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French Pages 323 [325] Year 2019
ÉTUDES BIBLIQUES
ANALYSE DE LA RÉPONSE DU LECTEUR AUX ORIGINES DE JÉSUS EN MATTHIEU 1-2 par Sébastien DOANE
PEETERS
ANALYSE DE LA RÉPONSE DU LECTEUR AUX ORIGINES DE JÉSUS EN MATTHIEU 1-2
ÉTUDES BIBLIQUES (Nouvelle série. No 81)
ANALYSE DE LA RÉPONSE DU LECTEUR AUX ORIGINES DE JÉSUS EN MATTHIEU 1-2 par Sébastien DOANE
PEETERS
LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT 2019
ISBN 978-90-429-3891-5 eISBN 978-90-429-3892-2 D/2019/0602/88 A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2019, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium
REMERCIEMENTS Ce livre est le fruit de recherches doctorales que j’ai réalisées grâce à l’encouragement de plusieurs personnes. Merci au professeur Alain Gignac de l’Université de Montréal, qui m’a guidé à la maîtrise et aidé dans l’orientation de ce projet. Merci au professeur Robert Hurley, mon directeur de thèse et mentor. Merci à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, qui m’a accueilli comme étudiant et maintenant comme professeur. Merci à ma famille. Je remercie en particulier Stéphanie Gravel. Les heures passées ensemble sur nos projets de thèses respectifs sont parmi les plus beaux souvenirs de ces dernières années. Merci à mes parents, Marie Laferrière et David Doane, qui sont toujours dans les premières rangées lors de mes présentations et les premiers à lire les articles et les livres que j’écris.
QUAND BIBLE ET CRITIQUE POSTMODERNE SE RENCONTRENT... Quels sont les effets de la critique postmoderne sur les études bibliques ? L’exégèse fondée sur des bases provenant du siècle des Lumières répondait très bien à l’épistémologie moderne en quête de rationalité objective. Les méthodologies développées déclinaient les procédures à suivre pour déterminer et valider la compréhension des textes bibliques en réduisant le plus possible l’influence de la subjectivité des chercheurs sur leurs résultats. Or, le rapport à la connaissance s’est modifié avec le développement de la critique postmoderne. Progressivement, la subjectivité n’est plus vue comme ce qu’il faut éviter dans le processus de connaissance, mais comme un élément constitutif du rapport au savoir. Ce qui était présenté comme vérité objective, absolue, unique et même éternelle doit trouver une autre façon de se dire à partir du nouveau paradigme. La connaissance a dorénavant un aspect pluriel, voire fragmenté, et les chercheurs sont toujours situés dans un contexte qui influence leur regard sur le monde, qu’ils en soient conscients ou non. Toute perspective interprétative est à la fois limitée et rendue possible par le lieu et la personne qui offre une interprétation. De plus, le sujet interprétatif advient en interprétant. Il évolue tout au long de ses recherches. Cette construction du sujet se fait en intersubjectivité avec les autres membres de ses communautés interprétatives. Le rapport entre l’exégèse et la critique postmoderne ne sera certes pas vidé par ce livre. Celui-ci vise un objectif plus modeste : circonscrire les paramètres d’une approche interprétative issue de la critique postmoderne – l’analyse de la réponse du lecteur (ARL1) – pour ensuite l’appliquer sur un extrait biblique – Mt 1-2. Puisque l’ARL est relativement neuve dans le monde de l’exégèse, cette approche n’a pas encore développé de méthodologie stable. Elle regroupe un large spectre de positions critiques reliées par l’intérêt pour le rôle du 1 Bien que certains gardent l’expression reader-response, je préfère employer son équivalent francophone (l’analyse de la réponse du lecteur) pour faciliter l’intégration de cette méthode dans ma langue de travail. L’abréviation ARL sera utilisée par la suite.
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lecteur dans l’acte interprétatif. Le travail de recherche qui a mené à l’écriture de ce livre demandait donc un important travail au plan méthodologique. Pour mieux comprendre l’ARL, le chapitre suivant présentera une synthèse des travaux des théoriciens littéraires qui ont posé les jalons de cette méthode ainsi que quelques applications bibliques de l’ARL dans les travaux de Mark Allan Powell et de Robert Hurley. Ce regard permettra alors de saisir l’originalité de la proposition méthodologique que j’appelle « lecture séquentielle » qui sera utilisée pour analyser les deux premiers chapitres de l’Évangile selon Matthieu. Dit simplement, je propose de suivre l’effet sur le lecteur que je suis du passage d’un mot à l’autre du texte biblique dans la séquence qu’il se présente. Cette appellation souligne l’aspect temporel de la lecture, une caractéristique importante pour les théoriciens de l’ARL comme Stanley Fish et Wolfgang Iser. Une autre caractéristique importante est de ralentir la lecture pour porter attention aux détails apparemment insignifiants. La méthodologie que je vais déployer a été grandement influencée par Stanley Fish et Robert Hurley, mais aussi par les réflexions menées au colloque du RRENAB sur la place du lecteur dans l’analyse narrative de textes bibliques2. Plusieurs interventions de ce colloque ont souligné les difficultés épistémologiques des lecteurs inscrits dans le texte (lecteur implicite, modèle, idéal, etc.). Des conférenciers comme Vincent Jouve et Geert Van Oyen ont pris la parole pour que les études bibliques s’ouvrent à l’importance de « vrais lecteurs ». Par contre, ces interventions n’ont donné que très peu de balises théoriques ou d’applications pratiques pour tenir compte de « vrais lecteurs ». Avec ce livre, j’ai décidé de relever ce défi. Chaque méthode exégétique a ses balises épistémologiques. Parmi les chercheurs qui portent attention au pôle de la réception du texte, plusieurs identifient un lecteur inscrit dans le texte qui pose aussi problème. Que ce soit la recherche du lecteur que l’auteur avait en tête, des premiers lecteurs du texte, du lecteur implicite ou du lecteur modèle, il s’agit de reconstitutions faites par le chercheur. L’histoire de l’interprétation montre qu’il est impossible de trouver un « lecteur modèle » sans équivoque pour un texte. Chaque exégète voulant trouver ce lecteur précis le développe d’une façon différente. Ces divers lecteurs théoriques ne sont-ils pas des reconstitutions faites par les 2
R. Burnet 2014.
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chercheurs pour présenter leur propre interprétation ? L’ARL reste souvent très théorique et ne fait que rarement référence aux vrais lecteurs. Mark Allan Powell écrit à ce sujet : « I am frankly amazed that so little data is available on this topic. It seems like a field ripe for research projects3. » C’est non sans appréhension que j’ose prendre la première personne du singulier pour exprimer ma réponse de lecteur au texte biblique choisi. C’est moi qui réagis aux divers dispositifs littéraires, qui remplis les blancs du texte, qui fais des choix et qui donne vie au texte alors que je le parcours un mot après l’autre. Mis à nu, j’ai choisi de ne pas camoufler mes propres interprétations derrière un style ayant une apparence plus objective. La méthodologie employée n’utilise pas d’artifice pour donner une apparence objective à ce qui ne l’est pas. L’analyse complètement neutre, impartiale et objective d’un texte devient impossible lorsqu’on prend en compte le pôle du lecteur dans l’acte interprétatif. L’argumentaire du Symposium 2017 du RRENAB le montre bien : Le lecteur des récits bibliques, qu’il approche son sujet avec science ou foi, n’est pas neutre devant le texte. Certes, l’intérêt pour l’unique monde du récit tend à donner au narratologue biblique l’impression d’une certaine objectivité par rapport à sa lecture. Or les approches de la réception nous ont rendus conscients que cette « objectivité » n’est, au fond, qu’un leurre. Tout exégète, tout lecteur est historiquement situé : son lieu d’origine, son époque, sa classe économique, sa culture, son sexe, etc., tous ces lieux d’inscription font en sorte qu’il reçoit différemment le récit mis en examen. En bref, un même récit donne lieu à des lectures différentes créant une plurivocité, une polysémie4.
J’ai lu Mt 1-2 à partir de ma posture personnelle. Cela dit, la méthode d’interprétation développée m’a permis de ne pas verser dans une subjectivité débridée. La lecture du mot à mot du texte, au ralenti, selon la séquence dans laquelle il se présente, a agi comme un garde-fou. L’acte de lecture est présenté comme une action qui se déroule dans le temps. La compréhension d’un texte se développe à mesure qu’on le lit. L’arrivée d’un nouveau mot a souvent l’effet d’inciter son lecteur à revisiter ce qui a déjà été lu pour parfaire sa compréhension à la lumière des nouvelles révélations. L’étude des M. A. Powell 2001, 28. Extrait de l’argumentaire du Symposium du RRENAB Narrativité et politique, Université Laval, du 2 au 4 juin 2017. Comité scientifique : Guy Bonneau, Robert Hurley et Sébastien Doane. 3 4
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effets de suspense, de curiosité et de surprise a permis de décrire la tension ressentie au long de la lecture. Lire un texte dans sa séquence, c’est aussi retourner en arrière pour comprendre le « pourquoi » d’une révélation surprenante, imaginer la suite pour chercher à comprendre une curiosité ou pour confirmer les attentes qui se sont développées. L’application de l’ARL mise en œuvre dans cette recherche permet la discussion avec d’autres « vrais lecteurs » que sont les Pères de l’Église et les exégètes qui ont commenté Mt 1-2. Ces interprétations seront présentées comme des réponses de lecteurs aux espaces d’indétermination du texte. L’objectif n’est pas de produire une histoire de l’interprétation ou de trouver la meilleure interprétation, mais d’exposer la polysémie du texte afin de mettre en lumière les effets de la lecture de celui-ci. Ce contact avec d’autres lecteurs professionnels est aussi une manière de souligner l’importance des communautés interprétatives dans l’interprétation de textes. Ma propre lecture est façonnée par la communauté exégétique qui m’a enseigné des stratégies de lecture et des réponses normatives au texte étudié. La pluralité de réponses à un texte est une richesse puisqu’elle permet de découvrir de nouvelles dimensions du texte et de se laisser corriger par l’expérience de lecture des autres. Il devient pertinent de porter une attention spécifique aux phénomènes négligés de polysémie et de pluralité interprétative en étudiant le texte sur le versant de sa lecture, à l’aide d’une méthode qui se préoccupe précisément de cela. Les récits entourant la naissance de Jésus sont parmi les mieux connus de la Bible. Pourtant, la tradition interprétative populaire a amalgamé les évangiles selon Luc et Matthieu malgré leurs différences5. Matthieu est le moins connu des deux. On y retrouve des éléments singuliers qui demandent à être explorés. Par exemple, la généalogie de Jésus contient des prostituées, des non-juives, de mauvais rois qui ont sacrifié leurs enfants et des inconnus. En outre, cette étude fera sortir ce texte du folklore de la fête de Noël en soulignant son aspect politique et subversif. Des auteurs comme Marcus J. Borg, John Dominic Crossan, Warren Carter et Richard Horsley soulignent que des éléments du récit des origines de Jésus en Matthieu révèlent une contestation de l’organisation politique, sociale et religieuse de l’Empire romain6. 5 6
S. Doane 2010, 147-153. R. A. Horsley 1989 ; M. J. Borg 2007 ; W. Carter 2009, 77-90.
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Les premiers mots par lesquels un texte commence sont souvent représentatifs de ce qui va suivre. Les deux premiers chapitres de l’Évangile selon Matthieu sont la porte d’entrée des lecteurs au monde narratif qui s’ouvre à eux. Il s’avère donc important d’étudier la relation entre le début de cet évangile et ses lecteurs. Le début d’une narration est souvent propre à exciter la curiosité de ses lecteurs. La nature progressive de la mise en place du cadre narratif et de l’intrigue fait en sorte que, souvent, le début de l’histoire permet une prise de contact avec ce qui sera important par la suite. Mt 1-2 n’est pas seulement un préambule placé avant le ministère de Jésus, il s’agit d’une introduction qui suscite la curiosité des lecteurs pour les inciter à poursuivre la lecture en révélant les enjeux clés de l’évangile. L’origine de Jésus et les événements racontés autour de sa naissance sont symboliques de l’ensemble de l’évangile. À vous, lecteurs et lectrices, je vous souhaite une lecture agréable de cette analyse des effets produits par le texte de Mt 1-2. J’espère que vous y trouverez à la fois des repères méthodologiques intéressants et interprétation renouvelée de ce texte biblique.
Given that we are therefore engaged in reading texts and reading readings of texts, it is perhaps strange how little focus is given to the activity of reading1 Richard Briggs
1. MÉTHODOLOGIE 1.1 Introduction Lorsque j’ai commencé à étudier à l’université, j’ai vécu un « choc théologique ». J’étais frappé par le contraste entre le discours théologique au sujet de la Bible et la lecture croyante qui était la mienne. J’ai vite compris que l’université n’était pas une église et que je devais mettre en veilleuse mes sentiments et croyances. Au lieu de lire la Bible pour comprendre ce qu’elle veut dire pour moi, je devais découvrir ce qu’elle voulait dire pour ses auteurs et premiers lecteurs. Je venais d’entrer dans le monde de la méthode historico-critique qui vise deux choses : 1) trouver le sens original ou l’intention de l’auteur d’un texte en le replaçant dans son contexte d’origine ; 2) connaître la situation historique de l’auteur et celle des premiers lecteurs pour mieux comprendre les événements décrits par le texte. Cette méthode est excellente pour analyser le côté historique de la Bible, mais elle ne me permettait pas de réflexion personnelle à partir de ces textes sacrés. Je voyais le gouffre entre l’étude universitaire de la Bible et l’interprétation de la Bible en Église. Un même livre, la Bible, était lu de façon différente selon le milieu dans lequel je me trouvais. La réponse d’un lecteur ou d’une lectrice à un texte varie selon plusieurs facteurs. La dichotomie église/université dont j’ai fait l’expérience est un bel exemple de la notion des communautés interprétatives abordée par Stanley Fish, qui sera présentée plus loin. Pour mieux comprendre ce qui entre en jeu dans cette dynamique, je me tourne vers l’analyse de la réponse du lecteur (ARL) dont la visée est d’étudier le rôle du lecteur dans la création de sens lors d’une interprétation textuelle. Pour décrire l’ARL, je veux explorer cette méthode au contact des auteurs qui l’ont développée. La première partie de ce chapitre R. Briggs 2015, 71.
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présentera un parcours historique qui a mené au développement de cette méthode pour ensuite exposer les théories littéraires de Wayne Booth, de Wolfgang Iser, de Stanley Fish, et les applications bibliques de Mark Allen Powell et de Robert Hurley. Il n’y a pas de consensus sur la façon concrète d’appliquer l’ARL à un texte biblique2. Une deuxième partie abordera des concepts importants utilisés pour mieux décrire la méthodologie qui sera suivie dans les prochains chapitres pour interpréter Mt 1-2. 1.2 L’analyse de la réponse du lecteur 1.2.1 La genèse de l’ARL Avant de passer aux auteurs ayant contribué à la théorie de l’ARL, un bref rappel historique de ce qui a mené à l’établissement de cette méthode m’apparaît nécessaire3. Il n’y a pas de consensus pour affirmer qui était la première personne à utiliser l’ARL. D’aucuns croient que c’est Louise Rosenblatt qui aurait inauguré l’ARL par la remarque faite dans son livre Literature as Exploration (1938) : « What the student brings to literature is as important as the literary text itself4 ». Pourtant, dix ans plus tôt, Virginia Woolf avait déjà exprimé l’intuition de la réponse du lecteur5. D’autres encore relient le début de l’ARL aux années 1920, à l’intérêt d’I. A. Richards pour les réponses émotives au texte littéraire6. En fait, l’ARL provient d’une longue
« Reader-response criticism is not a conceptually unified critical position, but a term that has come to be associated with the work of critics who use the words reader, the reading process, and response to mark out an area for investigation. » J. P. Tompkins 1981b, ix. 3 Pour déployer cette histoire de l’ARL, je me base sur les œuvres suivantes : R. Detweiler 1985 ; E. Freund 1987 ; M. V. Weele 1991 ; W. L. Guerin 2005 ; M. A. R. Habib 2005 ; T. Eagleton 2006 ; A. C. Thiselton 2006, 395-521. 4 L. M. Rosenblatt 1995, 82. Selon J. Tompkins 1981b, xxvi, Rosenblatt mérite d’être reconnue comme la première à décrire la réaction du lecteur. 5 Virginia Woolf s’intéressait au dialogue entre lecteurs et auteurs. Les livres transforment leurs lecteurs, mais les lecteurs changent aussi les livres : « Undoubtedly all writers are immensely influenced by the people who read them. » V. Woolf 1922, 220. La compréhension d’un texte change lors d’une relecture : « Even things in a book-case change if they are alive ; we find ourselves wanting to meet them again ; we find them altered ». (Idem) Elle réfléchit sur la manière de lire comme l’indique le titre de son essai « How Should One Read a Book ? » dans V. Wolff 1929. Voir M. Goldman 1965. 6 I. A. Richards 1924. 2
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tradition qui reconnaît le rôle interprétatif joué par le lecteur d’une œuvre littéraire ou de l’auditoire lors d’une prestation orale. L’Antiquité L’attention à la réception d’un texte se retrouve déjà dans la façon de concevoir la littérature et la communication durant l’Antiquité. Les commentaires de cette époque montrent une grande préoccupation pour la réponse de l’auditoire puisqu’ils s’intéressent à la rhétorique, dont l’objet est la persuasion. Les auteurs de l’époque tels que Platon, Aristote, Quintilien et Longinus7 traitent de rhétorique surtout à partir des effets sur l’auditoire dans un contexte d’art oratoire. Longinus, par exemple, écrit un traité sur le sublime, une notion qui, malgré son imprécision, vise l’effet des orateurs sur l’auditoire8. Pour cet auteur, le langage porte une puissance qui permet une action sur l’auditeur. Son traité cherche à décrire la technique nécessaire à un orateur pour qu’il puisse utiliser ce pouvoir et influencer ses auditeurs. La Poétique d’Aristote traite du mythe comme composition, synthèse d’actions ou organisation d’actions9. Pour Aristote, le mythe n’est pas relié au contenu ni à sa vraisemblance, mais à l’organisation d’actions pour leur donner une forme cohérente. La mimésis est une représentation créative de la réalité qui lui donne sens. Le mythe met en scène des émotions pour produire des effets sur son auditoire10. Aristote croyait que la littérature avait une influence psychologique positive. Dans son argumentation, il disait qu’une tragédie purge les émotions négatives des spectateurs et permet un effet cathartique en suscitant des émotions de peur et de pitié11. Le discours est donc un outil pour transformer le réel et émouvoir ceux qui l’entendent. Platon enseignait que la poésie avait tendance à provoquer des passions irrationnelles en faisant appel aux bas instincts. Il cherche à bannir les poètes de sa conception idéale de la politique à cause du Longinus (Λογγίνος) est également appelé Pseudo-Longin. Il est un écrivain grec du Ier ou IIIe siècle, auteur du Traité Du sublime. 8 Par exemple : « Tu rendras l’auditeur à la fois plus vivement ému, plus attentif et tout entier à l’action, secoué, comme il l’est, par les paroles qui lui sont adressées. » Longinus 2009, 39. 9 Aristote 1996. 10 Le livre II de la Rhétorique d’Aristote se concentre sur l’ethos et le pathos qui affectent le jugement. Aristote développe les façons dont l’ethos et le pathos affectent un auditoire pour le persuader. Aristote 1991. 11 M. A. R. Habib, 54-58. 7
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pouvoir exercé par leur esthétique sur le politique12. Pour lui, le langage poétique a un impact négatif à cause des effets qu’il provoque chez les auditeurs. Selon Platon, la réponse à un discours se trouve dans l’agir moral des auditeurs. Pour contrôler l’arène politique, il faut maîtriser le pouvoir du langage. Cette idée sera très importante pour des auteurs de l’ARL tels que Stanley Fish. Les lecteurs défendent les intérêts politiques, économiques et sociaux de leurs communautés interprétatives. Comparant ces auteurs classiques avec les théoriciens de l’ARL, Jane Tompkins souligne que les deux groupes s’intéressent à l’effet du texte/discours sur son lecteur/auditoire. Pourtant, elle souligne que les auteurs contemporains de l’ARL cherchent à trouver le sens du texte/discours alors que les auteurs de l’Antiquité s’intéressaient plutôt au pouvoir transformateur du langage13. Alors que les uns cherchent la signification, les autres explorent les actions qui découlent de la rhétorique. Un point de départ : l’objectivité On peut comprendre l’émergence de l’ARL à partir d’un des points de discorde en herméneutique : la prétention à l’objectivité. Certains chercheurs se demandent s’il est possible et même souhaitable de viser l’objectivité dans l’interprétation. D’autres insistent sur le fait que l’objectivité doit rester une sorte d’idéal régulateur. D’une façon ou d’une autre, il y a un consensus autour du fait que l’objectivité pure ne peut être atteinte, mais la critique historique garde cette quête d’objectivité comme un idéal dont il faut se rapprocher. C’est là qu’on voit la particularité d’une méthode d’interprétation qui place l’accent sur le lecteur. Selon Edgar McKnight, « A radical readeroriented criticism is postmodern in that it challenges the critical assumption that a disinterested reader can approach a text objectively and obtain verifiable knowledge by applying certain scientific strategies14. » Rudolf Bultmann, partisan de l’exégèse historico-critique, se demande si l’exégèse sans présupposés est possible : « Ist voraussetzunglose Exegese möglich ?15 » En dernière analyse, sa réponse Platon 1964. Voir en particulier le livre 10. J. P. Tompkins 1980a, 201-232. 14 E. V. McKnight 1989, 15. 15 R. Bultmann 1957, 409-417. 12 13
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tient en un mot : « non ». Il y aura toujours des présupposés qui vont teinter notre interprétation du texte. Il y a donc une subjectivité intrinsèque à l’acte interprétatif. Avec cette compréhension se produit un déplacement dans la recherche du sens. L’objet de la recherche n’est plus le texte en soi, mais l’interaction qui se déroule entre le lecteur et le texte. L’ARL s’est donc développée en faisant le lecteur l’interprète premier, qui joue un rôle actif dans l’élaboration du sens. Au lieu d’essayer de satisfaire la demande d’objectivité provenant du positivisme, les théoriciens de l’ARL attaquent le fondement même du positivisme en déclarant que l’objectivité n’est que fiction16. En effet, le langage n’est pas un reflet de la réalité. Au contraire, c’est le langage qui permet de construire la réalité17. Anne Pasquier rappelle que « longtemps avant nous, les rhéteurs anciens savaient combien la réalité est toujours dépendante de façons de la dire, d’où sa grande fragilité18. » L’utilisation du langage implique une mise à distance par rapport au réel. Avant de présenter les théoriciens de l’ARL, je propose d’exposer l’herméneutique de Paul Ricœur et la théorie littéraire d’Umberto Eco, qui ne font pas partie de l’ARL, mais qui permettent de voir que l’attention au lecteur est une préoccupation qui touche d’autres domaines d’étude. L’herméneutique selon Paul Ricœur Paul Ricœur ne se situe pas dans l’approche de la réponse du lecteur. Il s’inscrit plutôt en sémiotique, une approche formaliste centrée sur le texte19. Je propose de décrire sa vision de l’herméneutique puisqu’il confère un rôle significatif au lecteur, qu’il aborde comme sujet et comme interprète.
. Tompkins 1981b, 224. « [L]e lecteur s’imagine que le texte est la description d’un monde qui p récède le texte, alors que ce monde est en réalité le produit du discours. » A. Pasquier 2014, 90. Voir aussi K. Walton 1990. 18 A. Pasquier 2014, 91. 19 D’autres herméneutes pourraient aussi être mis à profit dans cette discussion. Par exemple, Hans Georg Gadamer s’intéresse aussi au lecteur puisqu’il l’invite à se mettre à l’écoute de la tradition qui élève la voix depuis le texte. Sur l’importance de l’interprète dans la construction du sens, Gadamer déclare ceci : « The real meaning of a text, as it speaks to the interpreter, does not depend on the contingencies of the author and his original audience. It certainly is not identical with them, for it is always co-determined also by the historical situation of the interpreter and hence by the totality of the objective course of history. » H.-G. Gadamer 1989, 286. Pour une comparaison entre l’herméneutique de Ricœur et celle de Gadamer, voir D. Frey 2008. 16 17
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Les recherches de Ricœur partent de la phénoménologie pour aller vers l’herméneutique. Voici comment il décrit la rencontre de ces deux champs d’intérêt : « L’idée maîtresse de cette phénoménologie herméneutique est que la réflexion sur soi est le but, l’interprétation est le moyen. En d’autres termes, il n’y a pas de voie directe de moi à moi, excepté par la voie détournée de l’appropriation des signes et des œuvres d’art et de culture qui doivent d’abord être explorées par les “contre-disciplines”20 ». Pour Ricœur, le sens d’un texte ne peut être imposé par l’intention de l’auteur. Il s’oppose à l’herméneutique romantique héritée de Schleiermacher, dont le projet était de comprendre un auteur mieux qu’il ne se comprend lui-même21. Ricœur introduit une distinction claire entre la visée subjective d’un auteur et la signification verbale du texte, qui en est autonome. Le monde du texte n’est pas à identifier au monde de l’auteur. La signification d’un texte n’est pas à chercher dans le sens que lui a donné son premier auditoire ni dans le sens qui pourrait se dégager des circonstances politiques, sociales, économiques ou culturelles de son milieu de production. Selon Ricœur, ce que l’on peut interpréter, c’est le texte même et non l’auteur. Pour ce faire, il faut tenir compte de la distanciation constitutive d’un texte comme écriture22. Ainsi, Ricœur affirme : « Le travail même de l’interprétation révèle un dessein profond, celui de vaincre une distance, un éloignement culturel, d’égaler le lecteur à un texte devenu étranger, et ainsi d’incorporer son sens à la compréhension présente qu’un homme peut avoir de lui-même.23 » En partant de la distinction entre « expliquer » et « comprendre », introduite par Wilhelm Dilthey24, qui opposait les sciences de la nature et les sciences humaines, Ricœur soutient que l’interprétation ne doit pas se limiter au fait de « comprendre », mais doit passer par l’« explication ». Comme sa maxime le dit : « expliquer plus, c’est comprendre mieux25 ». Bien qu’il soit ouvert à d’autres méthodes pour expliquer un texte, chez Ricœur, l’explication se fait en priorité par l’analyse structurale. L’image qu’il prend pour décrire le processus P. Ricœur 2001, 93. P. Ricœur 1986, 87 cite et commente Schleiermacher. 22 Ibid., 125. 23 P. Ricœur 1969, 4. 24 W. Dilthey 2014. 25 Cette maxime se retrouve à plusieurs endroits dans son œuvre. Par exemple : P. Ricœur 1986, 22. 20 21
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est « l’arc herméneutique », qui commence par une compréhension préalable, mise à l’épreuve par l’étape de l’explication, qui permet alors d’aller vers une compréhension critique. Dans cet arc, la méthode structurale sert de méthode d’explication au service de la compréhension critique permettant de dépasser la « naïveté première » pour atteindre ce que Ricœur appelle une « seconde naïveté », c’est-à-dire une appropriation à la fois vive et critique26. Précisant sa pensée, le philosophe dit : « Expliquer, c’est dégager la structure, c’est-à-dire les relations internes de dépendance qui constituent la statique du texte ; interpréter, c’est prendre le chemin de pensée ouvert par le texte, se mettre en route vers l’orient du texte27. » Cette perspective montre la dialectique (et non l’opposition) entre l’« expliquer » et le « comprendre », qui permet l’interprétation de l’acte de lecture. Pour Ricœur, le lecteur est un interprète dont la tâche est d’aller vers une appropriation critique du monde que le texte lui propose : « Ce qui est en effet à interpréter dans un texte, c’est une proposition de monde, d’un monde tel que je puisse l’habiter pour y projeter un de mes possibles les plus proches. C’est ce que j’appelle le monde du texte, le monde propre à ce texte unique28. » Le texte n’est pas une reproduction de la réalité, mais plutôt une ouverture sur une façon possible d’être au monde que le lecteur peut faire sienne. C’est là qu’on trouve le but du processus herméneutique proposé par Ricœur. La critique du sens des œuvres trouve son aboutissement dans la compréhension de soi devant le texte : « par appropriation, j’entends ceci, que l’interprétation d’un texte s’achève dans l’interprétation de soi d’un sujet qui désormais se comprend mieux, se comprend autrement, ou même commence de se comprendre29. » Ricœur a été influencé par Martin Heidegger, qui avait introduit une ontologie herméneutique où le monde est une interprétation du rapport entre le sujet et le monde. Le sujet appartient toujours au monde qu’il interprète. C’est ce qu’on appelle le cercle herméneutique. Ceci n’est pas pour Ricœur un cercle vicieux, mais la seule façon de plonger dans l’acte interprétatif. Il faut donc s’enfoncer dans le cercle herméneutique. Cet objet, je ne le connais nulle part ailleurs que dans la compréhension du texte. La foi P. Ricœur 1969, 294. P. Ricœur 1986, 175. 28 Ibid., 128. 29 Ibid., 70. 26 27
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dans celui dont il est question dans le texte doit être déchiffrée dans le texte qui en parle et dans la confession de foi de l’Église primitive qui s’est exprimée dans le texte. C’est pourquoi il y a un cercle : pour comprendre le texte, il faut croire en ce que le texte m’annonce ; mais ce que le texte m’annonce n’est donné nulle part ailleurs que dans le texte ; c’est pourquoi il faut comprendre le texte pour croire30.
Le récit et le temps Le récit a aussi été un sujet important du travail de Paul Ricœur. Dans la trilogie Temps et récit, il explore comment le récit opère une transformation du temps. Le récit permet de penser un temps humain, de le configurer malgré l’aporie du temps. Ricœur divise son analyse de l’opération mimétique du récit en trois étapes. Pour lui, la narrativité passe d’un temps préfiguré (mimèsis I) à un temps refiguré (mimèsis III) grâce à l’acte narratif de configuration (mimèsis II). Avec ce modèle, l’acte narratif de configuration commence en amont du texte dans les structures intelligibles, dans le fonds symbolique et la précompréhension, dans l’action de ce qui est déjà matière à narration. Le stade suivant est proprement celui du texte, qui fait une synthèse d’événements et d’actions en les mettant en intrigue. En aval du texte, on retrouve le processus de refiguration, qui complète l’acte de compréhension par celui de l’application. Dans cette étape cruciale, c’est le lecteur qui doit intégrer l’expérience temporelle suggérée par le monde du texte pour l’appliquer dans son propre monde. Il s’agit du point de rencontre entre le monde du texte et le monde du lecteur. De la vaste enquête de Ricœur sur le rapport entre temps et récit, je retiens que c’est la lecture qui achève de refigurer l’expérience temporelle que le texte configure : « Sans lecteur qui l’accompagne, il n’y a point d’acte configurant à l’œuvre dans le texte ; et sans lecteur qui se l’approprie, il n’y a point de monde déployé devant le texte. Et pourtant l’illusion renaît sans cesse que le texte est structuré en soi et par soi, et que la lecture advient au texte comme un événement extrinsèque et contingent31. » Texte et lecteur En somme, l’herméneutique de Paul Ricœur est une théorie du texte parce qu’elle considère d’abord l’objectivité du texte, dont elle souligne le caractère transcendant de l’intention sémantique. Elle est P. Ricœur 1969, 382. P. Ricœur 1991a, 239.
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également une théorie de la lecture parce qu’elle intègre la question de l’effectuation du sens par le lecteur ainsi que celle des effets de la lecture sur le lecteur et sa compréhension du monde. Dans Temps et récit III, Ricœur propose l’examen des diverses théories de la lecture32. Il se tourne d’abord vers Wayne Booth et sa rhétorique de la fiction pour défendre l’idée d’un auteur impliqué33. Si Ricœur tient compte de l’auteur, c’est parce que le lecteur qui lit le texte perçoit toujours une intentionnalité qui y est à l’œuvre, un projet de l’auteur. De la même façon, Ricœur se met en dialogue avec Wolfgang Iser pour s’interroger sur la façon dont l’œuvre « affecte » les lecteurs34. Il rejoint Iser et sa phénoménologie de la lecture dans Temps et récit III puisqu’elle éclaire la question de l’activité compréhensive du lecteur35. Ces deux théoriciens ont en commun de voir le travail du lecteur dans les indéterminations inhérentes au texte. Ricœur traite du lecteur impliqué dans la mesure où celui-ci se concrétise dans le travail d’un lecteur réel. Pour lui, « c’est bien du lecteur réel qu’il s’agit dans une phénoménologie de l’acte de lecture36 ». Si l’on compare la pensée de Ricœur à une perspective comme celle de Stanley Fish37, on voit que la prétention de Ricœur à la nonsubjectivité38 est impensable dans la théorie de Fish. Le travail de Fish remettra aussi en question l’autonomie que Ricœur accorde au texte. En définitive, Ricœur demeure proche des objectifs de l’Aufklärung. Il y a une parenté de pensée entre ces auteurs lorsque Ricœur parle de l’importance des communautés de lecture, mais en dernière instance, pour lui, c’est le sujet interprétant, et non la communauté ou la tradition, qui est l’ultime responsable de l’interprétation39. P. Ricœur 1991b. W. Booth sera présenté un peu plus loin dans ce chapitre. 34 W. Iser sera présenté un peu plus loin dans ce chapitre. 35 P. Ricœur 1991b, 244. 36 Ibid., 311. 37 S. Fish sera présenté un peu plus loin dans ce chapitre. 38 « C’est dans ce sens que je parle d’objectivité, parce que, en un sens négatif de non-subjectivité, le philosophe met entre parenthèses ses propres convictions, ses propres prises de position et d’abord sa propre manière de commencer, d’attaquer et de disposer stratégiquement sa pensée ; objectivité, en un sens positif, parce que sa lecture est soumise à ce que veut et veut dire l’œuvre même, laquelle reste le quid qui règle sa lecture. » P. Ricœur 1969, 162. 39 « Le sujet croyant est inséré à l’intérieur du cercle herméneutique, sans que la communauté à laquelle il reconnaît appartenir, ni la tradition aient sur lui droit de préséance : la figure du soi est indépassable. L’appartenance à une communauté 32 33
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Nous verrons un peu plus loin comment Fish limite l’autonomie du lecteur par l’introduction de la notion de communautés interprétatives. Enfin, Fish et Ricœur ont en commun de réfléchir sur la temporalité de l’acte de lecture qui, pour les deux, fonctionne par anticipation et renvois constants. Umberto Eco Le théoricien littéraire Umberto Eco étudie la réception des textes à l’aide de la sémiotique. Parmi ses nombreuses publications, son essai Lector in fabula traite spécifiquement du rôle du lecteur40. Eco est tributaire des travaux de Ferdinand de Saussure et de Charles Sanders Peirce41. Pour Eco, « le texte est une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc, alors le texte n’est pas autre chose qu’une machine présuppositionnelle42. » Il utilise donc les « blancs » de Wolfgang Iser comme des lieux d’interaction entre texte et lecteur43. Selon Eco, le texte est « un tissu de non-dit44. » Ces « non-dits » doivent être « actualisés » dans un « mouvement coopératif et actif de la part du lecteur45 ». Il nomme « coopération interprétative » la tâche du lecteur pour désambiguïser les indéterminations d’un texte. Il appelle « disjonctions de probabilité » les questions que le lecteur se pose au fur et à mesure qu’il lit pour émettre des hypothèses ou des prévisions. Le lecteur doit, d’une part, considérer toutes les possibilités et, d’autre part, choisir celle qu’il pense être la meilleure. Eco ne s’intéresse d’abord ni aux auteurs ni aux lecteurs empiriques, mais au « Lecteur modèle » et à « l’Auteur » comme deux stratégies textuelles46. Même s’il présente le processus de la réception d’un texte, Eco reste quand même centré sur le texte qui produit son sort interprétatif : « Un texte prévoit et calcule les comportements d’interprétation n’empêche pas qu’en dernière instance, c’est au sujet croyant qu’il importe de se comprendre et de se décider face au texte. » D. Frey 2008, 279. 40 U. Eco 1985. 41 Peirce est le fondateur de la sémiotique, dont l’objet d’étude est le processus de signification, c’est-à-dire la production, la codification et la communication de signes. 42 U. Eco 1985, 27. 43 Cette notion sera abordée un peu plus loin dans ce chapitre. 44 Ibid., 62. 45 Idem. 46 Ibid., 77. Eco utilise la majuscule pour marquer la différence entre son concept et l’emploi général de ces termes.
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possibles du lecteur modèle [...] son interprétation possible fait partie du processus de génération du texte47. » Le texte est un tissu de signes. Il est ouvert, interprétable, mais doit être entrevu comme un tout cohérent qui construit son lecteur modèle. Il s’agit donc d’une position formaliste où l’objectif est de trouver la façon dont le texte prévoit que le lecteur modèle va réagir. Ce lecteur modèle répond à l’auteur modèle qu’Eco définit ainsi : « L’Auteur modèle est une voix qui nous parle de manière affectueuse (ou impérieuse ou cachée), qui nous veut à ses côtés ; cette voix se manifeste comme stratégie narrative, comme ensemble d’instructions nous étant imparties pas à pas, auxquelles on doit obéir lorsqu’on décide de se comporter en lecteur modèle48. » De façon analogue à Stanley Fish, Eco décrit le processus interprétatif comme une action qui se déroule dans le temps : « Mais la coopération interprétative s’effectue dans le temps : un texte est lu pas à pas. C’est pourquoi la fabula “globale” (l’histoire racontée par un texte cohérent), même si elle est conçue comme finie par l’auteur, se présente au lecteur modèle comme en devenir : il en actualise des portions successives49. » Pour Eco, au fil de la lecture, le lecteur modèle doit faire des prévisions en anticipant ce qui vient. Une fois qu’il aura lu, il constatera si le texte a confirmé ou non sa prévision50. Le critique littéraire est décrit comme « un lecteur coopérant qui, après avoir actualisé le texte, raconte ses propres mouvements coopératifs et met en évidence la façon dont l’auteur, par sa stratégie textuelle, l’a amené à coopérer ainsi. Ou encore, il évalue en termes de réussite esthétique [...] les modalités de la stratégie textuelle51. » Les théories d’Eco ont influé sur l’exégèse52. Devant une ambiguïté textuelle, le lecteur doit « désambiguïser » ce qui ne va pas de soi. Eco présente sept dimensions de compétence de l’auditoire permettant de lever une ambiguïté53. 1. Dictionnaire de base. Le « locuteur natif » peut chercher dans son dictionnaire les éléments nécessaires pour clarifier les mots rencontrés et recourir à une série de règles syntaxiques préexistantes Ibid., 221. U. Eco 2007, 18-19. Cité et traduit par M. Grilli 2015, 185. 49 U. Eco 1985, 142. 50 Ibid., 145. 51 Ibid., 238. 52 Par exemple, L. A. Huizenga 2009. Voir sa méthodologie : 21-74. 53 U. Eco 1985, 95-105. 47 48
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pour reconnaître la fonction respective des termes dans le contexte de la phrase. 2. Règles de coréférence. Une autre source d’ambiguïté se trouve dans les coréférences comme l’usage de pronoms. 3. Sélections contextuelles et circonstancielles. Les connaissances encyclopédiques et l’intertextualité sont mises à profit dans le travail de désambiguïsation. 4. Hypercodage rhétorique et stylistique. L’usage d’expressions consacrées comme « il était une fois » ou d’un titre qui annonce le contenu à venir sont des exemples d’hypercodage que le lecteur doit détecter. 5. Inférences de scénarios communs. Eco désigne ainsi les pratiques culturelles communes dont la reconnaissance est nécessaire pour la compréhension. 6. Inférence de scénario intertextuel. Il s’agit de scénarios familiers au lecteur qui se retrouvent dans des systèmes sémiotiques familiers au lecteur. 7. Hypercodage idéologique. « Comment la compétence idéologique du lecteur (qu’elle soit ou non prévue par le texte) intervient dans les processus d’actualisation des niveaux sémantiques plus profonds54 [...] » Puisque Mt 1-2 comporte plusieurs ambiguïtés, je vais utiliser certaines de ces compétences comme stratégies en vue de clarifier les différentes options interprétatives. Dans Lector in fabula, Umberto Eco utilise la nouvelle « Un drame bien parisien » pour exposer un « piège textuel55 ». Ce dispositif textuel incite le lecteur à faire des suppositions qui seront par la suite révélées fausses par le texte. Il s’agit d’une forme d’incohérence placée dans le discours pour susciter une collaboration du lecteur. Le lecteur est en effet conduit à produire des hypothèses que le texte va par la suite invalider. Ce « piège textuel » décrit donc un discours impossible aboutissant à une impasse. Bien que la naissance et le développement de l’ARL viennent d’une certaine opposition à la sémiotique, pour qui « hors du texte il n’y a point de salut56 », la présentation d’auteurs comme Paul Ricœur Ibid., 105. Ibid., 255-284. 56 « Cette vigoureuse formule si souvent répétée par A. J. Greimas pourrait être la devise des sémioticiens », J.-M. Floch 1990, 3. 54 55
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et Umberto Eco montre que des sémioticiens prennent conscience de l’importance du pôle du lecteur tout en restant profondément attachés aux principes du structuralisme en présentant un lecteur construit par le texte, comme le Lecteur Modèle57. 1.2.2 Qu’est-ce que l’ARL ? Un des postulats de base de l’ARL est qu’un texte reste muet et même, qu’il n’existe pas jusqu’à ce qu’un lecteur lui donne vie. Un texte n’engendre pas de sens sans un lecteur. C’est lui qui va créer du sens à partir de ce texte en partant de son expérience de vie et de sa connaissance. Il n’est pas un « consommateur » de sens, c’est lui qui va le produire. L’ARL accentue le rôle essentiel du lecteur dans l’acte interprétatif. Le lecteur ou la lectrice construit une version du texte basée sur son interaction avec l’encre sur la page, et il incarne une version de l’auteur par la création de cette « nouvelle » composition, c’est-à-dire cette nouvelle concrétisation du texte. Pour les tenants de l’ARL, un texte n’est plus une entité autonome. La version anglosaxonne de l’ARL est venue d’une opposition au New Criticism, qui est un mouvement de critiques littéraires américains du milieu du vingtième siècle58. Les New Critics estiment qu’une œuvre est un objet esthétique indépendant et autoréférentiel. L’attention accordée à l’effet qu’une œuvre peut avoir sur le lecteur faisait partie des intérêts d’I. A. Richards, considéré comme le fondateur de ce mouvement59. Cependant, la majorité des personnes qui l’ont suivi a rejeté cette idée comme un paralogisme affectif60. Alors que les New Critics visent l’objectivité dans l’interprétation, les théoriciens de l’ARL affirment que l’objectivité pure n’existe pas. Comme le souligne Jane Tompkins, 57 D’autres sémioticiens comme Louis Panier, Paul Delorme et les chercheurs qui se rattachent au CADIR en général en sont venus à s’interroger sur le travail du lecteur. Cependant, ils transforment le lecteur en dispositif textuel comme le Lecteur Model de U. Eco. Voir P. Delorme 1996, 281-333. 58 « In the context of Anglo-American criticism, the reader-response movement arises in direct opposition to the New Critical dictum issued by Wimsatt and Beardsley in “The Affective Fallacy” ». J. P. Tompkins 1981b, ix. « The Affective Fallacy » est une expression qui vise la confusion entre un poème et son résultat. 59 Richards a demandé à ses étudiants d’interpréter des poèmes sans en connaître l’auteur. Le but était de les encourager à réagir aux mots sur la page et non à leurs précompréhensions. Il pensait que l’expérience avait un bienfait psychologique. En travaillant sur les émotions générées par le poème, les lecteurs pourraient clarifier leurs propres émotions. I. A. Richards 1929. 60 W. K. Wimsatt, M. C. Beardsley 1949.
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pour l’ARL, un texte ne peut être compris sans référer aux effets qu’il engendre chez les lecteurs. Ces effets sont essentiels pour décrire le sens d’un texte puisque le sens ne peut exister en dehors de sa réalisation dans l’esprit du lecteur61. L’ARL n’est pas une théorie littéraire unifiée. Cette approche comprend un large spectre de positions critiques reliées par l’idée que le lecteur est le créateur du sens. Certains théoriciens comme Stanley Fish et Norman Holland n’aiment pas l’expression reader-response puisque le mot « response » implique que le lecteur ne fait que répondre aux mécanismes qui sont dans le texte. Par ailleurs, ils continuent à s’identifier au reader-response criticism. Wolfgang Iser accepte aussi cette expression comme l’équivalent de Wirkung en allemand, qui évoque à la fois l’effet et la réponse62. Je vais maintenant présenter les positions de Wayne C. Booth, de Wolfgang Iser et de Stanley Fish, qui sont parmi les principaux auteurs qui ont façonné la théorie de l’ARL et qui inspirent la démarche que je vais utiliser dans cette étude. D’autres personnes qui ont contribué au développement de l’ARL seront ensuite brièvement présentées. Wayne Booth L’étude de Wayne Booth porte sur la rhétorique utilisée dans les œuvres de fiction63. Booth attire l’attention sur l’auteur par les choix et les stratégies que celui-ci emploie. Puisque l’auteur en chair et en os demeure inaccessible, il propose d’étudier l’« implied author ». Cet auteur implicite à l’œuvre est une représentation construite par le lecteur, qui se donne une image du « scribe officiel » à l’origine du texte64. Booth explique : « As he (the author) writes, he creates not simply an ideal, impersonal “man in general” but an implied version of “himself” that is different from the implied authors we meet in other men’s work65. » Cette notion deviendra très importante pour la théorie de la littérature et sera largement reprise. J’ai d’ailleurs présenté plus haut la façon dont Ricœur et Eco utilisent ce concept. Toutefois la notion d’auteur implicite est critiquée pour plusieurs raisons. En particulier, Cedrick Vine va jusqu’à dire que ce concept laisse peu de place aux lecteurs : « Booth’s implied author is an all-pervading J. P. Tompkins 1981b, ix. T. R. Wright 1995, 529-548. 63 W. C. Booth 1983, 149. 64 Ibid., chap. 3, surtout 70-71. 65 Ibid., 70. 61 62
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p resence who muscles reader-related considerations out of his or her way66 ». Parallèlement à l’auteur implicite, Booth invoque un « postulated reader », qui représente l’image du lecteur créée par l’auteur : « The author creates, in short, an image of himself and another image of his reader ; he makes his reader, as he makes his second self, and the most successful reading is one in which the created selves, author and reader, can find complete agreement.67 » Pour Booth, lorsque les croyances véhiculées par l’œuvre trouvent une résonance chez le lecteur, il y a une lecture plus satisfaisante. Par ailleurs, puisqu’il travaille la rhétorique, Booth porte plus attention à l’auteur et aux stratégies mises en place qu’au lecteur lorsqu’il analyse un texte. Lors de la deuxième édition de The Rhetoric of Fiction, Booth complexifie les rapports entre auteurs et lecteurs correspondants68. Auteurs
Lecteurs
• L’auteur en chair et en os • L’auteur implicite • Le narrateur (teller of the tale)
• Le lecteur en chair et en os • Le lecteur implicite • Le lecteur crédible (narrative audience) • Le lecteur de carrière (la somme des expériences de lecture)
• L’auteur de carrière (la somme des auteurs implicites des œuvres d’un auteur) • Le mythe public
• Les mythes au sujet des lecteurs (caractéristiques générales d’une culture)
Avec le temps, l’auteur implicite sera critiqué comme une construction interprétative qui ne va pas de soi. Il est parfois difficile, voire impossible, de distinguer entre l’interprétation d’un lecteur et ce qu’il attribue à l’auteur implicite69. Par contre, la théorie de l’auteur implicite de Booth a marqué l’histoire de la théorie littéraire et a permis aux études littéraires de prendre une distance importante par rapport à l’auteur dans l’acte interprétatif. C. E. W. Vine 2014, 12. W. C. Booth 1983, 138. 68 Ibid., 228-231. 69 Pour une réponse aux critiques : W. C. Booth 2005. 66 67
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Wolfgang Iser Durant les années 1970, Wolfgang Iser, Hans Robert Jauss ainsi qu’une équipe de l’Université de Constance ont donné un cadre théorique à la théorie de la réception. Les travaux de l’École de Constance ont permis aux théories basées sur le lecteur de s’intégrer dans les études littéraires. La théorie de l’effet esthétique Une quinzaine d’années après la publication de son livre phare Der Akt des Lesens : Theorie Ästhetischer, Wolfgang Iser présente l’objectif qu’il s’était donné lors de l’écriture de ce livre : « my aim was to construct a heuristic model of the activities basic to text-processing70 ». On peut situer le point de départ de la théorie littéraire d’Iser dans cette citation : « Le texte est un potentiel d’action que le procès de la lecture actualise71 ». Pour Iser, la lecture est le produit d’une création. C’est pourquoi il préfère parler d’une « théorie de l’effet », et non d’une théorie de la réception. Partant de la conception du texte comme potentiel d’action, il définit l’œuvre littéraire comme ceci : « L’œuvre littéraire a deux pôles : le pôle artistique et le pôle esthétique. Le pôle artistique se réfère au texte produit par l’auteur et le pôle esthétique se rapporte à la “concrétisation” réalisée par le lecteur […] Le lieu de l’œuvre littéraire est donc celui où se rencontrent le texte et le lecteur72. » Ces deux définitions contestent l’approche littéraire traditionnelle. Iser ne voit plus le rôle du critique comme quelqu’un qui doit expliquer la signification cachée d’une œuvre. Il lui confère une nouvelle tâche : « La question de savoir ce que signifie tel poème, tel drame ou tel roman doit être remplacée par celle de savoir ce qu’éprouve le lecteur lorsqu’il met en œuvre un texte de fiction en le lisant73. » Au lieu de déchiffrer le sens d’un texte, l’interprète doit chercher ses potentiels de signification en explicitant les facteurs qui rendent possible la constitution de sens. Le texte ne fait que donner au lecteur un certain nombre de schémas et de pistes possibles auxquels seul l’acte de lecture est susceptible d’apporter une réalisation.
W. Iser 1989, 49. W. Iser 1976, 13. 72 Ibid., 48. 73 Ibid., 51. 70 71
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Parallèlement à cette façon de voir un texte, Iser redéfinit le concept de lecteur. Pour ceci, il propose le terme de « lecteur implicite » (ou impliqué74). Il définit ainsi ce concept : « Le lecteur implicite n’a aucune existence réelle. En effet, il incorpore l’ensemble des orientations internes du texte de fiction pour que ce dernier soit tout simplement reçu. Par conséquent, le lecteur implicite n’est pas ancré dans un quelconque substrat empirique, il s’inscrit dans le texte lui-même75. » Les signes d’un texte stimulent une dynamique entre le texte et le lecteur dans un dialogue. Le texte communique des signes au lecteur. Lors du processus de lecture, des transformations vont s’opérer. Les nouveaux signes permettent au lecteur de reconsidérer des signifiants et des signifiés déjà produits, et d’en créer d’autres. Selon Iser, l’acte créatif aboutissant à la concrétisation peut être synthétisé en quatre principes. 1. Le point de vue du lecteur est mobile. Le lecteur a un regard qui se déplace lors de la lecture d’un texte, qui déclenche des attentes et des souvenirs. Cette activité de synthèse du lecteur se fait à tout moment, et non lors d’étapes déterminées. Chaque phase annonce un devenir et met en marche un processus. La lecture provoque une attente, une anticipation ou des prévisions, qui seront confirmées, modifiées ou infirmées. Les modifications des attentes invitent alors à revenir en arrière, au point où elles se sont formées. Ce qui a été lu devient un souvenir lorsqu’on entre dans une autre séquence. Alors, la nouvelle série de phrases peut évoquer et modifier ce souvenir par une interaction avec de nouveaux éléments. Ainsi, les attentes (protensions) et souvenirs (rétentions) interagissent constamment les uns avec les autres. 2. La lecture se fait par des synthèses qui se modifient. Lors du processus de lecture, le lecteur fait des synthèses par regroupements. Iser présente ces groupements comme des synthèses (Gestalten) : « Dans la Gestalt, toutes les tensions issues de divers complexes de signes sont supprimées. La Gestalt n’est pas présente 74 Le mot allemand « impliziert » utilisé par Iser a été traduit par « implicite » par E. Sznycer dans sa traduction de W. Iser 1976. G. Genette 1983, 95 suggère de le remplacer par « lecteur impliqué ». On retrouve les deux traductions dans les ouvrages francophones traitant de l’ARL. Comme elles soulignent deux aspects différents qui découlent du concept d’origine, je vais utiliser les deux. 75 W. Iser 1976, 70.
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de façon explicite dans le texte, mais elle se constitue comme une projection du lecteur76. » C’est comme synthèse que le texte prend forme dans la conscience du lecteur. Par ailleurs, une synthèse n’est pas un produit fini ni clos, elle comporte des lacunes, qui sont des ouvertures apportant une tension. Cette tension disparaîtra lorsqu’une nouvelle cohérence se formera, à un deuxième degré, à la suite d’un effort d’intégration. Dans la synthèse, on retrouve une totalité qui n’appartient pas au texte, mais bien à l’acte de lecture. 3. Le texte est une expérience vécue. Pour Iser, la lecture d’un texte a un caractère événementiel : « La lecture en tant que déroulement d’un processus met en évidence un axe temporel qui se forme du fait des objets imaginaires, produits par les représentations, [qui] viennent se ranger les uns devant les autres77. » Lorsqu’il y a constitution de synthèses, le lecteur fait des sélections parmi les options que le texte lui présente. Il écarte certaines possibilités, qui peuvent revenir troubler la synthèse qu’il vient de construire. Il y a toujours un mouvement permanent entre la fermeture des synthèses et l’ouverture provenant de ce qui a été écarté. Le va-et-vient entre l’ouverture et la fermeture reste toujours possible, et donne au texte d’être vécu comme un événement en cours. 4. Les synthèses passives produites par le lecteur ont un caractère visuel. Iser décrit ainsi ces synthèses : « Ces synthèses sont d’une nature particulière. Elles ne sont ni explicitées par le texte ni purement et simplement imaginées par le lecteur78. » Ces synthèses sont qualifiées, par Iser, de passives puisqu’elles se forment de façon indépendante de l’observation consciente : « Les synthèses passives sont antérieures à la formation de prédicat et se déroulent en deçà du seuil de notre conscience. Ce qui explique le fait qu’en lisant, nous soyons prisonniers de cette activité synthétique79. » Ces synthèses sont des images qui s’élaborent par notre faculté de représentation. D’ailleurs, le mot « gestalt », qu’Iser choisit pour les nommer, signifie « forme sensible » ou « silhouette ». Ibid., 216. Ibid., 266. 78 Ibid., 245. 79 Ibid., 246. 76 77
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Les blancs (gaps) et les négations comme lieux d’interaction L’asymétrie entre le texte et le lecteur stimule l’interaction entre les deux. Pour Wolfgang Iser, elle se révèle surtout par deux occasions : les blancs (gaps) et les négations. Iser montre de façon plus précise ce qu’est un blanc (gap) dans le texte. A gap is a deliberately withheld piece of information in a narrative – (1) a missing link in a series of events ; (2) an absent cause or motive ; (3) a failure to offer satisfactory explanations for an occurrence in a story ; (4) a contradiction in the text that challenges the audience’s understanding of the narrative ; (5) an unexplained departure from norms80.
Pour Iser, ces blancs sont des articulations ou des charnières du texte. On les retrouve chaque fois qu’un texte est interrompu ou que des segments sont brusquement rapprochés. Ces blancs existent pour signaler au lecteur qu’il doit établir des relations pour parvenir à une cohérence. Le lecteur se met alors en action et comble les vides par les projections de sa représentation. Chez Iser, ces blancs organisent l’axe syntagmatique de la lecture puisqu’ils signalent au lecteur qu’il a besoin d’établir des relations entre les segments et de déplacer son point de vue. Ultimement, pour Iser, les blancs permettent d’expliquer le potentiel infini d’interprétation d’un texte. « One text is potentially capable of several different realizations, and no reading can ever exhaust the full potential, for each individual reader will fill in the gaps in his own way, thereby excluding the various other possibilities ; as he reads, he will make his own decision as to how the gap is to be filled81. » La négation selon Iser possède un double aspect. D’une part, sur le plan du répertoire textuel82, la négation de certaines normes sociales crée un vide et donne la possibilité au lecteur d’en prendre conscience. Elles apparaissent alors comme dépassées. La négation place le lecteur au milieu d’un « ne plus » et d’un « pas encore ». D’autre part, la négation intervient dans le jeu des perspectives internes défini par les expressions « thème » et « horizon ». Quand un segment cesse d’être thème, il se produit un vide qui va transformer ce segment en horizon. Si dans le rapport thème/horizon, les segments sont placés W. Iser 2000, 24. W. Iser 1974, 280. 82 Pour Iser, le répertoire textuel est une expression qui vise les références extratextuelles. Il peut s’agir d’autres textes, de normes sociales, de conditions historiques, etc. 80 81
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sous le signe de la négation, d’autres blancs apparaissent en restreignant les combinaisons possibles pour la constitution d’une image et d’un sens. La négation provoque des blancs qui concernent le texte ou sa représentation. L’addition des blancs et de la négation permet à l’interaction entre texte et lecteur de se développer. Blanks and negation both control the process of communication in their own different ways : The blanks leave open the connection between textual perspectives, and so spur the reader into coordinating these perspectives and patterns – in other words, they induce the reader to perform basic operations within the text. The various types of negation invoke familiar and determinate elements or knowledge only to cancel them out. What is canceled, however, remains in view, and thus brings about modifications in the reader’s attitude toward what is familiar or determinate – that is, he is guided to adopt a position in relation to the text83.
Pour Iser, le lecteur est cocréateur de l’œuvre puisqu’il est responsable de ce qui n’est pas écrit, mais implicite au texte. L’activité du lecteur n’est qu’un accomplissement de ce qui était déjà implicite dans la structure du texte. Sa phénoménologie de la lecture procède par anticipation et par rétrospection lors de synthèses réalisées par les lecteurs. L’attention à l’activité du lecteur comme un événement temporel sera aussi importante pour la théorie de Fish. Les idées d’Iser vont être reprises par Jauss et son esthétique de la réception. Le lecteur implicite d’Iser a inspiré le lecteur modèle d’Eco, qui a déjà été présenté. Ces deux façons de décrire la fonction du lecteur inscrite dans un texte comportent plusieurs éléments similaires. Zoltán Schwáb offre une analyse de l’utilisation des théories d’Iser en études bibliques84. Il souligne que le vocabulaire d’Iser est largement repris, mais qu’il est souvent mal utilisé. Par exemple, le concept de lecteur implicite/impliqué est devenu un élément purement textuel, alors que dans l’œuvre d’Iser, ce concept visait à étudier la relation entre le texte et le lecteur. Par contre, Schwáb affirme que le caractère temporel et séquentiel d’une narration a été bien intégré en exégèse. Stanley Fish Les écrits de Stanley Fish montrent une évolution dans sa façon de concevoir une théorie de l’interprétation. Il y a une différence entre W. Iser 1989, 33. Z. Schwáb 2003, 170-181.
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les théories qu’il expose dans ses premières œuvres et celles qu’il développe par la suite. Les commentateurs parlent de « early Fish » et de « later Fish » pour distinguer les deux85. Early Fish En 1970, la réflexion de Stanley Fish s’articule autour du débat entre texte et lecteur pour déterminer l’origine du sens. Il prend position contre les New Critics 86 en arguant que le texte n’est pas un objet dont il faut extraire un sens. Par la méthode qu’il a baptisée la stylistique affective (affective stylistics), il s’intéresse particulièrement à la lecture comme expérience87. Fish propose de décrire les effets produits par des phrases dans la succession temporelle des mots qui surviennent88. La littérature devient donc kinesis, un art du mouvement. Fish décrit ce phénomène de la façon suivante : « While we were reading, it was moving (pages turning, lines receding into the past) … we were moving with it89. » Au lieu de se demander ce que veut dire un texte, il cherche à décrire les effets de la lecture : « The concept is simply the rigorous and disinterested asking of the question, what does this word, phrase, sentence, paragraph, chapter, novel, play, poem, do ? ; and the execution involves an analysis of the developing responses of the reader in relation to the words as they succeed one another in time90. » Par cette pratique, l’activité du lecteur prend une importance insoupçonnée. Lors de la lecture, le sens se développe dans une relation dynamique avec les attentes, les projections, les conclusions, les jugements et les hypothèses du lecteur. Le lecteur a alors une responsabilité conjointe pour produire (et non trouver) le sens, qui est vu comme un événement, et non un message à extraire. Concrètement, Fish suggère de ralentir le processus de la lecture pour observer les réactions du lecteur qui ne sont pas remarquées dans une lecture « normale ». Ainsi, l’objet de l’investigation n’est pas les éléments formels du texte (formal features), mais bien la réponse du lecteur qui se déve85 « Early Fish » : S. E. Fish 1967 ; 1970 ; 1972. « Later Fish » : S. E. Fish, 1976 ; 1980 et les publications subséquentes. 86 En particulier W. K. Wimsatt Jr., M. C. Beardsley 1946 ; 1949. 87 S. Fish 1970. 88 Fish résume ainsi la stylistique affective : « an analysis of the developing responses of the reader to the words as they succeed one another on the page. » S. Fich 1970, 143. 89 S. Fish 1970, 140. 90 S. Fish 1972, 387-388.
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loppe au fur et à mesure que se succèdent les mots. Le sens se vit dans la réponse du lecteur. Il remarque aussi que le sens n’est pas que la signification retenue à la fin de la lecture. Een effet, Fish précise : « […] everything a reader does, even if he later undoes it, is a part of the “meaning experience” and should not be discarded91. » Cette dernière particularité prend toute son importance dans l’étude de ce qu’il appelle les textes autophages (self-consuming artifacts). Fish décrit ainsi la réalité de ces textes : « [A] dialectical presentation succeeds at its own expense ; for by conveying those who experience it to a point where they are beyond the aid that discursive or rational forms can offer, it becomes the vehicle of its own abandomnent. Hence, the title of this study, Self-Consuming Artifacts, which is intended in two senses : the reader’s self (or at least his interior self) is consumed as he responds to the medicinal purging of the dialectician’s art, and that art like other medicines, is consumed in the working of its own best effects. »92 Ce concept sera utile à ma recherche puisque je vais montrer que la généalogie en Mt 1 peut se comprendre comme un texte autophage. Enfin, une question très importante pour cette méthode est de savoir qui est le lecteur dont il faut suivre les réactions. Pour « early Fish », tout le monde a une expérience de lecture similaire, mais la décrit de façon différente. C’est de cette façon qu’il explique les divergences d’interprétation au sujet d’un même texte. Il propose donc de tendre vers le « lecteur informé93 ». Celui-ci connaît le langage du texte, il possède les notions sémantiques nécessaires : expressions, lexique, dialectes… Il s’agit d’un hybride entre un vrai lecteur et un lecteur idéal94. Le lecteur informé est donc un lecteur qui fait tout ce qu’il peut pour être le lecteur le plus compétent possible en supprimant sa subjectivité et ses réactions personnelles. L’objectif du critique littéraire, selon « early Fish », est d’être le plus fiable possible dans la description de l’expérience de la lecture. Au lieu d’une objectivité illusoire, cette méthode propose une subjectivité contrôlée. Cette notion de « lecteur informé » est critiquée par Jonathan Culler. Selon lui, il s’agit d’une construction facile qui ignore la c omplexité S. Fish 1980, 4. S. Fish 1972, 3. 93 S. Fish 1972, 406-407. 94 « The reader, of whose responses I speak, then, is this informed reader, neither an abstraction, nor an actual living reader, but a hybrid – a real reader (me) who does everything within his power to make himself informed. » S. Fish 1970, 145. 91 92
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des conventions littéraires qui, selon lui, sont à la base de l’expérience de lecture95. En effet, Fish lui-même démontrera avec ses « communautés interprétatives » que les divergences interprétatives sont plus importantes que la diversité de descriptions d’une même expérience de lecture. Il est aussi possible de critiquer son appel à la suppression de la subjectivité du lecteur pour qu’il devienne idéal. Ce réflexe de Fish vise implicitement une objectivité qui est impossible et qui n’est peut-être pas souhaitable puisqu’elle nie le contexte et les présupposés des lecteurs. D’ailleurs, « later Fish » laissera de côté le lecteur informé. Dans le débat entre texte et lecteur, « early Fish » était résolument du côté du lecteur. Contrairement aux auteurs comme Walter Gibson, Gerald Prince, Michael Riffaterre, George Poulet ou Wolfgang Iser, qui s’intéressent au processus de la lecture pour mieux comprendre le texte, Fish ne voit pas le travail du lecteur comme un instrument de compréhension du texte. Pour lui, c’est le lecteur qui, par son activité de lecture, crée le texte. L’activité du lecteur a donc une valeur littéraire en soi et doit être analysée. La stylistique affective de Fish a plusieurs points communs avec la méthode d’Iser, mais Fish se concentre sur les réactions au langage lors de la succession dans le temps des mots. Pour Fish, le lecteur ne remplit pas les blancs textuels comme Iser. Ce ne sont ni les mots ni les espaces entre ceux-ci qui forment le sens d’un texte, c’est l’expérience de ceux-ci par le lecteur. L’important n’est plus de savoir ce que veut dire tel texte, mais quels en sont les effets. L’attention se porte sur la séquence des décisions, des révisions, des anticipations, des renversements et des recouvrement opérés par le lecteur au passage des phrases. Jane Tompkins a raison de souligner que son approche permet une nouvelle façon de concevoir le sens. the notion that readers actively participate in the creation of meaning entails, for [Fish], a re-definition of meaning and of literature itself. Meaning, according to Fish, is not something one extracts from a poem, like a nut from its shell, but an experience one has in the course of reading. Literature, as a consequence, is not regarded as a fixed object of attention but as a sequence of events that unfold within the reader’s mind. Correspondingly, the goal of literary criticism becomes the faithful description of the activity of reading, an activity that is minute, complicated, strenuous, and never the same from one reading to the next96 J. Culler 1975, 26-31. J. P. Tompkins 1981b, xvi-xvii.
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La redéfinition de la littérature comme une expérience permet d’aller au-delà de la séparation traditionnelle entre lecteur et texte en focalisant l’attention de la réflexion critique sur la réponse du lecteur au lieu du contenu de l’œuvre. Later Fish Le passage vers une version poststructuraliste de la théorie littéraire de Stanley Fish est caractérisé par la notion de communautés interprétatives et la dissolution du lecteur comme entité indépendante. Fish avait déjà montré que les textes n’étaient pas autosuffisants. Le changement de perspective s’est opéré lorsqu’il s’est aperçu qu’il avait substitué l’expérience du lecteur aux structures formelles du texte. I felt obliged to posit an object in relation to which readers’ activities could be declared uniform, and that object was the text (at least insofar as it was a temporal structure of ordered items) ; but this meant that the integrity of the text was as basic to my position as it was to the position of the New Critics […] I could not both declare my opposition to the new critical principals and retain the most basic of those principles – the integrity of the text – in order to be able to claim universality and objectivity for my method97.
C’est à l’occasion d’une réflexion sur la différence entre le langage ordinaire et le langage littéraire que Fish conçoit que le lecteur n’est pas contraint par le texte, mais bien par les croyances de la communauté à laquelle il appartient. Dans un commentaire au sujet de Variorum, il définit les communautés interprétatives : Interpretive communities are made up of those who share interpretive strategies not for reading (in the conventional sense) but for writing texts, for constituting their properties and assigning their intentions. In other words, these strategies exist prior to the act of reading and therefore determine the shape of what is read rather than, as is usually assumed, the other way around.98
Les communautés interprétatives ne sont pas permanentes, elles varient selon les débats. Les stratégies interprétatives sont enseignées et apprises. Elles ne sont pas naturelles ou universelles. Dans la posture du Later Fish, ni le texte ni le lecteur ne sont vus comme des entites indépendentes, stables ou abjectives puisqu’elles dépendent S. Fish 1980, 7. Ibid., 171.
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des communautes interpretatives. Fish affirme : « Indeed, it is interpretive communities, rather than either the text or the reader, that produce meaning and are responsible for the emergence of formal features99. » Les stratégies d’interprétation ne sont pas déployées après la lecture, ce sont elles qui la façonnent. Cette nouvelle position dissout le débat entre texte et lecteur, puisqu’ils ne sont plus indépendants. Les entités (auteur, texte et lecteur) qui étaient jadis en compétition pour déterminer l’interprétation deviennent toutes des propriétés de l’activité interprétative communautaire. Les communautés interprétatives ne sont ni objectives, puisqu’elles véhiculent des intérêts, ni subjectives parce qu’elles ne procèdent pas d’un individu. La diversité des interprétations s’explique alors d’elle-même. Les membres d’une même communauté seront d’accord, alors que des membres de communautés différentes ne le seront pas. Dans « Interpreting the Variorum », Fish s’intéresse au lecteur non pas comme informed reader, mais comme lecteur formé par les communautés interprétatives auxquelles il appartient. Il exprime ainsi sa vision du lecteur : « To construct the profile of the informed or athome reader is at the same time to characterize the author’s intention and vice versa, because to do either is to specify the contemporary conditions of utterance, to identify, by becoming a member of, a community made up of those who share interpretive strategies100. » À la limite, Fish n’a plus besoin de postuler un lecteur compétent puisqu’il ne vise pas à décrire l’expérience de lecture de façon objective. L’important est plutôt de s’intéresser aux stratégies de lecture transmises par les communautés interprétatives101. Il n’y a pas une réponse idéale ou un lecteur idéal, mais des réponses de lecteurs qui sont influencés et qui influencent leurs communautés interprétatives102. La tâche d’un interprète devient alors celle de persuader ses lecteurs des hypothèses Ibid., 14. S. Fish 1980, 161. 101 « Once the subject-object dichotomy was eliminated as the only framework within critical debate could occur, problems that had once seemed so troublesome did not seem to be problems at all. As an advocate of the rights of the reader, I could explain agreement only by positing an ideal (or informed) reader, in relation to whom other readers were less informed or otherwise deficient. That is, agreement was secured by making disagreement aberrant... But given the notion of interpretative communities, agreement more or less explained itself : members of the same community will necessarily agree because they will see (and by seeing, make) everything in relation to that community’s assumed purposes and goals... » Ibid., 14-15. 102 Comme le souligne Fish, les lecteurs interprètent toujours à partir d’une perspective : « The reader cannot distance himself from his perspective for a single 99
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qu’il met de l’avant en appliquant les stratégies de sa communauté interprétative. Les implications de cette théorie littéraire en herméneutique sont importantes. D’une part, il n’y a pas un sens à découvrir pour comprendre un texte. Il y a plusieurs interprétations possibles selon les communautés auxquelles appartient un interprète. D’autre part, il n’y a pas non plus une infinité de sens. Plusieurs critiques mal avisés, dont Vincent Jouve et Antoine Compagnon, reprochent injustement à Fish un relativisme absolu103. Fish ne dit jamais qu’il est possible d’interpréter n’importe quoi n’importe comment. Au contraire, il affirme que les réponses du lecteur ne sont pas indépendantes, elles sont déterminées et éventuellement sanctionnées positivement ou négativement par les communautés interprétatives auxquelles il appartient. Un texte n’a ni un seul sens ni une infinité de sens. L’approche de Fish invite à la pluralité de sens pouvant être débattus à l’intérieur de communautés interprétatives par un travail de persuasion. 1.2.3 Autres théoriciens de l’ARL Il serait impossible, dans le cadre de cette étude, de présenter toutes les méthodologies développées autour de l’ARL. Les auteurs qui ont directement influencé mon approche, comme Stanley Fish, Wolfgang Iser ou Umberto Eco, ont été présentés de façon détaillée, mais je reconnais que d’autres ont aussi fait des contributions importantes à l’ARL, que je ne peux passer sous silence. Sans entrer dans les détails, voici de brèves présentations de quelques autres auteurs importants de cette théorie104. Gerald Prince Influencé par Gérard Genette, Tzvetan Todorov et l’analyse narrative, Gerald Prince propose des distinctions entre divers types de lecteurs : le lecteur réel (celui qui tient le livre dans ses mains), le lecteur virtuel (celui qui est imaginé par l’auteur alors qu’il écrit) et le second except to slip into another way of seeing, no less conventional no less involuntary. » S. Fish 1989, 12-13. 103 Par exemple, A. Compagnon 1998, 76 qualifie l’œuvre de Fish de « relativisme dogmatique » et « d’athéisme cognitif ». V. Jouve 2015, 3-18 prend la théorie de Fish comme l’exemple type d’une position relativiste radicale où le lecteur peut faire n’importe quelle interprétation. 104 Ces auteurs sont présentés suivant la présentation faite par l’anthologie : J. P. Tompkins 1981b.
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lecteur idéal (celui qui comprend le texte parfaitement105). Parallèlement au rapport entre le « speaker » et le « mock reader » selon Walter Gibson106, Gerald Prince s’intéresse au rapport entre le narrateur et le narrataire. Gibson et Prince restent proches des New Critics puisqu’ils cherchent à découvrir ce qui est déjà sur la page. Comme pour le narrateur de Wayne Booth, le narrataire de Prince et le « mock reader » de Gibson appartiennent au texte. C’est pour cette raison qu’il convient de classer ces auteurs parmi les formalistes. Michael Riffaterre Dans une analyse du poème « Les chats » de Baudelaire, Michael Riffaterre critique l’idée que le sens (meaning) peut exister indépendamment de sa relation au lecteur107. En effet, pour lui, le sens est une fonction de la réponse du lecteur au texte. Son analyse du poème met l’accent sur les activités émotionnelles et intellectuelles du lecteur au long de sa lecture. Utilisant un modèle temporel de la lecture, Riffaterre s’intéresse en particulier à la prévisibilité et à l’imprévisibilité pour voir comment les attentes générées par le texte sont, par la suite, satisfaites ou frustrées. Comme Fish, il effectue une analyse stylistique en suivant les réactions du lecteur à mesure qu’il avance dans le texte. Par contre, Riffaterre garde des présupposés d’objectivité textuelle puisque, pour lui, les réponses des lecteurs ne constituent pas le sens d’un texte. Elles ne sont que des preuves du sens intrinsèque au texte. George Poulet L’analyse de George Poulet met l’accent sur la relation intime entre un auteur et un lecteur au lieu du texte et de ses caractéristiques formelles108. Pour lui, le texte permet à l’intériorité d’une personne d’être temporairement habitée par l’intériorité d’une autre. Il s’intéresse à la conscience du lecteur qui cède sa place pour que la pensée transmise par le texte s’exprime en lui. Hans Robert Jauss En poursuivant le travail de Wolfgang Iser, Hans Robert Jauss développe l’esthétique de la réception (rezeptionsästhetik)109. Il pro G. Prince 1973, 177-196. W. Gibson 1950, 265-269. 107 M. Riffaterre 1966, 200-242. 108 G. Poulet 1972, 56-72. 109 H. R. Jauss 1970. 105 106
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pose de transformer l’histoire de la littérature en histoire de la réception de la littérature par les lecteurs. Il s’intéresse à la manière dont les lecteurs ont transformé les textes au fil du temps. Dans son œuvre la plus connue, Pour une esthétique de la réception110, Jauss formule une méthode herméneutique pour l’étude de la réception à partir de diverses influences, dont celle de Hans-Georg Gadamer. Pour Jauss, les lecteurs interprètent un texte à partir d’un horizon d’attentes (erwartungshorizont). Il insiste ainsi sur l’inscription de l’interprète dans une époque donnée. Selon Marc Knight, les théoriciens littéraires anglo-américains de l’ARL ont préféré l’approche plus théorique et plus flexible d’Iser à celle de Jauss, qui propose une méthode trop empirique qui ne peut prendre en compte les particularités de la rencontre entre textes et lecteurs111. Iser se concentre moins sur le rapport d’une œuvre à l’histoire de sa réception. Jonathan Culler L’hypothèse de base de Jonathan Culler est que l’interprétation d’un texte ne vient pas du texte lui-même, mais d’un système de signes que le lecteur applique à la littérature112. Son approche structuraliste se à construit sur un modèle linguistique. Il s’intéresse au lecteur idéal et ce qu’il doit connaître pour interpréter une œuvre. Il reconnaît que les lecteurs dépendent de conventions de lecture, un élément proche des communautés interprétatives de Fish. Norman Holland Norman Holland se situe à la croisée de la littérature et de la psychanalyse113. Il s’intéresse à la façon dont un lecteur va interpréter un texte grâce à ses caractéristiques personnelles, qu’il appelle « identity theme ». Les lecteurs peuvent intégrer une variété infinie d’éléments subjectifs au texte. L’interprétation est pour lui un produit des projections des lecteurs et de ce que les mots du texte veulent dire. Son apport est intéressant, car il souligne l’importance des facteurs identitaires dans l’interprétation.
H. R. Jauss 1990. M. Knight 2010, 139-140. 112 J. Culler 1975. 113 N. N. Holland 1975, 813-822. 110 111
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David Bleich David Bleich considère la réponse du lecteur comme un enjeu épistémologique114. Il nomme sa position « subjective criticism ». Pour lui, le sens d’un texte dépend d’un processus de symbolisation qui a lieu dans la pensée du lecteur. L’effort nécessaire pour comprendre ce processus est l’interprétation. Contrairement au « later Fish », Bleich veut préserver l’idée d’une subjectivité indépendante de la personne. Il distingue la réponse individuelle subjective à la littérature et le processus communautaire par lequel ces réponses individuelles deviennent une forme de connaissance. Pour cette étape, il reprend la notion de communautés interprétatives de Fish. La connaissance devient le résultat de la négociation entre les membres d’une communauté interprétative. Elle est le résultat de décisions collectives. Bleich est connu pour son plaidoyer pour des réponses de lecteurs individuelles puisque toutes les connaissances sont ultimement subjectives. C’est pour cette raison qu’il s’intéresse à la psychologie pour mieux comprendre la littérature. Norman Holland et David Bleich défendent des modèles psychologiques centrés sur des questions d’identité personnelle et de conscience de soi. Ces théories sont des antithèses du structuralisme. Concrètement, leur but est une meilleure connaissance de soi, de meilleures relations aux autres ainsi qu’une meilleure connaissance humaine générale. Walter Michaels Tributaire de l’idée des communautés interprétatives de Stanley Fish, Walter Michaels renverse le modèle cartésien du lecteur autonome lisant un texte autonome115. Il présente le soi (self) comme une fonction de ses stratégies interprétatives. Il attaque deux illusions. La première repose sur le fait que le soi construit activement et librement le sens. La deuxième est que le texte contient un sens indépendant de la perception du lecteur. Puisque ce que l’on choisit dépend de nos croyances, que nous n’avons pas nécessairement choisies, la notion de libre choix se dissout. Nous sommes toujours sous l’emprise d’un système de valeurs. Il n’est donc pas possible de faire une description neutre ou une déclaration qui est en dehors de toute structure d’intérêts humains. Pour lui, toute interprétation est tributaire de la situation particulière de l’interprète. Michaels apporte donc un regard politique à la critique littéraire. D. Bleich 1978. W. B. Michaels 1977, 383-402.
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1.2.4 Applications bibliques de l’ARL Ce n’est qu’en 1981, avec Robert Fowler, que la méthode de l’ARL est appliquée aux textes bibliques. Il choisit de le faire pour expliquer la présence de répétitions et de doublons dans l’Évangile selon Marc par l’analyse de l’effet qu’ils produisent sur le lecteur116. Robert Hurley présente une excellente critique de la façon dont l’œuvre de Fowler utilise l’ARL117. Rapidement, d’autres études exégétiques utilisent cette méthode118. Bien que s’inscrivant dans une approche postmoderne, l’ARL est vue, selon Edgar McKnight, comme une approche valide pour la recherche biblique119. Dans cette section, je vais illustrer l’usage de l’ARL dans le monde des études bibliques par la description des recherches de Mark Allan Powell et de Robert Hurley. Ces deux exemples me permettront de préciser la méthodologie spécifique que je vais employer pour analyser Mt 1-2. Mark Allan Powell Pour étudier Mt 2, Mark Allan Powell se base sur des principes expliqués dans un livre précédent : What is narrative criticism ?120. Sa façon de comprendre la diversité des interprétations et sa façon de présenter le lecteur implicite influent sur la méthode qu’il suggère pour appliquer l’ARL aux études de textes bibliques. Powell est un bon exemple des liens possibles entre la narratologie et l’ARL. La « polyvalence » Mark Allan Powell attire l’attention sur la polyvalence, une expression qu’il emploie pour évoquer la multitude de sens à enlever d’un même texte. Powell propose quatre facteurs expliquant la polysémie engendrée par la lecture d’un texte121. 1. La situation sociale d’un lecteur : son âge, sa race, son genre, sa carrière, sa classe sociale, son revenu, son éducation, sa personnalité, sa santé, son état civil et sa stabilité émotive… Le fait que la R. Fowler 1981. R. J. Hurley 2010, 35-64. 118 Par exemple, R. Fowler 1981 ; Robert Fowler 1991 ; R. A. Culpepper 1983. 119 Parmi les théories littéraires postmodernes, la déconstruction et « l’ideolo gical criticism » sont jugées plus suspectes par les critiques bibliques selon E. V. McKnight 1988. 120 M. A. Powell 1991. 121 M. A. Powell 2001, 13-27. 116 117
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situation sociale d’un lecteur affecte son interprétation semble évident. Pourtant, ceci est rarement évalué et documenté. 2. La stratégie de lecture. Le lecteur connaît-il la fin ? Est-ce qu’il lit une partie ou l’ensemble du texte ? Est-ce qu’il entend un texte lu à voix haute ? 3. Le choix d’empathie du lecteur. En lisant, le lecteur prend un point de vue en se projetant involontairement dans le monde narratif pour ressentir ce qui s’y déroule. Cette empathie peut être qualifiée de réaliste lorsque le lecteur fait une analogie avec sa propre situation ou d’idéaliste s’il s’identifie, par fantaisie, à un point de vue éloigné du sien. 4. La conception du sens. Il y a plusieurs façons de comprendre ce qu’est le sens. On peut comprendre le sens comme un message en décrivant le sens d’un texte en termes cognitifs. Le sens peut aussi être perçu comme un effet qui décrit une émotion par des expressions affectives ou avec des images. Ainsi, l’accent est mis sur l’effet affectif du texte sur le lecteur. Cet élément permet de ne pas devenir ce que Stephen Moore appelle « unfeeling reader ». Selon Moore, la plupart des interprètes bibliques privent le texte de son aspect affectif122. Le lecteur implicite de Powell Mark Allan Powell fait la distinction entre le lecteur implicite (ou impliqué) et les premiers lecteurs d’un texte. Ceux-ci étaient liés à une situation historique donnée, alors que le lecteur implicite reste le lecteur présupposé par le récit, qui transcende les préoccupations historiques. Pour étudier le lecteur implicite d’un texte, Powell suggère trois questions123 : 1) « How are readers expected to read ? » 2) « What are readers expected to know ? » 3) « What are readers expected to believe ? » Il répond à ces questions en affirmant que les lecteurs sont censés lire Mt du début à la fin. Le lecteur implicite doit approcher le récit comme si c’était la première fois124. Un lecteur qui relit un texte doit donc S. D. Moore 1989a, 87-88. Ibid., 76-82. 124 S. Moore développe ce point : « Upon the usual paraphrase of the story characteristic of narrative criticism, a second story is superimposed. This is a story of reading, in which the interpreter, approaching the evangelist’s story as if for the first time, narrates a tale of anticipations and reversals, of puzzles, enigmas, and the struggles to solve them, of beliefs and presuppositions challenged and overthrown. The reader is the hero or heroine of this story of reading and functions as a fictional character within it. His or her fresh virginal responses to the text distinguish him or her from the jaded or voyeuristic critic who records them. » S. D. Moore 1989a, 80-81. 122
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u tiliser son imagination pour prétendre qu’il ne sait pas à l’avance ce qu’il va se passer dans la trame narrative. Au sujet de la deuxième question, Powell indique que le lecteur implicite de Mt sait tout ce que l’Évangile présuppose qu’il connaît. Inversement, il ne sait pas ce que l’Évangile présuppose qu’il ne connaît pas125. Powell concède qu’il est impossible de déterminer précisément tout ce que le lecteur devrait connaître et d’oublier ce que le lecteur implicite ne devrait pas savoir. Même si la tâche est impossible, il suggère de persévérer malgré tout vers ce but126. Par exemple, la connaissance nécessaire au lecteur implicite de Mt est de pouvoir lire le grec de la koinè, de croire que le narrateur est crédible, de connaître la géographie, l’histoire et la réalité sociale de la Palestine, de comprendre le langage symbolique et de pouvoir établir des liens intertextuels, notamment avec les écritures sacrées juives. Selon Powell, le lecteur implicite croit que le narrateur de Mt est fiable127. Tout récit crée un monde avec ses propres règles. Pour lire un récit, il faut exercer ce que Samuel Taylor Coleridge désigne par « willing suspension of disbelief128 ». Par conséquent, si l’Évangile de Matthieu met en scène l’ange du Seigneur qui révèle le plan de Dieu au moyen de songes, le lecteur implicite l’accepte. Pour Powell, le lecteur implicite a un répertoire de croyances et de valeurs qui sont nécessaires à la compréhension du récit. Celles-ci sont aussi partagées par l’auteur implicite. L’application de la méthode d’ARL de Powell Voici la méthode de l’ARL suggérée par Powell pour analyser un texte biblique en quatre étapes129. Son originalité tient du fait qu’elle prend en considération des interprétations de lecteurs réels. 1. Découvrir les réponses de lecteurs réels au texte à l’étude. Cette étape a souvent été négligée par les applications bibliques de 125 « Matthew’s implied readers are assumed to believe everything that the Gospel expects them to believe, and they are assumed not to believe anything that the Gospel does not expect them to believe. » M. A. Powell 2001, 76. 126 « Asymptotic task – a term to define the phenomenon of constantly approaching the goal but never really reaching it. » M. A. Powell 2001, 85. 127 Ibid., 107-130. 128 « In this idea originated the plan of the “Lyrical Ballads” ; in which it was agreed that my endeavours should be directed to persons and characters supernatural, or at least romantic, yet so as to transfer from our inward nature a human interest and a semblance of truth sufficient to procure for these shadows of imagination that willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith. » S. T. Coleridge 1975. 129 M. A. Powell 2001, 57.
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l’ARL. Il faut d’abord établir sa propre réponse, puis collecter des informations sur les réponses d’autres lecteurs à ce texte. Il est important d’associer aux lecteurs des données sociologiques pouvant influencer leur lecture (âge, sexe, pratique religieuse, niveau de revenu, niveau d’éducation…). 2. Comparer les réponses des lecteurs réels avec celles du lecteur implicite. Celui-ci devient une sorte de norme pour mesurer la diversité des réponses. 3. Définir les paramètres des lectures qui sortent de l’ordinaire, soit les « unexpected readings ». Pourquoi est-ce que ces lecteurs répondent d’une autre façon que ce qui est prévu par la trame narrative ? Est-ce que la rhétorique employée est imparfaite ? Est-ce que les blancs du texte permettent des interprétations surprenantes ? Est-ce qu’il y a une différence entre les lecteurs réels et le lecteur implicite (du point de vue des connaissances ou des croyances par exemple) ? Quelle est l’histoire de la réception de ce texte ? L’objectif de toutes ces questions est de comprendre l’origine de ces interprétations discordantes. 4. Évaluer les diverses interprétations. Cette étape est controversée, car il n’y a pas de consensus concernant les valeurs à la base d’une évaluation. Comme la neutralité est impossible selon Powell, il recommande d’évaluer les lectures. Elles sont soit bonnes ou mauvaises lorsqu’elles sont comparées à celles du lecteur implicite. Il est important, à cette étape, de nommer ce qui sous-tend notre façon d’évaluer les interprétations. Ce paradigme est intéressant. Toutefois, certains des éléments au fondement de l’approche de Powell peuvent être critiqués. Son originalité est de tenir compte de lecteurs en chair et en os, qu’il appelle lecteurs « réels ». Or, cela ne va pas de soi et semble relever d’une conception un peu naïve. Qu’est-ce que le réel ? Comment le définir ? La « réalité » d’un lecteur empirique est une notion complexe et difficile à définir. Elle pointe vers quelque chose qui semble objectif, mais qui peut être appréhendé de diverses manières. En effet, les lecteurs « réels » de Powell sont plutôt des représentations plus ou moins précises des personnes dont ils parlent. Dans les textes de Powell, ces personnes complexes sont représentées par quelques caractéristiques : sexe, éducation, état clérical… De plus, la façon dont Powell parle du lecteur implicite pose problème. Il semble pouvoir accéder à une seule interprétation valide, à laquelle on peut comparer les autres. Cette
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vision du lecteur implicite est problématique puisqu’elle peut devenir une façon, pour un lecteur, de donner une certaine impression d’objectivité à sa propre lecture subjective. Powell souligne lui-même que les exégètes, même s’ils s’accordent sur les critères à prendre en compte pour déterminer l’interprétation du lecteur implicite, n’arrivent pas aux mêmes conclusions130. La limite de cette méthode est donc que ce lecteur implicite ne va pas de soi et n’a rien d’objectif. Il s’agit d’une construction de l’exégète. Il serait peut-être plus avisé de comparer les réponses des lecteurs à celles des lecteurs informés ou professionnels que sont les exégètes. Par ailleurs, la quatrième étape de Powell, évaluant les interprétations, semble mal fondée. Comment parler de bonnes ou de mauvaises interprétations tout en restant dans un paradigme d’herméneutique postmoderne ? Powell a mis en pratique cette méthodologie dans deux expériences empiriques. La première portait sur Mc 7,1-8. Powell a fait lire le texte à 50 laïcs et à 50 clercs qui devaient répondre à la question : « What does this story mean to you ? ». L’analyse des données montre une grande empathie du clergé envers Jésus (40 personnes sur 50). Les laïcs partagent plutôt leur empathie entre les disciples (24 personnes) et les pharisiens (28 personnes). Aucune des réponses des laïcs ne montre d’empathie envers Jésus. Powell utilise ces résultats pour donner quelques conseils homélitiques. La deuxième expérience portait sur Lc 3,3-17. Allan a demandé à 50 laïcs et à 50 clercs de lire ce texte et de répondre à la question : « What does this text mean ? ». En analysant les données, Powell a remarqué que 26 des 50 clercs font référence à Luc, l’auteur du texte, alors qu’aucun laïc ne fait référence à lui. Powell remarque qu’il y a aussi une différence dans la façon dont les deux groupes s’expriment. Chacun des 50 laïcs utilise la première personne du singulier pour indiquer qu’il s’agit de son interprétation personnelle. Cette stratégie est adoptée par seulement 20 des 50 clercs. Powell conclut qu’il y a une différence entre l’éducation reçue par les clercs et celle des laïcs. Celle des clercs les pousse à voir le sens comme un message, et non comme un effet. Ils sont entraînés à rechercher le sens historique ou rédactionnel, alors que les laïcs cherchent un sens existentiel à ce qu’ils ont lu et partagent leur lecture comme une expérience personnelle. 130 « [P]rofessional readers of Matthew’s Gospel who accept this criterion will sometimes disagree in their conclusions regarding just what Matthew’s implied readers are expected to know. » M. A. Powell 2001, 89.
