images, comme en témoignent les parallèles suivants : Gilgamesh

Genèse

Lacourtisaneouvritlaboucheetdit : Mangelanourriture,Enkidu ! Enkidumangealanourriture(II iii 10) Ildevinthumain, Ilmitunvêtement(II iii 25) Ilavaitmaintenantlasagesse,une grandeintelligence(I iv 29) Tuessage,Enkidu,

elledonnaaussiàsonhomme etilmangea(3,6)

tuesdevenucommeundieu !(I iv 34)60  56

YEfitàl’adam59destuniquesde peauetlesvêtit(3,21) vousserezcommedesdieuxconnais santleplusbienetlemal(3,5) YEdit :voiciquel’adamestdevenu commel’un d’entrenouspourlaconnaissance dubienetdumal(3,22)

Westermann p. 366s. Tablette II, iii, 20ss, ANETp. 77. 58 Tablette I, v, 4-12, ANETp. 76. 59 Ici, comme au v 17, ‘adam n’est pas vocalisé avec l’article, ce qui a conduit la majorité des traductions dans le passé à y voir un nom propre. Pour l’argumentation en faveur du nom générique (avec Skinner, Westermann, Speiser, Wenham) voir plus haut v 17. 60 ANETpp. 75.77 (matraduction). 57

LES CONSÉQUENCES : 3,14-21

321

Manger, se vêtir, acquérir la sagesse, être comme des dieux, autant de thèmes associés qui témoignent d’une proximité culturelle entre le récit de la Genèse et L’Épopée de Gilgamesh. Le traitement est cependant différent dans l’une et l’autre. Dans L’Épopée deGilgamesh il ne s’agit que de l’accès à la civilisation et à la vie dans la société humaine et le récit est totalement positif. Dans la Genèse, le traitement est pour le moins ambigu. Il est d’abord négatif puisque l’acquisition de la sagesse est présentée comme une transgression et qu’elle entraîne l’expulsion hors du paradis avec tous les maux qui l’accompagnent. Toute dimension positive n’est cependant pas exclue puisque, par sa désobéissance même, l’adam est devenu, dit YE,commel’und’entrenous.Faut-il en conclure que la transgression est non seulement inévitable mais nécessaire pour que l’humanité accède à sa maturité ? C’est une question à laquelle il faudra revenir après l’examen des versets suivants mais aussi des autres textes non-P en 6,6 et 8,21. A ce stade l’important est de prendre acte de la parenté culturelle avec l’Ancien Orient et de l’originalité de Gn 2-3 par rapport à cet environnement. Le mot ‫ כתנת‬désigne une longue tunique. Dans 14 emplois61 sur 29 il s’agit du vêtement des prêtres. Dans les 15 autres emplois c’est un vêtement de gens honorables ou en position de pouvoir62. Les emplois du verbe ‫ לבש‬à la forme hifil / ‘revêtir’, ‘habiller’ quelqu’unsont également significatifs. Dans la tradition sacerdotale ils concernent régulièrement l’habillage d’Aaron et de ses fils ou celui du grand prêtre63. Avec Yhwh pour sujet (huit fois sur une trentaine) le sens est métaphorique pour qualifier l’action salvifique de Yhwh en faveur de son peuple, de Sion, de David (Is 22,21 ; 61,10 ; Ez 16,10 ; Ps 132,16) ou, au contraire, son intervention punitive (Is 50,53 ; Ps 132,18)64. Le contexte est alors sotériologique. Dans Jb 10,11, texte littérairement et thématiquement proche de Gn 3,21, le contexte est celui de la création : Nem’as-tupasvêtu depeauetdechair ? 61

Ex 28,4.39.40 ; 29,5.8 ; 39,27 ; 40,14 ; Lv 8,7.13 ; 10,5 ; 16,4 ; Esd 2,69 ; Ne 7,69.71. En Ex 29,5.8 ; 40,14 ; Lv 8,13 ; 16,4 ce vêtement est associé au verbe ‫ לבש‬/‘vêtir’, comme en Gn 3,21. 62 Gn 37 (neuf fois, pour Joseph) ; 2 S 13,18.19 (Tamar, fille de roi) ; 15,32 (Hushaï, familier de David) ; Is 22,21 (Shebna, maître du palais), Jb 30,18 (Job) ; Ct 5,3 (la bien-aimée). En Gn 27,15.16 Rébecca revêt Jacob d’un habit de peau de chèvre. 63 Ex 28,41 ; 29,5.8 ; 40,13.14 ; Lv 8,7.13 ; Nb 20,26.28 ; Za 3,4.5. 64 Voir aussi Is 22,21 ; 50,53 ; 61,10 ; Ez 16,10 ; Ps 132,16.18 ; Jb 10,11.

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GENÈSE 2,4b-4,26

Faut-il, comme le pense Wenham (84s) après Calvin, voir en Gn 3,21 une référence voilée à l’habit sacerdotal ? Le sens alors pourrait être que les humains doivent se rappeler leur condition de pécheurs ou bien qu’ils ne doivent s’approcher du sanctuaire que décemment couverts (Ex 20,26 ; 28,42). Un détail surprend : alors que la tunique est toujours faite de lin ou d’une autre étoffe, ici elle est faite de peau animale, ce qui, soit dit en passant, ne doit pas être très confortable. Cette tunique grossière, moins primitive toutefois, et plus solide (!), que les pagnes de feuilles, n’a rien de commun avec la belle robe des prêtres, de Joseph ou des filles de roi. Ce contraste est-il intentionnel ? On ne peut l’affirmer avec certitude mais, pour le moins, l’auteur manifeste une fois de plus son originalité. L’habit confectionné pour l’homme et la femme sur le point de quitter le paradis est à la fois un geste qui leur permettra de vivre en société, auquel cas il s’apparente au vêtementdesalut d’Is 61,10 et du Ps 132,16, mais il annonce aussi la dureté du monde dans lequel les humains vont vivre désormais65. Il semble que la vêture de l’adampar YEhérite à la fois de la tradition sacerdotale, de l’idéologie davidique, de la sotériologie prophétique, de la réflexion des sages sur la création et… de l’imagination populaire. L’utilisation de peaux suppose la mise à mort d’animaux et ne s’accorde évidemment pas avec le régime végétarien de Gn 1,2930, mais cela ne pose aucun problème puisque les deux récits sont indépendants l’un de l’autre. Est-il sous entendu, comme dans L’ÉpopéedeGilgamesh66, que la relation harmonieuse entre l’adam et les animaux est désormais rompue ? Ce serait sans doute là une surinterprétation du texte.

65

Gunkel, p. 23 : “The fact that God clothes the people is understood here, in context, as a final meagre alm, as a preparation for suffering”. Le lien parfois évoqué avec les sacrifices (Skinner 87 ; Westermann 367) est trop lointain pour qu’on puisse en tirer la moindre conclusion en ce qui concerne notre récit. 66 Tablette II iii 25-32 : “Became human, he put on clothing… He took his weapon to chase the lions… He caught wolves, he captured lions…”

Chapitre 12

Expulsés du jardin d’Eden : 3,22-24 Ces trois versets ont donné lieu à de multiples questions et depuis Budde, suivi entre autres par Gunkel (23), Skinner (87), Westermann (370ss)1, l’unité littéraire de la séquence a souvent été rejetée. Les arguments avancés par ces auteurs sont multiples. Le v 23 se rattacherait immédiatement au v 21 selon une séquence grammaticalement harmonieuse et constituerait la véritable conclusion du récit de transgression dans son état initial. Le verset 22 et tout ou partie du v 24 seraient des insertions secondaires réintroduisant l’arbre de vie disparu du récit depuis 2,9. Le rédacteur responsable de ces ajouts joindrait ainsi le thème de l’immortalité2 à celui de la connaissance, afin de marquer, dans la ligne de L’Épopée de Gilgamesh et du mythe d’Adapa, la frontière infranchissable entre Dieu et l’humanité. Outre la réapparition de l’arbre de vie d’autres faits littéraires surprennent : l’anacoluthe du v 22 en rupture grammaticale avec le v 23, les sens différents du même verbe ‫ שלח‬/‘envoyer’, ‘renvoyer’ aux vv 22 et 23, et la formulation même du soliloque divin avec les particules hen,we’attah etpen. S’ajoute bien entendu une difficulté de fond : si YEreconnaît lui-même que l’adam est devenu comme 1 Outre les auteurs cités voir aussi W.H. Schmidt, DieSchöpfungsgeschichte, pp. 218-221 ; Gese, « Die bewachte Lebensbaum und die Heroen : Zwei mythologische Ergänzungen zur Urgeschichte der Quelle J » 1973, 77-85 ; Witte, pp. 82-84. Kutsch, en revanche, se fait l’ardent et convaincant défenseur de l’unité littéraire de l’ensemble de Gn 2-3 et, en particulier de 3,22-24, dans son étude « Die Paradieserzählung Genesis 2-3 und ihr Verfasser » 1977, 9-24, aux pp. 12-15. Il prend le contrepied de Budde et Westermann et rejette l’hypothèse de récits primitivement indépendants, même partiels, de création, de chute, de paradis, ou de femme, préalables au récit de J. J utilise plusieurs motifs mythiques ou traditionnels pour ‘meubler’ son récit de transgression mais il est le créateur de l’ensemble, seule la ‘petite géographie’ de 2,10-14 pouvant, selon Kutsch, constituer un “corps étranger”. En faveur de l’unité de ce passage et, plus généralement, du récit, voir Ska, « Some Fundamental Questions » 2008, pp. 12-16. L’A apporte de nombreux exemples de doublets apparents qui ne sont en réalité que des techniques narratives. 2 Skinner, p. 88, note : “It is to be observed that it is only in this part of the story that the idea of immortality is introduced…”

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GENÈSE 2,4b-4,26

l’und’entrenous,pourquoi le chasse-t-il du jardin ? Faut-il pour autant conclure à un travail rédactionnel postérieur à un récit primitif de transgression et de chute ? Force est certes de reconnaître la présence de deux thématiques ou, plus exactement de deux champs sémantiques dans ces versets, à savoir celui de la connaissance ou de la sagesse et celui de ‘la vie pour toujours’. Mais, plutôt que d’en conclure à un travail rédactionnel visant à les relier dans la conclusion de Gn 2-3, il faut au contraire rappeler leurs liens profonds aussi bien dans l’Ancien Orient que dans la tradition biblique de la sagesse. L’Epopée de Gilgamesh et le Mythe d’Adapa en sont des témoins éloquents, ainsi qu’Ezéchiel 38. La répartition du vocabulaire du savoir et de la vie dans les livres bibliques confirme cette liaison entre les deux champs sémantiques. A titre d’exemple, le substantif ‫ דעת‬/ ‘savoir, connaissance’ apparaît 37 fois dans les Proverbes et 8 fois dans Qohélet sur un total de 85 occurrences. Quant au vocable ‫חיים‬ au sens de ‘vie’, les Proverbes en comptent 37 occurrences (et Qohélet 13) sur un total de 145. Cela n’est guère étonnant si l’on se rappelle que la sagesse a précisément pour but le ‘savoir vivre’. A partir de ces constats, deux conclusions semblent s’imposer en ce qui concerne Gn 2-3 : – La réapparition de l’arbre de la vie à la fin du récit n’est pas artificielle ni secondaire. Elle vient logiquement conclure le débat sur l’acquisition de la sagesse par l’adam. Si la sagesse a pour mission d’aider à vivre, encore faut-il qu’elle soit conforme à la vie envisagée. Or ‘la Vie’ selon l’écrivain non-P n’est pas seulement l’existence physique mais une certaine qualité très spécifique de vie, à savoir la vie en alliance avec YE. La sagesse qui peut y conduire ne peut être une sagesse ‘mangée’ par l’adam, c’est-à-dire obtenue par ses seuls moyens, mais une sagesse née de la ‘crainte’ de YE, c’est-à-dire reçue de lui par l’obéissance à sa volonté. L’auteur reprend ici dans son récit le conflit entre les deux sagesses tel qu’en témoignent les derniers écrits de sagesse, en particulier Job, Qohélet et le Siracide3. Dans la logique de ces livres il tire simplement la conclusion qu’une sagesse mal acquise ne peut engendrer ‘la Vie’. – Le fait que l’arbrequiestaumilieudujardin ne reçoit pas, en 3,3, d’autre détermination est significatif de la double dimension de 3

L’Hour, « Ré’shîtet beré’shît encore et toujours » 2010, 55-60, aux pages 57s.

EXPULSÉS DU JARDIN D’EDEN : 3,22-24

325

cet arbre. En surface il s’agit bien de l’arbre de la connaissance ainsi que le comprend la femme au v 6. Mais il est aussi source de vie ou de non-mort comme le laisse entendre le serpent aux versets 4-5. Accessoirement on comprend mieux ainsi la mention en 2,9 des deux arbres aumilieudujardin.Les deux arbres sont indissolublement liés l’un à l’autre, ils n’en font même qu’un, celui de la vraie connaissance obtenue par l’obéissance conditionnant l’accès à l’autre : connaître YE n’est rien d’autre que vivre avec lui dans une relation d’alliance. – En faveur de l’appartenance des versets 22-24 au récit originel de non-P on peut faire les observations suivantes concernant d’une part le début du récit et, d’autre part, l’histoire de la transgression au c 3. Le lien littéraire et thématique avec le début ne fait pas problème. Dans la dernière séquence on retrouve les thèmes et les métaphores du début : la connaissance du bien et du mal, l’arbre de la vie, le jardin d’Eden, ‘à l’est’, le travail du sol comme vocation de l’adamet, bien entendu, la grande antithèse entre l’introduction dans le jardin (2,8.15) et l’expulsion hors du jardin (3,2324). Dans ces deux ensembles Yhwh Elohim est le seul acteur, tandis que l’adamestpassif. En ce qui concerne la liaison avec le chapitre 3, elle est aussi structurellement évidente et nécessaire dès lors qu’on a compris que l’arbrequiestaumilieudujardin associe en réalité les deux arbres, laVie constituant l’enjeu véritable du débat sur l’accès à laconnaissancedubienetdumal. 3,22 Et Yhwh Elohim dit : Voici que l’adam est devenu comme l’un d’entre nous par / pour la connaissance du bien et mal et maintenant de peur qu’il n’envoie sa main et ne prenne aussi de l’arbre de la vie et qu’il mange et vive pour toujours C’est le deuxième soliloque divin dans le récit, destiné à attirer l’attention du lecteur et à l’éclairer. Le statut fonctionnel du soliloque dans le texte explique sa conclusion abrupte en anacoluthe. La comparaison avec les autres soliloques divins dans les textes non-P de Gn 1-11 (2,18 ; 3,22 ; 6,3 ; 6,6s ; 8,21s ; 11,6s) fait ressortir entre eux plusieurs similitudes4 :

4

Voir plus haut pp. 92 et 229.

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GENÈSE 2,4b-4,26

1) Ils font le constat d’une situation négative de l’humanité : solitude de l’adam (2,18), transgression de l’adam(3,22), l’adam simple ‘chair’ (6,3), regret d’avoir créé l’adam (6,7), l’adam mauvais depuis sa jeunesse (8,21b), prétentions exorbitantes de l’humanité (11,6). 2) Ils annoncent une intervention nouvelle de Yhwh : création d’une compagnie pour l’adam, expulsion de l’adam, raccourcissement de sa vie, effacement de l’adam et des animaux de la surface du sol, promesse de ne plus détruire les vivants, dispersion de l’humanité. Trois sont négatifs et annoncent l’amoindrissement de la vie de l’adam, deux sont clairement positifs, le dernier (11,6-7) étant négatif dans la forme mais ambivalent quant au fond. 3) Formellement mais aussi thématiquement les soliloques de 3,22 et 11,6-7 sont les plus proches, avec l’interjection hen / ‘voici que’ introduisant dans les deux cas le constat d’une infraction, et l particule we’attah / ‘et maintenant’ introduisant un danger à éviter, à savoir que l’adamneporte la main sur l’arbre de vie (3,22), et que les humains n’en restent pas là (11,6). 4) Tous les soliloques aboutissent à la situation réelle de l’humanité marquée à la fois par ses faiblesses et la miséricorde divine. 5) Quatre soliloques touchent au thème de la vie et de ses limites pour l’humanité : pas question d’une vie le‘olam / ‘pour toujours’ (2,22 ; 6,3), le nombre de ses jours sera limité (6,3), mais plus question non plus pour Yhwh de maudirelesolni de frappertouslesvivantscomme il l’a fait (8,21). Voici que l’adam est devenu comme l’un d’entre nous par la connaissance du bien et mal La phrase fait référence à la parole du serpent en 3,5 : il sait bien,Elohim,quelejouroùvousenmangerezvosyeuxs’ouvriront etvousserezcommeElohim/deselohimsachantlebienetlemal. Le serpent avait donc raison puisque YElui-mêmele reconnaît. On peut toutefois relever de légères différences, apparemment superficielles, entre les deux versets : – remplacement de connaissantlebienetlemalpar un substantif quantàlaconnaissancedubienetdumal. Cette modification réduit le champ de la ressemblance avec YEà un seul domaine,

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celui de la connaissance. Contrairement à 3,5 (commeElohim/ deselohimconnaissant…5), la ressemblance ne touche pas au statut de l’adam mais à une activité. – remplacement de comme Elohim/des elohim de 3,5 par comme l’un d’entre nous en 3,22. Avec la majorité des exégètes il convient sans doute de voir dans ce pluriel une trace de la tradition de la cour céleste, comme dans le dernier soliloque divin de la Tour de Babel où Yhwh parle de lui-même au pluriel (descendons, mélangeons). Dans le contexte du présent récit il y a toutefois, semble-t-il, plus que l’utilisation neutre du thème traditionnel de la cour céleste. La mention de la ressemblance est atténuée par l’idée d’une certaine distance : non pas comme nous, mais commel’undenous. Cette variation formelle prend tout son sens en raison du parallèle avec 3,5 et se conjugue avec l’observation précédente pour suggérer une limite à la ressemblance entre l’adam et son créateur et seigneur. – La grande différence tient à l’identité du référent : le elohimdu serpent, qu’il s’agisse d’Elohim ou plus probablement des elohim, n’est pas le YhwhElohimde 3,22. Quand YhwhElohimdit comme l’un d’entre nous il fait référence non seulement à la sphère du divin, mais plus précisément à la sphère du Dieu de l’alliance, ce qui rend bien entendu la transgression très spécifique. A première lecture la phrase est déroutante. Il ne peut y avoir en effet contradiction plus grande que de se situer au niveau du Dieu de l’alliance tout en désobéissant à ses commandements6. L’inadéquation est totale et l’opposition frontale. Dès lors l’expulsion hors du paradis, ‘lieu’ symbolique de la vie d’alliance est inéluctable et déjà effective. Comment dès lors comprendre cette affirmation énigmatique de YE qui paraît impossible et contradictoire en ellemême ? Pourrait-on traduire : Voiciquel’adam acru/voulu devenircomme l’und’entrenous ? Ce serait, je pense, aller au-delà du texte et en effacer l’ambiguïté. Il est plus probable que l’auteur a ainsi voulu souligner à la fois que l’adam s’est imposé face à YE

5 Eslinger, L., « The Enigmatic Plurals like “One of us” (Genesis I 26, III 22, and XI 7) in Hyperchronic Perspective » 2006, pp. 171-184. 6 Les targums, en posant une équivalence entre la connaissance du bien et l’observance de la Loi, vont dans ce sens. Ainsi Neofiti 1 (Le Déaut, p. 97s) : “Des peuples surgiront de lui [du premier homme] et de lui surgira un peuple qui saura distinguer lebienetlemal.S’il avait gardé le commandement de la Loi et observé ses préceptes, il aurait vécu et subsisté comme l’arbre de vie…”

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GENÈSE 2,4b-4,26

comme un être autonome et que cette situation, pour être un fait avéré, n’en est pas moins un non-sens. Dans la logique du récit il est clair que la connaissance du bien et du mal signifie la maîtrise de l’adam sur sa propre vie. Ce savoir et cette autonomie que le couple humain a revendiqués, il les a réellement acquis. Il est en effet devenu autonome et s’est affirmé comme seul maître à bord dans son histoire, comme son propre dieu. YE le reconnaît et trahit ainsi sa faiblesse face à l’adam qu’il a créé libre et qu’il ne peut contraindre à lui obéir. Que l’adam assume donc sa liberté. Puisqu’il veut la vivre à sa manière, qu’il sorte alors du jardin.En réalité, par son refus d’obéir et de vivre en alliance avec son Dieu, il est déjà sorti du jardin et l’expulsion par YE ne fera qu’entériner la décision de l’adam. Il reste, reconnaissons-le, que la phrase surprend. Peut-être fallait-il simplement rappeler dans la conclusion que le protagoniste divin, celui de tout le récit, ne pouvait être autre que YhwhElohim. et maintenant L’adverbe ‫ ועתה‬/ ‘et maintenant’ a fait naguère l’objet de longues études par Laurentin et Brongers7. De son côté Baltzer8 avait attiré l’attention sur son emploi dans les formulaires d’alliance extrabibliques et bibliques à la suite du prologue historique en introduction à la stipulation générale9 d’assujettissement du vassal à son suzerain. Cet adverbe est largement réparti à travers toute la Bible à l’exception de quelques rares livres10 et peut recouvrir des nuances variées. Il a pour particularité de n’apparaître que dans des discours directs, jamais au début de l’adresse et toujours en son centre pour marquer un tournant dans le discours. Prenant appui sur un passé lointain ou récent ou, plus généralement, sur une situation existante, l’adverbe we‛attahintroduit les conséquences qui en découlent soit en termes d’un nouvel événement ou d’une nouvelle situation, heureuse ou malheureuse, soit sous forme d’une objurgation à 7 Laurentin, « We‘attah–Kainun » 1964, pp. 168-197 ; Brongers, « Bemerkungen zum Gebrauch des adverbialen we‘attah im Alten Testament » 1965, pp. 289299. 8 Baltzer, DasBundesformular, pp. 30s, 118, 153s. 9 La Grundsatzerklärungselon Baltzer ou Hauptgebotselon Lohfink. 10 Brongers compte quelques 275 occurrences, Laurentin 264, les différences dans le comptage s’expliquant par quelques cas douteux. L’adverbe est absent de six livres : Lévitique, Joël, Habaquq, Qohélet, Cantique et Lamentations.

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prendre une décision ou à changer de comportement. Dans ce cas il est fréquemment suivi d’un impératif. Le contexte est souvent sotériologique. Les emplois dans les textes juridiques d’alliance, sans pouvoir être qualifiés de techniques, sont particulièrement éloquents. Ainsi en Ex 19,4-5 : Vous,vousavezvucequej’aifaitauxEgyptiensetcommentjevousaiportéssurdesailesdevautour etamenésversmoi,etmaintenantsivousécoutezmavoixetgardezmon alliancevousserezmontrésorparmitouslespeuples.En Dt 4,111 et en Jos 24,14, après que Moïse et Josué eurent rappelé tous les bienfaits de Yhwh en faveur de son peuple, celui-ci est sommé d’en tirer les conséquences : Etmaintenant,Israël,écouteleslois etlescoutumesquejevousenseigneaujourd’hui(Dt) ; etmaintenantcraignezYhwh (Jos 24,14). La séquence logique exprimée en 3,22 par les deux particules ‫ הן‬/ voicique et ‫ ועתה‬/ etmaintenant marque un tournant crucial dans la parole de YE et annonce une intervention nouvelle de sa part. Les humains se sont donné, mais de manière illégitime, une certaine autonomie qui les apparente au divin, telle est la situation. A partir de là YEs’apprête à agir. S’il n’est pas possible de détecter à coup sûr une filiation littéraire avec les emplois juridiques ou prophétiques de l’adverbe ‫ ועתה‬il ne semble pas présomptueux de voir dans cette séquence la trace d’une tradition sotériologique. Il s’agit désormais pour YEde lever un obstacle qui se dresse face à son dessein pour l’humanité. de peur qu’il n’envoie sa main et prenne aussi de l’arbre de la vie et qu’il mange et vive pour toujours Trois questions se posent à propos de cette phrase : 1) le couple humain a-t-il déjà mangé de l’arbre de la vie et l’intention de YE est-elle seulement de mettre un terme à son approvisionnement ? 2) Comment faut-il comprendre vivre pour toujours ? S’agit-il de l’immortalité biologique ou bien d’une autre immortalité ? 3) Comment expliquer la fin abrupte du discours ? 1) La première difficulté concerne le sens à donner à la conjonction ‫ פן‬/ ‘de peur que’, ‘afin que ne pas’. Après avoir étudié les 131 occurrences de la conjonction Barr12 conclut que jamais elle 11 12

Voir aussi Nb 22,5-6 ; Dt 5,24-25. Cité et discuté par Stordalen, EchoesofEden, pp. 230-233.

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ne signifie l’arrêt d’une activité déjà engagée. Pour lui, par conséquent, l’adamn’a pas mangé de l’arbre de la vie lors de son séjour dans le jardin. Stordalen (231) récuse l’argumentation de Barr en faisant appel à Ex 1,9s et 2 S 12,27s. Il en conclut qu’il n’est pas possible de savoir si l’adam a, oui ou non, déjà mangé de l’arbre de la vie, la seule chose importante étant qu’il ne saurait en manger après avoir goûté à celui de la connaissance. Toutefois, contrairement à ce qu’affirme Stordalen, la syntaxe des textes qu’il invoque n’est pas la même qu’en Gn 3,22. Dans les deux textes cités, en effet, la proposition finale introduite par pen est précédée de la proposition principale : Allons,prenonsdesagesmesuresàson endroitdepeurqu’ilnesemultiplie(Ex 1,10) ; etmaintenant rassemblelerestedupeupleetcampefaceàlavilleetprends-la de peur que / pour que ce ne soit pas moi qui prenne la ville (2 S 12,28). En Gn 3,22, en revanche il n’y a pas de proposition principale dans le discours. Elle ne se trouve, quoadsensum mais pas grammaticalement, que dans la reprise narrative du verset suivant. La phrase de 3,22b prend de ce fait un sens absolu : Qu’il n’étendepaslamain.. !Que l’adam n’ait pas mangé de l’arbre de la vie durant son séjour dans le jardin semble par ailleurs confirmé par la conjonction gam /‘aussi’, en opposition au fait qu’il a mangé de l’arbre de la connaissance : qu’il n’aille pas, en plus, manger de l’arbre de la vie ! 2) L’expression adverbiale ‫ לעולם‬revient environ 180 fois dans la Bible au sens de ‘pour toujours’, ‘à jamais’, ‘sans cesse’ et, avec la particule de négation lo’ ou bal, ‘jamais’, ‘plus jamais’. Le sens proprement temporel13 de l’adverbe passe au second plan pour exprimer métaphoriquement l’idée d’une absence totale de limites14. La référence à l’avenir est certes présente comme l’attestent les prières, mais en support de l’absence de toutes limites. La locution adverbiale est souvent, notamment dans les psaumes, associée à Yhwh pour qualifier la pérennité et le caractère sans limites de son nom et de sa gloire (Ps 104,31, de sa demeure dans le temple (2 R 21,7 ; 13 Qoh 3,11 est l’un des rares exemples où la dimension temporelle reste encore très présente, quoique pas esclusive non plus : Dieu…amisdanslecœur del’adamle‘ôlamsansquel’adamdécouvrecequeDieufaitdudébutàlafin. 14 A la différence de la locution ‫ מעולם‬qui garde souvent un sens temporel désignant un temps plus ou moins lointain dans le passé : ‘depuis les temps jadis’ : Gn 6,4 ; Jos 24,2 ; 1 S 27,8 ; Is 42,14 ; 46,9 ; 63,16.19 ; Jr 2,20 ; Ps 25,6 ; 93,2 ; Pr 8,23.

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Ez 37,26 ; Jl 4,20) et au milieu de son peuple ((Ez 43,7.9), la fermeté sans repentance ni réticence de ses promesses à David et à ses successeurs (2 S 7,29 ; 1 R 9,5 ; Ez 37,25 ; Ps 89,37 ; Ne 2,3), de sa fidélité à l’alliance (Jg 2,1 ; Os 2,21 ; Ps 89,29 ; 105,8 ; 111,5-9), de sa bienveillance pour son peuple (Ps 136 ; Jr 33,11), de sa parole et de sa loi (Is 40,8 ; Ps 119,89 ; 148,6), de son salut et de sa justice (Is 51,6.8 ; Ps 119,142.144.152), de ses desseins pour Israël (Ps 33,11), de sa protection du juste (Ps 12,8 ; 37,28 ; 55,23). Dans les psaumes ‫ לעלם‬exprime également la fidélité du juste et sa volonté de célébrer sans cesse ni restriction son Dieu (Ps 30,13 ; 44,9 ; 45,18 ; 52,12 ; 72,19 ; 75,10 ; 79,13 ; 86,12 ; 135,13 ; 145,1s) et d’observer sa loi (Ps 119,4.89.93… ; 135,13 ; 148,6). Dans la très grande majorité des cas l’adverbe définit le comportement inconditionnel de Yhwh envers son peuple et celui de ses fidèles envers lui. Le contexte est massivement religieux et souvent liturgique comme dans l’expression stéréotypée kî le‘ôlam ḥasdô (Ps 136). Le sens proprement temporel est passé au second plan au profit de celui d’absolu et d’absence de limites. L’association de ‫ לעולם‬avec la vie ou la mort est relativement rare. On ne la trouve que deux fois dans la Genèse (3,22 et 6,3) et six fois ailleurs. Ainsi en 1 R 1,31 et Ne 2,3 dans l’exclamation royale Que leroiviveàjamais, en Qoh 2,16 (pasdesouvenirdusagenidufou pourtoujours…lesagemeurtbeletbiencommelefou), en Jb 7,16 (Je me consume, je ne vivrai pas toujours… mes jours ne sont qu’unsouffle) et dans le psaume 49,9s (Coûteuxleprixdeleurvie, elle cesse pour toujours). Dans le cantique de Moïse (Dt 32,40), Yhwh, seul Dieu, qui fait vivre et mourir, se proclame vivantpour toujours(‫)חי אנכי לעולם‬, formule de caractère liturgique comme les exclamations royales précédentes. Gen 6,3 et Jb 7,16 font clairement référence à la mortalité biologique. En est-il de même en Gn 3,22 ? Le fait que l’adverbe caractérise quasiment toujours les relations entre Yhwh et son peuple incite à placer Gn 3,22 dans un contexte également relationnel, à savoir celui de l’alliance déjà évoqué à maintes reprises. Si tel est le cas la vie dont il est question participe de cette relation et évoque par conséquent une qualité de vie et non pas, de soi, la vie physique. Comme on l’a déjà entrevu précédemment lors de l’examen de l’arbredelavie, le motif mythique de la quête et de la perte de l’immortalité, sans être évacué, paraît bel et bien supplanté par le thème yahviste de la vie d’alliance comme en Dt 30,15-20 et les textes prophétiques de Jr 21,18 et Ez 33,15.

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Ce que vont perdre l’homme et la femme ce n’est pas une immortalité biologique mais La Vie avec Yhwh Elohim et donc, comme le précise l’adverbe ‫לעלם‬, la plénitude de cette vie. Quel’adam… nevivepaspourtoujours est à comprendre, semble-t-il, à la lumière de Dt 32,40, comme l’impossibilité pour l’humanité d’accéder à la sphère divine et, plus précisément, en raison de sa transgression du commandement de YE, à la vie d’alliance avec lui. A la différence de Gn 6,3 où la parole de Yhwh annonce l’abrègement des années de vie des humains, ici elle prélude à l’expulsion hors du jardin d’Eden, loin de la présence de YE. Ce qui est en jeu, et désormais consécutif à la désobéissance, ce n’est donc pas l’immortalité biologique mais bien La Vie parfaitement accomplie en alliance avec YE. 3) La fin abrupte du soliloque s’explique par le lien entre discours et narration dans le récit de l’écrivain non-P. Dans le cas présent le lien particulièrement fort entre ces deux instances du récit marqué par son caractère syncopé (depeurque..illerenvoya) fait passer directement le lecteur de la pensée de YE à son intervention finale. Loin d’être une insertion secondaire le soliloque divin fait bien, nous semble-t-il, partie intégrante du récit, l’anacoluthe, loin d’être une anomalie grammaticale, ayant pour effet de précipiter le dénouement du récit, ainsi que le pense aussi Wenham (85) : “Les narrateurs ont pour habitude de rapporter l’accomplissement exact et complet des paroles de Dieu. Ici l’omission de la conclusion évoque la rapidité de l’action divine. A peine a-t-il fini de parler qu’ils sont renvoyés hors du jardin”. 3,23 Et Yhwh Elohim le renvoya hors du jardin d’Eden pour travailler l’adamah d’où il avait été pris Le verset reprend les thèmes de la création (pris/tirédusol : 2,7 et 3,19) et de l’installation dans le jardin (pour travailler le sol : 2,15.). Le renversement est spectaculaire : si l’adam est renvoyé du jardin pour encoretravaillerl’adamah, le sol désormais n’est plus celui du jardin mais une adamah située en dehors, conformément à la malédiction de l’adamah en 3,17. La tâche de l’humanité est toujours la même mais son univers se trouve changé et les conditions de son travail ne seront donc plus les mêmes. En réalité, l’adamah change de ‘lieu’ au cours du récit : dans un premier temps elle est la terre de la création. Dans un second temps elle est incluse dans le

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jardin que YEplante(2,9.15). Après la transgression, enfin, elle est maudite et se trouve, en raison de la faute de l’humanité, hors du paradis. En somme, elle suit dans le récit le même parcours que l’adam puisqu’ils sont indissociables l’un de l’autre. L’un et l’autre, du fait de la transgression, ont changé de lieu d’existence. Le verbe ‫( שלח‬qal) était employé au verset précédent au sens de ‘envoyer’, avec l’adam pour sujet, sa main pour objet et l’arbre de la vie pour cible. Le parallélisme contrasté avec le présent verset est éloquent : le même verbe ‫(שלח‬pielintensif) suivi de la préposition d’éloignement min a cette fois le sens ‘renvoyer de’, avec YE pour sujet et l’adam pour objet. Le jeu des mots entre les deux versets est encore renforcé par l’emploi du même verbe ‫ לקח‬avec l’adam pour sujet dans les deux cas, sujet actif mais impuissant au v 22 et sujet passif au v 23 où YEestle sujet réel. L’opposition entre YEet l’adam est à son paroxysme, illustrée par la grammaire et le vocabulaire. Yhwh Elohimse manifeste comme le seul acteur réel de l’histoire. La boucle est bouclée : le personnage divin retrouve une certaine maîtrise sur le cours des événements…, sauf qu’il n’est plus seul désormais et qu’il trouve face à lui une créature dotée maintenant d’une sagesse qui lui permettra de jouer librement sa partie dans un monde nouveau. Si l’adam est en situation difficile il n’est toutefois pas sans arguments dont il lui reviendra de faire bon usage en se rappelant, sans doute, que ses acquis de sagesse sont entachés d’erreurs et de fautes. Quant à YE, il a toujours le recours de se retirer dans ses appartements… Le verbe ‫ שלח‬au piel (et non à la forme qal comme au v 22)avec Dieu ou Yhwh en sujet et suivi de la préposition minet d’un nom de lieu est rare. Sauf erreur, on ne le rencontre que dans deux textes de Jérémie en référence à l’exil. Ainsi, dans le récit de la vision des deux corbeilles de figues en Jr 24,1-10 Yhwh déclare par son prophète : Commecesbonnesfiguesainsijevaisportermonregardpour leurbiensurlesdéportésdeJudaquej’airenvoyésdecelieuaupays desChaldéens (v 5). L’oracle se poursuit par une promesse de salut : les Judéens reviendront au pays, ils seront reconstruits et replantés afin de redevenir le peuple de Yhwh et que Yhwh soit leur Dieu (v 7). De même, dans la lettre aux exilés (Jr 29) : Mais,vous,écoutezla paroledeYhwh,touslesdéportésquej’airenvoyésdeJérusalem àBabylone !(v 20).Il est difficile de ne pas voir une analogie de pensée et de vocabulaire entre ces textes et Gn 2,23 et de ne pas en conclure que l’expulsion hors du jardin d’Eden s’apparente à l’exil

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des Judéens hors de Jérusalem et de son sanctuaire (hammaqôm hazzeh, Jr 24,5). Difficile aussi, étant donné le contexte d’alliance des oracles de Jérémie, de ne pas voir une analogie entre la rupture de l’alliance et la transgression du commandement de YE par l’adam. Lanfer, se basant sur le vocabulaire de la sortie d’Egypte (Ex 6,1 ; 11,1) et sur celui de l’exil dans Ezéchiel (36,17-20 en particulier), conclut, quant à lui, à une dépendance possible de ces textes par rapport à l’histoire de l’expulsion dans la Genèse15. Sans nier tout rapport entre ces textes, le vocabulaire des textes jérémiens paraît toutefois plus proche de Gn 3,23 que ceux de l’Exode et d’Ezéchiel. Par ailleurs, il est probable que l’influence thématique et lexicale s’exerce plutôt dans l’autre sens, la peinture de la situation de l’humanité universelle en Gn 2-3 s’exprimant par une référence voilée, quasi subliminale, à l’expérience de l’exil. L’expulsion hors du jardin est unanimement reconnue comme étant la conclusion narrative de tout le récit et, spécifiquement, de la mort promise au transgresseur en 2,17. Il est évident, comme le démontrait déjà la mention de la mort naturelle en 3,19, qu’il s’agit ici de bien autre chose que d’une simple mortalité biologique, mais de l’impossibilité désormais d’accéder à un vivrepourtoujours, privilège promis à ceux qui s’attachent à Yhwh. L’adamn’a plus accès à l’arbre de la vie et en cela il partage certes le sort d’Adapa le Sage à qui est déniée l’immortalité, le sort aussi de Gilgamesh qui, ayant perdu la plante de vie, est invité à s’adonner à l’acquisition de la sagesse. On perçoit dans ces trois exemples l’impossibilité pour l’humanité de jouir à la fois de la sagesse et de l’immortalité. Le recours par l’écrivain non-P à ces motifs traditionnels est toutefois inédit et va au-delà. L’impossibilité d’accéder à laviepourtoujours ne signifie pas la fin d’un rêve d’immortalité biologique comme dans le cas de Gilgamesh mais, bien plus profondément, la privation d’une qualité de vie, celle de la vie d’alliance avec Yhwh Elohim. A la différence des mythes mésopotamiens et de ce que laisse entendre le serpent en 3,5, il n’y a ici nulle trace de jalousie divine16

15 Lanfer, RememberingEden, p 88 : “The frequent pattern of two types of expulsion might show some borrowing of the imagery of the expulsion narrative and/or the Exodus in Ezekiel’s description of the exile”. Selon nous, ainsi que le lecteur l’aura compris, ‘l’emprunteur’ est non-P. 16 Hamilton, TheBookofGenesis, p. 209 : “nowhere in the previous dialogue did God forbid access to the tree of life. The divine prohibition in this verse has nothing to do with God’s jealousy and hoarding of divine prerogatives.”

