Entre Rhetorique Et Musique: Essai Sur Le Rythme Latin Antique Et Medieval (Latinitates) (French, Latin and Ancient Greek Edition) 9782503551609, 2503551602

Une etude philologique et anthropologique des theories et des pratiques du latin antique et medieval. La science de l�

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Entre Rhetorique Et Musique: Essai Sur Le Rythme Latin Antique Et Medieval (Latinitates) (French, Latin and Ancient Greek Edition)
 9782503551609, 2503551602

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ENTRE RHÉTORIQUE ET MUSIQUE

L AT I N I TAT E S culture et littérature latines à travers les siècles latin culture and literature through the ages

IX Comité de Rédaction – Editorial Board

Perrine G ALAND – Wim V ERBAAL

2014

MARIE FORMARIER

ENTRE RHÉTORIQUE ET MUSIQUE ESSAI SUR LE RYTHME LATIN ANTIQUE ET MÉDIÉVAL

2014

Publié avec le soutien de l’Institut Universitaire de France univ Lille Nord de France, E59000 Lille, France UdL3, STL, F-59653 Villeneuve d’Ascq France, CNRS UMR 8163

© 2014

(Turnhout – Belgium)

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D/2014/0095/73 ISBN 978-2-503-55160-9

en mémoire de Jacqueline Dangel

INTRODUCTION GÉNÉR ALE « La science de l’éloquence politique est une musique ; la différence avec le chant et la musique instrumentale est une différence de degré et non de nature »1. Par cette assertion, Denys d’Halicarnasse (I er siècle avant J.-C.) pose la question fondamentale et passionnante du rapport problématique entre l’art du discours, c’est-à-dire la rhétorique, et la musique. Rappelons tout d’abord que la rhétorique embrasse tout ce qui touche au langage persuasif, elle est à la fois la théorie qui expose les divers moyens mis à la disposition de l’orateur, et la mise en application de ces moyens dans la parole oratoire2 . Les théoriciens de l’Antiquité avaient parfaitement mesuré la force de la rhétorique, le pouvoir que procure la maîtrise du langage sur les esprits et les cœurs3. Dans le De Oratore, Antoine conclut d’ailleurs sa démonstration en adressant ces mots à Sulpicius : « ainsi, c’est davantage en émouvant les juges qu’en les instruisant que j’ai triomphé sur ton accusation, Sulpicius »4. Les spécialistes antiques avaient aussi perçu les dangers d’une rhétorique pervertie, tout entière vouée à la beauté des mots et des sons, à la manipulation des émotions5. Dès lors, considéraient-ils la rhétorique comme bonne ou mauvaise ? Comme l’a si bien souligné Jakob Wisse6, elle n’a, depuis Aristote, aucune valeur morale intrinsèque. Elle peut être bonne ou mauvaise en fonction de l’usage qu’en fait l’orateur, de l’objectif qu’il poursuit. C’est cette ambivalence qui en fait toute 1 Denys d’Halicarnasse, La composition stylistique, VI, 11, 64-66 : « Μουσικὴ γάρ τις ἦν καὶ ἡ τῶν πολιτικῶν λόγων ἐπιστήμη τῷ ποσῷ διαλλάττουσα τῆς ἐν ᾠδῇ καὶ ὀργάνοις, οὐχὶ τῷ ποιῷ ». Sauf indication contraire, toutes les traductions sont personnelles. 2 Le rapport entre rhétorique et persuasion est clairement mis en évidence depuis le Gorgias de Platon. Voir Platon, Gorgias, 453. 3 Voir Aristote, Rhéthorique, III, 1408a 16-19 ; Cicéron, De Oratore, II, 198-201. Voir G. A. Kennedy, A New History of Classical Rhetoric, Princeton, 1994, p. 112-113 et J. M. May, « Ciceronian Oratory in Context », in Brill’s Companion to Cicero, Oratory and Rhetoric, éd. J. M. May, Leyde, 2002, p. 62-63. 4 Cicéron, De Or., II, 201 : « Ita magis affectis animis iudicum quam doctis, tua, Sulpici, est a nobis tum accusatio uicta ». 5 Voir Aristote, Rhét., III, 1408a 19-24. 6 J. Wisse, Ethos and Pathos from Aristotle to Cicero, Amsterdam, 1989, p. 297. Voir également P. Chiron, Un rhéteur méconnu, Démétrios de Phalère (ps. Démétrios de Phalère). Essai sur les mutations de la théorie du style à l’ époque hellénistique, Paris, 2001, p. 121.

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la richesse et l’intérêt car elle laisse un vaste champ libre où peuvent s’exprimer toutes les aspirations, les opinions, les croyances et les émotions imaginables. Néanmoins, aussi bien à l’époque classique que dans les premiers siècles du christianisme, les grands noms de la rhétorique latine se sont toujours présentés comme les défenseurs du bien et de la vertu. Dans l’idéal cicéronien, l’orateur doit ainsi se montrer à la foule comme l’homme honnête, le citoyen en qui l’on peut avoir confiance parce qu’il parle pour défendre le bien7. Chez Augustin, le prédicateur parle au nom de Dieu et de sa foi, il est l’intermédiaire entre le monde céleste et le monde terrestre ; par la technicité de son propos, il doit porter la parole de la Révélation8. Dans ce contexte théologique, persuader est convertir9. Cependant, bien que les rhétoriques classique et chrétienne accordent une importance décisive à la valeur morale de l’orateur, elles reconnaissent la validité de certains stratagèmes. Plus précisément, si le discours agit sur la raison par la mise en place d’une argumentation solide, il doit également, pour que l’auditoire soit profondément persuadé, intervenir sur les émotions : provoquer de l’admiration, de la peur, de la pitié, etc. À cet effet, le choix des mots, des sonorités, du rythme mais aussi des expressions du visage, des intonations de la voix et des gestes est primordial, car c’est grâce à lui que l’orateur peut véritablement faire adhérer l’auditoire à son discours et le séduire. Ainsi, pour reprendre les termes de George A. Kennedy, « tout acte de communication suppose une rhétorique »10 dans la mesure où il vise à établir ou à maintenir une emprise sur l’interlocuteur, à faire de la parole un véritable mode d’action. Ainsi, toute étude d’une rhétorique suppose la prise en considération de l’acte de communication par lequel celle-ci se matérialise, c’est-à-dire de la relation qui s’établit entre le locuteur et son interlocuteur par le biais du discours. On comprend dès lors toute la difficulté aujourd’hui d’étudier la rhétorique antique et tardive. De fait, bien qu’il subsiste des traités théoriques et des discours écrits, la dimension orale de cette rhétorique, qui en est la quintessence, nous est désormais inaccessible. Il faut dès lors faire appel à ce que 7 Voir P. Galand-Hallyn, « Le statut du sujet dans les théories de la représentation antiques et humanistes », dans Ethos et Pathos, le statut du sujet rhétorique, éd. F. Cornilliat et R. Lockwood, 2000, p. 40. 8 Voir G. A. Kennedy, A New History, p. 261-262 et E. Auerbach, Le Haut langage : langage littéraire et public dans l’Antiquité latine tardive et au Moyen Âge, Paris, 2004 (1958), p. 37. 9 Voir A. Cameron, Christianity and the Rhetoric of Empire : the Development of Christian Discourse, Berkeley, 1991, p. 135 et G. A. Kennedy, A New History, p. 264. 10 G. A. Kennedy, Classical Rhetoric and its Christian and Secular Tradition from Ancient to Modern Times, Chapel Hill, 1999, p. 1 : « All communication involves rhetoric ».

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Jacqueline Dangel appelle une « oralité régénérée et conceptuelle »11, non pas fabriquée de toutes pièces, mais reconstituée mentalement d’après les vestiges écrits parvenus jusqu’à nous, dans une démarche audacieuse et réfléchie. C’est à cette condition seulement qu’il est possible, au moins hypothétiquement, de retrouver la chair de cette rhétorique. Or, ce qui donne vie au discours, c’est non seulement le sens même des mots, mais aussi la manière de les choisir, de les prononcer, de les vivre. À cet égard, la rhétorique antique, dès Aristote, souligne l’importance capitale de la musicalité dans la déclamation, c’est-à-dire des intonations vocales et du rythme. Dans ce contexte, comme le souligne Pierre Chiron, « la musique des mots, au lieu d’être à la périphérie ou à la surface de l’acte de persuasion, joue un rôle presque central »12 . Dans son Institution Oratoire, Quintilien insiste d’emblée sur l’importance pour l’orateur de s’inspirer sur ce point du chanteur. Il invoque alors l’autorité d’Aristoxène, le premier théoricien du rythme : Verum quid ex ea proprie petat futurus orator disseramus. Numeros musice duplices habet, in uocibus et in corpore : utriusque enim rei aptus quidam modus desideratur. Vocis rationem Aristoxenus musicus diuidit in ῥυθμὸν et μέλος, quorum alterum modulatione, alterum canore ac sonis constat. Num igitur non haec omnia oratori necessaria ? Quorum unum ad gestum, alterum ad conlocationem uerborum, tertium ad flexus uocis, qui sunt in agendo quoque plurimi, pertinet13.

Quintilien s’inscrit ici dans la continuité de la tradition grecque en considérant que la musique, et plus précisément le rythme (numerus) 11 J. Dangel, « Avant-propos », dans Les structures de l’oralité en latin, éd. J. Dangel et Cl. Moussy, Paris, 1996, p. 8. Sur les différents types d’oralité, voir W. J. Ong, Orality and Literacy : the Technologizing of the Word, Methuen, 1982, p. 32 ; pour la culture latine, voir J. Bländsdorf, « Aspects de l’oralité dans la littérature latine », dans Les structures de l’oralité en latin, éd. J. Dangel et Cl. Moussy, Paris, 1996, p. 135-137. Plus spécifiquement sur la distinction entre tradition écrite et tradition orale en latin, voir M. Fruyt, « Oralité et langue latine : approche de la problématique », dans Les structures de l’oralité en latin, éd. J. Dangel et Cl. Moussy, Paris, 1996, p. 53. 12 P. Chiron, « Musique des mots et persuasion dans deux traités de rhétorique d’époque hellénistique et romaine (Ps. Démétrios de Phalère, Du Style, Denys d’Halicarnasse, La composition stylistique), Modèles linguistiques, 29 (2008), p. 28. 13 Quintilien, Institution Oratoire, I, 10, 22 : « Exposons à présent ce que le futur orateur doit emprunter [à la musique] en particulier. La musique a deux rythmes distincts, l’un dans les sons de la voix, l’autre dans le corps. Chacun des deux réclame une certaine mesure qui lui est adaptée. Le musicien Aristoxène divise le système de la voix en rythme (ῥυθμός) et en mélodie (μέλος). Le premier repose sur la mise en mesure, le second sur le chant et les sons. Tous ces éléments ne sont-ils pas nécessaires à l’orateur ? Le premier concerne le geste, le deuxième l’agencement euphonique des mots, le troisième les intonations de la voix qui sont très nombreuses dans l’art oratoire aussi ».

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touchent aussi bien aux sons qu’à la danse14. La musique est ainsi un art complet, à la fois auditif et visuel, qui repose sur deux systèmes qu’Aristoxène expose séparément dans ses Elementa Harmonica et Elementa Rhythmica : la mélodie et le rythme. La première concerne les intonations et l’enchaînement euphonique des mots, le second est la mise en évidence d’intervalles de durées proportionnels dans la chaîne temporelle des sons et des gestes. Mélodie et rythme doivent être utilisés dans la prestation oratoire parce que l’éloquence est, au même titre que la musique, un art de la voix et du corps, un langage où s’allient les mots et les gestes. Pour reprendre les termes de Charles Méla, « la parole elle-même relève ainsi de la musique, l’art de la parole est musical et le discours de l’orateur obéit à une ratio, une raison numérique, une proportion jouant sur les mots »15. Réciproquement, la musique est discours et peut faire également appel à une rhétorique. Cela est particulièrement vrai dans le répertoire chrétien. Bien que sa pratique soit avérée dès le III e siècle16, les premiers traités musicaux spécialisés sont bien postérieurs (I X e-XI e siècles). Or, d’après le traité anonyme intitulé Scholica Enchiriadis (I X e siècle) et le chapitre XV du Micrologus de Gui d’Arezzo (XI e siècle), qui n’ont cessé d’inspirer les traités plus tardifs comme ceux d’Aribon (XI e siècle) et de Jean d’Afflighem (XI e-XII e siècle), ce répertoire prendrait bien appui sur les acquis de la rhétorique classique, en particulier sur les principes rythmiques qui confèrent à la langue latine une véritable force émotionnelle et persuasive. L’emprunt le plus emblématique est la segmentation de la chaîne parlée en incises, membres et périodes. Jean d’Afflighem affirme ainsi qu’« il en va dans la prose comme dans le chant : trois segments sont définis, pouvant être aussi appelés ponctuations, le colon (membre), le comma (incise) et la période (clôture ou circuit) »17. Ces principes rythmiques, validés dans la prédication chrétienne, sont transmis par la tradition grammairienne issue de Diomède et de Donat, et font l’objet, à l’époque carolingienne, d’un enseignement où grammaire et musique sont plus que jamais liées. La rhétorique du premier chant chrétien se fait donc l’héritière de la tradition classique et notamment cicéronienne.

14 La danse et la musique sont associées dans la pratique musicale comme en témoignent Platon dans les Lois (Platon, Lois, 672e) et ensuite Aristoxène dans ses Elementa Rhythmica (II, 9). 15 Ch. Méla, « L’homme musical : Augustin musicien », dans Le temps et la forme. Pour une épistémologie de la connaissance musicale, éd. E. Darbellay, Genève, 1998, p. 41. 16 Voir S. Corbin, L’Église à la conquête de sa musique, Paris, 1960, p. 107-117. 17 Jean d’Afflighem, De Musica cum tonario, 79.

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Ainsi musique et rhétorique se structurent-elles toutes deux en fonction de rapports mathématiques exprimés dans les intervalles mélodiques et dans les différentes durées qui constituent le rythme. Ces rapports, issus, selon les Anciens, du logos cosmique18, sont les principes de tout discours, musical ou oratoire19. Néanmoins, l’interaction entre musique et rhétorique est loin d’être évidente : le discours, tout en étant musical, ne doit pas être chant. Cicéron est intraitable sur ce point20. La réciproque est vraie à l’époque chrétienne. En effet, si ce répertoire adopte des formes plus ou moins proches de l’éloquence, le chant ne doit en aucun cas se confondre avec la lecture. Cette règle, édictée par Augustin21, est reprise au Moyen Âge22 . Dès lors, comment l’orateur et le chanteur peuvent-il user des mêmes outils sans pour autant se confondre tous deux ? Plus spécifiquement, quels sont les points de convergence et de divergence entre le rythme latin déclamé et le rythme latin chanté de l’Antiquité au Moyen Âge ? Ces questions engagent des enjeux considérables : existe-t-il une solution de continuité depuis l’épanouissement de la rhétorique latine à l’époque républicaine jusqu’à l’essor du chant chrétien et la réforme grégorienne ? Quelles sont les constantes ? Quelles sont les variables ? Comment le rapport entre rythme déclamé et rythme chanté alimente-t-il une esthétique, voire une idéologie ? Que révèle-t-il d’un contexte socio-culturel et plus généralement d’une époque ? En d’autres termes, témoigne-t-il des changements linguistiques, sociologiques, politiques et culturels qui ont marqué la latinité de Cicéron à Gui d’Arezzo ? S’atteler à un tel questionnement est, à de nombreux égards, un réel défi. Toute la pertinence de la démarche repose sur la prise en compte de la diachronie. Près de dix siècles s’écoulent entre l’âge d’or de la rhétorique romaine et les premières traces palpables du chant chrétien – les manuscrits musicaux notés. Si l’on prend en considération, comme cela est nécessaire, les sources grecques dont s’inspire la rhétorique cicéronienne, il nous faut encore remonter au IV e siècle avant J.-C., époque où Aristoxène rédige ses Elementa Rhythmica. Offrir une étude exhaustive du rythme latin 18 Théorie exposée clairement par Platon dans son Timée (37d 4-7). Voir L. Spitzer, Classical and Christian Ideas of World Harmony. Prolegomena to an Interpretation of the Word « Stimmung », Baltimore, 1963, p. 11 ; A. Barker, Greek Musical Writings II, Harmonic and Acolustic Theory, Cambridge, 1989, p. 54 ; A.-G. Wersinger, Platon et la Dysharmonie, Paris, 2001, p. 95-118. 19 Voir E. Darbellay, « Préface », dans Le temps et la forme. Pour une épistémologie de la connaissance musicale, éd. E. Darbellay, Genève, 1998, p. 25-26. 20 Cicéron, Orator, 56-57. 21 Augustin, Regula ad Seruos Dei, PL 32, 1379. 22 Voir Paul et Étienne, Regula ad Monachos, PL 66, 954A.

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sur un tel éventail historique est une tâche titanesque qui pourrait largement remplir plusieurs vies, et qui dépasse de très loin l’ambition de cet ouvrage. Par conséquent, il s’agira plutôt de planter les principaux jalons qui permettront de donner les premiers éléments de réponse à ce questionnement. Conciliant une approche philologique et pragmatique, on fera le point sur les systèmes, les concepts et la terminologie employés dans les théories musicales et rhétoriques du rythme. L’élucidation des catégories antiques et médiévales permettra de cerner avec précision les spécificités du rythme latin déclamé et chanté, et s’avèrera une étape préalable nécessaire à toute analyse du discours oratoire ou musical. De plus, l’ensemble de cette démarche ne prend tout son sens qu’à condition de toujours examiner les contextes historiques, culturels et linguistiques dans lesquels s’inscriront les traités, les discours et les pièces chantées. La première difficulté majeure que pose le rythme est sa définition23. Le problème se complique lorsqu’il s’agit du rythme latin, dans la mesure où celui-ci n’a plus de réalité acoustique et où, d’autre part, il a fait l’objet de profondes modifications durant la vaste période qui nous préoccupe. Il s’agira donc tout d’abord d’élucider les systèmes, les concepts et la terminologie touchant à la théorie du numerus. Avant d’être spécifiquement musical ou rhétorique, le rythme est un concept élaboré par des philosophes grecs, en particulier par Platon et Aristote. Le rhuthmos (ῥυθμός) est alors appréhendé comme une forme appliquée à une matière. Toutefois, ce concept, placé au cœur de réflexions impliquant une véritable vision physique et métaphysique du monde, voit son sens et sa portée se modifier progressivement, suivant une évolution que la théorie latine du rythme conforte, aussi bien dans la rhétorique classique que dans la musique chrétienne. À cet égard, on portera une attention toute particulière au transfert linguistique et sémantique que supposent ces passages du grec au latin, de la musique à la rhétorique. Les Latins développent en outre un système dont on trouve les prémices chez Aristote, et qui consiste à distinguer très nettement le rythme du mètre. Par conséquent, définir le numerus suppose de déterminer ses spécificités par rapport au metrum. Ce système, outre son importance déterminante dans la caractérisation du rythme, suggère que le rythme et le mètre sont conçus comme une mise en forme propre à un genre littéraire. Les éléments de réponse que l’on pourra apporter à cette question générique seront déterminants, 23 Voir H. Davies, « Rythm », in The New Grove Dictionary of Music and Musicians, éd. S. Sadie et J. Tyrrel, vol. 21, Londres, 2002 (1980), p. 277.

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car ils permettront de formuler un premier bilan sur le rapport entre la prestation oratoire et le chant. C’est à la lumière de ce bilan que l’on pourra enfin étudier plus précisément les principes rythmiques édictés en musique et en rhétorique, notamment le processus de segmentation. La perspective diachronique permettra de cerner distinctement l’évolution de ces principes au sein de l’une ou l’autre discipline mais également les emprunts éventuels opérés au fil du temps de l’une à l’autre. Ensuite, le rythme n’est pas seulement un concept abstrait, il est aussi un outil indispensable pour qui veut agir, par son discours, sur autrui. Ce potentiel d’action contenu dans le ῥυθμός a vraisemblablement été examiné dans la théorie musicale de Damon. Il l’est ensuite par Platon, qui attribue au rythme une véritable portée éthique et pathétique : par le choix de certains rythmes en fonction de leur configuration, le musicien est à même de provoquer telle ou telle émotion chez son auditoire. Pourvu d’un caractère et d’une capacité émotionnelle au même titre que les modes musicaux, le rythme est donc conçu dans la musique grecque comme l’un des moyens les plus efficaces pour agir sur les âmes. Notre propos consistera donc à comprendre cette conception musicale, l’arrière-plan philosophique et idéologique qui la sous-tend, et à en mesurer la portée politique dans la rhétorique latine. Comment l’orateur parvient-il à matérialiser le rythme de son discours de façon à provoquer dans le public la réaction escomptée, et finalement à le persuader ? Inversement, de quels outils l’auditeur dispose-t-il pour percevoir le caractère et l’émotion portés par le rythme ? Quels sont les critères retenus pour juger de la réussite rythmique d’un discours ? Répondre à ces questions peut paraître illusoire, dans la mesure où cela supposerait sans doute une expérience encore vivante du rythme latin. L’un des enjeux de cet ouvrage sera justement de montrer à quel point les expériences rapportées par Cicéron et Augustin peuvent fournir des éclaircissements sur la pragmatique du rythme. La prise en compte de ces témoignages sera une étape indispensable dans la compréhension du rythme latin en général et plus particulièrement de l’articulation entre le rythme déclamé et le rythme chanté. C’est à la lumière des catégories antiques et de ces expériences que nous proposerons une méthode d’analyse du rythme oratoire latin et que nous la confronterons à des extraits de discours de Cicéron, d’Augustin et de Césaire d’Arles. Cette analyse rythmique aura pour objectif d’apprécier les données rassemblées jusqu’alors, dans une démarche systémique qui prendra en considération la musicalité du rythme déclamé, mais également les modifications qui ont pu le toucher depuis l’époque classique jusqu’à l’Antiquité tardive. Ce modèle sera enfin adapté à l’analyse du rythme

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latin chanté. L’assertion selon laquelle le rythme du chant, en particulier du chant chrétien médiéval, est une expansion du rythme déclamé, est-elle validée par les traités médiévaux et l’interprétation qu’ils proposent des principes de la rhétorique classique ? Répondre à cette question permettra de dresser un bilan sur ce que la théorie musicale médiévale du rythme doit précisément à l’éloquence oratoire et d’interroger la validité de notre modèle d’analyse. Dans la mesure où le premier répertoire chrétien embrasse un nombre et une variété de pièces considérables, nous nous concentrerons sur une pièce particulièrement emblématique des rapports entre musique et rhétorique : la lectio cum cantico de Daniel, pièce qui se compose d’un récitatif et d’un cantique. Il s’agira dès lors de prendre en considération, autant que possible, la dialectique qui caractérise le rythme chrétien, à la fois l’héritier de la tradition rhétorique et l’expression d’une parole libérée des mots.

CHAPITRE PREMIER

LE RYTHME, PREMIÈRES DÉFINITIONS Comme le souligne Émile Benveniste, la notion de rythme de nos jours est intimement liée à celle de « temps, d’intervalles et de retours pareils »1. Ce n’est pas le cas dans l’Antiquité. De fait, les Anciens n’associent pas seulement et pas nécessairement le rythme à la musique, aux sons (de la voix ou de l’instrument). Aristide Quintilien propose une définition préliminaire dans son traité, particulièrement emblématique de cette conception : ῾Ρυθμὸς τοίνυν καλεῖται τριχῶς· λέγεται γὰρ ἐπί τε τῶν ἀκινήτων σωμάτων (ὥς φαμεν εὔρυθμον ἀνδριάντα) κἀπὶ πάντων τῶν κινουμένων (οὕτως γάρ φαμεν εὐρύθμως τινὰ βαδίζειν) καὶ ἰδίως ἐπὶ φωνῆς · περὶ οὗ νῦν πρόκειται λέγειν2 .

Aristide Quintilien retrace l’évolution de la pensée antique consacrée à la question du rythme. De fait, dans un premier temps, le rythme est associé à la forme extérieure d’un objet, à sa configuration tridimensionnelle. Dans ce cas, le rythme s’exprime spatialement par les proportions harmonieuses de cet objet. En outre, depuis la théorie platonicienne, le rythme est appliqué au mouvement. Le rythme renvoie alors à une configuration qui évolue dans le temps. Enfin, le rythme est appliqué plus spécifiquement à la production de sons. C’est sur ce dernier point que porte le traité du De Musica. Cette intrication entre philosophie, musique et rhétorique fera l’objet de ce chapitre : que doit le numerus latin au ῥυθμός grec ? 1. Le rhuthmos des philosophes grecs L’étude d’Émile Benveniste3 sur l’origine du terme « ῥυθμός » a fait date, essentiellement pour cette raison que le linguiste y remet en cause 1 É. Benveniste, « La notion de rythme dans son expression linguistique », dans Problèmes de linguistique générale, Paris, 1980, p. 327. 2 Aristide Quintilien, De Musica, I, 13, 1-5 : « Le terme “rythme” a trois sens : il s’emploie pour parler de corps immobiles (par exemple nous disons qu’une statue est rythmée), de tous les corps mobiles (nous disons ainsi qu’une personne a une marche rythmée) et au sens propre au sujet de la voix. C’est de ce dernier sens que nous voulons parler à présent ». 3 É. Benveniste, « La notion de rythme », p. 327-335.

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une idée largement répandue selon laquelle « ῥυθμός » ferait référence à un écoulement (« ῥεῖν ») des flots : « ῥυθμός dans ses plus anciens emplois, ne se dit pas de l’eau qui coule, et il ne signifie même pas “rythme” »4. Tout en conservant l’étymologie ῥυθμός < ῥεῖν5, Émile Benveniste propose une interprétation différente. Selon lui, le sens du terme « ῥυθμός », que la philosophie ionienne est la première à employer dans un sens technique6, serait associé au concept de forme (« σχῆμα »)7, notamment à celle d’un objet résultant de la disposition des atomes8. Robert Renehan est partisan d’une autre étymologie, et propose une racine ἐρυ-/ῥυ- qui signifierait « contenir, protéger ». Comme Benveniste, il reconnaît toutefois le lien entre « ῥυθμός » et « σχῆμα » et admet que « ῥυθμός » renvoie bien plutôt à une forme qu’à un flux9. Ainsi, quelle que soit l’étymologie proposée, de toute évidence incertaine10, il est clair que le terme « ῥυθμός » est fortement associé au concept de forme. Cette association se renforce chez Platon et Aristote, au point que dans un passage de la Métaphysique, Aristote emploie les deux termes comme synonymes11. Cette identification du rythme à une forme est également reprise dans les Elementa Rhythmica d’Aristoxène12 , disciple d’Aristote. Nous y reviendrons. Comme le souligne Friedrich Solmsen dans son étude consacrée à la physique d’Aristote et de ses prédécesseurs13, c’est la pensée ionienne qui introduit la notion de changement impliquant la naissance et la 4

É. Benveniste, « La notion de rythme », p. 327. Voir également p. 332. É. Benveniste, « La notion de rythme », p. 327-328 ; 332. 6 É. Benveniste, « La notion de rythme », p. 328. 7 Sur le concept de σχῆμα, voir M. Casevitz, « Étude lexicologique : du schème au schématisme », dans Schèma & Figura, éd. M. S. Celentano, P. Chiron et M.-P. Noël, Paris, 2004, p. 15-29. 8 R. Renehan, « The Derivation of ῥυθμός », Classical Philology, 58 (1963), p. 36-38 souligne toutefois que les atomes ne sont pas nécessairement impliqués dans dans les premiers emplois de ῥυθμός. Il cite Archiloque, Fragment 128, 7 (éd. M. L. West, Oxford, 1971) : « Γίνωσκε δ’ οἷος ῥυσμὸς ἀνθρώπους ἔχει (apprends à connaître quelle disposition [de caractère] garde les hommes) ». Ce passage d’Archiloque est également commenté par B. Gentili et L. Lomiento, Metrica e ritmica : storia delle forme poetiche nella Grecia antica, Milan, 2003, p. 50-51. 9 R. Renehan, « The Derivation », p. 37. 10 On trouve d’ailleurs plusieurs étymologies plus ou moins fantaisistes chez les Anciens. Censorinus rapporte que Nicocrates fait venir Rhythmus de Rhythmonius, nom du fils d’Orphée et d’Idoménée (Censorinus, De Musica et de metrica epitoma, GL VI, 608, 10-11). 11 Aristote, Métaphysique, 985b 16. 12 Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 5. 13 F. Solmsen, Aristotle’s System of the Physical World. A Comparison with his Predecessors, Ithaca, 1960, p. 3-19. 5

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destruction14. Elle s’oppose ainsi radicalement à la cosmologie de Parménide, selon laquelle le monde est un tout constant et immuable15. Cette innovation est extrêmement importante car elle reconnaît l’existence du mouvement et du devenir. D’autre part, elle appréhende le monde non comme une unité monolithique, mais comme une composition de différents éléments16. Ce changement radical de perspective explique probablement l’apparition du sens technique de « ῥυθμός », associé à « σχῆμα ». En effet, les corps se définissent et se différencient en fonction de la forme qu’ils prennent successivement au fil du temps, en fonction des mouvements des atomes17. Comme le souligne Émile Benveniste, « la formation en (θ)μός […] indique non l’accomplissement de la notion, mais la modalité particulière de son accomplissement, telle qu’elle se présente aux yeux »18. Le terme renvoie donc à un « arrangement toujours sujet à changer »19, « désigne la forme dans l’instant telle qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide »20. Initialement, le ῥυθμός n’est donc pas le rythme musical, mais une forme mouvante résultant de la disposition de plusieurs éléments. Ce rapport entre rythme et mouvement est ensuite au fondement de la pensée platonicienne. « Platon emploie encore ῥυθμός au sens de “forme distinctive, disposition, proportion”. Il innove en l’appliquant à la forme du mouvement que le corps accomplit dans la danse, et à la disposition des figures en lesquelles ce mouvement se résout »21. Cela induit que le rythme ne s’applique pas seulement à une seule figure, mais détermine la manière dont plusieurs figures se succèdent dans le temps22 . « À partir du ῥυθμός, configuration spatiale définie par l’arrangement et la proportion distinctifs des éléments, on atteint le “rythme”, configuration des mouvements ordonnés dans la durée »23. Enfin, la théorie aristotélicienne de la matière et de la forme, transmise en particulier 14

Voir Aristote, Métaphys., 985 b. Voir F. Solmsen, Aristotle’s System, p. 3. 16 Voir F. Solmsen, Aristotle’s System, p. 8-11. 17 Aristote, Metaphys., 985b 13-17. Voir É. Benveniste, « La notion de rythme », p. 328 ; 330. 18 É. Benveniste, « La notion de rythme », p. 332. 19 É. Benveniste, « La notion de rythme », p. 333. 20 É. Benveniste, « La notion de rythme », p. 333. 21 É. Benveniste, « La notion de rythme », p. 334. Voir Platon, Philèbe, 17d 4-6. Sur le rapport entre rythme et danse dans la tradition grecque, voir A. M. Mesturini, Rhythmos. Percorsi (alternativi) della tradizione classica, Gênes, 2001, p. 163-165. 22 Sur le rapport entre temps et mouvement chez Platon, voir F. Solmsen, Aristotle’s System, p. 144 et le passage du Timée donnant la définition du temps (Platon, Timée, 37d 4-7). 23 É. Benveniste, « La notion de rythme », p. 335. 15

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dans la Physique et les Catégories, est un jalon extrêmement important dans l’histoire du ῥυθμός, qui inspirera clairement la théorie latine du numerus. Aristote attire en particulier l’attention sur la distinction entre la forme et la matière, c’est-à-dire entre ce qui est modifié et ce qui subsiste. Prenant l’exemple emblématique d’un homme qui devient musicien, Aristote oppose ainsi ce qui subsiste (l’homme) à ce qui se modifie (la qualité de musicien)24. Dans le même ordre d’idée, un bloc de pierre privé de forme puis sculpté en statue reste de la pierre25. Par conséquent, la forme est une qualité d’après laquelle est qualifiée, par dérivation, la substance qui la porte : on parle d’une statue de pierre, sans pour autant identifier la statue et la pierre26. Ainsi ne faut-il pas confondre la forme impliquée par l’emploi d’un rythme (la qualité rythmique) et la matière sur laquelle cette forme s’imprime. Par ailleurs, si le ῥυθμός est en premier lieu un concept qui permet de décrire le monde du vivant et du biologique, il est avant tout associé, depuis Platon, à l’arithmétique, c’est-à-dire aux rapports harmonieux que peuvent entretenir les nombres. Platon propose ainsi dans le Timée « une nouvelle cosmogonie autour de spéculations numériques. [Il y expose] comment l’âme du monde (un concept religieux), le fonctionnement du cosmos (un concept physique), l’harmonie du monde (un concept musical) et l’âme humaine (un concept psychologique) sont confondus »27. Le nombre appliqué au monde par le biais du ῥυθμός traduit une mesure, un metron (« μέτρον »), dont la forme la plus achevée est la période ou le cycle, sur le modèle des sphères. Platon oppose ainsi la mesure du rythme, reflet de la perfection du ciel, au manque de mesure qui règne chez les êtres et en particulier les hommes28. Chez Platon, le rythme s’applique donc à un mouvement qui se déroule dans le temps et qui s’exprime par des rapports arithmétiques établis entre des durées. À la suite de Platon, Aristote envisage le temps comme un mouvement et le rythme comme un écoulement 24 Voir Aristote, Physique, 190b. Voir B. Boccadoro, « Forme et matière dans la théorie musicale de l’Antiquité grecque », dans Le temps et la forme, éd. É. Darbellay, Genève, 1998, p. 226-227. 25 Voir Aristote, Phys., 191a 7-12. 26 Aristote, Catégories, 10a 11-14, 27-32 ; Phys., 245b 9-12. 27 L. Spitzer, Classical and Christian Ideas, p. 11 : « Building a new cosmogony around these numerical speculations. How the world soul (a religious concept), the regulation of the cosmos (a concept of physics), world harmony (a musical concept) and the soul of man (a psychological concept) are fused […] ». Voir également A. Barker, Greek Musical Writings II, p. 54. 28 Platon, Timée, 47d 5-e 2. Voir L. Spitzer, Classical and Christian Ideas, p. 8.

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spécifique du temps, déterminé par certains rapports arithmétiques29 impliquant une régularité, comme la respiration des coureurs guidée par le pas régulier de la course. S’il n’adopte pas le point de vue métaphysique de Platon, Aristote conserve toutefois le cycle et la période comme unité de temps30. Enfin, dernier point important, il souligne que le temps et, par conséquent, le rythme, écoulement spécifique du temps, supposent un sujet capable de compter, c’est-à-dire susceptible de mettre en évidence le nombre appliqué au mouvement d’une durée à l’autre31. Cette attention portée au sujet est sans doute à l’origine d’une idée absolument fondamentale dans les théories postérieures : le rythme serait ainsi le fruit d’un travail artistique où doivent s’allier le respect de règles arithmétiques et une créativité propre au sujet, chanteur ou orateur. 2. L’adoption du rhuthmos dans la musique grecque De même que le monde est conçu comme un assemblage d’atomes, de même la musique et la parole sont appréhendées comme une construction mettant en œuvre des unités minimales32 . Dans cette perspective, le discours musical ou rhétorique forme un microcosme à l’image du macrocosme ; il est organisé selon les mêmes principes numériques que le monde et doit par conséquent être guidé par un usage réfléchi des nombres. On observe par conséquent un double transfert, ou pour reprendre les termes de Leo Spitzer, la « dislocation d’un champ sémantique »33 : d’abord concept propre à la physique, le rythme intègre le lexique technique de la musique et de la rhétorique. Ce transfert soulève le problème de la transdisciplinarité, mais également celui du passage du grec au latin. Dans ce cadre, il est tout à fait intéressant de noter que dans les théories musicales et rhétoriques persiste, plus ou moins explicitement, l’idée selon laquelle le rythme est bien un principe de mise en forme d’une matière par les nombres. 29 Voir Aristote, Problèmes, 882b 2 et Phys., 219b 2-5 ; 220b 15. Sur le rapport entre temps, mouvement et nombre, voir L. Routila, « La définition aristotélicienne du temps », dans Concepts et catégories de la pensée antique, éd. P. Aubenque, Paris, 1980, p. 247 ; 249 ; F. Solmsen, Aristotle’s System, p. 144. 30 Aristote, Phys., 223b 12-20 et De la génération des animaux, 336b 12. Voir F. Solmsen, Aristotle’s System, p. 148 ; 155. 31 Aristote, Phys., 219a 13-25 ; 223a 21-22. Voir sur ce point F. Solmsen, Aristotle’s System, p. 150 ; L. Routila, « La définition », p. 250. 32 Voir L. Spitzer, Classical and Christian Ideas, p. 65. 33 L. Spitzer, Classical and Christian Ideas, p. 78 : « dislocation of a semantic field ».

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Platon est le premier à employer le terme « ῥυθμός » pour désigner spécifiquement le rythme musical. Dans la République (617b) et dans l’ensemble du Timée, il développe les conceptions pythagoriciennes de l’harmonie des sphères et du monde gouverné par les nombres34. Dans ce contexte, la musique humaine est un reflet imparfait de la musique céleste ; elle doit notamment s’efforcer de respecter les mêmes intervalles mélodiques et rythmiques. En outre, dans la République35 et les Lois36, le rythme et les modes doivent être soumis au texte pour former une mélodie37. En effet, la fonction de la musique dans la Cité est bien de transmettre un contenu précis et de soutenir un enseignement38. Néanmoins, Platon ne donne que très peu d’éléments concrets sur le rythme et se contente de renvoyer à l’enseignement de Damon39. On note cependant la persistance du rapport établi entre le rythme et la forme, définie comme le respect de proportions : Ἀλλὰ τόδε γε, ὅτι τὸ τῆς εὐσχημοσύνης τε καὶ ἀσχημοσύνης τῷ εὐρύθμῳ τε καὶ ἀρρύθμῳ ἀκολουθεῖ, δύνασαι διελέσθαι ; Πῶς δ’ οὔ ;40.

Être privé de rythme (le caractère arythmique) revient à être privé de forme, de proportion et par conséquent de beauté41. Soulignons d’ailleurs que le terme « ἀσχημοσύνη (absence de forme) » est employé ensuite par Aristote au sujet précisément de l’homme non musicien. Dépourvu de la qualité « musicien », cet homme est privé d’une certaine forme, d’un certain ordre (« taxis »)42 . Enfin, chez Platon, le rythme de la mélodie n’est jamais dissocié de celui de la danse, raison pour laquelle le philosophe illustre son propos en prenant comme exemple l’art choral, c’est-à-dire un chant allié à une chorégraphie43. Cela signifie que le rythme appliqué aux sons est rarement appréhendé pour lui-même. Il ne prend tout son sens qu’à partir du moment où il est complété par un rythme exprimé dans les gestes, c’est-à-dire une forme mobile. 34

Voir A.-G. Wersinger, Platon et la Dysharmonie, p. 95-118. Platon, République., 398d-400d. 36 Platon, Lois, 656a-c ; 669c ; 672e. 37 Platon, Rép., 397c 1-398d 2. 38 Voir Platon, Lois, 669e 1-2. 39 Platon, Rép., 400b 1. 40 Platon, Rép., 400c 7-10 : « Socrate : Mais ce point que l’eurythmie et l’arythmie déterminent le succès ou l’absence d’une forme, peux-tu le trancher ? Glaucon : Absolument ». 41 Voir M. Casevitz, « Étude lexicologique », p. 21. 42 Aristote, Phys., 190b 15. 43 Voir Platon, Lois, 656a 1-5 ; 669c. La musique est aussi associée à la gymnastique (Platon, Lois, 672e). 35

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Assumant l’héritage aristotélicien, Aristoxène considère que le rythme est une forme qui s’applique à une matière44. Il inaugure le livre II de ses Elementa Rhythmica en opérant une distinction qui parcourt ensuite tout le traité, entre le rythme (« ῥυθμός ») et le rythmable (« ῥυθμιζόμενον »), c’est-à-dire la matière susceptible de recevoir un rythme45. Ces deux entités entretiennent, selon lui, le même rapport que la forme et la matière malléable46. L’influence de la théorie aristotélicienne sur la forme et la matière est évidente. Le rythme est une forme spécifique qui s’applique à un corps spécifique, le rythmable47. Il ne faut en aucun cas confondre le rythme et le rythmable, car ce serait comme confondre la forme (qualité) et la matière48. En d’autres termes, le rythme est bien une qualité dont la matière se trouvait privée. Aristoxène compare ainsi la matière rythmable à un corps, c’est-à-dire à une surface continue dont les parties sont en contact les unes aux autres. Il en envisage trois catégories : le mouvement (dansé), la mélodie (instrumentale) et la parole (chantée). Chacune de ces matières contient des parties distinctes les unes des autres (signaux, sons et syllabes) : Διαιρεῖται δὲ ὁ χρόνος ὑπὸ τῶν ῥυθμιζομένων τοῖς ἑκάστου αὐτῶν μέρεσιν. Ἔστι δὲ τὰ ῥυθμιζόμενα τρία ·λέξις, μέλος, κίνησις σωματική. ῞Ωστε διαιρήσει τὸν χρόνον ἡ μὲν λέξις τοῖς αὑτῆς μέρεσιν, οἷον γράμμασι καὶ συλλαβαῖς καὶ ῥήμασι καὶ πᾶσι τοῖς τοιούτοις · τὸ δὲ μέλος τοῖς ἑαυτοῦ φθόγγοις τε καὶ διαστήμασι καὶ συστήμασιν · ἡ δὲ κίνησις σημείοις τε καὶ σχήμασι καὶ εἴ τι τοιοῦτόν ἐστι κινήσεως μέρος49.

44 Voir L. Rowell, « Aristoxenus on Rhythm », Journal of Music Theory, 23 (1979), p. 67 ; J. Dangel, « La musique des vers déclamés, modulés et chantés : carmen, cantica, carmina », dans Le vers et sa musique, éd. J. Foyard, Dijon, 2001, p. 90. 45 Voir L. Pearson, Aristoxenus : Elementa Rhythmica. The Fragment of Book II and the Additional Evidence for Aristoxenean Rhythmic Theory, Oxford, 1990, p. 48. 46 Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 3 : « Νοητέον δὲ δύο τινὰς φύσεις ταύτας, τήν τε τοῦ ῥυθμοῦ καὶ τὴν τοῦ ῥυθμιζομένου, παραπλησίως ἐχούσας πρὸς ἀλλήλας ὥσπερ ἔχει τὸ σχῆμα καὶ τὸ σχηματιζόμενον πρὸς αὑτά (Admettons ces deux natures : celle du rythme et celle de la matière rythmable. Elles entretiennent le même rapport entre elles que la forme et la matière malléable) ». Voir L. Pearson, Aristoxenus, p. 47. 47 Voir L. Pearson, Arixtoxenus, p. 49. 48 Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 5. Voir L. Pearson, Arixtoxenus, p. 50. 49 Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 9 : « Le temps est divisé par les rythmables en fonction des parties de chacun. Il y a trois rythmables : la parole, la mélodie et le mouvement du corps. Par conséquent, la parole divisera le temps en fonction de ses parties, c’est-à-dire les lettres, les syllabes, les mots, etc. ; la mélodie en fonction des siennes : les sons, les intervalles et les enchaînements ; le mouvement en fonction des signaux, des figures et de toute partie du mouvement ».

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Dans chacune des trois matières rythmables, les unités (signaux, sons et syllabes) sont distinctes50 et correspondent chacune à une durée. Ces durées se succèdent suivant l’axe du temps et sont par conséquent inscrites dans un devenir. Pour que la succession soit rythmique, il faut qu’elle suive un ordre (« taxis »)51 déterminé par des règles précises. Cette nécessité suppose que la matière peut tout aussi bien être privée ou bien dotée d’un rythme, de la même façon qu’un homme peut être non musicien ou musicien, qu’un bloc de pierre peut être informe ou statue. En d’autres termes, le rythmable peut tout aussi bien être rythmique qu’arythmique. En effet, « tout ordre appliqué aux durées n’est pas rythmique »52 . Cet ordre doit s’exprimer selon un éventail restreint de rapports arithmétiques précis entre les différentes durées successives53. On retrouve exactement la même idée chez Aphtonius, bien plus tard au IV e siècle ap. J.-C., accompagnée d’une référence explicite à Aristoxène54. Cette reprise suggère bien que l’enseignement d’Aristoxène, en dépit de sa difficulté, reste une composante essentielle de la culture antique. De fait, l’idée que le rythme est non seulement une mise en forme d’une matière, mais également le respect de certains rapports arithmétiques qui en conditionnent l’existence, a un caractère universel, susceptible de s’adapter à différents domaines de compétence, comme la philosophie, la musique et la rhétorique. Enfin, comme Aristote, Aristoxène reconnaît la nécessité d’un sujet capable d’effectuer cette mise en forme et d’appliquer un nombre à la succession des durées du rythmable : Προσέοικε δὲ ἀλλήλοις τὰ εἰρημένα καὶ τῷ μὴ γίνεσθαι καθ’ αὑτά. Τό τε γὰρ σχῆμα, μὴ ὑπάρχοντος τοῦ δεξομένου αὐτό, δῆλον ὡς ἀδυνατεῖ γενέσθαι · ὅ τε ῥυθμὸς ὡσαύτως χωρὶς τοῦ ῥυθμισθησομένου καὶ τέμνοντος τὸν χρόνον οὐ δύναται γίνεσθαι, ἐπειδὴ ὁ μὲν χρόνος αὐτὸς αὑτὸν οὐ τέμνει, καθάπερ ἐν τοῖς ἔμπροσθεν εἴπομεν, ἑτέρου δέ τινος δεῖ τοῦ διαιρήσοντος αὐτόν. Ἀναγκαῖον οὖν ἂν εἴη μεριστὸν εἶναι τὸ ῥυθμιζόμενον γνωρίμοις μέρεσιν, οἷς διαιρήσει τὸν χρόνον55. 50 Voir L. Pearson, Arixtoxenus, p. 53. Cette conception est déjà présente chez Platon (Platon, Cratyle, 424c 1-4). 51 Voir Aristote, Cat., 5a 32. 52 Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 8 : « τὸ μὴ πᾶσαν χρόνων τάξιν ἔνρυθμον εἶναι ». Voir L. Pearson, Arixtoxenus, p. 51. 53 Voir L. Pearson, Arixtoxenus, p. 48-49. 54 Aphtonius, De Metris omnibus, GL VI, 43, 3-7. 55 Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 6 : « [La forme et le rythme] se ressemblent du fait qu’ils n’existent pas par eux-mêmes. Car la forme ne peut clairement pas exister s’il n’y a rien pour la recevoir. De la même façon, le rythme ne peut exister hors de la matière destinée à être rythmée, sans personne pour découper la durée. Car la durée ne se découpe pas toute seule, comme nous l’avons dit plus haut, mais a besoin d’un agent exté-

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Aristoxène expose dans cet extrait les trois entités nécessaires à l’existence du rythme : le rythme, le rythmable et l’agent. Le rythme, en venant s’imprimer sur une matière, donne à celle-ci forme et sens. Il en est la cause formelle. Le rythmable, en échange, donne au rythme sa matière et ainsi la possibilité d’exister réellement, non plus simplement en puissance. Le rythmable apparaît bien comme la cause matérielle du rythme. Ces deux éléments ne sont pas nouveaux. Aristoxène ajoute un troisième élément : l’agent qui permet au rythme et au rythmable de se combiner l’un à l’autre. La division du temps et la réalisation du rythme supposent une subjectivité : l’agent rend possible la rencontre entre rythme et rythmable et en détermine les modalités. Il est à la source du mouvement qui conduit à la mise en forme de la matière, en d’autres termes, il est la cause efficiente de la réalisation du rythme56. Dans la théorie musicale grecque, transmise par Platon et surtout Aristoxène, le rythme est donc conçu comme la mise en forme d’une matière. Dans la mesure où le concept de « ῥυθμός » est spécifiquement appliqué à la musique, cette matière peut être sonore (mélodie, parole) ou visuelle (danse). La tripartition mélodie/parole/geste reflète parfaitement la conception de la musique comme un art complet qui implique à la fois la voix, les instruments et les gestes. En outre, cette matière « rythmable » est nécessairement inscrite dans un devenir : elle n’est pas monolithique, mais composée de différents éléments qui correspondent chacun à une durée. La mise en forme consiste, par conséquent, à regrouper ou dissocier ces éléments en fonction de règles arithmétiques précises. Le rythme est ainsi la répartition par un sujet (instrumentiste, chanteur ou danseur) des unités du rythmable en vertu de nombres exprimés par des rapports de durée. Si le sens de « ῥυθμός » s’est à la fois restreint et précisé chez Platon et Aristoxène, il n’en reste pas moins que la théorie musicale grecque illustre la perméabilité entre philosophie et musique. Ce mouvement transdisiplinaire intègre aussi la rhétorique, qui adapte et module néanmoins le concept de rythme en fonction de ses besoins propres et de son objet spécifique : le discours persuasif.

rieur pour la diviser. Par conséquent, la matière rythmable doit être répartie en portions définies qui permettent de diviser la durée ». Voir aussi Psellus, Introduction à l’ étude du rythme, 13. 56 L’interprétation aristotélicienne de ce passage a été proposée par Lewis Rowell, qui ajoute que la cause finale réside dans les buts pédagogiques et thérapeutiques que le musicien est susceptible de poursuivre. Voir L. Rowell, « Aristoxenus », p. 70.

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3. Du rhuthmos au numerus oratoire Dans le troisième livre de sa Rhétorique, Aristote introduit le concept de « ῥυθμός ». Il l’associe d’emblée à la forme de la parole oratoire et au nombre57 : « ῾Ο δὲ τοῦ σχήματος τῆς λέξεως ἀριθμὸς ῥυθμός ἐστιν »58. Aristote établit dans cette phrase une corrélation entre les trois concepts clefs de la théorie philosophique grecque du rythme : le rythme (« ῥυθμός ») est défini comme un nombre (« ἀριθμός ») qui est à l’origine d’une forme (« σχῆμα »). Il s’agit dans le cas présent de la mise en forme de la matière verbale, à l’origine du discours. Aristote part ainsi du principe que la prose d’art, pour être agréable, doit contenir une limite59 qui n’entre pas dans le cadre du vers. Or, comme tout ce qui contient une limite est nombré60, il en résulte que la prose est nécessairement nombrée. Ce nombre se matérialise dans la succession des durées et les rapports arithmétiques que celles-ci entretiennent, c’est-àdire dans un rythme. Ainsi, le rythme « apporte au discours un caractère déterminé, une sorte d’unité interne en introduisant un nombre, c’est-à-dire une proportion, une harmonie »61. Toutefois, le rythme ne saurait à lui seul détruire l’indéterminé ; il ne peut jouer pleinement son rôle que s’il soutient une pensée ayant également un début et une fin62 , c’est-à-dire une limite bien définie. La conjugaison du nombre et du sens trouve son expression la plus achevée dans la période oratoire, c’est-à-dire dans une parole qui répond à l’idéal du cycle, qui fait écho à la perfection de la course des astres, référence suprême de tout rythme. Dans la rhétorique latine, suivant les théories de Platon et d’Aristote, Cicéron envisage aussi la disposition du monde, notamment les mouvements des sphères, comme le point de référence de toute organisation de la matière. Dans un passage du De Oratore63, il souligne la perfection périodique des sphères que l’on retrouve dans « la forme et la configuration des hommes et même des autres êtres vivants »64, mais 57 Aristote, Rhét., III, 1408b 21-22. Voir M. Ghyka, Essai sur le rythme, Paris, 1938, p. 80 ; 164. 58 Aristote, Rhét., III, 1408b 28-29 : « Le nombre propre à la forme de la parole oratoire est le rythme ». 59 Sur le rapport entre la forme et la limite, voir M. Casevitz, « Étude lexicologique », p. 23. 60 Aristote, Rhét., III, 1408b 28 : « Περαίνεται δὲ ἀριθμῷ πάντα ». 61 P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 67. 62 P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 69. 63 Cicéron, De Or., III, 178-181. 64 Cicéron, De Or., III, 179 : « Hominum uel etiam ceterarum animantium formam et figuram ».

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également dans les produits de l’activité humaine : la construction, l’architecture et enfin le discours. Les exemples ne sont pas pris au hasard et reproduisent le cheminement épistémologique qui a conduit les précurseurs grecs d’une conception géométrique du rythme à une application plus spécialisée du concept dans les domaines de la musique et de la rhétorique. Ces exemples s’inscrivent également dans la perpective métaphysique inaugurée par Platon et les pythagoriciens. Cicéron admet en effet que la phrase, comme n’importe quel objet d’art qui suppose des proportions et un nombre, est un microcosme à l’image des périodes des sphères. Chaque élément y occupe un emplacement déterminé par les lois du nombre et de la pensée ; cet emplacement ne peut être changé sans mettre en péril la configuration et l’équilibre de l’ensemble65. Cicéron est également à l’origine d’une tradition durable, qui établit la correspondance entre le ῥυθμός grec et le numerus latin et qui valide ainsi le glissement du concept de rythme à celui de nombre : Quicquid est enim, quod sub aurium mensuram aliquam cadit, etiamsi abest a uersu – nam id quidem orationis est uitium – numerus uocatur, qui Graece ῥυθμὸς dicitur66.

Si « numerus » n’est pas, à proprement parler, une traduction de « ῥυθμός », le transfert de « rythme » (« ῥυθμός ») à « nombre » (« numerus ») est opéré en vertu d’une association de concepts communs (harmonie, agencement, proportion, mesure)67. On retrouve ainsi l’idée que le rythme (« numerus ») est une mise en forme appliquée à une matière (« materia »), les mots68. Cicéron compare le discours à de la cire que l’orateur peut manipuler et configurer à sa guise69. Chez Quintilien, l’art de composer un discours est comparé à l’art de

65 Voir Cicéron, Or., 232-233 ; Quintilien, Inst., IX, 4, 14 ; Diomède, Ars grammatica, « De arte metrica », GL I, 467, 30-32. 66 Cicéron, Or., 67 : « Tout ce qui correspond à quelque mesure audible, même hors du vers – car celui-ci est un défaut en prose – est appelé rythme (numerus en latin, ῥυθμός en grec) ». Voir aussi Cicéron, Or., 170 ; Quintilien, Inst., IX, 4, 45. Pour la diffusion de cette traduction à l’époque tardive, voir le témoignage de Rufin (De Metris oratorum, GL VI, 573, 13-14) qui cite in extenso Cicéron. 67 L’équivalence entre rythme et nombre est maintenue en français par le biais de cette même convergence isotopique. Voir notamment la définition de nombre dans le Littré : « Harmonie qui résulte d’un certain arrangement de mots dans la prose et dans les vers », « Le nombre oratoire, le rhythme plus ou moins large de la phrase éloquente ». 68 Cicéron, De Or., III, 190 ; Or., 185. Voir J. Dangel, « De la métrique accentuelle à la poétique du vers syllabique : prémices dans la versification du latin classique », dans Le vers français. Histoire, théorie, esthétique, éd. M. Murat, Paris, 2000, p. 173. 69 Cicéron, De Or., III, 176-177.