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Robert J. Hurley Robert Hurley applique aux études bibliques la stylistique affective de Stanley Fish. Il est un des rares chercheurs à utiliser cette méthode en langue française sur des textes bibliques. Grâce à ses travaux, on passe du Reader-response à l’analyse de la réponse du lecteur. Tout comme Fish, il étudie l’effet que produit un texte chez le lecteur. Il insiste donc sur le côté temporel de la lecture, vue comme une expérience qui se développe dans le temps, au fil de la rencontre des mots et des expressions. Pour Hurley, l’ARL est particulièrement signifiante dans l’étude du Nouveau Testament parce que la plupart de ces textes visent « une conversion spirituelle de leurs destinataires, mais aussi leur mobilisation théopolitque dans le but de faire advenir le Royaume de Dieu131. » L’ARL permet de décrire comment l’effet de la lecture de ces textes permet de rejoindre cet objectif. Lorsqu’il analyse un texte, il tente donc de repérer les effets produits par les dispositifs rhétoriques présents dans le texte. Les métaphores et les symboles, souvent difficilement traduits, font partie des éléments sur lesquels il attire l’attention. Outre Fish, Hurley s’inspire de divers auteurs132 pour « établir des liens entre les dispositifs textuels et la mobilisation du lecteur en tant qu’agent de changement politique133. » La justice sociale et la critique politique trouvent une place de choix dans son analyse des passages bibliques. S’il privilégie le lecteur informé dans ses recherches, Robert Hurley s’intéresse aussi à la notion de « communauté interprétative ». Son appartenance à la tradition catholique façonne ses réponses aux textes bibliques. Pour lui, la foi de la première communauté chrétienne est toujours vivante dans les églises d’aujourd’hui et permet une interprétation croyante du texte. L’approche de Hurley permet de lutter contre tout fondamentalisme tentant de réduire les textes bibliques à un contenu spécifique. À la lecture de Hurley, on retrouve l’importance de la transformation du lecteur, et non la recherche d’une « vérité objective ». Dans « La critique biblique et la construction du vrai134 », Hurley présente les R. J. Hurley 2010, XVIII. Il nomme Richard Horsley, John Dominic Crossan, N. T. Wright, Helmut Koester et Dieter Georgi. 133 Ibid., XX. 134 Ibid., 65-85. 131 132
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fondements épistémiques de l’exégèse objectiviste pour les remettre en question à l’aide du néo-pragmatisme, qui transforme radicalement la façon de voir l’idée du Moi, la notion de langage et l’idée du texte comme objet. Au terme de son analyse, l’objectivisme n’a pas sa place dans l’interprétation biblique, qui doit prendre le pari de l’interprétation par une attention à la lecture comme événement et à la conception du sens comme expérience. De la théorie à la pratique Stanley Fish ne décrit pas sa méthode dans une série d’étapes pratiques. En partant de l’œuvre de Fish, Hurley dégage certains éléments permettant de passer de la théorie à la pratique en répondant à la question principale : quels sont les effets produits par ce texte ? Avant la lecture : • Se rendre conscient de ses précompréhensions et parfaire sa préparation. La connaissance de la langue du texte et des conventions littéraires de son milieu est importante pour voir et comprendre les nuances, les blagues, les ironies, etc. Il ne s’agit pas de retrouver l’intention de l’auteur, ce qui est impossible à déterminer, mais de reconstruire un texte grâce aux connaissances de l’exégète. Au-delà du domaine linguistique, la connaissance de plusieurs champs d’études peut être profitable (politique, sociologie, anthropologie, psychologie…). En outre, pour saisir le côté subversif des textes du Nouveau Testament, il faut connaître les valeurs et les structures politiques, sociales, économiques et religieuses du monde dans lequel il a été rédigé, notamment le monde de l’Empire romain. L’important est que l’exégète clarifie ses propres précompréhensions puisque ce sont elles qui déterminent les possibilités et les limites de son interprétation135. • Faire l’état de la question. Les résultats des analyses produites par d’autres méthodes sont très intéressants puisqu’ils transmettent l’expérience de lecture de ces exégètes. Il s’agit de voir ce qui a attiré leur attention. Qu’est-ce qu’ils ont ignoré ou jugé peu important ? L’histoire de l’interprétation 135 Parmi les éléments influant sur le travail de l’exégète, Hurley nomme les facteurs suivants : son expérience littéraire, son inscription politique, sociale et économique, son âge, son sexe, sa nationalité et ses croyances. Ibid., 20.
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d’un texte est une histoire de sa réception et des réponses qu’il a suscitées136. • Utiliser les autres méthodes exégétiques. Les diverses méthodes exégétiques sont pertinentes lorsqu’elles permettent de décrire les effets produits chez le lecteur. • Choisir un texte. L’ARL est particulièrement indiquée pour des textes qui, dans l’histoire de l’interprétation, se sont avérés très difficiles à interpréter puisqu’ils ne s’expliquent pas en se référant aux lexiques et aux dictionnaires et que les exégètes ne s’entendent pas quant au sens à donner à la péricope à l’étude. Par ailleurs, tout texte peut mener à une interprétation renouvelée si l’exégète se place dans un contexte interprétatif original et travaille le texte à partir de nouvelles précompréhensions. Pendant la lecture : • Porter attention aux ironies, aux métaphores et aux textes autophages. Ces éléments posent des problèmes insurmontables lorsqu’ils sont compris au premier degré. Le lecteur doit alors participer activement pour faire des choix qui le mèneront à un autre niveau de compréhension. Robert Hurley se réfère à Wayne Booth pour l’ironie, à Paul Ricœur pour la métaphore et à Stanley Fish pour les textes autophages. • Décrire l’expérience de la lecture. « la stylistique affective décrit les activités interprétatives du lecteur au moment même de la lecture. Une technique centrale employée par la méthode consiste à ralentir le processus interprétatif, une manœuvre qui permet au critique de rendre compte de chaque dispositif textuel au fur et à mesure que celui-ci attire son attention et d’évaluer chacun d’eux à partir des effets qu’il produit137. »
Ibid., 20. Ibid., 27.
136 137
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Il faut donc suivre le jeu de projections, de conclusions, de jugements, de suppositions, d’attentes ainsi que la transformation de ceux-ci pour suivre l’expérience temporelle de la lecture. En ralentissant la lecture, on essaie de porter attention à des éléments qui entrent dans la conscience du lecteur à un niveau subliminal. Il faut éviter de chercher les explications des éléments problématiques plus loin dans le texte. La lecture d’un texte normal (sauf les hypertextes informatiques) commence au début et progresse jusqu’à la fin. Cette méthode essaie de dire ce qui se passe lors de cette lecture. Par ailleurs, les informations déjà données précédemment dans le cours de la lecture sont à considérer puisqu’elles altèrent la réception du passage. Il s’agit d’identifier les éléments de style138 et de montrer les effets qu’ils produisent sur le lecteur. Le but de cette méthode n’est pas de trouver le sens du texte. L’interprétation varie toujours selon les présupposés de l’exégète et selon le contexte dans lequel il travaille. Le résultat est une interprétation qui tentera de convaincre de convaincre la communauté interprétative à laquelle appartient l’exégète et qui sera jugée par celle-ci. Cette application exégétique de la stylistique affective proposée par Hurley est celle que je vais appliquer à Mt 1-2 avec quelques nuances exposées plus loin. Les exemples d’application de la méthode de la stylistique affective par Robert Hurley sur des textes bibliques montrent bien comment cette méthode peut être fructueuse. Un survol des divers textes étudiés révèle plusieurs éléments139. D’abord, Hurley prend comme point de départ le lieu d’insertion sociopolitique des opprimés. Tout comme la Bible, Hurley vise la transformation de ses lecteurs en leur permettant un contact renouvelé avec les textes bibliques. Ainsi, une prise de position politique pour la solidarité et la justice est proposée dans des études comme « Le lecteur et le riche : Luc 16,19-31140 ». Il regarde aussi l’effet qu’ont pu avoir les textes bibliques dans la culture impériale. En effet, ces textes véhiculaient un métarecit qui était source d’images, de métaphores et d’un nouveau vocabulaire pour annoncer le Christ en opposition à la propagande romaine141. Ainsi, il montre bien que le monde narratif reprend et critique le 138 Les éléments indiqués par Hurley sont les suivants : le chiasme, les doublets, la simple répétition, les inclusions, le narrateur et les narrataires, la direction et l’indirection, l’emploi du temps et la voix des verbes, l’ironie et l’autophagie textuelle. Ibid., 30. 139 Dans R. J. Hurley 2010, se trouvent les analyses de Luc 16,19-31 ; Mt 25,3146 ; Lc 14,1-14 ; Ac 4,32-5,11 ; Is 6,9-10 ; Mc 4,12 et Rm 13,1-7. 140 R. J. Hurley 2010, 89-108. 141 Par exemple, « Luc 14,1-14 : des règles de bienséance ou un programme politique ? » Ibid., 129-153.
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monde « réel », c’est-à-dire le monde tel qu’il est construit par les récits (ou le récit) qui dominent dans la culture où le texte est lu. Pour ce faire, il prend en compte les conditions historiques des premiers lecteurs de ces textes. Dans ses analyses, Hurley démontre les fonctions rhétoriques des éléments discursifs en faisant ressortir les ambiguïtés, les oppositions, les subversions, les ironies pour faire surgir le sens créatif qui se dégage de l’acte de lecture. Il fait ressortir les éléments insolites des textes en affaiblissant le sens prétendument littéral. 1.2.5 Synthèse Tableau récapitulatif Voici un tableau synthèse comparant les divers types d’ARL qui ont été présentés. Auteurs
Qui est le lecteur ?
Qu’est-ce qu’un texte ?
Méthode employée
Éléments significatifs pour engendrer un « sens »
Paul Ricœur
L’interprète du texte, le sujet qui se construit en interprétant
Le texte est autonome par rapport à l’auteur.
L’arc herméneutique
Explication par la méthode structurale. Les symboles, les métaphores, les récits…
Umberto Eco
Le Lecteur Modèle comme stratégie textuelle
Le texte est une machine présuppositionnelle remplie de non-dits qui doivent être actualisés dans un mouvement coopératif de la part du lecteur.
L’actualisation sémantique de tout ce que le texte, en tant que stratégie, veut dire à travers la coopération de son Lecteur Modèle
Les ambiguïtés, les non-dits, les structures profondes, les pièges textuels…
Wayne Booth
« Postulated reader » L’image du lecteur telle qu’elle est postulée par l’auteur
L’auteur implicite, l’image de l’auteur telle qu’elle est révélée par le texte
L’étude de la rhétorique
Les ironies
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Auteurs
Qui est le lecteur ?
Qu’est-ce qu’un texte ?
Méthode employée
Éléments significatifs pour engendrer un « sens »
Wolfgang Iser
Distinction entre le lecteur réel et le lecteur implicite
Le texte est un potentiel d’action que le procès de la lecture actualise.
L’anticipation, la rétrospection, l’accomplissement ou la révision de la compréhension
Les blancs et les négations sont des espaces d’interaction entre le texte et le lecteur.
« Early » Stanley Fish (structuraliste)
Le lecteur informé doit tout faire pour contrer son subjectivisme et avoir la meilleure compétence littéraire.
Un texte n’a de sens que dans l’expérience temporelle qu’en fait un lecteur. Le lecteur crée la littérature.
L’analyse ralentie, phrase par phrase, mot par mot, des effets du texte sur le lecteur
L’expérience de lecture d’un texte. Les textes autophages comme modèles de la pluralité des interprétations
« Later » Stanley Fish (poststructuraliste)
La communauté interprétative : un réseau de croyances, d’expériences et de connaissances dont provient toute interprétation
La communauté interprétative décide quelles sont les œuvres à lire et à étudier.
Comprendre comment les communautés interprétatives influent sur l’interprétation
Établir les présupposés des communautés interprétatives. Suivre le travail de persuasion pour débattre d’une interprétation parmi d’autres.
Mark Allan Powell
Le lecteur implicite comparé aux lecteurs réels
Le texte est un potentiel d’action que le procès de la lecture actualise.
Comparaison entre les diverses interprétations et le lecteur implicite
Les interprétations inattendues et les facteurs influençant les lecteurs réels
Robert Hurley
Le lecteur informé
Un texte n’a de sens que dans l’expérience temporelle qu’en fait un lecteur.
Décrire les activités interprétatives du lecteur au moment même de la lecture
Les ironies, les métaphores et les textes autophages
Mises côte à côte, ces diverses visions de l’ARL montrent que les théoriciens ont des perceptions différentes du rôle du lecteur dans l’interprétation textuelle. Certains préfèrent rester proches du texte et imposent des limites au processus de lecture en se concentrant sur
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le lecteur implicite au texte, alors que d’autres donnent une plus grande importance aux lecteurs et à leurs contextes de lecture pour décrire leur expérience de lecture. Je me situe dans ce deuxième groupe. La majorité des applications bibliques de l’ARL ne suivent pas les théories de Stanley Fish. On peut comprendre que l’approche de Fish puisse provoquer une certaine angoisse dans le milieu des études bibliques. En effet, pour lui, le texte n’existe pas sans lecteur : « A text is not an object, a thing-in-itself, but rather an event, something that happens to and with the participation of the reader142 ». Cette affirmation peut être difficile à accepter lorsqu’elle concerne un texte vu comme inspiré de Dieu et faisant autorité comme la Bible. La question centrale des exégètes a toujours été « Qu’est-ce que la Bible veut dire ? », et non « Quelles sont les interprétations de ses lecteurs ? », C’est pour cette raison que Steven Moore affirme que les applications bibliques de l’ARL ont tendance à être assez conservatrices en utilisant un lecteur inscrit dans le texte143. 1.3 Clarification de concepts 1.3.1 La lecture séquentielle Après cette présentation des apports des chercheurs qui n’ont précédé dans l’ARL, il est maintenant le temps de décrire la méthodologie que je propose d’appeler « lecture séquentielle ». Suivant Stanley Fish, Wolfang Iser et Robert Hurley, je comprends la lecture comme un événement qui se déroule dans le temps. Je vais lire Mt 1-2 selon la séquence des mots dans le texte, tel qu’il se donne à lire. Un aspect important relié à la temporalité de ma méthodologie est de ralentir la lecture. L’attention aux détails de la lecture du texte peut ressembler à ce qui est appelé « close reading144 ». Cependant, contrairement à cette forme de lecture attentive provenant du New Criticism, je m’intéresse à la temporalité de la lecture et au rôle des lecteurs. En passant d’un mot à l’autre, la lecture n’est pas un processus linéaire, comme le dit Robert Hurley : « Au fur et à mesure qu’avance S. Fish 1980, 20. « New Testament critics who have grappled with the issue of reading have tended to stay close to shore. » S. D. Moore 1989a, 73. Voir aussi S. D. Moore 1989b. 144 B. Smith 2016. 142 143
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la lecture, nous abandonnons certains présupposés, révisons certaines croyances, faisons des inférences et des suppositions de plus en plus complexes ; chaque phrase ouvre un horizon qui peut être confirmé, contesté ou aboli par la phrase suivante145. » Ainsi, la lecture d’un nouveau mot permettra de revenir en arrière pour voir comment ce mot change les attentes qui s’étaient formées au cours de la lecture. L’effet de primauté et de récence Il y a en effet une grande différence entre une première lecture d’un texte et les lectures subséquentes. Marianna Torgovnick décrit cette différence. Since first readings involve the continuous making and revision of guesses, first readings are like the process of living moment to moment in the present. Second or subsequent readings – when the question of ‘what happens next’ no longer pertains with urgency – differ fundamentally from the first readings and resemble the ways in which we experience the past146.
Par la lecture séquentielle, je vais donc accentuer ce qui est appelé l’effet de primauté (primacy effect147). Ce concept provenant de la psychologie a été popularisé par Menakhem Perry dans ses recherches au sujet de la dynamique littéraire148. L’effet de primauté nomme la tendance pour un lecteur d’être marqué par ce qui est au début d’un texte plus que par ce qui suit. Par exemple, la première fois qu’un personnage ou qu’un concept est présenté est plus importante que la deuxième ou la troisième fois. À l’inverse, la dernière fois qu’un élément est mentionné peut être également significative. Cet effet est appelé effet de récence (recency effect). Dans le cas de l’Évangile selon Matthieu, les nombreux liens entre le début et la fin du texte font qu’il est possible de relire celui-ci à partir de la conception qui est acquise à la fin du récit (effet de récence). Karl McDaniel présente l’importance de ces deux effets sur la compréhension du peuple associé à Jésus en Mt 1,21. Il peut être compris comme le peuple R. J. Hurley 2010, 5. M. Torgovnick 1981, 8. 147 M. Perry 1979, 35-64. 148 « The reader retains the meanings constructed initially to whatever extent possible, but the text causes them to be modified or replaced. The literary text, then, exploits the “powers” of the primacy effect, but ordinarily it sets up a mechanism to oppose them, giving rise, rather, to a recency effect. Its terminal point, the point at which all the words which have hitherto remained “open” are sealed is the decisive one. » Ibid., 57. 145 146
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juif dans une lecture séquentielle, mais il peut aussi évoquer les croyants de toutes nations dans une lecture accentuant l’effet de récence149. Suspense, curiosité et surprise À partir de la psychologie cognitiviste, Meir Sternberg et Raphaël Baroni proposent l’étude de récits à partir des catégories que sont le suspense, la curiosité et la surprise150. Contrairement à la notion de la temporalité dans la narratologie structuraliste (où il s’agit du temps du monde narré), ces trois concepts incorporent aussi le temps de la lecture, le moment où les lecteurs réagissent au texte. L’objet d’étude n’est plus les structures du récit comme telles, mais les effets affectifs et cognitifs chez les lecteurs. Meir Sternberg utilise ces concepts pour définir la narrativité : I define narrativity as the play of suspense/curiosity/surprise between represented and communicative time (in whatever combination, whatever medium, whatever manifest or latent form). Along the same functional lines, I define narrative as a discourse where such play dominates : narrativity then ascends from a possibly marginal or secondary role (e.g., as a temporal force governed by the space-making, descriptive function that always coexists with it...) to the status of regulating principle, first among the priorities of telling/reading151.
Le suspense est orienté vers le futur152. Le lecteur se demande : « Comment ce personnage réussira-t-il à s’en sortir ? », ou plus simplement, « Que va-t-il arriver ? ». L’effet de suspense est particulièrement accentué quand « face à une situation narrative incertaine (disjonction de probabilité importante) dont l’interprète désire impatiemment connaître l’issue, il y a un retardement stratégique de la réponse par une forme quelconque de réticence textuelle153 ». La réaction de curiosité est éprouvée par un lecteur qui doit chercher pour comprendre un événement, saisir le sens d’une action, identifier une personne ou une intention. Lorsque la représentation de l’action est incomplète, l’incertitude générée par le récit s’accompagne K. J. McDaniel 2013. M. Sternberg 2003a, 297-395 ; 2003b, 517-638 et R. Baroni 2007. 151 M. Sternberg 2003b, 529. 152 « Suspense arises from rival scenarios about the future : from the discrepancy between what the telling lets us readers know about the happening (e.g., a conflict) at any moment and what still lies ahead, ambiguous because yet unresolved. » M. Sternberg 2003a, 327. 153 R. Baroni 2007, 99. 149 150
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d’une attente que la suite du texte fournisse les éléments nécessaires154. Ce retardement stratégique oriente l’interprétation vers un dénouement à venir155. La curiosité provoquée par l’ignorance de certains détails nécessaires à la compréhension produit une tension heuristique. La surprise fait surgir soudainement une information que l’on ignorait auparavant156. C’est un moment fort qui correspond souvent au surgissement de nœuds ou de dénouements. Raphaël Baroni suggère trois types de surprises. 1) La surprise textuelle : « Le récit permet de prendre conscience tardivement d’une lacune discrète, préalable, du texte. » 2) La surprise encyclopédique : « Le récit contredit des prévisions construites à partir d’attentes conventionnelles. » 3) La surprise ouverte : « Le récit déroute, mais ne propose pas une alternative aux schémas niés157. » Lorsqu’il y a effet de surprise, l’interprète se demande : « Comment se fait-il qu’on en soit arrivé là ? ». La surprise est causée par la rupture d’une régularité, par ce qui sort du cours prévu des événements. Par exemple, les irrégularités dans le schéma répétitif de la généalogie de Jésus, comme la présence de femmes, surprennent les lecteurs. L’abondante recherche à ce sujet témoigne du fait que les exégètes sont surpris par cette présence féminine. Cette surprise les pousse à trouver une raison à cette présence. Ainsi, suivre le suspense, la curiosité et la surprise permet de décrire la « tension » entretenue par l’indétermination provisoire qui caractérise les récits. Ces catégories rendent manifeste la réponse interprétative des lecteurs. Elles soulignent aussi le fait que cette 154 A curiosity event structure must contain a significant event early in the sequence. In a curiosity discourse organization, the significant event is omitted from the discourse, but (unlike surprise) the reader is given enough information to know that the event is missing. This discourse organization leads the reader to become curious about the withheld information. The curiosity is resolved by providing enough information in the later parts of the discourse for the reader to reconstruct the omitted significant event. M. Sternberg 2003b, 519. 155 Ibid., 99-100. 156 « A surprise event structure must contain critical expository or event information early in the event sequence. In a surprise discourse organization, the critical information from the beginning of the event structure is omitted from the discourse, without letting the reader know that it has been omitted, and then is inserted later in the discourse. We assume that the reader will be surprised when the reader reaches the point where the omitted information is revealed, and that the surprise is resolved when the reader reinterprets the underlying event sequence in light of this new information. » Ibid., 517. 157 R. Baroni 2007, 305.
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réponse ne se situe pas uniquement sur le plan cognitif, mais invoque également une dimension affective, qui suscite des passions et des émotions. Le suspense, la curiosité et la surprise sont trois concepts qui soulignent à la fois l’importance de la temporalité et de l’activité des lecteurs. Je vais donc m’en servir pour décrire de façon précise des effets ressentis lors de la lecture séquentielle de Mt 1-2. 1.3.2 Le lecteur Lecteurs inscrits dans le texte ou lecteurs réels L’ARL mène vers des avenues très différentes selon le type de lecteur visé par la méthode. Il est donc important de distinguer le concept de lecteur approfondi par cette recherche. J’ai présenté plus haut divers types de lecteurs inscrits dans le texte158 : Wayne Booth traite du lecteur tel qu’il est formulé par l’auteur (postulated reader) ; Gerald Prince s’intéresse au narrataire ; Umberto Eco considère le Lecteur Modèle comme une stratégie textuelle et Wolfgang Iser est largement repris pour son lecteur implicite. Ces diverses conceptions théoriques du lecteur inscrit dans le texte sont fréquemment utilisées dans les interprétations bibliques comme celles de Mark Allan Powell et de Robert Fowler, présentées précédemment159. Dans le cadre de cette analyse, je ne vais pas les suivre puisqu’il y a un problème fondamental qui vient de l’utilisation du concept de lecteur implicite. Chaque exégète utilisant ce concept dégage ce qu’il croit être la meilleure façon de répondre au texte, celle qui est générée par les éléments textuels. Or, ce qui émane de ces études n’est ni la seule réponse au texte ni la meilleure. Elle est une réponse particulièrement bonne puisqu’il s’agit d’interprétations faites par des lecteurs informés (Fish et Hurley), mais il s’agit d’une reconstitution parmi d’autres. Plusieurs chercheurs qui utilisent la catégorie du lecteur implicite pourraient même être qualifiés 158 Ces types de lecteurs ont quelque chose en commun, comme l’indique V. Jouve 2015, 9 : « Au-delà de toutes leurs différences, ces modélisations mettent en évidence le même principe : l’inscription objective du destinataire dans le corps même du texte. Simples images de lecteur postulées par le récit ou récepteur actif collaborant au déroulement de l’histoire, elles sont fondées sur l’idée qu’il y a dans tout texte, structurellement, un rôle proposé au lecteur. » 159 Robert Fowler est d’ailleurs critiqué par Stanley E. Porter parce qu’il reste dans le monde immanent du texte et qu’il ne tient pas compte des lecteurs réels. S. E. Porter 1994, 102.
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1. MÉTHODOLOGIE
de « cryptoformalistes ». En développant un discours sur le lecteur implicite, ils travaillent surtout les formes du texte. À ce sujet, Richard S. Briggs note l’ironie des méthodes centrées sur le lecteur qui, en fait, sont centrées sur le texte : « Ironically, this kind of theorised reader is a somewhat limited construct : it is still constructed for the basic job of tracking the progress of the text160. » Par exemple, l’usage du lecteur implicite dans les écrits de Mark Allan Powell est discutable. Il compare les interprétations de lecteurs réels à celles du lecteur implicite. En réalité, Powell compare les interprétations d’autres lecteurs à sa propre interprétation du texte. Comme le note Wayne Booth, dans la pratique, le lecteur implicite se confond avec le vrai lecteur : « the distinction between what the implied reader does and what the flesh-and-blood reader does become blurred161. » Selon Vincent Jouve, l’étude du lecteur inscrit ne permet pas de comprendre la richesse des interprétations au fil du temps. Pour savoir pourquoi et comment un texte biblique continue à inspirer ses lecteurs actuels, « il faut quitter l’analyse du destinataire et se pencher sur les lecteurs réels162 ». Les différentes conceptions du lecteur implicite ne suffisent pas pour décrire l’acte interprétatif puisqu’elles n’intègrent pas les lecteurs réels163. Selon Sönke Finnern, les notions internes au texte comme l’auteur implicite et le lecteur implicite présupposent que le lecteur soit une page vierge quand il commence à lire164. Or, les lecteurs viennent au texte avec divers présupposés, une inscription sociale particulière et des stratégies de lecture diversifiées165. Dans un colloque récent du RRENAB sur le lecteur, Geert Van Oyen critique aussi la notion du lecteur implicite, qui est « beaucoup trop idéalisée et donc trop limitée pour décrire le processus complexe de l’interprétation des textes néotestamentaires166 ». Il voit dans l’utilisation de cette notion un désir de trouver un seul sens dans un texte. R. S. Briggs 2015, 84. W. C. Booth 1988, 205. 162 V. Jouve 2015, 11. 163 Pour une critique des applications bibliques de l’ARL qui misent sur les lecteurs inscrits dans le texte en oubliant les vrais lecteurs, voir T. Long 1996. 164 S. Finnern 2010, 36. 165 J’ai déjà exposé plus haut les divers facteurs évoqués par Mark Allan Powell pour expliquer les interprétations différentes de lecteurs réels. De même, les communautés interprétatives de Fish sont basées sur ces stratégies interprétatives diversifiées, qui précèdent les lecteurs. 166 G. Van Oyen 2015, 26. 160
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De même, Jeremy Punt est de plus en plus critique envers les versions formalistes des applications bibliques des théories de la réception. Il souligne l’urgence d’étudier le rapport entre les textes bibliques et de vrais lecteurs. However, it is not only important but also increasingly inevitable to deal with particular, real-life, flesh-and-blood readers within and as constitutive of their social contexts. Moving beyond readers as literary constructs, real readers can be taken into consideration, and their influence on meaning, the way they shape and determine readings in a variety of contexts. Still, a real need in reader-oriented approaches to the Bible is the urgent requirement to study the reception of biblical texts by their actual readers, and to do such studies as real readers167.
Plusieurs exemples en Mt 1-2 montreront que les dispositifs textuels engendrent des lectures très différentes. C’est justement la diversité de ces expériences de lecture qui m’intéresse. Comment estce que la lecture de Mt 1-2 peut engendrer une si grande polysémie ? Quels sont les effets du texte sur de vrais lecteurs ? Je reprends à mon compte ces affirmations de Geert Van Oyen faites dans le cadre d’un récent colloque du RRENAB sur le lecteur : J’ai tendance à penser que le moment est venu de chercher un pont entre le récit et le lecteur réel.168 Mais après tout, n’est-ce pas pour le lecteur réel que les textes ont été écrits, n’est-ce pas lui qui crée la rencontre avec le texte, lui qui est indispensable pour pouvoir parler d’un dialogue entre texte et destinataire ? ... Le but de l’exégèse n’est-il pas de découvrir le(s) sens d’un texte pour le lecteur actuel de ce texte169 ? [...] le rôle du lecteur réel comme créateur de sens a été sous-estimé170.
Il n’y a que peu d’exégètes qui ont abordé cette question à cause des difficultés reliées à l’étude de la réponse de lecteurs réels. Daniel Marguerat et Yvan Bourquin indiquent, avec raison, que le lecteur réel est « difficilement théorisable » puisque « cette entité ne relève pas du champ de la narratologie171 ». De plus, le lecteur réel prend d’innombrables visages. Il faut donc tenir compte de cette pluralité théorique et pratique, qui mène à la découverte de la polysémie i ntrinsèque J. Punt 2004, 275. G. Van Oyen 2015, 20. 169 Ibid., 21. 170 Ibid., 22. 171 D. Marguerat, Y. Bourquin 2004, 24. 167 168
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à l’acte de lecture. De manière comparable à la nécessité de la démarche persuasive chez Fish, Geert Van Oyen en appelle à l’exégèse comme dialogue : De toute manière, la lecture « neutre » n’existe pas. Mais – dira-t-on –, il reste tout de même un idéal de la lecture exacte qui serait très proche du sens « exact » du texte (qui n’est pas nécessairement identique à l’intention de l’auteur). Mais qui déterminera ce que signifie « lecture exacte du texte » ? La proposition développée plus loin dans cette contribution est justement que c’est dans le dialogue entre lecteurs/lectrices que l’interprétation du texte se fait. L’exégèse, c’est le dialogue172.
De quels lecteurs parle-t-on ? Le dialogue que je propose se fera entre ma propre lecture (ou réécriture) séquentielle de Mt 1-2 et les lectures (ou réécritures) des Pères de l’Église et des exégètes du XIXe au XXIe siècles qui ont laissé une trace écrite de leurs réponses à ce texte. Ce qui distingue les exégètes est leur rapport de distanciation, qui leur permet un travail d’analyse qui mène à une interprétation critique du texte qu’ils ont lu. Par mon travail de recherche universitaire, je m’inscris dans cette communauté interprétative. Je ne m’intéresse pas nécessairement aux interprétations des Pères de l’Église parce qu’ils sont plus proches du milieu de production ou de la première réception de Mt. Je m’intéresse aux Pères parce qu’ils ouvrent le texte à une pluralité interprétative. Ils sont des lecteurs de l’évangile qui décrivent leurs réponses au texte. Jean Chrysostome, par exemple, sera souvent cité parce qu’il transmet avec candeur ses réactions, ses commentaires, ses questions à la lecture du texte de Mt 1-2. Les interprétations des Pères et des exégètes sont des traces des expériences de lecture qu’ils ont faites. Le but n’est pas de faire une histoire de l’interprétation173, mais bien de voir quels sont les effets de Mt 1-2 sur ses lecteurs. Michael Riffaterre et Kareen Martel présentent la synthèse de l’expérience lectorale d’un certain nombre de lecteurs réels comme un moyen d’avoir la meilleure façon de saisir les ambiguités d’un texte174. Ces différentes interprétations seront G. Van Oyen 2015, 27. Wirkungsgeschichte, tel que le conçoit H.-G. Gadamer 1996, vise la description de l’histoire de l’influence d’un texte comme concept fondamental pour l’herméneutique. Cette « histoire de l’influence » a montré comment un texte a été interprété au fil du temps ainsi que les efforts pour retrouver le sens du texte originel. 174 Ils utilisent le concept « d’archilecteur » pour désigner la synthèse de l’expérience lectorale qui offre au chercheur des informations sur le processus de lecture. M. Riffaterre 1983, 188-189 ; K. Martel 2005, 94. 172 173
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présentées non pas pour trouver la meilleure, mais pour mieux comprendre la relation entre le texte et ses lecteurs. Les travaux des exégètes et les commentaires des Pères permettent d’entrevoir quel a été l’effet de ce texte sur eux. En plus de ces lecteurs, je vais surtout décrire la réponse du lecteur que je suis175. Je ne prétends évidemment pas à l’objectivité. Ma façon de lire provient des communautés interprétatives auxquelles j’appartiens. Par ailleurs, je demeure conscient que ma propre perception et ce que je dévoile de moi en écrivant ce texte sont des constructions, et non des accès directs au réel176. Je me situe dans la wirkungsgeschichte qui continue à s’écrire. La pluralité interprétative est une richesse qui empêche un rapport fondamentaliste au texte. La force d’un texte ouvert177 comme Mt 1-2 est qu’il suscite un dialogue entre lecteurs. C’est dans ce dialogue que je vais construire des ponts entre le texte et l’expérience des lecteurs réels. Je me vois comme un chef d’orchestre prêt à entreprendre un dialogue avec divers lecteurs réécrivant Mt 1-2. Cette approche ancrée dans la tradition de l’ARL m’éloigne des problèmes épistémologiques reliés à la recherche de l’intention de l’auteur, à l’établissement de la structure du texte et à la reconstitution hypothétique de la première communauté de lecteurs. La méthodologie que je propose est une façon de clarifier et de simplifier l’ARL. Elle pourra peut-être inspirer d’autres chercheurs à employer cette méthode en études bibliques. 1.3.3 L’étude des masculinités L’interprétation de textes bibliques par des hommes et pour des hommes a été la norme dans l’histoire de l’exégèse. Le point de vue masculin était normatif pour l’humanité sans que les façons de présenter la masculinité soient analysées et comprises comme le produit d’une construction. Pourtant, dans les dernières décennies, à la suite de l’apport du féminisme, l’étude des masculinités dans le monde des 175 G. Van Oyen 2015, 21 définit trois types de lecteurs réels : les exégètes, les non-exégètes et soi-même. 176 R. Briggs 2015, 75 indique bien que, même le lecteur qui parle de lui-même, reste une construction : « My own reading is also constructed in parallel ways to the ways I understand anyone else’s reading, and thus for the sake of simplicity we could drop the exception regarding myself and simply say “all readers are constructs”. » 177 U. Eco 1985, 154 distingue les textes ouverts des textes fermés en ce qu’ils se prêtent naturellement à une multiplicité d’interprétations.
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études bibliques a gagné en importance, en particulier aux États-Unis178. Ainsi, l’étude des masculinités est un complément de la critique féministe et de la théorie queer. Son objectif est d’analyser les constructions sociales et les structures de pouvoir en jeu dans la présentation biblique des hommes et de leurs masculinités. Puisque les recherches sur les masculinités bibliques n’ont pas encore développé une méthodologie stable, je vais exposer la façon dont je vais utiliser cette approche dans cette recherche. Comme les autres formes d’identités, la masculinité est une construction culturelle et sociale. Je ne vais pas définir la masculinité biblique comme un catalogue « quasi structuraliste » de représentations de règles, de codes ou de conventions qui permettent et déterminent la performance des masculinités. Je vais plutôt examiner les récits bibliques en étant conscient de la nature instable des masculinités179. Je vais utiliser la notion de masculinité hégémonique, un concept provenant de Raewyn W. Connell et sa perspective anthropologique et psychanalytique180. La masculinité hégémonique cherche à décrire l’expression de la masculinité qui devient le standard dominant à l’aune duquel les autres types de masculinités sont évalués. La façon dont Connell a élaboré ce concept au départ a eu une grande influence, mais il a été redéfini avec le temps181. Pour ma part, je vais me servir de ce concept selon la définition qu’en fait Susan Haddox : Hegemonic masculinity is the specific gender construction that is dominant in cultural and political power structures. Even if no actual men embody that form of masculinity, the combination of traits still dominates as the ideal masculinity because of its association with power. Thus, a particular gender construction is imitated and propagated by those who seek to rise in the hierarchy of status and power. Nevertheless, hegemonic masculinity is not stable, but is continuously shaped by competing subversive masculinities and the political tensions these represent182.
Cette citation introduit l’expression « masculinité subordonnée », qui décrit les façons alternatives de vivre sa masculinité par rapport au modèle hégémonique. En Mt 1-2, les recherches récentes ont mis Pour un aperçu des recherches bibliques sur les masculinités, voir S. E. Had2016 ; E. C. Stewart 2016 ; S. Moore 2016. 179 Cette approche est inspirée par celle de S. Moore dans le chapitre de conclusion qu’il écrit pour O. Creangă 2010, 246. 180 R. W. Connell 1987 ; T. Carrigan, R. W. Connell, J. Lee, 1987. 181 Voir D. Z. Demetriou 2001 ainsi que la révision du concept par R. W. Connell et J. Messerschmidt 2005. 182 S. E. Haddox 2016, 179. 178
dox 2015 ;
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un accent si important sur les femmes de la généalogie que l’usage de ce regard sur les types de masculinité présentés dans cette liste pourra générer un regard novateur sur cette suite d’hommes qui va d’Abraham à Jésus. Dans mon analyse, je vais donc porter une attention particulière aux masculinités des hommes associés aux femmes de la généalogie. 1.3.4 L’expérience de la non-fiabilité Il est important de situer la question de la fiabilité de la narration pour l’ARL puisque je vais poser cette question au sujet de Mt 1-2. En effet, les renversements, l’usage d’ironie et surtout certaines incohérences peuvent amener le lecteur à se questionner sur la fiabilité de la narration. Le narrateur non fiable selon Booth Wayne Booth est le premier à distinguer un narrateur fiable (reliable) d’un non fiable (unreliable183) grâce à la notion d’auteur implicite184. Pour lui, un narrateur non fiable va à l’encontre des normes de l’auteur implicite. Pour Booth, il faut donc s’intéresser à la différence entre l’auteur implicite et le narrateur pour rendre compte de l’expérience de la non-fiabilité. Cette façon de présenter le narrateur non fiable ne va pas de soi et sera modifiée par d’autres auteurs185. 183 « I have called a narrator reliable when he speaks for or acts in accordance with the norms of the work (which is to say the implied author’s norms), unreliable when he does not. » W. C. Booth 1983, 158-159. 184 Pour Booth, l’auteur implicite est une représentation construite par le lecteur qui se donne une image du « scribe officiel » à l’origine du texte. Booth explique : « As he (the author) writes, he creates not simply an ideal, impersonal “man in general” but an implied version of “himself” that is different from the implied authors we meet in other men’s work. » Ibid., 70. 185 Du point de vue de la théorie narrative, Seymour Chatman propose une définition similaire à celle de Booth en s’appuyant sur le lecteur implicite et en ajoutant un regard sur le lien entre récit et discours : « In « unreliable narration » the narrator’s account is at odds with the implied reader’s surmises about the story’s real intentions. The story undermines the discourse ». S. Chatman 1978, 233. P. Rabinowitz 1977 propose plutôt de juger de la fiabilité du narrateur par les standards de la « narrative audience », et non de l’« authorial audience ». J. Phelan 2005, 52 combine les approches de Booth, de Chatman et de Rabinowitz : « defining unreliability as the distance between the norms and the knowledge of the narrator and those of the whole text, as shaped by the implied author and meant to be recognized by the authorial audience or implied reader ».
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La non-fiabilité selon Nünning Une perspective différente est offerte lorsque l’attention est portée au rôle du lecteur. Ansgar Nünning, par la théorie cognitive, montre que la reconnaissance de la non-fiabilité ne dépend pas de l’auteur, mais plutôt des valeurs des lecteurs186. Il relève l’importance de l’écart entre le texte attribué au narrateur et la perception de celui-ci. Pour Nünning, le narrateur n’est pas en soi fiable ou non fiable. Deux lecteurs peuvent lire le même texte et avoir deux jugements opposés sur la fiabilité de la narration. Le narrateur non fiable est une construction herméneutique produite par le lecteur pour intégrer les inconsistances du récit187. Autrement dit, la perception d’une narration non fiable est une stratégie du lecteur qui tente de comprendre un texte lorsqu’il expérimente des écarts dans la narration. La conséquence est que chaque lecteur doit déterminer le niveau de fiabilité d’un narrateur pour un texte donné188. Depuis Nünning, il est donc difficile de s’en tenir à une narratologie de type structuraliste avec des concepts de narrateur fiable ou de narrateur non fiable189. Il faut plutôt rendre compte de l’expérience de la fiabilité ou de la non-fiabilité de l’énonciation vécue par les lecteurs. Certains lecteurs peuvent lire ou expérimenter une narration comme fiable en minimisant les tensions ou en expliquant la provenance de ces tensions autrement. D’autres peuvent, au contraire, accentuer les tensions du texte en ressentant un effet de non-fiabilité ou en supposant que l’énonciateur utilise une forme d’ironie. Cependant, comme l’indique le narratologue Tamar Yacobi, chaque hypothèse concernant la fiabilité doit faire l’effort de persuader les autres interprètes de sa lecture190. Cette posture s’arrime bien avec l’importance de la persuasion dans les dialogues des communautés interprétatives selon Stanley Fish. En partant des travaux de Nünning, Régis Burnet offre une synthèse claire, à laquelle je souscris entièrement : L’attribution de la non-fiabilité au narrateur est une stratégie interprétative (c’est-à-dire une déduction du lecteur à partir des incohérences ou A. F. Nünning 2005. « The construction of an unreliable narrator can be seen as an interpretative strategy by which the reader naturalizes textual inconsistencies that might otherwise remain unassimilable. » A. F. Nünning 1999, 69. 188 Poursuivant la pensée de Nünning, G. Olson 2003 argumente en faveur d’une échelle de fiabilité qui prend en compte les diverses nuances entre les pôles de la fiabilité et de la non-fiabilité du narrateur. 189 Pour une critique des catégories binaires en narratologie classique et une ouverture vers une description de l’effet ressenti plutôt que les catégories de narrateur fiable ou non fiable, voir T. Yacobi 2001. 190 T. Yacobi 2005, 111-112. 186 187
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des discordances constatées dans la narration) : c’est une hypothèse que le lecteur fait lorsque ces incohérences lui paraissent tellement importantes qu’il n’a d’autre solution que de renoncer au préjugé de fiabilité qu’il possédait en commençant le texte191.
Tous les commentaires s’intéressant à l’aspect narratif de l’Évangile de Matthieu indiquent que son narrateur est fiable192. Ces commentaires ne font pas deux distinctions importantes. D’une part, ils utilisent le concept de narrateur fiable de Booth sans tenir compte de l’expérience de fiabilité ou de non-fiabilité telle qu’elle est perçue par les lecteurs. D’autre part, ils ne distinguent pas le concept de fiabilité de celui de la crédibilité, qui renvoie, dans son versant théologique, à l’autorité du texte pour les croyants193. La posture traditionnelle du narrateur fiable en Matthieu commence à être remise en question à la suite de recherches récentes en narratologie. Une thèse récente de Karl McDaniel propose de voir une ironie narrative en Mt 1,21, qui suggère la présence d’un narrateur non fiable. Pour McDaniel, la combinaison du suspense, de la surprise et de la curiosité mène les lecteurs à remettre en question la fiabilité du narrateur au sujet de l’identité du peuple associé à Jésus en Mt 1,21 : « Elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. » L’ARL en Mt 1-2 telle qu’elle est exposée dans la suite de cette recherche permettra d’ajouter d’autres exemples de passages pouvant être perçus par les lecteurs comme une expérience de non-fiabilité dans la narration194. 1.3.5 L’intertextualité en ARL Puisque Mt 1-2 fait plusieurs références aux écrits de la tradition vétérotestamentaire, quelques mots sont nécessaires pour préciser la 191 R. Burnet 2014, 157. Pour une synthèse des réflexions récentes en narratologie sur les concepts de fiabilités et de non-fiabilité, voir M. Fludernik 2016, 11-50. 192 J. D. Kingsbury 1988, 31 ; D. B. Howell 1990, 46 ; M. A. Powell 1992, 26 ; J. C. Anderson 1994, 47.193 ; W. Carter, 2001, 122. 193 Cette distinction se perçoit très bien dans un article de Guy Bonneau qui s’intéresse à cette question chez Luc et Jean. En effet, il y affirme : « Crédibles, ou se présentant comme tels, les narrateurs lucanien et johannique ne sont pas pour autant des narrateurs toujours fiables, notamment au regard de leurs idéologies et de leur objectivité. En effet, leurs évaluations peuvent être fausses ou insuffisantes, leurs interprétations déficientes ou discordantes. En nos deux narrateurs, il nous est demandé de croire, comme en leurs paroles d’évangiles » G. Bonneau 2016, 96. 194 En particulier, l’analyse de l’incohérence entre le nombre de générations en Mt 1,2-16 et celui en Mt 1,17 sera présentée par rapport au concept de non-fiabilité.
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façon d’aborder l’intertextualité pour une méthode qui met l’accent sur les lecteurs. Pour l’ARL, l’étude de l’intertextualité n’est pas la critique des sources. L’objectif n’est pas de trouver les textes que l’auteur avait en tête lorsqu’il écrivait195. Moisés Mayordomo-Marín met en garde contre la tentation de vouloir trouver l’intention de l’auteur. Il décrit ainsi la polysémie intrinsèque à l’intertextualité : Intertextuality as an endless interplay between (at least) two texts and their contexts is a literary phenomenon impossible to pin down to one single meaning. Even if one thinks that « authorial intention » guarantees the reconstruction of a unified meaning, it is plain that once an author chooses to reconfigure his or her text according to other texts he or she is losing control over the possibilities of interconnecting these texts196.
La réception des citations est tributaire de l’acte de lecture. Pour Antoine Compagnon, c’est le lecteur qui est le tiers qui peut mettre en rapport deux textes. Il utilise cette image pour montrer le rôle du lecteur dans le processus interprétatif d’une citation : « Lorsqu’un avocat cite un témoin à comparaître, il le fait venir devant le juge ou le tribunal, et ce n’est que par le pouvoir de ceux-ci que la procédure de citation prend sens : le tiers détient la vérité de la citation qui est le jugement197. » Même si c’est l’auteur qui, par son texte, incite le lecteur à repérer un emprunt, seul le lecteur est responsable de la réénonciation198. La mise en rapport des textes entre eux est une opération du lecteur parce que ce processus est un fait inhérent à l’acte de lecture. En m’inspirant de Stanley Fish, j’ajoute à la perspective de Compagnon que le lecteur agit en tant qu’agent de ses communautés interprétatives. Le lecteur entre en dialogue avec d’autres textes et 195 G. Aichele et G. A. Phillips 1995 soulignent que plusieurs exégètes utilisent incorrectement le concept « intertextualité » comme un outil pour cibler l’intention d’un auteur ou pour trouver ses influences littéraires. Gary Phillips propose une intertextualité poststructurelle dont l’objectif est tout autre : « By contesting notions of autonomous text, fixed meaning, and neutral reading, poststructural intertextualists privilege instability of texts, indeterminacy of meaning, the socially constructed roles of writers/readers, and the ethical urgency of interpretation. Poststructural intertextuality aims to expose unacknowledged structures, values, and forces that shape readers and the material worlds where both readers and texts live. In contrast to traditional critical practices marked by closure and boundaries, poststructural intertextuality aggressively opens text and reader to the outside. » G. A. Phillips 2016, 106. 196 M. Mayordomo-Marín 2011, 279. 197 A. Compagnon 1979, 73. 198 Pour une bonne synthèse de l’intertextualité du point de vue de la réception qui tient compte des travaux de Riffaterre, d’Iser et d’Eco, voir : K. Martel 2005.
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propose une interprétation selon les normes des communautés interprétatives auxquelles il appartient. Le lecteur aborde toujours un texte à partir de son expérience lectorale. Dans le cadre de cette étude, je veux lire un passage en m’intéressant aux relations qu’il entretient avec d’autres textes pour comprendre les possibilités de sens qu’il permet aux lecteurs. Les nombreuses citations et les allusions aux Écritures de Mt 1-2 fonctionnent comme des métaphores199. Elles ouvrent des possibilités interprétatives aux lecteurs attentifs qui les repèrent. Ainsi, ces citations et ces allusions sont des éléments textuels qui permettent aux lecteurs d’accéder au jeu de l’intertextualité200. Pour l’ARL, l’objectif est de décrire les effets de ces interactions sur le lecteur. La question centrale n’est pas « Que voulait dire l’auteur ? » ou « Quel est le sens de cette citation ? », mais plutôt « Quel est l’effet de cette citation ? ». La plupart des études de Mt 1-2 ne font qu’effleurer le contexte des textes de l’Ancien Testament qui y sont cités. La recherche s’est limitée trop longtemps aux « mots crochets » pouvant relier les deux textes. Comme le dit John Miles Foley, « a single traditional phrase can “tap the traditional reservoir” that “holds the key to worlds of meaning201” ». Les exégètes sont souvent frustrés dans leurs recherches d’accomplissement direct ou littéral d’une prophétie messianique. En effet, les versets cités par Mt 1-2 ne sont ni spécifiquement messianiques ni nécessairement prédictifs. En lisant de cette façon, l’auteur de Mt semble mal citer les Écritures et induire ses lecteurs en erreur202. Je propose de prendre le temps de faire une immersion dans le contexte plus large des éléments vétérotestamentaires évoqués par Mt 1-2. Richard Hays, bien connu pour son travail sur l’intertextualité dans les lettres de Paul, invite à regarder plus loin que la correspondance de mots ou de versets. Pour lui, les citations du Nouveau Testament convient les lecteurs à redécouvrir plus d’éléments du contexte original pour mieux saisir le lien intertextuel : « This beckons r eaders to recover more of the original subtext in order to grasp the full force of the intertextual link203. » « Toute citation est – au fond ou de surcroît ? – une métaphore. » A. Compa-
199
gnon 1979, 19.
200 « La citation donne rendez-vous, elle invite à la lecture, elle sollicite, elle provoque, elle aguiche comme un clin d’œil... » Ibid., 23. 201 J. M. Foley 1991, 7. 202 S. V. McCasland 1961. 203 R. B. Hays 2014, 42.
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Nicholas Piotrowski a appliqué cette intuition en Matthieu : « The quotes are not islands, but draw their OT contexts into the Matthean narrative (Matthew “generates” the OT contexts) thereby interpreting the OT contexts and giving them a voice heard throughout the Matthean narrative (Matthew “amplifies” the OT texts204). » Mon travail sera d’analyser les effets de l’interaction entre le contexte du monde narratif en Matthieu et le contexte du monde narratif de l’œuvre citée. L’originalité de mon interprétation des citations en Mt 1-2 est de les traiter comme des métalepses. En utilisant quelques mots, elles incitent les lecteurs à penser au monde narratif complet d’où sont tirés ces mots205. À cet effet, voici la définition que donne Richard B. Hays des métalepses : Metalepsis is a literary technique of citing or echoing a small bit of a precursor text in such a way that the reader can grasp the significance of the echo only by recalling or recovering the original context from which the fragmentary echo came and then reading the two texts in dialogical juxtaposition. The figurative effect of such an intertextual linkage lies in the unstated or suppressed points of correspondence between the two texts206.
Par exemple, l’étude de la première citation ne se limitera pas au verset cité (Is 7,14), mais à son contexte littéraire plus global (Is 6-12). Mon pari est que ce regard novateur permettra de mieux comprendre les effets intertextuels en jeu. Cette pratique s’oppose à la stratégie interprétative habituelle qui voit dans ces citations des « prooftexts » d’un modèle interprétatif centré sur la prédiction et l’accomplissement de paroles prophétiques207. Les citations sont des invitations aux lecteurs pour qu’ils explorent la relation complexe entre l’histoire d’Israël et les événements racontés dans l’Évangile selon Matthieu. Le parcours délimité par ce chapitre a permis de mieux comprendre le développement de l’ARL. Avec des racines dans la rhétorique de l’Antiquité, l’attention au lecteur ou à l’auditeur a été redécouverte au XXe siècle. Cette méthode a remis en question la recherche d’objectivité en matière d’interprétation exégétique. La diversité des approches présentées montre la nécessité de bien préciser quelle sera l’optique prise dans l’application biblique qui suivra dans les chapitres suivants. Il est maintenant temps de commencer la lecture séquentielle de Mt 1-2. N. G. Piotrowski 2016, 29. J. K. Brown 2016. 206 R. B. Hays 2016, 11. 207 R. B. Hays 2016, 186 est du même avis. 204 205
Mais pourquoi dans la seconde partie passe-t-il trois rois de suite ? Ou, pourquoi dans la dernière, n’ayant mis que douze générations, en compte-t-il néanmoins quatorze ? Je vous laisse à résoudre la première de ces difficultés. Car il n’est pas nécessaire que je le fasse toujours moi-même, afin que vous ne deveniez pas lents et paresseux1. Jean Chrysostome
2. LE TITRE, LA GÉNÉALOGIE ET LA SYNTHÈSE (1,1-17) Ce chapitre propose une analyse de la réponse du lecteur de Mt 1,117. Ce passage contient un titre (1,1), une généalogie (1,2-16) et une synthèse de cette généalogie (1,17). J’appliquerai la version de l’ARL décrite précédemment. Je vais donc décrire ma propre lecture séquentielle en soulignant les effets du texte à mesure que je le parcours lentement, un mot à la fois. À première vue monotone, la généalogie a une portée politique à redécouvrir. Dans un texte aussi répétitif, ce sont les aspérités qui attirent l’attention. Les éléments d’indétermination comme la portée du titre, la présence de personnages féminins, le problème de l’absence de lien généalogique entre Joseph et Jésus, ainsi que le problème du nombre de générations seront discutés avec attention. Dans le cadre d’une interprétation à l’heure du lecteur, ce chapitre propose de déplacer ces questions en déterminant les effets de ces incohérences sur l’expérience de lecture de cet évangile. La recherche que j’ai faite sur la relation entre ce texte et ses lecteurs me permet d’en dégager une interprétation originale. Par l’usage d’une pédagogie subversive, la généalogie de Jésus est, selon moi, un texte qui peut bouleverser les attentes des lecteurs de façon étonnante. En parlant des origines de Jésus, Mt 1,1-17 transforme ses lecteurs en leur permettant de réfléchir sur l’origine de leur foi. 2.1 Le titre (1,1) Βίβλος γενέσεως Ἰησοῦ Χριστοῦ υἱοῦ Δαυὶδ υἱοῦ Ἀβραάμ. (1,1) J. Chrysostome 2012, 4e homélie, 31.
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2. LE TITRE, LA GÉNÉALOGIE ET LA SYNTHÈSE (1,1-17)
Livre2 de l’origine/la généalogie/la genèse/l’histoire de Jésus Christ/Messie, fils de David, fils d’Abraham3. Ce verset dans son ensemble pose plusieurs problèmes interprétatifs. D’abord, il n’y a pas de verbe ou d’article défini, ce qui permet de le comprendre comme un titre. Les exégètes répondent à ce verset par un débat sur la portée de celui-ci. Comme le note MayordomoMarín, dans l’Antiquité, les titres ne résumaient pas nécessairement l’œuvre entière4. Ainsi, les exégètes ont compris Mt 1,1 comme une introduction à la généalogie (1,2-17)5, aux événements avant la naissance (1,2-25)6, au récit avant l’âge adulte (1,2-2,23)7, au prologue (1,1-4,16)8, à l’Évangile de Matthieu dans son ensemble9 et même au Nouveau Testament10. En général, les commentateurs utilisant une méthode synchronique ont tendance à donner une plus grande portée
2 Un nom sans article peut être traduit avec un article défini. Par contre, je préfère ne pas l’ajouter à la traduction parce qu’il n’apparaît pas en grec et parce que cette formulation laisse une ouverture aux autres façons de produire une généalogie de Jésus, comme celle de Lc. 3 Le texte grec provient de E. Nestle, B. Aland, K. Aland 2012. La traduction que je propose vise à rester le plus proche possible du texte grec tout en montrant les divers sens possibles. 4 M. Mayordomo-Marín 2012, 211-212. 5 J. Calvin 1972, 58 ; M.-J. Lagrange 1948, 3 ; E. Lohmeyer 1958, 1 ; K. Stendahl 1960, 101 ; A. H. McNeile 1961, 1 ; R. H. Gundry 1967, 13 ; W. F. Albright, C. S. Mann 1971, 1-2 ; E. Schweizer 1975, 21 ; W. B. Tatum 1977a, 525-526 ; J, C. Fenton 1977 13 ; A. Sand 1986, 40 ; F. Quéré 1992, 29 ; D. E. Garland 1993, 15 ; D. A. Hagner 1993, 9 ; J. Nolland 1996b, 463-471 ; W. Wiefel 1998, 27 ; U. Luz 2007, 69-70 ; R. Schnackenburg 2002,15-17 ; M. Eloff 2004, 78 ; É. Cuvillier 2005, 29-30 ; R. J. Kennedy 2008, 55-56 ; C. A. Evans 2012, 31-32. 6 A. Vögtle 1964, 246 ; G. N. Stanton 1992, 1188-1190 ; J. Nolland 1996b, 471 ; C. H. Talbert 2010, 30. 7 A. Plummer 1910, 1 ; W. C. Allen 1912, 1-2 ; M. D. Johnson 1969, 146 ; M. Hengel, H. Merkel 1973, 291 ; C. L. Blomberg 1992, 52-53 ; R. E. Brown 1993, 58-59. 8 E. Krentz 1964, 414 ; H. Hendrickx 1984, 8-9J. D. Kingsbury 1989, 11-16 ; D. R. Bauer 1990, 454-455 ; C. Landmesser 2001, 18-30. 9 Plusieurs interprètes contemporains reprennent cette position de Jean Chrysostome et de Jérôme. T. Zahn 1922, 40 ; E. Klostermann 1927, 1 ; J. Schniewind 1950, 9 ; P. Gaechter 1963, 34-35 ; W. D. Davies 1964, 67-72 ; A. Paul 1968, V ; H. C. Waetjen 1976, 215 ; F. W. Beare 1982, 64 ; W. Grundmann 1986, 61 ; B. Van Elderen 1989, 6-7 ; D. Dormeyer 1992, 1361-1363 ; L. Morris 1992, 18-19 ; H. Frankmölle 1994, 128-129 ; M. Mayordomo-Marín 1998, 210 ; D. Senior 1998, 33-34 ; P. Bonnard 2002, 15-16 ; J. L. Capshaw 2004, 53 ; W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 153 ; S. Alkier 2005, 6 ; D. E. Aune 2011, 171-175 ; R. B. Hays 2016, 110 ; D. Marguerat 2016, 128.163. 10 Dans une approche canonique, Mt 1,1 est le verset qui permet une transition entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament.
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à Mt 1,1 que ceux qui utilisent une approche diachronique11. Pierre Bonnard a raison d’écrire que ces deux premiers mots sont volontairement ambigus et peuvent introduire à la fois la généalogie de Jésus et l’ensemble de l’Évangile12. Comme je vais suivre la lecture du texte comme un événement qui se déroule, en suivant mot à mot le texte, je ne peux pas anticiper ce qui vient. À ce moment de la lecture séquentielle, il est impossible de connaître la portée de cette phrase. Cependant, je peux déjà entrevoir que ce premier verset donne le ton pour ce qui suit. Le chapitre sur la méthodologie expliquait que j’allais procéder à la description de ma propre lecture séquentielle de Mt 1-2. Comme le dit Eco : « Le critique, dans ce cas, est un lecteur coopérant qui, après avoir actualisé le texte, raconte ses propres mouvements coopératifs et met en évidence la façon dont l’auteur, par sa stratégie textuelle, l’a amené à coopérer ainsi13. » Voici donc ce qui arrive lorsqu’on ralentit la lecture en passant d’un mot à l’autre. Βίβλος (1,1) À la lecture du premier mot, le lecteur du XXIe siècle que je suis essaie de le comprendre. Travaillant avec un texte grec (koinè), je dois chercher les diverses possibilités de sens de cette langue morte. Bien que la méthode que je préconise soit essentiellement synchronique, je tiens compte de ce que cette expression signifiait dans l’univers culturel qui a produit ce texte par un travail de comparaison avec d’autres œuvres. Par contre, la stratégie privilégiée sera de saisir un mot par la compréhension globale du texte dans lequel il se trouve. Le recours à l’histoire linguistique est nécessaire lorsque l’on applique la stylistique affective à un texte ancien. C’est un des ajustements à la méthode de Stanley Fish proposé par Robert Hurley14. Dans ce cas-ci, dans les sources grecques et juives, Βίβλος signifiait d’abord « papyrus », le matériel utilisé pour écrire. Puis, par métonymie, ce mot a été utilisé pour désigner ce qui est écrit ou l’ensemble d’un document15. Βίβλος est donc un terme très ambigu, Cette constatation provient de L. A. Huizenga 2009, 139-140. P. Bonnard 2002, 15-16. D’autres commentateurs suivent aussi cette interprétation comme C. Fenton 1977, 36 ; D. C. Allison 2005c, 157-162 ; W. Baxter 2012, 126, qui indiquent que les diverses interprétations peuvent coexister puisque le texte est en soi polysémique. 13 U. Eco 1985, 238. 14 R. J. Hurley 2010, 18-19 (notes 52 et 53). 15 M. Silva 2014, 510-513. 11 12
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qui peut désigner aussi bien un livre au complet qu’une partie de celui-ci16. Les diverses réponses exégétiques sur la portée du titre prennent racine dans le caractère équivoque de ce mot. En début de récit, ce mot crée un effet de curiosité. De quel livre s’agira-t-il ? Quelle histoire sera racontée ? Βίβλος γενέσεως (1,1) Le deuxième mot, γενέσεως, est le génitif singulier de γένεσις. Il modifie les attentes créées par le premier mot. Il permet de comprendre que ce qui suit portera sur une naissance, une origine, un engendrement, une généalogie, une création selon les significations typiquement associées à cette expression. Étant un lecteur familier avec les écrits de la tradition juive, à la suite de plusieurs exégètes, je reconnais que la combinaison de ces deux mots renvoie à deux textes grecs du livre de la Genèse. • Gn 2,4 : Αὕτη ἡ βίβλος γενέσεως οὐρανοῦ καὶ γῆς, ὅτε ἐγένετο (Telle est la naissance du ciel et de la terre lors de leur création17) • Gn 5,1 : Αὕτη ἡ βίβλος γενέσεως ἀνθρώπων (Voici le livret de famille d’Adam) Dans ces deux cas, βίβλος γενέσεως indique une section de texte, et non d’un livre au complet. Gn 2,4 renvoie, de façon métaphorique, à l’idée de la naissance, de l’origine du ciel et de la terre, alors que Gn 5,1 vise les descendants d’Adam. Le terme γενέσεως est donc l’équivalent des tôledôth hébraïques pour désigner les origines. La conscience de ces liens intertextuels crée alors une attente : « Quel événement peut être si important qu’on le compare avec la création ? » De plus, un effet produit par ce choix de mots est de relier ce premier verset au titre grec du livre de la Genèse (Γἑνεσις18). Le travail de certains exégètes actuels témoigne de cet effet. Par exemple, J. Cazeau 2009, 47 choisit d’ailleurs de traduire βίβλος par « cahier ». Les traductions des textes de Mt sont les miennes, mais toutes les traductions des textes de l’Ancien Testament proviennent de la Traduction Œcuménique de la Bible (2010). 18 Plusieurs sources, dont Philon d’Alexandrie, montrent qu’au premier siècle, Γἑνεσις était utilisé pour désigner ce qui est devenu le premier livre de la Bible. Cet effet était donc possible dans le bassin de lecteurs d’origine. Voir C. A. Evans 2008, 66-67 ; J. K. Brown 2012, 49 qui mentionnent Philon (De aeternitate mundi 19 ; De posteritate Caini 127 ; De Abrahamo 1). 16 17
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Ulrich Luz part de cette association pour comprendre le début de Mt comme une nouvelle création ou un nouveau récit fondateur : « What had been the foundational history of Israel now becomes the prehistory of a new foundational story, the new « book of Genesis » of Jesus Christ19 (1:1). » Jeannine K. Brown préfère y voir un motif autour de l’alliance20. Cependant, ses arguments se fondent sur des éléments de Mt qui ne sont pas encore présents dans les deux premiers mots. Chose certaine, la reconnaissance de liens intertextuels entre Mt et Gn m’oriente vers l’idée d’une continuité entre l’histoire de Jésus et l’histoire d’Israël. Ce rapprochement entre les deux textes fonde les traductions de Mt 1,1 comme « Livre de la Genèse de Jésus21... ». Cette option de traduction a cependant le désavantage de limiter la portée du titre et de choisir une seule des options interprétatives possibles. Selon Elaine Wainwright, ce texte, qui s’offre comme une relecture de la Bible hébraïque, construit d’emblée un lecteur (impliqué) juif, et cela, peu importe la traduction ou la portée que l’on donne aux deux premiers mots22. Cette remarque justifie l’intérêt particulier de ma recherche pour l’intertextualité entre Mt 1-2 et les textes qui ont été regroupés dans l’Ancien Testament. Βίβλος γενέσεως Ἰησοῦ (1,1) Le troisième mot est un nom propre au génitif. Un bref retour en arrière me permet de comprendre que la βίβλος γενέσεως, annoncée précédemment, traitera de ce personnage. Quelques rares lecteurs ont compris Ἰησοῦ comme un génitif subjectif : Jésus est celui qui amènera la γενέσεως, la nouvelle création23. Cependant, il est plus naturel de le traiter comme un génitif objectif en traduisant l’ensemble de ces trois premiers mots par « Livre des origines de Jésus ». Ce nom propre fait jaillir une question : qui est ce personnage ? Un effet de curiosité se développe en attendant que la suite en révèle davantage. Par ailleurs, ce nom évoque en lui-même quelques éléments U. Luz 2004, 128. Ces exégètes voient un motif de nouvelle création en Mt 1,1 : B. Viviano 1990, 31-53 ; E. M. Wainwright 1997, 460 ; E. M. Wainwright 1998, 53 ; W. Carter 2000a, 57 ; W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 153-154 ; J. T. Pennington 2008, 44 ; T. Hieke 2003, 646-647 ; É. Cuvillier 2012, 229-242. Pourtant, la création n’est pas un thème important dans le reste de Mt. 20 J. K. Brown 2012, 42-59. Voir aussi S. A. Ashmon 2012, 41-52. 21 Par exemple, C. A. Evans 2008, 67. 22 E. M. Wainwright 1997, 459. 23 Pour une discussion plus approfondie sur la question de ce génitif subjectif ou objectif : W. D. Davies 1964, 70. 19
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importants. Il s’agit d’un nom propre assez commun au premier siècle, dont Philon donne le sens : « Jésus/Josué (Ἰησοῦ) : “salut qui vient de Dieu”, ce qui est le nom de la meilleure des qualités qui puissent l’habiter24. » Catherine Vialle souligne cependant qu’« [en] langue grecque, le rapprochement étymologique “Jésus – sauveur” est perdu, sauf pour un public capable de comprendre l’hébreu derrière le grec25 ». Pour les lecteurs connaissant la littérature hébraïque, ce nom rappelle l’histoire du personnage principal du livre de Josué, un simple berger qui s’est retrouvé à la tête du peuple lors de l’entrée en Terre promise en menant la guerre contre les peuples étrangers. Évoquer ce personnage, ne serait-ce que par son nom, peut laisser entendre que ce Ἰησοῦ pourrait être un leader de ce type. À tout le moins, ce nom souligne le désir d’indépendance faisant partie de la culture judéenne depuis l’exil. Warren Carter, un exégète attentif aux enjeux impériaux, note que le salut évoqué par l’histoire de Josué est très politique, socioéconomique et militaire. Est-ce que ce sera le cas du Jésus de Mt26 ? Jean Chrysostome est un autre exemple de lecteur qui a fait un lien entre les deux personnages portant le même nom : « Jésus a fait autrefois entrer les Juifs dans la Terre promise. Jésus nous fait entrer dans le ciel et dans la jouissance des biens éternels27. » À la différence de l’interprétation politique de Warren Carter, Jean Chrysostome propose une lecture spirituelle. Ces deux lecteurs ont réagi à la même stratégie textuelle de façon divergente puisqu’ils appartiennent à des communautés interprétatives différentes. Cet exemple montre comment les lecteurs lisent les textes à partir des stratégies interprétatives développées au sein de leurs communautés interprétatives. Chrysostome scrute la Bible dans le cadre d’une quête spirituelle, alors que Warren Carter cherche à débusquer les éléments permettant une critique de l’impérialisme. Βίβλος γενέσεως Ἰησοῦ Χριστοῦ (1,1) Ἰησοῦ Χριστοῦ fonctionne comme un double nom puisqu’il n’y a pas d’article. Ce n’est pas Jésus le Christ, mais simplement Jésus Christ. De façon similaire à une métaphore morte, l’expression Philon 1964, 87. C. Vialle 2016, 10. 26 W. Carter, 2000a, 85. 27 J. Chrysostome 2012, 2e homélie, 19-20. 24 25
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« Christ » est devenue liée au nom de Jésus. « Jésus Christ » est d’ailleurs passé dans le langage commun pour désigner celui qui est au fondement de la foi chrétienne. En devenant une partie de ce double nom, le mot Χριστος peut perdre une partie de sa puissance d’évocation. À la lecture du quatrième mot, je me sens interpellé et incité à chercher ce que signifie Χριστός. Ce mot est utilisé par la Septante pour traduire le mot hébreu ( משיחmashiah). Il signifie littéralement « celui qui a reçu l’onction ». Grâce aux références qui sont accessibles aujourd’hui, Warren Carter identifie diverses façons de comprendre ce mot dans cet univers culturel : un roi de la lignée de David, un prêtre (Lv 4,3.5,16), Cyrus (Is 51,1), celui qui rebâtit Jérusalem (Dn 9,25), celui qui va expulser les Romains et restaurer le règne de Dieu (Psaumes de Salomon), un messie sacerdotal et un messie royal (Qumrân, Testament des 12 patriarches), une figure de jugement (1 Énoch 37-71) ou un descendant de David qui renverse les leaders pour rendre la joie au peuple jusqu’au jugement (4 Esdras 12,3228). Le messianisme est un élément majeur de la littérature du Second Temple. Les attentes messianiques étaient très diversifiées29. Ainsi, lorsque Mt 1,1 présente Ἰησοῦ Χριστοῦ, il emploie un terme polysémique. À quel type de Χριστός doit être relié ce Jésus ? Les différentes possibilités de réponses génèrent un effet de curiosité. La stratégie que je privilégie est de chercher à résoudre cette ambiguïté au fur et à mesure de la lecture de Mt. L’association entre les mots « Jésus » et « Christ » permet de rapprocher Mt 1 des autres textes du premier siècle qui traitent de Jésus Christ, comme Mc et les lettres de Paul30. D’ailleurs, quelques exégètes ont noté le lien intertextuel entre Mt 1,1 et Mc 1,131. Le verset Ἀρχὴ τοῦ εὐαγγελίου Ἰησοῦ Χριστοῦ (Mc 1,1) peut être comparé à Βίβλος γενέσεως Ἰησοῦ Χριστοῦ (Mt 1,1). Ces deux versets peuvent être compris comme des titres. Le personnage principal est le même. L’annonce heureuse proche de l’oralité en Marc est substituée, en Matthieu, par Βίβλος γενέσεως, une expression qui semble plus W. Carter 1996, 192. J. Neusner, W. S. Green, E. Frerichs 1987 ; S. E. Porter 2007. 30 J’étudie en particulier les liens intertextuels avec les écrits précédant Mt. Il serait évidemment très intéressant de voir les résonances entre Mt et les textes qui le suivent, même les textes du XXIe siècle. Toutefois, dans le cadre de cette lecture, je vais me limiter aux textes connus pour avoir été écrits avant Mt. 31 Par exemple, C. A. Evans 2012, 32-33. 28 29
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littéraire. La tradition des lecteurs chrétiens a fait de Mt un évangile, mais dans son premier verset, Mt ne se définit pas comme εὐαγγελίον, mais bien comme βίβλος γενέσεως. Βίβλος γενέσεως Ἰησοῦ Χριστοῦ υἱοῦ Δαυὶδ Rapidement, le texte offre des précisions pour permettre de comprendre quel type de « Christ » est Jésus en le qualifiant de « fils de David ». Le lien entre les titres de « Christ » et de « Fils de David » en Mt renvoie à la dynastie davidique, une tradition importante pour les textes vétérotestamentaires32. Cette tradition évoque l’espoir d’un Messie, de la trempe de David, qui va libérer le peuple des divers empires opprimant Israël. À ce moment de la lecture, une attente se crée. Est-ce que Jésus remplira ce rôle ? Aussi, υἱοῦ Δαυὶδ permet une association de Jésus avec Salomon, le fils de David par excellence. Selon le deuxième livre de Samuel, cet enfant de David et de Bethsabée est conçu à la suite d’un épisode où il est question d’adultère et de meurtre. Malgré les fautes de son père, Dieu aimera ce fils de David (2 S 12). Est-ce que ce récit aura un lien avec celui de Ἰησοῦ Χριστοῦ υἱοῦ Δαυὶδ ? Βίβλος γενέσεως Ἰησοῦ Χριστοῦ υἱοῦ Δαυὶδ υἱοῦ Ἀβραάμ Comment comprendre « fils d’Abraham » ? La majorité des exégètes appliquent ces mots à Jésus, mais certains, comme Denis Buzy, 32 Plusieurs textes de l’Ancien Testament insistent sur le rôle d’un messie davidique dans la restauration de l’exil. Par exemple, Mi 3-5 ; Is 10,20-11,16 ; Jr 23,18 ; 30,1-11 ; 33,1-8 ; Ez 34 ; 37,15-28 ; Os 3 ; Am 9,9-15 ; Za 12-13. Les livres des Maccabées gardent le silence au sujet du messianisme davidique pour lui substituer le droit des Hasmonéens à régner. Les Psaumes de Salomon, tout comme quelques autres textes de l’époque du Second Temple, montrent que l’espoir d’un christ/messie, fils de David, était vif sous la domination romaine. En effet, on y lit :« Regarde, Seigneur, et suscite-leur leur roi, fils de David, au moment que tu sais, ô Dieu, pour qu’il règne sur Israël ton serviteur ! Et ceins-le de force pour qu’il brise les princes injustes, qu’il purifie Jérusalem des nations qui la foulent et la ruinent ! » Psaumes de Salomon 17, 21-22. P. Prigent 1987, 987. Les Psaumes de Salomon sont une collection de dix-huit psaumes non canoniques provenant d’une communauté juive au premier siècle av. J.-C. Voir J. L. Trafton 1994, 3-19 ; K. Atkinson 2004, 129-179 ; J. Willitts 2012. Pour d’autres textes messianiques de cette période, voir C. H. Talbert 2010, 31 qui signale 4QFlor 1,1113 ; 4QpIsa 8-10, col. 3,11 ; 2 Esd (4 Ezra) 12,32 ; Rm 1,3-4. Voir aussi K. Pomykala 1995. Selon D. Zacharias 2017, 21-28, ces interprétations du messianisme davidique au premier siècle ont des accents politiques et militaires : « This brief sketch of Davidic messianism serves to show that during the time of Jesus and even into the second century, the hope for a Davidic messiah was still high, and it had taken on a particularly geo-political and violent/militaristic tone ». D. Zacharias 2017, 28.
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comprennent que c’est David qui est fils d’Abraham33. Pour moi, ce verset concerne avant tout Jésus, qui est présenté à la fois comme fils de David et fils d’Abraham. Cela dit, selon les traditions hébraïques, David est aussi un fils d’Abraham. « Fils d’Abraham » est une expression qui n’est pas habituellement liée au messianisme34. Elle présente deux avenues interprétatives. D’une part, elle signifie que ce Ἰησοῦ est vraiment membre du peuple d’Israël35. Il est descendant de celui qui est considéré comme le père de la nation, celui qui instaure l’alliance avec Dieu selon le récit du livre de la Genèse (12 ; 15 ; 17). D’autre part, les exégètes qui mettent l’accent sur le côté universel de Mt voient en Abraham une anticipation de la mission aux nations (Mt 2836). Ils considèrent que la descendance spirituelle d’Abraham est aussi importante que sa descendance généalogique. Gn 12,3 ; 17,5 et 18,18 décrivent d’ailleurs Abraham comme une bénédiction pour toutes les familles de la terre. L’interprétation universaliste est certainement porteuse de sens pour des lecteurs chrétiens qui ne sont pas d’origine juive. Cependant, elle ne va pas de soi. Simon Légasse s’oppose à cette interprétation : « Le thème allégué plus haut pour motiver une remontée jusqu’à Abraham à cause de sa paternité uni verselle n’est pas une explication plausible pour une généalogie où Abraham n’engendre que des Israélites37. » Pour ma part, je veux souligner que l’interprétation universaliste trouve son sens dans une relecture de Mt à partir de sa conclusion (Mt 28,20). La lecture séquentielle du texte que j’ai entreprise favorise plutôt la compréhension d’Abraham comme père fondateur d’Israël pour inscrire Jésus au sein de cette nation. L’expression υἱοῦ Ἀβραάμ évoque aussi Ismaël et Isaac. Ces fils d’Abraham, selon le livre de la Genèse, vivent un événement traumatique dans leur enfance, qui aurait pu mener à leur mort. Ismaël et sa D. Buzy 1946, 3. C. H. Talbert 2010, 31 identifie une exception. Le Testament de Levi (8,1415) affirme : « De Juda un roi se lèvera… un descendant d’Abraham, notre père. » 35 C. A. Evans 2008, 72 est un bon exemple de cette interprétation. Pour lui, « fils d’Abraham » relie Jésus au premier patriarche dans un but apologétique, en réponse aux irrégularités autour de sa conception et de sa naissance. Les lettres de Paul (Rm 4,1 ; 2 Co 11,22 ; Ga 4,7) ainsi que 2 Esdras 3,13-15 et Jubilé 12,24 ; 13,3 montrent que le peuple de Dieu était considéré comme étant composé des personnes qui descendent d’Abraham. 36 Par exemple : B. B. Scott 1990, 85 ; M. Knowles 2004, 63 ; A. Runesson 2011, 313 ; M. Konradt 2014, 24. 37 S. Légasse 1998b, 448. 33 34
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mère sont renvoyés seuls dans le désert. Isaac est presque sacrifié par son père. Cependant, les deux enfants survivent grâce à l’intervention de Dieu. Est-ce que Jésus, ce fils d’Abraham, vivra quelque chose de similaire38 ? Il est important de noter que le mot υἱοῦ est ambigu. À la lecture de ce verset, un lecteur peut d’abord penser à une interprétation littérale qui fait de David le père biologique de Jésus et d’Abraham le père biologique de David. Par contre, une connaissance de base des récits du peuple d’Israël coupe court à cette interprétation puisque David est décrit comme un lointain descendant d’Abraham. Une autre possibilité à envisager pour le mot υἱοῦ est de le comprendre dans un sens figuré. Jésus est du même peuple que David et Abraham, ou de la même famille spirituelle, sans nécessairement entretenir un rapport généalogique avec eux. « Fils de David » et « fils d’Abraham » se comprennent alors comme des métaphores. La métaphore produit un rapprochement entre les choses qu’évoquent deux termes, Jésus est donc relié à David et à Abraham. Les métaphores sont des comparaisons implicites qui invitent à une réponse de la part des lecteurs, qui doivent relier les deux parties de l’expression. Pour Paul Ricœur, les métaphores indiquent aussi implicitement une distance entre les termes39. Mt 1,1 indique donc que Jésus est comme David et Abraham, mais il indique aussi en même temps, que Jesus est ni David ni Abraham. Ma curiosité est stimulée. La suite de ma lecture séquentielle sera marquée par un intérêt à mieux comprendre les rapprochements et les oppositions entre Jésus et les personnages de David et d’Abraham. 2.2 La généalogie (1,2-16) La généalogie de Jésus selon l’Évangile de Matthieu est reconnue pour être un des passages les plus ennuyants de la Bible. L’histoire de En Mt 2,16-18, Jésus échappe à son tour à la mort. P. Ricœur 1975 porte l’attention sur l’innovation sémantique résultant de la tension entre une affirmation littérale qui « n’est pas » et une affirmation métaphorique qui « est ». Prise au pied de la lettre, la métaphore est une impertinence sémantique impossible à tenir sans passer à un autre degré de lecture, ce qui n’est pas le cas de l’ironie. Ce deuxième degré porte alors une pertinence sémantique créatrice de sens. L’impertinence sémantique a aussi un effet sur le plan de la référence à la réalité. En sortant du plan littéral, la métaphore coupe tout potentiel du texte d’être une description directe de la référence. Pour une bonne explication de la métaphore selon Ricœur, voir J. Bégin 2014. 38
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sa réception fait état de plusieurs commentaires négatifs à son sujet, comme cette affirmation de Martin Luther : « Ça ressemble à un écrit inutile dans lequel il a fait une liste des noms des chers pères puisque nous ne savons absolument rien d’eux et qu’il ne nous aide aucunement40. » Un épisode de la série de dessins animés américaine The Simpsons montre aussi un exemple contemporain de cette réaction41. Après quelques mauvais coups, Homer Simpson et Ned Flanders sont enlisés dans du ciment. Puisqu’ils ne peuvent rien faire, Flanders, un chrétien convaincu, commence à réciter la généalogie de Jésus en Matthieu sur un ton si monotone que Homer préfère mourir plutôt que de l’entendre. Cette reprise contemporaine de la généalogie montre que l’aspect répétitif et monotone de ce texte peut même provoquer un effet comique. Pourtant, lorsqu’il est lu attentivement, mot à mot, cet extrait peut devenir fascinant. La généalogie est la porte d’entrée des lecteurs dans le monde narratif de Mt42. Elle est présentée selon le modèle suivant : un homme (x) engendra un autre homme (y), celui-ci (y) engendra (z), etc. Ce schéma répétitif couvre trois séries de sept générations. Plus qu’une simple liste de noms, Mt 1,2-17 est un récit dont la forme génère une grande polysémie. Chacun des noms évoqués fonctionne comme une métonymie renvoyant à un ensemble de récits bibliques et extrabibliques43. Puisque le narrateur ne transmet pratiquement aucune information au sujet de ces nombreux personnages, je dois établir des liens avec d’autres récits pour comprendre et interpréter ce texte. L’objectif d’une généalogie linéaire comme celle-ci est généralement de donner une légitimité au personnage qui s’en 40 M. Luther, premier sermon sur l’Évangile selon Matthieu, 18 décembre 1533, WA, 37.211, lignes 20-22. Cité par U. Luz 2007, 87. 41 « Sex, Pies and Idiot Scrapes », premier épisode de la 20e saison, The Simpsons. Diffusé pour la première fois le 28 septembre 2008. 42 La culture de la première réception de ce texte, le judéo-christianisme du Second Temple, est particulièrement intéressée par les généalogies. R. R. Wilson 1977 examine les généalogies orales du XXe siècle des tribus africaines et arabes pour appliquer ces connaissances sur les généalogies bibliques. M. D. Johnson 1969 explore les généalogies des écritures juives et leur degré de correspondance avec la littérature rabbinique. Voir aussi V. Gillet-Didier 2001, 3-12. 43 La métonymie est une figure de style qui remplace un concept par un autre avec lequel il est en rapport par un lien logique sous-entendu : la cause pour l’effet, le contenant pour le contenu, l’artiste pour l’œuvre, la ville pour ses habitants, la localisation pour l’institution qui y est installée. Dans le cas de cette généalogie, chaque nom renvoie à l’ensemble de la tradition qui est reliée à ce personnage. C’est une forme d’intertextualité. Voir S. Alkier 2005, 7. J. M. Foley 1991, 1-60 explore l’importance de la fonction métonymique au sein d’une culture orale.
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réclame44. Chacun des personnages est donc évoqué pour souligner un aspect de Jésus. Ce procédé construit un portrait fort complexe de celui-ci. Par exemple, plusieurs des personnages de la généalogie, comme Abraham, ont un si grand nombre de récits à leur sujet qu’il est difficile de voir sous quel angle ceux-ci sont associés à Jésus. L’emploi excessif de métonymies engendre ainsi une grande polysémie. À l’inverse, il est important de noter que plusieurs personnages n’offrent aucun lien intertextuel. En effet, à part Salathiel et Zorobabel, la troisième partie de la liste est composée de personnages inconnus des exégètes. En somme, l’absence de qualificatifs, la métonymie, la surabondance ou l’absence de liens intertextuels sont plusieurs facteurs qui compliquent la tâche des exégètes voulant trouver le sens objectif de ce texte. Je suggère plutôt de porter notre attention sur l’effet du texte pour dégager les diverses possibilités interprétatives permises par le texte. 2.2.1 D’Abraham à David (1,2-6) Ἀβραὰμ ἐγέννησεν τὸν Ἰσαάκ, Ἰσαὰκ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰακώβ, Ἰακὼβ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰούδαν καὶ τοὺς ἀδελφοὺς αὐτοῦ, Ἰούδας δὲ ἐγέννησεν τὸν Φάρες καὶ τὸν Ζάρα ἐκ τῆς Θαμάρ, Φάρες δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἑσρώμ, Ἑσρὼμ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀράμ, Ἀρὰμ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀμιναδάβ, Ἀμιναδὰβ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ναασσών, Ναασσὼν δὲ ἐγέννησεν τὸν Σαλμών, Σαλμὼν δὲ ἐγέννησεν τὸν Βόες ἐκ τῆς Ῥαχάβ, Βόες δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰωβὴδ ἐκ τῆς Ῥούθ, Ἰωβὴδ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰεσσαί, Ἰεσσαὶ δὲ ἐγέννησεν τὸν Δαυὶδ τὸν βασιλέα. Δαυὶδ δὲ ἐγέννησεν τὸν Σολομῶνα ἐκ τῆς τοῦ Οὐρίου, (Mt 1,2-6) Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, Jacob engendra Juda et ses frères, Juda engendra Pharès et Zara, de Thamar, Pharès engendra Esrom, Esrom engendra Aram, Aram engendra Aminadab45, Aminadab engendra Nasson, Nasson engendra Salmon, Salmon engendra Booz, de Rahab, Booz engendra Jobed, de Ruth, Jobed engendra Jessé, Jessé engendra le roi David. David engendra Salomon, de la femme d’Urie. 44 Les généalogies linéaires suivent une lignée d’ancêtres pour mener à un seul descendant sans noter toutes les autres branches de frères et de sœurs possibles pour chaque génération. 45 Je traduis Aminadab avec un « m » pour respecter le texte de Mt, même si les textes de la Bible hébraïque épellent ce nom en doublant cette lettre.
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Ἀβραὰμ ἐγέννησεν (1,2) Le premier verset peut être compris comme une courte généalogie de Jésus, fils de David, fils d’Abraham. Alors qu’Abraham était la fin de cette synthèse généalogique, il est le point de départ de ce qui suit. Abraham apparaît d’ailleurs comme un point de départ dans le métarécit patriarcal du livre de la Genèse. Le mot suivant précise qu’Abraham a engendré (ἐγέννησεν) Isaac. Il s’agit du verbe γεννάω à l’aoriste actif. Ce mot m’incite à retourner en arrière pour me rappeler le premier verset, puisqu’il s’agit de la forme verbale de γένεσις. Les deux premiers mots avaient annoncé un βίβλος γενέσεως, un livre d’engendrements, une généalogie. La suite de la lecture montrera un emploi extrêmement répétitif de ce verbe. La répétition de ce verbe produit des effets très importants. D’abord, elle permet de faire des liens entre chacun des personnages de la généalogie. Cette longue suite d’engendrements produit un récit atypique et minimaliste. Il est aussi possible de voir cette généalogie comme un métarécit puisque ces multiples engendrements donnent l’impression de composer un portrait impressionniste juxtaposant une série de personnages importants de l’histoire d’Israël. En partant d’Abraham, le père de la nation, pour aller jusqu’à l’engendrement du Christ, cette liste présente Jésus comme l’aboutissement téléologique de l’histoire d’Israël. Bien entendu, la répétition du verbe ἐγέννησεν cause, chez plusieurs lecteurs, une perte d’attention et même à passer les lignes similaires, qui semblent redondantes. Contrairement aux autres exégètes qui passent les parties « moins signifiantes » de la généalogie, je vais résister à cette tentation pour m’attarder à chaque mot et à son effet. De plus, ce procédé répétitif permet de porter attention aux petites différences qui brisent le rythme du texte. C’est pour cette raison que je vais souligner ces éléments irréguliers46. Ἀβραὰμ ἐγέννησεν τὸν Ἰσαάκ (1,2) Γεννάω peut référer, de façon métaphorique, à ce qui est la cause de quelque chose, mais le mot suivant, Ἰσαάκ, montre que ce verbe réfère au rôle d’un père dans la conception d’un enfant. Alors qu’en 1,1, Jésus était présenté comme « fils d’Abraham », ici, c’est Isaac qui est présenté comme celui qui a été engendré par Voir J. Nolland 1996, 115-122 qui saisit l’importance de ces irrégularités.