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mais simplement le constat que désobéissance et vie d’alliance – la Vie – ne peuvent coexister. 3,24 et il chassa l’adam Le verbe ‫ גרש‬/ ‘chasser’ ajoute une note de force, voire de violence, au verbe ‫שלח‬, comme le suggère la succession des deux verbes en Ex 6,1 et 11,1. Il est employé pour la répudiation d’une épouse (Gn 21,10 ; Lv 21,7 ; Nb 30,10), mais, avec Dieu ou Yhwh pour sujet, il est surtout employé pour l’expulsion des populations de Canaan au profit d’Israël17. Outre Gn 4,14 qui sera étudié plus loin, deux textes méritent une attention particulière en raison de leur liaison thématique avec Gn 3,24. Le prophète Osée (9,15-17) annonce le châtiment pour les fils d’Israël qui se pressent au sanctuaire de Gilgal où se perpétuent des pratiques cananéennes : Jelesaipris enhaine…jeleschasserai(‫)גרש‬demamaison,jenelesaimerai plus…monDieulesrejetteracarilsnel’ontpasécoutéetilsiront errant parmi les nations. Le verbe ‘chasser’ fait sans doute référence à l’imagerie de la relation conjugale et de la répudiation au chapitre 1 pour décrire respectivement la relation d’alliance et la rupture de l’alliance. Moran et Lohfink18 ont montré que l’amour et la haine relèvent du vocabulaire technique de l’alliance, ce que confirme d’ailleurs le passage de Os 8,1 : Comme un aigle sur la maison de Yhwh19 parcequ’ilsonttransgressémonallianceetsesontrévoltéscontre maloi…Dans le psaume mis sur les lèvres de Jonas (2,5) celui-ci exprime sa détresse : Jedis :tum’aschassé(‫ )גרש‬dedevanttes yeux,maisjecontinueàregarderverstontemplesaint. A la lumière de ces textes (voir aussi 2 Ch 20,11), il semble bien qu’il y ait, en Gn 3,24, une allusion voilée à l’exil hors de la terre promise et loin du sanctuaire de Jérusalem, d’autant plus que la suite du verset évoque clairement le sanctuaire de Jérusalem20. 17

Ex 23,28.29.30.31 ; 34,11 ; Dt 28,27 ; Jos 24,12.18 ; Jg 2,3 ; 6,9 ; Ps 78,55 ; 80,9 ; 1 Ch 17,21. 18 Moran, « The Ancient Near Eastern Background of the Love of God in Deuteronomy » 1963, 77-87 ; Lohfink, « Hate and Love in Osee 9,15 » 1963, p. 417. 19 La ‘maison de Yhwh’ désigne-t-elle le temple ou, plus largement, le territoire d’Israël ? Probablement l’un et l’autre. 20 Husser J.-M., « Entre mythe et philosophie, La relecture sapientielle de Genèse 2-3 » 2000, pp. 232-259 ; Day, FromCreationtoBabel, p. 46s, rejette cette hypothèse et tient le texte pour pré-exilique.

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et il établit à l’est du jardin d’Eden les keroubim et la flamme de l’épée tournoyante pour garder le chemin de l’arbre de la vie La locution adverbiale ‫ מקדם‬a déjà été rencontrée en 2,8 sous forme absolue, et nous avions observé que sous cette forme elle pouvait avoir une valeur spatiale (au loin, à l’est) ou temporelle (autrefois, dans les temps jadis), ou les deux. Nous avions conclu qu’en cet endroit les deux dimensions de l’espace et du temps ne s’excluaient pas à la condition d’y voir, non pas un temps chronologique ni un espace géographique mais un espace-temps primordial et absolu recouvrant en profondeur ou en surplomb tous les temps et tous les lieux. L’emploi dans le présent verset est différent, la forme ‫ מקדם ל‬suivie d’un nom de lieu (lejardind’Eden) ayant valeur prépositionnelle et non adverbiale et faisant référence à un autre lieu. La LXX porte αυτον en accusatif de ‫ ישכן‬/ ‘fit demeurer’, faisant ainsi de l’adaml’objet du verbe, les keroubim étant un second accusatif, mais cette lecture n’est suivie par aucune version. Il n’est pas impossible que les traducteurs de la LXX aient été en présence d’une variante hébraïque. Sans doute aussi ont-ils été guidés par le parallèle avec Gn 4,16 où il est dit que Caïn est chasséde l’adamah pour aller habiter à l’est d’Eden. Tous les targums, de leur côté, traduisent : YhwhElohimfitdemeurerlaGloiredesaShékinahà l’estdujardind’Eden. Dans un long développement midrashique ils expliquent qu’à l’expulsion de l’adams’ajoute l’idée que Yhwh lui-même, ou sa Shékinah, quitte le jardin d’Eden et fait sa demeure à l’est de ce jardin pour en défendre l’accès. Selon Eichler21 (26s), la traduction des targums proviendrait de leur vocalisation du ‫וישכן‬ de l’hébreu non en hifil comme les massorètes avec les keroubim en accusatif(fitdemeurer)mais en qal (fitsademeure) avec YE en sujet. Pour éviter un langage anthropomorphique ils auraient alors rendu YEfitsademeure en YEfitdemeurersaShékinah. Par ailleurs ils lisent la particule ‫ את‬commandant les keroubim et l’épéetournoyantenon comme le signe de l’accusatif mais comme la préposition signifiant ‘avec’, ce qui donne la traduction suivante : et Yhwh fit demeurer sa Shékinah à l’est du jardin d’Eden avec/ 21 Sur ce verset voir Eichler, « When God Abandoned the Garden of Eden : A Forgotten Reading of Genesis 3 :24 » 2015, 20-32. E. donne plusieurs exemples de traductions targumiques rendant les ‘Y demeura’ du TM en ‘Y fit demeurer sa shékinah’ (Ex 25,8 ; 29,45.46…) ; Le Déaut, Targum1, p. 98s.

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entre/au-dessus des chérubins. Cette tradition targumique paraît cohérente avec le fait que les keroubim, liés comme on va le voir, au sanctuaire, sont eux-mêmes postés hors du jardin. Elle semble mieux rendre compte aussi du fait que lorsque la particule ’et introduit un second accusatif elle est habituellement précédée de la conjonction waw. Il reste toutefois que les massorètes, qui ne pouvaient pourtant ignorer la tradition targumique, ont bien vocalisé ‫ וישכן‬en hifil. On peut en conclure que les targums témoignent bien d’une histoire de lecture mais sont moins décisifs pour une remise en question de la vocalisation massorétique. Leur caractère très midrashique a tous les aspects d’une re-lecture plutôt que d’une lecture. Le verbe ‫ שכן‬à la forme qal 22 ou moins souvent à la forme piel 23 avec Yhwh en sujet définit toujours sa demeure, ou celle de son nom (Dt et Jr), dans son sanctuaire, dans Sion, sur sa montagne sainte, au milieu des enfants d’Israël, son peuple : Fais-moi un sanctuaireafinquejedemeureaumilieud’eux(Ex 25,8) ; Cette maisonquetuesentraindeconstruire…jedemeureraiaumilieu des enfants d’Israël et je n’abandonnerai pas mon peuple Israël (1R 6,12s). A la forme hifil le verbe ne compte que six occurrences24 dont trois seulement avec Yhwh pour sujet. Parmi ces textes il en est un qui, en raison de l’association unique des verbes ‘chasser’ et ‘établir’, peut être mis en rapport avec Gn 3,24. C’est le Ps 78 qui relate l’histoire chaotique de l’alliance de Yhwh et d’Israël (vv 10.37) : Illesfitentrerdanssondomainesacré,cettemontagne quesadroiteaacquise,etilchassa(‫ )גרש‬devanteuxdesnations,il leurattribuaunpatrimoineaucordeauetfitdemeurer(‫ )וישכן‬sous leurs tentes les tribus d’Israël. La séquence est évidemment renversée dans notre verset puisque, à la différence des tribus d’Israël, l’adam est ‘chassé’ et ne peut accéder à la montagne sainte ni ‘entrer’ dans son patrimoine. En revanche, la thématique est la même et le parallélisme entre les expulsions et les installations invite à mettre aussi en parallèle le jardin d’Eden avec la montagne sainte et le territoire donné à Israël. L’auteur de 3,24, sans dépendre littérairement du psaume, utilise le même langage mais en sens contraire. Le psaume et, plus largement, le vocabulaire ‫ שכן‬invitent 22 Ex 25,8 ; 29,44s ; Nb 5,3 ; 35,34 ; Dt 33,12 ; 1 R 6,13 ; 8,12 ; Is 8,11 ; 33,5 ; 57,15 ; Ez 43,7.9 ; Jl 4,17.21 ; Za 2,14s ; Ps 68,17 ; 74,2 ; 135,21 ; 1 Ch 23,25. 23 Dt 12,11 ; 14,23 ; 16,2.6.11 ; Jr 7,3.7.12 ; Ps 78,60 ; Ne 1,9. 24 Gn 3,24 ; Jos 18,1 ; Ez 32,4 ; Ps 7,8 ; 78,55 et Jb 11,14. Avec Yhwh pour sujet : Gn 3,24 ; Ez 32,4 ; Ps 78,55.

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à y voir, dans l’usage qu’en fait l’auteur de Gn 3,24, un écho de la terre promise et du sanctuaire. La mention des keroubim conforte clairement la référence au sanctuaire. De là à penser que l’écrivain non-P voit dans le jardin d’Eden le symbole du sanctuaire de l’alliance et se soit inspiré de la catastrophe de l’exil et de la ruine du temple pour raconter l’expulsion de l’adam il n’y a qu’un pas que nous n’hésitons pas à franchir25. Le mot keroubim est sans doute d’origine akkadienne (kâribu) pouvant signifier ‘grand intercesseur’ et désignant des êtres hybrides, sphinx ou lions à tête humaine, qui gardaient les sanctuaires. Ces chérubins sont attestés depuis le 3ème millénaire dans la statuaire, la peinture et la glyptique aussi bien en Mésopotamie que dans le Proche Orient ancien et en Egypte. En Canaan ils sont également associés au dieu de l’orage (voir Ps 22,11). Dans les plans du sanctuaire mosaïque (Ex 25,17-20 ; 26,1-31 ; 36,8.35 ; 37,7-9) comme dans ceux du temple de Salomon (1 R 6,23-35 ; 7,29.36 ; 8,6s) ou dans la vision d’Ezéchiel et son nouveau temple (Ez 10,2-22 ; 41,1828) les keroubimsont des sculptures ailées protégeant l’arche mais aussi des figures représentées, souvent avec des palmiers, sur les parois et les tentures du temple26. Les seules occurrences non liées au sanctuaire se trouvent en Ez 28,14.16. La flamme de l’épée tournoyante est sans parallèle biblique27. L’épée est un mot courant. Dans les mains de Yhwh ou de Dieu, elle est une arme redoutable annonçant la vengeance ou le châtiment (Ex 5,3 ; Is 34,5 ; Jr 46,10 ; So 2,12 ; Ps 17,13 ; 78,62). Le substantif ‫ להט‬est un hapaxdont la racine n’apparaît que dans sa forme 25 Wenham, Genesis1-15 souligne les mêmes correspondances entre le jardin et le sanctuaire mais, en cohérence avec sa datation haute de Gn 2-3, il considère que les descriptions du temple sont plus tardives : “Thus in the last verse of the narrative there is remarkable concentration of powerful symbols that can be interpreted in the light of later sanctuary design. Other features of this garden – rivers, gold, precious stones – that are similarly evocative were mentioned in the first scene. These features all combine to suggest that the garden of Eden was a type of archetypal sanctuary, where God was uniquely present in all his life-giving power. It was this that man forfeited when he ate the fruit.” 26 Sur les keroubim, voir Trinquet, « Kerub, Kerubim » 1957, col.161-186 ; de Vaux, BibleetOrient, pp. 231-259 ;Stordalen, EchoesofEden, pp. 292s, 458s (avec bibliographie). Pour l’expression qui siège sur les keroubim voir Eichler, « The Meaning of ‫» ביש הכרבים‬2014 , pp. 358-371. 27 Hendel, R.S., « The Flame of the Whirling Sword : A Note on Gen 3 :24 » 1985, pp. 671-674. On peut cependant relever une certaine analogie avec l’épée salvatrice de l’ange en Jos 5,13s et l’épée punitive de l’ange en 1 Ch 21,16.

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verbale au sens de ‘dévorer’, ‘consumer’, ‘anéantir’ souvent associé au feu, d’où la traduction traditionnelle ‘flamme’. Le terme accentue le caractère menaçant et donc dissuasif de l’épée. Le participe ‫ מתהפכת‬est rare à la forme hitpael (Jg 7,13 ; Jb 37,12 ; 38,14) et dénote une action intensive et réfléchie ou répétitive. L’image évoque les zigzags de la foudre dans l’iconographie du dieu de l’orage. La dernière proposition du récit – pour garder le chemin de l’arbre de la vie – est ambiguë. Ce système de défense a-t-il pour but de fermer le chemin qui mène à l’arbre de la vie ? Telle est l’interprétation généralement donnée. Ou bien faut-il comprendre que les chérubins et l’épée tournoyante ont pour tâche de veiller sur le chemin qui mène à l’arbre de la vie ? Deux points, en effet, posent question : le fait d’abord que le verbe ‫ שמר‬/‘garder’ commande non pas l’arbre de la vie mais le chemin qui y conduit, et le sens précis de shamar. Ce verbe signifie normalement‘prendre soin de’, ‘veiller sur’. Ainsi l’adama-t-il reçu en 2,15, la tâche de travailleretde garder l’adamah.En dehors de Gn 3,24 l’expression garderlecheminrevient douze fois dans la Bible, toujours dans le sens de suivre, d’observer une conduite, et jamais dans le sens de barrer un chemin. Huit fois (Gn 18,19 ; Jg 2,22 ; 2 S 22,22 // Ps 18,22 ; Ml 2,9 ; Ps 37,34 ; Jb 23,11 ; Pr 8,32) il s’agit de suivre le chemin de Yhwh : Jel’aiconnupourqu’ilcommandeàsesfilsetàsamaisonaprès lui et qu’ils gardent le chemin de Yhwh en faisant la justice et le droit (Gn 18,19). Quatre fois (1 R 2,4 // 2 Ch 6,16 ; Ps 39,2 ; Pr 2,8) il s’agit pour les hommes de mener leur conduite en fidélité à Yhwh : si tes fils gardent leur chemin en marchant devant moi loyalement…(1 R 2,4). La formulation de Gn 3,24, tout en reprenant une expression traditionnelle, constitue un hapax littéraire puisque jamais ailleurs le verbe shamarn’a pour objet lechemindel’arbredela vie. A la lumière des textes cités (voir aussi lechemindelavie en Jr 21,8) ce verset final du récit paraît bien signifier que les keroubim et l’épée tournoyante ne sont pas là seulement pour interdire l’accès à l’arbre de la vie à tout contrevenant, mais aussi, et peut-être plus profondément, pour le sauvegarder à l’intention de ceux qui, renonçant à leur autonomie, accepteront d’obéir à YE. C’est la conclusion à laquelle parvient aussi Westermann28. Si tel est bien le sens du 28

Genesis, p. 374 : “Il faut en outre souligner que, dans le texte, la fonction de ces gardiens ne consiste pas formellement à surveiller le jardin pour en interdire l’accès à quiconque, ce qui est l’interprétation habituelle… Selon le texte leur

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texte, il faut donc y voir une ouverture. Certes l’adam a été expulsé et ne peut se nourrir de l’arbre de la vie, mais le chemin demeure et, sous la garde sévère de ses sentinelles, peut-être s’ouvrira-t-il à ceux qui suivront le chemin de Yhwh. Cette interprétation, qui est aussi celle des targums29, confirme bien que ‘la vie’, même ‘pour toujours’, n’est pas l’immortalité physique mais la vie d’alliance avec YhwhElohim.Il convient enfin d’observer que tout le récit se termine par le mot LaVie.

mission est plutôt de veiller sur l’accès à l’arbre de vie, ce qui n’est pas la même chose” (matraduction). 29 “La Loi est arbre de vie pour tout homme qui l’étudie et celui qui observe ses préceptes vit et subsiste comme l’arbre de vie dans le monde à venir” (Neofiti1, Le Déaut, p. 99s).

Chapitre 13

L’Humanité entre ciel et terre Le récit de Gn 2-3 se termine avec le mot la vie, comme un lumignon tremblotant au bout d’un chemin sous haute surveillance. Mais le lecteur s’inquiète et se projette déjà vers un avenir où le lumignon, peut-être, deviendra lumière. Saura-t-il retrouver lechemin de l’arbre de la vie ou devra-t-il, comme le damné de Dante, laisser derrière lui toute espérance ? Le récit suivant à peine entrevu, puis ce sera le terrible déluge, il sent déjà qu’il n’est pas au bout de ses peines. Le voyage, à n’en pas douter, sera long et ardu. Au moment de laisser derrière nous une histoire certes magnifiquement racontée mais sans happyend, le temps est venu de faire le point et de prendre la mesure de notre histoire. Car il s’agit bien, en effet, de notre histoire, de celle de l’humanité toute entière, hier, aujourd’hui et demain. Cet adam placé aux origines n’est pas un personnages mythique qui nous serait étranger, son drame ne se joue pas en des temps sans mémoire qui ne nous concernent pas. L’homme et la femme ne sont pas non plus les premiers individus de l’aventure humaine que nous aimerions convoquer au tribunal de l’histoire. Le paradis de délices dans lequel Yhwh Dieules a installés n’était pas un premier état de leur existence, ‘avant’ qu’ils aient ‘péché’. Ils n’ont pas été créés immortels mais bien destinés à retourner à la glaise dont ils ont été formés. Ils n’ont pas cherché à être commedesdieux1, seulement à savoir.D’où vient le mal ? D’où vient la mort ? Ces questions qui nous hantent et que nous lui posons, l’écrivain, lui, ne se les pose pas. Pour lui, le mal, la souffrance, la mort sont d’abord des faits qu’il constate et dont il cherche le sens.

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Krüger, « Sündenfall ? » 2008, 95-109, p. 97 : “In der Überlegungen der Frau, die sie zum Essen vom Baum der Erkenntnis bewegen, spielt das Sein wie ein Gott (oder die Götter) … überhaupt keine Rolle”.

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Au terme de notre lecture de Gn 2-3 il n’est pas inutile, d’abord, de résumer en quelques propositions l’hypothèse rédactionnelle qui nous paraît la plus satisfaisante : 1) Il n’y a, en Gn 2-3, qu’un seul véritable récit, une seule intrigue : l’existence en paradis et l’expulsion. Pace Westermann et W.H. Schmidt, il n’est donc pas question d’un récit préalable de création repris par non-P (ou J). 2) Il n’y a qu’un seul auteur de l’ensemble : c’est non-P. Cet auteur du récit est le créateur littéraire du chapitre 3. 3) Il n’y a pas, en amont, de récit de création indépendant qu’aurait intégré l’écrivain non-P mais seulement des motifs culturels (Wissenstoffe)provenant de traditions, orales ou écrites impossibles d’ailleurs à identifier plus précisément. Ces matériaux culturelsliés à la création sont au nombre de trois : – la création de l’adam et des animaux (2,4a-7, 19-20a) – le jardin (2,8a*2) – la création de la femme (2,18.20b-21-23)3 4) Le chapitre 2 a une triple fonction : – présenter les personnages du récit – présenter le plan de Yhwh Elohim : le ‘jardin d’Eden’ – énoncer les ‘règles du jeu’ ou la nature et l’enjeu du drame à venir 6) L’auteur du récit agence, au c 2, les matériaux culturels d’emprunt selon les besoins de son intrigue : – l’installation de l’adam dans le jardin (2,8b) et le monde irrigué par les quatre fleuves (2,10-14*) – la création des animaux après l’interdit. 7) L’auteur place au c 2 ses pierres d’attente pour le drame du c 3 : – La plantation du jardin et le placement de l’adam dans le jardin (2,8a* et b) – les arbres merveilleux du jardin (2,9a) – les deux arbres aumilieudujardin (2,9b) – la tâche de l’adam dans le jardin (2,15) – le commandement de YE (2,16-17) – Un vis-à-vis pour l’adam (2,18.20b) – la nudité heureuse (2,25).

2 3

La plantation du jardin est un motif culturel reçu mais reformulé par non-P. Seul 2,24 pourrait être une glose étiologique ajoutée.

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Un péché originel ? Aucune des trois racines4 les plus utilisées dans la Bible pour désigner le péché ou la faute, ni non plus aucune des nombreuses racines5 qui les décrivent sous l’un ou l’autre aspect n’apparaissent en Gn 3. “Le vocabulaire de la faute est extrêmement riche et fluide dans la Bible hébraïque. Pas moins d’une cinquantaine de mots occupent ou traversent le champ très vaste de toutes les oppositions entre Dieu et les hommes… Les termes se croisent, se cumulent, se font écho, mais sans jamais se recouvrir totalement. La première conclusion qu’on peut en tirer est que la Bible hébraïque ne présente pas une doctrine synthétisée de la faute ou du péché”6. La Septante et la Vulgate ont recours à un vocabulaire beaucoup plus restreint et engagent ainsi un processus de systématisation qui aboutira au concept de ‘péché’ dans la doctrine chrétienne. Pour autant la réalité à laquelle le vocabulaire biblique fait référence est bien présente en Gn 3. Le Siracide et la Sagesse sont les deux seuls livres bibliques, bien que deutérocanoniques, qui connaissent à coup sûr le récit de Gn 2-3. Le Siracide, au début ~du 2ème siècle, a inauguré une tradition qui, avec St Augustin, aboutira à la doctrine chrétienne du ‘péché originel’ : parunefemmelecommencementdupéchéetà caused’elletousnousmourons(25,24). Le livre de la Sagesse, un peu plus tardif, poursuit dans la même ligne, avec toutefois une nuance non négligeable, tous les pécheurs devenant eux-mêmes acteurs de leur mort : Dieuacréél’hommepourl’incorruption,à l’imagedecequiluiestpropreill’afait,maisparlajalousiedu diablelamortestentréedanslemonde,ilsenfontl’expérienceceux qui sont de son parti (2,23-24). Le Quatrième Esdras, au premier siècle de notre ère, apostrophe Adam en ces termes : Ôtoi,Adam, qu’as-tu fait ? Car si tu as péché, ta chute n’a pas été la tienne seulement,maisaussilanôtre,ànous,tesdescendants(VII, 118). L’apocalypse Syriaque de Baruch, écrit juif datant de la seconde moitié du même siècle, souligne plus nettement la responsabilité de chacun et dédouane même Adam de nos malheurs : CarAdam n’aétécausequepourlui-même,maischacundenoustous,pour 4 ‫חטא‬, ‫עון‬, ‫פשע‬. Seul le substantif de la première racine apparaîtra en Gn 4. Voir L’Hour, dans Prévost, Nouveauvocabulairebiblique, pp. 147-150. 5 Entre autres : ‫מעל‬, ‫שחת‬, ‫זמה‬, ‫און‬, ‫חנף‬, ‫כחש‬, ‫אשם‬. 6 L’Hour, a.c,.p. 149.

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lui-même est devenu Adam (LIV, 19)7. Paul, dans la Lettre aux Romains (5,12) s’inscrit dans la même ligne : …demêmequepar unseulhommelepéchéestentré danslemondeetparlepéchéla mort,etqu’ainsilamortapasséentousleshommesdufait8 que tousontpéché... St Augustin sera le premier à utiliser l’expression ‘péché originel’9, et le Concile de Trente (1546) en fera une doctrine au contenu d’ailleurs “volontairement vague”10 et souvent durci dans la prédication. La doctrine du ‘péché originel’ tient d’abord, c’est évident, au fait que les personnages de l’adam et de sa femme ont été perçus comme des individus historiques. Wenham (91), tout en reconnaissant le caractère paradigmatique du récit et donc son universalité, n’exclut cependant pas totalement toute dimension historique. Le récit est pour lui “à la fois paradigmatique et protohistorique”. Si, par ‘protohistorique’, il faut entendre que tous les humains sont liés par l’histoire et que le lieu de leur existence est l’histoire humaine, cette qualification est en effet recevable. Placé en prologue des générations qui vont se suivre et de l’histoire inaugurée avec Abraham, il ne fait pas de doute que l’adam de Gn 2-3 représente toute l’humanité dans sa marche vers la connaissance et vers la vie. Le terme ‘protohistorique’ nous paraît toutefois taché d’ambiguïté et pourrait laisser croire qu’Adam et Ève sont les ancêtres de l’humanité. Il est significatif que le Siracide, bien que situant la femme au commencement ne compte pas l’homme et la femme primordiaux de Gn 2-3 parmi les héros d’Israël dans sa grande évocation de l’histoire aux chapitres 44-49. Adam et Ève sont des personnages de récit ou de roman (des characters) qui, contrairement aux patriarches, à Moïse ou à David, ne sont jamais entrés dans les confessions 7

Pour ces deux textes, traduction de La Pléiade. Traduction de Lyonnet dans la BJ (1966) ; voir sa note explicative de εφ’ω traduit dans la Vg par inquoet souvent rendu, à tort, par ‘en qui’. 9 Sur l’univers sémantique du ‘péché’ dans l’AT, voir Quell, « Sin », Kittel BibleKeyWords 1959 ; Beaucamp, « Péché dans l’Ancien Testament » 1962, 407471 (avec une très abondante bibliographie) ; sur l’histoire de la doctrine chrétienne du ‘péché originel’ voir Dubarle, Lepéchéorigineldansl’Ecriture 1958 ; Lyonnet, « Péché originel » 1963, 510-567 ; Condon, « The Biblical Doctrine of Original Sin » 1967, 20-36 ; A.Dumas, « Péché originel » 1995, pp. 719-724 ; Campi, « Genesis 1-3 and the Sixteenth Century Reformers », 2008, pp. 265269. 10 Dumas, p. 722. 8

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de foi d’Israël. Gn 2-3 est un récit totalement et exclusivement paradigmatique et universel. L’hommeet la femme de cette métahistoire sont tous les hommes et toutes les femmes de tous les lieux et de tous les temps. Telle est la vision de l’écrivain née à la fois de son expérience et de sa foi en Yhwh le Dieu de l’alliance. L’humanité qu’il décrit est celle qu’il voit autour de lui, assignée aux lourdes et pénibles tâches de mettre des enfants au monde et de travailler une terre ingrate jusqu’à son retour à la glèbe d’où elle a été tirée. C’est une humanité qu’il voit non seulement malheureuse mais marquée, depuis toujours par le mal, physique, moral et spirituel (Gn 6,5 ; 8,31 ; 11,6). C’est aussi une humanité qui rêve de comprendre, de savoir et de maîtriser son existence, mais qui se fourvoie dans son entreprise. Par ailleurs, la foi de l’écrivain nourrie de l’histoire et de l’idéologie de l’alliance lui dit encore autre chose sur l’humanité. Elle n’est pas que ‘terreuse’ et vouée à la glèbe. Elle est aussi appelée à une autre dimension de vie dans une relation harmonieuse avec son Créateur, Yhwh Elohim, le Dieu de l’alliance. Là, sans pour autant quitter sa terre ni son statut d’être mortel, se trouve sa vie en plénitude. Mais pour cela il lui faut, à l’image d’Israël, peuple de l’alliance, reconnaître sa finitude et renoncer à manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Certes, l’adam ne peut s’empêcher de chercher à grandir, à user d’une liberté qui lui permette de choisir et de décider puisque, après tout, il a été créé responsable. Dans les faits c’est par la transgression qu’il apprend à exercer sa liberté, par la désobéissance qu’il apprend ce que signifie obéir. L’auteur du récit en fait le constat et en tire les leçons à la lumière de l’histoire d’Israël. Il sait que le chemin de la vie est celui de l’obéissance aux commandements de Yhwh et que l’infidélité mène à la mort. Les prophètes n’ont eu de cesse d’appeler à la fidélité et à la conversion. L’histoire racontée par les écrivains deutéronomistes est remplie des infidélités d’Israël et des malheurs qui les accompagnent mais aussi des incitations à observer les commandements pour vivre. La ruine de Jérusalem, la destruction du temple, la soumission sur son propre sol à des puissances étrangères sont autant de manifestations du mal qui ronge le peuple et l’empêche de vivre. Aux yeux de l’auteur du récit de la Genèse comme chez les prophètes et les historiens bibliques le mal et les malheurs vont de pair. Pas plus que Job et Qohélet il n’en comprend la cause et ne cherche à l’expliquer. En revanche il en tire

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les conséquences et montre à son lecteur que le seul chemin menant à la vraie vie et à la vraie sagesse est celui de l’obéissance aux commandements de Yhwh et de la fidélité à l’alliance11. Adam le Prométhée de la Bible ? On a parfois vu dans l’adamde la Genèse le Prométhée de la mythologie grecque, libérateur du monde et des humains de tout assujettissement aux dieux. Pandore, cadeau divin empoisonné, serait Ève... La désobéissance de l’adamserait bien alors une felix culpaen un sens tout autre que celui que lui donnera St Augustin. Il n’est pas impossible que l’auteur du récit biblique, surtout s’il a écrit tardivement durant la période perse ou même à l’orée de la période hellénistique, ait eu connaissance du mythe prométhéen. Rien, pour l’instant, ne permet toutefois d’étayer l’hypothèse d’une parenté intellectuelle entre le récit de la Genèse et le mythe de Prométhée. Tout au plus peut-on penser que le récit de Gn 2-3 baigne dans une interrogation largement répandue de son temps sur la condition humaine. Il reste que ses racines, théologiques et littéraires, sont d’abord bibliques. L’adamde la Genèse est créé pour le bonheur, pourvu de tous les dons pour vivre en harmonie avec son Dieu, lequel est un Dieu d’alliance avec les humains et non un dieu jaloux ennemi des hommes. Il est créé libre et assuré de vivre en bonne intelligence avec son Dieu et avec ses frères humains à la condition seulement de consentir au dialogue avec eux en reconnaissant par conséquent ses propres limites et l’existence de l’Autre et des autres12. La sagesse, don de Dieu à ceux qui le craignent. L’adam de Gn 2-3 sait qu’il est mortel du fait même qu’il est fait ‘terreux’ et son rêve n’est pas de devenir immortel, même si l’auteur utilise des motifs mythiques liés à la quête de l’immortalité13. 11

Nielsen, « Sur la théologie de l’auteur de Gn 2-4 » 1981, 55-63, pp. 58-61. Voir l’excellent article de Audet, « La revanche de Prométhée, ou le drame de la religion et de la culture » 1966, 5-29. Tout aussi riches les chapitres 11 (“The Dialectic of Covenantal Theonomy”) et 12 (“Argument and Obedience”) de Levenson, CreationandthePersistenceofEvil, pp. 145-156. 13 Krüger, « Sündenfall ? », p. 96 : “… diese Kapitel sagen nun einmal nichts über eine ursprüngliche Teilhabe der ersten Menschen an Gottes Heiligkeit und Gerechtigkeit. Sie sagen auch nichts über eine ursprüngliche Unsterblichkeit 12

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Il ne cherche pas non plus, on l’a vu, à devenir commedesdieux ou comme Dieu. Il veut seulement conquérir la maîtrise de son existence. Le dessein est louable et partagé par tous les hommes. Cette sagesse qu’il poursuit n’est-elle pas la bénédiction des rois et le but de tous les sages ? La quête du savoir, y compris par la transgression qui lui est de fait indissociable, n’est-elle pas le chemin normal et nécessaire qui mène de l’état de nature à celui de culture, voire de l’état d’animal à celui de l’humain ?14 Le récit de la Genèse est d’une ambiguïté surprenante. L’acquisition de la connaissance du bien et du mal semble interdite et pourtant elle est manifestement une bonne chose puisque YE lui-même reconnaît que l’adam est devenucommel’undenous. Ce qui est en question, ce n’est pas l’accès à la connaissance mais le mode de son acquisition : la femme et l’homme ont mangéle fruit de l’arbre, ils en ont pris possession et se sont ainsi rendus maîtres de leur sagesse, ils ne l’ont pas puisée à sa véritable source, ils l’ont prise et non reçue. Le Siracide, faisant explicitement référence aux trois premiers chapitres de la Genèse, n’hésite pas à voir dans la connaissance du bien et du mal un don du Seigneur à l’humanité : des Menschen” ; Lanfer, RememberingEden, pp. 97 et 99 : “Without question, the expulsion narrative contains a myth about the loss of immortality…Though the weight of historical interpretation overwhelmingly view Eden as a narrative about immortality this belies the polemic inherent in the text. The emphasis on the pursuit of wisdom in the core of the narrative reverses the more common Ancient Near Eastern pursuit of immortality.” 14 Telle est l’interprétation de Hegel discutée par Trillhaas, « Felix Culpa » 1971, p. 596 : “Hätte nämlich der Mensch das phänomenale Verbot vor der Erkenntnis des Guten und Bösen respektiert, dann erst wäre er ins eigentlich Böse, in das Unmenschliche, in die Tierheit gesunken” ; Krüger, a.c., p. 104 : “Erwachsene Menschen mögen sich zwar gelegentlich in das “Paradies” ihrer Kindheit zurücksehen. In der Regel werden sie aber in ihrem Erwachsenwerden einen trotz aller damit verbundenen und daraus resultierenden Probleme und Konflikte notwendigen und guten Schritt in ihrer Entwicklung sehen. Vor diesem Hintergrund erscheint das Leben ausserhalb des Paradieses, ohne Unsterblichkeit, aber mit dem Wissen um But und Böse, als die beste der drei Möglichkeiten des Menschenseins, die die Paradiesgeschichte vor Augen stellt.” ; Beattie, cité par Hamilton, The Book of Genesis, p. 211 : “Thank God, says the story-teller, that Adam and Eve didn’t eat of the tree of life lest mankind become immortal morons”. Pfeiffer 2001, p. 13 évoque, lui aussi, et après Kant, le passage de l’état de nature à l’état de culture. Ces interprétations oublient en réalité que l’interdit et la possibilité de le transgresser supposent nécessairement la liberté de l’adam et que la vie ‘utopique’ offerte dans le jardin, loin d’être une existence irresponsable et infantile, est au contraire une vie de plénitude humaine autant que religieuse.

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LeSeigneuracréél’hommedelaterreetl’yfaitànouveauretourner. Ilaassignéauxhommesunnombreprécisdejoursetuntempsdéterminé, illeuradonnépouvoirsurleschosesdelaterre… Illesafaitsàsonimage… Illeuradonnélejugement,lalangueetlesyeux, lesoreillesetlecœurpourréfléchir. Illesaremplisdesavoiretd’intelligence, illeuramontrélebienetlemal…(17,1-7)15

Comment faut-il comprendre cette apparente contradiction avec Gn 2,17 où l’arbre de la connaissance du bien et du mal est interdit d’accès ? Dans le fait simplement que pour le Siracide la sagesse est don de Dieu et non une conquête humaine. Ce texte du Siracide nous offre peut-être une clé pour saisir ce qui se joue en Gn 2-3, à savoir un conflit entre deux sagesses, celle qui vient des hommes et celle qui vient de Dieu. Le conflit réside dans la relation entre la sagesse et la crainte du Seigneur. Laquelle est première ? Selon Pr 1,1-7 ; 8,22-31 (voir aussi 9,10 ; Ps 111,10) la sagesse est la source de tout et son premier fruit (ré’shît) est la crainte de Yhwh16. Le Siracide renverse la relation dès son premier verset (1,1) : Toutesagesseest duSeigneur,avecluielledemeureàjamais…,ill’aprodiguéeà ceuxquil’aiment(le Seigneur). “Si, comme en Pr 8,22, la sagesse est créée première… avant toutes choses (Si 1,4), la ‘crainte du Seigneur’ (vv 11-20) devient toutefois le ‘commencement’ / le ‘fondement’ / / le ‘principe’ / ‘l’accomplissement’ / la ‘couronne’ / la ‘racine’ de la sagesse et prend ainsi le pas sur elle. La séquence logique relevée dans les Proverbes est inversée, comme en témoigne Si 1,26-27 : Désires-tulasagesse ?Gardelescommandements.La crainteduSeigneuresteneffetsagesseetinstruction”. Tandis que la sagesse des Proverbes est profane et conduit à la crainte de Dieu, elle est, dans le Siracide, don du Seigneur et elle a saracinedans la crainte du Seigneur (v 20). Ce renversement des perspectives observé dans le Siracide par rapport à la sagesse traditionnelle rejoint d’une part l’enseignement 15

Traduction de la TOB. Plutôt que l’inverse la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse, traduction adoptée par une majorité de versions. Scott, en revanche, traduit : ThefirstprincipleofknowledgeistoholdtheLordinawe.Notre traduction qui fait de la crainte de Dieu le premier fruit de la sagesse repose sur le sens concret (premier fruit) de ré’shît.Voir notre discussion dans L’Hour, « Ré’shîtet beré’shît encore et toujours » 2010, 50-65, aux pp. 57s. 16

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du Deutéronome mais aussi celui de Jérémie, de Job et de Qohélet17. Le Deutéronome déjà mettait Israël en garde contre un sentiment de suffisance et rappelle au peuple qu’il n’existe et ne jouit de son pays que par la grâce de Yhwh : Tusaurasquecen’estpaspour tajusticequeYhwhtonDieutedonneaujourd’huicebonpaysen possessioncartuesunpeupleàlanuqueraide (Dt 9,6). Jérémie, lui, s’en prend aux sages : Que le sage ne se glorifie pas de sa sagesse,nilefortdesaforce,nilerichedesarichesse.Quecelui quiveutseglorifiertrouveseulementsagloireàmecomprendre etàmeconnaîtrecarc’estmoiYhwhquifaitlabonté,ledroitet la justice sur la terre (Jr 9,22s)18. Quant aux deux grands poètes de la sagesse que sont Job et Qohélet, ils se sont efforcés, sans y parvenir, de comprendre le monde et leur vie en faisant appel à leur savoir, à leur expérience. Aux seules lumières de la sagesse et de la théologie la condition humaine est désespérante, au mieux ‘vanité’. Au terme de son pèlerinage intellectuel et spirituel Job conclut : Jelesais :tupeuxtout… quisuis-jepourmasquertesdesseinssanssavoir ? Quandjelesdiscutaisjen’avaispascompris cesmerveillesdontjenesaisrien. Ecoute-moi c’estmoiquiparle c’estmoiquit’interroge etc’esttoiquim’instruis jeteconnaissaisparouï-dire maintenantquemesyeuxt’ontvu jemedissous jemeconsole danslapoussièreetdanslacendre(Jb 42,2-6)19

Qohélet, après avoir longtemps et vainement interrogé ceux qui savent, après avoir aussi fait appel à toutes ses expériences, fait le constat lucide que tout est vain. Il en conclut qu’il ne reste à 17 Concernant le problème du mal et la foi dans la bonté de la création voir Spieckermann, « Is God’s Creation Good ? » 2008, 79-94, en particulier pp. 8592. 18 Mendenhall, « The Shady Side of Wisdom » 1974, 319-334, p. 331. 19 Traduction de Pierre Alféri (BNT) ; voir aussi Jb 15,7s : Pourquiteprends-tu ? Pour le premier homme ? On t’aurait conçu avant les collines ? Tu serais dans le secretd’Eloah ?Lasagesseauraitémigrécheztoi ?15,7-8).