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la sculpture70. Le discours, comme une statue, est une œuvre d’art, il est le fruit d’une technique. Par conséquent, qu’il soit poésie ou prose, le discours recouvre le même processus de mise en forme : « est enim in utroque et materia et tractatio : materia in uerbis, tractatio in collocatione uerborum »71. Cicéron met en évidence le même couple que l’on trouvait chez Aristote et Aristoxène : la matière (« materia ») et la mise en forme (« tractatio »). Ce dernier terme, au sens propre, renvoie à l’action de manier, de travailler une matière, et même, à l’origine, de tracer des sillons dans la terre72 . Dans le contexte rhétorique, cette mise en forme consiste à distinguer et regrouper les unités de la matière, ici les mots (« collocatio uerborum »). Ce procédé fondamental participe au modelage du discours en une certaine configuration (« forma », « figura »)73. La rhétorique grecque puis latine parvient donc à s’approprier pleinement les réflexions menées dans la philosophie grecque sur le rythme. Pour Aristote, cela est d’autant plus évident qu’il est lui même philosophe et rhétoricien. Le rythme oratoire est encore associé à la forme (« σχῆμα »), mais aussi conçu comme un nombre (« ἀριθμός »). C’est ce nombre qui donne forme à une matière spécifique, la parole oratoire. Se souvenant du jeu « ῥυθμός »/« ἀριθμός », la rhétorique latine va plus loin encore. Le rythme (« numerus ») est « nombre » dans sa dénomination. Ici encore, ce nombre donne forme à la parole, aux mots. L’orateur doit modeler son discours de la même façon que le sculpteur donne vie à sa statue. Toutefois, chez Aristote comme chez Cicéron, ce travail des mots et de la phrase ne s’exécute pas à l’aveugle ; il doit se conformer aux règles du cosmos et refléter, à son échelle, la perfection de la course périodique des astres. Par la suite, la rhétorique chrétienne suit une autre voie, pour des raisons qu’Augustin expose clairement : la parole du prédicateur doit conserver un style simple, proche du parler courant, afin d’être compris par son auditoire et de ne pas être piégé par sa propre vanité74. Toutefois, la conception platonicienne et pytha70

Quintilien, Inst., II, 21, 1. Voir aussi Denys d’Halicarnasse, Comp., VI, 6, 12-21. Cicéron, Or., 201 : « Dans [la poésie et la prose], il y a une matière et un travail de mise en forme. La matière est dans les mots, la mise en forme dans le regroupement des mots ». 72 Voir A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, 1932, p. 64. 73 Sur l’emploi de ces termes en rhétorique latine et de leur rapport avec le grec, voir M. Baratin, La naissance de la syntaxe à Rome, 1989, p. 297-298 ; 328 ; M. Casevitz, « Étude lexicologique », p. 27. 74 Voir Augustin, De Doctrina Christiana, IV, 6, 10. Voir F. Di Capua, « Il ritmo prosaico in S. Agostino », Miscellanea Agostiniana II, Rome, 1931, p. 610 ; M. Banniard, 71

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goricienne d’un monde terrestre qui serait le reflet imparfait du monde céleste marque indéniablement la culture antique et médiévale. Elle est omniprésente dans le De Musica d’Aristide Quintilien, mais aussi dans la théorie musicale chrétienne d’Augustin, de Boèce et de leurs successeurs, Cassiodore, Isidore de Séville et Aurélien de Réômé. 4. Rhuthmos et numerus dans les traités de musique tardifs et médiévaux À l’époque impériale, Aristide Quintilien s’attache à témoigner de la vision que les Anciens avaient de la musique. Sa réflexion sur le rythme est clairement influencée par Platon et Aristote. Tout d’abord, il considère la musique, tant spéculative que pratique, comme une mise en forme de la voix et du corps. De fait, « la matière de la musique est la voix et le mouvement du corps »75. Ainsi la musique permetelle de conférer de l’ordre aux intonations vocales et aux gestes en leur appliquant des rapports arithmétiques. Cet ordre est le reflet imparfait du mouvement circulaire76 parfait du monde éthéré. Ce caractère imparfait ne tient pas à la forme, car les nombres et la science de la musique sont parfaits77, mais à la matière. En effet, contrairement au monde éthéré, le monde terrestre est soumis à la corruption et au changement78. Il en résulte que la musique tient à la fois du monde céleste comme science des nombres et du monde terrestre comme application de ces nombres à une matière corruptible. Aristide Quintilien rapporte en outre la théorie selon laquelle le rythme serait l’élément mâle et la mélodie l’élément femelle79. Il veut mettre ainsi en avant la différence entre ce qui exécute une action et ce qui subit cette action : Τινὲς δὲ τῶν παλαιῶν τὸν μὲν ῥυθμὸν ἄρρεν ἀπεκάλουν, τὸ δὲ μέλος θῆλυ · τὸ μὲν γὰρ μέλος ἀνενέργητόν τ’ἐστὶ καὶ ἀσχημάτιστον, ὕλης ἐπέχον λόγον διὰ τὴν πρὸς τοὐναντίον ἐπιτηδειότητα, ὁ δὲ ῥυθμὸς πλάττει τε αὐτὸ καὶ κινεῖ τεταγμένως, ποιοῦντος λόγον ἐπέχων πρὸς τὸ ποιούμενον80. Viva Voce : communication orale et communication écrite du IV e au I X e siècle en Occident latin, Paris, 1992, p. 69-76 ; D. Foster, « Eloquentia nostra (DDC IV, VI, 10) : A Study on the Place of Classical Rhetoric in Augustine », Augustinianum, 36 (1996), p. 464-474 ; E. Auerbach, Le Haut langage, p. 50-53. 75 Aristide Quintilien, De Mus., I, 4, 29 : « ῞Υλη δὲ μουσικῆς φωνὴ καὶ κίνησις σώματος ». 76 Voir Aristide Quintilien, De Mus., III, 10, 20. 77 Voir Aristide Quintilien, De Mus., I, 4. 78 Aristide Quintilien, De Mus., III, 7, 6-14. 79 Voir Th. Reinach, La Musique grecque, Paris, 1976 (1926), p. 74. 80 Aristide Quintilien, De Mus., I, 19, 25-30 : « Certains Anciens appelaient le rythme “mâle” et la mélodie “femelle”. La mélodie, de fait, est inerte et informe ; elle a

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Le fait que le masculin soit la forme et le féminin la matière est une idée exprimée par Aristote dans le De Generatione Animalium81. Selon lui, le masculin est actif, il est le principe de mouvement et de génération, le féminin est passif, il constitue la matière. Nous ignorons en revanche à qui Aristide Quintilien fait allusion concernant l’application de cette théorie au couple rythme/mélodie82 . Dans la même perspective, Aristide Quintilien envisage aussi au début de son traité la mélodie comme une succession de sons dont il est difficile de saisir l’organisation lorsqu’elle n’est pas accompagnée d’un rythme. Il faut alors comprendre que la mélodie fournit les sons qui se succèdent dans le temps, la matière rythmable à laquelle le rythme donne forme en imposant des rapports arithmétiques aux durées. On retrouve donc en creux le système aristoxénien qui distingue le rythme et le rythmable. La théorie platonicienne influe également les théoriciens chrétiens de la musique, notamment Augustin. Celui-ci défend l’idée que la musique humaine est un reflet imparfait de la musique divine83. Cette conception s’inspire aussi du Traité des Principes d’Origène : Dieu organise le monde et synthétise la diversité de la matière84. À la suite d’Origène, Augustin conçoit la création divine comme l’application de nombres qui donnent naissance aux proportions et à la beauté du monde. Ainsi le nombre prend-il une dimension sacrée : il est un principe à l’origine de la vie et partie prenante de cette vie. Dans ce cadre, le rythme est une modalité spécifique de l’interaction entre le nombre et l’être. De la même façon qu’un musicien prévoit ce qu’il va interpréter, en particulier les intervalles mélodiques et duratifs qu’il va employer, Dieu, pour Augustin, dispose selon sa volonté les êtres et les choses du monde à la fois dans l’espace et dans le temps85. Augustin établit ainsi le rapport déjà affirmé par Platon et les pythagoriciens entre les nombres et la beauté formelle. Le respect des rapports arithmétiques, inspirés par l’Intelligence divine, produit la proportion exprimée dans les nombres

fonction de matière du fait de sa capacité à se prêter à son contraire. Le rythme lui, la façonne et la meut selon un ordre, exerçant la fonction d’agent sur ce qui subit l’action ». 81 Aristote, De Gen. Anim., 716a 4-7 ; 729a 10-12 ; 729a 29-30. 82 Théodore Reinach et Thomas J. Mathiesen ne donnent aucune indication à ce sujet. Th. Reinach, La Musique grecque, p. 74 ; T. J. Mathiesen, Apollo’s Lyre : Greek Music and Music Theory in Antiquity and the Middle Ages, Lincoln Neb., 1999, p. 521-582. 83 Voir L. Spitzer, Classical and Christian Ideas, p. 44. 84 Origène, Principes, 2, 1, 1-3. 85 Voir Augustin, Epistolae, 166, 13. Voir sur ce point L. Spitzer, Classical and Christian Ideas, p. 31.

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(« numerositas »)86 et la beauté. Reflet du monde (« mundi figura »)87 et de la beauté de la Création, cette beauté mathématique se manifeste dans la géométrie et les rythmes musicaux. Dans ce dernier cas, le terme « numerositas » évoque plus particulièrement l’eurythmie, autrement dit, le respect des rapports proportionnels de durées définis par la musique : « là où sont l’égalité et la similitude, là est l’eurythmie »88. Cette dernière réduit la diversité des durées en les soumettant à une loi unique, celle des rapports proportionnels et de la symétrie. Elle met en œuvre « l’action unificatrice du beau » déjà chère à Plotin89. De plus, cette beauté mathématique et musicale est source d’un plaisir corporel (auditif)90. Toute la difficulté pour celui qui veut se rapprocher de Dieu consiste à accepter ce plaisir sans pour autant s’y attacher outre mesure. Ce point de vue, exprimé dans le De Musica, doit sans aucun doute être rapproché du célèbre passage des Confessions où Augustin fait état du caractère ambigu du chant d’Église, qui peut tout aussi bien mener l’homme dans le péché, à cause du plaisir ressenti, que le rapprocher de Dieu91. Dans cette perspective, Augustin établit une hiérarchie entre les rythmes immuables et éternels émanant de Dieu et les rythmes humains qui n’ont d’existence qu’au moment où l’homme les produit et les perçoit92 . Ceux-ci sont tributaires des sens et n’ont qu’une existence éphémère. Augustin emploie à cet égard une belle métaphore, celle d’une trace laissée à la surface de l’eau qui apparaît brièvement pour ensuite disparaître93. La hiérarchie est donc établie en fonction du critère de la temporalité94. Alors que les rythmes humains ne durent qu’un instant, les rythmes parfaits sont éternels, comme Dieu et peuvent exister même si personne ne les entend95. Suivant cette logique, c’est le travail théorique appliqué aux rythmes (« numeri iudicales »)96 qui permet à l’homme de se rapprocher des rythmes divins, parce qu’ils supposent un travail d’intériorisation, c’est-à-dire 86

Voir Augustin, De Mus., VI, 12, 36 ; 13, 38. Augustin, Epist., 7, 16, 3. 88 Augustin, De Mus., VI, 13, 38 : « Vbi autem aequalitas aut similitudo, ibi numerositas ». 89 Voir J. Bertier et al., Plotin, Traité sur les nombres (Ennéade VI, 6, 34), Paris, 1980, p. 32. 90 Voir Augustin, De Mus., VI, 10, 26. 91 Augustin, Confessions, IX, 6. 92 Voir Augustin, De Mus., VI, 4, 5. 93 Augustin, De Mus., VI, 2, 3. 94 Voir Augustin, De Mus., VI, 4, 6. 95 Augustin, De Mus., VI, 2, 3. 96 Voir Augustin, De Mus., VI, 6, 16 ; 7, 17. 87

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une opération de la raison qui tend à se détacher des réalités corporelles et à réduire la multiplicité à l’unité97. Ce sont les seuls rythmes humains à être éternels, car ils prennent leur source dans l’âme98. Dans cette optique, l’étude des rythmes humains n’est qu’un préambule à la contemplation des rythmes divins. En d’autres termes, l’exercice de la raison dans la musique n’est pas une fin en soi. Augustin insiste sur ce point au début du livre VI de son De Musica : l’apprentissage de la musique est comparé à un itinéraire qui mènerait jusqu’à Dieu99. La musique, en élevant l’homme au-dessus des réalités corporelles, l’initie véritablement à la contemplation. Au V I e siècle, Boèce consacre à la musique un traité imposant, le De Institutione Musica. Son entreprise d’envergure s’inscrit dans un projet plus vaste, celui de présenter les connaissances essentielles touchant au Quadrivium (Musique, Arithmétique, Géométrie et Astronomie). Ces quatre disciplines ont pour point commun de prendre pour objet d’étude les nombres (dans les mathématiques, dans les figures, dans les sons et dans le ciel) et d’avoir pour objectif de conduire celui qui les pratique à la sagesse. Ainsi, pour Boèce comme pour Augustin, l’exercice de la raison dans le jugement et la compréhension des rythmes est supérieur à la pratique musicale du fait même qu’il dépasse l’ordre de la matière et offre un préambule à la contemplation100. De plus, Boèce instaure une hiérarchie, dont la postérité est très grande au Moyen Âge, entre la musique céleste, la musique humaine et la musique instrumentale : Sunt autem tria. Et prima quidem mundana est : secunda uero humana : tertia quae in quibusdam constituta est instrumentis. Vt in citharis uel tibiis caeterisque quae cantilenae famulantur101.

Dans la première, forme et matière ne font qu’un, le monde102 . Selon une perspective clairement inspirée du pythagorisme et du néoplatonisme, la « musique des sphères » est le modèle de l’harmonie 97 Opération essentielle dans la philosophie de Plotin car elle suppose un progrès dans l’accomplissement de l’être par la possession de soi. Voir J. Bertier et al., Plotin, p. 32. 98 Augustin, De Mus., VI, 7, 17. 99 Augustin, De Mus., VI, 1, 1. 100 Sur la suprématie de la raison (siégeant dans l’âme), voir Boèce, De Musica, f. 9v. Sur ce point, voir L. Spitzer, Classical and Christian Ideas, p. 34. 101 Boèce, De Mus., incipit, f. 9v : « Il existe trois musiques. La première est celle du monde, la deuxième, celle de l’homme, la troisième est celle qui est exécutée dans certains instruments comme les cithares et les tibiae et dans tous les autres qui sont au service du chant ». 102 Boèce, De Mus., incipit, f. 9v.

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mélodique et rythmique. Elle est un assemblage géométrique parfait d’éléments mobiles, dont le mouvement produit un son. L’évocation aristotélicienne de la course des astres et des saisons qui reviennent à intervalles réguliers, permet à Boèce de mentionner le rythme périodique du monde. Enfin, on retrouve l’idée chère à Augustin que la musique céleste est éternelle et qu’elle peut exister en dehors de la perception humaine. Ensuite, dans la deuxième musique, les sons sont produits par la voix103. Citant Aristote, Boèce considère la musique vocale comme la combinaison d’éléments corporels et incorporels, car les sons graves et aigus produits par la voix émanent à la fois du corps et de l’âme. Cette musique est donc appréhendée comme une mise en forme de l’homme, une synthèse de tous ses éléments constitutifs ; elle doit entraîner l’harmonie entre le corps et l’âme de celui qui la pratique, mais aussi entre son âme et l’âme du monde104. Enfin, la troisième musique est la musique instrumentale105. Cette hiérarchie tripartite instaurée par Boèce repose donc sur le rapport plus ou moins immédiat de la musique avec Dieu : la musique du monde est parfaite car elle est la combinaison d’éléments exclusivement célestes. La musique humaine occupe la position intermédiaire, car elle repose sur un mélange d’éléments célestes, émanant de l’âme, et d’éléments terrestres. Enfin, la musique instrumentale est la plus éloignée de Dieu et la plus corrompue puisqu’elle n’est composée que d’éléments terrestres. Comme Boèce, Cassiodore consacre ses Institutiones Musicae à établir le catalogue des différents modes musicaux et n’évoque presque pas le rythme. On peut néanmoins s’attacher à un court passage où Cassiodore mentionne l’autorité d’Augustin : Scripsit etiam et Pater Augustinus de Musica sex libros, in quibus humanam uocem, rhythmicos sonos et harmoniam modulabilem in longis syllabis atque breuibus naturaliter habere monstrauit106.

Cassiodore établit, à la suite d’Augustin, une corrélation entre la nature et les capacités musicales de l’homme, c’est-à-dire la faculté de produire un rythme (« rhythmicos sonos ») et une mélodie (« harmoniam modulabilem »). Cette articulation pythagoricienne entre la nature et 103

Boèce, De Mus., incipit, f. 9v-10v. Voir L. Spitzer, Classical and Christian Ideas, p. 34. 105 Boèce, De Mus., incipit, f. 10v. 106 Cassiodore, Institutiones Musicae, II, 5, 10 : « Augustin a également écrit un De Musica en six livres, dans lesquels il a démontré que la voix humaine possède naturellement des sons rythmiques et une modulation harmonieuse dans les syllabes longues et brèves ». 104

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la musique humaine suggère que celle-ci constitue bien un microcosme gouverné par les mêmes lois que le macrocosme, c’est-à-dire par les lois des nombres107. La véritable musique est celle qui s’attache à comprendre cette science qui gouverne le monde108. Comme Augustin et Boèce, Cassiodore privilégie donc la théorie au profit de la pratique, car la théorie suppose un effort de réflexion et de rationalisation (« cognitio ») et aide ainsi l’homme à se rapprocher de cette volonté divine dont découle la musique du monde109. Cette théorie connaît une grande postérité à l’époque médiévale : grâce à la musica, l’homme peut contempler toute la réalité du monde, spirituelle et corporelle110. Dans ce cadre, l’étude du rythme fait partie intégrante de ce travail de réflexion sur ces rapports numériques. Les théoriciens postérieurs reprennent largement la théorie de Cassiodore. Les reprises textuelles sont particulièrement fréquentes dans le De Musica d’Isidore de Séville (V I e-V II e siècles) et dans la Musica Disciplina d’Aurélien de Réômé (I X e siècle). Est développée tout d’abord l’idée pythagoricienne d’un monde gouverné par les lois des nombres. Isidore suggère que « le monde lui-même, à ce que l’on dit, est composé par une certaine harmonie de sons et le ciel lui-même suit une révolution soumise à une modulation harmonieuse »111. Aurélien ajoute que la musique céleste ne parvient pas nécessairement à nos oreilles112 : on reconnaît l’influence d’Augustin et de Boèce. À ce titre, la musique humaine doit obéir aux mêmes lois que le macrocosme113. Par ailleurs, Aurélien de Réômé reprend la tripartition boécienne (musique cosmique, musique humaine et musique instrumentale)114. Dans cette perspective, le rythme apparaît bien comme une mise en forme à la fois des sons et de la matière même du monde dans la durée. Aurélien prend également comme exemple la succession périodique des saisons115. Toutefois, l’une des différences sans doute les plus frappantes qui sépare ces deux théoriciens de Boèce, de Cassiodore et dans une moindre mesure d’Augustin, est l’importance accordée à la pratique. La 107

Cassiodore, Inst., II, 5, 2. Cassiodore, Inst., II, 5, 4. 109 Cassiodore, Inst., II, 5, 10. Voir L. Spitzer, Classical and Christian Ideas, p. 37. 110 Voir le témoignage emblématique de Jacques de Liège (X III e-X I V e siècles), cité par John Stevens, Words and Music in the Middle Ages. Song, narrative, dance and drama (1050-1350), Cambridge, 2008 (1986), p. 375. 111 Isidore, Étymologies, III, 17, 1 : « Nam et ipse mundus quadam harmonia sonorum fertur esse compositus, et coelum ipsum sub harmoniae modulatione reuoluitur ». 112 Aurélien de Réômé, Musica Disciplina, III, 33. 113 Voir Isidore, Étym., III, 23, 2. 114 Aurélien de Réômé, Mus., III, 32. 115 Aurélien de Réômé, Mus., III, 33. 108

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musique est non seulement une science qui fait appel à la raison, mais aussi un savoir-faire qui demande une grande habileté. Conclusion du chapitre À l’origine, le rythme (« ῥυθμός ») est associé à la forme (« σχῆμα ») qui s’applique à une matière. À partir de Platon et surtout d’Aristote, le rythme est même assimilé à cette forme. Il s’inscrit en outre dans l’écoulement du temps. La définition du ῥυθμός repose dès lors sur la distinction entre ce qui subsiste, c’est-à-dire la matière, et ce qui est modifié, c’est-à-dire la qualité de la matière, sa mise en forme en fonction de rapports arithmétiques. Ajoutons que ces derniers sont conçus depuis Platon et les pythagoriciens comme ceux qui gouvernent le monde céleste, autremement dit le cycle des astres, le retour des saisons, etc. Or, si le rythme humain doit refléter ce rythme cosmique, il reste toutefois imparfait car la matière à laquelle il s’applique n’est pas incorruptible comme les astres. Partant de cette définition philosophique du rythme physique et métaphysique, la musique grecque adapte le concept à son objet. Aristoxène, disciple d’Aristote, maintient la distinction entre la matière et la forme. Il appelle la première : « rythmable » (« ῥυθμιζόμενον ») et la seconde : « rythme » (« ῥυθμός »). La matière rythmable peut être geste, mélodie et parole, c’est-à-dire les trois intermédiaires à travers lesquels la musique grecque se réalise. Dans ce cadre, le rythme est défini comme un agencement, déterminé par des règles arithmétiques précises, des unités du rythmable (signal, son, syllabe). En rhétorique, Aristote assure parfaitement la transition entre philosophie et art oratoire. Conservant le postulat selon lequel le rythme est une forme, il accorde une importance accrue au concept de nombre (« ἀριθμός »). Le rythme est le nombre qui détermine la forme de la parole oratoire. La rhétorique latine poursuit cette analogie dans le choix même de sa terminologie : « ῥυθμός » est traduit depuis Cicéron par « numerus ». La rhétorique latine conserve en outre les fondements philosophiques grecs, puisqu’elle conçoit le rythme comme la mise en forme d’une matière : les mots. Elle maintient enfin le cadre métaphysique de cette définition dans la mesure où elle considère que la réalisation parfaite du rythme s’effectue à travers les périodes des astres et doit être, autant que possible, imitée par l’homme. La musique à l’ère chrétienne assume plus ou moins l’héritage de la musique grecque. L’influence d’Aristoxène est très palpable chez Aristide Quintilien, dans une moindre mesure chez Boèce et Cassiodore, qui se préoccupent très peu du rythme. En réalité, la théorie musicale

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tardive et médiévale doit beaucoup plus à la philosophie grecque. Cela est vrai pour le De Musica d’Aristide Quintilien, imprégné de platonisme. L’analogie platonicienne et néo-platonicienne entre le macrocosme et le microcosme, la distinction aristotélicienne entre forme et matière trouvent, en outre, un écho saisissant chez les théoriciens chrétiens de la musique. Tout en conservant sa portée physique et métaphysique, le rythme est intégré dans un système théologique qui confère au nombre une valeur sacrée. Le nombre est d’origine divine, et détermine la Création, c’est-à-dire la mise en forme du monde. Dans cette perspective, l’apprentissage de la musique, science du nombre, est un préambule à la contemplation : par l’exercice de sa raison et un travail d’intériorisation, l’homme parvient à comprendre les principes de la musique divine.

CHAPITRE II

ARYTHMIE, RYTHME ET MÈTRE Henri Meschonnic, dans sa célèbre étude sur le rythme, met à juste titre en garde contre la confusion du rythme et du mètre. Cette confusion est induite par « trois éléments [qui] se conditionnent inséparablement : le primat de la notion de régularité pour définir le rythme, la confusion entre le rythme et le mètre et le primat du mètre sur le rythme »1. Ce postulat épistémologique repose sur une conception réductrice du rythme, qui définit celui-ci comme le respect d’une mesure ou d’un vers. Or, on l’a vu, cette définition est loin de rendre compte de la richesse du concept de « ῥυθμός »/« numerus ». Ajoutons que la distinction entre rythme et mètre est très clairement établie dans l’Antiquité et au Moyen Âge. La persistance de cette distinction, qui s’accompagne d’un certain conservatisme terminologique, doit toutefois être considérée avec précaution. Comme l’a démontré Michel Banniard2 , le latin connaît des mutations profondes, qui ont eu pour conséquence d’en modifier les constituants rythmiques. À l’époque classique, les quantités syllabiques prédominent dans la production et la perception du rythme, l’accent n’étant qu’un élément secondaire ; dès dès le III e siècle, cet ordre de priorité tend déjà à s’inverser : le rythme latin se fonde de plus en plus sur une logique accentuelle, au détriment des quantités3. On s’interrogera donc, dans ce chapitre, sur les enjeux de cette évolution dans la théorie du numerus, plus précisément dans le choix des paramètres qui permettent de définir et de distinguer ce qui est de l’ordre du rythme ou du mètre. Ce questionnement ne saurait en outre se passer d’une réflexion portant sur les genres littéraires et les 1 H. Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Paris, 1982, p. 183. 2 M. Banniard, « La Cité de la Parole : Saint Augustin entre la théorie et la pratique de la communication latinophone », Journal des savants, 2 (1995), p. 303 ; « Apport de la phonologie diachronique à l’histoire des formes poétiques des I V e/I X e siècles », in Poesia dell’alto medioevo Europeo, éd. F. Stella, Florence, 2000, p. 139-155. 3 Voir aussi G. B. Pighi, Studi di Ritmica e Metrica, Turin, 1970, p. 34-40 ; D. Norberg, Les vers iambiques et trochaïques au Moyen-Âge et leurs répliques rythmiques, Stockholm, 1988, p. 7-8 ; J. Luque Moreno, Arsis, thesis, ictus. La marcas del ritmo en la música y en la métrica antiguas, Grenade, 1994, p. 71-79 ; S. Mattiacci, « Le origini della versificazione ritmica nella tarda antichità latina », in Poesia dell’alto medioevo Europeo, éd. F. Stella, Florence, 2000, p. 5.

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esthétiques propres à chacun4. De fait, rythme et mètre sont associés à des paroles distinctes et posent le problème de l’articulation entre la prose et la poésie, entre le parlé et le chanté. Ainsi, comprendre les caractéristiques du rythme et du mètre permettra de dresser un premier bilan sur ce qui unit et sépare le rythme déclamé et le rythme chanté. 1. La dichotomie rythme/mètre La distinction entre rythme et mètre trouve sa définition la plus formalisée dans l’Institution Oratoire de Quintilien ; le système exposé dans ce traité permet d’éclairer la réflexion menée auparavant par Cicéron sur la spécificité du numerus oratoire par rapport au mètre de la poésie. Ce système est, de plus, largement repris par les grammairiens à partir du IV e siècle, dont les théoriciens de la musique s’inspirent dès Augustin jusqu’au Moyen Âge. Quintilien considère que rythme et mètre sont deux méthodes de mise en forme d’une même matière : les mots. « Tout art qui consiste à ajuster les mots dans un édifice, à leur appliquer une mesure et à les enchaîner de façon euphonique repose sur des rythmes (en grec ῥυθμοί) ou bien sur des mètres (μέτρα), autrement dit, sur une certaine mesure »5. Dans les deux cas, il s’agit de regrouper les syllabes en séquences distinctes et mesurables en fonction de principes propres : Sunt et illa discrimina, quod rhythmis libera spatia, metris finita sunt, et his certae clausulae, illi quo modo coeperant currunt usque ad metabolen, id est transitum ad aliud rhythmi genus, et quod metrum in uerbis modo, rhuthmos etiam in corporis motu est6.

Tout d’abord, sur le plan de la macrostructure, le rythme ne suppose aucune fin, il n’est pas délimité a priori par un cadre. Le mètre, au contraire, se définit par sa mesure, notamment par le nombre de pieds qu’il contient, et tend vers une cadence, par exemple le pied final catalectique dans l’hexamètre dactylique7. Du point de vue de 4

Voir H. Meschonnic, Critique du rythme, p. 457. Quintilien, Inst., IX, 4, 45 : « Omnis structura ac dimensio et copulatio uocum constat aut numeris (numeros ῥυθμούς accipi uolo) aut μέτροις, id est dimensione quadam ». 6 Quintilien, Inst., IX, 10, 50 : « Il y a en outre les différences suivantes : dans les rythmes, les segments sont libres, tandis que dans les mètres, ils sont définis ; les mètres ont des cadences déterminées, les rythmes courent comme ils ont commencé jusqu’à la métabole, c’est-à-dire jusqu’au passage à un autre genre de rythme. Le mètre est seulement dans les mots, tandis que le rythme est aussi dans le mouvement du corps ». 7 Voir R. L. Crocker, « Musica Rhythmica and Musica Metrica in Antiquity and Medieval Theory », Journal of Music Theory, 2 (1958) p. 6 ; H. Meschonnic, Critique du rythme, p. 187. 5

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la microstructure, le rythme n’impose aucune combinaison de longues et de brèves. Le choix est libre et guidé avant tout par la durée totale des intervalles de durée (« spatia »). Toutefois, lorsque ce choix est fait, il doit se maintenir, jusqu’à l’apparition éventuelle d’une variation. Dans le mètre, au contraire, les combinaisons de longues et de brèves sont imposées et déterminent la nature du mètre. Quintilien considère donc que le rythme se rapporte à la durée globale (« quantitas ») des segments, le mètre à la répartition des valeurs de durée dans cette durée globale (« qualitas »)8. Par ailleurs, est rappelé le fait que le rythme peut se matérialiser non seulement dans les mots, mais également dans les gestes. On retrouve sur ce point l’origine même du terme « ῥυθμός » qui, on s’en souvient, évoque depuis Platon les proportions du mouvement. Plus précisément, le rythme peut, selon Quintilien, se marquer par des coups frappés de la main ou du pied9. Enfin, une dernière différence sépare le rythme du mètre : le respect ou non des quantités syllabiques10. Dans le rythme, les lois de la musique peuvent influer les quantités du texte11. En d’autres termes, le rythme peut imposer des durées aux syllabes qui ne correspondent pas à leur quantité. Cela peut également apparaître dans la versification. En effet, dans les vers chantés, certaines combinaisons supposent dans la diction une « tricherie articulatoire capable d’un rattrapage duratif »12 . Par exemple, dans un vers iambique, lorsque l’iambe est remplacé par un anapeste ou un spondée, il faut que soient conservés les trois temps de la mesure13. Ces caractéristiques exposées par Quintilien sont reprises par les grammairiens du IV e siècle et par leurs successeurs médiévaux. Le dessein poursuivi dans ces traités est de proposer un catalogue des 8 Quintilien, Inst., IX, 4, 46 : « Nam primum numeri spatio temporum constant, metra etiam ordine, ideoque alterum esse quantitatis uidetur, alterum qualitatis (De fait, en premier lieu, les rythmes reposent sur le segment des temps, tandis que les mètres reposent sur leur répartition. Aussi semble-t-il que la première catégorie concerne la quantité, la seconde, la qualité) ». 9 Voir Quintilien, Inst., IX, 4, 51. 10 Voir Quintilien, Inst., IX, 4, 89 ; 91. Voir aussi Denys d’Halicarnasse, Comp., VI, 11, 111-119. 11 Même remarque chez Denys d’Halicarnasse (Comp., VI, 11, 22). Voir P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 67. 12 J. Dangel, « De la métrique accentuelle », p. 168. Voir également J. Dangel, « Métrique et rythmique latines selon G. B. Pighi : apports et perspectives d’une poétique », in Giovanni Battista Pighi, Censimo post diem natalem anno (1898-1998), éd. G. Calboli et J.-P. Marchi, 2001, p. 99. 13 Si l’on admet le principe d’isochronie. À ce sujet, voir Th. Reinach, La Musique grecque, p. 101.

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principaux mètres ; les définitions du rythme et du mètre constituent dès lors un préambule, souvent succinct. Toutefois, la distinction entre mètre et rythme est maintenue. On la rencontre chez Diomède, Aphtonius et Marius Victorinus (IV e siècle), mais également chez Audax (V e-V I e siècles), dont s’inspire très vraisemblablement Bède le Vénérable (V II e-V III e siècles). La terminologie employée dans ces traités est empruntée à l’Institution Oratoire. Néanmoins, le latin connaît des mutations profondes entraînées par l’abandon progressif des quantités syllabiques ; dès lors, les concepts et les termes empruntés à Quintilien renvoient-ils vraiment aux mêmes procédés rythmiques dans les traités des grammairiens ? Si les échos textuels entre ces traités sont nombreux, ils sont parfois inexacts. Ce sont ces modifications, souvent minimes, qui peuvent à notre sens éclairer l’infléchissement progressif de la théorie du rythme et du mètre. Tout d’abord, le rythme fait l’objet de définitions propres, distinctes de celles du mètre. Il est conçu par Aphtonius comme « l’enchaînement rapide (iunctura uelox) de pieds et de temps »14 et par Diomède comme « l’enchaînement inconstant et sans mesure (iunctura cum leuitate sine modo) de pieds et de temps »15. Ce terme « iunctura », utilisé par Quintilien pour évoquer la synaphie16 ou bien l’euphonie17, fait ici plutôt référence à l’enchaînement des unités rythmiques. Il a en réalité le même sens que « σύστημα », terme employé par Aristoxène dans ses Elementa rhythmica pour évoquer précisément l’enchaînement des durées rythmiques18. Mais la définition la plus reprise au Moyen Âge est celle de l’Ars Palaemonis que l’on retrouve par la suite chez Audax et Bède : Quid est rhythmus ? Verborum modulata compositio, non metrica ratione, sed numerosa scansione ad iudicium aurium examinata […]19. Quid est rhythmus ? Verborum modulata compositio, non metrica ratione, sed numero ad iudicium aurium examinata […]20. 14 Aphtonius, De Metr., GL VI, 41, 25-26 : « Rhythmus est pedum temporumque iunctura uelox ». 15 Diomède, Ars gram., de art. metr., GL I, 473, 21 : « Rythmus est pedum temporumque iunctura cum leuitate sine modo ». 16 Quintilien, Inst., VIII, 3, 45. 17 Quintilien, Inst., IX, 4, 22 ; 27 ; 32. 18 Voir Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 9. 19 Ars Palaemonis, GL VI, 206, 7-9 : « Qu’est ce que le rythme ? Une composition mesurée de mots qui ne respecte pas un système métrique, mais une scansion rythmique soumis au jugement auditif […] ». 20 Audax, Excerpta de Scauro et Palladio, GL VII, 331, 17-18 : « Qu’est ce que le rythme ? Une composition mesurée de mots qui ne respecte pas un système métrique, mais un nombre soumis au jugement auditif […] ».

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Quid est rhythmus ? Verborum modulata compositio, non metrica ratione, sed numero syllabarum ad iudicium aurium examinata […]21.

Le terme « compositio », central dans la théorie du rythme, évoque un enchaînement cohérent de durées successives distinctes qui forment autant de segments. Ces durées sont contenues dans les mots (« compositio uerborum »). Dans l’Ars Palaemonis, cette segmentation repose sur le respect d’une mesure (« modulata compositio ») matérialisée par une scansion rythmique (« numerosa scansio »). Il est vrai que le terme « modulatio » et l’adjectif « modulatus » prêtent à confusion, puisqu’ils peuvent faire référence aux modulations de la voix, c’est-àdire aux intonations22 , mais également, comme c’est très probablement le cas ici, à l’application d’une mesure (« modus »)23. Par ailleurs, l’emploi du terme « scansio » est réservé normalement à la scansion métrique24 ; l’ajout du qualificatif « numerosa » permet de préciser qu’il s’agit d’un rythme et non d’un mètre. Il est d’ailleurs significatif que plus tard, Audax remplace « numerosa scansione » par « numero ». S’agit-il de l’emploi de « numerus » inauguré par Cicéron au sens de « rythme » ? Cela est peu probable car depuis Quintilien, les grammairiens préfèrent employer la translittération « rhuthmos »/« rhythmus ». La version de Bède apporte à notre sens la réponse : il s’agit du nombre de syllabes (« numerus syllabarum »). L’ajout de ce simple génitif témoigne en réalité d’un infléchissement déjà présent chez Diomède. Ce dernier appréhende en effet le rythme comme « une image mesurée (imago modulata) du vers, qui conserve un nombre de syllabes (seruans numerum syllabarum) »25. Sur le modèle du vers, le rythme observe une mesure qui est appréhendée en fonction du nombre de syllabes. Il s’agit là sans doute d’une allusion implicite à la poésie tardive qui ne prend plus pour point de référence la quantité, mais le nombre de syllabes, et, par la suite, la distinction entre syllabes accentuées et syllabes atones. Est adoptée dès lors une logique rythmique et accentuelle, qui tend cependant à conserver les schémas des mètres (iambiques, trochaïques, etc.), d’où l’expression « uersus imago ». Une contradiction 21 Bède, De Arte metrica, 138, 8-10 : « Qu’est ce que le rythme ? Une composition mesurée de mots qui ne respecte pas un système métrique, mais un nombre de syllabes soumis au jugement auditif […] ». 22 Voir Quintilien, Inst., XI, 3, 57-59. 23 Voir Quintilien, Inst., IX, 4, 139. 24 Voir Diomède, Ars gram., de art. metr., GL I, 495, 30 ; Aphtonius, De Metr., GL VI, 55, 16. 25 Diomède, Ars gram., de art. metr., GL I, 473, 23 : « Rythmus est uersus imago modulata seruans numerum syllabarum ».

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semble néanmoins se faire jour : Diomède définit le rythme comme un « enchaînement sans mesure (sine modo) », Marius Victorinus, Audax et Bède comme « une composition mesurée de mots (modulata compositio) ». Le rythme est-il mesuré ou non mesuré ? Il convient en réalité de distinguer deux emplois du terme « modus ». Chez Diomède, il renvoie au cadre dans lequel vient s’inscrire le développement du rythme tout entier. Or, le rythme ne suppose aucune limite, aucun terme. Il est un flux que vient n’interrompre aucune borne. Aphtonius propose même une étymologie venant appuyer ce trait. Il fait venir le mot « rhythmus » de « rhysis (ῥύσις) », dont il donne la traduction latine « fluor (écoulement) »26. En revanche, le rythme respecte une mesure musicale (« modulata »). Il faut par conséquent bien différencier la mesure globale de la macrostructure et la mesure interne et réitérée de la microstructure. Par ailleurs, les grammatici définissent le rythme essentiellement en fonction du mètre, selon des critères qui avaient déjà été exposés dans l’Institution Oratoire de Quintilien. La définition de l’Ars Palaemonis connaît ici encore une postérité remarquable, en particulier chez Audax et Bède qui la reprennent tous deux textuellement : Verum tamen rhythmus per se sine metro esse potest, metrum sine rhythmo esse non potest, quod liquidius ita definitur : metrum est ratio cum modulatione, rhytmus modulatio sine ratione. in rhythmo, non artifici obseruatione seruata, sed sono et ipsa modulatione ducente27.

Cette définition fait apparaître les principaux éléments qui distinguent le rythme du mètre. Tout d’abord, tous deux supposent le respect d’une mesure musicale (« modulatio »). Le mètre est un rythme spécifique car il correspond à un système (« ratio »)28 et à des règles techniques (« artifici obseruatione ») qui en déterminent l’existence ; il entre dans un cadre théorique préalable dont la métrique dessine les 26 Aphtonius, De Metr., GL VI, 42, 5-6 : « Rhythmus id est a rhysi et fluore quodam ». 27 Ars Palaemonis, GL VI, 206, 11-207, 3 : « Cependant, le rythme peut exister par lui-même sans le mètre, tandis que le mètre ne peut exister sans le rythme. Voici une définition plus claire : le mètre est un système qui respecte une mesure, le rythme le respect d’une mesure sans système. Généralement, toutefois, tu peux trouver par quelque hasard un système dans le rythme, qui ne repose pas sur le respect d’une règle technique, mais qui est guidé par le son et la mesure elle-même » ; Audax, Exc., GL VII, 332, 1-4 ; Bède, De Art. metr., 138, 10-12. 28 Sur le sens du terme ratio et notamment sa portée systémique et son rapport au nombre, voir P. A. Deproost, « L’héritage latin, une culture de l’universel », dans In Principio erat verbum. Mélanges Paul Tombeur, éd. B. M. Tock, Turnhout, 2005, p. 106-110.

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contours : sa mesure doit répondre à des exigences concernant sa durée, ses combinaisons rythmiques, sa dynamique, etc. Le rythme continue donc d’être distingué du mètre par son emploi libre des quantités syllabiques. Aphtonius souligne ainsi que, contrairement au métricien (« metricus »), le musicien (« musicus ») peut allonger les brèves ou raccourcir les longues29 à sa guise, en fonction des besoins de la mélodie et notamment de la mesure musicale. Ensuite, à propos de l’étendue du rythme et du mètre, Aphtonius précise que « le mètre est délimité par un nombre défini de syllabes ou de pieds alors que le rythme n’est circonscrit par aucun nombre »30. Charisius affirme de même qu’« il n’y a aucune différence entre le rythme et le mètre, si ce n’est que le rythme est un mètre fluide, le mètre un rythme clos »31. Diomède est le plus précis : Distat enim metrum a rhythmo quod metrum certa qualitate ac numero syllabarum temporumque finitur certisque pedibus constat ac clauditur, rythmus autem temporum ac syllabarum pedumque congruentia infinitum multiplicatur ac profluit32 .

Comment ne pas voir dans ce passage l’influence de Quintilien ? De fait, Diomède évoque l’étendue du mètre délimitée par la répartition de ses unités et une cadence : les verbes « finitur » et « clauditur » font écho aux expressions de Quintilien « finita spatia » et « certae clausulae ». Le nom « qualitas », comme dans l’Institution Oratoire, est synonyme d’ « ordo ». Au contraire, le rythme s’écoule librement : Quintilien utilisait la métaphore de la course. Son étendue est infinie (« infinitum ») : aucune loi ne lui impose de limite. La différence entre Quintilien et Diomède tient en définitive dans le choix des paramètres pris en compte. Il n’est pas question de quantités syllabiques chez le grammairien, mais de syllabes, pour les raisons que nous avons évoquées. Ainsi le rythme peut-il exister en dehors des règles métriques. En revanche, son existence dépend de son exécution concrète dans les sons et les mouvements, en particulier ceux du pied ou de la main qui marquent la mesure. C’est à partir du moment où le rythme est exécuté 29

Aphtonius, De Metr., GL VI, 39, 6-15. Aphtonius, De Metr., GL VI, 42, 1-3 : « Metrum certo numero syllabarum uel pedum finitum sit, rhythmus autem numquam numero circumscribatur ». 31 Charisius, Ars, De Arte metrica, GL I, 289, 15-16 : « Nihil est enim inter rythmon et metron nisi quod rythmos est metrum fluens, metron autem sit rythmos clausus ». 32 Diomède, Ars gram., de art. metr., GL I, 474, 5-8 : « La différence entre le mètre et le rythme est que le mètre est délimité par une répartition et un nombre définis de syllabes et de temps, repose sur des pieds définis et contient une cadence, alors que le rythme se développe et s’écoule par un enchaînement infini de syllabes et de pieds ». 30

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qu’apparaît son mode de fonctionnement. Citons pour finir les mots de Fortunatianus : « le mètre peut conserver sa nature propre sans prendre forme (plasma) alors que le rythme ne peut exister sans prendre forme. De fait, le rythme est également dans les gestes du corps »33. L’emploi du mot grec « plasma (πλάσμα) » est extrêmement important ici. Il renvoie à la pratique concrète du rythme, à la manière de l’exécuter et notamment de l’appliquer à une matière (sons ou gestes). Ainsi, il révèle à quel point les origines géométriques du rythme sont encore prégnantes dans les traités tardifs spécialisés dans l’usage de la langue. Le rythme est avant tout la mise en forme d’une matière. S’il ne repose pas sur des règles aussi strictes que le mètre, il n’en reste pas moins que cette mise en forme fait apparaître, par la façon dont elle a de se réaliser, un système (« ratio ») qui lui permet de fonctionner. La distinction entre rythme et mètre est non seulement reprise par les grammairiens, mais également par les théoriciens tardifs et médiévaux de la musique : Aristide Quintilien, Augustin, Cassiodore, Isidore de Séville et Aurélien de Réômé34. Chez Aristide Quintilien, tout d’abord, deux points de vue sur cette distinction sont rapportés : Μέτρον μὲν οὖν ἐστι σύστημα ποδῶν ἐξ ἀνομοίων συλλαβῶν συγκειμένων ἐπὶ μῆκος σύμμετρον · διαφέρειν δὲ τοῦ ῥυθμοῦ φασιν οἱ μὲν ὡς μέρος ὅλου (τομὴν γὰρ ῥυθμοῦ φασιν αὐτό, παρ’ ὃ καὶ μέτρον εἰρῆσθαι διὰ τὸ μείρειν, ὃ σημαίνει μερίζειν), οἱ δὲ κατὰ τὴν ὕλην · τῶν γὰρ γινομένων ἐκ δυεῖν ἀνομοίων τοὐλάχιστον γεννωμένων τὸν μὲν ῥυθμὸν ἐν ἄρσει καὶ θέσει τὴν οὐσίαν ἔχειν, τὸ δὲ μέτρον ἐν συλλαβαῖς καὶ τῇ τούτων ἀνομοιότητι35.

Aristide Quintilien donne une définition préliminaire du mètre (« μέτρον ») : il s’agit d’un enchaînement (« σύστημα »), c’est-à-dire d’une succession ordonnée et hiérarchisée d’intervalles de durée. De fait, comme le souligne Annie Bélis, « il y va d’abord d’une segmen33 Fortunatianus, Ars Metrica, GL VI, 282, 16-20 : « Metrum sine plasmate prolatum proprietatem suam seruat, rhythmus autem numquam sine plasmate ualebit. Est etiam rhythmus et in corporali motu ». Voir aussi Aphtonius, De Metr., GL VI, 41, 28-29. 34 Voir R. L. Crocker, « Musica Rhythmica », p. 4. 35 Aristide Quintilien, De Mus., I, 23, 1-12 : « Donc le mètre est un enchaînement de pieds constitués à partir de syllabes différentes. Cet enchaînement s’étend sur une longueur mesurée. Selon certains, le mètre diffère du rythme comme la partie du tout (de fait, ils disent que le mètre est une division du rythme, et que la dénomination μέτρον (mètre) vient de *μείρειν qui signifie découper (μερίζειν). Selon d’autres, le mètre diffère du rythme par la matière. De fait, selon eux, puisque toute chose vient d’au moins deux éléments contraires, le rythme trouve son existence dans le levé et le frappé, le mètre dans les syllabes et leur différence [de durée] ».

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tation d’une ligne, où les points pris deux à deux, formeraient des intervalles qui, combinés à leur tour, produiraient des systèmes »36. Il s’agit même plutôt d’un segment que d’une ligne. En effet, le mètre suppose un système qui s’étend sur une longueur déterminée. Le jeu étymologique « μέτρον »/« σύμμετρον » ne fait aucun doute. Cependant, il n’est pas évident de cerner avec précision le sens de l’adjectif « σύμμετρον ». Il peut être employé pour faire référence à une valeur dont on peut prendre la mesure. Il indiquerait alors simplement la possibilité pour l’homme de prendre la mesure du mètre. Autrement dit, le mètre se définirait par sa longueur perceptible par les sens. Cet adjectif peut aussi être employé pour désigner ce qui a une commune mesure. Il faudrait alors comprendre que le mètre se caractérise par une longueur déterminée qui se répète à l’identique ou de façon proportionnelle. De fait, chez Aristoxène, « la συμμετρία exprime la comparaison entre des rapports numériques, et interdit de penser les intervalles comme des incomposés ; tout intervalle peut être produit par d’autres comme il peut contribuer à en générer d’autres »37. Il nous semble que les deux sens ne sont pas incompatibles, loin de là. Le jeu étymologique se poursuit (« μέτρον »/« μέρος ») et conduit Aristide Quintilien à établir un rapport entre l’action de découper et le mètre (« μέτρον », « *μείρειν », « μερίζειν »). Contrairement au rythme, le mètre suppose une mesure orientée vers un terme, c’est-à-dire une coupure. Toutefois, la matière (« ὕλη ») du rythme et du mètre est commune. Aristide Quintilien adhère à cette théorie comme le suggère la composition même de son traité. Après avoir exposé les principes de la rythmique (les durées, les pieds, le tempo, la modulation, l’exécution rythmique ou rythmopée)38, il s’attache plus spécifiquement à la métrique (lettres, syllabes, pieds, mètres et poème)39. En d’autres termes, le texte (les syllabes) est une matière qui peut être traitée par la rythmique ou bien la métrique. Dans le premier cas, les données textuelles sont soumises à la mélodie, dans le second, au contraire, la mélodie doit respecter le texte et notamment les quantités syllabiques. Mais Aristide Quintilien expose aussi la théorie inverse. Le rythme et le mètre n’auraient pas la même matière. Le rythme s’appliquerait aux gestes, notamment à la battue exécutée de la main ou du pied, le mètre aux syllabes, autrement dit 36 A. Bélis, Aristoxène et Aristote, le traité d’ harmonique. Étude et commentaire, Paris, 1986, p. 135. 37 A. Bélis, Aristoxène, p. 152. Voir également A.-G. Wersinger, Platon et la Dysharmonie, p. 42. 38 Aristide Quintilien, De Mus., I, 13-19. 39 Aristide Quintilien, De Mus., I, 20-29.

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au texte à proprement parler. Aristide Quintilien applique cette théorie à sa définition du chant40. Reprenant la triade platonicienne (mode, rythme et texte), il envisage le rythme comme un mouvement pouvant être effectué par la voix et le corps, implicitement celui qui consiste à marquer les temps forts et les temps faibles de la mélodie, et le mètre comme la mise en forme du texte, c’est-à-dire la répartition des syllabes longues et brèves selon un schéma précis. Cet exposé est absolument essentiel car il met à jour les deux théories que l’on retrouve par la suite durant l’Antiquité tardive et le Moyen Âge. Augustin s’attache à la première, et considère clairement le mètre comme une manifestation restreinte du rythme. Les autres théoriciens, Cassiodore, Isidore de Séville et enfin Aurélien de Réômé, considèrent la rythmique (Rhythmica) comme la science appliquée aux mouvements, en particulier à l’alternance d’un levé et d’un frappé lors du jeu de percussions, et la métrique (Metrica) comme la science appliquée aux combinaisons de syllabes longues et brèves constitutives des mètres. Au début du livre III du De Musica d’Augustin, le Maître expose les convergences et les différences entre rythme et mètre. Le rythme repose sur un emploi de pieds déterminés, mais ne contient aucune fin41, aucune mesure globale42 . Il pourrait se répéter à l’infini si on ne lui imposait pas un terme. Le mètre est également composé de pieds déterminés, mais se définit a priori par une certaine étendue. D. Quia inter rhythmum et metrum hoc interesse dixisti, quod in rhythmo contextio pedum nullum certum habet finem, in metro uero habet. Ita ista pedum contextio et rhythmi et metri esse intelligitur ; sed ibi infinita, hic autem finita constat43.

Augustin est donc de l’avis de ceux qui considèrent que le rythme et le mètre s’appliquent à la même matière : les syllabes regroupées en 40 Aristide Quintilien, De Mus., I, 4, 14-18 : « Χρὴ γὰρ καὶ μελῳδίαν θεωρεῖσθαι καὶ ῥυθμὸν καὶ λέξιν, ὅπως ἂν τὸ τέλειον τῆς ᾠδῆς ἀπεργάζηται· περὶ μὲν γὰρ μελῳδίαν ἁπλῶς ἡ ποιὰ φωνή, περὶ δὲ ῥυθμὸν ἡ ταύτης κίνησις, περὶ δὲ τὴν λέξιν τὸ μέτρον (De fait, il faut observer la mélodie, le rythme et le texte afin que l’ensemble du chant puisse être réalisé. Pour ce qui est de la mélodie, il s’agit simplement de la nature de la voix ; pour ce qui est du rythme, il s’agit de son mouvement ; pour ce qui est du texte, il s’agit du mètre) ». 41 Augustin, De Mus., III, 1, 1. 42 Augustin, De Mus., III, 1, 2. 43 Augustin, De Mus., III, 7, 15 : « D : Parce que tu as dit que la différence entre le rythme et le mètre était que dans le rythme l’assemblage de pieds n’a pas de fin déterminée, alors qu’il en a une dans le mètre. Ainsi, cet assemblage de pieds dont tu parles est appréhendé comme tenant du rythme et du mètre. Néanmoins, dans le premier il est infini, dans le second fini ».

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pieds. Le rythme impose une alternance continue de silences et de coups frappés, de durées longues et brèves. Il constitue une base sur laquelle peut venir se greffer le mètre chanté ou joué. Augustin prend l’exemple des joueurs de scabellum et de cymbales. Le rythme régulier fourni par ces percussions ne pose aucun contour ; la mélodie jouée par les tibiae est donc nécessaire pour que l’auditeur puisse percevoir la mesure interne44. De fait, cette mélodie met en évidence des pieds et un mètre. Elle impose des contours. Notons à cet effet que le mètre n’est donc pas nécessairement associé aux syllabes chez Augustin ; il peut se manifester par les notes d’un instrument (comme la tibia). Augustin résume finalement sa pensée par cette formule frappante : « tout mètre est un rythme mais tout rythme n’est pas un mètre »45. De fait, le mètre repose nécessairement sur une alternance de temps forts et de temps faibles, de durées longues et brèves – ce qui est le principe même du rythme antique. Il suppose en outre des principes stricts gouvernant cette alternance. Ce sont ces contraintes supplémentaires qui distinguent le mètre du rythme. Les autres théoriciens de la musique suivent plutôt la seconde alternative présentée par Aristide Quintilien : ainsi, de même que le De Musica est organisé selon la tripartition Harmonique (ἁρμονική), Rythmique (ῥυθμική) et Métrique (μετρική), Cassiodore dans ses Institutiones formalise cette tripartition et l’intégre dans sa définition de la musique : Musicae partes sunt tres ; nam uel est illa Harmonica, uel Rhythmica, uel Metrica. Harmonica scientia est musica, quae discernit in sonis acutum et graue. Rhythmica est, quae requirit in concursione uerborum, utrum bene sonus, an male cohaereat. Metrica est, quae mensuras diuersorum metrorum probabili ratione cognoscit ; ut uerbi gratia, heroicum, iambicum, elegiacum, et caetera46.