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Abraham. Il y a une tension entre ces deux affirmations, qui représentent deux types différents de filiation. Dès les premières lignes, le texte de Matthieu fait référence à plusieurs noms au cœur de récits vétérotestamentaires. Comme je ne travaille pas à partir d’une perspective historique, je ne m’intéresse pas à ces noms comme à des références à des personnes qui auraient existé ou non à telle ou telle époque. C’est par le biais de l’étude intertextuelle des textes vétérotestamentaires associés à ces personnages que je veux dégager la richesse de la généalogie. Pour profiter de ce texte, comme lecteur, je me sens appelé à établir des liens avec les récits mettant en scène ces personnages47. La lecture du v.2 m’incite à me rappeler les récits du livre de la Genèse concernant l’annonce de la naissance d’Isaac, dont la mère était stérile, ainsi que celui de la ligature d’Isaac. Même si le texte de Mt ne dit pas qu’Abraham a accepté de sacrifier son fils, je ne peux que penser à cette scène marquante. Est-ce que les origines de Jésus seront analogues à celles de ce fils d’Abraham dans le récit de la Genèse ? Quelques exégètes ont répondu à ce verset en exposant le lien typologique entre Isaac et Jésus48. L’approche de Leroy Huizenga montre une stratégie de lecture inverse de celle que j’emploie. Par « post-déduction », il relie Jésus et Isaac parce qu’ils sont tous deux offerts en sacrifice. Cependant, dans une lecture séquentielle, rien ne me permet ce lien à ce moment-ci puisque le texte n’a pas encore fourni d’information au sujet de la mort de Jésus. D’ailleurs, j’ai déjà souligné qu’il y a une tension entre Jésus comme « fils d’Abraham » (1,1) et Isaac comme celui qui est engendré par Abraham (1,2). Contrairement à Huizenga, je crois qu’il faut tenir compte des rapprochements, mais aussi des oppositions entre Jésus et les personnages évoqués dans la généalogie. L’absence d’Ismaël, le premier fils d’Abraham, en Mt 1,2 indique deux éléments importants. D’une part, il s’agit d’une généalogie linéaire, c’est-à-dire qu’elle va d’une génération à l’autre en suivant une ligne directe sans s’attarder à tous les descendants de chaque 47 Dans la section 1.3.5, j’indique comment je conçois l’intertextualité au sein de l’ARL. Ce sont les lecteurs qui sont les responsables de la mise en parallèle de ces textes. L’objectif n’est pas de trouver les sources de Matthieu, mais bien de partir de ma propre position de lecteur pour déceler les liens possibles entre des textes qui se répondent. 48 R. J. Erickson 2000 ; P. Lefebvre 2001, 75-97 ; T. Hieke 2003, 645 ; L. A. Huizenga 2008, 103-113 ; L. A. Huizenga 2009.
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père. D’autre part, la primogéniture est subvertie puisque c’est le deuxième fils, et non le premier, qui se retrouve dans la lignée généalogique. Comme dans plusieurs sociétés de l’époque, en Israël, le premier mâle jouit de droits particuliers49. Ce texte du Deutéronome le montre bien : Supposons qu’un homme ait deux femmes, et qu’il préfère l’une à l’autre. Chacune d’elle lui donne un fils, mais le premier-né est le fils de la femme qu’il aime le moins. Quand il voudra répartir ses biens entre ses enfants, il n’aura pas le droit d’accorder au fils de sa femme préférée la part qui revient à un aîné, au détriment du fils de l’autre, qui est le véritable aîné. Au contraire, il devra admettre que le fils de la femme qu’il aime le moins est l’aîné, et lui accorder une double part de tous ses biens. En effet, c’est lui qui est son premier enfant et qui possède les droits du fils aîné (Dt 21, 15-17).
Par le choix Isaac et l’absence d’Ismaël, je ne peux que constater que la descendance non israélite d’Abraham n’est pas au centre de la généalogie, ce qui renforce l’interprétation d’Abraham comme fondateur d’Israël et non comme signe d’une ouverture aux autres nations. L’étude de la masculinité d’Isaac menée par Ovidiu Creangă est utile pour mieux comprendre ce qui est en jeu50. En Gn 22, Isaac est presque sacrifié par son père. Dans ce récit, il joue un rôle passif qui souligne sa soumission à l’autorité paternelle. C’est son père qui lui trouve une femme. En Gn 24,67, c’est Rébecca, sa femme, qui le réconforte lors de la mort de sa mère. Isaac a deux fils, mais il ne semble pas avoir d’autorité sur eux. À la fin de sa vie, il est montré comme un vieux, faible et aveugle, qui se fait berner. Dieu a choisi Isaac au lieu d’Ismaël pour poursuivre la lignée d’Abraham, même s’il ne représente pas une masculinité hégémonique. Les récits concernant Abraham en Genèse présentent certains éléments négatifs à son sujet. Il prétend au pharaon que Sarah est sa sœur, et non sa femme, ce qui la place dans une situation dangereuse (Gn 12,10-20). En outre, il renvoie Hagar et son fils Ismaël au désert, ce qui leur assurait une mort certaine sans l’intervention de Dieu (Gn 21,8-15). En lisant le nom d’Abraham, par un procédé de métonymie, je suis renvoyé aux divers récits concernant ce personnage. À cette étape de la lecture, il est impossible de distinguer ceux qui sont pertinents de ceux qui ne le sont pas. Par contre, plus nous avançons Voir H. Cazelle 1972, cols 482-491. O. Creangă 2010, 8-10.
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dans la lecture, plus nous pouvons faire des rapprochements entre ces personnages et percevoir les éléments de leurs récits pouvant être significatifs. Par exemple, si l’ensemble des personnages qui suivent sont parfaits, alors il sera naturel de souligner les traits positifs de chacun. À l’inverse, si les personnages rencontrés par la suite sont imparfaits, ce sont les traits négatifs qui seront plus importants. Ἰσαὰκ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰακώβ (1,2) Avec ce deuxième engendrement, le schéma se répète : un homme (x) engendre un autre homme (y). Jacob est bien le fils d’Isaac selon le livre de la Genèse. Encore une fois, il s’agit d’une subversion de la primogéniture puisque Mt passe sous silence Ésaü. Ce silence peut être relié à la bénédiction reçue par Jacob (Gn 27). Même si cette bénédiction est obtenue par tromperie, elle s’avère efficace. La triade Abraham/Isaac/Jacob relie Mt 1 au métarécit patriarcal qui raconte la fondation d’Israël par les récits de ces trois ancêtres. La comparaison entre Ésaü et Jacob montre que la masculinité de ce dernier est problématique51. Ésaü est le préféré de son père. Il aime la chasse pour manger de la viande (Gn 24,28). Il est un guerrier fort qui manie l’arc. Trompé par son frère Jacob, Ésaü fait preuve de dignité lorsqu’il lui pardonne. Dans cet épisode, Jacob se prosterne devant Ésaü et lui donne de nombreux cadeaux (Gn 33). Ésaü est présenté comme le symbole de la masculinité hégémonique. Au contraire, Jacob n’est pas aussi poilu que son frère. Il préfère rester auprès de sa mère (Gn 25,27-28 ; 27,11). Il est caractérisé comme un personnage intelligent qui se sert de manigances pour arriver à ses fins. Or, ce procédé est typiquement relié aux personnages féminins dans les récits vétérotestamentaires52. Jacob ment à son père et vole son frère. À cause de ce déshonneur, il doit s’enfuir. Loin de sa famille, il développe une masculinité moins subordonnée. Le récit de sa lutte avec un « ange du Seigneur » illustre cette transformation (Gn 32,23-33). Sa virilité est démontrée par l’engendrement de ses douze fils. Cependant, son amour pour Rachel fait de lui un esclave de son beau-père. Ce sont ses femmes qui déterminent avec qui il doit coucher (Gn 30, 14-16). La rencontre avec son frère Ésaü remet en question sa masculinité. Il se prosterne devant son frère comme un 51 Voir la section 1.3.3 qui explique ce que j’entends par « masculinité » et qui mentionne les principaux auteurs qui ont travaillé ce concept. 52 Par exemple, Thamar, Rébecca, Rachel, la femme de Potiphar…
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vassal devant son roi. Dans le récit du viol de sa fille Dinah, Jacob perd le contrôle de sa famille (Gn 34). Il est dupé par ses fils lorsque Joseph, son fils préféré, est vendu en esclavage (Gn 37). De plus, Ruben le fait cocu en ayant une liaison avec sa femme secondaire Bilhah (Gn 35,22). Jacob le sait et ne fait rien. Il est le père des douze tribus d’Israël, mais le récit de Gn ne lui attribue que certaines caractéristiques masculines habituelles. Il cède fréquemment son autorité, et son honneur est souvent bafoué. Le choix de suivre la généalogie par Isaac et par Jacob en Gn et en Mt peut être vu comme une façon de remettre en question la conception dominante de la masculinité. Ἰακὼβ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰούδαν καὶ τοὺς ἀδελφοὺς αὐτοῦ (1,2) L’engendrement de Juda subvertit à nouveau la primogéniture. La mention de ses frères forme la première interruption du schéma de la généalogie. Dans les traditions vétérotestamentaires, les fils de Jacob sont vus comme les représentants de la nation d’Israël. Ils sont les figures fondatrices des douze tribus (Nb 23,7 ; Si 23,12 ; Is 9,7 ; 40,27). Marshall Johnson indique que cette évocation a occasionné diverses lectures : Some suggest that the brothers of Judah are mentioned in order to express their equality with him. Others assume that the reference is intended to recall the misdeeds of the sons of Jacob, who did not refrain from selling their brother. Or that God chooses Judah not Reuben even if he was the first born. We suggest that it is intended to recall the unity of Israel in all twelve tribes53.
Je suis d’accord avec Johnson pour dire que l’effet principal de cet élément irrégulier est de pointer vers l’ensemble d’Israël en évoquant les douze frères à l’origine des douze tribus54. Cependant, la mention de Juda et de ses frères peut aussi être vue comme un rappel de la vente en esclavage de Joseph par ses frères (Gn 37,1-36) et de la suite du livre de la Genèse (37,1-50,26), dont le récit se développe en décrivant l’interaction entre ces frères. De plus, l’allusion aux frères de Juda passe sous silence Dina, leur sœur. Cette généalogie est patriarcale. À ce moment de la lecture, il n’y a eu que des noms masculins. Les mères, qui ont pourtant donné naissance à ces fils, ne M. D. Johnson 1969, 151. Voir aussi M. Konradt 2014, 25. Dans la suite du récit, cette image va avoir un impact important. Cette référence aux douze frères peut aussi anticiper le groupe des douze apôtres, qui sera présenté plus loin dans cet évangile, en particulier en Mt 10,2-4 et 19,28. 53 54
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sont pas mentionnées. Ici, le mot ἀδελφοὺς souligne le fait que les sœurs sont aussi exclues de ce texte. Le mot ἀδελφοὺς permet aussi de prendre conscience du fait que cette généalogie est linéaire. Elle ne fait pas l’inventaire des frères et des sœurs ni de leurs descendants, comme dans un arbre généalogique. Elle suit une seule lignée. Ce procédé accentue l’aspect téléologique du texte. Tous ces engendrements ont lieu pour culminer au dernier descendant de la liste. Ἰούδας δὲ ἐγέννησεν τὸν Φάρες καὶ τὸν Ζάρα ἐκ τῆς Θαμάρ (1,3) L’engendrement de Pharès est une autre subversion de la primogéniture. Le nom de Thamar interrompt le courant d’une généalogie patriarcale où, jusqu’à maintenant, les hommes s’engendrent les uns après les autres sans mention des femmes dans l’acte d’engendrement. Ce nom provoque donc un effet de surprise. Un très grand nombre d’exégètes ont réagi à la présence inattendue de Thamar dans cette généalogie55. Le nom de Zara aurait pu être omis. Il n’est pas nécessaire pour cette généalogie linéaire qui passe par Pharès. Sa présence surprenante a un effet sur la lecture du texte. En effet, l’expression « Pharès et Zara » ainsi que la mention de leur mère Thamar rappellent l’histoire rocambolesque de leur conception incestueuse par Thamar et Juda, qui fondent cette importante tribu, fondation racontée en Gn 38,6-26. La masculinité de Juda Thamar a tellement attiré l’attention exégétique que la manière dont le personnage de Juda est mis en scène dans cette liste n’a pratiquement pas été explorée. La lecture de ce verset a piqué ma curiosité et à suscité chez moi le goût d’explorer la masculinité de Juda. Les approches féministes ont révélé de nouvelles façons d’interpréter Mt 1-2 et les textes bibliques en général. Or, il m’apparaît réducteur de traiter des identités complexes de ces femmes sans parler de celles des hommes qui leur sont associés. Les recherches sensibles au genre s’ouvrent depuis peu à l’étude des masculinités. Le champ de recherche des masculinités des personnages de Mt 1-2 n’a pas encore été exploré. Ainsi, l’étude des masculinités de Juda dans les textes vétérotestamentaires et l’effet de ses masculinités lors de la lecture de la généalogie forment une p roposition Par exemple : R. Bloch 1956 ; R. Bauckham 1995 ; D. J. Zucker, M. Reiss 2015. 55
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novatrice que je veux explorer56. Ce champ de recherche est d’autant plus important que Mt est un texte qui s’avère à la fois androcentrique et porteur d’éléments permettant la subversion de ce biais masculin. Dans le récit de Gn 38, la masculinité de Juda ne correspond pas à ce à ce à quoi un lecteur de la Bible s’attend de la part d’un patriarche. Plusieurs éléments de sa façon d’être un « homme » sont problématiques. • Juda ne suit pas la loi. Gn 38 illustre l’importance de la loi du lévirat. Juda transgresse cette loi en refusant d’offrir son troisième fils à Thamar. Au terme de l’histoire, il se juge lui-même moins juste qu’elle (Gn 38,36). • Une femme prend la corde et le bâton de Juda, symboles de son autorité patriarcale57. • Juda n’est pas convaincant ; au contraire, il se laisse convaincre par une femme. David Clines affirme que, dans l’Antiquité, l’habileté de persuader les autres était très importante pour établir sa masculinité. Il explique ainsi l’importance du pouvoir de persuasion :« To be master of persuasion is to have another form of power, which is not an alternative to, and far less a denatured version of, physical strength, but part of the repertory of the powerful male58. » Non seulement Juda fait des accusations qui mènent à aucune condamnation, mais il est persuadé par une femme que ses actions sont condamnables. • Juda a été trompé par une femme. Ironiquement, la honte qu’il voulait infliger à Thamar rebondit sur lui-même. Il voulait la tuer, parce que sa sexualité posait problème à l’honneur de la famille. Au lieu de cela, c’est lui qui est à la source de la honte familiale. Le côté public de la révélation selon laquelle il est le géniteur de l’enfant de Thamar porte un coup dur à l’honneur et à la masculinité de Juda. • Dans son ensemble, l’épisode montre que Juda n’a ni le contrôle de sa famille ni la maîtrise de soi attendue d’un patriarche masculin. Le dernier commentaire du narrateur laisse entendre que la relation sexuelle que Juda a eue avec Thamar est problématique puisqu’« il ne la connut plus » (Gn 38:26). 56 Mon analyse de cette question a été élaborée dans le cadre de présentations au congrès régional de la SBL (Nouvelle-Angleterre/est du Canada) 2016 à Providence, RI, au congrès annuel 2016 de la NWSA à Montréal et au congrès de l’ACEBAC/ SCT 2017 à Québec. Cette recherche sera publiée sous peu dans la revue Biblical Interpretation, avec le titre « Masculinities of the Husbands in the Genealogy of Jesus (Matt. 1 : 2–16) ». 57 F. S. Spencer 2003, 14. 58 D. Clines 1995, 9.
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Ce portrait de la masculinité de Juda en Genèse 38 est complètement opposé aux représentations de sa masculinité dans les autres récits dans lesquels il joue un rôle. Bien que Juda soit seulement le quatrième fils de Jacob, il est expressément représenté dans la Genèse comme assurant un rôle de chef de file parmi les frères. Il prend la parole pour s’opposer au meurtre de Joseph, il négocie avec son père au sujet de la demande de Joseph, qui veut que Benjamin soit ramené en Égypte, et il supplie Joseph d’épargner la vie de Benjamin. D’autres textes bibliques montrent que le nom de Juda est utilisé pour désigner une partie importante du territoire en Israël. Par exemple, le récit en Mt 2 se déroule sur la « terre de Juda » (2,1 ; 2,5 ; 2,6 ; 2,22). Cette désignation toponymique indique l’importance de ce patriarche. Dans le livre de la Genèse, la bénédiction de Jacob sur son lit de mort dépeint la masculinité hégémonique de Juda. Juda, c’est toi que tes frères célébreront. Ta main pèsera sur la nuque de tes ennemis, les fils de ton père se prosterneront devant toi. Tu es un lionceau, ô Juda, ô mon fils, tu es revenu du carnage ! Il a fléchi le genou et s’est couché tel un lion et telle une lionne, qui le fera lever ? Le sceptre ne s’écartera pas de Juda ni le bâton de commandement d’entre ses pieds jusqu’à ce que vienne celui auquel il appartient et à qui les peuples doivent obéissance. Lui qui attache son âne à la vigne et au cep le petit de son ânesse, il a foulé son vêtement dans le vin et sa tunique dans le sang des grappes. Ses yeux sont plus sombres que le vin et ses dents plus blanches que le lait (Gn 49, 8-12).
Ce texte comporte des images de domination et des nuances messianiques. Juda est décrit comme un leader par les images du lion, du sceptre, de la prostration de ses frères et par l’allusion à une lignée perpétuelle de David. La beauté physique des yeux et des dents de Juda est également louangée. Cela soutient aussi la supériorité masculine de Juda. Dans la Bible hébraïque, les beaux hommes sont nés pour régner59. Ce monologue est une louange paternelle de la masculinité hégémonique de Juda. En fait, la représentation de Juda est une des images les plus claires d’une masculinité hégémonique en Genèse. Pourtant, la généalogie de Matthieu, en spécifiant qu’il engendra Pharès et Zara avec Thamar, dirige précisément mon attention de lecteur sur le récit dans lequel Juda perd le contrôle et n’agit pas de façon juste. Matthieu semble avoir dompté le lion de Juda. La généalogie sape la masculinité Les exemples de beaux dirigeants masculins incluent Moïses (Ex 2,1-2), Joseph (Gn 39,6), Saül (1 S 9,2), David (1 S 16,18) ainsi qu’un roi de Tyr (Ez 28,12). 59
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h égémonique habituellement attribuée à Juda. Conséquemment, ce regard intertextuel entre Mt 1 et Gn autour de la figure de Juda remet aussi en question le rapport à la royauté judéenne. Peut-être que la présentation matthéenne de Juda à son pire est là pour induire un regard critique envers la monarchie qui se réclame de ce patriarche ? La suite de la lecture permettra peut-être de confirmer cette hypothèse. Φάρες δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἑσρώμ, (1,3) C’est Pharès, et non Zara, qui poursuit la lignée. Le livre de la Genèse raconte l’accouchement des jumeaux. Pendant l’accouchement, l’un d’eux présenta une main que prit la sagefemme ; elle y attacha un fil écarlate en disant : « Celui-ci est sorti le premier. » Puis il rentra sa main et c’est son frère qui sortit. « Qu’est-ce qui t’arrivera pour la brèche que tu as faite ! » dit-elle. On l’appela du nom de Pèrèç60 – c’est-à-dire la Brèche. Son frère sortit ensuite, lui qui avait à la main le fil écarlate ; on l’appela du nom de Zérah (Gn 38, 28-30).
La question de la primogéniture semble très importante pour ce récit. Contrairement aux personnages précédents de la généalogie, Pharès est considéré comme le premier-né. Ce récit peut être lu en parallèle avec celui de Jacob et d’Ésaü. Dans les deux cas, il y a une irrégularité au sujet de la place de l’aîné. Esrom est mentionné comme fils de Pharès en Gn 46,12 ; Rt 4,18 et 1 Ch 2,9. Il se retrouve également dans le Testament de Juda 10,1 et le Testament d’Issachar 1,5. Cependant, contrairement aux personnages qui le précèdent dans la généalogie, Esrom n’est pas au cœur d’un récit biblique. Cette généalogie fait donc une place aux personnages sans récit représentant les personnes « ordinaires ». Ἑσρὼμ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀράμ (1,3) Il y a des variantes entre les noms en Mt 1 et les noms dans les textes de la Bible hébraïque. Ici, Ἀράμ réfère probablement à Râm, fils d’Hèçron, en Rt 4,19 et en 1 Ch 2,961. Comme son père, Aram n’est pas au cœur d’un récit biblique. 60 ֶפ ֶרץen hébreu est translitéré Pèrèç dans la traduction de la TOB. Les textes de la LXX de Gn 38,29 ; 1 Ch 2,4f et Rt 4,18 utilisent le même nom que Mt 1,3 : Φαρές. On retrouve Φάρεσος chez Flavius Josèphe pour désigner le même personnage (Antiquitates Judaicae 2, 178). J’utilise la translittération française du nom grec retrouvé en Mt 1,3 : Pharès. 61 La version de la LXX de Ruth 4,19 est « Arran », alors que la LXX de 1 Ch nomme les fils d’Hesron « Ram » et « Aram ». Voir R. E. Brown 1993, 60.
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Ἀρὰμ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀμιναδάβ (1,4) Le nom d’Aminadab se retrouve dans les listes généalogiques de 1 Ch 2,10 et Ruth 4,19 comme fils de Râm. Il est aussi mentionné en Ex 6,23 comme le beau-père d’Aaron62. L’apparition de personnages mineurs comme Esrom, Aram et Aminadab déroute le lecteur en quête de liens avec la Bible hébraïque. La curiosité que j’éprouve et qui me pousse à vouloir avoir plus d’informations sur ceux-ci est frustrée par l’absence de récits pouvant être reliés à celui de Mt. Ἀμιναδὰβ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ναασσών, (1,4) Nb 1,7 affirme que Nasson est le fils d’Aminadab. Il est le premier chef à présenter des offrandes lors de la dédicace de l’autel puisqu’il représente la tribu de Juda (Nm 7,12). Nb 2,3 ; 10,14 et 1 Ch 2,10 indiquent que Nasson est le chef de la tribu de Juda lors du début du séjour dans le désert. Il est aussi dans la généalogie de Rt 4,20. Ναασσὼν δὲ ἐγέννησεν τὸν Σαλμών (1,4) Il n’y a pas de récit biblique concernant Salmon. Son nom ne se retrouve que dans les généalogies de 1 Ch 2,10-11 et Rt 4,20-21. Dans les deux cas, il est décrit comme fils de Nasson et père de Booz. Salmon n’est connu que par les autres membres de sa famille. Il n’y a pas beaucoup de choses à dire au sujet de Salmon, ce qui est en soi évocateur. La masculinité de Salmon n’est pas du même ordre que celle de son père Nasson, chef militaire poursuivant l’héritage hégémonique de Juda. Σαλμὼν δὲ ἐγέννησεν τὸν Βόες ἐκ τῆς Ῥαχάβ (1,5) Pour une deuxième fois, le nom d’une femme brise le rythme de la généalogie. L’orthographe de Ῥαχάβ diffère du Ῥααβ de la LXX en Josué. Malgré ceci, je suis d’accord avec Raymond Brown et Richard Bauckham, qui considèrent que Ῥαχάβ réfère au personnage du livre de Josué63. Contrairement à Brown qui s’intéresse à l’intention de l’auteur, mon raisonnement est plutôt relié à la réception du texte. 62 Cette information est aussi transmise par Philon (De posteritate Caini 76,30) et Flavius Josèphe (Antiquitates Judaicae 6,18). 63 R. E. Brown 1982, 79-80. R. Bauckham 1995, 320-321 remarquent que les différences d’épellation de noms étaient communes. Ce n’est donc pas une raison pour douter de l’identité entre Rahab en Mt et Rahab en Jo. À ma connaissance, le seul exégète qui s’oppose à cette interprétation est J. D. Quinn 1981, 225-228.
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Comme lecteur, je suis en train de lire un texte qui fait référence, depuis le début, à divers personnages de la tradition vétérotestamentaire. Malgré certaines questions que l’on peut se poser sur l’orthographe des noms employés, il me semble naturel que Ῥαχάβ réfère au personnage bien connu du récit de la conquête. Selon le livre de Josué, Rahab joue un rôle important dans la chute de Jéricho. Elle manifeste plusieurs qualités associées à la masculinité. Elle cache des espions hébreux et trompe les soldats de Jéricho. Elle s’occupe de sa famille en négociant pour les sauver de la destruction. On lui attribue une des plus importantes professions de foi de la Bible hébraïque, même si elle est une étrangère : « Je sais que le SEIGNEUR vous a donné le pays […] le SEIGNEUR, votre Dieu, est Dieu là-haut dans les cieux et ici-bas sur la terre. » (Jo 2,9.11) À la lumière de ce récit, il est difficile pour Salmon, le mari de Rahab, d’établir sa « masculinité ». Elle est un personnage important de l’histoire d’Israël, alors qu’il ne l’est pas. Elle l’a sauvé ainsi que sa famille. Ce sont les actions de Rahab, et non celles de son mari, qui leur ont permis de s’intégrer au peuple hébreu. Selon le livre de Josué, elle est la tête de sa famille. De plus, puisqu’elle est une prostituée, Salmon n’est qu’un homme parmi d’autres qui a eu des relations sexuelles avec elle. Malgré l’absence de récit biblique mentionnant Salmon, si on le compare à son père, présenté comme un général, et à sa femme, caractérisée comme une héroïne, Salmon peut être perçu comme le personnage ayant la masculinité la plus subordonnée de cette généalogie. Les liens entre Salmon et Rahab ainsi que ceux entre Rahab et Booz ont surpris les exégètes utilisant une méthode historique puisque ces relations ne sont pas connues de la tradition vétérotestamentaire64. Rahab est reliée au temps de la conquête de la Terre promise, environ deux siècles avant l’époque associée à Booz65. Ces informations en Mt provoquent donc un effet de surprise chez ces exégètes. Ces apories ont un effet important. Elles m’aident à percevoir que la généalogie ne sert pas d’abord une visée historique66. Mt 1,2-16 ne vise pas à reproduire servilement les généalogies vétérotestamentaires. Il s’agit bien d’une relecture théologique et christologique de l’histoire d’Israël. Ces problèmes sont détaillés en R. Bauckham 1995, 313-329. R. E. Brown 1993, 60 ; W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 173. 66 J. P. Meier 1990, 3 : « The genealogies in Mt and Lk are to be understood as theological statements, not biological reports ». 64 65
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Βόες δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰωβὴδ ἐκ τῆς Ῥούθ (1,5) Les noms de Βόες67, Ἰωβὴδ et Ῥούθ orientent vers le livre de Ruth, en particulier vers le dénouement heureux de ce récit dans lequel la naissance d’un enfant vient sauver Ruth et Noémie d’une situation très difficile. Le livre de Ruth décrit Booz comme un riche propriétaire terrien de Bethléem. Sa richesse est un attribut positif pour ce qui est de sa masculinité. Il en va de même de son attitude de générosité et de sa façon de s’occuper de Ruth et de Noémie, pauvres, étrangères et veuves68. Booz invite Ruth à manger avec lui, il garde un œil protecteur sur elle et demande à ses employés de laisser du grain pour qu’elle puisse le glaner (Rt 2,13-15). La masculinité de Booz devient plus compliquée lorsque Noémie, une femme, planifie que Ruth, une autre femme, le séduise. Il est l’objet de la planification et de la séduction féminine. Le moment crucial se déroule lorsque Booz est fatigué et qu’il a bien mangé et bien bu. Alors qu’il n’est pas en pleine possession de ses moyens, il se couche par terre, sur l’aire de battage, un lieu associé à la prostitution selon Os 9,1. Ruth le rejoint en cachette, au milieu de la nuit, pour lui découvrir les « pieds69 ». Elle se couche auprès de lui (שכב, shachav), une expression hébraïque qui est souvent employée comme un euphémisme pour évoquer une relation sexuelle70. Après cette nuit particulière, Ruth se sauve avant que d’autres personnes puissent la reconnaître. Par la suite, Booz fait ce qu’il faut pour racheter le droit de se marier avec Ruth. L’énonciation de ce récit confère une connotation L’orthographe du nom Βόες ne se retrouve dans aucune source ancienne autre que Mt 1. La LXX rend ce nom par Βοος ou Βοοζ. 68 « Another component of masculinity is a man’s ability to provide for his household…. Hospitality not only shows a man’s generosity, but also his ability to provide not only enough for his own family, but for visitors as well. » S. E. Haddox 2016, 181. Voir aussi M. Herzfeld 1987, 75-89. 69 Dans les récits bibliques, les « pieds » sont un euphémisme bien connu pour désigner la sexualité. Lors de leur relation sexuelle, Bethsabée tombe enceinte, et David tente de cacher le tout en faisant revenir son mari du champ de bataille pour qu’il passe une nuit avec sa femme. Il dit à Urie : « Descends chez toi et lave-toi les pieds. » (1 S 11,8) Quelques versets plus tard, Urie lui répond : « L’arche, Israël et Juda habitent dans les huttes. Mon seigneur Joab et les serviteurs de mon seigneur campent en rase campagne. Et moi, j’irais chez moi manger, boire et coucher avec ma femme ! » (1 S 11,11). Urie a donc compris que, lorsque David lui disait d’aller se laver les pieds, il l’invitait à avoir une relation sexuelle avec sa femme. Voir aussi Lv 18,20 et Dt 27,20. 70 Par exemple, Gn 19,33-35 ; 30,15-16 ; 38,26 et Ex 22,16. Voir F. S. Spencer 2003, 18-20. 67
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sexuelle à la rencontre entre Ruth et Booz sans l’affirmer clairement. Le plan de Noémie a fonctionné, Booz a été berné par deux femmes. Le récit montre que Booz n’est pas le responsable du déroulement des actions. Il ne fait que réagir aux actions des femmes. L’élément le plus problématique concernant la masculinité de Booz est qu’Obed, l’enfant issu de ses relations avec Ruth, est présenté comme le descendant et l’héritier d’Élimelech et de Naomi. Les villageois crient d’ailleurs qu’« un fils est né à Naomi » (Rt 4,17). En épousant Ruth, Booz ravive la lignée d’Élimelech et assure l’avenir de la famille de Naomi. De plus, l’accent mis sur le rôle du Seigneur dans la conception de l’enfant en Ruth peut aussi diminuer l’importance du partenaire masculin dans cet engendrement : « Alors Booz prit Ruth et elle devint sa femme. Il vint vers elle ; le SEIGNEUR lui accorda une grossesse, et elle enfanta un fils. » (Rt 4,13) L’agent principal dans la conception est Dieu, et non Booz ou Ruth, bien que leur union sexuelle soit aussi nécessaire. Enfin, selon Rt 4,17, ce n’est ni Ruth ni Booz qui nomme l’enfant, mais les femmes du quartier. À la fin du livre de Ruth, Booz disparaît complètement. En somme, Booz est présenté comme un homme généreux qui prend soin des femmes en situation précaire (Rt 2). Cependant, le fils résultant de sa relation sexuelle avec Ruth n’est pas considéré comme le sien. La masculinité de Booz en est donc affectée. Il a donné sa semence pour raviver la lignée d’un autre. Booz est généreux, voire « trop » généreux. Il suit ce qui est requis par la Loi, mais il le fait aux dépens de sa propre masculinité puisqu’il donne sa semence à un autre homme. La capacité d’engendrer un fils pour continuer sa propre lignée est un des éléments très importants pour la masculinité dans les récits vétérotestamentaires. Booz fait ce qu’Onan avait refusé de faire en Gn 38. Pour garder sa masculinité hégémonique, Onan a préféré jeter sa semence par terre plutôt que d’engendrer un fils à son frère défunt71. Cet épisode souligne que l’action d’Onan a été jugée mauvaise par Dieu, qui le fit mourir. À l’inverse, Booz préfère suivre la Loi, et donc la volonté du Seigneur, quitte à avoir une masculinité hors normes. Booz est un bon exemple d’un personnage qui montre une fidélité à 71 « Juda dit alors à Onân : Va vers la femme de ton frère. Agis envers elle comme le proche parent du mort et suscite une descendance à ton frère. Mais Onân savait que la descendance ne serait pas sienne ; quand il allait vers la femme de son frère, il laissait la semence se perdre à terre pour ne pas donner de descendance à son frère. Ce qu’il faisait déplut au SEIGNEUR qui le fit mourir, lui aussi » (Gn 38,8-10).
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Dieu en sacrifiant sa masculinité hégémonique72. En définitive, la masculinité de Booz peut être qualifiée de subordonnée à celle du Seigneur73. Ruth est la troisième femme de la généalogie en Mt. Comme les deux premières, elle se retrouve dans une situation désespérée, où sa vie est en jeu. Ruth démontre une loyauté extrême envers sa bellemère. Elle est prête à suivre Noémie en terre étrangère malgré la tension entre Judéens et Moabites74, malgré la pauvreté et malgré l’absence de protection masculine. Thamar, Rahab et Ruth réussissent à sortir de leur situation difficile par elles-mêmes. Elles étaient toutes trois des étrangères par rapport à Israël en contraste narratif avec les mâles israélites de leurs récits (Juda, les espions et Booz). Les trois femmes finissent non seulement par s’incorporer à Israël, mais aussi par marquer l’histoire de ce peuple. L’inclusion de ces femmes marginales et étrangères change la façon même de concevoir l’identité d’Israël. Elles permettent une réflexion qui transcende les balises ethniques et généalogiques. Contrairement à la majorité des récits de la Bible hébraïque, les récits associés à ces trois femmes ne sont pas androcentriques. Elles sont les principales protagonistes des récits qui les concernent. Leurs actions permettent un revirement surprenant dans le scénario et mènent à une fin positive. Une synthèse de ces trois personnages est offerte par Anne Clements à partir de sa perspective narrative et féministe : Ultimately, the presence of the women in the genealogy is subversive. The three women subvert the norms represented by Israel’s fathers in terms of their marginality, ethnicity, and gender. Their inclusion in the Messiah’s 72 La masculinité de Booz anticipe celle de Joseph. Comme Booz, Joseph prend soin d’une femme dans une position précaire. Il les protège, elle et son enfant, même s’il n’a pas engendré cet enfant. Mais contrairement à Booz, Joseph n’est pas dans un état confus en se couchant après avoir bien mangé et bien bu. Le sommeil de Joseph est le sommeil du juste qui peut percevoir les révélations de Dieu en rêve pour ensuite se réveiller et les mettre en pratique. 73 Cette conclusion est proche de celle de S. E. Haddox 2010, 15, qui travaille sur les masculinités subordonnées chez les patriarches. Et qui affirme : « While the biblical text in many ways reflects and supports the categories of hegemonic masculinity, in the realm of the relation with God, these norms are frequently subverted, because no human can assume the position of ultimate power. That position is left to God. » 74 Selon Dt 23,4, les Moabites sont bannis de l’assemblée d’Israël à jamais : « Les Ammonites et les Moabites ne seront jamais admis dans l’assemblée des fidèles. Même leurs descendants de la dixième génération n’y seront pas admis. » Le récit des filles de Loth raconte qu’un inceste est à l’origine du peuple de Moab (Gn 19,30-38).
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ancestry is the first indication that the birth of the Messiah will involve a reconfiguration of Israel’s identity in these three areas75.
C’est avec raison qu’elle souligne la manière dont ces trois personnages féminins subvertissent la généalogie patriarcale de Matthieu ainsi que les normes régissant l’identité d’Israël76. Ἰωβὴδ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰεσσαί (1,5) Les généalogies de Rt 4, 22 et de 1 Ch 12 indiquent qu’Obed est le père de Jessé. Par contre, le livre de Samuel ne transmet pas cette information. Dans ce livre, Jessé est présenté comme un berger de Bethléem qui a huit fils77. Ἰεσσαὶ δὲ ἐγέννησεν τὸν Δαυὶδ τὸν βασιλέα. (1,6) Le lien entre Jessé et David me permet de me souvenir du récit de 1 S 16,11, dans lequel le prophète cherche le futur roi d’Israël chez Jessé. Celui-ci lui présente tous ses fils sauf David, le plus jeune. Contrairement à ce que pensait Jessé et ceux qui valorisent la primogéniture, c’est David qui est désigné comme roi. Le lien entre David et Jessé peut prendre une connotation négative. En 1 S 20,31 ; 22,7, David est traité de « fils de Jessé » par Saül, qui veut dénigrer son rival en rappelant ses origines modestes. Le nom de Jessé peut aussi suggérer des liens avec la littérature prophétique. Pour évoquer la lignée messianique, le livre d’Isaïe 11,1.10 utilise l’image de la racine de Jessé ou de la branche du tronc de Jessé. Ces métaphores portent la menace du jugement divin du Seigneur, qui se sert de l’Assyrie pour couper la forêt représentant son peuple (Is 10,33-34). Ce qui était l’arbre de la monarchie judéenne ne devient plus qu’une souche (Is 6,13). Cependant, ces images transmettent aussi un espoir de salut. Un petit nombre de personnes seront rescapées ; grâce à Dieu, une nouvelle branche poussera là où il n’y avait qu’une souche78. David est le seul personnage de la généalogie à porter un qualificatif. Il est le roi (τὸν βασιλέα). Ce détail signale l’importance de ce personnage pour les origines de Jésus comme Messie et Christ. A. E. Clements 2014, 119. La subversion de la perspective androcentrique de Mt par ces femmes est aussi soulignée par A. Taschl-Erber 2011, 231-256. 77 Il a sept fils selon 1 Ch 2,13-15. 78 La lettre aux Romains (15,12) identifie le Christ à la racine de Jessé qui ouvre le salut aux nations. 75 76
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Le nom de David permet de revenir sur le premier verset, qui annonçait que Jésus était « fils de David ». 2.2.2 De David à la déportation à Babylone (1,6-11) Δαυὶδ δὲ ἐγέννησεν τὸν Σολομῶνα ἐκ τῆς τοῦ Οὐρίου, Σολομὼν δὲ ἐγέννησεν τὸν Ῥοβοάμ, Ῥοβοὰμ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀβιά, Ἀβιὰ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀσάφ, Ἀσὰφ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰωσαφάτ, Ἰωσαφὰτ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰωράμ, Ἰωρὰμ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ὀζίαν, Ὀζίας δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰωαθάμ, Ἰωαθὰμ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀχάζ, Ἀχὰζ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἑζεκίαν, Ἑζεκίας δὲ ἐγέννησεν τὸν Μανασσῆ, Μανασσῆς δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀμώς, Ἀμὼς δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰωσίαν, Ἰωσίας δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰεχονίαν καὶ τοὺς ἀδελφοὺς αὐτοῦ ἐπὶ τῆς μετοικεσίας Βαβυλῶνος. (1,6-11) David engendra Salomon, de celle d’Urie, Salomon engendra Roboam, Roboam engendra Abia, Abia engendra Asaph, Asaph engendra Josaphat, Josaphat engendra Joram, Joram engendra Ozias, Ozias engendra Joatham, Joatham engendra Akhaz, Akhaz engendra Ezékias, Ezékias engendra Manassé, Manassé engendra Amos, Amos engendra Josias, Josias engendra Jéchonias et ses frères à l’époque de la déportation à Babylone. (1,6-11) Δαυὶδ δὲ ἐγέννησεν τὸν Σολομῶνα ἐκ τῆς τοῦ Οὐρίου (1,6) Le nom de Bethsabée est absent de la généalogie qui fait référence à elle comme à « celle d’Urie ». Contrairement aux trois autres femmes nommées, Bethsabée ne joue pas un rôle actif dans le récit relié à la conception de son enfant. En effet, en 2 S 11, les actions qui font avancer l’intrigue sont toutes associées à David. Bethsabée subit ces actions, elle est l’objet du désir de David. La masculinité de David Ce verset oriente ma réflexion vers une brève exploration de la masculinité de David puisque la formulation de ce verset semble la remettre en question. La mention de la femme d’Urie fait référence au meurtre et à l’adultère commis par David tels qu’ils sont racontés en 2 S 11. Cette image très négative de David ne peut que contraster avec la ligne précédente, où David était qualifié de roi. Cette antithèse rappelle les fautes de David. Jésus est qualifié de « fils de David » dès le premier verset, mais à ce moment de la lecture, la généalogie laisse entendre que ce roi est loin d’être un modèle parfait.
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David a été le premier personnage biblique à être étudié par les études de masculinité79. En reprenant quelques éléments soulignés par la recherche de David Clines à ce sujet, je me propose de comparer la masculinité de David dans les autres récits qui le concernent avec sa masculinité dans le récit auquel fait allusion la généalogie de Mt. Les hommes au pouvoir, comme David, essaient généralement de maintenir une image qui est conforme aux normes de la masculinité hégémonique. Pour Clines, David représente la masculinité hégémonique idéale de la culture qui a composé les récits à son sujet80. • Les récits au sujet de David sont remplis d’exemples de son courage et de ses prouesses militaires, des éléments typiquement associés à la masculinité81. Sa carrière militaire commence lorsqu’il tue Goliath, le géant philistin. Dans cette scène, le jeune David est décrit comme le plus courageux de tous les hommes sur le champ de bataille. Selon Clines, au cours de ses nombreuses campagnes militaires, David est responsable de la mort d’environ 140 000 hommes82 ! • David est capable de prendre la parole de façon intelligente et persuasive. Dans ses nombreuses rencontres avec Saül, David est extrêmement convaincant. Saül accepte de l’envoyer à la bataille contre Goliath, bien qu’il ne semble pas être à la hauteur (1 S 17, 34-36). Lorsque Saül poursuit David plus tard dans le récit, David se montre toujours plus intelligent que lui. Marcel Valentin Măcelaru montre à juste titre que Saül se caractérise par de nombreux traits féminins, qui contrastent avec les atouts masculins de David83. • David est beau (1 S 16,12). La beauté est une qualité royale pour laquelle un homme peut espérer la louange et l’admiration84. • David est un leader, un meneur d’hommes. Il est célébré comme la quintessence de la royauté en Israël. D. Clines 1995. « [M]y guess is that the myth of masculinity inscribed in the David story was a very potent influence upon Israelite men, and I am quite sure that the construction of masculinity in the David story was not invented by its author—or by some historical David—but reflects the cultural norms of men of the author’s time. » Ibid., 4-5. 81 « Warfare is emblematically male, and the discourse of violence is closely imbricated with that of masculine sexuality. » H. C. Washington, 1997, 330. 82 D. Clines 1995, 8. 83 M. V. Măcelaru 2014, 51-68. 84 Les exemples de beaux dirigeants masculins incluent Moïse (Ex 2,1-2) ; Joseph (Gn 39,6) ; Saül (1 S 9,2) ; David (1 S 16,18) ainsi qu’un roi de Tyr (Ez 28,12). 79
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D’une part, David est un grand guerrier, un roi, un « vrai homme » qui excelle à prendre sa place par des stratégies relevant d’une masculinité hégémonique. D’autre part, David est un héros faillible, comme en témoignent le récit de son adultère avec Bethsabée (2 S 11) et ses conséquences. • Dans ce récit, David n’est pas présenté comme un chef militaire courageux. Au contraire, le récit le montre dans son palais en train d’avoir une relation sexuelle alors que ses hommes sont en train de mourir pour lui sur le champ de bataille. Urie, un étranger, semble beaucoup plus intéressé par la lutte pour la nation que David. Urie refuse le confort de sa maison et l’affection de sa femme à cause de la guerre en cours. • L’intelligence et la persuasion sont associées à la masculinité dans les textes bibliques, alors que, généralement, la ruse et la tromperie sont associées aux femmes. Thamar, Rahab et Ruth en sont d’ailleurs de bons exemples. Cependant, ici, David tente de s’en sortir en essayant de tromper Urie. De plus, le plan de David ne fonctionne pas. Il ne réussit pas à convaincre Urie de dormir avec sa femme. En tant que figure d’autorité, David ne devrait pas avoir besoin de recourir à la ruse. Ses actions le placent dans une position efféminée, qui se reflète négativement sur sa masculinité. • Lorsque son fils naît, David essaie de persuader Dieu dépargner ce fils par un deuil trop zélé. Cette action est infructueuse. Le récit de la mort de l’enfant se trouve dans un passage qui décrit la manière dont Dieu humilie David. David est vaincu dans sa tentative de changer le résultat négatif de ses actions. • David est généralement dépeint comme un homme juste qui craint le Seigneur. Dans ce cas, il brise un grand nombre de lois qu’en tant que roi, il aurait dû défendre. Il se sert de son pouvoir pour commettre un adultère ou un viol et pour assassiner un de ses soldats, ce qui est à son avantage. Les exégètes sont partagés sur la question de l’adultère85 ou du viol86, mais d’une façon ou d’une 85 Les exégètes qui pensent que Bethsabée est consentante dans la relation sexuelle avec David sont les suivants : R. C. Bailey 1990, 86 ; L. R. Klein 2000 ; 2003, 56 ; G. G. Nicol 1998 ; 2006. 86 Les exégètes qui interprètent la relation sexuelle entre David et Bethsabée comme un viol sont C. A. Kirk-Duggan 2003, 56 ; H. C. P. Kim, M. F. Nyengele 2003 ; R. M. Davidson 2007, 523-532 ; A. E. Clements 2014, 140-141 ; D. J. Zucker, M. Reiss 2016, 70-78. C. Exum 1993 ; 1996 présente le narrateur comme celui qui viole Bethsabée.
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autre, les actions de David racontées dans ce récit ne sont pas dignes d’un roi et même passibles de mort. • David Clines souligne l’indépendance de David par rapport aux femmes comme un élément important de sa masculinité. Pourtant dans ce cas-ci, c’est son appétit sexuel qui le mène à sa propre perte. La conséquence de cette histoire est bien illustrée par le raid sur le harem de David par Absalom, un de ses fils. À la fin de sa vie, David ne réussit pas à protéger les femmes dont il est responsable. En plus, il ne punit pas son fils fautif. En fin de compte, David perd le contrôle de sa famille et de son royaume. Les récits bibliques au sujet de David présentent donc deux images contrastantes de la masculinité de David. Au v.6a, la généalogie mathéenne oriente d’abord le lecteur vers une masculinité hégémonique en le qualifiant de roi. Puis, au v.6b, elle renverse cette image en évoquant le pire épisode qui lui est associé. Lire ce texte de façon séquentielle génère l’attente que la généalogie suive son cours en mentionnant simplement que David engendra Salomon. Au moment de lire ἐκ, j’anticipe qu’il y aura une femme comme dans les trois cas précédents. Cependant, ce n’est pas un nom féminin qui suit cette préposition, mais bien « celle d’Urie ». Le nom de Bethsabée aurait certes rappelé le récit de 1 S 11, mais elle ne placerait pas l’accent sur l’adultère de façon aussi directe que la formulation retenue par Mt. Δαυὶδ δὲ ἐγέννησεν τὸν Σολομῶνα ἐκ τῆς τοῦ Οὐρίου rend explicite le fait que David a conçu Salomon avec la femme d’un autre. En fait, cette formulation ne respecte pas le sens strict du récit de 1 S puisque Salomon n’est pas l’enfant conçu lors de la relation illicite. La naissance de Salomon se produit après la mort du premier enfant de David et de Bethsabée, alors qu’elle est devenue une des femmes de David. Comme le dit Jacques Cazeau, utiliser cette formulation en Mt 1,6, « c’est imposer vivement au lecteur le crime de David87 ». Mt 1,6 présente un jugement négatif sur David et la conception de Salomon. Ce jugement est pire que celui du livre des Rois. Quels sont les effets d’une telle caractérisation ? Mon hypothèse est que, paradoxalement, la généalogie souligne le lien A. I. Abasili 2011 montre qu’il y a une différence entre ce qui était considéré comme un viol dans la culture biblique et ce qui est considéré comme un viol dans la culture actuelle. 87 J. Cazeau 2009, 46l.
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entre David et Jésus pour légitimer ce dernier et, en même temps, elle accentue la différence entre ces deux personnages pour montrer que Jésus est un messie différent de David88. Pour paraphraser Mt 12,42, avec Jésus, ici, il y a plus que David ou Salomon89. Une synthèse de la masculinité des maris Voici un aperçu des traits masculins des hommes associés à des femmes par la généalogie (Juda, Salmon, Booz et David). Dans les quatre cas, il ne s’agit pas d’une première union. Concernant Juda, la généalogie m’oriente vers un récit qui accentue son manque de justice, son manque de persuasion et son manque de contrôle. Il ne suit pas la loi et il est trompé par une femme. Ces caractéristiques sont à l’opposé de la masculinité hégémonique qui lui est pourtant attribuée dans les autres récits le concernant. L’absence de récit mettant en scène Salmon empêche de tirer une conclusion définitive. Cependant, lorsqu’il est comparé à son père ou à sa femme, Salmon est loin d’être un exemple de masculinité hégémonique. Booz est un riche propriétaire qui prend soin des personnes marginalisées, mais il a été séduit par une femme. Très généreux, il donne sa semence pour préserver la lignée d’un autre homme. Quant à David, après l’avoir présenté comme un roi, la généalogie fait allusion à un récit qui met l’accent sur son manque de contrôle, son manque de persuasion, son manque de courage militaire et son manque de justice dans une histoire qui décrit comment ses faiblesses le conduisent à sa chute. Mon interprétation est que la généalogie subvertit la masculinité hégémonique de ces quatre « hommes » bibliques en les associant aux femmes et en soulignant leurs défauts. Nous pourrions certainement dire, dans le cas de Juda et de David, que leur masculinité hégémonique transmise par les récits vétérotestamentaires est émasculée par la généalogie. Le cas de Booz est moins évident. Il renonce, par prétention, à la paternité de son fils au profit d’un autre homme. Quant à Salmon, il n’y a pas de récit qui traite directement de lui. Pourtant, si on le compare à celle qui est sa femme selon la généalogie, 88 R. Vinson 2007, 243-268 remarque que Mt attribue à Jésus une descendance davidique, mais qu’en même temps, il transmet aux lecteurs des indices laissant penser qu’il faut rester vigilant devant toute forme de royauté, même une royauté messianique. 89 « Lors du jugement, la reine du Midi se lèvera avec cette génération et elle la condamnera, car elle est venue du bout du monde pour écouter la sagesse de Salomon ; eh bien ! ici il y a plus que Salomon » (Mt 12,42).
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il représente le contraire des valeurs associées à la masculinité hégémonique, c’est-à-dire une masculinité subordonnée90. Selon une perspective de lecture qui s’intéresse à la représentation des genres dans le récit, la généalogie critique la façon dont la masculinité est présentée dans les traditions vétérotestamentaires en accentuant les défauts des hommes associés aux femmes dans la généalogie du messie. L’effet de cette remise en question dans la lecture séquentielle est de préparer les masculinités non hégémoniques de Joseph et de Jésus, qui seront développées dans la suite de l’évangile. Cette analyse laisse aussi présager une contestation du patriarcat et de ses rapports sociaux hiérarchisés dans la suite de l’évangile. Σολομὼν δὲ ἐγέννησεν τὸν Ῥοβοάμ (1,7) Salomon est un personnage ambigu dans les traditions vétérotestamentaires. D’une part, il est le successeur de David, son père. On lui attribue la construction du Temple de Jérusalem (1 R 6). Il est aussi une figure associée à la sagesse91. 2 S 12,24 affirme qu’il est aimé de Dieu dès sa naissance. D’autre part, Salomon est marié à une multitude de femmes étrangères, ce qui ouvre la porte aux cultes de divinités étrangères (1 R 11,1-8). Son ascension vers le pouvoir résulte d’une conspiration de Nathan et de Bethsabée auprès du roi David alors qu’il est mourant92. Dès son accession au pouvoir, il exécute son frère Abonijah et le commandant Joab. Son règne commence donc par une répression violente de ses adversaires. Le règne de Salomon est associé à l’érection de plusieurs bâtiments et donc à l’augmentation des taxes et des corvées93. Ultimement, son règne mène à la division du royaume en deux. Salomon est le « fils de David » par excellence, mais comme son père, il n’arrive pas à être à la hauteur de la responsabilité que le Seigneur lui Pour une définition d’une masculinité subordonnée, voir la section 1.3.3. 1 R 4,32 accorde 3000 proverbes et 1005 chants à Salomon. La tradition lui a attribué une grande partie de la rédaction du livre des Proverbes (Pr 25,1), le livre de Qohélet, le Cantique des cantiques ainsi que les Psaumes 72 et 127. 92 Le récit du premier livre des Rois (1,11-53) laisse un blanc qui permet de voir cette discussion comme un rappel d’une promesse de David ou comme une façon de faire croire à David qu’il avait déjà décidé que Salomon lui succéderait. 93 Afin d’obtenir la main-d’œuvre nécessaire à ces projets de construction, les Cananéens sont devenus esclaves (1 R 9,20-21). Les Israéliens ont été également contraints de travailler par groupes de 10 000 chaque troisième mois (1 R 5,13-18 ; 2 Ch 2,17-18). La construction du Temple est assurée par 80 000 tailleurs de pierre, 70 000 ouvriers ordinaires et 3600 contremaîtres. Il ne faut pas comprendre ces chiffres comme des données historiques, mais comme le reflet d’une critique de son règne tel qu’il est raconté par la tradition vétérotestamentaire. 90 91
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a attribuée. Alors que la généalogie qualifiait David de roi, elle ne l’indique pas dans le cas de Salomon. Est-ce une critique implicite ? Roboam, fils de Salomon, est surtout connu pour son rôle dans la séparation du royaume uni. Il est le premier roi du royaume de Juda. Le peuple proteste contre les taxes et les corvées demandées par Roboam comme à l’époque de Salomon : « Ton père a rendu lourd notre joug ; toi maintenant, allège la lourde servitude de ton père et le joug pesant qu’il nous a imposé, et nous te servirons. » (1 R 12,4 ; voir aussi 2 Ch 10,4) Le premier livre des Rois (14,30) indique que la séparation du royaume fait partie du jugement de Dieu sur Israël pour les fautes de Salomon. Une généalogie qui rappelle le passage de Salomon à Roboam a comme effet de souligner le jugement sur la royauté inscrit dans les récits deutéronomistes. Selon le premier livre des Rois (14,22-24), le règne de Roboam est marqué par la construction de sanctuaires païens, l’idolâtrie et la corruption. La généalogie indique que Salomon était le père de Roboam, mais passe sous silence Naama, la mère ammonite de Roboam (1 R 14,21). Par sa mère, Roboam est aussi un personnage qui intègre un héritage non israélite dans cette généalogie, un thème qui a déjà été abordé avec Thamar et Ruth. Puisque Roboam « fit ce qui est mal » (1 R 14,21 ; 2 Chr 12,13-14), le jugement de Dieu sur son règne se manifeste par l’invasion égyptienne menée par Sheshonq 1er (1 R 14,25 ; 2 Ch 12,2-3). Ῥοβοὰμ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀβιά (1,7) Ἀβιά est une forme alternative en 2 Ch pour nommer Abijam, le fils de Roboam selon le premier livre des Rois. Son règne est marqué par une guerre avec Jéroboam 1er, roi d’Israël (2 Ch 13,1-3). Le premier livre des Rois résume ainsi le règne d’Abijam : « Il imita tous les péchés que son père avait commis avant lui ; et son cœur ne fut pas intègre à l’égard du SEIGNEUR, son Dieu. » (1 R 15,3) Ceci deviendra un refrain pour la plupart des rois de Juda. Lire une liste généalogique de ces rois rappelle ce jugement négatif. Ἀβιὰ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀσάφ (1,7) Il y a un problème de critique textuelle autour du nom Ἀσάφ94. Les commentateurs croient qu’à l’origine, Mt avait écrit Ἀσάφ et 94 La leçon du « texte reçu » est Ἀσά, alors que d’autres bons manuscrits transmettent plutôt Ἀσάφ : אBCDlucae 1. 209. c g1.2. k q sah cop syrp mg arm aeth persp (Epiphanc 59, nonhae1,7). E. Nestle, B. Aland, K. Aland 2012.
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que ce nom a été corrigé pour devenir Ἀσά, l’épellation habituelle de ce nom95. Ainsi, Asaph est une forme originale pour désigner le troisième roi de Juda, habituellement appelé Asa. Le début du règne d’Asa est marqué par la paix et la prospérité. Lors de crises et d’attaques ennemies, Asa garde sa confiance en le Seigneur (2 Ch 14,18). De plus, il détruit des sanctuaires païens et critique sa mère Maacah pour la statue d’Aschera qu’elle avait érigée (1 R 15,10 ; 2 Ch 15,16). Cependant, la fin de sa vie est décrite de façon négative puisqu’il prend le trésor du Temple pour faire alliance avec la Syrie et qu’il n’a pas invoqué l’aide du Seigneur alors qu’il était malade (2 Ch 16). Ἀσὰφ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰωσαφάτ (1,8) Josaphat est louangé par le livre des Chroniques. Il poursuit la réforme religieuse de son père en fermant les sanctuaires (2 Ch 17,6) et les maisons de prostitués masculins (1 R 22,46). Son règne est marqué par la prospérité, et la stabilité politique et militaire. Ἰωσαφὰτ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰωράμ (1,8) Ἰωράμ est une forme alternative du nom de Jehoram. Les récits relatent que son règne est marqué par des luttes internes et par l’idolâtrie. À son accession au pouvoir, il assassine ses cinq frères et plusieurs autres membres de l’élite israélite pour asseoir son autorité (2 Ch 21,2-4). Sous l’influence de sa femme Athalie, fille de Jézabelle, Joram restaure les sanctuaires détruits par son père (2 Ch 21,11 ; 2 R 8,18). Le culte de Ba’al est décrié par Élie qui maudit Joram et le peuple de Juda. Cette malédiction apporte la peste au peuple et un problème intestinal horrible au roi. Cependant, Dieu ne détruit pas le royaume à cause de la promesse faite à David (2 R 8,19). À sa mort, Joram ne sera pas enseveli dans le tombeau des rois dans la cité de David (2 Ch 21,19-20). Ἰωρὰμ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ὀζίαν (1,8) Alors que les versets précédents de la généalogie suivent les listes des livres des Rois et des Chroniques, les rois Ochozias, Joas et Amasias ainsi que la reine Athalie ne se retrouvent pas en Matthieu. Plusieurs exégètes expliquent cette absence par le schéma numérique que B. M. Metzger 1994, 5.
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l’auteur veut imposer à la liste des rois96. Cette absence produit une certaine confusion chez les lecteurs qui, comme moi, interprètent la généalogie par une comparaison avec les traditions vétérotestamentaires. Au IVe siècle, on retrouve l’idée que ces rois sont omis à cause d’une malédiction engendrée par le mariage de Joram avec une femme étrangère. Ainsi, Hilaire de Poitiers écrit : Il en est ainsi parce que Joram engendra Ochoazias par une femme païenne, à savoir de la maison d’Achab, et qu’il avait été dit par le prophète que ce serait seulement à la quatrième génération que quelqu’un de la maison d’Achab siégerait sur le trône du royaume d’Israël. Une fois donc que la souillure née de la famille païenne est enlevée et que trois générations sont passées, on compte maintenant à la quatrième l’origine des générations suivantes des rois97.
Jérôme précise que cette omission est une façon de retirer Jézabelle de la lignée98. Comme les Pères de l’Église, les exégètes ont tenté de trouver des solutions pour expliquer cette aspérité de la généalogie. Jacques Masson fait valoir que c’est pour effacer la mémoire d’Athalie que les trois rois sont supprimés de la liste99. Élian Cuvillier indique que l’omission est probablement reliée aux péchés des trois rois100. Ces interprétations tentent de justifier la raison pour laquelle cette malédiction s’étend spécifiquement sur trois générations, mais elles ne parviennent pas à expliquer la présence des autres personnages qui, bien que dépeints de façon négative dans la littérature vétérotestamentaire, sont mentionnés, malgré tout, dans la généalogie. Un lecteur qui voit cette aspérité du texte peut difficilement interpréter cette généalogie de façon « historicisante » ou littérale. Dans le chapitre sur la méthodologie, j’ai cité Ansgar Nünning, pour qui la divergence entre ce qui est affirmé par un récit et les connaissances générales génère un effet de non-fiabilité ressenti par les lecteurs. Ainsi, l’énoncé « Joram engendra Ozias » m’oriente vers une compréhension 96 « The omission of these generations is consistent, however, with a common Near Eastern genealogical practice of aligning important ancestors at numerically significant positions in the lineage. » S. C. Carlson, 2014, 666. Voir aussi D. A. Hagner 1993, 7-8 ; J. Nolland 1997, 172 ; W. D. Davies, D. C. Allison 2004b 176 ; É. Cuvillier 2005, 35-36 ; J. B. Hood 2015, 31. 97 Hilaire de Poitiers 1978, 95 (In Matthaeum 1,3). 98 Jérôme, 1977, 75. 99 J. Masson 1982, 116-124. 100 É. Cuvillier 2005, 35-36.
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plus large de ce verbe lorsqu’on compare son emploi avec les engendrements évoqués précédemment dans la généalogie. Cette expérience me permet de comprendre que la suite des noms en Mt 1,2-16 n’est pas à prendre comme une description d’événements historiques, mais comme une construction littéraire ayant des visées rhétoriques et idéologiques. Ὀζίας δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰωαθάμ (1,9) Ὀζίαν correspond probablement à Azarias (2 R 15,3 ; voir aussi 2 Ch 26,4-5), aussi appelé Osias en 2 R 15,13.32.34. Selon l’histoire deutéronomiste, le règne de ce roi est considéré comme le plus prospère depuis celui de Josaphat parce qu’« il fit ce qui est droit aux yeux du SEIGNEUR ». La généalogie ne fait donc pas seulement référence à des rois caractérisés de façon négative. Ἰωαθάμ est une façon d’épeler Jotham dans la LXX, sauf en 1 Ch 3,12 (Ἰωναθάν en A et Ἰωθάμ dans Lucien). Jotham est présenté favorablement dans les récits de la Bible hébraïque (2 R 15,32-38 ; 2 R 27,1-9). Ἰωαθὰμ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀχάζ (1,9) Les trois récits principaux au sujet d’Achaz (2 R 16,2 ; 2 Ch 28 ; Is 7) le présentent comme un des pires rois du royaume de Juda. Son règne se déroule lors de la crise syro-éphraïmite. Les royaumes de Syrie et d’Israël forment une coalition pour se défendre contre l’armée assyrienne. La coalition veut assujettir le royaume de Juda pour qu’il rejoigne ses rangs. Ce conflit mènera à la destruction des royaumes d’Israël et de Syrie. Le royaume de Juda sera aussi attaqué, mais il subsistera. Les récits bibliques y voient l’intervention divine qui punit et qui sauve son peuple101. Le règne d’Achaz est qualifié de façon négative (2 R 16,1-20 ; 2 Ch 28,1-27). Parmi les gestes reprochés, à Achaz, on retrouve le sacrifice de l’un de ses enfants (2 R 16,3). Ἀχὰζ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἑζεκίαν (1,9) Le règne d’Ézéchias est raconté en 2 R 18,1-20,21 ; 2 Ch 29,132,33 et Is 36,1-39,8. Son règne est jugé favorablement à cause de la
La citation d’Is 7,14 en Mt 2,23 sollicitera à nouveau l’attention sur cet épisode, qui sera analysé plus loin. 101
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réforme religieuse qu’il entreprend pour éliminer les sanctuaires et recentrer le culte au Temple de Jérusalem102. Ἑζεκίας δὲ ἐγέννησεν τὸν Μανασσῆ (1,10) Manassé est caractérisé de façon négative par 2 R 21,1-18 et 2 Ch 33,1-10. Entre autres, il sacrifie un de ses fils (2 R 21,6), il encourage l’idolâtrie et il exécute des personnes innocentes. 2 Ch 33,11-20 note malgré tout quelques éléments positifs à propos de ce roi, qui est présenté par les récits deutéronomistes comme l’un des pires de l’histoire de Juda. Μανασσῆς δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀμώς (1,11) Ce verset pose un problème de critique textuelle. Le texte reçu propose la leçon Ἀμών, mais le support pour Ἀμώς est très fort103. La plupart des commentateurs expliquent la présence de Ἀμών dans les manuscrits comme une volonté de scribes de corriger l’erreur de Matthieu ou de ses sources104. Ἀμώς est probablement une épellation alternative du nom du roi Amon utilisé en 1 Ch 3,14 par la LXX A et B105. 2 R 21,19-26 et 2 Ch 33,21-25 qualifient le règne d’Amon de généralement négatif. Il est aussi possible de remarquer que l’épellation Ἀμώς a pour effet de nous faire penser au prophète Amos ou au psalmiste Asaph106. Ceci souligne l’absence de la généalogie de personnages associés aux traditions prophétiques et cultuelles. 102 « Il fit ce qui est droit aux yeux du SEIGNEUR, exactement comme David, son père. C’est lui qui fit disparaître les hauts lieux, brisa les stèles, coupa le poteau sacré et mit en pièces le serpent de bronze que Moïse avait fait, car les fils d’Israël avaient brûlé de l’encens devant lui jusqu’à cette époque : on l’appelait Nehoushtân. Ezékias mit sa confiance dans le SEIGNEUR, le Dieu d’Israël. Après lui, il n’y a pas eu de roi comme lui parmi tous les rois de Juda ; il n’y en avait pas eu de semblable non plus parmi ceux qui l’avaient précédé. Il demeura attaché au SEIGNEUR, sans se détourner de lui. Il garda les commandements que le SEIGNEUR avait prescrits à Moïse. Le SEIGNEUR était avec lui ; il réussissait dans tout ce qu’il entreprenait. Il se révolta contre le roi d’Assyrie et ne lui fut plus assujetti. » (2 R 18, 3-7) 103 C’est la leçon des manuscrits אB C (DLuke) Δ Θ f 1 33 157 205 1071 1292 Ɩ 68 (Ɩ 184) Ɩ 253 Ɩ 672 Ɩ 673 Ɩ 813 Ɩ 1223 Ɩ 1627 itc, (dLuke), ff1, g1, k, q vgmss copsa, bo, fay arm eth geo Epiphanius. 104 D. A. Hagner 1993, 4 ; R. E. Brown 1993, 60-61 ; W. D. Davies, D. C. Allison 2004b, 177-178. 105 J. Nolland 2005, 81. Selon D. J. Harrington 1991, 29, Amos est une erreur du texte de Mt ou de ses sources. 106 Selon F. D. Bruner 2004, 12-14, ces liens intertextuels sont volontairement faits par Matthieu pour souligner l’importance d’un renouveau spirituel et de justice sociale.
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Ἀμὼς δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰωσίαν (1,10) Josias est décrit comme un excellent roi en 2 R 22,1-23,30 et en 2 Ch 34-35. Par exemple, 2 Ch 34,3 indique que, dès l’âge de 16 ans, il « cherchait le Dieu de David ». Dans les livres des Chroniques – qui ne rapportent pas le récit de l’adultère et du meurtre commis par David –, David et Josias sont les seuls rois qui ne recoivent que des louanges. Josias est connu pour la réforme qu’on lui attribue. Il détruit les sanctuaires, les autels et va même jusqu’à déterrer les ossements de prêtres idolâtres pour les brûler (2 R 23,15-18). Il purifie et nettoie le Temple de Jérusalem. Lors de cette entreprise, on « trouve » le Livre de la Loi (2 R 22). La présence de Josias dans la généalogie contraste avec celle de rois caractérisés négativement comme Manassé. Ἰωσίας δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰεχονίαν καὶ τοὺς ἀδελφοὺς αὐτοῦ (1,11) La lecture de ce passage pose problème puisqu’aucun texte antérieur à Mt ne présente le roi Josias comme le père de Jéchonias. De plus, dans les récits vétérotestamentaires, Jéchonias n’a pas plusieurs frères. La mise en parallèle avec les livres des Chroniques et des Rois révèle une aspérité importante, qui rend une lecture littérale ou historicisante de Mt 1 pratiquement impossible. Regardons le détail de cette situation complexe. Dans la Bible hébraïque, 1 Ch 3,15 attribue quatre fils à Josias : Yohanân, Yoyaqîm, Sédécias et Shalloum. C’est Shalloum qui succède à Josias comme roi107. Puis, c’est le deuxième frère, Yoyaqîm, qui devient roi108. À ce dernier succède son fils Yoyiaqîm109, aussi connu sous les noms de Konias110 et de Jéchonias111. Finalement, Yoyiaqîm est emmené en captivité et il est remplacé par son oncle Sédécias, le troisième fils de Josias112. Il est le dernier roi de la dynastie de David. La formulation en Matthieu omet donc deux rois (Shalloum et Yoyaqîm) en faisant de Josias le père de Jéchonias. En tant que lecteur connaissant la Bible hébraïque, je ne peux qu’être surpris par cette omission. 107 108
kim.
Jr 22,11. En 2 R 23,31, il est appelé Yoakhaz. 2 R 23,34 ; 2 Ch 36,4. Ces références indiquent qu’il s’appelait d’abord Élia-
2 R 24,6 ; 2 Ch 36,8. Jr 22,24.28. 111 1 Ch 3,16-17 ; Jr 24,1 ; 27,20. 112 2 R 24,17 indique que son nom était originalement Matthanias. Voir aussi 2 Ch 36,10. 109 110
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Jéchonias n’a pas plusieurs frères. La seule source à lui attribuer un frère est 2 Ch 36,10. Ce texte rapporte que Sédécias, le roi après Jéchonias, était comme un frère pour lui. Est-ce que l’expression καὶ τοὺς ἀδελφοὺς αὐτοῦ peut être prise au sens métaphorique ? Il est difficile de justifier ceci puisque l’expression a déjà été utilisée en Mt 1,2 pour marquer le lien entre deux frères de mêmes parents. Une option interprétative possible est de comprendre que ces frères représentent les deux rois manquants. Alors que le texte de Mt a été plutôt fidèle aux listes de rois de textes de l’Ancien Testament, ici, ce n’est pas le cas. Selon les catégories de Raphaël Baroni, il s’agit d’une surprise encyclopédique puisque le récit contredit des prévisions construites à partir d’attentes conventionnelles113. À ce moment de ma lecture, je vis une expérience de non-fiabilité dans la narration similaire à celle vécue lors de la lecture du v.8, qui omettait trois rois et une reine entre Joram et Ozias sans explications. La difficulté ressentie au v.11 a généré diverses hypothèses de la part d’exégètes. Plusieurs exégètes utilisant une méthodologie historico-critique privilégient une solution impliquant une altération du texte dans la transcription d’un scribe114. L’absence de support sur le plan de la critique textuelle empêche ces hypothèses d’être validées. La plupart des exégètes notent que la généalogie a été tronquée artificiellement ici pour qu’elle entre dans le schéma de trois séries de quatorze dont il sera question au v.17. Pour John Nolland, il n’y a eu qu’une génération entre Josias et l’exil115. Selon lui, la confusion fait partie de l’intention de l’auteur puisqu’ainsi, la généalogie nomme une seule génération tout en permettant aux lecteurs attentifs de se remémorer les divers rois qui se succèdent dans cette unique génération. Josiah produced Jechoniah and his brothers’ is patently not true : Jechoniah is the grandson, not the son, and he does not seem to have had any R. Baroni 2007, 305. Par exemple, A. Vögtle 1964, 255-260 pense que le texte original était « Josias engendra Jéhoiakim et ses frères », ce qui passe sous silence les générations entre Jéchonias et Salathiel. J. Masson 1982, 42-55 offre une variante complexe sur plusieurs stades de développement. 1) La leçon sémitique originale était « Josias engendra Jéhoiakim et ses frères, Jéhoiakim engendra Jéchonias au temps de la déportation à Babylone ». 2) Une traduction en grec substitua Jéchonias par Jéhoiakim. 3) « Jéhoiakim engendra Jéhoiakim » est enlevé. 4) Jéchonias remplace Jéhoiakim. 115 J. Nolland 1997, 169-177. 113
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brothers. The alert reader is set to ponder and recalls that this Jechoniah is also known as Jehoiakim, and that this other name is a name which he shares with his father. “Josiah produced Jechoniah and his brothers” is a statement that clearly reaches the genealogist’s goal here in Jechoniah, while at the same time insisting that the Babylonian Exile came just one generation beyond Josiah116.
Cette solution ne repose pas sur une altération non attestée du texte. Elle permet de rendre compte de l’expérience même du problème vécu lors de la lecture comme une façon d’accéder à une interprétation différente de ce qui est affirmé par le texte. Par ailleurs, John Nolland part du présupposé que Mt est « fiable » et que la détection d’une aspérité évidente ne change en rien le regard d’un lecteur sur la fiabilité du texte. Pour lui, si la lecture de Mt mène à une erreur, c’est l’interprétation du lecteur qui doit être remise en question. Une faiblesse de la position de John Nolland est qu’un petitfils de Josias, Jéchonias, a accès au pouvoir. Il y a donc deux générations entre Josias et l’exil. Je pense qu’il peut aussi avoir un autre type de réponse. Mon expérience personnelle de la lecture de ce passage me permet de vivre une expérience de non-fiabilité telle qu’elle est décrite par Ansgar Nünning117. Le narrateur énonce quelque chose qui est considéré comme faux en comparaison avec les connaissances encyclopédiques de base de la culture d’où provient le texte. L’utilisation de l’expression « Jéchonias et ses frères » engendre une confusion qui a pour effet de souligner les différences entre ce texte et les autres listes des rois de Juda dans la culture biblique. Cette difficulté montre que la généalogie est une interprétation de l’histoire parmi d’autres. Il ne faut donc pas la voir comme le reflet direct d’événements historiques. Cela dit, je suis d’accord avec Robert Gundry que, symboliquement, les frères de Jéchonias peuvent aussi représenter l’ensemble des exilés à Babylone118. De plus, le changement de rythme par la mention καὶ τοὺς ἀδελφοὺς αὐτοῦ attire l’attention sur l’exil comme pivot dans l’histoire d’Israël. Peut-être que la confusion créée par ce verset est aussi révélatrice de l’incertitude au sujet de la descendance davidique après l’exil. Cette section est marquée par la discontinuité d’une dynastie qui, selon 2 S 7,13-16, ne devait pas avoir de fin. J. Nolland 2005, 83. Voir la section 1.3.4 qui présente la question de la non-fiabilité. 118 R. H. Gundry 1982, 16-17. 116 117
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Il y a un effet de cumul, puisque c’est la troisième fois qu’il est question de frères en Mt 1119. Les trois mentions de frères pointent vers des récits où il y a une tension. Lequel des frères aura la faveur de Dieu ? Par qui passera la bénédiction ? Est-ce que le peuple restera uni en temps de crise ? Qui pourra sauver le peuple ? Ultimement, la fidélité de Dieu est toujours maintenue, mais son appui arrive souvent de façon surprenante par celui qui n’était pas nécessairement l’héritier prévu. ἐπὶ τῆς μετοικεσίας Βαβυλῶνος. (1,11) Lorsque ἐπί est utilisé avec un mot au génitif, il signifie habituellement « pendant ». Or, selon les traditions vétérotestamentaires, Josias n’engendra pas ses enfants lors de l’exil. Pour que le tout soit compréhensible, il faut aller contre la lecture habituelle du grec pour traduire plus largement « à l’époque de la déportation à Babylone ». L’expression μετοικεσία n’est pas la plus utilisée pour évoquer l’exil à Babylone ; dans l’ensemble du Nouveau Testament, elle n’apparaît qu’ici120. Dans la LXX, elle est attestée en 2 R 24,16 ; 1 Ch 5,22 et Ez 12,11. Littéralement, elle indique le transfert vers un autre lieu d’habitation sans nécessairement revêtir une connotation négative. Pourtant, la lecture de cette expression évoque la souffrance et la tragédie de cet exil, ainsi que l’interprétation de cet exil comme un jugement de Dieu contre les fautes du peuple et des rois de Juda. Dans cette longue liste de noms, la généalogie fait référence, pour la première fois, à un lieu et à un événement : la déportation à Babylone. Ceci attire l’attention et renvoie à une expérience fondamentale du peuple de la Bible. L’Évangile selon Matthieu ne qualifie pas cet exil. Le soin de remplir ce blanc et d’expliquer la présence de cet élément insolite dans la généalogie appartient aux lecteurs121. La Bible Juda et ses frères v.2 ; Pharès et Zara v.3, et Jéchonias et ses frères v.11. Pour plus de détails : N. G. Piotrowski 2015, 189-203. 121 Par exemple, N. G. Piotrowski 2016, 92-113 propose d’analyser les documents provenant du judaïsme du Second Temple pour comprendre le rapport à l’exil. Sa taxonomie indique qu’une minorité de documents affirment que l’exil est terminé depuis le retour d’Esdras et de Néhémie (Testament de Moïse 3,14 ; 4,5-9 ; Oracles sibyllins 3 280-294 ; 1 Esdras 1,54-58 ; 2 Ch 36,20-23 ; Esdras 1 ; Za 1,12-17 ; Jd 4,3 ; 5,17-20). D’autres documents traitent de l’exil comme d’un phénomène qui perdure (LXX Dt 29,27 ; 4 R 17,23 ; 2 Ch 29,9 ; Is 11,15-16 ; Jr 35,4 ; 36,4 ; Tb 13-14 ; Words of the Luminaires [4Q504] V-VII ; Oracles sibyllins 2, 170 ; 2 Mac 1-2) : le châtiment deutéronomique continue (2 Ch 36 ; T. Mos. 3-5 ; Or. Sib. 3 ; 1 Esd 1-2 ; Ezra 1,9 ; 2 Mac 1-2 ; 1 Enoch 89-90 ; T. Levi ; Jubilés 1 ; 2 Mac 7 ; CD 1), l’exil qui se poursuit est une expérience apocalyptique (1 Enoch 89-90 ; 1 119 120
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hébraïque transmet plusieurs interprétations de l’exil. Pour le Deutéronomiste et pour Jérémie, l’exil était une punition divine causée par les bris de l’alliance (1 R 9,1-9). La déportation à Babylone pointe vers l’échec de la nation dans son rôle de fils d’Abraham et à l’échec des rois dans leur rôle de fils de David. Pour le Deutéro-Isaïe, l’exil est l’occasion de faire l’expérience de la miséricorde et de la libération de Dieu, comme un nouvel exode ou une nouvelle création (Is 40-55). Pour Ézéchiel, Dieu n’avait pas abandonné son peuple, il était avec lui en exil (Ez 1) pour que le peuple puisse vivre un retour de la mort à la vie dans un futur renouvelé (Ez 37). La déportation massive est une pratique utilisée par les régimes impériaux pour briser un peuple, prendre ses terres et l’assimiler. Pour un Québécois comme moi, la lecture de ce passage évoque une expérience similaire vécue au Canada : la déportation des Acadiens francophones au XVIIIe siècle. Bien qu’imparfaite, cette analogie permet de se rappeler que la référence à la déportation a un effet affectif important pour les lecteurs qui appartiennent à un peuple qui a vécu un événement similaire122. 1.4.3 De la déportation à Babylone au Christ (1,12-16) Μετὰ δὲ τὴν μετοικεσίαν Βαβυλῶνος Ἰεχονίας ἐγέννησεν τὸν Σαλαθιήλ, Σαλαθιὴλ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ζοροβαβέλ, Ζοροβαβὲλ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀβιούδ, Ἀβιοὺδ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἐλιακίμ, Enoch 93,1-10 ; 91,12-17 ; Testament de Levi 14-18 ; Testament de Juda 23-24 ; Testament de Zabulon 9,6-9 ; Testament de Dan 5,7-13 ; Jubilés 1,9-17 ; 22-25), l’exil qui se poursuit est utilisé pour critiquer le Temple (1 Enoch 89-90 ; Jubilés 1 ; Testament de Benjamin 9 ; Règle de la congrégation [1QSa] V-VIII ; le Document de Damas III, 17-IV, 4 ; VI, 11-18 ; Le rouleau du Temple [11QTa] ; la lettre halakhique [4QMMT] ; 1 QM I, 2-3 ; II,3 ; VII,11 ; 4Qplsae V,6 ; 2 Mac), certains mouvements « sectaires » utilisent l’exil comme une façon de définir leur identité (Document de Damas I,3-II. 13 ; III, 10-16 ; VI, 4-VII. 6 ; VII, 9-VIII, la lettre halakhique [4QMMT] C, 7-22 ; 1 Enoch 89-90), enfin l’exil se poursuit jusqu’à l’avènement d’un nouveau David (Testament de Juda 24 ; 4Qflor III, 7-13 ; 4Q252 1 V ; 4Q285 7 ; 4Q369). L’exil n’est donc pas qu’un déplacement géographique, il évoque le bris de l’alliance, la nécessité d’un nouveau temple, le commencement de la fin des temps ou l’absence d’un leader davidique. Piotrowski insère Mt dans cette dernière catégorie puisque, selon sa lecture du premier évangile, l’exil se poursuit jusqu’à l’avènement d’un fils de David. 122 Une interprétation s’intéressant aux premiers lecteurs de ce texte pourrait supposer que, pour eux, l’exil à Babylone évoquait la destruction de Jérusalem et de son Temple en 70 ainsi que le déplacement que ce conflit a occasionné. Les souvenirs de cette expérience étaient probablement vifs chez les premiers lecteurs et auditeurs de Mt et ne pouvaient que teinter leur compréhension de ce verset.
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Ἐλιακὶμ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀζώρ, Ἀζὼρ δὲ ἐγέννησεν τὸν Σαδώκ, Σαδὼκ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀχίμ, Ἀχὶμ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἐλιούδ, Ἐλιοὺδ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἐλεάζαρ, Ἐλεάζαρ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ματθάν, Ματθὰν δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰακώβ, Ἰακὼβ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰωσὴφ τὸν ἄνδρα Μαρίας, ἐξ ἧς ἐγεννήθη Ἰησοῦς ὁ λεγόμενος Χριστός. (1,12-16) Après la déportation à Babylone, Jéchonias engendra Salathiel, Salathiel engendra Zorobabel, Zorobabel engendra Abioud, Abioud engendra Eliakim, Eliakim engendra Azor, Azor engendra Sadok, Sadok engendra Akhim, Akhim engendra Elioud, Elioud engendra Éléazar, Éléazar engendra Mathan, Mathan engendra Jacob, Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est né Jésus, que l’on appelle Christ (ou Messie). (1,12-16) Μετὰ δὲ τὴν μετοικεσίαν Βαβυλῶνος Ἰεχονίας ἐγέννησεν τὸν Σαλαθιήλ (1,12) Μετὰ, lorsqu’il est utilisé avec l’accusatif, indique quelque chose de temporel qui se déroule dans un « après ». Μετοικεσίαν est un mot associé à un déplacement spatial. Cette phrase peut être comprise comme « après le déplacement à Babylone ». Elle peut engendrer un effet d’espoir. La destruction babylonienne a été une expérience difficile, mais elle n’a pas signé l’arrêt de mort du peuple d’Israël. Au contraire, il y a un « après ». À ce moment de la lecture, cette expression rappelle que l’histoire d’Israël a connu des moments difficiles, mais que, malgré ceux-ci, l’alliance s’est poursuivie. Seul 1 Ch 3,17 précise que Jéchonias est le père de Salathiel. Il y a un problème temporel dans l’indication affirmant que l’engendrement de Salathiel est après l’exil. Dans le livre des Chroniques, il est conçu pendant l’exil. Cet élément n’est pas fréquemment retenu par les exégètes puisqu’il est possible de comprendre Μετὰ δὲ τὴν μετοικεσίαν Βαβυλῶνος comme « après l’expérience de la déportation initiale à Babylone » au lieu de le concevoir comme le temps écoulé avant le retour du premier groupe d’exilés. Σαλαθιὴλ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ζοροβαβέλ (1,12) Le lien de paternité entre Salathiel et Zorobabel se retrouve en Esdras 3,2, en Ne 12,1 et en Ag 1,1. Par contre, le texte massorétique de 1 Ch 3,19 indique que Zorobabel est le fils de Pédiah, le frère de Salathiel. Zorobabel fait partie du premier groupe d’exilés revenant en Judée. Il est le premier gouverneur de Jérusalem mis en place par les Perses
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et voit à la reconstruction du Temple de Jérusalem. Les livres d’Agée (2,23) et de Zacharie (4,6-10) évoquent Zorobabel comme le centre de l’espoir d’un retour de la lignée davidique123. Cependant, cet espoir ne s’est pas concrétisé. Évoquer Zorobabel en Mt 1 rappelle l’échec de l’ultime tentative de raviver la lignée de David. Après lui, il n’y a plus de sources vétérotestamentaires au sujet de descendants possibles de David. Ζοροβαβὲλ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀβιούδ, (1,13) Lire le nom d’Abioud engendre un effet de surprise. Après une longue liste de personnages connus de la Bible hébraïque, ici, le texte de Matthieu présente un inconnu. Rien ne permet de situer ce personnage dans l’histoire d’Israël. Alors qu’il y a eu plusieurs points de contact entre cette généalogie et celle du livre des Chroniques, une disparité survient à ce moment. 1 Ch 3,19 dresse une liste des fils et des filles de Zorobabel, mais la généalogie en Mt ne reprend pas ces noms. Aucun exégète n’a trouvé de réponse expliquant pourquoi Mt ne suit plus Ch. En effet, les questions d’ordre historique ne donnent aucun résultat pour analyser la dernière partie de la généalogie. Par contre, même s’ils sont inconnus, ces noms ont un effet lors de la lecture de ce texte. L’effet produit par le nom Ἀβιούδ, par exemple, est de générer une réaction de curiosité. Qui est ce personnage inconnu ? Va-t-on avoir plus d’informations à son sujet ? Du point de vue étymologique, ce nom est formé de ( הֹודhod), une racine qui évoque la grandeur, la beauté, la gloire, l’honneur et la majesté124. Ainsi, Abioud signifie « mon père est majesté ». Au-delà de la recherche d’un personnage historique, la lecture de ce nom permet d’évoquer un attribut divin relié à la royauté. Ceci n’est pas anodin puisque cette généalogie a justement un intérêt particulier pour la royauté et la paternité. Ἀβιοὺδ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἐλιακίμ (1,13) À ce moment de la lecture, il n’y a plus de référence possible à l’Ancien Testament. Ἐλιακίμ est aussi inconnu que Ἀβιοὺδ. La possibilité d’une liste des membres de la lignée de David est discutée par 123 Par exemple, Zacharie (3,8 ; 6,12) fait référence à lui comme à « la branche » pour signaler qu’il est la branche de Jessé (Is 11,1 ; Jr 23,5-6 ; 33,14-16), le messie davidique. 124 J. Strong 2009, 32.
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Eusèbe dans l’Histoire ecclésiastique 3,12-19 ; 3,20,1-6 ; 3,32,3-6. John Nolland affirme que la manière dont l’auteur de la généalogie a utilisé ses sources jusqu’à ce moment indique qu’il suit probablement des sources fiables, même si on ne peut plus contrôler cette fiabilité125. Or, de nombreux éléments de divergence entre la liste de Mt et celles des Rois et des Chroniques ont déjà été soulignés126. Ces éléments infirment le présupposé de fiabilité que Nolland accorde à l’auteur de Mt dans son usage des sources vétérotestamentaires. Lire la généalogie de façon séquentielle m’a permis de souligner la créativité de son auteur. Le mot Ἐλιακίμ provient de la racine ( קּוםquwm) qui signifie « élever », « établir ». Un effet possible de ce nom est de laisser entendre que Dieu est celui qui établit la succession des générations de cette généalogie. Ce nom souligne que Dieu élève quelqu’un pour qu’il joue un rôle au sein de son peuple. Ἐλιακὶμ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀζώρ (1,13) Ἀζώρ n’est pas connu. Ma curiosité s’accentue, et un effet d’accumulation des noms inconnus entre en jeu. Ce nom provient de la racine עזַ ר, ָ qui signifie « aide », « protection » ou « secours127 ». Ἀζὼρ δὲ ἐγέννησεν τὸν Σαδώκ (1,14) Σαδώκ n’est pas connu. Ma curiosité s’accentue encore davantage. Ce nom fait penser au prêtre Sadoq du temps de Salomon (2 Sa 8:17). L’expression « fils de Zadok » signifie « prêtres » en Ex 40,46 ; 43,19 ; 4,15 ; 48,11128. Lire ce mot évoque l’absence de personnages reliés à la tradition sacerdotale de la généalogie129. Σαδώκ provient de l’hébreu ( צדוקtsadok) qui signifie « le juste ». Le principe de justice sera très important en Mt. Ma lecture a déjà permis une réflexion sur la justice par le lien intertextuel entre Mt 1,3 et le récit de Thamar en Gn 38, qui souligne l’attitude injuste de Juda. La suite de la lecture reviendra sur la justice en 1,19 avec le personnage de Joseph. J. Nolland 2005, 85. Voir la discussion au sujet du v.5, du v.8, du v.11 et du v.12. 127 J. Strong 2009, 87. 128 J. A. Swanson 1997, article 7401. 129 M. Konrad 2014, 27 et K.-H. Ostmeyer 2000, 183-184 soulignent l’aspect sacerdotal de quelques noms parmi les inconnus de la généalogie. R. Pesch 1994, 145 voit ces noms comme une allusion à la période de l’autorité sacerdotale du Second Temple. 125 126
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Σαδὼκ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἀχίμ (1,14) Ἀχίμ n’est pas connu. La curiosité du lecteur s’accentue avec l’accumulation de noms sans référence. Il s’agit probablement d’une abréviation de Jehoiakim ou d’Éliakim, deux noms qui ont déjà été cités dans cette généalogie. Ἀχίμ est sans doute une translittération du mot קּוםqui signifie « élever », « établir130 ». Tout comme au verset précédent avec Ἐλιακὶμ, la lecture de Ἀχίμ rappelle que le Seigneur est celui qui élève et qui établit les personnes qu’il choisit. Ce nom n’est pas anodin dans une généalogie dont la visée est de montrer comment Jésus a été établi comme Christ par sa lignée. Ἀχὶμ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἐλιούδ (1,14) Ἐλιούδ n’est pas connu. Ce nom a la même étymologie que Ἀβιοὺδ au v.13. Au lieu d’évoquer la majesté du père, Ἐλιούδ signifie « la majesté de Dieu ». Ces deux noms mis ensemble peuvent permettre d’anticiper la métaphore du père pour parler de Dieu qui se retrouve dans la suite de l’évangile. Ἐλιοὺδ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἐλεάζαρ (1,15) Ἐλεάζαρ n’est pas connu. Ma curiosité continue de s’accentuer avec le cumul de noms de personnages inconnus. Ἐλεάζαρ est la translittération grecque du nom hébreu ( אלעזרel῾azar), qui signifie « Dieu aide ». Ce nom rappelle celui d’Ἀζώρ rencontré au v.13, qui est formé de la même racine. Ἐλεάζαρ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ματθάν (1,15) Ματθάν n’est pas connu. Ce nom provient du mot hébreu מתן (mattan) signifiant « cadeaux » ou « offrandes131 ». L’effet de ce nom peut être de comprendre cette descendance comme un cadeau, ou encore de penser à l’Action de grâce faite pour remercier Dieu de ce qu’il donne. Ματθὰν δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰακώβ (1,15) La lecture des noms d’Abioud à Jacob produit des effets, même si on ne peut les associer à des personnages vétérotestamentaires. Les noms théophores rappellent l’aide de Dieu, sa majesté et son implication dans l’établissement de ceux qui ont une responsabilité B. Kronemeijer-Heyink 2016. J. Strong 2009, 75.