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l’homme qu’à recevoir chaque jour ce qui lui échoit sous le soleil, car c’est un don de Dieu, et son livre se termine sur la seule conduite à tenir : C’estfinic’estlafin toutaétédittoutentendu crainsDieurespectesescommandements Tun’esqueça(Qo 12,13)20

L’auteur de Gn 2-3 s’inscrit dans la même lignée de pensée que ces écrivains et témoigne d’un conflit profond entre une certaine sagesse et la crainte de Yhwh. Il partage leur vision attristée de la condition humaine. Il épouse leur conviction que la connaissance du bien et du mal, si elle ne vient de Yhwh Elohim, est illusion et ne peut conduire à La Vie. La Voix de Yhwh Elohim est la seule Voie qui y mène. Le besoin incoercible et très naturel de comprendre ne peut trouver son aboutissement que dans l’aveu par l’adamde ses limites par l’obéissance à un Autre, son Créateur. Ce qui était la condition de La Vie pour Israël l’est également pour tous les humains. C’est ce que Job et Qohélet avaient déjà compris et c’est ce que met en scène l’auteur de Gn 2-3. Non, l’adamn’est pasProméthée. L’adam et l’autre Laissé à lui-même ou se repliant sur lui-même l’adam peut certes se prendre pour Dieu mais il se coupe alors de tout ce qui n’est pas lui-même. Si, comme nous le pensons, le thème de l’alliance est sous-jacent à tout le récit, la relation entre les personnages en est l’enjeu. Yhwh Elohimcrée, face à lui, un autre que lui-même, lui offrant les délices d’un jardin partagé et l’érigeant même en partenaire libre et responsable. A lui, Yhwh Elohim, le soin de pourvoir à tous les besoins de l’adam, à celui-ci la tâche de cultiver le jardin, de le garderet de le travailler, de le servir. La relation entre les deux personnages ne saurait toutefois s’épanouir en dialogue sans le respect de la distance qui les sépare et qui les fait autres l’un à l’autre, sans la reconnaissance de l’altérité qui les lie l’un à l’autre. Dès lors que l’adam efface cette distance et oublie cette altérité tout dialogue est rompu et La Vie n’est plus partagée. 20 Traduction de Jacques Roubaud (BNT). kî-zehkol-ha’adam peut aussi bien se traduire, de manière plus positive, toutl’adamc’estça.

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Il n’est pas bon, dit Yhwh Elohim, que l’adam soit tout seul. L’humain, pour vivre, a besoin, outre de l’Autre qu’est YE, d’un autre commesonvis-à-vis. Les animaux, êtres vivants eux aussi et façonnés de la même argile que l’adam, pourraient-ils être cet autre ? Oui, dans une certaine mesure puisque l’adamleur donne des noms, marquant ainsi une altérité préalable à tout dialogue. Mais il n’y a pas réciprocité et tout dialogue par conséquent est exclu. Arrive alors cet autre magnifique, la femme, osdemesosetchairdema chair s’écrie avec enthousiasme l’adam émerveillé qui, du même coup se découvre partenaire d’un autre, d’une autre, membre d’une communauté. Tout désormais est en place pour que se réalise le dialogue entre Yhwh Elohimet ses créatures. Et voici que tout se détraque. Non par une quelconque dispute conjugale comme en connaîtra la Bible, à commencer par Abraham et Sara, mais par une prise de distance avec YhwhElohim qui n’est plus l’Autre, mais le Dieu lointain – Elohim – déchu de son statut de partenaire. Le dialogue avec lui est rompu dès lors que Dieu est réduit à n’être qu’un objet de discours. Yhwh Elohim a quitté la scène, les humains restent seuls dans leur monde. Le commandement qui était leur lien avec Yhwh Elohim devient à leurs yeux un diktat arbitraire et un frein insupportable à leur épanouissement : etellepritlefruit del’arbre,ellelemangeaetelleendonnaàsonhommequiétaitavec elleetilmangea. Tout alors se précipite et se défait. L’homme et la femme qui, nus, ne ressentaient aucune gêne l’un face à l’autre, cachent maintenant leur nudité et se cachent l’un de l’autre. Ils se cachent aussi de Yhwh Elohim dont la Voix leur fait peur. Ils s’accusent les uns les autres : la femme accuse le serpent, l’homme accuse sa femme et il s’en prend même à YE qui l’a mise auprès de lui. Les altérités fécondes de dialogues disparaissent et chacun se replie sur lui-même. Ne restent plus que des distances qui séparent, distances devenues infranchissables. A moins que… “Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout” 21 Le récit de Gn 2-3 est couramment qualifié de négatif par opposition à la fresque grandiose et optimiste de Gn 1. Ce serait la triste histoire de l’échec de l’humanité, de la victoire du mal et de la mort, celle même de l’échec de Yhwh. Il est vrai que nombreux sont les textes bibliques qui déplorent la situation malheureuse du 21

Péguy, Leporchedumystèredeladeuxièmevertu.

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peuple et des individus. Où est Yhwh dans ce monde de misère ? Fréquemment, surtout chez prophètes et dans les psaumes, revient cette interrogation angoissée : OùestdoncleDieudelajustice ? Oùestton/leurDieu ?Pourquoinousfais-tuerrer,Yhwh,loinde teschemins ?Reviens,pourlacausedetesserviteurs…Jusqu’à quand,Yhwh,m’oublieras-tutoujours ?Jusqu’àquandmecacheras-tu ta face ?...22 L’écrivain de la Genèse fait le même constat du mal et de la souffrance dont il voit qu’ils sont le lot de toute l’humanité. Il fait aussi, à la lumière de sa foi dans l’alliance, un autre constat, celui de l’infidélité à Dieu, du rejet de sa volonté d’alliance. Mais, au lieu d’y voir véritablement la cause du mal, d’un mal inhérent à l’adam depuis toujours, au lieu de penser que l’obéissance fera disparaître toutes les souffrances, guérira toutes les blessures et renversera toutes les barrières, il ouvre un autre horizon. Il est une autre Vie qui donne un sens à la vie humaine. Il n’est pas question de revenir en arrière pour retrouver un paradis ‘perdu’ qui n’a jamais été, pas question non plus de se projeter dans un avenir dans un ‘ciel’ après la mort23. Il n’est d’autre lieu d’existence pour l’humanité que celle du monde tel qu’il est. En revanche, la foi de l’écrivain biblique lui dit que ce monde ne se réduit pas à ce qu’on en voit mais recèle une autre dimension. C’est l’autre Vie, celle de l’alliance avec Yhwh Elohim, de la rencontre et de l’accueil de l’Autre et des autres. Cette Vie-là s’offre à tout homme et à toute femme qui accepte d’entrer en dialogue. Là est le jardin d’Eden, non pas un ailleurs, un au-delà des temps et des lieux, mais l’en-bas ou l’en-haut de la vie terrestre animée par l’Autre. Il suffit en quelque sorte de refaire à l’envers le chemin du récit de Gn 2-3 pour s’ouvrir le chemin de la Vie que laisse entrevoir l’écrivain biblique. En se réconciliant avec la terre par le travail et le soin qu’en prend l’agriculteur, en abolissant toute domination sur l’autre, entre autres celle des hommes sur les femmes, en adoucissant les peines de l’enfantement, en œuvrant en somme contre tout ce qui sépare les humains et ceux-ci de la terre et du monde animal, par tout ce travail quotidien et terrestre, l’adamse fraye un chemin vers l’autre. Il s’achemine ainsi vers une vie communautaire 22 Ml 2,17 ; Ps 42,11 ; 63,17 ; 79,10 ; 13,2 ; Jb 13,24. Voir aussi : Dt 9,28 ; 32,37 ; Is 40,27 ; 63,15 ; Ez 9,9 ; Mi 7,10 ; Jl 2,17 ; Ps 13,2 ; 27,9 ; 44,25 ; 69,18 ; 88,15 ; 102,3 ; 143,7… 23 Ceci n’empêchera nombre d’interprètes, juifs et chrétiens, de développer une vision eschatologique du ‘paradis’.

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de dialogue et de solidarité avec l’autre qui le conduit à la découverte de cet Autre qu’est Yhwh Elohim comme celui qui partage avec les humains les fruits de son jardin. Il y a là, voilée sous la forme négative de tous les désordres, un sentier d’espérance qui s’ouvre au lecteur. Voyant ce qu’il ne faut pas faire sous peine de mourir aux autres et à lui-même, il apprend ce qu’il faut faire pour vivre. L’obéissance d’Abraham en Gn 12,4 et 15,6 ouvrira le chemin. Mais déjà, au cœur même de sa détresse, l’adamperçoit un lumignon d’espérance dans l’Ève mèredetouslesvivants. Un seul sanctuaire : la terre Un seul peuple : l’humanité Le jardin d’Éden n’est pas un lieu mythique dont l’adam ne pourrait que rêver. C’est un lieu ‘sans lieu’, u-topique, présent à tous les lieux et à tous les temps, le lieu théologique, religieux ou spirituel qui recèle et révèle le sens profond de l’existence humaine. Autrement dit, l’auteur de Gn 2-3 ne pleure pas sur un ‘paradis perdu’ et n’invite pas à la nostalgie. Il n’appelle pas non plus à rêver d’un ‘ciel’ à venir à la fin des temps. Bien plus réaliste, il sait que les seuls temps et lieux de la vie des humains est celui de la terre et de leur histoire quotidienne. C’est bien ici et maintenant qu’il leur revient de se frayer le chemin de La Vie. En ce sens on peut aussi comprendre l’histoire de leurs transgressions comme celle d’une felixculpa qui a pour effet de les libérer de toutes leurs illusions. Le jardin d’Eden n’est pas un idéal ni un rêve, c’est une utopie réaliste et efficace, un projet. Les références au sanctuaire relevées dans la description du jardin d’Eden et dans la finale du récit pourraient laisser croire à l’espérance d’un temple et d’un culte retrouvés, à la suite par exemple du nouveau temple d’Ezéchiel. Il ne fait pas de doute que l’auteur s’est inspiré de ces images mais, en les transportant aux ‘commencements’ c’est-à-dire aux fondements de l’humanité, il leur donne une toute autre dimension. Ce ‘sanctuaire’ qu’est le jardin d’Eden fonde, surplombe et recouvre tous les lieux de l’existence humaine. Il est désormais ouvert ou, plutôt, révélé à tous les humains, et non plus limité au temple de Jérusalem et à sa liturgie. L’écrivain étend ainsi le sanctuaire à la terre entière et, de ce fait, ‘désacralise’ en quelque sorte le temple de Jérusalem. Il en est de même du thème de l’alliance dont il s’inspire aussi. L’alliance et l’obéissance aux commandements de Yhwh Elohim ne sont plus réservées au seul peuple

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d’Israël, elles s’ouvrent désormais à l’adam c’est-à-dire à tous les peuples. Un tel regard sur la condition humaine, nourri aux sources les plus traditionnelles de l’expérience d’Israël, correspond à une époque où Yhwh est perçu comme étant le seul Dieu de toutes les nations, et même à une époque où, semble-t-il, l’universalisme du Deutéro-Isaïe est dépassé. Désormais ce ne sont plus les nations qui affluent vers Sion, mais Sion qui s’étend à la terre entière, sans s’y dissoudre. Les sages, dont l’horizon a toujours été celui de l’humain, sont passés par là et l’écrivain non-P en est aussi l’héritier. Faut-il comprendre que Sion et Israël disparaissent au bénéfice du monde après lui avoir spirituellement et théologiquement donné naissance ? Ou bien, à l’inverse, faut-il comprendre que le monde et l’humanité créés par Yhwh Elohim conduisent à Sion et à Israël comme à leur accomplissement ? Le positionnement du texte au début de la Torah milite en faveur de la seconde hypothèse24 mais si cela reflète peut-être la pensée l’éditeur final de la Torah ce n’est pas nécessairement celle de l’écrivain non-P. Le récit Gn 2-4 constituant par lui-même une unité littéraire autonome il mérite aussi d’être considéré pour lui-même indépendamment de sa présence actuelle dans le corpus de la Torah. A ce titre, il semble bien représenter une pensée originale où le capital symbolique largement partagé dans les traditions bibliques est mis à contribution pour l’invention d’une vision nouvelle de la condition humaine, Israël et Sion en étant alors le révélateur et le témoin plutôt que l’accomplissement. La liberté et la créativité dont fait preuve l’auteur de Gn 2-4 dans l’utilisation de ses sources bibliques semblent accréditer cette lecture innovante de son œuvre. A l’est d’Eden Le narrateur est maître de son texte et tous les personnages sont ses créatures, y compris Yhwh Elohim. Son interlocuteur est le lecteur qu’il invite à entrer dans le drame. Certes, les personnages s’imposent à lui, mais c’est lui qui les fait fonctionner et même penser (2,18 ; 3,6.22). Il sait à peu près tout ce qui s’est dit et se dit à leur sujet aussi bien en Israël que dans le grand monde autour de lui, et il y ajoute sans nul doute sa propre expérience. Les personnages, eux, n’ont pas la science du narrateur et ne savent pas 24 C’est la thèse de Postell, Adam as Israel. Gen 1-3 as the Introduction to theTorahandTanakh 2012, voir p. 3 et les chapitres 5 et 6.

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comment leurs partenaires vont réagir. Leur ignorance est requise pour la dynamique du récit et pour que se noue un véritable drame. D’où les obscurités de l’histoire qui sont autant de ressorts à l’intrigue. Pourquoi Yhwh Elohim, après avoir créé l’adam et l’avoir pourvu de tous les dons, finit-il par le rejeter ? Pourquoi paraît-il surpris et reconnaît-il sa défaite ? Pourquoi la femme, célébrée dès son apparition, devient-elle une pauvre femme bien naïve et une mère écrasée de souffrances ? Pourquoi l’homme, après avoir accueilli sa femme comme un autre lui-même, se retourne-t-il contre elle et en vient-il à la dominer ? Au lecteur d’entrer dans le drame et de se positionner parmi ces personnages. Il y a là un drame existentiel qui contraste avec le chant lumineux mais sans aucun suspense du premier chapitre de la Genèse. Le narrateur veut-il informer le lecteur sur ses origines ? Son récit, à la différence de Gn 1, n’est pas un récit complet de création. Il y manque l’univers et bien des choses du monde. Veut-il l’éclairer sur sa condition présente faite de misères et d’échecs ? Le lecteur ne la connaît que trop bien et n’a pas besoin qu’on le lui apprenne. Veut-il lui expliquer la raison du drame dans lequel sont plongés ses personnages ? Il semble bien mal s’y prendre. En quoi, en effet, le désir naturel de comprendre serait-il répréhensible ? Où est le mal ? Et comment se fait-il que la menace de mort ne soit pas exécutée ? Le serpent, cet être maléfique honni par tous les personnages, aurait-il raison contre tous ? Le narrateur voudrait-il jeter le doute sur la prétendue omnipotence de Yhwh Elohim au regard de ses tâtonnements, de son arbitraire et finalement de son impuissance ? Serait-ce une incitation à la révolte, une invitation à retrouver la maîtrise de son destin ? Certains, nous l’avons vu, n’ont pas hésité à franchir ce pas. Mais pourquoi l’adam puis Caïn seraient-ils alors si malheureux de leur sort ? Le narrateur chercherait-il à éveiller la conscience de son lecteur à la nécessité, au devoir et aux risques de la liberté ? Cherche-t-il à le mettre à l’épreuve comme jadis Israël fut mis à l’épreuve dans le désert, comme Jésus lui-même, plus tard, sera mis à l’épreuve de l’autonomie et de l’obéissance ?25 Tel est bien, nous semble-t-il, le projet du texte. Plus encore que l’œuvre d’un polémiste prenant 25 L’idée de test est au cœur de la thèse de Mettinger, The Eden Narrative, p. 41 : “The plot is about a divine test of obedience to God by the first human couple. Will they respect the line of demarcation between the human world and the divine ? In the test, the tree of knowledge is the test case (to obey or not ?) ;

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parti pour ou contre les sages, ou d’un théologien soucieux de dédouaner Dieu de tous les maux du monde, c’est celle d’un pasteur qui veut conduire son lecteur à chercher le chemin de La Vie, à décider de son choix. Pour ce faire il l’entraîne, par de multiples rappels à ses références bibliques dans une méditation allégorique sur son expérience personnelle autant que sur l’histoire du peuple de l’alliance. Il parsème son récit d’indices qui peuvent éclairer son cheminement mais aucunement dicter sa décision. Au terme du drame s’ouvre une histoire indécise, et dramatique elle aussi, dont on sait seulement qu’elle se jouera hors du jardin, loin de toutes les assurances et de toutes les certitudes. Le jardin n’est ni loin et ailleurs derrière, ni loin et ailleurs devant. Il est disponible, profondément inscrit en l’adam, mais ne s’ouvre qu’à celui qui parvient à accueillir l’autre sur la terre et dans l’histoire humaine. La Vie, c’est l’autre, maintenant et ici. L’adam est un être de désir, et son désir est sans limites. Il rêve d’un paradis de délices, d’un savoir infini, d’un progrès indéfini et peut-être même d’immortalité. Malgré ses échecs jamais il ne renoncera à son rêve. Il le vivra à la fois comme un aiguillon stimulant ses conquêtes et comme une blessure au constat de ses faillites. Pour éviter que son rêve et ses désirs n’aboutissent au désespoir il doit se garder de fatales désillusions. C’est ce à quoi s’emploie le récit de Gn 2-3. L’auteur biblique, dans sa grande leçon de réalisme, lui rappelle qu’il n’est pas âge d’or ni de paradis à l’est d’Eden. Le seul chemin menant à la Vie se trace sur la terre de son travail, de son service et de l’accueil de l’autre. C’est aussi le chemin risqué d’une liberté sans refuges, sans alibis possibles. Il appartient à l’adam d’assumer sa liberté et de consentir aussi à sa finitude pour s’épanouir en communauté et accéder à une Vie de plénitude. Sa mortalité elle-même, loin d’être l’échec de son existence, est ce qui lui donne toute sa valeur. Y consentir au lieu de seulement s’y résoudre, c’est donner du poids à chaque pas de l’adam sur la terre, c’est marcher sur lechemindel’arbredelaVie. Si ce chemin est bien gardé, il est aussi sauvegardé. Il est ouvert sur la terre des humains à tous ceux qui accueillent leurs limites et s’ouvrent au dialogue. Cette Vie-là, et non l’immortalité dont rêvaient les héros mythiques, est sans limites, comme l’annoncera plus tard Jésus de Nazareth. the tree of life is the potential reward (for obedience). The divine test is the subject of our narrative.”

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Lié depuis sa création à l’adamah, l’adam n’a pas d’autre lieu de vie. Lié à Yhwh Elohim son Créateur et son partenaire en alliance, il n’a d’autre perpsective de Vie que celle du dialogue et de l’obéissance. Liés l’un à l’autre, la femme et l’homme n’ont d’autre chemin que celui de l’altérité et de la complémentarité. Le jardin de Vie offert à l’adam est à réaliser par la mise en œuvre de tout le réseau relationnel dont il est fait. Ce sera le sujet de toute l’histoire des patriarches et d’Israël26. Mais il lui faut encore prendre conscience de toutes les dimensions de son être fraternel.

26 Voir en ce sens l’exégèse juive médiévale dans Gesundheit, « Der Anfang der Tora » 2007, 602-610.

Chapitre 14

Caïn et ‘son frère’ : 4,1-16 1 Et l’adam connut Ève sa femme et elle conçut et elle enfanta Caïn et elle dit : J’ai produit un homme avec Yhwh. 2 Et elle enfanta encore son frère, Abel, et Abel était pasteur de petit troupeau et Caïn était travailleur du sol. 3 Il arriva qu’au terme des jours Caïn apporta des fruits du sol en offrande à Yhwh, 4 et Abel apporta, lui aussi, des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse et Yhwh prêta attention à Abel et à son offrande 5 mais à Caïn et à son offrande il ne prêta pas attention et Caïn brûla d’une grande colère et son visage s’affaissa. 6 Et Yhwh dit à Caïn : Pourquoi es-tu en colère et pourquoi ton visage est-il abattu ? 7 Si tu agis bien, ne vas-tu pas relever la tête ? et si tu n’agis pas bien [te] voilà couché au seuil de la faute, et vers toi son désir et toi tu le domineras. 8 Et Caïn dit à Abel son frère… et voici alors qu’ils étaient au champ Caïn se dressa contre Abel son frère et il le tua. 9 Et Yhwh dit à Caïn : Où est Abel ton frère ? et il dit : Je ne sais pas ! Suis-je, moi, le gardien de mon frère ? 10 Et il dit : Qu’as-tu fait ? Ecoute les sangs de ton frère qui de la terre crient vers moi ! 11 Et maintenant, maudit es-tu hors du sol qui a ouvert sa bouche pour prendre de ta main les sangs de ton frère 12 Quand tu travailleras le sol il ne continuera plus de te donner sa force, titubant et errant tu seras sur la terre.

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13 Et Caïn dit à Yhwh : Trop grande est ma peine à porter ! 14 Voici que tu m’as chassé aujourd’hui de la face du sol et de ta face je serai caché et je serai titubant et errant sur la terre, et il arrivera que quiconque me trouvera me tuera 15 Et Yhwh lui dit : C’est pourquoi quiconque tue Caïn [il] sera vengé sept fois et Yhwh mit à Caïn un signe pour que personne, le rencontrant, ne le frappe. 16 Et Caïn sortit de devant la face de Yhwh et il habita dans le monde de Nod à l’est d’Eden. Le chapitre 4 se présente dans un cadre de généalogie comme l’indique le premier verset. De l’avis quasi unanime des exégètes il appartient à la même composition que les deux chapitres précédents. Il est constitué de trois séquences assez disparates et d’importance inégale. A côté de l’histoire de Caïn et Abel (2-16) on y trouve deux généalogies, celle de Caïn (17-24) et celle de Seth (25-26), elles-mêmes accompagnées de développements narratifs. La diversité des traditions sous-jacentes laisse entrevoir un travail important de composition de la part de l’écrivain non-P. De l’avis général, le récit de Caïn et Abel apparaît comme une création littéraire de l’écrivain non-P, tandis que les éléments de généalogie proviennent de sources indépendantes rassemblées par ce même auteur non-P. Sommes-nous encore, comme en Gn 2-3, dans l’histoire primordiale et paradigmatique de l’humanité ? Il semble que le récit de Caïn et Abel est en effet de même nature que Gn 2-3, mais avec les généalogies qui suivent, nous sommes entraînés dans un temps qui n’est plus celui, primordial, de l’Urgeschichte. Le voisinage des deux ensembles semble déjà indiquer que l’exemplarité universelle de l’histoire de Caïn et Abel trouve ses premières incarnations dans les premiers pas de l’histoire des humains. LerécitdeCaïnetAbel S’inscrivant dans une généalogie, l’histoire de Caïn (vv 1-16) n’en constitue pas moins une unité littéraire indépendante et, à ce titre, elle demande à être traitée pour elle-même avant d’en définir la fonction dans l’ensemble 1-26. Les correspondances entre ce

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récit et Gn 2-3 sont nombreuses aux plans de la forme et du contenu1. L’intrigue est la même : le personnage Caïn est mis face à une situation dont il n’a pas la maîtrise mais qui sollicite sa capacité de discernement et l’oblige à prendre une décision. Il fait le mauvais choix et encourt la condamnation divine avec l’expulsion loin de la terre et de la présence de Yhwh à l’est d’Eden. On y retrouve aussi les thèmes du désir (‫ )תשוקה‬et de la domination (‫)משל‬, du travail de la terre, du sol ingrat, de la conception et de l’enfantement, de l’expulsion (‫)גרש‬, du geste protecteur (vêtements de peau pour l’homme et la femme et signe sur Caïn) ainsi que la mention àl’estd’Eden. Les questions de Yhwh à Caïn (Oùesttonfrère ?Qu’as-tufait ?) font écho à celles de YE à l’adam et à la femme (Oùes-tu ?Qu’as-tu faitlà ?). De même que dans le récit de Gn 2-3, les personnages humains de Gn 4 ne développent pas entre eux de véritable dialogue. A peine amorcé (2,23) ou annoncé (4,8), il avorte en effet dans les deux cas. Enfin, et c’est sans doute le point de rapprochement le plus important, le thème de l’altérité entre humains est au cœur des deux récits. Autant de liens formels et thématiques entre les deux récits qui obligent à y reconnaître un ensemble provenant de la main d’un même auteur2. Avant même d’évoquer les sources ou traditions susceptibles d’avoir influé sur le récit biblique, il est important de rappeler d’abord qu’on ne lui a trouvé à ce jour aucun texte parallèle ni dans l’Ancien Orient, ni en Egypte ni dans la mythologie grecque. Certes, comme c’était déjà le cas pour Gn 2-3, il est vraisemblable que l’écrivain s’appuie non seulement sur un vocabulaire et des thèmes communs à ses lecteurs, mais peut-être aussi sur des traditions dont les sources nous demeurent toutefois difficilement identifiables. Selon une hypothèse longtemps dominante, mais aux composantes très variables, l’auteur judéen aurait puisé dans des traditions 1 Voir Dietrich, « “Wo ist dein Bruder ?” » 1977, pp. 98-100. L’A note avec raison que la plupart des correspondances entre les deux textes se trouvent dans les paroles et plus rarement dans les sections narratives, et il note que les paroles sont plus souvent sujettes à interventions rédactionnelles que les éléments narratifs : “Reden waren für redaktionnelle Eingriffe und Neugestaltungen offener als die Handlungselemente von Erzählungen” (p. 98). Selon l’A le récit originel anti-kénite dont se serait servi le Yahviste (J) se réduit à 3b-5.8-10.12.16* (p. 101), et J lui a conféré une dimension universelle en l’insérant, parallèlement à Gn 2-3, dans l’histoire des origines. 2 Pour les raisons de traiter Gn 4 dans l’ensemble 2-4 voir Collins, Genesis1-4, pp. 189-191.

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étiologiques visant à expliquer la situation des Kénites3, habitants nomades du désert au sud de la Palestine et dont Caïn serait le héros éponyme. L’histoire du renvoi de Caïn à la vie nomade loin des terres de culture aurait son origine en Juda pour expliquer et justifier sa prise de possession de ces terres au détriment des Kénites. L’hypothèse est en effet vraisemblable. L’auteur du récit de Gn 4 y aura peut-être trouvé une source d’inspiration comme aussi dans les thématiques, largement représentées dans l’antiquité, de la rivalité des deux cultures sédentaire et nomade ou encore dans le thème des frères ennemis. Le thème des frères ennemis est en effet largement répandu dans l’antiquité : en Egypte (Osiris et Seth), en Crète (Sarpedon et Midos), à Troie (Dardanus et Iasius), à Mycène (Atreus et Thyestes), en Phénicie (Hypsouranios et Ousoos), à Athènes (Lycus et Aegeus), à Rome (Romus et Rémulus). La rivalité entre bergers et agriculteurs est également un thème bien connu, comme dans l’histoire de Dumuzi, le dieu pasteur, et Enkimdu, le dieu agriculteur, dans un texte sumérien du début du ~2ème millénaire. Dans ce poème c’est le dieu pasteur qui se montre agressif avant de céder devant le dieu agriculteur, roi des digues et des fossés. (ANET, 41-42). On peut aussi, bien entendu, rappeler les récits bibliques de rivalité entre frères (Abraham et Lot, Ismaël et Isaac, Esaü et Jacob, Joseph et ses frères) comme de la faveur accordée au cadet au détriment des aînés (Jacob, Joseph, David). Il est clair 3 H. Ewald a été le premier à proposer l’hypothèse kénite dans son étude « Erklärung der Biblischen Urgeschichte », Jahrbücher der Biblischen Wissenschaft6 (1853-1854), pp. 5-8. Pour les diverses hypothèses avancées et la bibliographie voir Westermann, Genesis,pp. 383.385-387. L’hypothèse collective a été surtout défendue par Wellhausen, Gunkel (47-50) et autres, mais critiquée et rejetée particulièrement par Cassuto, (180-183) et Westermann (390-392, 428-430). Dietrich, en revanche, prenant clairement et de manière plutôt convaincante, le contre-pied de Westermann, s’en est fait l’ardent défenseur dans l’article mentionné plus haut. Sur la difficulté à identifier précisément les Kénites, voir Isaac Kalimi, « Three Assumptions About the Kenites » 1988, 386-393. De même, tout récemment, Day, FromCreationtoBabel, pp. 51-60, avec une abondante bibliographie p. 60. Zimmerli, 1.Mose1-11, pp. 227.229 admet une origine kénite mais, pour le témoin Jahviste, le personnage est l’humanité primordiale comme l’était le couple de Gn 2-3. De même von Rad, DasersteBuchMose, p. 88. C’est aussi l’opinion de Westermann (388) qui, face à la multiplicité des variantes de l’hypothèse collective, rejoint la position de Cassuto (185) : “Cain, who took his brother’s life, is the prototype of the murderer, for all human beings are brothers, and whoever sheds the blood of man sheds his brother’s blood”. Sur les Kénites-Réchabites et l’hypothèse d’une ancienne alliance entre Kénites et Israël voir Gottwald, The TribesofYhwh 1979,pp. 577-580.

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que l’histoire de Caïn et son frère n’est pas un corps étranger dans son environnement culturel mais, si l’on peut parler de parentés thématiques, on ne peut en aucun cas évoquer de traditions narratives comparables, encore moins de sources littéraires. A supposer que l’hypothèse kénite soit fondée, il reste que le récit non-P de Gn 4, par son positionnement aussi bien que par son traitement, transforme radicalement cette tradition anti-kénite éventuelle en lui donnant une signification fondatrice universelle4. Mais, ainsi que le souligne Dietrich (111), il n’est pas sans intérêt d’explorer la préhistoire du texte pour en comprendre la double dimension historique (“zeitbedingt-politischen”) et universelle (“zeitlostheologische”). Notre auteur n’est pas un simple compilateur se contentant d’assembler des traditions ou des thèmes d’origines diverses. Ici, comme en Gn 2-3, il fait oeuvre originale. Quelle qu’en soit la préhistoire et quels que soient les matériaux utilisés, son récit présente désormais une homogénéité indiscutable et son emplacement dans l’histoire des origines en guide la lecture. Placé immédiatement à la suite du drame du premier couple humain, il revêt de ce fait une dimension universelle qui déborde absolument chacun des thèmes sousjacents. C’est donc dans ce cadre herméneutique de l’histoire des origines qu’il convient d’en scruter la signification. Cassuto (183) note avec justesse que les dialogues couvrent les deux tiers du texte et que c’est là, et non dans la partie narrative, qu’il faut chercher la clé du récit. Or ces dialogues portent sur la dimension fraternelle de l’humanité et donc sur le fratricide comme atteinte mortelle à l’humanité. Après avoir présenté la relation de l’homme et de la femme comme l’expression fondamentale de l’altérité et de la communauté humaines, le même écrivain poursuit dans cette ligne en présentant Caïn et son frère comme porteurs de la dimension fraternelle de l’humanité voulue par Yhwh. De ces ancêtres il fait des personnages paradigmatiques. Leurs noms sont symboliques et à tous deux ils représentent les deux grands types de civilisations, agricole et pastorale, c’est-à-dire l’humanité entière. Il est frappant par ailleurs d’observer qu’ils ne sont pas seuls au monde puisque la terre est déjà habitée par d’autres humains (vv. 14.16). C’est bien le signe que le narrateur ne les traite pas comme des personnages historiques mais bien comme symboles de l’altérité et de la fraternité universelles. En outre, la référence aux offrandes à Yhwh (v.3s) 4

Dietrich, a.c., p. 109.

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alors que le culte de Yhwh n’est supposé commencer que plus tard (4,26), montre aussi que le récit ne se place pas dans une séquence chronologique mais bien dans le cadre fondamental de l’existence humaine. Si le texte présente une linéarité apparemment limpide, les difficultés cependant sont nombreuses et ont pu donner lieu à des opérations chirurgicales visant à isoler des extraits de sources ou diverses couches rédactionnelles. Qui est cet ‘Abel’ dont le nom signifiant ‘buée’, ‘vanité’ rappelle le fameux leitmotiv du livre de Qohélet, ‘vanité des vanités’ ? Il n’est que le ‘frère’ de Caïn et disparaît du récit sans avoir prononcé une parole. Il est déjà surprenant qu’après avoir donné un nom à son premier fils en lui donnant même une signification, Eve ne nomme pas son deuxième enfant, comme s’il n’existait déjà pas. Ce que paraît d’ailleurs souligner le narrateur en lui donnant un nom – Abel – qui, précisément, n’en est pas un mais plutôt un qualificatif. Pourquoi l’offrande d’Abel est-elle acceptée et pas celle de Caïn ? Comment Caïn sait-il que son offrande n’est pas acceptée ? Pourquoi Caïn ne répond-il pas à la parole de Yhwh au v.6s ? Que dit Caïn à son frère au v.8 ? A cela on peut ajouter les obscurités et les difficultés grammaticales et sémantiques des vv 1 et 7. Tous ces grincements du texte, qui recèlent peut-être ici ou là des accidents rédactionnels, ont pour effet d’illustrer le caractère mystérieux de l’enjeu du récit. A travers les aspérités du texte, en effet, apparaît le caractère insondable, voire l’arbitraire, de la justice divine, tout autant que l’irrationalité de la violence humaine. Avant d’allonger le récit sur un lit de Procuste5, comme l’ont pratiqué nombre d’auteurs, pour en supprimer tout ce qui dépasse ou, éventuellement, restituer ce qui manque, il conviendra d’abord de traiter le texte comme il se présente. Les questions que soulève le récit sont abondamment illustrées par l’histoire de sa réception6. Pas plus que de Gn 2-3 aucun livre de la Bible hébraïque n’en fait état, ce qui pose évidemment la question de sa datation, et parmi les livres deutérocanoniques seule la Sagesse (10,3) y fait allusion, mais sans nommer Caïn et en faisant de lui la victime de son propre crime : Mais,s’étantécarté 5 A titre d’exemple, Dietrich, a.c.p. 101, retient comme éléments primitifs du récit 3b-5.8-10.12.*16. 6 Voir à ce sujet l’excellent Supplément 105 CaïnetAbeldes CahiersEvangile1998.

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d’elle[lasagesse],uninjuste,danssacolère,péritparsesfureurs fratricides. Même le Siracide qui, nous l’avons vu, connaît pourtant bien Gn 2-3, ignore ce récit. En revanche, l’histoire trouve un grand retentissement dans les écrits de Philon et de Josèphe, les targums et les traditions juives (morale et miséricorde divine), chrétiennes (Mt 23,35 // Lc 11,51 ; He 11,4 ; 1 Jn 3,11-12) et musulmanes (sourate 5,27-34 : morale et fidélité à Dieu et à son Envoyé). Toutes ces reprises relèvent de la théodicée, elles ont en commun de chercher à rationaliser le texte biblique : il importe, pour écarter tout soupçon d’injustice de la part de Yhwh, de trouver une raison à la faveur qu’il accorde au sacrifice d’Abel au détriment de celui de Caïn. Dans le christianisme pas plus que dans le judaïsme ou chez les amis de Job, on ne pouvait, semble-t-il, laisser planer un quelconque doute sur la justice de Dieu ! A titre d’exemple, cette traduction du targum palestinien Neofiti1 : Caïn dit à son frère Abel : Viens, sortons tous deux aux champs. Et il advint quelorsquetousdeuxfurent aux champsCaïnrépondit etditàAbel :Jevoisquelemonden’apasétécrééparamour,qu’il n’estpasrégiselonlesfruitsdebonnesœuvresetqu’ilya,dansle jugement,acceptiondespersonnes.Pourquoitonoffrandea-t-elleété accueillieavecfaveur ?AbelréponditàCaïn,endisant :Jevoisque lemondeaétécrééparamour,qu’ilestrégiselonlesfruitsdebonnes œuvres. Parce que mes œuvres étaient meilleures que les tiennes, monoffrandeàmoiaétéaccueillieavecfaveurtandisquetapropre offrande n’a pas été accueillie avec faveur. Caïn répondit et dit à Abel :Iln’yanijugementnijugeniunautremonde !Pointderemise de récompense pour les justes ni de châtiment pour les méchants ! AbelrépliquaàCaïn,endisant :Ilyajugementetilyajugeetily aunautremonde !Ilyaremisederécompensepourlesjustesetun châtimentpourlesméchantsdanslemondeàvenir !Surcettequestion tous deux se querellaient en pleine campagne. Alors Caïn se dressa contre son frère Abel et le tua7.

On observe que dans toutes ces traditions interprétatives la dimension horizontale du récit est rarement mise en avant. Deux textes au moins font partiellement exception. La première lettre de Jean (1 Jo 3,11-12) rappelle l’épisode de la Genèse dans un chapitre centré sur le commandement de l’amour fraternel : quenousnous aimions les uns les autres, non pas comme Caïn qui, étant du mauvais, égorgea son frère, mais le texte ajoute aussitôt que les 7

Le Déaut, TargumduPentateuque.1Genèse,pp. 102-104.

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œuvres d’Abel, contrairement à celles de Caïn, étaient justes. La sourate 5 (32) du Coran va aussi dans le même sens : Quiconque tue une personne …, c’est tout simplement comme s’il tuait tous les hommes. Quiconque en fait vivre une, c’est tout simplement commes’ilfaisaitvivretousleshommes8. Les interprètes sont aujourd’hui plus sensibles que leurs prédécesseurs à la dimension horizontale du récit. Sans doute faut-il y voir l’influence de l’esprit du temps, le triste spectacle des guerres modernes avec leur cortège de colonialisme, de racisme, de génocides et de migrations n’y étant pas étranger. Toutefois cette voie d’interprétation, loin d’être une eiségésis, est bien ancrée dans la trame du récit et même au cœur de sa structure. En effet, s’il est une terme qui semble placer la fraternité au cœur du récit, c’est bien celui de frère qui y revient pas moins de sept fois9 : trois fois son frère(2 et 8), trois fois tonfrère (9.10.11) et une fois monfrère (9), le suffixe personnel venant chaque fois redoubler le caractère relationnel du mot frère. On observera d’ailleurs qu’à aucun moment il n’est dit que Caïn est le frère d’Abel, ce qui laisse entendre que Caïn ne se définit pas lui-même par sa relation à son frère. En revanche, au v 2, le mot frère précède même le nom d’Abel, comme si l’identité fondamentale de ce deuxième fils consistait d’abord dans son rapport de fraternité avec son aîné. C’est bien le signe que dans le récit Abel n’existe qu’en tant que frère de Caïn et que toute l’intrigue tourne autour de la reconnaissance ou non, par Caïn, de ce lien de fraternité. L’histoire est celle de Caïn et non celle de deux frères ennemis ou de deux civilisations rivales. Elle n’est pas non plus celle d’un conflit entre le bon et le méchant dont Dieu serait l’arbitre, mais bien celle d’un conflit interne à Caïn face au défi de l’altérité et de la fraternité humaine inscrite en lui. Tel 8

Cahiers Evangile, CaïnetAbel, p. 54. L’importance du chiffre sept (7) et, particulièrement de l’ordinal ‘septième’ dans la chronographie biblique a été mise en évidence par Cassuto (191-193) et J.M. Sasson, « A Genealogical “Convention” in Biblical Chronography » 1978, 171-185, en particulier pp. 171-176 avec les nombreuses références (note 1) puisées dans le Midrash Rabbah du Lévitique. Dans notre texte les mots ‘frère’ et ‘nom’ (shem), le nom ‘Abel’ reviennent chacun sept fois et celui de ‘Caïn’ 14 fois, la vengeance sept fois et 77 fois (vv 15 et 24) ; Lamek est la septième génération depuis Adam et ces sept générations contiennent 14 noms. Dans l’ensemble Gn 2-4, le même chiffre sept et ses multiples affecte également plusieurs termes (’adamah,’ereç,qedem,‘eden). Une telle symétrie numérique ne peut être fortuite et témoigne d’une composition minutieuse. 9

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est le sens de la question de Yhwh au v 9 – Oùesttonfrère ? – comme de la réponse-question de Caïn – Suis-jelegardiendemon frère,moi ? Si Caïn a un frère, il ne se considère pas, lui, comme étant le frère d’Abel ni même comme ayant un frère. Cette lecture horizontale que nous faisons du récit n’efface cependant pas la question de Yhwh comme en témoigne, de manière quelque peu ironique, le premier verset : J’aiacquisunhommede par Yhwh. Ce Caïn, qui va s’avérer être un criminel, n’est autre qu’un don de Yhwh. N’est-ce pas là une manière subtile de reporter la faute de Caïn sur Yhwh lui-même, tout comme l’avait fait l’adam en 3,7 : Lafemmequeasdonnéeprèsdemoi,c’estelle… Puisque Yhwh est le créateur, comment, en effet, le mal et la violence des humains ne rejailliraient-ils pas sur lui-même ? C’est le même questionnement angoissé qu’on retrouve dans les livres de Job et de Qohélet, et ce n’est sans doute pas un hasard si la victime porte le même nom que ‘la vanité des vanités’ de Qohélet. On retrouve l’expression du même soupçon dans L’Apocalypse d’Abraham XXIII, 9-11 (apocryphe juif de la fin du 1er siècle de notre ère) : Eternelpuissant,pourquoias-tuvoulufaireensortequelemalsoit désirédanslecœurdeshommes ?Cartut’irritescontrecequiaété voulupartoi,danstonconseil,contreceluiquifaitlemal.