Selon Cassiodore, l’Harmonique s’attache donc à la hauteur des sons, autrement dit aux intervalles mélodiques. Ce point ne surprend en rien, il s’inscrit dans une continuité parfaite avec la tradition classique. Il en 44

Voir Augustin, De Mus., III, 1, 1. Augustin, De Mus., III, 1, 2 : « Omne metrum rhythmus, non omnis rhythmus etiam metrum est ». Voir aussi Augustin, De Mus., V, 1, 1. 46 Cassiodore, Inst., V, 5 : « La musique a trois parties : l’Harmonique, la Rythmique et la Métrique. La science harmonique est la musique qui distingue dans les sons ce qui est ascendant et descendant. La science rythmique est celle qui examine dans le déroulement des mots si la cohésion des sons est satisfaisante. La science métrique est celle qui reconnait par un système rationnel les mesures des différents mètres, par exemple le mètre héroïque, iambique, élégiaque, etc. ». 45

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va de même pour la définition de la Métrique, définie comme l’étude des différents mètres, c’est-à-dire l’identification du schéma métrique et de la mesure en fonction des genres : la poésie épique (« heroicum »), dramatique (« iambicum »), élégiaque (« elegiacum »)47. Mais qu’en estil de la Rythmique ? Celle-ci toucherait la qualité des sons, notamment l’enchaînement euphonique des mots, que Quintilien appelle « iunctura »48. Sur ce point, Cassiodore s’éloigne donc radicalement d’Augustin. Le rythme et le mètre ne s’appliquent pas à la même matière. Le rythme touche donc aux mouvements, ici à l’enchaînement des sons, le mètre aux syllabes et aux mètres qu’elles constituent. Le fait que la Rythmique semble ne pas concerner les durées est néanmoins tout à fait surprenant. Ensuite, cette tripartition Harmonica/Rhythmica/Metrica est reprise textuellement par Isidore de Séville dans son De Musica (livre III des Etymologiae)49. Il définit aussi la Rythmique comme la science de l’euphonie. Toutefois, il propose dans le chapitre 22 une autre définition de la Rythmique, suivant une autre perspective, issue d’Augustin. En effet, Isidore établit le rapport entre la Rythmique et les instruments (percussions et instruments à cordes) : Tertia est diuisio rhythmica pertinens ad neruos et pulsum, cui dantur species cithararum diuersarum, tympanum et cymbalum, sistrum, acitabula aerea et argentea, uel alia, quae metallico rigore percussa reddunt cum suauitate tinnitum, et caetera huiusmodi50.

Il est assez frappant de voir à quel point cette définition diffère de la première. Isidore se fait ici clairement l’héritier de deux traditions différentes, la première inaugurée, semble-t-il, par Cassiodore, la seconde plus ancienne, exprimée notamment par Augustin. Dans cette définition, la Rythmique est liée au mouvement de la battue (« pulsum », « percussa ») pouvant être effectué par la main ou un plectre. Ces instruments, contrairement aux instruments mélodiques comme la tibia, sont destinés à jouer le rythme fondamental sur lequel s’appuie la mélodie. Enfin, la théorie d’Aurélien de Réômé se nourrit de ces diverses sources à la fois rhétoriques et musicales. Suivant Cassiodore, il définit l’Harmonique comme la science des intonations ascendantes 47 Voir R. L. Crocker, « Musica Rhythmica », p. 7 ; J. Dangel, « Métrique et rythmique », p. 106. 48 Quintilien, Inst., IX, 4, 22 ; 27 ; 32. 49 Isidore, Etym., III, 18, 1-2. 50 Isidore, Etym., III, 22, 1 : « Le troisième chapitre est la rythmique touchant aux cordes et à la percussion qui prend la forme des diverses cithares, des tambourins et des cymbales, des sistres, des acétabules en bronze et en argent, ou bien d’autres instruments qui tintent doucement quand ils sont frappés par un plectre en métal, etc. ».

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et descendantes51. En ce qui concerne la Rythmique, Aurélien suit deux traditions : celle inaugurée par Cassiodore qui considère que le rythme touche à l’euphonie, c’est-à-dire à l’enchaînement des sons, mais également celle de Bède, héritée de Quintilien et des grammairiens, qui distingue le rythme du mètre en fonction de la présence ou non d’un système (« ratio ») établi par avance : Rhythmica est, quae incursionem requirit uerborum, utrum sonus bene an male cohaereat. Rhythmus namque metri uidetur esse consimilis : quae est modulata uerborum compositio, non metrorum examinata ratione, sed numero syllabarum, atque a censura diiudicatur aurium. […] Etenim metrum est ratio cum modulatione ; rhythmus uero est modulatio sine ratione et per syllabarum discernitur numerum52 .

Aurélien mêle donc deux traditions divergentes, issues de la grammaire et de la musique ; son souci est de transmettre toutes les définitions existantes de la rythmique sans chercher à les concilier dans une théorie unificatrice53. On note cependant l’insistance qui est faite, suivant le modèle de Diomède et Bède, sur le repère que constitue le nombre de syllabes. Enfin, dans la continuité d’Isidore de Séville, Aurélien associe également la Rythmique à l’usage des percussions54 et du plausus. Son témoignage n’est donc pas très original, mais consiste davantage en une vaste compilation des diverses théories exposées depuis l’Antiquité tardive. Toutefois, il comporte un intérêt certain, notamment parce qu’il reflète la fusion des savoirs issus à la fois de la grammaire et de la musique55. Cela s’explique du fait qu’à l’époque carolingienne56, ces deux domaines sont associés dans l’enseignement 51

Aurélien de Réômé, Mus., IV, 33. Aurélien de Réômé, Mus., IV, 34 : « La rythmique est ce qui examine le déroulement des mots, si la cohésion des sons est satisfaisante. Le rythme, de ce fait, semble proche du mètre : il est une composition mesurée de mots, qui n’observe pas un système de mètres, mais un nombre de syllabes, et qui est jugée par l’autorité des oreilles. […] De fait, le mètre est un système qui respecte une mesure. Le rythme en revanche est le respect d’une mesure sans système ; il est perçu à travers le nombre de syllabes ». 53 Voir R. L. Crocker, « Musica Rhythmica », p. 10. 54 Aurélien de Réômé, Mus., V, 34. 55 Sur cette question, voir l’ouvrage de Mathias Bielitz, notamment le premier chapitre (Musik und Grammatik, Studien zur mittelalterlichen Musiktheorie, Münich, 1977, p. 20-24). Voir aussi J. Stevens, Words and Music, p. 375. 56 Au sujet de l’enseignement à l’époque de Charlemagne, voir C. W. Jones et C. B. Kendall, Bedae Venerabilis Opera. De arte metrica et de schematibus et tropis, Turnhout, 2002, p. V I -V II ; L. Treitler, « Reading and Singing : on the Genesis of Occidental Music Writing », Early Music History, 4 (1984), p. 136-137 ; K. Desmond, « Sicut in Grammatica : Analogical Discourse in Chapter 15 of Guido’s Micrologus », The Journal of Musicology, 16 (1998), p. 486. 52

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prodigué aux moines et que la musique est avant tout considérée comme une science qui doit associer la technique musicale et la connaissance de la langue latine. En témoignent l’Admonitio Generalis57 et l’Epistola de Litteris colendis58 de Charlemagne. Ce dernier exige que tous les clercs maîtrisent ces données afin de bien comprendre les textes bibliques et de pouvoir ensuite les expliquer aux novices ou aux fidèles, afin aussi de chanter de manière adéquate. La lecture, la prédication et le chant sont donc soumis aux mêmes prérogatives. Dans cette perspective, le rythme est à la fois un sujet de spéculation et une composante du discours oratoire et musical. 2. Identifier ce qui est rythmique, rythmoïde et arythmique Outre la distinction essentielle entre mètre et rythme, les théories musicales et rhétoriques classiques et tardives s’attachent également à différencier ce qui est « rythmique », « rythmoïde » (d’allure rythmique) et « arythmique ». Ce point théorique repose sur une connaissance parfaite des règles rythmiques et constitue un point de contact de première importance entre musique et rhétorique. Le premier théoricien à traiter de cette question est Aristoxène. Rappelons qu’il définit le rythme comme une combinaison de durées respectant un ordre précis, et que toute combinaison ordonnée ne répond pas nécessairement aux lois rythmiques. Sont distingués dès lors trois caractères selon le degré de correspondance entre le fonctionnement de la combinaison de durées et ce que préconisent les règles de la rythmique : le « bien rythmé (εὔρυθμον) », le « rythmoïde (ῥυθμοειδές) » et l’« arythmique (ἄρρυθμον) » : Τῶν δὲ χρόνων οἱ μὲν εὔρυθμοι, οἱ δὲ ῥυθμοειδεῖς, οἱ δὲ ἄρρυθμοι. Εὔρυθμοι μὲν οἱ διαφυλάττοντες ἀκριβῶς τὴν πρὸς ἀλλήλοις εὔρυθμον τάξιν · ῥυθμοειδεῖς δὲ οἱ τὴν μὲν εἰρημένην ἀκρίβειαν μὴ σφόδρα ἔχοντες, φαίνοντες δὲ ὅμως ῥυθμοῦ τινος εἶδος · ἄρρυθμοι δὲ οἱ πάντη καὶ πάντως ἄγνωστοι ἔχοντες πρὸς ἀλλήλοις σύνθεσιν59. 57 Voir Monumenta Germaniae Historica, Leges II, Capitularia regum Francorum, I, éd. A. Boretius et V. Krause, Hahn, Hanovre, 1883-1897, p. 53-62. Voir notamment p. 59. 58 Voir Monumenta Germaniae Historica, Leges II, Capitularia regum Francorum, I, éd. A. Boretius et V. Krause, Hahn, Hanovre, 1883-1897, p. 78-79. 59 Aristoxène, Elem. Rhythm., Fr. Neap., fol. 11 (cf. Fr. Par., fol. 31) : « Certaines durées sont bien rythmées, d’autres d’allure rythmique, d’autres encore arythmiques. Les durées bien rythmées observent rigoureusement l’ordre rythmique qu’elles entretiennent les unes par rapport aux autres. Les durées d’allure rythmique n’observent pas tout à

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Le préfixe εὔ ayant une valeur axiologique, il évoquerait, selon Lionel Pearson60, une bonne exécution rythmique, c’est-à-dire le respect des règles rythmiques. Cette perspective axiologique est peut-être d’origine aristotélicienne. Au vu des textes postérieurs d’Aristide Quintilien et de Martianus Capella, il se peut également qu’une erreur textuelle se soit produite, et qu’il faille lire « ἔρρυθμ- » au lieu d’« εὔρυθμ- »61 . En effet, c’est l’adjectif « ἔρρυθμοι » que ces deux auteurs emploient pour évoquer le respect des règles rythmiques : Τούτων δὴ τῶν χρόνων οἱ μὲν ἔρρυθμοι λέγονται, οἱ δὲ ἄρρυθμοι, οἱ δὲ ῥυθμοειδεῖς, ἔρρυθμοι μὲν οἱ ἔν τινι λόγῳ πρὸς ἀλλήλους σῴζοντες τάξιν, οἷον διπλασίονι ἡμιολίῳ τοῖς τοιούτοις (λόγος γάρ ἐστι δύο μεγεθῶν ὁμοίων ἡ πρὸς ἄλληλα σχέσις), ἄρρυθμοι δὲ οἱ παντελῶς ἄτακτοι καὶ ἀλόγως συνειρόμενοι, ῥυθμοειδεῖς δ’οἱ μεταξὺ τούτων καὶ πῇ μὲν τάξεως τῶν ἐρρύθμων, πῇ δὲ τῆς ταραχῆς τῶν ἀρρύθμων μετειληφότες62 . Sed eorum temporum quae ad numeros copulantur, alia sunt quae enrhythma tempora nominantur, alia quae arrhythma, tertia quae rhythmoide perhibentur. Et enrhythma quidem sunt quae ratione certa ordinem seruant, ut in duplici uel hemiolo uel in aliis, quae alia ratione iunguntur. Arrhythma sunt, quae sibi nulla omnino lege consentiunt ac sine certa ratione coniuncta sunt. Rhythmoide uero in aliis numerum seruant in aliisque despiciunt63.

fait cette rigueur, mais présentent néanmoins quelque apparence de rythme. Les durées arythmiques ne peuvent absolument pas être identifiées comme segmentées les unes par rapport aux autres ». 60 L. Pearson, Aristoxenus, p. 72. 61 Lionel Pearson ne fait état d’aucune ambiguïté dans le manuscrit, mais il faudrait peut-être examiner à nouveau ce fragment. 62 Aristide Quintilien, De Mus., I, 14, 20-27 : « Certaines durées sont dites rythmiques, d’autres arythmiques, d’autres encore d’allure rythmique. Les durées rythmiques observent un ordre qui s’exprime par un certain rapport mutuel, par exemple le rapport double, sesquialtère ou autre – un rapport est de fait la relation mutuelle entre deux grandeurs de même nature. Les durées arythmiques n’observent aucun ordre, aucun rapport. Les durées d’allure rythmique sont intermédiaires, participant en un sens à l’ordre des durées rythmiques, en un sens au désordre des durées arythmiques ». 63 Martianus Capella, Les Noces de Philologie et Mercure, IX, 972, 24-27 : « Ces durées rassemblées en rythmes sont appelées pour certaines rythmiques, pour d’autres arythmiques, d’autres encore sont dénommées d’allure rythmique. Les durées rythmiques observent un ordre qui s’exprime par un rapport déterminé, par exemple double, sesquialtère ou par d’autres rapports. Les durées arythmiques n’entretiennent entre elles absolument aucune loi et ne sont reliées par aucun rapport déterminé. À certains égards, les durées d’allure rythmique observent un rythme, à d’autres égards, elles s’en écartent ».

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Chez ces deux théoriciens, la perspective est moins axiologique que descriptive : la conformité aux règles rythmiques se rapporte au caractère « rythmique (ἔρρυθμον) » et non plus au caractère « bien rythmé (εὔρυθμον) ». Il s’agit pour le musicien de respecter un ordre (« τάξις »/« ordo ») exprimé par des rapports de durées (« λόγος »/« ratio »). Le caractère « arythmique (ἄρρυθμον) », en revanche, ne se conforme à aucun ordre, aucune règle, aucun rapport ; les durées n’observent aucun principe rigoureux de combinaison, c’est-à-dire de segmentation (« σύνθεσις »). De fait, ce terme, employé par Aristoxène, évoque la manière dont les éléments d’un tout se distinguent les uns des autres et dont ils participent néanmoins au fonctionnement du tout, comme les membres d’un corps. Le caractère rythmique est ainsi déterminé par la présence d’un ordre et de principes de combinaisons. Annie Bélis fait justement remarquer que « la nécessité naturelle œuvre de deux manières : la σύνθεσις (composition organisée d’un tout) et la τάξις (ordre et hiérarchie) »64. Ces deux éléments déterminent aussi bien le respect des intervalles mélodiques que celui des intervalles de durée, car le discours musical ne peut se passer ni de l’un, ni de l’autre. Ils participent à la mise en forme de la matière sonore, comme s’il s’agissait d’ « un corps organique, situé dans un lieu de l’espace sonore, corps dont chaque partie contribue, par sa fonction propre qu’Aristoxène appelle δύναμις, à une organisation où tous les éléments sont solidaires : à l’étape de la division d’un tout confus succède l’effort de recomposition vers l’ordre. C’est d’une architecture sonore qu’il s’agit, laquelle marque la fin du chaos des sons inorganisés, mouvants à l’infini, entités isolées et séparées »65 « rythmoïde » ? Il s’inscrit dans un entre-deux difficile à cerner et à quantifier. Aristide Quintilien et Martianus Capella expriment cette position médiane par un balancement syntaxique (« πῇ…πῇ », « in aliis…in aliis »). Faut-il comprendre qu’à certains endroits du discours musical, un rythme est respecté, à d’autres non ? Ou bien faut-il comprendre que sur certains points de la théorie, le discours musical observe un rythme, sur d’autres non ? La théorie de la musique ne donne pas les clefs qui nous permettraient d’apporter une réponse définitive. La rhétorique en revanche permet d’éclairer quelque peu ce point dans la mesure où cette triade s’inscrit dans une réflexion sur les genres littéraires et musicaux et plus précisément sur leurs caractéristiques formelles.

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A. Bélis, Aristoxène, p. 140. A. Bélis, Aristoxène, p. 144.

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3. Le rythme et le mètre : des marqueurs stylistiques et génériques Comme on l’a évoqué, le langage est conçu dans la rhétorique antique comme une matière susceptible de prendre beaucoup de formes en fonction des choix esthétiques établis par le sujet, mais également des règles postulées par le genre littéraire dans lequel l’acte de parole vient s’inscrire66. Ainsi les données immédiates de la langue peuventelles prendre des formes plus ou moins travaillées. On retrouve dans les traités de musique et de rhétorique la mention de trois modes d’expression qui correspondent à trois applications du rythme : la prose libre dans lequel le rythme n’intervient que de façon aléatoire et sporadique, la prose d’art et la poésie polymétrique dans lesquelles le rythme est varié et enfin la poésie monométrique où les contraintes rythmiques sont les plus marquées67. Cicéron formule cette théorie de manière particulièrement claire dans un passage du De Oratore : Nihil est enil tam tenerum neque tam flexibile neque quod tam facile sequatur quocumque ducas quam oratio. Ex hac uersus, ex hac eadem dispares numeri conficiuntur ; ex hac haec etiam soluta uariis modis multorum generum oratio68.

La malléabilité du langage permet toutes sortes de mises en forme stylistiques. La prose libre (« soluta oratio ») que Cicéron, par la bouche de Crassus, emploie à l’heure même où il donne ces explications sur le rythme oratoire, constitue le premier emploi du rythme, celui qui observe le moins de contraintes. Il s’agit de la prose utilisée dans la conversation ou dans les lettres ; bien qu’elle ne réponde à aucune démarche stylistique, elle laisse de temps à autre échapper des rythmes, en particulier des rythmes iambiques69. La présence de ces rythmes ne répond à aucune règle, elle est pour ainsi dire l’une des données de la langue. Voilà pourquoi la prose libre est considérée comme arythmique. Le deuxième emploi du rythme trouve son expression 66 Sur la complémentarité de ces deux paramètres dans l’approche pragmatique du discours, notamment chez Aristote, voir P. Chiron, « Composition en anneau ou organicité du discours : les liens entre exorde et épilogue dans la rhétorique ancienne », dans Commencer et finir, éd. Br. Bureau et Chr. Nicolas, Paris, 2008, p. 259. 67 Sur cette tripartition, voir H. Meschonnic, Critique du rythme, p. 404. 68 Cicéron, De Or., III, 177 : « Il n’y a rien de plus tendre, de plus malléable, il n’y a rien que tu ne puisses plus facilement façonner que le discours. De là le vers, de là aussi les rythmes mélangés ; de là encore ce langage arythmique aux mesures variées et aux genres divers que j’emploie en ce moment ». 69 Voir Quintilien, Inst., IX, 4, 52. Cela est vrai aussi pour la langue grecque. Voir Aristote, Rhét., III. 8, 1408b 34 ; Démétrios de Phalère, Du style, 43.

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dans la parole rythmée ou rythmique (« oratio numerosa »), celle qui emploie des rythmes en toute connaissance de cause. L’expression « dispares numeri » fait allusion aux combinaisons variées de rythmes qui caractérisent la poésie chantée (« carmen »), celle des cantica du théâtre ou bien de la poésie lyrique. Cette extrême complexité combinatoire rend l’identification des mètres difficiles, voire impossible, même pour l’oreille cicéronienne : sans l’accompagnement musical de la tibia, la poésie polymétrique ressemblerait fortement à de la prose70. De fait, ces combinaisons mêlées sont également employées dans la prose d’art. Le principe de variété (« uarietas »), au cœur de l’esthétique oratoire, permet notamment au numerus de se distinguer du mètre. Enfin, le rythme le plus contraint est employé dans la poésie monométrique (« oratio uincta »). Comme le suggère d’emblée cet extrait du De Oratore, l’adaptation latine de « ῥυθμός » par « numerus » induit donc des enjeux esthétiques et génériques de première importance. Les deux paroles dans lesquelles le rythme participe à une démarche stylistique sont donc la prose d’art et la poésie chantée. Cicéron précise que ce sont les poètes musiciens, dont les prosateurs doivent s’inspirer, qui ont établi les règles rythmiques : Namque haec duo musici, qui erant quondam idem poetae, machinati ad uoluptatem sunt, uersum atque cantum, ut et uerborum numero et uocum modo delectatione uincerent aurium satietatem. Haec igitur duo, uocis dico moderationem et uerborum conclusionem, quoad orationis seueritas pati posset, a poetica ad eloquentiam traducenda duxerunt. In quo illud est uel maximum, quod uersus in oratione si efficitur coniunctione uerborum, uitium est, et tamen eam coniunctionem sicuti uersum numerose cadere et quadrare et perfici uolumus71.

Cicéron part du constat qu’à l’origine, le vers est chanté, exception faite du mètre épique72 . Cicéron insiste dans cet extrait sur l’impor70

Cicéron, Or., 183-184 ; Quintilien, Inst., IX, 4, 53. Cicéron, De Or., III, 174-175 : « De fait, les musiciens, qui étaient autrefois aussi des poètes, ont inventé cela en vue du plaisir, c’est-à-dire le vers et le chant, afin de vaincre l’écœurement auditif par le charme issu du rythme des mots et de la mesure des sons. Ces deux éléments donc, je parle de la mise en mesure du son de la voix et de la clausule des mots, autant que la solennité de la prose pouvait les souffrir, devaient être transférés, selon eux, de la poésie à l’éloquence. Dans cette tâche, voici pour ainsi dire le plus important : si un vers se forme dans la prose à la suite d’un assemblage de mots, c’est un défaut, et cependant, nous voulons que cet assemblage de mots, comme un vers, produise une cadence rythmée et se déroule parfaitement dans une carrure ». Passage cité par le grammairien Rufin (De Metr. orat., GL VI, 572, 29-573, 6). 72 Voir sur ce point R. Westphal, Scriptores Metrici Graeci, Leipzig, 1866, p. 2 ; K. Dover, The Evolution of Greek Prose Style, Oxford, 1997, p. 184-185. 71

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tance que tiennent alors la mesure, le rythme et la clausule des mots. Ces éléments sont des phénomènes naturels que la technique exploite et développe dans le but de procurer du plaisir aux auditeurs73. Suivant le modèle de la poésie chantée, la prose doit se fonder sur ces données naturelles pour élaborer un rythme. Cicéron invoque ainsi le transfert du modus de la poésie à l’éloquence, dans la limite des possibilités offertes par cette dernière, dotée d’un caractère solennel propre. Bien que le rythme de la prose doive absolument éviter d’être un mètre, il en contient donc les mêmes caractéristiques essentielles, issues des données naturelles de la langue : une cadence musicale et une certaine carrure. Au IV e siècle, Diomède associe également l’arythmie au parler courant, le rythme à la poésie chantée et à la prose d’art, le mètre à la poésie épique. Sur ce point Diomède est donc fidèle à la tradition classique. Toutefois, il emploie dans son exposé une terminologie particulière. Il prend tout d’abord comme point de référence le « metron » qui ne signifie pas « mètre », mais « mesure »74. La « mesure naturelle (metron bioticon) » renvoie à la conversation familière75. La « mesure poétique (metron poeticon) » induit l’emploi le plus strict du rythme, c’est-à-dire le mètre ; elle est donc associée à la langue des poètes76. La troisième catégorie de mesure emprunte aux deux premières, raison pour laquelle Diomède l’appelle « mesure mixte (metron commune) ». Elle est employée dans les mélodies chantées. Il s’agit de la mesure dans laquelle viennent se glisser des combinaisons rythmiques variées. Dans ce cas, la parole suit un rythme réfléchi et conscient qui ressemble pourtant parfois à la parole familière, d’où sa position intermédiaire entre l’expression naturelle et poétique : Commune quoque metrum, uelut musicae rationis siue disciplinae. Huius enim species bipertita tam ad mensuram supra memoratae conuersationis humanae quam ad poeticam tendit. Ex quibus altera duplici ratione colligitur (ex hac enim tempora et interualla trahit ; his namque in usus humanos utimur), altera ad officium memorati generis poetici refertur. Identidem et ex hoc ducit tenores et numeros sonosue, quos Graeci ῥυθμούς et φθόγγους uocant, sicut in canticis demonstratur, hoc est μελῳδίαις, in quibus quaedam Doria, non nulla Phrygia, alia Lydia mele reperiuntur77. 73

Voir également Cicéron, Or., 190 ; Quintilien, Inst., IX, 4, 114. Voir Diomède, Ars gram., de art. metr., GL I, 474, 13 : « Μetron id est mensura temporis certa (Le metron, c’est-à-dire une mesure de durée définie) ». 75 Diomède, Ars gram., de art. metr., GL I, 474, 10-11. 76 Diomède, Ars gram., de art. metr., GL I, 474, 11-12. 77 Diomède, Ars gram., de art. metr., GL I, 474, 19-28 : « Il y a aussi la mesure mixte, autrement dit, celle du système et de la science de la musique. De fait, son appa74

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Dans ce passage, Diomède met en évidence la double dette que la mesure mixte nourrit à l’égard de la mesure naturelle et de la mesure poétique. À la première, elle emprunte deux éléments, les temps (« tempora ») et les intervalles (« interualla ») ; si l’on considère que le terme « interuallum » fait référence à un intervalle de durée, cela signifie que la mesure mixte emprunte à la mesure naturelle le principe de base de toute mesure, c’est-à-dire l’identification d’unités de durée (les temps) et leur regroupement en séquences distinctes. Le terme « interuallum » peut aussi renvoyer à un intervalle mélodique, ici aux intonations naturelles de la voix qui sont effectivement susceptibles de participer, par des jeux de contrastes de hauteurs, à la mise en évidence d’une mesure. Par ailleurs, à la mesure poétique, la mesure mixte emprunte la « charge (officium) » du genre poétique. À notre sens, ce terme « officium » récapitule les différents paramètres que les poètes doivent prendre en considération pour composer leurs poèmes et que Diomède mentionne rapidement lorsqu’il définit la mesure poétique78. Il s’agit de la durée de la mesure, du nombre de syllabes compris dans cette mesure, du pied ainsi constitué et enfin du nombre de pieds. Ainsi l’élaboration de la mesure mixte doit-elle également prendre en considération ces paramètres. À la métrique, le chant emprunte également l’usage des rythmes et des tons, qui proviennent eux-mêmes de l’emploi naturel des durées et des intonations de la voix. Diomède propose l’équivalence linguistique habituelle d’une part entre « numerus » et « ῥυθμός », d’autre part entre « sonus » et « φθόγγος ». La présence de « tenor » est donc pour le moins étrange. Employé au pluriel, ce terme renvoie chez Quintilien aux intonations de la voix qui matérialisent l’accent de mot79. Toutefois, comme Quintilien le souligne luimême, « tenor » est en réalité la traduction latine de « τόνος », terme qui évoque, dans la terminologie musicale, les tons (dorien, phrygien, lydien, etc.) dont Diomède a visiblement connaissance. Cela signifierait que pour le grammairien, les tons musicaux puisent leur source dans les intonations naturelles et celles de la déclamation poétique. Ils en sont

rence est double car elle tend à la fois vers la mesure évoquée ci-dessus de la conversation et vers la mesure poétique. Comme la première, elle s’organise en un double système : d’elle en effet elle tire les temps et les intervalles, ceux précisément que l’on utilise tous les jours ; comme la seconde, elle se rapporte à la tâche que doit remplir le genre poétique mentionné. Souvent, elle en extrait les intonations, les rythmes et les sons, que les Grecs appellent rhythmoi et phtongoi, comme on le voit dans les chants dans lesquels on trouve certaines mélodies doriennes, certaines phrygiennes, d’autres encore lydiennes ». 78 Diomède, Ars gram., de art. metr., GL I, 474, 12-19. 79 Quintilien, Inst., I, 5, 22-25.

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pour ainsi dire l’expression la plus formalisée et la plus aboutie sur le plan esthétique. La distinction entre mètre et rythme détermine également la caractérisation du chant à l’époque médiévale. Celui-ci peut suivre une logique quantitative, métrique ou bien une logique accentuelle, rythmique. Notons toutefois que dans les deux cas de figure, le nombre de syllabes est un paramètre essentiel. Ce système générique dual est redoublé par la distinction entre une pratique savante (métrique) et une pratique populaire (rythmique) par les « poetae uulgares » : Quid est rhythmus ? Verborum modulata compositio, non metrica ratione, sed numerosa scansione ad iudicium aurium examinata ut puta ueluti sunt cantica poetarum uulgarium80. Quid est rhythmus ? Verborum modulata compositio, non metrica ratione, sed numero ad iudicium aurium examinata ut puta ueluti sunt cantica poetarum uulgarium81.

Ce qui distingue le rythme du mètre est, nous l’avons vu, l’emploi d’une mesure (« modus ») en dehors du cadre strict du mètre, ce qui signifie concrètement que le compositeur peut choisir librement les combinaisons rythmiques à condition de respecter cette mesure. La mention faite par Audax d’une « scansion rythmique (numerosa scansione) » invite néanmoins à formuler plusieurs hypothèses. Elle peut suggérer que le rythme suit le modèle de la scansion métrique et conserve, par conséquent, une logique quantitative. D’où l’emploi du terme « scansio ». Toutefois, comme les quantités tendent à disparaître dès le III e siècle au profit de l’accent, cette scansion peut au contraire se distinguer par sa logique accentuelle. Dès le IV e siècle, Diomède souligne d’ailleurs que le rythme est « une image mesurée du vers, qui conserve un nombre de syllabes »82 . Il est donc fort probable que chez les grammairiens, le rythme renvoie à la pratique poétique qui consiste à élaborer des chants dans lesquels les vers reposent sur le nombre de syllabes et l’alternance régulière de syllabes toniques et atones. Par 80 Ars Palaemonis, GL VI, 206, 7-9 : « Qu’est ce que le rythme ? Une composition mesurée de mots qui ne respecte pas un système métrique, mais une scansion rythmique soumise au jugement auditif ; pense par exemple que sont ainsi les chants des poètes populaires ». 81 Audax, Exc., de art. metr., GL VII, 331, 17-18 : « Qu’est ce que le rythme ? Une composition mesurée de mots qui ne respecte pas un système métrique, mais un nombre soumis au jugement auditif ; pense par exemple que sont ainsi les chants des poètes populaires ». 82 Diomède, Ars gram., de art. metr., GL I, 473, 23.

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conséquent, si l’objectif principal des traités des grammairiens est d’établir durablement les normes linguistiques classiques, la mention des « poètes populaires (poetae vulgares) » dans l’Ars Palaemonis et chez Audax révèle l’émergence d’une nouvelle poésie chantée, composée suivant ces principes rythmiques, distincts du système métrique traditionnel83. Tout d’abord méprisée par les cercles érudits84, elle tend progressivement à s’imposer dans le paysage culturel et littéraire de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge85. Ne reposant pas sur les modèles classiques, elle s’inscrit dans les pratiques contemporaines de la langue et parvient à vivifier la langue latine. Ainsi, pour reprendre les termes d’Erich Auerbach, « la poésie, c’est une abondance de voix, car, à côté de la poésie érudite aux formes métriques antiques telle qu’elle se pratiquait à la cour carolingienne, vit la poésie liturgique, développant rime et rythme. Celle-ci est peut-être, en raison de sa fonction officielle, du fait qu’elle pouvait être comprise au moins partiellement par tous, et à cause de la musique, la partie la plus vivante de la littérature latine de l’époque »86. Cette dichotomie entre logique quantitative et logique accentuelle, implicite dans l’Ars Palaemonis et chez Audax, est clairement exprimée chez Bède et Aurélien de Réômé. Ces deux auteurs rendent aussi compte du rôle prépondérant que joue désormais le rhythmus dans la composition musicale religieuse : Quid est rhythmus ? Verborum modulata compositio, non metrica ratione, sed numero syllabarum ad iudicium aurium examinata ut sunt carmina uulgarium poetarum. […] Quem uulgares poetae necesse est rustice, docti faciant docte. Quomodo iambici metri pulcherrime factus est hymnus ille praeclarus : Rex aeterne Domine rerum creator omnium qui eras ante saecula semper cum Patre Filius et alii Ambrosiani non pauci87. 83 Voir D. Norberg, La poésie latine rythmique du haut moyen âge, Stockholm, 1954, p. 27 ; Introduction à l’ étude de la versification latine médiévale, Stockholm, 1958, p. 136 ; S. Mattiacci, « Le origini », p. 5. 84 Voir P. Bourgain, « Les théories du passage du mètre au rythme d’après les textes », in Poesia dell’alto medioevo Europeo, éd. F. Stella, Florence, p. 26 ; 29-30. 85 Voir P. Bourgain, « Qu’est-ce qu’un vers au Moyen-Âge ? », Bibliothèque de l’École des Chartes, 147 (1989), p. 280-281 ; E. Auerbach, Le Haut langage, p. 220. 86 E. Auerbach, Le Haut langage, p. 246. 87 Bède, De Art. metr., 138, 8-10 : « Qu’est ce que le rythme ? Une composition mesurée de mots qui ne respecte pas un système métrique, mais un nombre de syllabes soumis au jugement auditif, comme le sont les poèmes chantés des poètes popu-

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Rhythmus namque metri uidetur esse consimilis : quae est modulata uerborum compositio, non metrorum examinata ratione, sed numero syllabarum, atque a censura diiudicatur aurium, ut pleraque Ambrosiana carmina. Vnde illus : Rex aeterne Domine Rerum creator omnium ad instar metri iambici compositum, nullam tamen habet pedum rationem, sed tantum concentus est88 .

Ici encore, le système rythmique est associé au fonctionnement naturel de la langue, et non aux lois métriques89. Bède maintient la mention des poètes populaires (« poetae vulgares »), contrairement à Aurélien. En effet, dans la lignée des grammairiens, Bède consacre une large part de son De Arte metrica aux divers schémas métriques traditionnels, incorporant néanmoins à son exposé de multiples exemples issus du répertoire chrétien. Très probablement, Bède maintient ainsi la supériorité de la poésie métrique sur la poésie rythmique. En témoigne également son insistance sur le contexte sociologique dans lequel s’inscrit la composition de l’une et de l’autre : la poésie métrique est le fait des poètes savants (« docti »), et bénéficie de l’autorité des Anciens, tandis que la poésie rythmique est une imitation de la poésie métrique, composée par des poètes populaires à destination d’un public populaire. Son fonctionnement, certes issu des modèles classiques, est plus proche de la pratique orale et des langues vernaculaires90 et, de ce fait, plus accessible à tous, d’où l’emploi de l’adverbe « rustice ». Comme le laires. […] Les poètes populaires doivent le faire de façon rustique, les poètes savants de façon savante. À la manière du mètre iambique a été composée très joliment cette hymne célèbre : Rex aeterne Domine rerum creator omnium qui eras ante saecula semper cum Patre Filius ainsi que de nombreuses autres hymnes d’Ambroise ». 88 Aurélien de Réômé, Mus., IV, 34 : « Le rythme, de ce fait, semble proche du mètre : il est une composition mesurée de mots, qui n’observe pas un système de mètres, mais un nombre de syllabes, et qui est jugée par l’autorité des oreilles, comme la plupart des poèmes chantés d’Ambroise. Donc celui-ci : Rex aeterne Domine Rerum creator omnium est composé sur le modèle du mètre iambique, mais n’a cependant aucun système de pieds. Il s’agit seulement d’une chanson ». 89 Sur ce point, nous ne suivons pas l’interprétation de Pascale Bourgain, « Les théories », p. 27. 90 Voir J. Stevens, Words and Music, p. 416-417.

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souligne Silvia Mattiacci, la poésie rythmique s’impose progressivement comme une parole particulièrement efficace dans le cadre d’une communication verticale. Le choix d’un rythme plus accessible, guidé par l’évolution de la langue latine, permet en outre de faciliter la mémorisation de la mélodie et du texte91, essentielle dans un contexte d’oralité92 . Toutefois, bien que Bède considère la poésie rythmique comme socialement inférieure à la poésie métrique, il n’en apprécie pas moins le charme, comme le montre le superlatif « pulcherrime ». L’hymne anonyme Rex aeterne Domine (Walpole, anon. XLII, 1-4 ; AH LI n°2) permet d’apporter une illustration concrète des paramètres retenus pour le rhythmus dans ces traités mêlant grammaire et musique, même si les doutes qui règnent sur la prononciation du latin à cette époque, sur les objectifs poursuivis par les auteurs de ces pièces, sur l’identification du système rythmique et des paramètres retenus, invitent à la plus grande prudence93. Tout d’abord, la structure rythmique de cette hymne est définie comme l’imitation d’un système quantitatif, celui du dimètre iambique (« quomodo iambici metri, instar metri iambici »). Dans son traité, Bède cite comme exemple de dimètre iambique cette hymne d’Ambroise94 : « dĕūs / crĕā-/-tŏr ōm-/-nĭūm ». Chaque segment est constitué d’un pied métrique, en l’occurrence d’un iambe (une brève suivie d’une longue). L’iambe peut être remplacé par d’autres mètres, par exemple l’anapeste (deux brèves suivies d’une longue) ou le spondée (deux longues) en vertu du monnayage, procédé parfaitement défini dans l’Antiquité. Ainsi, le dimètre iambique repose sur l’alternance classique de quantités syllabiques ; l’accent n’est pas un paramètre pertinent. Or, comme cela a été mentionné, la connaissance au Moyen Âge de ces quantités présume un apprentissage réservé à l’élite et aux clercs95. L’imitation de cette structure iambique par les « poètes populaires » nécessite donc la prise en compte d’autres paramètres plus accessibles, c’est-à-dire plus proches de la langue parlée. Le nombre de syllabes (deux ou trois dans le cas d’un monnayage) est conservé, mais 91

S. Mattiacci, « Le origine », p. 6. Voir S. Barrett, « Ritmi ad cantandum : Some Preliminary Editorial Considerations », in Poesia dell’alto medioevo Europeo, éd. F. Stella, Florence, 2000, p. 399. 93 Voir P. Bourgain, « Les théories », p. 39. 94 Bède, De Art. metr, 21. Voir D. Norberg, « Les vers iambiques », p. 17. 95 Voir D. Norberg, Introduction à l’ étude, p. 184 ; « Mètre et rythme entre le Bas Empire et le Haut Moyen Âge », in La cultura in Italia fra Tardo Antico e Alto Medioevo. Atti del convegno, Rome, 1981, p. 360 ; D. W. Anderson, « Medieval Teaching Texts on the Syllable Quantities and the Innovations from the School of Alberic of Monte Cassino », in Latin Grammar and Rhetoric. From Classical Theory to Medieval Practice, éd. C. D. Lanham, Londres, New York, 2002, p. 181-183 ; Auerbach, Le Haut langage, p. 245. 92

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les quantités sont délaissées au profit de l’accent. Voici les deux premières strophes : 1 Réx / aetér/ne Dó/mine Rérum / creá/tor óm/nium Qui é/ras án/te saé/cula Sémper / cum pá/tre fí/lius

/ o/ o/ oo /o o/ o/ oo o/ o/ o/ oo /o o/ o/ oo

2 Qui mún/di ìn / primór/dio Ádam / plasmás/ti hó/minem Cúi / túae / imá/gini Vúltum / dedís/ti sí/milem

o/ o/ o/ oo /o o/ o/ oo /o /o o/ oo /o o/ o/ oo

/ syllabe tonique o syllabe atone

Deux analyses, assez anciennes, ont été proposées. Dans son article très intéressant consacré à la différence entre « musica metrica » et « musica rhythmica », Richard L. Crocker postule que le nombre de syllabes est le seul paramètre pertinent, et doit rester constant. Selon lui, tous les vers doivent donc comprendre 8 syllabes, comme le dimètre iambique qui sert de modèle. Cette hypothèse le conduit à interpréter le premier vers comme un vers catalectique, c’est-à-dire un vers dont le dernier pied est incomplet, et à ne pas faire l’élision dans la rencontre des deux voyelles « qui eras »96. Dag Norberg, dans un article un peu plus récent qui reprend les conclusions de son premier ouvrage sur la versification médiévale, prend pour principe fondamental que l’imitation dans la poésie rythmique du dimètre iambique d’Ambroise se caractérise par l’emploi d’un vers comprenant généralement 8 syllabes, avec une cadence proparoxytone, c’est-à-dire un accent sur l’antépénultième (/oo)97. En effet, certains vers peuvent compter moins de syllabes ; ce phénomène pourrait s’expliquer par la mélodie sur laquelle cette poésie était chantée98. S’il est probable, comme le suggère Richard Crocker, que les élisions ne soient pas faites dans cette pièce, il nous semble que l’analyse de Dag Norberg est plus judicieuse, dans la mesure où elle prend en considération un paramètre essentiel : l’accent. Certes, l’alternance des syllabes toniques et des syllabes atones dans les deux premiers pieds n’est pas régulière. Mais les deux derniers pieds suivent systématiquement ce schéma accentuel : o/ oo (indiqué en gras) qui 96 Voir R. L. Crocker, « Musica Rhythmica », p. 9-10 : « Some critic call this kind of poetry “accentual” asserting that patterns of accented and unaccented syllables replace patterns of long and short syllables. But before the twelfth century, the poetry itself reveals an irregular treatment of accent, as in the present example ». 97 D. Norberg, Introduction à l’ étude, p. 107. 98 D. Norberg, Introduction à l’ étude, p. 142.

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constitue une cadence plus étendue que celle relevée par Dag Norberg. Il s’agit là d’une modification profonde du rythme ambrosien initial, puisque dans les dimètres iambiques, le troisième pied pouvait ne pas être pur99. Cette cadence ne correspond à aucun cursus100 , mais dessine clairement les contours des vers de cette pièce. On le voit, l’exemple de l’hymne Rex aeterne Domine ne vient pas seulement illustrer le propos théorique de Bède et d’Aurélien ; il permet aussi de hiérarchiser les paramètres mentionnés par ces auteurs pour l’élaboration du rhythmus. Ainsi, il apparaît bien que l’accent est le paramètre principal, tandis que le nombre de syllabes, certes pertinent, peut varier sans que la structure ne soit remise en cause. Subsiste néanmoins un problème : comme le temps fort, correspondant à la syllabe accentuée, intervient sur la première syllabe de la mesure, il est étonnant que Bède et Aurélien comparent ce rythme à un mètre iambique, puisque l’iambe a son temps fort (ictus métrique) sur la longue, c’est-à-dire sur la seconde syllabe du pied. Ce parallèle tendrait à montrer que Bède et Aurélien, tout en ayant une connaissance théorique des schémas métriques, auraient néanmoins tendance à interpréter les dimètres iambiques d’Ambroise de la même manière que les vers des hymnes rythmiques. Dans cette hypothèse, l’interprétation d’une hymne authentique et celle d’une hymne postérieure, dont la structure rythmique ne tient pas compte des quantités, seraient dans la pratique extrêmement proches, en particulier grâce à la présence de cette cadence étendue ; le rapprochement dans ce cas précis est d’autant plus flagrant que la centonisation « creator omnium » correspondrait à une seule et même exécution, insérée dans la combinaison accentuelle de cadence. Tout cela explique que l’adjectif « Ambrosianus » puisse être appliqué aux deux cas : la distinction entre le corpus authentique et le corpus « à la manière de » n’est pas pertinent au Moyen Âge. Cette analyse confirme ainsi les conclusions avancées par Giovanni Battista Pighi et Dag Norberg101 : au-delà de la distinction théorique entre rythme savant et rythme populaire, la pratique médiévale aurait tendance, même dans les cercles érudits, à observer une logique accentuelle de façon systématique. Cette homogénéisation pourrait être induite par l’écart, dès l’Antiquité tardive, entre la lecture naturelle (accentuelle) et la scansion scolaire (quantitative). 99

Voir J. Fontaine, Ambroise de Milan. Hymnes, Paris, 1992, p. 88-89. À l’époque classique, les cadences de phrases correspondent à certains pieds métriques définis : ce sont les clausules. Les clausules sont peu à peu remplacées par le cursus, c’est-à-dire une combinaison accentuelle. Voir L. Laurand, Études sur le style des discours de Cicéron, Amsterdam, 1965, p. 353 ; D. Norberg, Les vers iambiques, p. 10-12. 101 G. B. Pighi, Studi di Rimica e Metrica, p. 395 ; D. Norberg, « Mètre et rythme », p. 361-366. 100

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Ainsi, le rhythmus, ancré dans la pratique de la langue, aurait ainsi très probablement influencé l’exécution du metrum, au point même de la supplanter. Au XI e siècle, Gui d’Arezzo, dans le chapitre XV de son Micrologus, établit un rapport de type analogique entre la poésie qu’il appelle « métrique (metrica) » et le chant. Il invoque en particulier la segmentation en mesures successives : « il faut que le musicien prévoie par quelles divisions il va faire avancer son chant, de même que le métricien [prévoit] par quels pieds il va faire [avancer] son vers »102 . Gui d’Arezzo justifie ainsi l’expression « metricus cantus » : « mais je dis “chants métriques”, puisque souvent nous chantons en sorte d’avoir l’air de battre pour ainsi dire un vers en pieds, comme c’est le cas lorsque nous chantons des mètres à proprement parler »103. Le caractère métrique (« metricum ») stipule que chaque segment successif soit équivalent sur le plan de la durée pour former une mesure : dans le chant métrique « comme dans les vers, il faut que les séquences soient égales »104. Les chants métriques se définissent donc par le respect d’une mesure musicale et non par l’usage de quantités syllabiques105. Il faudrait donc plutôt traduire « metricus » par « mesuré » ou « versifié ». On retrouve en effet le sens de « metron » donné par Diomède : il s’agit d’une mesure et non d’un mètre quantitatif. Gui cite pour illustrer ce genre les hymnes d’Ambroise et leur oppose les « chants en prose (prosaici cantus) », c’est-à-dire non mesurés : Qualia apud Ambrosium si curiosus sis, inuenire licebit. Sunt uero quasi prosaici cantus qui haec minus obseruant, in quibus non est curae, si aliae maiores, aliae minores partes et distinctiones per loca sine discretione inueniantur more prosarum106.

Le rythme musical et le mètre se définissent donc tous deux par l’emploi d’une mesure, c’est-à-dire d’un étalon de durée, susceptible toutefois de varier dans certains chants. Jusqu’aux grammairiens du 102 Gui d’Arezzo, Micrologus, XV, 167 : « Proponatque sibi musicus quibus ex his diuisionibus incedentem faciat cantum, sicut metricus quibus pedibus faciat uersum ». 103 Gui d’Arezzo, Micr., XV, 171 : « Metricos autem cantus dico, quia saepe ita canimus, ut quasi uersus pedibus scandere uideamur, sicut fit cum ipsa metra canimus ». 104 Gui d’Arezzo, Micr., XV, 168 : « Item ut more uersuum distinctiones aequales sint ». 105 Voir R. L. Crocker, « Musica Rhythmica », p. 19. 106 Gui d’Arezzo, Micr., XV, 170-171 : « Si cela t’intéresse, tu peux trouver ce genre de procédés [propres au chant mesuré] chez Ambroise. Mais il y a des chants pour ainsi dire en prose qui observent moins cela, dans lesquels on ne se soucie pas que certaines sections et séquences soient plus grandes, d’autres plus courtes, et qu’ici ou là elles ne soient pas distinguées les unes par rapport aux autres, comme en prose ».

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siècle, on reconnaît au rythme la liberté de varier les quantités syllabiques en fonction des besoins de la mélodie et de la mesure, alors que le mètre se doit de les respecter strictement. Cette liberté inhérente au rythme explique très probablement son maintien dans une pratique vivante où les quantités finissent par ne plus jouer aucun rôle, au profit d’autres paramètres tels le nombre de syllabes et l’accent de mot. 4. Prose et poésie chantée Une des questions laissées en suspens est celle-ci : quelles différences formelles distinguent le caractère « rythmique » du caractère « rythmoïde » ? On se souvient que la théorie musicale antique s’attache à cette distinction, mais n’en explicite pas pour autant la teneur. Or, elle est absolument capitale, car elle permet d’éclairer avec pertinence le rapport problématique qu’entretiennent le rythme chanté et le rythme déclamé. Les textes antiques et médiévaux restent toutefois pour le moins elliptiques. À cet égard, la perspective diachronique s’avère particulièrement utile, car elle permet d’éclairer certains passages par la mise en évidence d’effets d’échos, de reprises textuelles accompagnées ou non d’explicitations. Cet aperçu d’ensemble est également nécessaire pour cerner, autant que possible, l’évolution de la pensée du rythme latin. Rappelons tout d’abord que le chant et la parole sont élaborés à partir de la même matière première, les mots, et s’écartent tous deux du mètre. Cicéron et Quintilien indiquent tous deux que le discours s’appuie sur une mélodie et un rythme, comme le chant : Est autem etiam in dicendo quidam cantus obscurior, non hic e Phrygia et Caria rhetorum epilogus paene canticum, sed ille quem significat Demosthenes et Aeschines, cum alter alteri obicit uocis inflexiones107.

Ce « chant caché » qui prend appui sur une mélodie et un rythme fournis par les données de la langue latine, est le propre d’une parole travaillée et guidée par certains choix esthétiques. Denys d’Halicarnasse adopte une prise de position extrême, reflétant probablement l’évolution de la pratique oratoire qui tend à ressembler de plus en plus

107 Cicéron, Or., 57 : « Dans la déclamation oratoire, il existe un certain chant caché, non pas comme dans la péroraison des orateurs de Phrygie et de Carie, qui est pour ainsi dire un chant, mais comme chez Démosthène et Eschine, quand ils s’affrontent par des modulations de la voix ». Voir aussi Quintilien, Inst., XI, 3, 58. Sur cette question, voir R. Westphal, Scriptores, p. 42 ; G. S. Aldrete, Gestures and Acclamations in Ancient Rome, Baltimore, 1999, p. 145.

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à un chant108. Pour lui, « la science de l’éloquence politique est une musique ; la différence avec le chant et la musique instrumentale est une différence de degré et non de nature »109. Tout l’art de l’orateur consiste alors à utiliser les mêmes outils que le chanteur, mais dans un cadre circonscrit par les règles génériques propres à l’éloquence. Au IV e siècle, Diomède mentionne aussi le lien entre la parole et le chant. Il invoque en particulier une étymologie qui fait venir le nom « accentus » du verbe « accino » et joue en outre sur l’homéotéleute « accentus »/« cantus »110. Par conséquent, la maîtrise des données naturelles de la langue et, en particulier, de l’accent permet à l’orateur et au chanteur d’élaborer respectivement une parole déclamée et chantée. Comme le chant et la déclamation exploitent la même matière première, la frontière qui les sépare n’est pas toujours très bien dessinée. Cicéron évoque en particulier le cas problématique des poèmes lyriques : lorsqu’ils sont dépouillés de leur mélodie, l’auditeur ne parvient plus à en identifier la mesure. Sed in uersibus res est apertior, quamquam a modis quibusdam cantu remoto soluta esse uidetur oratio maximeque id in optimo quoque eorum poetarum qui λυρικοί a Graecis nominantur, quos cum cantu spoliaueris, nuda paene remanet oratio. Quorum similia sunt quaedam etiam apud nostros, uelut illa in Thyeste : « Quemnam te esse dicam ? qui tarda in senectute » et quae sequuntur ; quae, nisi cum tibicen accessit, orationis sunt solutae simillima111.

Le respect d’une mesure est plus évident dans les vers, notamment quand celle-ci est constante. Toutefois, dans les vers lyriques, la multiplicité des combinaisons rythmiques entraîne le mélange de plusieurs mesures. La mélodie jouée par la tibia tient donc, dans ce cas, un rôle essentiel car elle se surimpose à la structure des vers, et met ainsi en 108 Voir sur ce point les nombreuses mises en garde formulées par Quintilien contre une éloquence qui use de façon ostentatoire des ressources dramatiques et musicales (Inst., I, 10, 31 ; IX, 4, 132 ; XI, 3, 91). 109 Denys d’Halicarnasse, Comp., VI, 11, 64-66 : « Μουσικὴ γάρ τις ἦν καὶ ἡ τῶν πολιτικῶν λόγων ἐπιστήμη τῷ ποσῷ διαλλάττουσα τῆς ἐν ᾠδῇ καὶ ὀργάνοις, οὐχὶ τῷ ποιῷ ». Voir J. Luque Moreno, Arsis, p. 45 ; J. Dangel, « Prolégomènes », dans Le poète architecte : arts métriques et art poétique latins, éd. J. Dangel, Louvain, 2001, p. 6-7. 110 Diomède, Ars gram., de art. metr., GL I, 431, 1-3. Voir également Isidore, Étym., III, 1, 18. 111 Cicéron, Or., 183-184 : « Dans les vers, la chose est plus apparente, même si, lorsque le chant est retiré de certaines mesures, la parole semble être de la prose, surtout chez tous les meilleurs poètes que les Grecs appellent lyriques : qu’on leur enlève le chant, il ne reste presque que de la prose nue. À ceux-là ressemblent certains passages de nos écrivains, par exemple celui-ci dans le Thyeste : “Quemnam te esse dicam ? qui tarda in senectute” et la suite. Si le joueur de tibia n’accompagne pas ces vers, ils ressemblent tout à fait à de la prose ».

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évidence la configuration rythmique112 . L’exemple cité par Cicéron est un extrait du Thyeste d’Ennius, élaboré sur des bacchées : « Quēmnām t(e) ēs-/-sĕ dīcām ? // quī tārd(a) īn / sĕnēctū-/-te ». Comme le souligne Albert Yon dans son édition, il est probable que la syllabe finale du vers s’élide113. Ce cas de synaphie illustre parfaitement la définition du rythme comme l’application d’une mesure musicale qui ne se laisse pas enfermer dans un cadre. Le vers rythmique ne contient pas nécessairement une cadence. Par conséquent, il est probable que ce soit la mélodie jouée par la tibia qui permette d’identifier le vers, par exemple par un motif mélodique réitéré au début et/ou à la fin du vers. Sans la tibia, la poésie lyrique ressemble, aux oreilles de Cicéron du moins, à de la prose nue, c’est-à-dire à une parole qui emploie des pieds sans toutefois respecter un cadre précis. Denys d’Halicarnasse fait la même remarque que Cicéron. Il oppose les poésies monométriques, celles précisément qu’il appelle métriques, et les poésies polymétriques, autrement dit rythmiques. Dans les premières, le cadre est très contraint, chaque segment est équivalent du point de vue de la durée ; dans les secondes, les variations combinatoires entraînent des variations de durées114. Dans ces circonstances, il est difficile, voire impossible aujourd’hui, de reconstituer cette poésie chantée. Comme le souligne Jacqueline Dangel à propos des cantica libera de Plaute et de la polymétrie lyrique, « les problèmes d’identification sont d’autant plus délicats qu’à une pluralité typologique et à une plasticité expressive s’adjoint le support rythmique d’une musique que nous avons perdue »115. En outre, le risque de confusion entre le rythme chanté et le rythme oratoire s’explique autant par la proximité des deux pratiques que par le transfert problématique du concept ῥυθμός de la musique à la rhétorique. Ce transfert enrichit la portée de ce concept, mais entraîne également une polysémie source de malentendus. De plus, les textes mettent en évidence la difficulté que soulève la nature même du rythme oratoire. La position qu’il occupe par rapport au rythme chanté, au mètre et à l’arythmie est extrêmement complexe. Aristote le premier formule ce compromis : « le discours doit être « bien rythmé (εὔρυθμον) et non

112 Voir P. Grimal, Cicéron, discours, tome XVI. Pour Cn. Plancus. Pour M. Aemilius Scaurus, Paris 1976, p. 33 ; 35 ; T. J. Moore, « When the tibicen play ? Meter and Musical Accompaniement in Roman Comedy », Transactions of the American Philological Association, 138 (2008), p. 14-46. 113 A. Yon, Cicéron, l’Orateur, Du meilleur genre d’orateurs, Paris, 1964, p. 151. 114 Denys d’Halicarnasse, Comp., VI, 26, 27-33. 115 J. Dangel, « Métrique et rythmique », p. 106.