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ou un pouvoir. Jean Chrysostome évoque l’importance de la signification des noms de la généalogie, mais du même souffle, il indique qu’il préfère ne pas émettre de commentaires pour ne pas « ennuyer ses lecteurs132 ». Puisque ces personnages ne sont pas connus des exégètes, leur présence a eu un effet beaucoup moins important sur eux que les premiers personnages de la généalogie. En effet, les exégètes ne commentent pratiquement jamais ces noms. Nicholas Piotrowski indique qu’à la fin de sa lecture de la généalogie, le dernier élément important qu’il retient est la déportation à Babylone133. L’effet des noms inconnus est donc de disparaître pour que l’attention se concentre sur ce qui précède. Ainsi, pour Piotrowski, en l’absence de roi davidique, l’exil se poursuit jusqu’à Jésus. Les personnages d’Abioud à Jacob ne sont pas connus, mais il s’agit de noms qui se retrouvent dans la littérature d’Israël. En effet, divers personnages de la LXX portent ces noms, mais ceux-ci se retrouvent à des époques qui ne correspondent pas à celles visées par la généalogie matthéenne. Puisqu’il s’agit de personnages inconnus, ils représentent ceux qui sont marginalisés, peu importants, oubliés par le métarécit social et culturel. Je perçois un contraste important entre cette dernière partie de la généalogie et le début de ce texte. Ἰακώβ rappelle évidemment le fils d’Isaac du même nom, qui a déjà été nommé au v.1. Le nom de Jacob permet une forme de lien entre le début et la fin de la généalogie. La répétition du nom de Jacob (v.1, v.15) attire mon attention sur le contraste entre le début et la fin de cette liste. Il y a eu une succession de noms allant de personnages importants à des personnages inconnus. Cette opposition peut se refléter sur la compréhension du personnage de Jésus présenté par cette généalogie. La lecture séquentielle montre que Jésus est à la fois le successeur des fondateurs de la nation d’Israël, des rois de Juda, mais qu’il a aussi des origines modestes et inconnues. 132 « Si l’on voulait examiner le sens des noms hébreux, on y trouverait de grands mystères, qui ne servent pas peu à l’intelligence du Nouveau Testament, comme dans les noms d’Abraham, de Jacob, de Salomon, de Zrobabel, parce que ces noms n’ont été donnés que pour des raisons très importantes. Mais je passe ces choses pour ne point vous ennuyer par des longueurs, et pour venir à d’autres remarques plus considérables. » J. Chrysostome 2012, 4e homélie, 32. 133 N. G. Piotrowski 2016, 36.
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Ἰακὼβ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰωσὴφ (1,16) Il y a un lien intertextuel possible avec le livre de la Genèse, qui présente aussi un Joseph, fils de Jacob134. Ce lien entraînera une attention particulière accordée à la quête, dans la lecture du texte qui suit d’autres éléments qui relient les personnages de Jacob et de Joseph en Gn et en Mt. Ἰακὼβ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰωσὴφ τὸν ἄνδρα Μαρίας, ἐξ ἧς ἐγεννήθη (1,16) Le schéma de la généalogie est brisé par le fait que Joseph est désigné comme l’époux de Marie. Ce nom féminin incite à revenir sur les autres femmes nommées précédemment. Marie n’est pas introduite par la préposition « ἐκ » comme c’était le cas des femmes précédemment. Est-ce que son rôle sera similaire de celui des autres femmes ou différent de celui-ci ? Son nom est relié à Joseph comme génitif possessif. Contrairement aux autres hommes de la généalogie, Joseph n’est pas identifié comme père, mais comme époux (ἄνδρα). Il est défini par sa relation avec sa femme Marie. Le bris du schéma habituel attire mon attention, provoque un sentiment de surprise et suscite ma curiosité. Plusieurs exégètes ont tourné leur regard vers les femmes évoquées précédemment dans la généalogie en réponse à cet élément textuel surprenant. Les raisons qu’ils proposent pour la présence de ces femmes dans la généalogie seront analysées après l’étude du v.16. La lecture d’un schéma aussi répétitif d’engendrements fait qu’il est normal de s’attendre à ce que Joseph engendre Jésus de la même façon que tous les autres hommes mentionnés précédemment. Toutefois, il y a un retournement ; le verbe est appliqué à une femme et il est mis à la forme passive (ἐγεννήθη). La paternité de Joseph semble lui être niée sans explication. Après une longue liste d’engendrements d’un père à l’autre, aucun père n’est mentionné dans le cas de l’engendrement de Jésus. Je ressens un effet de surprise. Pourquoi ce changement ? L’incertitude générée crée une attente, et la suite du texte donne les éléments nécessaires pour comprendre ce renversement. Traditionnellement, les exégètes voient dans ce verset un passif divin, une façon de laisser entendre que Dieu est à l’origine d’une action sans avoir à expliquer les détails de celle-ci. Benedict Viviano le décrit ainsi : « God in Matthew is often hidden behind the divine passives that are found throughout the gospel. In these cases, the F. J. Peffley 1995, 61-64.
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evangelist (or Jesus) uses a verb in the passive voice, which if it were unscrambled or turned into an active voice would have God for the subject135. » Compris de cette façon, l’arrêt de la suite logique d’engendrements masculins et la forme passive de ce verbe indiquent que Joseph n’est pas le père de Jésus et que l’engendrement provient de Dieu. Ainsi, Élian Cuvillier indique que ce verset accorde une place à la présence de Dieu dans la généalogie de Jésus : « Le v.16 souligne fortement que l’origine même de Jésus est divine136. » Pourtant, cette lecture ne va pas de soi. Andrew Lincoln indique que le verbe γεννάω est utilisé 39 fois dans le sens d’une conception biologique humaine137. Même si, au verset 16, ce verbe est au passif, une interprétation divine exige un retournement du sens associé à ce mot qui n’est pas évident. Certains exégètes ont même compris que l’engendrement a été réalisé par un autre homme qui n’est pas présenté dans la généalogie138. Ainsi, pour eux, l’engendrement passif n’exclut pas qu’un homme ait participé à l’engendrement de Jésus. Ἰακὼβ δὲ ἐγέννησεν τὸν Ἰωσὴφ τὸν ἄνδρα Μαρίας, ἐξ ἧς ἐγεννήθη Ἰησοῦς ὁ λεγόμενος Χριστός139. (1,16) La surprise ressentie au fil de la lecture se poursuit. Le seul engendrement féminin est celui dont est issu le Christ. De plus, Jésus et David sont les seuls personnages qualifiés par un titre dans la généalogie. David est présenté comme roi et Jésus, comme Christ. Cet élément permet d’attirer l’attention sur le rapport entre David et Jésus ainsi que sur celui entre la figure du roi et celle du Christ. Les mots Ἰησοῦς et Χριστός rappellent le premier verset de Mt. Ce retour au premier verset me permet de confirmer qu’il s’agit bien d’une généalogie de Jésus qui le relie à David et à Abraham. Selon Vincent A. Pizzuto, le lien entre les v.1 et les v.2-16 forme un chiasme : v.1 : Jésus – David – Abraham ; v.2-16 : Abraham – David – Jésus140. Au lieu de désigner 135 B. Viviano 2010, 341. Voir aussi D. A. Hagner 1993, 12 ; W. D. Davies, D. C. Allison 2004b, 184. 136 É. Cuvillier 2005, 53. 137 A. T. Lincoln 2013, 88. Voir aussi S. Légasse 1998b, 450. 138 Ce point de vue a été développé par J. Schaberg 1987. Elle est soutenue par d’autres exégètes tels que G. Lüdemann, 1998 ; R. J. Miller 2003 ; F. Reilly 2005 ; B. P. Robinson 2009, 121. 139 Un manuscrit syriaque découvert au Sinaï atteste une lecture divergente de ce verset, qui souligne que Joseph a engendré Jésus le Christ. Comme je propose une lecture séquentielle et synchronique du texte établi par E. Nestle, B. Aland, K. Aland 2012, je ne vais pas m’attarder ici à cette leçon. 140 V. A. Pizzuto 2012.
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Jésus Christ comme un double nom (1,1), le texte fait maintenant référence à Jésus comme à celui qui est appelé « Christ » (1,16). Le texte de Matthieu témoigne de l’attente d’un messie issu de la descendance de David. Mt 1,2-16 met en œuvre une généalogie complexe pour justifier l’attribution du titre de « Christ » et de « Fils de David » à Jésus. Pourtant, après une suite de générations allant d’Abraham à Joseph en passant bien entendu par le roi David, le narrateur subvertit l’attente qu’il a lui-même créée en mettant subitement fin à celle-ci. En suivant le schéma des 15 versets précédents, il est naturel d’anticiper que la généalogie va se conclure par « et Joseph engendra (ἐγέννησεν) Jésus ». Toutefois, au moment crucial, après 39 engendrements, le lien généalogique entre David et Jésus est arrêté par « Joseph, l’époux de Marie, de laquelle est engendré (ἐγεννήθη) Jésus, que l’on appelle Christ ». Ce verset brise d’un coup le lien entre David et Jésus puisque, contrairement aux 39 générations précédentes où un homme en engendre un autre, Joseph n’engendre pas Jésus. Quel est le lien généalogique entre Joseph et Jésus ? Il s’agit d’un excellent exemple d’une attente créée puis subvertie, que Menakhem Perry appelle « unfulfilled expectation » et qu’il définit ainsi : When the reader expects the appearance of specific material at a given point in a text, there is, at first, a tendency to assimilate what has actually appeared to what has been expected, to make it conform as much as possible to the expectation. When this proves impossible, and the expectation is not fulfilled, there is a sharp confrontation between the expected and the actual, which may sometimes lead to re-examining the particular place in the text where this expectation arose, and correcting it in retrospect. Unfulfilled expectations are essential for the production of new information141.
Jean Chrysostome transmet sa propre réaction à cette difficulté, qu’il résout en suggérant que Marie était elle aussi d’origine davidique : Mais comment peut-on prouver, me direz-vous, que Jésus-Christ descende de la race de David ? Car s’il n’est pas né d’un homme, mais seulement d’une vierge dont on ne rapporte point la généalogie, comment saurons-nous qu’il soit de la race du roi ? Marie est de la tribu de David, car Joseph l’est et il n’est pas permis de marier hors de sa tribu142. M. Perry 1979, 52. J. Chrysostome 2012, 2e homélie, 22.
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Cette solution est aussi utilisée par Jérôme143. Elle montre un désir de combler la brèche entre le v.1, qui annonce que Jésus est « fils de David, fils d’Abraham », et le v.16, qui coupe le lien généalogique entre Jésus et les ancêtres de Joseph. Récemment, Markus Bockmuehl a argumenté en faveur de l’origine davidique de Marie en s’appuyant sur les Pères de l’Église144. Malgré l’ancienneté de cette hypothèse, elle ne repose sur aucun élément textuel en Mt. La réponse exégétique classique est de comprendre que Joseph adopte Jésus. Pour Raymond E. Brown, le fait que Joseph nomme Jésus est une indication de son adoption légale145. D’autres exégètes indiquent que la suite du récit montre que Joseph s’occupe de l’enfant et de sa mère146. En effet, le récit indique que Joseph joue de fait le rôle de père. Danny Zacharias souligne l’importance du mariage entre Joseph et Marie147. Puisque Marie est mariée à Joseph, si elle engendre un enfant, il fera partie de la famille de Joseph, et ce, même si celuici n’est pas le père de l’enfant. Zacharias note que l’enfant fait partie de la famille dès sa conception, mais que Joseph pourrait décider d’exclure la mère et son enfant de la famille. Récemment, d’autres chercheurs se sont intéressés à l’adoption dans le système romain pour montrer que Mt 1 relève peut-être d’une pratique courante chez les dirigeants romains, qui désignent leurs successeurs en les adoptant comme fils148. Pour David F. Strauss, l’hypothèse de l’adoption n’est pas convaincante. Le Messie devait être du même sang que David. Sa solution est de proposer une distinction entre l’auteur de la généalogie et l’auteur de l’Évangile. La généalogie primitive affirmait que Jésus était engendré par Joseph, puis elle a été modifiée par le rédacteur de Mt. En effet, les généalogies doivent prouver que Jésus descend par Joseph de la race de David ; mais que prouvent-elles, si Joseph n’a pas été le 143 « Qu’un lecteur attentif pose cette question : puisque Joseph n’est point le père du Sauveur, en quoi cette généalogie qui descend jusqu’à Joseph concerne-t-elle notre Seigneur ? » Jérôme 1977, 77. 144 M. Bockmuehl 2011, 476-493. 145 R. E. Brown 1993, 138-139. Plusieurs exégètes soutiennent cette interprétation. Par exemple : J. C. Anderson 1983, 9 ; B. B. Scott 1990, 83-102 ; W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 185. 146 H. C. Waetjen 1976, 227 ; F. W. Beare 1982, 61 ; J. B. Green 1995, 55-56 ; D. Senior 1998, 38 ; W. Carter 2000a, 65.72 ; W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 219-220. 147 D. Zacharias 2017, 54-55. 148 Y. Levin 2006 ; J. Glessner 2015.
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père de Jésus ? Dans Matthieu (1,1) la première assertion (et c’est la tendance de toute la généalogie) est que Jésus est fils de David, υἱὸς Δαυίδ ; mais cette assertion est ensuite détruite par le passage postérieur où est nié l’engendrement de Jésus par Joseph, fils de David. Il n’est donc nullement vraisemblable que la généalogie et l’histoire de l’enfance proviennent du même auteur149.
Cette réponse au texte montre une stratégie de lecture souvent utilisée par les méthodes diachroniques d’exégèse. Or, cette hypothèse est difficile à prouver et n’a pas été retenue par les commentateurs récents. La compréhension du lien adoptif entre Joseph et Jésus est critiquée par des exégètes contemporains comme John Jones et Edwin Freed, qui affirment qu’au premier siècle, en Palestine, l’adoption n’était pas une pratique clairement établie150. Ian Boxall indique que l’hypothèse de l’adoption légale, très populaire chez les commentateurs modernes, ne se retrouve pas chez les commentateurs des premiers siècles151. Pour Janice Capel Anderson et Stephen Moore, il ne s’agit pas d’un engendrement physique ou littéral, mais d’une descendance spirituelle et fictive. En fait, ils affirment que la généalogie de Mt conteste la paternité juive qui se concevait par une lignée masculine. Cette contestation est analogue à celle qui permettra de concevoir des non-Juifs comme descendants de l’héritage d’Abraham : The point of Matthew’s genealogy was to contest the Jewish conception of paternity which until that time had been figured through the male line. Jesus is said to be the son of David in exactly the way that gentiles are said to be Jews. Just as gentiles are the spiritual heirs of Abraham, Jesus is incorporated into a lineage that is not his by birth. Jesus is thus the spiritual descendant of both God and David. His human father is completely irrelevant to his status both as son of God and as Messiah [...] the virgin birth story would have shocked Jewish readers into rethinking what the genealogy meant152.
Si Dieu peut susciter des enfants à partir de pierres (Mt 3,9), les généalogies n’ont plus de sens. Anderson et Moore notent que la remise en question des liens familiaux revient dans la suite de l’Évangile. Leur proposition favorise une prise de conscience des enjeux reliés aux genres en Mt 1-2. D. F. Strauss 1856, 206. J. M. Jones 1994, 260 ; Freed 2001, 50-51. 151 I. Boxall 2015, 83. 152 J. C. Anderson, S. D. Moore 2003, 73. 149 150
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Les exégètes trouvent diverses solutions pour relier Jésus à Joseph et à la lignée de David. Cependant, peu importe la solution qu’un lecteur choisit, l’attente messianique a déjà été déroutée, réécrite, ce qui lui confère une identité particulière et potentiellement subversive par rapport au messianisme davidique. La généalogie, avec sa liste répétitive d’engendrements masculins à la voix active (ἐγέννησεν), a créé une attente pour mieux la renverser par un engendrement différent : au passif (ἐγεννήθη) et relié à une femme. Jésus n’est pas « fils de David » par une suite d’engendrements masculins contrairement à l’attente qui s’est développée jusqu’à ce moment de la lecture. Dorothy Weaver, en soulignant le scandale sexuel potentiel et l’agentivité de l’Esprit saint, note que l’adoption de Jésus marque son identité en tant que « fils de David » adopté. Elle fournit les explications suivantes : Jesus Messiah is indeed the son of David. But he is so not through ordinary and respectable channels, as the biological son of Joseph. Rather, Jesus Messiah is born through the extraordinary agency of the Holy Spirit and, from the human perspective, under a cloud of sexual scandal ; and he must accordingly be “adopted” by Joseph into the line of David. Such is the identity of Jesus Messiah, the son of David, the son of Abraham153.
Le lien généalogique brisé entre Joseph et Jésus est un paradoxe. Le lecteur que je suis accepte d’entrer dans ce paradoxe sans chercher à masquer la contradiction et la discontinuité du verset 16. L’origine de Jésus est tout sauf ordinaire. Le texte ne décrit pas l’engendrement de Jésus de la même façon que celui des autres personnages de la généalogie. Cette différence cause un effet de surprise. Le premier verset présentait ce texte comme le livre des origines de Jésus. Le v.16 permet de voir que ses origines ne sont peut-être pas que généalogiques. La suite de ma lecture sera marquée par cette expérience. En quoi Jésus sera-t-il différent de ses ancêtres ? 2.3 La synthèse (1,17) Πᾶσαι οὖν αἱ γενεαὶ ἀπὸ Ἀβραὰμ ἕως Δαυὶδ γενεαὶ δεκατέσσαρες, καὶ ἀπὸ Δαυὶδ ἕως τῆς μετοικεσίας Βαβυλῶνος γενεαὶ δεκατέσσαρες, καὶ ἀπὸ τῆς μετοικεσίας Βαβυλῶνος ἕως τοῦ Χριστοῦ γενεαὶ δεκατέσσαρες. (1,17) D. J. Weaver 2000, 379.
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En tout, il y a, d’Abraham à David, quatorze générations, de David à la déportation à Babylone, quatorze générations et de la déportation de Babylone au Christ, quatorze générations. (1,17) La mention d’Abraham, de David et du Christ permet un retour au premier verset. Ici, ces noms sont placés dans l’ordre inverse. Au lieu d’être appelé « Jésus Christ » comme au v.1, le personnage principal est maintenant désigné avec un article défini « τοῦ Χριστοῦ », comme s’il s’agit d’un titre. Le v.17 place l’accent sur Abraham, David et le Christ comme l’avait fait le v.1, mais il ajoute la déportation à Babylone comme élément structurant. Par les noms évoqués et par la mention de la déportation à Babylone, ce verset permet aussi un regard rétrospectif sur la généalogie (v.2-16). Le v.17 est une synthèse qui permet à chaque lecteur de prendre le temps de revoir sa propre façon de comprendre le parcours proposé154. À première vue, l’agencement souligné par la synthèse du narrateur au v.17 donne l’impression que la naissance de Jésus est le point culminant de l’histoire d’Israël155. Dieu n’est pas nommé dans cette généalogie, et rien, dans le texte, n’indique explicitement qu’il est à l’origine de cette généalogie, mais le regroupement en trois périodes de quatorze générations donne l’impression que l’histoire d’Israël culmine avec l’arrivée du Messie. Ainsi, Daniel Marguerat énonce ce qui est pour lui le message de fond : « La périodisation de l’histoire a toujours renvoyé dans la pensée juive à l’accomplissement des temps sous l’autorité souveraine de Dieu156. » Ce verset attribue quatorze générations à chaque section de la généalogie. Or, ce nombre de générations ne peut être réconcilié avec 154 Par exemple, il est possible de voir cette réécriture de l’histoire d’Israël comme une trame narrative centrée sur la promesse, la royauté, l’exil et le retour. Il m’apparaît important aussi de mentionner les éléments absents de la généalogie comme l’alliance mosaïque, les paroles des prophètes, le pouvoir hasmonéen ou la classe sacerdotale. 155 Ainsi, U. Luz 2007, 88 termine sa discussion au sujet de la généalogie avec cette affirmation : « Jesus is not just any human being ; he is a member of the nation of Israel, it’s Messiah in whom the history of Israel has reached its goal ». 156 D. Marguerat 2016, 164. Zhodi Angami souligne le même effet. Pour lui, cette synthèse montre que Dieu a dirigé l’histoire d’Abraham jusqu’à l’arrivée du Messie : « With this summary, the narrator shows that the entire history from Abraham to Jesus finds its completion in the coming of the Messiah. The careful arrangement of this history into three equal periods of fourteen generations emphasizes the impression that God has directed the course of events towards a climactic fulfilment in the arrival of the Messiah. » Z. Angami 2012, 123.
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ce qui précède (1,2-16). Les lecteurs de l’Antiquité, comme Hilaire de Poitiers au IVe siècle, avaient déjà remarqué ce problème : Du point de vue de la vérité historique, l’ordonnance de cette généalogie n’est régulière ni pour le dénombrement ni pour l’ordre de succession, il s’agit en conséquence de rendre compte aussi de ce fait. Car ce n’est pas sans raison solide que dans un récit il y a une chose et que dans les faits il y a eu autre chose et qu’un chiffre est consigné dans un total, tandis qu’un autre est fondé sur le dénombrement157.
Durant ma lecture séquentielle, en arrivant au v.17, je ressens le besoin de retourner en arrière pour valider la synthèse proposée. En prenant le temps de compter, je suis arrivé à la même constatation que plusieurs lecteurs qui ont fait la même expérience : le nombre de générations (1,17) ne peut être réconcilié avec la liste de noms (1,2-16). D. A. Hagner offre une bonne synthèse du décompte des générations158. Dans la première série (2-6a) Ἀβραὰμ → Δαυὶδ, il y a treize générations et quatorze noms. Dans la deuxième (6a-11) Δαυὶδ → Ἰεχονίας on retrouve quatorze générations et quinze noms (dont une répétition de Δαυὶδ). Enfin, la troisième partie (12-16) Ἰεχονίας → Ἰωσὴφ énonce douze générations ainsi que la génération de Jésus par Marie, et treize noms (dont une répétition de Ἰεχονίας), ainsi que le nom de Ἰησοῦς. Il manque donc une génération dans la première et dans la dernière séries pour arriver au compte offert par le narrateur au v.17. La majorité des commentateurs ne mentionne pas la génération manquante dans le premier groupe. L’absence d’un nom semble moins problématique dans cette série si l’on compte un engendrement implicite d’Abraham. Par contre, la génération manquante dans la dernière série a généré beaucoup d’hypothèses exégétiques. Un concept provenant du théoricien littéraire Stanley Fish peut éclairer la situation. Il propose un dispositif textuel qu’il nomme selfconsuming artifacts : « The reader’s self (or at least his inferior self) is consumed as he responds to the medicinal purging of the dialectician’s art, and that art like other medicines, is consumed in the working of its own best effects159. » Le texte « se consume » lorsqu’il guide le lecteur dans une vision des choses pour ensuite se retourner en abandonnant cette perspective. En même temps, le lecteur aussi Hilaire de Poitiers 1978, 93 (In Matthaeum 1,2). D. A. Hagner 1993, 5. 159 S. Fish 1972, 3. 157 158
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« se consume ». Il est déstabilisé, ce qui permet une transformation de ses convictions. La position de Fish souligne un bouleversement du lecteur qui risque de l’atteindre à un niveau viscéral et non seulement sur le plan cérébral. Dans un autre article, Fish présente une façon d’aborder les problèmes engendrés par de tels dispositifs : In short, these are problems that apparently cannot be solved, at least not by the methods traditionally brought to bear on them. What I would like to argue is that they are not meant to be solved, but to be experienced (they signify), and that consequently any procedure that attempts to determine which of a number of readings is correct will necessarily fail160.
Je crois que c’est exactement ce qu’il faut faire avec le problème du nombre de générations. La controverse à ce sujet n’est pas le témoin d’une ambiguïté qu’il faut résoudre. Au contraire, cette controverse montre que les lecteurs ont vécu ce passage comme une expérience significative d’ambiguïté. Puisqu’il est impossible de trouver la solution à l’énigme du nombre de générations, il m’apparaît important d’identifier comment un lecteur réagit à ce problème. Au lieu de le résoudre, Fish nous invite à en faire l’expérience. D’ailleurs, la spécificité d’un self-consuming artifact est de diriger l’attention du lecteur ailleurs que vers lui-même. Fish décrit ce phénomène de la façon suivante : « [… Self-consuming artifact] transfers pressure and attention from the work to its effects, from what is happening on the page to what is happening in the reader. A self-consuming artifact signifies most successfully when it fails, when it points away from itself to something its forms cannot capture161. » Ainsi, l’important n’est pas de voir le problème des générations comme une erreur ou l’absence de solution comme un échec. Les textes autophages sont parfois le contraire de ce qu’ils paraissent être. À première vue, ils semblent viser la transmission d’une vérité de façon linéaire et logique. Cependant, après réflexion du lecteur, le texte se contredit et subvertit ce qu’il a lui-même proposé. Le v.17 sape la structure même qu’il est en train de mettre en place. Pourtant, selon une perspective de lecture guidée par Fish, le sujet véritable de Mt 1 n’est pas l’origine généalogique de Jésus, mais bien le lecteur. C’est lui qui est en train d’établir les origines de sa propre foi au Christ par l’expérience bouleversante de lecture qu’il a entreprise. Devant le S. Fish 1981, 164. S. Fish 1972, 3-4.
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problème rencontré, l’essentiel est donc d’en faire l’expérience et de la décrire. Comment suis-je transformé par l’expérience de la lecture de ce passage déroutant ? De manière amusante, Jean Chrysostome montre que lui aussi a renoncé à trouver une solution pour rester avec l’expérience de l’incohérence : Mais pourquoi dans la seconde partie [de la généalogie] passe-t-il trois rois de suite ? Ou pourquoi dans la dernière, n’ayant mis que douze générations, en compte-t-il néanmoins quatorze ? Je vous laisse à résoudre la première de ces difficultés. Car il n’est pas nécessaire que je le fasse toujours moi-même, afin que vous ne deveniez pas lents et paresseux162.
Vivre l’expérience de l’incohérence du nombre de générations a justement comme effet d’engager la personne qui lit à penser et à réagir de façon plus active. Je vais donc décrire comment l’incohérence du nombre de générations en Mt 1,2-16 et en Mt 1,17 conditionne ma lecture de l’Évangile selon Matthieu. Effets de non-fiabilité en Mt 1 Comme il a été établi dans le chapitre au sujet de la méthodologie, il est difficile, dans une analyse orientée sur la réception du texte, de s’en tenir à une narratologie de type structuraliste et à ses concepts de narrateur fiable ou de narrateur non fiable163. En ce qui me concerne, je veux rendre compte de l’expérience de fiabilité ou de non-fiabilité de l’énonciation vécue au cours de la lecture. Au sujet du nombre de générations, le narrateur expose une proposition vérifiable qui est immédiatement remise en question par ce qui suit. Il s’agit d’un exemple de signes intratextuels d’une expérience de non-fiabilité telle qu’elle est décrite par Nünning164. Quels sont les effets de cette découverte sur la lecture de Mt ? Je propose de voir le v.17 comme un clin d’œil entre deux interlocuteurs. Le problème du nombre de générations m’aide à mieux comprendre la nature de ce que je suis en train de lire. Il ne s’agit pas J. Chrysostome 2012, 4e homélie, 31. Voir la présentation de ce concept à la section 1.3.4. 164 Nünning 1998 suggère trois types de signes d’une narration non fiable. 1. Des signes intratextuels comme une contradiction du narrateur, des trous de mémoire ou des mensonges. 2. Des signes extratextuels comme contredire ce qui peut être considéré comme une connaissance générale du lecteur. 3. Des signes qui relèvent de la compétence littéraire du lecteur comme les conventions, les genres littéraires, les styles, etc. 162 163
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d’une généalogie historique ou biologique165. La généalogie propose plutôt une interprétation de l’histoire d’Israël en renvoyant ses lecteurs à des réalités plus profondes que la chronologie des faits, réallités que l’on peut qualifier de mythiques166. Puisque l’incohérence survient dès le début du texte, un lecteur qui, comme moi, la perçoit, parcourra alors la suite de l’évangile avec un regard plus critique. Il devra constamment s’interroger quant au degré de fiabilité de la perspective offerte. Le doute que Jésus soit l’apogée de trois séries de quatorze générations remet en question l’impression générale que suggère la généalogie, à savoir que l’histoire d’Israël a été organisée pour culminer en Jésus comme Messie. Faire cette expérience permet de s’engager dans une réflexion critique. Après cette expérience, je ne peux plus simplement accepter naïvement le point de vue du narrateur. Je n’affirme pas que le narrateur de Mt est non fiable. Je propose de voir que le récit offre lui-même une expérience déroutante qui transforme ses lecteurs. Comme tout texte autophage, le texte de Mt 1,17 se consume lui-même et s’efface pour permettre au lecteur de se remettre en question. Cette expérience change la façon de lire la suite de l’évangile, mais permet surtout à la personne qui lit d’être elle-même transformée. À partir de ce moment, la responsabilité de distinguer entre « être » et « paraître » sera la sienne. 165 « Too many things speak against the historicity of the genealogy in order to seriously take it into consideration. » U. Luz 2007, 92 ; « The genealogy compiled for Jesus Christ serves […] not an historical but a theological purpose ; the “arithmetic” is also obscure. If evaluated historically the list is problematic in other ways as well. » R. Schnackenburg 2002, 17. De même, le récit qui suivra (1,18-2,23) ne peut pas être amalgamé avec celui de Luc 1-2 au risque de perdre le génie théologique de chacun de ces textes. Voir R. Burnet 2003. Pour une réflexion sur l’historicité et la compréhension théologique des récits d’enfance de Jésus en Mt et en Lc, voir O. Flichy 2016. 166 Je reprends la définition du mythe utilisé par É. Cuvillier 2012, 234 : « Je définis le langage mythique comme une tentative de raconter quelque chose qui ne relève pas du savoir objectif (par exemple l’établissement chronologique de faits), mais plus fondamentalement quelque chose qui relève de l’indicible et de l’irreprésentable. Dit autrement le mythe parle du rapport de l’homme à sa destinée et à l’altérité. Il tente d’exprimer le rapport de l’être humain aux grandes questions de l’existence. Il cherche à percer le mystère des origines du monde et de son devenir. C’est donc l’impossible à dire que le mythe essaie de porter au langage. Non pas pour annuler cet indicible, mais pour l’approcher autant que possible et en traduire les implications dans l’existence humaine. Je me réfère ici à une définition du mythe qui se situe au carrefour de plusieurs héritages : l’histoire des religions, l’anthropologie structurale, l’approche freudienne du mythe, et le programme bultmanien de démythologisation. » Voir aussi T. R. Hatina 2008 pour une application de la théorie du mythe selon Northrop Frye à Mt 2.
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L’Évangile selon Matthieu fait appel à la grande tradition d’Israël, mais en même temps, il la remet en question. On peut y voir un trait commun avec la critique postmoderne des métarécits. Les « métarécits » sont des discours de légitimation destinés à justifier l’évolution passée et actuelle. La critique « postmoderne » remet en question les critères universels de jugement. Les grands récits éclatent en éléments langagiers hétérogènes qui ne peuvent plus être au service de la légitimation d’une idéologie ou d’une institution167. Mt 1,1-17 peut être vu comme un métarécit parce que ce texte englobe l’histoire d’Israël sur plusieurs siècles et l’interprète de telle façon que son aboutissement est Jésus, le Messie. Il s’agit d’un récit de récits puisque, en nommant les personnages, la généalogie évoque, par métonymies, l’ensemble des récits au sujet de ceux-ci. Ce métarécit est composé d’une base d’histoires bien connues dans la culture commune des judéo-chrétiens du premier siècle. Dans un contexte prémoderne, ce métarécit a pu être compris comme une représentation fidèle de la réalité. La critique postmoderne souligne que, comme tout récit, il ne s’agit pas d’une description directe de l’histoire, mais d’une représentation de celle-ci à partir de certains présupposés ou, selon les termes de Stanley Fish, de communautés interprétatives. La lecture séquentielle que j’ai proposée dans ce chapitre montre que Mt 1,1-17 est une construction littéraire qui génère plusieurs effets sur ses lecteurs. Cette généalogie vise la légitimation de Jésus, annoncé dès le premier verset comme Christ, fils d’Abraham, fils de David. Elle transmet un regard systématisé sur l’évolution de l’histoire d’Israël, réinterprétée pour comprendre les origines de Jésus Christ. Toutefois, la généalogie porte aussi en elle-même une critique de ce métarécit par la façon dont elle subvertit les attentes lectorales. Par ses blancs textuels et, en particulier, par le problème du nombre de générations, la généalogie ouvre un espace interprétatif. Selon la terminologie d’Umberto Eco, il s’agit d’un cas de texte ouvert168. Comme lecteur, je peux soit accepter, soit refuser la vision du monde offerte par le texte. Dans un cas comme dans l’autre, j’ai la responsabilité de comprendre cette perspective narrative. Un texte ouvert invite ses lecteurs à réfléchir, à s’engager et à prendre une décision qui peut potentiellement changer leur vision du monde. Comme les Voir J.-F. Lyotard 1979. Selon U. Eco 1985, 72, un texte est ouvert s’il est orienté vers le lecteur en l’invitant à contribuer activement à l’actualisation du texte. 167 168
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autres textes du Nouveau Testament, celui-ci a été composé pour transformer ses lecteurs169. Au premier siècle, lire le premier chapitre de Mt pouvait transformer la vision du monde résultant de l’idéologie impériale romaine. En Mt 1,1-17, ce n’est plus l’Empereur qui est au centre de tout, mais Dieu et son Christ. Aujourd’hui, cette lecture peut poser un défi à la vision d’un monde (non)organisé par le hasard, dans lequel Dieu n’a pas de place. En quelque sorte, la généalogie « organise » l’histoire d’Israël pour qu’elle mène à Jésus comme Christ, mais elle laisse la liberté aux lecteurs de voir les fils de cette couture interprétative. Ceux-ci peuvent donc voir l’aspect « construit » de cette vision. Ils peuvent « tirer sur ses fils » pour la déconstruire et montrer que cette organisation n’est pas parfaite et totalitaire. Cependant, même en faisant l’expérience de la non-fiabilité de la narration et en procédant à une sorte de « déconstruction » de la rhétorique mise en place dans le récit, les lecteurs doivent se poser la question du sens de ce récit. Comme lecteur, j’ai lu ce texte comme un appel à reconfigurer les origines de Jésus, mais j’ai surtout fait l’expérience d’être moi-même transformé dans ma façon de voir le monde. Il s’agit donc bien d’un texte autophage, d’une expérience de contradiction dans laquelle le texte et le lecteur sont transformés en passant par un processus de négation. Faire l’expérience d’une non-fiabilité n’est pas une incompétence ou un défaut à pallier, mais une manière de demeurer fidèle à l’insuffisance des mots pour décrire le rapport entre le Christ et l’histoire d’Israël. La lecture elle-même devient une intrigue herméneutique catalysée par la forme que prend l’énonciation. Mon hypothèse est qu’en portant attention aux effets produits par le texte sur le lecteur que je suis, je peux constater que les premiers versets de l’Évangile selon Matthieu cherchent à intriguer le lecteur, voire à le mettre luimême en intrigue, c’est-à-dire à l’inscrire vraiment au cœur du processus narratif à titre de narrataire actif et réactif. La notion de fiabilité ou de non-fiabilité n’est probablement pas la meilleure façon de décrire le phénomène à l’étude. Elle porte une ambiguïté axiologique, c’est-à-dire un jugement de valeur, qui semble indiquer que le narrateur ment ou qu’il fausse les données. Nous sommes 169 « Cette méthode semble particulièrement bien adaptée à l’interprétation des textes néotestamentaires, la plupart de ces textes ayant pour objectif non seulement la conversion spirituelle de leurs destinataires, mais aussi leur mobilisation théopolitique dans le but de faire advenir le Royaume de Dieu. » R. J. Hurley 2010, XVIII.
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loin du narrateur d’un roman d’Agatha Christie qui empêche les lecteurs de dénouer l’intrigue. Mon expérience de lecture me permet de voir qu’il s’agit plutôt d’un narrateur-pédagogue qui déroute ses lecteurs pour les aider à aller au-delà du sens littéral. Le v.17 est un signe, un clin d’œil aux lecteurs pour démonter ce qui semble trop évident. Peut-être serait-il plus judicieux d’en rester au « self-consuming artifact » de Fish. Les énoncés s’effondrent sur eux-mêmes. Il ne s’agit pas d’un défaut, mais justement du génie de l’énonciation, un phénomène textuel qui n’a pas besoin d’un auteur ni même de l’ombre de l’auteur qu’est le narrateur. Le lecteur est aux prises, non seulement avec les énoncés, mais aussi avec une énonciation, une manière de mettre en discours, qui le provoque, le fait réagir et le transforme170. En Mt 1,17, des lecteurs, de l’Antiquité à aujourd’hui, ont fait l’expérience d’un problème insoluble. Au lieu de chercher à le résoudre, j’ai rapporté mon expérience de lecture. 2.4 Conclusion Puisque la généalogie de Jésus en Matthieu est polysémique, le rôle des lecteurs dans l’activité interprétative est primordial. Ce sont les lecteurs qui font des liens entre les personnages de la généalogie pour que cette liste de noms devienne un récit signifiant. J’ose proposer ma propre façon de lire ce texte, une interprétation qui s’appuie surtout sur les irrégularités évoquées précédemment. La lecture séquentielle de Mt 1,1-17 a révélé plusieurs éléments pouvant potentiellement renverser les attentes des lecteurs et auditeurs : • La subversion de la primogéniture ; • Les éléments de non-conformité avec les généalogies de l’Ancien Testament (absence de plusieurs rois, liens de paternité différents) ; • La présence de femmes ; • La présence d’étrangères ; • L’accent mis sur l’adultère et le meurtre de David ainsi que sur l’injustice de Juda subvertit la masculinité hégémonique qui leur est associée ; • La présence de personnages reconnus pour leurs caractérisations négatives ; La méthode que je suis ne vise pas à déterminer la fiabilité ou non du narrateur, mais à décrire les effets de l’énonciation sur les lecteurs. 170
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• L’accent mis sur la déportation à Babylone ; • La présence de personnages inconnus ; • La brisure de la généalogie entre Joseph et Jésus. L’accumulation de ces éléments subversifs montre qu’il s’agit d’un texte qui a le potentiel de faire réagir ses lecteurs pour qu’ils revoient leurs attentes. Ces éléments invitent à réévaluer nos interprétations de « l’histoire du salut ». Puisque les généalogies linéaires ont généralement comme objectifs d’établir l’identité et de fonder le pouvoir de la personne de la personne qu’elle concerne171, on aurait pu imaginer une généalogie triomphaliste pour asseoir l’autorité du Messie. Pourtant, la généalogie transmise par l’Évangile de Matthieu montre que Jésus est le fils d’étrangères, de femmes hors normes, d’hommes dont la masculinité n’est pas hégémonique, de personnes inconnues, de rois mauvais, de fils qui ne sont pas les premiers-nés, etc. La ligne tracée par Dieu pour son Messie est loin d’être droite. En effet, ses origines sont marquées par une série d’irrégularités sociales et culturelles. Cette généalogie est certainement royale, mais elle est en même temps en tension avec la façon dont le pouvoir a été exercé par la royauté en Israël et par l’Empire romain172. Normalement, la construction sociorhétorique d’un personnage par une généalogie royale cache les éléments qui pourraient être interprétés négativement. Toutefois, la généalogie de l’Évangile de Matthieu transgresse cette pratique. Christopher Fuller va même jusqu’à dire qu’il s’agit d’une parodie des généalogies de l’époque, qui servaient à rendre légitime le pouvoir établi173. Elle donne une place au scandale, à ce qui est en dehors de la norme. Un Messie davidique, différent de David Mt 1,1-17 subvertit le messianisme davidique en revisitant l’histoire juive pour proposer l’identité de Jésus comme messie à la fois issu de David et différent de lui. Comme le dit Élian Cuvillier : « La 171 M. D. Johnson 1969. Voir aussi R. R. Wilson 1977 ; W. E. Aufrecht 1988. « Genealogies established individual identity ; reflected, established, or legitimated social structures, status, and entitlements to office ; functioned as modes of praise or delineations of character or even as basis of exhortation. » J. Nolland 2005, 70. Voir aussi V. Gillet-Didier 2001, 3-12. Elle présente les généalogies bibliques comme des outils de légitimation d’un individu. 172 Les généalogies de Jésus dans leur contexte social ont une implication antiimpériale selon J. Punt 2013, 373-398. 173 C. C. Fuller 2007, 119-132.
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2. LE TITRE, LA GÉNÉALOGIE ET LA SYNTHÈSE (1,1-17)
généalogie matthéenne, en même temps qu’elle justifie le titre Fils de David appliqué à Jésus, semble sinon le contester du moins en dire les insuffisances174. » La généalogie met en évidence les origines marginales de Jésus. Dès les premières lignes, ce texte laisse entendre que les interprétations courantes du messie davidique vont se transformer radicalement dans la suite du récit. En Matthieu, Jésus ne devient pas un roi militaire comme David. Au contraire, cet évangile reprend la figure traditionnelle du messie, fils de David, pour la reconstruire en changeant la signification de ce terme. John Mark Jones affirme même que Jésus devient l’antitype de David175 ! Matthieu prend la terminologie du messianisme davidique pour la manipuler et changer l’idéologie qui y est associée. Au contraire d’un fils de David qui restaure Israël en détruisant ses ennemis, le jésus qui est montré dans la suite du récit naît en dehors des sphères du pouvoir et est rapidement mis en opposition avec les représentants de l’autorité. Dans un retournement complet des attentes messianiques, l’Évangile selon Matthieu montre Jésus comme un messie crucifié. La subversion des croyances liées au fils de David était nécessaire pour permettre l’affirmation selon laquelle Jésus est à la fois messie et crucifié. Un autre regard Aucun exégète n’a pris le temps de suivre d’un mot à l’autre dans une lecture séquentielle la généalogie de Mt. Même les commentaires les plus détaillés concentrent leur attention sur quelques personnages significatifs sans mentionner ceux qui sont jugés moins importants176. Or, même les noms offrant peu ou pas de liens intertextuels ont un effet sur la lecture de cette généalogie. L’approche que j’ai utilisée permet de regarder la généalogie dans son entièreté. Par ailleurs, l’abondance de recherches sur les personnages féminins de la généalogie ces dernières années ne permet pas d’apprécier la présence des hommes dans cette liste. Par l’attention accordée aux façons dont ils expriment leur masculinité, j’espère ouvrir un champ de recherche nécessaire pour l’interprétation de cette généalogie patriarcale. É. Cuvillier 2005, 55. J. M. Jones 1994. 176 Par exemple, K. C. Hanson, D. E. Oakman 2008 proposent que cette généalogie existe pour attribuer de l’honneur à Jésus. Mais cette étude ne prend nullement en compte les personnages négatifs ou inconnus de la généalogie. 174 175
2. LE TITRE, LA GÉNÉALOGIE ET LA SYNTHÈSE (1,1-17)
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En plus de ce regard méthodique posé sur chacun des mots du texte, j’ai mis un accent particulier sur les éléments irréguliers de la généalogie puisque le rythme répétitif fait ressortir ce qui diverge par rapport à la norme. L’étude de ces éléments a montré les limites de la recherche exégétique, qui bloque sur des problèmes tels que la présence de femmes et la différence du nombre de générations entre la généalogie (1,1-16) et sa synthèse (1,17). L’état de la recherche montre une abondance de théories qui ne parviennent pas à faire consensus. Tabler sur les effets produits par le texte permet de constater que, dès les premiers versets, l’Évangile selon Matthieu cherche à dérouter ses lecteurs pour les préparer à lire un récit déconcertant. Telle une énigme, cette généalogie désoriente ses lecteurs pour mieux les guider dans leur quête de Jésus et de ses origines. Comme lecteur, je suis appelé à recréer et à renouveler la généalogie de Jésus lors de ma lecture. En même temps, l’interaction profonde avec ce texte me permet aussi d’être renouvelé par celui-ci. Comme lecteur, ce ne sont pas que mes attentes qui sont subverties. Ma façon de comprendre l’histoire, ma relation au pouvoir, ma façon d’exprimer ma masculinité et même ma relation à Dieu ont aussi été bouleversées par un texte qui a la réputation d’être le texte le plus ennuyeux de la Bible pour ceux qui ne connaissent pas l’arrière-plan exposé dans cette recherche. Dans ce texte, il y a à la fois continuité et discontinuité par rapport à la tradition. En fait, la généalogie permet une distanciation par rapport à la tradition en se servant de la tradition. Lire Mt 1,1-17 permet de développer un sentiment de continuité avec le passé177. Ce texte relie Jésus à l’histoire d’Israël. Mais surtout, il relie ses lecteurs à cette réécriture de l’histoire. Personnellement, je comprends mon travail de lecture à partir de ce que Stanley Fish décrit comme une « expérience humiliante et transformatrice »178. Pour lui, une bonne œuvre dialectique permet le transfert de l’attention à ce qui se passe sur la page à ce qui se passe chez le lecteur. En effet, la lecture de ce texte m’a dérouté pour m’amener à explorer diverses avenues de sens auxquelles je ne 177 J. J. McDermott 1997 présente diverses fonctions des généalogies bibliques pour exprimer un sentiment de continuité avec le passé. 178 « If the experience of a rhetorical form is flattering, the experience of a dialectical form is humiliating […] For the end of a dialectical experience is (or should be) nothing less than a conversion, not only a changing, but an exchanging of minds. It is necessarily a painful process (like sloughing off a second skin). » S. Fish 1972, 2.
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2. LE TITRE, LA GÉNÉALOGIE ET LA SYNTHÈSE (1,1-17)
m’attendais pas. J’aurais bien voulu trouver dans ce texte un fondement stable aux origines de Jésus. Or, cette attente a été bouleversée. J’ai pu, cependant, découvrir, dans mon interaction avec ce texte, une complexité qui m’a amené à travailler les origines de ma foi en Jésus comme Christ. Je m’aperçois que les relations que je tissais entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament étaient très simplistes. Lire Mt 1,1-17 m’a conduit à une réflexion sur la complexité des origines de Jésus, en interrogeant ma propre façon d’enraciner ces origines dans l’histoire du peuple d’Israël. Ultimement, j’ai une meilleure conscience de l’apport de l’héritage vétérotestamentaire à mon identité personnelle.
Or Jésus-Christ « naquit de cette manière ». De quelle naissance allez-vous parler, saint Évangéliste, puisque vous avez déjà nommé tous les ancêtres de Jésus-Christ ? Je veux, nous répond-il, vous expliquer la manière dont il est né. Voyez comme il excite l’attention du lecteur ; il va raconter une chose nouvelle et extraordinaire, il prend donc une précaution et promet de dire la manière dont elle s’est faite1. Jean Chrysostome
3. UN RÉCIT DE L’ORIGINE DE JÉSUS (1,18-25) La généalogie a laissé plusieurs questions en suspens. Contrairement à la quarantaine de personnages masculins précédents, pourquoi est-ce que Joseph n’a pas engendré Jésus ? Quelle est la nature du lien entre ces deux personnages ? Avec raison, Élian Cuvillier voit Mt 1,18-25 comme la réponse au « comment » et au « pourquoi » des origines de Jésus2. Pour Krister Stendahl, cette péricope est comme une note de bas de page étendue pour expliquer la généalogie3. Cette expression de Stendahl souligne le lien entre les deux sections, mais selon moi, elle sous-estime ce récit (1,18-25), qui reprend ce qui a été annoncé dans la généalogie et qui ouvre à ce qui suivra dans le reste de l’évangile. Plus qu’une note de bas de page, cette histoire a piqué l’attention des exégètes, qui l’ont abondamment commentée. Je poursuis la lecture entreprise au chapitre précédent. Bien que le style de la généalogie et celui de ce premier récit soient très différents, une unité se dessine par la thématique commune des origines de Jésus. Ma lecture séquentielle de la généalogie était particulièrement lente parce que chaque nom était employé comme une métonymie et qu’il renvoyait à d’autres récits. Je vais lire Mt 1,18-25 au ralenti, mais puisqu’il s’agit d’un récit et non d’une liste généalogique, le rythme général du commentaire interprétatif semblera un peu moins lent. Le personnage principal de cette péricope est Joseph. Le v.19 le qualifie de « juste », sans préciser ce que signifie cette c aractéristique. J. Chrysostome 2012, 4e homélie, 33. É. Cuvillier 2005, 58. 3 K. Stendahl 1960, 94-105. 1 2
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3. UN RÉCIT DE L’ORIGINE DE JÉSUS (1,18-25)
La lecture séquentielle sera donc suspendue à ce moment pour décrire les effets de cette ambiguïté sur les exégètes. Ma propre lecture me mènera à présenter Joseph comme un modèle d’ajustement et de subordination au plan divin. En Mt 1,18-25 se trouve la première citation de l’évangile. La formulation employée pour introduire celle-ci indique que les origines de Jésus accomplissent les paroles prophétiques. Lorsque la lecture mot à mot du texte arrivera à cette citation, je vais m’arrêter pour établir un dialogue entre le monde narratif de l’évangile et celui du livre d’Isaïe. L’auteur de Matthieu peut être considéré comme un lecteur d’Isaïe, qui reprend ce texte dans un autre contexte d’énonciation. L’objectif n’est pas d’évaluer l’intention de l’auteur de Mt ou ce que pouvaient comprendre ses premiers lecteurs. Mon rôle est plutôt de décrire comment cette mise en relation de deux textes influe sur la compréhension du récit des origines de Jésus. Les exégètes ont beaucoup travaillé à expliquer la relation entre Is 7,14 et Mt 2,23. L’originalité de la réflexion que je propose est d’utiliser l’ARL, en me situant comme lecteur ayant une bonne connaissance de l’ensemble des textes bibliques, pour regarder le contexte littéraire plus large du texte cité. Alors que la plupart des exégètes s’intéressent seulement au verset repris, je vais explorer la possibilité de dialogue entre le monde narratif plus global du texte prophétique (Is 6-12) et celui de l’Évangile selon Matthieu. 3.1 L’origine de Jésus Christ (1,18) Τοῦ δὲ Ἰησοῦ Χριστοῦ4 ἡ γένεσις οὕτως ἦν. μνηστευθείσης τῆς μητρὸς αὐτοῦ Μαρίας τῷ Ἰωσήφ, πρὶν ἢ συνελθεῖν αὐτοὺς εὑρέθη ἐν γαστρὶ ἔχουσα ἐκ πνεύματος ἁγίου5. Χριστοῦ Ἰησοῦ : B Origenlat ; Jerome Ἰησοῦ : W Ps-Athanasius // Χριστοῦ ita, aur, b, c, d, f, ff1, g1, k, q vg syrc, s Irenaeuslat ; Chromatius Jerome Augustine Ἰησοῦ Χριστοῦ : 𝔓1 אC L Z Δ Θ f1 f13 28 33 157 180 205 565 579 597 700 892 1006 1010 1071 1241 1243 1292 1424 1505 Byz [E P Σ] Lect syrp, h, pal copsa, meg, bo arm (eth) geo slav Diatessaronarm Irenaeusgr Origen Eusebius Didymusdub Epiphanius Chrysostom Theodotus-Ancyra Nestorius. Cette leçon est la meilleure selon G. M. Soares-Prabhu 1976, 177. 5 La plupart des traductions françaises traduisent « de l’Esprit saint ». Pourtant ἐκ πνεύματος ἁγίου n’utilise pas d’article défini. La traduction littérale de πνεύμα est « souffle ». Ce souffle est devenu une métaphore pour désigner l’esprit, la partie non corporelle d’une personne. Je préfère traduire « d’un souffle/esprit saint ». 4
3. UN RÉCIT DE L’ORIGINE DE JÉSUS (1,18-25)
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Voici quelle fut l’origine de Jésus Christ. Sa mère Marie était accordée en mariage à Joseph ; or, avant qu’ils se soient unis, elle se trouva enceinte d’un souffle/esprit saint. (1,18) Τοῦ δὲ Ἰησοῦ Χριστοῦ ἡ γένεσις οὕτως ἦν. (1,18) Pour la première fois, Ἰησοῦ Χριστοῦ est précédé d’un article (τοῦ). Cette désignation n’implique pas nécessairement une insistance sur le titre de messie, mais semble simplement être une façon de désigner le personnage du récit, qui est déjà connu. L’ordre des mots de cette phrase est inhabituel en grec puisqu’elle commence par un génitif. L’effet de cette structure est de placer l’accent sur Jésus. Lire le début de ce verset fait en sorte que je réactive Mt 1,1 grâce à la répétition de Ἰησοῦ Χριστοῦ et de γένεσις. Comme le v.1, le v.18 agit comme un titre introduisant un discours sur l’origine de Jésus Christ. À ce point-ci, grâce à la lecture de la généalogie, j’ai déjà une meilleure idée de l’origine de Jésus Christ. Je peux prévoir que la suite sera une autre manière de présenter les origines de Jésus ou une précision au sujet des origines généalogiques présentées de 1,2 à 1,17. Une variante de critique textuelle doit être signalée puisqu’elle traduit une façon de comprendre la section qui suit. Au lieu de γένεσις, « origine », le texte de la majorité ainsi que L et f13 transmettent γέννησις, qui signifie « naissance6 ». Cette variante textuelle présente une lecture alternative pour laquelle le récit qui suit traite non seulement de l’origine, mais aussi spécifiquement de la naissance de Jésus Christ. Or, W. D. Davies et Bruce Metzger démontrent que γένεσις est à privilégier7. En effet, nous verrons que ce passage ne concerne pas spécifiquement la naissance de Jésus, mais plutôt les éléments qui précèdent cette naissance. Le mot γένεσις me rappelle le v.1 ainsi que l’intertextualité possible avec le livre de la Genèse. Il est même possible d’établir un lien entre les deux récits de création du livre de la Genèse, qui présentent la création selon deux perspectives différentes, mais interreliées, avec les deux exposés des origines de Jésus que sont la généalogie (v.1-17) et le récit de sa conception (v.18-25). 6 Γέννησις : L, f13, 28, 33, 157, 180, 205, 565, 597, 700, 892, 1006, 1010, 1071, 1241, 1243, 1292, 1424, 1505, Byz, [E] Lect, ita, aur, b, c, d, f, ff1, g1, k, q, vg, slav, Irenaeusgr, Origen, Didymusdub, Epiphanius, Chrysostom, Theodotus-Ancyra, Nestorius, Chromatius, Jerome, Augustine. 7 Γένεσις : 𝔓1, א, B, C, P, W, Z, Δ, Θ, Σ, f1, 579, arm, Eusebius, Ps-Athanasius. W. D. Davies 1964, 69 ; B. M. Metzger 1994, 7.
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3. UN RÉCIT DE L’ORIGINE DE JÉSUS (1,18-25)
μνηστευθείσης τῆς μητρὸς αὐτοῦ Μαρίας τῷ Ἰωσήφ (1,18) Le mot μνηστευθείσης est plus fort que les expressions françaises « fiancée » ou « accordée en mariage ». En lisant ce mot, comme lecteur du XXIe siècle, je dois faire attention de ne pas simplement projeter ma réalité culturelle sur ce texte issu d’une culture très différente8. Dans la culture juive de l’époque, le mariage était vécu en deux étapes9. Les époux s’engagent l’un envers l’autre et ne peuvent se séparer que par un divorce10. Les sources restent ambiguës sur l’acceptabilité sociale des relations sexuelles à cette étape11. Ce mot m’invite à revenir au v.16, qui présentait Marie et Joseph comme ἀνήρ et γυνή. Alors qu’au v.16 Joseph était nommé avant Marie et Jésus, le v.18 présente Marie en premier et la qualifie de mère (τῆς μητρὸς αὐτοῦ Μαρίας), et ce, même si elle n’a pas encore accouché d’un enfant. Cet élément confirme l’identité de Marie comme mère de l’enfant. Du point de vue de la syntaxe, Joseph n’a pas de lien direct avec l’enfant. Il n’est pas qualifié de père. Il est l’époux de Marie.
8 Comme lecteur, je ressens le besoin de faire appel à la stratégie de lecture qu’Umberto Eco appelle les « connaissances encyclopédiques ». Je n’ai pas accès directement à la réalité de l’époque. Divers témoignages permettent de mieux comprendre la culture et la société du contexte de la production et de la réception de ce texte. Ils aident ainsi les lecteurs d’aujourd’hui à comprendre les rapports sociaux illustrés dans le récit analysé. Bien que le critère le plus important pour la compréhension d’un mot soit la manière dont un texte s’en sert, pour avoir une réponse adéquate au texte, il m’apparaît nécessaire d’inclure un certain regard sociohistorique. 9 Voir Gn 29,21 et Dt 22,23-24. Voir aussi R. E. Brown 1987, 482-492 ; P. Zaas 2009. Dès qu’une fille était promise à un homme par un contrat reliant les deux familles, ils étaient déjà considérés comme mariés. Lorsque le prix de la fiancée était payé et que la fille était assez vieille pour avoir ses règles, elle devait emménager chez son mari. Le mot μνηστευθείσης précise que l’action se déroule entre ces deux moments. Pour plus d’informations à ce sujet, voir J. Nolland, 1996a. 10 Ces textes de la Mishnah l’affirment : m. Git. 6,2 ; m. Ketub. 1,2 ; m. Yebam. 2,6 selon D. Zacharias 2017, 54. 11 Certains auteurs comme S. Safrai 1976 indiquent que, normalement, il n’y a pas encore de relations sexuelles avant que la femme emménage chez son mari. Cette norme semble avoir été appliquée de façon plus stricte en Galilée et plus souple en Judée. Or, des sources rabbiniques rapportent que, par crainte qu’un soldat romain ne s’emparât d’une vierge fiancée, l’usage en Judée autorisait les fiancés à passer une nuit ensemble avant le mariage proprement dit. Cependant, il est impossible d’avoir une datation précise au sujet de ces sources et de cette pratique. De plus, le récit n’a pas encore précisé à quel endroit se déroule la scène. S. Légasse 1998a, 370 cite les documents rabbiniques suivants : M. Yebamot, 4,10 ; Ketubbot, 1,5 ; 4, 12 ; b. Ketubbot, 12a ; b. Sanhédrin, 32b.
3. UN RÉCIT DE L’ORIGINE DE JÉSUS (1,18-25)
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Les noms « Marie » et « Joseph » rappellent le v.16. Ce verset posait problème parce qu’il brisait le schéma habituel d’un homme engendrant à la voix active. Au v.16, il y a un engendrement à la voix passive qui implique Marie, et non Joseph. Le v.18 semble donner une réponse au questionnement que j’ai soulevé au v.16. Lire ces deux noms propres peut aussi m’orienter vers les personnages de l’Ancien Testament qui portent les mêmes noms : la sœur de Moïse et un des fils de Jacob. D’ailleurs, Mt 1,16 précise que, tout comme le Joseph du livre de la Genèse, celui de Mt a aussi un père nommé Jacob. Cet élément éveille ma curiosité. Qui sont ces personnages et que s’est-il passé lors de l’engendrement de Jésus ? πρὶν ἢ συνελθεῖν (1,18) Συνελθεῖν est un terme qui peut évoquer le fait de vivre ensemble ou d’avoir des relations sexuelles puisque, dans la pratique, ces deux éléments vont souvent ensemble12. Les lecteurs pour qui la virginité de Marie est importante soulignent que πρὶν ἢ συνελθεῖν αὐτοὺς n’indique pas nécessairement qu’ils auront des relations sexuelles par la suite13. Pour ma part, je remarque que la paternité de Joseph est encore passée sous silence. Ici, on passe du non-dit au dit. Joseph ne s’est pas encore uni avec Marie. À ce moment de la lecture, je peux donc confirmer que l’enfant n’est pas le sien. Cette précision explique pourquoi le v.16 n’attribuait pas l’engendrement de Jésus à Joseph. Cette information mine la masculinité de Joseph. L’engendrement d’enfants était une vertu masculine importante. Non seulement Joseph n’est pas un père, mais il est marié à une femme qui porte un enfant qui n’est pas le sien. αὐτοὺς εὑρέθη ἐν γαστρὶ ἔχουσα (1,18) Εὑρέθη est à la troisième personne de l’aoriste second et à la voix passive : « Elle fut trouvée enceinte. » Cette formulation suscite la curiosité. Qui est le sujet de ce verbe ? Qui a trouvé Marie enceinte ? Est-ce Joseph ou d’autres personnages ? Peut-être que cette f ormulation vise à inclure les lecteurs, puisque nous découvrons la grossesse de Marie sans en connaître l’origine. 12 « It is the absence of sexual intimacy between the couple which causes Mary’s pregnancy to present itself to Joseph in the particular way it does. » J. Nolland 2005, 92-93. Il cite Dt 22,23-27 ; m. Yeb. 2,6 ; 4,10 ; 6 : 4 ; m. Ket. 1,2 ; 4 : 2 ; m. Git. 6,2 et 11QTemple 61. 13 Par exemple, Jérôme 1977, 79.
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3. UN RÉCIT DE L’ORIGINE DE JÉSUS (1,18-25)
ἐκ πνεύματος ἁγίου. (1,18) La lecture du v.16 avait engendré un questionnement : comment la promesse d’un Messie de la lignée de David peut-elle s’accomplir malgré la rupture généalogique entre Joseph et Jésus ? Au v.18 se trouve un élément de réponse : ἐκ πνεύματος ἁγίου. Elle se trouva enceinte « d’un souffle/esprit saint ». La préposition ἐκ marque la provenance ou l’origine. Ce mot a été utilisé dans la généalogie à quatre reprises pour préciser la femme par qui un enfant a été engendré. Il est important de noter l’absence d’article devant πνεύματος ἁγίου. Il ne s’agit pas de l’Esprit saint au sens de la doctrine trinitaire développée des siècles après la composition de ce texte14. Cette expression excite ma curiosité. Pour la comprendre, je propose de m’attarder d’abord à l’usage biblique de celle-ci et ensuite à la façon dont les Pères et les exégètes l’ont comprise. Dans la littérature de l’époque, l’expression πνεύματος ἁγίου est généralement utilisée pour décrire la puissance agissante de Dieu. Dans la LXX, cette expression traduit ( רוחruah), qui signifie « souffle », « vent » ou « esprit ». Dans la Bible hébraïque, la ruah est un agent de Dieu associé à son rôle de créateur15. La présence de ce souffle saint dans ce récit peut être comprise comme un indicateur d’une intervention créatrice de Dieu en cours. Dans un contexte messianique, πνεύματος ἁγίου peut permettre des liens intertextuels avec les prophéties d’Isaïe (11,216 ;42,717 et 61,118), qui annoncent un messie rempli du souffle/esprit de Dieu. Un regard sur l’ensemble de la tradition biblique permet de mieux comprendre cette expression. Les naissances miraculeuses accompagnées d’annonces angéliques, de rêves ou de phénomènes surnaturels ne sont pas inattendues pour les lecteurs de la Bible hébraïque. Isaac est né lorsque Abraham et Sarah étaient très vieux (Gn 18,10-11) ; Joseph est né de Rachel alors qu’elle était stérile (Gn 30,22-23) ; Samson R. E. Brown 1993, 124-125. Gn 1,2 ; Job 26,12-13 ; 33,4 ; 104,3 ; Is 32,15 ; Ps 33,6 ; 104,27-31 ; 2 Bar 21,4. 16 Des textes juifs composés avant et après Mt font allusion à Is 11,2 et au rôle de l’esprit dans la promesse d’un messie davidique : 1 En. 49,3-4b ; Pss. Sol. 17,3543 ; 1QSb ; 4QTLevia ; T. Levi 3,2 and T. Levi 18,7. 17 Is 42,1-9 présente un serviteur qui reçoit l’esprit du Seigneur pour apporter la justice aux nations, ouvrir les yeux des aveugles et libérer les prisonniers. 18 En Is 61,1-3, le messie davidique est oint par l’esprit de Dieu pour apporter la bonne nouvelle aux opprimés, donner la liberté aux captifs et proclamer une année jubilaire. 14
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3. UN RÉCIT DE L’ORIGINE DE JÉSUS (1,18-25)
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est aussi né d’une mère stérile (Jg 13,1-25) ; idem pour Samuel (1 Sam 1). Des textes rabbiniques décrivent les naissances miraculeuses de personnages comme Noé, Moïse et Élie. Comme le dit Norman Whybray : « Miraculous births may be said to be part of the basic narrative pattern of the Old Testament account of Israel’s origins19. » Malgré ce topos littéraire, il n’y a aucun récit de conception virginale dans la tradition vétérotestamentaire. Dans un passage marqué par l’antisémitisme, Jean Chrysostome prétend que l’idée d’une conception virginale est difficile à envisager dans la tradition juive : Si Joseph même, quoique si saint et si juste, a besoin de tant de preuves pour croire cette merveille ; s’il faut qu’un ange lui parle, qu’il ait des révélations durant la nuit, qu’il soit rassuré par le témoignage des prophètes ; comment les Juifs si aveugles, si corrompus, et si déclarés contre Jésus-Christ, eussent-ils pu se rendre à cette vérité ? Une merveille si rare et si inouïe dans toute l’Antiquité les aurait jetés sans doute dans un trouble étrange20.
La formulation du v.18 ne va pas dans les détails du « comment » de la conception de Jésus. Ce blanc a suscité la curiosité et la réponse des lecteurs. Dès le deuxième siècle, avec le Protévangile de Jacques, on retrouve une première réécriture du récit de la naissance de Jésus, qui vise à combler ce blanc textuel. L’objectif même du Protévangile semble être de proposer un récit où la conception virginale est clairement décrite21. Cette insistance provient probablement de l’ambiguïté à ce sujet en Mt 1-2 et en Lc 1-2. Léon Morris montre bien que ce ne sont pas les mots du texte de Mt 1,18, mais bien les présupposés antérieurs à la lecture qui influent sur la compréhension de ce verset : « he does not speak explicitly of the virginal conception ; that, too, he evidently presumes is known22. » Ce commentaire illustre bien un problème épistémologique important. Morris affirme qu’il connaît les présupposés de l’auteur de Mt et, par hasard, ils sont les mêmes que les siens ! Cette citation démontre bien que, d’une part, il n’est pas explicitement question de virginité dans ce verset et que, d’autre part, ce blanc est comblé par les présupposés R. N. Whybray 1995, 71. J. Chrysostome 2012, 3e homélie, 26. 21 Dans ce récit, la conception de Jésus se fait par l’oreille de Marie lorsqu’elle écoute l’ange. Plus tard dans le récit, la sage-femme invite une certaine Salomé à constater la virginité de la jeune mère. Lorsqu’elle toucha l’intimité de Marie, un feu brûla la main intrusive de Salomé. Protoévangile de Jacques, chapitre 20. 22 L. Morris 1992, 26. 19 20
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des lecteurs. De même, Élian Cuvillier affirme, sans argumentation, que le motif de la naissance virginale en Mt 1,18-25 est connu des destinataires23. Il est pourtant impossible de connaître les présupposés des destinataires alors que les spécialistes ne s’entendent pas sur l’identité de l’auditoire d’origine de cet évangile. La stratégie de lecture employée par Moris et Cuvillier est de combler un blanc textuel en supposant que leurs interprétations sont les mêmes que celles des destinataires d’origine. Bien entendu, je ne prétends pas être sans présupposés. Ma propre lecture du v.18 consiste à souligner son effet en gardant l’ambiguïté de ce verset. Pour moi, ce verset est volontairement vague et laisse une marge interprétative aux lecteurs tout en soulignant la présence divine en Jésus dès sa conception. Selon cette perspective, le narrateur rassure les lecteurs en évoquant le fait que, même si Joseph n’est pas le père, la grossesse irrégulière de Marie doit être vue comme une partie du plan divin. La lecture de ἐκ πνεύματος ἁγίου indique que Dieu est engagé par son souffle/esprit dans la conception de cet enfant, mais cette expression garde une ambiguïté qui ne fait pas explicitement référence à une conception virginale ou miraculeuse24. 3.2 Joseph étant juste (1,19) Ἰωσὴφ δὲ ὁ ἀνὴρ αὐτῆς, δίκαιος ὢν καὶ μὴ θέλων αὐτὴν δειγματίσαι, ἐβουλήθη λάθρᾳ ἀπολῦσαι αὐτήν. (1,19) Joseph, son homme/mari, étant juste et ne voulant pas l’exposer publiquement, décida de se séparer d’elle secrètement. Ἰωσὴφ δὲ ὁ ἀνὴρ αὐτῆς Le début du verset confirme que Joseph est bien considéré comme l’époux de Marie25. Désigner Joseph comme l’époux de Marie n’est pas sans conséquence pour la perception de sa masculinité. Ce n’est pas Marie qui est sa femme, mais Joseph qui est son homme. Joseph est caractérisé par sa relation avec Marie. Cette façon de le désigner contraste avec la majorité des récits bibliques qui qualifient les É. Cuvillier 2011, 286. M.-J. Lagrange 1948, 10. 25 Dans la Septante, « ὁ ἀνὴρ αὐτῆς » est une façon courante de désigner le mari d’une femme. La suite de la lecture montrera qu’avec ce verset, le texte passe d’un point de vue offert par un narrateur omniscient à la vision particulière du personnage de Joseph. 23 24
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femmes à partir de leur relation avec un homme. Au verset précédent, Marie n’était pas désignée par son lien avec Joseph, mais par son rôle de mère. δίκαιος ὢν καὶ μὴ θέλων αὐτὴν δειγματίσαι, ἐβουλήθη λάθρᾳ ἀπολῦσαι αὐτήν. Joseph est qualifié de δίκαιος, mais le texte n’explique pas ce que signifie cette expression. Depuis les Pères de l’Église, les lecteurs de ce texte ont relevé une tension entre le fait que Joseph est qualitié de « juste » (δίκαιος) et son désir de se séparer secrètement de Marie. R. Bulbeck cite Eusèbe, Basil et Chrysostome pour montrer que ce verset pose problème26. Eusèbe : « Comment Joseph fut-il juste s’il veut cacher ce qu’il se passe contre la Loi27 ? » Basil : « Ce n’est pas la marque d’un homme juste de cacher un crime en gardant le silence28. » Chrysostome : « Comme d’une part il aurait cru violer la Loi en la retenant chez lui, et que de l’autre la déshonorer et l’appeler en jugement, c’était l’exposer à la mort, il ne fait ni l’un ni l’autre, mais il tient une conduite qui est déjà bien supérieure à la Loi ancienne29. »
Deux questions sont importantes dans la compréhension de la structure de la phrase du v.19. Est-ce que δίκαιος est un adjectif causal (parce qu’il est juste) ou un adjectif de concession (malgré qu’il soit un homme juste) ? Est-ce que le καὶ agit comme conjonction de coordination copulative (et) ou adversative (mais) ? La façon de répondre à ces questions oriente les lecteurs vers l’une ou l’autre des interprétations possibles. L’interprétation classique est de comprendre que Joseph est juste parce qu’il suit la Loi30 et qu’il veut divorcer de sa femme à cause de R. Bulbeck 1948, 299-300. Eusèbe, MPG, 22, 884 C. Cité par R. G. Olender 2008, 110. 28 Basile, Contra Sabellium, MPG 31, 1465 A. Cité par R. G. Olender 2008, 110. 29 J. Chrysostome 2012, 4e homélie, 35-36. 30 Il s’agit de la position adoptée par la majorité des exégètes. D. Hill 1967, 124 ; A. Tosato 1979 ; B. Przybylski 1980, 101-102 ; R. E. Brown 1987, 482492 ; L. Morris 1992, 27-28 ; C. L. Blomberg 1992, 58 ; R. E. Brown 1993, 127128 ; E. D. Freed 2001, 48 ; P. Bonnard 2002, 20 ; W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 203 ; R. D. Aus 2004, 44 ; R. T. France 2007, 51 ; D. L. Turner 2008, 65-66 ; P. Lefebvre 2012, 93-94. 26 27
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l’apparence d’adultère31. Or, la Loi ne prescrit pas le divorce, mais la lapidation lorsqu’il y a adultère : Dt 22,20-2932. En Mt 1,18-23, la décision de Joseph ne suit pas cette loi. Il serait donc illogique de comprendre qu’il est juste au sens qu’il suit la Loi. Pour justifier cette interprétation, plusieurs commentateurs affirment que la lapidation n’était plus pratiquée au premier siècle33. Cependant, aucun texte de l’époque n’affirme que le divorce était la conséquence d’un adultère commis par une femme fiancée34. Ulrich Luz remarque que la connexion entre les deux participes δίκαιος (étant juste) et μή θέλων (ne voulant pas) se fait avec καί35. Cette interprétation de la justice de Joseph nécessite une conjonction de coordination qui souligne la discontinuité, ce qui n’est pas le cas ici. Le « καί » plaide donc en faveur du rejet de cette interprétation. Une deuxième interprétation classique est de comprendre que Joseph est juste parce qu’il ne veut pas répudier publiquement Marie par compassion pour elle et son enfant36. Joseph savait que la Loi exigeait la lapidation, mais il a décidé de ne pas appliquer celle-ci par sensibilité envers sa femme et son enfant. Ainsi, la justice qui est promue est de ne pas interpréter la Loi de façon stricte. Cette hypothèse respecte mieux la construction de la phrase avec une conjonction de coordination. Divers récits en Mt permettent aussi de c omprendre la 31 Bien que le texte de Mt ne révèle pas explicitement que Joseph croit sa femme coupable d’adultère, l’intrigue de cette péricope fonctionne bien avec cette déduction. Le Protévangile de Jacques, une réécriture des récits de Mt 1-2 et de Lc 1-2, indique, au chapitre 13, que Joseph soupçonne Marie d’adultère : « Qui m’a trompé ? Qui a fait ce mal dans ma maison ? Qui a captivé et séduit la vierge ? » Justin 2003 souligne, au IIe siècle, que Joseph croit que l’enfant provient d’une relation illicite (porneia) dans Dialogue avec Tryphon (78,3). R. Bulbeck 1948, 296 indique que c’est aussi le cas pour Ambroise, Augustin et Chrysostome. Il en va de même dans le commentaire de Mt 1,19 de l’Opus Imperfectum 2010, 27. 32 « Sexual intercourse with a betrothed woman was treated like adultery ; both parties were to be stoned to death (Dt 22.23-24). » R. Williams 2002, 114. « Si une jeune fille vierge est fiancée à un homme, et qu’un autre homme la rencontre dans la ville et couche avec elle, vous les amènerez tous les deux à la porte de cette ville, vous les lapiderez et ils mourront : la jeune fille, du fait qu’étant dans la ville, elle n’a pas crié au secours ; et l’homme, du fait qu’il a possédé la femme de son prochain. Tu ôteras le mal du milieu de toi » (Dt 22,23-24). 33 Par exemple, J. McHugh 1975, 165. 34 C. Spicq 1964, 206-209 ; R. Pesch 1967, 91 ; J. Schaberg 1987, 47-51. 35 U. Luz 2007, 95. 36 C’est ce qu’affirment C. Spicq 1964, 206-214 ; A. Paul 1968, 61-68 ; W. F. Albright, C. S. Mann 1971, 30-31 ; F. W. Beare 1982, 68 ; D. E. Garland 1993, 22-23 ; C. S. Keener 1999, 93 ; R. Schnackenburg 2002, 19 ; B. Byrne 2004, 23 ; M. Warner 2005, 22-23, U. Luz 2007, 95.
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justice d’une façon autre que l’interprétation stricte de la Loi. En critiquant cette interprétation, Justin Glessner souligne qu’un geste de pitié ou de compassion envers quelqu’un révèle une position de force37. La séparation voulue par Joseph, bien que secrète, n’est donc pas nécessairement un geste altruiste. Elle montre le rapport de force inégal entre les deux. En effet, si Joseph exécute son plan, Marie – enceinte et sans époux – sera dans une position plus que précaire. Certains commentateurs, comme J. P. Meier, tentent de concilier les deux premières options en même temps38. Ainsi, il affirme : « He wishes to show loyalty and kindness to Mary, yet he must satisfy the requirement of the Law not to countenance adultery [… Joseph] seeks to satisfy both aspects by divorcing Mary privately39. » Cette perspective ne règle pas la question puisque Joseph ne respecte pas la Loi concernant l’adultère et qu’il ne protège pas Marie ni son enfant de façon adéquate. Une troisième posture interprétative classique est de comprendre que Joseph est juste parce qu’il sait que Jésus a été conçu par l’Esprit saint et qu’il ne veut pas se faire passer pour le père de l’enfant. Il fait preuve d’un respect empreint d’une crainte légitime envers Dieu qui a choisi sa femme pour son plan de salut40. Cette position est difficile à tenir puisque rien dans le texte n’indique que Joseph possède cette information avant l’annonce de l’ange au v.20. Une stratégie de lecture empruntée par plusieurs exégètes est de comprendre ce verset à la lumière de la justice dans le reste de l’Évangile selon Matthieu. Ainsi, Joseph est le premier exemple d’une plus grande justice que l’interprétation légaliste de la Loi. L’important n’est pas d’être juste au regard du monde, mais de suivre la volonté de Dieu. En ce sens, Joseph anticipe la façon dont Jésus se positionnera au sujet de cette question. Robert Olender donne cet exemple : « The statement regarding Joseph’s righteousness in Matt 1:19 and J. Glessner 2014, 203. J. P. Meier 1990, 7 ; R. E. Brown 1993, 127 ; S. Légasse 1998a, 369-371 ; J. Miller 1999, 16 ; D. L. Turner 2008, 65 ; R. G. Olender 2008, 107. 39 J. P. Meier 1990, 7. 40 Position détaillée par X. Léon-Dufour 1965, 80-81. Il s’appuie sur les témoignages d’Eusèbe, d’Éphrem, du Pseudo Basile et du Pseudo Origène. Voir aussi K. Rahner 1957, 14-22 ; A. von Schlatter 1959, 13 ; P. Benoît 1961, 42 ; M. Krämer 1964, 26-33 ; A. Pelletier 1966, 67-68 ; J. Radermakers 1972, 36 ; C. Perrot 1976, 22-24 ; R. Laurentin 1982, 20 ; R. H. Gundry 1982, 21-22 ; I. de La Potterie 1988, 89-91 ; A. Calkins 1990, 165-177 ; A. Mello 1999, 68 ; Z. Angami 2012, 151-152. 37 38
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the exception clauses in Matt 5:32 and 19:9 each share a common relationship to Matthew’s concept of righteousness. Matthew 1:19 portrays Joseph as a man whose righteousness exceeds the Pharisees’ within the context of divorce in that his actions reflect justice, faithfulness, and mercy41. » Les exégètes42 qui proposent cette hypothèse utilisent une stratégie de lecture inverse à la lecture séquentielle qui guide mon interprétation. Un élément important qui n’est pas pris en considération dans les options présentées est qu’une répudiation discrète telle qu’elle est mentionnée à la fin du v.19 (ἐβουλήθη λάθρᾳ ἀπολῦσαι αὐτήν) n’est pas possible dans le contexte de l’époque. Simon Légasse signale que la lettre de divorce nécessite des témoins et parfois même un procès43. La grossesse de Marie et le fait qu’elle ne vit pas avec lui seraient d’ailleurs impossibles à cacher. John McHugh le confirme : « If Joseph had planned to keep the divorce secret in order to spare Mary’s reputation, it would have been a singularly inept plan, for anyone would have realized that the story was bound to come out very soon. Matthew could not possibly have expected his reader to think this44. » Simon Légasse et John McHugh montrent qu’ils ont fait l’expérience d’une non-fiabilité dans leur lecture de ce passage45. Ils soulignent la contradiction entre ce qui est affirmé dans la narration et ce qui est connu du contexte de l’époque. Lorsqu’elle est détectée, cette contradiction génère un effet de surprise qui permet de voir que l’épisode donne dans l’invraisemblable. Alors que les autres exégètes tentent de trouver une « solution » pour régler l’incohérence qu’ils ont perçue, Légasse souligne justement l’aspect insoluble de ce problème. Gérard Claudel signale aussi cette impossibilité en indiquant que Joseph est un personnage modèle pour le lecteur : Concrètement, l’attitude ici attribuée à Joseph est impossible sur le registre matrimonial, c’est celle que le narrateur voudrait voir abandonnée par son lecteur modèle. Celui-ci en effet, est apparemment tenté de R. G. Olender 2008, 13. Voir aussi M. Warner 2005,18-32. W. Carter 2000a, 67-68 présente aussi Joseph comme un exemple de la miséricorde et de la justice requises des personnes qui veulent suivre Jésus (Mt 5,7 ; 9,13 ; 12,7). Selon R. Carlson 2007, 438, Joseph personnifie la justice qui ose transgresser la Loi. La suite de Mt provoque donc une relecture de Mt 1,19. 43 Mt 19,7 montre que le rédacteur de Mt est au courant de cette procédure. S. Légasse 1998a, 369-372. 44 J. McHugh 1975, 165-166. 45 Voir la présentation du concept de non-fiabilité dans une interprétation orientée vers la réponse du lecteur à la section 1.3.4. 41 42
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v ouloir mettre un terme, dans la dignité et la discrétion à toute cette affaire Jésus, qui, en raison de ses développements et orientations actuels, le plonge dans le doute46.
Ainsi, Claudel montre que l’identification à Joseph est un effet possible sur les lecteurs. Comme ce personnage, à ce moment de la lecture, j’ai des doutes concernant les origines de Jésus. En lisant cet épisode du point de vue de Joseph, je peux éventuellement avoir confiance en la révélation qu’il reçoit du Seigneur. Umberto Eco souligne le fait que, souvent, les attentes du lecteur sont suggérées par la description des situations explicites d’attente, souvent angoissées, d’un personnage47. Ici, le dilemme de Joseph devient celui des lecteurs. La justice attribuée à Joseph est une qualité qui, comme lecteur, m’invite à l’admirer, à m’identifier à lui et à me poser des questions similaires. Toutefois, comme lecteur, je ne suis pas tout à fait dans la même position que Joseph. Il y a un écart entre les informations connues des personnages de ce récit et celles communiquées aux lecteurs sur le plan du discours. Une ironie dramatique au sujet de l’origine de l’enfant se développe à la lecture du v.19 parce que, comme lecteur, je possède des informations que le personnage de Joseph n’a pas48. Cette ironie crée un suspense qui m’engage dans le récit49. Je sais, depuis le v.18, que l’enfant vient d’un esprit/souffle saint, alors que Joseph ne le sait pas. Cette information me permet de voir les éléments inadéquats du plan de Joseph. Sa réaction (ἐβουλήθη λάθρᾳ ἀπολῦσαι αὐτήν) sous-entend qu’il n’est pas le père de l’enfant et qu’il doit se séparer de Marie. Comme lecteur, je détiens un savoir différent puisque le narrateur m’a déjà révélé que l’enfant a une origine divine. Je suis donc invité à résister à un plan qui laisserait Marie et son enfant dans une position difficile. La situation de vulnérabilité de Marie et de son enfant génère un effet d’empathie, qui favorise mon identification à ces personnages. Le v.19 utilise des mots exprimant la volonté de Joseph : μὴ θέλων (« ne voulant pas »), ἐβουλήθη (« décida »). Ces expressions engendrent un effet de suspense. Est-ce que ces décisions seront G. Claudel 2011, 353. U. Eco 1985, 145. 48 Voici la définition de l’ironie dramatique selon R. Fowler 1991, 164 : « the reader perceives an incongruity between what is happening in the story and what is happening in the reader’s understanding of the story, thanks to the reader’s experience of the narrator’s discourse. » 49 J. Glessner 2014, 200. 46 47
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bonnes ? Qu’est-ce qui va arriver ? Est-ce que Joseph va se séparer de Marie ? Est-ce que l’affaire va rester secrète ? Marie sera-t-elle exécutée pour adultère ? Qu’est-ce qui va arriver à l’enfant qu’elle porte ? Cette tension dramatique m’incite à avancer dans le récit pour trouver des réponses aux questions soulevées. 3.3 Un ange du Seigneur lui apparut (1,20) ταῦτα δὲ αὐτοῦ ἐνθυμηθέντος ἰδοὺ ἄγγελος κυρίου κατʼ ὄναρ ἐφάνη αὐτῷ λέγων· Ἰωσὴφ υἱὸς Δαυίδ, μὴ φοβηθῇς παραλαβεῖν Μαρίαν τὴν γυναῖκά σου· τὸ γὰρ ἐν αὐτῇ γεννηθὲν ἐκ πνεύματός ἐστιν ἁγίου. (1,20) Mais, ayant considéré ceci, et voici qu’un ange/messager du Seigneur lui apparut en songe disant : « Joseph, fils de David, ne craint pas de t’unir/prendre chez toi Marie, ton épouse : car ce qui a été engendré en elle vient d’un esprit/souffle saint/séparé. » ταῦτα δὲ αὐτοῦ ἐνθυμηθέντος (1,20) Le pronom démonstratif ταῦτα permet de me remémorer le projet que Joseph a exposé au v.19, c’est-à-dire se séparer secrètement de Marie. J’ai déjà souligné les incohérences de ce projet potentiellement dangereux pour Marie et son enfant. Le participe aoriste ἐνθυμηθέντος signifie « considérer » ou « réfléchir ». Ce temps de verbe indique que Joseph avait déjà décidé du plan à adopter, ce qui a été raconté au verset précédent. L’usage de ce participe m’invite aussi à la réflexion sur l’ensemble de ce qui a été présenté depuis le v.18. Ce délai augmente la tension ressentie, en particulier à cause de la posture empathique, que j’ai prise au verset précédent, par rapport à Marie et à son enfant, qui sont dans une position potentiellement dangereuse. ἰδοὺ ἄγγελος κυρίου (1,20) L’interjection ἰδοὺ marque un effet de réalisme qui suscite mon attention. Elle favorise la visualisation mentale puisqu’elle est associée au champ lexical de la vision. Elle est employée fréquemment par la LXX dans des contextes d’apparitions angéliques, de théophanies ou d’annonces de naissance50. Lire ce mot stimule la curiosité. Qu’est-ce qu’il me sera donné de voir ? Par exemple, en Gn 16,11 ; 28,12 ; Ex 3,2 ; 23,20 ; 32,34 ; Nb 20,16 ; 22,32 ; Jg 13,3 ; 1 R 19,5 ; 2 R 19,35 ; Is 37,36 ; Za 2,3. 50
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Le mot suivant répond à ma curiosité en me proposant de voir un ἄγγελος. Cette expression, qui peut être traduite par « un messager » ou « un ange », nécessite quelques explications. Dans la littérature biblique, elle peut référer à une entité humaine ou divine qui permet une transmission d’informations. Est-ce que le récit me met en présence d’un message humain ou divin ? Le mot suivant aide à répondre à cette question. Κυρίου, comme génitif de ἄγγελος, indique qu’il s’agit d’un représentant du Seigneur. Dans la LXX, ἄγγελος κυρίου exprime le respect de la transcendance de Dieu51. Pour ne pas lui attribuer des traits trop humains, plusieurs récits vétérotestamentaires préfèrent désigner la divinité par cette expression52. Il est alors difficile de distinguer entre Dieu et celui qui le représente. Avec cette information, je peux maintenant revenir au mot « ἰδοὺ » pour me représenter visuellement cet ange du Seigneur. Par ailleurs, puisque la fonction première d’un ἄγγελος est de livrer un message, je peux m’attendre à passer du visuel à l’auditif pour entendre un message divin livré à Joseph. κατʼ ὄναρ ἐφάνη αὐτῷ λέγων· (1,20) Avant l’expression κατʼ ὄναρ ἐφάνη, je pouvais penser que l’ange du Seigneur était présent devant Joseph en plein jour. Kατʼ ὄναρ m’indique de revenir en arrière pour ajuster ma compréhension puisqu’il s’agit d’un rêve. Cette ambiguïté vision/rêve rappelle le récit de l’alliance entre Dieu et Abraham, où ce dernier a une (מחזה, machazeh) « vision » (Gn 15,1) alors qu’il est dans un (תרדמה, tardemah) « sommeil profond » (Gn 15,12). Les récits vétérotestamentaires emploient les songes comme un mode de révélation divine : par exemple, les songes de Joseph et de Jacob en Gn (37,5 ; 40,8-9.16 ; 41,15.17) ou l’interprétation des rêves de Daniel53. De plus, le prophète Joël (3,1) annonce que les vieillards auront des songes à l’approche du jour du Seigneur. D’ailleurs, en général, au Proche-Orient ancien ainsi que dans la culture gréco-romaine, les rêves étaient des circonstances opportunes 51 Pour plus de détails sur les traditions bibliques et extrabibliques au sujet de l’Ange du Seigneur, voir : K. A. Bendoraitis 2015, 23-35. 52 Par exemple : Gn 16,7-13 ; 21,17 ; 22,11-14 ; Ex 3,2-4 ; Jg 6,12-14 ; Os 12,4 ; Is 63,9. Voir G. Kittel 1984, 77. 53 Sur le rapport entre le rêve de Joseph en Matthieu et ceux de Joseph en Genèse, voir R. Gnuse 1990, 97-120. W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 2017 signalent aussi des textes extrabibliques qui utilisent des songes dans le récit de la naissance de Moïse.