Les non-dits Les textes sont parfois aussi éloquents par ce qu’ils taisent que par ce qu’ils disent. C’est le cas dans cette histoire. Les deux frères apportent leurs offrandes sans qu’elles soient qualifiées de bonnes ou de mauvaises. Et pourtant l’une est agréée, l’autre pas. Pourquoi ? L’auteur n’en dit rien et quand il sera interrogé par Yhwh, Caïn ne tentera pas non plus de s’expliquer sur ce point. L’absence de réponse à la question de Yhwh au v.6 est un autre silence également riche de sens. Quoi qu’il en soit de l’injustice dont il peut légitimement se sentir victime, il appartient à Caïn de choisir entre bien agir ou ne pas bien agir. L’absence de réponse de sa part aux deux questions que Yhwh lui pose (vv 6 et 9) est particulièrement éloquente et laisse penser qu’il appartient au lecteur d’apporter ses réponses, ce qui, ainsi que ce fut déjà le cas en Gn 2-3, met en lumière la méthode et le propos de l’auteur. C’est la maïeutique pratiquée par un Socrate mais aussi par les rabbins. Le troisième

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silence est celui du v.8 : Et Caïn dit à Abel son frère… Que dit Caïn à son frère ? Le blanc du texte massorétique a excité la curiosité et l’imagination des traducteurs qui, depuis les origines, se sont ingéniés à combler ce vide. 4,1a Et l’adam connut Ève sa femme et elle conçut et elle enfanta Caïn10 Ce premier verset introduit la généalogie qui se poursuivra au v 17 par delà l’enclave narrative de 2*-16. Il n’est pas introduit par un wayyiqtolqui marque normalement la consécution dans les récits. C’est donc une nouvelle histoire qui commence. Plusieurs points de détail, toutefois, la rattachent au récit précédent, à commencer par l’appellation l’adam, avec l’article, c’est-à-dire l’humain paradigmatique de Gn 2-3 qui a été expulsé du jardin d’Eden en 3,24. Il ne deviendra nom propre que dans la reprise de la généalogie au v 17. La femme, elle, est appelée Ḥawwah, nom que lui a donné son mari en 3,21, avec la précision sa femme comme en 3,21. Ces détails témoignent donc d’une liaison littéraire avec le récit précédent. Le verbe ‫ ידע‬/ ‘connaître’ est un euphémisme commun dans la Bible et d’autres langues sémitiques pour désigner la relation sexuelle entre humains11. Westermann rappelle après Delitzsch que le verbe ‘connaître’ n’est jamais utilisé en ce sens pour les animaux, ce qui donne à la ‘connaissance’ sexuelle de l’homme et de la femme une dimension personnelle toute particulière, mais la conclusion qu’il en tire12, aussi agréable soit-elle à nos yeux, nous paraît ici surinterpréter le texte. Le récit, en effet, à la différence de Gn 2-3, ne traite plus de la communauté homme-femme mais de la communauté homme-frère. On ne retrouve la séquence triple ‘connaître’ – ‘concevoir’ – ‘enfanter’ qu’au v 17 et en 1 S 1,19-20. La séquence double ‘concevoir – enfanter’ est plus fréquente, surtout dans la Genèse et particulièrement dans le cycle de Jacob13, ce qui n’est sans doute 10

Outre les commentaires voir l’étude de Bokovoy, D.E., « Did Eve Acquire, Create, or Procreate with Yahweh ? A Grammatical and Contextual Reassessment of ‫ קנה‬in Genesis 4 :1 » 2013, pp. 19-35. 11 Entre hommes et femmes, mais aussi entre hommes (Gn 19,5). 12 p. 393 : “Es ist dabei auch nicht zuerst an die Erzeugung des Kindes gedacht ; es ist vielmehr ein Vorgang zwischen Mann und Frau, der seinen eigentlichen Sinn in der Gemeinschaft hat.” 13 Gn 16,4.11 ; 19,36s ; 21,2 ; 29,32.33.34.35 ; 30, 5.5.17.19.23 ; 38,3.4 ; Ex 2,2 ; Jg 13,4s ; 2 S 2,21 ; 2 R 4,17 ; Os 1,3.6.8 ; Is 7,16 ; 8,3 ; 26,17.

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pas surprenant étant donné l’importance des filiations dans ces textes. Il est toutefois intéressant de noter l’absence de la séquence triple ou double dans les autres généalogies de Gn 1-11, ce qui montre l’originalité de l’écrivain non-P à l’intérieur de cet ensemble. La triple séquence, ici comme 1S 1,19-20, signifie bien que l’enfant est le fruit de l’union sexuelle entre l’homme et la femme. Quelle que soit la part active de Yhwh dans la fécondation de la femme, et elle est fortement soulignée dans les deux cas, elle ne saurait être de nature sexuelle. Le nom ‘Caïn’, on l’a vu, a souvent été associé à l’ancêtre des Kénites (Nb 24,21 ; Jg 4,11), mais aussi à un nom de lieu (Jos 15,57), à une arme (2 S 21,16), à un artisan forgeron (ToubalCaïn, Gn 4,22)14. Les références sont toutefois trop rares et trop variées pour en tirer une quelconque conclusion quant à la signification du nom dans le présent récit. Il s’agit d’un nom propre que seul le contexte immédiat peut expliquer et, comme on le verra, seule l’homophonie avec le verbe ‫ קנה‬peut fournir un éclairage. 4,1b et elle dit : J’ai produit un homme avec Yhwh Trois petits mots et autant de questions qui n’ont cessé d’aiguiser l’appétit des traducteurs et des commentateurs. Significative de leur embarras est la longueur de la plupart des traductions face à la brièveté laconique du texte hébraïque15. von Rad lui-même (84) confesse son incapacité à expliquer la phrase : “Die Stelle ist nicht mehr aufzuhellen”. On y rencontre en effet une triple difficulté : – le sens du verbe ‫ קנה‬: ‘acquérir’, ‘obtenir’, ‘posséder’, ou bien ‘former’, ‘créer’ ?16 – le statut grammatical et le sens de ‫ את‬: est-ce la marque de l’accusatif ou bien la préposition ‘avec’ ? La première hypothèse faisant de Yhwh l’objet du verbe ‫קנה‬, grammaticalement la plus simple17, est théologiquement plus difficile. Quel sens précis 14

Cassuto, p. 197s ; Westermann, p. 394. Ainsi, à titre d’exemple, la REB : WiththehelpoftheLordIhavebrought intobeingamalechild. 16 L’étude de référence de ce vocabulaire est celle de Humbert, « Qânâ en hébreu biblique »1950, 251-266. 17 Skinner, Genesis p. 102 ; Beltz, « Religionsgeschitliche Anmerkungen zu Gen 4 »1974, 85-86. Pour l’A le récit n’est pas celui d’un fratricide mais un mythe de remplacement du matriarcat par le patriarcat (Yhwh), sur le modèle du mythe de Rémus et Romulus. Caïn, comme Romulus est fils de Dieu ; Golka, 15

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faut-il alors donner à ‘avec’ : ‘en compagnie de’ ou bien ‘à l’aide de’, ‘grâce à’ ? – le choix du mot ‫ איש‬pour désigner la progéniture de la femme au lieu des termes ‫ ילד‬/‘enfant’ ou ‫ בן‬/ ‘fils’ habituellement utilisés dans les récits de naissances. Le contexte permet-il de déceler une raison quelconque à un tel choix ? Un survol des versions anciennes et des traductions modernes témoigne de la diversité des interprétations : La LXX : εκτησαμηνανθρωπονδιατουθεου / J’aiacquisunhomme grâceà/parDieu18. Le tg Neofiti 1 : Voiciqu’unfilsm’aétédonnédedevantYahvé. La Vulgate : PossedihominemperDeum. La très grande majorité des traductions et des commentaires adoptent pour le verbe ‫ קנה‬la signification courante ‘entrer en possession’, ‘acquérir’, ‘obtenir’, ‘gagner’19 et donnent à la particule ’et une valeur instrumentale ‘par’, ‘avec l’aide de’. Si la traduction ‘acquérir’ est bien documentée, on cherche en vain dans la Bible une valeur instrumentale pour la particule ’et. Les exemples parfois évoqués en faveur de cette traduction (1 S 14,45 et Dn 11,39) ne sont pas concluants, la préposition ‛im dans ces textes ne dénotant pas davantage l’instrumentalité mais seulement la proximité et l’association (Skinner 102). Les corrections parfois supposées20 de ’et en me’et(‘depuis’, ‘de la part de’) n’ont aucun appui textuel. Selon une autre hypothèse, un peu plus fréquente aujourd’hui, le verbe ‫ קנה‬aurait le sens de ‘former’, ‘produire’, ‘créer’, sens attesté en ougaritique et même en akkadien et apparaissant dans « Keine Gnade für Kain » 1980, 58-73, p. 61s, retient l’accusatif avec Yhwh comme objet et y soupçonne la trace d’une tradition mythologique désormais perdue d’Ève et de la terre-mère de tous les vivants (3,20), bien que ce soit théologiquement en contradiction avec le récit principal. 18 La LXX et la Vulgate, en employant le mot ‘Dieu’, s’écartent de l’hébreu ‘Yhwh’, signe peut-être qu’elles répugnent à faire de Yhwhun partenaire de la femme dans la naissance de l’enfant. Faut-il voir le même scrupule dans l’emploi de ὁ θεος au v 4 là où le texte hébraïque portant Yhwh fait théologiquement difficulté ? 19 Voir, par exemple, Ex 21,2. Parmi les traductions consultées retenant ce sens : Castellion, ASV, BJ, JSB, RSV, Osterwald, Rabbinat, Osty, Chouraqui, BNT et, parmi les commentateurs : Zimmerli, von Rad (avec hésitation), Westermann, Wenham, Collins. 20 Tg Onkelos (‘from before the Lord’), KJ (‘from the Lord’), AV, Hamilton. Voir Westermann, p. 396s pour les diverses hypothèses de corrections.

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plusieurs inscriptions du nord-ouest sémitique en liaison en particulier avec le dieu cananéen El21. Quelques textes bibliques viendraient appuyer cette acception du verbe : Gn 14,19.22 (Béni AbramduDieuTrès-Hautqoneh/créateurdescieuxetdelaterre), Dt 32,6 (N’est-iltonpèrequit’acréé/qoneka), Ps 139,13 (c’esttoi quiascréé/qanîtamesreins)et Pr 8,22 (Yhwhm’acréée/qananî prémicesdesacourse22). Plusieurs traductions suivent cette voie23 : ‘j’ai créé’, ‘produit’, ‘formé’, ‘fait’, ‘mis au monde’, ‘brought into being’, ‘added a life’, ‘brought forth’. Quelques-unes24 adoptant aussi ce choix affectent à la préposition ’et un sens de rapport et de simultanéité : j’aiprocréé (Bokovoy, TOB), ou, plus radicalement encore, IhavecreatedamanequallywiththeLord(Cassuto). Avant de décider entre ces deux voies d’interprétation il reste à examiner la portée du mot ’îsh. Ce terme n’est probablement pas aussi innocent qu’il peut paraître. Sans doute faut-il y voir l’écho de 2,23. YEavait tiré la femme du côté de l’adam. Les deux personnages, YE et l’adam,étaient associés, quoique de manière passive pour l’adam, dans la création de la femme / ’ishshah. Ici, c’est la femme, déjà proclamée mèredetouslesvivants(3,20), qui donne naissance à l’homme / ’îsh. Caïn appelé ’îsh n’est pas seulement le fils de la femme, il représente l’humanité, ce qui ferait de cette naissance l’achèvement de la création de l’adam. L’association de YE/Y avec l’homme et la femme dans la production respectivement de la femme / ’ishshahet de l’homme Caïn / ’ishsemble conforter le sens fort de ‘produire’ ou ‘créer’ pour le verbe ‫ קנה‬ainsi que le sens ‘avec’ pour la préposition ’et. Le parallèle entre les deux passages pourrait signifier la coopération de l’homme et de la femme dans la prolifération de l’humanité : ils sont d’une part producteurs l’un de l’autre et, d’autre part, producteurs ensemble de l’humanité par leur union sexuelle, Yhwh Elohim et Yhwhdemeurant toutefois la source ultime de la vie. L’association de l’union sexuelle du couple humain et de l’origine divine de la fécondité est traditionnelle dans la Bible comme en témoigne le récit de la naissance de Samuel 21

Voir Bokovoy, a.c.pp. 22-26. Au concile de Nicée les Ariens prirent argument de ce texte pour démontrer que la Sagesse préfigurant le messie, celui-ci était bien créé, lui aussi. 23 Skinner, Speiser, REB, BFC, Semeur, Segond, Cassuto, TOB, Waltke, Bokovoy. 24 Cassuto, Bokovoy, TOB. Westermann reconnaît que l’opinion de Cassuto s’accorde mieux avec le contexte, mais il aurait aimé lire la conjonction ke / ‘comme’ au lieu de la préposition ‘et. Dans sa traduction il retient ‘mit Jahwe’ ! 22

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en 1 S 1, 19-20 : ElqanahconnutAnnahsafemmeetYhwhsesouvintd’elle…etelleconçutetenfantaunfilsetelleluidonnalenom deSamuelcarjel’avaisdemandéàYhwh.Le sens de ‘produire’ ou ‘créer’ en Gn 4,1 nous paraît donc en consonance avec le contexte25. Si les deux acceptions du verbe ‫‘( קנה‬acquérir’ et ‘créer’) associés à la particule ‫ את‬ne sont finalement pas si éloignées l’une de l’autre, le sens de ‘produire’, ‘créer’ a le mérite de mieux faire ressortir, en liaison avec Gn 2-3, les contributions respectives de l’homme et de la femme dans la propagation de la vie. Il n’est pas impossible que la mention avec Yhwh recèle aussi une certaine ironie, comme en Gn 3,1 et 12 où il est dit que le serpent est une créature de YE et que c’est YEqui a placéla femme auprès de l’homme. De même, ici, Caïn qui va s’avérer être un meurtrier est créature à la fois de la femme et de Yhwh. Derrière ces rappels discrets pointe une interrogation à peine voilée : comment le mal peut-il marquer ce que Yhwh a fait ? On retrouve le même questionnement dans Qohélet et ce n’est sans doute pas un hasard si, comme on l’a déjà noté, la victime porte le même nom – ‫ הבל‬/ Abel – que la ‘vanité’ dans ce livre26. 4,2 Et elle enfanta encore son frère, Abel, et Abel était pasteur de petit troupeau et Caïn était travailleur du sol Le second fils de la femme est nommé par le narrateur, et non par le père ou la mère comme c’est l’habitude dans les récits de naissance et contrairement à Caïn qui est indirectement nommé par sa mère. Ce deuxième personnage est virtuel, il n’a d’autre identité et d’autre existence que celles d’être le frère de Caïn. Le nom Abel n’apparaît que quatre fois dans le récit, dont deux fois avec le qualificatif ‘son frère’, alors que le nom ‘Caïn’ revient 14 fois. Le substantif ‫ הבל‬a été rendu célèbre par Qohélet (‘buée de buées’, ‘vanité de vanités’) où se concentre la moitié des 77 emplois dans la Bible. Il y exprime l’inanité et le non-sens de l’existence humaine 25 La traduction ‘procréer’ nous paraît toutefois inappropriée, ce verbe évoquant l’union sexuelle dans le langage courant. 26 On ne peut conclure cet examen sans rappeler la traduction de Luther qui semble être grammaticalement la plus simple : IchhabedenMann,denHERRN. La particule ’et serait le signe de l’accusatif objet du verbe ‫ קנה‬/ ‘avoir’, ‘posséder’, et Yhwh serait une apposition à ’îsh. Cette lecture est unanimement jugée irrecevable dans le contexte théologique de Gn 2-4. La révision de la Bible de Luther en 1912 ne la retient d’ailleurs pas. Voir Hamilton, p. 221.

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selon les canons de la sagesse aussi bien que de la théologie. Dans les psaumes et dans Job ce sont surtout la brièveté, la fragilité et les injustices de la vie humaine mais aussi son peu d’importance qui sont ainsi qualifiés27. La littérature deutéronomique et les prophètes appliquent le terme aux idoles qui ne sont rien et ne peuvent rien28. Dans l’histoire présente Abeln’a pas de consistance propre. Mis à part son offrande il n’est l’initiateur d’aucune action, ne dit rien et n’est le destinataire d’aucune parole. Passif, il ne tarde d’ailleurs pas à s’évanouir. La manière dont le narrateur introduit ce personnage au v 2 laisse déjà pressentir sa disparition. La reprise inattendue de la particule ‫ את‬de l’accusatif devant ‫ הבל‬en fait sans doute une apposition qualificative, comme pour signifier déjà que ce ‘frère’ ne sera plus rien aux yeux du frère aîné. Abel était pasteur nomade ou semi-nomade et Caïn agriculteur sédentaire. Ces deux modes de vie ont toujours été en concurrence et il n’est pas étonnant de les voir confrontés l’un à l’autre dans le récit des origines de l’humanité. Peut-on soupçonner en Gn 4 l’évocation symbolique d’une opposition entre le nomadisme d’Israël dans le désert, période parfois considérée comme le berceau de la vie d’alliance, de la miséricorde divine, de la conversion (Os 2,12 ; Am 5,15 ; Jr 35 Dt 8,2ss), et sa sédentarisation en terre de Canaan marquée par une succession ininterrompue de trahisons ? C’est peu probable et en l’absence de données plus précises il serait aventureux de l’affirmer. D’autant moins que le travail du sol a été présenté comme la tâche première de l’adamen Gn 2,5.15 et 3,23. S’il est un mode de vie qui a valeur positive dans le contexte de Gn 2-4, c’est bien celui d’agriculteur plutôt que celui de pasteur. De toute manière, le récit de Gn 4 ne porte pas sur la rivalité entre ces deux modes d’existence, mais plus généralement sur le devoir de fraternité entre les humains quelles que soient leurs différences. La caractérisation des deux frères rappelle formellement celle d’Esaü et Jacob en Gn 25,27 : Esaüétaitunhommeexpertàlachasse,un hommedelasteppe,etJacobunhommesansproblèmeshabitant lestentes29.Au-delà de la forme faut-il voir également, évoqué en filigrane, le thème de la préférence divine pour le cadet, préférence 27

Jb 7,16 ; Pss 39,6.7.12 ; 62,10 ; 78,33 ; 94,11 ; 144,4. Dt 32,21 ; 1 R 16,13.26 ; 2 R 17,15 ; Is 30,7 ; 57,13 ; Jr 2,5 ; 10,15 ; 14,22 ; 15,18 ; Jon 2,9 ; Za 10,2. 29 Voir Carr, « βιβλος γενεσως Revisited » 1998, 327-347, p. 337s : “just as the Cain and Abel conflict over divine favour led to the older brother wishing 28

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dont les raisons ne sont jamais données et qui ne relèvent que d’un choix gratuit de Dieu (Jacob, Joseph, Ephraïm, David) ? Si tel est le cas30 on comprendrait mieux l’arbitraire de la faveur de Yhwh pour l’offrande de Caïn. 4,3 il arriva qu’au terme des jours Caïn apporta des fruits du sol en offrande à Yhwh, 4,4 et Abel apporta, lui aussi, des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse L’expression ‫מקץ ימים‬, sans l’article devant jours, n’apparaît qu’une seule fois ailleurs dans la Bible, en 1 R 17,7, où elle indique un laps de temps indéterminé depuis l’événement précédent, en l’occurrence le séjour d’Elie près du torrent de Kérit. En général l’expression prépositionnelle àlafindeest suivie, dans son emploi temporel, d’une échéance précise en nombre de jours, de mois ou d’années à compter d’un événement ou d’une date déterminée31 Sans aucune référence à un événement passé, hormis les naissances de Caïn et de son frère, l’emploi en Gn 4,3 est donc unique. Certains auteurs, s’appuyant sur le rythme saisonnier des offrandes, traduisent par ‘à la fin de l’année / de la saison’, mais on ne rencontre jamais ailleurs cette expression dans les calendriers des sacrifices. Avec la majorité des traducteurs il est donc préférable de retenir la formulation indéterminée du TM aprèsuncertaintemps ou, comme dans l’élégante traduction de la BJ, le tempspassa. Le syntagme fruits du sol – ‫– פרי האדמה‬, souvent accouplé à fruits du ventre, est caractéristique de la phraséologie deutéronomique (Dt 7,13 ; 26,2.10 ; 28,4.11.18.33.42.51 ; 30,932. Le verbe ‫ הביא‬/‘faire venir, amener, apporter’ est, quant à lui, typique du vocabulaire sacrificiel et particulièrement fréquent dans le Lévitique. Le terme ‫ מנחה‬/ ‘don, cadeau, offrande’ désigne couramment, dans le langage cultuel, les oblations végétales mais, curieusement, il n’apparaît pas une seule fois dans le Deutéronome. L’impression qu’on en tire est que l’auteur non-P de Gn 4 est familier des to murder the younger, so also Esau by the end of Genesis 27 is planning the same (Gen 27,41)”. 30 comme le laisse entendre Wenham, p. 102. 31 Gn 8,6 ; 16,3 ; 41,1 ; Nb 13,25 ; Dt 9,11 ; 15,1 ; 31,10 ; Jg 11,39 ; 2 S 15,7 ; 1 R 2,39 ; Is 23,15.17 ; Jr 34,14 ; 42,7 ; Ez 29,13 ; 2 Ch 8,1. 32 Egalement Jr 7,20 ; Ml 3,11 ; Ps 105,35.

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traditions deutéronomiques aussi bien que sacerdotales dont il utilise librement le vocabulaire. Le mot ‫ בכרות‬/‘premières-nées’ du bétail est toujours féminin au pluriel (Dt 12,6.17 ; 14,23 : Neh 10,37), le pluriel masculin ‫בכורים‬ ne s’appliquant qu’aux prémices végétales33. Selon l’exégèse rabbinique34 et chrétienne (He 11,4) suivie par certains auteurs35, il y aurait une différence entre les deux offrandes, celle d’Abel, décrite avec plus de détails et une insistance sur la qualité, étant supposée supérieure à celle de Caïn et donc plus agréable à Yhwh. Il semble bien que cette interprétation ait surtout pour but de trouver une raison à la faveur accordée par Yhwh à l’offrande d’Abel. Le même souci de théodicée a conduit d’autres interprètes à opposer Abel à Caïn issudumauvais … dont les œuvresétaientmauvaisestandis quecellesdesonfrèreétaientjustes(1 Jn 3,12), tandis qu’un grand nombre d’auteurs mettent en avant la liberté arbitraire de Yhwh36. Spina, tout en rejetant l’idée d’une quelconque faute personnelle de Caïn ou d’un quelconque défaut rituel dans son offrande, en fonde le rejet par le fait que l’adamahqu’il cultive avait été ‘maudite’ en 3,1737. Cette voie, qui vise, elle aussi, à rationaliser la nonacceptation de l’offrande de Caïn, n’est pas convaincante dans la mesure où, dans le texte, l’agriculture, pas plus que la vie pastorale, et donc ‘le sol cultivé’ ne sont marqués négativement. A aucun moment il n’est dit ni même suggéré que l’adamah travaillée par Caïn soit maudite. Si tel avait été le cas, Caïn aurait été injustement condamné dès le départ à vivre une situation impossible. La thèse de Spina, comme toutes les autres ‘explications’, casse le ressort même du récit qui réside précisément dans l’absurdité de la 33

Ex 23,16.19 ; 34,22.26 ; Lv 2,14 ; 23,17.20 ; Nb 13,20 ; 18,13 ; 28,26 ; 2 R 4,42 ; Neh 10,36 ; 13,31 ; Ez 44,30. 34 Ainsi Rashi dit des fruits de la terre offerts par Caïn qu’ils sont “les moins bons”. 35 Cassuto Genesis, p. 205 : “Apparently the Bible wished to convey that whilst Abel was concerned to choose the finest thing in his possession, Caïn was indifferent. In other words : Abel endeavoured to perform his religious duty ideally, whereas Cain was content merely to discharge his duty.” : Voir aussi Wenham, Genesis1-15, p. 103. 36 Pour l’histoire et la bibliographie de l’interprétation du rejet de l’offrande de Caïn, voir Spina, « The “Ground” for Cain’s Rejection (Gen 4) » 1992, 319332, aux pp. 319-321 ; Bae, « Bin ich Hüter meines Bruders ? » 2016, 365-377, aux pp. 366-369. 37 Spina, a.c. pp. 323ss. Pour d’autres avocats de cette hypothèse voir Bae, a.c, p. 367, notes 14 et 15.

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différence de traitement des deux offrandes symbolisant le nonsens, la ‘vanité’ de la condition humaine. On peut s’étonner qu’il soit ici fait mention d’une offrande à Yhwh avant même que le culte à Yhwh ne fasse son apparition au dernier verset de ce chapitre. Faut-il y voir le signe que l’histoire de Caïn et Abel a existé indépendamment de son insertion dans la généalogie de 4,1-2*- 17-26 ? Westermann (401s) pense que l’offrande ici n’est pas de nature spécifiquement cultuelle mais fait simplement partie intégrante du métier des pasteurs comme des agriculteurs. Offrir à la divinité les fruits du travail n’a d’autre sens ni d’autre but que d’en assurer la prospérité. Il n’y est question ni de lieux ni de temps sacrés ni d’autel où sont apportées les offrandes. Aux arguments de Westermann on peut en ajouter un autre : si l’offrande de Caïn et Abel était un acte cultuel, le responsable de sa présence à cet endroit, à savoir l’écrivain non-P lui-même ou un rédacteur ultérieur, aurait été contraint de l’harmoniser d’une manière ou d’une autre avec l’annonce de l’invocation de Yhwh en 4,27. S’il ne l’a pas fait, c’est tout simplement qu’il n’y voyait aucune difficulté et que les offrandes des deux frères n’étaient donc pas de nature cultuelle, mais simplement rituelle et professionnelle. 4,4b-5a et Yhwh prêta attention à Abel et à son offrande mais à Caïn et à son offrande il ne prêta pas attention Le verbe ‫ שעה‬signifie ‘se tourner vers’, ‘prêter attention à’, ‘s’intéresser à’, ‘se préoccuper de’, ‘monter de l’intérêt pour’ quelqu’un ou quelque chose38. Avec Dieu ou Yhwh comme sujet, il ne revient que trois fois ailleurs (Jb 7,19 ; 14,6 ; Ps 39,14), dans des textes où l’orant prie Dieu de détourner son attention, de le laisser tranquille. Dans notre texte, il s’agit d’une attention bienveillante, au sens où l’offrande d’Abel s’avère efficace en termes de prospérité, au contraire de celle de Caïn. Il est intéressant de noter que l’auteur n’emploie pas ici le vocabulaire usuel pour dire d’un sacrifice ou d’une offrande qu’il est ‘agréable’, ‘plaisant’ à Dieu (‫ רצה‬39) ou d’un ‘parfum apaisant’, (‫ ריח־ניחת‬40), comme ce sera le cas pour le sacrifice de Noé en Gn 8,21 dans un texte généralement attribué au même 38 Ex 5,9 ; 2 S 22,42 ; Is 17,7.8 ; 22,4 ; 31,1 ; (32,3, texte difficile) ; 41,10.23 ; Ps 119,117. 39 Lv 1,4 ; 7,18 ; 19,7 ; 22,23ss ; 2 S 24,23 ; Jr 14,12 ; Ez 20,40 ; Am 5,22 ; Mi 6,7 ; Ml 1,8.13 ; Ps 51,18. 40 Plus de 30 fois entre le Lévitique et les Nombres.

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auteur que celui de Gn 4. L’emploi du verbe ‫ שעה‬nous semble être un signe de plus que les offrandes relèvent de la pratique pastorale et agricole et non pas du culte proprement dit. Aux yeux du narrateur la réussite du pasteur et l’échec de l’agriculteur ne sont rien d’autre que l’inégalité naturelle entre les êtres, cette inégalité universelle que, de nos jours encore, nous qualifions aisément d’injustice. La question de savoir comment Caïn a appris que son offrande n’était pas agréée n’a pas lieu d’être. Elle s’explique par le simple constat de son insuccès face au succès de son frère et donc par le spectacle de l’inégalité entre les êtres malgré leur égalité supposée41. Comment rendre compte de cette inégalité naturelle, de la bénédiction pour l’un et de la malédiction pour l’autre ? L’auteur, en faisant intervenir Yhwh, laisse entendre non pas tant que Dieu est la cause de cet état42 de fait mais avant tout que les humains ne peuvent se l’expliquer. Que l’un naisse riche et l’autre pauvre, l’un malade et l’autre bien portant, l’un sot et l’autre intelligent, c’est là une réalité universelle qui mine leur fraternité et qui est insupportable, surtout, on le comprend aisément, pour celui qui est défavorisé et s’estime lésé. L’inégalité entre les humains a longtemps été comprise dans l’antiquité comme résultant d’un juste retour des choses, c’est-àdire comme la sanction du travail ou de la paresse et même comme la sanction de la piété ou de l’impiété des ancêtres. Telle fut longtemps la pensée dans la société biblique : Lespèresontmangédes raisinsvertsetlesdentsdesfilsensontagacées (Jr 31,29 ; Ez 18,2). Elle restera longtemps vivace comme en témoigne la question posée au sujet de l’aveugle-né en Jn 9,2 : Rabbi,quiapéché,luiou sesparents,pourqu’ilsoitnéaveugle ? Il faudra l’expérience de l’exil et, sans aucun doute, l’expérience personnelle de certains prophètes comme Jérémie et Ezéchiel, pour affirmer avec force la seule responsabilité individuelle : Chacunmourrapoursonpropre crime… Celui qui a péché, c’est lui qui mourra (Ez 18,20). Ce 41

Cette explication rejoint tout à fait celle de Westermann, p. 404 : “Hier treten die schweren, die Gemeinschaft gefährdenden Konflikte auf, wenn der eine mehr hat als der andere, wenn dem einen alles gelingt, dem anderen alles misslingt. Es tritt Ungleichheit ein, wo Gleichheit sein sollte…Der Ausgangspunkt ist die Geichheit… Nun aber tritt Ungleicheit ein”. 42 En arrière-fond la responsabilité de Yhwh est évoquée, ainsi qu’elle l’avait déjà été au chapitre précédent, mais le fait que l’auteur n’utilise pas ici le vocabulaire religieux habituel laisse penser qu’il n’a pas voulu en faire d’abord une question de théodicée. Tout au plus aimerait-il sans doute, et son lecteur avec lui, que Yhwh l’éclaire sur cette situation inexplicable et insupportable !

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faisant, ils n’expliquent pas l’inégalité dans le monde. Le bonheur et la prospérité restent liés à la vertu et à la piété (Pss 37, 91, 92, 112). Job et Qohélet contesteront vigoureusement et douloureusement cette sagesse et cette théologie. Non, le monde n’est pas juste, il suffit de regarder en soi et autour de soi pour s’en convaincre. Job essaie de comprendre mais finit par se résoudre au silence. Quant à Qohélet, qui a tout essayé et tout regardé, il fait le constat désabusé qu’il n’y a rien à comprendre et que tout est vain hormis d’accueillir chaque jour ce que Dieu donne sous le soleil. L’auteur de Gn 4 n’a pas de meilleure explication de l’inégalité universelle. Il se contente, lui aussi, de la constater, mais il en développe les conséquences : frustration, jalousie, meurtre. Des lectures psychanalytiques n’ont pas manqué de voir dans l’absence du regard aimant de Yhwh sur Caïn celle du regard toujours espéré et jamais reçu de la part d’un père, d’une mère. Caïn est le mal aimé, Abel le préféré.... Quête éperdue d’un regard d’amour, baiser refusé ou simplement non donné… Le même schéma se reproduira avec Rébecca et ses deux enfants, Léa et Rachel, Joseph et ses frères, l’enfant prodigue aussi… C’est là une expérience banale et universelle, d’où sa place dans un récit fondateur. L’inégalité sans raison est vécue comme une injustice, aucun des deux frères n’ayant mérité son sort. On pourrait même dire que le berger a eu la vie relativement facile alors que l’aîné a travaillé dur pour produire ses fruits et ses légumes. Toutefois le récit ne porte pas de soi sur l’inégalité ou l’injustice mais sur la manière dont l’humanité y fait face. Pour cette raison les discussions, qui ont pourtant longtemps tenu le devant de la scène, sur les motifs du comportement divin ne sont pas pertinentes. Comme il n’y a pas d’inégalité plus incompréhensible et inacceptable que celle existant entre deux frères ‘naturellement’ égaux, elle constitue le test parfait auquel sont soumis les humains. Le frère lésé saura-t-il passer ce test, surmonter sa frustration et ‘garder’ son frère ? Ou bien ?...43 4.5b Et Cain brûla d’une grande colère et son visage fut abattu Le verbe ‫ חרה‬/ ‘brûler’ suivi de la préposition le et du nom du sujet réel signifie ‘se mettre en colère’. Il a le plus souvent pour sujet grammatical le mot ‫ אף‬/ ‘narine’ dont le frémissement illustre 43 Pour une lecture psychanalytique du récit voir Balmary, Abeloulatraverse del’Eden.

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corporellement l’explosion de la colère. L’adverbe me’od /‘beaucoup’ précise que la colère de Caïn est grande (Nb 16,15 ; 1 S 18,8 ; 2 S 3,8 ; 13,21 ; Neh 4,1). Le lecteur est naturellement amené à s’identifier à Caïn et incité, sinon à partager, du moins à comprendre sa frustration et sa grande colère face à ce qu’il ressent comme une injustice flagrante. Sesfacestombent : les ‘faces’ (toujours au pluriel) sont le visage, ce qui apparaît à autrui, le lieu corporel de la dignité de l’homme, de sa fierté44. Quand lesfaces tombent l’homme baisse la tête et ‘perd la face’, il est abattu, perd confiance, sérénité, estime de soi et honorabilité. Quand elles se tiennentélevéesouserelèvent, c’est au contraire la dignité reconnue ou recouvrée. Un homme au visage élevé est un notable hautement considéré dans la société (Dt 10,17 ; 28,50 ; 2 R 5,1 ; Is 3,3 ; 9,14 ; Jb 11,15 ; 22,8). Face à l’injustice dont il se juge victime, Caïn perd toute contenance et n’a d’autre ressource que de se mettre en colère, manifestation à la fois de sa frustration et de son impuissance. Visage défait, il a perdu son honorabilité sociale et jusqu’à l’estime de lui-même. 4,6 Et Yhwh dit à Caïn : Pourquoi es-tu en colère et pourquoi ton visage est-il abattu ? La double question de Yhwh – pourquoi ? – constitue déjà un reproche45. Il ne s’agit pas d’une simple demande d’information mais d’un appel à Caïn pour qu’il examine lui-même les raisons et surtout les conséquences de son indignation. Les deux versets 6 et 7 semblent interrompre le fil de la narration qui reprendra au v 8. Faut-il pour autant, comme le préconise Westermann, les considérer comme des ajouts à un récit antérieur ? Il ne le semble pas si l’on se rappelle la fonction énonciatrice des paroles divines dans les récits non-P des origines. Les soliloques de Yhwh y sont une ‘voix off’ surplombant et commentant le récit pour en indiquer le 44

Pour les diverses expressions idiomatiques avec le mot panîm voir Babut, Lesexpressionsidiomaiquesdel’hébreubiblique,p. 53s. 45 Dans son étude des deux adverbes ‫ למה‬et ‫ מדוע‬tous deux traduits par ‘pourquoi’, Jepsen, « Warum ? Eine lexicalische und theologische Studie » 1967, pp. 106-113, perçoit dans le premier un reproche et dans le second une simple demande d’information. Je verrais, pour ma part, d’autres nuances : lammah,littéralement pour-quoi, évoquerait une suite à donner : ‘à quoi ça sert ?’, ‘et maintenant, quoi ?’, sens qui convient tout à fait à notre texte. L’adverbe madu‘a serait une demande d’explication.

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sens au lecteur. Dans le cas présent, la parole de Yhwh se situe à mi-chemin entre un soliloque divin et un dialogue faisant partie intégrante du récit. D’une part, en effet, Yhwh s’adresse à Caïn mais, d’autre part, sa parole s’adresse aussi et peut-être davantage encore au lecteur. La preuve en est que la question de Yhwh restera sans réponse formelle de la part du personnage Caïn. 4,7 S tu agis bien, ne vas-tu pas relever [la tête] et si tu n’agis pas bien sur le seuil du péché [te] voilà couché et vers toi son désir et toi tu le domineras Ce verset n’a cessé et ne cessera sans doute jamais de résister aux exégètes. Quelques difficultés, sémantiques et grammaticales, paraissent en effet insurmontables : – Quels sont le statut grammatical (substantif féminin ou infinitif construit) et le sens du mot ‫? שאת‬ – le suffixe attaché à ‫ תשוקה‬et à la préposition ‫ ב‬est masculin alors que le mot ‫ חטאת‬auquel il paraît se rapporter est féminin. – Comment faut-il comprendre le mot ‫ ? רבץ‬Participe masculin ? Mais avec quel sujet, le substantif ‫ חטאת‬étant féminin ? Ou bien est-ce un substantif ? – A qui renvoient les suffixes masculins : au péché ou à Abel ? Les versions anciennes aussi bien que les traductions modernes témoignent de la difficulté du texte hébraïque. A titre d’exemples en voici les plus représentatives : LXX :

Si tu as présenté correctement, mais partagé non correctement, n’as-tu pas péché ? Reste tranquille Que vers toi aille son mouvement et tu le commanderas46. Vulgate : Nonne si bene egeris, recipies ; sin autem male, statim in foribus peccatum aderit ? sed sub te erit appetitus ejus, et tu dominaberis illius. Tg Onqelos : N’est-ce pas que si tu agis bien, ton action te sera pardonnée, mais si tu n’agis pas bien, ton action sera gardée en réserve pour le jour du jugement, comme un péché dont tu devras t’acquitter si tu ne te repens pas, mais si tu te repens il te sera pardonné. 46

Harl, LaGenèse, p. 114s avec les explications de la note afférente. Cassuto (208) observe que la version de la Septante est plus obscure encore que le texte massorétique.

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Luther :

Ist’s nicht also ? Wenn du fromm bist, so bist du angenehmen ; bist du aber nicht fromm, so ruhet die Sünde vor der Tür. Aber lass du ihr nicht ihren Willen, sondern herrsche über sie. Castellion : Fais ton compte que si tu fais bien, tu seras exaucé, mais si tu ne fais bien, le péché gît à ta porte, lequel sera en ta sujétion, et tu en seras maître. King James : If thou doest well, shalt thou not be accepted ? and if thou doest not well, sin lieth at the door. And unto thee shall be his desire, and thou shalt rule over him. BJ : Si tu es bien disposé, ne relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu n’es pas bien disposé, le péché n’est-il pas à la porte, une bête tapie qui te convoite, pourras-tu la dominer ? TOB : Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas ? Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le. Segond : Si tu agis bien, tu relèveras la tête, mais si tu n’agis pas bien, le péché est tapi à ta porte, et ses désirs (se portent) vers toi : mais toi, domine sur lui. Speiser : Surely, if you act right, it should mean exaltation. But if you do not, sin is the demon at the door, whose urge is toward you ; yet you can be his master. Westermann : Nicht wahr : Wenn du gut machst, zur Tür hin lagert die Sünde, und auf dich geht ihre Gier, du aber sollst über sie herrschen. Wenham : Is there not forgiveness if you do well ? And if you do not do well, sin is crouching at the door. Its urge is for you, but you must rule over it. REB : If you do well, you hold your head up ; if not, sin is a demon crouching at the door ; it will desire you, and you will be mastered by it. Si tu t’améliores, tu pourras être pardonné, sinon le Péché Rabbinat : est tapi à ta porte : il aspire à t’atteindre, mais toi, sache le dominer ! BNT : Si tu fais bien ne vas-tu pas supporter ? Si tu ne fais pas bien à la porte la faute est couchée. Vers toi son désir. A toi ! Deviens son maître.