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arythmique (ἄρρυθμον) »116 et d’autre part, « la forme de la prose ne doit être ni métrique (ἔμμετρον), ni arythmique (ἄρρυθμον) »117. Il conclut en affirmant que « pour cette raison, le discours doit avoir un rythme, non un mètre, car sinon, ce sera un poème, mais sans rigueur, et ce sera le cas jusqu’à un certain point »118. Aristote place ainsi bien le rythme de la prose entre l’arythmique et le métrique et pose le cadre conceptuel et générique qui perdure durant toute l’Antiquité. Suivant Aristote, Cicéron considère que la prose ne doit pas être métrique et que la présence d’un mètre est détestable119 car elle provoque une confusion entre le genre poétique et la prose. La prose ne doit pas non plus être arythmique car cela lui confère une allure peu soignée et grossière120 ; le discours sonne alors trop « rustique ». Le problème majeur que pose la théorie cicéronienne est l’emploi de l’adjectif « numerosus ». De fait, celui-ci renvoie à l’usage musical du rythme, mais s’applique également à la prose oratoire : Si numerosum est in omnibus sonis atque uocibus, quod habet quasdam impressiones et quod metiri possumus interuallis aequalibus, recte genus hoc numerorum, dum modo ne continui sint, in orationis laude ponitur121. Multum interest utrum numerosa sit, id est similis numerorum, an plane numeris constet oratio ; alterum si fit, intolerabile uitium est, alterum nisi fit, dissipata et inculta et fluens oratio122 .

Dans ces deux extraits, Cicéron s’attache à définir ce qu’il entend par « numerosus » et parvient à deux démonstrations divergentes. Dans l’extrait du De Oratore, il entend par « numerosus » l’emploi d’une segmentation des sons en fonction de coups frappés (« impressiones ») qui 116 Aristote, Rhét., III, 1409a 22-23 : « Εὔρυθμον δεῖ εἶναι τὴν λέξιν καὶ μὴ ἄρρυθμον ». 117 Aristote, Rhét., III, 1408b 21-22 : « Τὸ δὲ σχῆμα τῆς λέξεως δεῖ μήτε ἔμμετρον εἶναι μήτε ἄρρυθμον ». Sur ce passage, voir K. Dover, The Evolution, p. 174 ; G. A. Kennedy, Classical Rhetoric, p. 91-93. 118 Aristote, Rhét., III, 1408b 30-32 : « Διὸ ῥυθμὸν δεῖ ἔχειν τὸν λόγον, μέτρον δὲ μή · ποίημα γὰρ ἔσται. ῾Ρυθμὸν δὲ μὴ ἀκριβῶς · τοῦτο δὲ ἔσται ἐὰν μέχρι του ᾖ ». 119 Cicéron, De Or., III, 175 ; Or., 67. Voir également Quintilien, Inst., IX, 4, 60. 120 Voir Cicéron, De Or., III, 185 ; Or., 220. 121 Cicéron, De Or., III, 185 : « Si est rythmique, dans tous les sons des instruments et de la voix, ce qui a certaines battues et ce que nous pouvons mesurer par des intervalles égaux, ce genre de rythmes, à condition qu’ils ne soient pas continus, figure parmi les mérites du discours ». 122 Cicéron, Or., 220 : « Il y a beaucoup d’écart entre une parole rythmée, c’est-àdire ressemblant à des rythmes, et une parole qui repose entièrement sur des rythmes. La seconde, si elle se produit, est un défaut intolérable, la première, si elle ne se produit pas, donne un style dispersé, grossier et débordant ».

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marquent une battue régulière (« interuallis aequalibus »)123. L’allusion à la mesure est d’ailleurs réitérée dans l’Orator : « tout ce qui tombe sous une mesure des oreilles, même absent du vers, car celui-ci est un défaut de la prose, est appelé numerus, en grec ῥυθμός »124. Cette définition fait allusion à la pratique musicale du rythme, au « rythmique ». Mais dans l’extrait de l’Orator, l’adjectif « numerosus » renvoie à une segmentation qui ressemble à des rythmes (« similis numerorum »), autrement dit, « rythmoïde ». Cicéron affirme ailleurs dans le De Oratore que, dans la prose, « il ne faut pas suivre cette règle très sévère des rythmiciens ou musiciens »125 ; les principes rythmiques ne doivent pas être respectés à la lettre. Cet usage plus libre contraint en réalité l’orateur au respect constant du principe de uariatio, au fondement du caractère « rythmoïde ». Il lui faut en effet varier les combinaisons126 et d’autre part, la durée des segments. Cicéron affirme en effet un peu plus loin que le rythme de la prose utilise « la battue d’intervalles égaux ou bien souvent inégaux »127. Le rythme de la prose se distingue donc du rythme musical par sa variété combinatoire extrême, exigée par les lois de l’éloquence. Toutefois, la terminologie employée par Cicéron n’en reste pas moins ambiguë et source d’interprétations faussées. En évoquant le rythme chanté et le rythme déclamé par le même terme « numerus », Cicéron prend le risque de se voir reprocher une confusion contre laquelle pourtant il met en garde. Or, les adversaires atticistes de Cicéron n’ont pas manqué de l’attaquer sur ce point, comme en témoigne Quintilien : Inuadunt ergo hanc inter ceteras uocem : « Neque enim Demosthenis fulmina tantopere uibratura, dicit, nisi numeris contorta ferrentur »128 : in quo si hoc sentit : « rhythmis contorta », dissentio. Nam rhythmi, ut dixi, neque finem habent certum nec ullam in contextu uarietatem, sed qua coeperunt sublatione ac positione ad finem usque decurrunt : oratio non descendet ad crepitum digitorum129. 123 Sur l’emploi du terme musical « impressiones », voir G. B. Pighi, Studi di Ritmica e Metrica, p. 70-71. 124 Cicéron, Or., 67 : « Quicquid est enim, quod sub aurium mensuram aliquam cadit, etiam si abest a uersu – nam id quidem orationis est uitiu – numerus uocatur, qui graece ῥυθμός dicitur ». 125 Cicéron, De Or., III, 190 : « Nec sunt haec rhythmicorum aut musicorum acerruma norma dirigenda ». 126 Cicéron, Or., 195. Voir également Quintilien, Inst., IX, 4, 87 ; 91 ; 143. 127 Cicéron, De Or., III, 186 : « aequalium aut saepe uariorum interuallorum ». 128 Voir Cicéron, Or., 234 : « Demosthenis non tam uibrarent fulmina illa, nisi numeris contorta ferrentur ». 129 Quintilien, Inst., IX, 4, 55 : « Ils attaquent donc, entre autres, cette déclaration [de Cicéron] : “car les foudres de Démosthène n’auraient pas été lancées avec autant de

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La clef de ce passage est la remise en question de l’équivalence linguistique, pourtant bien établie, entre « ῥυθμός » et « numerus », ou plus exactement entre la translittération « rhuthmos » et « numerus ». Quintilien souligne par là qu’il faut en réalité bien faire la différence entre les deux emplois du rythme, celui du chant et celui de la prose. Le rythme du chant repose sur une mesure musicale qui peut se répéter à l’infini, suivant une dynamique identique. Cela est particulièrement vrai pour le rythme exécuté par des percussions. Or, la prose ne saurait se soumettre à une mesure constante. Le claquement des doigts est en effet un moyen de battre une pulsation130. Quintilien adresse donc luimême un reproche aux détracteurs de Cicéron qui ont cru que celui-ci voulait employer un rythme musical dans la prose, alors même qu’il revendiquait l’emploi d’un rythme spécifique à l’éloquence. La difficulté tient en fait d’une part à la polysémie du terme grec « ῥυθμός » qui peut tout aussi bien renvoyer à l’un qu’à l’autre, et, d’autre part, à l’emploi indifférencié que fait Cicéron de « numerus » et « numerosus ». Quintilien préfère dès lors utiliser la translittération « rhuthmos » pour évoquer le rythme musical et la traduction « numerus » pour le rythme de la prose. Par conséquent, sous la plume de Quintilien, l’adjectif « numerosus » a strictement le sens de « rythmé » (qui a une allure rythmique), et non de « rythmique »131. C’est en fonction de sa propre mise au point terminologique qu’il formule dès lors le compromis que dois observer le rythme oratoire, tout en mentionnant le précédent cicéronien : Idque Cicero optime uidet ac testatur frequenter se quod numerosum sit quaerere ut magis non arrhythmum, quod esset inscitum atque agreste, quam enrhythmum, quod poeticum est, esse compositionem uelit132 .

Le caractère rythmé de la prose repose sur un agencement des différentes séquences du discours (« compositio ») qui ne doit être ni « arythmique (arrhythmum) », ni « rythmique (enrhythmum) »133. force si des rythmes n’avaient pas vrillé autour d’elles”. Si l’on comprend “à coups de rythmes chantés”, je ne suis pas d’accord. Car, comme je l’ai dit, les rythmes chantés n’ont pas une fin déterminée ni de diversité dans leurs combinaisons, mais se déroulent jusqu’à la fin suivant le levé et le frappé qu’ils ont observés au début. Or, la prose ne suit pas un claquement des doigts ». 130 Voir Quintilien, Inst., IX, 4, 51. 131 Voir Quintilien, Inst., VIII, 6, 64 ; XI, 1, 33. 132 Quintilien, Inst., IX, 4, 56 : « Cicéron le comprend très bien et donne souvent la preuve qu’il recherche ce qui est rythmé, de façon à préférer que la segmentation ne soit pas arythmique – marque d’ignorance et de rusticité – plutôt que rythmique – caractère propre à la poésie ». 133 Même emploi du terme en Quintilien, Inst., IX, 4, 77.

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L’emploi des translittérations grecques suggère que Quintilien s’inspire ici de la théorie exposée par Denys d’Halicarnasse. Le caractère « bien rythmé » de la prose y est désigné par l’adjectif « eurythmos (εὔρυθμος) », le caractère « rythmique » du chant par l’adjectif « errythmos (ἔνρυθμος) »134. Cette mise au point de Quintilien nourrit la théorie des grammairiens du IV e siècle, notamment celle de Diomède qui souligne que « l’orateur ne doit employer ni des rythmes ni des mètres, sinon, il ne semblerait pas déclamer un discours mais chanter un poème »135. Il faut entendre par « rhythmis » les rythmes propres au chant, car suivant l’usage instauré par Quintilien, Diomède emploie la translittération « rhuthmos » dans ce sens précis, selon une perspective générique qui s’attache à distinguer deux paroles, l’éloquence oratoire (« dicere ») et le chant (« canere »). Pour reprendre la formule d’Henri Meschonnic, « rythme dans le langage n’a pas le même sens que dans la musique. Il ne peut, il ne doit y avoir une théorie unique du rythme »136. Conclusion du chapitre Contrairement au mètre, le rythme n’impose aucun cadre, aucune combinaison quantitative ou accentuelle. Il se définit par son exécution, et se matérialise par des choix qui n’ont de sens qu’à partir du moment où ils sont effectués. En outre, si le mètre est une mesure réitérée, le rythme, notamment dans la prose, ne se définit pas nécessairement comme isochrone. Ainsi, le principe fondamental du rythme est moins la régularité que la proportionnalité : le rythme n’est pas une simple succession d’événements dans le temps, il est un ensemble de rapports, une architecture sonore soutenue par un souci constant de variation. Modulation et liberté, telles sont donc les caractéristiques principales du rythme oratoire. Comme le souligne à juste titre Kenneth J. Dover, « il est clair qu’une seule et même séquence de mots peut faire l’objet de plusieurs interprétations rythmiques et qu’une interprétation donnée est susceptible ou non (comment le savoir ?) de refléter les intentions de l’auteur. C’est une différence essentielle entre le rythme

134

Voir Denys d’Halicarnasse, De Demosthenis dictione, V, 50, 46 ; Comp., VI, 17, 3-5 ; 25, 48. 135 Diomède, Ars gram., de art. metr., GL I, 468, 5-6 : « Sed neque rythmis neque metris oratorem uti decet, ne non dicere sed carmen canere uideatur ». 136 H. Meschonnic, Critique du rythme, p. 119.

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de la poésie et le rythme de la prose »137. Ainsi, lorsque Cicéron défend l’emploi d’une « oratio numerosa », il entend par là une prose soignée dans laquelle intervient un rythme qui se distingue du rythme battu de la parole chantée, et qui pourrait être rapproché, hypothétiquement, du tempo rubato que Gisèle Brelet définit si bien : « le tempo rubato naît bien de la liberté même du geste vocal, symbole d’un acte qui ne saurait se soumettre à la fixité d’une forme faisant obstacle à son libre déploiement »138. Cette liberté et cette flexibilité inhérentes au numerus en font toute la force opératoire. De fait, elles concernent non seulement ses configurations, mais aussi le choix des paramètres qui en sont à l’origine, et qui peuvent être tout aussi bien quantitatifs qu’accentuels. Par conséquent, le numerus continue véritablement d’exister au Moyen Âge, certes différemment que dans l’Antiquité de Cicéron et Quintilien. Il prend même la place du mètre, dont la rigidité pourrait avoir causé la perte. Les théoriciens de la musique de l’époque carolingienne, bien qu’ils connaissent la métrique classique, ont tendance à interpréter les schémas métriques comme des rythmes, c’est-à-dire comme des configurations accentuelles. Cette liberté du numerus s’explique en définitive par sa nature même : il est une donnée de la langue latine et l’accompagne ainsi dans ses changements. Plus exactement, « ce sont les mots, les phrases, les discours qui ont un rythme. La langue est l’ensemble des conditions rythmiques »139. À cet égard, le choix des mots et de la longueur des unités de la chaîne parlée ou chantée, c’est-à-dire la segmentation, est une composante absolument essentielle du numerus oratoire et musical.

137 K. Dover, The Evolution, p. 181 : « It is plain that one and the same sequence of words was open to more than one rhythmical interpretation and that a given interpretation might or might not – how could one know ? – recognize the author’s intention. That is one important difference between poetic and prosaic rhythm ». 138 G. Brelet, Le Temps musical. Essai d’une esthétique nouvelle de la musique I. La forme sonore et la forme rythmique, Paris, 1949, p. 270. 139 H. Meschonnic, Critique du rythme, p. 423.

CHAPITRE III

RYTHME ET SEGMENTATION BASES THÉORIQUES Le rythme antique se définit fondamentalement, depuis la philosophie grecque, comme la mise en forme d’une matière. Cette mise en forme s’opère par la combinaison et la distinction des éléments constitutifs d’un tout, qui peut être immobile comme une statue ou bien mobile et inscrit dans un devenir, comme une danse ou un discours. Nous appelons « segmentation » ce double processus qui consiste à combiner et délimiter les unités d’un ensemble en fonction de rapports proportionnels. En musique comme en rhétorique, la segmentation s’opère sur l’axe du temps ; comme le discours se déroule linéairement, les segments successifs mis en évidence correspondent chacun à une durée déterminée. C’est l’enchaînement de ces segments, parfaitement démarqués les uns des autres, qui constitue la base du rythme1. Mais cela ne suffit pas : cet enchaînement doit répondre à des lois touchant aussi bien à la répartition quantitative des unités qu’à leur dynamique, fondée sur des contrastes d’intensité. Les lois gouvernant la segmentation du rythme déclamé latin sont énoncées par Cicéron, dont s’inspirent Quintilien puis les prédicateurs chrétiens, notamment Augustin. La théorie du rythme dans la rhétorique latine est complexe car elle fait appel à tout un arsenal de concepts, de termes techniques dont il est parfois difficile de cerner le contenu et de comprendre la définition, lorsque celleci est donnée. Cette difficulté est particulièrement marquée pour tout ce qui touche au rythme non métrique, autrement dit, pour tout ce qui échappe aux clausules. Néanmoins, la théorie du rythme dans la rhétorique latine peut être éclairée par la théorie musicale grecque. Ce chapitre proposera donc une mise au point portant sur les différents concepts fondamentaux employés en musique et en rhétorique ainsi que sur les transferts sémantiques et linguistiques qu’implique le passage de l’une à l’autre.

1

Voir A. Bélis, Aristoxène, p. 135.

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1. Les principes musicaux de la segmentation rythmique : les durées Le rythme « ne devient langage qu’au moment où la présence d’une limite discrète crée la possibilité d’une unité de mesure qui puisse assurer la commensuration de tous les niveaux hiérarchiques du système »2 . Le rythme est en effet un langage, car en appliquant une forme à une matière, il fait sens. Il confère à l’indéterminé un ordre mathématique qui se manifeste dans l’apparition d’un discontinu compréhensible par la raison et perceptible par les sens. Ce discontinu repose sur des règles précises, celles de la segmentation. Or, cette segmentation doit prendre appui sur une unité-étalon qui permet de mesurer toutes les autres durées selon des rapports proportionnels3. En musique, Aristoxène est traditionnellement considéré comme un novateur puisqu’il aurait été le premier à affirmer que la syllabe n’est justement pas une unité rythmique4. Cette innovation se justifie par la volonté d’Aristoxène de proposer une théorie du rythme distincte de celle du mètre5. De fait, dans le mètre, la syllabe brève est considérée comme une unité. D’après le témoignage de Psellus, cette innovation s’explique notamment pour deux raisons d’ordre méthodologique : la syllabe n’a pas de durée stable ni de rapport défini au mesuré. Elle ne peut donc constituer un référent universel permettant de quantifier les données rythmiques selon l’axe du temps : Πᾶν γὰρ μέτρον αὐτό τε ὡρισμένον ἐστὶ κατὰ τὸ ποσὸν καὶ πρὸς τὸ μετρούμενον ὡρισμένως ἔχει. ῾Η δὲ συλλαβὴ οὐκ ἔστι κατὰ τοῦτο ὡρισμένη πρὸς τὸν ῥυθμὸν ὡς τὸ μέτρον πρὸς τὸ μετρούμενον, ἡ γὰρ συλλαβὴ οὐκ ἀεὶ τὸν αὐτὸν χρόνον κατέχει6.

La définition de l’unité de mesure doit comprendre deux paramètres : son étendue et le rapport avec ce qu’elle mesure. Ces deux paramètres 2

B. Boccadoro, « Forme et matière », p. 227-228. Voir aussi M. Ghyka, Essai sur le rythme, p. 28. 4 R. Westphal, Scriptores, p. 62-64. 5 Voir Th. Reinach, La Musique grecque, p. 73 ; J. Luque Moreno, De Pedibus, De Metris, Grenade, 1995, p. 138. 6 Psell. 1 : « Car toute unité de mesure est elle-même définie par son étendue et aussi en fonction du rapport qu’elle entretient avec ce qui est mesuré. La syllabe n’est pas définie par son étendue ni en fonction du rapport qu’elle entretient avec le rythme, comme l’unité de mesure avec ce qui est mesuré. Car la syllabe n’a pas toujours la même durée ». Voir R. Westphal, Scriptores, p. 62 ; F. A. Gevaert, Histoire et théorie de la musique de l’Antiquité I, Gand, 1875, p. 416 ; Histoire et théorie de la musique de l’Antiquité II, Gand, 1881, p. 7 ; E. Willems, Le rythme musical : rythme, rythmique, métrique, Fribourg, 1984, p. 161 ; T. J. Mathiesen, « Rhythm and Meter in Ancient Greek Music », Music Theory Spectrum, 7 (1985), p. 160 ; L. Pearson, Aristoxenus, p. 67. 3

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doivent être constants. Or, si la syllabe peut servir à mesurer le rythme, elle ne peut le faire que dans un contexte précis, celui du langage. Mais le rythme se trouve également dans la musique instrumentale et la danse. Ainsi, comme l’utilisation de la syllabe en tant que mesure n’est pas universelle, la syllabe ne peut être une unité de mesure. D’autre part, sa durée n’est pas constante : elle peut être longue ou brève. Elle dépend également de la composition mélodique, qui peut lui attribuer telle ou telle valeur, et de l’exécution rythmique7, puisque le rythme peut modifier les quantités syllabiques. Par conséquent, Aristoxène prend le parti de choisir comme unité de segmentation rythmique une unité strictement temporelle, car toute exécution rythmique se déroule nécessairement dans une durée déterminée. Il s’agit du temps premier8, « durée primordiale […] à laquelle on rapporte les durées diverses, le terme de comparaison qui sert à mesurer tout le reste »9. Le choix de prendre la syllabe ou bien le temps comme unité reflète la distinction fondamentale entre la logique métrique et la logique musicale. Si Aristoxène prend pour unité le temps, c’est bien pour démarquer le rythme musical du mètre. Le mètre repose en effet sur la répartition des syllabes, le rythme sur la répartition des temps. Par ailleurs, à partir du temps premier sont élaborées d’autres durées permettant de quantifier la segmentation rythmique. Ces durées peuvent être simples ou bien composées. La durée simple ne contient qu’une seule syllabe, qu’un seul son ou qu’un seul signal, alors que la durée composée en contient plusieurs10. En outre, si le temps premier est un étalon de durée, la valeur de temps minimale et insécable d’un morceau donné, la durée simple, tout en ne contenant aucun découpage, est cependant variable et déterminée par la segmentation. Autrement dit, il peut y avoir plusieurs durées simples différentes dans un même développement. Cette distinction entre métrique et rythmique est conservée à l’époque tardive dans la théorie latine de la musique. Elle prend dans ce contexte une portée culturelle et linguistique particulière. En effet, elle reflète la difficulté, dès le III e siècle, à conserver les quantités syllabiques du latin, et se manifeste par deux prises de position diamétralement opposées : celle du grammairien, conservatrice, et celle du musicien pour qui les quantités ne sont pas déterminantes dans l’éla-

7

Voir R. Westphal, Scriptores, p. 64 ; L. Pearson, Aristoxenus, p. X X X V II . Voir Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 10 ; Aristide Quintilien, De Mus., I, 14, 1-9 ; Martianus Capella Les Noces, IX, 971, 8. 9 F. A. Gevaert, Histoire II, p. 10. 10 Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 14. 8

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boration du rythme. Augustin dans son De Musica témoigne de cette querelle entre le grammaticus et le musicus11 : Nam si eo loco ubi duas longas syllabas poni decet, hoc verbum posueris, et primam quae breuis est, pronuntiatione longam feceris, nihil musica omnino succenset : tempora enim uocum ea pervenere ad aures, quae illi numero debita fuerunt. Grammaticus autem iubet emendari, et illud te uerbum ponere cujus prima syllaba producenda sit, secundum maiorum, ut dictum est, auctoritatem, quorum scripta custodit12 .

Le musicien juge le rythme en fonction des règles rythmiques, le grammairien en fonction des règles métriques dont la poésie des Anciens, notamment celle de Virgile, est le garant (« auctoritas »). En conséquence, le musicien prend en considération la répartition des temps, quitte à modifier les quantités syllabiques alors que le grammairien exige que les quantités syllabiques soient respectées et qu’un mot défaillant soit remplacé par un autre, plus conforme à la configuration métrique. Selon l’exemple pris par Augustin, le musicien envisage deux longues comme une succession de quatre temps, le grammairien comme une succession de deux syllabes longues (par nature ou par position). Par conséquent, prendre le temps comme unité, c’est envisager le rythme musical dans une perspective universelle et philosophique. Conformément à la pensée aristotélicienne, « le rythme est alors rapport logique et discours, selon la double étymologie du mot logos : la disposition variable des temps premiers crée la forme (schema), qui résulte d’une certaine disposition des parties de la matière. Et la succession des formes dans la durée organisée crée le sens »13. En outre, pour comprendre véritablement en quoi consistent le temps premier, la durée simple et la durée composée, il faut garder à l’esprit que la segmentation consiste à découper une durée en valeurs de temps proportionnelles. Comme la géométrie ou l’arithmétique, « la science musique, science de relations et non de quantités fixes, ne connaît pas plus la durée absolue que le ton absolu »14. 11 Voir aussi Aphtonius, De Art. metr., GL VI, 39, 5-11 ; Sergius, Explanationes in artes Donati, GL IV, 533, 12-13. 12 Augustin, De Mus., II, 1, 1. : « Si là où il faut deux longues, tu places un mot dont tu prononces la première brève comme une longue, alors la musique ne s’irritera en rien du tout. Car les temps exécutés par la voix parviennent aux oreilles selon les exigences du rythme. Le grammairien au contraire demandera que cela soit corrigé, et voudra que tu places un mot dont la première syllabe est nécessairement allongée, en fonction de l’autorité des Anciens, comme on dit, dont le grammairien garde les écrits ». Voir aussi De Mus., II, 2, 2. 13 B. Boccadoro, « Forme et matière », p. 228. 14 F. A. Gevaert, Histoire II, p. 11.

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2. Les principes musicaux de la segmentation rythmique : le pied et le côlon Le pied se définit comme le groupement d’un certain nombre de temps premiers répartis au minimum en deux durées distinctes et proportionnelles, appelées « arsis » et « thesis »15. Il ne peut donc être constitué d’un seul temps premier, ni d’une seule durée simple, mais doit nécessairement être une durée composée. Il est ainsi le plus petit segment qui produit un rythme16, c’est-à-dire un discontinu temporel organisé selon certains rapports arithmétiques. L’arsis (« sublatio », « leuatio ») correspond au moment où le pied (ou la main) du musicien se lève, c’est-à-dire au temps faible du pied métrique, la thesis (« positio ») au moment où le pied du musicien se pose, c’est-à-dire au temps fort du pied métrique, que l’on appelle pour cette raison « ictus ». De fait, dans la théorie d’Aristoxène et d’Aristide Quintilien, le rythme chanté est celui de la danse17. Chez Augustin également, le rythme est toujours matérialisé à la fois par la voix et le geste, notamment par une percussion18. Pour plus de clarté, nous appellerons donc l’arsis « levé » et la thesis « frappé ». On note que dans cette théorie, l’accent verbal n’est pas un paramètre nécessaire ; le point de référence est avant tout le mouvement de la main ou du pied. Cette définition n’est cependant pas valable dans la théorie de Martianus Capella. Celui-ci considère en effet que l’arsis correspond à la phase de tension, la thesis à la phase de relâchement19 ; cette théorie est en réalité influencée par l’enseignement des grammairiens. Ces derniers prennent comme point de référence la voix, plus exactement l’accent verbal. Selon eux, l’élévation de la voix (mélodique ou intensive) qui matérialise l’accent correspond à l’arsis, qui devient alors le temps fort du pied (ictus) tandis que l’abaissement de la voix coïncide avec le temps faible du pied, qu’ils appellent thesis20. Cette théorie, davantage linguistique que musicale, 15 Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 18 ; Psell. 4 ; 14 ; Aristide Quintilien, De Mus., I, 14, 33-34. Voir J. Luque Moreno, De Pedibus, p. 118-119 ; 128-137 ; 152. 16 Voir la formulation de Martianus Capella (Les Noces, IX, 974, 15) : « Pes uero est numeri prima progressio per legitimos et necessarios sonos iuncta, cuius partes duae sunt, arsis et thesis (Le pied est le premier accroissement du rythme, formé par l’assemblage de sons soumis à une règle et nécessaires. Il a deux parties : l’arsis et la thesis) ». Voir W. S. Allen, Accent and Rhythm : Prosodic Features of Latin and Greek. A Study in Theory and Reconstruction, Cambridge, 1973, p. 122-123 ; J. Luque Moreno, Arsis, p. 45. 17 Voir Th. Reinach, La Musique grecque, p. 77. 18 Voir M. L. West, Ancient Greek Music, Oxford, 1992, p. 122-128. 19 Martianus Capella, Les Noces, IX, 971, 15-18. 20 Chez Aphtonius, on trouve encore les deux traditions (musicales et linguistiques). Voir Aphtonius, De Metr., GL VI, 40, 14-15 : « Αrsis igitur ac thesis quas Graeci

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se perpétue jusqu’au Moyen Âge, en particulier chez Julien de Tolède au V II e siècle21. Cette inversion de signification du couple arsis/thesis s’explique donc par un changement de point de référence et de perspective, dont les études de Jesus Luque Moreno22 , auxquelles nous renvoyons pour ce point, rendent parfaitement compte. De plus, le rythme antique repose non seulement sur un discontinu quantitatif qui oppose valeurs longues et brèves, mais aussi sur un discontinu qualitatif qui distingue les moments de tension et de repos. Le rythme ne peut exister qu’à condition d’être « contrastif »23, en tout cas dans l’Antiquité. Or, la dynamique levé/frappé n’est pas le seul marqueur de contraste. De fait, comme le souligne Simha Arom, « toute figure rythmique peut être caractérisée par un faisceau de traits qui relèvent de catégories ou ordres différents »24. La théorie antique de la musique comptabilise sept caractéristiques du pied propres à produire un rythme. Τῶν δὲ ποδικῶν διαφορῶν ἐκκείσθωσαν αἱ ἑπτά πρώτη μέν, καθ’ ἣν μεγέθει διαφέρουσιν ἀλλήλων · δευτέρα δέ, καθ’ ἣν γένει · τρίτη δέ, καθ’ ἣν οἱ μὲν ῥητοί, οἱ δ’ ἄλογοι τῶν ποδῶν εἰσι · τετάρτη δέ, καθ’ ἣν οἱ μὲν ἀσύνθετοι, οἱ δὲ σύνθετοι · πέμπτη δέ, καθ’ ἣν διαιρέσει διαφέρουσιν ἀλλήλων · ἕκτη δέ, καθ’ ἣν σχήματι διαφέρουσιν ἀλλήλων · ἑβδόμη δέ, καθ’ ἣν ἀντιθέσει25.

dicunt, id est sublatio et positio, significant pedis motum. est enim arsis sublatio pedis sine sono, thesis positio pedis cum sono : item arsis elatio temporis, soni, uocis, thesis depositio et quaedam contractio syllabarum (Ce que les Grecs appellent arsis et thesis, c’est-à-dire levé et posé, font référence au mouvement du pied. De fait, l’arsis est le levé silencieux du pied, la thesis le posé sonore du pied. Sinon, l’arsis est l’augmentation de la durée, du son, de la voix, la thesis l’abaissement et une certaine contraction des syllabes) ». En revanche, chez les grammairiens plus tardifs, seule l’interprétation linguistique est conservée. Voir Priscien De Accentibus, GL III, 521, 25-27 ; Servius, In Donati artem minorem, GL IV, 425, 7 ; Sergius, De Art. metr., GL VII, 480, 13. 21 Julien de Tolède, Ars grammatica, 153, 11. 22 Voir notamment J. Luque Moreno, De Pedibus, p. 128-137. 23 J. Dangel, « De la métrique accentuelle », p. 170. Voir également W. S. Allen, Accent and Rhythm, p. 122 ; J. Päll, Form, Style and Syntax : Toward a Statistical Analysis of Greek Prose Rhythm. On the Example of Helen’s Encomium by Gorgias, Tartu, 2007, p. 42. 24 S. Arom, « Structuration du temps dans les musiques d’Afrique centrale : périodicité, mètre, rythmique et polyrythmie », Revue de musicologie, 70 (1984), p. 11. 25 Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 22 : « Voici la liste des sept caractères distinctifs des pieds : 1/ la durée ; 2/ le genre ; 3/ la distinction entre pied rationnel / irrationnel ; 4/ la distinction entre pied simple / composé ; 5/ le découpage rythmique ; 6/ la configuration ; 7/ l’inversion du levé et du frappé ». Voir également Psell. 16 ; Aristide Quintilien, De Mus., I, 14, 34-66 ; Martianus Capella, Les Noces, IX, 975-993.

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Tout d’abord, le pied est défini comme un segment d’une durée délimitée qui se calcule en fonction du nombre de temps premiers qu’elle contient : elle peut être disème, trisème. Ces durées internes (longues et brèves) du pied sont nécessairement réparties selon les deux phases dynamiques évoquées, le levé et le frappé. Ces deux phases se définissent moins par leur configuration, c’est-à-dire l’ordre dans lequel apparaissent les longues et les brèves, que par le nombre de temps premiers qu’elles contiennent. En effet, c’est en fonction du rapport arithmétique qu’entretiennent la durée du levé et celle du frappé que l’on peut identifier à quel genre rythmique appartient tel ou tel pied26. Le rapport simple (2/2) définit le genre dactylique, le rapport double (1/2 ou 2/1) le genre iambique, le rapport sesquialtère (2/3 ou 3/2) le genre péonique27. Si l’un de ces trois rapports arithmétiques est observé dans un pied, celui-ci est dit rationnel. Dans le cas contraire, il est dit irrationnel. D’autre part, dans chaque genre, il existe des pieds simples, c’està-dire des pieds de base comportant un nombre de temps minimum : trois pour le genre iambique, deux pour le genre dactylique, cinq pour le genre péonique dans la théorie d’Aristoxène28. De fait, Aristoxène ne reconnaît pas le pyrrhique (∪ ∪) comme un pied à part entière car selon lui, la pulsation serait trop rapide29. Martianus Capella adopte également ce point de vue30. En revanche, Aristide Quintilien et Augustin admettent ce pied31 et considèrent que le pied minimal n’est pas de genre iambique, mais de genre dactylique, et qu’il ne contient pas trois temps, mais deux32 . Au-delà de cette différence, qui a certes son importance, le principe est le même chez tous. C’est à partir des pieds simples que sont élaborés les pieds composés. Ainsi, les pieds simples sont découpés en temps tandis que les pieds composés sont découpés en pieds simples33. Par exemple, l’iambe (∪ –) est un pied simple alors 26 Voir F. A. Gevaert, Histoire II, p. 19-24 ; Th. Reinach, La Musique grecque, p. 81-85 ; R. L. Crocker, « Musica Rhythmica », p. 6 ; J. Luque Moreno, De Pedibus, p. 115-116. 27 Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 24. Voir aussi Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 30 ; Fr. Neap. fol. 12 et 13 ; Psell. 12 ; Aristide Quintilien, De Mus., I, 14, 49-63 ; Martianus Capella, Les Noces, IX, 978, 1-9 ; Augustin, De Mus., II, 4, 9. Aristide Quintilien et Martianus Capella en ajoutent un quatrième, le rapport épitrite 3/4 ou 4/3 (Aristide Quintilien, De Mus., I, 14, 61-62 et Martianus Capella, Les Noces, IX, 978, 6). 28 Fr. Neap. fol. 14 ; Psell. 12. 29 Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 31. 30 Martianus Capella, Les Noces, IX, 981, 5-13. 31 Aristide Quintilien, De Mus., I, 14, 54-55. 32 Aristide Quintilien, De Mus., I, 14, 55-63. 33 Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 26 ; Aristide Quintilien, De Mus., I, 14, 38-39 ; Martianus Capella, Les Noces, IX, 975, 4-6.

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que le choriambe (– ∪ / ∪ –) est un pied composé (d’un trochée et d’un iambe). Aristide Quintilien34 mentionne également la distinction entre rythme simple et rythme composé. Le rythme simple ne contient qu’un seul levé et qu’un seul frappé, par exemple l’iambe (∪ –) où le levé tombe sur la brève, le frappé sur la longue (1/2). Tout pied simple est donc un rythme simple. Un pied composé peut aussi constituer un rythme simple, par exemple le diiambe (∪ – / ∪ –). Chaque iambe constitue alors le levé ou le frappé (3/3 ou 3/3). Un pied composé peut également aboutir à un rythme composé, c’est-à-dire un rythme qui comprend plusieurs levés et plusieurs frappés. Il peut procéder par syzygie et former une dipodie, par exemple un diiambe (∪ – / ∪ –). Chaque iambe contient un levé et un frappé propres (1/2+1/2). Le rythme composé peut aussi procéder par période, c’est-à-dire par une succession de plus de deux pieds simples. C’est le cas du trochée iambique (∪ – / – ∪ / – ∪ / – ∪) qui comprend quatre levés et quatre frappés (1/2+2/1+2/1+2/1)35. Enfin, une même durée globale peut se découper de diverses manières : elle peut comporter plus ou moins de durées, plus ou moins longues. Par exemple, un pied tétrasème, c’està-dire comportant quatre temps premiers, peut se découper en deux longues (spondée – –) ou bien en une longue et deux brèves (dactyle – ∪ ∪ et anapeste ∪ ∪ –) ou bien en quatre brèves (procéleusmatique double ∪ ∪ ∪ ∪). D’autre part, lorsque cette durée globale contient les mêmes durées, celles-ci peuvent être agencées selon des configurations différentes. Le crétique (– ∪ –) et le bacchée (– – ∪) par exemple n’ont pas la même configuration : tous deux comportent deux longues et une brève agencées différemment. Des pieds peuvent finalement différer par une simple inversion de la phase de levé et de frappé36 : c’est le cas pour l’iambe (∪ – : 1/2) et le trochée (– ∪ : 2/1). Ces sept caractéristiques définissent finalement les règles rythmiques auxquelles doit se soumettre toute composition rythmique ; elles offrent néanmoins un large éventail de possibilités de combinaisons et de modulations que ne connaît pas le mètre. Les pieds combinés entre eux constituent des côla. D’après Théodore Reinach, la première musique grecque ne respectait pas nécessairement le principe d’isochronie ; les côla pouvaient ainsi être constitués de pieds d’étendues variables. Ainsi, « la notion de rythme comportait une souplesse ou une indétermination qui n’existe plus dans le sys34 35 36

Aristide Quintilien, De Mus., I, 14, 69-76. Voir Aristide Quintilien, De Mus., I, 16, 8-10. F. A. Gevaert, Histoire II, p. 22.

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tème aristoxénien »37 ; les éléments fournis par les traités d’Aristoxène et d’Aristide Quintilien n’apportent toutefois que très peu d’éclaircissements sur cette question38. En revanche, le De Musica d’Augustin manifeste un souci constant de régularité : quel que soit le choix de combinaison de pieds, la segmentation doit suivre une progression régulière. Cette régularité ne touche pas tant la répartition des longues et des brèves que la durée de chacun des pieds, qui doit rester constante. M. Non igitur dubitabis pyrrhichios sibimet pedes contexere, nec iambos, nec trochaeos qui etiam chorii nominantur, nec spondeos ; atque ita caeteros sui generis profecto sibimet sine ulla dubitatione copulabis : est enim summa aequalitas cum eiusdem generis et nominis pedes sese consequuntur. An tibi non uidetur ? D. Nullo modo mihi aliter uideri potest. M. Quid ? illud nonne approbas, alios aliis pedes aequalitate seruata esse miscendos ? Quid enim auribus potest iucundius esse, quam cum et uarietate mulcentur, nec aequalitate fraudantur ? D. Satis probo. M. Num censes alios aequales habendos pedes, nisi qui eiusdem mensurae sunt ? D. Ita existimo. M. Quid ? eiusdem mensurae putandine sunt, nisi qui temporis tantumdem occupant ? D. Verum est39.

La notion centrale de ce passage est l’isochronie (« aequalitas ») ; elle est le critère essentiel qui permet de choisir les pieds susceptibles de s’associer. La segmentation la plus simple, mais également la plus 37

Th. Reinach, La Musique grecque, p. 94. Voir Th. Reinach, La Musique grecque, 1976, p. 93. 39 Augustin, De Mus., II, 9, 16 : « M : Donc tu n’hésiteras pas à combiner les pyrrhiques entre eux, ainsi que les iambes, les trochées – que l’on appelle aussi chorées –, les spondées. Et tu n’hésiteras pas à associer de la même façon tous les autres pieds du même genre. Les pieds du même genre et du même nom se succèdent par une isochronie parfaite, ne te semble-t-il pas ? D : Absolument. M : Alors ! N’es tu pas d’accord que des pieds doivent être mêlés à d’autres en conservant l’isochronie ? Quoi de plus agréable aux oreilles que d’être charmées par une variation, et de ne pas être choquées par la monotonie ? D : Tout à fait d’accord. M : Penses-tu que des pieds puissent être considérés comme isochrones s’ils ne sont pas de la même mesure ? D : Non, je suis de cet avis. M : Alors ! Ne doit-on pas penser que les pieds n’ont la même mesure qu’à condition de remplir la même durée ? D : C’est vrai. » 38

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monotone, consiste à associer des pieds exactement identiques, c’està-dire des pieds du même genre et du même nom. Une segmentation plus agréable à l’oreille consiste à combiner des pieds différents tout en respectant l’isochronie en vertu du principe de variation (uarietas), par exemple dans une succession de pieds à quatre temps : – – / – ∪ ∪ / – ∪ ∪ / ∪ ∪ – / – –. Remarquons à ce propos que le terme « aequalitas » est alors employé au sens de « monotonie », comme antonyme de « uarietas ». Par conséquent, tous les pieds qui occupent la même durée peuvent être combinés entre eux. La logique musicale est ainsi beaucoup plus libre que la logique métrique ; le critère essentiel est la durée totale du pied et la répartition des temps dans ce pied, qui doit observer un genre rythmique recensé comme tel. 3. Les principes musicaux de la segmentation rythmique : les silences La segmentation rythmique repose sur la combinaison et la distinction de durées brèves et longues. Ces durées peuvent être sonores, mais aussi silencieuses. Aristide Quintilien appelle ces dernières « temps vides (χρόνοι κενοί) » autrement dit, « vides de son »40. Le silence est une durée définie (« χρόνος »), au même titre que les syllabes ou les notes jouées par un instrument. Il est donc intégré aux combinaisons rythmiques et comptabilisé dans la battue41. À ce titre, il ne faut pas le confondre avec la pause : celle-ci n’entre pas dans la progression rythmique, mais vient au contraire l’interrompre. Cette distinction entre silence et pause est absolument essentielle, car il s’agit de deux éléments silencieux dont la fonction rythmique est très différente42 . La fonction rythmique du silence est à peine évoquée chez Aristoxène. Aristide Quintilien y consacre une courte explication, qui a le mérite d’être assez claire43 : Ἀλλὰ καὶ ὅτε μὲν προτέραν συλλαβὴν μηκέτι φθέγγεται, τὴν δευτέραν μηδέπω, τοῦτον τὸν χρόνον σιωπῇ ἀντέχεσθαι44.

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Voir F. A. Gevaert, Histoire I, p. 416. Voir G. Brelet, Le temps musical, p. 326 ; T. J. Mathiesen, « Rhythm and Meter », p. 168. 42 Elle est également visible dans la notation musicale antique. Voir Anonyma de musica scripta Bellermanniana 3, 11. Voir F. A. Gevaert, Histoire I, p. 417 ; T. J. Mathiesen, « Rhythm and Meter », p. 169 ; M. L. West, Ancient Greek Music, p. 266-269. 43 Voir F. A. Gevaert, Histoire II, p. 13. 44 Fr. Par. fol. 31 (cf. Fr. Neap. fol. 22) : « Mais d’autre part, quand la syllabe précédente n’est plus prononcée, et que la suivante ne l’est pas encore, il faut compléter cette durée par un silence ». 41

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Κενὸς μὲν οὖν ἐστι χρόνος ἄνευ φθόγγου πρὸς ἀναπλήρωσιν τοῦ ῥυθμοῦ, λεῖμμα δὲ ἐν ῥυθμῷ χρόνος κενὸς ἐλάχιστος, πρόσθεσις δὲ χρόνος κενὸς μακρὸς ἐλαχίστου διπλασίων 45.

D’après le fragment d’Aristoxène, le silence complète une syllabe avant que la suivante ne soit prononcée. Si l’on met ce fragment en perspective avec le passage d’Aristide Quintilien, on peut supposer que cette syllabe a besoin d’être complétée par un silence car autrement, le segment auquel elle appartient ne dure pas assez longtemps46. Ces silences sont de deux catégories : le silence bref (« λεῖμμα ») et le silence long (« πρόσθεσις »). Le silence bref apparaît comme l’unité la plus petite et d’autre part, un silence long vaut pour deux silences brefs. Ces deux éléments rappellent de manière claire le système des syllabes réparties de la même façon en deux durées selon le même rapport fractionnel. De fait, il est nécessaire pour conserver les rapports de durées que les silences aient des durées déterminées qui puissent être mesurées en fonction du nombre de temps premiers qu’elles contiennent. Les papyri en apportent la preuve47. Ce système de correspondance est en outre rapporté dans les Anonymes de Bellermann48. Néanmoins, contrairement à ce que rapporte Aristide Quintilien, il est fait allusion à quatre catégories de silences comprenant un, deux, trois ou quatre temps. À l’époque tardive, Augustin consacre une large part de son De Musica à la question des silences (« silentia »). Ils sont également considérés comme des compléments rythmiques. À cet égard, Augustin s’inscrit donc parfaitement dans la continuité de ses prédécesseurs grecs : M. Sed uide potius cum saepe repeto, « Quae canitis sub antris », demulceoque ista numerositate sensum tuum ; quid distat inter hoc, et si adderem ad finem huius breuem aliquam syllabam, et item istud eodem modo repeterem, « Quae canitis sub antrisue » ? D. Vtrumque mihi iucunde illabitur auribus : hoc tamen posterius, cui syllabam addidisti breuem, plus tenere spatii ac temporis, siquidem longius factum est, cogor fateri. M. Quid cum illud superius, « Quae canitis sub antris », ita repeto, ut post finem nihil sileam ? eademne ad te iucunditas peruenit ?

45 Aristide Quintilien, De Mus., I, 18, 12-17 : « Le silence est une durée qui ne contient aucun son et qui a pour fonction de compléter le rythme. Le leimma est le silence le plus court du rythme ; la prosthesis est un silence deux fois plus long que le plus court ». 46 Voir M. L. West, Ancient Greek Music, p. 266-267. 47 Voir F. A. Gevaert, Histoire I, p. 416. 48 Anon. Bell. 3, 102. Voir Th. Reinach, La Musique grecque, p. 75.

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D. Imo nescio quid claudum me offendit, nisi forte illam ultimam plus quam caeteras longas produxeris. M. Ergo siue idipsum amplius quod producitur, siue quod siletur, censesne in tempore habere aliquid spatii ? D. Qui aliter potest ?49

Le Maître chante successivement trois variantes du même mètre : (1) Quāe cănĭtīs sŭb āntrīs X (2) Quāe cănĭtīs sŭb āntrīsuĕ (3) Quāe cănĭtīs sŭb āntrī-ĭs

Dans la première variante, le Maître observe un silence avant de répéter le mètre ; dans la deuxième, il remplace le silence par une syllabe brève et dans la troisième, il allonge la dernière longue d’un temps. Le Disciple, à la première écoute, a l’impression que la deuxième configuration est plus longue en raison de la syllabe supplémentaire. Le Maître lui fait comprendre tout d’abord que le silence de la première configuration occupe une durée déterminée, et lui fait enfin admettre que quelle que soit la solution choisie, un temps est ajouté au mètre dont la durée totale reste identique (douze temps)50. Chez Augustin, les silences permettent donc de compléter les pieds défaillants et peuvent contenir jusqu’à quatre temps51. Dans cette séquence « Quāe cănĭtīs / sŭb āntrīs X » constituée d’un choriambe (– ∪ ∪ –) et d’un bacchée (∪ – –), le silence (X) permet de compléter le bacchée auquel il manque un temps pour avoir la même durée que le choriambe. On obtient alors deux pieds de six temps chacun52 . L’insertion d’un silence n’a de sens qu’à partir du moment où la séquence est répétée 49 Augustin, De Mus., III, 7, 16 : « M : Mais vois plutôt si je répète plusieurs fois “Quae canitis sub antris”, et que je charme ton ouïe grâce à cette eurythmie. Quelle différence y a-t-il si j’ajoute à la fin une syllabe brève, et que je répète selon la même mesure “Quae canitis sub antrisue” ? D : Les deux pénètrent agréablement mes oreilles ; mais le second mètre auquel tu as rajouté une brève occupe plus d’espace et plus de temps, il est en fait plus long, je dois l’avouer. M : Quelle différence y a-t-il si je répète le premier mètre “Quae canitis sub antris” sans faire de silence à la fin ? Est ce que tu perçois le même agrément ? D : Il y a je ne sais quoi de boiteux qui me choque ; peut-être as-tu allongé la dernière syllabe plus que les autres longues. M : Donc, que j’allonge ce mètre plus que la règle ou que je fasse un silence, crois-tu qu’il y ait quelque laps de temps ? D : Absolument » 50 Voir Augustin, De Mus., III, 7, 17. 51 Augustin, Mus., III, 7, 18. 52 Voir Augustin, De Mus., III, 7, 18.

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et respecte une pulsation. Rappelons que « la pulsation est un étalon isochrone constituant l’unité de référence culturelle pour la mesure du temps. Elle consiste en une suite de points de repère réguliers par rapport auxquels s’ordonnent les événements rythmiques. […] La pulsation est donc l’unité fondamentale de temps par rapport à laquelle toutes les durées se définissent »53. Il faut alors que la battue puisse se dérouler régulièrement et que tous les segments soient d’égale longueur. En outre, le traité d’Augustin apporte des éléments précieux sur les règles à observer et les possibilités offertes au musicien quant au positionnement des silences. Notons qu’Augustin prend comme exemples des mètres chantés selon une logique musicale et non métrique, ce que suggère la possibilité de placer assez librement des silences pour compléter les pieds défaillants. Dans ce contexte, le silence est particulièrement important dans le phénomène de catalexie, c’est-à-dire lorsque le dernier pied d’un mètre est incomplet54. Il s’agit du cas de figure que l’on vient d’observer : « Quāe cănĭtīs / sŭb āntrīs X ». Le silence placé à la fin d’un mètre peut également compléter le premier pied du mètre suivant ou du même mètre s’il est répété, en vertu d’un effet de boucle : « ← Sĕgĕtēs / mĕūs lăbōr / XX → ». Dans ce mètre55 constitué d’un anapeste (∪ ∪ –) et d’un diiambe (∪ – ∪ –), il manque deux temps à l’anapeste pour être égal au diiambe. Le Maître place donc un silence de deux temps (XX) à la fin. Du fait que le mètre est répété, ce silence est intégré non pas au diiambe mais à l’anapeste. Enfin, le même procédé permet de compléter par un silence le dernier et le premier pied du mètre : « ← Flūmĭnă / cōnstĭtĕrīnt / ăcūtō X / XX → ». Dans ce mètre56, il manque deux temps au dactyle (– ∪ ∪) et un temps au bacchée (– – ∪) pour être égaux au choriambe (– ∪ ∪ –). Le Maître place donc deux silences à la fin du mètre, l’un d’un temps, le second de deux temps : Prius autem redditur quod debetur implendo extremo pedi, quam in principio constituto. Nec aliter omnino fieri aures sinunt. Nec mirum : id enim cum repetimus, adiungitur capiti quod prorsus extremum est. Itaque in hoc metro quod dictum est, Flumina constiterint acuto : cum tria tempora senis utique implendis debeantur, si ea non silentio uelis, sed uoce reddere, possintque reddi et per iambum, et per chorium, et per tribrachum, quia omnes terna tempora possident ; nullo modo ea 53

S. Arom, « Structuration du temps », p. 7. Voir L. Pearson, Aristoxenus, p. 74-75 à propos du fragment d’Aristoxène (Fr. Par. fol. 31, cf. Fr. Neap. fol. 22). 55 Voir Augustin, De Mus., IV, 13, 17. La source de ce mètre est inconnue. 56 Horace, Carmina, 1, 9, 4. La segmentation est celle proposée par le Maître dans le De Musica (Augustin, De Mus., IV, 14, 20). 54

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per chorium reddi sensus ipse permittit, in quo prior est longa syllaba, breuis posterior : id enim prius sonare debet, quod bacchio debetur extremo, id est breuis syllaba ; non longa, quae dactylo primo. Licet hoc explorare his exemplis : « Flumina constiterint acuto gelu ». « Flumina constiterint acute gelida ». « Flumina constiterint in alta nocte ». Cui dubium est, duo illa suaviter repeti, hoc autem tertium nullo modo ? Item cum singula tempora singulis debentur pedibus minus plenis, si ea uoce reddere uelis, non sinit sensus in unam syllabam coarctari ; mira omnino iustitia57.

L’effet de boucle permet de placer le silence à la fin du mètre ; mais la répartition des silences doit respecter la configuration rythmique. En premier vient le temps silencieux qui complète le bacchée (X), en second viennent les deux temps qui complètent le dactyle (XX) – soit l’équivalent de deux syllabes brèves ou d’une longue. C’est la raison pour laquelle si l’on remplace le silence par des syllabes, seuls l’iambe (∪ –) et le tribraque (∪ ∪ ∪) conviennent. Le chorée, du fait qu’il commence par une longue, perturbe la configuration rythmique :

57 Augustin, De Mus., IV, 14, 21-22 : « On exécute le complément du dernier pied avant d’exécuter celui du premier. Les oreilles ne tolèrent pas autre chose. Cela n’a rien d’étonnant : lorsque l’on répète le mètre, on rattache au début ce qui précède et qui est situé à la fin. C’est pourquoi, dans ce mètre que j’ai récité : Flumina constiterint acuto, il faut trois temps supplémentaires pour parvenir à six ; si tu ne veux pas les exécuter avec des silences, mais avec des sons, il est possible de mettre un iambe (∪ –), un chorée (– ∪), ou un tribraque (∪ ∪ ∪) – ces trois pieds ont en effet trois temps. Néanmoins, l’ouïe ne tolère pas le chorée, dans lequel la longue vient en premier, la brève ensuite. Car il faut d’abord faire entendre le complément du bacchée (∪ – –), c’est-à-dire une brève, et non une longue, complément du dactyle (– ∪ ∪) à l’initiale. Tu peux comprendre cela par ces exemples : (1) “Flumina constiterint acuto gelu” ; (2) “Flumina constiterint acute gelida” ; (3) “Flumina constiterint in alta nocte”. La répétition des deux premiers a été douce, contrairement à celle du troisième, qui pourrait en douter ? Ainsi, comme chaque pied incomplet réclame respectivement des temps, si tu veux les exécuter avec des sons, l’ouïe ne tolère pas que ces temps soient rassemblés en une seule syllabe ; il s’agit là d’une loi incroyablement juste ».