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pour accéder au monde du divin54. Par contre, le livre du Deutéronome (13,3.5) et celui de Jérémie (23,28.32 ; 29,8) avertissent leurs lecteurs des mensonges potentiels reliés aux prophéties reposant sur des rêves et à l’importance de bien discerner ce qui vient du Seigneur. En lisant ce récit du songe de Joseph, je suis donc conscient que ce type de révélation ne donne pas automatiquement accès à la réalité divine. La lecture de ἐφάνη m’incite encore à me représenter l’ange du Seigneur qui « apparaît » au cours de ce récit. Avec le participe présent λέγων, je suis invité à passer de la représentation visuelle à l’écoute de ce qui sera dit. Que va-t-il dire ? Ἰωσὴφ υἱὸς Δαυίδ (1,20) L’expression υἱὸς Δαυίδ est associée ici à Joseph, alors qu’elle a été utilisée au v.1 par rapport à Jésus. Cette expression me permet de revisiter non seulement ce premier verset, mais toute la généalogie. Mt 1,1 semble indiquer que l’objectif de la généalogie est de montrer comment Jésus Christ est fils de David et fils d’Abraham. J’ai souligné, dans la lecture séquentielle du v.16, que le lien entre les personnages de la généalogie et Joseph est bien établi, mais que le hiatus généalogique entre Joseph et Jésus pose problème. Lire à nouveau que Joseph est fils de David au v.20 accentue la surprise ressentie lors de la lecture du v.16 et la question de la filiation davidique problématique de Jésus. μὴ φοβηθῇς (1,20) Ma réponse au mot φοβηθῇς est de me rappeler les récits bibliques qui associent la peur aux rêves et aux visions divines55. Pour les lecteurs qui pensent que Joseph connaissait déjà l’origine de Jésus, cette crainte est aussi un respect du divin56. Pour les lecteurs qui, comme moi, pensent que Joseph soupçonne Marie d’adultère57, cette peur tire son origine du danger que représente une femme ayant commis l’adultère pour l’honneur des mâles de sa famille. D. S. Dodson 2002, 39-52. Genèse 15,1 raconte qu’Abram a peur lorsqu’il a une vision lors de laquelle Dieu l’informe de sa nombreuse descendance. Il en va de même pour les récits concernant Hagar en Gn 21,17, Isaac en Gn 26,24, Josué en Jo 8,1 et Gédéon en Jg 6,23. 56 Par exemple, Z. Angami 2012, 164. 57 Selon A. Calkins 1990, 165-166, ce présupposé est présent dans les textes anciens suivants : le Protévangile de Jacques, le Dialogue avec Tryphon de Justin et dans les écrits d’Ambroise, d’Augustin et de Chrysostome. 54 55
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παραλαβεῖν Μαρίαν τὴν γυναῖκά σου· (1,20) Ces mots indiquent que, selon la perspective de l’ange, Joseph avait peur de prendre chez lui Marie, son épouse. L’effet de ces mots est de rappeler le verset précédent. En effet, le contenu de la révélation de l’ange s’oppose au plan de Joseph. Ces mots de l’ange permettent de comprendre que ce plan était causé par la peur de Joseph. L’ange l’invite à aller au-delà de cette crainte. Joseph est invité à prendre Marie chez lui au lieu de s’en séparer. Je ressens la tension entre le plan de Joseph et les paroles de l’ange. Que va-t-il arriver ? Certains exégètes cités précédemment décrivent le plan de Joseph comme un geste positif de compassion. La lecture de ce verset me permet de revenir au v.19 pour revisiter les éléments qui ne fonctionnaient pas dans ce plan et ajuster ma réponse à la « justice » et au plan de Joseph. L’opposition entre le plan de Joseph et celui de l’ange m’invite à choisir entre les deux. La caractérisation positive de Joseph au v.19, qualifié de « juste », est maintenant contrebalancée par l’attitude de peur qui lui est attribuée par l’ange. Est-ce que la « justice » de Joseph était ironique ? La suite de l’histoire me permettra de l’apprendre. Si c’est motivé par la peur qu’il met en place son plan, alors je n’aurai d’autre choix que de considérer que l’ange m’invite à voir Joseph comme l’opposé de la qualité « juste » qui lui a été attribuée. Que va-t-il se passer ? τὸ γὰρ ἐν αὐτῇ γεννηθὲν ἐκ πνεύματός ἐστιν ἁγίου. (1,20) La conjonction γὰρ présente la raison évoquée par l’ange pour que Joseph change son plan : ce qui est en elle vient d’un esprit/souffle qui est saint. Ce passage ne donne pas encore à Jésus le statut d’enfant puisqu’un pronom démonstratif neutre est employé pour le désigner. L’ange du Seigneur révèle à Joseph ce que je sais déjà depuis le v.18 : ce qui est en Marie vient d’un esprit/souffle saint. Par contre, la formulation est légèrement différente. Le segment Πνεύματός ἐστιν ἁγίου insiste sur le fait que l’esprit ou le souffle à l’origine de cet enfant est saint58. Cette formulation peut laisser entendre que, pour Joseph, cet enfant provient d’un souffle/esprit qui n’est pas saint59. 58 Cette formulation fait penser à l’usage des mots « esprit saint » dans les manuscrits de la mer Morte. « The full form “Holy Spirit” occurs more than forty times in the Dead Sea Scrolls, though often meaning no more than “spirit of holiness” (as opposed to a spirit of wickedness) or the holy spirit of a righteous individual. » C. A. Evans 2012, 41. 59 Ce questionnement au sujet de l’esprit en Jésus reviendra dans la suite de l’évangile. Ses adversaires l’accusent de réaliser des exorcismes au nom du chef des démons (Mt 9,32-34).
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L’ange n’explicite pas la manière dont a été engendré Jésus, mais affirme simplement qu’il est d’une origine sainte. Tout comme dans le v.18, les détails de la conception de l’enfant ne sont pas donnés. Ce blanc a permis aux lecteurs de s’imaginer la scène de diverses façons. La similarité entre le v.18 et le v.20 montre le rapprochement entre le point de vue de l’ange et celui du narrateur. Comme lecteur, je me sens incité à adopter leur point de vue idéologique. La raison évoquée pour justifier les actions demandées à Joseph confirme à nouveau l’opposition entre les paroles de l’ange et la résolution de Joseph au v.19, que j’ai déjà soulignée. Cette opposition est utilisée par Élian Cuvillier pour interpréter la « justice » de Joseph du verset précédent. Il affirme que la justice de Joseph tient au fait qu’il agit avec droiture et qu’il est fidèle à la Loi. Toutefois, Cuvillier affirme que l’obéissance de Joseph est un obstacle à la volonté de Dieu60. La justice de Joseph est donc en opposition avec la justice demandée par Dieu. Alors que la plupart des exégètes présentent la justice de Joseph comme une qualité positive, la lecture attentive du texte dans sa séquence m’amène à répondre d’une façon similaire à Cuvillier. Le changement de perspective qui est demandé par l’ange à Joseph m’est aussi offert à moi en tant que lecteur. Vais-je accepter de repenser ma propre façon de concevoir la justice ? Le message de l’ange a aussi un effet sur la masculinité de Joseph. Dans la culture biblique, l’homme est le chef de famille qui doit prendre les décisions concernant les femmes et les enfants qui dépendent de lui. Par son message, l’ange demande à Joseph non seulement de renoncer à son plan initial, mais aussi de renoncer à sa prérogative décisionnelle de chef familial. Cette parenthèse explicative de l’ange retarde le déroulement de l’action et fait ainsi augmenter la tension. Est-ce que Joseph changera d’idée pour adopter la perspective de l’ange ? 3.4 Il sauvera son peuple de ses péchés (1,21) τέξεται δὲ υἱόν, καὶ καλέσεις τὸ ὄνομα αὐτοῦ Ἰησοῦν· αὐτὸς γὰρ σώσει τὸν λαὸν αὐτοῦ ἀπὸ τῶν ἁμαρτιῶν αὐτῶν. (1,21) Elle va enfanter un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus, car il sauvera son peuple de ses péchés. « Avec Joseph, c’est la figure d’un dikaios qui obéit, mais dont l’obéissance n’est pas suffisante. » É. Cuvillier 2011, 295. 60
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τέξεται δὲ υἱόν (1,21) Cette parole peut avoir un effet rassurant. Selon le message de l’ange, malgré la situation précaire de Marie, l’enfant qu’elle porte va naître. À ce moment de la lecture, je ne connais pas encore les détails du dénouement de l’intrigue, mais je développe l’attente qu’il y ait une fin heureuse. Avec υἱόν, le personnage de Joseph sait maintenant que l’enfant sera un garçon, ce que le texte avait révélé aux lecteurs au v.1. καὶ καλέσεις τὸ ὄνομα αὐτοῦ Ἰησοῦν· (1,21) Le verbe καλέσεις à la deuxième personne du singulier indique que l’ange révèle à Joseph le nom à donner à l’enfant, un geste habituellement réservé au père d’un enfant. Ainsi, ce n’est pas Joseph qui choisit le nom du fils de Marie. C’est le messager divin qui indique à Joseph de donner à l’enfant le nom de Jésus. Cela influence le portrait de la masculinité de Joseph. Il a déjà reçu des ordres concernant son union avec sa femme. Maintenant, il en reçoit au sujet du fils de son épouse. L’ange remet en question son autorité familiale. Est-ce que Joseph va suivre son plan personnel et répudier la mère et le fils ou, au contraire, va-t-il se soumettre au messager divin, quitte à ne pas être celui qui prend les décisions les plus importantes concernant sa propre famille ? Ce rôle devrait pourtant lui revenir en tant que mari. La tension entre le plan de Joseph et celui de l’ange continue à grandir. Cette tension fait croître ma curiosité de connaître la suite. Le nom attribué à l’enfant me permet de réaliser une rétrospective. Il confirme que l’enfant en Marie est bien le personnage annoncé dès le premier verset comme Christ, fils d’Abraham et fils de David. C’est lui qui a été présenté comme l’accomplissement de l’histoire d’Israël dans la généalogie. Le récit qui a commencé au v.18 est donc bel et bien celui de ses origines. La formulation employée dans ce verset m’invite à établir un parallèle avec l’annonce de la naissance d’Isaac. En effet, Mt 1,21 et la version de la LXX de Gn 17,19 ont plusieurs mots en commun : τέξεται ainsi que υἱόν καὶ καλέσεις τὸ ὄνομα αὐτοῦ. Il y a aussi un parallèle possible entre les groupes de personnages : Dieu, Abraham, Sarah et Isaac, et l’ange, Joseph, Marie et Jésus. Le fait que Joseph et Abraham soient tous deux associés à la justice (Mt 1,19/Gn 5,6 ; 18,19 ; 24,27) et que Marie et Sarah donnent naissance dans des circonstances inhabituelles accentue aussi ce lien intertextuel. Ce parallèle avec le récit d’Abraham et de son fils Isaac me permet de revenir
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sur le titre et le début de la généalogie puisque ces personnages ont été présentés comme des ancêtres de Jésus. Les mots employés en Mt 1,21 dirigent aussi mon regard vers Is 7,14 puisque la fin de ce verset dans la LXX est identique à Mt 1,21 si on substitue Emmanuel à Jésus : τέξεται υἱόν καὶ καλέσεις τὸ ὄνομα αὐτοῦ ἐμμανουηλ. La correspondance entre Jésus et le signe de l’Emmanuel du livre d’Isaïe est ainsi introduite dans le récit des origines en Mt. αὐτὸς γὰρ σώσει τὸν λαὸν αὐτοῦ ἀπὸ τῶν ἁμαρτιῶν αὐτῶν (1,21) Cette phrase est ambiguë. À la lecture de celle-ci, je réagis de la même façon que Janice Capel Anderson, qui se demande : « When and how will Jesus save his people from their sins61 ? » Il y a trois éléments de ce verset qui sont polysémiques : 1) De quel peuple (λαὸν) s’agit-il ? 2) Quelles sont leurs fautes (ἁμαρτιῶν) ? 3) Comment Jésus sauve-t-il son peuple ? Les espaces d’indétermination de cette phrase m’amènent à remplir les blancs du texte. Le nom de Jésus lui est attribué pour une raison particulière : il sauvera son peuple de ses péchés. J’ai déjà signalé que l’étymologie du nom de Jésus évoque la fonction salvatrice de Dieu62. Or, l’explication de ce nom par l’ange renverse cette étymologie. Ici, ce n’est pas Dieu qui sauve, mais Jésus. Cette tension n’est pas nécessairement une opposition. Je peux comprendre que Dieu sauve par l’intermédiaire de Jésus, bien que cette nuance ne soit pas explicitée. Le v.21 indique clairement que Jésus est le sujet du verbe σώσει. À la lecture de cette phrase, une attente est créée. Est-ce que Jésus réussira à sauver son peuple ? Si oui, comment Jésus le fera-t-il ? Je vais lire la suite du texte pour voir si cette mission de salut s’accomplit63. Une proposition exégétique représentée par Davies et Allison est de voir dans ce peuple (λαὸν) une anticipation de l’ouverture aux nations J. C. Anderson 1994, 154. Jésus vient du nom hébreu ( יהושעyehoshua), qui signifie « Dieu est le salut » ou ( ישועyeshoua), qui veut dire « il va sauver ». Ce nom lie l’enfant qui va naître au personnage de Josué. 63 La plupart des exégètes tiennent pour acquis que la suite de Mt montre comment Jésus sauve son peuple de ses péchés, en particulier dans le récit du dernier repas de Jésus avec ses disciples. Cependant, la lecture attentive de K. J. McDaniel 2013, 3 montre que l’accomplissement de cette mission n’est jamais clairement representé. C’est en effet le seul endroit de l’évangile qui associe explicitement le salut et les péchés. 61 62
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(τὰ ἔθνη) de la fin de l’Évangile (28,19)64. Cette interprétation ecclésiale vise à inclure les futurs chrétiens de diverses origines ethniques dans « son peuple ». McDaniel montre que cette interprétation est un bon exemple d’effet de récence, c’est-à-dire que cette interprétation se fait à partir des éléments révélés à la fin du texte65. Cette stratégie de lecture, opposée à la lecture séquentielle, a le désavantage de saper tout effet de suspense ou de surprise qui pourrait être vécu par un lecteur. Pour McDaniel, l’attitude d’ouverture aux nations est une surprise qui survient dans la dernière phrase de Mt. Elle force les lecteurs à revisiter ce qu’ils ont compris durant leur lecture séquentielle. Cette stratégie narrative utilise ce que Gérard Genette appelle une paralipse : la « rétention d’une information logiquement entraînée par le type (de point de vue) adopté66 ». L’auteur, qui définit les informations directes données par la voix du narrateur, sait bien comment l’évangile va se terminer (une ouverture aux nations), mais l’énonciation du v.21 ne donne aucun indice sur la possibilité que le peuple change et soit plus inclusif que le peuple d’Israël. Il est naturel de comprendre que λαὸν réfère à Israël à ce moment de la lecture séquentielle, puisque λαός possède habituellement une connotation ethnique et géographique, et que le texte (1,1-17) traite spécifiquement de l’histoire d’Israël67. La description de Jésus comme Christ, fils de David, fils d’Abraham ainsi que l’ensemble de la généalogie montrent que Jésus est un membre du peuple d’Israël. L’idée d’un renouvellement du peuple de Dieu n’est pas encore présente dans le récit. Conséquemment, τὸν λαὸν αὐτοῦ représente, à ce moment, le peuple d’Israël. L’histoire de l’interprétation indique bien qu’un retournement de sens est possible à la lecture du reste de l’Évangile puisque plusieurs lecteurs voient l’Église comme le peuple sauvé par Jésus68. Le mot ἁμαρτιῶν est une expression vague qui peut signifier plusieurs types de fautes ou de péchés. Tout comme dans le cas du mot ambigu λαὸν, la stratégie interprétative que je privilégie est de revenir sur la généalogie pour préciser une façon de comprendre ἁμαρτιῶν. Plusieurs des ancêtres de Jésus nommés dans la généalogie sont reconnus pour leurs péchés. Le chapitre précédent a abordé, en particulier, des péchés de Juda W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 210. K. J. McDaniel 2013, 68-69. 66 G. Genette 1983, 44. 67 Cet avis est partagé par plusieurs exégètes comme J. Miller 1999, 28, U. Luz 2004, 119-137, B. Repschinski 2006, 248-267. 68 Par exemple : « The Christian community is the messianic people which had been saved through Jesus the messiah, who redeemed from their sins all those who repented and believed (Mt. 1.21). » R. Pesch 1994, 133. 64 65
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et de David. J’ai aussi montré que la généalogie souligne également la perte de l’autonomie politique associée à la déportation à Babylone. Les relectures deutéronomistes et prophétiques de l’exil à Babylone ont attribué cette catastrophe aux péchés du peuple69. Est-ce que Jésus va restaurer le peuple en le sauvant des péchés de ses ancêtres, en le sauvant des fautes qui l’ont mené à l’exil et à la soumission aux empires étrangers70 ? Dans les Écritures, Dieu sauve son peuple de l’Égypte et il le ramène de l’exil à Babylone. Cette phrase a donc des connotations politiques. La lecture de la généalogie et des récits vétérotestamentaires me permet de lever une partie de l’ambiguïté de Mt 1,21. Dans une lecture séquentielle de Mt 1-2, λαὸν réfère à Israël et ἁμαρτιῶν oriente mon attention vers les manquements évoqués par la généalogie. Cependant, l’énonciation de ce verset est volontairement ouverte, ce qui me permet de me questionner et de continuer la lecture pour voir si Jésus va vraiment sauver « son peuple » de ses « péchés » et comment il va le réaliser ce projet71. Ce verset est rarement commenté par rapport au dilemme de Joseph du v.19. Ritva Williams, dans sa réponse au texte, affirme que la présentation de Jésus comme sauveur du peuple est la motivation principale pour laquelle Joseph doit prendre soin de Marie et de son enfant72. Pour Williams, Joseph ne prend pas Marie chez luiparce qu’il croit qu’elle est encore vierge et que l’enfant a été conçu par Dieu, mais bien parce qu’il croit au message de l’ange qui affirme que le salut du peuple dépend de cet enfant. 3.5 Ils appelleront son nom Emmanuel (1,22-23) τοῦτο δὲ ὅλον γέγονεν ἵνα πληρωθῇ τὸ ῥηθὲν ὑπὸ κυρίου διὰ τοῦ προφήτου λέγοντος· (1,22) τέξεται υἱόν, καὶ καλέσουσιν τὸ ὄνομα αὐτοῦ Ἐμμανουήλ, ὅ ἐστιν μεθερμηνευόμενον μεθʼ ἡμῶν ὁ θεός. (1,23) Tout ceci est advenu afin que s’accomplisse le dire du Seigneur par le prophète disant : Voici, la jeune fille/vierge aura en elle et e nfantera Voir, par exemple, N. G. Piotrowski 2013, 33-54. C’est l’interprétation politique que fait W. Carter 2000b, 379-401 de ce verset, qui est habituellement interprété de façon morale ou religieuse. Pour un exemple d’interprétation religieuse et morale : W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 211. 71 Cette stratégie est appliquée par A. Myre 2005, 25, qui fonde sa compréhension du péché en Mt 1,21 sur le récit qui suit en Mt 2. Selon lui, ce chapitre illustre le fait que le péché est à la fois la cause et la réalité de l’oppression collective du peuple. Pour N. T. Wright 1992, 385-388, ce verset est capital puisqu’il permet d’interpréter le reste de l’Évangile. Selon lui, « sauver son peuple de ses péchés » est la vocation même de Jésus. 72 R. Williams 2002, 105-123. 69 70
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un fils, et ils appelleront son nom Emmanuel, ce qui veut dire « avec nous, Dieu ». τοῦτο δὲ ὅλον γέγονεν (1,22) La structure grammaticale m’invite à déterminer à quoi réfère l’expression τοῦτο ὅλον. Ces mots me demandent de revenir en arrière pour me rappeler « tout ceci ». Cette locution me permet d’abord de réentendre le contenu de la révélation angélique. De plus, elle me renvoie à l’ensemble du récit concernant les origines de Jésus et même à l’ensemble de la lecture qui a tracé un chemin d’Abraham jusqu’à Jésus. Τοῦτο δὲ ὅλον γέγονεν permet de produire une synthèse de ce qui précède. L’effet de ce verset est de confirmer que le récit tel qu’il est raconté précédemment fait partie du plan du Seigneur. ἵνα πληρωθῇ τὸ ῥηθὲν ὑπὸ κυρίου διὰ τοῦ προφήτου λέγοντος· (1,22) Le verbe πληρωθῇ évoque l’image de « rendre plein ». Il suggère une forme d’accomplissement. Ce mot m’invite donc à lire ce qui a été dit par le prophète pour voir comment les événements racontés dans ce récit peuvent accomplir les paroles du Seigneur. Qu’est-ce qui a été dit par le prophète ? Qui est le prophète par lequel le Seigneur a parlé ? Dans la tradition biblique, le simple fait d’évoquer un prophète peut amener à penser que le texte qui suivra pourrait comporter des éléments subversifs pour les autorités politiques et religieuses73. Le mot κυρίου a déjà été rencontré en association avec la source de la révélation à Joseph au v.20. La lecture séquentielle permet de relier le Seigneur à l’ange et au « dire » (τὸ ῥηθὲν) des prophètes. Mon attention est donc attirée sur la fonction similaire de l’ange et des prophètes : révéler le plan divin. Qui énonce cette phrase ? Le verset précédent était attribué au discours de l’ange du Seigneur dans le songe de Joseph. Puisque le texte ne signale pas de changement d’énonciateur, certains lecteurs placent les versets 1,22-23 dans la bouche de l’ange74. Ainsi, l’information de la citation prophétique est révélée à Joseph pour qu’il comprenne mieux l’origine de l’enfant. Par contre, la plupart des exégètes contemporains pensent que la citation d’accomplissement est livrée 73 « The prophets are a source of dangerous and destabilizing material about God’s purposes, which challenges the claims and interests of the political and religious elite and their theological legitimations. » W. Carter 2000a, 78. 74 Irénée de Lyon 2001 (Adversus hæreses 4, 23, 1) ; J. Chrysostome 2012, e 5 homélie, 41 ; T. Zahn 1922, 80 ; J. C. Fenton 1980, 79-82.
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dans un commentaire direct du narrateur au lecteur75. Une raison évoquée par Jean Miler est que « les anges n’ont pas coutume d’argumenter à partir de l’Écriture76. » L’autre raison est que les citations d’accomplissement en Mt sont toujours associées au narrateur. Cependant, dans ma lecture séquentielle, je n’ai pas encore accès à ces informations. Quelle que soit l’option privilégiée, l’effet est similaire : ce verset propose une interprétation divine des événements racontés77. Le contexte d’énonciation est trop peu pris en compte dans la recherche exégétique. Même si Mt 1,22-23 est attribué au narrateur, ces versets surviennent dans un contexte de songe et de révélation angélique. Ce style de révélations divines, couramment utilisé dans la littérature de cette époque, était reconnu pour être porteur d’une ambiguïté sur l’origine et la signification du message, qui doivent être interprétées avec attention78. Je suis donc invité à user de discernement dans l’interprétation du contenu de la révélation. ἰδοὺ (1,23) Le mot qui introduit les paroles du prophète est le même que celui qui a été employé au v.20 pour introduire la vision d’un ange du Seigneur. Ici encore, ce mot jouit d’une fonction phatique qui attire mon attention. Il donne aussi une touche de réalisme à ce qui sera évoqué. Ce mot m’indique que je pourrais imaginer visuellement quelque chose. ἡ παρθένος (1,23) Ce mot et son article évoquent une jeune femme en particulier. Ce terme est porteur d’une ambiguïté qui a intrigué les lecteurs de ce récit depuis Justin au IIe siècle79. Que signifie παρθένος ? 75 Par exemple : W. Rothfuchs 1969, 34-35 ; J. S. Hanson 1982, 1421 ; J. D. Kingsbury 1988 44 ; J. C. Anderson 1994, 154 ; P. Bonnard 2002, 21 ; M. J. J. Menken 2004, 120 ; É. Cuvillier 2005, 61-62 ; G. Stanton 2008, 205206 ; D. S. Dodson 2009, 142-146. 76 E. Lohmeyer 1958, 16 ; J. Miler 1999, 14 utilisent le même argument. 77 D. S. Dodson 2009, 152 souligne qu’il y a une convention littéraire dans la littérature gréco-romaine qui relie les rêves et les prophéties. 78 K. J. McDaniel 2013, 42-62. 79 Justin 2003, 293 : « Vous et vos didascales avez le front de prétendre qu’il n’est pas dit, dans la prophétie d’Isaïe Voici la vierge concevra, mais Voici la jeune fille concevra et enfantera un fils. Et vous interprétez la prophétie comme se rapportant à Ézéchias, qui fut votre roi. Je m’efforcerai donc, sur ce point aussi, de vous apporter brièvement la contradiction, en démontrant que la prophétie se rapporte à celui que nous confessons comme Christ. »
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Mon premier réflexe pour lever l’ambiguïté est de regarder l’emploi de ce terme dans la Septante. Dans le grec de la LXX, παρθένος est utilisé à 65 reprises et prend plusieurs significations80. La plupart des fois, il signifie « fille » sans plus de précisions lorsque ce mot traduit תּולה ָ ב. ְ La chasteté de ces filles semble aller de soi. Dans certains cas, παρθένος souligne la virginité. Par exemple, Lv 21,13 précise qu’un prêtre doit épouser une vierge. Gn 24,43 utilise παρθένος dans le contexte d’une jeune femme prête pour le mariage. Παρθένος est aussi utilisé dans le cas de femmes qui ont été violées, comme Dinah en Gn 34,3 ainsi que les femmes prises par des eunuques en Si 30,20. Cet usage va à l’encontre de la conception moderne de la virginité. La virginité est une construction sociale, c’est-à-dire que les conceptions de la virginité varient selon l’epoque, d’une culture à l’autre. Il faut donc faire attention de ne pas établir une analogie trop rapide entre le mot παρθένος et le mot français « vierge ». La définition générale proposée par J. H. Waldon pour παρθένος en Is 7,14 me semble juste : « an ostensibly reputable young girl who is past puberty and is, by default at least, still in the household of her father81 ». Une étude philologique du mot παρθένος ne suffit pas à lever l’ambiguïté82. Les communautés interprétatives des lecteurs et la théologie qu’ils portent jouent un rôle important dans la compréhension de ce mot83. Pour comprendre l’usage d’un mot, je dois m’intéresser à la façon dont il s’intègre il s’intègre dans le contexte littéraire de ce récit. Pour l’instant, le nom commun παρθένος évoque une jeune femme. Qui est la παρθένος que le mot ἰδοὺ m’invite à me représenter ? En poursuivant la lecture de ce verset et de ce chapitre, je pourrais me faire une meilleure idée de qui est cette παρθένος ainsi que de la portée de ce qualificatif. ἐν γαστρὶ ἕξει καὶ τέξεται υἱόν (1,23) C’est lors de la lecture de ces mots que je peux établir une analogie entre le personnage de Marie qui, dans le récit de Mt, est enceinte Les informations qui suivent sont tirées de W. Delling 1986, 832-833. J. H. Walton, 1997, 782. 82 « On purely lexical grounds it is impossible to say whether the translator is expressing true virginity when he uses παρθένος at Is. 7 : 14 ». W. Delling 1986, 833. 83 C’est ce qui motive J. Pilch 2002, 250 à affirmer : « The Greek word parthenos likewise describes a maid, maiden, virgin, or girl equally. Thus it is possible to speak of a young married childbearing woman as a betûlâ/parthenos. The NT description of Jesus’ mother Mary as a virgin in Matthew and Luke may reflect a theological ideology rather than Mary’s physical condition – other than the fact that she was of marriageable age. » 80 81
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d’un fils et cette παρθένος qui, selon les paroles du prophète, est dans la même situation. Le récit m’invite à associer Marie et la παρθένος, mais comme les éléments d’une comparaison, ces deux figures restent distinctes. Ce parallèle attire mon attention sur les similitudes, mais aussi sur les dissemblances entre ces deux figures. καὶ καλέσουσιν τὸ ὄνομα αὐτοῦ Ἐμμανουήλ (1,23) À la lecture des paroles attribuées au prophète, je reconnais qu’il s’agit d’une citation d’Is 7,14. Pourtant, aucun des manuscrits du livre d’Isaïe ne présente la forme du texte repris par Matthieu. Le mot παρθένος est le même que celui qu’on retrouve dans certaines versions de la Septante. Par contre, le verbe καλέσουσιν au pluriel est unique à Mt. Ce verbe au futur évoque des personnes qui appelleront ce fils « Emmanuel ». Le sujet de ce verbe reste indéfini. Qui sont ceux qui vont l’appeler « Emmanuel » ? La lecture de la suite de l’évangile montrera qu’il n’y a aucun personnage du récit qui appellera Jésus par ce nom. Pour comprendre ce blanc, je dois sortir du monde du texte. Plusieurs exégètes utilisent la même stratégie de lecture lorsqu’ils considèrent que ces mots font référence à « la communauté de ceux qui confesseront Jésus comme présence de Dieu »84. En effet, les chrétiens répondent à ce texte, hier comme aujourd’hui, en reconnaissant dans ce nom tiré d’Is une façon de parler de l’identité profonde de Jésus. Un autre effet de ce verset est de me permettre de revenir au v.21 pour redéfinir le peuple (τὸν λαὸν) associé à Jésus. Nicholas Piotrowski suggère, avec raison, qu’après la lecture du v.23, le peuple de Jésus peut être vu comme étant composé de ceux qui l’appellent Emmanuel et qui reconnaissent la présence de Dieu en lui85. La lecture séquentielle de Mt montre qu’avec la généalogie de Mt 1, le peuple est d’abord défini comme celui d’Israël. Puis, cette compréhension se transforme au cours de la lecture. D’abord en 1,23, mais surtout à la fin de l’évangile (28,16-20) lorsque le Ressuscité envoie ses disciples vers toutes les nations. Lire la fin de ce texte permet de revenir en arrière et de réévaluer la compréhension de Mt 1,2186. 84 Par exemple : « On peut certes comprendre le καλέσουσιν comme indéfini (“on l’appellera”). On peut aussi y voir une prolepse (le temps est au futur) désignant la communauté de ceux qui confesseront Jésus comme présence de Dieu. » É. Cuvillier 2011, 299. 85 N. G. Piotrowski 2016, 37-39. 86 C’est la thèse démontrée par K. J. McDaniel 2013.
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Le nom d’Emmanuel provoque un effet de surprise. L’analogie entre l’enfant de la parole prophétique et l’enfant dont parle le récit de Matthieu présente une difficulté. Depuis le premier verset, le texte fait référence au personnage principal en le désignant par le nom de Jésus. Quel est le nom de l’enfant, Jésus ou Emmanuel ? D’une part, comme les personnages et le narrateur ont toujours appelé l’enfant par le nom de Jésus, je comprends qu’il s’agit bien du nom usuel pour le désigner. D’autre part, comme « Emmanuel » provient d’une citation prophétique révélant comment le plan de Dieu s’accomplit, je conçois ce deuxième nom comme une interprétation théologique divulguant l’identité théologique de cet enfant. ὅ ἐστιν μεθερμηνευόμενον μεθʼ ἡμῶν ὁ θεός (1,23) Le ἡμῶν de cette formulation confirme que le texte oriente le lecteur vers le monde en dehors du texte. Qui est le « nous » du Dieuavec-nous ? Encore une fois, ce sont les personnes qui ont compris que Jésus est la présence de Dieu parmi elles. Ce verset cherche à inclure les lecteurs dans leurs rangs. Le pronom ἡμῶν (nous) est un dispositif textuel qui me convie à relier ce récit à ma propre vie. Estce que j’adopte la perspective offerte pour voir en Jésus la présence de Dieu ? Ce passage m’invite aussi à m’intéresser à la suite de l’évangile. Comment Jésus rendra-t-il Dieu présent ? Stefan Alkier souligne avec raison que ces deux noms de Jésus fonctionnent comme des métonymies87. En effet, dans les deux cas, avec un mot (« Jésus », « Emmanuel »), le texte me permet d’activer une série de liens intertextuels avec d’autres textes (par exemple Josué et Isaïe), qui m’orientent vers une réflexion sur l’identité de cet enfant. Warren Carter souligne avec justesse que les deux noms attribués à l’enfant, « Jésus » et « Emmanuel », peuvent avoir un effet subversif dans le contexte de l’Empire romain88. La méthodologie que j’ai adoptée ne me permet pas de suivre directement cet effet de lecture dans la communauté d’origine de ce texte. Par contre, la citation d’Is 7,14 en Mt 1,23 m’invite à réfléchir au dialogue entre ces deux textes. Ce dialogue aura un effet sur le rapport aux idéologies impériales. S. Alkier 2005, 7. W. Carter 2009, 77-90. Dans la théologie impériale, c’est l’empereur qui est la présence agissante des dieux (Emmanuel), c’est lui qui sauve (Jésus) son peuple. Même si le texte de Mt 1 ne fait pas de lien explicite entre ces noms et une contestation de l’empire, ils peuvent être interprétés comme potentiellement subversifs dans ce contexte historique. 87 88
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3.5.1 Dialogue intertextuel avec Isaïe Selon Martin Buber, il s’agit du passage le plus controversé de la Bible89. Cette citation a eu un effet incroyable sur la communauté exégétique, qui a produit une littérature abondante à ce sujet. À la lecture du v.23, on comprend que l’accomplissement des Écritures annoncé au v.22 peut être envisagé de plusieurs façons. Plusieurs exégètes s’intéressent à la question de la virginité (ou non) de la mère de l’Emmanuel90. D’autres ont travaillé la comparaison entre Mt 1,23 et les versions massorétiques et grecques d’Is 7,14 dans le but d’établir la source de l’auteur de Mt et de déterminer ce qu’il a modifié91. Puisque ce travail a déjà été fait et qu’il n’est pas l’objectif de la méthodologie que je développe, je vais orienter mon étude intertextuelle autrement. La réception des citations est tributaire de l’acte de lecture92. L’auteur incite ses lecteurs à repérer un emprunt, mais ce sont eux qui sont responsables de la ré-énonciation. Les citations ouvrent des possibilités interprétatives aux lecteurs attentifs, qui doivent les repérer et les interpréter. Ainsi, une citation des « paroles des prophètes » amène du « vieux » dans du « neuf » en initiant le processus créatif des lecteurs93. À ce moment de ma lecture séquentielle, je suis invité par le texte à entrer dans un dialogue avec le contexte littéraire global du texte d’origine et la façon dont ce contexte trouve une résonnance dans le récit en Mt. Contexte vétérotestamentaire d’Is 6-12 Pour mieux comprendre l’effet de la citation d’Is 7,14 en Mt 2,23, je me propose de regarder l’ensemble du liret de l’Emmanuel. Un regard sur l’ensemble du livret de l’Emmanuel (chapitres 6 à 12 du livre d’Isaïe94) permettra de mieux comprendre Is 7,14, un verset M. Buber 1984, 201. R. E. Brown 1972 ; J. Schaberg 1987 ; G. Lüdemann, 1998 ; R. J. Miller 2003 ; J. D. Crossan 2003, 663-691 ; F. Reilly 2005 ; G. Vermes 2007 ; R. de Sousa 2008 ; H. Räisänen 2008 ; A. T. Lincoln 2013 ; C. Rico 2013 ; G. Rhodea 2013. 91 Voir K. Stendahl 1954, 97-99 ; R. H. Gundry 1967, 89-91 ; F. van Segbroeck 1970, 107-130 ; G. M. Soares-Prabhu 1976, 229-253 ; W. J. C. Weren 1997, 447-465 ; R. Beaton 2002, 14-34 ; M. J. J. Menken 2004, 117-131 ; M. J. J. Menken 2006, 459-464. 92 Voir la section 1.3.5 pour une présentation de l’intertextualité dans la perspective de l’ARL. 93 « Ainsi donc, tout scribe instruit du Royaume des cieux est comparable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et du vieux » (Mt 13,52). 94 Traditionnellement, le livret de l’Emmanuel est présenté, depuis K. Budde 1928 comme un mémorial (Denkschrift), qui va d’Is 7,1 à 9,6. Cette option est celle de : 89 90
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réputé pour être difficile à interpréter. Trois perspectives complémentaires au sujet du rapport entre Dieu et le pouvoir impérial se retrouvent en Is 6-1295. 1) Dans l’opposition à l’agression de la coalition menée par les royaumes de Syrie et d’Israël (Is 7,1-9.16 ; 8,1-4). 2) Dans une attitude contrastante, Dieu utilise la puissance impériale d’Assyrie pour punir le péché de son peuple (6,8-12 ; 7,17-25 ; 8,5-15 ; 9,7-10,4). 3) Enfin, bien que la domination impériale accomplisse les visées de Dieu, elle sera, elle aussi, jugée par Dieu, qui détruira Assour (10,5-33) et qui sauvera son peuple (6,13 ; 8,23-9,6 ; 11,1-12,6). Il y a une tension entre ces perspectives, qui s’entrecroisent et qui coexistent en Is 6-12, mais ultimement, Dieu sauve son peuple et s’oppose à la domination d’une nation étrangère. Le détail de ces perspectives se retrouve dans l’article que j’ai publié dans la revue Théologiques96. Dans la trame narrative d’Isaïe 6-12, l’Emmanuel est un signe de jugement et d’espoir. En 7,10-25, Isaïe offre la possibilité à Achaz de demander un signe, ce que le roi refuse. Le prophète réprimande le roi (7,13) en indiquant que les motifs pieux de son refus fatiguent Dieu. Malgré le refus d’Achaz, le Seigneur lui donne un signe : « Voici que la jeune femme est enceinte et enfante un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel. » (7,14) Les exégètes ne s’entendent pas sur l’identité de la mère et de l’enfant97. L’histoire de l’interprétation montre que le signe de l’Emmanuel est polysémique. Certains W. Carter 2001, 85 ; J. Radermakers, 2006 ; B. C. Dennert 2009, 97-105 ; J. Vermeylen 2014 ; J. J. M. Roberts, P. Machinist 2015. Des exégètes préfèrent comprendre Is 6-12 comme un ensemble pour des raisons de cohérence littéraire. Je m’appuie sur cette façon de présenter le livret de l’Emmanuel. A. L. H. M. van Wieringen 1989, 203-207 ; J. A. Motyer 1999, 13.14.31.74 ; ; K. Schmid 2002 ; W. Beuken 2003, 51-52 ; H. Irsigler 1997, 101-152 C. Rico 2013, 131-136. D’autres relient les chapitres 7 à 12. S. A. Irvine 1990 ; B. S. Childs 2001, 62.69 ; A.-M. Pelletier 2008 ; N. G. Piotrowski 2016, 42-56. 95 Ces trois perspectives sur le pouvoir impérial en Isaïe 7-9 proviennent de W. Carter 2001, 85. J’étends cette perspective aux chapitres 6 à 12. 96 S. Doane 2016. 97 La plupart d’entre eux comprennent l’Emmanuel comme le fils du roi. D’autres comprennent l’Emmanuel comme le fils du prophète, le fils d’une passante. Parmi les autres interprétations, on retrouve une figure collective, comme les femmes enceintes de cette époque, ou la fille de Sion, une figure mythique, une interprétation allégorique du petit reste, le Messie à venir, ou une figure impossible à déterminer.
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exégètes l’interprètent comme un jugement négatif contre l’idolâtrie de Juda98. Achaz perdra le pouvoir s’il persiste à solliciter l’assistance de l’Assyrie. À l’inverse, d’autres exégètes voient l’Emmanuel comme le présage d’un futur positif99. Par exemple, si Achaz est le père de cet enfant, il représente le futur de la dynastie davidique100. Il est aussi possible qu’il s’agisse d’un double signe, qui porte à la fois un espoir de libération et une menace de jugement101. Ainsi, au terme d’une discussion entre les interprétations de l’Emmanuel comme signe positif et négatif, Antti Laato conclut en disant : « The Immanuel sign is ambiguous. It contains a proclamation of both doom and salvation102. » Selon cette compréhension, Is 7,14 indique qu’une jeune femme connue d’Isaïe et d’Achaz va avoir un enfant qui sera le signe de la présence et du jugement de Dieu pour son peuple dans un contexte de violence. Christophe Rico le dit bien : « Dans le livre d’Isaïe, le symbole apparaît donc dans toute sa complexité : si l’Emmanuel annonce la détresse à venir, il prédit également le salut qui suivra103. » Nicholas Piotrowski précise que l’ambiguïté du signe dépend du regard porté sur la maison de David : « The promise of Immanuel is either judgment or salvation depending on one’s posture toward the house of David. Immanuel means the promise that Yahweh is “with” his people when they see him preserve the house of David. But Immanuel also means judgment for all those opposed to the house of David104. » Les exégètes tentent de combler le blanc textuel du signe de l’Emmanuel105. Leurs réponses montrent que l’Emmanuel fonctionne en même temps comme un signe de jugement et un signe d’espoir. Dans Is 7,14 comme signe d’un jugement négatif : H. Guthe 1907 ; O. Procksch 1930, 112 ; T. Lescow 1967 ; J. J. Stamm 1969 ; W. Dietrich 1976, 95-96 ; J. Jensen 1979 ; M. E. W. Thompson 1982, 29-30 ; R. Bartelmus 1984, 50-66 ; M. A. Sweeney 1996, 150-163 ; A. H. Bartelt 1996, 115 ; H. G. M. Williamson 1998, 253. 99 Is 7,14 comme signe d’espoir : E. Hammershaimb 1951, 19-20 ; J. Coppens 1952 648-679 ; J. Lindblom 1958, 19 ; W. McKane 1967 ; J. J. Scullion 1968 ; R. E. Clements 1980, 89 ; H. Donner 1985, 193-203 ; J. Høgenhaven 1988, 87-93 ; S. Irvine 1990, 164-171 ; W. Brueggemann 1998, 69 ; J. Radermakers 2006 ; J. Ferry 2008, 137 ; A.-M. Pelletier 2008, 44 ; C. Rico 2013,155. 100 S. Irvine 1990, 169. 101 A. Laato 1988, 154 ; H. Wildberger 1991, 312-313 ; W. Carter 2001, 99 ; R. E. Watts 2004 93-99 ; B. C. Dennert 2009, 98 ; N. G. Piotrowski 2016, 51 ; R. B. Hays 2016, 164-165. 102 A. Laato 1988 154. 103 C. Rico 2013, 157. 104 N. G. Piotrowski 2016, 51. 105 S. Alkier 2005, 1-18. 98
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ma propre lecture de ce texte, je reste ouvert aux deux possibilités, contrairement à la majorité des interprétations chrétiennes, qui ont tendance à interpréter le Dieu-avec-nous comme une promesse univoque de salut106. En somme, la citation d’Is 7,14 en Mt 2,23 me renvoie, comme lecteur, au contexte d’Is 6-12 dans lequel 1) Dieu se dresse contre le pouvoir impérial, 2) le pouvoir impérial devient un outil divin pour punir son peuple et 3) Dieu juge et détruit le pouvoir impérial pour sauver son peuple. Des schémas similaires autour du rapport entre Dieu et les dominations étrangères se retrouvent dans d’autres textes vétérotestamentaires concernant l’Égypte107, Babylone108, les Séleucides109 et Rome110. Isaïe 6-12 n’est donc pas un cas particulier, mais on y retrouve l’application d’une interprétation courante dans cette littérature. Il s’agit d’une rhétorique habile qui permet à Israël de comprendre ses défaites de façon théologique. Rapports intertextuels Aucune analogie n’est parfaite. Il en va de même pour le rapport intertextuel entre Mt 1,23 et Is 7,14. Par exemple, dans le récit d’Isaïe, Juda n’est pas encore soumis à un empire, alors qu’il l’est en Matthieu. Malgré tout, ce rapport intertextuel est certainement un moyen efficace pour offrir des pistes de réflexion sur la question de la domination impériale. L’Évangile selon Matthieu propose de voir une équivalence sémantique, qui ne va pas de soi, entre le Jésus du récit et l’Emmanuel du prophète. Un dialogue entre le contexte d’Is 7,14 et celui de Mt 1,2223 révèle que ces textes sont reliés à des situations politiques dans lesquelles de grands empires étrangers sont menaçants. En Isaïe, il y a l’Empire assyrien ainsi que la coalition représentée par Rezin et Pekah. En Matthieu, il y a Hérode, mis en place par l’Empire romain. Dans les deux cas, l’avenir du peuple de Dieu est en cause ainsi que « Christian readings of 1:22-23 have tended to read “God with us” as a univocal promise of salvation, but a recovery of its intertextual implications leads to a more complex interpretation. The themes of judgment and salvation are always dialectically interrelated in Israel’s prophetic tradition ; in this respect, Matthew’s narrative continues the tradition faithfully. » R. B. Hays 2016, 164. 107 Le livre de l’Exode peut être compris selon ce schéma. 108 Voir Jérémie, Deutéro-Isaïe ainsi que la vision deutéronomiste de l’exil : Dt 28,15-68 ; 29,24-29 ; 1 R 8,46-53 ; 2 R 21,10-16. 109 2 M 5,17-20 ; 6,12-17 et 7,30-42. 110 Psaume de Salomon 2. 106
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l’avenir de la maison de David. Est-ce que le Seigneur appuie le roi ? Isaïe avertit Achaz que le soutien de YHWH ne va pas de soi. De même, la légitimité d’Hérode, roi de la Judée, est remise en question par le récit de Mt 1-2, qui oppose deux rois des Juifs. Les commentateurs néotestamentaires interprètent « Dieu-avec-nous » comme un gage de la promesse de réconfort de Dieu qui se poursuit dans la communauté chrétienne (Mt 28,20111). Cependant, généralement ils ne reconnaissent pas que cette optique nécessite un renversement de l’interprétation d’Is 7,14 qui, dans son contexte, fonctionne comme signe d’espoir, mais aussi comme signe de jugement. Lu au premier siècle, ce Dieu-avec-nous devait produire un effet important puisque ses premiers lecteurs vivaient sous l’occupation romaine. Ce passage et son intertexte étaient une réponse à la domination impériale. Il défie la prétention des empereurs romains d’être les manifestations des dieux112. De plus, après 70, il y avait des allégations selon lesquelles Dieu s’était retiré du Temple lorsqu’il a été détruit113. Le Dieu-avec-nous affirme la présence de Dieu par Jésus ainsi que le jugement de l’empire qui opprime son peuple. Tout comme l’enfant annoncé par Isaïe en Matthieu, l’Emmanuel est montré, dès sa naissance, comme un signe de résistance au pouvoir impérial. Citer Isaïe dans ce contexte est une façon d’ouvrir un espace pour critiquer les valeurs impériales. Il serait intéressant d’analyser comment le rapport entre Is 7,14 et Mt 1,23 peut être compris par des lecteurs d’aujourd’hui, selon les communautés interprétatives auxquelles ils appartiennent. En particulier, une enquête de terrain auprès de lecteurs vivant une expérience analogue à l’exil à Babylone ou à la destruction du Temple en 70 pourrait ouvrir une nouvelle piste de recherche. Les oppressions impériales d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes que celles de l’Antiquité. Pourtant, la volonté de contrôler certains groupes de personnes en leur enlevant leur autonomie politique ou en leur imposant une idéologie est encore bien présente. Les valeurs hégémoniques de domination et d’exploitation associées à l’ impérialisme Par exemple, D. D. Kupp 1996. W. Carter 2001, 101 fait référence à Domitien, qui se faisait appeler « deus praesens » (dieu est présent) et θεός ἐπιφανής (manifestation de dieu). Statius (Silvae 5.2.170) appelle Domitien « proximus ille deus » (« le dieu le plus proche ») et « mitem genium domini praesentis » (« l’esprit doux du maître présent »). Le titre préféré de Domitien était « Dominus et Deus » (« Seigneur et Dieu »). Statius 2004, 21. 113 Flavius Josèphe 1977 (Guerre des Juifs 5,412) ; Tacite (Histoires 5,13). 111 112
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marquent trop souvent les rapports sociaux, politiques et économiques que les puissants entretiennent avec les faibles. Un exemple concret d’une domination coloniale contemporaine a été exposé par la Commission de vérité et réconciliation du Canada, portant sur le système de pensionnats autochtones de 1820 à 1996. Le rapport final de ladite Commission affirme que ce système a perpétré un génocide culturel en se fondant sur le postulat que la civilisation européenne et la religion chrétienne étaient supérieures à la culture autochtone, perçue comme sauvage et brutale114. Tout le système des pensionnats s’inscrivait dans une vaste entreprise de colonisation. Dans un monde qui préfère taire le sort des autochtones, la lecture de Matthieu et d’Isaïe peut donner un espace à la critique des idéologies impériales et coloniales pour entreprendre un travail de mémoire et de réconciliation. Comprendre comment l’Évangile de Matthieu réinterprète Isaïe m’inspire et n’incite à réaliser un travail interprétatif similaire. Cette réflexion herméneutique pourrait remettre en question les métarécits impériaux modernes pour résister aux injustices de façon prophétique. Prendre contact avec l’héritage des prophètes peut permettre une meilleure compréhension de notre monde pour passer de la lecture à l’action. La première citation prophétique de l’Évangile selon Matthieu (1,23) est certainement la plus commentée du Nouveau Testament, et le texte cité (Is 7,14) est un des plus difficiles à interpréter. Contrairement à des auteurs comme Vernon McCasland et Rikk Watts, qui pensent que Matthieu cite Isaïe hors contexte, je note la présence d’un rapport intéressant entre les contextes des deux textes bibliques115. J’ai développé le rapport intertextuel entre Isaïe 6-12 et Mt 1-2 pour présenter ces textes comme des récits subversifs du pouvoir impérial dans une perspective postcoloniale. En s’intéressant à la situation politique plus large de ces deux références, on peut voir apparaître de nouvelles possibilités de sens. La citation insérée en Mt m’invite à relire Isaïe. L’originalité de ma stratégie de lecture est de considérer cette citation comme une métalepse qui établit un rapport dialogique entre les contextes de ces deux œuvres. La métalepse est une technique littéraire permettant de citer une petite partie d’un texte antérieur pour rappeler le contexte original, plus général, par cet écho. Comme lecteur, je suis alors appelé à proposer un dialogue entre ces deux textes. L’effet de cette figure de style repose sur des éléments de Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015. S. V. McCasland 1961, 143-148 ; R. E. Watts 2004,103.
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correspondance qui ne sont pas explicites entre les deux textes116. Isaïe 6-12 et Mt 1-2 peuvent être compris comme des récits subversifs (counter-narratives) du pouvoir impérial. La mise en relation de ces deux textes permet de dégager une façon prophétique de comprendre le lien entre le Dieu de la Bible et les puissances impériales. 3.6 Joseph prit sa femme (1,24-25) ἐγερθεὶς δὲ ὁ Ἰωσὴφ ἀπὸ τοῦ ὕπνου ἐποίησεν ὡς προσέταξεν αὐτῷ ὁ ἄγγελος κυρίου καὶ παρέλαβεν τὴν γυναῖκα αὐτοῦ, (1,24) καὶ οὐκ ἐγίνωσκεν αὐτὴν ἕως οὗ ἔτεκεν υἱόν· καὶ ἐκάλεσεν τὸ ὄνομα αὐτοῦ Ἰησοῦν (1,25) Se levant/réveillant de son rêve, Joseph fit comme ce qu’avait commandé l’ange/messager du Seigneur et prit sa femme. Mais il ne la connut pas avant qu’elle donna naissance à son fils117 et il l’appela du nom de Jésus. ἐγερθεὶς (1,24) À la lecture du mot ἐγερθεὶς, je comprends que le songe de Joseph et la citation prophétique sont terminés. Le récit des actions de Joseph avait été interrompu par la description du songe et par le commentaire direct du narrateur. Le contenu de ce rêve a permis de lever le décalage qu’il y avait entre l’information connue de Joseph et celle connue des lecteurs. À ce moment de la lecture, je peux plus facilement m’identifier à Joseph puisque c’est le seul personnage qui, comme les lecteurs, sait que Jésus a une origine divine. Ce réveil réactive la tension ressentie entre le plan de Joseph et le message de l’ange. Que va-t-il se passer ? Est-ce que Joseph va répudier Marie (v.19) ou la prendre chez lui (v.20) ? δὲ ὁ Ἰωσὴφ ἀπὸ τοῦ ὕπνου ἐποίησεν ὡς προσέταξεν αὐτῷ ὁ ἄγγελος κυρίου καὶ παρέλαβεν τὴν γυναῖκα αὐτοῦ, (1,24) La lecture de ces mots a comme effet d’apaiser la tension ressentie depuis la découverte que le plan de Joseph était motivé par la peur et que l’ange lui a demandé de prendre celle qu’il voulait répudier. La 116 Voir R. B. Hays 2016, 11. Une figure de style similaire, la métonymie, a été utilisée pour décrire les effets des noms de la généalogie. La métalepse est vue comme un type de métonymie. 117 Plusieurs manuscrits ont les mots τὸν υἱὸν αὐτῆς τὸν πρωτότοκον (« ton fils premier-né »). Cette leçon n’est pas à privilégier puisqu’elle provient d’un désir de convergence avec Lc 2,7.
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formulation de l’action de Joseph (παρέλαβεν τὴν γυναῖκα αὐτοῦ) me renvoie aux mêmes mots utilisés dans le songe au v.20 (παραλαβεῖν Μαρίαμ τὴν γυναῖκά σου). Cette reprise verbale de παρέλαβεν et γυναῖκα souligne l’obéissance de Joseph, qui fait exactement ce qui lui a été demandé au v.20. D’ailleurs, le fait que Joseph effectue ces actions « en se réveillant » (ἐγερθεὶς) met en évidence sa promptitude. La particule de comparaison ὡς marque la similitude entre ce que fit (ἐποίησεν) Joseph et ce que l’ange du Seigneur lui avait commandé (προσέταξεν). La tension provenant de l’opposition entre le plan de Joseph et le message de l’ange est résolue. Joseph voulait répudier Marie, mais le songe lui a permis d’apprendre que l’enfant faisait partie du plan de Dieu. Ce verset m’amène à repenser au v.19 pour souligner le renversement de la perspective de Joseph qui, au lieu de se séparer de Marie, la prend avec lui. Lire ce verset me permet aussi de revenir au v.18, qui soulignait le fait que Marie était tombée enceinte avant d’habiter ou d’avoir des relations sexuelles avec Joseph. Ce verset avait généré une tension puisque Marie et son enfant se trouvaient dans une situation précaire. Maintenant que le récit précise que Joseph la prend chez lui, je peux sentir un effet de soulagement, causé par le dénouement de cette situation tendue. Comme lecteur attentif à la construction des genres dans un récit, je remarque que ce récit ne dit rien du point de vue de Marie. Rien n’indique ce qu’elle pense de la situation. Connaît-elle l’origine de l’enfant ? Veut-elle être épousée par Joseph, malgré le fait qu’il ne soit pas le père de l’enfant ? Le silence de Marie souligne le côté androcentrique de ce récit. καὶ οὐκ ἐγίνωσκεν αὐτὴν ἕως οὗ ἔτεκεν υἱόν· (1,24) La présence de la négation (οὐκ) indique que καὶ doit être traduit comme une conjonction marquant l’opposition plutôt que la coordination entre deux éléments. Ainsi, malgré l’affirmation selon laquelle Joseph prit sa femme, il ne la connut pas avant la naissance de l’enfant. Le verbe ἐγίνωσκω est un euphémisme bien connu dans la culture biblique pour désigner des relations sexuelles. Or, le fait de nier les relations sexuelles entre Joseph et Marie évoque tout de même cette possibilité avant de la désavouer. Cette négation montre que le texte prévoit que les lecteurs voient potentiellement l’union de Joseph et de Marie de manière sexuelle. Cette indication ramène à ma mémoire le v.18 (πρὶν ἢ συνελθεῖν αὐτοὺς εὑρέθη), qui entretenait l’ambiguïté entre le fait de vivre ensemble et
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d’avoir des relations sexuelles. La lecture du v.24 ne génère pas ce genre d’ambiguïté. Le v.25 coupe court à ce que je pourrais imaginer être une relation normale entre un mari et sa femme vivant ensemble. Par contre, la formulation du v.24 n’évoque rien au sujet des relations sexuelles entre les personnages après la naissance de Jésus. Jérôme prend la peine de corriger l’interprétation qu’en font certains lecteurs : « D’après ce passage, certains soupçonnent, ce qui est le comble de la perversion, que Marie eut aussi d’autres fils118. » Ce recadrage montre bien le caractère équivoque du passage, qui a permis des interprétations opposées à ce sujet chez ses lecteurs, dès les premiers siècles. Les premiers lecteurs des évangiles qui ont laissé des traces de leurs interprétations sont partagés sur la question de la prolongation de l’abstinence de Joseph et de Marie après la naissance de Jésus. Au début du IIIe siècle, Tertullien argumente contre ses adversaires qui nient l’humanité et la naissance de Jésus en affirmant que Jésus a une vraie mère et de vrais frères. Nous au contraire nous disons qu’on n’aurait pas pu annoncer au Christ que sa mère et ses frères se tenaient debout dehors en demandant à le voir s’il n’avait pas eu de mère (mater) et pas eu de frères (fratres)... Du reste, qu’il avait une mère et des frères, il le confessait davantage en ne voulant pas les reconnaître. En adoptant d’autres, il confirmait l’existence de ceux qu’il a reniés à cause de leur offense et auxquels il en a substitué d’autres, non pas plus vrais, mais plus dignes119.
L’opinion contraire est véhiculée par le Protévangile de Jacques, écrit à la fin du IIe siècle. Cette réécriture de Mt 1-2 et de Lc 1-2 met l’accent sur la virginité de Marie. Les frères de Jésus sont présentés comme provenant d’un mariage précédent de Joseph. Les exégètes ont cherché à trouver la raison de la mention de l’absence de relations conjugales avant le mariage au v.25. Pour Dale Allison, la réponse se trouve dans la conception des relations sexuelles avec des femmes enceintes120. Dans la culture juive du premier siècle, ces relations étaient vues comme inappropriées et impures. Par exemple, Flavius Josèphe écrit : « Si quelqu’un a une relation avec une femme enceinte, il est impur121. » Ainsi, Joseph s’abstient d’avoir des relations sexuelles avec sa femme simplement parce qu’elle est enceinte et que Jérôme 1977, 81. Tertullien 2001, 245.249. 120 D. C. Allison 1993a, 3-10. 121 Flavius Josèphe, 1930, 95. Passage cité par D. C. Allison 1993a 3-10. 118 119
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ces relations ne sont pas appropriées. Pour la plupart des autres exégètes, il s’agit plutôt d’une rhétorique narrative visant à assurer aux lecteurs que Joseph n’est pas le père de Jésus. Par exemple, pour Raymond Brown, Mt accentue la virginité de Marie avant la naissance de l’enfant pour qu’il y ait accomplissement de la prophétie d’Isaïe : « Matthew is concerned only with stressing Mary’s virginity before the child’s birth, so that the Isaian prophecy will be fulfilled : it is as a virgin that Mary will give birth to her son122. » La liturgie catholique omet ce verset lorsqu’elle proclame ce récit des origines de Jésus. Cette omission est probablement due au malaise potentiel causé par la formulation de la négation des relations sexuelles entre Marie et Joseph. En effet, l’adverbe ἕως ferme la porte à la possibilité de ces relations avant la naissance de l’enfant. Mais puisque rien n’est dit pour ce qui est de relations conjugales après la naissance de l’enfant, ce sont les lecteurs qui doivent remplir ce blanc. Selon leurs communautés interprétatives, certaines personnes peuvent privilégier la poursuite de la chasteté du couple en s’appuyant sur la tradition de la virginité attribuée à Marie. D’autres peuvent croire que le couple a eu une sexualité active après la naissance de l’enfant, puisque c’est la pratique habituelle des couples et que la suite du texte mentionne les frères et les sœurs de Jésus. La lecture séquentielle que je propose a déjà souligné un rapport intertextuel avec le récit de Juda et de Thamar en Mt 1,3 et en 1,19. Lire la finale de ce récit des origines de Jésus me rappelle le dernier verset du récit de Thamar et de Juda. En Gn 38,26b, pour terminer un récit contenant un scandale potentiel d’adultère, le narrateur affirme : « Mais il ne la connut plus. » Dans les deux cas, l’intrigue repose sur la possibilité d’adultère et se termine en limitant les relations sexuelles entre les deux partenaires. En comparant ces deux versets, on voit que l’énonciation en Genèse ferme complètement la porte aux relations sexuelles futures, alors qu’en Matthieu cette abstinence a un terme à la naissance de Jésus. La curiosité du lecteur que je suis est suscitée et marquera la suite de ma lecture de l’évangile. καὶ ἐκάλεσεν τὸ ὄνομα αὐτοῦ Ἰησοῦν (1,25) Lire la fin de ce verset me permet de voir la réalisation de ce qui avait été demandé à Joseph au v.21 : appeler ce fils par le nom de Jésus. Plusieurs commentateurs comme Warren Carter interprètent ce 122
R. E. Brown 1993, 132.
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geste comme le signe d’une adoption formelle qui insère Jésus dans la lignée de David123. Pourtant, aucun texte de cette époque ne permet d’établir un lien clair entre ce geste et une forme d’adoption légale124. La naissance de Jésus n’est pas racontée. Ce verset indique que la mère va enfanter et que Joseph nommera l’enfant, mais il ne transmet aucun détail concernant cette naissance. La lecture du v.25 rappelle la lecture du v.18. Plusieurs éléments sont communs aux deux versets : le nom de Jésus, le concept de naissance (γένεσις/ ἔτεκεν υἱόν) et l’évocation de relations sexuelles (συνελθεῖν/ἐγίνωσκεν). Le récit qui va de 1,18 à 1,25 est, bien entendu, relié à ce qui précède et à ce qui suit, mais ces éléments communs m’indiquent que ce récit forme une unité littéraire stable au sujet des origines de Jésus. À la lecture de ce verset, je ressens le besoin de faire une synthèse de ce qui a été lu dans cette péricope. À cette fin, je propose donc de présenter un résumé de l’interprétation de cette section avant de procéder à l’analyse de Mt 2,1-12 au prochain chapitre. 3.7 Conclusion La lecture de la généalogie avait soulevé plusieurs questions au sujet des origines de Jésus. Le récit de l’origine de Jésus (1,18-25) a apporté des éléments de réflexion par rapport à la surprise vécue à la lecture du v.16, qui avait décrit, d’une façon étonnante, l’engendrement de Jésus au passif, par la femme de Joseph. La lecture de ce passage permet d’ouvrir la question par le contact avec un récit autour de la conception inattendue du Messie. Le dilemme de Joseph représente bien le dilemme des lecteurs devant les options interprétatives au sujet de la conception de Jésus. Il y a, malgré tout, un décalage épistémique entre le protagoniste et l’interprète. Comme lecteur, je détiens des informations données par le narrateur que Joseph n’a pas. Les motivations internes de Joseph demeurent cachées. Ce personnage, qui ne prend jamais la parole dans le récit, garde un mystère. C’est une stratégie efficace pour exciter la curiosité des lecteurs à son sujet125. W. Carter 2001, 72. Voir la discussion au chapitre précédent (2.2.3) concernant le lien généalogique problématique entre Joseph et Jésus en Mt 1,16. 125 Expérimenter la focalisation sur le point de vue d’un personnage aux prises avec un mystère est appelé « curiosité » selon la typologie cognitive de R. Baroni 2007, 263. 123
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3. UN RÉCIT DE L’ORIGINE DE JÉSUS (1,18-25)
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Le v.19 qualifie Joseph de « juste », sans préciser ce que signifie cette caractéristique. Typiquement, les exégètes cherchent à comprendre ce mot par des stratégies philologiques ou en analysant la structure de ce verset. La lecture séquentielle m’a permis de comprendre cette « justice » dans le déroulement de l’intrigue plus globale du récit. Les v. 20 à 23 ont généré une tension narrative par l’opposition entre le plan de Joseph et le message de l’ange. Cette tension est résolue lorsque Joseph, à son réveil, ajuste son plan. Les actions qu’il pose montrent un renversement complet. Au lieu de répudier Marie et son enfant, il les accueille chez lui. Ainsi, selon la perspective offerte par l’ange, la « justice » de Joseph n’était pas adéquate. Le personnage de Joseph le reconnaît. Pourtant, plusieurs exégètes qui isolent le v.19 de la suite du récit ne voient pas ce qui semble clair lorsque l’on suit la séquence du texte en ralentissant la lecture. Joseph accepte de transformer sa posture masculine hégémonique en une masculinité subordonnée. Il suit les directives de l’ange concernant les personnes qui dépendent de lui. Un point important de ce chapitre est l’étude de la citation en 1,23 comme un dispositif textuel qui nécessite la collaboration active de ses lecteurs. Celle-ci est introduite comme une façon de souligner l’accomplissement de paroles prophétiques dans les événements racontés. La citation d’Is 7,14 permet de comprendre que la présence de Dieu est avec cet enfant, peu importe les doutes sur son origine. Il y a un retournement : celui qui semble issu d’un adultère provient de Dieu. Ce paradoxe s’ajoute aux nombreux retournements déjà rencontrés dans la généalogie. Pour interpréter cette citation de façon novatrice, j’ai présenté un dialogue entre le contexte plus global de Mt 1-2 et Is 6-12. Ce rapport intertextuel a montré que les deux textes permettent une réflexion sur les situations de domination impériale. Ces deux corpus soulignent l’espoir d’un jugement divin qui pourrait renverser le rapport de force. Après la lecture de ce récit, je peux parcourir la suite de l’évangile pour découvrir la façon dont Jésus sera la présence de « Dieu avec nous » (1,23) et comment il sauvera « son peuple de ses péchés » (1,21). De façon générale, Mt 1-2 est un exemple d’une thématique importante de la littérature universelle : le récit de la naissance d’un héros. Dans ce genre littéraire, plusieurs difficultés sont présentées pour montrer la nature exceptionnelle de sa naissance. La première de ces difficultés était le possible rejet de la part de Joseph, le personnage
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3. UN RÉCIT DE L’ORIGINE DE JÉSUS (1,18-25)
qui relie la généalogie davidique à cet enfant. Est-ce que d’autres difficultés surviendront ? Nous avons vu qu’Is 6-12 laisse entendre qu’il y aura une opposition à la promesse davidique. Le récit en Matthieu n’a pas encore pleinement montré d’opposition envers Jésus qui pourrait être analogue à celle qui se présentait au peuple d’Israël au temps d’Achaz. Qui sont ceux qui vont s’opposer à la maison de David et qui, ultimement, seront jugés ? La lecture séquentielle se poursuivra au prochain chapitre avec le récit de Mt 2, dans lequel les difficultés deviennent encore plus grandes pour l’enfant et sa famille.
Nous avons besoin, mes frères, d’une grande attention, et de beaucoup de prières, pour expliquer toutes les difficultés qui se trouvent dans ces paroles de notre Évangile, et pour savoir qui sont ces mages, d’où ils sont venus ; qui leur a fait entreprendre ce voyage ; et quelle était cette étoile qui les a conduits1. Jean Chrysostome Maybe the star of Bethlehem wasn’t a star at all. Neil Young, Star of Bethlehem
4. JÉSUS ÉTANT NÉ À BETHLÉEM (2,1-12) Le dernier verset du premier chapitre de Mt portait une indication temporelle : « jusqu’à la naissance ». Que va-t-il se passer après cette naissance ? La première partie du deuxième chapitre de Mt a marqué l’imaginaire de ses lecteurs avec des éléments mystérieux comme les mages venus de l’Orient et l’astre qui les mène. À la suite de Krister Stendahl, les exégètes ont souligné l’importance des indications géographiques de Mt 2, alors qu’elles étaient pratiquement absentes du premier chapitre2. Cependant, Stendahl n’a pas vu que cette insistance sur la question géographique des origines du messie avait aussi une connotation politique. Cet aspect est souligné par Anders Runesson, qui considère Mt 2 comme le chapitre le plus explicitement politique du Nouveau Testament3. Dans ce récit, une opposition se développe entre le roi siégeant à Jérusalem et l’enfant de Bethléem qui, dès sa naissance, est présenté comme une alternative radicalement différente au roi Hérode. Dans un texte composé sous l’Empire romain, la présence d’un messie juif est en soi une contestation de l’autorité impériale, représentée, dans ce chapitre, par Hérode. Le récit de Mt 2 met en scène des éléments correspondant au monde extratextuel de l’occupation romaine de la Palestine. Pour une lecture féconde de Mt 2, je ne peux me priver d’un regard sur le contexte socio J. Chrysostome 2012, 6e homélie, 45. K. Stendahl 1960, 94-105. 3 A. Runesson 2011, 320. 1 2
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4. JÉSUS ÉTANT NÉ À BETHLÉEM (2,1-12)
politique qui a donné naissance à ce récit. La lecture de ce récit m’amène à examiner la perspective idéologique et politique dont il est porteur. Je suis conscient que mon analyse se fait à partir de mes propres convictions. Je ne peux saisir la Weltanschauung du premier siècle que par rapport à ma propre vision du monde. Le monde extralinguistique et le monde narré se répondent. Nous racontons des histoires – et nous lisons celles de l’Antiquité – pour mieux comprendre le monde dans lequel nous habitons. Ma reconstruction du passé demeure tributaire des sources disponibles, mais aussi de ma compréhension du présent. Avec les poststructuralistes, je renonce à la prétention de pouvoir reconstruire le passé de manière objective. Je me contente de décrire le texte à partir des connaissances et des expériences qui sont les miennes et qui sont conditionnées par ma communauté interprétative. Le type d’ARL que je mets en pratique ne vise pas une investigation du contexte historique de production de ce texte. Je ne prétends pas pouvoir prendre le point de vue d’un lecteur du premier siècle. Par contre, dans mon expérience de lecture de Mt 1-2, je vois bien que le monde narratif est relié explicitement à la réalité sociopolitique du monde de sa production et de sa première réception. Lorsqu’un élément extratextuel apparaît comme le personnage d’Hérode, je vais étudier l’effet de ce dispositif textuel, qui m’oriente vers le monde sociopolitique de la Palestine sous l’occupation romaine. Cependant, comme ma méthode n’est pas centrée sur cette dimension, les discussions portant sur des éléments extratextuels se retrouveront en notes de bas de page. Ma pratique de l’ARL embrasse le caractère post-structuraliste de cette méthode, qui permet de sortir du cadre d’une analyse narrative classique. Par exemple, je comprends la violence inscrite dans le récit de Mt 2 sur le plan des similitudes et des dissemblances par rapport à la violence telle qu’elle est vécue dans le monde actuel. L’objectif de ce commentaire ne sera jamais de trouver ce qui s’est passé au premier siècle. Il s’agit plutôt de décrire les effets de la lecture de Mt 2. Ce récit me propulse vers mon propre rapport au pouvoir politique en utilisant des éléments provenant du contexte sociohistorique de production, comme Hérode, et le Messie dans la construction de son monde narratif. Dans ce chapitre, ma lecture séquentielle soulignera les nombreux blancs de Mt 2,1-12. Les mages et l’astre sont, par exemple, compris de façon très différente selon les communautés interprétatives auxquelles appartiennent les exégètes. Qui sont ces mages ? D’où
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viennent-ils ? Qu’est-ce que cet astre ? Je vais recenser les options des commentateurs qui tentent de comprendre ces blancs du texte. Il y a aussi des éléments étonnants dans ce récit. Pourquoi est-ce que Hérode a peur d’un enfant ? Comment est-ce que les mages comprennent que l’astre est relié à la naissance d’un roi en Judée ? Comment comprendre un mouvement de l’astre impossible pour les objets célestes connus ? Jean Chrysostome pose des questions similaires et termine en disant : « Vous voyez donc combien on trouverait ici d’absurdités, si on considérait cette histoire humainement4. » La perception de décalages permet de comprendre ce texte non pas comme la description d’événements historiques, mais comme un récit qui s’offre à un autre niveau de lecture. Le monde textuel ressemble au monde extratextuel tel que nous pouvons le concevoir, mais ces deux mondes ne sont pas identiques. Je cite souvent Jean Chrysostome, non pas dans un réflexe historique pour essayer d’avoir l’interprétation la plus proche possible du milieu de production, mais parce que ses écrits transmettent bien l’expérience de la lecture qu’il fait de Mt 1-2. Dans le style oral d’une prédication à ses auditeurs, Chrysostome, souligne les questions et les réactions qui surgissent dans son esprit lorsqu’il lit Mt. Loin de dissimuler les incohérences, il les souligne pour passer à une lecture qu’il qualifie de plus « spirituelle ». Selon la perspective cognitiviste de Meir Sternberg, les ambiguïtés d’un texte mettent les lecteurs au travail. Pour trouver un sens aux blancs, ils répondent par la curiosité en se remémorant le récit déjà lu pour trouver une solution. Puis, s’ils ne trouvent pas de réponse, ils vont rester à l’affût en regardant plus loin pour repérer des indices qui pourront éventuellement aider à lever les espaces d’indétermination5. Comme Chrysostome, chaque lecteur va remplir ces blancs et trouver des solutions aux incohérences à l’aide des stratégies qui ont été développées dans sa communauté interprétative. L’Ancien Testament est précieux pour comprendre la richesse de ce récit, qui propose divers liens avec les traditions d’Israël, et peut donner quelques pistes pour comprendre les éléments ambigus du récit. En plus d’une citation d’accomplissement provenant du livre de Michée, des lecteurs ont vu des liens entre Mt 2,1-12 et le récit de Moïse dans le livre de l’Exode ainsi que celui de Balaam et son étoile dans le livre des Nombres. Comme pour la citation d’Is 7,14 en J. Chrysostome 2012, 6e homélie, 47. M. Sternberg 1987, 259.
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Mt 1,23, je propose un dialogue entre les contextes littéraires des textes d’origine et de destination pour mieux comprendre les effets de ces mises en parallèle. 4.1 Jésus étant né à Bethléem (2,1) Τοῦ δὲ Ἰησοῦ γεννηθέντος ἐν Βηθλέεμ τῆς Ἰουδαίας ἐν ἡμέραις Ἡρῴδου τοῦ βασιλέως (2,1) Jésus étant né à Bethléem de Judée, aux jours d’Hérode le roi Τοῦ δὲ Ἰησοῦ (2,1) Le nom de Jésus me renvoie à ce que j’ai déjà appris à son sujet au premier chapitre, dans le titre (1,1), la généalogie (1,2-17) et dans le récit de ses origines (1,18-25). Τοῦ δὲ Ἰησοῦ γεννηθέντος (2,1) Le participe γεννηθέντος peut surprendre une personne qui lit le texte dans sa séquence. Le verset précédent évoquait la naissance de Jésus comme un événement futur, alors que ce participe en fait un événement du passé. Lorsqu’un participe comme celui-ci est placé avant l’action verbale principale, il est compris comme antécédent à l’action6. Ainsi, le récit qui suit se situe après la naissance de Jésus, qui n’a pas été racontée. La lecture de ce mot permet donc de prendre conscience qu’il y a une ellipse temporelle entre le dernier verset du premier chapitre et le premier verset du deuxième chapitre. L’effet est de percevoir un raccourci. Tout n’est pas raconté. Combien de temps s’est-il écoulé7 ? Il s’agit du participe du verbe γεννάω, qui a été utilisé abondamment au chapitre précédent. Ce verbe renvoie aux champs sémantiques de la naissance, de l’engendrement et des origines au cœur du récit de Mt 1-2. ἐν Βηθλέεμ τῆς Ἰουδαίας (2,1) L’expression ἐν Βηθλέεμ est la première indication spatiale depuis la référence à Babylone dans la généalogie. Cette précision me fait D. B. Wallace 1997, 614-615. À cause du changement soudain de scène, les événements racontés semblent se dérouler tout juste après la naissance de Jésus. Pourtant, une précision qui viendra plus tard dans le texte me forcera à réviser cette impression. 6 7
4. JÉSUS ÉTANT NÉ À BETHLÉEM (2,1-12)
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prendre conscience que le récit au sujet des origines de Jésus (1,1825) ne présentait aucun élément géographique. Cette mention de Bethléem me permet de revenir en arrière pour situer le récit précédent, qui a probablement eu lieu à ce même endroit. « Bethléem » attire mon attention vers deux personnages importants de la généalogie. Le roi David est originaire de cette localité (Rt 4,17). C’est là qu’il est oint par le prophète Samuel (1 S 16,1-16). Cette localité est donc associée à l’espoir messianique (Mi 5,1). C’est aussi le lieu de vie de Ruth (Rt 2,8-22), une des femmes présentées dans la généalogie. Placer la naissance de Jésus à Bethléem caractérise Jésus comme un messie davidique, ce qui avait déjà été fait par la généalogie au chapitre précédent. Bethléem est une localité en périphérie par rapport au pouvoir central de Jérusalem. Richard Bauckham relie ainsi la naissance de Jésus parmi les gens ordinaires et sans pouvoir à celle de David, qui est trouvé à Bethléem dans une famille peu importante8. Par analogie, les lecteurs peuvent saisir cette réalité avec leur propre expérience des centres et des périphéries de pouvoir. Les personnes qui proviennent elles-mêmes de ces lieux de marginalisation sociopolitique peuvent s’identifier plus facilement à l’enfant qui vient de naître. La précision τῆς Ἰουδαίας prévient une confusion avec la localité homonyme, située sur le territoire de Zabulon, en Galilée9, mais elle permet aussi de se rappeler le personnage de Juda, mentionné dans la généalogie, ainsi que la tribu et la région qui portent son nom, déjà évoqué dans la généalogie (Mt 1,3). En plus d’indiquer une région, ce nom engendre comme effet un rappel de l’espoir d’un messie davidique10. ἐν ἡμέραις Ἡρῴδου τοῦ βασιλέως (2,1) Après la précision géographique, le narrateur apporte une précision temporelle : ἐν ἡμέραις Ἡρῴδου τοῦ βασιλέως. Préciser le moment d’une action par rapport au règne d’un roi est une pratique fréquente dans les textes bibliques11. Elle marque bien la domination R. Bauckham 1995, 74. R. H. Gundry 1982, 26. 10 Voir D. A. Hagner 1993, 26 ; R. T. France 2007, 61 ; N. G. Piotrowski 2016 8 9
61.
11 Par exemple : « Il y avait au temps d’Hérode, roi de Judée... » Lc 1,5. Dans l’Ancien Testament, des livres comme Rois et Chroniques marquent le temps par le nombre d’années passées sous chaque dirigeant.
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du souverain sur son époque. Littéralement, ce sont les jours du roi Hérode. Les connaissances encyclopédiques permettent de supposer que ce personnage du récit fait référence au personnage historique d’Hérode le Grand12. Puisque la mort d’Hérode est située en 4 av. J.-C., on peut situer ce récit avant cette date. Comme pour la précision géographique, cette précision temporelle permet un retour en arrière au récit précédent, qui n’était pas situé dans le temps. Ces précisions géographiques et temporelles donnent un certain effet de réalisme au récit. Ces détails permettent de donner un contexte concret au récit. Un autre effet important de ce cadre est de relier le monde du récit au monde extratextuel. Situer le récit dans un temps et dans un lieu précis produit un effet de réalisme. Pour les lecteurs du XXIe siècle, l’évocation du nom d’Hérode a comme effet de rappeler le climat politique et social qui lui est associé, un climat marqué par les atrocités du tyran et l’espoir messianique de libération. Les lecteurs ayant de bonnes connaissances encyclopédiques ne peuvent qu’entretenir un soupçon à l’égard d’Hérode à cause de sa réputation13. Pourtant, le récit ne caractérise pas Hérode à ce moment de manière négative. Pour suivre la lecture séquentielle du texte, il faut donc faire attention de ne pas importer inconsciemment ces données extratextuelles ou de lire ce verset à la lumière de la suite du récit. 12 Hérode le Grand est l’un des personnages les plus importants de l’époque du Second Temple. Son histoire est surtout connue par les écrits de Flavius Josèphe. Il a été placé sur le trône de Jérusalem par le sénat romain grâce à de nombreux potsde-vin et aux coups d’État réalisés par son armée. Bien qu’Hérode s’affiche en tant que pratiquant des rituels judaïques, son appartenance au peuple d’Israël est remise en question parce qu’il est le fils d’un Iduméen (l’Édom de l’Ancien Testament), un peuple ennemi d’Israël. Il n’est pas membre d’une famille royale. Pour consolider son autorité, il retire le pouvoir politique aux prêtres qui dirigeaient la Judée depuis le début de l’époque du Second Temple. Pour éliminer tout rival politique susceptible de menacer son pouvoir, il fait assassiner son épouse Mariamne ainsi que plusieurs de ses enfants. On le surnomme « le Grand » en raison de son intense activité de construction. À Jérusalem, il érige un théâtre, un amphithéâtre, un palais royal et la forteresse Antonia en l’honneur de l’empereur Marc Antoine. Il reconstruit Samarie, changeant son nom pour Sébaste, et érige la ville de Césarée en l’honneur de l’empereur Auguste. Hérode se fait construire plusieurs palais dans le désert comme Massada et l’Hérodion. Il érige aussi des temples en l’honneur de l’Empereur, favorisant ainsi le culte impérial et le polythéisme. Bien connu pour sa reconstruction du Temple de Jérusalem, Hérode y installe un aigle d’or, symbole de l’Empire romain, provoquant la colère de plusieurs. Un autre motif de révolte se trouve dans les taxes énormes payées par le peuple pour payer toutes ces extravagances. 13 Flavius Josèphe, Antiquités judaïques 14-19 ; Guerre des Juifs 1-2. Voir R. Horsley 1989, 40-49.
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L’expression Ἡρῴδου τοῦ βασιλέως rappelle Δαυὶδ τὸν βασιλέα en 1,6. Dans le commentaire de 1,6, j’ai montré un contraste entre le qualificatif attribué à David et le rappel de ses actions violentes envers Urie et Bethsabée. La généalogie porte une critique implicite de celui qu’elle qualifie de roi. Est-ce que ce sera le cas ici pour Hérode, qui est qualifié de la même façon ? Hérode est-il roi de la même manière que David l’a été ? La tradition biblique m’invite à répondre par la négative. Hérode n’est pas roi comme David. Il n’a pas été oint par un prophète. Ce n’est pas de Dieu qu’il a reçu son autorité, mais de Rome. De plus, Hérode n’est pas Juif, mais fils d’Iduméen. Pourtant, il y a quand même des éléments similaires entre David et Hérode. Les deux personnages ont Jérusalem comme capitale, tous deux règnent sur la Judée, tous deux ont mené de nombreuses campagnes militaires, tous deux ont commis meurtres et adultères. L’expression ἐν ἡμέραις Ἡρῴδου τοῦ βασιλέως n’est donc pas qu’un simple indicateur temporel. Elle attire l’attention sur le fait que le pouvoir n’est pas dans les mains d’un roi davidique. C’est une des raisons sur lesquelles Nicholas Piotrowski s’appuie pour affirmer que l’exil évoqué dans la généalogie se poursuit dans la trame narrative de Mt 214. Pour cet exégète, le peuple est encore en exil, même s’il réside en Judée puisqu’il n’est pas guidé par un roi davidique. La citation provenant d’Is 7 en Mt 1,23 permettait de faire un lien intertextuel avec la menace de Rezin et de Pekah, rois du nord, sur Achaz, le roi de Jérusalem, descendant de David. L’exploration intertextuelle proposée au chapitre précédent avait souligné les effets politiques de cette mise en relation. L’évocation d’un roi étranger régnant à Jérusalem me permet de me rappeler les traditions vétérotestamentaires et de prendre conscience du contraste entre cette situation et les promesses du Seigneur en faveur de la maison de David. Est-ce que la suite du récit permettra un renversement de la situation politique qui prévaut depuis la déportation à Babylone ? 4.2 Voici des mages (2,1) ἰδοὺ μάγοι ἀπὸ ἀνατολῶν παρεγένοντο εἰς Ἱεροσόλυμα (2,1) Voici, des mages venus de l’orient/du levant/de l’aube arrivèrent à Jérusalem N. G. Piotrowski 2016, 61-62.
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ἰδοὺ (2,1) Lire le mot ἰδοὺ me rappelle les deux occasions de son utilisation. Après l’introduction de l’ange du Seigneur (v.18) et de la jeune fille/ vierge (v.23), l’interjection ἰδοὺ crée une attente qu’un personnage inattendu apparaisse dans le récit. Cette interjection a un effet de réalisme en m’invitant à produire une représentation visuelle de ce qui suit. Ma curiosité est donc suscitée. Qui dois-je voir ? ἰδοὺ μάγοι (2,1) Qui sont ces μάγοι ? Que représentent-ils ? Pour lever l’ambiguïté autour de l’utilisation de ce mot, les Pères et les exégètes se sont intéressés à son contexte socioculturel d’origine ainsi qu’aux textes bibliques qui utilisent aussi ce mot15. Les recherches de Mark Allan Powell permettent de suivre l’histoire de l’interprétation des mages16. Il montre comment les lecteurs pour lesquels la royauté est importante en font des rois, alors que ceux qui veulent remettre en question la royauté font des mages des gens ordinaires ayant le pouvoir de subvertir la royauté. Selon Powell, le lecteur implicite doit voir une connexion contrastante entre les mages et les rois. Selon lui, en Mt 2, les mages symbolisent les serviteurs royaux qui reconnaissent le Christ comme leur véritable roi17. 15 Le mot μάγοι désigne d’abord des prêtres mèdes ou perses depuis le 6e siècle av. J.-C. Ces prêtres sont associés aux rituels religieux, mais aussi au choix des personnes pouvant être rois ainsi qu’à la pratique de ce que nous appelons aujourd’hui « magie ». L’histoire de la réception montre que les commentateurs bibliques n’ont pas tendance à associer les mages de Mt à la magie puisque les chrétiens ont souvent été opposés aux diverses formes de magie. Voir A. de Jong 1997, 387 ; T. Hegedus 2003, 81-95. Un regard sur les textes écrits dans le même bassin culturel mène à Philon d’Alexandrie, aux Actes des Apôtres ainsi qu’à la version grecque du livre de Daniel. L’ambivalence autour de ce mot se voit dans les écrits de Philon, qui utilise μάγοι pour désigner des « scientifiques » sérieux ainsi que des magiciens charlatans. Dans La vie de Moïse de Philon (1er livre ; 276-277), le païen Balaam est qualifié de mage et il reçoit une prophétie du Dieu d’Israël. Voir R. E. Brown 1993, 168. Le livre du Actes des Apôtres, écrit à la même époque que Mt, raconte l’histoire du mage Simon, qui étonnait par ses pouvoirs magiques (Ac 8,9-24), ainsi que celle de Elymas/Bar-Jésus, qualifié de mage et de faux prophète (Ac 13,6-11). La version grecque du livre de Daniel montre des μάγοι qui pouvaient interpréter les rêves et les visions, et qui pouvaient faire de la divination (Dn 1,20 ; 2,2 ; 4,4 et 5,7). Ce bref survol montre que le terme était utilisé pour désigner une variété de situations et qu’il porte souvent une connotation négative. 16 M. A. Powell 2000a ; 2000b. 17 M. A. Powell 2000a.
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L’ambiguïté du mot μάγοι attise ma curiosité. La suite de la lecture de ce texte permettra de comprendre ce qu’il signifie18. ἰδοὺ μάγοι ἀπὸ ἀνατολῶν (2,1) L’expression ἀπὸ ἀνατολῶν est aussi équivoque. Cette expression indique un mouvement vers le haut des objets célestes ainsi que l’est, la position du soleil à l’aube, lorsqu’il se lève. Cette expression indique, de façon générale, que les personnages viennent de l’est. Plusieurs hypothèses pour remplir ce blanc et préciser le lieu d’origine des mages ont été suggérées par les Pères et les exégètes travaillant avec une perspective historique19. Cependant, le texte ne donne pas assez d’information pour déterminer la provenance des mages. Ce manque de précision ajoute à l’indétermination autour des mages. L’effet est d’accentuer le côté mystérieux de ces personnages. Par ailleurs, par cette indication, le récit prend une portée internationale. παρεγένοντο εἰς Ἱεροσόλυμα (2,1) Alors qu’il n’y avait qu’une indication géographique au premier chapitre, Mt 2,1 en comporte deux : Bethléem et Jérusalem. Ces deux lieux sont géographiquement très proches. Pourtant, symboliquement, ils sont très différents. Alors que Bethléem est une petite bourgade relativement insignifiante, Jérusalem est la capitale de la région. C’est 18 Mt 2, 1-12 a teinté ce qui est devenu la façon habituelle de comprendre les mages, soit de les considérer comme des astrologues, une interprétation qu’on retrouve, par exemple, chez D. A. Hagner 1993, 26. A. de Jong 2015 propose une autre façon de comprendre ce mot dans son contexte narratif. Pour lui, le récit souligne le fait que les mages ont comme attribut d’être des experts en royauté. Les mages sont d’abord des « kingmakers » et non des astrologues ou des magiciens. 19 La première option est de situer leur origine en Perse puisque cette région considère ses prêtres comme des mages. Voir W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 228. Ils indiquent que plusieurs Pères ont adopté ce point de vue : Clément d’Alexandrie, Jean Chrysostome, Cyril de Jérusalem et Cosmas Indicopleustes. Il en va de même pour le commentaire de Mt 2,1 de l’Opus imperfectum 2010, 31. Une autre option est d’affirmer que Babylone est leur origine puisque cet empire est rempli de mages selon le livre de Daniel (1,20 ; 2,2 ; 4,4 et 5,7). Ce lieu a d’ailleurs été mentionné en Mt 1. Celse, Jérôme et Augustin partagent cette opinion. Parmi les commentateurs modernes qui défendent cette option, on retrouve G. Mussies 1995. Enfin, certains préfèrent soutenir l’idée que les mages proviennent d’Arabie, même si cette région n’est pas à l’est de la Judée parce que les cadeaux apportés par les mages sont produits dans cette région. Voir Justin 2003 (Dialogue avec Tryphon 78,1 ; 106,4). Tertullien et Épiphane de Salamine relient aussi les mages à l’Arabie. Une discussion sur ces trois lieux se trouve dans T. T. Maalouf 1999, 425 et dans R. E. Brown 1993, 168-170.