Les premières divergences concernent le sens donné au verbe ‫ נשה‬dont la forme ‫ שאת‬peut être soit un infinitif construit soit un substantif verbal : relever ou redressement. En raison du parallélisme antithétique avec lesfacesquitombentla fonction verbale active commandant un objet sous-entendu (tesfaces) semble devoir être privilégiée, ce qui donne la traduction suivante : situagisbien nevas-tupasreleverlatête ?Le sens premier du verbe est ‘lever’,

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‘élever’, ‘relever’, ‘porter en soulevant’. Selon le sujet et selon l’objet le verbe ‫ שאת‬peut signifier ‘porter’ ou ‘supporter’ une charge, physique ou morale (Gn 44,1 ; Ex 27,7 ; Dt 1,9 ; Jr 17,27 ; Pr 30,21), ‘supporter’ les conséquences d’une faute ou, surtout quand Dieu est sujet, ‘enlever’, ‘pardonner’ une faute47. En Ez 20,31 (voir aussi Ps 96,8 ; 1 Ch 18,2.16, avec ‫ מנחה‬comme objet) il signifie présenter, élever une offrande et c’est probablement ce type d’emploi qui a induit la traduction de la Septante. Dans le texte on ne peut donc pas exclure l’idée que Caïn doive ‘supporter’, ‘surmonter’ sa frustration. Dans le cas présent la difficulté provient du fait que le verbe se’et plane sans sujet ni objet explicite. Toutefois, en raison de la présence dans le contexte immédiat du verbe antonyme ‘tomber’ avec ‘faces’ en sujet et du parallélisme antithétique entre les deux versets 6 et 7 le sens de ‘relever la face/tête’ paraît évident48. D’autres auteurs, en raison de la mention du ‘péché’ (‫ )חטאת‬se réfèrent à l’expression nasa’hatta’t / au sens d’effacer le péché. Ainsi qu’on l’a déjà noté, le champ sémantique du vocabulaire de péché ou de faute et de leurs conséquences est très riche49 et souvent associé au verbe ‫נשה‬. Quand, dans son association avec la faute ou le péché, le sujet est un être humain (individuel ou collectif) le sens est celui de se charger d’une faute et d’encourir ou de subir un châtiment50. Lorsque le sujet (réel ou supposé) est Dieu, le sens est celui d’effacer, expier, ne pas compter, pardonner une faute51. Les targums, le Rabbinat et Wenham ont clairement opté pour l’idée de pardon, la plupart des traductions choisissant celle de relèvement de la tête, d’exaltation, et quelques-unes (Vulgate, Peshitta, King James, de Sacy) combinent les deux idées par les mots ‘acceptation’, ‘récompense’. Il 47 En Lv 19,15 ; Dt 10,7 ; et Pr 30,21 l’expression nasa’panîm signifie ‘faire acception de personne’ avec l’idée de donner indûment de la considération à une personne, quelle que soit sa situation sociale, dans un procès. 48 Gn 19,21 ; 32,21 ; 40, 20 ; 1 S 25,35 ; 2 S 2,22. 49 Voir Beauchamp, « Péché », DBS VII 37, 1962, col. 407-471 ; L’Hour, « Péché, faute » 2004, pp. 147-150. 50 Avec ‫( עון‬iniquité, faute) : Gn 4,13 ; Ex 28,38.43 ; Lv 5,1.17 ; 7,18 ; 17,16 ; 19,8 ; 20,17.19 ; Nb 5,31 ; 14,34 ; 18,1.23 ; 30,16 ; Ez 4,4-6 ; 14,10 ; 18,20 ; 44,10.12 ; Avec ‫( חטאת‬faute, péché) : Lv 20,20 ; 22,9 ; 24,15 ; Nb 9,13 ; 18,22 ; Is 53,12. 51 Avec ‫ עון‬: Lv 10,17 ; Nb 5,31 ; 14,18s ; 1 S 25,28 Is 33,24 ; Os 14,3 ; Mi 7,18 ; Ps 85,3. Avec ‫( פשע‬crime rébellion) : Gn 50,17 ; Ex 23,21 ; Jos 24,19 ; Jb 7,21 ; Ps 32,1. Avec ‫ חטאת‬: Gn 50,17 ; Lv 10,17 ; Nb 18,32 ; Jos 24,19 ; 1 S 15,25 ; Ps 25,18 ; 32,5.

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semble en effet que les deux voies d’interprétation ne se contredisent pas et même se rejoignent puisque le fait de relever la tête est signe des bonnes grâces de Yhwh. En raison du contexte immédiat (6b - 7a) l’idée de relèvement (du visage) paraît toutefois s’imposer. Le contexte général du récit milite également en faveur de cette interprétation. L’intrigue, en effet, se joue dans la relation de Caïn avec son frère et non d’abord dans sa relation à Yhwh. S’il agit bien, c’est-à-dire s’il surmonte sa frustration et sa colère et accueille Abel comme son frère, il retrouvera son honorabilité dans la société. Les emplois du substantif verbal ‫ שאת‬vont dans le même sens de grandeur, de majesté, de fierté (Gn 49,3 ; Ha 1,7 ; Jb 31,23 ; 41,17). Le verbe ‫תיטיב‬, forme hifil du verbe ‫ יטב‬/ ‘être bon, bien’ est très souvent accompagné d’un autre verbe dont il souligne le parfait accomplissement (bien ranger, bien jouer de la musique…). Il a alors une fonction adverbiale. Suivi d’un complément indirect il signifie ‘faire du bien à quelqu’un’, lui ‘octroyer des bienfaits’. Employé plus rarement, comme ici, à l’état absolu sans aucun complément il signifie simplement ‘bien faire’, ‘bien agir’ (voir Jon 4,4 : Est-ce quetufaisbiendetemettreencolère ?). Le contexte invite à penser qu’il s’agit pour Caïn de bien se comporter malgré l’inégalité inexplicable des faveurs de Yhwh. Ce serait sans doute aller au-delà du texte que de comprendre le verbe au sens de ‘faire du bien’ à Abel, encore que le contexte n’élimine pas totalement cette possibilité. Il convient de noter la formulation extrêmement succincte de ce demi-verset avec l’emploi absolu, peu fréquent, du verbe ‫ תיטיב‬et l’absence de complément ou de déterminatif après ‫שאת‬. Westermann (407-410) voit dans les versets 6-7 un “corps étranger” ultérieurement inséré dans un récit antérieur dans lequel Caïn était un personnage positif, et cela dans le but de dédouaner Yhwh de toute injustice et de reporter l’entière responsabilité sur Caïn. On a du mal à suivre Westermann sur ce terrain hautement spéculatif. Outre que, dans la partie narrative supposée primitive, Caïn apparaît de bout en bout comme ‘le méchant’ qui refuse de voir en Abel ‘son frère’, il faut aussi se rappeler que, dans cette histoire, comme dans celle de Gn 2-3, les paroles divines constituent aussi, selon le style de l’écrivain non-P, des énonciations du narrateur en direction du lecteur et sont indissociables des sections narratives. On ne saurait donc en conclure à l’antériorité des sections narratives par rapport aux paroles, même si, comme il paraît normal, ces sections narratives peuvent contenir des éléments traditionnels d’origines diverses

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éventuellement très anciennes. Il reste que le verset laisse une impression quelque peu torturée et témoigne sans doute, de par sa forme même, de l’énigme que constitue l’inégalité de traitement entre Caïn et son frère. et si tu ne fais pas bien [te] voilà couché au seuil de la faute Telle est l’alternative. Logiquement, ainsi que le remarque Cassuto (209), la protase de cette seconde phrase devrait s’opposer à celle de la première, c’est-à-dire à ‫ שאת‬/ ‘relèvement’ /‘relever’. Il note d’abord l’antithèse entre ‫ שאת‬dont la racine signifie ‘être/ mettre debout’, ‘lever’ et le mot ‫ רבץ‬dont la racine signifie ‘être couché’ et il relève la même opposition, mais avec le verbe ‫קום‬ au lieu de ‫נשא‬, en Gn 49,9 et Nb 23,24. On note d’ailleurs que le verbe ‫ רבץ‬souvent employé pour les bêtes au repos est aussi employé pour l’âne ployant sous le fardeau (Ex 23,5) et en particulier pour l’ânesse battue et couchée sous Balaam, ce qui constitue l’un des nombreux points de contact relevés précédemment entre Gn 2-4 et les oracles de Balaam52. Cassuto conclut à une antithèse entre la situation d’être debout, la tête droite, en cas de bon comportement et celle d’être couché dans le cas inverse. Cette argumentation paraît judicieuse, mais en retenant le mot ‫ חטאת‬comme sujet de ‫רבץ‬, Cassuto a du mal à la poursuivre jusqu’au bout puisque, selon lui, c’est le péché qui est couché, non Caïn. D’après la structure du texte et le parallélisme antithétique entre ‫ שאת‬et ‫ רבץ‬il semble que l’on puisse pour l’instant avancer, avec une bonne dose de probabilité, l’hypothèse que le sujet réel de être couché est le même que celui de son antonyme relèvement ou relever, c’est-àdire Caïn. Mais reste alors à résoudre le problème de l’absence de sujet formel pour le verbe ‫ רבץ‬et celui du statut de ‫חטאת‬, substantif féminin alors que le participe ‫ רבץ‬est masculin ainsi que les suffixes qui suivent. En ce qui concerne le sujet formel de ‫ רבץ‬on peut noter 1) que la candidature de ‫ חטאת‬à la fonction de sujet est fragilisée en raison du désaccord de genre, le participe étant masculin53, et 2) que 52

Les points de contact relevés entre Gn 2-3 et les oracles de Balaam sont nombreux : l’ânesse et le serpent, la parole des animaux, la connaissance comme attribut divin, le vocabulaire de ‘planter’, ‘jardin’, ‘bien-mal’, ‘maudit’, les Qénites. Voir Stordalen, EchoesofEden, p. 440-443. 53 A mentionner toutefois la thèse récemment défendue par Burnett, « A Sin Offering lying in the Doorway ? » 2016, 45-55, thèse selon laquelle il faudrait

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dans la première alternative (7a) ‫ שאת‬ne comportait pas non plus de sujet formel. Rien, par conséquent, n’empêche qu’il puisse en être de même en 7b. Si tel est le cas, comment faut-il traiter le substantif ‫ חטאת‬dont la très grande majorité des versions font le sujet de ‫ ? רבץ‬A ce stade de notre exploration il n’est pas inutile de rappeler les diverses hypothèses proposées pour résoudre une énigme apparemment insoluble. Certains ont tourné la difficulté en traitant le mot ‫ חטאת‬comme une glose explicative de ‫ רבץ‬54. D’autres voient dans le mot ‫ רבץ‬non pas un participe mais un substantif masculin équivalent de l’akkadien rābisum et signifiant ‘démon’55, d’autres remplacent le participe robeçpar la forme finie tirbaç56, d’autres encore replacent ‫ חטאת‬après ‫ שאת‬en 7a, son emplacement actuel procédant d’une erreur de copiste57. Aucune de ces explications n’emporte l’adhésion, surtout pas celle d’une erreur de copiste car les massorètes n’auraient pas manqué de la corriger. Peut-être, mais ce n’est aussi qu’une hypothèse, le mot ‫ רבץ‬est-il à prendre de manière indéterminée : il y a quelqu’un / quelque chose tapi à la porte et on pourrait entendre l’avertissement de Cassuto (211) : “the commentator is not called upon to determine what Scripture leaves undetermined”. L’hypothèse que ‫ חטאת‬soit alors une simple glose explicative n’est certes pas sans vraisemblance, mais le glossateur n’aurait alors pas été très soigneux. Selon une autre hypothèse enfin on pourrait corriger, avec un changement minimum de lettres, ‫ חטאת‬en ‫ אתה‬58, ce qui donnerait la traduction suivante : toiàlaportetuescouché. Il n’est pas impossible que le pronom ‫ אתה‬soit tombé par haplographie en raison de sa parenté graphique avec ‫חטאת‬, mais une telle correction est sans appui textuel. Reste de toute façon le problème du donner au mot ‫ חטאת‬le sens non pas de péché mais celui d’offrande pour le péché, l’être couché à la porte n’étant autre que l’animal du sacrifice. 54 Crouch, « ‫ חטאת‬as Interpolative Gloss. A Solution to Gen 4,7 » 2011, pp. 250-258. Schlimm, « At Sin’s Entryway (Gen 4,7). A Reply to C.L. Crouch » 2012, pp. 409-415. 55 Ainsi Cassuto, Speiser. Pour la bibliographie voir Westermann, p. 408. Loiseau, « Gen 4,7, une ancienne formule démonologique modifiée par les scribes ? » 2013, 479-482. L’A reprend l’hypothèse démonologique mais sur la base du démon ‘fouineur’ ha’atu. 56 Voir bibliographie dans Crouch, a.c. p. 252 (note 16). 57 Ainsi Ramaroson, « A propos de Gen 4 :7 »1968, pp. 233-237. 58 Voir Deurloo, « ‫‘ תשוקה‬dependency’, Gen 4,7 » 1987, p. 405. L’A place ‫ אתה‬entre parenthèses à côté de ‫ חטאת‬mais sans explication. Je n’ai pas eu accès à son ouvrage KainenAbel, Amsterdam 1967.

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sens à donner à ‫לפתח‬, sens d’autant plus difficile à cerner que cet emploi absolu ne se retrouve jamais ailleurs dans la Bible. L’explication la plus simple mais qui est, elle aussi, une hypothèse, consisterait à faire de ‫ חטאת‬le génitif de ‫לפתח‬, ce qui donnerait la traduction suivante : auseuildelafaute. Cette solution, qui a récemment été proposée aussi par Schlimm et par Bae59, paraît d’autant plus vraisemblable que ‫לפתח‬, ainsi qu’on l’a noté, n’apparaît jamais ailleurs sans détermination explicite ou sous-entendue. C’est celle qu’avec prudence nous préconisons. Dans cette hypothèse le sujet réel du participe robeçn’est autre que Caïn. Il faut toutefois reconnaître que ce n’est pas, semble-t-il, la lecture des massorètes qui affectent ‫ לפתח‬de l’accent disjonctif tipha et ‫ חטאת‬de l’accent conjonctif mûnah60. Le mot ‫פתח‬, dont la racine signifie ‘ouvrir’ indique, non pas la ‘porte’ ainsi qu’il est généralement rendu, mais l’ouverture, l’entrée, le seuil. Il se distingue des mots ‫ שער‬/ ‘portes de la ville’ et ‫ דלת‬/ ‘vantail’ ou ‘porte’ de maison. Ainsi trouve-t-on souvent l’expression ‘seuil de la porte’ (‫)פתח שער‬ ou de la tente. Dans la tradition sacerdotale il est très fréquemment question du ‘seuil’ de la Tente de Réunion ou de la Demeure (Ex 26,36 ; 29,4.11… ; Lv 1,3.5 ; 3,2… ; Nb 4,26…)61. Si notre hypothèse est recevable il se pourrait que leseuil delafautefasse écho, indirectement et par opposition, au seuil de la Demeure, de la Tente de Réunion. Mais ceci n’est qu’une hypothèse de plus et il est difficile de savoir si les lecteurs du récit étaient en mesure de percevoir une telle allusion. et vers toi son désir et toi tu le domineras Les mots ‫ תשוקה‬et ‫ משל‬reprennent, de manière quasi mécanique, ceux de 3,16. Comme la femme porte son désir sur l’homme 59

Schlimm, « At Sin’s Entryway » 2012,409-415, p. 411. Mon accord avec Schlimm s’arrête là, puisqu’il voit en ‫ רבץ‬un substantif désignant une figure démonique ou léonine défendant l’accès à des lieux sacrés et que, contrairement à notre hypothèse, il relie les suffixes masculins non à Abel mais à ce ‘démon’ ; Bae, « Bin ich Hüter meines Bruders ? » 2016,.373-375. Contrairement à Bae, je ne pense pas qu’il faille qualifier positivement la relation de ‘désir’ (teshuqah) d’Abel et de ‘domination’ (mashal) de Caïn, pas plus d’ailleurs qu’en 3,16 pour la femme et son homme. 60 Ce qui a conduit Schlimm à inverser l’accentuation massorétique des deux mots. 61 Voir Wöller, « Zu Gen 4,7 » 1979, p. 436 ; 1984, p. 271s ; Ben Yahshar, « Zu Gen 4,7 » 1982, pp. 634-636. L’interprétation selon laquelle le mot ‫ פתח‬ferait référence à l’ouverture du sein maternel et donc au statut de premier-né n’a pas, à ma connaissance, été suivie et ne paraît guère convaincante.

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et tombe ainsi sous sa domination, ainsi X porte son désir sur Caïn et tombe aussi sous sa domination. Le mot ‫תשוקה‬, généralement traduit par ‘désir’ et compris comme étant de nature sexuelle en raison de la racine ‫ שוק‬/ ‘cuisse’, n’apparaît en dehors de Gn 3 et 4 que dans le Cantique (7,11) où il s’agit du désir du bien-aimé pour sa bien-aimée, contrairement à Gn 3,16 où c’est la femme qui porte son désir sur son mari. Sans doute faut-il, en raison du verbe ‘dominer’ qui le suit, attribuer à ‫ תשוקה‬une signification plus large et le comprendre comme l’antonyme de ‫משל‬. Il faudrait alors traduire ‫ תשוקה‬par ‘fort désir’, urge, d’où ‘soumission’, ‘dépendance’62. Toute la question, en Gn 4,7b, est de savoir qui est ce X qui se soumet ainsi à Caïn et tombe sous sa dépendance. Dans notre hypothèse ce ne peut être le ‘péché’, mais un autre personnage du récit. Le parallèle avec 3,16 laisse penser qu’il s’agit du frère de Caïn. En effet, la femme, du fait de la transgression, tombe sous le pouvoir de son mari et, comme nous l’avons vu, la relation d’harmonie dans le couple est ainsi rompue. De même ici, du fait de la jalousie de Caïn ne voyant plus en Abel qu’un rival et non un frère, la relation fraternelle est rompue et le plus faible tombe sous le pouvoir du plus fort. Au lieu d’une relation de fraternité s’instaure un rapport de pouvoir. Telle est la conséquence du mauvais comportement de Caïn vis-à-vis de son frère. Le contexte du récit semble conforter cette hypothèse puisque Caïn va en effet exercer un pouvoir absolu sur Abel jusqu’à nier en quelque sorte son existence en tant que ‘frère’. L’identification du personnage anonyme avec Abel est ancienne comme l’atteste la phrase fameuse d’Irénée subiicente Deoiustuminiusto :“ Dieu a soumis le juste à l’injuste”pour que la justice du premier éclatât dans sa passion” (Adv. Haereses III, 23,4). En plus des auteurs cités par Westermann (410) en faveur de cette position, les études de Schlimm et Bae l’ont défendue de manière convaincante. En conclusion, la traduction qui nous paraît la moins mauvaise, mais qui, rappelons-le, demeure hypothétique, serait la suivante : Situagisbiennerelèveras-tupaslatête ? etsitun’agispasbien[te]voilàcouchéauseuildelafaute [tonfrère]teserasoumisettoituledomineras.

La parole de Yhwh, face à la colère de Caïn, a pour effet de bien lui faire prendre conscience des conséquences de son comportement. 62

Deurloo, a.c., p. 406.

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Plus qu’une invitation à changer d’attitude, à se convertir, c’est un éclairage offert pour l’aider à prendre ses décisions. Il a le choix entre, d’un côté, l’honorabilité et donc la paix sociale et, de l’autre, la rupture des relations fraternelles et donc les rapports de pouvoir et la violence sociale. Notre hypothèse présente l’avantage d’expliquer, sinon de résoudre, les difficultés grammaticales du texte sans avoir à le corriger. Et surtout, nous semble-t-il, elle permet de respecter la structure alternative du verset avec l’opposition entre ‫שאת‬ et ‫ רבץ‬et, plus largement, de bien souligner l’enjeu de la situation. Certes, l’hypothèse proposée ici se heurte à l’interprétation commune du ‘péché’ tapi à la porte et qu’il appartiendrait à Caïn de dominer. Encore faut-il relativiser cette différence puisque, dans les deux cas, la faute et Caïn se trouvent sur le seuil l’un de l’autre ! L’autre différence, à savoir la référence à Abel dans les suffixes suivants, constitue en revanche une opposition frontale à la lecture traditionnelle : c’est bien Abel et non la faute qui tombe sous la domination de Caïn, et cela, bien entendu, est un mal. Le terme ‫ חטאת‬que nous avons rendu par ‘faute’ consiste ici en un rejet de la relation de fraternité, d’où notre choix de ce mot au lieu de celui de ‘péché’ généralement adopté. Le mot ‘péché’, en effet, évoque d’abord, dans notre langage, une faute contre la divinité. Sans doute est-ce aussi le cas ici aussi puisque la volonté de Yhwh est que la fraternité soit reconnue. Mais, formellement, il s’agit d’une violation de l’état et du devoir de fraternité. En conclusion de ce verset on ne peut manquer de souligner le lien avec le récit précédent. L’alternative présentée par Yhwh à Caïn rappelle en effet que celui-ci est le véritable héritier de l’adam de Gn 2-3 connaissant le bien et le mal et donc habilité à faire un choix, mais responsable aussi des rapports de domination et de violence que peut entraîner un mauvais choix.

4,8 Et Caïn dit à Abel son frère Caïn ne répond pas à la question posée par Yhwh au v 6. La question était d’ailleurs rhétorique, Caïn, aussi bien que le lecteur, n’ayant aucun doute sur la raison de son accès de colère. Elle avait surtout pour but de marquer une pause dans le récit avant l’accélération de l’intrigue pour se donner le temps de bien prendre conscience – surtout le lecteur – de ce qui se joue. Le narrateur reprend le fil du récit interrompu au v 6. Caïn se tourne

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vers ‘son frère’, appellation qui revient deux fois dans le verset et luidit… Or il ne lui rien ! Cette absence de parole n’a pas manqué d’interpeller les traducteurs qui se sont empressés de combler le vide laissé par le texte massorétique pourtant, semble-t-il, bien attesté par un manuscrit de la Mer Morte (4QGenb 4,2-1163). La Septante ajoute : sortonsauchamp. Il en est de même dans le Pentateuque Samaritain, la version syriaque, la Vulgate (egrediamur foras) 64. Les targums Pseudo-Jonathan et Neofiti insèrent en outre de longues discussions théologiques65. La très grande majorité des versions et des traductions, anciennes et modernes, suivent la voie de la Septante. Rares sont les exceptions qui respectent le blanc du TM66, tout en mentionnant, pour la plupart, que les paroles prononcées sont perdues. Un bon nombre67 offrent diverses interprétations du verbe ‫ אמר‬: ‘parler’, ‘sprechen’, ‘talk’, ‘speak’, ‘adresser la parole’, ‘indiquer’, ‘look for’68, ou même ‘comploter’. A l’appui de ces lectures on a fait valoir quelques très rares textes où ‫ אמר‬n’est suivi d’aucune parole (Ex 19,25 ; 2 Ch 32,2469). Gunkel (44), propose de corriger ‫ויאמר‬ en ‫ וימר‬/‘se querella’ ou ‘devint amer’. Dahood, de son côté70 opte pour le sens de ‘regarder, surveiller’ sur la base de l’ougaritique et de l’akkadien, tandis que Jacobson défend le sens de ‘comploter’, ‘manigancer’ en référence à Ex 2,14 ; 1 R 5,19 ; Ps 71,1071. Ces diverses explications demeurent toutefois spéculatives et aucune d’entre elles n’a emporté l’adhésion. Il est clair de toute façon que le verbe ‫ אמר‬n’est jamais synonyme de ‫ דבר‬/ ‘parler’72, et il est bien établi par ailleurs que son contenu est toujours (sauf une fois ou deux sur plus de 5000 emplois !) déterminé d’une manière ou d’une autre. Dans l’impossibilité de vérifier si la Septante a traduit un texte autre que celui préservé par les massorètes, face aussi au constat 63

Abegg etal.,TheDeadSeaScrollsBible : [AndCaintoldAbe]lhisbrother. Noter cependant que, selon Jacobson, « Genesis IV 8 » 2005, p. 564s, Jérôme considérait déjà comme non nécessaires ces précisions introduites par les versions (superfluumest, PL23, col 945, ad Gn iv 8). 65 A titre d’exemple, le texte du TgNeofiti cité plus haut. 66 ASV, JSB, BNT, Chouraqui, Westermann, Wenham. 67 Luther, King James, Segond, TOB, Rabbinat, Cassuto. 68 Hamilton, p. 230. 69 Autres textes parfois mentionnés : Os 13,2 ; Ps 71,10 ; Est 1,18 ; 2 Ch 1,2. 70 Dahood, « Abraham’s Reply in Genesis 20,11 » 1980, p. 80s. 71 Jacobson, « Genesis IV 8 » 2005, p. 564s. 72 Levine, « The Syriac Version of Genesis IV 1-16 » 1976, p. 71s. 64

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que le remplissage opéré par les versions est manifestement une intervention de commodité, il ne reste à l’exégète qu’à accepter le texte massorétique dans son état actuel et à voir si ce ‘trou’ dans le texte peut avoir un sens73. Plus que jamais l’adage lectiodifficiliorpotiorest pertinent. L’intrigue, rappelons-le, se noue autour de la reconnaissance ou non par Caïn de ses liens de fraternité avec Abel. Or Caïn va nier ce lien avec ‘son frère’. Il va tuer ‘son frère’. Le fait que Caïn s’adresse à Abel sans rien lui dire a, nous semblet-il, une double signification : d’une part Caïn est appelé, selon le narrateur, à dire quelque chose à son frère et, d’autre part, le fait qu’il ne lui dit rien anticipe le meurtre qui va suivre. L’absence de parole, sans doute faudrait-il plutôt parler ici d’un refus de parole puisqu’une prise de parole a été annoncée, est déjà meurtre avant le meurtre. Le narrateur invite en quelque sorte son personnage Caïn à sortir de son isolement et à engager un dialogue avec son frère. Mais le personnage résiste et refuse de s’adresser à ‘son frère’. et voici, alors qu’ils étaient au champ, Caïn se dressa contre Abel son frère et il le tua Il est difficile d’être plus laconique et plus percutant. Rien n’est dit des circonstances du meurtre. Sans disputes ni discussions ni émotions, rien ne vient polluer l’acte de tuer dans sa factualité glaciale. C’est le meurtre à l’état pur. Il est seulement précisé que Caïn s’est dressécontresonfrère, c’est-à-dire qu’il a agi en pleine conscience. C’est le sens fort qu’il faut donner ici au verbe ‫ ויקם‬/ ‘se leva’. Suivi d’un autre verbe, le plus souvent ‫ וילך‬/ ‘il alla’, le wayyiqtol ‫ ויקם‬marque généralement un déplacement et amorce une nouvelle entreprise. Ce n’est pas ici le cas où le verbe, à cette forme, est employé sans autre détermination que celle signifiée par la préposition ‫ אל‬devant Abel74. Au lieu de releverlatête et de reprendre ses esprits Caïn sedressecontreAbelsonfrère. Le meurtre est commis en rase campagne en l’absence de témoins, c’est-à-dire en tête à tête. Comme le souligne Westermann (411s) 73

Très rares sont les traductions qui ont résisté au désir de combler le vide : ASV, JSB, BNT, Westermann, Wenham, Chouraqui. Plus rares encore celles qui ont décelé un sens à ce silence. 74 Sauf erreur cette formulation est un hapax dans la Bible. Je n’ai relevé que trois occurrences approchantes, mais avec la préposition ‘al, au sens de ‘se soulever contre’ : Jg 20,5 ; 2 Ch 28,12 ; Ab 1.

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le narrateur ne cherche ni à émouvoir ni à expliquer mais seulement à établir le fait qu’un homme a tué un homme et surtout que cet homme se trouve être ‘son frère’. L’histoire, il est clair, n’est pas celle d’un litige entre deux frères ennemis ou deux civilisations rivales. Elle n’est pas non plus celle d’un conflit entre le bon et le méchant, dont Dieu serait l’arbitre ou, éventuellement, le vengeur de sang75. Elle est celle de Caïn, c’est-à-dire de tout homme, face au défi de la fraternité inscrite en lui et à laquelle il lui appartenait de consentir.

4,9 Et Yhwh dit à Caïn : Où est Abel ton frère ? et il dit : Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère, moi ? La question de Yhwh a la fulgurance d’un coup de fouet. En trois petits mots – ‫ אי הבל אחיך‬/ OùAbeltonfrère ? – tout est dit. L’histoire pourrait s’arrêter là, le lecteur a tout compris. Après la faute Yhwh procède à son enquête avant de prononcer la sentence. La séquence est la même qu’au chapitre 3, ce qui, bien entendu, plaide en faveur d’une identité d’auteur. De même qu’en 3,9 la première question de Yhwh porte sur la localisation, non du coupable cette fois, mais de la victime. L’insistance sur Abeltonfrère définit clairement la nature du crime : c’est un fratricide. La réponse de Caïn confirme ce que le récit laissait déjà pressentir : il ne ‘sait pas’ où est Abel son frère, dont il estime d’ailleurs encore qu’il n’a pas la ‘garde’76, pour la simple raison qu’il n’a jamais voulu de lui comme ‘son frère’. La ‘garde’ du frère fait-elle écho à la ‘garde’ de l’adamah en 2,15 ? C’est possible en raison des autres résonances relevées entre les deux récits. Dans cette hypothèse le parallèle entre la ‘garde’ du frère et celle de l’adamah revêt une signification profonde d’équivalence entre ces deux ‘gardiennages’. Comparée aux réponses d’Adam et de sa femme qui se cherchaient des excuses et des boucs émissaires sans toutefois nier leur faute, la réponse de Caïn marque un pas de plus dans le crime : il ment sans vergogne et récuse simplement tout devoir de responsabilité vis-à-vis de 75

Schottroff, DeraltisraelitischeFluchspruch,p. 79s. Zimmerli, p. 217, après Gunkel (44), soupçonne un brin de mauvaise plaisanterie dans la réponse de Caïn : si Abel est gardien de troupeaux a-t-il besoin de quelqu’un pour le garder, lui ? L’idée est séduisante mais ne repose sur aucun élément de vocabulaire dans le récit. 76

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son frère. On ne peut entendre cette réponse de Caïn sans que, en contraste, nous viennent à l’esprit les courses empressées de Joseph et de David à la recherche de leurs frères (Gn 37,16s ; 1 S 17,17-19), mais rien ne permet de voir ici une quelconque allusion à ces textes.

4,10 Et il dit : Qu’as-tu fait ? Ecoute les sangs de ton frère qui de la terre crient vers moi ! La question est la même que celle posée à la femme en 3,13, mais ici Yhwh n’attend même pas la réponse. Après le mensonge éhonté de Caïn aucune réponse, en effet, n’est à attendre. La cause est entendue, le crime est là, assourdissant. Ecoute !Littéralement le mot ‫ קול‬signifie ‘bruit’, ‘son’, ‘voix’, le sens précis étant déterminé par l’émetteur du son : la voix d’une personne (Gn 3,17 ; 27,22 ; 1 S 24,17) ou de Yhwh (ses commandements dans l’expression courante ‘écouter la voix de Y), le son du shofar (Ex 19,16.19 ; Jos 6,5) ou du cri de guerre (1 S 4,6), les cris de détresse du peuple (1 S 4,14, le tumulte des éléments déchaînés (Is 13,4) ou de la tempête (Ps 29), mais aussi lavoix/lebruitdeYhwhElohimen Gn 3,8. Comme dans le Ps 29, Jr 25,36 ou 48,3, la traduction ‘Ecoute’ semble s’imposer en exprimant à la fois l’extrême gravité de la situation, la puissance du cri et l’appel urgent à l’entendre. Le mot ‘sang’ évoque parfois le meurtre77, le pluriel ‘les sangs’ ayant toujours le sens de sang injustement versé (Dt 19,10 ; 22,8 ; 2 S 3,28), voire simplement celui de ‘meurtre’ (1 S 25,26.33). Un ‘homme de sangs’ est un meurtrier (2 S 16,7s ; Ps 5,7 ; 26,9 ; 55,26 ; 59,3…78). Les ‘maisons, villes ou pays de sangs’ sont couramment fustigés par les prophètes (2 S 21,1 ; Is 1,15 ; 33,15 ; Ez 7,23 ; 9,9 ; 22,2 ; 24,6 ; Os 4,2 ; Na 3,1 ; Mi 3,10…). Pour un meurtrier avoir lessangssursoi (‫ )דמים לו‬c’est porter la responsabilité de son crime et, concrètement, encourir la vengeance du sang (Ex 22,1s). qui du sol crient vers moi L’image est hardie, et c’est l’unique fois dans la Bible où le mot ‘sangs’ est sujet du verbe ‘crier’ (‫)צעק‬. Ce verbe et son substantif 77

En particulier dans l’expression ‘vengeur de sang’ : Nb 35,19ss ; Dt 19,6.12 ; Jos 20,3-9 ; 2 S 14,11. 78 Exception : Moïse est appelé ‘époux de sangs’ en raison de la circoncision.

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‫ צעקה‬ainsi que le verbe synonyme ‫ זעק‬et son substantif ‫זעקה‬, sont souvent utilisés pour les cris de détresse du peuple ou du malheureux appelant Yhwh au secours ou à la vengeance79. Le cri qui monte vers Yhwh est surtout celui des victimes de violences : ainsi le cri qui lui parvient de Sodome et Gomorrhe témoigne de la grande faute de ces cités (Gn 18,21 ; 19,13) et appelle le châtiment. Un sang versé injustement sur le sol ne peut rester impuni et, en l’absence de justice humaine, c’est Dieu lui-même qui en assure la vengeance. Le narrateur utilise une imagerie et un vocabulaire du langage commun et, comme à son habitude, il le fait de manière nouvelle avec une intensité toute particulière en fonction de l’enjeu de son histoire. Or, le problème posé ici n’est pas d’abord celui d’un crime à élucider, d’un procès à mener ni d’une sentence à exécuter, comme c’est le cas dans les épisodes des meurtres d’Uri (2 S 12) et de Nabot (1 R 21), mais celui de la fraternité comme constitutive de la condition humaine. Il s’agit donc pour Yhwh, selon le narrateur, non pas d’abord de débusquer et de punir le coupable, mais de rétablir dans l’existence le frère assassiné. Les sangs qui crient vers moi ne sont autres que l’homme assassiné. Cet homme, Abel, qui n’avait prononcé aucune parole, le voilà qui du fond de sa mort, du fond de l’adamah, fait tout à coup retentir son horrible clameur dans le récit et sur le monde entier. C’est au moment même où la mort l’engloutit que son existence éclate et ne peut plus être ignorée. Ce cri a parfois été interprété à tort comme un recours au Dieu vengeur. Yhwh, dans le présent récit, n’est pas un ‘vengeur de sang’ (un go’elhaddam), mais un défenseur de toute vie, y compris, comme le montrera la suite, de celle du criminel. Plutôt qu’un appel à la vengeance, le cri des sangs d’Abel vers Yhwh (‫ אלי‬/vers moi80) est la proclamation solennelle et fondamentale que l’existence d’Abel le frère est inaliénable aux yeux de Yhwh et que même le meurtre ne saurait l’annihiler. Aux yeux de Yhwh, et donc pour le narrateur et son lecteur, Caïn a échoué à faire disparaître sonfrère. Abel le frère est là et il sera toujours là, demandant sans cesse à être reconnu par Caïn. Selon Westermann (415) cette parole “est l’une des phrases monumentales de la Bible, qui 79 Ex 3,7.9 ; 14,10.15 ; 15,25 ; 17,4 ; 22,22.26 ; Nb 12,13 ; 20,16 ; Dt 26,7 ; Jos 24,7 ; Jg 3,9.15 ; 4,3 ; 6,6s ; 10,12… ; 1 S 7,8 ; 9,16 ; 12,8… ; Ne 9,9 ; Is 19,20 ; 30,19 ; Jr 11,11 ; Lam 2,18 ; Os 7,14 ; Mi 3,4 ; Ps 9,13 ; 22,6 ; 34,18 ; 77,2 ; 107,6.13.19.28 ; 142,2.6 ; Jb 27,9 ; 34,28… 80 Pour Westermann (415) le mot versmoiest le plus important du verset.

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ne demande aucune explication et conserve toute sa valeur pour chaque génération à travers les millénaires”. 4,11 Et maintenant, maudit es-tu hors du sol qui a ouvert sa bouche pour prendre de ta main les sangs de ton frère Comme dans le cas du serpent et de l’adamahen 3,14 et 17, la malédiction de Caïn est la conséquence normale de son crime, soulignée par etmaintenant(voir commentaire de 3,22). Il s’est aliéné son frère en récusant jusqu’à son existence, le voilà donc tout naturellement maudit, c’est-à-dire banni horsde l’adamahqui était le lieu naturel de la communauté humaine. Ces malédictions successives, celle du serpent, celle de l’adamah et maintenant celle de Caïn, reflètent l’éclatement de la création telle que Yhwh l’avait envisagée. Tout n’est désormais que ruptures dans le monde des humains. Que la malédiction porte cette fois sur Caïn, alors qu’elle n’avait pas frappé l’adamen Gn 3, marque une étape de plus dans ce que Brueggemann a appelé la ‘dé-création’ progressive du monde. Le sol aouvertsabouche, non pour engloutir Caïn comme ce fut le cas pour Coré, Datan et Abiram (Nb 16,30.32 ; Dt 11,6 ; Ps 106,17 ; Si 45,18), mais pour recueillir lessangsdetonfrère versés par la mainde Caïn. Le sol, qui était le lieu de vie et de travail de la communauté humaine, devient maintenant le témoin de ses divisions et de ses violences et le tombeau de ses victimes81. 4,12 Quand tu travailleras le sol il ne continuera plus de te donner sa force, titubant et errant tu seras sur la terre L’adam de Gn 3 avait déjà vu sa vocation d’agriculteur gravement perturbée puisque, après avoir transgressé, son rapport avec 81

Prévert : “Il y a de grande flaques de sang sur le monde où s’en va-t-il tout ce sang répandu… le sang des meurtres… le sang des guerres… le sang de la misère… et le sang des hommes torturés dans les prisons… Le sang coule… la terre tourne le sang n’arrête pas de couler… la terre qui tourne et qui tourne et qui tourne avec ses grands ruisseaux de sang.” (Paroles)

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le sol n’était plus que peine, sueur et pauvreté. Avec Caïn la situation empire : le sol désormais ne sera plus en mesure de le porter. Le malheureux cultivateur va devoir s’exiler : titubant, tremblant de peur et d’insécurité, incertain de ses pas comme un homme ivre ou un aveugle82, il devra fuir toujours plus loin83 pour chercher sa pitance84. Il ne s’agit pas d’un renvoi de Caïn à la vie nomade comme le pensait Wellhausen, ce qui en soi n’eût pas été une situation plus mauvaise. Les nomades, en effet, ne se déplacent pas sans buts ni perspectives car ils connaissent les points d’eau et savent très bien où trouver leurs pâturages. Caïn, lui, reste un agriculteur. Quand ses champs ne peuvent plus le nourrir il n’a d’autre ressource que de s’en aller en quête de nouvelles terres à cultiver. La fuite face aux dangers de la guerre ou de la misère n’est pas pour lui un simple déplacement. C’est un départ forcé sans la perspective assurée d’une terre d’accueil. C’est l’errance avec tout ce que cela comporte d’incertitudes et d’angoisses. A la perte de ses moyens de vivre s’ajoute la perte de ses repères et de ses attaches. On ne peut lire ces lignes de la Genèse sans penser à tous les migrants de par le monde condamnés, hier et aujourd’hui encore, à errer loin de leurs pays de misères à la recherche sinon d’eldorados du moins de terres neuves susceptibles de les accueillir. L’historien deutéronomiste pleurait déjà sur le peuple qui, en raison de ses infidélités, s’est trouvé un jour sous la menace de la ruine et de l’exil, et il lui rappelle avec nostalgie les antiques promesses de stabilité et de sécurité sur le sol que Yhwh avait donné à ses pères : Je ne ferai plus errer (‫ נוד‬au hifil) les pas des Israélites loin du sol (‫ )מן־האדמה‬que j’ai donné à leurs pères, à la condition seulement qu’ilsécoutentetobserventtoutcequejeleuraicommandéettoute laloiqueleuracommandéemonserviteurMoïse(2 R 21,8).