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Cela signifie que la répartition des temps dans le silence doit respecter la battue. L’exemple montre que celle-ci intervient au début de chaque mesure. Le complément du dactyle initial coïncide ainsi avec le frappé de la mesure (*) : XX Flūmĭnă

cōnstĭtĕrīnt

ăcūtō X

*

*

*

Cette répartition des temps silencieux de part et d’autre du frappé du dactyle permet de démarquer les deux pieds et de matérialiser clairement la fin du mètre. Or, cette solution ne fonctionne qu’à condition que la durée du silence n’excède pas la moitié de la mesure58. Dans cet exemple, la mesure est de six temps. Un silence final de trois temps peut donc être toléré. Mais lorsque deux pieds aux extrémités du mètre sont incomplets et que le silence dépasse la moitié de la mesure, il faut procéder autrement. Il convient alors de placer le premier complément silencieux à la césure et le second à la fin du mètre. Le Maître prend cet exemple : « Gēntīlēs nōstrōs XX īntĕr ŏbērrăt ĕquōs XX ». Dans ce mètre59, deux silences de deux temps chacun sont disposés l’un après « nostros », le second après « equos »60. Au vu de la configuration de ce mètre et de la place du premier silence, on pourrait s’attendre à ce que la segmentation rythmique suive le modèle du pentamètre élégiaque61. Mais ce n’est pas la solution choisie par le Maître : Si enim hoc metrum ad legem sex temporum metiaris ; erit tibi primus spondeus, secundus molossus, tertius choriambus, quartus anapaestus. Spondeo igitur debentur duo tempora ut sex temporum pedem impleat, et anapaesto : itaque duo silentur post molossum ante finem, et duo post anapaestum in fine. Si autem ad legem temporum quatuor ; una longa erit in capite, deinde duos metimur spondeos, deinde duos dactylos, et post una longa concludet. Silemus itaque duo tempora post geminum spondeum ante finem, et duo in fine, ut ambo pedes impleantur, quorum dimidias partes in capite atque in extremo posuimus62 . 58

Voir Augustin, De Mus., IV, 14, 20. Source inconnue. 60 Augustin, De Mus., IV, 14, 19. 61 Ce qui aurait donné ceci : « Gēntī-/-lēs nōs-/-trōs XX // īntĕr ŏ-/-bērrăt ĕ-/-quōs XX ». 62 Augustin, De Mus., IV, 14, 19 : « Si tu appliques une mesure de six temps à ce mètre, le premier pied sera un spondée (– –), le deuxième un molosse (– – –), le troisième un choriambe (– ∪ ∪ –), le quatrième un anapeste (∪ ∪ –). Deux temps manquent donc au spondée pour que le pied soit rempli des six temps, ainsi qu’à l’anapeste. C’est pourquoi on observe un silence de deux temps avant la fin, après le molosse, et un silence de deux temps à la fin, après l’anapeste. Si en revanche tu appliques une mesure de quatre 59

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Voici les deux segmentations proposées par le Maître : [1] Gēntī-/-lēs nōstrōs / XX / īntĕr ŏbēr-/-răt ĕquōs XX [2] Gēn-/-tīlēs / nōstrōs / XX / īntĕr ŏ-/-bērrăt ĕ-/-quōs XX

Dans la configuration [1], il manque deux temps au spondée initial « Gēntī- » et deux temps à l’anapeste final « -răt ĕquōs » pour remplir les six temps de la mesure. Dans la configuration [2], il en va de même pour les longues isolées « Gēn- » et « -quōs ». Le silence final ne pose aucun problème, puisqu’il s’agit du même cas de figure que précédemment. En revanche, le silence avant la fin soulève davantage de difficultés. Il est impossible de le placer après le spondée « Gēntī- » ou bien après la longue initiale « Gēn- » car le mot « Gentiles » serait coupé en deux. Le silence est donc en quelque sorte retardé, et survient après le mot suivant « nostros ». La question qui se pose est celle-ci : comment, concrètement, compléter la première mesure en ajoutant un silence une ou même deux mesures plus loin ? On pourrait considérer que le premier segment reste incomplet et forme une anacrouse. Dans ce cas, le silence ne vient pas compléter le pied initial, mais le premier hémistiche du mètre. Chacun des deux hémistiches formerait une mesure composée, autrement dit, une mesure contenant un levé et un frappé formés de pieds et non de temps. Mais le Maître précise ailleurs63 qu’un levé et un frappé ne peuvent pas contenir plus de quatre temps. Or, dans cette hypothèse, les mesures compteraient douze temps, ce qui dépasse largement la limite tolérée. Par ailleurs, le silence a pour fonction de compléter les pieds défaillants afin que la régularité de la mesure soit respectée. En vertu de ce constat, il faut, à notre sens, considérer que le Maître ne fait pas état de l’intégralité du mode opératoire qui le conduit à ces deux segmentations. Selon nous, il procède selon la méthode exposée par Aristide Quintilien au sujet des rythmes composés64. Partant du nombre total de temps (20), le Maître effectue une première segmentation (10+10). Ces deux segments constituent les deux hémistiches du mètre. Chaque hémistiche pourrait être à son tour segmenté en deux pieds de genre sesquialtère (5+5). Mais le Maître privilégie nettement le genre égal afin de maintenir la régularité jusque dans le rap-

temps à ce mètre, il y aura en tête une longue (–), ensuite deux spondées (– – / – –), ensuite deux dactyles (– ∪ ∪ / – ∪ ∪) et finalement une longue à la fin (–). Nous observerons donc un silence de deux temps après le dispondée avant la fin, et deux à la fin du mètre, pour que les deux pieds, dont la moitié est en tête et à la fin, soient remplis ». 63 Augustin, De Mus., III, 8, 17. 64 Aristide Quintilien, De Mus., I, 18.

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port entre le levé et le frappé65. Il envisage alors deux segmentations de chaque hémistiche (6+6 ou 4+4+4) qui aboutissent à une succession de pieds de genre égal et à un nombre total de 12 temps (au lieu de 10). En effectuant la segmentation depuis la césure, le Maître aboutit à la succession de pieds décrite : [1] (+2) Gēntī-/-lēs nōstrōs // īntĕr ŏbēr-/-răt ĕquōs (+2) [2] (+2) Gēn-/-tīlēs / nōstrōs // īntĕr ŏ-/-bērrăt ĕ-/-quōs (+2)

Ces deux segmentations mettent en évidence l’impossibilité de placer un seul silence final pour compléter les deux pieds aux extrémités, car il ferait plus de la moitié de la mesure. Le premier complément ne pouvant être placé à la fin du premier pied, il est déplacé à la fin de l’hémistiche, ce qui suppose une seconde segmentation dont le Maître ne fait pas état mais qui apparaît probablement lors du chant : [1] Gēntīlēs / nōstrōs XX // īntĕr ŏbēr-/-răt ĕquōs XX [2] Gēntī-/-lēs nōs-/-trōs XX // īntĕr ŏ-/-bērrăt ĕ-/-quōs XX

À cette condition seulement il est possible de considérer les segments placés aux extrémités comme des pieds, ce que fait le Maître (« ambo pedes »). En effet, dans la segmentation donnée par le Maître, le premier segment dans la seconde configuration ne comprend qu’une seule longue, ce qui n’est pas suffisant pour former un pied. Ces explications restent toutefois hypothétiques ; ce qui est certain, c’est que le respect de la mesure, qui est un leitmotiv dans le De Musica, et la segmentation rythmique telle qu’elle est décrite par le Maître sont difficilement conciliables. Quoi qu’il en soit, cet exemple montre clairement que le silence est à la fois un complément rythmique et un jalon extrêmement important dans l’architecture rythmique d’ensemble, puisqu’il intervient entre les deux hémistiches et à la fin du mètre. 4. Les principes oratoires de la segmentation rythmique latine : terminologie La théorie d’Aristoxène sur le rythme, en dépit de son aspect fragmentaire, apporte des éléments tout à fait déterminants pour comprendre comment les Anciens appréhendaient la segmentation rythmique dans la musique. L’unité n’est pas la syllabe, mais le temps, car le rythme peut s’appliquer aussi bien à la parole qu’aux gestes ou aux sons d’un instrument. Le temps le plus court et indivisible est le temps 65

Voir notamment Augustin, De Mus., II, 13, 24.

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premier. C’est en fonction du nombre de temps premiers qu’on mesure les durées. Ces durées sont regroupées en pieds. Ceux-ci forment les segments rythmiques de base, c’est-à-dire des mesures. Ils constituent en effet une durée délimitée comportant au moins une division qui met en regard deux phases dynamiques, le levé et le frappé. La durée du levé et celle du frappé entretiennent un rapport proportionnel qui détermine le genre rythmique du pied (dactylique, iambique ou péonique). Lorsqu’il manque un temps au pied, le musicien peut le compléter par un silence. Ce stratagème permet de conserver la pulsation alors même que les sons n’y suffiraient pas. Cette théorie connaît une postérité exceptionnelle puisqu’on la retrouve dans les traités tardifs d’Aristide Quintilien, de Martianus Capella et d’Augustin. Elle met en effet en évidence les bases de toute segmentation rythmique, en particulier la nature dialectique de tout discours musical : « l’alliance du mouvement et du repos, de la tension et du relâchement constitue la clef de voûte du développement musical ; on peut dire de même sur la relation entre silence et son : c’est l’unité dialectique qu’il y a entre eux qui met en forme le discours musical, qui façonne les composantes mélodiques et architectoniques, la dynamique, le rythme, la texture et les articulations, en d’autres termes, la matière première de la musique »66. Cette mise au point, qui mériterait sans aucun doute un développement plus détaillé dépassant le cadre de cet ouvrage, permet de placer l’étude du rythme oratoire latin dans une perspective renouvelée. En effet, sur bien des aspects, la rhétorique latine à l’époque classique et médiévale nourrit sa théorie rythmique d’observations d’ordre musical, inspirées de la rythmique d’Aristoxène dont Cicéron et Quintilien mentionnent d’ailleurs tous deux le nom67. Dans la continuité de la tradition grecque inaugurée par Aristote68, la théorie cicéronienne fait du discours une combinaison de segments rythmiques (pieds, incises, membres, périodes) croissants et hiérarchisés. De fait, une architecture rythmique bien marquée facilite la 66 K. Lissa, « Functions of Silence and Rests in Music », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, 22 (1964), p. 451 : « The alliance between motion and rest, between suspense and relief constitutes the very core of music’s development, as much can be said about the relationship between silence and the sound fabric : it is the dialectic unity between them that shapes musical speech, that moulds the harmonic and architectonic elements, dynamic phenomena, rhythm, texture and articulation, or, in other words, the raw material of which music is made ». 67 Voir Cicéron, Tusculanes, I, 19, 13 ; I, 51, 11 ; Quintilien, Inst., I, 10, 22. 68 Voir P. Chiron, « La période chez Aristote », dans Théories de la phrase et de la proposition de Platon à Averroès, éd. P. Büttgen, S. Diebler et M. Rashed, Paris, 1999, p. 103-130.

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mémorisation du discours et apporte également un cadre solide à l’improvisation. Quintilien reprend explicitement la théorie rythmique de Cicéron69, mais dans une tout autre perspective. Il exprime en effet le point de vue d’un professeur de rhétorique. Le discours est moins conçu comme un acte de parole participant à la vie politique que comme un exercice scolaire70. Le traité de Quintilien peut néanmoins apporter des éléments extrêmement précieux : comme les élèves ont besoin d’explications détaillées, Quintilien donne bien souvent des renseignements pratiques que Cicéron élude, les considérant comme évidents. Enfin, chez Augustin, et notamment dans le De Doctrina Christiana, la segmentation rythmique est à la fois un outil d’interprétation du texte biblique71 et un outil de composition du discours. Sur ce dernier point, Augustin ne s’étend pas et préfère s’en tenir à la mention de la tradition oratoire transmise par la paideia, issue du monde profane, et néanmoins utile pour l’éloquence chrétienne72 . La théorie de la segmentation rythmique dans l’éloquence latine est donc principalement véhiculée par les traités de Cicéron et Quintilien. Soumettre la parole à un nombre, c’est la diviser en séquences autonomes et néanmoins liées les unes aux autres. Du point de vue rythmique, chacune de ces séquences constitue une unité formelle distincte, qui ne prend néanmoins tout son sens qu’à l’échelle de l’ensemble dont elle n’est qu’une portion, comme un nœud dans un tissage. La rhétorique latine reprend à son compte cette dialectique essentielle : le numerus oratoire consiste à la fois à détacher et à enchaîner les segments constitutifs du discours. Or, depuis Aristote73 la ressource rythmique la plus aboutie est le tour périodique, c’est-àdire une forme phrastique extrêmement travaillée et musicale. Dans le De Oratore, Crassus définit la période comme la mise en œuvre d’un double procédé musical : l’agencement euphonique (mélodieux) et rythmique des mots.

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Quintilien, Inst., IX, 4, 1-2. Voir G. A. Kennedy, Classical Rhetoric, p. 117. 71 Voir Augustin, De Doctr. Chr., IV, 7, 11 (commentaire de Rom. 3, 3-5) ; 13 (commentaire de 2 Cor. 11, 16-30). Bien sûr les objectifs de Cicéron et d’Augustin sont différents. Voir L. D. Mc New, « The Relation of Cicero’s Rhetoric to Augustine », Research Studies of the State College of Washington, 25 (1957), p. 6-9 et A. Cameron, Christianity and the Rhetoric, p. 20-21 ; 43. Mais les principes techniques fondamentaux de la rhétorique chrétienne sont néanmoins hérités de la tradition classique. Voir E. L. Fortin, « Augustine and the Problem of Christian Rhetoric », Augustinian Studies, 5 (1974), p. 85-86 ; A. Cameron, Christianity and the Rhetoric, p. 84. 72 Voir Augustin, De Doctr. Chr., IV, 1, 2. 73 Aristote, Rhét., III, 1409b. 70

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Sequitur continuatio uerborum, quae duas res maxime, collocationem primum, deinde modum quendam formamque desiderat74.

La période est définie par Crassus comme une combinaison de mots respectant des exigences mélodiques, en particulier l’agencement euphonique (« collocatio »)75 et des exigences rythmiques, c’est-à-dire une mesure (« modus ») et une configuration (« forma ») précises76. Suivant la tradition aristotélicienne, le rythme est défini dans le De Oratore comme l’un des constituants essentiels du tour périodique, point de départ du raisonnement théorique et manifestation suprême de la maîtrise technique de l’orateur. Mais dans l’Orator, traité postérieur, on assiste à une modification profonde du raisonnement. Le point de départ n’est plus le tour périodique mais le procédé même de segmentation (« collocatio »). Ce terme « collocatio » ne renvoie donc plus à l’agencement euphonique des mots comme dans le De Oratore. Il ne fait pas non plus référence à une simple mise en ordre des mots, mais bien à la délimitation et l’enchaînement harmonieux des segments dont les mots et les syllabes sont les éléments constitutifs77 : Collocabuntur igitur uerba, aut ut inter se quam aptissime cohaereant extrema cum primis eaque sint quam suauissimis uocibus, aut ut forma ipsa concinnitasque uerborum conficiat orbem suum, aut ut comprehensio numerose et apte cadat78.

Cicéron évoque tout d’abord la segmentation mélodique des mots, autrement dit leur succession euphonique. Les deux procédés suivants définissent la segmentation rythmique. Il s’agit tout d’abord de la configuration générale (« forma ») à laquelle l’orateur aboutit en agençant les mots de telle ou telle manière. En particulier, l’un des procédés rythmiques les plus simples consiste à élaborer une architecture verbale jouant sur les effets de symétrie (« concinnitas »). Enfin, participe à la 74 Cicéron, De Or., 3, 171 : « Ensuite, vient la période, qui réclame surtout deux procédés : tout d’abord, l’agencement euphonique, ensuite, une certaine mesure et une certaine configuration ». 75 Voir Cicéron, De Or., III, 43 ; 171-172. Définition donnée en Cicéron, De Or., III, 171. 76 Voir Cicéron, De Or., III, 173-199. 77 Voir J. Aumont, Métrique et stylistique des clausules dans la prose latine, Paris, 1996, p. 339. 78 Cicéron, Or., 149 : « Les mots seront donc soumis à un regroupement tel que les fins adhèrent le mieux possible aux débuts en produisant les sons les plus doux, que leur configuration elle-même et les effets de symétrie parviennent à leur donner la forme d’un cercle, que le tour périodique tombe en rythme, avec cohésion ». Voir aussi Or., 201 ; L. Laurand, Études sur le style, p. 20.

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segmentation rythmique le tour périodique lui-même (« comprehensio »), qui s’achève sur une clausule. En outre, Cicéron insiste sur le fait que la segmentation rythmique, tout en distinguant les segments, doit absolument en garantir la cohésion79. À cet égard, l’emploi réitéré de l’adverbe « apte » (« aptissime ») est significatif. Si « aptus » signifie au sens propre « attaché », l’adverbe « apte » est toujours associé dans les traités cicéroniens à un ordre des mots équilibré, harmonieux et rythmé, c’est-à-dire à un assemblage composite et toutefois solide80. Remarquons en outre que dans chacun des trois procédés, cette cohésion est mise en avant par l’emploi de termes contenant le préfixe ou le préverbe co- (« cohaerant », « concinnitas », « comprehensio »)81. Les segments constitués par les syllabes et les mots, tout en se succédant de manière euphonique et rythmique, doivent donc constituer une synthèse, à la manière d’un édifice ou d’un tissage82 , dans laquelle chaque élément conserve son intégrité et son fonctionnement propre (mélodique et rythmique), mais se voit également associé aux éléments environnants. Toutefois, alors que dans le De Oratore les procédés dérivaient tous de la définition même du tour périodique (« comprehensio »), ce dernier est l’un des rouages du système exposé dans l’Orator. Il accompagne le soin porté à la configuration (« forma ») présente dans les deux systèmes et à la recherche de symétrie (« concinnitas »), mentionnée seulement dans l’Orator. Nous nous interrogerons sur le sens de cette apparition tardive de la « concinnitas » dans le système cicéronien. Enfin, dans l’Orator, les exigences mélodiques et rythmiques sont regroupées sous un nouveau concept : la « collocatio », terme qui renvoyait seulement à l’euphonie dans le De Oratore. Ce transfert terminologique et conceptuel reflète par conséquent une évolution fondamentale dans la réflexion de Cicéron. Celui-ci prend conscience que les procédés mélodiques et rythmiques qu’il décrit dans le De Oratore visent en réalité les mêmes effets tout en usant de paramètres différents : la mise en évidence et l’enchaînement harmonieux des segments constitutifs du discours83. Dès le début de son traité, Quintilien évoque également la mélodie et les rythmes du discours. À cet égard, il insiste sur la nécessité pour l’orateur d’avoir une formation musicale : 79 80 81 82 83

Voir Cicéron, Or, 149. Voir Cicéron, Or., 168 ; 170 ; 205 ; 219 ; 232-233 ; A. Yon, Cicéron, p. 148. Voir L. Spitzer, Classical and Christian Ideas, p. 29. Voir aussi Cicéron, Or., 140 ; M. Ghyka, Essai sur le rythme, p. 9 ; 15. Voir L. Laurand, Études sur le style, p. 120.

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Vocis rationem Aristoxenus musicus diuidit in ῥυθμόν et μέλος, quorum alterum modulatione, alterum canore ac sonis constat. Num igitur non haec omnia oratori necessaria ? Quorum unum ad gestum, alterum ad conlocationem uerborum, tertium ad flexus uocis, qui sunt in agendo quoque plurimi, pertinet : nisi forte in carminibus tantum et in canticis exigitur structura quaedam et inoffensa copulatio uocum, in agendo superuacua est, aut non compositio et sonus in oratione quoque uarie pro rerum modo adhibetur sicut in musice84.

Ce passage éclaire explicitement le rapport entre musique et rhétorique. Quintilien invoque d’emblée l’autorité d’Aristoxène et emploie en outre les termes grecs qui renvoient aux deux composantes essentielles du système de la voix (« uocis ratio ») : « ῥυθμός » et « μέλος ». Cela implique une connaissance directe ou indirecte des Elementa Rhythmica et des Elementa Harmonica d’Aristoxène. Ce passage est également fondamental pour bien comprendre la terminologie de Quintilien. La structure binaire (rythme/mélodie) du système exposé ici facilite l’identification des référents. Le rythme se manifeste par une mise en mesure (« modulatio »), la mélodie par un chant (« canor ») et des sons (« soni »). Le terme « modulatio » fait référence dans ce contexte à la mise en mesure par le rythme, mais ailleurs, il peut également évoquer la modulation mélodique de la voix85. Ensuite, le rythme s’exprime par le geste (« gestus »), la mélodie par un agencement euphonique (« collocatio uerborum ») et les intonations de la voix (« flexus uocis »). On note à cet égard que Quintilien reprend le terme « collocatio » que Cicéron utilise dans le De Oratore pour évoquer également l’euphonie. La mélodie repose donc avant tout sur un enchaînement agréable et la beauté du son. Le rythme aboutit à un édifice (« structura »), c’est-à-dire un agencement harmonieux et hiérarchique d’éléments divers, fruit d’un travail de composition, c’est-à-dire de segmentation (« compositio »).

84 Quintilien, Inst., I, 10, 22-24 : « Le musicien Aristoxène divise le système de la voix en rythme (ῥυθμός) et en mélodie (μέλος). Le premier repose sur la mise en mesure, le second sur le chant et les sons. Tous ces éléments ne sont-ils pas nécessaires à l’orateur ? Le premier concerne le geste, le deuxième l’agencement des mots, le troisième les intonations de la voix qui sont très nombreuses dans la déclamation aussi. À moins qu’il n’y ait que dans les poèmes et les parties chantées que l’on exige une certaine construction et un enchaînement de sons qui ne choque pas [l’oreille] et que cela soit inutile dans l’éloquence oratoire, ou bien que la composition et les sons également présents dans le discours ne varient pas en fonction du sujet comme en musique ». 85 Pour « modulatio » au sens de « modulation de la voix », voir Quintilien, Inst., I, 10, 25 ; IX, 4, 139.

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uocis ratio (système de la voix) ῥυθμός

μέλος

modulatio (mise en mesure) gestus (geste)

canor (chant) collocatio uerborum (agencement euphonique de mots)

soni (sons) flexus uocis (intonations de la voix)

structura (édifice)

inoffensa copulatio uocum (enchaînement agréable de sons)

compositio (composition)

sonus (son)

Quintilien emploie par conséquent le terme « compositio » pour faire référence au procédé de segmentation rythmique, et « collocatio » à l’agencement euphonique des sons. Ce choix terminologique se confirme dans la suite de l’Institution Oratoire. Quintilien admet en particulier que ces procédés généraux qui définissent le rythme sont également ceux du mètre, car c’est à partir d’eux que s’élabore toute parole artistique : Omnis structura ac dimensio et copulatio uocum constat aut numeris (numeros ῥυθμούς accipi uolo) aut μέτροις, id est dimensione quadam86.

C’est avec cette assertion d’ordre général que Quintilien introduit la partie de son traité portant sur les rythmes de la prose oratoire. Quiconque veut composer un discours doit se soumettre à l’une des deux logiques possibles, présentées sous la forme d’une alternative exclusive (« aut ») : les rythmes ou les mètres. Cela signifie qu’il doit soumettre son discours à une mesure définie. À ces deux logiques répondent deux types d’agencement, rythmique et métrique, qui correspondent dans la terminologie de Quintilien à la compositio et à la uersificatio87. Il s’agit là des deux seules manières d’organiser le discours en segments à la fois distincts et cohérents. Or, ces deux types d’agencement résultent de la mise en œuvre de trois procédés communs. Comme Cicéron, Quintilien procède par énumération. Les termes choisis sont différents, mais on peut établir des correspondances avec le système cicéronien, en particulier avec celui du De Oratore. La « construction (structura) » fait référence à l’art d’ajuster des éléments les uns aux autres pour former un édifice, en l’occurrence, par voie métaphorique, le discours. La 86 Quintilien, Inst., IX, 4, 45 : « Tout art qui consiste à ajuster les mots dans un édifice, à leur appliquer une mesure et à les enchaîner repose sur des rythmes numeri (en grec ῥυθμοί) ou bien sur des mètres (μέτρα), autrement dit, sur une certaine mesure ». 87 Quintilien, Inst., IX, 4, 116 : « Ergo quem in poemate locum habet uersificatio, eum in oratione compositio (Donc la composition joue le même rôle dans la prose que la versification dans le poème) ».

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structura de Quintilien semble donc renvoyer à la même réalité que la forma (« configuration ») de Cicéron, c’est-à-dire à une mise en forme, comme le σχῆμα d’Aristoxène. Ensuite, la « mesure (dimensio) » suggère que cet ajustement doit être soumis à une mesure qui fait apparaître dans un ensemble (le discours) des segments d’une étendue bien délimitée. Ce terme « dimensio » évoque donc le même procédé que le modus de Cicéron. On peut noter à cet égard que Quintilien emploie lui-même le terme « modus » au sens de « mesure », mais également au sens de « mode musical »88 . Le choix entre ces deux sens n’est d’ailleurs pas toujours évident. Par conséquent, si dans ce passage le terme « dimensio » est choisi de préférence à « modus », c’est peut-être pour Quintilien une façon d’indiquer sans risque de confusion qu’il est bien question de rythme. Enfin, l’« enchaînement des sons (copulatio uocum) », comme la collocatio du De Oratore et la compositio de l’Orator, renvoie à la succession euphonique des sons dont les mots sont constitués89. En conséquence, même si Quintilien ne reprend pas la terminologie cicéronienne, son système est bien l’héritier des théories exposées dans le De Oratore et l’Orator. Notons, pour finir, que l’emploi du terme « compositio » dans ce sens technique est adopté au IV e siècle par les grammairiens. Toutefois Aphtonius90 et Marius Victorinus91 et à leur suite Audax92 l’utilisent aussi bien pour évoquer l’agencement rythmique que métrique. 5. Les principes oratoires de la segmentation rythmique latine : l’agencement Voyons à présent en quoi consistent exactement l’agencement rythmique. Après avoir traité tout ce qui se rapporte au son (sonus), Cicéron définit plus précisément le rythme (numerus) et opère ainsi un glissement significatif entre la segmentation mélodique et la segmentation rythmique : Nec solum componentur uerba ratione, sed etiam finientur, quoniam id iudicium esse alterum aurium diximus. Sed finientur aut compositione 88

Voir Quintilien, Inst., I, 10, 14 ; 31 ; 12, 14 ; IX, 4, 10 ; 13. Dans ce sens, la « copulatio uocum » est synonyme de « iunctura ». Voir Quintilien, Inst., IX, 4, 32. Le verbe « copulo » est également employé par Cicéron dans ce sens (Cicéron, Or., 154). 90 Voir Aphtonius, De Metr., GL VI, 42, 1 ; 50, 4. 91 Marius Victorinus, Ars grammatica, GL VI, 192, 5 ; 206, 8 ; 209, 20. 92 Audax, Exc., de art. metr., GL VII, 324, 10 ; 331, 18 ; 333, 25 ; 337, 11. 89

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ipsa et quasi sua sponte, aut quodam genere uerborum, in quibus ipsis concinnitas inest ; quae siue casus habent in exitu similes siue paribus paria redduntur siue opponuntur contraria, suapte natura numerosa sunt, etiam si nihil est factum de industria93.

Le verbe « finior » (être délimité) » joue dans ce passage le rôle de pivot94 : il permet à Cicéron de dresser un court bilan concernant l’enchaînement euphonique des mots (compositio) qui doit non seulement aboutir à l’euphonie, mais également à la délimitation des mots. Ce verbe est répété ensuite dans le cadre d’une alternative mettant en regard l’enchaînement euphonique et une figure de mots : les effets de symétrie (concinnitas). Celui-ci repose sur l’emploi des figures appelées abusivement gorgianiques95 : l’homéoptote et l’homéotéleute, qui se définissent respectivement par des désinences identiques et des effets de rime, le parison et l’isokolon, c’est-à-dire l’égalité des segments, et enfin l’antithèse. Ces figures ne sont opérationnelles qu’à condition que les segments rythmiques observent une étendue limitée. En outre, s’il est vrai que la concinnitas est un procédé rythmique, elle tient néanmoins compte de la matière sonore des mots, notamment des terminaisons. Sonus et numerus sont ainsi associés dans la concinnitas. Il s’agit enfin du procédé rythmique le plus simple, le plus naturel96 comme le suggère la fin du passage. Cette insistance sur la production naturelle du rythme est au cœur d’un autre passage de l’Orator qui éclaire l’esthétique que le procédé de concinnitas recouvre. Et quia non numero solum numerosa oratio sed et compositione fit et genere, quod ante dictum est, concinnitatis – compositione potest intellegi cum ita structa uerba sunt, ut numerus non quaesitus sed ipse secutus esse uideatur, ut apud Crassum « Nam ubi libido dominatur, innocentiae leue praesidium est » ; ordo enim uerborum efficit nume-

93 Cicéron, Or., 164 : « Non seulement les mots font l’objet d’un tel enchaînement, mais ils sont également délimités, puisque nous avons dit que c’était le deuxième point dont les oreilles sont juges. Ils sont délimités soit par l’enchaînement lui-même, pour ainsi dire spontanément, soit par quelque figure de mots. Ces mots forment eux-mêmes l’effet de symétrie ; qu’ils aient la même désinence, qu’ils se répondent en formant des segments égaux, qu’ils forment des antithèses, ils aboutissent naturellement à un rythme, même involontairement ». 94 Voir A. Yon, Cicéron, p. CX V I . 95 Voir A. Yon, Cicéron, p. XC ; L. Laurand, Études sur le style, p. 126-127 ; M.-P. Noël, « Gorgias et l’invention des GORGIEIA SCHÈMATA », Revue des études grecques, 112 (1999), p. 193-211. 96 Voir également Cicéron, Or., 220. Sur le rythme des Anciens, voir Cicéron, Or., 167 ; 170 ; 177.

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rum sine ulla aperta oratoris industria ; itaque si quae ueteres illi, Herodotum dico et Thucydinem totamque eam aetatem, apte numeroseque dixerunt, ea sic non numero quaesito, sed uerborum collocatione ceciderunt97.

Le caractère rythmé de la prose oratoire ne repose donc pas seulement sur le rythme (numerus) à proprement parler. La recherche de symétrie (concinnitas) est un procédé rythmique à part entière, lié à l’enchaînement des mots. On retrouve à cet égard la métaphore de la construction : la concinnitas ne fonctionne que si les mots forment un édifice, c’est-à-dire une organisation phrastique claire et identifiable comme telle par l’auditeur. Cet édifice doit répondre à des lois naturelles, et non à quelque effort manifeste de la part de l’orateur. Le rythme est alors conçu comme une entité pour ainsi dire indépendante de la volonté de l’orateur. C’était du moins le cas dans les temps anciens, à l’époque d’Hérodote et de Thucydide. Le rythme est apparu naturellement avant même que la théorie n’en rende compte98. Mais l’emploi du verbe « uideor » doit nous inciter à plus de prudence : à l’époque de Cicéron, l’orateur doit rechercher l’effet de naturel, sans pour autant que cette recherche ne transparaisse dans son discours99. La concinnitas repose donc sur un effet de naturel, conscient ou non. Du fait qu’il ne nécessite pas une technique très poussée, ce procédé fait l’objet d’un jugement parfois réservé de la part de Cicéron, en particulier dans les traités qui précèdent l’Orator. L’Arpinate le considère comme trop simple100 pour qu’on lui accorde une réelle place dans la technique oratoire. Selon Albert Yon101, ce développement plutôt élogieux que Cicéron lui consacre à la fin de l’Orator serait le fruit d’une prise de conscience progressive de son importance dans l’élaboration 97 Cicéron, Or., 219 : « De fait, la prose oratoire est rendue rythmée non seulement par le rythme, mais également par l’enchaînement des mots et par la figure dont nous avons parlé (l’effet de symétrie). On peut comprendre que c’est par l’enchaînement lorsque les mots sont agencés dans un édifice de façon à ce que le rythme ne semble pas avoir été recherché, mais s’ensuivre de lui-même, comme dans ces mots de Crassus : “Nam ubi libido dominatur, innocentiae leue praesidium est”. De fait, l’ordre des mots produit un rythme, sans effort manifeste de la part de l’orateur. C’est pourquoi, tout ce que les Anciens – je parle d’Hérodote, Thucydide et de toute cette génération – ont déclamé d’harmonieusement rythmé est tombé ainsi non parce que le rythme était recherché, mais du fait du regroupement des mots ». 98 Cette idée est reprise très brièvement par Augustin dans le De Doctrina Christiana (De Doctr. Chr., IV, 7, 21). 99 Voir E. Narducci, « Orator and the Definition of the Ideal Orator », in Brill’s Companion to Cicero, éd. J. M. May, Leyde, 2002, p. 437. 100 Voir A. Yon, Cicéron, p. CX I X . 101 Voir A. Yon, Cicéron, p. CX X .

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du rythme oratoire. Il faut sans doute aussi prendre en considération le contexte esthétique dans lequel la théorie cicéronienne se place, et notamment les critiques adressées par Cicéron à l’encontre du courant néo-atticiste102 qui ne fait pas preuve, selon lui, du discernement et de la modération nécessaires pour parvenir à une bonne imitation des Anciens103. L’emploi exclusif de la concinnitas dans la segmentation rythmique conduit, selon lui, à un style trop simple, haché, désarticulé et sans liant104. Le procédé de concinnitas opère donc, si l’on en croit Cicéron, une segmentation imparfaite, visant seulement à délimiter des groupes de mots sans chercher à les enchaîner. Cicéron réserve dans un premier temps ce procédé au style des sophistes, distinct du style oratoire à proprement parler105. Cependant, il avoue l’avoir lui-même employé. Mais l’exemple qu’il donne, extrait du Pro Milone, montre que la concinnitas est en fait intégrée dans un système phrastique complexe où les effets de symétrie et d’écho sont destinés à créer une configuration ( forma) rythmique pleine d’entrelacs. Quo de genere illa nostra sunt in Miloniana : « est enim, iudices, haec non scripta sed nata lex, quam non didicimus, accepimus, legimus, uerum ex natura ipsa arripuimus, hausimus, expressimus, ad quam non docti sed facti, non instituti sed imbuti sumus ». Haec enim talia sunt, ut, quia referuntur ea quae debent referri, intellegamus non quaesitum esse numerum, sed secutum106.

102 Sur la position de Cicéron à l’égard des atticistes, voir Cicéron, Brutus, 284-291 ; E. Narducci, « Brutus : The History of Roman Eloquence », in Brill’s Companion to Cicero, éd. J. M. May, Leyde, 2002, p. 410 ; J. Wisse, « The Intellectual Background of the Rhetorical Works », in Brill’s Companion to Cicero, éd. J. M. May, Leyde, 2002, p. 364-365. Sur l’origine du mouvement atticiste à Rome, voir E. Norden, Die Antike Kunstprosa vom VI. Jahrhundert v. Chr. bis die Zeit der Renaissance, Leipzig, 1898, p. 149-151 ; U. von Wilamowitz-Moellendorff, « Asianismus und Atticismus », Hermes, 35 (1900), p. 44-46 ; J. Wisse, « Greeks, Romans and the Rise of Atticism », in Greek Literary Theory after Aristotle : A Collection of Papers in Honour of D. M. Schenkeveld, éd. J. G. J. Abbenes, S. R. Slings et I. Sluiter, Amsterdam, 1995, p. 65-82 ; E. Narducci, Cicerone e l’ éloquenza romana, Rome, 1997, p. 125. 103 Voir Cicéron, Brut., 285 ; 291. 104 Voir Cicéron, Brut., 286-287. 105 Voir Cicéron, Or., 66. 106 Cicéron, Or., 165 : « Ce passage de notre Milonienne illustre cette figure de mots : “est enim, iudices, haec non scripta sed nata lex, quam non didicimus, accepimus, legimus, uerum ex natura ipsa arripuimus, hausimus, expressimus, ad quam non docti sed facti, non instituti sed imbuti sumus”. Du fait que se fait écho ce qui doit se faire écho, ce passage donne le sentiment que le rythme n’a pas été recherché, mais qu’il s’ensuit de lui-même ».

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Dans ce passage du Pro Milone 107, tous les procédés de la concinnitas sont employés. La structure phrastique très marquée soutient l’ensemble et le rythme opère par une « succession de cadres fixes »108 : le syntagme « haec lex » amorce une progression en deux phases successives correspondant aux deux relatives « quam…ad quam… »109. Les antithèses110 (« scripta/nata » ; « docti/facti » ; « instituti/imbuti » ; « didicimus, accepimus, legimus/arripuimus, hausimus, expressimus ») sont mises en lumière par les rimes111 et les balancements syntaxiques concessifs112 (« non…sed », « non…uerum »). Pour reprendre les termes de Jacqueline Dangel, « une utilisation judicieuse d’indicateurs formels de rythme permet d’élaborer des constructions géométriques, c’est à dire des ensembles ordonnés et rigoureux »113. La concinnitas cicéronienne fait donc appel à de multiples procédés complémentaires (effets de rime, rythme syntaxique, alternance de groupes binaires et ternaires) qui sont autant de marques d’un discours dont le flux est à la fois abondant et maîtrisé. Le numerus peut également reposer sur un procédé défini depuis Aristote : la période. Aristote accorde une très grande importance à la période et la considère comme l’une des ressources majeures du nouveau style. Pour Aristote, la période se définit comme « une parole ayant un début et une fin par elle-même et une étendue qui se laisse embrasser du regard »114. Grâce à cette étendue limitée et soumise au nombre, la période peut être aisément mémorisée et perçue115. Mais comme le souligne Pierre Chiron, elle se définit avant tout comme une unité de pensée116. Le rythme et la forme en général y tiennent dès lors le « rôle nécessaire mais subalterne d’auxiliaires de la transmission d’un sens. L’unité interne ne peut vraiment se produire qu’au niveau du sens, quand les éléments sémantiques de la fin se combinent avec ceux du

107

Cicéron, Pro Mil., 4, 10. J. Dangel, La phrase oratoire chez Tite-Live, Paris, 1982, p. 187. 109 Ces relatifs marquent clairement, avec une variation morphologique (casuelle), le début de chaque phase rythmique. À ce sujet voir J. Dangel, La phrase oratoire, p. 144-145. 110 Quintilien cite d’ailleurs ce passage du Pro Milone pour illustrer ce qu’il entend par antithèse terme à terme. Voir Quintilien, Inst., IX, 3, 83. 111 Sur l’importance des désinences dans le rythme oratoire, voir J. Dangel, La phrase oratoire, p. 140. 112 Voir J. Dangel, La phrase oratoire, p. 130-131. 113 J. Dangel, La phrase oratoire, p. 156. 114 Aristote, Rhét., III, 1409a 36. 115 Voir Aristote, Rhét., III, 1409b 5. 116 Aristote, Rhét., III, 1409b 8-12. Voir J. Päll, Form, p. 26. 108

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début pour former une dianoia autonome »117. La rhétorique latine fait écho à cette théorie et envisage également la période comme un facteur essentiel de rythme. Cicéron reconnaît à Isocrate le mérite d’avoir fait évoluer la technique oratoire, de l’avoir rendue plus complexe et plus aboutie118. Ne se contentant pas de la concinnitas pour produire du rythme, Isocrate s’est attaché à donner à la phrase un tour périodique. Ce dernier procédé de segmentation rythmique est le plus riche, aussi bien dans sa technique d’élaboration que dans les effets recherchés : Tum primus intellexit etiam in soluta oratione, dum uersum effugeres, modum tamen et numerum quendam oportere seruari. Ante hunc enim uerborum quasi structura et quaedam ad numerum conclusio nulla erat119.

Le rythme oratoire qui ne dépend pas du simple enchaînement des mots repose sur deux éléments : une mesure (« modus ») et un rythme (« numerus »). On retrouve ici les deux composantes du regroupement par segmentation rythmique (collocatio) dont la période est le procédé le plus complexe. En effet, il s’agit de délimiter des segments (pieds, incises, membres) qui forment autant de durées bien démarquées et imbriquées les unes dans les autres. D’autre part, dans la tradition aristotélicienne120, il s’agit d’enchaîner ces segments selon une logique rythmique d’ensemble qui doit aboutir à un tout cohérent aussi bien sur le plan sémantique que structurel : la période. En conséquence, la période est découpée en segments et constitue aussi une mesure en soi (un segment)121. Elle est donc bien comparable à une construction (« structura »)122 dans laquelle les éléments s’emboîtent les uns dans les autres de façon cohérente, conformément au procédé de segmentation. Dans l’Orator, Cicéron cite le début du Pro Cornelio pour illustrer en quoi consiste le tour périodique : 117

P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 68. Voir Denys d’Halicarnasse, De Isocrate, III, 1-4 ; G. A. Kennedy, Classical Rhetoric, p. 36-45. 119 Cicéron, Brut., 32-33 : « [Isocrate] fut le premier alors à comprendre que, même dans la prose, tant que l’on fuit le vers, il faut observer une mesure et un rythme définis. Avant lui, il n’y avait pas cette construction de mots ni cette cadence rythmique que nous utilisons aujourd’hui ». 120 Aristote, Rhét., III, 1409a 35-1409b 1 : « Λέγω δὲ περίοδον λέξιν ἔχουσαν ἀρχὴν καὶ τελευτὴν αὐτὴν καθ’ αὑτὴν καὶ μέγεθος εὐσύνοπτον (J’entends par période une parole ayant un début et une fin par elle-même, et une longueur qui se laisse aisément embrasser du regard) ». Définition reprise par Démétrios de Phalère (Du style, 11). 121 Voir J. Dangel, La phrase oratoire, p. 251. 122 Voir J. Luque Moreno, Puntos y comas, la grafía del articulación del habla, Grenade, 2006, p. 18. 118

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Neque me diuitiae mouent, quibus omnes Africanos et Laelios multi uenalicii mercatoresque superarunt, neque uestis aut caelatum aurum et argentum quo nostros ueteres Marcellos Maximosque multi eunuchi e Syria Aegyptoque uicerunt, neque uero ornamenta ista uillarum quibus Lucium Paulum et Lucium Mummium qui rebus his urbem Italiamque omnem referserunt ab aliquo uideo perfacile Deliaco aut Syro potuisse superari123.

Cette longue période est bâtie selon une structure syntaxique très marquée. Le groupe verbal « me mouent » est mis en facteur commun pour les trois sujets (« diuitiae », « uestis aut caelatum aurum et argentum », « ornamenta ista uillarum »). Chaque proposition est introduite par le coordonnant « neque » et amplifiée par une relative (« quibus…superarunt », « quo…uicerunt », « quibus…uideo »). La dernière relative est elle-même étoffée par une proposition infinitive (« potuisse superari ») et une relative imbriquée (« qui…referserunt »). Cette structure syntaxique, à la fois complexe et extrêmement marquée, permet de conférer à cette période un déroulement très net du fait de la réitération des mêmes catégories grammaticales. Chaque conjonction de coordination et de subordination joue donc le rôle de démarcation sémantique et rythmique. L’anaphore de « neque » signale à l’auditeur que l’orateur introduit une nouvelle proposition. Les deux relatives introduites par « quibus » forment un cadre solide, appuyé par le polyptote « superarunt/superari ». Les relatives introduites par « quo » et « qui » sont construites en miroir comme le suggère l’homéoptote « -runt ». La syntaxe de cette période est donc porteuse de rythme. Elle contribue à la cohésion de la séquence et joue en même temps sur un effet d’alternance propre à apporter à la fois une certaine régularité et de la variété. Elle donne à la séquence une profondeur rythmique qui dépasse largement la stricte linéarité dans la mesure où elle matérialise la hiérarchie des segments et la logique qui gouverne leurs imbrications. La segmentation rythmique du discours suppose donc un choix stylistique préalable124, absolument fondamental et bien défini dans la rhétorique latine, entre une configuration symétrique fondée sur 123 Cicéron, Or., 232 : « Elles ne me touchent pas, les richesses qui ont permis à de nombreux marchands d’esclaves et commerçants de dominer tous les Africains et les Laelius ; ils ne me touchent pas, les vêtements, l’or et l’argent ciselés qui ont permis jadis à de nombreux eunuques de Syrie et d’Égypte de vaincre nos Marcellus et Maximus ; ils ne me touchent pas, les ornements des villas qui ont permis, à ce que je vois, à quelque habitant de Délos ou de Syrie de pouvoir dominer L. Paulus et L. Mummius qui ont rempli de ces objets la Ville et toute l’Italie ». Voir également Quintilien, Inst., IX, 4, 14. 124 Voir J. Päll, Form, p. 49-51.

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la concinnitas et une configuration périodique. Ce choix détermine le plan de l’édifice à partir duquel l’orateur bâtit ses phrases comme un véritable maître d’œuvre125. De fait, contrairement au poète, l’orateur jouit d’une grande liberté qui lui donne la possibilité de faire ce choix stylistique126 et d’allier les règles rythmiques, plus lâches que les règles métriques, à sa propre créativité. Pour reprendre les mots de Jacqueline Dangel, « le prosateur qui veut faire œuvre d’art doit notamment, en l’absence de règles fixes et de cadres déterminés par avance, se créer ses propres repères rythmiques »127. À cet égard, en quoi la segmentation oratoire latine est-elle redevable de la segmentation musicale ? Dans quelle mesure s’en écarte-t-elle ? 6. Les principes oratoires de la segmentation rythmique latine : durées et pieds Du fait de sa double parenté avec le rythme musical et le mètre poétique, le rythme oratoire repose sur un fonctionnement ambigu. L’unité de base est-elle le temps premier ou la syllabe ? En effet, dans une perspective musicale, la durée du pied dans la prose oratoire se calcule en fonction du nombre de temps qu’il contient. En revanche, dans une perspective métrique, le pied est défini en fonction du nombre et de la répartition des syllabes. Comment ces deux pratiques s’articulent-elles dans la segmentation rythmique du discours ? Pour Quintilien, si la matière première est la même en prose et en poésie, la mise en forme est différente : la prose aboutit à des rythmes, la poésie à des mètres : Quod etiam constat utrumque pedibus, habet tamen non simplicem differentiam. Nam primum numeri spatio temporum constant, metra etiam ordine, ideoque alterum esse quantitatis uidetur, alterum qualitatis128.

La structure argumentative de ce passage souligne combien la prose et la poésie, partant du même point de départ, adoptent des méthodes différentes et ne parviennent pas au même résultat. De fait, la donnée initiale est le texte constitué de mots, eux-mêmes formés de syllabes 125

Voir J. Dangel, La phrase oratoire, p. 126. Voir Quintilien, Inst., VIII, 6, 63 ; IX, 4, 27. 127 J. Dangel, La phrase oratoire, p. 126. Voir également J. Päll, Form, p. 27. 128 Quintilien, Inst., IX, 4, 49 : « Même si [les rythmes et les mètres] reposent sur les pieds, la différence entre eux n’est pas simple. De fait, en premier lieu, les rythmes reposent sur la durée des temps, tandis que les mètres reposent sur leur distribution. Aussi le premier emploi semble-t-il reposer sur la quantité et le second sur la qualité ». 126

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longues et brèves. À partir de ces syllabes, l’orateur et le poète élaborent des pieds. Ces pieds sont les plus petits segments rythmogènes. C’est à partir de ce moment que prose et poésie divergent, puisque la première adopte une logique rythmique, la seconde une logique métrique. Ces deux logiques diffèrent en particulier dans le choix des paramètres retenus pour constituer les pieds. La logique rythmique retient prioritairement la durée du segment (« spatio temporum »)129 alors que la logique métrique prend également en considération l’organisation interne et la dynamique du segment (« ordo »). Si l’on prend l’exemple du spondée (– –) et du dactyle (– ∪ ∪), le raisonnement est aisé à comprendre : employés de façon rythmique, le spondée et le dactyle sont considérés comme des segments de quatre temps. Il s’agit donc d’une définition purement quantitative (« quantitas ») du pied. En revanche, employés de façon métrique, notamment dans un mètre dactylique, le spondée se caractérise par une série de deux longues dont la première constitue le temps fort (ictus), le dactyle par une série d’une longue (ictus) puis de deux brèves. Le point de vue métrique est donc essentiellement qualitatif (« qualitas »), car la combinaison des pieds est déterminée par ces deux paramètres : la répartition des syllabes à l’intérieur du pied et l’ordre d’apparition du temps faible et du temps fort. La distinction opérée ici explicitement par Quintilien structure implicitement certains passages de Cicéron. Ce dernier reconnaît effectivement un emploi rythmique du pied, distinct de l’emploi métrique. Dans l’Orator, lorsqu’il est question des rythmes les plus fréquents en prose130, Cicéron récuse notamment l’approche d’Éphore qui condamne le spondée au profit du dactyle : Ephorus uero ne spondeum quidem quem fugit intellegit esse aequalem dactylo quem probat. syllabis enim metiundos pedes, non interuallis existimat. Quod item facit in trochaeo, qui temporibus et interuallis est par iambo, sed eo uitiosius in oratione, si ponatur extremus, quod uerba melius in syllabas longiores cadunt131.

La structure argumentative de ce passage met en lumière une opposition d’ordre méthodologique entre Cicéron et Éphore. De fait, Cicé129

Voir W. S. Allen, Accent and Rhythm, p. 97. Cicéron, Or., 191. 131 Cicéron, Or., 194 : « Mais Éphore n’a pas compris que le spondée (– –) qu’il évite est égal au dactyle (– ∪ ∪) qu’il approuve. Car il estime qu’on doit mesurer les pieds en fonction des syllabes, et non des durées. Il agit de même pour le tribraque (∪ ∪ ∪), alors que celui-ci est égal à l’iambe (∪ –) du point de vue des temps et des durées, mais détestable en prose si on le place à la fin, car les mots font une meilleure chute lorsqu’ils sont constitués de syllabes longues ». 130

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ron remet en cause le cadre axiologique dans lequel s’inscrit la théorie d’Éphore qui préfère le dactyle au spondée. Cette théorie n’est pas valide, selon lui, car elle repose sur une compréhension lacunaire et fautive du système rythmique des pieds. En effet, Éphore admet comme loi que les pieds doivent être mesurés en fonction de leurs syllabes, et non en fonction des durées qu’ils contiennent. Or, Cicéron adopte le point de vue exactement inverse : les pieds doivent être mesurés en fonction des durées, et non en fonction des syllabes. Il ne l’affirme pas explicitement, mais la façon dont il introduit et analyse les exemples le montre. Le dactyle (– ∪ ∪) est égal au spondée (– –), le tribraque (∪ ∪ ∪) – que Cicéron appelle trochée132 – est égal à l’iambe (∪ –)133. Les deux adjectifs « aequalis » et « par » font référence à la durée commune de chacun des deux couples de pieds qui constituent des segments de quatre et trois temps. Pour aboutir à un tel résultat, il faut laisser de côté le paramètre du nombre et de la répartition des syllabes, ce qui va à l’encontre de la métrique. En réalité, Cicéron affirme ici ses convictions, fondées sur son expérience oratoire : il remet en cause un emploi trop restreint, trop métrique du pied en prose et se fait le défenseur d’une segmentation plus musicale134. De fait, l’opposition entre syllabes et durées recouvre bien l’opposition essentielle entre l’emploi métrique et l’emploi rythmique des pieds135. En d’autres termes, Éphore applique aux pieds les lois métriques, y compris lorsqu’ils ne sont pas employés en poésie. La seule allusion à la répartition des syllabes a lieu à la fin du passage, lorsque Cicéron mentionne le fait que le tribraque n’est pas bon en dernière place d’une séquence rythmique. Or, il est tout à fait significatif que le paramètre de la répartition des syllabes revienne au premier plan au moment d’aborder la question de la clausule. En effet, celle-ci observe des lois plus contraintes, proches de celles de la métrique : le nombre et la répartition des syllabes sont alors des paramètres essentiels dans la constitution des pieds. Selon Cicéron et Quintilien, il y a donc deux emplois, rythmique et métrique, des pieds dans la prose ; la métrique à proprement parler n’intervient que dans les clausules. Partout ailleurs, ce sont les règles rythmiques, plus lâches, qui prévalent. Cette distinction entre la logique rythmique et la logique métrique influe sur le choix des para132 Voir Cicéron, Or., 217. Sur ce point terminologique, on se réfère à A. Yon, Cicéron, p. 74. 133 Pour l’iambe et le tribraque, voir également Cicéron, Or., 217. 134 Lecture adoptée également pour le péon 1er et le crétique. Voir Cicéron, Or., 192 ; De Or., III, 183. 135 Voir J. Cousin, Études sur Quintilien, Amsterdam, 1967 (1935), p. 525.

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mètres pris en compte pour utiliser et caractériser les pieds ; elle influe aussi directement sur la segmentation en tant que telle, c’est-à-dire sur l’organisation interne et l’enchaînement des pieds. Dans la prose, comme dans la poésie et la musique, la durée de chaque pied est répartie en deux phases, le levé et le frappé136. Les durées du levé et du frappé entretiennent un rapport arithmétique qui définit le genre rythmique auquel le pied appartient : selon Cicéron, « de fait, tout rythme observe l’un de ces trois genres. Un pied, constitué de rythmes, se découpe de trois manières : il faut qu’une de ses parties soit égale à la seconde, deux fois plus grande ou bien une fois et demie plus grande. Ainsi, le dactyle est égal, l’iambe double, le péon sesquialtère »137. Quintilien, tout en reprenant cette théorie, insiste sur la singularité du rythme par rapport au mètre. Si, dans les deux cas, les genres rythmiques sont effectivement opérationnels, leur emploi diffère selon qu’il s’agit d’un rythme ou bien d’un mètre : Rhythmos est aut par, ut dactylicus, una enim syllaba par est breuibus (est quidem uis eadem et aliis pedibus, sed nomen illud tenet : longam esse duorum temporum, breuem unius etiam pueri sciunt) aut sescuplex, ut paeanicus : is est ex longa et tribus breuibus et longa (uel alio quoque modo, ut tempora tria ad duo relata sescuplum faciant) aut duplex, ut iambos (nam est ex breui et longa) quique est ei contrarius138.