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le lieu du pouvoir, qui est associé au roi Hérode, mentionné précédemment. Dans ce premier verset, l’attention au cadre spatial et temporel marque un changement important dans la narration. Un nouveau groupe de personnages apparaît et attise ma curiosité. Qui sont ces mages ? D’où proviennent-ils ? Pourquoi viennent-ils à Jérusalem ? Ces questions m’invitent à poursuivre la lecture. 4.3 Où est le roi des Judéens ? (2,2) λέγοντες· ποῦ ἐστιν ὁ τεχθεὶς βασιλεὺς τῶν Ἰουδαίων ; εἴδομεν γὰρ αὐτοῦ τὸν ἀστέρα ἐν τῇ ἀνατολῇ καὶ ἤλθομεν προσκυνῆσαι αὐτῷ. (2,2) Disant : « Où est le roi des Judéens/Juifs qui vient de naître ? Car, nous avons vu son astre se lever/à l’est/à l’aube et nous sommes venus pour nous prosterner devant lui. » λέγοντες· (2,2) Ils arrivent à Jérusalem en parlant. Bien que regroupant plusieurs personnes, les mages parlent d’une seule voix20. Il s’agit d’un personnage collectif21. À la lecture de λέγοντες, une attente se forme. Ma curiosité est stimulée. À qui parlent-ils ? Que diront les mages ? ποῦ ἐστιν ὁ τεχθεὶς βασιλεὺς τῶν Ἰουδαίων (2,2) L’adverbe interrogatif ποῦ introduit une question spatiale. Il réactive l’information reçue au verset précédent qui présentait le cadre géographique du récit. L’information demandée par les mages m’est déjà connue si je comprends que Jésus est celui qui est appelé « roi des Judéens ». Mais à ce point de la lecture, il ne s’agit encore que d’une hypothèse. Jésus a un roi dans sa généalogie. D’autres informations laissent aussi entendre indirectement qu’il pourrait être considéré comme roi : il a été présenté comme « Christ » et le 1,21 indiquait qu’un peuple lui était associé (« il sauvera son peuple »). Si ces 20 Mt ne spécifie pas le nombre de mages. La tradition en retient trois pour correspondre au nombre de cadeaux. Par ailleurs, les fresques de catacombes chrétiennes datant du IIIe siècle montrent des représentations artistiques de cette scène avec deux mages (cimetière de Pierre et Marcellinus) et quatre mages (cimetière de Domitilla). O. Marucchi, H. Vecchierello 1935, cité par Z. Angami 2012, 194. 21 C. S. Keener 1999, 97 fait un rapprochement avec le chœur dans les tragédies grecques. Quelques versets plus loin, il remarque que les scribes et les prêtres s’expriment aussi comme un chœur.
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indices sont confirmés, alors je sais ce que les mages cherchent : Jésus est né à Bethléem (2,1). Le verbe τίκτω a déjà été utilisé en 1,23 pour évoquer la naissance de l’enfant de la παρθένος. La réutilisation de ce mot me permet de relier l’Emmanuel annoncé au chapitre précédent et le roi recherché par les mages qui vient de naître. Jérôme voit, dans ce passage, quelque chose d’ironique puisque ce sont des étrangers qui révèlent aux Juifs la naissance du Messie22. Bien que les mages soient manifestement des personnages venus d’un autre pays, certains commentateurs préfèrent ne pas les comprendre automatiquement comme des non-Juifs23. La lecture de la requête des mages, qui cherchent le roi (βασιλεὺς), rappelle le verset précédent qui qualifait Hérode de la même façon. Cette association permet de voir un autre aspect ironique dans le récit de la quête des mages. Le mot en question, Dorothy Weaver le présente bien : No sooner has Matthew’s narrator handed the title of “king” to Herod and made Herod’s “kingship” over Judea a “fact” in his narrative than he challenges that very “kingship” by characterizing the newborn Jesus as “the one who has been born king of the Jews.” With this abrupt and pointed juxtaposition of “Herod the king [over Judea]” and “Jesus... the king of the Jews” the narrator puts the reader formally on notice that the “fact” of Herod’s “kingship” cannot be trusted as ultimate truth. Rather, it is merely an “apparent fact” which will be undercut by the “true fact” of Jesus’ “kingship.” Accordingly, the reader is immediately alerted to the presence of two opposing levels of reality within the narrative : the lower level of apparent reality, in which Herod is “king [over Judea]” ; and the upper level of true reality, in which Jesus is “the king of the Jews24”.
Les mages cherchent le roi de la Judée (βασιλεὺς τῶν Ἰουδαίων) qui vient de naître alors qu’ils sont déjà au cœur de la capitale. De plus, le verset précédent a précisé que le récit se déroule à l’époque de la royauté d’Hérode. La quête des mages remet en question la légitimité d’Hérode, que le narrateur vient tout juste de présenter comme roi. Le roi recherché est mis en opposition avec celui qui est en place. Cette réflexion permet une interrogation importante : « Qui est le roi légitime ? » La lecture de la généalogie me permet de savoir Jérôme 1977, 83. Selon D. C. Sim 1999, les arguments utilisés pour montrer que les mages sont des non-Juifs sont ambigus. Il est possible de comprendre le récit d’une façon ou d’une autre. 24 D. J. Weaver, 1992, 460. 22 23
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que Jésus provient de la lignée royale de David et qu’il a été qualifié de « Christ », un mot qui possède de fortes connotations royales. La lecture du mot « roi » me permet de reconnaître le potentiel subversif de ce récit. Un retour sur le mot précédent (τεχθεὶς) montre que ce mot est aussi subversif. En effet, Jésus est roi dès sa naissance, alors qu’Hérode a gagné son trône par des guerres et des tractations politiques. Lire la requête des mages pose la question de la légitimité de la royauté d’Hérode et ouvre la possibilité de voir Jésus comme l’alternative adéquate. Cette question de la légitimité du roi et de son successeur me fait penser à la difficile succession entre Saül et David, racontée dans les livres de Samuel. Dans les deux cas, il y a un roi (Saül/Hérode) caractérisé de façon négative, qui n’a pas la faveur de Dieu ni celle du peuple. Ces deux récits mettent aussi en scene un jeune homme (David/ Jésus), né loin des cercles du pouvoir, qui bénéficie de la bienveillance de Dieu et qui représente l’espoir du peuple. Cette analogie avec la situation dans les livres de Samuel incite à penser que Jésus devra d’abord fuir le roi en place, comme David, avant de prendre le pouvoir. Est-ce que ce sera le cas ? La suite de ce récit et de l’évangile dans son ensemble va infirmer cette hypothèse. Bien que Jésus doive fuir le roi comme David, il ne sera pas à la tête d’un groupe de combattants. Le rappel des crimes de David (Mt 1,6) ainsi que la rupture généalogique entre la lignée davidique et Jésus (Mt 1,16) sont peut-être des indices que le personnage principal de Mt ne sera pas un roi comme David, même si son lien avec David est utilisé pour asseoir sa légitimité. L’expression τῶν Ἰουδαίων apparaît pour la première fois dans le récit. La traduction de cette expression est débattue dans la communauté exégétique25 en ce moment. Habituellement, elle est traduite par « des Juifs ». La deuxième option est d’utiliser la traduction « des Judéens ». Le désavantage de la traduction traditionnelle est qu’elle souligne l’appartenance religieuse d’une façon qui peut sembler restrictive et anachronique pour un texte du premier siècle. Utiliser l’expression « des Juifs » favorise l’analogie entre les personnages du récit et la communauté juive d’aujourd’hui. Comme ces personnages 25 Pour avoir un aperçu du débat sur l’usage des termes « Juifs » et « Judéens », voir la discussion de plusieurs exégètes dans T. M. Law, C. Halton 2014. Dans un cas comme dans l’autre, une mauvaise compréhension de ces traductions peut nourrir indirectement l’antisémitisme. Pour ne pas tomber dans ce piège, il faut dire qu’il y a à la fois une continuité et une discontinuité entre les Ἰουδαίων du premier siècle et les Juifs d’aujourd’hui.
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sont caractérisés négativement, cette traduction peut encourager une certaine d’antisémitisme. L’expression « des Judéens » permet de mettre l’accent sur le caractère géographique et social du terme. Cette option présente cependant le désavantage de ne pas souligner l’aspect religieux de l’identité de ce peuple. Pour montrer cette difficulté, je préfère donc traduire par « Judéens/Juifs ». Dans le cadre de Mt 2, ὁ βασιλεὺς τῶν Ἰουδαίων désigne le roi régnant sur ce lieu ou cette nation. Cette expression rappelle à la fois le verset précédent, qui mentionne Bethléem de Juda, la généalogie, qui énumère plusieurs personnages associés à cette région, ainsi que le patriarche qui porte ce nom. Plusieurs exégètes répondent à l’expression βασιλεὺς τῶν Ἰουδαίων en rappelant sa portée messianique. Il s’agirait de l’équivalent de « roi d’Israël » pour un locuteur non juif26. L’expression « roi des Judéens/Juifs » est typiquement reliée à Hérode dans la littérature de l’Antiquité27. Attribuer à Jésus le même titre qu’à Hérode est un défi qui remet en question le pouvoir de ce dernier. Cet élément a aussi comme effet de relier ce récit au monde extratextuel. εἴδομεν γὰρ αὐτοῦ τὸν ἀστέρα (2,2) Le verbe εἴδομεν indique que les mages ont vu quelque chose. Ce verbe évoquant le sens de la vue m’invite à imaginer visuellement ce qui a été vu par les mages : son astre. Le récit ne précise pas comment les mages ont fait un lien entre l’apparition de cet astre et la naissance du roi des Juifs/Judéens. Ce blanc est rempli de diverses façons par les lecteurs. Par exemple, Origène argumente pour défendre l’idée que les mages ont compris parce que leurs savoir-faire en astrologie étaient basés sur des démons28. Cette interprétation prend racine dans le préjugé négatif d’Origène sur l’astrologie. Dans la culture juive, au début du deuxième siècle, l’étoile était vue comme un symbole messianique. R. Akiba donne à Simon ben Kosiba le surnom de Bar Kochba (fils d’une étoile) puisqu’il était le leader d’un mouvement messianique29. La prophétie de Balaam en 26 Z. Angami 2012, 199 indique qu’il y a plusieurs passages des Écritures qui font référence au « roi d’Israël ». Ils sont habituellement interprétés de façon messianique : Ps 2,6 ; 72,1 ; Jr 23,5 ; Ez 37,24 ; Za 9,9. De même, les Psaumes de Salomon (17, 21, 32, 42) poursuivent cette tradition en faisant référence au messie comme au « roi d’Israël ». 27 L’expression « roi des Judéens/Juifs » est celle qui a été donnée comme titre à Hérode par le sénat romain. Flavius Josèphe fait même une équivalence entre ce titre et le nom d’Hérode. Flavius Josèphe 1977 (Guerre des Juifs 1,282-284). 28 Origène 1969 (Contre Celse 1,60). 29 W. F. Albright, C. S. Mann 1971, 15 ; E. Schürer 1973, 543-544.
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Nb 24,17 présente un autre lien entre une étoile et le messianisme : « De Jacob monte une étoile, d’Israël surgit un sceptre. » Divers témoins indiquent que ce passage était interprété de façon messianique30. Pour Pierre Bonnard, le fait que le texte mentionne qu’il s’agit de « son astre » laisse penser que cela correspond peut-être à l’idée que chaque personne a un astre qui commence à briller à la naissance et s’éteint avec la mort31. L’Antiquité regorge d’exemples de récits de naissances de personnages importants reliés aux éléments célestes32. En tant que lecteur du XXIe siècle, je ne suis pas habitué à relier les événements célestes aux événements terrestres. Cet élément me permet de voir un hiatus entre ma compréhension du monde et celle du récit. Tout récit crée un monde avec ses propres règles. Pour le lire, j’exerce ce que Samuel Taylor Coleridge appelle « willing suspension of disbelief33 ». ἐν τῇ ἀνατολῇ (2,2) L’expression ἐν τῇ ἀνατολῇ a souvent été traduite par « à l’est » ou « à l’Orient ». Cependant, W. D. Davies et D. C. Allison, ainsi que Raymond Brown, affirment que l’orientation géographique ne devrait pas utiliser d’article34. De plus, l’expression aurait dû prendre le pluriel pour signifier « dans l’est » comme en Mt 2,1 (ἀπὸ ἀνατολῶν). Richard Thomas France ajoute que les liens intertextuels entre l’astre de Mt 2 et celui de Nb 24,17 (LXX) suggèrent qu’il faut comprendre le verbe ἀνατελλω de la même façon dans les deux passages : « se levant35 ». Les arguments de ces exégètes semblent assez forts pour lever l’ambiguïté de cette locution. Lorsqu’on replace cette expression dans le contexte du récit matthéen, elle prend une couleur messianique. Il est possible de voir 30 Entre autres, on retrouve des interprétations messianiques de Nb 24,17 dans un manuscrit de Qumrân (CD 7.18-26), en T. Levi 18,3 et en T. Jud. 24,1. Selon W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 234-235, Nb 24,17 doit être interprété comme une étoile messianique, un texte annonçant la venue de Jésus. Voir aussi F. García Martínez 2008. 31 P. Bonnard 2002, 25. Voir aussi U. Luz 2007, 118-119. 32 Par exemple, dans un discours, l’empereur Auguste prétend que l’étoile filante annonçant la mort et l’entrée au panthéon divin de Jules César, son père adoptif, est aussi l’étoile marquant sa propre naissance politique. Voir D. Senior 1998, 45 ; W. Wiefel 1998, 37 ; M. R. Molnar 1999, 18-21. 33 Samuel T. Coleridge, Biographia Literaria : Or, Biographical Sketches of My Literary Life and Opinions, London, Dent, [1817] 1975. 34 W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 236 ; R. E. Brown 1993, 173. 35 R. T. France 2007, 59.
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l’astre qui se lève comme une métaphore pour Jésus, qui vient de naître et qui, déjà, est désigné comme le Messie. L’ascension de cet astre est un signe céleste qui évoque la naissance d’un roi messie. Quel sera l’impact sur Hérode de la montée de l’étoile Jésus ? L’opposition entre les deux personnages crée une tension qui me pousse à poursuivre ma lecture pour savoir ce qu’il va se passer. καὶ ἤλθομεν προσκυνῆσαι αὐτῷ. (2,2) L’objectif du voyage des mages est de se prosterner (προσκυνῆσαι) devant le roi qui vient de naître. Ce mot a souvent été traduit par « adorer » et a été compris comme un geste religieux36. Cette réponse au texte peut être reliée à l’attitude de vénération de Jésus des chrétiens. Ainsi, les lecteurs adoptant le point de vue des mages ont naturellement transposé leur propre relation à la divinité de Jésus sur ceux-ci. La motivation des mages est donc comprise comme religieuse par les lecteurs, qui vont vers Jésus dans une quête spirituelle. Pourtant, les exégètes attentifs aux enjeux sociopolitiques comme Warren Carter, Richard Horsley et Joel Willitts répondent au texte d’une autre façon37. Pour eux, προσκυνῆσαι est une prostration effectuée devant un roi. Ils interprètent le geste des mages comme un hommage, une soumission à un roi et non une adoration envers une divinité. Carter affirme ainsi : « The verb for “worship” (proskyneo) echoes the political practice of proskynesis. This practice involved the act of prostration or bowing in submission before a ruler or emperor. It signified submission to Rome’s military power38. » La méthode que j’utilise privilégie la compréhension de ce geste dans le contexte littéraire de ce récit. La lecture des premiers versets du chapitre 2 offre un contexte politique : une délégation étrangère visitant un nouveau roi39. Par ailleurs, le vocabulaire religieux est aussi présent depuis le premier verset de l’évangile. De toute façon, l’imposition de la conception moderne de la séparation du politique et du religieux à ce récit me semble anachronique. Le geste que Par exemple, W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 236-237 ; J. P. Meier 1990,
36
11.
37 W. Carter 2000a, 74 ; R. Horsley 1989 ; J. Willitts 2007, 98. M.-J. Lagrange 1948, 30-31 est du même avis. Il indique que « rien dans le texte n’indique que les mages aient connu la nature divine de Jésus ». Le geste est donc de nature politique. 38 W. Carter 2001, 63. 39 Voir R. E. Brown 1993, 174.
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veulent poser les mages peut être vu comme ayant une portée politique et religieuse40. Lire l’objectif des mages a aussi l’effet de stimuler mon intérêt pour la suite du récit. Est-ce que les mages réussiront leur quête ? Vont-ils pouvoir se prosterner devant le roi qu’il cherche ? Le texte me pousse à m’identifier avec les mages. Le premier verset de l’évangile annonçait un récit au sujet des origines de Jésus Christ. Et, comme les mages, depuis la lecture de ce premier verset, je suis en quête de Jésus. Il est le héros annoncé de l’histoire, mais il n’a pas encore pris part à l’action qui est narrée. Ma position est donc similaire à celle des mages. Nous voulons rencontrer celui qui vient de naître. 4.4 Hérode,
bouleversé demanda où le
(2,3-4)
Christ devait naître
ἀκούσας δὲ ὁ βασιλεὺς Ἡρῴδης ἐταράχθη καὶ πᾶσα Ἱεροσόλυμα μετʼ αὐτοῦ, καὶ συναγαγὼν πάντας τοὺς ἀρχιερεῖς καὶ γραμματεῖς τοῦ λαοῦ ἐπυνθάνετο παρʼ αὐτῶν ποῦ ὁ χριστὸς γεννᾶται (2,3-4) Ayant entendu/appris ceci, le roi Hérode fut bouleversé et tout Jérusalem avec lui, et rassemblant tous les grands prêtres et les 40 La mise en parallèle de ce verset avec le récit de Dio Cassius (Histoire romaine LXIII, 5.2.) concernant la visite de Tiridate, roi d’Arménie, à Rome le montre bien. Tiridate s’agenouille devant l’empereur Néron, assis sur le trône royal au Forum, entouré de dignitaires et de soldats. Les mains sur sa poitrine, il dit : « Ô maître, descendant d’Arsace et frère des rois Vologèse et Pacorus, je me reconnais ton esclave. Et je suis venu à toi, ô mon dieu, pour me prosterner devant toi tout comme je me prosterne devant Mithra. » Le geste de Tiridate se fait dans un contexte politique évident. Tiridate s’agenouille devant l’empereur pour montrer publiquement que, devant lui, il est comme un esclave. En retour, Néron le sacre roi. Pourtant, le geste a aussi quelque chose de religieux puisque Dio Cassius fait dire à Tiridate que ce geste est comparable à la prosternation devant le dieu Mithra ou à son adoration. Plusieurs exégètes ont fait des parallèles entre le voyage de Tiridate, accompagné de mages d’Arménie, et celui des mages en Mt. Dans les deux cas, il y a un pèlerinage de mages, l’avènement d’un nouveau roi, une prosternation, et le groupe repart par un autre chemin. Cependant, il y a aussi des différences. Par exemple Tiridate le mage est sacré roi, alors qu’en Mt, contrairement à l’appellation populaire, les mages ne sont pas des rois. L’association entre Mt 2 et le voyage de Tiridate à Rome en 66 provient d’A. Dieterich 1902. Je ne défends pas la thèse que cet événement soit la source historique derrière le récit Mt 2, puisque ce n’est pas l’objet de la méthodologie que j’emploie. Je propose cette brève comparaison intertextuelle comme stratégie lectorale pour lever l’ambiguïté qui réside dans l’interprétation d’un mot. L’épisode raconté par Dio Cassius montre bien que le geste des mages en Mt est politique et religieux dans ce bassin culturel.
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scribes/enseignants du peuple, il demanda où le Christ/Messie devait naître. ἀκούσας δὲ ὁ βασιλεὺς Ἡρῴδης ἐταράχθη (2,3) Au verset précédent, je ne savais pas à qui les mages s’adressaient. Maintenant, ce verset précise que le roi Hérode a entendu leur intervention. Cet élément accentue le côté ironique et subversif de la question des mages. Ils cherchent le roi des Judéens qui vient de naître, alors que le roi des Judéens les écoute. D’ailleurs, le narrateur souligne encore une fois qu’Hérode est roi. Comme roi, il semble avoir le pouvoir d’entendre tout ce qui se dit à Jérusalem. La réaction de bouleversement (ἐταράχθη) d’Hérode montre d’ailleurs qu’il a bien compris le potentiel subversif de la situation41. καὶ πᾶσα Ἱεροσόλυμα μετʼ αὐτοῦ (2,3) Je comprends la réaction d’Hérode à l’annonce de la naissance du « roi des Judéens » par l’opposition développée entre les deux personnages. Par contre, la réaction de « tout Jérusalem », qui est bouleversé avec lui, me surprend. Je pourrais m’imaginer que le peuple se réjouirait de la possibilité qu’un autre roi remplace Hérode. Cette formulation permet de voir une symbiose entre le roi et sa capitale. S’il est bouleversé, toute Jérusalem est bouleversée. Une façon de comprendre cette réaction est que si Hérode est furieux, tous les habitants de la ville pourraient potentiellement être victimes de sa fureur. Une autre avenue serait de considérer Jérusalem comme la ville du pouvoir et les personnes qui y vivaient comme des collaborateurs d’Hérode42. Le texte souligne en effet que Jérusalem est fortement associée au roi Hérode. καὶ συναγαγὼν πάντας τοὺς ἀρχιερεῖς καὶ γραμματεῖς τοῦ λαοῦ (2, 4) Le participe συναγαγὼν qui signifie littéralement « mener ensemble », est formé de la même racine que le mot servant à désigner les 41 Les témoignages extrabibliques au sujet d’Hérode le Grand le décrivent comme un dirigeant paranoïaque, qui a exécuté plusieurs personnes, dont des membres de sa famille, pensant que ceux-ci pouvaient usurper son pouvoir. La correspondance entre la caractérisation d’Hérode en Mt et le portrait d’Hérode dans d’autres textes de l’Antiquité n’est pas sans effet. Cette correspondance établit des points d’ancrage entre le récit et le monde extratextuel. 42 Voir R. Horsley 1989, 49-52 ; U. Luz 1995, 27. J. Nolland 2005, 112 croit que « tout Jérusalem » anticipe l’hostilité de la ville contre Jésus qui sera manifestée dans le récit de la Passion.
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s ynagogues. D’ailleurs, les personnes qui sont rassemblées par Hérode sont associées à l’autorité religieuse : les grands prêtres (ἀρχιερεῖς) et les scribes/enseignants (γραμματεῖς). Cependant, contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne s’agit pas que de dirigeants « religieux » au sens moderne du terme. Ce sont des membres de l’aristocratie de Jérusalem qui ont une partie du pouvoir à cause de leur alliance politique avec Rome43. Dans ce verset, les grands prêtres et les scribes sont à la fois associés à Hérode et au peuple (τοῦ λαοῦ). Piotrowski propose de comprendre τοῦ λαοῦ comme un génitif de subordination. Ce sont les chefs des prêtres et les scribes qui exercent une domination sur le peuple44. En voyant le mot peuple (λαοῦ), je me rappelle que Mt 1,21 annonçait que Jésus sauverait son peuple de ses péchés (σώσει τὸν λαὸν αὐτοῦ ἀπὸ τῶν ἁμαρτιῶν αὐτῶν). Ce lien permet de penser que le péché du peuple est associé au roi Hérode ainsi qu’aux prêtres et aux scribes qui collaborent avec lui. Le pluriel du mot ἀρχιερεῖς peut susciter la curiosité puisque les sources d’information sur cette époque indiquent qu’il n’y avait qu’un seul grand prêtre en fonction, nommé par Hérode45. La mise au pluriel peut signifier qu’il s’agit des personnes qui ont exercé le rôle de grand prêtre précédemment, ou encore l’ensemble de l’autorité sacerdotale. Somme toute, ce verset rassemble toutes les autorités religieuses et politiques de la région. ἐπυνθάνετο παρʼ αὐτῶν ποῦ ὁ χριστὸς γεννᾶται (2,4) Une ironie dramatique se forme à la fin du verset. À ce moment de la lecture, je connais déjà la réponse à la question du lieu de la naissance du Christ puisque Mt 2,1 précise que « Jésus [est] né à Bethléem » et que, depuis le premier verset de l’évangile, l’association est établie entre « Jésus » et « Christ ». Par contre, Hérode et les mages n’ont pas cette information donnée aux lecteurs. Par cette ironie dramatique, je sais que les mages se sont rendus au mauvais endroit en allant à Jérusalem. Leur erreur est d’autant plus ironique que la mauvaise porte à laquelle ils ont frappé est celle d’un autre personnage qui porte le titre de roi des Judéens/Juifs. Ce décalage Voir A. J. Saldarini 1988, 35-49. N. G. Piotrowski 2016, 70. 45 Selon Flavius Josèphe 1992, pour mater toute opposition possible, Hérode a exécuté tous les membres du Sanhédrin pour ensuite nommer lui-même le grand prêtre et son entourage. (Antiquités juives 14,175). 43 44
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entre l’information dévoilée aux lecteurs et celle qui est connue des personnages se remarque aussi dans le comportement d’Hérode. Malgré son rôle de roi des Judéens/Juifs, il ne connaît pas les paroles prophétiques concernant le lieu de naissance du messie. La requête d’Hérode (ποῦ ὁ χριστὸς γεννᾶται) est semblable à la question des mages en 2,2 (ποῦ ἐστιν ὁ τεχθεὶς βασιλεὺς τῶν Ἰουδαίων), mais comporte quelques différences significatives. Les deux cherchent le lieu associé à une naissance. Toutefois, alors que, pour les mages, il s’agit du lieu associé au roi des Juifs/Judéens, pour Hérode, il s’agit de celui associé au Christ. Selon la perspective d’Hérode, le Christ est le roi des Judéens/Juifs46. Ce lien me permet donc de proposer une association entre le Christ et le roi des Juifs/ Judéens. À la lecture du premier verset de l’évangile de Mt, le mot χριστὸς restait relativement vague et ouvert à plusieurs interprétations. Avec le temps, le récit précise le sens de cette expression désignant Jésus. Richard T. France remarque une autre différence entre la requête des mages et celle d’Hérode. Le temps des verbes indique que les mages cherchent quelqu’un qui vient juste de naître, alors qu’Hérode pose une question théologique au sujet de prophéties sans faire référence à un événement récent47. 4.5 À Bethléem (2,5-6) οἱ δὲ εἶπαν αὐτῷ· ἐν Βηθλέεμ τῆς Ἰουδαίας· οὕτως γὰρ γέγραπται διὰ τοῦ προφήτου· (2,5) καὶ σὺ Βηθλέεμ, γῆ Ἰούδα48, οὐδαμῶς ἐλαχίστη εἶ ἐν τοῖς ἡγεμόσιν Ἰούδα· ἐκ σοῦ γὰρ ἐξελεύσεται ἡγούμενος, ὅστις ποιμανεῖ τὸν λαόν μου τὸν Ἰσραήλ. (2,6) Ceux-ci lui dirent : à Bethléem de Judée, car il a été écrit par le prophète : « Et toi Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le plus 46 A. Pénicaud 2000, 13-14 s’appuie sur cet élément pour suggérer de voir Hérode comme le premier acteur à reconnaître que Jésus est le Christ. Contrairement à Pénicaud, je crois que ce sont plutôt les lecteurs qui peuvent établir ce lien grâce à la correspondance évoquée par Hérode. En effet, selon la trame narrative, ce personnage ne connaît pas encore Jésus. 47 R. T. France 2007, 60. 48 D’autres leçons : της Ιουδαιας en D, it, sys.c.p ; γη των Ιουδαιων en ff1, (syh), boms(s). E. Nestle, B. Aland, K. Aland 2012, 3. En Mi 5,1, le texte indique plutôt Ephrata.
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petit/le moindre des chefs-lieux de Juda ; en effet, de toi sortira un dirigeant/guide, il mènera/fera paître mon peuple Israël. » οἱ δὲ εἶπαν αὐτῷ· ἐν Βηθλέεμ τῆς Ἰουδαίας· (2,5) La réponse à la question d’Hérode vient sans délibération et sans la mention d’une consultation des Écritures. À la lecture des mots ἐν Βηθλέεμ τῆς Ἰουδαίας, je peux confirmer l’association faite au verset précédent. Jésus est né à Bethléem. Il est donc le roi des Judéens que cherchent les mages. La formulation du lieu est exactement la même qu’en 2,1. Ironiquement, les grands prêtres et les scribes d’Hérode confirment, sans le savoir, que le Messie devait naître à l’endroit qui a déjà été désigné comme le lieu de naissance de Jésus, renforçant la compréhension de Jésus comme Christ. οὕτως γὰρ γέγραπται διὰ τοῦ προφήτου· (2,5) La connaissance des scribes provient de ce qui a été écrit par le prophète. Le mot « προφήτου » me rappelle l’utilisation précédente qui en à été faite en 1,22. L’absence du nom du prophète en 2,5 m’incite à chercher l’origine de la citation qui suivra. S’agit-il du même prophète qu’en 1,22-23 ? Quelques manuscrits ajoutent le nom d’un prophète. Certains indiquent qu’il s’agit de Michée49 (Μιχαίου), alors que la vieille latine indique que c’est Isaïe (per Esiam prophetam dicentem). Ces ajouts montrent deux réponses possibles des lecteurs des premiers siècles. La vieille latine se base probablement sur la citation précédente pour affirmer que le prophète est Isaïe. Les manuscrits qui ajoutent le nom « Michée » veulent aider leurs lecteurs à trouver le lien intertextuel pertinent pour la compréhension de la citation qui suit au prochain verset. En Mt 1,22, le prophète « disait » quelque chose (τοῦ προφήτου λέγοντος), alors que ce verset transmet quelque chose qui a été écrit par le prophète (γέγραπται). Pourquoi cette différence dans la présentation d’une citation ? Le prophète qui parle en Mt 1,23 donne l’impression de faire une proclamation comme si le narrateur pouvait énoncer la citation à haute voix pour que ses lecteurs puissent l’entendre. Dans le contexte narratif de Mt 2,5, la citation du prophète est plutôt introduite comme un texte écrit, consulté pour trouver une information. Ce verset suscite une attente : Qu’est-ce qui est écrit par le prophète ? 4 syrhmg (ms) et copbobo ms selon B. M. Metzger 1994, 8.
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4.5.1 Dialogue intertextuel avec Michée καὶ σὺ Βηθλέεμ, γῆ Ἰούδα, οὐδαμῶς ἐλαχίστη εἶ ἐν τοῖς ἡγεμόσιν Ἰούδα· ἐκ σοῦ γὰρ ἐξελεύσεται ἡγούμενος, ὅστις ποιμανεῖ τὸν λαόν μου τὸν Ἰσραήλ. (2,6) Cette citation est placée dans la bouche de personnages associés à Hérode : les grands prêtres et les scribes du peuple. Est-ce que je peux me fier à ce que disent ces personnages ? Puisque ce qu’ils expriment n’est pas en contradiction avec l’idéologie narrative, je peux accueillir favorablement cette information. Ironiquement, ce sont les scribes et les prêtres, caractérisés par leur lien à Hérode, qui deviennent des porte-parole de la théologie de l’évangile. Le caractère ironique de cette énonciation particulière est décrit par Thomas Hatina : The reference to Herod summoning the chief priests and scribes to search the Scriptures in order to discern where the impostor king was to be born (Mt. 2.3-4) is a clever case of irony that generates the series of fulfilment quotations in the rest of the chapter. Not only do the religious authorities legitimize the place of Jesus’ birth and hence Matthew’s point that Jesus is the divine king, they in turn subvert Herod’s monarchial authority50.
La lecture de ce verset me pousse à chercher parmi les textes prophétiques de l’Ancien Testament celui qui est cité. Comme pour la citation précédente, à ce moment de la lecture, je vais analyser l’effet de la mise en relation opérée par cette citation. La lecture de ce verset confirme que le prophète cité n’est pas le même qu’en Mt 1,23. Plusieurs exégètes comprennent que cette citation ne provient pas d’un seul prophète, mais de la combinaison de deux textes, Mi 5,1 et 2 S 5,251. Pourtant, l’introduction de la citation laissait entendre qu’elle provenait d’un prophète (τοῦ προφήτου). L’hypothèse de la combinaison de sources pourrait générer une expérience de non-fiabilité, bien qu’elle porte sur un élément plus ou moins important. Cependant, cette citation peut être comprise plus simplement comme faisant référence à un seul texte, évitant ainsi une expérience de non-fiabilité. Je suis d’accord avec la solution évoquée par Nicholas Piotrowski, qui propose de regarder dans Mi 5,3 pour trouver l’origine de la fin de la citation, habituellement attribuée à 2 S 5,2. Ainsi, il affirme : « It seems T. R. Hatina 2008, 108. Voir, par exemple, K. Stendahl 1954, 99-100 ; R. H. Gundry 1967, 91-93 ; M. J. J. Menken 2004, 255-263 ; J. Willitts 2007, 101-107 ; W. Baxter 2012, 130134 ; M. Konradt 2014, 32. 50 51
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simpler, therefore, to understand that Matthew has simply conflated Mic 5:1-3. There is no need to appeal to texts outside of Micah ; everything necessary for competent reading is there in Micah and in Matthew’s own context52. » En effet, Mi 5,3 utilise l’image du berger messianique faisant paître le troupeau : « Il se tiendra debout et fera paître son troupeau par la puissance du SEIGNEUR, par la majesté du Nom du SEIGNEUR son Dieu. Ils s’installeront, car il sera grand jusqu’aux confins de la terre. » Alors qu’en 1,23, la citation était assez fidèle à la LXX, celle-ci ne correspond ni au texte massorétique ni à la LXX53. La première différence est que l’expression « Ephrathah » (TM) ou « maison d’Ephrathah » (LXX) a été changée pour γῆ Ἰούδα (terre de Juda). L’accent est alors mis sur Juda, le clan associé à David et au messianisme davidique. L’expression « terre de Juda » a une connotation politique. Elle rappelle le temps de la monarchie et indique que cette terre est celle de Juda et de ses descendants, et non celle des empires étrangers qui l’ont conquise. Le nom de Juda rappelle la généalogie du chapitre précédent. Cette répétition n’est pas anodine puisqu’elle souligne l’importance théologique et politique de ce nom dans le récit des origines de Jésus. καὶ σὺ Βηθλέεμ, γῆ Ἰούδα, οὐδαμῶς ἐλαχίστη εἶ ἐν τοῖς ἡγεμόσιν Ἰούδα· (2,6) Une autre modification importante est de renverser le texte de Michée. À l’origine, il décrit la localité de Bethléem comme petite (TM : עיר dernier, petit ; LXX : ὀλιγοστός petit) parmi les milliers de localités de Juda. Mt exprime l’idée contraire (to οὐδαμῶς ἐλαχίστη). Ce renversement a comme effet de faire basculer la valeur de cet endroit. Les mots Βηθλέεμ et Ἰούδα reviennent encore une fois. Je ressens un effet de cumul grâce à ces deux éléments qui insistent sur le fait que le lieu de naissance de Jésus est identique à l’origine prévue du messie. l’origine prévue du messie. ἐκ σοῦ γὰρ ἐξελεύσεται ἡγούμενος, ὅστις ποιμανεῖ τὸν λαόν μου τὸν Ἰσραήλ. (2,6) L’action du chef (ἡγούμενος) issu de Bethléem est décrite par le verbe ποιμανεῖ. Celui-ci exprime plusieurs nuances possibles : faire N. G. Piotrowski 2016, 73. « The wording of the quotation differs from all known textual variants of Mic. 5.1. It is a mixed citation... » U. Luz 2007, 113. Voir aussi M. J. J. Menken 2004, 255 et J. Willitts 2007, 104-107. 52
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paître/guider/gouverner. Le sujet de la citation est relié à celui du récit : la gouvernance d’Israël. Cette image du berger et de son troupeau me rappelle l’utilisation de celle-ci dans les traditions vétérotestamentaires. Le berger est un modèle courant pour illustrer la bonne gouvernance du roi (2 S 5,2 ; 7,7 ; Jr 23,1-8 ; Ez 34,22-31 ; 37,202554). Le rappel de ces traditions peut me permettre d’évaluer la royauté des rois des Juifs/Judéens. Est-ce que Jésus et Hérode agissent comme le roi/berger idéal ? Pour l’instant, je n’ai pas assez d’informations pour répondre à cette question, mais la lecture de la suite du récit et de l’évangile pourra permettre d’y revenir. Le mot « peuple » (τὸν λαόν) revient encore une fois et, cette foisci, il est clairement identifié à Israël : τὸν λαόν μου τὸν Ἰσραήλ. Le pronom possessif indique même qu’Israël est le peuple de Dieu. Je peux donc revenir sur la première utilisation de ce terme. Ce verset me permet de confirmer que le peuple en Mt 1,21 est bien celui d’Israël lorsqu’il est mené par le dirigeant qui fait paître son troupeau. Le contexte de Michée Peu d’exégètes ont examiné la correspondance entre les contextes plus étendus de Mt 2 et de Mi 5. Par exemple, Martin Albl affirme : « The quotation touches only one detail of the narrative55. » Pour Albl, la volonté apologétique de relier le messie à Bethléem est le seul point de contact entre les deux textes. Dans cette section, je propose d’élargir le regard au contexte plus global du livre de Michée pour permettre une discussion entre le monde narratif de ce livre prophétique et celui de Mt 2. En Isaïe 6-12, j’ai souligné trois perspectives complémentaires au sujet du rapport entre Dieu et le pouvoir impérial : 1) l’opposition à l’agression de l’empire étranger ; 2) l’utilisation de l’empire pour punir le peuple du Seigneur ; et 3) le jugement de l’empire étranger et le salut du peuple. Le livre de Michée se concentre surtout sur les deux dernières perspectives : la punition et la restauration. Mi 1,1-2,11 traite des raisons de la condamnation d’Israël. Le jugement du Seigneur est sévère contre ceux qui exploitent son peuple (2,1-5). Après cet oracle de jugement, Mi 2,12-13 montre une première image de restauration : le Seigneur réunit le reste d’Israël comme un troupeau au milieu de son pâturage. 54 Pour une étude approfondie du motif du berger dans l’Ancien Testament et dans la littérature du Second Temple, voir Y. S. Chae 2006. 55 M. C. Albl 1999, 183.
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Le jugement négatif porté sur les dirigeants domine le chapitre 3. Parmi les leaders châtiés se trouvent les prophètes qui égarent le peuple (3,5.11), les chefs et magistrats de la maison d’Israël (3,9), ceux qui bâtissent Jérusalem dans le sang et le crime (3,10), les juges corrompus (3,11) et les prêtres qui enseignent pour réaliser un profit (3,11). Le péché d’Israël (3,8) est directement relié à la destruction, et l’exil sera son châtiment. Les dirigeants sont la cause de la destruction de Jérusalem et de son Temple (3,12). Au chapitre 4, après cet oracle de jugement vient un mouvement de restauration. Celui-ci sera marqué par la paix et la joie (4,1-8) puisque les personnes opprimées obtiendront justice (4,6-7). Les nations qui viennent à Jérusalem représentent une image importante de ce passage. Il y a une transformation des outils de guerre en outils pour l’agriculture. Le reste du peuple d’Israël est aussi rassemblé sur le mont Sion par le Seigneur (4,8). À partir de 4,9, Michée fait un va-et-vient entre la situation précédant l’exil et celle de la restauration. La délivrance de Babylone est même annoncée en 4,10. Les nations qui se sont rassemblées contre le peuple seront broyées par le Seigneur aux v.11-15. Dans son contexte littéraire, Michée 5,1 intervient après un verset évoquant le siège de Jérusalem (Mi 4,14). La thématique principale de la prédication de Michée est le châtiment de la ville prétendument inviolable de Jérusalem. Le fossé entre riches et pauvres, les cultes sans conversion du cœur font de Jérusalem le lieu du mal. Ce châtiment est une conséquence du jugement de Dieu. Le verset 5,1 annonce que la restauration se fera par celui qui vient de Bethléem pour gouverner Israël56. La mention de ce lieu et l’action de guider le peuple comme un berger évoquent, bien entendu, la mémoire de David. Le qualificatif de « petit » associé à Bethléem évoque d’abord la réalité sociale, économique et politique de la bourgade de Bethléem par rapport à Jérusalem, mais elle rappelle aussi la position sociale de David et ses origines modestes57. Michée (5,2) traite de thématiques communes à Is 7,14 : enfantement, abandon et espoir de survie d’un reste. Ainsi, il dit :« Dieu les abandonnera jusqu’aux temps où enfantera celle qui doit enfanter. Alors ce qui subsistera de ses frères rejoindra les fils d’Israël. Il se 56 « Et toi, Bethléem Ephrata, trop petite pour compter parmi les clans de Juda, de toi sortira pour moi celui qui doit gouverner Israël. Ses origines remontent à l’Antiquité, aux jours d’autrefois. » (Mi 5,1). 57 Cette idée est développée par B. K. Waltke 2007, 268.
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tiendra debout et fera paître son troupeau. » (Mi 5,2) Il est surprenant que Mt ne cite que le v.1 et n’inclut pas le verset suivant, qui aborde pourtant des thématiques similaires. Le texte de Michée se poursuit en 5,3 avec l’image du berger messianique faisant paître le troupeau58. On y retrouve un contraste évident avec les chefs caractérisés négativement au début du livre de Michée. Le chapitre 5 se termine en évoquant la paix (5,4) pour la nation et le retour d’Israël qui, tel un lionceau, pourra passer, déchirer et écraser les nations représentées comme des moutons sans défense (5,6-7). Les études postcoloniales ont montré que la littérature des peuples colonisés raconte souvent un renversement mimétique de la situation59. C’est le cas ici, puisqu’Israël se trouve alors dans une position lui permettant de dominer les autres nations. Le livre de Michée se termine avec un appel à la transformation, à la conversion du peuple. Les trois derniers versets (7,18-20) permettent une synthèse qui souligne les péchés du peuple, le jugement de Dieu contre son peuple et le pardon des péchés du peuple par Dieu. Ce survol du livre de Michée montre que les fautes des dirigeants mènent à la punition par le Seigneur, punition qui se maniteste par la destruction opérée par les armées étrangères. Ultimement, les nations sont aussi jugées, et le peuple d’Israël est restauré. Bien que ce livre évoque la petite bourgade de Bethléem comme origine du berger de la restauration, c’est à Jérusalem qu’aura lieu le rassemblement après le jugement. Rapports intertextuels Avant d’entreprendre des études bibliques universitaires, je n’aurais jamais pensé qu’il puisse y avoir une différence entre une citation qu’on retrouve dans les évangiles et le texte cité dans son contexte d’origine. Pourtant, la lecture de Mi 5 et de Mt 2 montre qu’il ne s’agit pas d’une simple reprise. Un aperçu de l’histoire de la réception montre l’ambiguïté et la complexité de ce rapport intertextuel à travers les réponses de différents lecteurs. Pour certains exégètes comme Craig Blomberg, l’accomplissement de Mi 5,1 en Mt est assez simple : « [It is] the only text of the five in 58 « Il se tiendra debout et fera paître son troupeau par la puissance du SEIGNEUR, par la majesté du Nom du SEIGNEUR son Dieu. Ils s’installeront, car il sera grand jusqu’aux confins de la terre. » (Mi 5,3). 59 B. Ashcroft, G. Griffiths, H. Tiffin 2013, 154-157.
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the infancy narrative that can be viewed via a straightforward scheme of prediction and fulfillment60. » Pourtant, comme les autres citations en Mt 1-2, celle-ci demande un effort interprétatif assez grand de la part des lecteurs. Bien que l’accomplissement de quelques éléments semble aller de soi, d’autres nécessitent, à tout le moins, d’être recadrés. Par exemple, dans les deux textes, la figure du leader messianique provient de Bethléem. Pourtant, « tu n’es certes pas le plus petit » (οὐδαμῶς) en Matthieu inverse le texte de Michée, qui affirme que Bethléem est « trop petit pour compter ». Ainsi, Mt s’appuie sur Michée tout en inversant sa perspective. Cette inversion a provoqué des problèmes de critique textuelle, qui révèlent les difficultés des lecteurs des premiers siècles. Un article de Lionel North montre que plusieurs scribes et Pères de l’Église ont modifié le texte du livre de Michée pour le rapprocher de celui de Matthieu et que certains ont aussi modifié le texte de Matthieu pour le rapprocher de celui de Michée61. Ces problèmes de critique textuelle montrent un désir de voir un accomplissement direct de cette citation en Matthieu. Jérôme blâme les scribes et les prêtres d’Hérode qui énoncent la citation en raison de la divergence qu’elle instaure entre Mt et Mi62. Ces réponses de lecteurs montrent qu’il y a bel et bien un hiatus entre les textes de Mt et de Mi. Je suis d’avis qu’il faut en tenir compte et regarder en quoi ce renversement est en fait une forme d’accomplissement au lieu de tenter de camoufler ces différences. Michée évoque la venue d’un parfait roi/berger davidique pour gouverner Israël et se tenir debout devant les nations ennemies, qui deviendront comme des brebis, alors qu’Israël sera comme un lion. À première vue, la mise en parallèle de ces deux textes fait de Jésus l’accomplissement de ce leader davidique eschatologique. Or, il y a des éléments discordants entre les deux textes. Jésus ne gouvernera pas Israël au sens propre. Son leadership est d’un autre ordre que celui du roi/berger de Michée qui délivre le peuple de la menace impériale par l’épée (5,5). Le roi/berger de Michée est associé à des images militaires et à une perspective de domination impériale, qui collent mal à la présentation de Jésus en Mt. Michée développe l’idée d’un mouvement de retour à Bethléem pour mettre un terme à l’exil causé par une autorité malsaine exercée depuis C. L. Blomberg 1992, 7. Également D. A. Hagner 1993, 29-30. J. L. North 2008, 255-257. 62 Jérôme (Commentaire sur Michée 2,5,2) cité par J. L. North 2008, 258. 60 61
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Jérusalem. Cette opposition Bethléem/Jérusalem se retrouve aussi en Mt 2. Michée termine cette section par un jugement des nations à Jérusalem. En s’appuyant sur Mi 4,1-5, Nicholas Piotrowski voit dans le rapport entre les nations de Michée et les mages de Matthieu un nouveau couronnement davidique, vecteur universel de paix eschatologique63. Pourtant, en Michée 5, les nations sont jugées et broyées sous la gouverne du berger de Bethléem dans un texte qui n’a rien d’irénique64. Alors que les mages apportent des cadeaux dans un geste libre, le butin et les richesses des nations sont pris de force par le Seigneur65. En Mt, ce sont les grands prêtres et les scribes qui énoncent cette prophétie. Ils savent où doit naître le Messie, mais contrairement aux mages, ils ne font aucune démarche pour aller lui rendre hommage. Cette absence d’intérêt confirme que, dans l’opposition entre les deux « rois » des Juifs/Judéens, les grands prêtres et les scribes sont du côté d’Hérode. L’effet de l’allusion de Michée 5 en Matthieu 2 est de souligner le fait que les leaders de Juda (ἐν τοῖς ἡγεμόσιν Ἰούδα) sont loin de l’idéal promis par le Seigneur. Il y a une critique d’Hérode, de ses prêtres et de ses scribes. Ceux-ci représentent la puissance impériale qui a jadis détruit Jérusalem. Ironiquement, Matthieu fait jouer à Hérode et aux autres dirigeants du peuple le rôle des Babyloniens assiégeant Jérusalem. Dans le récit de Mt, Jérusalem est encore sous l’influence des empires étrangers. Un retournement important est nécessaire puisque la ville de Jérusalem est symboliquement devenue le lieu de l’exil. Les éléments ambigus en Mt 1,21 (τὸν λαὸν αὐτοῦ ἀπὸ τῶν ἁμαρτιῶν αὐτῶν) se voient éclairés par la comparaison avec le livre de Michée. Le peuple et son péché étaient difficiles à qualifier. Le péché en Michée est associé au peuple d’Israël, plus spécifiquement à ses dirigeants. Par contre, le peuple qui est mené par le berger représente ceux qui ont survécu à la destruction et à l’exil : le reste. Ainsi, par cette conversation intertextuelle, je comprends le péché du peuple en Mt 1,21 comme le péché des dirigeants du peuple, qui mène à la punition divine par l’oppression de l’empire étranger. En Mt, Jésus sauve son peuple de ses péchés (1,21). La restauration passe par le Messie. Or, ce nouveau David ne doit pas être N. G. Piotrowski 2016, 83-87. « Que ta main se lève sur tes adversaires et que tous tes ennemis soient supprimés ! » (5,8) ; « Avec colère, avec fureur, je tirerai vengeance des nations qui n’ont pas obéi. » (5,13). 65 « Tu voueras par interdit leur butin au SEIGNEUR, et leurs richesses au maître de toute la terre. » (4,13). 63 64
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comme les rois davidiques siégeant à Jérusalem, honnis par le texte de Michée, mais comme le petit berger qui a été choisi par Dieu. L’ensemble de ce dialogue intertextuel montre que, contrairement à ce qu’affirment la majorité des commentaires exégétiques, la correspondance entre Mi 5 et Mt 2 n’est pas seulement au sujet de la localisation géographique de sa naissance66. D’ailleurs, en Mt, la caractérisation de Bethléem est inversée. Ce lieu n’est certes pas le « plus petit » puisque c’est la localité d’origine de Jésus, le Messie. La correspondance entre Mi 5 et Mt 2 ne peut pas être un accomplissement direct d’une prédiction concernant le Messie puisque les deux textes ont des façons similaires, mais différentes de présenter ce roi/berger. Alors que le livre de Michée est préoccupé par l’exil à Babylone et par l’absence de roi, l’Évangile selon Matthieu décrit un autre type d’exil : Hérode règne sur Jérusalem, et non un roi davidique. En Michée, la mention de Bethléem fait référence à une restauration du peuple et à un jugement violent des nations. En Matthieu, le passage par Bethléem souligne la grandeur de ce petit lieu. L’humilité du messie est sa caractéristique la plus grande. Il ne sera pas couronné à Jérusalem pour diriger les nations, il sera crucifié par le représentant du pouvoir impérial. L’intertextualité entre la parole des prophètes et les événements décrits en Matthieu 2 me permet de développer des attentes et donc de stimuler mon intérêt quant à leur réalisation ou non. L’interprétation que je propose est de considérer que l’accomplissement en Matthieu de Michée reprend l’image du roi/berger de Bethléem pour l’appliquer à Jésus, mais inverse certaines des attentes reliées à cette figure67. 4.6 Hérode,
ayant appelé les mages en secret
(2,7-8)
Τότε Ἡρῴδης λάθρᾳ καλέσας τοὺς μάγους ἠκρίβωσεν παρʼ αὐτῶν τὸν χρόνον τοῦ φαινομένου ἀστέρος, (2,7) καὶ πέμψας αὐτοὺς εἰς Βηθλέεμ εἶπεν· πορευθέντες ἐξετάσατε ἀκριβῶς περὶ τοῦ παιδίου· ἐπὰν δὲ εὕρητε, ἀπαγγείλατέ μοι, ὅπως κἀγὼ ἐλθὼν προσκυνήσω αὐτῷ. (2,8) Alors Hérode, ayant appelé les mages en secret, se fit préciser par eux le temps de l’apparition de l’étoile. Et les envoyant à Bethléem, il dit : allez chercher des renseignements précis au sujet de l’enfant ; 66 K. Stendahl 1960, 94-105. Son interprétation géographique a été si marquante que les chercheurs ne semblent pas avoir eu d’intérêt à développer d’autres liens. 67 Cette section développe une intuition exprimée dans S. Doane 2016/2017.
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quand vous l’aurez trouvé, avertissez-moi afin que moi aussi j’aille me prosterner devant lui. Τότε Ἡρῴδης λάθρᾳ καλέσας τοὺς μάγους (2,7) « Τότε » marque la réaction immédiate d’Hérode à ce qu’il a entendu. Cet adverbe de temps montre l’importance du cadre temporel dans l’intrigue du récit. L’effet de ce premier mot est de me rendre plus attentif à l’importance du temps dans la suite de ma lecture. Ce secret (λάθρᾳ) est intrigant. Pourquoi Hérode appelle-t-il les mages en secret (λάθρᾳ) ? En quoi est-ce qu’une précision sur le moment de l’apparition de l’étoile nécessite de la discrétion ? Pour comprendre ce mot, je peux m’intéresser à la LXX, où ce mot est relié à des intentions malicieuses (1S 18,21-22 ; 1M 9,60 ; 3 M 6,24). Ce mot me rappelle un élément similaire du récit développé en Mt 1 : la répudiation secrète (λάθρᾳ) de Marie par Joseph (1,19). Est-ce qu’il y a un lien entre la rencontre secrète d’Hérode et la répudiation secrète de Marie dans le plan de Joseph68 ? Au chapitre précédent, j’ai proposé de souligner l’opposition entre le plan de Joseph et celui de l’ange. La répudiation secrète était motivée par la peur de Joseph. La révélation angélique a permis à Joseph de changer d’idée et de ne pas mettre son plan à exécution application. Cette lecture fait en sorte que j’associe le secret avec un plan différent de celui de Dieu. Hérode n’est pas explicitement caractérisé négativement à ce point-ci du texte. Cependant, ce secret le relie à une situation du premier chapitre qui était potentiellement dangereuse pour l’enfant à naître69. Est-ce que cette convocation secrète par Hérode cache aussi un plan opposé à celui de Dieu ? La suite de la lecture pourra le dire. En tant que lecteur, je suis en quelque sorte aussi impliqué dans le plan d’Hérode puisque, même si l’interpellation des mages décrite dans ce verset est secrète pour les autres personnages du récit, elle ne l’est pas pour moi. À ce moment, je développe l’attente de savoir ce que veut Hérode. Annoncer quelque chose en secret est un excellent moyen d’attirer l’attention.
68 À ma connaissance, je suis le premier à proposer ce lien. Il est rendu possible par ma méthode de lecture d’un texte dans sa séquence. Lorsqu’un mot revient une deuxième fois dans le texte, mon attention est portée à retrouver le contexte de sa première énonciation. 69 Voir M. J. Marohl 2008 qui présente la grossesse de Marie dans un contexte de crime d’honneur.
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ἠκρίβωσεν παρʼ αὐτῶν τὸν χρόνον τοῦ φαινομένου ἀστέρος, (2,7) L’apparition de l’étoile (τοῦ φαινομένου ἀστέρος) et la préoccupation quant au moment (τὸν χρόνον) de cette apparition me ramènent en arrière, au deuxième verset de ce chapitre. À ce moment de la lecture, il y avait un lien entre la naissance de Jésus et l’apparition de l’étoile. Une simple déduction me permet de conclure que, si Hérode cherche le moment de l’apparition de l’astre, c’est qu’il veut connaître le moment de la naissance de Jésus. Pourquoi veut-il le savoir ? καὶ πέμψας αὐτοὺς εἰς Βηθλέεμ (2,8) Le personnage d’Hérode jouit du pouvoir d’envoyer les mages à Bethléem et de leur donner une mission. Dans ce verset, il est le sujet de plusieurs verbes qui mettent d’autres personnages en action : πέμψας, πορευθέντες, ἐξετάσατε, εὕρητε, ἀπαγγείλατέ. À ce moment, j’anticipe le fait que les mages pourront aller à Bethléem et qu’ils y trouveront Jésus puisque c’est son lieu de naissance (2,1). εἶπεν· πορευθέντες ἐξετάσατε ἀκριβῶς περὶ τοῦ παιδίου· (2,8) Ces paroles d’Hérode cherchent à faire des mages une source d’information privilégiée au sujet de ce qui l’a bouleversé, c’est-à-dire l’annonce de la naissance du roi des Judéens (2,2). Est-ce que les mages, ces étrangers venus de l’est, vont s’associer à Hérode ? À la lecture du mot παιδίου, je sais qu’il réfère à Jésus puisque le premier verset de ce chapitre indiquait que Jésus était né. L’usage de ce terme générique est cohérent puisqu’il est utilisé par Hérode, qui ne connaît ni le nom ni l’identité de l’enfant au cœur de l’intrigue de ce récit. Il y a encore une fois une différence entre l’information disponible pour les lecteurs et celle qui est accessible aux personnages. La demande de renseignements précis par Hérode montre qu’il n’a pas tous les éléments nécessaires pour identifier l’enfant. Va-t-il réussir à découvrir l’identité du Christ/roi qui vient de naître ? À suivre. ἐπὰν δὲ εὕρητε, ἀπαγγείλατέ μοι, ὅπως κἀγὼ ἐλθὼν προσκυνήσω αὐτῷ. (2,8) Lire ἐπὰν δὲ εὕρητε accentue l’attente que les mages réussissent la quête annoncée en 2,1 : se prosterner devant le roi des Juifs/ Judéens qui vient de naître. Le geste de prosternation rappelle aussi l’objectif que les mages avaient annoncé au v.2. Cependant, cette
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fois, c’est Hérode qui affirme vouloir se prosterner devant l’enfant. Or, quelques indices laissent croire qu’il est peut-être de mauvaise foi : cette rencontre avec les mages se fait en secret, il ne part pas avec les mages à Bethléem et il a été bouleversé par l’annonce de la naissance du roi des Judéens puisqu’il est lui-même le roi des Judéens. L’emploi du verbe προσκυνήσω dans la bouche du roi est aussi le signe qu’il dit le contraire de ce qu’il pense. S’il posait ce geste, celui-ci aurait une portée politique importante. Hérode ne serait plus le roi de la Judée, puisqu’il se soumettrait à un autre personnage reconnu comme roi des Judéens. Or, rien ne laisse entendre qu’Hérode veut renoncer à sa couronne. Est-ce qu’Hérode dissimule ses vraies pensées en disant une chose et en pensant le contraire ? Ma curiosité est stimulée. Que va-t-il se passer ? 4.7 Voici l’étoile (2,9) Οἱ δὲ ἀκούσαντες τοῦ βασιλέως ἐπορεύθησαν καὶ ἰδοὺ ὁ ἀστήρ, ὃν εἶδον ἐν τῇ ἀνατολῇ, προῆγεν αὐτούς, ἕως ἐλθὼν ἐστάθη ἐπάνω οὗ ἦν τὸ παιδίον (2,9) Ceux-ci, ayant entendu le roi, vont de l’avant et voici l’étoile qu’ils avaient vue en Orient/à l’Orient/se lever qui les précédait jusqu’à ce qu’elle se tint au-dessus de là où était le petit enfant. Οἱ δὲ ἀκούσαντες τοῦ βασιλέως ἐπορεύθησαν (2,9) Le début du verset indique que les mages ont entendu les paroles d’Hérode et qu’ils se sont mis en marche (ἐπορεύθησαν). À ce moment de la lecture, cette action peut être vue comme l’exécution de l’ordre d’Hérode ou comme la reprise de leur quête initiale. καὶ ἰδοὺ (2,9) Pour une quatrième fois depuis le début du récit, l’interjection ἰδοὺ attire mon attention. Après l’ange (1,20), la jeune fille (1,23), les mages (2,1), l’utilisation de ce mot crée l’attente qu’il soit suivi par la rencontre d’un autre personnage inattendu. ὁ ἀστήρ, ὃν εἶδον ἐν τῇ ἀνατολῇ, (2,9) L’attente créée par la lecture du mot précédent doit maintenant être révisée. Jusqu’ici, dans le récit, ἰδοὺ a introduit des personnages inattendus. Maintenant, il est employé pour introduire l’astre, un élément
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qui n’est ni un personnage ni une nouveauté70. En effet, ce mot réactive le souvenir des paroles des mages qui, en 2,2, avaient annoncé qu’ils suivaient cet astre. La lecture de la suite du verset confirme, par ὃν εἶδον ἐν τῇ ἀνατολῇ, qu’il s’agit du même astre qui a mené les mages à Jérusalem. L’astre dont il était question au v.2 est de nouveau visible. Le mot ἀνατολῇ est ambigu. Est-ce que l’astre avait été vu à l’est ? Est-ce qu’ils le voyaient alors qu’ils étaient en Orient ? Est-ce qu’ils ont vu l’astre se lever ? Les trois options sont possibles. Il faut aussi mentionner que des lecteurs provenant de la communauté interprétative des astronomes chrétiens voient dans ce mot une indication astronomique précise : un lever héliaque71. Je suis d’accord avec Aaron Adair, qui affirme que le texte de Matthieu ne comporte pas de terme technique astronomique72. Dans la lecture séquentielle, il est important de noter que ce mot rappelle le v.2 et qu’il relie ce déplacement hors de Jérusalem à celui que les mages avaient entrepris auparavant. προῆγεν αὐτούς, ἕως ἐλθὼν ἐστάθη ἐπάνω οὗ ἦν τὸ παιδίον (2,9) Au fur et à mesure que je passe d’un mot à l’autre, cette phrase suscite ma curiosité. Dans quelle direction avance-t-il (προῆγεν αὐτούς) ? Jusqu’où (ἕως) ? À quel endroit se tient l’astre (ἐλθὼν ἐστάθη ἐπάνω οὗ) ? Enfin, la lecture du dernier mot génère l’attente que la quête des mages se réalise bientôt, puisque l’astre les guide en se plaçant directement au-dessus de l’endroit où se trouve l’enfant (οὗ ἦν τὸ παιδίον). Les mages se rapprochent de l’objectif de leur quête et les lecteurs aussi. Depuis le premier verset, le narrateur offre un discours au sujet de Jésus, mais ce personnage n’a pas encore été « montré ». La quête des mages racontée au v.1 a été interrompue par un arrêt à Jérusalem des v.2 à 9. Ce délai a fait grandir la curiosité que je ressens par rapport à la rencontre qui devrait bientôt avoir lieu. Le comportement de l’astre m’étonne. Celui-ci a guidé les mages de l’Orient jusqu’à Jérusalem. En arrivant à cette ville, l’astre ne semble plus les guider puisqu’ils doivent demander leur chemin. L’image est forte : Jérusalem est si obscure que même l’astre n’y brille pas. Dès que les mages sortent de Jérusalem, l’astre revient les guider. Le plus étonnant est sans doute le fait que l’astre se tient En termes sémiotiques, l’astre pourrait être qualifié d’actant. C’est la thèse défendue par M. R. Molnar 1999, 83.93-97. 72 A. Adair 2015, 62. 70 71
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d’une telle façon qu’il désigne le lieu précis de l’enfant (ἐλθὼν ἐστάθη ἐπάνω οὗ ἦν τὸ παιδίον). L’étoile de Bethléem est un symbole littéraire qui a généré une grande quantité de réponses différentes, autant dans les recherches astrologiques que dans les commentaires patristiques et exégétiques. Ce symbole a marqué l’imaginaire des lecteurs. La présence de l’étoile dans les crèches, au sommet des sapins et dans les pièces de théâtre – représentant la naissance de Jésus – est la preuve de la popularité de cet astre. Les premières réponses de lecteurs se trouvent dans les récits de naissance de Jésus des apocryphes comme le Protévangile de Jacques. Typique des premières relectures de Mt 2, ce texte ajoute au caractère surnaturel de la situation. Ainsi, l’astre va jusqu’à entrer dans la cave pour s’arrêter au-dessus de la tête de Jésus73. Les premiers commentateurs indiquent que l’étoile n’est pas un événement naturel, mais un événement divin74. Par rapport au mouvement décrit impossible à effectuer pour une étoile, Jean Chrysostome propose une lecture allégorique : « Cette étoile n’est pas une étoile ordinaire, ni même une étoile, mais une vertu invisible, qui se cachait sous cette forme extérieure75. » Plusieurs de ces lecteurs rejettent l’interprétation de l’astre comme un événement naturel. Augustin, par exemple, dans une argumentation contre les manichéens, dénonce l’astrologie et les connexions qui pourraient être faites avec l’étoile de Jésus76. Il argue que l’astre est un miracle puisque son comportement n’est pas naturel. Par contraste, Origène déclare que l’astre est similaire aux comètes et aux météores, sans pour autant infirmer le caractère surnaturel de l’événement77. D’ailleurs, il compare cet astre à la colombe du baptême de Jésus parce qu’elle indique l’endroit où se trouve le Messie78. Plus récemment, Dale C. Allison propose de voir cet astre comme un ange79. Une idée intéressante qui permet un parallélisme R. J. Miller 2003, 259-306. D. C. Allison 2005b, 18-20. 75 J. Chrysostome 2012, 6e homélie, 48. 76 Augustin (Réponse à Faustus le Manichéen 2.6f). 77 « L’Étoile qu’ils virent en Orient était nouvelle, je crois, et ne ressemblait à aucune des étoiles habituelles, ni de celles du firmament, ni de celles des orbes inférieurs, mais elle était du genre de celles qui paraissent occasionnellement : météores semblables à une chevelure, à une poutrelle, à une barbe, à un tonneau ; ou toute autre comparaison dont il a plu aux Grecs de caractériser leurs formes diverses. » Origène 1969, 237 (Contre Celse, 1.58). 78 Origène (Homélie sur Nombres 18,3-4). Saint Rémi, évêque de Reims au VIe siècle, reprend la même idée. Il est cité par D. W. Hughes 2015, 103. 79 D. C. Allison 2005b. 73 74
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entre la révélation angélique faite à Joseph dans ses songes et l’astre des mages. Ces deux modes de révélation permettent aux personnages d’avoir accès à des connaissances divines. Ainsi, pour les mages, l’étoile est comme un ange dans le sens que ce phénomène joue le rôle d’un messager divin80. Curieusement, grâce aux paroles des prêtres et des scribes, les mages connaissaient déjà le lieu de la naissance du Christ (2,6). Quel est l’effet de cette double indication (citation des prêtres, indication par l’astre) ? Elle permet de voir que les Écritures et la nature orientent ceux qui cherchent le Christ vers celui-ci. L’analyse sémiotique d’Anne Pénicaud souligne le fait que l’étoile fonctionne comme un signifiant seulement pour les mages81. Elle met en évidence le fait que le texte offre à chacun des acteurs du récit un jeu de signifiants spécifiques et adaptés à son identité pour lui permettre de comprendre qui est Jésus. Ainsi, les mages ont l’étoile ; Joseph a ses songes ; Hérode, ses scribes, et ses prêtres ont l’Écriture. Parmi les reprises culturelles contemporaines, l’étoile des mages joue un rôle important dans la chanson Star of Bethlehem du chanteur canadien Neil Young : « You might wonder who I can turn to on this cold and chilly night of gloom. The answer to that question is nowhere in this room. Yet still a light is shining from that lamp on down the hall. Maybe the star of Bethlehem wasn’t a star at all. » Cette œuvre traite des éléments difficiles et sombres de la vie. Dans ce contexte, l’étoile et sa lumière revêtent un aspect symbolique important. Elles représentent l’espoir qui est en nous, même dans des situations difficiles. Cette réécriture d’un élément du récit de Mt 2 montre bien la valeur symbolique des images employées par Mt. Ces symboles permettent aux lecteurs d’aujourd’hui de comprendre leur propre monde. Ce rapport est occulté par les chercheurs qui se concentrent uniquement sur l’historicité d’un phénomène céleste. Il m’apparaît important de ne pas couper le côté merveilleux d’un récit qui n’oblige pas ses lecteurs à avoir une interprétation « historicisante ». Rationaliser un récit mythique pour le conformer à la connaissance scientifique ne peut que restreindre les effets d’un des récits les plus fascinants de la littérature biblique.
Pour une présentation des diverses interprétations de l’astre, voir Pettem 2018. A. Pénicaud 2000, 17.
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4.8 Ils virent le petit enfant (2,10-12) ἰδόντες δὲ τὸν ἀστέρα ἐχάρησαν χαρὰν μεγάλην σφόδρα. (2,10) καὶ ἐλθόντες εἰς τὴν οἰκίαν εἶδον τὸ παιδίον μετὰ Μαρίας τῆς μητρὸς αὐτοῦ, καὶ πεσόντες προσεκύνησαν αὐτῷ καὶ ἀνοίξαντες τοὺς θησαυροὺς αὐτῶν προσήνεγκαν αὐτῷ δῶρα, χρυσὸν καὶ λίβανον καὶ σμύρναν. (2,11) Καὶ χρηματισθέντες κατʼ ὄναρ μὴ ἀνακάμψαι πρὸς Ἡρῴδην, διʼ ἄλλης ὁδοῦ ἀνεχώρησαν εἰς τὴν χώραν αὐτῶν. (2,12) Ayant vu l’astre, ils se réjouirent d’une très grande joie. Et étant venus dans la maison, ils virent le petit enfant avec sa mère, et tombant, se prosternèrent devant lui, et, ouvrant leurs coffres de trésors, ils lui apportèrent des cadeaux : or, encens et myrrhe. Et étant avertis en songe de ne pas revenir vers Hérode, ils se retirèrent par un autre chemin vers leur pays. ἰδόντες δὲ τὸν ἀστέρα ἐχάρησαν χαρὰν μεγάλην σφόδρα. (2,10) La vue de l’astre (ἰδόντες δὲ τὸν ἀστέρα) entraîne une émotion forte chez les mages. La joie des mages est soulignée de façon presque exagérée : ils se réjouirent d’une très grande joie (ἐχάρησαν χαρὰν μεγάλην σφόδρα). La quête des mages n’est pas encore menée à bien, mais cette joie excessive donne l’impression que leur mission sera couronnée de succès. Comme lecteur, je ressens, à ce moment, un sentiment répondant au texte82. Le contact avec une émotion si forte me touche. Cette joie me rappelle qu’une autre émotion a déjà été décrite. Au v.3, Hérode était littéralement terrassé (ταράσσω) par l’annonce de la naissance du roi des Judéens. Un contraste se crée entre ces deux réactions inverses associées à la naissance de Jésus. Par rapport à cette division, les lecteurs peuvent situer leurs propres réactions affectives vécues à la lecture du récit de la naissance de Jésus. Pour ma part, il me semble plus naturel de vivre une identification avec les mages et leur réaction puisque je partage une quête similaire à la leur : rencontrer le personnage dont le texte me parle depuis le premier verset. La formulation semble indiquer que la joie des mages est reliée à la simple vue de l’astre lorsqu’ils sortent de Jérusalem. Or, le verset précédent avait déjà mentionné le lieu où se trouvait Jésus. Je fais
Pour découvrir l’importance du côté affectif dans la lecture de textes bibliques : K. A. Kuhn 2009. 82
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d’un retour en arrière, qui augmente la tension par ce retardement dans l’action. καὶ ἐλθόντες εἰς τὴν οἰκίαν (2,11) La lecture de l’entrée des mages dans la maison me fait revenir en arrière, au v.9, qui indiquait déjà que l’astre se tenait au-dessus de l’endroit où était le petit enfant. Cette maison doit être le même lieu. Je prévois qu’ils y trouveront Jésus, ce qui me fait éprouver une certaine excitation. La joie du verset précédent aide à construire cette impression de résolution positive à venir. Le fait que le récit précise que l’enfant se trouve dans une maison est aussi intéressant. Les lecteurs d’aujourd’hui sont plutôt habitués à représenter la naissance de Jésus dans une crèche en suivant le récit de Luc ou dans une grotte en suivant le Protévangile de Jacques. Ce détail n’est pas anodin. Il permet une différenciation entre ces récits souvent amalgamés83. εἶδον τὸ παιδίον μετὰ Μαρίας τῆς μητρὸς αὐτοῦ (2,11) Lire le participe εἶδον (« voyant ») attise ma curiosité. Que vont-ils voir dans la maison désignée par l’étoile ? L’usage de ce mot m’encourage à produire une représentation mentale de ce qui devrait s’y trouver. La lecture de ce qui suit confirme qu’il s’agit du bon endroit. J’éprouve donc une impression de résolution. Pourtant, j’éprouve une certaine surprise lorsque je lis la description de ce qui est vu par les mages. Où est Joseph ? Dans l’épisode qui traitait des origines de Jésus (Mt 1,18-25), Joseph était le personnage principal. Il avait accepté de prendre chez lui Marie et l’enfant qu’elle portait. Je déduis donc que la maison où se déroule l’action est celle de Joseph. Pourtant, il semble absent de la description en Mt 2,11. Naturellement, un enfant naissant est presque tout le temps avec sa mère pour l’allaitement. Peut-être que cette absence est reliée à la conception de l’intérieur d’une maison comme espace féminin, alors que les endroits extérieurs et publics étaient vus comme des espaces masculins. Le texte ne donne pas assez d’information pour trouver une raison convaincante à l’absence de Joseph. καὶ πεσόντες προσεκύνησαν αὐτῷ (2,11) L’accumulation de participes et de verbes d’action (ἐλθόντες, εἶδον, πεσόντες, προσεκύνησαν, ἀνοίξαντες, προσήνεγκαν) dans S. Doane 2010, 147-153.
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la même phrase ralentit le rythme de la narration pour décrire les détails de ce qui se passe. L’impression générale qui se dégage de ce procédé est que quelque chose d’important est en train de se passer. En entrant dans la maison, les mages se jettent à terre (πεσόντες) et se prosternent (προσεκύνησαν) devant l’enfant. Ce geste m’invite à me souvenir du v.2, dans lequel les mages avaient annoncé, à Jérusalem, que cette prosternation était l’objectif de leur voyage. Puisque je m’étais identifié à cette quête de Jésus, je ressens une forme de satisfaction en lisant qu’ils ont réussi. Le geste de prostration posé par les mages montre que, pour ces personnages, Jésus est « roi des Juifs/Judéens ». La rencontre des mages et de Jésus contraste avec la rencontre des mages avec Hérode. En repensant aux versets précédents, je vois la subversion de l’autorité d’Hérode, roi de la Judée, opérée par ce récit. Devant Hérode, les mages ne se sont pas jetés à terre. Ils cherchaient le roi des Juifs/ Judéens, ils l’ont trouvé dans une simple maison de Bethléem, et non au palais de Jérusalem. Implicitement, la perspective du récit m’incite, comme lecteur, à suivre ce même cheminement idéologique. La question centrale du récit est de savoir qui est le roi légitime, Jésus ou Hérode. Plus la lecture avance, plus le contraste entre ces deux personnages se développe84. καὶ ἀνοίξαντες τοὺς θησαυροὺς αὐτῶν προσήνεγκαν αὐτῷ δῶρα, χρυσὸν καὶ λίβανον καὶ σμύρναν. (2,11) La mention selon laquelle les mages ouvrent (ἀνοίξαντες) des coffres à trésors (θησαυροὺς) suscite la curiosité. Je veux savoir ce qu’il contient. Les mots θησαυροὺς, δῶρα, χρυσὸν, λίβανον et σμύρναν m’incitent à me représenter ces cadeaux85. L’or, la myrrhe et l’encens ont d’ailleurs frappé l’imaginaire des lecteurs de ce récit86. Il ne s’agit pas, bien entendu, de cadeaux habituels pour un enfant. Les Pères de 84 Dans le cadre de cette recherche, ma lecture séquentielle va s’arrêter avec la fin du deuxième chapitre, mais les lecteurs qui se rendent jusqu’à la fin de l’évangile pourront revenir sur ce geste des mages puisqu’en Mt 28,17; les onze disciples se prosternent aussi devant le ressuscité. Cette inclusiondu geste de prosternation montre un mouvement qui s’est inversé. Alors que les mages représentent des étrangers allant vers le roi des Judéens, le mouvement se transpose pour que la prostration des disciples devant le ressuscité mène à un envoi de ceux-ci vers toutes les nations (28,19). D. Gerber 2007 suggère que l’autre chemin emprunté par les mages prépare la route qu’emprunteront les disciples après leur rencontre du ressuscité. 85 Pour plus de détails sur l’aspect visuel et l’interprétation picturale de l’épisode des mages, voir M. O’Kane 2005. 86 Pour une interprétation détaillée des cadeaux : H. Kruse 1995 ; J. Kügler 1997.
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l’Église ont répondu à ce texte en cherchant les significations symboliques de ces offrandes. Irénée de Lyon est le premier à proposer une interprétation christologique de ces cadeaux : « Myrrhe parce qu’il va mourir pour la race mortelle des humains et qu’il sera enseveli ; or parce qu’il est roi de ceux dont le royaume n’a pas de fin (Lc 1,33) et encens parce qu’il est Dieu, celui qui a été connu en Judah (Ps 76,2) et qui est apparu à ceux qui ne le cherchaient pas (Is 65,1)87. » Cette interprétation sera reprise par Origène, Grégoire de Nysse, Basile le Grand, Ambroise, Augustin, Léon le Grand et Grégoire le Grand ainsi que d’autres Pères de l’Église88. Bien que populaire, cette compréhension ne va pas de soi parce que, comme Michael Tait l’a démontré, la myrrhe n’est pas reliée au contexte funéraire dans les textes de l’Ancien Testament89. Lire cette liste de cadeaux dans ce contexte littéraire permet plutôt de comprendre que ce sont des cadeaux royaux. Les mages étaient à la recherche du roi des Juifs/Judéens et voulaient lui rendre hommage. Ces présents peuvent être interprétés comme un tribut offert par des émissaires étrangers à un roi puissant. Ils le lui donnent sans aucune condition. L’effet de ce passage sur plusieurs lecteurs a été de les orienter vers un rapprochement intertextuel avec le pèlerinage eschatologique des nations vers Sion, décrit par Is 60,6 et par le Psaume de Salomon 17,3190. Dans ce texte, les représentants de ces nations apportent des cadeaux et se prosternent dans une scène qui annonce la fin de l’exil. Ainsi, Nicholas Piotrowski voit les mages comme représentant l’accomplissement de la prophétie de la fin de l’exil91. Pour lui, les mages illustrent une inversion des attentes traditionnelles puisque ce sont des Gentils qui vont adorer le messie alors Justin (Contre les hérésies, 3,9,2). D. D. Hannah 2015, 435-436. J. Chrysostome 2012 8e homélie, 60 voit l’or, la myrrhe et l’encens comme des symboles de la science, de l’obéissance et de la charité. 89 M. Tait 2009. 90 Par exemple, É. Cuvillier 2005, 81 ; R. B. Hays 2016, 116. On retrouve aussi cette interprétation dans l’Antiquité comme dans le commentaire de Mt 2,11 de l’Opus Imperfectum 2010, 38. D’autres textes peuvent aussi être vus dans un rapport intertextuel avec ces cadeaux. Selon C. Vialle 2016, 13, « les présents des mages évoquent aussi à la fois la couche du roi Salomon, “embaumée de myrrhe et d’encens” (Ct 3,6) et l’odeur des habits du roi juste, au Ps 45, 7-9 : “Ton trône subsistera à jamais, à jamais, c’est un sceptre de droiture que ton sceptre royal. Tu aimes la justice et tu hais le mal, c’est pourquoi Élohim, ton Dieu t’a oint d’une huile de joie, de préférence à tes compagnons ! La myrrhe, l’aloès, la casse imprègnent tous tes habits...” ». 91 N. G. Piotrowski 2016, 65-66. 87 88
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que les leaders juifs ne le font pas92. Il y a en effet un lien intertextuel possible avec cette tradition, mais contrairement aux exégètes qui accentuent la continuité entre le texte d’Is 60 et Mt 2, je crois qu’il faut aussi souligner le remaniement de cette tradition. En Mt, le pèlerinage vers Sion ne s’effectue pas auprès du roi de Jérusalem, mais dans une maison, à Bethléem, auprès d’un enfant. Il y a un déplacement important du centre traditionnel du pouvoir politique et religieux : de Jérusalem à Bethléem, du roi à l’enfant. Compris de cette façon, cet épisode anticipe une redéfinition du peuple associé à Jésus en Mt 1,21. Il y a en effet un contraste entre l’attitude des mages envers Jésus et celle d’Hérode, de ses scribes et de ses prêtres. Tous ces personnages savent où se trouve Jésus. Cependant, ce sont les étrangers, les mages, qui se déplacent, qui se prosternent et qui offrent des cadeaux. Les autorités judéennes restent à Jérusalem93. Plusieurs commentent trop rapidement la division entre les Gentils qui reconnaissent Jésus comme Christ et les Juifs qui ne le reconnaissent pas. Le danger de cette interprétation est d’alimenter inconsciemment une forme d’antisémitisme. Pourtant, Mt 2,1-12 ne traite pas de « religion » au sens moderne du mot. D’ailleurs, des personnages d’origine juive comme Marie et Joseph accueillent aussi Jésus. Mt 2 met en place deux réactions possibles à la naissance de Jésus : l’accueil et le rejet. Comme les personnages, je suis interpellé en tant que lecteur et poussé à choisir entre les deux attitudes illustrées par le récit. Καὶ χρηματισθέντες κατʼ ὄναρ μὴ ἀνακάμψαι πρὸς Ἡρῴδην, (Mt 2,12) Cette description ne donne pas accès au contenu du rêve des mages, ce qui attise ma curiosité. Quel était le contenu de ce rêve (κατʼ ὄναρ) ? La mention d’une rêve rappelle l’apparition d’un ange du Seigneur dans le rêve de Joseph (Mt 1,20-21). Ce lien, même si, en Mt 2,12, l’origine et le contenu du songe ne me sont pas révélés, m’encouragé à voir, dans ce rêve, une intervention divine qui change le cours d’un plan humain. Joseph voulait répudier Marie, puis il a 92 Comme plusieurs, N. G. Piotrowski tient pour acquis que les mages sont des Gentils. Mt 2 les caractérisent comme des étrangers, mais le texte ne spécifie pas leur rapport avec le peuple d’Israël. Le récit semble plus signifiant si les lecteurs les voient comme des Gentils. Pour un avis contraire : D. C. Sim 1999, 993-995. 93 É. Cuvillier 2005, 82 constate que le contraste entre la démarche positive des mages païens et l’opposition ou l’indifférence des autorités religieuses juives est le moteur principal de l’intrigue de ce chapitre, qui préfigure l’universalisme matthéen.
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modifié son plan après une intervention divine dans un songe. Maintenant, c’est le plan d’Hérode qui est dérouté par l’intervention divine. Il avait envoyé les mages pour qu’ils obtiennent de l’information sur l’enfant (2,8). Or, les mages sont maintenant avertis de ne pas retourner auprès d’Hérode. Vont-ils écouter la révélation reçue en rêve ? διʼ ἄλλης ὁδοῦ ἀνεχώρησαν εἰς τὴν χώραν αὐτῶν. (Mt 2,12) La fin de ce verset indique que, comme Joseph, les mages écoutent l’avertissement et appliquent directement la recommandation reçue en songe. L’action des mages contrevient à la mission que leur avait confiée Hérode au v.8. Alors qu’ils devaient avertir (ἀπαγγείλατέ) Hérode, ce sont eux qui ont été avertis (χρηματισθέντες) par l’ange. Au lieu de revenir lui présenter les renseignements précis recueillis au sujet de l’enfant (πορευθέντες ἐξετάσατε ἀκριβῶς περὶ τοῦ παιδίου), les mages se retirent par un autre chemin (ἀνεχώρησαν εἰς τὴν χώραν αὐτῶν). Cette stratégie respecte la différence de pouvoir entre le roi et le groupe de mages. Ceux-ci ne peuvent s’opposer directement au puissant souverain. Les mages rusent donc pour simplement éviter Hérode. Le récit n’a encore rien révélé d’explicitement négatif au sujet d’Hérode, mais ce verset indique que les mages ont été avertis de ne pas revenir vers lui. À ce moment de ma lecture, je commence à me douter qu’il y a une raison non exprimée pour laquelle les mages doivent se méfier de lui. 4.9 Conclusion Depuis le début du deuxième chapitre, le récit a suivi la perspective des mages. Comme lecteur, j’ai pu m’identifier à eux, rencontrer les personnages d’Hérode et de Jésus. La péricope Mt 2,1-12 se démarque par le mouvement des mages qui, au v.1, arrivent de l’Orient à Jérusalem et qui, au v.12, retournent par un autre chemin. Ce départ annonce un changement de scène. Les mages ont réussi à rendre hommage au roi naissant, mais d’autres éléments restent encore inaccomplis. À ce moment, je me pose plusieurs questions au sujet de ce qu’il va se passer. La plus importante concerne la façon dont Hérode va réagir à la désobéissance des mages (2,12). D’autres interrogations sont toujours en suspens. Jésus et Hérode ont été désignés par le titre de roi des Juifs/Judéens. Les mages ont clairement montré que Jésus était le roi légitime selon leur perspective. Il y a une tension entre ces deux personnages. Est-ce que Jésus va prendre le
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trône d’Hérode ? Depuis le premier chapitre, Jésus a été annoncé comme celui qui va sauver son peuple (1,21) et comme la présence de Dieu avec nous (1,23). Est-ce qu’il réussira à combler les attentes suscitées par cette présentation ? Est-ce qu’il sera un chef/berger comme le laisse entendre la citation de Michée en 2,6 ? Ces interrogations m’incitent à continuer la lecture de l’évangile. Les nombreux blancs et éléments improbables dans ce récit ont alimenté les discussions exégétiques au sujet du processus de formation et de l’historicité de ce passage94. Sans entrer dans la question des sources de Mt 2, l’analyse intertextuelle entre Mt 2,9 et Nb 24,17 que j’ai menée a révélé deux contextes narratifs très différents. Cette divergence n’est jamais soulignée dans les discussions exégétiques à ce sujet. En ce qui concerne l’historicité, la lecture que je propose montre que ce récit contient des éléments qui sortent de la compréhension du monde tel qu’on le connaît, comme l’astre qui désigne le lieu où trouver Jésus. Les lecteurs qui utilisent une stratégie de lecture qui retire les éléments surnaturels pour rationaliser cette histoire restreignent les effets de ce récit. Mt 1-2 est un récit mythique qui emploie des éléments symboliques et mystérieux au sein d’un monde narratif qui ne répond pas aux normes du monde extratextuel. Par analogie, ce monde narratif permet une réflexion sur le monde extratextuel. La lecture de Mt 2,1-12 invite à une réflexion christologique et ecclésiologique. Jésus, dès sa naissance, est présenté comme messie et roi. Par contraste avec Hérode, dont la royauté est basée à Jérusalem, Jésus naît à Bethléem. Ce lieu est un symbole fort qui rattache Jésus à la tradition davidique en mettant l’accent sur les origines modestes du prototype des rois bibliques, et non sur son règne à Jérusalem. Dans le jeu intertextuel induit par la citation de Michée, il est possible de déduire que l’antitypologie entre David et Jésus initiée par la généalogie se poursuit. Jésus est à la fois comme David et différent de lui. La définition du peuple associé à Jésus (1,21) se transforme, ce qui peut avoir des conséquences ecclésiologiques. Le premier chapitre de Mt faisait clairement référence à la tradition du peuple d’Israël. Les 94 Par exemple, R. H. Gundry 1982, 26-32 suggère d’y voir un midrash qui découle de la tradition de la naissance de Jésus en Lc 2. J. Daniélou 1968, 84 pense que ce midrash se base sur les oracles de Balaam. D’autres comme M. Bourke 1960 et U. Luz 2007, 131 voient l’influence de la haggadah de Moïse sur la composition de ce récit. Certains exégètes comme X. Léon-Dufour 1970, 233-236 plaident malgré tout pour une interprétation historique de cette péricope.
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mages de Mt 2,1-12 permettent d’ouvrir une brèche qui était déjà présente avec les femmes étrangères de la généalogie de Jésus. L’ethnicité n’est pas le critère qui détermine ceux qui sont du côté de Jésus dans l’opposition qui se dessine entre les deux personnages présentés comme rois des Judéens. L’interprétation classique qui fait une lecture ethnique de Mt 2 est caricaturale lorsqu’elle représente de bons Gentils et de mauvais Juifs. À l’instar d’Amy-Jill Levine, je pense que Mt 2 porte des questions plus sociales qu’ethniques. La polarisation des personnages se fait par leur réaction à Jésus. Ceux qui répondent positivement (les mages, Marie et Joseph) sont caractérisés par leur position sociale subordonnée et par leurs mouvements géographiques. Au contraire, les personnages qui réagissent négativement à Jésus (Hérode, l’élite religieuse de Jérusalem) se démarquent par leur position sociale autoritaire et par une posture statique95. Deux forces sous-jacentes restent en même temps implicites et très importantes dans le récit. D’une part, l’Empire romain et sa domination sur la région par l’entremise d’Hérode sont implicitement critiqués par la série d’oppositions Jésus/Hérode, mages/prêtres et scribes, Bethléem/Jérusalem ainsi que par l’intertextualité développée grâce à la référence au livre de Michée. D’autre part, Dieu n’est pas explicitement mentionné comme un acteur intervenant dans le récit, mais il est présent de façon subtile par des signes comme l’étoile, par les révélations en songe et par l’accomplissement des paroles des prophètes. Dans le prochain épisode (Mt 2,13-23), ces deux forces s’affronteront de façon plus explicite. La rhétorique développée par le récit m’incite déjà à adopter une position critique par rapport à l’empire et à voir la présence de Dieu qui guide le déroulement de l’histoire.