Ainsi qu’on l’a déjà évoqué à l’occasion de l’expulsion de l’homme et de la femme hors du jardin d’Eden il est vraisemblable que l’exil babylonien ait servi de modèle à l’écrivain non-P pour rédiger son récit de Gn 2-3. Il est probable qu’il en soit de même 82 ‫ נוע‬: Nb 32,13 ; 2 S 15,20 ; Is 24,20 ; 29,9 ; Jr 14,10 ; Am 4,8 ; 8,12 ; Lm 4,15 ; Ps 107,27 ; Jb 28,4. 83 ‫ נוד‬: le sens premier semble être celui de ‘fuir’ (comme un oiseau) : Pr 26,2 ; 27,8 ; Ps 11,1 ; 36,12 ; Is 24,20 ; Jr 4,1 ; 49,30. 84 Les deux verbes ‘tituber’ et ‘errer’ apparaissent ensemble dans L’Apocalypsed’Isaïe (24,20) : titubertituberalaterrecommeunivrogne,ellevacillera commeunehutte.

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ici. Le bannissement de Caïn horsdel’adamah, laquelle refuse de lui donnersaforce, serait calqué sur la perte de la Terre Promise. De même que la Terre Promise n’assure la vie du peuple qu’à la mesure de la fidélité de celui-ci à l’alliance, ainsi en est-il en Gn 4 de l’adamah qui cesse de nourrir l’humanité dès lors que celle-ci défait l’alliance fraternelle entre les humains. Certes, on ne rencontre pas dans la Bible d’autre exemple où il soit dit de la Terre Promise ou de l’adamah qu’elles donnentleurforce au travailleur ou au peuple. En revanche, plusieurs textes, très proches les uns des autres, présentent des formulations et une thématique d’alliance dont on on a des raisons de penser que l’auteur de Gn 4 a pu s’inspirer. Ainsi, dans la Loi de Sainteté : Vousmettrezmeslois en pratique et mes coutumes vous les garderez et les mettrez en pratique et vous habiterez en confiance dans le pays (‫ )ארץ‬et le pays (‫ )ארץ‬donnera (‫ )נתן‬sonfruit (‫( )פרי‬Lv 25,18-19 ; voir aussi 26, 3-4.20). En cas d’infidélité la colère de Yhwh s’enflammera contrevous,ilfermeralescieux,iln’yauraplusdepluieetlesol (‫ )האדמה‬nedonnera (‫ )נתן‬sonproduit (‫)יבול‬, vousdisparaîtriezvite du bon pays (‫ )ארץ‬que Yhwh vous donné (Dt 11,17). Le même vocabulaire et le même fond d’alliance se retrouvent en Ez 34,27 ; Za 8,12 ; Ag 1,10 ; Ps 67,7 ; Ps 85,13. Contrairement à la terre ou au sol qui ‘donne’ son fruit et assure la sécurité de l’habitat au peuple dans l’alliance, Caïn, meurtrier de son frère, se voit privé de la force du sol et condamné à fuir son pays et à errer en aveugle. En outre, le choix du mot ‘force’ (‫ )כח‬là où on attendrait les termes ‘fruit’ (‫ )פרי‬ou ‘produit’ (‫)יבול‬n’est sans doute pas fortuit. Les références, en effet, sont nombreuses à la force créatrice et salvatrice de Yhwh en faveur de son peuple85. On peut penser que c’est cette même force divine que devait normalement procurer l’adamah à Caïn. Le parallélisme entre l’adamahet lafacedeYhwhau v 14 en sera la confirmation. Le verbe ‫ יסף‬suivi d’un verbe à l’infinitif construit exprime la continuation (v 12) ou la réitération (v.2) de l’action exprimée par le second verbe. L’emploi de cette combinaison verbale par le même écrivain non-P en 8,21 mérite d’être souligné : Jenemaudiraiplus lesol (‫…)לא־אסף לקלל‬jenefrapperaiplustouslesvivants(‫לא־אסף‬ ‫)עוד להכות‬. Le rythme des saisons et la fécondité du sol ne seront 85

Ex 9,6 ; 32,11 ; Nb 14,13.17 ; Dt 4,37 ; 8,18 ; 9,29 ; 2 R 17,36 ; Is 10,13 ; 40,26.29 ; 63,1 ; Jr 10,12 ; 27,5 ; 32,17 ; 51,15 ; Ne 1,10 ; 1 Ch 29,12 ; 2 Ch 20,6 ; 25,8…

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plus jamais perturbés. Le parallélisme de forme et de contenu entre ces deux paroles de Yhwh ne peut être fortuit et leur opposition illustre aux yeux du narrateur la situation contrastée de l’humanité sur une terre dont elle ne peut se soustraire et qui pourtant se refuse à elle. Et Caïn dit à Yhwh : Trop grande est ma peine à porter C’est la première fois qu’un humain prend l’initiative de s’adresser à Yhwh. Les paroles précédentes de l’adamet de Caïn en 3,10.12 et 4,9 étaient des réponses aux questions divines. Celles-ci sonnent comme une lamentation d’un homme soudain conscient de sa détresse absolue. Elles s’insèrent, suivies de la réponse de Yhwh, avant le dernier élément narratif du récit, à savoir la sortie de Caïn au v 16 en exécution de la parole de bannissement (vv 11-12). Aussi dure et désespérée que soit la plainte de Caïn, cette prise de parole n’en constitue pas moins, selon l’écrivain, un véritable progrès dans le devenir de l’humanité. Contrairement à ceux qui y verraient un ajout, elle apporte en effet une dimension nouvelle à cette humanité. Totalement passif jusqu’à présent face à Yhwh, Caïn, qui avait certes déjà manifesté sa résistance au v 9, prend maintenant conscience de sa situation désespérée. Il réalise que sa fauteest trop grandepour êtrepardonnéeet surtout que lapeinequi s’ensuit esttropgrande pourêtresupportée, il crie simplement son désespoir. Il n’a plus où aller et, privé de son ‘chez lui’ aussi bien que de toute protection sociale, le voilà livré à la merci de quiconque le trouvera sur sa route. Sur le sens à donner au terme ‫ עון‬les traducteurs sont divisés : certains le rendent par ‘faute’, ‘péché’86, d’autres par ‘châtiment’, ‘peine’87. La LXX traduit par αιτια (seul emploi dans le Pentateuque) que Harl 88 rend par ‘culpabilité’ mais que Philon rend par ‘punition’. Le mot hébraïque est complexe car s’il désigne d’abord la faute il en désigne aussi et indissolublement la conséquence, à

86 Sic :Vg (iniquitas), les targums (Ps Jon : ‘rébellion’ ; T Onqelos : culpabilité ; Cairo Gen. : péchés) ; Luther (Sünde ; mais il a hésité), Castellion, TOB (faute), Z Kahn (crime) ; Cassuto, Dhorme (faute), Grosjean (faute). 87 Sic : King James (punishment), Segond (châtiment), Zürch Bib, ATD, BK, EBF (Strafe), RSV, Skinner, Zimmerli, von Rad, Westermann, Speiser, Wenham, Hamilton (punishment), La BJ traduit par ‘peine’. 88 La Bible d’Alexandrie, p. 115.

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savoir la punition89. L’ambiguïté est accrue du fait que le verbe ‫ נשא‬/ ‘lever’ peut signifier soit ‘enlever’ d’où ‘pardonner’, soit ‘soulever’ d’où ‘supporter’ (voir plus haut v 6). Le verbe est à l’infinitif construit avec un sujet indéterminé qui peut être soit Caïn soit ‘on’, d’où les deux traductions possibles et également justifiées : ou bien : mafauteesttropgrandeàpardonner ou bien : mapunitionesttropgrandeàsupporter

Quelle que soit la voie choisie, il faut retenir qu’elle n’exclut pas l’autre mais indique seulement une priorité. Le choix de celle-ci dépend du contexte. Or, ici, le contexte parle avant tout et très clairement du châtiment qui suit et qui va être explicité dans le verset suivant. La phrase a plus la forme d’une lamentation90 que celle d’une confession (voir Ps 38,5 ; Is 24,20), et l’idée de peine ou punition est sans doute première, comme le pensent aujourd’hui la majorité des interprètes, mais il s’agit bien d’une peine-pour-unefaute et pas seulement d’une simple situation de misère. 4,14 Voici que tu m’as chassé aujourd’hui de la face du sol et de ta face je serai caché er je serai titubant et errant sur la terre, et il arrivera que quiconque me trouvera me tuera La particule ‫ הן‬/ ‘voici’ attire l’attention de l’interlocuteur sur une situation qui entraîne de nouvelles conséquences ou pose de nouvelles questions (Gn 3,22 ; 11,6 ; 15,3 ; 27,11.37…). On pourrait aussi bien la traduire par ‘puisque’ : puisquetum’aschassé... Le verbe ‫ גרש‬/‘chasser’ utilisé en Gn 3,24 pour l’expulsion de l’adam est repris ici pour l’exil forcé de Caïn hors de l’adamah, mais cette fois c’est Caïn lui-même et non le narrateur qui prononce le mot. Caïn prend conscience de la condition qui est désormais la sienne et il s’interroge – et interroge Yhwh – sur les effets qui en découlent. Le parallèle entre la face de l’adamah et la face de Yhwh est remarquable par l’équivalence ainsi posée entre ces deux ‘personnages’. L’adamah est plus qu’un lieu physique et géographique. C’est un lieu qualitatif, une qualité d’existence qui dans le présent 89

Voir Quell SIN, 1959, p. 22s. Peut-être y a-t-il un jeu de mots entre ‫ קין‬et ‫ קינה‬/‘chant de deuil’, ‘lamentation’ ? 90

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récit se définit par la fraternité humaine indissociable de la présence de Yhwh. Caïn ayant renié son frère s’en exclut logiquement – il en est banni,il en est chassé. Caïn comprend, mais un peu tard, qu’il a tout perdu, et Yhwh et son frère. En même temps que s’éloigne son sol,s’évanouit aussi lafacedeYhwh au-delà de son horizon : ‫אסתר מפניךך‬. Le verbe ‫ סתר‬/ ‘cacher’ est souvent employé à la forme hifil avec Yhwh/Dieu en sujet et ‘sa face’ en accusatif pour dire de Dieu qu’il cache sa face à son peuple infidèle, c’est-à-dire qu’il lui retire sa bienveillance, sa ‫ חסד‬91. Fréquemment le malheureux angoissé – peuple ou individu – prie Yhwh/Dieu de ne pas cacher sa face, ou lui demande pourquoi il cache sa face92. La face de Yhwh tournée vers les hommes est l’expression de sa présence bienfaisante au nom des liens d’alliance qu’il a tissés avec eux. Quand un humain est caché ou se cache, c’est pour fuir un ennemi ou un danger (1 S 20,5.19.24 ; 1 R 17,3 ; Ps 55,3…), parfois pour tenter d’échapper, en vain d’ailleurs, à la colère divine (Am 9,3 ; Jr 16,17 ; 23,24…). Ici, c’est Caïn qui est caché ou se cache de la face de Yhwh, comme déjà l’adam en Gn 3,8, loin de sa présence et de sa protection. Selon la traduction parfois adoptée – je devrai me cacher de ta face – laisse entendre que la face de Yhwh est une présence punitive. Grammaticalement possible, cette traduction peut aussi s’appuyer sur un texte, très proche, de Job, 13,20.24 : Epargne-moiseulementdeuxchosesetalorsdedevanttafaceje nemecacheraipas(‫ )אז מפניך לא אסתר‬: éloignedemoi tapoigne, ne m’épouvante pas de ta terreur… Pourquoi caches-tu ta face (‫ )למה־פניך תסתיר‬etmetraites-tucommetonennemi ?Le texte de Job n’est toutefois pas d’une clarté absolue ni décisif pour la compréhension de Gn 4. D’une part, en effet, il semble que Job voudrait fuir ‘la face de Yhwh’, sa présence punitive étant mise en parallèle avec sa ‘poigne’ effrayante. Mais, aussitôt après, il demande à Yhwh de ne pas lui cacher sa face, c’est-à-dire de ne pas lui retirer sa faveur. La face de Yhwh serait donc ‘à double face’, tour à tour bienveillante et effrayante ! Caïn, quant à lui, doit-il fuir la face vengeresse de Yhwh (Westermann 422s ; Wenham 108) ou bien, comme l’entendent la majorité des traducteurs, fait-il le constat qu’il est rejeté loin de sa face bienveillante ? Il semble que le 91

Dt 31,17s ; 32,20 ; Is 8,17 ; 54,8 ; 59,2 ; 64,6 ; Jr 33,5 ; Ez 39,24.29 ; Mi 3,4 ; Ps 10,11. 92 Ps 27,9 ; 30,8 ; 44,25 ; 69,18 ; 88,15 ; 102,3 ; 143,7 ; Jb 13,24.

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parallèle entre les deux phrases chassé loin de la face du sol et cachéloin detafaceinvite à les interpréter de la même manière et que, par conséquent, la face de Yhwh est à comprendre d’abord comme un abri bienveillant où Caïn ne pourra plus trouver refuge. Faut-il voir dans la face de Yhwh une référence cultuelle au sanctuaire et une allusion à l’institution des villes de refuge pour les homicides involontaires (Ex 21,12-14 ; 1 R 2,28 ; Nb 35,11-15 ; Dt 19,4-13 ; Jos 20) ? Caïn ne saurait en effet prétendre à la protection du sanctuaire puisque son homicide est volontaire. Si une telle allusion est possible, elle demeure toutefois très lointaine et approximative, car il n’est pas question ici, ainsi qu’on va le voir, de la menace d’un vengeur de sang mais, plus radicalement, de la solitude absolue du meurtrier. L’allusion au sanctuaire, lieu où Yhwh fait luire sa face et manifeste sa présence, n’en est pas moins vraisemblable. et il arrivera que quiconque me trouvera me tuera Ironie suprême : celui qui a tué (‫ )הרג‬n’a qu’une peur, celle d’être lui-même tué(‫)הרג‬. Dépourvu de toute protection humaine et divine, isolé dans le monde, le voici à la merci de n’importe qui. Certes aucun vengeur du sang (‫גאל הדם‬, Nb 35,24 ; Dt 19,12 ; Jos 20,9) n’est à ses trousses puisque Caïn serait lui-même le seul goel éventuel de la victime ! Mais le danger vient de partout du seul fait qu’il est désormais sans attaches. Isolé dans le monde, criminel ou pas, il est en danger de mort. Les auteurs se sont souvent et longuement interrogés sur la présence supposée d’autres humains à ce moment du récit alors que Caïn et peut-être ses parents sont encore seuls au monde. La question est sans objet93 dans un récit primordial hors de toute chronologie. L’évocation d’autres humains hors de l’adamah et de la face de Yhwh n’a pour seule fonction que d’illustrer la solitude absolue et la totale vulnérabilité de l’homme devenu meurtrier.

93 Westermann, p. 423 : “Wenn Kain in diesem Satz voraussetzt, dass ‘draussen’ andere Menschen sind, so ist das völlig unbefangen und unreflektiert gesagt ; man darf dabei nicht vergessen, dass ja ‘Adam’ nicht als Individuum in unseren Sinn gemeint ist… Es ist für die Darstellung vom Urgeschehen geradezu charakteristich, dass Fragen dieser Art, woher denn die möglichen Rächer Kains kämen oder woher Kain seine Frau bekommen habe, nicht gestellt werden können.”

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4,15 Et Yhwh lui dit : C’est pourquoi quiconque tue Caïn [il] sera vengé sept fois et Yhwh mit à Caïn un signe pour que personne, le rencontrant, ne le frappe Par la locution ‫ לכן‬/ ‘c’est pourquoi’ (= ‘eh bien’, ‘puisqu’il en est ainsi’) Yhwh prend en compte la menace qui pèse sur Caïn. Toutefois la plupart des anciennes versions (mais pas les targums), à commencer par la LXX et la Vulgate, lisent ici ‫ לא כן‬/‘pas ainsi’, ‘non pas’, cette lecture étant adoptée aussi par de nombreuses traductions modernes94. Skinner remarque toutefois que dans ce cas ‫ לא כן‬serait normalement suivi d’un kîadversatif. Le TM paraît donc plus logique : le danger de mort est réel et ne sera pas toujours évité, d’où la sentence qui frappera le meurtrier éventuel du meurtrier. Dans la logique, moins probable, de la LXX, il paraît entendu que l’évocation d’une sentence capitale suffirait à empêcher tout homicide. La formulation participiale de la sentence a une saveur juridique (Ex 21,12.15 ; 22,8). L’apodose, toutefois, surprend, son sujet devant normalement être le même que celui de la protase, c’est-à-dire l’assassin éventuel de Caïn, ce qui peut difficilement être le sens de la phrase. D’ailleurs, au v 24, seul autre emploi du verbe ‫ נקם‬à la forme hofal, le sujet est bien Caïn. Wenham traduit yuqqam non par ‘sera vengé’, mais par ‘sera puni’, mais alors c’est son emploi au v 24 qui fera problème ! Le sens doit être le même dans les deux cas et il ne peut être que seravengé. La phrase ne peut, semble-t-il, s’expliquer que par une adaptation libre d’une formule juridique. Pour l’auteur il ne fait pas de doute que le sujet de yuqqam est bien Caïn. La vengeance auseptuple95 au sens d’une vengeance totale met l’accent sur la défense absolue de la vie humaine par Yhwh, au-delà même de la vengeance du sang et de la loi du talion. Le chiffre sept, surtout dans la forme adverbiale au duel (littéralement deux foisseptfois), exprime la perfection, sans qu’il soit besoin, comme se sont plu à le faire nombre d’exégètes dans le passé, de le décliner en termes, par exemple, de générations (targum Neofiti), de nombre de personnes promises à la mort pour venger Caïn ou de nombre 94 95

Luther, Zimmerli, von Rad, Westermann, Wenham, Hamilton. Voir Joüon, § 100/o.

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de fautes à expier96. Il n’est pas impossible que l’écrivain non-P ait emprunté cette idée de la vengeance de Caïn au septuple au chant de Lamek, pièce de poésie certainement plus ancienne. et Yhwh mit à Caïn un signe La préposition le a un sens général difficile à déterminer : ‘à’, ‘pour’, ‘en faveur de’. Tandis que la LXX aussi bien que la Vulgate traduisent par un simple datif (τωΚαιν ; posuitqueDominusCain signum), traduction suivie par Luther et plusieurs traductions allemandes97, la majorité des traductions anglaises et françaises rendent la préposition lepar ‘sur’, laissant ainsi entendre que le signe ‘mis’ par Yhwh est corporel, mais on attendrait alors plutôt la préposition ‘al /‘sur’. S’agit-il d’un signe donné à Caïn, comme par exemple un phénomène météorologique ou astral, signalant au tout venant qu’il est sous la protection de Yhwh ? Ou bien est-ce un signe mis sur Caïn, comme par exemple un tatouage, une scarification, ou une marque sur la tête (crâne rasé) ou sur le front (un nom) ? Ou bien encore, serait-ce un signe désignant Caïn comme coupable et excommunié de sa communauté et justiciable devant le seul Yhwh ? Une tradition juive a même évoqué un chien de garde. Les hypothèses sont nombreuses98, mais aucune à ce jour ne s’est imposée99. Avec Westermann (427) on peut penser que l’écrivain non-P n’a simplement pas cherché à donner au ‘signe’ un contenu concret, conceptuel ou imaginaire. Le mot ‫ אות‬/ ‘signe’ revient près de 80 fois dans la Bible. Mis à part quelques rares emplois profanes100, l’usage est massivement religieux en liaison avec l’histoire du salut et tout particulièrement avec les prodiges de l’Exode101. Plusieurs phénomènes et certains 96

Voir Harl, p. 116s. von Rad, Westermann. 98 Voir l’excursus de Westermann sur la question, pp. 424-427. 99 Lohr, « “So YHWH established a sign for Cain” » 2009, pp. 101-103, Selon L le ‘signe’ n’est autre que la ville que Caïn va bâtir au v 17 et qui sera pour lui une cité de refuge. C’est oublier que seuls les homicides involontaires ont accès à ces cités de refuge. 100 Gn 1,17 (astres signes des temps), Nb 2,2 (étendard), Jb 21,29 (témoignages, preuves), 1 S 2,34 (présage), 14,7-10 (signes annonciateurs), Dt 13,2-3 ; Is 44,25 (prodiges extraordinaires de magiciens). Pour une étude du ‘signe’, voir Fox, « The Sign of the Covenant » 1974, pp. 557-596. 101 Ex 4,8-30 ; 8,19 ; Nb 14,22 ; Dt 4,34 ; 7,19 ; 13 ; 26,8 ; 29,2 ; 34,11 ; Ps 65,9 ; 78,43 ; 105,27 ; 135,9 ; Ne 9,10. 97

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rites sont les ‘signes’ de l’alliance entre Yhwh et Israël : l’arc-enciel (Gn 9,12.17), la circoncision (Gn 17,11), les azymes (Ex 13,9), le sabbat (Ex 31,13.17 ; Ez 20,12.20), l’offrande des premiers-nés (Ex 13,16), les bandeaux portant les paroles de l’alliance (Dt 6,8 ; 11,18), les douze pierres de Gilgal (Jos 4,6), et diverses manifestations de l’action salvatrice de Dieu (Jos 2,12 ; 2 R 19,29 ; 20,9 ; Is 7,11.14 ; 8,18 ; 19,20 ; Jr 44,29)102. Au vu de l’emploi massif du terme ‘ôt dans des contextes non seulement religieux mais d’histoire du salut et d’alliance, son apparition dans le récit de la Genèse ne laisse aucun doute quant à la pensée théologique de l’auteur. Caïn est ‘signalé’ aux yeux de tous, d’une manière ou d’une autre, comme appartenant à Yhwh. Quoi qu’il en soit du sens précis de ‫אות‬, c’est un signe de la protection divine. Quelle est donc cette relation entre Yhwh et Caïn puisque celui-ci est banni de l’adamah lieu de l’alliance et puisqu’il est même cachédelafacede Yhwh, séparé de sa présence ? N’est-ce pas contradictoire ? La contradiction n’est qu’apparente et sans doute faut-il mettre ce verset en parallèle avec la vêture, par YE, de l’homme et de la femme au moment de leur expulsion du jardin d’Eden (3,21). Dans un cas comme dans l’autre, l’écrivain veut rappeler que Yhwh ne perd pas la main, que les coupables lui restent soumis, mais aussi qu’en dépit de leurs transgressions, aussi graves soient-elles, la bienveillance divine leur demeure promise. 4,16 Et Caïn sortit de devant Yhwh et s’établit dans le pays de Nod à l’est d’Eden Tragique, honteux et superbe à la fois, exit Caïn. Loin delaface deYhwh il s’en va dans un monde d’errances vers un orient mystérieux à l’est d’Eden. En déniant à ‘son frère’ le droit d’exister et l’existence même, Caïn s’éloigne de Yhwh, de sa présence. Le parallèle avec la conclusion du récit précédent est évident : comme l’adama été chassé et doit monter sa tente à l’estdujardind’Eden (3,24), ainsi Caïn, à son tour, est chassédel’adamahet sort de devantYhwhpour aller s’installeraupaysdeNodàl’estd’Eden. Faut-il comprendre que Caïn doit s’en aller plus loin encore que ses parents et que le récit de Cain-Abel marque une aggravation de 102

La plupart des textes où ‘signe’ est objet du verbe mettre (sîm) font référence aux prodiges de l’exode égyptien : Ex 10,2 ; Ps 74,4 ; 78,43 ; 105,27 ; Is 66,19 ; Jr 32,20.

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la condition humaine ? Il s’agit plutôt (Westermann 427, 432) de la reprise du même motif venant sanctionner deux manquements graves de l’humanité : refus de toute dépendance vis-à-vis de YE en 2-3 avec, pour conséquence, la rupture entre l’homme et la femme et, au chapitre 4, rejet de la fraternité avec, pour conséquence, la rupture avec Yhwh. Ce sont là les deux caractéristiques de la situation humaine qui aboutissent au même résultat. Les deux récits 2-3 et 4 sont à comprendre comme étant complémentaires l’un de l’autre à partir de deux points de vue, l’un religieux et l’autre social : Yhwh Elohim et l’adam dans le premier et l’homme et son frère dans le second. Caïn n’est autre que l’adam dans sa relation aux autres que sont ses frères. Le paysdeNod n’est pas une note géographique, mais une création de l’auteur à partir de la racine nwd / ‘errer’. C’est le pays de l’errance. L’expulsion de Caïn loin de la terre cultivable (l’adamah) a communément été comprise comme un renvoi à la vie nomade dans le désert103. Or, il n’est nullement question de ‘désert’ et dans le contexte du récit la condition de pasteur nomade bénéficie d’ailleurs d’une image positive qui conviendrait mal à l’idée d’un châtiment. En outre, Caïn reste caractérisé par son métier d’agriculteur. Au v 17 il sera même associé à la construction d’une ville. Partout, quel que soit son habitat, Caïn est en errance loin de Yhwh et de ses frères, sans un ‘chez lui’, et c’est à partir de ce lieu d’errance qu’il appartiendra à l’humanité de retrouver le chemin de Yhwh et celui de la fraternité. Le même thème sera repris, vraisemblablement par le même écrivain, dans son récit de la tour de Babel. L’adamah étant indissociable de la présence de Yhwh, il paraît difficile de ne pas l’identifier à la Terre Promise et à son sanctuaire de Jérusalem, le bannissement de Caïn évoquant naturellement l’exil et lepaysde Nodtous les lieux de la diaspora.

103

Vermeylen, « La descendance de Caïn » 1991, p. 179.

Chapitre 15

Les premiers pas de la culture : 4,17-26 17 Caïn connut sa femme, elle conçut et enfanta Hénok et il devint bâtisseur d’une ville et il appela le nom de la ville du nom de son fils Hénok. 18 Et fut enfanté à Hénok Irad et Irad engendra Mehouyael et Mehiyyael engendra Metoushael et Metoushael engendra Lamek. 19 Lamek se prit deux femmes, le nom de l’une était Adah et le nom de la seconde Çilla. 20 Adah enfanta Yabal, c’est lui le père de qui habite la tente avec les troupeaux. 21 Le nom de son frère était Youbal, c’est lui le père de tous les joueurs de cithare et de pipeau 22 Et Çillah, elle aussi, enfanta Toubal-Caïn aiguiseur tout artisan de bronze et de fer, et la sœur de Toubal-Caïn était Naamah 23 Et Lamek dit à ses femmes Adah et Çilla : Ecoutez ma voix, femmes de Lamek, tendez l’oreille à ma parole : Oui, j’ai tué un homme pour ma blessure et un enfant pour ma meurtrissure. 24 Oui, Caïn sera vengé sept fois et Lamek soixante dix et sept fois. 25 Adam connut encore sa femme et elle enfanta un fils et lui donna le nom de Seth car Dieu m’a donné une autre descendance à la place d’Abel parce que Caïn l’avait tué. 26 Et à Seth, lui aussi, fut enfanté un fils et il appela son nom Enosh, alors on commença à invoquer le nom de Yhwh.

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Introduite au v 1, la double généalogie de Caïn et de Seth est la première d’une longue série de généalogies, plus ou moins développées et diversement formulées, qui parcourent la Bible et les écrits intertestamentaires jusque dans les évangiles de Matthieu et de Luc. On s’est longtemps focalisé sur leur fiabilité historique avant de s’intéresser davantage, depuis quelques décennies à leur genre littéraire, à leur fonction à côté des récits ainsi qu’aux parallèles extrabibliques anciens et modernes. Particulièrement nombreuses et développées dans l’ensemble de Genèse 1-11, elles encadrent le récit du déluge, faisant ainsi de cet événement mythique le point de passage entre le temps primordial des origines et celui de la préhistoire d’Israël. Ces généalogies sont une forme d’histoire au sens où elles donnent de l’humanité une vision dynamique de prolifération démographique, de progression dans le temps et l’espace, vers un accomplissement d’abord dans la geste patriarcale puis dans l’histoire d’Israël. Prenant en compte tout le monde connu, elles marquent les avancées de la civilisation en même temps que la montée du mal, dressent le cadre de l’action divine dans le monde et, finalement, mettent en liaison l’histoire universelle de l’humanité et l’histoire particulière des patriarches et d’Israël. Les généalogies sont connues dans l’Ancien Orient, particulièrement en Mésopotamie et il est désormais reconnu que les écrivains bibliques s’en sont inspirés, mais à leur manière et avec une très grande liberté. La liste royale sumérienne et la généalogie babylonienne d’Hammurapi en sont les exemples désormais bien connus. Il faut également mentionner le mythe étiologique des Sept Sages antédiluviens (apkallu) inventeurs des métiers et des arts, mythe repris en grec par le prêtre babylonien Bérose au ~4ème siècle.La grande différence entre les généalogies bibliques et les listes mésopotamiennes réside dans le fait que ces dernières, relatent les successions royales sur un territoire donné et constituent par conséquent des documents politiques, leur SitzimLeben étant sans doute celui des rites funéraires royaux avec pour fonction de valider la légitimité du souverain régnant, tandis que les généalogies bibliques englobent l’humanité toute entière sans référence à des gouvernants ou à des territoires. Une autre grande différence tient au sens même des générations successives qui, dans la Genèse, se présentent comme la réalisation de la bénédiction divine et de la tâche de fécondité confiée aux humains parallèlement à la dissémination du mal dans le monde entier. Où les écrivains bibliques ont-ils puisé leur inspiration et leurs données ? Historiens et ethnologues s’accordent à

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dire que les communautés humaines, quelle que soit leur taille, ont toujours appuyé leur conscience identitaire sur des généalogies. Il est vraisemblable, étant donné la proximité géographique et culturelle, que la Mésopotamie a fourni aux écrivains bibliques un genre littéraire approprié et peut-être quelques données, du moins pour les généalogies de Gn 4-11. De là on ne saurait toutefois conclure à une véritable dépendance littéraire. La question des généalogies devant être étudiée plus en détail dans le cadre du commentaire à venir des chapitres 5-11, nous nous bornons ici à ces quelques remarques très générales1. La séquence Gn 4,17-262 comporte deux volets : une généalogie Cainite (ci-après ‘K’ : 17-24) et une généalogie fragmentaire Séthite (ci-après ‘S1’ : 25-26). Se pose donc la question de son unité littéraire, de sa liaison formelle avec le récit non-P de Gn 2-4, et de sa fonction dans cet ensemble. On note par ailleurs que les deux généalogies K et S présentent quelques données communes avec la grande généalogie Séthite du chapitre 5 (ci-après ‘S2’), mais avec des filiations et des paternités différentes ainsi que des caractéristiques pour le moins contrastées : – Hénok, fils de Caïn et père de Irad dans K (4,17s) est fils de Yéred et père de Métoushael dans S2 (5,18-24). A la différence du personnage de S2 qui vécut 365 années et fut enlevé par Dieu, celui de K est, quant à lui, simplement associé aux débuts de la civilisation urbaine. – Lamek, fils de Metoushael et père de trois garçons et une fille dans K (4,18-22) est fils de Metoushelah et père de Noé dans S2 (5,25-29). Personnage cruel et très négatif au c.4, il devient personnage positif au c.5. Dans les deux généalogies on lui prête une parole. 1

Pour l’histoire des recherches sur la question des généalogies, voir Rendsburg, « The Internal Consistency and Historical Reliability of the Biblical Genalogies » 1960, 185-206 ; Wilson, ; « The Old Testament Genealogies in Recent Research » 1975, pp. 169-189 ; Genealogy and History in the Biblical World, 1977 ; Bryan, « A Reevaluation of Genesis 4 and 5 in Light of recent Studies in Genealogical Fluidity » 1987, pp. 180-188. Ces deux auteurs prolongent et affinent les études pionnières de Finkelstein (1966), Malamat (1968) et M.D. Johnson (1969). 2 Pour l’étude de cette séquence voir Miller, J.M., « The Descendants of Cain : Notes on Genesis 4 », 1974, 164-174 ; Wilson, o.c., pp. 138-158 ; Vermeylen, « La descendance de Caïn et la descendance d’Abel (Gen 4,17-26 + 5,28b-29) » 1991, pp. 175-193.

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– Il n’est pas impossible non plus que Metoushael de 4,18 (K) et Metoushelah de 5,21 (S2), tous deux pères de Lamek, renvoient au même personnage. Enfin, Caïn et Qénan (5,9.12-14) sont aussi des noms synonymes. Si Irad (K, 4,18) et Yéred (S2, 5,15.18-20) ont le même nom, le premier est fils d’Hénoch et le second son père ! – Enosh apparaît dans S1 (4,26) et dans S2 (5,6.9-11) comme fils de Seth dans les deux cas. Ces points de contact et ces différences entre K et S2 d’une part, S1 et S2 d’autre part soulèvent le problème de leur autonomie et de leurs sources respectives. Faut-il, par exemple, au regard du schéma très stéréotypé de la généalogie Séthite du ch 5 et de la forme plus libre de K et S1 au ch 4, voir dans ces dernières une réécriture, littéraire et théologique, à partir de sources au moins partiellement communes ? Il est clair que les deux petites généalogies de Gn 4, en particulier la seconde, reflètent un travail d’écriture plus complexe que celle du chapitre 5, mis à part les versets 5,1-2 et 29 qui s’écartent du schéma uniforme du reste du chapitre. La généalogie de Caïn (17-24) compte sept générations, la septième, celle des enfants de Lamek, se développant en quatre branches horizontales. Elle est marquée par la double montée en puissance, d’une part, de la civilisation et, d’autre part, de la violence. Celle de Seth (25-26) est réduite à une seule génération – Enosh – et culmine dans l’inauguration du culte de YHWH. 4,17 Caïn connut sa femme, elle conçut et enfanta Hénok et il devint bâtisseur d’une ville et il appela le nom de la ville du nom de son fils Hénok. A part quelques variantes mineures la formulation de la première partie du verset (connut- conçut-enfanta)3 est semblable à celle des versets 1 et 25, ce qui est un indice d’unité de composition de l’ensemble du chapitre. La question qui surgit d’entrée concerne la femme de Caïn ? D’où vient-elle ? Pour la tradition talmudique 3 Vermeylen (p. 179, n.17) note que cette expression “est toujours utilisée dans le Pentateuque comme élément d’un récit (Gen 21,2 ; 29,32.33.34.35 ; etc.) et jamais dans une généalogie”. Ce serait là un autre argument en faveur de l’unité littéraire de 4,1-26, les données généalogiques étant insérées dans ce qui reste fondamentalement une composition narrative.

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s’appuyant sur Gn 5,4 cette femme ne peut être qu’une sœur de Caïn. On peut aussi se demander comment Caïn dont le destin est d’errer de par le monde peut être, et de surcroît à lui seul, un bâtisseur de ville. Le seul énoncé de ces questions suffit à en montrer l’inanité. L’écrivain biblique se meut dans un univers qui n’est pas celui du temps chronologique, mais dans le ‘temps’ primordial (urgeschichtlich) et il est donc vain de chercher à savoir d’où vient la femme de Caïn ou de tenter de concilier son errance et son activité de bâtisseur. Une autre difficulté, plus importante, concerne l’identité du bâtisseur de la ville. Selon le texte hébraïque, suivi en cela par la LXX et pratiquement toutes les versions et traductions, il s’agit de Caïn. Cette lecture repose essentiellement sur les derniers mots du verset – sonfilsHénok – qui attribuent donc la construction et la nomination de la ville à Caïn. Le texte présente toutefois des difficultés. La première provient de l’emplacement du sujet : ‘Caïn’ paraît trop éloigné de l’expression verbale ‫ ויהי בנה‬pour en être le sujet. Par ailleurs, et surtout, la formulation ‫( ויהי בנה‬wayyiqtol + participe présent) fait écho à ‫ ויהי רעה … והיה עבד‬du v 2. Or, ces métiers de pasteur et d’agriculteur au début du récit sont attribués non pas au père mais aux fils. Il en est sans doute de même au v 17 et c’est donc Hénok et non Caïn qui serait le bâtisseur de la ville. Telle est l’option désormais retenue par un grand nombre d’exégètes depuis Budde4. Le fait que Caïn était présenté comme agriculteur au v 2 semble bien confirmer cette lecture, non pas en raison d’une opposition entre ‘ville’ et ‘campagne’, mais pour la simple raison que Caïn avait déjà un métier. Si l’hypothèse est juste la ville ne porterait donc pas le nom de Hénok, mais celui de son fils Irad. Wenham (111) note d’ailleurs l’homophonie entre Irad et Eridu qui, dans la tradition mésopotamienne, était la première ville du monde. Reste la difficulté que présente la mention de Hénok à la fin du verset. Après Budde, Westermann propose de corriger ‫כשם‬ ‫( בנו‬comme le nom de son fils) en ‫( כשמו‬comme son nom). Cette correction paraît difficilement acceptable en raison du jeu de mots entre boneh et benô. La mention de Hénok à la fin de la phrase demeure finalement inexpliquée, certains auteurs n’ayant d’autre solution que d’y voir une glose de scribe.

4 Cassuto (229s), Westermann (443), Wenham (111), Wilson (139s), Sasson (174). En sens contraire, Vermeylen (179, note 19).