Quintilien montre dans ce passage qu’il est possible d’intégrer dans chacun des trois genres plusieurs combinaisons tant que le rapport entre levé et frappé est respecté. Tout d’abord, il explique que pour le genre dactylique (égal), le dactyle n’est qu’un pied emblématique qui donne son nom au genre. De même, n’importe quel pied de cinq temps répartis en 2/3 ou 3/2 est de genre péonique (sesquialtère). L’allusion aux temps 136

Voir C. V. Ouizille, Institution oratoire de Quintilien, livres VIII-IX, Paris, 1840,

p. 347. 137 Cicéron, Or., 188 : « Nam omnis talis est ut unus sit e tribus. Pes enim, qui adhibetur ad numeros, partitur in tria, ut necesse sit partem pedis aut aequalem esse alteri parti aut altero tanto aut sesqui esse maiorem. Ita fit aequalis dactylus, duplex iambus, sesquiplex paean ». 138 Quintilien, Inst., IX, 4, 46-47 : « Le rythme peut être égal, comme le dactylique, car la syllabe isolée est égale aux deux brèves. La même dynamique se retrouve dans d’autres pieds, mais c’est le dactyle qui donne son nom [au genre] : une longue contient deux temps, une brève qu’un seul, même les enfants le savent. Le rythme peut être sesquialtère, comme le péonique. Il est constitué d’une longue puis de trois brèves ou bien [de trois brèves] puis d’une longue, ou bien de toute autre mesure telle que trois temps entretiennent un rapport sesquialtère avec deux temps. Le rythme peut aussi être double, comme l’iambe, constitué de fait d’une brève puis d’une longue, et le pied inverse ».

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(« tempora ») montre que la perspective adoptée est bien une perspective rythmique (musicale) et non métrique. D’autre part, le terme « uis » nous semble être la traduction latine du grec « δύναμις »139, terme qui fait systématiquement allusion chez Aristoxène au rapport entre levé et frappé. Cette différence entre métrique et rythmique influe en effet sur la dynamique à proprement parler des pieds : Sunt hi et metrici pedes, sed hoc interest, quod rhythmo indifferens dactylicusne ille priores habeat breues an sequentes : tempus enim solum metitur, ut a sublatione ad positionem idem spatii sit. Proinde alia [ad] dimensio uersuum : pro dactylico poni non poterit anapaestos aut spondius, nec paean eadem ratione breuibus incipiet ac desinet140.

Quintilien rappelle ici les deux emplois du pied que nous avons définis. Dans le contexte rythmique, le pied se caractérise comme une durée délimitée ; à partir du moment où deux pieds ont la même durée du levé au frappé, ils sont considérés comme équivalents. Par conséquent, étant tous des segments de quatre temps, le spondée, l’anapeste et le dactyle sont compatibles et interchangeables. Cela signifie que l’on peut tous les employer indifféremment, les intervertir et les mélanger dans la même séquence rythmique. En revanche, dans le contexte métrique, la dynamique du pied, déterminée par les lois métriques, n’est pas indifférente : par exemple, dans un hexamètre dactylique, chaque pied doit non seulement contenir quatre temps, mais également commencer sur la phase de frappé, qui ne coïncide pas nécessairement avec l’accent verbal. Les règles métriques ne tolèrent donc que deux solutions, le dactyle (– ∪ ∪) et le spondée (– –). L’anapeste est exclu, car bien qu’il comprenne quatre temps, sa dynamique inverse (levé puis frappé) n’est pas conforme à la carrure du mètre. Le raisonnement est le même pour le péon. Dans un contexte rythmique, le péon 1er et le péon 4e sont équivalents, car ce sont tous deux des segments d’une durée de cinq temps. Dans un contexte métrique, en revanche, ils ne sont pas compatibles puisque le péon 1er démarre sur son frappé (– ∪ ∪ ∪), le péon 4e sur son levé (∪ ∪ ∪ –). Leur dynamique, évoquée ici par 139

Voir W. S. Allen, Accent and Rhythm, p. 98. Quintilien, Inst., IX, 4, 48 : « Les [rythmes] dont je viens de parler sont aussi des pieds métriques, mais avec cette différence que du point de vue rythmique, il est indifférent qu’un pied de genre dactylique ait les brèves avant ou après [la longue] : on ne mesure en effet que la durée, pour qu’il y ait toujours le même intervalle du levé au frappé. Par la suite, la mesure des vers est différente : il est impossible de remplacer un dactyle par un anapeste ou un spondée, et selon que le péon commence ou finisse par les brèves, la dynamique n’est pas la même ». À notre connaissance, la seule occurrence du couple « sublatio / positio » chez Quintilien. Il n’y en a aucune chez Cicéron. 140

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le terme « ratio », est donc inverse et incompatible. On peut d’ailleurs voir dans l’emploi de « ratio » une réminiscence de la théorie musicale, en particulier du terme grec « λόγος » qui désigne le rapport entre le levé et le frappé. Simplement, chez Quintilien, « ratio » évoque à la fois la durée respective de chacune des deux phases et l’ordre dans lequel elles apparaissent. Le rythme de la prose étant à la fois l’héritier de la musique et de la poésie, la rhétorique mêle parfois les deux logiques afin d’établir son propre système. Comme en musique, le pied en rhétorique est avant tout défini comme un segment d’une durée déterminée où les combinaisons internes de syllabes longues et brèves peuvent varier en fonction de règles beaucoup moins contraintes qu’en métrique. Mais comme en poésie, le nombre de syllabes peut s’avérer essentiel, notamment dans la détermination de la mesure (« modus » ou « dimensio ») du pied, c’est-à-dire de sa durée minimale et maximale141. Autant le choix du temps par Aristoxène reflétait une volonté d’établir un système universel, valable dans n’importe quel contexte rythmique, autant le choix de la syllabe dans la rhétorique latine affirme la spécificité du rythme oratoire, nécessairement lié à un énoncé. De fait, la mesure maximale du pied correspond-elle à trois syllabes. Au-delà, il ne s’agit plus d’un pied, mais d’un rythme. L’exemple pris par Cicéron est le péon : bien que celui-ci soit accepté dans les clausules, il dépasse la limite de trois syllabes et doit, à ce titre, être considéré comme un rythme et non un pied. Iam paean, quod plures habeat syllabas quam tres, numerus a quibusdam, non pes habetur142 . […] Quod pes mihi tris syllabas non uidetur excedere, quamquam ille paeane dochmioque, quorum prior in quattuor, secundus in quinque excurrit, utatur ; nec tamen ipse dissimulat quibusdam numeros uideri, non pedes, neque inmerito : quidquid est enim supra tris syllabas, id est ex pluribus pedibus143.

Cicéron et Quintilien prennent pour référence la syllabe ; certains regroupements de syllabes forment les pieds, c’est-à-dire les plus pe141 Voir Quintilien, Inst., IX, 4, 79 et 90. À ce sujet, voir M. Bielitz, Musik und Grammatik, p. 123. 142 Cicéron, Or., 218 : « Le péon, qui a plus de trois syllabes, est considéré par certains comme un rythme, et non un pied ». 143 Quintilien, Inst., IX, 4, 80 : « […] Pour moi, un pied ne doit pas excéder trois syllabes, alors que [Cicéron] emploie le péon et le dochmiaque, qui contiennent respectivement quatre et cinq syllabes. Mais lui-même ne dissimule pas que certaines personnes y voient des rythmes, non des pieds, à juste titre d’ailleurs : en effet, tout ce qui dépasse trois syllabes est formé de plusieurs pieds ».

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tits segments rythmogènes du discours. Au-delà de trois syllabes, le regroupement de syllabes n’est plus un pied (« pes ») mais un rythme (« numerus »). Par exemple le péon (– ∪ ∪ ∪ ou ∪ ∪ ∪ –) ou le dochmiaque (∪ – – ∪ –) sont des rythmes, car ils contiennent respectivement quatre et cinq syllabes. Ce raisonnement suit en réalité une perspective mixte, à la fois métrique et musicale. En effet, l’unité de mesure est la syllabe, contrairement à ce que préconise la théorie d’Aristoxène. L’influence de la métrique est donc bien marquée. Mais la distinction entre pied et rythme renvoie précisément à la musique. En effet, Aristoxène et Aristide Quintilien établissent la liste des pieds simples dans chacun des genres rythmiques. Toute combinaison qui n’entre pas dans cette liste est considérée comme un pied composé, c’est-à-dire un pied constitué de plusieurs pieds144. Dans la rhétorique latine, tout pied qui dépasse trois syllabes est un pied composé (formé de plusieurs pieds). Le raisonnement musical est donc transposé et adapté à la prose oratoire latine. Par conséquent, le terme « pes » peut renvoyer à deux réalités différentes : n’importe quel pied ou bien un pied simple par opposition au pied composé (« numerus »). Cette polysémie peut entraîner des obscurités et réclame pour cette raison la plus grande prudence, notamment dans ce passage où Quintilien éclaire les enjeux de la distinction entre pied simple et pied composé dans la formation des clausules : Nec solum refert, quis claudantem quis antecedat. Retrorsum autem neque plus tribus, iique si non ternas syllabas habebunt, repetendi erunt (absit tam poetica obseruatio) neque minus duobus (alioqui pes erit, non numerus). Potest tamen uel unus esse, dichoreus si unus est, qui constat e duobus choreis, itemque paean, qui est ex choreo et pyrrhichio145.

La clausule se définit comme l’assemblage des deux ou trois derniers pieds d’un segment rythmique. La clausule ne peut contenir moins de deux pieds, puisqu’elle doit nécessairement résulter d’un assemblage. Autrement elle formerait un pied (pes) et non un rythme (numerus). Mais Quintilien introduit ensuite une nuance avec « tamen » qui 144

Voir Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 26 et Aristide Quintilien, De Mus., I, 14, 6. Quintilien, Inst., IX, 4, 95-96 : « On fait attention non seulement au dernier pied, mais aussi à l’avant-dernier. En revanche, il ne faut pas remonter plus de trois pieds, et seulement s’ils n’ont pas trois syllabes – évitons d’observer les règles de la poésie – ni moins de deux, car autrement, il s’agirait d’un pied, non d’un rythme. Néanmoins, un seul pied peut suffire, par exemple le dichorée, si l’on admet qu’il ne forme qu’un pied alors qu’il est constitué de deux chorées, ou bien encore le péon, qui se compose d’un chorée et d’un pyrrhique ». 145

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semble à première vue être en contradiction avec ce qui précède. Un seul pied peut suffire à constituer une clausule. En réalité, il faut alors qu’il soit composé. En effet, comme le suggèrent les deux exemples pris par Quintilien, ce pied doit contenir plus de trois syllabes : le dichorée (– ∪ – ∪) en contient quatre, ainsi que le péon 1er (– ∪ ∪ ∪). La manière dont Quintilien présente les deux pieds est significative, puisqu’il les définit bien comme des pieds formés de plusieurs pieds, autrement dit, des pieds composés. Le dichorée est formé de deux chorées (– ∪ + – ∪), le péon d’un chorée et d’un pyrrhique (– ∪ + ∪ ∪). Par conséquent, la clausule doit nécessairement être un rythme (numerus), c’est-à-dire un assemblage de plusieurs segments (deux ou trois pieds) ou bien un seul segment découpé (un pied composé). En d’autres termes, le terme « numerus » peut renvoyer à deux types de segmentation rythmique. Pour bien cerner la différence, on peut prendre brièvement deux exemples : nihil est, quod supra dixi multum referre, unone uerbo sint duo pedes comprehensi an uterque liber. Sic enim fit forte « criminis causa », molle « archipiratae »146.

Les deux clausules citées par Quintilien correspondent à la même succession de syllabes longues et brèves : « crīmĭnīs caūsā / ārchĭpīrātāe » = crétique (– ∪ –) + spondée (– –). Seulement, la première chute est meilleure que la seconde, car elle comporte deux mots qui constituent deux pieds indépendants l’un de l’autre (deux segments), alors que dans la seconde, comme les deux pieds sont contenus dans un seul mot, ils constituent un pied composé (un seul segment). La première combinaison est meilleure, car elle contient deux frappés et suit en outre une configuration homodyne (coïncidence de l’accent et de l’ictus) : « críminis caúsa ». Cette distinction entre les deux types de clausules peut être mise en rapport avec la différence établie en musique entre rythme simple et rythme composé. Lorsqu’il n’y a qu’un seul segment, c’est-à-dire un seul levé et un seul frappé, il s’agit d’un rythme simple. Dans le cas contraire, il s’agit d’un rythme composé : rythme simple rythme composé

pied simple

pes

pied composé

pes/numerus

assemblage de pieds

numerus

146 Quintilien, Inst., IX, 4, 97 : « Il n’est pas indifférent, comme je l’ai dit plus haut, que les deux pieds soient compris en un seul mot, ou bien indépendants l’un de l’autre. [La clausule] criminis causa est forte, tandis que [la clausule] archipiratae est molle ».

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Il faut donc comprendre que Quintilien préfère une clausule qui forme un rythme composé à une clausule qui reposerait sur un rythme simple, c’est-à-dire un pied composé – sachant qu’un pied simple ne peut constituer à lui seul une clausule. La mise en perspective de la rhétorique avec la théorie musicale est donc particulièrement éclairante pour résoudre le problème terminologique que posent ces deux termes pes et numerus et comprendre les remarques que Quintilien expose à leur sujet. 7. Les principes oratoires de la segmentation rythmique latine : les silences En outre, comme en musique, les pieds dans l’art oratoire sont constitués de sons, mais aussi de silences. Toutefois, les silences étant un procédé de composition perceptible seulement lors de la prestation orale, la place qu’ils occupaient dans les discours cicéroniens reste pour le moins hypothétique. Quintilien, contrairement à Cicéron, apporte néanmoins des renseignements précieux sur le rôle qu’ils tiennent dans la segmentation rythmique. L’influence de la théorie musicale est indéniable : Quintilien emploie le syntagme « inania tempora » qui est manifestement le calque latin du grec « κενοὶ χρόνοι ». Comprendre la théorie exposée dans l’Institution Oratoire, c’est dès lors la mettre en perspective avec celle d’Aristoxène. La diachronie est donc, sur cette question des silences, particulièrement utile. Tout d’abord, selon Quintilien, les silences sont bien mieux tolérés dans un contexte rythmique que dans un contexte métrique : « Les rythmes tolèrent plus volontiers les silences, même s’il est vrai que l’on en trouve aussi dans les mètres »147. Par conséquent, les silences peuvent compter dans la segmentation des clausules et bien davantage encore dans toutes les portions du discours qui répondent à une logique purement rythmique. De fait, l’emploi du silence permet de marquer la segmentation rythmique de la clausule. Comme cela a été évoqué, celle-ci peut s’effectuer de deux façons, par un rythme simple, c’est-à-dire un seul segment (pied composé) ou bien par un rythme composé, autrement dit deux à trois segments (assemblage de pieds)148. La seconde configuration est la meilleure selon Quintilien, car elle fait intervenir justement un silence jouant le rôle de démarcation : 147 Quintilien, Inst., IX, 4, 51 : « Inania quoque tempora rhythmi facilius accipient, quamquam haec et in metris accidunt ». 148 Quintilien, Inst., IX, 4, 97.

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Est enim quoddam ipsa diuisione uerborum latens tempus, ut in pentametri medio spondio, qui nisi alterius uerbi fine, alterius initio constat, uersum non efficit149.

Dans ce passage, il nous semble que le syntagme « latens tempus » fait référence à la même réalité rythmique qu’ « inane tempus ». L’exemple du pentamètre pris par Quintilien va dans ce sens. Si l’on considère celui-ci : « Tēmpŏră / sī fŭĕ/rīnt XX // nūbĭlă / sōlŭs ĕ/ ris XX »150, on voit que les deux longues « -rint nu- » du spondée central sont effectivement réparties comme le postule Quintilien, puisqu’elles correspondent respectivement à la fin de « fuerint » et au début du mot suivant « nubila ». Quintilien considère que pour que le vers soit complet, il faut que chaque pied soit d’égale durée, autrement dit, que la progression du mètre respecte le principe d’isochronie151. C’est la raison pour laquelle il mentionne la présence cachée d’une durée supplémentaire (« latens tempus ») qui permet à la longue centrale de former un segment de quatre temps, comme les autres pieds. En conséquence, cette durée cachée doit occuper deux temps (XX). Elle est cachée car elle n’apparaît nulle part dans le texte poétique. Seules les données de la scansion en suggèrent la présence. Cet exemple prouve que le silence a pour fonction de compléter un pied qui ne remplirait pas la durée voulue. En d’autres termes, le silence permet de combler un segment trop court, et de conserver ainsi une progression métrique régulière. Cet exemple tendrait à montrer que pour Quintilien, la meilleure clausule est non seulement un rythme composé dont les segments sont nettement séparés par un silence central, mais aussi un rythme mesuré dans lequel chaque segment a la même durée. Un autre passage de Quintilien confirme cette interprétation. Il mentionne dans ce passage les clausules contenant un crétique et les combinaisons qui sont les plus heureuses. Au moment d’aborder la combinaison trochée + crétique (– ∪ / – ∪ –), il fait une parenthèse méthodologique qui éclaire le rôle du silence dans la clausule et la manière dont il s’effectue : Sic melius quam choreo praecedente : « quis non turpe duceret ? » (si ultima breuis pro longa sit : sed fingamus sic : « non turpe duceres »). 149 Quintilien, Inst., IX, 4, 98 : « Le découpage même des mots produit en effet une durée cachée, comme dans le spondée qui partage le pentamètre : s’il ne comportait pas la fin d’un mot et le début du suivant, le vers ne serait pas formé ». 150 Ovide, Tristes, IX, 6. Exemple cité également par Th. Reinach, La Musique grecque, p. 96. 151 Sur le principe d’isochronie dans les mètres, voir J. Soubiran, Essai sur la versification dramatique des Romains. Sénaire iambique et septénaire trochaïque, Paris, 1988, p. 18-20.

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Sed hic est illud inane quod dixi : paulum enim morae damus inter ultimum atque proximum uerbum, et « turpe » illud interuallo quodam producimus152 .

Tout d’abord, Quintilien rappelle que la dernière syllabe de la clausule est indifférente, comme à la fin du vers, ce qui est la règle générale153. Ainsi, il faut allonger la brève « -ĕt » de « duceret » pour pouvoir obtenir la séquence de longues et de brèves voulue : « quīs nōn [tūrpĕ / dūcĕrēt] ». Pour que cet élément ne trouble pas son lecteur, et ne fasse pas obstacle à la démonstration qui suit, Quintilien modifie le texte cicéronien en remplaçant la brève « -ĕt » par la longue « -ēs » afin que la combinaison coïncide parfaitement avec la combinaison métrique de la clausule : « quīs nōn [tūrpĕ / dūcĕrēs] ». Ces bases étant posées, Quintilien aborde ensuite la question du silence. Celui-ci est incorporé dans le pied pour en allonger la durée, comme le suggère l’emploi du verbe « producere » qui fait généralement référence à l’allongement d’une syllabe154. Dans ce cas précis, il ne s’agit pas d’une syllabe mais d’un mot, ou plus exactement du segment rempli par ce mot. Quintilien n’indique pas la durée de ce silence, mais si l’on considère qu’il dure deux temps comme dans le pentamètre, ce que peut signifier d’ailleurs la relative « quod dixi », on aboutit à un rythme composé et mesuré (mesure 5/8). Chaque pied de la clausule forme un segment bien délimité de cinq temps. Pour Quintilien, il s’agit là d’une configuration réussie, à laquelle il préfère cependant le dicrétique (– ∪ – / – ∪ –) où les syllabes suffisent à former cette cadence parfaite. Le silence peut également intervenir dans le cas d’un hiatus, c’est-à-dire lorsque une finale vocalique ou en -m et une initiale vocalique ou en h- + voyelle se rencontrent. Quintilien cite un exemple avec une finale vocalique : « ōrĕ X ēxcĭpĕrĕ X lĭcērēt ». Il préconise pour cette série de pieds une segmentation par mots, dans laquelle il s’agit de faire trois attaques distinctes : « grâce à certains laps de temps et pour ainsi dire à trois attaques, [ce rythme] sera plein d’autorité »155. Or, ces laps de 152 Quintilien, Inst., IX, 4, 107 : « La configuration [du dicrétique] est meilleure que celle où [le crétique] est précédé d’un trochée “quis non tūrpĕ dūcĕrēt” : si l’on allonge la dernière brève, mais imaginons qu’il y ait à la place “non tūrpĕ dūcĕrēs”. En réalité, il y a ici [la durée] silencieuse dont j’ai parlé, puisque nous laissons un court moment d’attente entre le dernier mot et le suivant, et que nous allongeons ainsi turpe en laissant passer un certain laps de temps ». 153 Voir L. Nougaret, Traité de métrique latine classique, Paris, 1956, p. 117, § 324. 154 Voir Cicéron, De Or. III, 50 ; 196 ; Quintilien, Inst., IX, 3, 69. 155 Quint Inst., IX, 4, 108 : « Interpunctis quibusdam et tribus quasi initiis fit plenum auctoritatis ».

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temps intermédiaires ne peuvent être des pauses car celles-ci n’interviennent que pour détacher des unités de sens complètes. Dans cet exemple précis, ces trois mots sont liés syntaxiquement et ne peuvent constituer des incises. Nous aurons l’occasion de revenir plus en détail sur cet exemple. La segmentation rythmique dans la rhétorique latine repose sur des procédés qui illustrent le double héritage de la métrique et de la musique. Comme le mètre, le rythme oratoire tient compte des syllabes et se refuse à intervenir sur les quantités, alors qu’en musique, les syllabes peuvent être abrégées ou allongées en fonction des besoins de la mélodie et du rythme156. Cela s’explique du fait que la rhétorique est avant tout un art de la parole ; le texte y est primordial et en aucune façon le rythme ne doit avoir la suprématie sur les mots. Mais comme en musique, le rythme dans la prose est libre. À condition de respecter la règle du genre rythmique, il est permis de combiner, de mélanger des pieds qui ne se rencontrent jamais dans les mètres. De plus, le rythme oratoire peut faire usage de silences dès qu’un pied est défaillant. Si le rythme oratoire ne peut pas intervenir sur les syllabes, la seule manière de créer une mesure (modus) et de donner au discours une configuration ( forma) rythmique est de travailler le regroupement par segmentation (collocatio). 8. Les principes oratoires de la segmentation rythmique latine : membre et période Dans la théorie aristotélicienne, le membre (côlon) est un segment incomplet du point de vue sémantique et rythmique ; il entre nécessairement dans la composition de la période157. Celle-ci peut contenir un seul membre (période simple) ou deux membres (période complexe)158. Aristote n’envisage pour la prose oratoire qu’un seul style, le style périodique. Il délaisse l’ancien style « cousu », car son caractère haché et indéterminé fait obstacle au plaisir. Démétrios de Phalère s’inspire largement d’Aristote, mais témoigne de modifications profondes dans la théorie du style, peut-être inaugurées par Théophraste159. En effet, il envisage le membre comme une unité de sens qui peut fonction-

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Voir Quintilien, Inst., IX, 4, 89 ; G. Brelet, Le Temps musical, p. 271. Voir Aristote, Rhét., III, 1409b 15 ; P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 107. Voir Aristote, Rhét., III, 1409b 13-15. Voir P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 108-109.

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ner de manière autonome ou bien en composition dans la période160. Par conséquent, il admet deux styles pour la prose oratoire : le style « découpé » par membres et le style « tressé » en périodes161. Dans le premier, on compte deux niveaux hiérarchiques de segmentation (pieds, membres), dans le second, on en compte trois (pieds, membres, périodes). En outre, Démétrios relève dans la composition de la période la présence d’un segment rythmique plus réduit que le membre : l’incise (comma)162 . La rhétorique latine poursuit cette évolution qui tend à reconnaître une légitimité au style non périodique. Cicéron conserve en effet les deux styles énoncés par Démétrios. Il envisage toutefois l’incise comme un segment pouvant fonctionner de manière autonome, comme le membre. Par conséquent, incises et membres sont susceptibles de constituer le niveau hiérarchique supérieur de segmentation ou bien d’entrer dans la composition d’une période. Dans l’Orator, Cicéron163 admet ainsi que l’orateur, au lieu d’employer la période, peut procéder par segments plus petits, les incises et les membres, qui rendent le discours plus vif, plus agressif164. Dans ces incises et ces membres, « il faut utiliser un pied isolé, la plupart du temps deux pieds (on peut ajouter à ces deux pieds une partie d’un pied) et généralement pas plus de trois »165. La particularité du style haché est de faire coïncider cette segmentation rythmique en pieds avec les mots, procédé qui remonte, selon Cicéron, à la première prose rythmée et qui est clairement associé aux figures de symétrie166. De fait, le rythme haché privilégie les procédés fondés sur les jeux de sonorités, de répétitions, de parallélismes et d’antithèses, c’est-à-dire sur les figures de la concinnitas. Ainsi, alors que pour Aristote les figures de symétrie devaient accompagner la période, dont la structure binaire appelle, selon lui, les effets de symétrie, Cicéron considère au contraire 160

Voir P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 77 ; 107. Démétrios de Phalère, Du Style, 12. 162 Voir P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 78 ; 107. 163 Cicéron, Or., 221-226. 164 Voir également Quintilien, Inst., IX, 4, 126 : « Vbicumque acriter erit et instanter pugnaciter dicendum, membratim caesimque dicemus (Partout où il faudra déclamer avec force, insistance et pugnacité, on déclamera par membres et par incises) ». 165 Cicéron, Or., 224 : « Saepe enim singulis utendum est, plerumque binis et utrisque addi pedis pars potest, non fere ternis amplius ». Cicéron (repris par Quintilien, Inst., IX, 4, 122) cite un exemple d’une incise ne comprenant qu’un seul pied : « diximus ». Voir également Quintilien, Inst., IX, 4, 122-123. 166 Cicéron, De Or., III, 198 : « Terna aut bina aut non nulli singula etiam uerba dicebant (Ils déclamaient par trois ou deux mots, parfois par mots isolés) ». Voir aussi Cicéron, Or., 225. Sur le rapport entre les figures de symétrie et le mot, voir J. Päll, Form, p. 34 ; 48. 161

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qu’elles doivent mettre en évidence des segments courts et autonomes. Ce transfert participe à la valorisation du style haché qui peut dès lors être rythmé. Pour illustrer son propos, Cicéron cite un extrait de son propre discours prononcé pour défendre Scaurus : Sed quae incisim aut membratim efferuntur, ea uel aptissime cadere debent, ut est apud me : « Domus tibi deerat ? at habebas. Pecunia superabat ? at egebas » ; haec incise dicta sunt quattuor167.

Cicéron illustre ce qu’il entend par style haché par cet exemple du Pro Scauro. Tout d’abord, on peut noter le soin apporté à la fin des segments qui doivent s’achever sur une chute cohérente. Cette cohésion repose sur l’effet de rimes alternées : les questions se terminent sur une désinence de troisième personne du singulier (-rat, -bat), les réponses sur une désinence de deuxième personne du singulier (-bas). On peut également souligner l’emploi de l’antithèse (« deerat ≠ superabat », « habebas ≠ egebas ») et de l’égalité des segments (isokolon) puisque les deux réponses forment chacune un segment de quatre syllabes (deux mots). Ces deux procédés relèvent de la concinnitas et sont appuyés par la syntaxe d’ensemble qui caractérise ces quatre incises. On relève à ce propos l’anaphore du coordonnant « at », mettant une fois encore en regard les deux réponses. L’intonation (ascendante dans les interrogations, descendante dans les assertions) souligne également la structure rythmique de cette série. Tous ces procédés ont pour effet de délimiter clairement chaque segment, d’en marquer les débuts et les fins, mais également de souligner l’homogénéité rythmique. La concinnitas est donc un outil particulièrement utile dans la segmentation rythmique du style haché. De plus, construire son discours à partir de segments courts peut permettre à l’orateur d’échapper à un défaut intolérable en prose oratoire : la présence d’un vers. Si l’on en croit Cicéron, découper une séquence rythmique en deux incises a permis à Crassus d’éviter cet écueil : Sin membratim uolumus dicere, insistimus atque, cum opus est, ab isto cursu inuidioso facile nos et saepe diiugimus. […] Ex hoc genere illud est Crassi : « Missos faciant patronos, ipsi prodeant » – nisi interuallo dixisset « ipsi prodeant », sensisset profecto se fudisse senarium168. 167 Cicéron, Or., 223-224 : « Ce qui est dit par incises et membres doit avoir une chute pour ainsi dire cohérente, comme c’est le cas ici, de moi-même : “Domus tibi deerat ? at habebas. Pecunia superabat ? at egebas”. Voilà quatre incises ». Citation du Pro Scauro, fr. 45 m. Voir M. B. Parkes, Pause and Effects. An Introduction to the History of Punctuation in the West, Berkeley, 1993, p. 66. 168 Cicéron, Or., 222 : « Si nous souhaitons déclamer par membres, nous observons des temps d’arrêt et lorsque le besoin s’en fait sentir, nous nous détachons facilement et fréquemment de ce tour [métrique] intolérable [en prose]. […] Dans ce style, on peut

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Le style haché repose sur des temps d’arrêts fréquents entre chaque segment. Dans l’exemple cité, Crassus aurait très bien pu déclamer l’ensemble d’une traite ; rien ne s’y opposait, excepté la loi d’or qui veut que la présence d’un vers en prose doit absolument être évitée. Le procédé qui consiste donc à segmenter cette séquence rythmique en deux incises permet de redistribuer les syllabes et d’aboutir à une combinaison qui n’a rien de métrique. 1 : mīssōs / făcĭānt / pătrō- / -nōs īp- / -sī prō- / -dĕānt. 2 : mīssōs făcĭānt pătrōnōs // īpsī prōdĕānt.

Si Crassus avait déclamé d’une traite cette séquence, l’ensemble aurait formé un sénaire dont la présence est intolérable (configuration 1). Établir une coupure et constituer deux incises permet de rompre le vers (configuration 2). Ainsi le groupe « ipsi prodeant » constitue-t-il une incise à part entière, c’est-à-dire une durée parfaitement délimitée (« interuallum »). Cette configuration souligne l’importance rythmique du mot, notamment dans cette dernière incise. La combinaison spondée + crétique (« īpsī prōdĕānt ») est bien plus stable, plus solennelle que la combinaison s’achevant sur un iambe (« -dĕānt ») dans la première configuration. Toutefois, selon Cicéron, cette segmentation en incises et en membres ne doit pas aboutir à un discours haché, sans cohésion169. La période, bien qu’elle ne doive pas être employée partout, est donc une composante essentielle du rythme oratoire, y compris lorsque le style est haché et que son rythme repose principalement sur la concinnitas. Comme nous l’avons évoqué, la période chez Aristote se définit comme une unité sémantique, rythmique et respiratoire. Plus spécifiquement, elle peut être simple ou bien complexe170, c’est-à-dire constituée d’un ou de deux côla. Depuis Démétrios, la période peut contenir jusqu’à quatre membres, dont l’étendue est proche de celle de l’hexamètre171, mais aussi des incises (commata)172 . La rhétorique latine se fait l’héritière de la théorie grecque : la période « doit embrasser un sens complet, être évidente pour pouvoir être comprise et respecter une mesure pour pouvoir être retenue par la mémoire »173. Comme chez citer ces mots de Crassus : “missos faciant patronos, ipsi prodeant”. S’il n’avait pas prononcé “ipsi prodeant” en formant un segment, il aurait parfaitement senti qu’il avait en réalité laissé échapper un sénaire ». 169 Voir Cicéron, Or., 226. 170 Aristote, Rhét., III, 1409b 13-17. 171 Démétrios de Phalère, Du Style, 4. Voir P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 75. 172 Démétrios de Phalère, Du Style, 9. Voir P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 78-79. 173 Quintilien, Inst., IX, 4, 125 : « Praestare debet ut sensum concludat ; sit aperta, ut intellegi possit, non inmodica, ut memoria contineri ».

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Aristote, elle doit en outre correspondre à une unité respiratoire174. Toutefois, la rhétorique latine insiste davantage qu’Aristote sur l’unité formelle et rythmique qui doit caractériser la période. Tout d’abord, pour désigner la période, la rhétorique latine emploie la métaphore grecque du cercle « περίοδος » (« periodos »). Si cette métaphore suggère, chez Aristote, que la période doit embrasser un sens entier175, elle est plutôt associée dans la rhétorique latine à sa perfection formelle et à sa dynamique à laquelle le rythme participe pleinement. Cette évolution avait été amorcée chez Démétrios176 et trouve un écho retentissant chez Cicéron. Les traductions que celui-ci propose soulignent en effet la perfection formelle et esthétique qui doit caractériser la période : […] In totone circumitu illo orationis, quem Graeci περίοδον, nos tum ambitum, tum circuitum, tum comprehensionem aut continuationem aut circumscriptionem dicimus […]177

Dans cette énumération, Cicéron procède plutôt par accumulation, suivant l’ordre dans lequel les termes se présentent à son esprit. En croisant les diverses significations de ces termes, on peut entrevoir la réalité rythmique de la période oratoire. « Circumscriptio » renvoie simplement au fait de tracer un cercle. « Ambitus » et « circuitus » font également référence à la circonférence d’un cercle ou de tout objet circulaire, mais peuvent en outre évoquer un itinéraire périodique, c’est-à-dire un déroulement qui se répète à l’identique, par exemple les révolutions des astres ou bien le retour du jour et de la nuit. Ce dernier point apporte donc une caractéristique supplémentaire à la période. Elle est un parcours circulaire susceptible de se répéter. « Comprehensio » fait aussi allusion à une forme circulaire, celle des bras qui entourent quelque chose, ou bien celle de la mer qui encercle un rocher. Si ce terme ne fait pas référence à une quelconque répétition périodique, il peut néanmoins permettre d’insister sur la cohésion des éléments pris ensemble, sur leur union. Cette dernière caractéristique est la seule présente dans le terme « continuatio » qui renvoie à une succession continue d’éléments. Dans ce dernier terme, la métaphore du cercle est d’ailleurs absente. En outre, si la période apparaît comme le segment interne le plus étendu du discours, elle doit être elle-même segmentée au minimum 174

Voir Cicéron, De Or., III, 182 ; Brut., 34 ; Quintilien, Inst., IX, 4, 68 ; 125. Voir P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 68. 176 Voir P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 79-81. 177 Cicéron, Or, 204. : « […] Dans tout le circuit de la prose, que les Grecs appellent periodos (περίοδος) et que nous appelons tantôt ambitus, tantôt circuitus, tantôt comprehensio ou continuatio ou circumscriptio ». Voir aussi Cicéron, Or., 208. 175

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en deux membres, au maximum en quatre. Cette étendue, définie par Cicéron178, est conservée dans la théorie tardive, chez Augustin179 : Constat enim ille ambitus et plena comprehensio e quattuor fere partibus, quae membra dicimus. […] Sed habeo mediocratis rationem ; nec enim loquor de uersu et est liberior aliquanto oratio180. E quattuor igitur quasi hexametrorum instar uersuum quod sit constat fere plena comprehensio. His igitur singulis uersibus quasi nodi apparent continuationis, quos in ambitu coniungiumus181.

Comme la strophe poétique, la période peut donc se découper en vers182 . Les membres sont d’ailleurs comparés à des hexamètres183. Cicéron rappelle ici le fonctionnement symétrique de la prose et de la poésie qui reposent toutes deux sur le procédé de segmentation184. La métaphore des nœuds185, est sans aucun doute une réminiscence de la métaphore aristotélicienne du tressage186. Les incises peuvent également entrer dans la composition de la période. Dans ce cadre, les incises et les membres ne sont alors pas employés de façon autonome comme dans le style haché, mais constituent des segments internes (« particulae » ou « partes »187). Enfin, l’accent est mis sur la nécessité pour l’orateur de soigner particulièrement les charnières rythmiques au début et surtout à la fin par l’emploi de clausules, qui sont une spécificité latine, mais aussi de maintenir une progression continue188. Pour illustrer ce principe, Cicéron, et à sa suite Quintilien emploient la métaphore de la course189 : l’orateur doit viser la ligne d’arrivée tout en soignant sa 178

Voir Cicéron, Brut., 162 ; Or., 213-214 ; 223. Cicéron, Or., 225 ; Augustin, De Doctr. Chr., IV, 7, 13. 180 Cicéron, Or., 221 : « Cet enchaînement circulaire de la période, lorsqu’il est plein, repose généralement sur quatre segments, que nous appelons membres. […] Mais il s’agit d’une moyenne, car je ne parle pas du vers, et la prose est quelque peu plus libre ». 181 Cicéron, Or., 222 : « C’est donc pour ainsi dire sur quatre [segments constitués] d’hexamètres que repose généralement la période lorsqu’elle est pleine. En conséquence, par chacun de ces vers, apparaissent dans le déroulement périodique pour ainsi dire des nœuds que nous attachons ensemble dans le cercle de la période ». 182 Concernant cet emploi de « uersus » pour évoquer le membre de la période, voir également en Cicéron, Or., 223. 183 Voir aussi Quintilien, Inst., IX, 4, 125. 184 Voir aussi Quintilien, Inst., IX, 4, 116. 185 Quintilien (Inst., II, 8, 15 ; IX, 4, 9) préfère la métaphore des nerfs et des courroies. 186 Aristote, Rhét., III, 1409a. 187 Voir Cicéron, Or., 206 ; 221 ; A. Yon, Cicéron, p. CLI . 188 Voir Cicéron, Or., 212 ; Quintilien, Inst., IX, 4, 61 ; 115. 189 La métaphore de la course (« cursus ») est parfois appliquée aux rythmes (« numeri »). Voir Cicéron, Or., 198 ; 201. Elle peut également être utilisée pour le discours entier. Voir Cicéron, De Or., I, 161 ; III, 136 ; Or., 178 ; 201 ; Quintilien, Inst., IX, 4, 7 ; 106. 179

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trajectoire. Les effets rythmiques sont alors autant de points d’appui, autant d’empreintes laissées au sol : Nam ut initia clausulaeque plurimum momenti habent, quotiens incipit sensus aut desinit, sic in mediis quoque sunt quidam conatus iique leuiter insistunt, ut currentium pes, etiam si non moratur, tamen uestigium facit. Itaque non modo membra atque incisa bene incipere atque cludi decet, sed etiam in iis quae non dubie contexta sunt nec respiratione utuntur illi uel occulti gradus190.

La métaphore de la course permet à Quintilien d’insister sur l’importance des débuts et des fins au niveau le plus large, celui de la période, mais également au niveau intermédiaire, celui des incises et des membres. Ce soin apporté aux débuts et aux fins permet de constituer des chevilles rythmiques qui distinguent clairement chaque incise ou membre, c’est-à-dire chaque unité sémantique et rythmique qui ne réclame pas de respiration. De plus, la segmentation interne des incises et des membres réclame un soin spécifique. Par métaphore, les pieds sont assimilés aux pas du coureur. Contrairement aux incises et aux membres, les pieds ne doivent pas être nettement délimités ; leur rythme doit être aussi discret que les empreintes du coureur laissées sur le sol. La segmentation des pieds doit suivre une progression sousjacente, pour ainsi dire cachée191. Cela invite à penser que les pieds dans le style périodique ne coïncident pas nécessairement avec les mots, ce qui est le cas dans le style haché. De fait, l’un des facteurs qui jouent en faveur de la discrétion du rythme oratoire est la discordance entre le découpage des mots et la segmentation rythmique. La période est donc à la fois un cercle et une course. Démétrios de Phalère192 la comparait d’ailleurs à une course de char. Le point culminant (« καμπή »193) de la période est identifié dès lors au moment où les concurrents passent la borne en formant un arc de cercle et retournent sur leurs pas pour franchir finalement la ligne d’arrivée. La segmentation rythmique par190 Quintilien, Inst., IX, 4, 67 : « Car si ce sont les débuts et les clausules qui ont le plus d’importance, à chaque fois que le sens commence et s’achève, il n’en reste pas moins qu’au milieu aussi il y a certains effets ; ces derniers s’impriment doucement, comme le pied des coureurs qui laisse une empreinte sans toutefois s’appesantir. C’est pourquoi non seulement il faut soigner le début et la fin des incises et des membres, mais il faut aussi une progression pour ainsi dire sous-jacente dans les parties clairement tissées ensemble ne réclament pas de respiration ». Même idée exprimée auparavant en Quintilien, Inst., IX, 4, 61. 191 Voir aussi Cicéron, De Or., III, 191 ; L. Laurand, Études sur le style, p. 149-150. 192 Démétrios de Phalère, Du Style, 11. 193 Sur ce terme, voir P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 80-81 ; J. Luque Moreno, Puntos y comas, p. 29.

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ticipe à l’élaboration de la configuration de la période dans le sens où elle permet de délimiter les différentes unités (incises et membres), mais aussi de créer, par divers moyens qu’il s’agira d’identifier, cette trajectoire parabolique194. 9. De la rhétorique latine à la musique chrétienne médiévale Les principes rythmiques de la rhétorique latine, inspirés de la pratique musicale, sont déterminants dans le répertoire liturgique chrétien du Moyen Âge. Ils guident notamment les rapports complexes que peuvent entretenir, dans ces pièces, le texte et la mélodie. Comme le souligne à juste titre Robert L. Crocker, ces rapports ne sont toutefois pas soumis à une règle unique et systématique195 : ils peuvent se manifester (ou pas) en fonction des genres, mais également en fonction des effets recherchés ou même de la pratique de la langue latine ellemême. Il est évident que dans une région où le latin est une langue étrangère, éloignée de la langue vernaculaire, la dynamique verbale n’est pas nécessairement une donnée immédiate et naturelle comme elle peut l’être notamment en Italie. Le répertoire chrétien médiéval offre des pièces de genres, de formes et de styles variés dont l’ouvrage de David Hiley donne un bon aperçu196. On peut dire, pour faire bref, que ces pièces s’échelonnent de la parole au chant. De fait, certaines pièces sont construites sur une mélodie extrêmement simple, formée d’une montée de la voix (intonation) sur une note de récitation (teneur) où interviennent parfois de petites modulations, notamment sur les syllabes accentuées, et d’une cadence élaborée sur une formule généralement issue d’un réservoir traditionnel197. Ce procédé est celui qui est observé dans les lectures (leçons) et la récitation des versets du psaume198. Certaines pièces répondent aux mêmes prérogatives, mais offrent une structure mélodique plus complexe, qui repose toutefois sur l’emploi de formules mélodiques. C’est le cas des traits, des graduels199 194 La parabole (au sens scientifique du terme) suit en effet une trajectoire ascendante puis descendante, et forme ainsi une courbe comprenant un seul point culminant. 195 Voir R. L. Crocker, « Gregorian Studies in the Twenty-first Century », Plainsong and Medieval Music, 4 (1995), p. 44-45. 196 D. Hiley, Western Plainchant. A Handbook, Oxford, 1993, p. 46-47. 197 Voir L. Treitler, « Homer and Gregory : the Transmission of Epic Poetry and Plainchant », The Musical Quarterly, 60 (1976), p. 350. 198 Voir D. Hiley, Western Plainchant, p. 58-59. 199 Le graduel est une pièce qui suit la lecture. Il était exécuté au moment où l’officiant montait les marches, d’où son nom (gradus). Il se compose d’un répons, chanté par le chœur, qui encadre un verset, chanté par le soliste. Le trait, de même, répondait

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et de certaines antiennes (antiphonae) simples200. Dans d’autres pièces psalmodiques, alors que les versets sont récités sur les tons habituels, les antiennes observent une grande diversité à la fois dans la modalité et dans les mélodies. Ce contraste entre un récitatif simple et une mélodie ornée est notamment caractéristique des introïts201, des offertoires (antiphonae ad offerenda) ou encore des chants de communion202 . Au-delà de la diversité de ce répertoire, une même question se pose : jusqu’à quel point les principes rythmiques tels qu’ils ont été pratiqués dans l’éloquence déterminent-ils les rapports entre texte et mélodie ? Existe-t-il réellement une solution de continuité entre les pièces récitatives et les cantiques ? Est admise bien souvent chez les spécialistes du répertoire chrétien médiéval l’idée que le chant est l’extension et l’amplification de la déclamation et que, par conséquent, le rythme chanté suit exactement les mêmes principes de fonctionnement que le rythme déclamé. « [Le] rythme [du chant] se modèle sur le rythme oratoire dont il est comme l’épanouissement et l’exaltation »203. Cette idée commune repose essentiellement sur trois arguments qu’il s’agit à présent de discuter. Tout d’abord, Leo Treitler, qui attache à juste titre une grande importance à la question de l’oralité, souligne que concernant la parole liturgique, le verbe « parler » et le verbe « chanter » sont interchangeables. Selon lui, ce que nous entendons par « mélodie » semble à l’origine avoir été compris comme un attribut de la parole, en particulier de la parole biblique – dans le cadre de la déclamation rituelle de l’Église – ce que suggère le fait que le chant est indifféremment évoqué par les termes « parler » et « chanter »204. à la lecture, mais à la différence du graduel, il ne faisait pas intervenir le chœur. Sur la définition de ces deux genres, voir D. Hiley, Western Plainchant, p. 77 ; A. Bescond et G. Gapsys, Le Chant grégorien, Paris, 1999, p. 62-69. 200 Brèves compositions musicales destinées à l’origine à constituer un refrain lors de la récitation du psaume et dont l’usage a été réduit, puisqu’elles ont été ensuite destinées simplement à introduire et conclure la récitation. Voir D. Hiley, Western Plainchant, p. 88-90 ; A. Bescond et G. Gapsys, Le Chant grégorien, p. 57-58. 201 L’introït est une antienne ornée, employée à l’occasion de fêtes. Son nom vient du fait qu’il est chanté durant la procession d’entrée. A. Bescond et G. Gapsys, Le Chant grégorien, p. 64. 202 D. Hiley, Western Plainchant, p. 116-120. Les chants d’offertoire et de communion sont chantés pendant la procession des fidèles. 203 R. Dumesnil, Le rythme musical. Essai historique et critique, Paris, 1979, p. 72. 204 L. Treitler, With Voice and Pen : Coming to Know Medieval Song and How It Was Made, Oxford, 2003, p. 330 : « To begin with what we call melody seems earliest to have been understood as an attribute of spoken language, in particular scriptural language, as it was declaimed in the ritual of the Church. That is suggested even by the

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Les exemples illustrant la confusion ou plutôt l’équivalence entre « dico » et « cano » sont innombrables. Pour n’en citer que quelques uns, particulièrement significatifs, on peut renvoyer à la description de l’office par Aurélien d’Arles au V I e siècle dans sa Regula ad Monachos : le verbe « dicere » est systématiquement employé, pour n’importe quelle pièce récitée ou chantée205. Cet emploi du « dico » au sens de « chanter » se retrouve à une époque plus tardive, chez Gui d’Arezzo au XI e siècle. Pour établir la distinction topique entre le cantor et le musicus, voici ce que Gui écrit : Musicorum et cantorum magna est distantia Isti dicunt, illi sciunt, quae componit Musica 206.

Toutefois, il arrive que les deux verbes « dico » et « cano » soient employés dans une périphrase verbale, comme c’est le cas dans un passage de la Regula d’Isidore de Séville au V II e siècle. Il évoque le Cantique des Trois Enfants de la lectio cum cantico de Daniel en ces termes : « ensuite, les trois enfants dans la fournaise, lorsque chaque créature eut été convoquée, s’adressèrent au Créateur de tout en chantant un hymne (hymnum canentes dixerunt) »207. Dans cet extrait, le verbe « dico » fait référence à la parole adressée à Dieu, qui s’écarte, par principe, de la parole usuelle, et le participe « canentes », accompagné du complément « hymnum » spécifie le mode opératoire suivi. Si « dico » peut donc tout aussi bien signifier dire que chanter, il peut arriver, comme dans ce dernier exemple, que « dico » et « cano » soient employés tous deux de façon complémentaire dans une même expression. Cet emploi généralisé de « dico » ne reflète paradoxalement pas une indifférence dans la pratique entre la lecture (lectio) et le chant (canticum). Des témoignages tardifs et médiévaux insistent même sur la distinction absolument essentielle à conserver entre ces deux paroles. Augustin dans sa Regula ad Seruos Dei dit ceci :

practice of referring to the performance of chant as “speaking”, as well as “singing” ». Voir également L. Treitler, « The Early History of Writing in the West », JAMS, 35 (1982), p. 243. 205 Aurélien d’Arles, Regula ad Monachos, PL 68, 393-394. 206 Gui d’Arezzo, Regulae Rhythmicae, PL 141, 405b : « La différence entre les musiciens et les chanteurs est grande : / les seconds chantent, les premiers connaissent les principes de la Musique ». Définition reprise à la fin du X I e siècle par Jean d’Affligem (De Mus., 53). 207 Isidore, Reg., PL 83, 743a : « Postea quidem et tres pueri in fornacem positi, conuocata omni creatura, Creatori omnium hymnum canentes dixerunt ».

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Et nolite cantare, nisi quod legitis esse cantandum ; quod autem non ita scriptum est ut cantetur, non cantetur208.

Augustin fait référence dans ce passage à la lecture lors de la prière et de l’office. Il stipule une frontière parfaitement établie par la Bible entre ce qui ne doit pas être chanté et ce qui doit l’être, c’est-à-dire les psaumes, les hymnes et les cantiques209. Cet extrait est repris ensuite au V I e siècle dans La Règle de Paul et Étienne : Ea cantare debemus quae, sicut beatus Augustinus dicit, ita scripta sunt, ut cantentur : quae autem non ita scripta sunt, non cantemus. […] Ne quae cantanda sunt in modum prosae et quasi in lectionem mutemus, aut quae ita scripta sunt ut in ordine lectionum utamur, in tropis et cantilenae arte nostra praesumptione uertamus210.

La référence à Augustin est évidente à la fois par la mention nominale de cette autorité et la reprise textuelle de l’extrait cité. La suite du passage développe cette idée que le texte biblique détermine le modus operandi par lequel il doit être exécuté. La lecture (« lectio ») est associée à la prose (« prosa ») et s’oppose radicalement au chant, dont la pratique est systématiquement évoquée par le verbe « canto ». Si le terme « tropus » renvoie bien, comme on l’a compris, au trope, c’est-àdire à un ajout mélodique particulièrement orné et réclamant de ce fait une grande maîtrise du chant211, il est clair que ce passage de la Regula adresse probablement un rappel à l’ordre à l’intention des chantres qui voudraient faire une démonstration de leur art trop exubérante pour les circonstances liturgiques. Enfin, à cette distinction entre « lectio » et « canticum » se superpose la répartition des rôles entre le lecteur et le chantre à partir de la fin du IV e siècle212 . La distinction entre le récitatif et le chant est par conséquent bien établie dès l’Antiquité tardive

208 Augustin, Reg. ad Seru., PL 32, 1379 : « Ne chantez pas, sauf si ce que vous lisez doit être chanté ; mais ce qui n’a pas été écrit pour être chanté, il ne faut pas le chanter ». 209 Voir J. Mc Kinnon, « Lector Chant versus Schola Chant : A Question of Historical Plausability », in Laborare fratres in unum, éd. J. Szendrei et D. Hiley, Berlin, 1995, p. 122 ; 144 ; 158-159. 210 Paul et Étienne, Reg., PL 66, 954A : « Comme le bienheureux Augustin le dit, nous devons chanter ce qui a été écrit pour être chanté. Mais ce qui n’a pas été écrit pour être chanté, nous ne devons pas le chanter. […] Ne transformons pas en prose et pour ainsi dire en lecture ce qui doit être chanté ; ne soyons pas présomptueux et ne pervertissons pas par des tropes et notre art de la mélodie, ce qui a été écrit pour figurer dans les lectures ». 211 Sur les tropes, voir D. Hiley, Western Plainchant, p. 196-238. 212 Voir J. Mc Kinnon, « Lector Chant », p. 11.

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et l’emploi indifférencié de « dico » ne reflète en aucun cas une confusion des genres. Le deuxième argument invoqué pour établir l’analogie entre le rythme du récitatif et le rythme du chant fait appel à l’importance de l’accent213. Cet argument s’appuie sur des témoignages médiévaux214. Le plus explicite est extrait du traité anonyme Quid est cantus ? datant probablement du X e siècle : Quid est cantus ? peritia musicae artis, inflexio uocis et modulatio. Quare dicitur cantus ? a canendo, idest, a peritia musicae artis uel uocis modulatione. Ortus quoque suus atque compositio ex accentibus toni uel ex pedibus syllabarum ostenditur. Ex accentibus uero toni demonstratur in acuto et graui et circumflexo. Ex pedibus denique syllabarum ostenditur in breui et longa. De accentibus toni oritur nota quae dicitur neuma 215 .

Ce qui est tout à fait frappant, c’est la proximité textuelle qui unit ce texte médiéval à ses antécédents antiques. De fait, l’énumération des trois intonations vocales (« in acuto et graui et circumflexo ») qui sont à la source de toute mélodie fait immédiatement penser au passage de l’Orator où Cicéron souligne combien il est surprenant qu’à partir d’aussi peu de moyens la voix parvienne à exécuter des chants aussi variés : Mira est enim quaedam natura uocis cuius quidem e tribus omnino sonis, inflexo acuto graui, tanta sit et tam suauis uarietas perfecta in cantibus. Est autem etiam in dicendo quidam cantus obscurior216.

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Voir L. Treitler, « The Early History », p. 244. Voir C. M. Atkinson, « De Accentibus Toni Oritur Nota Quae Dicitur Neuma : Prosodic Accents, the Accent Theory and the Paleofrankish Script », in Essays on Medieval Music in Honor of David G. Hugues, éd. G. M. Boone, Cambridge, 1995, p. 40-41. 215 Quid est cantus ?, 482 : « Qu’est ce que le chant ? La connaissance de l’art musical, l’intonation et la modulation vocale. Pourquoi dit-on chant (« cantus ») ? Le terme vient de chanter (« canere »), c’est-à-dire de la connaissance de l’art musical et de la modulation vocale. Son origine et sa composition proviennent des accents mélodiques et des pieds syllabiques. Des accents de la voix sont issues les intonations ascendante, descendante et ascendante puis descendante. Des pieds syllabiques proviennent la durée brève et la durée longue. Des accents de la voix est issu le signe que l’on appelle neume ». 216 Cicéron, Or., 57 : En effet, une propriété de la voix est merveilleuse : à partir de seulement trois sons – ascendant puis descendant, ascendant ou descendant – est produite une variété si grande et si suave qui trouve sa perfection dans les chants. Mais il y a aussi dans la déclamation un certain chant caché. 214

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Mais on le voit, la démonstration cicéronienne ne suit pas exactement le même cheminement : les trois intonations sont des données naturelles dont les potentialités sont pleinement exploitées par les chanteurs, mais déjà présentes dans la déclamation – même si le discours ne doit en aucun cas devenir un chant. Chez l’auteur anonyme du traité médiéval Quid est cantus ?, les trois intonations sont d’emblée définies comme des données linguistiques que le chant emprunte et amplifie217. Ainsi, alors que Cicéron faisait référence par cette énumération à une réalité acoustique (les sons « soni »), l’auteur anonyme relie d’emblée cette réalité aux caractéristiques de la langue (les accents « ex accentibus toni »). Cet infléchissement est en fait déjà bien présent chez Diomède au IV e siècle. Le grammairien invoque à cet égard l’étymologie « accentus/accinere » : selon lui, l’accent constitue un prémice au chant218. On retrouve la même idée au V I e siècle chez le grammairien Audax qui joue sur la proximité phonique entre « accentus » et « cantus »219 . Ce jeu étymologique perdure jusqu’au Moyen Âge, comme en témoigne Jean d’Afflighem à la fin du XI e siècle220. L’idée que le chant puise ses ressources mélodiques dans les accents est donc un topos à la fois chez les grammairiens et les musiciens. Chez Aurélien de Réômé, le terme « accentus » désigne même le mouvement (ascendant ou descendant) de la mélodie221, ce qui suggère une fusion tout à fait significative de la grammaire et de la théorie de la musique, ainsi que des 217 La même idée est développée par Jean d’Afflighem à la fin du X I e siècle (De Mus., 78-79). 218 Diomède, Ars gram., de accent., GL I, 431, 3-4 : « Et est accentus, ut quidam recte putauerunt, uelut anima uocis. accentus est dictus ab accinendo, quod sit quasi quidam cuiusque syllabae cantus (L’accent, comme certains le pensent à juste titre, est comme l’âme du mot. Accentus vient d’accinere, parce qu’il y aurait un certain chant propre à chaque syllabe) ». La traduction de « uox » par « mot » est ici guidée par la perspective explicitement linguistique (« cuiusque syllabae ») adoptée par Diomède. 219 Audax, Exc., de art. metr., GL VII, 357, 17-18 : « Inter accentum et cantum quid interest ? quod cantus in musica, accentus in oratione est (Quelle différence entre l’accent (accentus) et le chant (cantus) ? Le chant est dans la musique, l’accent dans le discours) ». 220 Jean d’Afflighem, De Mus., 78. 221 Aurélien de Réômé, Mus., IV, 34 : « Harmonica est, quae discernit in sonis acutum et grauem accentum, ut est haec Ant. “Exclamauerunt ad te Domine”. “Ex” grauis accentus, “clamauerunt” acutus accentus est. (L’Harmonique est la science qui distingue dans les sons les mouvements ascendants et descendants ; par exemple cette antienne “Exclamauerunt ad te Domine”. “Ex” est un mouvement descendant, “clamauerunt” un mouvement ascendant) ». Il serait maladroit de traduire « accentus » par « intonation » car ce dernier terme a un sens technique différent dans la terminologie de l’analyse musicale. Il est tout à fait significatif de voir que le terme « accentus » est absent des sources d’Aurélien (Cassiodore, Inst., V, 5 et Isidore, Etym., III, 18, 1 : « Harmonica est quae discernit in sonis acutum et grauem »).