A.-J. Levine 1988, 62-63. W. Carter 2000a, 73 reprend les propos de Levine.
95
Puisque le Messie devait sortir de Bethléem, pourquoi demeure-t-il dans Nazareth un peu après sa naissance, et jette-t-il ainsi quelque obscurité sur les prophéties1 ? Jean Chrysostome
5. IL VINT HABITER UNE VILLE APPELÉE NAZARETH (2,13-23) Cette dernière section du chapitre 2 de Mt a fasciné des générations de lecteurs. D’une part, elle décrit comment les autorités impériales de Jérusalem tentent d’exécuter le messie qui vient de naître. D’autre part, elle montre comment Dieu protège l’enfant Jésus par l’intermédiaire de révélations oniriques et de l’action de Joseph. Comme pour ce qui précède, cette section présente les événements décrits comme l’accomplissement du dire des prophètes. En l’espace de dix versets, le texte fait appel, par trois fois, à la tradition prophétique pour permettre une interprétation du récit. Je décrirai les effets intertextuels des citations de Jr 31,15 et d’Os 11,1 en accordant une attention toute particulière au rapport entre leurs contextes d’origine et le récit de Matthieu pour étudier les effets engendrés sur ma lecture. Lorsqu’elles sont analysées avec attention, ces citations révèlent une mosaïque complexe qui relie le récit de Mt aux traditions les plus difficiles d’Israël. Elles posent la question de la présence de Dieu lors de catastrophes. La dernière « citation » de Mt 1-2 présente des difficultés particulières. Mt 2,23 introduit une parole des prophètes. Pourtant, le texte qui suit n’a pas de lien direct avec un texte biblique. Je me propose de démontrer les diverses stratégies de lecture utilisées en réponse à ce dispositif textuel très particulier. Sans trouver de solution à ce problème, j’offre une étude des effets de ce verset problématique. Après l’examen de ce dernier appel à la tradition vétérotestamentaire en Mt 1-2, une section permettra une synthèse du rapport complexe de l’accomplissement du dire prophétique dans ces deux chapitres de l’évangile. Le chapitre sur la généalogie a montré que les masculinités des hommes associés à des femmes étaient problématiques. Qu’en est-il J. Chrysostome 2012, 7e homélie, 53.
1
206 5. IL VINT HABITER UNE VILLE APPELÉE NAZARETH (2,13-23)
de la masculinité de Joseph, qui est associé à Marie d’une manière toute particulière ? Au terme de ce récit, dans lequel Joseph joue un rôle important, le moment est venu de mettre en lumière les caractéristiques de sa masculinité ainsi que celle de Jésus. 5.1 Fuis en Égypte (2,13-15) Ἀναχωρησάντων δὲ αὐτῶν ἰδοὺ ἄγγελος κυρίου φαίνεται κατʼ ὄναρ2 τῷ Ἰωσὴφ λέγων· ἐγερθεὶς παράλαβε τὸ παιδίον καὶ τὴν μητέρα αὐτοῦ καὶ φεῦγε εἰς Αἴγυπτον καὶ ἴσθι ἐκεῖ ἕως ἂν εἴπω σοι· μέλλει γὰρ Ἡρῴδης ζητεῖν τὸ παιδίον τοῦ ἀπολέσαι αὐτό. (2,13) ὁ δὲ ἐγερθεὶς παρέλαβεν τὸ παιδίον καὶ τὴν μητέρα αὐτοῦ νυκτὸς καὶ ἀνεχώρησεν εἰς Αἴγυπτον (Mt 2,14) καὶ ἦν ἐκεῖ ἕως τῆς τελευτῆς Ἡρῴδου· ἵνα πληρωθῇ τὸ ῥηθὲν ὑπὸ κυρίου διὰ τοῦ προφήτου λέγοντος· ἐξ Αἰγύπτου ἐκάλεσα τὸν υἱόν μου. (Mt 2,15) S’étant retirés, voici qu’un ange/messager du Seigneur apparaît en songe à Joseph disant : « Lève-toi, prends le petit enfant et sa mère et fuis en Égypte et reste là jusqu’à ce que je te le dise, car Hérode est sur le point de chercher le petit enfant pour le tuer. » Celui-ci, s’étant levé prit le petit enfant et sa mère de nuit et se retira en Égypte. Et il était là jusqu’à la fin/mort d’Hérode, afin que soit accompli ce qui a été dit par le Seigneur par le prophète disant : « D’Égypte, j’appelai mon fils. » Ἀναχωρησάντων δὲ αὐτῶν (2,13) Le verbe ἀναχωρέω (se retirer) me rappelle le verset précédent, qui a aussi utilisé ce verbe, ainsi que l’ensemble du récit concernant les mages, qui se termine par leur retour par un autre chemin. Dans la LXX, ἀναχωρέω est souvent associé à la fuite et à la protection contre un malheur. Le départ des mages n’est pas neutre ; ils fuient après avoir été avertis en songe. Ma curiosité est suscitée par cet avertissement les enjoignant de ne pas retourner auprès d’Hérode. ἰδοὺ ἄγγελος κυρίου φαίνεται κατʼ ὄναρ τῷ Ἰωσὴφ λέγων· (2,13) La particule démonstrative ἰδοὺ revient une cinquième fois. Dès la lecture de ce mot, je m’attends à l’entrée en scène de quelque chose 2 Il y a quelques variantes textuelles. Elles semblent vouloir rapprocher la formulation de l’apparition de l’ange de celle d’autres versets précédents : 1) εἰς τήν χώραν αὐτῶν (B) voir 2,12 ; 2) κατʼ ὄναρ φαίνεται (C K 33. 700. 892) voir 2,19 ; 3) κατʼ ὄναρ ἐφάνη (B) voir 1,20. E. Nestle, B. Aland, K. Aland 2012, 4.
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d’étonnant comme l’ange du Seigneur (1,20), la jeune femme/vierge (1,23), les mages (2,1) ou l’astre (2,9). Ce mot attire mon attention sur ce qui va suivre et m’invite à m’en faire une représentation visuelle. Les mots qui suivent reprennent ceux du verset 1,20 : ἰδοὺ ἄγγελος κυρίου κατʼ ὄναρ ἐφάνη αὐτῷ λέγων. La différence est que 2,13 précise que l’ange/messager apparaît à Joseph puisqu’il n’était pas le sujet de la phrase précédente. Les deux événements sont formulés de façon quasi identique. Je réactive donc l’ensemble du rêve de l’ange et des actions de Joseph en 1,18-25. En revenant sur 1,20, j’anticipe le fait que cette apparition va communiquer un message (λέγων) et que Joseph suivra celui-ci à la lettre. Son dernier message portait sur l’accueil de Marie, qui était en danger d’être répudiée. Que va dire l’ange ? Est-ce que ce message visera encore à la protection d’un personnage ? ἐγερθεὶς παράλαβε τὸ παιδίον καὶ τὴν μητέρα αὐτοῦ (2,13) Le premier mot du message (ἐγερθεὶς) rappelle l’action de Joseph qui se lève après un premier songe en 1,24. Le verbe παράλαβε rappelle aussi le premier message demandant à Joseph de prendre Marie, son épouse, par le même verbe. Dans les deux cas, Joseph doit prendre (παραλαμβάνω) Marie. Ici, le message précise que Joseph doit aussi prendre le petit enfant, alors qu’au premier chapitre, il était encore en Marie. L’énonciation de ce verset associe encore l’enfant à sa mère. Un effet de cumul peut être ressenti puisque, contrairement à Marie, Joseph n’est jamais désigné par sa relation avec l’enfant. καὶ φεῦγε εἰς Αἴγυπτον (2,13) Le verbe φεῦγε est à l’impératif. Joseph doit fuir avec sa famille. Mais pourquoi ? À ce moment de la lecture, aucun danger précis n’a été explicité. Je me rappelle que le premier songe s’inscrivait aussi dans un contexte de danger pour la mère et le fils. Leur sort dépendait de l’action de Joseph. Le lieu du refuge, l’Égypte, a au moins deux connotations bibliques. Un jeu intertextuel permet de se souvenir de l’Égypte à la fois comme d’un lieu de refuge et comme d’un lieu d’esclavage. C’est en Égypte que Joseph et ses frères trouvent de l’aide lors d’une famine en Canaan (Gn 42,2). C’est aussi en Égypte que certains se réfugient lors de la destruction de Jérusalem par Babylone (Jr 26,21 ; 41,16-18 ; 43,4-7). L’Égypte sert aussi de refuge en 1 R 11,17 ; 40,2 ; 2 R 25,26.
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aradoxalement, selon le livre de l’Exode, l’Égypte est aussi le lieu P d’esclavage du peuple hébreu. Dans le récit au fondement de l’identité d’Israël, le tyran est égyptien, et le peuple doit fuir pour sortir d’Égypte grâce à l’action de Moïse et de YHWH. Bernard Brand Scott souligne le renversement de l’image de l’Égypte comme terre d’oppression en Mt 23. Cet auteur néglige les traditions dans lesquelles l’Égypte est perçue de façon positive, comme lieu de refuge. Mt 2 s’appuie pourtant sur cette tradition. καὶ ἴσθι ἐκεῖ ἕως ἂν εἴπω σοι· (2,13) Le mot ἕως a été utilisé une première fois en 1,25. Il indiquait que Marie et Joseph ne s’étaient pas « connus » jusqu’à (ἕως) la naissance de Jésus. La controverse au sujet de ce verset consistait à déterminer s’il laissait entendre qu’ils avaient eu des relations sexuelles par la suite. En 2,13, ἕως est utilisé pour dire à Joseph de rester en Égypte jusqu’à ce que le Seigneur lui dise de revenir. Si cet avertissement du Seigneur et le retour de Joseph se confirment dans la suite du récit, alors je vais développer l’impression que le mot ἕως en 1,25 peut s’interpréter de la même façon qu’en 2,13. Dans les deux cas, ἕως indiquerait des actions qui auront lieu après le moment indiqué. La formulation de ce message met l’accent sur le caractère temporaire du déplacement annoncé. Elle crée plusieurs attentes, ce qui augmente la tension narrative. D’abord, j’anticipe un événement négatif qui serait la cause de l’avertissement et de la fuite des mages et de la famille. À cause de la réaction de Joseph à son premier rêve, je m’attends à ce qu’il exécute le plan de l’ange et qu’il emmène sa famille en Égypte. L’expression εἴπω σοι m’indique qu’il restera en Égypte jusqu’à ce qu’il reçoive une nouvelle révélation de l’ange. Que fera Joseph ? Quelle est la cause de cet avertissement ? μέλλει γὰρ Ἡρῴδης ζητεῖν τὸ παιδίον τοῦ ἀπολέσαι αὐτό. (2,13) À la lecture de ces mots, je comprends la raison pour laquelle l’ange du Seigneur a indiqué à Joseph de quitter le pays. Cette phrase confirme que la vie de l’enfant est en jeu et que c’est Hérode qui cherche à le tuer (ἀπολέσαι). De même, cette information me permet de revenir en arrière pour réévaluer la discussion entre Hérode et les mages. Depuis 2,3, je sais qu’Hérode est troublé (ταράσσω) par la naissance de cet enfant. Ce verset permet de c omprendre des é léments 3
B. B. Scott 1990, 95.
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laissés en suspens. Si ce que l’ange dit est vrai, Hérode parlait en secret aux mages (2,7) parce qu’il formait déjà un plan pour tuer l’enfant. Hérode avait indiqué son intention de se prosterner devant l’enfant (2,8). À ce moment de la lecture, quelques indices laissaient croire qu’il s’agissait d’un mensonge. La révélation du projet meurtrier d’Hérode en 2,13 confirme qu’il ne disait pas ce qu’il pensait aux mages. Je peux aussi mieux comprendre l’avertissement fait aux mages de revenir par un autre chemin. Lire l’avertissement de l’ange a aussi un effet affectif sur le lecteur que je suis. Depuis le début de ma lecture, ce texte décrit Jésus par sa généalogie et le récit de ses origines. Il m’a été présenté comme celui qui va sauver son peuple (1,21) et comme la présence de Dieu avec nous (1,23). J’ai donc développé une sympathie pour ce personnage. Lire qu’Hérode cherche à le tuer évoque un scénario révoltant. Puisque Hérode est roi, je peux supposer qu’il dispose des moyens nécessaires pour mener son projet à exécution. Je ressens une certaine angoisse devant la possibilité d’un dénouement négatif, ce qui augmente ma curiosité et ce qui m’incite à poursuivre ma lecture. Que va-t-il se passer ? Mt 2,13 comporte plusieurs éléments qui évoquent la naissance de Moïse dans le livre de l’Exode : la mention de l’Égypte, un tyran et un enfant qui, dès sa naissance, risque d’être assassiné4. Cette analogie contribue au portrait négatif d’Hérode puisqu’il est associé au pharaon. De la même façon, cette analogie associe Jésus et Moïse. Le récit de la naissance de Moïse en Ex 2 souligne comment cet enfant naissant a été sauvé de la mort. Le récit au sujet de la naissance de Jésus semble proposer une intrigue similaire. Cette analogie favorise la recherche d’autres points de contact entre Jésus et Moïse. Par exemple, l’ange du Seigneur a déjà révélé que cet enfant sauvera son peuple de ses péchés (1,21). Est-ce que Jésus sauvera son peuple comme les traditions juives racontent que Moïse l’a fait ? ὁ δὲ ἐγερθεὶς (Mt 2,14) Ces mots indiquent que la révélation angélique est terminée. Joseph s’est réveillé ou s’est levé. En les lisant, j’anticipe le fait que, comme au premier chapitre (1,24), Joseph suive le plan de l’ange. 4 Pour un rapport typologique exhaustif entre Mt 1-2 et le récit de l’Exode, voir D. C. Allison 1993b ; J. D. Crossan 1986, 18-27 ; A. Kensky 1993, 43-49 ; W. S. Baxter 1999 ; G. L. Jones 1999, 14-23 ; C. Grappe 2011, 15-32.
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παρέλαβεν τὸ παιδίον καὶ τὴν μητέρα αὐτοῦ νυκτὸς καὶ ἀνεχώρησεν εἰς Αἴγυπτον (Mt 2,14) La fin de cette phrase confirme l’attente qui s’était formée à la lecture des premiers mots. Joseph accomplit ce que l’ange du Seigneur lui a dit. En fait, presque chaque mot décrivant les actions de Joseph provient du message qu’il a reçu en songe. Cette reprise montre à quel point Joseph suit à la lettre les directives reçues. Mon attention est toutefois orientée vers une différence entre le discours de l’ange et la description des actions de Joseph. Une précision a été ajoutée : il fuit en pleine nuit (νυκτὸς). Pour le lecteur friand de liens vétérotestamentaires que je suis, ce détail évoque l’expérience de la fuite d’Égypte de nuit décrite par le livre de l’Exode (14,20). La nuit est le meilleur moment pour fuir de façon discrète. Il s’agit aussi d’un symbole qui peut rappeler aux lecteurs leurs propres expériences nocturnes. La nuit est souvent un temps symbolique associé à la peur et aux dangers potentiels, ce qui ajoute à la tension ressentie puisque l’enfant est en danger de mort. Enfin, ce détail souligne aussi la promptitude de Joseph, qui accomplit ce qui lui est demandé au moment même de son rêve : la nuit5. καὶ ἦν ἐκεῖ ἕως τῆς τελευτῆς Ἡρῴδου (2,15) Ce verset anticipe la mort, littéralement la fin (τῆς τελευτῆς), d’Hérode. La tension résultant de l’annonce du plan meurtrier d’Hérode (v.13) est diminuée puisque, à partir de ce moment, je sais qu’Hérode va mourir et que Joseph restera en Égypte jusqu’à cet événement. Cette annonce d’un dénouement positif me permet de pousser un soupir de soulagement. ἵνα πληρωθῇ τὸ ῥηθὲν ὑπὸ κυρίου διὰ τοῦ προφήτου λέγοντος· (2,15) Cette phrase rappelle celle de 1,22. Il s’agit, en fait, de la même formulation. Je peux donc anticiper une citation d’accomplissement comparable à celle liant Is 7,14 et Mt 1,23. La lecture de l’expression τοῦ προφήτου (le prophète) donne l’impression que la citation proviendra du même prophète, c’est-à-dire Isaïe. La conjonction adverbiale ἵνα m’invite à relier ce qui sera dit par les paroles du prophète à ce qui vient juste d’être décrit. J’anticipe donc une citation reliée à la mort d’Hérode ou à la fuite de Joseph et 5
Cette interprétation provient de A. Pénicaud 2000, 22.
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de sa famille vers l’Égypte. Je suis invité à voir le rapport entre les événements décrits par le récit et les paroles prophétiques comme un accomplissement (πληρωθῇ). Alors quelles sont les paroles du Seigneur énoncées par le prophète ? 5.7.1 Dialogue intertextuel avec Osée ἐξ Αἰγύπτου (2,15) La lecture de ἐξ Αἰγύπτου provoque un effet de surprise. Alors que le verset précédent racontait la fuite en Égypte de Joseph et de sa famille, la parole prophétique mentionne plutôt une sortie d’Égypte. Ce mouvement inverse me laisse perplexe. Est-ce qu’il y a eu une ellipse temporelle qui nous a projetes au moment déjà annoncé où Hérode est mort et où Joseph peut revenir d’Égypte ? Une autre option pourrait être de remettre en question la fiabilité de l’énoncé narratif annonçant que les paroles prophétiques allaient permettre un rapport d’accomplissement avec les événements narrés. Il y a une difficulté interprétative à laquelle il faudra trouver une solution. ἐκάλεσα τὸν υἱόν μου. (2,15) Lire ces paroles attribuées au prophète m’encourage à trouver le texte d’origine de cette citation. Il s’agit d’Osée 11,1. Comme pour les autres citations en Mt 1-2, celle-ci ne suit ni la forme de la LXX ni celle du texte massorétique6. Avant de procéder à cette comparaison, quelques élèments importants sont à remarquer au sujet de l’énonciation de la phrase en Mt 2,15. Il y a une ambiguïté grammaticale en Mt 2,15. Qui est évoqué par l’expression τὸν υἱόν μου (mon fils) ? Le sujet des phrases précédentes est Joseph. Donc, normalement, c’est Joseph qui devrait être compris comme le fils appelé d’Égypte. Pourtant, puisque le « fils » dans ce récit est toujours Jésus, l’histoire de la réception indique que les lecteurs voient Jésus comme celui qui est appelé « mon fils » par le Seigneur. Cette décision peut avoir une incidence christologique, mais pour ce qui est de la trame narrative, elle est relativement moins importante 6 Dans le cas de cette citation, Mt est plus proche du TM et assez loin de la LXX. Sur la question des sources concernant ce passage : T. Zahn 1922, 103 ; M.-J. Lagrange 1948 32-33 ; R. H. Gundry 1967, 93 ; M. D. Goulder 1974, 239 ; G. M. Soares-Prabhu 1976, 216-218 ; T. L. Howard 1986, 322 ; J. Miler 1999, 47.5051 ; W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 262 ; J. Nolland 2005, 123 ; M. J. J. Menken 2005, 143-152.
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puisque les personnages de Joseph et de Jésus se déplacent ensemble. Les deux peuvent être le fils qui sort d’Égypte. Qui appelle son fils ? Qui est l’énonciateur de cette parole ? La formule d’introduction de cette citation affirme qu’il s’agit des paroles du Seigneur par le prophète (2,15). En Osée, le verset cité est aussi une parole dont l’énonciateur est le Seigneur. Ainsi, dans les textes d’origine et de destination, c’est le Seigneur qui s’exprime à la première personne. J’ai déjà souligné l’ambiguïté du « mon fils » (τὸν υἱόν) lors de l’analyse de Mt 1,1. Quel est le type de filiation mis de l’avant dans ce verset ? Certains exégètes ont vu ce passage comme l’affirmation selon laquelle Jésus est le fils de Dieu7. Pourtant, le texte n’attribue pas à Jésus le titre de « fils de Dieu ». Dans l’énoncé, le Seigneur affirme, par l’intermédiaire de son prophète, qu’il a sorti son fils d’Égypte. J’en comprends que l’énonciateur est le Seigneur et que son fils est Joseph ou Jésus. Cependant, les divers usages de ce mot en Mt 1-2 m’indiquent que je dois réfléchir sur la nature de cette relation père-fils. Le lien entre le Seigneur et son fils apparaît comme le constat d’une paternité préalable. Le rapport intertextuel pourra aider à préciser cette relation. La plupart des exégètes remarquent que « mon fils » est une façon de désigner Israël en Os 11,18. Il y a donc une relation à établir entre Jésus et le peuple d’Israël9. Je comprends donc que la filiation divine de Jésus est analogue à la relation entre Dieu et son peuple en Osée. Je fais une pause dans la lecture séquentielle pour examiner le rapport possible entre ce récit et le livre d’Osée. Contexte vétérotestamentaire d’Osée 1-11 Plusieurs exégètes s’opposent à la compréhension de cette citation comme l’accomplissement d’une prophétie puisque le texte d’Osée n’est pas une prophétie et ne concerne pas le messie. Par exemple, Ulrich Luz explique que l’interprétation que Matthieu fait d’Osée 11,1 J. D. Kingsbury 1975. Par exemple, D. C. Allison 1987. 9 R. T. France 1981b, 243-244 ; V. J. Eldridge 1982 ; R. J. Kennedy 2008, 140-142 ; R. B. Hays 2016, 113. À l’inverse, J. Chrysostome 2012 8e homélie, 64 affirme que cette prophétie d’Osée ne concerne pas Israël, mais bien Jésus : « Si les Juifs doutent de cette prophétie et prétendent que cette parole : “J’ai appelé mon fils de l’Égypte” (Os 11,1), doit s’entendre d’eux-mêmes, nous leur répondrons que la coutume des prophètes est de dire des choses qui ne s’accomplissent pas en ceux-là même dont ils les disent. » 7 8
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va à l’encontre du contexte d’origine de cette citation : « Matthew naturally understands his quotation from Hosea as prophetic ; he did not share the insight, common since Zwingli… and Calvin… that his interpretation does not correspond to the original meaning10. » Deux éléments posent problème. D’une part, Osée 11,1 n’est pas un oracle énoncé comme une parole prophétique au sujet d’un événement à venir. D’autre part, comme je l’ai déjà souligné, il y a un problème spatio-temporel puisque cette mention d’un retour d’Égypte survient au moment de l’entrée en Égypte. Comme je l’ai proposé pour les citations précédentes, je vais explorer le contexte plus large du livre d’Osée11. Malgré l’apparent consensus exégétique qui ne voit pas cette citation d’Osée comme une prophétie ou comme un accomplissement, l’exploration plus large du monde narratif d’Osée permettra de voir qu’il y a bien un accomplissement prophétique possible en Mt 2. Les trois premiers chapitres d’Osée présentent trois cycles de jugement/restauration en rappelant l’alliance entre Dieu et son peuple12. Os 4-10 se concentre ensuite sur des paroles d’accusation et de jugement contre les diverses formes d’infidélité d’Israël13. Ce n’est qu’au chapitre 11 que la thématique de la restauration revient avec Os 11,1, qui est cité par Mt. Ce verset est à la tête d’un chapitre important du livre d’Osée et doit être interprété dans le contexte plus large de ce livre. Os 11,1 peut être vu comme la synthèse du message de ce livre. Ce verset porte sur la formation du peuple d’Israël dans l’expérience de l’exode : « Quand Israël était jeune, je l’ai aimé, et d’Égypte j’ai appelé mon fils. » (Os 11,1) La métaphore d’Israël représenté comme un jeune fils se poursuit. Au v.3, le Seigneur affirme l’avoir aidé à apprendre à marcher. Le v.4 dit que Dieu a nourri Israël quand il n’était qu’un nourrisson14. En Os 11,5, le Seigneur déclare que son fils ne peut retourner en Égypte parce que Israël refuse de se détourner de son idolâtrie en U. Luz 2007, 129. Cette intuition se retrouve aussi chez G. K. Beale 2012 ; 2014. 12 Selon E. O. Nwaoru 1999, l’unité d’Os 1-3 est démontrable par l’utilisation de la métaphore de la prostitution. Selon J. H. Sailhamer 2001, 88, ces cycles de jugement/restauration fondent la théologie de l’alliance qui se trouve dans l’ensemble du livre d’Os. 13 Cette présentation des chapitres 4-10 et de leur relation avec le chapitre 11 provient de J. Limburg 1988, 38. 14 Cette métaphore se retrouve aussi dans le livre de l’Exode 4,22-23. Le Seigneur indique à Moïse de dire au pharaon qu’Israël est son fils premier-né. 10 11
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f aisant d’Assour son roi. Le retour en Égypte est donc une image pour traiter de la destruction menée par les Assyriens15. L’Assyrie joue le rôle attribué à l’Égypte dans les traditions d’Israël. La déportation vers l’Assyrie devient un renversement de l’exode. Retourner vers l’Égypte est donc, en Os 11,5, une métaphore pour représenter la destruction aux mains des Assyriens. Le peuple a perdu son statut privilégié de peuple de l’alliance (cf. 8,13 ; 9,3.17), comme s’il était revenu à sa situation avant la rencontre du Seigneur au Sinaï. L’Égypte et l’Assyrie sont mentionnées à nouveau en Os 11,11. La restauration, après l’exil causé par l’Assyrie, est présentée comme une nouvelle sortie d’Égypte16. Contrairement à l’exil à Babylone, les récits bibliques ne racontent pas un retour explicite au royaume du Nord. Des lecteurs peuvent voir cette prophétie (Os 11,11) comme inaccomplie. Je préfère cependant considérer que l’accomplissement de cette prophétie se voit dans la fuite des habitants d’Israël qui se sont joints au royaume de Juda. D’une façon ou d’une autre, le texte d’Osée promet qu’à terme, le Seigneur fera en sorte que son peuple pourra revenir vivre chez lui. Osée utilise donc le schéma suivant : 1) Au v.1, la sortie d’Égypte évoque la création de l’alliance. 2) Au v.5, la sortie d’Égypte a un autre sens. Le peuple ne peut retourner en Égypte puisqu’il y a eu un renversement de l’alliance. 3) Au v.11, la sortie d’Égypte évoque le rétablissement de l’alliance et le retour chez soi. Cette structure permet de donner des images et des mots à la relation entre le Seigneur et Israël en reliant les traditions au sujet de l’exode d’Égypte à la menace assyrienne17. Cette exploration de l’image de l’Égypte permet de mieux comprendre Os 11,1, le verset cité en Mt. La plupart des exégètes néotestamentaires qui commentent Os 11,1 affirment qu’il ne s’agit pas d’une prédiction18. Par exemple, Peter Enns affirme : « It would take a tremendous amount of mental energy to argue […] that there is « Il ne reviendra pas au pays d’Égypte, c’est Assour qui sera son roi, car ils ont refusé de revenir à moi. » Os 11,5. Voir G. Eidevall 1996, 176 ; J. H. Sailhamer 2001, 88-89. 16 « De l’Égypte ils accourront en tremblant comme des moineaux, et du pays d’Assour comme des colombes, et je les ferai habiter dans leurs maisons – oracle du SEIGNEUR. » Os 11,11. 17 Pour plus de détails sur la métaphore de l’Égypte en Osée, voir : G. Eidevall 1996, 19-49 ; J. A. Dearman 2010, 10-14. 18 Deux exceptions : C. S. Keener 1999, 108 ; N. G. Piotrowski 2016, 123130,139-149. 15
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actually something predictive in Hosea 1119. » Pourtant, la mise en contexte de ce verset dans l’ensemble du chapitre 11 montre que le regard rétrospectif sur la sortie d’Égypte a une orientation future20. Cette évocation donne espoir aux personnes qui se sentent opprimées par un empire comme l’Égypte du livre de l’Exode. Par ce verset, Osée promet que, même si Israël vit une expérience d’oppression exercée par une puissance impériale, la nation peut croire qu’elle va s’en sortir puisque le Seigneur a déjà sorti son peuple d’Égypte. En regardant vers le passé, Os 11,1 anticipe le futur. Rapport intertextuel Pour plusieurs exégètes, la citation d’Os 11,1 en Mt 2,15 est mal placée21. Ils trouvent qu’il serait plus logique de la retrouver au retour de la famille d’Égypte (v.21). La lecture séquentielle a déjà souligné l’effet étrange d’un retrait vers l’Égypte proposé comme l’accomplissement d’une sortie d’Égypte. Les exégètes proposent diverses solutions en réponse à cette anomalie textuelle. Plusieurs proposent d’insister sur l’importance du lien avec l’Égypte et de banaliser le mouvement comme tel22. De façon similaire, pour Jean Miler, l’important n’est pas la sortie d’Égypte, mais le fait d’être sauvé23. Enfin, pour d’autres, la citation anticipe les événements de Mt 2,21. Ainsi, les versets 16 à 21 deviennent un flash-back décrivant les événements qui se déroulent entre les versets 14 et 1524. Ces interprétations révèlent l’effort des lecteurs pour expliquer une structure de texte qui leur semble problématique, mais elles ne me paraissent pas satisfaisantes. En Osée, l’Égypte est le lieu métaphorique du mal, analogue à la puissance destructrice de l’Assyrie. Pour trouver une solution au problème de séquence, Joel Kennedy a eu la brillante idée de comprendre 19 P. Enns 2005, 133. Enns veut contrer les interprétations de lecteurs évangéliques qui comprennent Os 11,1 comme une prophétie accomplie littéralement en Mt 2,15. 20 J. H. Sailhamer 2001 ; J. A. Dearman 2010, 10-14. 21 Par exemple, R. E. Brown 1993, 220 ; U. Luz 2007, 118. Pour une liste des explications exégétiques de ce placement particulier : R. J. Kennedy 2008, 128-130. 22 K. Stendahl 1960, 97 ; G. Strecker 1962, 5 ; G. M. Soares-Prabhu 1976, 217 ; W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 262-263 ; R. T. France 2007, 121122.125. R. H. Gundry 1967, 93-94 étudie la préposition ἐξ pour montrer qu’elle a un effet temporel sans nier la sortie d’Égypte. 23 J. Miler 1999, 50. 24 W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 261 ; D. A. Hagner 1993, 36 ; R. T. France 1998, 79 ; J. Miler 1999, 51-53 ; J. Nolland 2005, 122-123 ; G. K. Beale 2012, 707-708.
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« Égypte » en Mt 2,14 comme un lieu métaphorique du mal qui représente la Judée géographique25. Ainsi, en entrant dans l’Égypte géographique, comme il est mentionné aux v.13 et 14, Joseph et Jésus sortent de « l’Égypte » métaphorique, c’est-à-dire la Judée, en Mt 2,15. Lève-toi, prends avec toi l’enfant et sa mère, et fuis en Égypte (géographique) ; restes-y jusqu’à nouvel ordre, car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr. Joseph se leva, prit avec lui l’enfant et sa mère, de nuit, et se retira en Égypte (géographique). Il y resta jusqu’à la mort d’Hérode pour que s’accomplisse ce qu’avait dit le Seigneur par le prophète : D’Égypte (métaphorique, donc de Judée), j’ai appelé mon fils (Mt 2,13-15).
Une objection faite à cette interprétation est qu’elle utilise des sens métaphorique et géographique différents pour un même mot dans un même passage. Pourtant, Osée utilise aussi le mot « Égypte » sous des angles métaphorique et géographique dans le même chapitre. En effet, Os 11,1 rappelle la sortie de l’Égypte géographique, alors qu’en Os 11,11, l’Égypte est une métaphore pour parler de l’Assyrie26. Le dialogue entre le contexte narratif d’Os 11 et Mt 2 permet de relier Jésus et le peuple d’Israël. En Os 11, devant la perspective de violences impériales assyriennes, le Seigneur affirme qu’Israël est comme un fils pour lui en rappelant la libération de l’oppression égyptienne. De même, en Mt 2, Dieu appelle son fils Jésus à sortir de « l’Égypte », c’est-à-dire qu’il l’incite à fuir le danger que représente Hérode (2,13). La citation d’Os en Mt met en évidence le fait que l’expérience de filiation divine de Jésus est analogue à celle d’Israël. Cette interprétation considère les autorités de Jérusalem comme les ennemis et la Judée comme un endroit de captivité. Dans la trame narrative de Matthieu, avec Hérode comme roi, Israël est présenté comme l’Égypte ou l’Assyrie des traditions vétérotestamentaires. Le renversement et le rétablissement de l’alliance en Os 11 permettent de penser que le même schéma se retrouvera en Matthieu. R. J. Kennedy 2008, 128-139. L’idée est reprise et développée par K. J. McDa2013, 76 et N. G. Piotrowski 2016, 116-122. D’autres exégètes comme B. B. Scott 1990, 94-96 et É. Cuvillier 2005, 88 avaient aussi souligné le renversement de la symbolique associée aux lieux géographiques de Mt 2 sans pour autant expliquer le problème de séquence dans le texte à partir de cette constatation. 26 « Quand Israël était jeune, je l’ai aimé, et d’Égypte j’ai appelé mon fils » (Os 11,1). « De l’Égypte ils accourront en tremblant comme des moineaux, et du pays d’Assour comme des colombes, et je les ferai habiter dans leurs maisons – oracle du SEIGNEUR » (Os 11,11). 25
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Cette conversation entre les mondes narratifs d’Os 11 et de Mt 1-2 crée l’attente qu’il y ait une restauration. Il faut lire la suite pour voir comment Jésus va « libérer son peuple de ses péchés » (1,21). Est-ce que cette libération sera du même ordre que celle du peuple hébreu en Égypte ? Est-ce que la relation entre le Seigneur et son peuple sera la même qu’après l’invasion assyrienne ? Le joug de la royauté d’Hérode a des similarités avec celui de l’Égypte et de l’Assyrie, mais il y a aussi des différences importantes. Dans le récit de l’Exode, le peuple vit en exil, esclave de l’Égypte. La libération du peuple est accomplie par le Seigneur qui suscite l’arrivée d’un leader, Moïse, qui tiendra tête au pharaon. En Matthieu, le peuple vit en « terre d’Israël ». Il n’est pas en situation d’exil géographique. Pourtant, il est bien sous le joug d’un autre empire. Les habitants ne sont pas des esclaves, mais ils vivent « au temps du roi Hérode » (2,1), un dirigeant mis en place par Rome. L’espoir d’un « messie, fils de David, fils d’Abraham » est présent dès le premier verset de l’Évangile. Jésus a certes la fonction de libération inscrite dans son nom (1,21), mais la suite de l’évangile montrera qu’il ne s’y prendra pas de la même façon que Moïse27. Osée 11,1 a le même effet en Matthieu que dans le livre d’Osée28. Ce verset permet un regard rétrospectif sur la tradition de l’exode pour donner espoir. Ce genre d’événement libérateur est encore possible. La conversation intertextuelle entre Mt 2 et Os 11 crée donc une attente. Puisque Dieu a sauvé son peuple de l’oppression impériale décrite dans le livre de l’Exode et dans celui d’Osée, il devrait faire de même dans les événements racontés en Matthieu. Bien plus, cet espoir né du rapport intertextuel peut se transférer aux mondes extratextuels des lecteurs qui se considèrent comme faisant partie de « son peuple » (1,21), avec qui réside la présence de Dieu (1,23). L’exode de Jésus qui doit « sortir » de l’Égypte métaphorique qu’est la Judée géographique permet d’anticiper la fin des forces du mal et le début d’un récit salvifique. Évoquer ce passage du livre d’Osée est la prémisse d’une restauration qui suit une oppression 27 Cette interprétation se distingue de celle de N. G. Piotrowski 2016, 140 qui présente la typologie Moïse/Jésus par l’étude du rapport intertextuel Mt 2/Os 11, mais qui ne voit pas la différence entre ces deux personnages ni les particularités des systèmes d’oppression égyptien et romain. 28 Mon interprétation s’oppose donc à l’interprétation majoritaire, que j’ai représentée par la citation de Luz au début de la section sur le contexte vétérotestamentaire d’Os 1-11.
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impériale29. La sortie d’Égypte n’est pas seulement pour Jésus, mais aussi pour son peuple et, ultimement, pour les lecteurs qui comprennent que les événements qui sont racontés en Mt 2 se prolongent d’une façon analogue dans leur propre vie. Contrairement à à ce que soutiennent Krister Stendahl et les nombreux exégètes qui suivent son interprétation, le rapport entre Os 11,1 et Mt 2,15 n’est pas à comprendre comme l’accomplissement direct d’une prophétie géographique (plus tard dans le récit, Jésus va sortir d’Égypte30). L’accomplissement des paroles du prophète se comprend comme une correspondance figurative qui établit des liens entre, d’une part, Mt 2 et, d’autre part, les trames narratives de l’Exode et du livre d’Osée. Le récit de la naissance de Jésus est mis en résonance avec la relecture du récit de la naissance de la nation d’Israël sortant d’Égypte lors de la menace assyrienne dont parle Osée. Dans cette interprétation intertextuelle, les destinées d’Israël et de Jésus sont donc interreliées. 5.2 Il envoya tuer tous les enfants de Bethléem (2,16) Τότε Ἡρῴδης ἰδὼν ὅτι ἐνεπαίχθη ὑπὸ τῶν μάγων ἐθυμώθη λίαν, καὶ ἀποστείλας ἀνεῖλεν πάντας τοὺς παῖδας τοὺς ἐν Βηθλέεμ καὶ ἐν πᾶσιν τοῖς ὁρίοις αὐτῆς ἀπὸ διετοῦς καὶ κατωτέρω, κατὰ τὸν χρόνον ὃν ἠκρίβωσεν παρὰ τῶν μάγων. (2,16) Alors Hérode, voyant qu’il avait été joué par les mages, fut extrêmement en colère et envoya tuer tous les enfants, de Bethléem et tout son territoire, de deux ans et au-dessous, selon l’époque qu’il se fit préciser par les mages. Τότε Ἡρῴδης (2,16) L’adverbe τότε (« alors ») attire mon attention sur le cadre temporel du récit. Quand ce récit se déroule-t-il ? Pour répondre à la question, je dois revenir au dernier élément raconté avant la citation d’accomplissement. Le v.15 indiquait que Joseph et sa famille resteraient en Égypte jusqu’à la mort d’Hérode. Je suppose donc que ce qui suit sera dans un rapport chronologique avec ce temps passé en Égypte. 29 Des exégètes comme J. Miler 1999, 51-53 affirment que la fonction de la citation d’Os 11,1 est proleptique en anticipant Mt 2,19-21. Je préfère élargir l’accomplissement au reste de l’Évangile. 30 K. Stendahl 1960, 94-105.
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Puis, la lecture du deuxième mot provoque une surprise puisque le verset précédent parlait de la mort d’Hérode. Le récit lui attribue une place de sujet dans une phrase. Comme lecteur, je suis ramené en Palestine au temps narratif où Hérode vit encore31. Il est important de remarquer qu’il y a une disjonction entre ce que je possède comme information (Hérode va mourir, Joseph s’est réfugié en Égypte pour protéger Jésus) et l’information connue d’Hérode. Les éléments sont donc en place pour que se forme une autre ironie dramatique32. Je vais donc anticiper le fait qu’Hérode va réaliser des actions qui lui semblent logiques, mais qui, selon ma perspective lectorale, seront inadéquates. ἰδὼν ὅτι ἐνεπαίχθη ὑπὸ τῶν μάγων (2,16) Lire ce passage a comme effet de retrouver dans le récit un moment où Hérode a été joué (ἐνεπαίχθη) par les mages33. « Divinement avertis » (2,12), les mages sont retournés par un autre chemin alors qu’Hérode leur avait demandé précédemment de se renseigner au sujet de l’enfant et de lui transmettre les infromations recueillies. La formulation du v.16 indique qu’Hérode a été joué par les mages. Contrairement aux lecteurs, il ne sait pas que cette subversion de son autorité vient d’un songe, et donc implicitement de Dieu. Après ce regard rétrospectif, j’éprouve un questionnement prospectif : quelle sera la réaction d’Hérode à cette rebuffade ? ἐθυμώθη λίαν (2,16) La colère d’Hérode contraste avec la joie des mages décrite quelques versets plus haut (2,10). Cette colère est extrême (ἐθυμώθη λίαν). Dans le récit, Hérode est représenté comme un roi qui a une grande autorité : il entend tout ce qui se dit dans sa ville, il fait appeler ceux qu’il veut, il consulte les grands prêtres et les scribes. Pourtant, Hérode avait donné une mission aux mages, et ceux-ci ne l’ont pas accomplie. Le roi s’est senti ridiculisé par cette situation. P eut-être Bien entendu, il est question ici non pas de la Palestine géographique et historique, mais de la Palestine narrée. Il en va de même d’Hérode. Cette analyse s’intéresse au rapport entre le récit et ses lecteurs. 32 Deux ironies dramatiques ont déjà été détectées. D’abord, la mauvaise compréhension de l’origine de l’enfant en Marie par Joseph cause un plan inadéquat (1,19). Ensuite, l’ignorance du lieu de naissance de Jésus fait que les mages se rendent à Jérusalem auprès d’Hérode (2,2). 33 Ce même verbe est aussi utilisé lorsque les soldats rient de Jésus comme roi (Mt 27,29.31,41). Il y a d’ailleurs plusieurs liens entre le récit des origines de Jésus et celui de sa Passion. 31
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que l’autorité et le contrôle du roi Hérode ne sont pas aussi grands qu’on pourrait le croire ? Une autre interprétation de l’origine de la colère d’Hérode est proposée par Anne Pénicaud. Si, au v.8, l’affirmation d’Hérode selon laquelle il voulait aller se prosterner devant l’enfant n’était pas ironique, alors la colère d’Hérode peut être motivée par sa déception de ne pas avoir pu y aller34. La caractérisation négative d’Hérode, qui se révélera capable de commander la mort d’enfants, est un bon indice pour confirmer que ce qu’il a dit aux mages (et aux lecteurs) en Mt 2,8 n’était pas conforme à son intention. La colère est une émotion connue de tous. La description d’émotions dans un récit peut permettre aux lecteurs de s’identifier aux personnages. Le fait d’avoir ressenti de la colère en réponse à une tromperie pourrait mener certaines personnes à une identification avec Hérode. Par contre, l’opposition construite entre Hérode et le protagoniste du récit diminue grandement la possibilité que je puisse m’identifier à ce dirigeant. À l’inverse, je peux m’identifier aux habitants de Bethléem, qui subiront la colère d’un puissant. Un texte façonne la réponse de ses lecteurs, qui peuvent le comprendre par rapport à leurs propres expériences de vie. Par exemple, on peut s’imaginer que la lecture de ce récit par une communauté qui a vécu la mort d’enfants génère une réponse très forte35. καὶ ἀποστείλας ἀνεῖλεν La grande fureur d’Hérode (ἐθυμώθη λίαν) est à la source de son ordre de tuer (ἀνεῖλεν). Lire cet ordre me rappelle le v.13, dans lequel l’ange indiquait à Joseph (et aux lecteurs) qu’Hérode allait rechercher l’enfant pour le tuer. J’anticipe donc le fait que Jésus sera la personne qu’Hérode voudra tuer. Même si le récit m’a déjà averti que Joseph et sa famille ont fui en Égypte, je ressens une tension. Le protagoniste de l’histoire est en danger. Peut-être que le pouvoir d’Hérode est assez grand pour mener à bien ce projet même si l’enfant se trouve en Égypte ? Le récit a déjà laissé entendre qu’Hérode allait mourir, mais il pourrait toujours tuer Jésus avant cela. 34 A. Pénicaud 2000, 14. D’ailleurs, la sémiotique n’est pas la meilleure méthode pour déceler les ironies. Il n’est pas étonnant que Pénicaud ne l’ait pas détectée. 35 J’ai prononcé quelques conférences sur l’interprétation de Mt 2,16-18 à la lumière de l’expérience des pensionnats autochtones canadiens : colloque du RRENAB 2016, SBL 2016 Annual Meeting, Concordia University 22nd Interdisciplinary Conference. Ces présentations ont été synthétisées dans S. Doane, N. R. Mastnjak 2019b.
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πάντας τοὺς παῖδας τοὺς ἐν Βηθλέεμ καὶ ἐν πᾶσιν τοῖς ὁρίοις αὐτῆς ἀπὸ διετοῦς καὶ κατωτέρω, (2,16) Le mot à mot de ce verset fait que je commence par être surpris de l’ampleur du projet meurtrier d’Hérode. Je pensais qu’il ne visait que Jésus, mais la lecture de πάντας τοὺς παῖδας indique qu’il veut s’en prend aux enfants en général. Va-t-il tuer tous les enfants de son royaume ? Je ressens un soulagement à la lecture des prochains mots, qui limitent d’abord son action aux enfants de Bethléem et de ses environs (τοὺς ἐν Βηθλέεμ καὶ ἐν πᾶσιν τοῖς ὁρίοις αὐτῆς), puis aux enfants de moins de deux ans (ἀπὸ διετοῦς καὶ κατωτέρω). Le lien intertextuel avec l’histoire de l’exode évoqué dans la citation d’Os 11,1 continue à se développer. J’ai déjà montré que l’intertextualité favorise la compréhension des autorités de Jérusalem comme jouant un rôle analogue à celui du pharaon dans le livre de l’Exode. À ce moment du récit en Matthieu, Hérode agit comme le pharaon. Les deux tyrans font tuer des enfants. De même, les deux hommes ne réussissent pas à atteindre leur objectif. Dieu déjoue les plans d’Hérode pour sauver Jésus comme il a déjoué l’armée du pharaon à la poursuite des Hébreux. Le lien intertextuel a été tellement marquant pour l’histoire de l’interprétation que, souvent, on traduit τοὺς παῖδας par « les garçons » parce que le pharaon faisait tuer les enfants mâles dans le récit de l’Exode. Pourtant, παῖδας est au masculin pluriel, une forme qui peut référer à un groupe mixte de garçons et de filles. La double utilisation de πάντας, πᾶσιν donne l’impression d’un grand massacre. Cette expression est peut-être responsable de la réponse des lecteurs, qui ont amplifié la portée de l’infanticide audelà de ce qui est possible d’imaginer36. Ces lecteurs répondent ainsi à un récit qui est construit pour accentuer l’ampleur du désastre. L’usage de la troisième personne du singulier du verbe άνειλεν suggère qu’Hérode est le seul responsable de cette atrocité. Ce passage comporte une caractérisation très négative d’Hérode. Celui-ci, roi de la Judée, cherche à tuer des enfants innocents dont il a pourtant la responsabilité. Comme lecteur, je comprends qu’Hérode est l’antithèse du 36 Les exégètes historico-critiques ont calculé que les enfants mâles de moins de deux ans d’un tel village ne pouvaient pas être plus qu’une vingtaine. R. E. Brown 1993, 204. L’histoire de la réception de ce passage montre une amplification du nombre d’enfants massacrés. La liturgie byzantine prie pour les 14 000 « saints enfants ». Les calendriers des martyrs de Syrie en dénombrent 64 000. D’autres font un lien avec Ap 14,1-5 pour établir le nombre de victimes à 144 000. R. E. Brown 1993, 205.
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roi-berger évoqué précédemment par la citation de Mi 5,1 en Mt 6. Le chapitre 5 du livre de Michée affirme que la destruction était causée par les dirigeants de Jérusalem, qui n’étaient pas à la hauteur du projet de Dieu pour son peuple. La violence racontée en Mt 2 est donc un élément rhétorique important pour permettre au lecteur que je suis de remettre en question l’autorité du roi Hérode et de l’empire qu’il représente en faveur d’un autre type de royauté associé à l’enfant qui vient de naître. κατὰ τὸν χρόνον ὃν ἠκρίβωσεν παρὰ τῶν μάγων. (2,16) La lecture de ces mots, qui évoquent le temps, me surprend. Pour comprendre, je reviens au v.7, où Hérode posait une question temporelle aux mages. Il voulait connaître le moment de l’apparition de l’astre. Le récit n’avait jamais révélé la réponse des mages, qui avaient été convoqués en secret à cette rencontre. De l’information reçue en 2,16, je peux tirer trois déductions. Premièrement, les mages ont probablement répondu que l’astre était apparu deux ans plus tôt. Deuxièmement, pour Hérode, l’apparition de l’astre devait correspondre au moment de la naissance du Christ. Troisièmement, en 2,1, le narrateur raconte l’histoire des mages tout juste après avoir affirmé que Jésus est né. Cette juxtaposition donne une impression de proximité temporelle. Elle doit être réajustée avec l’information qui vient d’être donnée. Les mages ne sont pas arrivés à Jérusalem à l’occasion de la naissance de Jésus, mais environ deux ans plus tard. Lire l’ordre meurtrier d’Hérode au v.16 me donne l’impression d’un dénouement négatif. Que va-t-il se passer ? Est-ce que les enfants de Bethléem vont être tués ? Est-ce que Jésus va mourir alors que le récit a déjà créé de grandes attentes qui n’ont pas encore été réalisées le concernant ? 5.3 Rachel pleurant ses enfants (2,17-18) τότε ἐπληρώθη τὸ ῥηθὲν διὰ Ἰερεμίου τοῦ προφήτου λέγοντος· (2,17) φωνὴ ἐν Ῥαμὰ ἠκούσθη, κλαυθμὸς καὶ ὀδυρμὸς πολύς· Ῥαχὴλ κλαίουσα τὰ τέκνα αὐτῆς, καὶ οὐκ ἤθελεν παρακληθῆναι, ὅτι οὐκ εἰσίν. (Mt 2,18) Alors s’est accomplie ce qui a été dit par Jérémie le prophète disant : Une voix dans Rama37 a été entendue, pleurs et plaintes 37 Je comprends Rama comme un lieu à cause du lien intertextuel au sujet de Rachel. Jérôme transmet une autre interprétation : « Rama signifie élevé et voici le sens : “Une voix a été entendue bien haut”, c’est-à-dire au loin, en tous sens. » Jérôme 1977, 87.
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nombreuses ; Rachel pleurant ses enfants et ne voulant pas être consolée, parce qu’ils ne sont plus. τότε ἐπληρώθη τὸ ῥηθὲν διὰ Ἰερεμίου τοῦ προφήτου λέγοντος· (2,17) Ce deuxième τότε attire l’attention sur un moment qui vient d’être décrit. En revenant au dernier verset, je me rappelle qu’il traitait de deux moments : la rencontre secrète des mages avec Hérode et la décision de tuer les enfants de Bethléem. La suite du v.17 m’incite à voir que l’événement dont il est question accomplit le dire du prophète Jérémie. Cette introduction d’une citation d’accomplissement est très proche de 1,22 et de 2,15. Quelques différences sont soulignées par les exégètes : la substitution de ἵνα par τότε38, l’accomplissement à l’indicatif plutôt qu’au subjonctif, la mention du nom du prophète Jérémie ainsi que le fait qu’il n’est pas précisé que les paroles du prophète sont celles du Seigneur39. Ces différences peuvent avoir une influence sur la façon de comprendre la citation. Il s’agit d’un accomplissement, mais est-ce que c’est le plan de Dieu qui est accompli ? L’absence de ἵνα enlève de la force au lien de causalité. L’absence d’une référence au Seigneur est généralement comprise comme une façon de souligner que le meurtre des enfants n’est pas voulu de Dieu40. Les commentateurs s’accordent à dire que ce choix montre que Dieu n’est pas la cause du mal41. La présence du nom de Jérémie a comme effet de rappeler l’exil ainsi que toutes les horreurs associées à cette époque de l’histoire d’Israël. Alors que le subjonctif πληρωθῇ (1,22 et 1,15) indique une action verbale probable ou intentionnelle, l’indicatif ἐπληρώθη (2,17) donne un effet de réalisme par une assertion qui est présentée comme quelque chose de concret et non comme une simple possibilité42. Avant même de lire ou d’entendre cette citation, plusieurs indices montrent qu’elle n’est pas du même ordre que les précédentes. É. Cuvillier 2012, 239. Cependant, deux manuscrits ajoutent υπο κυριου, sans doute pour rapprocher cette formule d’introduction des autres : D aur. E. Nestle, B. Aland, K. Aland 2012. 40 La question de la responsabilité ou de la non-responsabilité de Dieu dans le massacre des enfants n’est pas limitée à cet élément textuel. Cette question sera abordée plus loin. 41 A. Plummer 1910, 18 ; T. Zahn 1922, 19 ; E. Klostermann 1927, 18 ; M.-J. Lagrange 1948, 34 ; E. Lohmeyer 1958, 29 ; E. Schweizer 1975, 10. 19 ; G. M. Soares-Prabhu 1976, 50-51 ; R. H. Gundry 1982, 35 ; J. P. Meier 1990, 14 ; R. E. Brown 1993, 205 ; D. C. Allison 2005d. 42 M. S. Heiser, V. M. Setterholm 2013. 38 39
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φωνὴ ἐν Ῥαμὰ ἠκούσθη, κλαυθμὸς καὶ ὀδυρμὸς πολύς· (Mt 2,18) Cette phrase comporte plusieurs éléments auditifs. En la lisant, je me représente mentalement cette voix (φωνὴ) qui est entendue dans Rama (ἐν Ῥαμὰ ἠκούσθη), et les nombreux cris et pleurs (κλαυθμὸς καὶ ὀδυρμὸς πολύς). Ceux-ci confirment que la citation fait référence à l’infanticide de Bethléem qui a été annoncé précédemment. Une telle phrase a un effet affectif évident. Lire cette mise en scène de deuil me touche en me rappelant ma propre expérience reliée à la mort. Ῥαχὴλ κλαίουσα τὰ τέκνα αὐτῆς, καὶ οὐκ ἤθελεν παρακληθῆναι, ὅτι οὐκ εἰσίν. (Mt 2,18) La suite de la parole attribuée à Jérémie nomme le personnage de Rachel, qui est présenté comme celle à qui appartient la voix, et qui émet les pleurs et les cris. Je comprends qu’il s’agit d’une phrase poétique. L’image de Rachel qui pleure ses enfants (τὰ τέκνα αὐτῆς) n’appartient pas au même registre que l’infanticide de Bethléem. Rachel n’est pas la mère des enfants de Bethléem, mais cette association allégorique fait d’elle la mère emblématique des enfants décédés. Lire cette phrase permet de revenir au verset précédent, qui annonçait une parole du prophète Jérémie. En effet, il s’agit d’une reprise de Jr 31,15. Avant d’entrer en dialogue avec le contexte narratif plus global de cette citation et les autres traditions vétérotestamentaires qui lui sont reliées, je veux présenter quelques différences entre Mt 2,18 et les versions grecques et hébraïques citées. L’ajout du mot πολύς augmente la puissance des plaintes et des pleurs. Dans ma compréhension, il renvoie aussi aux diverses traditions bibliques reliées par la souffrance de Rachel, qui seront bientôt présentées. Ce verset permet d’associer plusieurs traditions de lamentation. Curieusement, Mt privilégie τέκνα (« enfants ») pour indiquer ceux (et celles ?) qui sont tués, alors que le texte hébreu et le texte de la LXX de Jr 31,15 utilisent des mots signifiants « fils ». Par ce choix d’une expression plus générale, il est possible de comprendre que le texte symbolise plus généralement la descendance, la postérité. Mt 2,18 indique que les enfants ne sont plus et que, symboliquement, il n’y a plus d’avenir. Pourquoi est-ce que Rachel est associée à Rama dans ce verset ? La mention de cette localité me surprend puisque l’action se déroule à Bethléem. Ulrich Luz suggère que Matthieu ne connaissait pas la
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localisation de Rama43. Pour ma part, je préfère comprendre cette référence comme une invitation à chercher des liens intertextuels. Mon objectif n’est pas de trouver ce qui serait le plus probable pour l’auteur de ce texte, mais de décrire les effets ressentis en en comparant les mondes narrés. Gn 35,19 et 48,7 indiquent que Rachel meurt sur le chemin d’Ephrata. Le clan d’Ephrata s’est établi dans la région de Bethléem (1 Sam 17,12 ; Ruth 1,2). Le nom d’Ephrata est donc devenu celui de la ville (Gn 35,19 ; 48,7 ; Ruth 4,11) : « Et toi Bethléem Ephrata. » (Mi 5,1) L’association de ces passages est donc à l’origine de la tradition selon laquelle Rachel est morte sur la route de Bethléem, au sud de Jérusalem. Pourtant, une autre tradition biblique indique que la tombe de Rachel se trouve dans le territoire de Benjamin et de Celçah (1 Sam 10,2). Ces descendants de Rachel habitent près de Bethel, à 17 km au nord de Jérusalem. Rama est à mi-chemin entre Jérusalem et Bethel. Jr 31,15 cité en Matthieu associe Rachel à Rama, au nord de Jérusalem44. La compréhension du récit de Mt 2 ne dépend pas nécessairement de l’emplacement géographique de Rama. L’important est surtout de percevoir ce mot comme un rappel des souffrances reliées à l’exil (Jr 40,145). Ainsi, comme lecteur, je peux entrevoir un lien entre les souffrances et les espoirs transmis par les traditions bibliques d’Israël, et ce qui se passe dans les événements racontés en Mt 2. L’accent mis sur l’exil me rappelle l’exil d’Israël déjà évoqué en Mt 1,11.12.17. Le récit en Mt 2 peut être lu comme une continuité de l’exil biblique. En Jérémie et en Matthieu, les enfants « ne sont plus ». Les habitants de la région de Bethléem ont besoin d’une restauration puisqu’ils vivent des événements tragiques. Cette discussion sur la localisation de Rama me met sur la piste de liens intertextuels. Dans la section qui suit, je vais suspendre la lecture séquentielle pour montrer les effets de la riche tradition biblique évoquée par cette citation qui, selon Mt 2,16-18, s’accomplit dans l’épisode de l’infanticide à Bethléem46. Je vais montrer que les échos U. Luz 2007, 121. Pour R. E. Brown 1993, 205, cette localisation du tombeau de Rachel est plus ancienne que celle de Bethléem. 45 « La parole s’adressa à Jérémie de la part du SEIGNEUR après que Nebouzaradân, chef de la garde personnelle, l’eut renvoyé de Rama – il l’avait pris en charge alors qu’il se trouvait enchaîné au milieu de tous les prisonniers de Jérusalem et de Juda qu’on déportait à Babylone. » (Jr 40,1). 46 Voir S. Doane 2017a ; 2017b. 43 44
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de cette histoire dans les livres de Genèse, de Samuel, de Jérémie et de l’Exode permettent de découvrir une forme de critique implicite de l’abus du pouvoir impérial. 5.3.1 Dialogue intertextuel avec Genèse, Samuel, Jérémie et Exode Lire Mt 2,18 permet de reconnaître qu’il s’agit d’une citation de Jr 31,15, un texte poétique chargé d’émotions qui évoque plusieurs couches de traditions bibliques47. La version de Matthieu n’est ni celle de la LXX ni celle du texte hébreu48. Comme je continue à appliquer la méthodologie de l’ARL, il ne sera pas question de la probabilité qu’un texte soit la source de Mt 2,16-18. L’objectif est plutôt d’explorer les relations pouvant être établies entre Mt 2,16-18 et les livres de Genèse, de Samuel, de Jérémie et de Exode comme réponses de lecteurs à cette citation. Échos de Genèse La figure de Rachel évoquée par Matthieu et Jérémie renvoie à un personnage dont l’histoire est racontée dans la Genèse. Dans ce récit, Rachel a deux fils, mais, contrairement à ce qui est dit en Matthieu et en Jérémie, Rachel ne pleure pas la mort de ses enfants. Elle meurt bien avant, alors qu’elle accouche de son second fils (Gn 35,19). Ceci oriente donc le lecteur vers une interprétation métaphorique des pleurs de Rachel. Divers éléments reliés à la souffrance de Rachel se retrouvent dans ce récit. D’abord, elle est la victime des manipulations de son père Laban, qui veut marier ses deux filles à Jacob et le faire travailler 47 Jr 31,15 (LXX 38,15). Je vais suivre la versification du texte massorétique parce que les experts affirment que cette citation en Mt est plus proche de l’hébreu. K. Stendahl 1954, 102-103 ; R. H. Gundry 1967, 95-97 ; G. M. SoaresPrabhu 1976, 253-257 ; M. Knowles 1993, 36-38 ; J. Miler 1999, 56-57 ; N. G. Piotrowski 2016, 130. 48 Pour K. Stendahl 1954, il s’agit d’une traduction abrégée du texte massorétique. D’autres exégètes partagent cette conviction : T. Zahn 1922, 108 ; M.-J. Lagrange 1948, 35-36 ; E. Lohmeyer 1958, 28-29 ; R. H. Gundry 1967, 95-97 ; W. Rothfuchs 1969, 63-65 ; M. D. Goulder 1974, 240 ; G. M. SoaresPrabhu 1976, 104-106 ; J. Gnilka 1993, 52-53. Pour U. Luz 2007, 118-119, la citation de Mt provient d’une fusion entre la LXX et le texte massorétique. Selon M. M. J. J. Menken 2004, 143-159, il s’agit d’une révision de la LXX. On retrouve aussi une comparaison entre le texte de Mt, la LXX, et le texte massorétique dans M. Knowles 1993, 36-38 et R. E. Brown 1993, 223-225.
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pour lui (Gn 29,15-30). Les premières lamentations de Rachel sont causées par sa stérilité (Gn 30,1). La vie de Rachel se termine aussi dans les larmes d’un accouchement difficile, sur le bord de la route d’Ephrata/Bethléem (Gn 35,19). En mourant, elle nomme son deuxième fils « Ben-Oni », qui signifie « fils du deuil ». Jacob a alors changé le nom de l’enfant pour « Benjamin ». En changeant ce nom, il tait la lamentation de sa femme. Après la mort de Rachel, le sort de ses fils est marqué par le malheur. Le premier, Joseph, est vendu par ses frères. Croyant qu’il est mort, Jacob pleure son fils Joseph : « Quand tous ses fils et filles vinrent pour le consoler, il refusa de se consoler “car, disait-il, c’est en deuil que je descendrai vers mon fils au séjour des morts”. » (Gn 37, 35) En Jérémie, ce refus de Jacob de se consoler de la mort de son fils est intégré à la mémoire de sa femme Rachel49. Échos de Samuel Le premier livre de Samuel raconte que Saül, descendant de Rachel par Benjamin, reçoit l’onction royale. Il est le premier messie royal d’Israël. Dès qu’il reçoit cette onction, le prophète Samuel l’envoie au tombeau de Rachel (1 S 10, 1-2). Un descendant de Rachel va donc visiter sa tombe lorsqu’il devient roi, messie. En Matthieu aussi, l’histoire de Jésus comme Messie passe par le tombeau de Rachel. Échos de Jérémie Mt 2,17 nomme le prophète Jérémie, ce qui aide le lecteur à repérer l’origine de la citation. Elle provient de Jr 31,15, un passage où Rachel est présentée comme la mère symbolique de la nation défaite, exilée, souffrante50. Comme pour les autres citations en Mt 1-2, je me propose d’explorer le contexte plus large du livre de Jérémie pour mieux comprendre la relation entre ce texte et celui de Matthieu. Le contexte de Jérémie 30-33 Les 29 premiers chapitres du livre de Jérémie transmettent une litanie d’accusations contre le peuple d’Israël. Cette première partie du livre est 49 Pour une analyse détaillée du rôle de Jacob et de l’allusion de Gn 37 en Jr 31,15, voir S. Doane, N. R. Mastnjak 2019b. Voir aussi P. Lefebvre 2013, 15-17 et F. M. Strickert 2007a. 50 « Ainsi parle le Seigneur : Dans Rama on entend une voix plaintive, des pleurs amers : Rachel pleure sur ses enfants, elle refuse tout réconfort, car ses enfants ont disparu. » (Jr 31,15)
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très sombre avec les complaintes du Seigneur et ses menaces de jugement. Il n’y a que de rares éléments d’espoir. Le ton change radicalement en Jr 30-33. Dans ces quatre chapitres, l’accent porte sur la restauration et l’espoir, malgré l’exil inévitable de Judas. À l’intérieur de ce regroupement, Jr 30-31 bascule de la destruction à la restauration. Jr 30,3 affirme que la restauration après l’exil concerne les royaumes d’Israël et de Juda qui, dans un temps eschatologique (« Des jours viennent... »), retourneront sur la terre que le Seigneur leur donne en héritage51. Un schéma en trois mouvements se retrouve aussi dans ce chapitre. 1) La destruction opérée par les nations étrangères est interprétée comme une punition divine contre les fautes du peuple : « Je t’ai frappée comme frapperait un ennemi, c’est une cruelle leçon pour tes innombrables crimes, pour tes fautes qui ne cessent de s’affirmer » (Jr 30,14). 2) Les empires étrangers sont jugés et détruits : « Eh bien ! tous ceux qui te dévorent sont dévorés, tous tes ennemis, sans exception, vont en exil, ceux qui te saccagent sont saccagés, je livre au pillage tous ceux qui te pillent » (Jr 30,16). 3) Le Seigneur restaure son peuple : « Pour toi, je fais poindre la convalescence, je te guéris de tes blessures » (Jr 30,17). Jusqu’à la fin du chapitre 33, c’est le troisième mouvement qui prend le plus de place. En Jr 31, 2 se trouve une allusion qui, comme en Os 11,1, rappelle le temps du peuple au désert pour fonder la réponse du Seigneur au désastre national52. Jr 31,4 utilise l’image de la jeune fille/vierge pour représenter la peuple renouvelé53. Le deuil est transformé en joie par l’action réconfortante du Seigneur (31,13). D’ailleurs, la joie est l’émotion qui domine ce passage. La lecture du verset 31,15 ne peut que surprendre une personne qui lit le livre de Jérémie dans sa séquence, puisqu’il s’agit du seul verset négatif de ce chapitre. Jr 31,18-22 comporte plusieurs éléments lexicaux et thématiques communs avec Os 1154. Mt 2 fait d’ailleurs dialoguer ces deux interlocuteurs, qui ont déjà beaucoup en commun. Osée 11 et Jr 30-31 ont une façon similaire de comparer le passé avec le présent pour présenter l’espoir de la restauration à venir. Cette constatation ne peut que renforcer l’idée que Mt 1-2 opère un mouvement similaire entre le B. Lindars 1979, 50. « Dans le désert, le peuple qui a échappé au glaive gagne ma faveur. » (Jr 31,2) 53 « De nouveau, je veux te bâtir, et tu seras bâtie, vierge Israël. » (Jr 31,4) 54 Voir B. Lindars 1979, 50-51. 51
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passé, le présent et le futur. Ce rapport entre les deux textes cités est bien présenté par Nicholas Piotrowski : Surely it is not merely coincidental that in consecutive formula quotations (Matt 2:15 + Matt 2:17-18) Matthew has linked these two very similar passages from Hosea 11:1-11 and Jeremiah 31:15-20. Both prophetic texts speak of the exile and suffering of an unfaithful people, and both declare that God will reach out in mercy and bring the people back from exile. By evoking these two prophetic passages in the infancy narrative, Matthew connects both the history and the future destiny of Israel to the figure of Jesus, and he hints that in Jesus the restoration of Israel is at hand55.
La fin du chapitre 31 traite du renouvellement de l’alliance avec le peuple d’Israël et de Juda en évoquant à nouveau la sortie d’Égypte, le bris de l’alliance et la conclusion d’une nouvelle alliance, qui est caractérisée par l’intériorité et le pardon : Des jours viennent – oracle du SEIGNEUR – où je conclurai avec la communauté d’Israël – et la communauté de Juda – une nouvelle alliance. Elle sera différente de l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères quand je les ai pris par la main pour les faire sortir du pays d’Égypte. Eux, ils ont rompu mon alliance ; mais moi, je reste le maître chez eux – oracle du SEIGNEUR. Voici donc l’alliance que je conclurai avec la communauté d’Israël après ces jours-là – oracle du SEIGNEUR : je déposerai mes directives au fond d’eux-mêmes, les inscrivant dans leur être ; je deviendrai Dieu pour eux, et eux, ils deviendront un peuple pour moi. Ils ne s’instruiront plus entre compagnons, entre frères, répétant : « Apprenez à connaître le SEIGNEUR », car ils me connaîtront tous, petits et grands – oracle du SEIGNEUR. Je pardonne leur crime ; leur faute, je n’en parle plus (Jr 31-34).
Le chapitre 32 traite spécifiquement de Sédécias et de la déportation à Babylone par l’achat d’une propriété par le prophète Jérémie comme acte symbolique de la restauration. Le chapitre 33 présente d’autres paroles concernant cette restauration. En particulier, on y trouve des éléments évoquant la réunion eschatologique des royaumes d’Israël et de Juda (33,14) sous la gouverne de la maison de David (33,15.17). Comme en Jr 31,34, le Seigneur renouvelle sa promesse de pardonner les péchés (33,8) qui étaient la cause de l’exil (30,14-15). Ainsi Jr 31,15 fait partie d’un contexte plus large qui traite de la destruction et de l’exil en évoquant des promesses de retour des exilés. En particulier, le v.16 renverse ce qui est affirmé au v.15 avec des N. G. Piotrowski 2016, 115-116.
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mots et des concepts similaires. La lamentation de Rachel est une métaphore pour illustrer la souffrance de l’exil. Dans ce contexte, le personnage de Rachel représente l’ensemble de la nation défaite. Elle est utilisée comme un faire-valoir pour montrer l’action réconfortante de Dieu des v.16-1756. Les exégètes s’entendent pour dire que l’allusion à Rachel pleurant ses enfants fait référence à un exil. Toutefois, ils ne s’entendent pas sur l’exil visé. Plusieurs exégètes avancent que Jr 31,15 fait probablement référence à la captivité et à la déportation des Israélites du Royaume d’Israël conquis par les Assyriens en 722-72157. Cette interprétation se base, entre autres, sur le fait que certaines des tribus principales du Nord, Manassé et Ephraïm, sont vues comme les descendantes de Rachel. Par ailleurs, d’autres exégètes voient en Jr 31,15 une référence aux Benjaminites, descendants de Rachel, qui vivaient au Royaume de Juda détruit par les Babyloniens en 597 et en 58758. Après la chute de Jérusalem, Jr 40,1 indique que les captifs étaient amenés à Rama. Pour Barnabas Lindars, Jr 31,15 s’adresse aux habitants de Judas, qui vont bientôt vivre l’expérience d’exil du Royaume d’Israël. L’histoire va se répéter. Tout comme Warren Carter et Philippe Lefebvre, je ne crois pas essentiel de trancher entre les deux options puisque ces deux moments opèrent un effet similaire sur les lecteurs59. Dans les deux cas, il s’agit d’une défaite majeure infligée par un empire étranger qui cause mort et souffrance au sein du peuple. D’ailleurs, dans la suite du texte de Jérémie, il est question d’une restauration d’Ephraïm, représentant du Royaume d’Israël (Jr 31,18-20) et du Royaume de Juda (Jr 31,23-2560). Jr 31,15 se situe dans un ensemble littéraire qui traite de la consolation. La suite du texte cité (Jr 31,16-17) est un poème riche en images et en métaphores, dans lequel Dieu indique à Rachel et au peuple d’arrêter de pleurer puisque leurs enfants reviendront de la 56 B. Lindars 1979, 57 affirme que Jr 31,15-17 forme une synthèse du livre de la consolation. 57 J. Bright 1965, 281-282 ; G. M. Soares-Prabhu 1976, 256 ; J. A. Thompson 1980, 573 ; W. L. Holladay, P. D. Hanson 1986, 186-187 ; R. E. Brown 1993, 205-206 ; J. W. Mazurel 2004, 181-189 ; C. A. Evans 2012, 60. 58 R. H. Gundry 1967, 210-211 ; B. Lindars 1979 ; B. Becking 1994, 238 ; R. B. Hays 2016, 115. 59 W. Carter, 2000a, 86 ; P. Lefebvre, 2013, 18. 60 R. P. Carroll 1986, 598.
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terre étrangère. Le pathos de la lamentation d’une mère émeut Dieu qui répond par le réconfort et l’assurance : « Ainsi parle le Seigneur, Assez ! Plus de voix plaintive, plus de larmes dans les yeux ! Ton labeur reçoit la récompense – oracle du Seigneur : ils reviennent des pays ennemis. Ton avenir est plein d’espérance. » (Jr 31,16-17) Le livre de la consolation offre un espoir concret de Dieu, qui répondra aux besoins de base de la vie et qui garantira une terre et l’absence d’oppression ennemie. Dans le récit matthéen, Rachel pleure encore pour les enfants d’Israël qui souffrent de persécutions. Le contexte global de Jr 30-33 invite à voir un retournement. Ce lien intertextuel se construit autour du schéma exil/retour, où la souffrance pointe en même temps vers l’espoir et anticipe une restauration61. Michael Knowles s’oppose à cette interprétation en defendant l’idee que Matthieu ne s’intéresse pas à l’espoir du contexte plus global des chapitres 30-33 de Jérémie, mais uniquement à la lamentation de Rachel pour relier les souffrances des enfants d’Israël en exil et les souffrances des enfants d’Israël sous Hérode62. Les pleurs de Rachel peuvent aussi être associés au sort de Jésus qui, bien que Messie, se retrouve lui aussi en exil. En Mt 2, Rachel reste en pleurs, car, contrairement à ce qui se produit dans le poème de Jérémie, elle n’est pas consolée. La réponse de Dieu à cette lamentation n’est pas immédiate. Les lecteurs devront poursuivre la lecture de l’évangile pour voir que le renversement de la résurrection transforme la situation de violence. Échos de l’Exode Contrairement à la citation de Jérémie, il n’y a pas de reprise explicite de mots du livre de l’Exode dans Mt 2. Ici, l’intertextualité est de l’ordre de la métalepse, c’est-à-dire qu’il y a évocation de thèmes et de lieux d’un autre texte que les lecteurs peuvent aisément recouvrer, même si les liens restent implicites. Ces liens sont si forts que Raymond Brown croit que Matthieu s’est inspiré de l’histoire de la naissance de Moïse lorsqu’il a composé celle de Jésus63. En effet, l’infanticide à Bethléem fait écho au massacre des enfants mâles des Hébreux 61 Ces exégètes affirment que Mt pointe vers le contexte plus global de Jr 30-31 et souligne un espoir possible. T. Zahn 1922, 109-110 ; B. F. Campbell Atkinson 1952, 83 ; R. V. G. Tasker 1961, 43-44 ; W. F. Albright, C. S. Mann 1971, Ixiii ; H. B. Green 1975, 60 ; B. M. Nolan 1979, 137 ; D. Hill 1981, 86 ; R. E. Brown 1993, 217. 62 M. Knowles 1993, 42-52. Pour sa part, B. Lindars 1961, 217-218 affirme que Matthieu n’a pas compris le contexte positif de Jr 31. 63 R. E. Brown 1993, 228-229.
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par le pharaon (Ex 1,15-22). Les deux récits comportent un tyran sanguinaire ainsi que des enfants naissants tués. Le massacre des enfants en Matthieu rappelle la persécution en Égypte aux lecteurs qui connaissent les Écritures juives. Il y a certainement un rapport typologique entre le pharaon et Hérode ainsi qu’entre les enfants tués en Égypte et ceux de Bethléem. Synthèse des rapports intertextuels avec l’Ancien Testament Les intertextes présentés conditionnent la réception du texte de Mt. En lisant Mt 2,16-18, je ne peux que me remémorer le massacre des enfants mâles des Hébreux par le pharaon ainsi que les exils vers l’Assyrie et Babylone. Ce passage permet de se remémorer les pires périodes de l’histoire d’Israël64, des moments caractérisés par la violence, la destruction, l’exil et la mort. Ces catastrophes sont causées par les actions violentes d’empires étrangers. La question de la nonintervention de Dieu lors de ces événements, causés par les actions horribles d’empires étrangers, a suscité une riche réflexion théologique. Étonnamment, plusieurs livres de l’Ancien Testament permettent une relecture de ces événements comme symboles d’espoir. Par exemple, le Deutéro-Isaïe (Is 40) décrit la façon dont Dieu libère et réconforte son peuple en exil. C’est après les moments les plus difficiles qu’on présente la présence consolante et libératrice du Seigneur. Ultimement, le Seigneur a libéré les Hébreux du pouvoir tyrannique de l’Égypte et de l’exil à Babylone. En Matthieu, ce rôle est attribué à Jésus qui, par ses noms (Ἰησοῦν, Ἐμμανουήλ), est présenté comme celui qui va sauver son peuple (1,21) et être la présence de Dieu (1,23)65. Les moments importants de persécution/salut de 64 N. G. Piotrowski 2016, 116 arrive à la même conclusion : « Herod’s murderous acts, then, function within Mathew’s tale as a metaphor for all the history of Israel’s grief and exile. Yet even in the dark moment of Rachel’s grief, the echo of Jeremiah 31 offers comfort, beckoning God’s people to lean forward into the hope of the ways that are surely coming when God will have mercy, bring back the exiles, and write the law on their hearts. Matthew’s reference to Rachel works as a metaleptic trope, recalling the wider context of Jeremiah’s prophecy ». 65 Comme il a été mentionné précédemment, les deux noms attribués à l’enfant permettent une interprétation de son identité. Ces deux noms ont une connotation anti-impériale. Au verset 21, le narrateur indique qu’il sera appelé « Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés ». La fonction de sauveur est celle de l’empereur ou de son représentant. Dans ce contexte, il s’agit d’Hérode. Le peuple est Israël, le peuple de la généalogie. Le péché est un terme polysémique, mais une possibilité interprétative est d’y voir le péché lié à la déportation à Babylone et aux souffrances du peuple à cause de la domination par des empires étrangers. L’infanticide de Bethléem peut être compris comme l’illustration du péché et du besoin de
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l’histoire d’Israël sont évoqués par des liens intertextuels pour montrer l’importance de l’histoire de persécution/salut révélée dans le récit de Matthieu autour de la figure de Jésus. 5.3.2 Une réaction de lecteurs modernes : l’injustice Avant de poursuivre la lecture séquentielle de la suite de Mt 2, je me propose d’étudier l’effet d’injustice ressenti par des lecteurs contemporains au moment de lire cet épisode66. Voici deux citations qui reflètent ce type de réponse. Elles proviennent de deux lecteurs très différents : George G. Nicol, exégète et pasteur, et Albert Camus, philosophe. This is perhaps the most shocking story in the New Testament67. Les enfants de la Judée massacrés pendant que ses parents l’emmenaient en lieu sûr, pourquoi étaient-ils morts sinon à cause de lui ? Il ne l’avait pas voulu, bien sûr. Ces soldats sanglants, ces enfants coupés en deux lui faisaient horreur. Mais, tel qu’il était, je suis sûr qu’il ne pouvait les oublier. Et cette tristesse qu’on devine dans tous ses actes, n’était-ce pas la mélancolie inguérissable de celui qui entendait au long des nuits la voix de Rachel, gémissant sur ses petits et refusant toute consolation ? La plainte s’élevait dans la nuit, Rachel appelait ses enfants tués pour lui, et il était vivant68 !
Ces mots de Nicol et de Camus illustrent le sentiment d’injustice, une réaction commune des lecteurs vivant dans un monde encadré par la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ce sont des enfants salut du peuple. Au verset 23, par la citation d’Is 7,14, le narrateur indique qu’il sera appelé Emmanuel, ce qui se traduit par : « Dieu avec nous ». C’était la fonction de l’empereur ou du roi d’être la manifestation de Dieu/des dieux pour le peuple. Les deux noms de l’enfant sont subversifs par rapport au roi de ce contexte. Voir W. Carter 1999, 56-67 ; 2000b. 66 Les lecteurs de l’Antiquité ont aussi laissé des signes de l’injustice ressentie à la lecture. Par exemple, les Actes de Pilate, un texte apocryphe du IVe siècle, attribuent la responsabilité de la violence à Jésus : « Les Anciens des Juifs répliquèrent à Jésus […] ta naissance à Bethléem a provoqué un massacre d’enfants. » Actes de Pilate 2, 3. Une version préliminaire de cette section se retrouvent dans S. Doane 2017a, 263-278. 67 G. G. Nicol 1985, 55-56. D’autres réponses à l’injustice pourraient aussi être citées. Par exemple, E. M. Wainwright 1997, 467 réagit à l’injustice d’un point de vue féministe en se demandant si, dans la Bible, Dieu ne sauve que les mâles favorisés comme Isaac et Jésus sans agir en faveur des enfants et des femmes innocentes (Jg 19 ; Mt 2). Pour Wainwright, le cri de Rachel permet à ce personnage une percée dans le monde masculin du pouvoir en prenant la place des femmes et des enfants effacés du récit. De plus, le cri de Rachel est aussi là pour représenter la compassion de Dieu qu’on retrouve dans la suite du chapitre 31 de Jr. 68 A. Camus 1956, 130-131.
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innocents qui meurent. Les lecteurs qui s’identifient aux enfants massacrés peuvent remettre en question l’image de Dieu qui, à première vue, ne fait rien pour éviter cet infanticide69. Pourquoi est-ce que Dieu ignore et abandonne les autres familles de Bethléem ? Les pleurs de Rachel accentuent le côté tragique du massacre à Bethléem. Pourquoi est-ce que Dieu ne sauve qu’un seul enfant ? De l’horreur provoquée par la violence exercée envers des enfants innocents, le lecteur passe au sentiment d’injustice. Cette réaction trouve un écho dans la figure métaphorique de Rachel, qui pleure aussi ces enfants. Pour George Nicol et Ulrich Luz, Matthieu ne partagerait pas la réaction d’injustice des lecteurs contemporains70. Selon eux, le narrateur ne soulève pas la question de la théodicée relativement à la souffrance d’enfants innocents. En effet, pour trouver des éléments de réponse à la question de l’injustice apparente de Dieu, je crois qu’il faut continuer la lecture attentive du reste de l’Évangile selon Matthieu71. Une réponse possible : se retirer pour mieux revenir W. D. Davies et Dale C. Allison remarquent que l’Évangile de Matthieu utilise une intrigue propre aux récits de héros de l’Antiquité qui, lorsqu’ils étaient enfants, sont sauvés d’une mort certaine pour revenir et sauver ceux qui dépendent d’eux72. Le thème du retrait (άναχωρέω) est une piste à suivre pour comprendre la réponse divine à la violence73. Ce verbe est utilisé lorsque les mages évitent Hérode (v.13), lorsque Joseph évite Hérode (v.14) et lorsque Joseph évite Archélaüs (v.22). Cette stratégie reprend celle de Moïse (Ex 2,15) qui, avant de sauver son peuple, doit d’abord se réfugier à Madian 69 C’est la réaction de F. Tupper 1991, 399 : « Jesus experienced a divine rescue from Herod’s murderous rage because of the special intervention of God and that all the other boy babies of Bethlehem were slaughtered because God did nothing in their behalf. The story bristles with questions : Is God really the good Abba of the whole human family, or is God inconsistently fatherly, demonstrating parental provision for some and benign neglect toward others ? The same question can be asked in a different form : Does God love the baby Jesus more than the other boy babies in Bethlehem, orchestrating a divine rescue for “My Son” and leaving the others for slaughter ? » 70 « It does not bother Matthew that God saves his Son at the expense of innocent people. » U. Luz 2007, 121. Voir aussi G. G. Nicol 1985, 55-56. 71 Le peu d’importance accordé aux enfants dans les récits bibliques est relevé par J. F. Parker 2013, qui propose d’examiner ceci par une méthode appelée « childist interpretation ». 72 W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 258. 73 D. Good 1990, 1-12.
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(Άνεχώρησεν dans la LXX). Dans le récit de l’Exode, Moïse s’identifie au peuple et à sa souffrance. J’ai déjà montré qu’en Mt 2,15, il y a aussi une identification entre Jésus et le peuple grâce à la citation d’Os 11,1 « D’Égypte, j’ai appelé mon fils » qui, dans son contexte d’origine, évoquait Israël74. Jésus, l’enfant exilé représentant son peuple, revient sur la terre d’Israël après la mort d’Hérode (v.19-20). Symboliquement, pour le lecteur, ce retour est celui des exilés mentionnés dans la généalogie (1,11-12) et dans la citation de Jr 31,15 (Mt 2,18). Cette interprétation permet une première réponse aux injustices évoquées par les liens intertextuels vus précédemment. Les enfants morts aux mains des Égyptiens, des Assyriens, des Babyloniens, tout comme ceux de Bethléem, ne sont plus. Néanmoins, ils sont symboliquement représentés par Jésus qui revient en terre d’Israël. Cependant, à son retour, Jésus subit le même sort que le peuple opprimé par un tyran. Il doit aller en Galilée et s’établir à Nazareth à cause du règne d’Archélaüs. Une partie de la solution à l’injustice ressentie par les lecteurs contemporains est que, avec le retour de Jésus en terre d’Israël, les enfants sont symboliquement restaurés. Moïse s’est réfugié à Madian pendant que son peuple est exploité (Ex 2,11-15). Toutefois, il est revenu pour se dresser contre le pharaon en solidarité avec son peuple. En fin de compte, il permet la libération du peuple. Dans le cas de Jésus, cette libération est déjà inscrite dans son nom : « Jésus, celui qui va sauver le peuple de son péché. » (Mt 1,21) Lire le reste de l’Évangile selon Matthieu permet de comprendre que l’identification de Jésus au peuple est telle qu’il meurt comme les enfants de Bethléem sont morts : assassiné par les autorités politiques et religieuses75. En Matthieu, Jésus n’est pas présenté comme un Messie glorieux. Il doit passer par le retrait et l’exil pour sauver Israël. Il est la réponse paradoxale à ce qui s’appelle aujourd’hui « les violations des droits de 74 R. H. Gundry 1982, 33-34 énumère les éléments qui établissent un lien entre Jésus et le peuple d’Israël. Comme Israël, au temps messianique, Jésus reçoit l’hommage de Gentils (Is 60,6 ; Ps 72/les mages en Mt 2,11) ; comme fils, Jésus/le peuple reçoit la protection en Égypte (Os 11/Mt 2,15) ; son oppression amène les pleurs (Jr 31,15/Mt 2,17-18), et Jésus/le peuple est tenté dans le désert (Nb 14,34/Mt 4,1-11). 75 Rachel pleurant ses enfants morts est une image qui peut être associée aux mères témoins de la crucifixion de Jésus (Mt 27,55-56). Au chapitre suivant, ces femmes découvrent que le tombeau est vide et passent de la peur à une grande joie (Mt 28,8). Les lecteurs et lectrices qui s’identifient à ces femmes peuvent ressentir les mêmes émotions. Même si Rachel refuse d’être consolée, ces femmes passent de la mort à la joie. Pour une exploration de l’image des femmes en pleurs comme symbole de survie, voir J. Claassens 2009.
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la personne », commises par Hérode. Jésus s’identifie aux souffrances du peuple. Sa souffrance et sa mort permettent une rupture inattendue du cycle de violence de ses adversaires. Celui qui a échappé à la violence de Bethléem revient pour la subir et la renverser. À la fin de la lecture de Mt, il est possible de comprendre que, dans ce récit, Jésus meurt d’une façon analogue à celle des enfants tués de Bethléem : il est exécuté par les autorités de Jérusalem. Cependant, comme Jésus est ressuscité par Dieu, symboliquement, les enfants se relèvent avec lui. Jésus de Nazareth est exécuté par la puissance impériale qui le traque depuis sa naissance. Avec raison, Warren Carter interprète la résurrection comme une subversion et même une usurpation du pouvoir immense de l’Empire romain. En effet, il affirme : « If Jesus’ crucifixion is the apparent victory of the ruling elite, a display of its ultimate power to take the life of those who resist it, his resurrection is God’s victory, a revelation of the limits of Roman imperial power that can’t keep Jesus dead, and a display of the empire’s vulnerability to God’s life-giving purposes76. » Une réflexion qui se poursuit Le jeu de l’intertextualité continue aujourd’hui77. La voix, la plainte et les pleurs de Rachel portent en eux plus que l’agonie des survivants de Bethléem ; ils soutiennent toutes les tragédies de l’histoire d’Israël et pointent encore vers la libération et la restauration. L’analyse des liens intertextuels avec les textes de l’Ancien Testament a montré que le récit de l’infanticide à Bethléem permet d’établir des liens avec les pires moments de l’histoire d’Israël ainsi qu’avec l’espoir de restauration qui leur est associé. Le tout donne une image qui fusionne espoir et deuil face aux injustices qui vont à l’encontre des droits de la personne. Pour cette raison, les pleurs de Rachel sont utilisés dans des réflexions sociales contemporaines reliées à l’injustice. Ainsi, on s’en est servi pour parler de l’holocauste78, de l’avortement ou de l’infertilité79, de la guerre au Vietnam80, des personnes assassinées par la junte militaire en Argentine81 (1976-1983), du W. Carter 2005, 87. Pour un aperçu de l’histoire de la réception dans les traditions rabbiniques chrétiennes et musulmanes, voir F. M. Strickert 2007b. 78 Par exemple, K. Thieme 1962, 133-134. 79 J. W. Montgomery 1981 ; F. Schaeffer 1983, C. E. Koop 1983 ; J. E. Vajnar 1986 ; M. C. Feske 2012. 80 J. R. Nelson 1967 ; W. Beach, 322-323. 81 N. O. Míguez 2014. 76
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génocide au Rwanda82, des guerres en général83, des tueries en contexte scolaire comme à Colombine84, en 1999, ou à l’école Sandy Hook85, au Connecticut, en 2012 et même pour dénoncer le sort de familles sans domicile86 ou la pauvreté infantile87. La référence aux pleurs de Rachel est particulièrement efficace lorsqu’elle est associée à la mort violente d’enfants innocents et aux abus de pouvoir, puisque ces éléments sont communs aux différentes références bibliques reliées par l’appel métaphorique aux larmes de Rachel. Ces reprises sont faites par des exégètes, des pasteurs, des journalistes et des autorités civiles appelés à commenter des tragédies. Ils montrent que les lecteurs de Mt 2,16-18 comprennent ce court récit comme une référence essentielle par rapport aux injustices et à la violence en général. Si la plupart de ces exemples proviennent des États-Unis, j’ai moimême mené une étude alliant intertextualité post-structuralistet c ritique postcoloniale pour relire l’infanticide de Bethléem à partir de la réalité des pensionnats autochtones canadiens88. Lire Mt 2,16-18 à partir de cette tragédie canadienne permet une réécriture de ce texte. Les traces des enfants autochtones juxtaposées à celles des enfants judéens nous interpellent : « Qu’est-il arrivé à ces enfants ? » Que faire de la violence liée à l’imposition d’idéologies religieuses, culturelles, sociales et politiques ? Lire le texte de Matthieu à partir de cette perspective permet de le voir à partir des yeux de mères qui se lamentent sans consolation parce que leurs enfants ne sont plus. Cette stratégie interprétative déstabilise les lecteurs et les appelle à se rendre auprès de ceux qui souffrent, une position herméneutique difficile, mais nécessaire. Ainsi, la lecture d’un récit nous conduit à voir, à entendre et à agir différemment dans le monde qui nous entoure. La réalité horrible des pensionnats autochtones canadiens nous empêche de séparer le récit des origines de Jésus de la réalité de la violence envers des enfants. L’impérialisme s’est transformé depuis 2 000 ans, mais l’injustice et la violence impérialiste demeurent présentes sous d’autres formes.