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La formule ‫ ויהי בנה‬fait-elle référence à un événement singulier ou plus généralement à une activité continue, un quasi métier ? Bâtisseurdeville ou bâtisseurd’uneville ? Du fait que la ville reçoit un nom il s’agit bien d’une ville particulière. Il n’en reste pas moins que c’est là un événement primordial avec, par conséquent, une extension universelle. C’est le début de la civilisation urbaine. Le nom Hénok apparaît ailleurs comme fils de Yéred dans la généalogie Séthite (5,18-24 ; 1 Ch 1,3), comme fils de Madian (Gn 25,4 ; 1 Ch 1,33) et comme fils aîné de Ruben (Gn 46,9 ; Ex 6,14 ; Nb 26,5 ; 1 Ch 5,3). Parmi les significations retenues pour ce nom, celle qui le rattachent à la racine ‫ חנך‬/ ‘dédicacer’, ‘dédier’ une ville ou une maison semble la plus satisfaisante. Le seul Hénok qui connaîtra une postérité littéraire dans l’apocalyptique tardive est celui de Gn 5,24 en raison de son enlèvement par Dieu. 4,18 Et fut enfanté à Hénok Irad et Irad engendra Mehouyael et Meyyiyael engendra Metoushael et Metoushael engendra Lamek Les quatre générations ont des noms dont la signification, de toute façon hypothétique, n’apporte sur le texte aucun éclairage particulier. C’est une simple liste de succession provenant d’une source inconnue5. Tandis que Irad, à rapprocher sans doute de Yéred (5,15) et Lamek ont une résonance mésopotamienne, Mehouyael – Mehiyyael (deux variantes d’un même nom comme Peniel et Penouel en Gn 32,31-32) ainsi que Metoushael sont des noms théophores d’origine sémitique occidentale. Le nom du premier fils de Irad pourrait se rattacher à la racine ḥayyah /‘vivre’ et signifier ‘Dieu vit’. Le second pourrait combiner la racine met/‘homme’6soit avec le nom divin el,d’où ‘homme de Dieu’, soit, mais c’est moins probable, avec le nom sheol, d’où ‘homme des enfers’. Quant au nom Lamek, il ne 5

Pour les hypothèses sur l’origine et la signification des noms voir Cassuto, pp. 231-234 ; Westermann, p. 445s. 6 Bien que l’akkadien mutu signifie aussi ‘homme’, l’origine du nom serait plutôt sémitique occidentale en raison de la particule relative sh/‘de’ et du nom ‘el.

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se rattache à aucune racine hébraïque et les tentatives pour le faire dériver du sumérien ou de l’akkadien ne sont pas concluantes. Le verbe yalad à la forme qalsignifie ‘enfanter’ ou ‘engendrer’ selon que le sujet est une femme (le plus souvent, comme aux vv 17.20 et 22) ou un homme (comme au v 18). A la forme hifil, comme c’est la règle au c 5, le sujet est toujours le mâle, d’où la traduction ‘engendrer’. A la forme passive nifal (v 18) le sens est ‘être enfanté’, ‘naître’ et la particule ’et, marque grammaticale de l’accusatif, introduit ici l’objet réel du verbe. La même construction, avec le même verbe, se retrouve en Gn 46,20 ; Nb 26,607. 4.19 Et Lamek prit pour lui deux femmes, le nom de l’une est Adah et le nom de la seconde Çillah Plusieurs auteurs relèvent que Lamek occupe la septième position dans la descendance d’Adam, ce qui lui vaudra une importance particulière expliquant les longs développements qui suivent. Avec la descendance de Lamek la généalogie proprement dite marque une pause pour s’attarder sur l’invention des arts et des techniques d’une part et sur l’état des relations sociales d’autre part. Tandis que l’avènement de la civilisation constitue une avancée positive indiscutable, la cruauté qui sévit dans la société en montre aussi le caractère négatif qui va s’amplifiant au-delà même du fratricide de Caïn. L’ambiguïté de la condition humaine réelle, ainsi qu’elle a déjà été caractérisée en Gn 2-3 par la coexistence conflictuelle de la sagesse et de la désobéissance entraînant les ruptures de solidarité dans le monde des humains ainsi qu’avec la nature, s’affirme ici avec force dans le contraste entre les acquis merveilleux de l’humanité et la violence destructrice qui la mine de l’intérieur. Il ne fait pas de doute que l’auteur utilise pour son propos des éléments de traditions orales diverses et très anciennes. Cela est particulièrement évident pour le chant de Lamek. Les femmes de Lamek, comme d’ailleurs sa fille Naamah, portent des noms très agréables. ‘Adah’ provient de la racine ‫ עדה‬signifiant ‘décorer, parfumer’ et peut donc se traduire par ‘jolie’ ou ‘coquette’. La première femme d’Esaü porte le même nom (Gn 36,2). Le sens 7

Voir Joüon, § 125l.

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de ‘Çillah’ est moins clair. Dérivant de ‫ צל‬/ ‘ombre’ le nom pourrait évoquer une ombre reposante. Plus probablement, selon Cassuto (234), il serait à rapprocher du mot ‫ צלצול‬/ ‘cymbales’ et évoquer une voix mélodieuse ou une danse au tintement des cymbales8. Le nom ‘Naamah’, quant à lui, rappelle clairement la racine ‫ נעם‬/‘plaisant, délicieux’ (Ct 7,7), mais il est possible aussi (Cassuto 238) que le chant évoque la musique (2 S 23,1 ; Ps 81,3 ; 135,3 ; 147,1). La même racine donnera le nom de Naamah, le mère de Roboam (1 R 14,21) et celui de Noémi, la belle-mère de Ruth. Ces doux noms féminins accompagnent de leur beauté, de leur musique et de leur danse l’euphorie de la naissance des arts et des techniques. Le contraste avec la cruauté du chant de Lamek que ses femmes sont pourtant sommées d’écouter n’en est que plus frappant. 4.20 Adah enfanta Yabal, ce fut lui le père de ceux qui habitent la tente avec les troupeaux Les noms des trois fils de Lamek proviennent de la même racine ‫ יבל‬/‘produire’ et pourraient faire allusion à leurs inventions. La phrase est un peu elliptique et renvoie sans doute à une formulation traditionnelle. Le participe ‫ ישב‬au singulier a une valeur collective, ce qui n’est pas surprenant en soi. En revanche, le mot ‘troupeau’ s’accorde mal avec le verbe. La LXX traduit ‫ מקנה‬par éleveursde bétail (voir 2 Ch 14,14), de même que la Vulgate, atquepastorum. La plupart aujourd’hui y voient un zeugma, c’est-à-dire un accord quoadsensumavec le contexte, d’où la traduction le plus souvent adoptée aveclestroupeaux. Yabal serait donc l’initiateur de la vie pastorale et nomade. On peut s’étonner que le nomadisme soit ici postérieur à la vie citadine et sédentaire mentionnée au v 18. Il est également surprenant que la paternité de la vie pastorale soit attribuée à Yabal alors qu’ellle avait précédemment été attribuée à Abel. L’explication est sans doute à chercher dans l’histoire de la naissance du texte. L’écrivain non-P, auteur exclusif de tout le récit de Caïn et Abel, utilise en 4,17-24 d’autres sources qu’il intègre, en tant que rédacteur (non-PR), dans sa composition de l’ensemble du chapitre 4 sans chercher à tout harmoniser. 8 Cassuto (234) cite à ce propos le Cantique 2,14 : Fais-moivoirtonvisage, fais-moientendretavoix,tavoixsitendre,magnifiquetonvisage.

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4,21 Le nom de son frère était Yubal, ce fut lui le père de tous ceux qui jouent de la cithare et de la flûte Le verbe ‫ תפש‬signifie ‘saisir’, ‘attraper’, ‘maîtriser’, ‘utiliser’, ‘manier’, le sens précis étant déterminé par son objet. Dans toutes les cultures activité pastorale et musique sont traditionnellement associées. Toutefois, à l’époque, ancienne ou plus tardive, de la composition non-P, la musique était tout aussi présente dans le monde sédentaire de l’agriculture et des villes. Le kinnôr est un instrument à cordes, lyre ou cithare, fréquemment mentionnée aussi bien dans les festivités profanes (Gn 31,27 ; 1 S 16,23 ; Is 5,12 ; 16,11 ; 24,8...) qu’en liaison avec le culte (Ps 43,4 ; 81,3 ; 149,3 ; 150,3 ; 1 Ch 15,16ss ; 16,5 ; 25,1sss ; 2 Ch 5,12 ; 20,28 ; 29,25). Le ‛ûgab, instrument à vent, flûte, pipeau ou chalumeau, apparaît plus rarement dans la Bible (Ps 150,4 ; Jb 21,12 ; 30,31). On peut noter que les arts précèdent ici les techniques, mais il serait risqué d’en tirer une quelconque conclusion sous peine de verser dans l’anachronisme, voire l’idéologie. 4,22 Et Çillah, elle aussi, enfanta Toubal-Caïn aiguiseur tout artisan de bronze et de fer, et la sœur de Toubal-Caïn était Naamah Le verset est textuellement difficile comme le montre la traduction littérale. Les deux participes lothesh/‘aiguisant’, ‘rémouleur’ et ḥoresh /‘artisan’ semblent faire double emploi, le second pouvant difficilement être objet du premier, à moins, ainsi que le propose Cassuto (237), de rendre lothesh par ‘instructeur’ au sens de celui qui ‘aiguise le regard’ (Jb 16,9)9. Cette solution, tout incertaine qu’elle soit, n’est pas plus fantaisiste que celle consistant à voir dans lothesh une glose ou dans le mot ḥoresh un outil à aiguiser, emploi jamais attesté ailleurs dans la Bible. Par ailleurs, on attendrait le mot ‘père’ devant ‘artisan’ comme dans les deux versets précédents. L’hypothèse de Cassuto, déjà suggérée par Skinner, permettrait de résoudre la difficulté en faisant de lothesh un quasi synonyme de ‘père’. Il faudrait alors traduire : instructeur/formateur/pèredetous les travailleurs du bronze et du fer. Mais ceci n’est aussi qu’une 9 Les autres emplois du verbe (1S 13,20 ; Ps 7,13 ; 52,4) ont le sens concret ou métaphorique d’aiguiser. Voir Skinner, p. 119 ; Westermann, p. 451.

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hypothèse et le double participe n’a pas encore reçu d’explication satisfaisante. Sans doute est-ce l’indice d’une formulation traditionnelle très ancienne. Speiser (35)considère que la mention du fer est un anachronisme. C’est oublier que l’auteur biblique rejette dans les temps primordiaux (l’Urgeschichte) toute la réalité de son temps. Même si les ‘origines’ étaient interprétées en termes de chronologie le travail du bronze serait tout aussi anachronique. Le nom double Toubal-Caïn est-il orginal ou serait-il la conflation d’un nom et d’un qualificatif qynsurajouté (comme en témoigne la LXX) faisant allusion à sa qualité de forgeron (Ez 27,12-13) ? Pour les massorètes le trait d’union maqqefdans la seconde occurrence du nom en souligne l’unité. Toubal apparaît ailleurs comme étant le fils de Japhet (Gn 10,2) ou comme un nom tribal éponyme (Is 46,19 ; Ez 27,13 ; 32,26 ; 38,2.3 ; 39,1), ce qui n’est pas le cas ici où le personnage est l’un des ancêtres de l’humanité toute entière. L’acquisition des connaissances et la maîtrise des techniques est un thème abondamment visité dans l’antiquité. Le mythe sumérien d’Adapa10 ou des Sept Sages en Mésopotamie et le mythe de Prométhée en Grèce en sont les exemples les plus célèbres. Le premier nous est surtout connu par la recension du prêtre babylonien Bérose (~4ème siècle), le second par Hésiode (~8ième~7èmesiècle) et Eschyle (~6ème~5ème siècle). Adapa, le héros du mythe sumérien, est le premier des Sept Sages, les apkallu êtres hybrides mi-hommes mipoissons. Après ses démêlés avec le grand dieu Anu et ayant pénétré les secrets des dieux, il est renvoyé chez les mortels pour leur transmettre la connaissance et le savoir dont hériteront les rois antédiluviens et, plus tard, les rois mésopotamiens11. Prométhée, lui, dérobe le feu des dieux pour l’apporter aux humains et, une 10

Sur les Sept Sages (apkallu) antédiluviens et postdluviens promoteurs de la civilisation voir Wilson, GenalogyandHistory, pp. 149-152 ; Tallon, « La transmission du savoir en Mésoptamie ancienne », 2004, pp. 25-33. 11 Les domaines de la connaissance sont au nombre de cinq : L’écriture, la divination, l’exorcisme et la magie, la médecine, les chants et les lamentations. Tallon cite ce texte : J’ai appris l’art du Sage Adapa : les secrets cachés, la science complète de l’écriture,jesuisàmêmededistinguerlessignesducieletdelaterre,jesuis enmesurededélibérerdansl’assembléedessavantsjesuiscapabled’analyser silefoieestàl’imageducielaveclessavants.Jerésousmêmelesréciproques etlesmultiplicationscomplexesdontonnedonnepaslasolution…jesuisau courantdesgrandesconnaissancesdel’ensembledetouslessavants.

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fois délivré de ses tourments par Héraklès, il enseigne aux hommes l’ensemble du savoir12. Ces grands récits, pour être les plus fameux, ne sont pas les seuls relatant la naissance des arts et des métiers dans l’antiquité moyen-orientale et méditerranéenne13. Il est peu vraisemblable que l’écrivain non-P n’ait pas connu ces grandes traditions mythiques, surtout si, comme il apparaît de plus en plus probable, son œuvre est à situer vers la fin de la période perse, à une époque de grands échanges culturels dans cette région du monde. Il n’est de toute façon pas surprenant de retrouver en Israël ce même intérêt pour l’origine des arts et des techniques. L’originalité du texte de la Genèse n’en est que plus remarquable. Tout le processus de civilisation y est exclusivement l’œuvre de l’humanité et non celle de Yhwh. En cela consiste la grande différence, et elle est essentielle, entre les mythes et la conception biblique des affaires humaines. Comparé au monde des mythes celui de la 12

Dans le mythe de Prométhée vu par Eschyle, les bienfaits apportés aux humains par le don du feu sont multiples : le travail de la brique et du bois, les temps propices, les nombres et l’écriture, l’art de se soumettre les animaux, la médecine, la divination, les trésors cachés dans la terre (bronze, fer, or, argent) : Apprends le reste, et tu vas admirer bien plus encore d’autres arts, d’autres inventions,dontl’idéen’appartientqu’àmoi.Voicimonbienfaitleplusgrand. Jadis,unmorteltombait-ilmalade,nulsecoursàespérer :pointd’alimentsalutaire,nidetopique,nidebreuvage,aucunremèdeenfin ;etilspérissaient.Je leurenseignaiàcomposerdebéninsmélanges,préservatifsaujourd’huipoureux detouteslesmaladies.Etcetteautrescienceauxaspectssivariés,ladivination, c’estmoiencorequil’aifondée.C’estmoiquilepremierdistinguai,parmiles songes,lesvisionsquidoivents’accomplir ;c’estmoiquiexpliquailespronosticsdontriennedonnaitauxhommesl’intelligence.Rencontresfortuitesdurant le voyage, vol des oiseaux de proie, j’ai tout défini avec clarté ; j’ai dit quels oiseaux étaient ou d’un favorable ou d’un sinistre augure ; j’ai dit aussi les moeurs de leurs races diverses, leur mutuelles haines, leurs amitiés, leurs réunions ;enfinj’aimontrélasortedepoli,lacouleurquiplaisaitauxdieuxdans lesentraillesdesvictimes,etlesnuancesdebeautédufieletdufoi(47).J’aifait brûlersurlefeu,dansuneenveloppedegraisse,lescuisses,leslargesreinsde lavictime(48),guidantainsilesmortelssurlarouted’unartténébreux,etrendantsensiblesàleursregardslessignesdelaflamme,autrefoisinexpliqués.Tels furentmesbienfaits ;etjeneparlepasdecestrésorsquelaterredérobaitaux hommes dans ses profondeurs : l’airain, le fer, l’argent, l’or ; qui pourrait se vanter de les avoir découverts avant moi ? Personne, sans nul doute, à moins d’unefollejactance.Enunseulmotjepuistoutt’apprendre :l’inventeurdetous les arts dont jouissent les mortels, c’est Prométhée. (Traduction A. Pierron, http ://remacle.org/bloodwolftragedienseschylepromethee.htm.) 13 La cosmogonie phénicienne de Sakkunyaton relate aussi l’origine divine des arts et des techniques, voir Cassuto, p. 237 ; Wilson R.R., Genealogy and HistoryintheBiblicalWorld, p. 152 ;Wallace, TheEdenNarrative, p. 66.

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Genèse est fondamentalement désacralisé : c’est bien le monde de la terre et des humains et non celui des dieux. Les avancées de la civilisation sont présentées dans tout ce qu’elles ont de positif, et cela est le fait des humains. Certes les avancées de la civilisation ne sont pas dépourvues d’ambiguïtés comme l’ont déjà illustré les récits précédents et comme ne tardera pas à le rappeler le chant de Lamek. Mais cela aussi est le fait des humains. Il est clair que la présence de Yhwh à ses créatures n’est pas de même nature que celle des dieux de la mythologie au monde et à l’humanité. 4, 23 Et Lamek dit à ses femmes : Adah et Çilla, écoutez ma voix, femmes de Lamek, tendez l’oreille à ma parole ! Oui, J’ai tué un homme pour ma blessure et un enfant pour ma meurtrissure. 24 Oui, Caïn sera vengé sept fois et Lamek soixante dix et sept fois. Le chant est introduit par une injonction très rythmée dans un style et un vocabulaire caractéristiques des oracles prophétiques. On y observe la séquence des deux impératifs ‫ שמעו‬/ ‘écoutez’ et ‫ האזנו‬- ‫ האזנה‬/‘prêtez l’oreille’ bien attestée en poésie (Dt 32,1 ; Jg 5,3 ; Is 1,2.10 ; 28,23 ; 32,9 ; Jr 13,15 ; Jl 1,2 (voir aussi Is 51,4 ; Os 5,1)14. Les deux oracles d’Is 28,23 et 32,9 y ajoutent, comme en Gn 4,23, le mot ‫ אמרתי‬/‘ma parole’. Il est possible que cette introduction ait été calquée, par l’écrivain non-P, sur ces formules traditionnelles tout en respectant le rythme binaire du petit poème qui suit15, avec pour effet de donner à la parole de Lamek une dimension particulièrement solennelle et quasi prophétique de menace. Il aura ajouté les deux conjonctions kîéquivalentes ici à nos deux points16 mais avec une valeur emphatique qui vient appuyer l’injonction initiale. A travers l’adresse aux deux femmes Adah et Çillah, c’est toute leur descendance, c’est-à-dire l’humanité entière qui tombe sous la menace de Lamek.

14 On retrouve la même séquence des deux impératifs dans les prières adressées à Dieu : Ps 17,1 ; 39,13 ; 54,4 ; 78,1 ; 84,9 ; 143,1. 15 La conjonction kîn’étant pas comptabilisée dans le mètre des vv 23b.24. 16 Speiser, p. 35 ; Wenham, p. 95.

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La parole de Lamek17 est un dicton manifestement très ancien que l’écrivain non-P se contente de reproduire. Son origine est problablement tribale plutôt que mythique et urgeschichtlich. Mais le dicton aquiert ici, de par sa position dans les temps primordiaux, une dimension universelle. Les mots ‫ פצע‬/ ‘coup, blessure’ (Ex 21,25 ; Is 1,6 ; Jb 9,17 ; Pr 20,30 ; 23,29 ; 27,6) et ‫ חבורה‬/ ‘plaie, meurtrissure’ (Ex 21,25 ; Is 1,6 ; 53,5 ; Ps 38,6 ; Pr 20,30) sont à plusieurs reprises associés. mablessure et mameurtrissure signifient naturellement ‘la blessure…la meurtrissure que j’ai reçues’. Le terme ‫ ילד‬a fait l’objet de discussions en raison du parallèle soi-disant imparfait avec ‫ איש‬/‘homme adulte’. Désignant généralement un enfant ou un jeune garçon ce mot peut aussi parfois s’appliquer à un jeune homme (1 R 12,8.10.14)18. Dans le dicton ce décalage est de toute façon très significatif, il exprime l’accroissement de la violence dans la vengeance frappant jusqu’aux enfants. Caïn sera vengé sept fois… Les diverses traductions possibles (car/si Caïn a été/est, a dû/ doit être vengé sept fois) ne changent pas le sens de la phrase. La loi du talion (Ex 20,24s : œil pour œil.., blessure pour blessure, meurtrissurepourmeurtrissure) sera beaucoup plus clémente. La violence et l’arrogance atteignent ici leur paroxysme. Lamek qui, par ses enfants, a initié la civilisation, est aussi celui qui devient jusqu’à l’extrême le père de la violence. L’humanité, comme l’avait déjà dépeinte le récit des cc 2-3, ne peut s’affranchir d’une ambiguïté fondamentale. Progrès et violence cheminent côte à côte. Tel est le constat réaliste que fait l’écrivain non-P. L’invention des arts et les techniques, tout comme l’acquisition de la connaissance du bien et du mal, est à ses yeux nécessaire et bienfaisante, mais force est de constater qu’elle s’accompagne de violence et de destruction. L’écrivain biblique se garde bien d’établir une quelconque relation de causalité entre culture et violence, se contentant de relater leur coexistence. En posant ces deux dynamiques contraires comme coextensives à la condition humaine et en en faisant aussi l’introduction à l’histoire d’Israël sans doute veut-il dire que, à défaut d’une explication impossible, une solution se dessine qui réside, pour 17

Voir Gevirtz, « Lamech’s Song to His Wives (Genesis 4 :23-24) » 1963 1994, pp. 405-415. 18 Voir la discussion dans Gevirtz, a.c., pp. 410-415.

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l’humanité, dans la responsabilité de son histoire et, plus précisément, dans une histoire choisie comme alliance avec l’autre et avec l’Autre. C’est ce que la séquence suivante et, tout particulièrement, le v 26b, laissera entendre. 4,25 Et Adam connut encore sa femme et elle enfanta un fils et elle appela son nom Seth19 car Dieu m’a donné une autre descendance à la place d’Abel car Caïn l’a tué Les deux derniers versets 25-26 constituent une nouvelle séquence dans l’ensemble du chapitre 420. Ils se présentent comme une micro-généalogie à la suite de celle de Caïn. La phrase introductive est, mis à part quelques menues différences, la même que pour la première généalogie de l’adam et Ève sa femme (v 1) et celle de Caïn (v 17). L’adverbe ‫ עוד‬/ ‘encore’ vient souligner, malgré l’hétérogénéité des deux généalogies, l’unité rédactionnelle de l’ensemble. L’une des différences est toutefois significative et peut éclairer l’histoire de la rédaction. Contrairement au v 1, ‫ אדם‬ne porte pas l’article et doit donc normalement être traité comme nom propre. C’est la première apparition du nom propre ‘Adam’ dans le TM et la restitution parfois proposée de l’article ne repose sur aucun appui textuel. Ce fait et la teneur des vv 25.26a semblent bien indiquer que l’auteur non-P s’inspire ici de la généalogie sacerdotale du ch 5. Si tel est le cas l’écrivain non-P est donc plus tardif que P qu’il semble connaître. Il adapte ces emprunts à son propre récit en reliant la naissance de Seth à son histoire de Caïn et Abel. Ainsi qu’on le verra, sa conclusion au v 26b, par contre, est entièrement de sa facture. Le verbe ‫ שית‬est très fréquent et, à partir de son sens général ‘mettre’, ‘placer’, il recouvre un spectre assez large de significations selon le contexte (apposer, imposer, fixer, faire advenir, donner…), comme l’anglais toset. Le choix de ce verbe est évidemment commandé par l’homophonie avec le nom Seth. Ce nom ne revient ailleurs que dans le ch 5 et en 1 Ch 1,1 (et Si 49,16). Alors qu’en 4,1 la nomination du fils par la mère n’était que suggérée, elle est ici explicite. La séquence ‘conçut, enfanta, nomma’, généralement assortie de l’explication du nom est courante, en particulier dans le 19 20

Nous adoptons ici l’orthographe traditionnelle dans les traductions françaises. Voir Witte, DiebiblischeUrgeschichte, pp. 61-65.

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cycle de Jacob (Gn 19,37.38 ; 29,32.33 ; 30,8.11.13.18.20.21.24 ; 35,18 ; 38,4.5 ; Ex 2,10 (Moïse) ; Jg 13,24 (Samson) ; 1 S 1,20 (Samuel). Le nom Elohim surprend dans ce texte non-P. Sans doute faut-il l’expliquer par l’emprunt à la généalogie P du ch 5. Peut-être aussi, et plus simplement, ce choix serait dû à la mention de l’invocation du nom de Yhwhau verset suivant que l’écrivain ne voulait donc pas anticiper21. Surprenant également, le terme ‫ זרע‬/ ‘semence, descendant, rejeton, descendance’ là où on attendrait ‘fils’ ou ‘homme’. Outre que le mot ‘fils’ est déjà mentionné au début du verset et ne demande donc pas nécessairement à être répété, l’explication réside sans doute dans l’unité littéraire de Gn 2-4, plus précisément en liaison avec 2,15. Ce nouvel enfant d’Ève, remplaçant d’Abel, n’est autre que la lignée de la femme primordiale dans le combat de l’humanité contre la descendance du serpent22. 4,26a Et à Seth, lui aussi, fut enfanté un fils et il appela son nom Enosh Le sujet de ‘appela’ est Shet. Pour la première fois c’est le père qui nomme son fils. Le mot ’enosh, au sg, et toujours sans l’article, est un terme poétique (42 fois) pour ‘homme’ (collectif) mais il est peu attesté en dehors des Psaumes (13 fois), de Job (18 fois) et d’Isaïe (8 fois). Sur les 42 emplois bibliques, 32 lient l’usage du mot à la faiblesse et à la mortalité de l’homme face à Dieu. Sur les 10 emplois restants, 7 sont noms propres (Gn 4,26 ; 5,6.7.9.10.11 ; 1 Ch 1,1). L’incise luiaussi, sans fonction précise dans le verset, fait peut-être le lien avec la généalogie du c 5, comme un sommaire de cette généalogie : Enosh…Seth,etcetera… 4,26b alors on commença à invoquer le nom de Yhwh Le verbe ‫ חלל‬dans sa conjugaison hifilsignifie ‘commencer de faire qqc’, ‘initier’ une activité ou une action (Gn 9,20 ; Nb 17,11 ; Dt 2,24 ; 16,9… ). La conjugaison hofal du verbe, dont ce texte 21 Witte, p. 65, l’explique en attribuant ces deux versets au rédacteur final (son RUG) de tradition sacerdotale. 22 Le thème de la ‘descendance’ est particulièrement marqué dans la Genèse où ‫ זרע‬revient une soixantaine de fois sur un total biblique de 228 occurrences.

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est l’unique exemple dans la Bible, est la forme passive du hifil) et se traduit donc littéralement : ilaétéfaitcommencerde, d’où on commença. Dans ses autres conjugaisons (nifal et piel) le verbe signifie faire de quelque chose un usage profane, d’où, si l’objet ou le nom est normalement réservé à un usage sacré ou si un objet profane est utilisé dans un contexte sacré, le sens de profaner. C’est en s’appuyant aussi sur cette seconde signification qu’une tradition juive, représentée en particulier par les targums, a développé une interprétation négative du passage : “Alors lesenfantsdeshommes commencèrent àsefairedesidoleset à les appeler du nom de la Parole de Yahvé”23. Aucune traduction moderne (à ma connaissance) n’a suivi cette voie. L’expression appeler parlenomdeYhwh=invoquerlenomde Yhwh(‫ )קרא בשם יהוה‬est généralement comprise comme signifiant rendre un culte à Yhwh. Ceci demande cependant à être nuancé. L’expression n’apparaît en effet jamais dans la littérature de tradition sacerdotale en liaison avec le culte du temple ou des sanctuaires. La plupart des occurrences de l’expression sont liées à des événements et des lieux particuliers de nature théophanique : Gn 12,6-8 : ...aulieusaintdeSichem,auchênedeMoré…Yhwhapparut àAbram…Etlà,AbrambâtitunautelàYhwhetilinvoqua lenomdeYhwh. Gn 13,4 : près de Béthel… àl’endroitdel’autelqu’ilavaitérigéprécédemment,etlàAbraminvoqualenomdeYhwh. Gn 21,33 : Abraham planta un tamaris à Bersabée et là il invoqua le nomdeYhwh. Gn 26,25 : Isaac montaàBersabée.Yhwhluiapparutcettenuit-là…Il bâtitlàunauteletinvoqualenomdeYhwh. Ex 34,5 : Yhwhdescenditenformedenuéeetsetintlà(au Mont Sinaï) avecluietil(Moïse) invoqualenomdeYhwh. 1 R 18,24 : Elie lance un défi aux prophètes de Baal sur le Mont Carmel : Vousinvoquerezlenomdevotredieuetmoij’invoquerailenomdeYhwh. Ledieuquirépondraparlefeu,c’est luiquiestDieu. 2 R 5,11 : Naaman le Syrien se rend auprès d’Elisée pour être guéri de sa lèpre. Recevant l’ordre de se plonger dans le Jourdain il dit sa déception : Je m’étais dit : sûrement il sortira et se présenteraetilinvoqueralenomdeYhwhsonDieu. 23

Le Déaut, p. 108. Rashi retient cette interprétation : “ON COMMENÇA ALORS. Le verbe ‫ הוחל‬est à rapprocher de ‫חולין‬, profanation. On donnait aux hommes et aux plantes des noms divins, en leur rendant un culte idolâtre et en les appelant des dieux” (LaGenèse, Rabbinat, p. 31).

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L’expression se retrouve aussi dans deux textes prophétiques postexiliques évoquant le salut des nations au Jour du Seigneur : Jl 3,5 : Jerépandraimonespritsurtoutechair…tousceuxquiinvoquerontlenomdeYhwhserontsauvés. So 3,9 : Oui, je ferai alors aux peuples des lèvres pures pour qu’ils puissentinvoquerlenomdeYhwh.24

Il convient d’abord de noter que tous les textes de la Genèse sont communément attribués à la tradition J. Il n’est pas impossible que le rédacteur de 4,26 ait voulu situer à l’origine même de l’humanité (alorsoncommença) les rencontres de Yhwh et des patriarches et d’en faire un paradigme à la fois des apparitions de Yhwh et des confessions de sa seigneurie. Ces rencontres comportent certes un élément cultuel puisqu’il y est fait mention de lieux rendus sacrés par l’apparition de Yhwh et de l’érection d’autels, sans toutefois que soient mentionnées des offrandes de sacrifices. L’invocation du nom de Yhwh y constitue formellement une confession de foi, une reconnaissance de la présence efficace de Yhwh et non, de soi, un acte cultuel25. Les textes prophétiques, tous tardifs, ne retiennent d’ailleurs que cette confession de foi. Celle-ci ne se réduit donc pas culte. Il s’agit pour l’auteur de Gn 4,26 de faire de la foi en Yhwh une dimension constitutive de l’humanité, d’où l’importance de la situer aux orgines. Il n’y est donc pas question de l’inauguration du culte yahviste. Peut-être même faut-il comprendre cette dernière phrase du verset 26 comme la conclusion de l’écrivain non-P à tout son grand récit de Gn 2-4. La question de l’anachronisme supposé de l’invocation du nom de Yhwh à cet endroit apparaît dès lors comme étant un faux problème. De nombreux auteurs ont jugé anachronique ce v 26 en raison des révélations du nom ‘Yhwh’ en Ex 3,13-15 et 6,2-3, attribués respectivement à E et à P. C’est négliger le fait que le récit non-P de Gn 2-4 ne se situe pas dans la chronologie ainsi qu’on l’a maintes fois souligné, mais dans l’Urgeschichte non-P. On a aussi objecté que le nom YHWH apparaît déjà en Gn 2-4 et 24 A ces textes il faut joindre ceux, tardifs, où un suffixe 1ère ou 2ème p. sg remplace le nom Yhwh : Is 64,6 ; 65,1 ; Jr 10,25 ; Za 13,9 ; Ps 79,6 ; 80,19. Dans tous les cas l’expression fait référence à ceux qui croient ou ne croient pas en Yhwh, en la présence efficace de sa seigneurie. 25 Contrairement à l’opinion de nombreux exégètes, entre autres Vermeylen, a.c., p. 187.

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non pour la première fois en 4,2626. C’est oublier que les appellations YhwhElohimen 2-4 sont le fait du narrateur et non des personnages, alors qu’en 4,26 c’est le personnage Enosh qui prend à son compte cette appellation et en fait une confession de foi. Une autre difficulté provient de la mention des offrandes de Caïn et Abel aux vv 3-4. Il s’agirait bien là d’un culte rendu à Yhwh. N’y a-t-il donc pas contradiction entre cet acte supposé cultuel et le ‘commencement’ de l’invocation du nom de Yhwh à la fin du chapitre ? Nous avons vu précédemment que les offrandes des vv 3-4 ne relèvent pas du culte proprement dit mais font corps avec les activités pastorales et agricoles et que la référence à Yhwh est normale dans le récit puisque l’écrivain non-P ne connaît d’autre dieu que Yhwh. L’explication de cette apparente anomalie réside dans la différence de nature entre le geste rituel de 4,4 et l’invocation du nom de Yhwh en 4,26. Dans le premier cas est raconté un geste religieux ordinaire que le narrateur – non les personnages – comprend comme étant adressé à Yhwh, tandis que la confession de foi des Séthites est le fait des personnages eux-mêmes. Narrativement il s’agit donc, au v 26, d’un véritable ‘commencement’, cette confession définissant la foi des personnages en Yhwh, et non plus seulement celle du narrateur, comme étant constitutive fondamentale de l’humanité entière. Une telle confession a évidemment une dimension prophétique, comme l’a compris la LXX en jouant – quoique lexicalement à tort – sur l’homophonie des verbes ‫ חלל‬et ‫ יחל‬/ ‘attendre’, ‘espérer’ et en traduisant espérainvoquerlenomduSeigneurDieu. Le ‘commencement’ appelle en effet indirectement une suite, laquelle se réalisera, cela ne fait aucun doute pour le lecteur, par la lignée de Seth c’est-à-dire par Israël, le peuple de l’alliance. Si pour le lecteur israélite le récit annonce ainsi la suite de l’histoire patriarcale et mosaïque de l’alliance avec Yhwh, l’écrivain non-P, quant à lui, le place aux fondements de l’humanité et universalise de ce fait l’histoire annoncée. Avec ce v 26 le récit non-P franchit une nouvelle étape : on est encore dans l’Urgeschichte mais déjà s’ouvre, de manière quasi prophétique, l’horizon de l’histoire d’Israël. La généalogie de Seth (25-26) fait face et contrepoids à la généalogie de Caïn (17-24). Elles expriment à toutes deux les deux faces opposées mais indissociables de l’humanité : d’un côté la 26

La mention de Yhwh dans la bouche d’Ève en Gn 4,1 pour expliquer le nom de Caïn fait référence au personnage du récit et ne constitue pas à proprement parler une confession de foi.

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face réaliste d’un monde de progrès et de violence et, de l’autre mais à un autre niveau, la face cachée, utopique mais fondamentale sous-tendant et surplombant le monde empirique. Ces deux niveaux d’une condition humaine irrémédiablement ambiguë, déjà présents dans le récit de Gn 2-3, trouvent ici leur achèvement. Ainsi se clôt le récit non-P de Gn 2,4b-4,26 dont l’unité littéraire nous a paru s’imposer. Il restera à examiner les autres interventions généralement attribuées au même écrivain27 dans la suite de l’histoire des origines, en particulier en 5,29, 6,1-8 ; 8,20-22 ; 9,20-26 ; 11,1-9 ainsi que dans le récit du déluge, autant de peintures d’une condition humaine marquée par l’ambiguïté mais éclairée aussi par un lumignon d’espérance.

27

Pour Vermeylen « La descendance de Caïn et la descendance d’Abel » 1991, p. 188s, l’auteur des généalogies 4,17-26 et de 5,28b-29 est “un rédacteur de l’école deutéronomiste” du 6ème siècle. Ce rédacteur ressemble fort à notre non-PR héritier à la fois de la tradition deutéronomique et des traditions sapientielles et prophétiques tardives. Cette question sera examinée dans son ensemble au terme du commentaire projeté de Gn 5-11.

Chapitre 16

La Vie ou la Mort 1. L’unité dramatique de Gn 2,4b-4,26 Chacun des deux récits présente une unité basée sur une intrigue qu’on pourrait qualifier de test : un test de l’obéissance au commandement de Yhwh Elohim dans le premier et un test de la fraternité dans le second. Les tests sont malheureusement ratés. La désobéissance d’un côté, le fratricide de l’autre entraînent l’expulsion de l’adam hors du jardin et de Caïn loin de la terre et de la face de Yhwh. De plus, d’un récit à l’autre le drame s’accélère et se termine en tragédie. La rupture des liens de fraternité vient achever l’éclatement d’une humanité qui vole en morceaux. Au lieu de l’harmonie heureuse de l’homme et de la femme défiance et domination, au lieu du dialogue et de la solidarité rejet et violence. Au cœur des deux récits c’est le même schéma du refus de l’autre et la même prétention illusoire des acteurs humains à être seuls au monde. L’unité dramatique des deux scènes est soulignée littérairement par les interrogatoires et par plusieurs effets de vocabulaire : ‘où es-tu’, ‘où est ton frère’, ‘dominer’, ‘cacher’, ‘maudit’, ‘chasser, ‘à l’est d’Eden’. Contrairement à ce qu’on pourrait penser YhwhElohim dans le premier récit et Yhwh dans le second ne sont pas des arbitres assistant de très haut aux démêlés des humains. Ce sont des personnages impliqués dans le drame de l’humanité. En Gn 2-3 Yhwh Elohim fait face à l’adam et lui propose un contrat de confiance, d’où ce nom double qui le pose en partenaire de sa créature : ce que décide l’adam l’affecte directement dans son désir d’inaugurer un dialogue avec sa créature. En désobéissant, en refusant le contrat de confiance, l’adam oppose aux avances de YhwhElohim une fin de non-recevoir, il se cache de Yhwh Elohim dont il a peurau lieu de l’avoir craint et qui le chassehors de sa présence àl’estdujardin d’Eden. Dans le même mouvement la terre d’abondance se refuse aussi à lui et l’union heureuse avec sa femme fait place au soupçon, à la délation et à la domination.Dans le récit de Gn 4 c’est la

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même logique, mais inversée, qui dynamise le drame. Cette fois le personnage Yhwh se fait d’abord discret et plus intime à l’homme. Il fait don à Caïn d’un frère et attend de lui qu’il l’accueille comme tel. Dans la réponse de Caïn face à ce frère se joue immédiatement son rapport aux autres et à tout son environnement. Orphelin du frère qu’il a tué il est maudit, banni loin de l’adamah qui devait lui donner sa force. Dans le même instant sa relation à Yhwh s’évanouit et il s’en va seul dans une errance sans fin loin des facesde Yhwh, à l’est d’Eden, à la merci de tous les autres qu’il n’a pas reconnus et qui le lui rendent. Dans les deux récits inversés et complémentaires c’est un même artiste qui fait jouer à ses personnages, les mettant tour à tour sur le devant de la scène, la même pièce du défi de l’A/autre.