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champs sémantiques propres à chaque discipline. En outre, l’analyse du répertoire chrétien, notamment grégorien, permet de mettre en évidence le rôle essentiel joué par l’accent de mot dans l’élaboration des mélodies. Pour reprendre les termes de Paolo Ferretti, « la mélodie grégorienne, si l’on considère sa ligne architectonique, est calquée sur les accents grammaticaux du texte liturgique. Ce qui veut dire que les sommets mélodiques coïncident en général avec les accents toniques des paroles »222 . Ainsi, une interaction se joue entre la structure de la mélodie déclamée ou chantée et la structure verbale. La théorie et la pratique du chant chrétien médiéval semblent donc bien conforter l’argument selon lequel les données prosodiques de la langue latine sont à l’origine du chant. Celui-ci, comme le discours oratoire, éclaire la dynamique verbale et le sens même du texte. En admettant que le rythme oratoire et le rythme du chant s’appuient sur l’accent de mot, doit-on pour autant en conclure qu’ils fonctionnent exactement selon les mêmes modalités ? Cette conclusion suppose, nous semble-t-il, un raccourci dont l’évidence et la validité posent problème. Le troisième argument qui tend à prouver que le chant observent les mêmes principes rythmiques que le discours repose sur un constat que nourrissent aussi bien la théorie musicale médiévale que l’analyse du répertoire chrétien : la segmentation oratoire en incises, membres et périodes est un procédé explicitement appliqué au chant. Ainsi, au I X e siècle, l’auteur anonyme de la Scholica Enchiriadis établit la distinction entre deux catégories de segments. Le Maître explique au Disciple l’importance de la note finale dans le repérage des incises, membres et périodes223. La terminologie employée au cours de la démonstration illustre combien la théorie médiévale de la musique a digéré le double héritage de la musique et de la rhétorique antiques : D. Sistema quid est ? M. In colis uel commatibus diastemata dicimus, sistemata in particulis perfectioribus seu toto periodo224.

L’usage des deux termes grecs « sistema » et « diastema » attirent en premier lieu notre attention. En effet, il n’est pas sans rappeler la terminologie employée par Aristoxène, en particulier dans les Elementa 222

P. Ferretti, Esthétique grégorienne, Solesmes, 1938, p. 14. Voir Scholica Enchiriadis, 82-85. 224 Sch. Enchir., 85 : « D : Qu’est-ce qu’un enchaînement ? M : Nous disons que les intervalles sont dans les membres et les incises, les enchaînements dans les segments plus achevés, c’est-à-dire dans une période complète ». Voir aussi Sch. Enchir., 82. 223

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Rhythmica. De fait, selon celui-ci, « la mélodie [divisera le temps] en fonction de ses parties : les sons (φθόγγοι), les intervalles de durée (διαστήματα) et les enchaînements (συστήματα) »225. Les diastemata sont ainsi définis comme des segments cohérents et cependant intégrés dans un segment qui constitue à proprement parler un tout, le sistema. Même si l’auteur anonyme n’a pas eu accès directement au texte d’Aristoxène, cette terminologie s’est perpétuée dans la théorie musicale226 mais également dans la rhétorique227. Néanmoins, l’emprunt à la rhétorique est surtout visible dans l’emploi des termes grecs cola, commata et du latin periodus. L’auteur n’hésite pas à mêler translittération et traduction, comme avant lui les grammairiens latins228. Cet emprunt terminologique montre combien est assumé le transfert de la segmentation oratoire dans la musique médiévale : ce transfert ne semble poser aucun problème méthodologique. Ainsi, à la suite de Cicéron qui désignait les segments de la chaîne parlée par le terme générique « particulae »229, l’auteur anonyme, par la voix du Maître, décrit les périodes comme des « particulae perfectiores », sans préciser d’ailleurs ce qu’il entend par « perfectior ». Il définit plus haut dans son traité les particulae comme étant « les membres de la mélodie (membra cantionis) »230. On peut noter à cet égard que le terme « membra » a un sens plus large que « cola », puisqu’il peut désigner les membres à proprement parler, mais aussi les périodes, comme le suggère l’extrait cité. Absent de cet extrait de la Scholica Enchiriadis, le terme « distinctio », généralement au pluriel, est également employé de façon récurrente pour désigner un segment après lequel il est possible et même conseillé de respirer. Dans un traité anonyme des X e-XI e siècles, le terme « distinctio » est ainsi un terme générique pour désigner membres et incises : Habet uero cola et commata, id est, membra et incisiones, quas distinctiones cantus appellamus231.

225 Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 9 : « Τὸ δὲ μέλος τοῖς ἑαυτοῦ φθόγγοις τε καὶ διαστήμασι καὶ συστήμασιν ». 226 Voir Aristide Quintilien, De Mus., I, 5, 32 ; 6, 74. 227 Voir Denys d’Halicarnasse, Comp., VI, 26, 9. 228 Voir Quintilien, Inst., IX, 4, 22 ; Diomède, Ars gram., de distinct., GL I, 439, 9 ; de art. metr., GL I, 465, 24 ; Bède, De Art. metr., 118, 45 ; 49. 229 Cicéron, Or., 206. Les grammariens emploient « partes » car « particulae » avec un sens technique différent. Voir Diomède, Ars gram., de distinct., GL I, 439, 9. 230 Sch. Enchir., 82. Voir également Sch. Enchir., 83. 231 De Musica, 337 : « Le chant a des cola et des commata, c’est-à-dire des membres et des incises que nous appelons segments du chant ».

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L’explication que le Maître expose au Disciple est du même ordre que dans la Scholica Enchiriadis. Il s’agit de pouvoir délimiter les différents segments du chant en fonction des notes finales. Toutefois, il opte pour une terminologie plus précise, en établissant notamment les correspondants grecs et latins. Le terme « distinctiones » désigne ainsi les incises et les membres et c’est la raison pour laquelle nous l’avons traduit par « segments ». Comme on le verra, ce terme renvoie dans la rhétorique latine au procédé qui consiste à distinguer les segments par des pauses. Chez les grammariens latins, il désigne les différentes catégories de pause et, dans un sens plus restreint, la pause forte, par opposition avec la « subdistinctio ». L’emploi de ce terme dans la théorie musicale médiévale est l’héritier de ces conceptions successives. Gui d’Arezzo, au XI e siècle, établit une analogie entre le système de segmentation métrique et le chant : Igitur quemadmodum in metris sunt litterae et syllabae, partes et pedes ac uersus, ita in harmonia sunt phtongi, id est soni, quorum unus, duo uel tres aptantur in syllabas ; ipsaeque solae uel duplicatae neumam, id est partem constituunt cantilenae ; et pars una uel plures distinctionem faciunt, id est congruum respirationis locum232 .

Ce raisonnement analogique présenté dans cet extrait par Gui d’Arezzo a été étudié par Karine Desmond233. Si Gui semble dans un premier temps aborder la musique en général, comme le suggère l’emploi des termes « harmonia » et « phtongi/soni », la mention des syllabes (« syllabae ») supprime toute ambiguïté : il est bien question dans cet extrait du chant. Gui s’attache donc à établir un système d’équivalences entre les segments du mètre et ceux du chant : litterae

soni

syllabae

syllabae

partes et pedes

neumae = pars cantilenae

uersus

distinctio

232 Gui d’Arezzo, Micr., XV, 162-163 : « Donc de même que dans les mètres, il y a des lettres et des syllabes, des portions et des pieds ainsi que des vers, de même dans l’harmonie il y a des phtongi, c’est-à-dire des sons ; un seul, deux ou trois sons se groupent dans des syllabes. Les syllabes elles-mêmes, isolées ou bien par deux, constituent le motif mélodique, c’est-à-dire une portion de la phrase mélodique ; une seule portion ou bien plusieurs créent une séquence, c’est-à-dire le lieu où il convient de respirer ». Voir également Gui d’Arezzo, Reg. Rhythm., PL 141, 409c. 233 K. Desmond, « Sicut in grammatica », p. 467-493.

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Dans une première lecture, on serait tenté de considérer que le groupe « partes et pedes » désigne deux catégories de segments différents ; mais il est clair que dans la suite de l’extrait, Gui pose comme équivalents le motif mélodique (« neuma ») et le pied (« pes ») – équivalence qui se confirme dans le reste du chapitre XV du Micrologus. Or, le neuma est défini comme une portion de la mélodie (« pars cantilena »). Le pes doit être également compris comme une portion « pars » du mètre. Enfin, la distinctio est définie comme le segment le plus étendu à l’intérieur de la mélodie et correspond donc au vers « uersus ». Mais contrairement à ce que l’analogie mètre/chant laisse entendre, Gui expose en réalité les principes de segmentation communs au chant « métrique » (« cantus metricus »), c’est-à-dire « mesuré », et au chant en prose (« cantus prosaicus »). En effet, quand il évoque le cantus prosaicus, il emploie la même terminologie et suggère par là que ce chant repose bien sur une segmentation : Sunt uero quasi prosaici cantus qui haec minus obseruant, in quibus non est curae, si aliae maiores, aliae minores partes et distinctiones per loca sine discretione inueniantur more prosarum234.

Le chant en prose contient, comme le chant métrique ou mesuré, des portions et des séquences (« partes et distinctiones »). La différence réside dans l’emploi de ces segments. Les règles dans le chant en prose sont moins contraignantes que dans le chant mesuré, de même que les règles rythmiques observées dans la prose classique sont moins contraignantes que celles de la poésie. Cette liberté s’exprime par deux moyens : la longueur variable des segments, principe observé dans la rhétorique classique235, en particulier dans le style austère236, et d’autre part l’absence de délimitation claire par une pause. L’emploi du terme « discretio » est utilisé par les grammairiens latins, notamment par Diomède237, pour désigner le procédé que Cicéron et Quintilien appellent « distinctio »238 . Il s’agit du principe qui vise à distinguer les segments les uns des autres par une pause. Il est toutefois très surprenant que l’absence de ce procédé soit caractéristique de la prose pour Gui, car bien placer les pauses, c’est-à-dire maîtriser l’art de la discretio, 234 Gui d’Arezzo, Micr., XV, 170-171 : « Mais il y a des chants pour ainsi dire en prose qui observent moins ces principes. Dans ceux-là, ce n’est pas un problème si certaines portions et séquences sont plus grandes, d’autres plus petites, et si ici ou là elles ne sont pas, comme en prose, délimitées par une pause ». 235 Voir Cicéron, Or., 221. 236 Voir Denys d’Halicarnasse, Comp., VI, 23, 2 ; Hermogène, Cat., 259-260. 237 Diomède, Ars gram., de distinct., GL I, 438, 14. 238 Cicéron, De Or., III, 186 ; Or., 53 et Quintilien, Inst., XI, 3, 37-39.

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fait l’objet d’un apprentissage spécifique dans l’enseignement ; il s’agit lors de la lecture de mettre en évidence le sens du texte et d’éviter ainsi les obscurités. À en croire Gui, ce procédé serait parfois négligé dans les chants en prose. Il est difficile néanmoins de saisir avec précision à quelle pratique il fait allusion. Chez Jean d’Afflighem, à la fin du XI e siècle, la théorie de la segmentation est clairement issue de l’enseignement grammatical. Selon lui, de même qu’il existe trois types de mouvements mélodiques, de même, selon la tradition de Donat qu’il cite, on compte trois distinctiones. Celles-ci correspondent aux segments traditionnels de la rhétorique : Sicut enim in prosa tres considerantur distinctiones, quae et pausationes appellari possunt, scilicet colon id est membrum, comma incisio, periodus clausura siue circuitus, ita et in cantu. In prosa quippe quando suspensiue legitur, colon uocatur ; quando per legitimum punctum sententia diuiditur, comma, quando ad finem sententia deducitur, periodus est239.

Le raisonnement analogique tend cette fois-ci à établir une équivalence entre la segmentation de la prose et celle du chant. Le système comparatif suggère en effet un parallèle parfait. Jean d’Afflighem porte un soin tout particulier à la terminologie qu’il emploie. Toutefois, celleci pose deux problèmes. Tout d’abord, le terme « distinctio » désigne à la fois un segment (incise, membre ou période) et le type de ponctuation qui vient le délimiter (« pausatio »). Jean d’Afflighem évoque à cet égard le système graphique déjà utilisé à l’époque de Diomède et Donat. Cette ambivalence sémantique provient, à notre sens, de l’évolution du terme « distinctio », désignant d’abord le procédé qui consiste à faire une pause, puis la ponctuation (dans un sens général ou restreint) et enfin, comme dans la Scholica Enchiriadis ou le Micrologus, le segment qui précède cette pause. Ensuite, le caractère systématique de l’énumération « colon, comma, periodus » et d’autre part la définition qu’en donne Jean d’Afflighem révèlent une confusion entre l’incise et le membre. De fait, le membre est défini comme le segment suivi d’une suspensio, c’est-à-dire de la pause la plus courte alors que l’incise serait suivie d’une ponctuation intermédiaire (« punctum ») et coïnciderait ainsi avec une unité cohérente de la phrase. Cette confusion est emblé239

Jean d’Afflighem, De Mus., 79 : « En effet, dans le chant comme dans la prose, trois segments sont définis, pouvant être aussi appelés ponctuations : le colon (membre), le comma (incise) et la période (clôture ou circuit). En prose, quand on lit un signe de suspension, on parle de colon ; quand la phrase est segmentée par un véritable point, on parle de comma ; quand la phrase parvient à sa fin, il s’agit de la période ».

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matique de la perspective adoptée par Jean d’Afflighem : la technicité du propos et en particulier l’usage du grec sont sans doute davantage destinés à établir une autorité, celle de l’art de l’éloquence. Sous cette autorité est placé le chant, gagnant par ce biais une légitimité certaine. L’analyse des mélodies proposée par Paolo Ferretti240 montre que la structure mélodique des mélodies grégoriennes souligne la progression du texte par des formules mélodiques spécifiques placées à la fin des phrases. Ces cadences matérialisent dans la mélodie la ponctuation du texte. On est tenté de rapprocher ce procédé de l’usage des clausules dans la rhétorique classique. Il est vrai que les clausules reposent sur des schémas métriques, caractérisés par certaines combinaisons de syllabes longues et de brèves, ce qui n’est pas du tout le cas des cadences du chant en prose. Ces cadences se définissent en effet par l’emploi d’une mélodie généralement issue d’un fonds traditionnel. Néanmoins, au-delà de cette différence de nature, les clausules et les cadences mélodiques semblent bien poursuivre un objectif commun, déterminé par le contexte d’oralité dans lequel s’inscrivent l’éloquence classique et le chant chrétien. Ainsi, comme le souligne Leo Treitler, « dans le système musical, les pauses deviennent des cadences qui délimitent les phrases mélodiques. Dans la langue et dans la musique, ces marqueurs phrastiques éclairent la transmission orale du texte. Exécuter une mélodie de façon continue, en associant des mots consécutifs toutefois indépendants sur le plan sémantique rendrait le sens du texte obscur »241. Les cadences visent donc à une bonne compréhension du message véhiculé par le chanteur : « l’exécution musicale doit refléter la structure grammaticale en éclairant la hiérarchie des unités du texte »242 . Ces cadences sont en outre un excellent outil mnémotechnique, à la fois pour l’exécutant et l’auditoire, et participent par ce biais à la pérennité du texte et de la mélodie243. Or, Cicéron et à sa suite Quintilien soulignent l’importance pour l’orateur de soigner particulièrement les débuts et les fins des segments de la chaîne parlée244 car ce soin permet non seulement à l’orateur de mémoriser plus facilement son discours, 240

P. Ferretti, Esthétique grégorienne, p. 63. L. Treitler, With Voice and Pen, p. 450 : « In the musical setting these pauses become cadences marking off melodic phrases. In both language and music these phrase markers serve the clear oral presentation of the text. To make a melody continuous over successive words that do not belong together semantically would obscure the sense of the text ». 242 D. Hiley, Western Plainchant, p. 379 : « The musical delivery should reflect the grammatical structure, by making the hierarchy of text-units clear » 243 Voir L. Treitler, « Homer and Gregory », p. 345. 244 Cicéron, Or., 199 ; Quintilien, Inst., IX, 4, 67. 241

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mais aussi à l’auditoire de suivre plus aisément la progression du discours. Autrement dit, mettre en évidence les charnières des segments est un procédé propre à la culture orale. Son efficacité a été démontrée depuis l’Antiquité ; elle est confirmée au Moyen Âge. Le chant chrétien médiéval observe donc les mêmes principes macrostructurels de segmentation en incises, membres et périodes que la prose oratoire. Néanmoins, comme Gui d’Arezzo le montre, ces principes ne déterminent pas la segmentation microstructurelle et ne conduisent pas à un rythme identique : le cantus metricus doit observer une régularité à tous les niveaux de segmentation, ce qui n’est pas le cas du cantus prosaicus, plus libre. Par conséquent, si la segmentation en incises, membres et périodes est essentielle dans étude du rythme du chant en prose, elle ne doit pas conduire, par un transfert abusif, à établir une analogie complète entre le rythme de la prose et celui du chant en prose, entre le rythme du discours et celui du chant. Ces limites étant posées, l’influence de l’art oratoire du numerus dans le chant chrétien médiéval ne fait toutefois guère de doutes. Conclusion du chapitre La segmentation rythmique repose sur un processus dialectique de découpage et d’assemblage, exprimé de façon imagée par la métaphore des nœuds, du tissage ou encore de l’architecture. De fait, chaque élément de la matière rythmable est un événement temporel distinct et pourtant relié aux autres éléments de cette matière. Les principes rythmiques de segmentation sont posés par la théorie rythmique d’Aristoxène : s’inspirant de la réflexion aristotélicienne sur le temps et la matière, Aristoxène instaure une unité-étalon, le temps premier et élabore un système hiérarchique d’unités temporelles, multiples de ce temps premier. Ce système est valable pour n’importe quel rythme musical (dansé, joué ou chanté). Il établit durablement la définition du rythme comme « logos », au double sens du terme : disposition d’une matière en fonction de rapports exprimés dans la durée, qui concourt, par ce biais, à la production du sens, du discours. Dans l’art de l’éloquence, l’application d’un rythme se matérialise par un regroupement, fruit d’une segmentation. Ce regroupement est appelé « σύνθεσις » par Denys d’Halicarnasse, terme employé avant lui par Aristoxène, ce qui illustre bien la continuité entre musique et rhétorique ; Cicéron choisit le terme de « collocatio », Quintilien emploie en revanche compositio et sera suivi par les grammairiens de l’époque tardive. L’agen-

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cement rythmique du discours emprunte et adapte les principes de la théorie musicale. Le numerus est dès lors conçu comme la délimitation et l’enchaînement harmonieux des segments du discours : syllabes, mots, incises, membres et périodes. Par conséquent, la segmentation oratoire est doublement assurée par la succession euphonique des sons et par la configuration rythmique ( forma), comparée à une véritable construction (structura). Cette configuration repose sur deux procédés : les effets de symétrie (concinnitas) et le tour périodique (comprehensio). La concinnitas est le procédé le plus ancien, traditionnellement attribué à Gorgias et caractérisé par l’emploi des figures de symétrie (rimes, antithèses, égalité des segments). La période telle que Cicéron la conçoit, est un énoncé complet du point de vue sémantique et rythmique, segmenté en incises et en membres, et clôturé par une clausule métrique. La concinnitas aboutit à un style haché, c’est-à-dire un style qui repose sur des segments courts. Toutefois, pour échapper à la sécheresse stylistique, Cicéron préconise l’emploi de courtes périodes. Le style périodique est produit par une succession de segments parfaitement délimités, dont la longueur donne néanmoins une impression de fluidité et de noblesse. On le voit, la segmentation rythmique du discours réflète en réalité les choix stylistiques opérés au préalable par l’orateur245. De fait, comme le chant, la parole déclamée jouit d’une grande liberté combinatoire. La segmentation rythmique est donc le fruit d’un travail de composition et de modelage, d’une faculté à extraire de la langue des effets expressifs particuliers, adaptés au sens du discours et des mots. La segmentation en incises, membres et périodes, qui est en définitive une transposition et une adaptation de principes musicaux en rhétorique, trouve un écho particulier dans la culture chrétienne. Augustin, et à sa suite les théoriciens médiévaux de la musique, l’évoquent par le terme de « numerositas ». Ce choix terminologique illustre bien l’importance accordée au nombre numerus, principe du rythme, plus généralement des rapports qui émanent de Dieu et qui gouvernent la création. En outre, la segmentation rythmique est à la fois un outil exégétique, comme le montrent les commentaires stylistiques auxquels Augustin se livre dans le De Doctrina Christiana246, et un outil de composition. Dans ce dernier cas de figure, elle se manifeste aussi bien dans l’art de la prédication que dans celui du chant. Pour reprendre les termes de Leo Treitler,

245 246

Voir J. Päll, Form, p. 48. Augustin, De Doctr. Christ., IV, 7, 13.

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on peut établir une analogie entre les composantes hiérarchisées de la langue (phonèmes, syllabes, mots, propositions, phrases ou vers, discours ou poème) et celles de la mélodie (sons, motifs mélodiques, séquences, chants). […] La stratégie analytique la plus importante de la langue latine est sa segmentation en fonction d’unités de sens hiérarchisées appelées incises, membres et périodes. La composition et l’analyse des mélodies suivent la segmentation de la langue, en établissant une hiérarchie phrastique mise en évidence par les symétries présentes dans les incises, les membres et les périodes, c’est-à-dire les formules de cadence et les systèmes mélodiques propres aux types de mélodies et aux modes247.

Leo Treitler synthétise ainsi les deux parallèles établis dans les traités musicaux entre la segmentation du chant et d’une part la segmentation du poème, d’autre part celle de la prose. La persistance de ce procédé de segmentation trouve, selon nous, une double explication. Tout d’abord, ses principes de fonctionnement, tout en imposant des contraintes que l’orateur ou le chanteur peuvent difficilement contourner, laissent un large éventail de choix possibles et peuvent être ainsi appliqués à des discours différents248. D’autre part, la segmentation rythmique est profondément ancrée dans une pratique liée à l’oralité, dénominateur commun, dans une certaine mesure, de l’éloquence cicéronienne et de l’art chrétien de la parole et du chant.

247 L. Treitler, With Voice and Pen, p. 442 : « An analogy is drawn between what we call the constituent hierarchy of language (phonemes, syllables, words, phrases, sentences or verses, discourses or poems) and that of melody (sounds, neumes, phrases, songs). […] The most important analytical strategy of the Latin language is its segmentation into a hierarchy of sense-units called commas, colons, and periods. The composition and analysis of melodies follows the segmentation of language, establishing a phrase hierarchy articulated by the counterparts of the commas, colons and periods, namely the cadential formulas and the pitch hierarchies of the melody-types and modes ». Voir aussi H. Hucke, « Toward a New Historical View of Gregorian Chant », JAMS, 33 (1980), p. 452. 248 Voir A. Baroni, « A Theory of Composition : Rules and Choices in a Musical Grammar », dans Analyse et création musicales, éd. J.-M. Bardez, Paris, 2001, p. 27.

CHAPITRE IV

LE RYTHME, UN OUTIL DE COMMUNICATION VERBALE ET NON VERBALE La filiation musicale de la théorie du numerus oratoire soulève bien des questions concernant la pragmatique du discours : sur quels points précisément la théorie et la pratique musicales influent-elles l’exécution du numerus oratoire ? Dans cette perspective, le processus de segmentation rythmique, commun à la musique et à la rhétorique, est moins un principe d’organisation qu’un outil de communication et de perception. En effet, la composition du discours, même si elle est établie par avance, laisse place à l’improvisation1, en fonction des réactions du public. Il est vrai que les discours écrits qui nous sont parvenus ne permettent pas de rétablir intégralement cette part d’imprévu et de spontanéité ; néanmoins, les témoignages de Cicéron et d’Augustin apportent des éclaircissements précieux sur la pratique oratoire, plus précisément sur le rôle que tient le numerus dans la stratégie persuasive. Procédé oral par essence2 , comment le rythme aide-t-il l’orateur à agir par son discours, à produire une parole performative ? Inversement, selon quels critères le public perçoit-il le rythme du discours ? Quel rapport établir entre cette perception et la persuasion ? Tout d’abord, la segmentation rythmique est un outil de communication car elle assure la mise en forme sonore du discours et l’élaboration du sens lui-même3. Le dialogue entre rythme et sens s’appuie sur un certain nombre de signaux rythmiques qui sont autant de repères et de contours. On peut mentionner les signaux linguistiques déjà évoqués précédemment (contrastes entre longues et brèves, entre syllabes toniques et atones), mais également d’autres signaux, paralinguistiques. Il s’agit notamment de tous les mouvements du corps que le chanteur ou l’orateur effectuent lors de la prestation. Contrairement aux signaux linguistiques, ces gestes ne sont pas nécessaires a priori à la composi1

Voir Quintilien, X, 7, 1-2 ; Augustin, De Doctr. Chr., IV, 134-135. Voir R. Westphal, Scriptores, p. 58-60 ; M. Ghyka, Essai sur le rythme, p. 83 ; G. Brelet, Le Temps musical, p. 259-260 ; R. Dumesnil, Le rythme musical, p. 9. 3 Voir J. Päll, Form, p. 50-51. 2

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tion du discours. Ils sont d’ailleurs absents des traces écrites et n’ont de réalité que lors de la prestation orale proprement dite. Ils participent pourtant de manière essentielle à la transmission du discours. La question est donc de savoir comment ces signaux linguistiques et paralinguistiques s’articulent et dans quelle mesure ils parviennent à rendre perceptible le numerus. 1. Les bases posées par la théorie musicale Le rythme musical peut être transmis par le biais de divers moyens d’expression évoqués par Aristoxène : le chant, la musique instrumentale et la danse. Le rythme peut donc être perçu à la fois par la vue et l’ouïe. Comment s’articulent dès lors la segmentation rythmique du discours musical et la gestuelle du danseur ou du musicien ? D’autre part, quel rapport établir entre la segmentation rythmique et la perception musicale ? Sur ce sujet, la théorie d’Aristoxène, malgré son état lacunaire, pose quelques jalons qui ne manquent pas d’intérêt. La question de la perception du rythme occupe une large part de la réflexion d’Aristide Quintilien. Cette réflexion est l’héritage et le mélange de diverses pensées philosophiques issues de Platon, d’Aristote et ensuite de Diogène de Babylone. Elle s’appuie par conséquent sur des théories développées dès le Ve siècle avant J.-C. et persiste, dans une certaine mesure, à l’époque tardive dans le De Musica d’Augustin. Il s’agira dès lors de mesurer ce que la théorie d’Augustin doit à ses prédécesseurs grecs et jusqu’à quel point le dialogue entre le Maître et le Disciple reflète les mutations profondes que le latin connaît à l’époque tardive. Contrairement aux pythagoriciens, Aristoxène s’attache à fonder sa théorie sur l’expérience et la pratique musicale4. D’après Annie Bélis, Aristoxène admet la priorité de la sensation et de l’appréciation intuitive de l’harmonie sur la théorie : « en effet, comme le μέλος en tant qu’univers organisé et parfait de sons agencés entre eux est un donné de la nature, comme l’oreille se plaît naturellement à l’entendre et comme nous avons un goût inné pour les intervalles consonants, mais une répugnance innée pour les dissonants, la sensation participe de cette perfection, où elle semble se reconnaître »5. On est tenté de formuler la même remarque pour le rythme. Essentiellement déterminée par la sensation et la perception de l’auditeur, la segmentation rythmique doit avant tout se conformer aux attentes de l’oreille qui préfère les rapports 4 5

Voir A. Bélis, Aristoxène, p. 101-102 ; 204. A. Bélis, Aristoxène, p. 210.

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arithmétiques simples, car aisément perceptibles. Pour Aristoxène, « il s’agit d’abord de saisir tout simplement la réalité du fait brut, avant de l’analyser et de passer à la démonstration théorique, en obéissant à l’ordre naturel des choses »6. Autrement dit, la théorie du rythme se nourrit systématiquement de la pratique du rythme, que la théorie grecque appelle rythmopée (ῥυθμοποιία)7. C’est la raison pour laquelle Aristoxène insiste tant sur la relativité des principes qu’il expose et qu’il définit8. Tout d’abord, le temps premier, l’unité qui sert de mesure à tout rythme, n’est pas une durée déterminée, fixée a priori, absolue, mais la « valeur opérationnelle minimale »9, c’est-à-dire une unité de temps déterminée par la rythmopée : Τὴν δὲ τοῦ πρώτου δύναμιν πειρᾶσθαι δεῖ καταμανθάνειν τόνδε τὸν τρόπον. Τῶν σφόδρα φαινομένων ἐστὶ τῇ αἰσθήσει τὸ μὴ λαμβάνειν εἰς ἄπειρον ἐπίτασιν τὰς τῶν κινήσεων ταχυτῆτας, ἀλλ’ ἵστασθαί που συναγομένους τοὺς χρόνους, ἐν οἷς τίθεται τὰ μέρη τῶν κινουμένων · λέγω δὲ τῶν οὕτω κινουμένων, ὡς ἥ τε φωνὴ κινεῖται λέγουσά τε καὶ μελῳδοῦσα καὶ τὸ σῶμα σημαῖνόν τε καὶ ὀρχούμενον καὶ τὰς λοιπὰς τῶν τοιούτων κινήσεων κινούμενον. Τούτων δὲ οὕτως ἔχειν φαινομένων, δῆλον ὅτι ἀναγκαῖόν ἐστιν εἶναί τινας ἐλαχίστους χρόνους, ἐν οἷς ὁ μελῳδῶν θήσει τῶν φθόγγων ἕκαστον10.

Il est bien question ici des trois rythmables déjà évoqués (la mélodie, la parole et la danse). Mais Aristoxène se place dans la perspective de la pratique musicale, comme le suggèrent l’insistance sur le mouvement de la voix et du corps, mais également la mention de la dynamique du temps premier. En s’inspirant de la doctrine aristotélicienne, Aristoxène assimile la pratique musicale à un acte qui met en mouvement la voix ou le corps et qui exploite la puissance active du rythme,

6

A. Bélis, Aristoxène, p. 210. Voir également p. 101. Voir Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 13 et Aristide Quintilien, De Mus., I, 5, 14 ; 13, 35 ; 19, 13-14. 8 Voir A. Bélis, Aristoxène, p. 208. 9 S. Arom, « Structuration du temps », p. 34. 10 Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 11 : « Tentons de cette façon de bien comprendre la dynamique du temps premier : parmi les phénomènes que nos sens saisissent parfaitement, citons le fait que l’accélération de mouvements n’est pas illimitée, mais s’arrête où le mènent les durées dans lesquelles viennent s’insérer les divisions des mouvements ; je parle des mouvements de la voix qui parle ou qui chante, ceux du corps qui exécute des signaux, des pas de danse, etc. Quand ces phénomènes apparaissent bien comme tels, il faut clairement qu’il y ait des valeurs de temps minimales dans lesquelles le chanteur insère chaque son ». 7

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en particulier celle du temps premier11. Cette puissance permet au temps premier de participer à l’élaboration d’un ensemble, le discours musical. De plus, le temps premier est une durée relative, parce que d’une part, il est déterminé par les capacités naturelles de l’oreille, c’est-à-dire par la sensation brute, et que d’autre part, il n’est pas fixé a priori. Par conséquent, « le temps premier est la durée minimale dans la mesure seulement où il correspond à la note, la syllabe, le geste les plus courts lors de l’exécution d’un chant ou d’un poème donné »12 . Il y a donc pour ainsi dire autant de temps premiers que de rythmopées. En outre, le pied, comme le temps premier, doit être aisément saisi par les sens. Dans la mesure où il est plus étendu sur la ligne du temps, il doit être délimité par deux signaux au minimum, quatre au maximum. Ces signaux (σημεῖα) sont en réalité les mouvements de la main qui accompagnent le discours musical, c’est-à-dire le levé et le frappé. Ils constituent la dynamique du pied, puisqu’ils en assurent la stabilité et en dessinent les contours. Ils ne doivent absolument pas être confondus avec les divisions temporelles (διαιρέσεις) propres à la rythmopée : ᾿Αλλ’ οὐ καθ’ αὑτὸν ὁ ποὺς εἰς τὸ πλέον τοῦ εἰρημένου πλήθους μερίζεται, ἀλλ’ ὑπὸ τῆς ῥυθμοποιίας διαιρεῖται τὰς τοιαύτας διαιρέσεις. Νοητέον δὲ χωρὶς τά τε τὴν τοῦ ποδὸς δύναμιν φυλάσσοντα σημεῖα καὶ τὰς ὑπὸ τῆς ῥυθμοποιίας γινομένας διαιρέσεις · καὶ προσθετέον δὲ τοῖς εἰρημένοις, ὅτι τὰ μὲν ἑκάστου ποδὸς σημεῖα διαμένει ἴσα ὄντα καὶ τῷ ἀριθμῷ καὶ τῷ μεγέθει, αἱ δ’ ὑπὸ τῆς ῥυθμοποιίας γινόμεναι διαιρέσεις πολλὴν λαμβάνουσι ποικιλίαν. Ἔσται δὲ τοῦτο καὶ ἐν τοῖς ἔπειτα φανερόν13.

Les signaux, c’est-à-dire le levé et le frappé du pied sont constants par leur nombre (deux ou quatre) et par leur durée, c’est-à-dire par les rapports qu’entretiennent leurs durées respectives et qui sont définis par les règles rythmiques. Il s’agit des rapports simple, double et sesquialtère. Le levé et le frappé constituent à ce titre l’architecture d’ensemble 11 Sur le rapport entre puissance active (δύναμις) et mouvement (κινήσις), voir A. Bélis, Aristoxène, p. 63 ; 104 ; 144. 12 L. Pearson, Aristoxenus, p. X X X V II . « The πρῶτος χρόνος is minimal only in so far as it is the shortest note or syllable or gesture that will occur in the particular song or poem that is being performed ». Voir aussi p. 55. Théorie reprise par Aristide Quintilien, De Mus., I, 14, 9-14. 13 Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 19 : « Cela dit, le pied en tant que tel ne dépasse pas la mesure citée ci-dessus [c’est-à-dire quatre portions] ; en fait, c’est la rythmopée qui ajoute ces divisions. Il faut donc bien distinguer les signaux qui maintiennent la dynamique du pied et les divisions qui sont le fruit de la rythmopée. Ajoutons en outre que les signaux de chaque pied restent constants du point de vue du nombre et de la durée, tandis que les divisions qui sont le fait de la rythmopée sont très diverses ». Voir aussi Psell. 8.

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du pied, sa dynamique. Ils forment un cadre, une mesure dans laquelle viennent s’insérer les divisions propres à la rythmopée. Celles-ci déterminent la répartition interne des temps dans le levé et le frappé du pied, c’est-à-dire le découpage en durées simples ou bien en durées composées. En d’autres termes, lorsque le levé ou le frappé ne contient aucune division, il est formé d’une durée simple. En revanche, lorsque la rythmopée ajoute une ou plusieurs divisions, il est formé d’une durée composée, c’est-à-dire une durée qui comporte plusieurs notes ou plusieurs syllabes14. Ainsi, la distinction entre signaux et divisions n’a de sens que dans une perspective pratique où le musicien superpose à la dynamique de base une mélodie dans laquelle les durées peuvent beaucoup varier. Dans ce contexte, la matérialisation de la dynamique levé/ frappé par la battue est absolument essentielle et mérite de ce fait notre attention. La battue est une question extrêmement compliquée15 du fait qu’elle suppose la connaissance d’une pratique concrète et réelle de la musique antique, qui reste pour le moins hypothétique. Vraisemblablement, le frappé du pied correspond au moment où le pied du musicien, muni d’une double semelle, s’abaisse, c’est-à-dire au moment où le musicien ou le danseur exécute la battue16. Ce geste est essentiel dans l’exécution du rythme car il signale à l’auditeur la pulsation du discours musical17. Chaque segment compris entre deux frappés est souvent d’une durée égale et constitue le repère de la rythmopée, ce qui n’exclut pas la possibilité pour le musicien d’opérer des variations ou même d’alterner différents types de mesures18. La battue est enfin indispensable lorsque le chant est accompagné d’une danse19, car ainsi, les musiciens et les danseurs peuvent synchroniser leurs mouvements ; elle facilite en outre la perception du rythme en permettant à l’auditeur de repérer et de délimiter les différents segments successifs. Aucun élément n’a pu être relevé concernant la battue dans les Elementa Rhythmica d’Aristoxène et le De Musica d’Aristide Quintilien. En revanche, à l’époque tardive, 14

Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 14-15. Voir G. B. Pighi, Studi di Ritmica e Metrica, p. 73 ; T. J. Mathiesen, « Rhythm and Meter », p. 166 ; M. L. West, Ancient Greek Music, p. 133-153 ; J. Luque Moreno, De Pedibus, p. 134. 16 Voir Aristide Quintilien, De Mus., II, 15, 1-2 ; F. A. Gevaert, Histoire II, p. 16-18 ; Th. Reinach, La Musique grecque, p. 78 ; T. J. Mathiesen, « Rhythm and Meter », p. 166. 17 Voir Th. Reinach, La Musique grecque, p. 77. 18 Voir Th. Reinach, La Musique grecque, p. 108-109. 19 Voir F. A. Gevaert, Histoire II, p. 4. 15

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le De Musica d’Augustin est particulièrement éclairant sur la question, car le Maître décrit bien souvent les gestes qu’il effectue en chantant les mètres qu’il donne comme exemples. Tout d’abord, dans la tradition musicale, il définit la dynamique des pieds en fonction des rapports proportionnels bien connus entre le levé et le frappé (égal, double, sesquialtère). Néanmoins, lors de la rythmopée, il privilégie systématiquement le rapport égal, afin que la durée du levé et celle du frappé soient les mêmes et que la battue observe ainsi une régularité parfaite. Cela est particulièrement flagrant pour le molosse et les deux ioniques : Molossus de trisyllabis restat, a quo primo incipiunt sex temporum pedes, qui omnes eidem coniungi possunt, partim propter simpli duplique rationem ; partim propter illam quam nobis plausus ostendit, partitionem longae syllabae, quae singula tempora parti utrique concedit, quia in senario numero par lateribus medium est. Ob quam causam et molossus, et ambo ionici non solum in simplum et duplum, sed etiam in aequas partes per terna tempora feriuntur20.

Pour le molosse (– – –) et les deux ioniques (– – ∪ ∪ et ∪ ∪ – –), le Maître envisage le rapport double généralement admis (2/4 ou 4/2), mais aussi le rapport d’égalité (3/3) qui suppose alors de couper en deux la syllabe longue médiane par la battue. Visiblement, le Maître accompagne son exposé de gestes censés illustrer son propos. Cette seconde solution peut surprendre car elle n’est pas traditionnelle. Pourquoi le Maître la préfère-t-il à la première ? Quels sont les enjeux de ce choix ? Comme le montrent les exemples pris par la suite, le rapport égal est privilégié pour maintenir une battue régulière. La pulsation est fixée à trois temps, présents dans le levé et le frappé (3/3) : RAPPORT DOUBLE

RAPPORT ÉGAL

20 Augustin, De Mus., II, 4, 10 : « Il reste parmi les trisyllabiques le molosse, le premier des pieds à six temps. Ils peuvent tous s’enchaîner, pour certains en raison de leur rapport du simple au double, pour d’autres du fait que la syllabe longue est coupée en deux, comme le montre notre battue. Chaque temps est réparti de part et d’autre, parce que dans le nombre 6, chaque côté est égal. Pour cette raison, le molosse et les deux ioniques sont battus non seulement selon le raport du simple au double, mais aussi en parts égales de trois temps chacune ».

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Cet exemple est emblématique d’un fait absolument essentiel : la segmentation rythmique adoptée par le Maître est totalement dissociée de la théorie issue de la métrique. Ce qui compte avant tout, c’est la répartition régulière des temps par la battue, quelle que soit la répartition des syllabes. On peut néanmoins noter dans ces exemples que le frappé tombe toujours sur la syllabe tonique. Dans cette perspective, le Maître pousse jusqu’au bout la logique musicale : le pied est conçu comme une mesure découpée en deux phases dynamiques isochrones. La réalisation de la longue centrale s’apparente dès lors à une hémiole (retard du temps fort). Le rythme prend ainsi nettement le dessus sur les données du texte. Peut-être la combinaison de levés et de frappés de durées différentes était-elle également devenue trop complexe à réaliser ou bien à percevoir à l’époque d’Augustin ? Aucune réponse ne peut être donnée avec certitude. Mais on est tenté d’affirmer que l’application systématique du rapport égal vise à simplifier la segmentation rythmique du discours musical et à en faciliter ainsi à la fois l’exécution et la perception. Il faut donc admettre que les mètres chantés sont soumis, dès l’Antiquité tardive, à une pulsation constante, quelle que soit finalement la configuration du mètre. Ce principe est celui qui est observé notamment dans le chant psalmique, comme en témoigne le traité anonyme de la Commemoratio Breuis (I X e siècle) : Ab initio infantes eadem aequalitatis siue numerositatis disciplina informare et inter cantandum aliqua pedum manuumue uel qualibet alia percussione numerum instruere21.

Toutefois, l’isochronie de la battue ne saurait être appliquée à tout le répertoire musical chrétien, car comme le souligne Gui d’Arezzo, outre le chant métrique (cantus metricus), il existe bien un chant en prose (cantus prosaicus) dans lequel les segments ne sont pas d’une longueur 21 Commemoratio Breuis, 177 : « Les maîtres doivent, dès le début, enseigner aux enfants cette même discipline de l’isochronie – ou eurythmie – et pendant qu’ils chantent, leur inculquer les principes du rythme par une battue du pied, de la main ou une autre ». Voir également Sch. Enchir., 86-87.

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uniforme22 . La démonstration d’Augustin reflète néanmoins pleinement la pratique et l’appréciation auditive des pieds dans le contexte musical tardif et médiéval : le pied n’est pas déterminé a priori en fonction de règles de combinaisons, mais en fonction de la mesure que le chanteur souhaite appliquer au chant. Les silences jouent également un rôle essentiel dans la rythmopée. En effet, ils permettent au musicien de ne pas interrompre la battue et de garder ainsi une pulsation constante. Lionel Pearson ajoute, à juste titre, que le silence est également l’occasion pour le musicien ou le chanteur de reprendre sa respiration sans briser le rythme. « Chaque strophe devait offrir au chanteur une ou plusieurs occasions de respirer sans perturber le rythme ; il observait alors un silence, équivalent à une longue ou une brève – ou alors plus long encore – durant lequel les musiciens pouvaient continuer de jouer et les danseurs de danser »23. Loin d’interrompre le rythme, les silences pouvaient même avoir pour fonction de démarquer un développement rythmique du suivant. « Les silences étaient nécessaires, bien sûr, pour respirer, mais ils pouvaient également permettre d’articuler les motifs rythmiques et métriques, tout comme aujourd’hui dans la musique moderne »24. Les silences ont donc trois fonctions principales dans l’exécution rythmique : en complétant les pieds défaillants, ils permettent à l’exécutant de conserver la régularité de la battue ; ils sont également l’occasion pour lui de reprendre son souffle sans pour autant interrompre le développement du rythme, ce qui est particulièrement utile lorsque le rythme est dansé ; ils permettent enfin de bien délimiter les contours des segments rythmiques importants, ce qui facilite la perception du rythme par l’auditeur. Ces différents constats montrent à quel point la théorie du rythme ne doit pas être séparée de sa pratique ; les auteurs anciens eux-mêmes n’envisageaient pas le rythme comme une abstraction pure, même s’ils le définissent en fonction de rapports arithmétiques abstraits, mais bien comme la mise en forme d’un temps donné. Le rythme ne peut exister à part entière qu’à partir du moment où il est exécuté et où il 22

Voir Gui d’Arezzo, Micr., XV, 170-171. L. Pearson, Aristoxenus, p. 55 : « In every strophe there must be one or more places where the singer is given time to take a breath without disturbing the rhythm, where he has a rest (the equivalent of a longum or a breve, sometimes even longer), during which the instruments will not necessarily be silent or the dancers at a standstill ». 24 T. J. Mathiesen, « Rhythm and Meter », p. 169 « Rests were needed, of course, for purposes of breathing, but they also helped articulate rhythmic and metric patterns, just as they still do in modern music ». 23

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met véritablement en forme la matière rythmable (chant, mélodie ou danse). Corollairement, il n’a de sens qu’à condition d’être perçu par un auditeur. 2. Segmentation rythmique et perception du rythme Le principal problème qui se pose est le processus qui mène l’auditeur d’une sensation brute à une perception consciente du rythme. De fait, Aristoxène, Aristide Quintilien et Augustin appréhendent l’audition comme un phénomène qui ne fait pas intervenir la raison, comme si les oreilles étaient un simple réceptacle dans lequel viendrait se couler le son. Cette sensation se distingue de la perception à proprement parler, car elle n’organise pas les sons, elle ne leur confère aucun sens. La perception, au contraire, permet à l’auditeur de saisir le discours musical (mélodique et rythmique) et de le comprendre. Dans les Elementa Harmonica, Aristoxène explique que pour percevoir la musique, c’est-àdire en comprendre le sens, il faut ajouter à la sensation pure un acte rationnel. Ὅτι δ’ ἐ〈στὶ〉 τὸ ξυνιέναι τῶν μελῳδουμένων τῇ τε ἀκοῇ καὶ τῇ διανοίᾳ κατὰ πᾶσαν διαφορὰν τοῖς γιγνομένοις παρακολουθεῖν 〈δῆλον〉 ἐν γενέσει γὰρ δὴ τὸ μέλος, καθάπερ καὶ τὰ λοιπὰ μέρη τῆς μουσικῆς. ἐκ δύο γὰρ δὴ τούτων ἡ τῆς μουσικῆς ξύνεσίς ἐστιν, αἰσθήσεώς τε καὶ μνήμης · αἰσθάνεσθαι μὲν γὰρ δεῖ τὸ γιγνόμενον, μνημονεύειν δὲ τὸ γεγονός. κατ’ ἄλλον δὲ τρόπον οὐκ ἔστι τοῖς ἐν τῇ μουσικῇ παρακολουθεῖν25.

Aristoxène définit la perception comme un double processus simultané26 en rapport avec l’écoulement du temps, car la musique se déroule nécessairement dans le temps. L’alliance de l’ouïe et de la pensée rejoint de façon symétrique celle de la sensation et de la mémoire. La sensation permet de saisir le présent, c’est-à-dire les sons qui se succèdent un à un sur l’axe du temps27. L’auditeur conserve dans sa mémoire ces informa-

25 Aristoxène, Elem. Harm., 48, 15 : « Il est évident que percevoir les sons d’une mélodie grâce à l’ouïe et à la pensée, c’est comprendre les événements du devenir en les distinguant complètement les uns des autres. Car la mélodie est dans le devenir, comme les autres parties de la musique. De ce fait, la perception de la musique dépend de deux facultés : la sensation et la mémoire. Il faut en effet sentir le présent et se souvenir du passé. Il n’y a pas d’autre moyen pour comprendre la musique ». 26 Voir A. Bélis, Aristoxène, p. 210. 27 La sensation se déroule de manière continue et simultanée à la mélodie, jusqu’au silence. Voir Aristoxène, Elem. Harm., 13, 12-15.

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tions et par la réflexion, il les différencie et établit des liens logiques entre elles. La perception aboutit donc à l’élaboration d’une « architecture sonore »28, à la synthèse de ce qui n’était à l’origine qu’une succession temporelle d’événements entre lesquels aucun lien n’avait été établi. Cette synthèse est la condition sine qua non pour pouvoir comprendre le discours musical. Malheureusement, les Elementa Rhythmica ne font pas état de cette théorie ; néanmoins, en vertu de la définition du rythme donnée au début du livre II, qui mentionne la sensation comme une donnée essentielle29, on peut supposer que la perception de l’harmonie et la perception du rythme sont déterminées par le même processus qui allie sensation et intellect. Le rythme, comme la mélodie, s’inscrit dans un devenir30. L’oreille absorbe les valeurs longues et brèves au fur et à mesure de leur émission. En les mémorisant, l’auditeur saisit les contrastes (de durée et d’intensité) inhérents à la segmentation rythmique et intègre par ce biais la configuration rythmique dans sa globalité. « En effet, atteindre l’essence de la musique, c’est saisir l’ordonnance des sons entre eux et comprendre la fonction de chacun d’eux au sein d’une structure musicale »31. Or, ce double processus d’analyse et de synthèse relève bien de la segmentation. Autrement dit, Aristoxène considère que la perception musicale est une remise en forme du discours musical qui parvient aux oreilles de l’auditeur comme un son continu et chaotique. L’auditeur prend possession de cette matière sonore, en distingue les diverses composantes et en comprend finalement la structure d’ensemble. La segmentation est donc à l’œuvre non seulement lors de la composition et de l’exécution du discours musical, mais également lors de sa perception. Il s’agit là d’un point absolument capital qui aura des répercussions dans la théorie postérieure de la musique mais également de la rhétorique. En outre, les Elementa Harmonica distinguent les auditeurs capables de faire appel à la raison et ceux qui se contentent de la sensation brute. Cette réflexion a été fort bien étudiée dans l’ouvrage d’Annie Bélis32 . Bien qu’il critique ouvertement la méthode platonicienne, Aristoxène33 fait preuve, comme Platon, d’un certain mépris pour l’auditeur ignorant qui se croit compétent en matière de perception et de jugement musicaux34. À cet égard, il distingue 28 29 30 31 32 33 34

A. Bélis, Aristoxène, p. 204. Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 3. Voir G. Brelet, Le Temps musical, p. 266. A. Bélis, Aristoxène, p. 209. Voir A. Bélis, Aristoxène, p. 98-107. Voir Aristoxène, Elem. Harm., 51, 16 ; A. Bélis, Aristoxène, p. 99-101. Voir Platon, Lois, 670b 8-c 1.