M. S. Kamanzi 2004, 584. J. Forest 1984, 12-13. 84 D. Scott, B. Nimmo, S. Rabey 2000. 85 M. Lux 2013 ; L. Albacete 2013 ; B. H. Corey 2012. 86 J. Kozol 1988. 87 D. W. Oldenburg 2001. 88 S. Doane, N. R. Mastnjak 2019b. 82 83
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Nous vivons dans un monde d’atrocités et d’injustices. Avec des groupes armés comme Boko Haram, les massacres d’enfants sont encore d’actualité. Ce groupe sème la terreur en enlevant et en tuant des centaines de jeunes femmes et d’enfants au Nigéria. En réfléchissant à l’injustice de l’infanticide à Bethléem, je ne peux que penser aux abus graves contre les droits humains qui ont lieu en ce moment. Si certains s’interrrogent sur les raisons de la non-intervention de Dieu à Bethléem, il est possible de retourner la question et de nous demander si nous ne sommes pas coupables du même crime. Nous laissons mourir de faim des enfants, alors que nous vivons dans la surabondance. Nous laissons mourir des enfants aux mains de terroristes. Nous laissons des armées s’en prendre impunément aux civils et aux enfants comme lors de la campagne militaire d’Israël contre Gaza en 2014. La culpabilité divine est analogue à celle de la société en général lorsque rien n’est fait devant l’injustice qui tue. Ainsi, la lecture de Mt 2,16-18 et ses références intertextuelles peuvent être à l’origine d’un engagement en faveur d’une plus grande justice sociale. L’analyse que je propose est un exemple de la puissance de transformation du langage89. La relation entre le pouvoir et le discours est importante pour l’ARL. Notre représentation du monde est un produit de notre interprétation. L’intertextualité autour de l’infanticide à Bethléem incite à s’opposer aux idéologies impériales qui usent de violence contre les innocents. Je termine cette section sur l’injustice ressentie à la lecture de Mt 2,16-18 en citant un récit émouvant de Paul Tillich, qui rappelle que la nouvelle vie du Messie ne peut que surgir d’un lieu de mort. Au cours du procès des criminels de guerre à Nuremberg, un témoin vient à la barre, qui avait vécu pendant quelque temps, dans une tombe du cimetière juif de Vilna, en Pologne. C’était le seul lieu où avec beaucoup d’autres, il put vivre en se cachant, après avoir échappé à la chambre de gaz. Pendant ce temps, il écrivit des poèmes, dont l’un décrit une naissance. Dans une tombe voisine, une jeune femme donna naissance à un garçon. Le fossoyeur octogénaire prêta son concours, enveloppé d’un suaire de toile. Lorsque l’enfant nouveau-né poussa son premier cri, le vieillard se mit à prier : « Grand Dieu, nous as-tu enfin envoyé le Messie ? Car qui d’autre que le Messie lui-même peut naître dans une tombe ? » Mais, après trois jours, le poète vit l’enfant qui tétait les larmes de sa mère, car celle-ci n’avait point de lait pour lui90. 89 « All texts have a persuasive and transformative power, inviting the reader into the textual world and in so doing offering a model of perceiving things differently. » A. E. Clements 2014, 7. 90 P. Tillich 1967, 226.
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Ce court récit plein d’émotions montre bien que le messianisme atteint son paroxysme lorsqu’il est question d’un contexte de mort apparemment sans issue. Le messianisme biblique est né après la destruction du royaume d’Israël et de Juda, alors que le peuple était en exil. Au premier siècle, les attentes messianiques étaient vives à cause de l’oppression romaine, qui mènera aux révoltes juives et à la destruction de Jérusalem. En Matthieu, Jésus est présenté comme le Messie, né parmi les enfants morts, tués par le pouvoir totalitaire. La scène du massacre à Bethléem critique l’Empire romain qui, pour dominer, assassine des enfants innocents. L’étude de l’intertextualité a montré que ce passage permet une analogie entre l’impérialisme romain et ceux de l’Égypte, de l’Assyrie et de Babylone, qui sont caractérisés de façon négative dans les Écritures. Mais l’Évangile selon Matthieu ne se limite pas à critiquer l’impérialisme ; il propose une autre façon de vivre ensemble. Une nouvelle vie surgit de la mort ; même si Jésus est crucifié, cette nouvelle vie ne s’arrête pas. L’Évangile selon Matthieu montre que, au bout du compte, Dieu est plus fort que l’empire. Le contexte général de Jr 30-33 invite à voir un renversement de sens. Ce lien intertextuel est construit autour du thème de l’exil/ retour. L’expression de la souffrance s’oriente déjà vers l’espoir d’une forme de restauration. Mt 1-2 opère une transformation analogue, car il met en scène la violence d’Hérode pour affirmer que Jésus « sauvera son peuple de ses péchés » (1,21). Citer Jr en Mt invite à souligner le passage de l’exil à la restauration. Ce rapport intertextuel anticipe la résurrection de Jésus. Ce point culminant de l’évangile raconte comment la vie surgit dans un contexte de mort certaine. 5.4 Va en terre d’Israël (2,19-20) Τελευτήσαντος δὲ τοῦ Ἡρῴδου ἰδοὺ ἄγγελος κυρίου φαίνεται κατʼ ὄναρ τῷ Ἰωσὴφ ἐν Αἰγύπτῳ (2,19) λέγων· ἐγερθεὶς παράλαβε τὸ παιδίον καὶ τὴν μητέρα αὐτοῦ καὶ πορεύου εἰς γῆν Ἰσραήλ· τεθνήκασιν γὰρ οἱ ζητοῦντες τὴν ψυχὴν τοῦ παιδίου. (2,20) ὁ δὲ ἐγερθεὶς παρέλαβεν τὸ παιδίον καὶ τὴν μητέρα αὐτοῦ καὶ εἰσῆλθεν εἰς γῆν Ἰσραήλ. (2,21) Hérode étant mort/fini, voici qu’un messager/ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph en Égypte disant : à ton réveil, prends ton petit enfant et la mère de celui-ci et va en terre d’Israël. En effet, ils sont morts ceux qui en voulaient à la vie/l’âme du petit enfant. Se réveillant, il prit le petit enfant et sa mère et entra en terre d’Israël.
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Τελευτήσαντος (2,19) Le verbe τελευτάω désigne littéralement la mort comme la fin. Lire ce verbe rappelle d’abord la mort des enfants de Bethléem et la plainte de Rachel pour la mort de ses enfants. Cependant, puisque ce verbe est au singulier, je sais qu’il sera question de la mort d’une personne en particulier. Est-ce que le projet d’Hérode a réussi (v.13) ? Est-ce l’annonce de la mort de Jésus ? Ou, au contraire, comme le récit a déjà révélé qu’Hérode allait mourir (v.15), est-ce lui ? δὲ τοῦ Ἡρῴδου (2,19) Ces mots confirment qu’il s’agit de la mort d’Hérode. J’éprouve une impression de résolution puisque le personnage qui était menaçant pour le protagoniste est décédé. Le retour à l’annonce de la mort d’Hérode (v.15) développe l’attente que Joseph soit averti de revenir, comme la dernière révélation angélique l’avait annoncé (v.13). ἰδοὺ (2,19) Pour une sixième fois, je lis le mot ἰδοὺ, qui me rappelle les divers éléments présentés de cette façon : l’ange du Seigneur (1,20 ; 2,13), la jeune femme/vierge (1,23), les mages (2,1) et l’astre (2,9). Qu’estce qui sera présenté par cette expression typique de l’art de raconter de cette narration ? ἄγγελος κυρίου φαίνεται κατʼ ὄναρ τῷ Ἰωσὴφ ἐν Αἰγύπτῳ λέγων· (2,19) L’ange du Seigneur est le personnage qui est introduit par ἰδοὺ. Je réactive donc l’ensemble des versets le concernant. La formulation de cette phrase reprend pratiquement mot pour mot celles de 1,20 et de 2,13, qui introduisaient une révélation angélique à Joseph. L’élément spécifique de ce verset (2,19) est de situer ce rêve de Joseph en Égypte. À la fin de ce verset, je me rends compte que le récit s’est rendu auprès de Joseph, là où il s’était réfugié au v.14. Depuis le v.15, comme lecteur, j’étais dans la même posture que Joseph : j’attendais la mort d’Hérode. Dans sa dernière apparition (v.13), l’ange avait indiqué à Joseph qu’il lui ferait connaître le moment opportun pour revenir. J’anticipe donc le fait que les paroles qui seront dites par l’ange révéleront à Joseph la mort d’Hérode. ἐγερθεὶς παράλαβε τὸ παιδίον καὶ τὴν μητέρα αὐτοῦ (2,20) Cette formulation reprend les verbes ἐγείρω et παραλαμβάνω, qui se ainsi que l’expression τὸ παιδίον καὶ τὴν μητέρα αὐτοῦ, qui se
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retrouvent en 2,13. Cela engendre un effet de résolution. Ce qui a été annoncé précédemment est en train de s’accomplir. Les paroles angéliques demandant à Joseph de revenir sont exprimées de la même manière que les paroles qui l’ont incité à partir. Depuis le début du récit des origines de Jésus (1,18), Marie n’est jamais désignée comme la femme de Joseph91. Elle est toujours présentée comme mère de Jésus. Encore une fois, Joseph n’est pas désigné comme père. Joseph dirige sa famille, c’est lui qui doit prendre (παράλαβε) sa femme et son enfant. Par contre, depuis le début du récit, il acquiesce aux indications de l’ange. J’anticipe le fait que Joseph suivra ce schéma en acceptant ce qui lui est demandé. Καὶ πορεύου εἰς γῆν Ἰσραήλ (2,20) Le verbe πορεύομαι a été employé en 2,9. En le voyant ici, je me rappelle que les mages étaient revenus (πορεύομαι) par un autre chemin. Cette association peut soulever la question du trajet de retour de Joseph. Va-t-il prendre le même chemin ou va-t-il, comme les mages, prendre un autre chemin pour éviter un tyran au pouvoir à Jérusalem ? En adoptant l’interprétation de la Judée comme Égypte métaphorique (voir 2,15) proposée par Joel Kennedy, je vis un certain suspense puisque ce voyage implique un retour à l’endroit associé à l’oppression, à la violence et au danger92. L’expression « terre d’Israël » (γῆν Ἰσραήλ) est peu commune dans les textes bibliques. Elle se retrouve surtout dans le livre d’Ézéchiel, ce qui lui confère une connotation reliée à l’exil93. Pour Catherine Vialle, cette expression « peut évoquer Ez 20,38, où elle fait allusion au retour des déportés. Ainsi, Jésus est amené à revivre l’itinéraire de son peuple jusque dans le retour d’exil94 ». Cette indication géographique est assez imprécise. À ce moment de la lecture, je m’attends à ce que Joseph retourne à sa maison de Bethléem. La citation en 2,6 a déjà établi un lien entre Israël comme peuple de Dieu et la localité de Bethléem en Juda. L’emploi du mot « Israël » en 2,20 rappelle la promesse faite en 2,6 d’un chef/berger pour guider le peuple. 91 Jérôme 1977, 87 : « Il ne dit pas : “Il prit son fils et son épouse”, mais “l’enfant et sa mère”, au titre de père nourricier et non au titre de mari. » 92 R. J. Kennedy 2008, 151-152. 93 Ez 7,2 ; 12,22 ; 18,2 ; 20,42 ; 33,24 ; 36,6 ; 38,19 ; 40,2 ; 47,18. Les deux autres emplois bibliques du terme se retrouvent en 1 Sam 13,19 et en 2 Ch 2,17. 94 C. Vialle 2016, 16. Voir aussi C. Perrot 1976, 33.
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Gérard Claudel souligne que ce verset peut provoquer un effet intéressant chez les lecteurs qui nourrissent l’espoir d’un retour en terre d’Israël95. Selon le regard historique de Claudel, les chrétiens de la communauté de Matthieu ont vécu les événements de 70 comme ceux de 587 av. J.-C. : « On a tout lieu de croire qu’en l’employant ici [Terre d’Israël], le lecteur matthéen rejoint son lecteur modèle, non seulement dans sa façon particulière de s’exprimer, mais aussi dans ses aspirations profondes d’un retour dans un pays maintenant idéalisé96. » Il y a donc au moins deux interprétations opposées de cette expression : Claudel qui voit la terre d’Israël comme un pays idéalisé et Kennedy qui considère cet endroit comme le lieu du mal. Lire la suite permettra peut-être de voir si la terre d’Israël est un lieu positif ou négatif. τεθνήκασιν γὰρ οἱ ζητοῦντες τὴν ψυχὴν τοῦ παιδίου (2,20) Le pluriel du verbe τεθνήκασιν suscite une question. Selon le message de l’ange en 2,13, c’est Hérode qui avait le projet de tuer l’enfant. Qui sont les autres personnages, évoqués par ce pluriel, qui voulaient la mort de Jésus ? Est-ce que cette expression fait référence aux soldats qui auraient mis en application les ordres du roi ? Certains lecteurs ont tenté de remplir ce blanc d’autres façons. Pour Jérôme, ce pluriel représente les scribes et les grands prêtres associés à Hérode en 2,497. Warren Carter relie les soldats aux scribes et aux prêtres en affirmant qu’il s’agit de ceux qui ont un pouvoir militaire ou religieux98. Nicholas Piotrowski propose de répondre à cette question par l’intertextualité développée en Mt 299. Selon lui, le pluriel peut faire référence aux les autres personnes qui ont tué des enfants d’Israël, que ce soit le pharaon (Ex 1,15-16), les Assyriens (Os 10,14) ou les Babyloniens (Ps 137,8-9). Aucune de ces options interprétatives ne trouve un appui textuel particulièrement convaincant. Je préfère rester avec ce blanc en soulignant que plusieurs personnes cherchaient à tuer Jésus et que leur identité précise pose problème100. G. Claudel 2011, 349-374. Ibid., 370. 97 « À notre sens, ce n’est pas seulement Hérode, mais aussi les prêtres et les scribes qui ont médité alors le meurtre du Seigneur. » Jérôme 1977, 87. 98 W. Carter 2000a, 87. 99 N. G. Piotrowski 2016, 116. 100 Cette interprétation a l’avantage de permettre une situation analogue à l’exécution de Jésus, qui sera elle aussi marquée par une certaine ambiguïté en ce qui concerne les responsables de sa mort. 95
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ὁ δὲ ἐγερθεὶς παρέλαβεν τὸ παιδίον καὶ τὴν μητέρα αὐτοῦ καὶ εἰσῆλθεν εἰς γῆν Ἰσραήλ. (2,21) Dès la lecture du mot ἐγερθεὶς, je prévois que Joseph accomplira les actions que l’ange lui a demandé d’accomplier. Je découvre alors que pratiquement tous les mots de ce verset se retrouvent aussi dans le verset précédent (2,20). La seule différence est le verbe εἰσῆλθεν, qui indique l’action d’entrer quelque part, contrairement au verbe πορεύομαι, qui indique un mouvement plus général. La correspondance presque parfaite entre les mots du messager du Seigneur et les actions de Joseph influence la perception que je me fais de ce personnage. Joseph se soumet complètement au représentant divin. À la fin de ce chapitre (7.6.3), je vais en exposer les conséquences sur la masculinité de Joseph. 5.5 Il se retira en Galilée (2,22) Ἀκούσας δὲ ὅτι Ἀρχέλαος βασιλεύει τῆς Ἰουδαίας ἀντὶ τοῦ πατρὸς αὐτοῦ Ἡρῴδου ἐφοβήθη ἐκεῖ ἀπελθεῖν· χρηματισθεὶς δὲ κατʼ ὄναρ ἀνεχώρησεν εἰς τὰ μέρη τῆς Γαλιλαίας, (2,22) Ayant entendu qu’Archélaüs régnait sur la Judée à la place de son père Hérode, il craignit d’y aller ; averti en songe, il se retira dans la région de la Galilée (Mt 2,22). Ἀκούσας δὲ ὅτι Ἀρχέλαος βασιλεύει τῆς Ἰουδαίας ἀντὶ τοῦ πατρὸς αὐτοῦ Ἡρῴδου Cette phrase laisse entendre que Joseph a entendu qu’Archélaüs régnait sur la Judée sans spécifier comment il a appris cette information. Est-ce que c’est grâce à un songe ? Est-ce une information généralement connue des personnages du récit ? Le texte ne donne pas d’information à ce sujet. En faisant appel aux connaissances encyclopédiques et aux autres textes néotestamentaires, je comprends que le nom propre Ἀρχέλαος fait référence au fils d’Hérode le Grand101. Dans le récit de Mt 2, comme dans le monde extratextuel, c’est lui qui succède à son père en Judée. Or, il y a une disparité entre les connaissances encyclopédiques à son sujet et l’information transmise par ce verset puisqu’Archélaüs Mt 4,12 ; 14,1.3,6 ; Lc 3,19 ; 13,31 ; 23,7.8.11.12.15.
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n’a jamais été roi102. L’usage du verbe βασιλεύει n’est pas sans effet, car il me permet de relier Archélaüs aux autres personnages précédemment qualifiés de rois dans ce récit, soit David, Hérode et Jésus. Les mots ἀντὶ τοῦ πατρὸς αὐτοῦ Ἡρῴδου relient Archélaüs à son père. Je m’attends donc à ce que, comme Hérode, Archélaüs soit mis en opposition avec Jésus. Le lieu de l’exercice de la royauté d’Archélaüs est restreint à la Judée τῆς Ἰουδαίας, une partie de la terre d’Israël γῆν Ἰσραήλ, mentionnée au verset précédent comme la destination de Joseph. Est-ce que la nouvelle du règne d’Archélaüs modifie l’indication selon laquelle les personnes qui en voulaient à la vie de l’enfant sont mortes (v.20) ? Quelle sera la réaction de Joseph à cette information ? ἐφοβήθη ἐκεῖ ἀπελθεῖν· (2,22) La réaction de Joseph est d’avoir peur de se rendre en Judée ἐφοβήθη ἐκεῖ ἀπελθεῖν à cause du règne d’Archélaüs103. Cette réaction rappelle le verset 1,20 lorsque l’ange dit à Joseph de ne pas avoir peur de prendre Marie comme épouse. Dans ces deux versets, le sentiment de la crainte est associé à Joseph. Dans le premier cas, la révélation divine a inspiré Joseph et lui a permis de dépasser sa peur. Comment Joseph réagira-t-il cette fois-ci ? Est-ce que l’ange du Seigneur l’invitera à dépasser sa peur d’une façon similaire ? Est-ce que sa crainte le dissuadera de revenir en terre d’Israël ? Une autre hypothèse serait qu’il suive le modus operandi des mages et qu’il trouve un autre chemin. χρηματισθεὶς δὲ κατʼ ὄναρ ἀνεχώρησεν εἰς τὰ μέρη τῆς Γαλιλαίας (2,22) Le participe χρηματισθεὶς est au passif. Le sujet qui avertit Joseph n’est pas explicité, un usage qui peut sous-entendre l’origine divine du message. La lecture de l’expression qui suit, κατʼ ὄναρ, permet de 102 Après le décès de son père à Jéricho en 4 av. J.-C., Archélaüs se rend à Rome pour se faire reconnaître roi de Judée par l’empereur Auguste, mais ce dernier refuse et le nomme ethnarque. Malgré ce titre, moins prestigieux, son pouvoir sur le peuple devait être similaire. Ce problème revient aussi en Mt 14,9. 103 Un coup d’œil aux textes de Flavius Josèphe 1977 montre une caractérisation très négative d’Archélaüs. Selon cet auteur, il aurait inauguré son règne avec le massacre de 3 000 personnes (Guerre des Juifs 17, 342-344). Archélaüs est reconnu pour sa cruauté. Après 10 ans de règne, la situation en Judée est telle qu’une délégation juive se rend jusqu’à Rome pour en informer Auguste. Archélaüs est décrit comme un tyran cruel et brutal, irrespectueux et incapable de maintenir l’ordre et la paix. Convoqué par Auguste, Archélaüs est déposé et exilé. Cette connaissance encyclopédique augmente la crédibilité de la caractérisation négative donnée au personnage dans ce récit.
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se remémorer les divers avertissements, sous la forme de songes, déjà reçus par Joseph dans ce récit. Comme au premier chapitre, le songe corrige le plan de Joseph pour protéger l’enfant. Contrairement aux autres songes de Joseph, celui-ci n’est pas raconté. Il en était de même pour l’avertissement en songe des mages au v.12. Le discours du narrateur ne fait que décrire les actions de Joseph après qu’il a reçu cet avertissement. Comme il y a toujours eu une correspondance entre les messages reçus par Joseph et ses actions, je suppose que le contenu de cette révélation est identique à l’action entreprise par Joseph, c’est-à-dire retourner dans la région de la Galilée. Le verbe ἀναχωρέω a déjà été utilisé pour les mages, qui ont pris un chemin différent pour revenir chez eux (2,12). C’est aussi ce verbe qui a décrit la fuite de Joseph en Égypte (2,14). De façon comparable aux deux usages précèdents de ce verbe, il indique un déplacement dont l’objectif est d’éviter un danger potentiel à la suite d’un a vertissement divin. La présence d’Archélaüs a le même effet que celle d’Hérode sur Joseph et sur sa famille, qui évitent la confrontation directe. La profusion de songes dans Mt 1-2 permet aussi de relier Joseph à son homonyme du livre de la Genèse. Les deux personnages ont un père nommé Jacob, et les récits dans lesquels ils évoluent sont reliés aux rêves. Par contre, leurs rêves sont de nature différente : alors que ceux du Joseph vétérotestamentaire sont des prémonitions symboliques à interpréter, ceux de Joseph en Mt sont des messages guidant avec attention les actions du rêveur. L’accumulation de songs, cette façon spécifique par laquelle un agent divin guide les événements du récit, peut engendrer divers effets. Un lecteur résistant au texte pourrait se dire qu’il y a un objectif apologétique au récit, qui est construit pour montrer Dieu à l’œuvre dans tous les détours de l’histoire104. 104
Le « lecteur résistant » provient d’une typologie proposée par A. Rein-
hartz 2001 :
1. Un lecteur docile qui accepte complètement le point de vue du narrateur, sa vision du monde et de l’histoire. 2. Un lecteur résistant qui réagit au texte en contestant le point de vue du narrateur. Le lecteur se positionne alors comme un adversaire de l’auteur implicite. 3. Un lecteur conciliant qui voit des incohérences, mais que les explique en tentant de comprendre et de rendre acceptable le point de vue du narrateur. Il choisit de mettre l’accent sur les éléments qu’il a en commun avec le narrateur. 4. Un lecteur engagé dans un dialogue critique, qui articule la tension entre le point de vue du narrateur et le sien. Ce lecteur reconnaît et accepte l’altérité du texte en décidant de fonder un dialogue à partir de ce qui sépare son point de vue de celui qui est exprimé dans le texte. Cette typologie est reprise dans S. Doane 2014.
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Au contraire, un lecteur faisant partie d’une communauté interprétative qui croit en l’intervention de Dieu dans les événements terrestres pourrait lire ce récit comme un appui à ce présupposé théologique. C’est la première fois qu’il y a une mention de la région de Galilée depuis le début de l’évangile. Cette nouvelle région surprend une personne qui, comme moi, lit le texte dans sa séquence. Cette surprise permet un retour sur ce qui a été lu pour voir si quelque chose prépare le détour vers ce lieu. Or, presque tous les personnages de la généalogie sont associés au territoire de Juda ou au déplacement à Babylone. Le récit autour des origines de Jésus (1,18-25) n’est pas situé, mais, en 2,1, j’apprends que Joseph et sa famille vivent à Bethléem de Judée. De plus, la tension entre Hérode et Jésus comme roi des Juifs/Judéens s’inscrit dans une intrigue située autour de Jérusalem, la capitale traditionnelle de la région. Avant ce verset, je m’attendais à ce que Joseph retourne à Bethléem et que le chemin vers la royauté de Jésus le mène à Jérusalem. Or, le récit prend un autre chemin, celui de la Galilée. Cette surprise attise ma curiosité et me rendra attentif aux éléments relatifs à cette région dans la suite de l’évangile pour comprendre ce changement géographique105. La surprise que je ressens est analogue à celle ressentie lorsque le récit établit un lien entre le messie et la région de la Galilée. 5.6 Dans une ville appelée Nazareth (2,23) καὶ ἐλθὼν κατῴκησεν εἰς πόλιν λεγομένην Ναζαρέτ· ὅπως πληρωθῇ τὸ ῥηθὲν διὰ τῶν προφητῶν ὅτι Ναζωραῖος κληθήσεται. (2,23) Et venant s’établir/vivre dans une ville appelée Nazareth ainsi s’accomplit le dire des prophètes qu’il sera appelé nazôréen. Le récit des origines de Jésus en Mt (1-2) se termine par un verset qui comporte de nombreuses ambiguïtés. Cette indétermination sémantique donne une place aux lecteurs qui, selon leurs communautés interprétatives, utilisent diverses stratégies de lecture pour le comprendre. Je vais d’abord exposer les éléments problématiques selon l’ordre dans lequel ils se présentent dans la phrase. Puis, je vais mettre en lumière les réponses de lecteurs à ce texte et les stratégies interprétatives qu’ils ont déployées pour finalement proposer ma propre interprétation. La suite de l’évangile montre que Jésus est perçu comme un Galiléen et qu’il sera mis à mort par les autorités de Jérusalem. 105
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καὶ ἐλθὼν κατῴκησεν (2,23) Le sujet de cette phrase pose problème. Puisque le sujet de la phrase précédente était Joseph, il est naturel de penser que c’est lui qui va s’établir (ἐλθὼν κατῴκησεν) à Nazareth et donc qu’il est aussi celui qui sera appelé Ναζωραῖος. Or, l’histoire de l’interprétation témoigne du fait que les lecteurs choisissent d’attribuer cette désignation à l’enfant106. La logique de cette attribution provient du fait que l’enfant a déjà reçu plusieurs titres (Christ, roi) et plusieurs noms tels que « Jésus » (1,21), « Emmanuel » (1,23) et « mon fils » (2,15). En 1,23, il y avait un accomplissement d’une parole prophétique dans le fait qu’on appellera l’enfant « Emmanuel »107. Au moment de lire ces premiers mots du v.23, il me paraît plus simple et naturel de comprendre que le sujet est Joseph. Cela dit, les versets précédents indiquaient aussi qu’il prenait avec lui l’enfant et sa mère (v. 19, v.21). J’en comprends que toute la famille s’établit à cet endroit. C’est lors de la lecture du reste du verset et en particulier des derniers mots (Ναζωραῖος κληθήσεται) que j’éprouve le besoin de revisiter le sujet de la phrase. Comme je viens de le mentionner, les citations d’accomplissement et les titres de Mt 1-2 permettent de mieux comprendre Jésus. Ainsi, il est donc justifié de revenir sur l’identité du sujet de la phrase pour comprendre que l’enfant est celui qui sera appelé nazôréen. εἰς πόλιν λεγομένην Ναζαρέτ· (2,23) Comme lecteur, je sais que le monde narratif de Mt 1-2 est différent du monde extratextuel. Par contre, à la lecture de ce récit, je me rends compte qu’il reprend des éléments du monde extratextuel de la Palestine du premier siècle de façon créative. La désignation de Nazareth comme ville (πόλιν) m’étonne puisque les informations disponibles au sujet de cette localité la présentent plutôt comme un village108. Le jeu intertextuel au sujet de Bethléem entre Mt 2,6 et 106 Par exemple : « Matthew’s wording is slightly awkward : strictly speaking, Joseph is the subject of (κληθήσεται), but in fact Jesus is meant, as the entire context shows. » M. J. J. Menken 2004, 161. 107 Je n’ai pas trouvé de lecteurs qui interprètent ce verset en faisant de Joseph le sujet de la phrase. Je projette d’écrire un article pour approfondir les effets d’une interprétation du texte qui ferait de Joseph le sujet puisque c’est l’interprétation la plus simple de la grammaire de cette phrase. 108 Par exemple, il y aurait eu au maximum 480 habitants au 1er siècle selon J. F. Strange 1992, 1050.
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Os 11,1, qui a été exposé plus haut, montre que le narrateur a déjà modifié une façon de désigner Bethléem pour lui donner plus d’importance parce que ce lieu est associé au messie. En est-il de même ici ? L’établissement de celui qui a été désigné depuis le premier verset comme le Messie à Nazareth me surprend puisque cette localité est absente des traditions bibliques de l’histoire d’Israël109. En Mt 2, la désignation de Nazareth comme ville (πόλιν) a peut-être une visée rhétorique, voire apologétique, pour donner l’impression d’un lieu important, alors que ce village était petit et peu connu. En me rappelant le trajet qui a été parcouru au chapitre deux, je vois qu’une longue série d’événements ont obligé la famille quitter Bethléem, se réfugier en Égypte, à revenir en terre d’Israël et enfin à s’établir à Nazareth, en Galilée. Tout au long du récit, le texte souligne que ces déplacements accomplissent les paroles du Seigneur dites par les prophètes. De plus, ce sont des songes donnés par un messager du Seigneur qui ont guidé les personnages depuis le début de ces déplacements. L’impression qui s’en dégage est que l’association surprenante du messie à Nazareth n’est peut-être pas aussi étonnante que cela. Lire le récit dans sa séquence permet de voir qu’implicitement, l’action est orientée par Dieu et que l’arrivée à Nazareth n’est pas fortuite. ὅπως πληρωθῇ τὸ ῥηθὲν διὰ τῶν προφητῶν (2,23) Cet appel aux prophètes (τῶν προφητῶν) est différent des citations précédentes, qui évoquaient un prophète au singulier. Deux interprétations sont possibles. La citation qui sera énoncée peut provenir de plusieurs prophètes mis ensemble en Mt. En outre, cette formulation peut être comprise comme une allusion à la pensée commune des prophètes en général110. D’autres « citations » du Nouveau Testament comme Jn 7,38, Rm 1,8 et Jc 4,5 paraphrasent aussi des traditions bibliques sans reprendre un verset de façon spécifique. Quant à l’interprétation de τῶν προφητῶν selon Jérôme, il s’agit d’un indice donné aux lecteurs pour éviter qu’ils interprètent ce passage de façon littérale. En effet, il affirme : « S’il avait fait une citation précise des Écritures, jamais l’évangéliste ne dirait : “Ce qui 109 L’Évangile selon Jean (1,46) transmet une question similaire : « De Nazareth, lui dit Nathanaël, peut-il sortir quelque chose de bon ? » Voir W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 274. 110 « what Matthew is here providing is not a quotation of a specific passage but rather a theme of prophecy ». R. T. France 2007, 91. Voir aussi R. H. Gundry 1967, 103-104 ; D. A. Hagner 1993, 40 ; J. Miler 1999, 70.
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avait été dit par les prophètes”, mais simplement “ce qui avait été dit par le prophète”. En fait, par l’emploi du pluriel, “les prophètes”, il montre qu’il a pris non la lettre des Écritures, mais leurs sens111. » L’effet de τῶν προφητῶν dans ma lecture séquentielle est de rappeler les prophètes qui ont déjà été évoqués en Mt 1-2, soit Isaïe, Michée, Osée et Jérémie. Il semble bien qu’en Mt 1-2, le mot προφήτης désigne les livres prophétiques, qui sont aujourd’hui rassemblés dans l’Ancien Testament. À la lecture de la citation, je chercherai des passages précis dans la littérature prophétique, mais je serai aussi ouvert à trouver un concept commun aux paroles prophétiques. ὅτι (2,23) Les autres citations lues en Mt 1-2 ont utilisé un participe régulier, λέγοντος (disant, qui a dit), pour introduire les paroles du prophète. Ici, je suis surpris par l’usage de la conjonction ὅτι. Je vois trois options pour comprendre ce mot et la structure de phrase qui en dépend112 : 1. ὅτι introduit une citation directe et peut être traduit par les signes de ponctuation suivants : « ». 2. ὅτι introduit une citation indirecte, comme un résumé ou une paraphrase de la pensée des prophètes113. 3. ὅτι fait partie de la citation « ὅτι Ναζωραῖος κληθήσεται114 ». Il n’y a pas d’argument convaincant permettant un choix définitif à ce moment de la lecture. La lecture des paroles citées et la recherche d’une solution interprétative valable permettront de mieux comprendre l’usage de cette conjonction. Dans son ensemble, l’énonciation de l’introduction de cette citation me suggère qu’il y a quelque chose de particulier avec cette « citation ». En effet, puisque l’introduction de cette citation diffère 111 Jérôme 1977, 89. Tertullien (Adv. Marc. 4.8.1) voit dans ce pluriel une façon de faire référence non pas aux prophètes bibliques, mais aux chrétiens. 112 Pour une discussion approfondie, voir E. Zuckschwerdt 1975, 70 ; M. J. J. Menken 2001, 461. 113 C’est le choix de W. B. Tatum 1976, 135-138 ; R. T. France 2007, 94b ; J. M. Johnson 2015, 587. Pour R. H. Gundry 1982, 39, l’absence de λέγοντος et le pluriel employé pour désigner les prophètes indiquent qu’il ne s’agit pas d’une citation de mots exacts. 114 C’est l’option privilégiée par M. J. J. Menken 2001, 455.
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de celles des quatre autres références prophétiques en Mt 1-2, je m’attends à ce qu’elle soit originale. Ναζωραῖος κληθήσεται. (2,23) Afin de proposer une interprétation adéquate de l’effet de ces mots au sein d’une lecture séquentielle, je vais d’abord exposer les stratégies interprétatives des lecteurs que sont les exégètes et les Pères de l’Église pour cette « citation ». Ainsi, confrontés à ce dispositif textuel, certains recherchent la source de ces paroles, d’autres font une enquête philologique pour comprendre le mot Ναζωραῖος dans ce bassin culturel, d’autres encore adoptent un regard narratif pour trouver une solution dans ce qui précède ou ce qui suit, enfin, certains lecteurs montrent qu’ils ont fait l’expérience d’une non-fiabilité lors de leur lecture de ce passage. Au lieu d’ajouter une autre solution à cette liste, je vais plutôt m’attarder à voir les effets ecclésiologiques et christologiques de cette « citation » dans une lecture séquentielle. La recherche de sources Toute citation demande un travail aux lecteurs, qui doivent établir le texte d’origine pour comprendre comment il s’articule avec le texte de destination. La lecture de Mt 1-2 m’a habitué à chercher des textes vétérotestamentaires pour comprendre ce récit. À la lecture du v. 23, mon premier réflexe est donc de chercher ce qui est cité par Mt. Or, Ναζωραῖος κληθήσεται (« il sera appelé nazôréen ») ne se retrouve ni dans l’Ancien Testament, ni chez Flavius Josèphe, ni chez Philon, ni dans un midrash. Ce problème n’a pas empêché les interprètes de proposer diverses alternatives plus ou moins convaincantes115. L’option la plus populaire est d’y voir un jeu de mots à partir de (netser) « נצרbranche » ou « racine » de Jessé en Is 11,1, faisant allusion à la lignée de David, un thème important en Mt 1-2116. Craig 115 Une présentation des théories visant à déterminer l’origine de cette citation se trouve en R. E. Brown 1993, 209-213 ; W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 275281 ; M. J. J. Menken 2001, 456-460. 116 Les lecteurs qui appuient cette option : Jérôme 1977, 89 ; Origène (Orat. 3.4) ; Eusèbe (Dem. Ev. 7.2.46-51) ; B. Weiss 1898, 57-58 ; W. C. Allen 1912, 17 ; H. L. Strack, P. Billerbeck 1922, 93-94 ; E. Klostermann 1927, 19 ; Ν. J. Hommes 1935, 163 ; J. Schniewind 1950, 20 ; A. Médebielle 1951, 301-326 ; A. von Schlatter 1959, 49 ; K. Stendahl 1960, 103-104 ; J. J. O’Rourke 1962, 396-397 ; N. Walker 1963, 392 ; M. D. Goulder 1974, 241 ; B. M. Nolan 1979, 212-214 ; H. P. Ruger 1981 ; R. H. Gundry 1982, 39-40 ; L. Abramowski 1984, 445 ; A. Sand 1986, 57-58 ; M. Oberweis 1989, 148 ; D. A. Hagner 1993, 41-42 ; J. Gnilka 1993, 56-57 ; S. Willis 1993, 43-45 ; R. Pesch 1994, 173-176 ;
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Evans démontre qu’une force de cette hypothèse réside dans la prédominance d’Is 11,1 parmi les textes messianiques du judaïsme du Second Temple117. Par contre, selon Géza Vermes, le lien ne va pas de soi puisque « NeTSer » et « NaZôRaios » ne proviennent pas de la même racine118. Maarten Menken ajoute que nous n’avons pas de tradition d’une translittération de ( נצרnetser) par Ναζωραῖος119. D’ailleurs, plusieurs exégètes critiquent cette option parce qu’elle n’est accessible qu’aux lecteurs qui comprennent l’hébreu et le grec120. Une autre possibilité est de comprendre Ναζωραῖος comme un dérivé du mot « nazir » en référence à Samson en Jg 13,5.7 et 16,17121. Dans la LXX, « nazir » se dit ναζιραῖος, un mot qui n’a qu’une lettre différente par rapport à Ναζωραῖος. Ainsi, l’origine de la citation pourrait être : « l’enfant sera un nazir » (Jg 13,5.7). Il y a plusieurs résonances entre le récit de la naissance de Samson (Jg 13) et celui de la naissance de Jésus122. Pourtant, même s’il y a une similarité entre les deux mots, la différence entre ναζωραῖος et ναζιραῖος n’est pas expliquée de façon satisfaisante. Il s’agit de deux mots différents. Il n’y a pas d’autres textes indiquant que Jésus ait été appelé ναζιραῖος. Le vœu du naziréat demande de s’abstenir de boire du vin, R. J. Erickson 1996, 20-21 ; C. S. Keener 1999, 114 ; M. C. Albl 1999, 184-185 ; W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 277-279 (comme allusion secondaire) ; U. Luz 2007, 149-150 ; M. Knowles 2006, 72-73 ; D. Instone-Brewer 2008, 207227 ; C. A. Evans 2012, 62-63 ; D. Zacharias 2017, 73-76. 117 C. A. Evans 2012, 63 note l’usage d’Is 11,1 en 1QSb 5 : 20 ; 4QpIsaa fragment 8-10 lignes 15-29 ; 4Q285 fragment 5 lignes 1-6 ; Pss. Sol. 17,29.36,37 ; Tg. Isa 11,1-6. 118 G. Vermes 2007, 133. 119 M. J. J. Menken 2001, 460. S. Moyise 2013, 21-23. 120 Cet argument ne convainc pas les exégètes qui, comme N. G. Piotrowski 2016, 160, pensent que le lecteur modèle de Mt sait lire les deux langues. 121 Cette interprétation est celle que Jérôme adopte dans son commentaire d’Isaïe après avoir défendu la thèse d’une citation d’Is 11,1 dans son commentaire sur Matthieu 2,23. Les exégètes qui voient Jg 13 comme la source de Mt 2,23 sont : A. Loisy 1907, 375-376 ; A. H. McNeile 1961, 22 ; M. Black 1961, 83 ; E. Schweizer 1960, 90-93 ; J. A. Sanders 1965 ; M. D. Goulder 1974, 240-241 ; G. M. Soares-Prabhu 1976, 205-207 ; H. H. Schaeder 1982 ; G. Allan 1983, 81-82 ; H. Hendrickx 1984, 51-52 ; J. P. Meier 1990, 16 ; D. E. Garland 1993, 31 ; K. Berger 1996 ; R. N. Longenecker 1999, 129-130.147 ; E. Zuckschwerdt 2001 ; P. Bonnard 2002, 30 ; M. J. J. Menken 2004, 169-177 ; W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 276-277 ; U. Luz 2007, 149-150 ; C. A. Evans 2008, 69 ; B. Viviano 2008, 565 ; B. J. M. Johnson 2015. 122 Parmi les ressemblances, on retrouve la naissance dans des circonstances particulières et possiblement miraculeuses, et la mission de sauver le peuple de son péché. Robert Alter 1978, 355-368 ; B. J. M. Johnson 2015.
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de se couper les cheveux et d’entrer en contact avec les morts. Il n’est pas logique d’associer ces vœux à Jésus, qui ne suit pas ces interdits dans les évangiles. Une troisième hypothèse présente le v.23 comme un jeu de mots à partir du verbe נצר, « garder, préserver », qui fait référence au serviteur préservé (Is 42,6) ou au serviteur qui va restaurer ce qui a été préservé d’Israël (Is 49,6) ou aux gardes sur les collines d’Ephraïm appelant le peuple à revenir vers Sion (Jr 31,6123). La référence à Isaïe et à Jérémie pourrait expliquer le pluriel en Mt 2,23. Ces prophètes ont d’ailleurs déjà été cités en Mt 1-2. La faiblesse de cette option réside dans le fait qu’elle repose, tout comme l’option précédente, sur un jeu de mots en hébreu alors que le lecteur a un texte grec entre les mains. En particulier, Is 49 ne contient aucun mot ressemblant à Ναζωραῖος. De plus, ces propositions traduisent la consonne du milieu de Nazareth par ζ, alors que la translittération usuelle pour צ est ς. Selon Donald Hagner, cette solution n’est rien de plus qu’une supposition124. À cause de la référence aux prophètes (pluriel), plusieurs exégètes pensent que diverses interprétations coexistent. D’ailleurs, j’ai retrouvé dans les commentaires exégétiques au sujet de Mt 2,23 pratiquement toutes les combinaisons d’amalgames entre les hypothèses évoquées125. Anne-Marie Dubarle est un exemple d’exégète qui regroupe plusieurs hypothèses en une seule : C’était un moyen mnémotechnique efficace de rattacher à la figure de Jésus des qualificatifs importants : nazir comme Samson, saint de Dieu, consacré de sa conception jusqu’à sa mort ; héritier de David (néçer, Is 11,1), enrichi de tous les dons de l’Esprit pour l’accomplissement de sa mission. Un jeu de mots qui produit son effet, quand il est perçu 123 G. H. Box 1922, 89 ; B. Gärtner 1957, 5-36 ; E. Zolli 1958, 135-136 ; B. Lindars 1961, 195-196 ; W. F. Albright, C. S. Mann 1971, 20-22 ; D. Hill 1980, 8 ; D. B. Taylor 1981, 336-337. J. Nolland 2005, 62-63 intègre la première hypothèse (Is 11,1) et celle-ci (Is 42,6). 124 « This is an attractive speculation and has the added advantage of an obviously messianic context, but it remains at best a guess ». D. A. Hagner 1993, 40. 125 R. E. Brown 1993, 207-213.223-225 émet l’hypothèse que Ναζωραῖος provient d’abord du nom du village associé à Jésus, puisqu’il a revêtu une signification symbolique. Il croit que deux textes sont cités : Is 4,3 (branche de Jessé) et Jg 16,17 (nazir, saint). C. L. Blomberg 2007, 10-11 voit la conjonction de références à Is 11,1 et à l’humilité du messie. J. A. Sanders 1965 indique que Ναζωραῖος pourrait à la fois désigner un habitant de Nazareth en même temps que d’autres associations en particulier au livre des Juges. M. Wise 1992 et E. Laupot 2000 présentent un lien entre Is 11,1 et la façon de désigner les habitants de Nazareth.
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instantanément, perd la plus grande partie de son piquant, s’il faut l’expliquer longuement126.
Mes présupposés méthodologiques font que je suis ouvert à la pluralité de sens pour un même verset. Cependant, aucune de ces options ne me paraît vraiment convaincante. Le fait de les rassembler n’augmente en rien leur validité. Stanley Fish s’interrogeait : « What does the text do ? » Pour comprendre ce passage, plusieurs exégètes ont cherché une ou des sources vétérotestamentaires pour trouver le texte cité. Au bout d’une recherche similaire, Marie-Joseph Lagrange conclut : « Il est constant que rien dans l’Écriture ne désigne le Christ comme devant être Nazaréen127. » Il serait inexact d’affirmer que les exégètes n’ont rien trouvé. En fait, ils ont trouvé beaucoup de textes qui offrent des liens ténus avec la « citation » de Mt 2,23. Ce réflexe montre que, pour cette communauté de lecteurs à laquelle j’appartiens, la fiabilité du narrateur est tellement importante que nous sommes prêts à chercher et à trouver des liens intertextuels, même quand il n’y a aucune source évidente. Un regard philologique Une autre stratégie déployée par les lecteurs voulant comprendre Mt 2,23 est de chercher ce que Ναζωραῖος pouvait signifier au premier siècle, dans le bassin culturel de sa première réception. Il est possible qu’il s’agisse simplement d’un dérivé du nom de la localité de Nazareth128. Ναζωραῖος signifierait « de Nazareth » et désignerait un habitant de ce village. Cette compréhension est cohérente avec le récit, qui vient d’affirmer que la famille s’est installée à Nazareth. Dans le contexte de l’époque, il était normal de désigner quelqu’un par son lieu d’origine. La suite de Mt montre que Jésus est désigné par son lien avec Nazareth : Ἰησοῦ τοῦ Ναζωραίου 126 A.-M. Dubarle 1978, 379. Voir aussi D. J. Harrington 1991, 46, qui affirme que l’auteur voulait que ses lecteurs puissent voir toutes les interprétations présentées par l’exégèse ainsi que le nom de la localité associé à Jésus. 127 M.-J. Lagrange 1948, 39. 128 Des exégètes soutiennent que Ναζωραῖος désigne les habitants de Nazareth : G. F. Moore 1920 ; W. F. Albright 1946 ; H. M. Shires 1947, 19-27 ; M.-J. Lagrange 1948, 38-39 ; J. A. Sanders 1965, 172 ; R. H. Gundry 1967, 103 ; ; H. H. Schaeder 1982 ; R. E. Brown 1993, 223 ; H. P. Ruger 1981 J. Miler 1999, 70-71 ; W. Carter, 2000a, 89 ; R. Schnackenburg 2002, 27-28 ; W. D. Davies, D. C. Allison 2004a, 281 ; M. J. J. Menken 2004, 164 ; G. Vermes 2007, 133.
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(26,71) et Ἰησοῦς ὁ ἀπὸ Ναζαρέθ (21,11). Ainsi, Maarten Menken affirme clairement : « There can be no serious doubt that to Matthew, the word Ναζωραῖος is a gentilic, meaning “an inhabitant of Nazareth129”. » La faiblesse de cette position provient du manque de cohérence entre la façon d’écrire Ναζωραῖος et les variations de « Nazareth » (Ναζαρέθ, Ναζαρὰ, Ναζαρέτ) dans le Nouveau Testament. « Nazoréen » s’écrit aussi de deux façons différentes : Ναζωραῖος se trouve en Mt, en Lc/Ac et en Jn 130, alors que Ναζωρηνός se retrouve en Mc et en Lc131. François de Blois montre que plusieurs variations sont possibles sans qu’il y ait contradiction dans son étude des expressions sémitiques pour désigner un groupe de personnes : « The endings -ηνός and -αῖος are both used in postclassical Greek to form adjectives and they fluctuate with each other also in the case of Εσσηνος versus Εσσαῖοι, « Essene132 ». » Ναζωραῖος, Ναζωρηνός et Ναζαρηνός pourraient être des synonymes reliés au village de Nazareth. Michael Moran s’oppose à cette hypothèse puisque, selon lui, la prononciation de ces mots grecs est trop éloignée des prononciations araméenne et hébraïque du mot désignant ce village133. De plus, cette hypothèse n’offre aucune compréhension de l’allusion aux prophètes. Puisque Nazareth n’est jamais mentionné dans l’Ancien Testament, les prophètes ne pouvaient pas annoncer une prophétie reliée à ce lieu. Les deux mots cités, Ναζωραῖος et κληθήσεται, pourraient provenir d’une façon de dénigrer Jésus, puisque Nazareth était un village insignifiant et qu’il n’avait aucune connexion avec un roi, un prophète ou un juge134. Les diverses formes d’épellation de Nazareth indiquent justement qu’il s’agit d’un lieu obscur sans importance. Appeler quelqu’un « Nazoréen », c’est le couvrir de ridicule : « Peutil y avoir quelque chose de bon provenant de Nazareth ? » (Jn 1,46) Cet exemple tiré de Jn témoigne de l’incrédulité quant à l’idée qu’un M. J. J. Menken 2004, 164. Mt 2,23 ; 26,71 ; Lc 18,37 ; Jn 18,5.7 ; 19,19 ; Ac 2,22 ; 3,6 ; 4,10 ; 6,14 ; 22,8 ; 26,9. 131 Mc 1,24 ; 10,47 ; 14,67 ; 16,16 ; Lc 4,34 ; 24,19. 132 « There is, in short, no sound reason to doubt that “Nazarene” and “Nazoraean” do in fact mean “the man of Nazareth” ». F. de Blois 2002, 1. 133 M. L. Moran 2005, 333. 134 Le caractère négatif de ce mot est souligné par T. Zahn 1922, 116-120 ; M.-J. Lagrange 1948, 39 ; R. A. Knox, 1946, 2 ; R. T. France 1981a, 247-249 ; T. Stramare 1994 ; R. Pesch 1994 ; J. P. Meier 2004 57 ; H. Wansbrough, 2009, 9-10 ; B. D. Crowe 2013, 115-116. 129 130
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essie provienne de ce lieu135. La suite de cette hypothèse est que, m dans la première communauté chrétienne, ce mot qui, jadis, était négatif est devenu une façon correcte de référer à Jésus, le Nazôréen (Ac 6,14 et 22,8). Par extension, au pluriel, le mot « nazôréens » était utilisé pour désigner les chrétiens. Le désavantage de cette interprétation provient de l’absence de sources prophétiques spécifiques auxquelles le narrateur ferait référence. Par contre, elle explique bien la référence au pluriel des prophètes ainsi que l’utilisation de ὅτι pour introduire une citation indirecte généralisant une pensée commune. Les passages au sujet d’un messie humble comme Za 9-14 ou le serviteur souffrant d’Is 52,13-53,12 et le Ps 22,69 (bien que ce passage ne provienne pas d’un livre prophétique) sont utilisés comme arrièreplan de cette hypothèse. Ceux qui s’opposent à cette option trouvent qu’elle demande un effort de la part des lecteurs. Ansi, Johnson affirme : « Furthermore, if Matthew is asking his hearers to go from a reference to Nazareth as a byword for a place of no consequence to a set of very loosely related texts that expect some level of humility and suffering from a Messiah figure, he is asking an awful lot136. » R. T. France répond à cet argument en délimitant deux niveaux de lecture possibles. La réponse des lecteurs moins formés est de faire confiance au narrateur selon qui il y a un texte vétérotestamentaire affirmant que le Messie sera appelé nazôréen137. Les lecteurs mieux informés peuvent percevoir l’association de Jésus à Nazareth comme un accomplissement des Écritures annonçant un messie humble138. Ce deuxième groupe d’hypothèses repose sur les connaissances philologiques et sociohistoriques au lieu de tabler sur des sources hypothétiques. Bien entendu, ces connaissances ne sont que partielles. Elles reposent sur les documents qui nous sont parvenus. Ces documents n’ont pas tendance à expliquer ce qui va de soi. Même si 135 Un appui à cette hypothèse se trouve dans l’autre occurrence de Ναζωραῖος en Mt. Elle provient également d’un contexte négatif lorsqu’une servante dit, à propos de Pierre : « Cet homme était avec Jésus le nazôréen. » (Mt 26,71) 136 B. J. M. Johnson 2015, 588. 137 « I suspect that the majority of ordinary readers today who come across Matt. 2. 23 are prepared to take it on trust that there is, as Matthew seems to claim, an Old Testament text saying “He shall be called a Nazarene”, and I wonder whether the same might not have been true in Matthew’s day […] a confidence trick that would not work with the more instructed readers. » R. T. France 1981b, 247. 138 « […] the fulfilment of prophecies of a humble and unrecognized Messiah, ‘despised and rejected by men’. To put it a little whimsically, it is Nazareth’s very absence from the Old Testament which makes it a fitting fulfilment of this Old Testament theme. » Ibid., 248.
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Ναζωραῖος est une curiosité linguistique ambiguë, je crois qu’il est important de tenir compte du fait que Ναζωραῖος κληθήσεται se trouve au moment narratif de l’arrivée à la ville de Nazareth. Il m’est difficile de lire Mt 2 sans penser au lien entre cette « citation » et le lieu géographique similaire qui vient d’être nommé comme la destination finale d’un récit au sujet des origines du messie. Évoquer cette localité pratiquement inconnue dans le cadre d’un récit au sujet des origines du messie engendre un effet de lecture qui accentue les origines modestes de ce messie. La compréhension de Mt 2,23 doit en tenir compte. L’ensemble des mouvements géographiques est important en Mt 2139. La naissance à Bethléem relie Jésus à ce village, rappelant les origines modestes de David. La violence associée aux autorités de Jérusalem force la famille à se réfugier en Égypte. L’établissement à Nazareth permet de relier le récit raconté en Mt 1-2 à la tradition qui associe Jésus à Nazareth. La formulation employée en Mt 2,23 pourrait indiquer que l’ensemble de ce parcours est une façon de présenter Jésus comme l’accomplissement général des paroles prophétiques. Une synthèse ou une anticipation Un autre type de réponse à l’ambiguïté de la « citation » en Mt 2,23 est de chercher une solution dans ce qui précède ou ce qui suit. Dans leurs analyses cognitives, Meir Sternberg et Rafaël Baroni présentent ceci comme une réponse à un effet de curiosité140. Cet effet est fondé sur une incertitude concernant « ce qui s’est passé » pour en arriver là. Les lecteurs regardent donc d’abord vers ce qui précède pour trouver le sens de ce qu’ils ne comprennent pas. Si l’ambiguïté demeure, ils poursuivront la lecture pour chercher une réponse plus loin. Wilhelm Rothfuchs propose de voir Mt 2,23 comme une synthèse des citations de Mt 2,6.15.18141. Cette hypothèse me semble très intéressante puisqu’elle se fonde sur une stratégie de lecture que j’ai utilisée dans ma recherche : lire le texte dans sa séquence. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi Rothfuchs s’est limité au chapitre 2.
Voir K. Stendahl 1960, 94-105. M. Sternberg 2003bm 519-521 ; R. Baroni 2007, 99-100. Voir la section 1.3.1. 141 W. Rothfuchs 1969, 65-67. 139
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La citation d’Isaïe en Mt 1,23 peut aussi participer à la construction rhétorique de ce qui est appelé τῶν προφητῶν par le récit. À l’inverse de W. Rothfuchs, Walter Grundmann propose plutôt de s’intéresser à la suite de l’évangile. Pour lui, il s’agit d’une anticipation des citations qui suivent dans Mt en 4,15-16 ; en 8,17 et en 12,18-21142. Les hypothèses de Rothfuchs et de Grundmann ont l’avantage de se fonder sur le texte même de Matthieu sans inventer des liens approximatifs avec des textes de l’Ancien Testament. Elles s’intègrent bien dans une approche narrative de l’évangile qui n’est pas prise en compte par les exégètes qui se concentrent uniquement sur la recherche des sources. Par ailleurs, ce type d’hypothèses doit expliquer pourquoi « l’accomplissement » en Mt 2,23 est d’un autre ordre que celui des autres citations en Mt. Une expérience de non-fiabilité En commentant ce verset, Jean Miler pose une bonne question : « Qu’en est-il de la crédibilité du narrateur-interprète qui présente comme citation tirée des prophètes un énoncé qui n’apparaît chez aucun d’entre eux143 ? » Certains lecteurs insatisfaits des « réponses » évoquées précédemment montrent dans leurs réponses au texte qu’ils ont fait l’expérience d’une non-fiabilité lors de leur lecture144. Selon l’auteur anonyme de l’Opus Imperfectum, la référence aux prophètes oriente le lecteur vers des prophéties extracanoniques145. De façon similaire, Alfred Resch suggère que la citation en Mt 2,23 provient d’une source perdue146. Au lieu de remettre en question la fiabilité de la narration, de tels lecteurs remettent en question la bonne transmission des documents au fil du temps. Pour Eduard Schweizer, W. Grundmann 1986, 88-89. J. Miler 1999, 68. Pour Miler, cette citation reste une énigme qui, par des références au livre d’Isaïe et des Juges, oriente les lecteurs vers l’ouverture d’Israël aux nations, la sainteté (naziréat) et la consécration à Dieu. 144 J’emprunte la définition de A. F. Nünning 2005 qui, par la théorie cognitive, montre que la reconnaissance de la non-fiabilité ne dépend pas de l’auteur, mais bien des valeurs des lecteurs. Il relève l’importance de l’écart entre le texte attribué au narrateur et la perception de celui-ci. Pour Nünning, le narrateur n’est pas en soi fiable ou non fiable. Deux lecteurs peuvent lire le même texte et avoir deux jugements opposés sur la fiabilité de la narration. Le narrateur non fiable est une construction herméneutique produite par le lecteur pour intégrer les inconsistances du récit. La conséquence est que chaque lecteur doit déterminer le niveau de fiabilité d’un narrateur dans un texte. La perception d’une narration non fiable est une stratégie du lecteur qui tente de comprendre un texte lorsqu’il expérimente des écarts dans la narration. 145 Opus Imperfectum 2010, 43. 146 A. Resch 1974, 382-383. 142 143
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Matthieu ne connaît pas lui-même la source de cette citation. Pourtant, l’évangéliste croit qu’il s’agit malgré tout d’une citation qui s’accomplit147. La réponse de Schweizer montre qu’il a vécu une expérience de non-fiabilité à la lecture de Mt 2,23, mais il semble vouloir transférer la responsabilité de cette expérience non pas à l’auteur du texte, mais à ceux qui lui auraient transmis cette tradition. Ces hypothèses sont impossibles à évaluer et reposent sur une épistémologie hasardeuse. La lecture du v.23 amène certains exégètes à remettre en question le présupposé de la narration fiable en Mt. Ces lecteurs montrent qu’ils ont fait l’expérience d’une non-fiabilité dans la narration lorsqu’ils affirment que l’auteur de Mt s’est trompé ou qu’il cherche à « leurrer » ses lecteurs. Pour Barnabas Lindars et Francis W. Beare, Matthieu ne connaissait pas lui-même la source de la citation148. Géza Vermes va un peu plus loin en affirmant : « The evangelist needed to prove Jesus’ connection with Nazareth, and he solved the problem by means of a vague and probably ad hoc manufactured prophecy149. » Selon lui, il s’agit d’une citation inventée de toute pièce dans un but apologétique pour expliquer pourquoi Jésus est associé à Nazareth. André Paul soutient aussi cette position : « Quelle difficulté y auraitil donc à admettre que Mt 2,23c, loin d’être une citation, est une pure création de l’évangéliste ? Une création de sa plume, qu’il peut cependant se permettre d’appeler “oracle des prophètes150” » De même, John P. Meier, Marcus Borg et John Dominic Crossan, des exégètes aussi inscrits dans une recherche historique, croient que Matthieu a simplement inventé cette prophétie151. Ma lecture séquentielle de Mt 1-2 a déjà révélé quelques passages où des lecteurs ont vécu une expérience de non-fiabilité de la narration. En particulier, j’ai approfondi la question de la différence entre le nombre de générations dans la généalogie (1,2-16) et dans la synthèse de celle-ci (1,17). J’ai proposé de vivre cette aporie dans l’expérience de lecture comme un self-consuming artifact, c’est-à-dire E. Schweizer 1975, 20. B. Lindars 1961, 196 ; F. W. Beare 1982, 84. 149 G. Vermes 2007, 133. 150 A. Paul, 1968, 168. « Note that Matthew himself shows that he knows full well he is making a global illusion which could not be verified in one precise text. » 151 J. P. Meier 2004, 57. « Matthew created this fifth prophetic fulfillment in order to satisfy his foundress for patterns of five, even though he had to invent a “prediction” to do so. » M. J. Borg, J. D. Crossan 2007, 209. Voir aussi R. J. Miller 2003, 173. 147 148
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comme un dispositif textuel qui place les lecteurs devant une contradiction qui induit une nouvelle compréhension du texte et surtout qui les mène à vivre, eux aussi, une transformation. Dans le cas de Mt 2,23, la contradiction n’est pas aussi évidente parce qu’elle ne se trouve pas directement dans le texte de Mt. Pour faire l’expérience d’une non-fiabilité, une personne doit relire l’ensemble des textes prophétiques sans trouver une piste satisfaisante comme source. Cette recherche n’a pas permis de trouver une solution convenable à cette citation énigmatique. Cependant, elle a montré les stratégies employées par les exégètes en réponse à celle-ci. Pour permettre une meilleure compréhension de ce verset, je me propose de présenter quelques aspects ecclésiologiques et christologiques de celui-ci en le recadrant au sein de ma lecture du récit des origines de Jésus en Mt 1-2. Aspects ecclésiologiques de 2,23 Par qui Jésus sera-t-il appelé nazôréen ? La formulation de ce verset me renvoie à deux versets importants. La lecture du premier chapitre permettait de comprendre que le peuple associé à Jésus (1,21) sera formé de personnes qui l’appelleront (καλέσουσιν) Emmanuel en 1,23. Maintenant, avec la lecture de 2,23, je peux aussi ajouter à ce groupe ceux par qui il sera appelé (κληθήσεται) nazôréen. Au moment de la lecture de 1,21, le peuple associé à Jésus était naturellement compris comme Israël. Plus le récit avance, plus il est possible de revenir sur cette compréhension. Cette interprétation est validée par la suite de l’évangile, qui continue à préciser le groupe associé à Jésus. Ainsi, Ναζωραῖος comporte un aspect ecclésiologique. En plus d’établir un lien entre la localité de Nazareth et Jésus, cette expression a fini par être associée aux personnes qui le suivent. Aspects christologiques de 2,23 Il me semble aussi naturel de voir que cette expression revêt une connotation dénigrante. L’association de Jésus à un lieu aussi peu important est significative pour la compréhension de l’identité de Jésus. Il n’est pas un messie conquérant comme David. Bien que ce dernier soit né à Bethléem, il a établi sa capitale à Jérusalem à l’aide de Dieu et de conquêtes militaires. Jésus partage avec David des origines modestes, mais, à la différence de son illustre ancêtre, il reste caractérisé par cette humilité. C’est pourquoi on l’appellera nazôréen. Le travail intertextuel que j’ai fait avec Is 6-12, Mi 5, Os 11 et Jr 30-33 montre que « les prophètes » cités en Matthieu ont plusieurs
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points communs. Ils traitent de situations catastrophiques pour le peuple d’Israël. Théologiquement, ces calamités sont interprétées comme le résultat des péchés d’Israël. L’interprétation offerte dans ces passages est que les empires étrangers sont utilisés par le Seigneur pour punir le peuple. Ils affirment avant tout que le Seigneur sauve ce qu’il reste de son peuple. Selon la perspective de Mt, Jésus jouera ce rôle et accomplira ainsi le dire « des prophètes ». De plus, le récit de Mt 2 explique la présence de Jésus à Nazareth par le fait qu’il est lui-même en exil. Il ne peut pas retourner à Bethléem à cause des autorités politiques en place à Jérusalem. L’exil de Jésus à Nazareth est analogue à l’exil d’Israël. Les prophètes annonçaient que l’espoir surgirait de la dévastation. C’est de l’exil que surgira un rameau de Jessé (Is 6-12), un berger (Mi 5), un fils (Os 11), une nouvelle alliance (Jr 30-33). C’est de Nazareth que viendra Jésus, le Messie. La ville de Nazareth est emblématique de la posture problématique d’Israël depuis l’exil. Le fait de vivre à Nazareth n’accomplit pas directement les mots d’une prophétie spécifique. De plus, comme cette localité, le statut social et les origines de Jésus sont modestes. L’image d’un messie aux origines humbles accomplit l’espoir transmis par le contexte des paroles prophétiques citées en Mt 1-2 en recadrant leurs façons de présenter le leader espéré. Les premiers mots de l’évangile présentent Jésus comme Messie, fils de David, fils d’Abraham. La suite du récit précise que ce messie n’est pas triomphant ni militaire. Ce retournement des attentes va de pair avec la suite de l’histoire racontée en Mt. Le renversement central de cette œuvre littéraire est que le messie crucifié par les autorités de Jérusalem sera ressuscité par Dieu. Ironiquement, malgré la confusion autour des sources de Mt 2,23, le sens général de cette péricope (2,19-23) est assez clair. La perspective offerte par le récit propose de voir l’installation de la famille à Nazareth comme un accomplissement des Écritures. Pour les lecteurs sympathiques à la perspective narrative, le narrateur est tellement fiable qu’ils n’ont pas besoin de connaître les sources152. Ils acceptent cette proposition sans plus. Pour les lecteurs résistant à l’idéologie narratrice, leur réaction à ce verset pourrait être un exemple d’opposition au procédé herméneutique proposé. Ils pourraient même se baser sur ce verset pour argumenter contre la fiabilité de la narration. Dans ma propre lecture critique, j’interprète cette citation comme un M. Mayordomo-Marín 2011, 257-279.
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accomplissement pourvu que cet accomplissement soit compris comme un r enversement. Le Messie sera éventuellement rejeté et crucifié. Jésus n’est pas associé à Jérusalem, mais à Nazareth. Le fait de lire que Jésus est associé à cette localité à la fois éloignée du pouvoir et du prestige traditionnel m’incite à voir le protagoniste de ce récit comme une sorte de messie différent de ce qui était généralement attendu. Les quelques références prophétiques annonçant un messie inconnu ou rejeté permettent à Mt 2,23 de fonctionner comme un accomplissement de ce motif153. En même temps, la lecture de ce verset permet de renverser les attentes liées à un messie triomphant, qui pourrait être associé à Jésus par les références à l’affirmation qu’il est « fils de David » ou aux connotations militaires et triomphales du Messie des contextes d’origine des citations prophétiques évoqués précédemment en Mt 1-2. La « citation » des prophètes en Mt 2,23 reste une énigme. Les exégètes ont utilisé différentes stratégies pour comprendre ce verset. Au lieu d’ajouter une solution de plus, j’ai décrit les effets ecclésiologiques et christologiques de la lecture de ce verset en soulignant comment il fonctionne au sein du récit des origines de Jésus (Mt 1-2). 5.7 Conclusion Warren Carter surnomme cette section de Mt : « The Empire Strikes Back154. » Ce clin d’œil à la saga Star Wars est révélateur. En 2,13-23, les forces du mal représentées par les autorités de Jérusalem réagissent à la présence du Christ par un assaut violent contre des enfants innocents. Ce geste ne parvient pas à éliminer Jésus, puisque les révélations en rêve du messager du Seigneur et l’action de Joseph parviennent à le protéger. Trois citations prophétiques sont placées dans l’évangile en l’espace de quelques versets. J’ai proposé une analyse du dialogue entre Jr 30-33 et Mt 2, qui a relié ces passages aux autres récits de l’Ancien Testament porteurs d’une critique de la violence d’empires étrangers. J’ai aussi acoordé mon attention au questionnement de lecteurs contemporains marqués par l’injustice de ce passage. Pour offrir une réponse à la question de la culpabilité de Dieu par rapport à la mort des enfants, j’ai proposé que l’on s’intéresse à la mort et à la résurrection de Jésus. Par exemple, Za 9-14 et le serviteur souffrant d’Is 52,13-53,12. W. Carter 2000a, 73-89.
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Comme les autres enfants, Jésus est exécuté par les autorités de Jérusalem. Or, le récit de sa résurrection ouvre une brèche dans la violence impériale. J’ai aussi indiqué comment l’étude de l’intertextualité du récit de l’infanticide à Bethléem se poursuit autour d’enjeux contemporains. La plupart des exégètes affirment que la citation d’Os 11,1 en Mt 2,15 ne provient pas d’une prophétie prédictive. Pourtant la mise en contexte de ce verset dans l’ensemble du chapitre 11 montre que le regard rétrospectif sur la sortie d’Égypte a une orientation future. L’exode est évoqué pour donner espoir aux personnes qui se sentent opprimées par un empire comme l’Égypte d’Ex. Puisqu’en Osée, l’Égypte est le lieu métaphorique du mal analogue à la puissance destructrice de l’Assyrie, j’ai suivi l’intuition de Joel Kennedy pour qui « l’Égypte », en Mt 2,14, est une désignation métaphorique pour la Judée dominée par Hérode. Ainsi, Joseph sort de l’Égypte métaphorique en entrant dans l’Égypte géographique. Cette interprétation permet une meilleure compréhension de ce qui paraît autrement être un problème de séquence narrative. Le dernier verset du chapitre est sans doute le plus obscur. J’ai proposé de suivre les stratégies de lecture des exégètes répondant à l’ambiguïté du texte. Les réponses de ces lecteurs passent par la recherche de sources, l’analyse philologique et l’analyse du contexte littéraire plus large. Plusieurs exégètes montrent qu’ils ont fait une expérience de non-fiabilité lors de leur lecture. Ma propre interprétation a souligné les aspects ecclésiologiques et christologiques de ce verset. Ce sont ceux qui vont suivre Jésus qui l’appelleront nazôréen. En étant désigné de cette façon, le messianisme de Jésus est caractérisé par une humilité soulignant le renversement qu’il y entre les paroles prophétiques et la façon dont Mt 1-2 présente le Messie qui vient de naître. La lecture séquentielle pourrait très bien être poursuivie jusqu’à la fin de cet évangile, mais je me suis limité à ces deux premiers chapitres, qui se présentent comme une unité littéraire. En effet, il y a une rupture importante entre 2,23 et 3,1155. Le regard porte alors non plus sur Jésus, mais sur Jean le baptiste. Jésus, qui est un enfant jusqu’à la fin du deuxième chapitre, est devenu un adulte au début du troisième. Je profite de cette ellipse temporelle importante (20 à 30 ans) entre ces deux versets pour arrêter ce travail d’analyse, qui pourra se poursuivre selon d’autres modalités. Voir C. H. Talbert 2010, 28-29.
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La richesse de la pluralité des lectures par des lecteurs réels avec les désirs du texte se voit confrontée à la force du texte qui empêche qu’une seule lecture ne suffise pour comprendre ou vivre la Bible. Non seulement le désir du texte par ses lecteurs, mais aussi la force du texte mènent au dialogue1. Geert Van Oyen
CONCLUSION La recherche développée dans ce livre a porté sur les effets de Mt 1-2 sur ses lecteurs. Ma propre lecture séquentielle du texte a servi de fil conducteur pour dialoguer avec les autres lecteurs qui ont laissé des traces de leurs réponses à ce texte. Ce processus a souligné la pluralité interprétative qui prend racine dans l’acte de lecture, dans les marqueurs identitaires des lecteurs et dans les stratégies de lecture des communautés interprétatives. L’attention aux effets de Mt 1-2 a permis de mieux comprendre les rapports possibles entre ce texte et ses lecteurs. Mt 1-2 est un des textes les plus commentés du Nouveau Testament. Pourtant, des chemins interprétatifs novateurs ont été tracés par l’utilisation d’une nouvelle approche. Mes recherches ont mis en lumière un éclatement des interprétations sur de nombreuses questions que soulève le texte de Mt 1-2 en raison de la nature polysémique de celui-ci et de la nature même de l’acte de lecture. En guise de synthèse, voici quelques résultats majeurs de l’application de l’ARL au texte de Mt 1-2. La lecture de Mt 1-2 oriente les lecteurs de diverses façons vers les traditions d’Israël. Ainsi, mon travail de recherche a développé le dialogue entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament par un travail intertextuel. Les quatre femmes de la généalogie de Jésus en Mt ont généré un tel intérêt de recherche que les hommes de cette généalogie, pourtant androcentrique ont été sous-évalués dans les travaux exégétiques. La recherche s’est employée à trouver ce qui unit les cinq femmes de la généalogie avec plus ou moins de succès. À partir d’une inscription G. Van Oyen 2015, 40.
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CONCLUSION
dans les études sur la masculinité, j’ai mis en lumière les masculinités défaillantes des maris de la généalogie. Cette attention aux effets reliés au genre et au sexe des interprètes ainsi qu’aux façons dont les textes construisent l’identité des personnages masculins et féminins m’a permis d’explorer les masculinités des personnages en Mt 1-2, ce qui n’avait pas encore été étudié. Par exemple, l’effet de la lecture du v.3 oriente les lecteurs vers le récit de Gn 38, dans lequel la masculinité de Juda est très problématique, ce qui contraste avec la masculinité hégémonique qui lui est attribuée dans les autres récits qui le concernent. Il en va de même pour la figure de David. Plusieurs exégètes soulignent, à juste titre, l’importance de l’inscription de Jésus dans la lignée davidique dans le récit de Mt. Cette importance a eu l’effet d’un angle mort pour plusieurs exégètes, qui ne voient pas la critique de David portée par la généalogie. L’analyse des masculinités des personnages de la généalogie permet d’ouvrir de nouvelles perspectives de recherche. Le v.17 a manifestement produit un effet important sur les lecteurs, qui ressentent un hiatus entre le nombre de générations proposé par cette synthèse et le nombre de générations décrites dans les v.2 à 16. Les exégètes cherchent, d’une part, à trouver une façon de résoudre l’aporie et, d’autre part, à trouver la signification symbolique des chiffres employés. En Mt 1,17, des lecteurs de l’Antiquité à aujourd’hui ont fait l’expérience d’un obstacle insurmontable. Cette question insoluble a mené à un déplacement de la question dans le cadre de l’interprétation à l’heure du lecteur. Inspiré par Stanley Fish, au lieu de chercher à la résoudre, j’ai rapporté mon expérience de lecture de la généalogie comme un texte autophage. Le v.17 est un signe, un clin d’œil aux lecteurs pour démonter ce qui semble trop évident. Les énoncés s’effondrent sur eux-mêmes. Le sujet véritable de Mt 1 n’est pas les origines généalogiques de Jésus, mais bien le lecteur. C’est lui qui est en train d’établir les origines de sa propre foi au Christ par l’expérience bouleversante de lecture qu’il a entreprise. L’essentiel est donc de faire cette expérience et de décrire comment je suis transformé par la lecture de ce passage déroutant. La lecture de Mt 1-2 a permis de repérer quelques éléments qui, comme le v.17, peuvent causer des expériences de non-fiabilité : les disparités entre la généalogie et les textes vétérotestamentaires correspondants (l’absence de trois rois et d’une reine en 1,8, et l’engendrement problématique entre Josias et Jéchonias en 1,11), l’absence de lien généalogique entre Joseph et Jésus en 1,16 et l’absence de texte
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source pour la « citation » en 2,23. L’expérience d’une non-fiabilité vécue par un lecteur n’est pas une incompétence ou un défaut à pallier, mais une manière de demeurer fidèle à l’insuffisance des mots pour décrire le rapport entre le Christ et l’histoire d’Israël. Pour un lecteur attentif, la généalogie prépare à lire un récit déroutant. Les premiers versets de l’Évangile selon Matthieu cherchent à intriguer le lecteur, voire à le mettre lui-même en intrigue. Il est aux prises non seulement avec les énoncés, mais aussi avec une énonciation, une manière de mettre en discours qui le provoque, le fait réagir et le transforme. Alors que la narratologie formaliste utilise les catégories de narrateur fiable ou non fiable pour confirmer la crédibilité des narrateurs évangéliques, cette nouvelle façon de voir l’interaction entre le texte et ses lecteurs peut renouveler la compréhension traditionnelle de l’Évangile selon Matthieu. Aucun exégète n’a pris le temps de suivre d’un mot à l’autre la généalogie de Mt. L’attention accordée à la généalogie dans son entièreté par le travail sur chacun des mots du texte reflète une partie de l’originalité de l’approche employée. En plus d’adopter ce regard systématique, j’ai décidé de mettre un accent particulier sur les effets des éléments irréguliers de la généalogie puisque le rythme répétitif met en relief ce qui diverge par rapport à la norme. L’ARL à la généalogie a souligné l’aspect polysémique de ce texte par l’accumulation d’éléments subversifs ayant le potentiel de faire réagir ses lecteurs pour qu’ils revoient leurs attentes. Ce texte permet, en même temps, d’établir un rapport de continuité et de discontinuité par rapport à la tradition. Dès le premier verset, Mt propose l’identité de Jésus comme messie davidique, mais la généalogie qui suit souligne les déficiences du roi David. La généalogie met en évidence les origines marginales de Jésus. Dans les premières lignes, ce texte prépare ses lecteurs au renversement des interprétations courantes du messie davidique dans la suite du récit. Ce rapport de continuité et de discontinuité avec la tradition a aussi été souligné dans l’analyse des effets des cinq citations en Mt 1-2. Un dialogue entre le contexte d’Is 7,14 et celui de Mt 1,22-23 a révélé que ces textes sont reliés à des situations politiques de menace de grands empires étrangers. Les exégètes interprètent le « Dieuavec-nous » de Mt comme gage de la promesse de réconfort de Dieu. Cependant, généralement, ils ne reconnaissent pas que cette optique nécessite un renversement de l’interprétation d’Is 7,14 qui, dans son contexte, fonctionne comme signe d’espoir, mais aussi comme signe
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de jugement. J’ai développé le rapport intertextuel entre Is 6-12 et Mt 1-2 pour présenter ces textes dans une perspective postcoloniale comme des récits subversifs du pouvoir impérial. En s’intéressant à la situation politique plus large de ces deux références, de nouvelles possibilités de sens apparaissent. La citation insérée en Mt propulse ses lecteurs dans une relecture d’Isaïe. L’originalité de ma stratégie de lecture est de prendre en compte l’effet de cette citation comme une métalepse, ce qui permet un rapport dialogique entre les contextes de ces deux œuvres. Is 6-12 et Mt 1-2 ont donc été présentés comme des récits subversifs du pouvoir impérial. Alors que plusieurs exégètes voient Mi 5,1 comme une citation permettant un accomplissement direct de la naissance du Messie à Bethléem, l’analyse des effets de la mise en relation du monde narratif de Mt 2 et de l’ensemble du livre de Michée montre un accomplissement plus complexe. Michée évoque la venue d’un parfait roi/berger davidique pour gouverner Israël et pour se tenir debout devant les nations ennemies. À première vue, la mise en parallèle de ces deux textes fait de Jésus l’accomplissement de ce leader davidique eschatologique. Or, il y a des éléments discordants entre les deux textes. Jésus ne gouvernera pas Israël au sens propre. Son leadership est d’un autre ordre que celui du roi/berger de Michée qui délivre le peuple de la menace impériale par la violence. Le roi/berger de Michée est associé à des images militaires et à une perspective de domination impériale qui ne conviennent pas à la caractérisation de Jésus en Mt. En Matthieu, le passage par Bethléem souligne la grandeur de ce petit lieu. L’accomplissement en Matthieu de Michée reprend l’image du roi/berger de Bethléem pour l’appliquer à Jésus, en inversant certaines des attentes importantes reliées à cette figure. La lecture séquentielle a souligné l’effet étrange d’un retrait vers l’Égypte proposé comme l’accomplissement d’une sortie d’Égypte. En Osée, l’Égypte est le lieu métaphorique du mal analogue à la puissance destructrice de l’Assyrie. En Mt 2,14, « l’Égypte » est le lieu métaphorique du mal qui représente la Judée géographique. Ainsi, en entrant dans l’Égypte géographique telle qu’elle est mentionnée aux v.13 et 14, Joseph et Jésus sortent de « l’Égypte » métaphorique en Mt 2,15, c’est-à-dire la Judée. Le dialogue entre le contexte narratif d’Os 11 et Mt 2 permet de relier Jésus et le peuple d’Israël. En Os 11, devant la perspective de violences impériales assyriennes, le Seigneur affirme qu’Israël est comme un fils pour lui en rappelant la libération de l’oppression égyptienne. De même, en Mt 2, Dieu appelle son fils
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Jésus à sortir de « l’Égypte », c’est-à-dire à faire le danger que représente Hérode (2,13). La citation d’Os en Mt souligne le fait que l’expé rience de filiation divine de Jésus est analogue à celle d’Israël. Alors que la plupart des exégètes remarquent l’aspect non prédictif et non messianique d’Os 11,1, ce dialogue intertextuel a permis de souligner un regard rétrospectif sur la tradition de l’Exode pour donner espoir. Ce genre d’événement libérateur est encore possible. La conversation intertextuelle entre Mt 2 et Os 11 crée donc une attente. Puisque Dieu a sauvé son peuple de l’oppression impériale décrite dans le livre de l’Exode et dans celui d’Osée, il devrait faire de même lors des événements racontés en Matthieu. Bien plus, cet espoir né du rapport intertextuel peut se transférer aux mondes extratextuels des lecteurs. Pour des lecteurs modernes, la violence dirigée contre des personnages innocents de l’infanticide d’Hérode à Bethléem pose la question de la théodicée. Qui porte la responsabilité narrative de la mort des enfants de Bethléem ? La lecture de ce texte, par sa mise en relation avec les lamentations de Rachel, oriente les lecteurs vers un réseau intertextuel complexe (Genèse, Samuel, Jérémie et Exode). Le récit de l’infanticide à Bethléem permet d’établir des liens avec les pires moments de l’histoire d’Israël ainsi qu’avec l’espoir de restauration qui leur est associé. En plus d’un regard en amont pour mieux jauger les effets de la mosaïque biblique évoquée dans cette intertextualité, Mt 2,16-18 offre aussi un regard en aval. Les lecteurs contemporains peuvent comprendre le monde narratif de ces textes bibliques à partir de leurs propres expériences de souffrance et d’injustice. Si certains se questionnent sur les raisons de la non-intervention de Dieu dans cet épisode, il est possible de renvoyer la question aux lecteurs et de nous demander si nous ne sommes pas coupables du même crime. Le retour à Nazareth est décrit en 2,23 comme l’accomplissement des paroles des prophètes. Les lecteurs ont cherché en vain, dans la littérature biblique et extrabiblique, la source de cette « citation ». L’abondance d’articles sur ce verset témoigne d’une certaine dispersion dans la recherche. J’ai montré non seulement la pluralité des réponses de lecteurs à un même texte, mais aussi le type de stratégies utilisées pour combler un espace d’indétermination. Dans ma propre lecture critique, j’ai interprété cette citation comme un accomplissement pourvu que cet accomplissement soit aussi compris comme un renversement. Le Messie sera éventuellement rejeté et crucifié. Jésus n’est pas associé à Jérusalem, mais à Nazareth. Le fait de lire que Jésus est associé à
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cette localité, à la fois éloignée du pouvoir et du prestige traditionnel, m’incite à voir le protagoniste de ce récit comme un type de messie différent de ce qui était généralement attendu. La lecture de ce verset permet de renverser les attentes liées à un messie triomphant ou aux connotations militaires et triomphales du Messie des contextes d’origine des citations prophétiques évoqués précédemment en Mt 1-2. Pour décrire les effets de la mise en parallèle des citations prophétiques dans une lecture séquentielle de Mt 1-2, j’ai regardé avec attention les contextes narratifs plus larges des contextes d’origine. Cette façon de lire les mêmes textes m’a amené à porter une attention particulière aux retournements des paroles prophétiques en Mt. Ces citations créent en même temps un rapport de continuité et de renversement. La continuité se voit dans les problématiques d’oppression. Le renversement est relié à la compréhension du rôle de Jésus comme messie. La généalogie a montré une critique du roi David. La difficulté du lien généalogique entre Joseph et Jésus a aiguisé le regard par rapport à la continuité et à la discontinuité entre Jésus et ses ancêtres. Les citations d’accomplissement présentent bien Jésus comme la réponse de Dieu à l’oppression étrangère, mais elles sont utilisées en Mt 1-2 pour montrer que Jésus sera un messie à la fois relié à la tradition davidique et s’en distinguant. Pistes d’exploration La fin de ce livre ne représente pas la fin de la recherche au sujet des éléments abordés. Au contraire, ce travail a permis de cibler des pistes de recherche qui devront être développées. L’exploration de « vrais lecteurs » s’est limitée aux spécialistes de ce texte. Une voie d’avenir pour l’ARL serait d’écouter les lecteurs et lectrices non spécialistes pour analyser leurs réponses au texte. Ce genre de travail pourrait aider l’ARL à trouver des options alternatives à l’étude du lecteur implicite au texte. Idéalement, ce type de recherche sur des lecteurs empiriques pourrait être fait conjointement avec une méthodologie issue de la sociologie pour analyser les réponses de lecteurs et de lectrices d’une communauté interprétative donnée. Il serait intéressant de voir comment les divers marqueurs identitaires affectent les réponses au texte (sexe, genre, éducation, âge, appartenance religieuse, appartenance nationale, etc.). La méthodologie novatrice déployée dans ce livre pourra bien entendu être appliquée à d’autres corpus bibliques. L’attention à la
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temporalité de l’acte de lecture ainsi que l’abandon de concepts construits pour décrire interprétation de l’exégète permettent une expression plus authentique. En suivant le chemin que j’ai proposé, je crois que l’exégèse peut construire des ponts entre les textes bibliques et les lecteurs réels. La réflexion offerte sur le début de l’Évangile selon Matthieu pourrait, bien entendu, se prolonger au reste du texte. Par exemple, il serait intéressant de voir si les rapports d’accomplissement et de renversement se retrouvent dans les autres citations de l’évangile. En outre, la description de moments d’expérience de non-fiabilité vécus à la lecture du texte a été fondamentale pour aller en profondeur dans l’interaction texte/lecteur. Est-ce que la suite de l’évangile permet d’autres expériences similaires ? Si oui, la description de ces effets pourrait être importante pour mieux comprendre l’expérience de la lecture de l’évangile dans son ensemble. En guise d’ouverture « Chaque exégèse est aussi autobiographique2. » Pour moi, lire Mt 1-2 a été une expérience aussi enrichissante que déroutante. Comme lecteur, j’ai été appelé à réécrire le récit des origines de Jésus. Ce texte m’a désorienté pour me guider dans une interaction profonde qui m’a transformé personnellement. Ce récit, qui a la réputation d’être ennuyeux et folklorique, m’a permis de changer ma perception de l’histoire, ma relation au pouvoir, ma masculinité, ma paternité et même ma relation à Dieu. J’aurais bien voulu trouver, dans ce texte, un fondement stable aux origines de Jésus. Cette attente a été bouleversée par l’expérience de la lecture de Mt 1-2. J’ai pu découvrir dans mon interaction avec ce texte une complexité qui m’a amené à travailler les origines de ma foi en Jésus comme Christ. En particulier, j’ai une meilleure conscience de l’apport de l’héritage vétérotestamentaire dans l’identité chrétienne et dans mon identité personnelle. Le jeu intertextuel proposé par Mt m’a incité à poursuivre le travail sur l’articulation entre l’Ancien Testament et le Nouveau Testament. Si le dialogue avec Mt 1-2 a été une expérience marquante, l’appropriation de l’ARL l’a été tout autant. L’abandon de visées historiques ou formalistes n’a pas été facile. J’ai dû modifier le réflexe acquis de vouloir trouver le sens du texte à travers des éléments G. Van Oyen 2015, 32.
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h istoriques ou dans une structure littéraire. La compréhension et l’élaboration de sens se font dans la relation entre un texte et un lecteur. Cette recherche doctorale m’a permis de vivre un déplacement herméneutique et épistémologique qui pourra alimenter mes recherches subséquentes. Au terme de cette recherche, je veux réitérer l’importance des « vrais lecteurs » dans l’interprétation des textes bibliques. L’exégèse et la théorie littéraire s’intéressent de plus en plus au pôle lectoral. La construction littéraire d’un lecteur inscrit dans le texte permet certes de conceptualiser une réponse « idéale » au texte. Par contre, les lecteurs « en chair et en os », avec leurs inscriptions sociales, doivent être considérés pour atteindre une meilleure compréhension de la pluralité interprétative. « Mais après tout, n’est-ce pas pour le lecteur réel que les textes ont été écrits, n’est-ce pas lui qui crée la rencontre avec le texte, lui qui est indispensable pour pouvoir parler d’un dialogue entre texte et destinataire3 ? »
3
Ibid., 21.
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TABLE DES MATIÈRES Quand Bible et critique postmoderne se rencontrent.................IX 1. Méthodologie..........................................................................1 2. Le titre, la généalogie et le synthèse (1,1-17).......................57 3. Un récit de l’origine de Jésus (1,18-25)................................123 4. Jésus étant né à Bethléem (2,1-12)........................................163 5. Il vint habituer une ville appelée Nazareth (2,13-23)............205 Conclusion..................................................................................263 Bibliographie...............................................................................271
= 100,2 mm
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