2. Les sources d’inspiration de l’écrivain On a peine à trouver, dans la Bible ou ailleurs, des récits qui, de près ou de loin, auraient pu offrir à l’auteur non-P un modèle littéraire. Il fait œuvre originale. Ceci étant, il plonge ses racines dans un terreau biblique et extra-biblique très riche et très divers. En témoignent les thèmes qu’il développe et le vocabulaire qu’il utilise. L’écrivain biblique est un homme de l’Ancien Orient dont il partage les questionnements, mais aussi les images et les traits de culture. Il nous est impossible, certes, de savoir avec exactitude ce que lisait ou connaissait l’auteur de Gn 2-4. Mais les rapprochements, on l’a vu, sont trop nombreux avec les grands poèmes qui circulaient de son temps pour qu’on puisse l’en imaginer totalement ignorant. Dans sa quête de vie et de savoir son adam est proche de Gilgamesh, Enkidu, Adapa, Atrahasis. Le jardin d’Eden ressemble aux jardins de Balynone ou à la forêt des grands cèdres décorés de bijoux, le même serpent est là… Mais, par-delà cette large parenté, l’adam de l’écrivain biblique lui est propre, ainsi que son jardin et jusqu’au serpent au cœur de sa conscience. C’est qu’il dispose d’une grille de lecture qui lui permet de lire le monde et la condition humaine d’une manière tout à fait originale. Car son enracinement et sa source d’inspiration ne sont autres que sa foi biblique. Tout le reste n’est qu’habillage. L’enracinement de Gn 2-4 dans les traditions bibliques les plus diverses est en effet, et de loin, le mieux attesté et le plus décisif. Dans ces traditions l’auteur de Gn 2-4 puise ses thèmes et son

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vocabulaire et, surtout, la lumière qui lui permet, non pas de comprendre l’énigme du mal et de la souffrance, mais d’éclairer le chemin de la vie. L’alliance, la sagesse, les prophètes, sans oublier l’expérience de l’exil, sont les repères qui lui permettent de jalonner sa route. 1) La tradition de l’Alliance telle qu’elle est représentée en particulier dans le Deutéronome et l’histoire deutéronomiste, mais aussi chez certains prophètes tels que Jérémie constitue sans aucun doute la référence de base de l’histoire de l’adam en Gn 2-3. Le pivot du récit en 2,15-17 se trouve être le lieu où se concentre un vocabulaire caractéristique des relations d’alliance : ‘garder’, ‘travailler/servir’, ‘commander’ et aussi, en 3,8.9.17, les mots ‘écouter’ et ‘voix/son’. Dans le récit, mis à part le verbe ‫ צוה‬/‘commander’, les autres termes (‫שמר‬, ‫עבד‬, ‫ )קול‬sont susceptibles de deux significations possibles, l’une que l’on pourrait qualifier de profane au ras du récit (protéger, travailler, voix/bruit, entendre/écouter) et l’autre, que l’on pourrait qualifier de religieuse, relevant de l’alliance (garder les commandements, servir Yhwh, écouter la voix de Yhwh/lui obéir)1. Au-delà du vocabulaire c’est toute la logique du récit qui reproduit le schéma de l’alliance : création, commandement, conséquences2. Le texte programmatique de Dt 30,15-20 sur le choix entre les deux voies dit, sous forme de discours, ce que raconte le récit de Gn 2-3 : l’obéissance c’est la Vie et la désobéissance est la Mort. Aussi dépendants que soient les récits de la Genèse de l’idéologie et même du schéma d’alliance, l’auteur de Gn 2-4 en amplifie le sens en développant la dimension de l’altérité comme condition fondamentale de la Vie. L’adam ne devient un être achevé que dans la reconnaissance de l’autre, femme et frère, dans une vie de dialogue. Cette dimension ‘horizontale’ déjà présente dans l’éthique du Deutéronome reçoit en Gn 2-4 un approfondissement nouveau du fait qu’elle y devient constitutive de l’adam dès sa création. L’adam est deux et seul le dialogue dans la reconnaissance et l’accueil de l’autre conduit à l’accomplissement de chacun comme aussi d’un peuple. Le thème de la nudité, heureuse ou honteuse, et aussi celui de la jalousie, illustrent bien la véritable dimension de l’humanité.

1 On peut aussi y ajouter le verbe ‘séduire’ (‫ )השיא‬dont la majorité des autres emplois évoquent, dans la bouche de Sennachérib, la sécurité trormpeuse de l’alliance avec Yhwh (2 R 18,29 ; 19,10 // Is 36,14 ; 37,10 ; 2 Ch 32,15). 2 Lohfink, « Die Erzählung vom Sündenfall » 1965, 81-101.

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2) L’autre grande tradition sous-jacente à Gn 2-3 est celle de la Sagesse. Comme les sages, l’écrivain non-P parle d’expérience. C’est même son point de départ et c’est aussi son langage. Lui aussi a tout vu du monde et ce qu’il voit lui pose les mêmes questions qui hantaient Job et Qohélet : l’énigme du mal et de la souffrance, mais aussi un désir insatiable de vivre. Il parle la langue de tous les jours et de chaque être humain écartelé entre ses rêves et la réalité. Le vocabulaire du désir dans le récit de la tentation et celui de la souffrance dans la peinture de la condition humaine en 3,14-19 sont ceux des sages et de nombreux psalmistes. Des sages l’auteur non-P retient aussi un questionnement qui s’est fait jour tardivement. La sagesse est-elle aussi efficace de vie qu’elle prétend l’être ? Job et, plus encore, Qohélet en doutent. Et certains commencent à dire que la seule vraie sagesse est celle qui prend sa source dans la crainte du Seigneur. Proche du monde de la sagesse, l’écrivain non-P s’en distingue cependant par un réalisme à la fois plus fort et, semble-t-il, plus apaisé. Il ne cherche pas à trouver à la présence du mal une explication qu’il sait impossible. Il ne s’en indigne pas non plus. C’est pour lui un constat, celui d’une réalité incontournable de l’existence humaine qu’on ne peut qu’accepter, à laquelle il faut même consentir. En revanche, et là est sa grande originalité, il en fait un diagnostic précis : le mal c’est refuser l’Autre et l’autre. Par là-même, il esquisse une sorte de catéchèse qui peut conduire au chemin de la Vie. En montrant ce qu’est la mort, il ouvre une porte vers ce qui peut mener à la Vie au-delà de toutes les illusions. Les tuniques de peau (2,21), la perspective d’une descendance pour la femme (3,14.20 ; 4,1), le travail de l’adamah (2,23 ; 4,12) aussi rétive que soit celle-ci, le signe sur Caïn (4,15), l’invocation enfin du nom de Yhwh (4,26) sont autant de lumignons témoignant d’une espérance qui n’est pas irrémédiablemnt éteinte. Les écueils et les échecs ne manqueront pas et ne cesseront sans doute jamais, mais ils ne sont pas le dernier mot de la condition humaine (8,20-22 ; 12,1-3). Pour l’auteur de Gn 2-4 il importe de faire le deuil d’une sagesse omnipotente mais aussi celui d’un paradis sans épines, d’une vie qui ne serait que belle. 3) Une autre source d’inspiration importante et peut-être même capitale est l’expérience historique de l’exil qui se trouve au cœur de l’histoire deutéronomiste et de nombreux oracles prophétiques. On pense bien entendu au vocabulaire de l’expulsion aux chapitres 3

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et 4. Mais c’est toute la thématique de l’adamah, Terre promise, donnée, perdue et espérée, Terre à garder dans l’observance des commandements, Terre à cultiver dans le service de Yhwh Dieu de l’alliance, qui constitue l’ossature des récits de Gn 2-4. Ici aussi l’écrivain non-P se montre novateur. L’adamahde l’adamn’est plus seulement la terre d’Israël ou de Juda, elle est celle du monde entier et de tous les humains. Avec Blenkinsopp3 on peut voir dans le récit de la Genèse une récapitulation critique de l’expérience nationale. On y voit surtout un éclairage sur toute la condition humaine de tous les temps. 4) La question se pose des liens éventuels avec la tradition Sacerdotale et, plus particulièrement, avec Gn 1. On ne décèle en Gn 1 aucune référence, même lointaine, au récit de Gn 2-4. L’argument parfois mis en avant pour attribuer à l’auteur non-P la connaissance de Gn 1 est d’ordre idéologique : son récit serait une réaction corrective au premier récit de création jugé très ou trop idyllique4. En soi ce n’est pas impossible, mais la seule utilisation contrastée du mot ‘bon’ et Gn 1 et Gn 2,18 paraît un peu légère pour étayer cette hypothèse. Rien, semble-t-il, ne permet de conclure avec certitude que l’auteur de Gn 2-4 ait eu devant les yeux le récit de Gn 1. Mais rien non plus ne l’exclut absolument. En revanche, plusieurs éléments de langage en Gn 2-4 manifestent une certaine familiarité avec la tradition Sacerdotale. Ainsi par exemple, les pierres précieuses du jardin d’Eden pourraient évoquer les habits du grand-prêtre et ‘la côte’ /‘le côté’ d’Adam l’architecture du sanctuaire. On peut aussi rappeler ‘l’offrande’ (minḥah) de Caïn et Abel. Les ‘faces’ de Yhwh peuvent bien entendu faire référence à sa présence au sanctuaire mais l’expression est d’un usage plus large débordant le culte. Plus assurée est la finale du récit où les chérubins constituent une référence évidente au Saint des Saints. L’écrivain non-P est manifestement familier du langage sacerdotal qu’il utilise avec liberté et de manière accessoire. Il est frappant par ailleurs que la mention de la foi en Yhwh en 4,26 n’utilise pas un vocabulaire sacerdotal. En un mot, la tradition Sacerdotale fait 3

Blenkinsopp, o.c., p. 66 : “One would… think that the patterns of events in the history has generated a reflective recapitulation, recasting the national experience in universal terms by the learned use of familiar mythic themes and structures, and placing it at the beginning as a foreshadowing of what was to follow”. 4 Selon la thèse défendue récemment par Ramantswana, « Humanity Not Pronounced Good » 2013.

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partie du terreau symbolique de non-P mais, à la différence de la tradition deutéronomique de l’alliance et de celle de la sagesse, elle demeure à la périphérie de son horizon idéologique et de l’intrigue de ses récits. 3. La datation de Gn 2-4 Au vu de la multiplicité des traditions qui ont inspiré l’auteur de Gn 2-4, au vu aussi du génie novateur de l’écrivain dans leur utilisation, on est naturellement fondé à voir derrière son œuvre une longue période de maturation culturelle et théologique. La conclusion semble s’imposer, avec un nombre croissant d’exégètes, d’une écriture tardive, certainement postexilique et datant probablement de la seconde moitié de la période perse, voire du début de l’ère hellénistique, à une époque de remise en cause de la sagesse, à une époque aussi où les espoirs de restauration nationale s’étaient définitivement estompés faisant place à un nouveau regard sur Israël et sur le monde. Job, Qohélet et le Chroniste sont les autres grands témoins de la même époque5, entre le quatrième et le troisième siècle. Les deux grands sages, l’un désespéré et l’autre désabusé, regardent le monde des humains en essayant vainement de comprendre ce que faitDieududébutàlafin(Qoh 3,11) et ils ont bien du mal à en trouver le sens. Ni la théologie ni la sagesse ne leur sont d’un grand secours. Le verbiage des théologiens et la prétention de ceux qui savent ne résistent pas à la dure réalité de l’injustice et du mal qui frappent indifféremment les justes et les méchants, les sots comme les sages. Dans la nuit de leur esprit il ne leur reste alors qu’à se retirer dans le silence, à mettrelamainsurlabouche(Jb 40,4) à se garder des grands discours sur Dieu (Qoh 5,2). Consentir à leur finitude, accueillir chaque jour tout ce que Dieu leur envoie sous le soleil et le craindre en gardant ses commandements, toutl’adamest là(Qoh 12,13).Les deux sages ‘convertis’ ont trouvé la voie qui, à défaut de répondre à leurs questions, leur permet, au prix de leurs certitudes, d’accepter la vie. L’auteur de Gn 2-4 fait semble-t-il, le 5 Concernant la datation des Chroniques voir Kalimi, « Die Abfassungszeit der Chronik » 1993, 223-233 (premier quart du ~4ème siècle) ; Kegler, « Prophetengestalten im Deuteronomistischen Geschichtswerk und in den Chronikbüchern » 1993, 481-497 (période hellénistique) ; Steins, « Zur Datierung der Chronik » 1997, 84-92 (début de la période maccabéenne).

LA VIE OU LA MORT

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même chemin. Il sait par expérience, lui, aussi, que l’adam est mal et souffrance, il ne se dérobe pas mais, se fondant sur la volonté de dialogue inscrite dans l’alliance, il trouve dans l’accueil de l’autre le chemin de la Vie. Le Chroniste est un autre témoin de la même époque troublée. Mais, à la différence des précédents et de l’écrivain non-P, c’est un témoin institutionnel qui envisage l’avenir d’Israël autour de l’institution lévitique, de l’alliance davidique et du culte. L’auteur de Gn 2-4, en revanche, voit l’avenir dans un renouvellement et une ouverture de l’alliance au-delà de toutes les frontières nationales et institutionnelles. Le monde du Chroniste est le peuple rassemblé dans le culte autour de son temple de Jérusalem (2 Ch 36,23), tandis que celui de l’écrivain non-P est avant tout l’individu universel dans sa relation à l’autre. L’altérité est la marque de son anthropologie autant que de sa religion et de sa théologie6. On peut peut-être dresser un parallèle, pour la période exilique et immédiatement postexilique, entre la tradition sacerdotale et la tradition deutéronomique, le Chroniste se situant dans la lignée de la première et l’écrivain non-P dans celle de la seconde, mais sans référence nationale. On peut en effet observer qu’à la notion de peuple prépondérante dans la tradition deutéronomique se substitue chez non-P, peut-être sous l’influence aussi de la sagesse et des prophètes, le fil rouge de l’altérité entre individus. La datation relative de Gn 1 et Gn 2-4 ne peut être déterminée par la seule étude comparative des deux textes. Gn 1 ne fait aucune référence aux récits de non-P et l’inverse est également vrai. Il s’agit probablement de deux récits indépendants7. S’il est difficile de prouver que non-P connaissait Gn 1, il est clair que la tradition sacerdotale du sanctuaire lui est familière. Il faudra poursuivre l’examen de son œuvre à travers toute l’histoire des origines avant de pouvoir proposer une hypothèse crédible. A ce stade de notre commentaire il semble acquis qu’il faille voir en Gn 1 et Gn 2-4 6

Notre étude rejoint celle de Hauser dans son analyse littéraire du récit de la Genèse – « Genesis 2-3 : The Theme of Intimacy and Alienation » 1982, 383-398. Sur la base d’un examen détaillé du vocabulaire Hauser reconnaît comme central le thème de l’intimité entre les personnages au c 2 et celui de leur aliénation au c 3. 7 C’est aussi la conclusion de Bührer, « The Relative Dating of the Eden Narrative Gen *2-3 » 2015, 365-376, p. 375s. B pense toutefois que Gn 2-3 est antérieur à Gn 1. Ce que nous contestons au vu de la familiarité de l’écrivain non-P avec les traditions sacerdotales du sanctuaire.

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deux écritures parallèles indépendantes l’une de l’autre. On peut aussi avancer avec une grande dose de probabilité l’idée d’une datation particulièrement tardive de Gn 2-4 eu égard à son caractère ‘œcuménique’ et à sa proximité avec les débats de la sagesse tardive.

Envoi Le récit est clos mais les personnages – l’homme et la femme, Caïn et son frère – n’ont pas quitté la scène de notre monde. Ils continuent de nous solliciter là où le désir de liberté nous tenaille, là où la peur de souffrir et de mourir nous étreint, là aussi où nous prenons douloureusement conscience de la violence qui nous frappe et nous habite, là enfin où la réalité de Dieu dans ce monde de violences et de misères nous semble parfois laisser place à un grand vide. Le narrateur, avec son génie de conteur, nous dit notre histoire. Il partage nos interrogations et, comme nous, il ose presque s’en prendre à Dieu: ce serpent, l’animalleplusintelligentqu’ilait créé, cette femme quetuasmiseauprèsdemoi, ce fils Caïn dont il a fait cadeau à la femme… Comment, s’ils sont les créatures de Yhwh, ont-ils pu déchoir à ce point et nous valoir tant de malheurs? Ces questions et les doutes qu’elles engendrent ont été portés par les Israélites les plus pieux. Jérémie, les psalmistes, mais surtout Job et Qohélet ont tenté de comprendre et n’y sont point parvenus. L’auteur de Gn 2-4, quant à lui, renonce à nous expliquer l’inexplicable. Il veut seulement prendre l’exacte mesure de la réalité humaine, nous dire non pas d’où vient le mal mais où il se situe. Le mal de l’Homme, c’est d’abord l’oubli de ses limites et le refus d’entendre la voix de l’Autre qui l’a créé pour n’écouter que la sienne, le refus aussi d’entendre les voix des autres. Ce mal porte la mort au plus intime de l’adam, là où il est homme et femme, frère et frère, instance de dialogue. Tel est le diagnostic de l’écrivain biblique. Le tableau qu’il dresse de l’humanité à travers les personnages emblématiques de ses récits est simplement réaliste. Il dit ce qu’il voit, ce qu’il voit n’est pas beau, et c’est encore aujourd’hui le spectacle de notre monde. L’adam toutefois n’est pas le jouet de la fatalité ni la victime d’un Dieu tout-puissant ou d’un démon malfaisant, il est et demeure seul responsable de son devenir. L’écrivain biblique serait-il désespéré? On serait tenté de le croire et de ne voir dans les histoires d’Adam et Ève, de Caïn et Abel, que celles de l’échec de Dieu et de l’Humanité. Si tel était le cas, si Dieu et l’Homme étaient irrémédiablement morts, les récits de Gn 2-4 ne seraient qu’une épitaphe clôturant une fois pour toutes le destin du monde. Or la manière même dont l’auteur de Gn 2-4 dépeint l’état

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catastrophique du monde, sa manière aussi d’interpeller son lecteur, l’apparentent aux prophètes dont le seul but est d’éveiller les consciences. Comme eux il dessine, en négatif, un chemin de Vie. C’est, pour lui, la voie du dialogue, celle qui conduit de l’Autre à l’autre mais aussi de l’autre à l’Autre. Pour prendre ce chemin il revient à l’adam que nous sommes de choisir: Vois,jemetsdevant toiaujourd’huilavieetlebonheur,lamortetlemalheur (Dt 30,15). Le chemin, hélas, est semé d’embûches et l’humanité n’est pas au bout de ses peines. Il lui faudra descendre encore plus bas, le jardin semblant toujours s’éloigner à mesure qu’il avance. Le jardin d’Eden n’est pas un paradis sur terre, un âge d’or perdu qu’il faudrait retrouver. Il n’est pas davantage un paradis à venir qu’il faudrait gagner au-delà de la vie terrestre. Il est, selon l’écrivain biblique, la réalité cachée qui nous interpelle dans notre existence terrestre. Il est déjà à l’œuvre dans ce monde comme l’annoncera Jésus de Nazareth: Le RègnedeDieuestlàtoutproche,convertissez-vousetcroyezàla bonnenouvelle1. La condition humaine demeure irrémédiablement ambiguë, en tension constante entre le jardin d’Eden qu’un François Cheng2 appellerait son ‘âme’ et la réalité de ses désirs, de ses limites et de ses souffrances. Cette tension douloureuse au cœur de l’adam peut être féconde à la condition d’abord d’y consentir, c’est l’obéissance, et de l’accueillir comme une invitation pressante à choisir, c’est la liberté. L’adam de Gn 2-4 est un être en devenir et cet être est deux. L’adam est créé progressivement. Il ne vient à l’existence que par la médiation de l’adamah, des animaux, de la femme et du frère. Le sol est son terreau et son lieu de vie. Les animaux éveillent en lui l’art de la parole et l’intelligence de la nature. La femme est celle qui fait de lui un duo de dialogue. Ainsi constitué il n’en est pas pour autant achevé. Pour devenir l’adam accompli il lui reste à consentir à ses propres limites, à se défaire de ses discours sur ‘Dieu’, à parler à Yhwh plutôt que de lui. Il lui faut surtout, cariln’estpasbonque l’adam soit tout seul, accueillir sa dualité interne d’homme et de femme, de frère et de frère, rejeter l’illusion d’une fusion impossible qui ne serait que rejet et domination. L’autre est son salut, le dialogue son acte de liberté. Solidaire, communautaire, archétype de tous les humains, l’adam n’en est pas moins, et c’est l’autre face de 1

Pour la perception par un philosophe de la ‘réalité du ‘paradis’ voir Bittner, « Wozu Paradiese? » 2008, 272-282. 2 Cheng, Del’âme.

ENVOI

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son existence, un individu insoluble dans l’anonymat d’une collectivité. L’adam, c’est aussi Adam, Ève, Véronique, Pierre, Anne… Pour devenir l’adam qu’il est profondément, celui que Yhwh Elohim a voulu, il lui faudra se libérer de toutes les prisons qu’il se bâtit. Le chemin vers l’autre et vers l’Autre est une longue route, celle de toute une vie, la lente procession aussi, enthousiaste et chaotique, de tous les humains. Et que dire de la théologie de l’écrivain biblique? Que nous apprend-il de Dieu? Il nous dit d’abord que Dieu, c’est ‘Yhwh’, et cela change tout. Le Yhwh Elohim et le Yhwh de Gn 2-4 n’est pas un Dieu lointain, tout-puissant et solitaire gouvernant un monde passif, un objet de discours. Le seul ‘Dieu’ que l’auteur de Gn 2-4 connaisse, c’est Yhwh: Ecoute, Israël, Yhwh notre Dieu, Yhwh seul (Dt 6,4). C’est un partenaire d’alliance, quelqu’un dont on ne peut parler que si d’abord on l’écoute et qu’on lui parle. Yhwh est, du début à la fin des récits un être de dialogue. Quand il se parle à lui-même c’est déjà de l’humanité qu’il parle, cet autre qu’il a créé et dont il désire la parole. Il ne cesse de l’interpeller, espérant être entendu de lui et reconnu par lui comme s’il avait besoin de l’adam pour exister. Lui, le Créateur, le voilà quémandeur, assoiffé de dialogue avec les humains. Mais cet adam, il l’a voulu libre pour que le dialogue soit vrai, et le voilà, lui Yhwh Elohim, presque impuissant face à la liberté de sa créature. Le risque est grand et l’échec toujours possible. Grandeur et faiblesse de Dieu et de l’Humanité dans une aventure commune, tel est le risque qu’a voulu prendre le Créateur pour prix d’une relation d’amour.

Adam, où es-tu? Caïn, où est ton frère Abel?

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Index des Auteurs Abegg 389 Ackroyd 63 Albertz 45 Alféri 349 Alonso-Schökel 2, 21, 31, 32, 34, 53 Alter 21, 242 Amsler 39, 131, 132 Anderson J.S. 299 Arnold 227 Astruc 21, 106 Attinger 160 Audet 346 Aurin 308, 309 Auwers 117 Babut 379 Bach 152 Bae 375, 386, 387 Balmary 378 Baltzer 328 Barbiero 114 Barr 25, 130, 131, 136, 185 Barthélemy 32, 240 Barton 19, 20, 98 Bauks 179, 194 Beaucamp 344 Beauchamp 382 Beattie 347 Bechtel 58, 148 Becker 287 Beeston 253 Beltz 369 Ben Yahshar 386 Bergmeier 310 Bittner 434 Blenkinsopp 31, 33, 59, 74, 101, 122, 251, 429 Boecker 290 Bogaert 24 Bokovoy 368, 371 Bonhoeffer 265

Boorer 98 Bottéro 36, 37, 38, 39, 41, 44, 104, 124, 137, 146, 160, 162, 171, 178, 214, 219, 244, 267, 278 Bright 140 Brongers 328 Brueggemann 23, 31, 34, 59, 61, 94, 142, 233, 249 Bryan 407 Budde 50, 174, 191, 323 Bührer 24, 49, 50, 69, 70, 73, 78, 104, 107, 108, 119, 122, 124, 136, 141, 148, 155, 158, 169, 176, 188, 189, 207, 236, 237, 240, 244, 259, 267, 311, 316, 430 Burnett 384 Burns 100 Callender 63 Campi 344 Caquot 2 Carr 37, 41, 61 62, 67, 70, 87, 373 Cassuto 72, 136, 151, 169, 198, 217, 235, 309, 312, 362, 366, 369, 371, 375, 380, 385, 409, 412, 413 Castellino 35 Cazelles 117 Cazier 260 Chaine 2, 52, 304 Charlesworth 259 Cheng 434 Clark 191, 194, 287 Clements 113 Clines 131, 172 Collins 17, 72, 135, 167, 258, 282, 284, 304, 319, 361 Condon 344 Cothenet 25, 36, 44, 155, 160, 161, 163, 165, 205, 207 Crenshaw 113, 121 Cross 153, 163 Crouch 385

464

GENÈSE 2,4b-4,26

Dahan 224 Dahood 389 Day 25, 132, 177, 188, 205, 207, 222, 244, 287, 312, 335, 362 De Fraine 263 de Mérode 229 de Moore 259 de Pury 75, 110 Deroche 185 Deurloo 385, 387 de Vaux 1, 338 Dietrich 361, 363, 364 Dozeman 18 Dubarle 2, 31, 53, 344 Dumas 344 Eichler 164, 336, 338 Eichrodt 25, 145 Eissfeldt 52 Engnell 189 Eslinger 327 Ewald 362 Faivre 231 Feuillet 118 Finkelstein 407 Fishbane, 49, 60 Fohrer 156, 303 Fowler 285 Fox 402 Frei 92 Fuss 53, 54, 83, 90, 107 Garonne 249 Garuti 3 Gerleman 142 Gerstenberger 308 Gertz 77, 87 Gese 323 Gesundheit 357 Gevirtz 417 Gibert 3, 49, 106 Gispen 206 Golka 369 Gordis 189 Görg 205, 210 Gosse 24 Gottwald 362

Gratz 185 Gray 245 Grosjean 284 Grundke 283 Gunkel 1, 24, 25, 49, 50, 51, 54, 64, 73, 98, 163, 190, 205, 207, 211, 223, 237, 295, 322, 362 Haag E 24, 25, 54, 143, 145, 192, 198, 207 Haag H 52 Hamilton 17, 61, 72, 151, 188, 206, 207, 240, 249, 252, 258, 264, 265, 304, 310, 311, 316, 318, 334, 347, 372 Harl 108, 143, 298, 302, 310, 380, 389, 402 Hartman 188 Hauser 431 Hendel 108 , 122, 217, 238, 271, 338 Hengel 145 Hertzberg 112 Hess 35, 124, 131 Hillbrands 16, 72, 235 Hirth 197 Honeyman 191 Horvilleur 246, 255 Humbert, 52, 139, 198, 369 Husser 335 Hvidberg 36 Jacob 72 Jacobson 389 Jaroš 265 Jepsen 379 Jeremias 121 Joines 259 Johnson 407 Joosten 189, 264 Joüon 186, 201, 204, 221, 285, 289, 309, 318, 401, 411 Junker H 202 Junker R 16, 17, 72, 235 Kalimi 362, 430 Kaltenmark 39 Kass 21, 184 Kaufman 74 Kawashima 99, 132

INDEX DES AUTEURS

Keel 39, 40, 44, 64, 124, 147, 171, 178, 238, 243 Kegler 430 Kennedy 101 Kikawada 72 Kimelman 260 Koch 146 Kramer 37, 38, 39, 41, 44, 104, 124, 137, 146, 160, 161, 244, 267 Krašovec 191 Kraus 116 Kreuzer 113, 121 Krispenz 40 Krüger 341, 346, 347 Kübel 49, 87 Kutsch 40, 57, 124, 135, 323 Laato 116 LaCoque 183, 226 Lagrange 1, 52 Landy 212 Lanfer 20, 24, 41, 49, 63, 64, 164, 167, 177, 179, 180, 334, 347 Langdon 160 Lapointe 93 Laurentin 328 Le Déaut 135, 136, 165, 217, 219, 286, 304, 310, 327, 336, 340, 365, 420 Lemaire 155, 159 Léon-Dufour 153 Levenson 346 Levin 61 Levine 389 L’Hour 65, 91, 106, 111, 113, 114, 324, 343, 348, 382 Lichtert 118 Lipinski 172 Liverani 163 Lohfink 32, 185, 328, 335, 427 Lohr 402 Loiseau 385 Loretz 451 Lowth 21 Lyonnet 1, 344 Macintosh 310 MacKenzie 93 Mahoney 452

465

Malamat 407 Maldamé 452 Martin 304 Mathews 17, 61, 71, 124, 151, 189, 205, 217, 234, 240, 246, 246, 250, 251, 270, 311 May 25 McEvenue 452 McKenzie J.L. 25, 52, 87, 100, 212 Mendenhall 55, 100, 273, 279, 349 Mettinger 24, 25, 41, 42, 43, 49, 61, 62, 75, 94, 98, 138, 146, 167, 174, 176, 177, 184, 226, 260, 355 Michel 176 Milgrom 74 Millard 36, 155, 159 Miller J.E. 25 Miller J.M. 407 Mirguet 93, 229 Moberly 268 Moran 2, 335 Mowinckel 116 Müller 189 Neusner 99 Niehaus 283, 284 Nielsen 346 Nocque 253 Noegel 111 Noffke 30 Noth 112 Novick 308, 309 Oden 36 Otto 33, 75, 122 Ouro 75 Patton 117 Péguy 351 Pelham 194 Pelletier 131 Petersen 18, 299 Pfeiffer 25, 58, 66, 77, 141, 142, 148, 190, 267, 347 Pierron A. 415 Pierron J. 2 Platon 253 Poffet 454 Pope 127

466

GENÈSE 2,4b-4,26

Portnoy 18 Postell 354 Prévert 394 Prévost 218 Quell

344, 398

Radday 17, 167, 198, 207 Ramantswana 70, 71, 234, 429 Ramaroson 385 Rashi 130, 243, 300, 309, 375 Renaud 114 Rendsburg 407 Rendtorff 18 Resplandis 269 Revell 285 Ricoeur 226, 291 Robbins 132 Rogerson 64 Rogland 136 Ross 113, 121 Rost 112 Rottzoll 60, 189 Roubaud 350 Rouillard 286 Ruppert 456 Sanders 76 Sasson J.M. 253, 256, 366, 409 Sasson V. 159 Sauneron 38, 39, 40 Savran 34, 261, 300 Saydon 456 Scharbert 83, 107 Schellenberg 63, 67, 71, 74, 142, 145, 146, 170, 189, 232, 237, 250, 270 Schlimm 385, 386, 387 Schmid H.H. 18 Schmid K 18, 24, 31, 58 Schmidt W.H. 53, 124, 145, 199, 290, 293, 323 Schmitt J.J., 311 Schniedewind 63 Schottroff 223, 290, 293-295, 297, 298, 302, 303, 391 Schreiner 113 Schroer 39, 40, 44, 64, 124, 147, 171, 179, 238, 243

Schüle 58, 75, 124, 234 Schulz 223 Scott 348 Seebass 60 Shaffer 39, 41, 241 Ska 3, 20, 30, 75, 92, 98, 108, 111, 138, 176, 232, 323 Skinner 50, 52, 124, 146, 176, 187, 191, 203, 237, 240, 252, 262, 263, 316, 323, 369, 401 Skralovnik 172 Smend 99 Soggin 59, 184, 222 Speiser 53, 136, 158, 204, 205, 207, 240, 385, 416 Spieckermann 349 Spina 375 St Thomas d’Aquin 246 Steck 54, 68, 98, 107, 201, 293 Steins 430 Stoebe 191 Stolz 172 Stordalen 24, 26, 28, 31, 33, 34, 40, 41, 42, 44, 45, 49, 57, 61, 63, 74, 75, 84, 94, 104, 126, 132, 146, 151, 155, 156, 158, 159, 160, 162, 164, 166, 167, 169, 171, 172, 174, 179, 184, 189, 197, 202, 204, 205, 206, 207, 208, 209, 212, 217, 221, 261, 293, 300, 329, 338, 384 Talec 2 Tallon 42, 414 Thompson 55, 80 Tiemeyer 156 Tigay 42 Tournay 39, 41, 241 Trible 132 Trillhaas 347 Trinquet 338 Tsumura 35, 124, 244 Tur-Sinai 107 van Seters 18, 24, 25, 27, 54, 87 van Wolde 61 Vermeylen 404, 407, 408, 409, 421, 423 Vervenne 77, 122 Vogels 308

467

INDEX DES AUTEURS

von Rad 1, 23, 51, 53, 128, 184, 187, 191, 240, 261, 263, 291, 295, 316, 362, 402 Wagner 223 Wallace 42, 49, 50, 51, 57, 63, 94, 96, 97, 125, 135, 136, 152, 155, 157, 158, 162, 163, 177, 179, 181, 184, 188, 189, 192, 259, 271, 296, 415 Walsh 61, 94 Waltke 17, 234, 240 Walton 460 Weinfeld 135 Weiser 113, 116, 127, 202 Wellhausen 18, 73, 362 Wenham, 45, 68, 74, 94, 107, 111, 136, 151, 164, 169, 176, 188, 191, 205, 207, 211, 250, 252, 283, 316, 322, 332, 338, 374, 375, 399, 409, 416 Wénin 135, 244, 246 Westermann 24, 49, 55-57, 105, 107, 108, 133, 136, 137, 145, 151, 155, 156, 174, 175, 188, 189, 198, 205, 206, 207, 221, 223, 226, 240, 244, 245, 251, 259, 265, 266, 291, 294,

295, 303, 304, 316, 320, 323, 339, 362, 370, 377, 383, 385, 393, 399, 400, 402, 404, 409, 413 Widengren 24 Wifall 146, 304 Wildberger 115 Williams 308, 319 Willmes 188 Wilson I.D. 153 Wilson R.R. 407, 409, 414, 415 Winnett 55 Witte 49, 65, 68, 69, 74, 77, 104, 109, 115, 117, 119, 124, 130, 141, 169, 175, 207, 210, 213, 238, 260, 297, 323, 418, 419 Wittemberg 75 Wolff 73, 144, 147, 253 Wöller 386 Wright 462 Wyatt 59, 149, 165, 174 Yoyotte

38, 39, 40

Zimmerli 25, 128, 221, 261, 263, 287, 291, 316, 362, 391

Index biblique (hormis Genèse 2-4 et uniquement les textes comportant citations et/ou commentaires) Genèse 6,2 6,5 8,12 8,21 11,5 12,6-8 13,4 14,19-22 18,19 21,33 25,27 26,25 27,9 29,34 43,7

272 272, 307 238 291, 307, 396 238 420 420 371 339 420 373 420 294 248 221

Exode 1,10 9,27 9,13-35 15,17 19,4-5 19,12 20,24 25,8 34,5

330 248 111 153 329 267 417 337 420

Lévitique 25,18-19 26,11-12

396 283

Nombres 21,17 22-24 24,16

136 261 186

Deutéronome 1,39 4,1 6,4 8,1-3

190, 270 329 435 225.226, 314

²

8,7 9,6 11,10-15 11,17 12,10 17,15 27 23,15 28,1-2 28,15-24 28,16-19 29,8 30,15-20 32, 6 32,40

138 349 129 396 217 221 294, 299 283 129, 282 313 294 274 182 371 331

Josué 1,7-8 24,14 24,15 24,24-25

274 329 218 282

Juges 9,7-15

261

1Samuel 1,19-20

372

2Samuel 7,25-29 12,21 12,28 14,17-20 19,36

112.113, 283 290 330 270 190, 270

1Rois 1,31 2,4 3,9 5,13 6,12-13

331 339 270 239 337

470

GENÈSE 2,4b-4,26

7,14 18,24

185 420

Joël 3,5 4,18

421 202

2Rois 5,11 19,14-19 21,8

420 115, 271 396

Amos 14,15

153

Jonas 2,5 4,6

335 118

Michée 7,17

303

Sophonie 3,9

421

Zacharie 7,14 14,8

172 202

Malachie 2,5

183

Psaumes 19,8-11 29 36,9 46,5 49,9 59,6 72,9 72,18-19 78 80,5-20 82 104,29 106,24 133,1 136

172 282 157 202 331 115 303 114 337 153 27 27, 146 172 220 331

Job 7,16 10,8-12 13,20-24 15,7-8 33,4-6 34,14-15 34,35

331 28, 140, 321 399 28, 349 28 27, 145 185

Isaïe 7,15-16 30,24 42,5 44,21 44-45 45,15-18 47,10 49,23 51,1-8

190,270 134 145 140 140 140 186 303 156

Jérémie 2,13 2,21 3,19 9,22 12,10 17,13 21,1-10 22,16 24,1-10 27,11 29,20 31,29 51,42

202 153 173 349 172 202 183 185 333, 334 217 333 377 136

Ezéchiel 14-15 18,2 18,20 26,3 28 31 33,1-20 36,17-20 47,1-12

182 377 377 136 24, 157, 271 26s, 157,1 81 183 334 202

Osée 8,1 9,15-17 10,8

335 335 315

471

INDEX BIBLIQUE

36,27 40,4 42,2-6

136 350 349

Proverbes 2,5 3,18 8,22 8,35 11,30 12,11 13,12 14,27 15,4

186 180 348, 371 182 180 134 180 182 180

Cantique 7,11

310

Qohélet 2,16 2,26 3,11 3,19-21 4,8-12 5,1 12,7 12,13

331 186 330 27 230 307 27, 143 350

Néhémie 2,3 1Chroniques 17,16-17 28,9.20

331

116 116

2Chroniques 1,9 6,41-42 26,18

116 116 117

Tobie 8,6

28s, 233 LITTÉRATURE

IVEsdras 7,118 8,52-54

276, 343 181

Siracide 1,1-27 17,1-14 25,24 33,14 36,24

29 348 192.227 343 182 233

Sagesse 2,23-24 10,1 10,3

262, 343 29, 364

Matthieu 25,36

255

Jean 4,10-14 9,2

202 377

Romains 5,12-21

276, 344

1Corinthiens 11,7-12 246 15,21-22 276 2Corinthiens 11,3

262

1Timothée 2,3

276

1Jean 3,12

365, 375

Apocalypse 2,7 12,1-2 16,4 22,1

181 181, 304 255 182

INTERTESTAMENTAIRE

1 Hénoch 24,4 49,6

181 262

472 2Hénoch 8,4 49,6 Jubilés iii,4-7 iii,15-16 iii,28

GENÈSE 2,4b-4,26

Apocalypsed’Abraham xxiii,9-11

181

367

ApocalypsesyriaquedeBaruch liv, 19 343 233 TestamentdeLévi

181

Viegrecqued’AdametÈve vii,1; xiv,2 276 xxi,6; xxxii,2 30, 276 LITTÉRATURE

EXTRABIBLIQUE

Atra-hasis

36, 37, 39,. 45, 146

EnkietNinmah

44

EnumaElish

37,45,104,124,259

HymneàKhnoum

39

EnkietNinhursag 38,160s,244

InstructionàMérikaré

147

EpopéedeGilgamesh 40,. 41,. 43, 162. 163, 171, 178, 259, 278, 320, 321, 323, 324

InstructionàAmon-Ré

147

InstructionàAton

147

InventiondelaHoue

44

Adapa

Inscription TellFekherye 158s

4 1,. 42, 46, 179, 323, 324, 414

Coran5,32 InannaauxEnfers

137, 178

366

Table des matières Avant-propos.....................................................................

1-3

Sigles et abréviations ........................................................

5-7

Texte Gn 2b-3,24 ..............................................................

9-12

Introduction .......................................................................

13-22

Chapitre 1 – Gn 2-3: son environnement ......................

23-47

Chapitre 2 – Histoire de la recherche ............................

49-80

Chapitre 3 – Le scénario, la structure, le genre littéraire 81-101 Chapitre 4 – L’état des lieux ‘avant’…2,4b-6 ............... 103-138 Chapitre 5 – YE façonne l’adam et plante le jardin, 2,7-9 139-195 Chapitre 6 – Le monde irrigué par l’eau d’Eden .......... 197-214 Chapitre 7 – L’adam sous le commandement, 2,15-17 . 215-227 Chapitre 8 – Un vis-à-vis pour l’adam, 2,18-25............ 229-256 Chapitre 9 – De la tentation à la transgression, 3,1-7 ... 257-279 Chapitre 10 – L’instruction du procès, 3,8-13 ................. 281-291 Chapitre 11 – Les conséquences, 3,14-21 ....................... 293-322 Chapitre 12 – Expulsés du jardin d’Eden, 22-24 ............ 323-340 Chapitre 13 – L’humanité entre ciel et terre .................... 341-357 Chapitre 14 – Caïn et ‘son frère’ ...................................... 359-404 Chapitre 15 – Les premiers pas de la culture ................... 405-423 Conclusions: La Vie ou la mort ........................................ 425-432 Envoi ................................................................................. 433-435 Bibliographie..................................................................... 437-462 Index des auteurs............................................................... 463-467 Index biblique et extrabiblique ......................................... 469-472

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