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le plaisir procuré par une écoute rationnelle de celui procuré par une écoute irrationnelle et, de ce fait, musicalement moins fondée35. Comme la perception musicale repose sur l’alliance de la sensation et de l’intellect, elle suppose une bonne connaissance théorique susceptible de donner à la réflexion tous les outils nécessaires au jugement esthétique. On ne peut percevoir la segmentation rythmique qu’à condition d’en connaître les principes fondateurs. « Par conséquent, le travail de l’intellect vient parfaire le travail plus obscur, mais premier, de la sensation et de la mémoire »36 et la perception la plus aboutie est bien celle qui fait appel non seulement aux capacités naturelles de l’oreille, mais aussi à une réelle connaissance des principes musicaux. Si Aristide Quintilien s’efforce, comme Aristoxène, d’observer le juste milieu entre l’abstraction et l’empirisme, il accorde à la perception une place et un rôle différents. Contrairement à Aristoxène, il postule que la perception est un processus strictement irrationnel. L’absence de toute réflexion dans l’acte de percevoir la musique n’est donc pas sentie comme un défaut, mais comme une donnée nécessaire et naturelle. Ainsi, Aristide Quintilien valorise l’émotion ressentie lors de l’écoute et la considère comme un préalable à la conduite morale. Dès lors, dans quelle mesure la segmentation rythmique participe-t-elle à l’impact émotionnel de la musique ? Quel rôle joue-t-elle dans l’apprentissage de la morale ? Suivant la théorie platonicienne37, Aristide Quintilien considère tout d’abord que le musicien, en dotant sa musique d’un certain nombre de caractéristiques, parvient à imiter la réalité et à agir de cette façon sur l’âme de l’auditeur. Dans le passage qui suit, il explique comment cette mimesis musicale fonctionne, autrement dit quelles portions de la réalité elle tend à représenter, par quels moyens elle est mise en œuvre et enfin quels sont les objectifs visés. Μουσικὴ δὲ ἐνεργέστατα πείθει · τοιούτοις γὰρ ποιεῖται τὴν μίμησιν οἷς καὶ τὰς πράξεις αὐτὰς ἐπ’ ἀληθείας τελεῖσθαι συμβαίνει. ἐν γοῦν τοῖς γινομένοις βουλῆς μὲν καθηγουμένης, ἑπομένου δὲ λόγου, μετὰ δὲ ταῦτα τῆς πράξεως ἀποτελουμένης, ψυχῆς μὲν ἐννοίαις ἤθη μιμεῖται καὶ πάθη, λόγους δὲ ἁρμονίαις καὶ φωνῆς πλάσει, πρᾶξιν δὲ ῥυθμοῖς καὶ κινήσει σώματος38. 35

Voir Platon, Timée, 80b 5-6. A. Bélis, Aristoxène, p. 209. 37 Voir Platon, Rép., 399a et Lois 668a-670a ; A.-G. Wersinger, Platon et la Dysharmonie, p. 63. 38 Aristide Quintilien, De Mus., II, 4, 34-41 : « La musique persuade de manière très active. En effet, elle accomplit l’imitation en empruntant les voies précisément que les actions empruntent pour s’accomplir dans la réalité. Dans les événements, c’est la 36

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La prestation musicale imite ou plutôt représente le processus mental qui part de la volonté, qui passe par la verbalisation de cette volonté, le discours, et qui aboutit finalement à l’action. Les moyens mis en œuvre sont adaptés à chacune de ces trois étapes : la volonté est représentée par les idées du texte39, le discours par l’harmonie et les modulations de la voix40, l’action par le rythme et les mouvements du corps41. Ces trois moyens, qui constituent les propriétés mêmes du discours musical, donnent à celui-ci, conformément à la théorie développée, semble-t-il, par Damon42 , une certaine configuration et lui attribuent un caractère (ethos)43 décrit systématiquement chez Aristide Quintilien en fonction de deux pôles antinomiques : le masculin (tendu) et le féminin (relâché)44. Or, c’est ce caractère qui confère au discours musical sa force émotionnelle (pathos). En effet, chaque caractère est propre à représenter une réaction émotionnelle définie par Aristide Quintilien en fonction des deux pôles masculin (dignité, ardeur, témérité, courage…) et féminin (désir, chagrin, peine…)45. Par empathie, l’âme de l’auditeur reconnaît une part d’elle-même dans ces émotions représentées par le discours musical ; elle est alors conduite à une réaction émotionnelle analogue46. Ce fonctionnement complexe de la mimesis musicale est au volonté qui intervient d’abord ; vient ensuite le discours et ce n’est qu’en troisième lieu que l’action s’accomplit. Or, la musique imite les caractères et les émotions de l’âme par les idées qu’elle exprime, les discours par les modes et la modulation de la voix, l’action par les rythmes et la gestuelle du corps ». Voir aussi Aristide Quintilien, De Mus., II, 4, 118-19. 39 Il s’agit autant des idées que des mots exprimant ces idées. Cette mise en avant du texte dans la mimesis musicale est platonicienne (Platon, Lois, 668a-c). Voir P. Kivy, New Essays on Musical Understanding, Oxford, 2001, p. 101 ; S. Halliwell, Aesthetics of Mimesis. Ancient Texts and Modern Problems, Princeton, Oxford, 2002, p. 243 ; P. Boghossian, « Explaining Musical Experience », in Philosophers on Music, Experience, Meaning and Work, éd. K. Stock, Oxford, 2007, p. 119. 40 Aristide Quintilien, De Mus., II, 12-14. Voir F. Duysinx, Arstide Quintilien, De Musica, Genève, 1990, p. 156. 41 Voir Platon, Rép., 398d. 42 Voir M. L. West, Ancient Greek Music, p. 248-249. Cette théorie est relayée par Platon (Platon, Rép., 399a-400a, Lois 654e-655d, 668a-670c) et Aristote (Aristote, Polit., 1340a 6-19). 43 Voir M. L. West, Ancient Greek Music, p. 157-159 ; 246-253. 44 Voir Aristide Quintilien, De Mus., II, 8, 29-39 ; M. L. West, Ancient Greek Music, p. 252 ; A.-G. Wersinger, Platon et la Dysharmonie, p. 179-185. 45 Voir Aristide Quintilien, De Mus., II, 8, 29-39. 46 Voir M. L. West, Ancient Greek Music, p. 249 ; S. Halliwell, Aesthetics, p. 53 ; A.-M. Zagdoun, « Éthique et théories de la musique chez les Stoïciens », dans Mousikè et Aretè : la musique de l’ éthique de l’Antiquité à l’Âge moderne, éd. F. Malhomme et A.-G. Wersinger, Paris, 2007, p. 96. Sur l’influence de la théorie de Plotin et de Porphyre concernant ce point particulier, voir T. J. Mathiesen, Apollo’s Lyre, p. 553.

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fondement même de l’éducation par la musique. La perception musicale, et notamment l’émotion qu’elle procure, peuvent en effet être exploitées par un musicien éducateur. Imitant par sa musique les émotions et les actions susceptibles de servir comme modèles, celui-ci exerce une influence positive sur l’enfant (ou l’adulte) auditeur. Cette influence s’effectue sur les émotions que procure l’écoute. Elle doit les canaliser afin de mener l’auditeur vers des actions vertueuses. Tout d’abord, comme elle agit sur les émotions qui siègent dans la partie irrationnelle de l’âme, la musique s’adapte naturellement à l’état irrationnel de l’enfant47 ou de l’adulte complètement submergé par ses émotions48. En d’autres termes, selon Aristide Quintilien, la musique est un outil particulièrement efficace pour l’éducation morale, car elle fait appel à des aptitudes innées, présentes dans l’âme humaine dès la petite enfance49. Elle ne demande aucun savoir préalable. La coïncidence entre les désirs de l’âme et le plaisir procuré par la musique provoque chez l’auditeur un enthousiasme50 propice à l’apprentissage, car il libère son âme de l’emprise des émotions violentes et y instaure l’harmonie. Ainsi le plaisir suscité lors de la perception musicale est-il absolument essentiel ; grâce à lui, « l’harmonie de la musique entraîne l’harmonie de l’âme »51. Aristide Quintilien insiste par conséquent sur l’importance du choix de la mélodie et des rythmes par le musicien éducateur52 . La segmentation rythmique participe bien à l’élaboration du caractère du rythme et à la représentation des émotions par le discours musical. Selon que les segments sont longs ou brefs, remplis par des valeurs longues ou brèves, selon qu’ils se déroulent lentement ou rapidement, le rythme est en effet doté d’un caractère plus ou moins adapté à l’éducation morale. Pour Aristide Quintilien, lorsque l’auditeur perçoit le rythme, il en saisit de façon irrationnelle la beauté mathématique53 : le plaisir procuré par l’écoute d’un rythme est suscité par la faculté de l’oreille à saisir l’agencement des temps selon certaines proportions. Cette beauté mathématique est à la fois esthétique et morale, à la fois source de plaisir et manifestation du bien. Aristide Quintilien s’inspire

47

Aristide Quintilien, De Mus., II, 3, 11-15 ; II, 4, 4-5 et II, 4, 70-72. Aristide Quintilien, De Mus., II, 5, 14-22 ; II, 6, 115-118. 49 Voir A.-M. Zagdoun, « Éthique et théories », p. 95. 50 Voir A.-M. Zagdoun, « Éthique et théories », p. 95. 51 A.-M. Zagdoun, « Éthique et théories », p. 93. 52 Voir Aristide Quintilien, De Mus., II, 6, 10 ; II, 6, 120. 53 Voir A.-M. Zagdoun, La philosophie stoïcienne de l’art, Paris, 2000, p. 81-90 ; « Éthique et théories », p. 89. 48

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sur ce point de Platon. Socrate explique en effet dans la République que l’eurythmie découle d’un caractère où s’allient le bien et le beau54. Se conformer aux règles rythmiques, notamment à la théorie des rapports (simple, double, sesquialtère) a donc pour objectif, dans cette optique, de produire un ordre à la fois artistique et moral. Le musicien éducateur doit donc privilégier les rythmes qui sont les plus susceptibles de produire cet ordre, c’est-à-dire les rythmes les plus stables et les plus apaisés. Ce caractère apaisé est déterminé par la manière dont s’effectue la segmentation rythmique. Tout d’abord, il convient de choisir un tempo qui ne soit ni trop rapide ni trop lent. Le premier excite les esprits tandis que le second les amollit55. Il faut ensuite que les rythmes soient de préférence simples. En effet, les rythmes composés, élaborés à partir de plusieurs pieds aux genres divers, observent une battue trop variée pour pouvoir être stables et sont plutôt préconisés pour susciter des émotions violentes56. Le rythme apaisé commence en outre sur le frappé ; la dynamique suit ainsi un mouvement descendant qui s’achève sur le levé (phase de repos)57. Par ailleurs, les valeurs longues sont par nature plus apaisées que les valeurs brèves, davantage utilisées dans les rythmes de danse et de fête58, notamment dans les dithyrambes dédiés à Dionysos59. Διὰ τοῦτο τοὺς μὲν βραχεῖς ἐν ταῖς πυρρίχαις χρησίμους ὁρῶμεν, τοὺς δ’ ἀναμὶξ 〈ἐν〉 ταῖς μέσαις ὀρχήσεσι, τοὺς δὲ μηκίστους ἐν τοῖς ἱεροῖς ὕμνοις, οἷς ἐχρῶντο παρεκτεταμένοις τήν τε περὶ ταῦτα διατριβὴν † μίαν† καὶ φιλοχωρίαν ἐνδεικνύμενοι τήν τε αὑτῶν διάνοιαν ἰσότητι καὶ μήκει τῶν χρόνων ἐς κοσμιότητα καθιστάντες ὡς ταύτην οὖσαν ὑγίειαν ψυχῆς. τοιγάρτοι κἀν ταῖς τῶν σφυγμῶν κινήσεσιν οἱ διὰ τοιούτων χρόνων τὰς συστολὰς ταῖς διαστολαῖς ἀνταποδιδόντες ὑγιεινότατοι60.

54

Voir Platon, Rép., 400d 11-e 3. Aristide Quintilien, De Mus., II, 15, 62-69. 56 A. Quintilien, Inst., II, 15, 34. 57 Voir A. Quintilien, Inst., II, 15, 1-2 ; Th. Reinach, La Musique grecque, p. 80. 58 Voir M. L. West, Ancient Greek Music, p. 158. 59 Voir T. J. Mathiesen, Apollo’s Lyre, p. 71. 60 Aristide Quintilien, De Mus., II, 15, 16-22 : « Pour cette raison, nous considérons les rythmes à valeurs brèves très utiles dans les danses pyrrhiques, les rythmes où se mêlent longues et brèves très utiles dans les danses modérées et les rythmes à valeurs longues très utiles dans les hymnes sacrés, dont l’usage remonte loin, où l’on manifeste [lacune] l’amour de sa patrie et où, grâce à la régularité et à la longueur des durées, on établit son esprit dans l’harmonie, santé de l’âme. De fait les battements du cœur qui alternent les systoles et les diastoles en fonction de ce genre de temps [longs et réguliers] sont aussi les plus sains ». 55

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Aristide Quintilien utilise dans ce passage la métaphore médicale qu’il affectionne particulièrement61. L’action du rythme, et plus généralement de la musique, doit guérir l’auditeur dans le sens où elle purifie l’âme de ses émotions violentes en y apportant l’harmonie62 . De même que les battements du cœur63 qui alternent régulièrement les phases de contraction et de relâchement sont signes de bonne santé, de même un rythme régulier, usant de valeurs longues, sans précipitation apporte la santé, c’est-à-dire le bon ordre. Ce rythme est notamment employé dans les « hymnes sacrés » appelés ailleurs « nomes »64. Ces chants traditionnels ont une forme immuable et doivent être chantés dans des circonstances précises. Depuis Platon, ce répertoire rituel, qui ne subit aucune altération, est préconisé pour l’éducation des enfants. Ainsi le musicien éducateur « devient-il essentiellement un spécialiste des effets psychiques et éthiques que sont susceptibles de produire les différentes gammes, rythmes et mélodies »65. À l’époque tardive, Augustin s’inspire des théories exposées par Aristoxène et Aristide Quintilien pour définir la perception musicale et le rôle que doit jouer la musique dans l’éducation chrétienne. Comme Aristoxène, il dénigre la perception uniquement fondée sur la sensation brute et le plaisir immédiat. Mais comme Aristide Quintilien, il admet que cette perception irrationnelle, certes imparfaite, est la base de l’apprentissage de la musique. Il admet ainsi l’existence d’une perception musicale intuitive et irrationnelle : l’oreille est capable d’émettre un jugement esthétique sur les sons perçus. Cette faculté naturelle explique que dans les théâtres, la foule ignorante distingue ce qui est mélodique ou rythmique de ce qui ne l’est pas : M. Vnde fieri putas, ut imperita multitudo explodat saepe tibicinem nugatorios sonos efferentem ; rursumque plaudat bene canenti, et prorsus quanto suauius canitur, tanto amplius et studiosius moueatur ? Numquidnam id a uulgo per artem musicam fieri credendum est ? D. Non. 61

Voir Aristide Quintilien, De Mus., II, 4, 54-70 ; II, 5, 14-22 ; II, 7, 22-23. Voir Aristide Quintilien, De Mus., II, 4, 54-56 ; II, 15, 54. À ce sujet, voir M. Ghyka, Essai sur le rythme, p. 170. 63 Voir M. Ghyka, Essai sur le rythme, p. 133. 64 Voir Platon, Lois, 700b ; Aristote, Poét., 1459a 8-10 ; Aristide Quintilien, De Mus., II, 6, 1-7. À ce sujet : F. Duysinx, Aristide Quintilien, p. 122 ; T. J. Mathiesen, Apollo’s Lyre, p. 62. 65 D. Delattre, Philodème de Gadara, Sur la musique, livre IV, Paris, 2001, p. 16 ; « La musique pour quoi faire ? La polémique du Jardin contre le Portique chez Philodème de Gadara », dans Mousikè et Aretè : la musique et l’ éthique de l’Antiquité à l’Âge moderne, éd. F. Malhomme et A.-G. Wersinger, Paris, 2001, p. 107. 62

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M. Quid igitur ? D. Natura id fieri puto, quae omnibus dedit sensum audiendi, quo ista iudicantur. M. Recte putas66.

La foule sans instruction réagit bruyamment en fonction du jugement irrationnel qu’elle porte sur la prestation d’un musicien. Mais Augustin, par la voix du Maître, fait preuve d’une grande méfiance à l’égard du monde du spectacle. Si les ignorants sont effectivement capables d’émettre un jugement sur un morceau de musique, ce jugement est versatile, il est la marque d’un manque de culture qui s’éloigne de la sagesse et de la décence préconisées par la religion chrétienne. En témoigne le passage suivant : M. Quid ? plausus populi et omnia illa theatrica praemia, nonne tibi ex eo genere uidentur, quod in potestate fortunae et imperitorum iudicio positum est ? D. Nihil magis arbitror esse fortuitum obnoxiumque casibus et plebeiae dominationi nutibusque subiectum, quam illa sunt omnia67.

Dans tout le début du traité, le Maître insiste sur la vénalité des musiciens de théâtre, obsédés par la gloire qu’ils peuvent acquérir auprès du peuple68. Les applaudissements et l’argent qu’ils peuvent gagner sont considérés alors comme dégradants. De fait, les musiciens de ce genre s’en remettent au hasard et au bon vouloir du peuple. Cet assujettissement est évoqué à la fin du passage par l’isotopie de l’asservissement : les musiciens sont pour Augustin les esclaves du peuple. Par ailleurs, ces musiciens, tout talentueux qu’ils soient, ne connaissent en réalité pas la vraie musique. Leur talent et leur virtuosité ne reposent que sur cette 66 Augustin, De Mus., I, 5, 10 : « M : D’où vient-il, à ton avis, que la foule sans instruction siffle souvent un joueur de flûte lorsqu’il joue des notes farfelues ? qu’au contraire elle applaudit un bon chanteur, et que plus le chant est suave, plus sa réaction est forte et pleine de ferveur ? Faut-il vraiment croire que la foule agit ainsi du fait de sa connaissance de la musique ? D : Non. M : Alors ? D : À mon avis, c’est la nature qui en est la cause ; elle donne à tous le sens de l’ouïe, qui permet de juger ces choses. M : Tu as raison ». 67 Augustin, De Mus., I, 6, 11 : « M : Eh quoi ! Les applaudissements du peuple et toutes ces récompenses du théâtre, ne te semblent-elles pas être du genre qui repose sur le pouvoir de la fortune et le jugement des ignorants ? D : À mon avis, rien n’est plus fortuit et plus soumis aux hasards, plus assujetti à la domination et au bon vouloir de la plèbe que tout cela ». 68 Voir aussi Augustin, De Doctr. Christ., II, 18, 28.

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capacité naturelle de l’oreille et sur l’habitude de jouer69. Le Maître fait comprendre à son Disciple que l’apprentissage de la musique suppose un tout autre fonctionnement. Il postule l’usage de la raison, la reconnaissance intellectuelle dans la musique du nombre et fait de la musique un préambule à la sagesse chrétienne70. La progression du traité le montre bien. Des livres II à V, le Maître expose toute la théorie musicale centrée sur les rapports arithmétiques, c’est-à-dire ce qu’il entend par la véritable musique. Dans le dernier livre, il fait enfin l’analogie entre la musique terrestre dont les principes ont été expliqués jusqu’alors et la musique céleste71, point ultime que doit viser l’apprentissage musical. Donc si les principes exposés par le Maître et les exemples cités pour les illustrer ne sont pas toujours chrétiens, la perspective est bien spirituelle. Le Maître a pour dessein non seulement d’instruire le Disciple, mais également de l’initier à la sagesse et à la contemplation. « Le nombre et la proportion sont dès lors transférés du corporel à l’incorporel […]. Si la musique a une dimension sensible, notamment quand elle est organisée en vertu des principes arithmétiques de la proportion, elle peut également inciter l’âme à imiter cette harmonie et la conduire ainsi jusqu’à l’amour de Dieu »72 . Néanmoins, la pédagogie du Maître prend bien pour point de départ la reconnaissance intuitive du rythme. Elle est ancrée dans la pratique réelle de la musique et tient compte des capacités du Disciple. « On ne peut donc penser que le De Musica traduit simplement une sorte d’idéalité mathématique oublieuse du plaisir qui s’est incarné dans la langue, dans son énergie intime, dans ces mots animés par le rythme »73. Tout le travail du Maître consiste à initier, au moyen d’exemples74, son Disciple à une perception plus savante, rationnelle, plus à même d’identifier la segmentation rythmique. En d’autres termes, le Maître s’ingénie à associer, dans sa pédagogie et son initiation, la pratique, la perception et l’analyse musicales. « C’est dans le son matériel que le nombre se décèle, c’est au niveau déjà de la perception sensible, charnelle, que la musique s’avère comme phénomène 69

Voir Augustin, De Mus., I, 4, 9. Voir Ch. Méla, « L’homme musical », p. 40-41 ; 47. Boèce, dans une perspective plus philosophique que théologique, considère également que la musique est un préambule à la contemplation de l’harmonie cosmique. 71 Voir Ch. Méla, « L’homme musical », p. 38. 72 T. J. Mathiesen, Apollo’s Lyre, p. 621 : « Number and proportion are now expanded from the corporeal to the incorporeal […]. While music has sensuous dimension when it is organized according to the numerical principles of proportion, it can also stimulate the soul to imitate that harmony and lead it to a love of God ». 73 Ch. Méla, « L’homme musical », p. 71. 74 Voir Ch. Méla, « L’homme musical », p. 43. 70

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spirituel »75. De fait, le plaisir procuré par la perfection formelle de la musique, fondée sur des proportions divines, participe pleinement à la contemplation. Cette conception est adoptée au Moyen Âge. Dans la Commemoratio Breuis (I X e siècle), le bon apprentissage du rythme et plus généralement des proportions offertes par la musique, doit ainsi conduire l’élève à la prière et à la dévotion76. Ainsi, que la perception soit considérée comme rationnelle ou non, l’acte de « percevoir n’est pas une réception passive, mais un processus d’organisation. On s’efforce d’incorporer un matériau neuf dans l’ensemble de motifs et de figures rencontrés auparavant »77. La perception s’appuie donc sur une appropriation du discours musical ; concernant plus spécifiquement le rythme, la perception aboutit à une segmentation, c’est-à-dire à la mise en évidence de séquences consécutives, cohérentes et constitutives du discours. Cette capacité à établir des relations permet de percevoir le rythme, c’est-à-dire d’en appréhender la progression et la dynamique globale, mais également de conférer à la musique une portée émotionnelle et symbolique. De fait, c’est par l’association de tel caractère rythmique à telle émotion que l’auditeur peut s’immerger dans le système mimétique décrit par Aristide Quintilien. La réalité objective du rythme se charge ainsi d’une signification émotionnelle que l’auditoire perçoit en fonction d’un code commun. Ce code fait l’objet d’un apprentissage préconisé depuis la tendre enfance dans la pédagogie grecque (paideia). Par accoutumance, l’enfant apprend à identifier la signification de chaque caractère, autrement dit, quelle émotion est représentée par quelle propriété formelle (notamment rythmique) du discours musical. Enfin, le problème que soulève la perception musicale (innée ou acquise) nourrit aussi la pensée chrétienne de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge. De fait, pour Augustin, la perception immédiate de la musique reste imparfaite, car sans l’apprentissage de la théorie musicale et plus largement de la science des nombres, l’homme ne peut atteindre la compréhension de la création divine ; même par cette opération de l’intellect, cette compréhension reste incomplète. De plus, ce travail contemplatif ne prend finalement sens qu’à partir du moment où il est illuminé par la Grâce divine. En conséquence, la théorie rythmique s’inscrit dans un cadre théologique 75 Ch. Méla, « L’homme musical », p. 58. Voir aussi L. Spitzer, Classical and Christian Ideas, p. 28. 76 Voir Comm. Breu., 177. 77 L. Treitler, « Homer and Gregory », p. 345 : « Perceiving is not passive reception, it is active organizing. We strive to assimilate newly presented material into the setting of patterns and schemata left from the encounter with past experience ».

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extrêmement abouti, qui mériterait une étude à part entière. La dimension pratique de la théorie musicale doit donc être prise en compte car elle en éclaire bien des aspects techniques mais également idéologiques. Elle permet en outre, dans une certaine mesure, de mieux comprendre l’insistance qui est faite dans la rhétorique latine, notamment chez Quintilien, sur la nécessité pour l’orateur de s’inspirer du musicien. De fait, c’est en ayant à l’esprit les points évoqués concernant la pratique musicale que la lumière peut être faite, autant que possible, sur la pragmatique du discours oratoire latin et plus particulièrement sur le rôle joué par le rythme dans l’acte de communication. 3. Rythme et communication dans la pratique oratoire En l’absence de médias écrits, la parole orale à Rome joue un rôle irremplaçable dans la transmission et le flux des informations concernant la vie politique78. Cette culture de l’oralité influe et même détermine les techniques de composition oratoire79. La parole est en effet perçue comme un véritable « mode d’action »80, dont l’efficacité se mesure à la réaction du public81. De ce fait, l’éloquence oratoire suppose un triple processus impliquant à la fois l’orateur et son public : la transmission, la perception et l’appréciation du discours. La prestation oratoire n’est donc réussie qu’à condition que ce jeu d’interaction entre l’orateur et le public fonctionne82 . L’orateur doit se plier aux attentes de son public83 ; en contrepartie, ce dernier lui témoigne la réponse favorable attendue84, autrement dit des cris d’admiration et des applaudissements85. Dans 78 Voir M. Griffin, « The Intellectual Developments of the Ciceronian Age », in The Last Age of the Roman Republic, 146-43 b.c., éd. J. Crook, A. Lintott et E. Rawson, Cambridge 1994, p. 689. 79 Voir A. Michel, « Rhétorique, philosophie, oralité : Cicéron et les genres littéraires », dans Les structures de l’oralité en latin, éd. J. Dangel et Cl. Moussy, Paris, 1996, p. 201-209 ; J. M. May, « Ciceronian Oratory », p. 53-54. 80 W. J. Ong, Orality and literacy, p. 32. 81 Voir E. Narducci, « Orator », p. 439. 82 Voir G. S. Aldrete, Gestures and Acclamations, p. 33-34 ; 117-118 ; J. Schloemann, « Entertainment and Democratic Distrust : The Audience’s Attitude toward Oral and Written Oratory in Classical Athens », in Epea & Grammata, Oral and Written Communication in Ancient Greece, éd. I. Worthington et J. M. Foley, Leyde, 2002, p. 134-135 ; 141. 83 Voir Cicéron, De Or., I, 224-230 ; II, 131 ; 159 ; 306 ; 337 ; III, 39 ; 49 ; 66 ; Or., 24 ; J. M. May, « Ciceronian Oratory », p. 49. 84 Voir G. S. Aldrete, Gestures and Acclamations, p. 101 ; J. M. May, « Ciceronian Oratory », p. 59 ; 67. 85 Voir Cicéron, De Or., III, 195 ; 197 ; Brut., 198-200.

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ce cadre, l’orateur doit prendre en compte au moins deux paramètres : le profil socioculturel de son auditoire, en particulier son degré d’instruction, et l’environnement dans lequel se déroule sa prestation. Cela est d’autant plus vrai à l’époque d’Augustin : il s’agit pour le prédicateur de convertir un auditoire souvent illettré à une religion fondée sur un texte. « Le paradoxe du christianisme dans l’Antiquité tardive est qu’on apprenait aux gens à croire à un enseignement écrit que la plupart ne pouvait pas lire mais seulement écouter. L’autorité du texte écrit était alors affirmée par une voix vivante qui conférait au texte un impact beaucoup plus grand que celui de la lecture silencieuse »86. La prestation est dès lors extrêmement importante ; tout ce qui permet de souligner le sens du texte doit faire l’objet d’une attention particulière87. Dans cette perspective, le rythme est essentiel car il relève de la prestation orale. Lors de la prestation, la segmentation est non seulement signalée par les données du discours (longues et brèves, accents, intonations, silences, pauses), mais également par les gestes. L’orateur, comme l’acteur, doit s’adonner à un véritable jeu (actio), car comme la voix, le corps a son langage88. Cicéron89 et Augustin90 racontent ainsi qu’à la question « Quelle sont les trois éléments les plus importants dans l’éloquence ? », Démosthène aurait répondu « Le jeu, le jeu et le jeu ». Or, le jeu est intimement lié au rythme du discours qu’il souligne. À cet égard, comment l’articulation entre le rythme du discours et les gestes se déroule-t-elle ? Quel rôle les gestes rythmiques jouent-ils dans l’interaction entre l’orateur et son public, c’est-à-dire dans la transmission, la perception et l’appréciation du discours ? Tout rythme est défini par Cicéron comme un discontinu introduit dans un flux et perceptible. Ce discontinu tient à la présence de pauses ou bien d’une battue, c’està-dire d’un coup frappé à intervalles égaux ou non :

86 J. D. Schaeffer, « The Dialectic of Orality and Literacy : the Case of Book 4 of Augustine’s De Doctrina Christiana », Papers of the Modern Language Association of America, 111 (1996), p. 1136 : « The paradox of Christianity in late Antiquity is that people were taught to believe in a written teaching that most could not read but only heard. The authority of the written text was conveyed by a living voice, which gave the text an effect far beyond what silent reading affords ». Voir également A. Cameron, Christianity and the Rhetoric, p. 19. 87 M. B. Parkes, Pause and Effects, 1993, p. 67. 88 Cicéron, De Or., III, 222 ; Or., 55. 89 Cicéron, De Or., III, 213 ; Brut., 142 ; Or., 56. Voir G. S. Aldrete, Gestures and Acclamations, p. 5-6 ; G. A. Kennedy, Classical Rhetoric, p. 110. 90 Augustin, Pr. Rhet., PL 32, 1440.

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Numerus autem in continuatione nullus est ; distinctio et aequalium aut saepe uariorum interuallorum percussio numerum conficit, quem in cadentibus guttis, quod interuallis distinguuntur, notare possumus, in amni praecipitante non possumus91.

Le premier procédé (distinctio) consiste à observer des pauses entre certains segments, le second (percussio) à exécuter des battements de la main ou du pied pour marquer la mesure. Ce sont les deux principaux marqueurs paralinguistiques de segmentation. Dès lors, en quoi matérialiser la segmentation par des pauses et une battue peut-il participer à la stratégie persuasive de l’orateur ? Tout d’abord, les battements, et plus largement les gestes qui accompagnent la déclamation, constituent un système de signes et participent ainsi à l’élaboration du discours, au même titre que les mots92 . En outre, les gestes de l’orateur peuvent à plusieurs égards être comparés à la battue musicale. Quintilien, dans un passage particulièrement dense et difficile, fait allusion à cette battue oratoire. La perspective qu’il adopte est, à notre sens, pédagogique. En effet, le décompte des temps est impossible en situation réelle, le discours étant prononcé trop rapidement pour que le public puisse calculer la durée exacte de chaque segment. Néanmoins, le témoignage de Quintilien est intéressant dans la mesure où il fait mention d’une battue appliquée précisément au rythme oratoire : Vbi tempora etiam animo metiuntur et pedum et digitorum ictu, interualla signant quibusdam notis atque aestimant quot breues illud spatium habeat ; inde tetrasemoe, pentasemoe, deinceps longiores sunt percussiones (nam semion tempus est unum)93.

Le décompte des temps peut s’opérer de plusieurs façons, soit de manière silencieuse, soit justement par une battue, c’est-à-dire un coup frappé par les pieds ou les doigts. Le terme « interuallum » pose toutefois problème. On peut en effet proposer deux interprétations radicalement différentes. Ce terme fait souvent référence, chez Quintilien, 91 Cicéron, De Or., III, 186 : « Le rythme est incompatible avec la continuité ; ce sont la délimitation de segments égaux ou bien souvent inégaux par des pauses et leur battue qui produisent du rythme. Nous pouvons en repérer un dans les gouttes d’eau qui tombent, parce qu’elles sont délimitées en segments par des pauses ; dans un torrent, cela est impossible ». 92 Voir G. S. Aldrete, Gestures and Acclamations, p. 6. 93 Quintilien, Inst., IX, 4, 51 : « Quand on mesure les temps mentalement, en battant du pied et claquant des doigts, on signale les intervalles par certains signes et on calcule le nombre de brèves contenues dans l’espace de durée : d’où les battues à quatre temps (tétrasèmes), cinq temps (pentasèmes) et ainsi de suite pour les battues plus longues (semion fait en effet référence à un seul temps) ».

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à un laps de temps silencieux94. Les signes auxquels il est fait allusion dans ce passage pourraient être des signes de ponctuation indiquant le moment où ces laps de temps silencieux peuvent intervenir dans le discours. Il peut également être question du segment à proprement parler contenant un certain nombre de temps95 et matérialisé par certains signes écrits ou bien gestuels. L’emploi du terme « spatium » en revanche pose moins de difficultés ; il s’agit bien d’un segment dans lequel se déroule la combinaison rythmique dont on calcule la durée en fonction du nombre de brèves. Chaque segment se caractérise donc par le nombre de temps qu’il contient, conformément à la logique musicale adoptée dans ce passage. Il se définit comme une percussio (battue), c’est-à-dire une durée comprise entre deux coups frappés. Néanmoins, contrairement à la battue musicale, la battue oratoire ne doit être ni régulière, ni continue. En effet, selon Cicéron, la battue peut mettre en évidence des « segments égaux ou bien souvent inégaux »96. Par conséquent, le rythme oratoire n’est pas mesuré au sens où il ne suit pas une pulsation musicale qui déterminerait par avance combien de temps doit comporter chaque segment entre deux frappés. Dans l’Orator, Cicéron relie cette directive à la spécificité générique de la prose, qui n’est pas mesurée comme la poésie : Nec uero is cursus est numerorum – orationis dico ; nam est longe aliter in uersibus – nihil ut fiat extra modum ; nam id quidem esset poema ; sed omnis nec claudicans nec quasi fluctuans et aequabiliter constanterque ingrediens numerosa habetur oratio. […] Itaque non sunt in ea tamquam tibicinii percussionum modi, sed uniuersa comprehensio et species orationis clausa et terminata est, quod uoluptate aurium iudicatur97.

Bien qu’elle suive un déroulement de rythmes et qu’elle soit qualifiée de numerosa, la prose ne doit pas suivre un déroulement rythmique,

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Voir Quintilien, Inst., IX, 4, 61 ; 108 ; 127. Le terme « interuallum » est en effet également employé chez Quintilien au sens d’un intervalle de temps comprenant des sons. Voir Quintilien, Inst., IX, 3, 40 ; XI, 3, 107. 96 Cicéron, De Or., III, 186 : « aequalium aut saepe uariorum interuallorum ». 97 Cicéron, Or., 198 : « Mais cette course de rythmes – je veux dire celle de la prose, car elle est bien différente dans les vers – n’est point telle que rien ne sorte de la mesure. Car dans ce cas, ce serait un poème. Cependant, toute prose qui ne boite pas, ne déborde pas, pour ainsi dire, mais avance d’un pas égal et constant, est considérée comme rythmée. […] C’est pourquoi il n’y a pas dans la prose ces sortes de mesures marquées par les battues propres à l’art de jouer de la tibia, mais un circuit qui englobe tout et une forme phrastique bien close et bien aboutie dont est juge le plaisir qu’en retirent les oreilles ». 95

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c’est-à-dire un déroulement où rien n’échappe à la mesure, car elle doit se différencier des vers. Suivant la même logique, Cicéron affirme un peu plus loin que la prose ne doit pas se soumettre à une mesure musicale, par exemple celle des joueurs de tibia. Le terme « percussio » renvoie ici à la battue régulière qui marque la mesure dans le chant. Il faut donc comprendre que la battue du rythme déclamé se déroule selon une progression non isochrone. En d’autres termes, le rythme oratoire ne doit pas être confondu avec le rythme musical, car il ne repose pas sur l’application systématique d’une mesure (modus). Ainsi, le rythme déclamé repose sur une dialectique complexe : comment peut-il être régulier sans reposer sur une pulsation ? Tout le problème est de comprendre comment un rythme non isochrone peut être perçu par un auditoire et en quoi les gestes peuvent participer à cette compréhension : il faut sans doute supposer la présence de gestes de la main ou du pied mettant en évidence les jalons essentiels de la progression rythmique du discours. D’autre part, quand l’orateur exécute des mouvements de pied ou de main pour marquer la battue, il doit garder une certaine pondération. Cicéron met en garde contre la manie apparemment courante d’abaisser systématiquement la main ou le doigt98. Il défend au contraire des gestes rythmiques subtils et discrets99. Selon lui, c’est en effet une grave erreur que d’être vu en train de battre ouvertement les temps. Dans le livre XI de l’Institution Oratoire, Quintilien indique aussi que le geste de la main doit rester discret lorsqu’il marque les temps et qu’il règle le tempo du rythme : Sed illi quasi mensuram tarditatis celeritatisque aliquam esse uoluerunt – neque inmerito – ne aut diu otiosa esset manus aut, quod multi faciunt, actionem continuo motu concideret100.

Quintilien retrace l’histoire du geste dans l’art oratoire et souligne à cette occasion que les Anciens avaient bien senti la nécessité d’effectuer des mouvements de la main. Ces mouvements doivent être synchronisés avec le rythme du discours. Ils peuvent même aider l’orateur à régler son tempo, soit lent soit rapide. Il est donc bien question d’une mesure que la main règle. Néanmoins, cette mesure du tempo ne doit 98

Cicéron, Or., 59. G. S. Aldrete, Gestures and Acclamations, p. 38-39 : « Ideally the orator’s gestures should conform to the rhythm of his words but in a way that was very subtle and natural. It was a grave error to be seen obviously beating time with one’s gestures ». 100 Quintilien, Inst., XI, 3, 107 : « Mais ceux-là voulurent, à juste titre, une mesure pour ainsi dire de la lenteur et de la rapidité du tempo afin d’éviter que la main ne reste longtemps inactive ou bien qu’elle ne vienne hacher la plaidoirie par un mouvement continuel, ce qui est un défaut courant ». 99

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pas être matérialisée en continu. De même que le rythme du discours ne doit pas aboutir à un morcellement, de même le geste de la main ne doit pas hacher la déclamation. L’idéal est finalement le même, qu’il s’agisse du discours lui-même ou bien du geste : le rythme doit être clairement perceptible, marqué par des signaux, mais ne doit en aucun cas occuper le premier plan ou bien paraître artificiel. Certaines grandes figures oratoires du Brutus se caractérisent par un usage efficace de la battue : celle d’Antoine soutient particulièrement bien le discours101 et celle de Crassus n’intervient qu’au moment où cela est nécessaire, sans rompre la sobriété de l’exorde102 . En revanche, Calidius, dont Cicéron admire le style103, ne prête pas assez attention à l’actio ; cette négligence ruine tous les effets de son style brillant104. La battue, matérialisée par des gestes contenus et opportuns, est un élément essentiel dans la parole performative. Tout d’abord, les gestes donnent à voir le rythme et lui confèrent toute son énergie. Ensuite, ils facilitent une bonne transmission du discours en soulignant les mots importants et les unités de sens105. Dans le De Oratore, Crassus souligne que le battement du pied doit coïncider exactement avec le début et la fin des prises de parole, c’est-à-dire avec les charnières du développement. Or, on sait que ce sont ces charnières qui font l’objet d’un traitement rythmique particulièrement soigné, notamment parce qu’elles correspondent au début et à la fin d’une unité de sens106. Autrement dit, la battue intervient au moment où le rythme est le plus marqué. Quintilien cite Cicéron et ajoute que ce procédé est indispensable pour persuader les juges : Pedis supplosio ut loco est oportuna, ut ait Cicero, in contentionibus aut incipiendis aut finiendis, ita crebra et inepti est hominis et desinit iudicem in se conuertere107.

Quintilien définit les principes d’une battue oratoire efficace : elle doit être discontinue et opportune, c’est-à-dire tomber en même temps 101

Cicéron, Brut., 141. Cicéron, Brut., 158. 103 Cicéron, Brut., 276. 104 Cicéron, Brut., 278 : « Nulla perturbatio animi, nulla corporis, frons non percussa, non femur ; pedis, quod minimum est, nulla supplosio (Nul trouble dans le cœur ni dans le corps, nulle claque sur le front ni sur la cuisse ; nul battement de pied, ce qui est le minimum !) ». 105 G. S. Aldrete, Gestures and Acclamations, p. 39 : « […] While an orator should avoid blatant metronomic motions, his hand and arm movements should nevertheless begin and end simultaneously with the verbalized thought that they accompany ». 106 Voir Quintilien, Inst., IX, 4, 67. 107 Quintilien, Inst., XI, 3, 128 : « Si un battement du pied tombe de façon opportune au début et à la fin des prise de parole, comme le dit Cicéron, un battement continu est le fait d’un homme sot et l’empêche de fléchir le juge dans son sens ». 102

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que le début et la fin des prises de parole. Celles-ci correspondent, selon nous, aux incises, aux membres et aux périodes clairement délimitées par les charnières rythmiques initiales et conclusives. La battue souligne ainsi les points les plus importants de la segmentation rythmique. Elle permet d’attirer l’attention du public, notamment des juges, sur les moments clefs de la plaidoirie. Comme la battue, les pauses interviennent lors de la prestation pour marquer la segmentation. Elles ne sont perceptibles qu’à partir du moment où le discours est véritablement prononcé. Contrairement aux silences, elles ne font pas partie intégrante des combinaisons rythmiques, mais viennent au contraire interrompre plus ou moins longtemps la progression rythmique. La question est de savoir d’une part comment ces pauses s’effectuent et de quelle manière elles interviennent dans la segmentation, d’autre part quel rôle elles jouent dans la transmission du discours. Tout d’abord, le terme « distinctio » et son polyptote (« distinctus » et « distinguere ») méritent une attention toute particulière. De fait, dans les traités cicéroniens, selon notre hypothèse, le terme « distinctio » renvoie systématiquement à l’insertion d’une pause entre deux segments, visant à distinguer ces derniers et à matérialiser de cette façon la segmentation rythmique. Numerus autem in continuatione nullus est ; distinctio et aequalium aut saepe uariorum interuallorum percussio numerum conficit, quem in cadentibus guttis, quod interuallis distinguuntur, notare possumus, in amni praecipitante non possumus108.

Plusieurs éléments textuels soutiennent notre hypothèse. Tout d’abord, on peut noter l’asyndète initiale qui oppose le continu et le discontinu, résultat de la délimitation des segments. Ensuite, la coordination des termes « distinctio » et « percussio » tend à indiquer que les deux procédés sont associés en vue d’obtenir ce discontinu. Enfin, l’image de l’eau tombant goutte à goutte apporte des précisions concernant la nature même de la délimitation par des pauses. De fait, chaque goutte constitue un segment (« interuallum »), c’est-à-dire un événement sonore parfaitement délimité par deux laps de temps silencieux. Le bruit produit par un goutte-à-goutte forme donc un rythme, élémentaire, puisqu’il est clairement réparti dans la durée. Dans un torrent, le 108

Cicéron, De Or., III, 186 : « Le rythme est incompatible avec la continuité ; ce sont la délimitation de segments égaux ou bien souvent inégaux par des pauses et leur battue qui produisent du rythme. Nous pouvons en repérer un dans les gouttes d’eau qui tombent, parce qu’elles sont délimitées par des pauses en segments ; dans un torrent, cela est impossible ».

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son est continu et interdit l’existence de tout rythme. La structure en miroir (« distinctio/distinguuntur », « interuallorum/interuallis ») du texte indique que l’insertion d’un laps de temps entre deux segments est justement le procédé rythmique auquel le terme « distinctio » fait référence. Or, c’est en fonction de la présence ou non de pauses que l’orateur donne à entendre son choix entre le style haché et le style périodique : Flumen aliis uerborum uolubilitasque cordi est, qui ponunt in orationis celeritate eloquentiam ; distincta alios et interpuncta interualla, morae respirationesque delectant109.

Au premier type de discours est associée la métaphore du fleuve, récurrente dans les traités de Cicéron. Les mots sont alors enchaînés les uns aux autres dans un flux continu. Cela signifie que les segments sont relativement longs et réclament pour cette raison des clausules soignées qui permettent à l’auditeur de suivre la progression du discours. L’emploi de « celeritas » nous incite à penser que ce premier type est associé à un tempo rapide qui laisse sans doute peu d’occasions de reprendre sa respiration. Le second type de discours laisse, au contraire, place à une segmentation plus hachée, dans laquelle les segments sont plus courts et nettement démarqués les uns des autres grâce à des pauses et des laps de temps intermédiaires. Le discours se déroule alors par étapes successives entre lesquelles il est permis à l’orateur d’observer des moments d’attente et des respirations. À notre sens, Cicéron fait allusion ici au style périodique et au style haché qui correspondent chacun à une segmentation spécifique. Le style périodique cherche davantage le liant alors que le style haché vise au contraire à détacher les mots. Les pauses alliées aux respirations sont fréquemment employées dans le style haché car elles renforcent l’effet de symétrie (concinnitas), procédé rythmique sur lequel le style haché joue essentiellement. De fait, la concinnitas repose sur des effets de parallélismes et d’opposition, c’està-dire les figures de symétrie. Sur le plan rythmique, la concinnitas réclame une délimitation très marquée des mots et, par conséquent, une segmentation extrêmement nette et parfaitement perceptible par l’auditoire. Selon Cicéron, ce procédé rythmique remonte à l’enfance de la rhétorique et précède l’apparition du style périodique. Il est intimement lié à la pratique oratoire elle-même. C’est en conjugant la nécessité de respirer 109 Cicéron, Or., 53 : « Les uns ont à cœur le flot des mots et la volubilité, et font reposer l’art de l’éloquence sur la rapidité du discours. D’autres sont charmés par des segments délimités par des pauses et des laps de temps intermédiaires, par des moments d’attente et des respirations ».

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et la volonté d’utiliser les figures de symétrie que les anciens orateurs ont exploité la ressource rythmique que constituent des pauses bien placées : Itaque illi ueteres, sicut hodie etiam non nullos uidemus, cum circuitum et quasi orbem uerborum conficere non possent, nam id quidem nuper uel posse uel audere coepimus, terna aut bina aut nonnulli singula etiam uerba dicebant ; qui in illa infantia naturale illud, quod aures hominum flagitabant, tenebant tamen, ut et illa essent paria, quae dicerent, et aequalibus interspirationibus uterentur110.

La description du style des Anciens renvoie clairement aux procédés de la concinnitas. Le rythme de la phrase repose sur une segmentation en groupes de mots (deux, trois ou un seul), sur l’égalité des segments et enfin sur des respirations régulières. Le terme « interspiratio » est employé deux fois chez Cicéron, nulle part chez Quintilien. En donner la définition est par conséquent difficile, d’autant que les passages concernés ne sont pas très explicites. Toutefois, il semble s’agir d’une respiration qui vient s’intercaler entre deux éléments, en l’occurence deux mots, comme le suggère le préfixe inter-. L’emploi de l’adjectif « aequalis » est suggère que les segments mis en évidence par ces respiration sont de durée égale. Dans un passage de l’Orator111, Cicéron mentionne ainsi la tendance des anciens orateurs, notamment de Gorgias, à segmenter leurs discours en segments toujours égaux, ce qui rend, à son sens, le rythme trop répétitif et trop voyant. La délimitation des segments par des pauses (« distinctio ») est donc présente dès les débuts de l’art oratoire, née de la nécessité de reprendre son souffle. Toutefois, ce qui n’était d’abord qu’une nécessité est devenu progressivement un outil conscient et maîtrisé dans la stratégie oratoire de persuasion112 , accompagnant en particulier l’apparition de la période et de la clausule dans l’éloquence latine113. Dans le style périodique, les pauses et les respirations ne répondent pas aux mêmes exigences que dans le style haché. Cicéron associe ces nouvelles règles à la technique d’Isocrate qu’il présente comme un novateur : 110 Cicéron, De Or., III, 198 : « C’est pourquoi, alors que ces Anciens, comme nous en voyons certains encore aujourd’hui, ne pouvaient produire le circuit et pour ainsi dire le cercle de mots, que nous avons commencé récemment à pouvoir ou bien oser pratiquer, ils déclamaient néanmoins les mots par trois, par deux ou parfois même isolés. Ils maîtrisaient naturellement, encore dans un état d’enfance, ce que les oreilles humaines exigeaient : utiliser des segments égaux, entre lesquels viennent s’intercaler régulièrement des respirations ». 111 Cicéron, Or., 175. 112 Cicéron, De Or., III, 181. 113 Voir Cicéron, Or., 169 ; J. Päll, Form, p. 40-41.

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Versus enim ueteres illi in hac soluta oratione propemodum, hoc est, numeros quosdam nobis esse adhibendos putauerunt : interspirationis enim, non defetigationis nostrae neque librariorum notis, sed uerborum et sententiarum modo interpunctas clausulas in orationibus esse uoluerunt ; idque princeps Isocrates instituisse fertur, ut inconditam antiquorum dicendi consuetudinem delectationis atque aurium causa, quem ad modum scribit discipulus eius Naucrates, numeris astringeret114.

Depuis Isocrate, le style périodique et notamment le placement des pauses (« interspiratio ») supposent une maîtrise parfaite de l’énoncé, de son déroulement jusqu’à la clausule. Ainsi l’orateur ne doit-il prendre en compte que la cohérence intrinsèque de l’énoncé, et non des paramètres extrinsèques comme l’essoufflement ou les signes graphiques115. Par ailleurs, contrairement au style haché, le style périodique fait intervenir les pauses non pas entre les mots, mais à la fin des incises, membres et périodes. Cicéron définit d’ailleurs la période comme une unité de souffle : « la période la plus longue est donc celle qui peut se dérouler en une seule respiration. Mais la mesure de la nature est une chose, celle de l’art une autre »116. Et de fait, une période peut bien être entrecoupée de respirations, à condition que celles-ci coïncident avec la fin d’une incise ou d’un membre. Les respirations, donnant lieu à des pauses, permettent donc de matérialiser la segmentation rythmique dans le sens où elles ne s’effectuent qu’entre deux segments et différemment selon la nature de ces segments117. Selon que la voix se maintient ou s’abaisse, que l’orateur respire ou non, que le laps de temps est plus ou moins long, cette coupure caractérise le lien sémantique, syntaxique et rythmique qui unit le segment précédent au suivant. De plus, la pause après la période permet à l’orateur de bien mettre en évidence la clausule (« interpuncta clausula »). Le terme « interpunctus » pose 114 Cicéron, De Or., III, 173 : « De fait, les Anciens ont pensé que dans cette prose libre, il fallait pour ainsi dire appliquer un vers, autrement dit, des rythmes. En effet, ils voulurent, dans les discours, des clausules délimitées qui soient le fait d’une respiration intermédiaire [maîtrisée], non d’un essoufflement de notre part, et qui ne dépendent pas des signes du scribe, mais de la mesure des mots et des énoncés. C’est cela qu’Isocrate le premier a institué, à ce que l’on raconte : pour le plaisir et les oreilles, comme l’écrit son disciple Naucrates, il a circonscrit le style brut habituel aux Anciens par des rythmes ». Voir aussi Cicéron, Or., 228. 115 Voir Cicéron, Or., 228. Cicéron s’inspire en particulier d’un passage d’Aristote (Rhét., III, 1409a, 21) à propos de la longue du péon 4e. Voir à ce sujet J. Luque Moreno, Puntos y comas, p. 327. 116 Cicéron, De Or., III, 182 : « Longissima est igitur complexio uerborum, quae uolui uno spiritu potest ; sed hic naturae modus est, artis alius ». 117 Voir M. B. Parkes, Pause and Effects, 1993, p. 65 ; J. Luque Moreno, Puntos y comas, p. 20.

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néanmoins problème. Il suppose en effet que la clausule est un segment nettement délimité de part et d’autre, c’est-à-dire placé entre deux laps de temps (« puncta »). Il est clair que la clausule est suivie d’une pause de sens118 qui laisse le loisir au public d’applaudir et d’apprécier la chute. Mais faut-il supposer la présence d’une autre pause avant clausule ? ou bien s’agit-il d’un silence, c’est-à-dire un événement silencieux intégré dans la progression rythmique ? Il est difficile de répondre à cette question car on dispose de très peu d’éléments. Seule l’analyse pourra apporter quelques éléments de réponse. Les pauses permettent donc de dessiner des contours précis et codifiés, susceptibles d’être interprétés par l’auditeur. Elles facilitent par conséquent la mise en forme sonore du discours mais aussi la transmission du sens et sont, à ce titre, un procédé essentiel dans la stratégie de persuasion119. À l’époque tardive, la tâche du prédicateur est avant tout d’enseigner (« docere »), c’est-à-dire de transmettre la doctrine (« doctrina ») chrétienne. Mais il doit également s’attacher, selon Augustin, à charmer (« delectare ») et fléchir (« flectere ») son auditoire120. Les trois tâches de l’orateur sont donc reprises et adaptées à l’objectif propre du discours chrétien : la conversion. Augustin admet ainsi l’importance du langage corporel dans l’art de la lecture et de la prédication121. Par ses intonations vocales et le rythme de son discours et de ses gestes, le prédicateur profère ainsi une parole pleine de ferveur et d’efficacité rhétorique, « rend le sermon analogue à la prière et à la musique »122 . De fait, « les gestes et les attitudes du prédicateur étaient une réminiscence des gestes étudiés pour la rhétorique à l’époque tardive que les orateurs avaient coutume d’employer pour stimuler leurs propres émotions et de ce fait celles de leur public »123. La réflexion offerte par Augustin sur 118 Quintilien, Inst., IX, 4, 61 : « Magis tamen et desideratur in clausulis et apparet, primum quia sensus omnis habet suum finem, poscitque naturale interuallum quo a sequentis initio diuidatur (Le rythme cependant est davantage postulé et plus apparent dans les clausules parce que tout sens a sa propre fin et ensuite parce qu’il réclame un laps de temps naturel qui le sépare du début du suivant) ». Voir J. Luque Moreno, Puntos y comas, p. 20-26. 119 Voir J. Päll, Form, p. 62. 120 Augustin, De Doctr Chr., IV, 12, 27. Voir L. D. Mc New, « The Relation », p. 10 ; E. L. Fortin, « Augustine », p. 87. 121 Augustin, De Doctr. Chr., IV, 7, 21. Voir J. Oroz, Augustinus rhetor et orator : Estudio sobre la retórica de los sermones de san Agustín, Salamanque, 1957, p. 211 ; 234-247. 122 J. D. Schaeffer, « The Dialectic », p. 1142 : « Augustine’s conception of style renders the sermon analogous to prayer – and to music ». 123 J. D. Schaeffer, « The Dialectic », p. 1140 : « The gestures and postures used for prayer are reminiscent of the studied gestures of late antique rhetoric that orators used to

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les rapports entre langage, gestes et réalité ont été parfaitement étudiés par Tzvetan Todorov124. Pour résumer, les gestes et les mots chez Augustin sont des signes (signa) d’une réalité qui existe par elle-même, Dieu125. Or, cette réalité peut se révéler dans le discours à l’insu du prédicateur126, par la voie de l’inspiration, à travers des signes issus de l’art oratoire classique127. L’acte de communication, dans ce cadre, s’appuie alors sur une dialectique complexe, mais extrêmement efficace, pour Augustin, entre la parole de la révélation et la rhétorique : le discours chrétien a comme double référent l’héritage classique et la réalité divine. Cette double référentialité permet au prédicateur d’avoir une emprise sur le public païen et d’affirmer en même temps la spécificité de son message128. 4. Rythme, ethos et pathos À l’instar d’Aristote129, Cicéron considère que c’est le caractère stylistique individuel130 du discours, et plus largement sa conformité à tel ou tel type stylistique défini (« forma »)131, qui lui confèrent une charge éthique et émotionnelle (pathétique)132 . Cette configuration stylistique est notamment déterminée par le rythme. Selon que sont privilégiés les valeurs longues ou brèves, un tempo lent ou rapide, des segments longs ou courts, le rythme aura une allure solennelle ou dansante ; il pourra représenter différents caractères et susciter des émotions bien différentes. Le rythme varie aussi en fonction des exigences stylistiques stimulate their own emotions and thus those of the audience ». Voir aussi A. Cameron, Christianity and the Rhetoric, p. 69. 124 A. Cameron, Christianity and the Rhetoric, p. 34-58. Voir aussi L. D. Mc New, « The Relation », p. 9-10. 125 Augustin, De Doctr. Christ., II, 3, 1 ; II, 3, 20 ; De Trinitate, XV, 10, 80. 126 Voir Augustin, De Doctr. Christ., I, 11, 11 ; 12, 11. Voir A. Cameron, Christianity and the Rhetoric, p. 47-48 ; 67. 127 Voir A. Cameron, Christianity and the Rhetoric, p. 80. 128 Voir A. Cameron, Christianity and the Rhetoric, p. 57-58. 129 Aristote, Poét., 1447a 23-28. Voir G. A. Kennedy, Classical Rhetoric, p. 81. 130 Voir P. Galand-Hallyn, « Le statut du sujet », p. 46. 131 Voir Cicéron, De Or., II, 36 : « Formam, qui“χαρακτήρ” Graece dicitur (la configuration, que l’on appelle « type » en grec) ». Le terme « χαρακτήρ » renvoie en effet aux caractéristiques formelles d’un style, appréhendées en fonction d’un système esthétique et non du caractère individuel d’un style en particulier. D’où la traduction par « type » et non « caractère ». Voir P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 120. 132 Voir Cicéron, De Or., II, 185 ; 3, 55 ; Brut., 188 ; Or., 131 ; F. Solmsen, « Aristotle and Cicero on the Orator’s Playing upon the Feelings », Classical Philology, 33 (1938), p. 390-404 ; J. M. May, Trials on Character : The Eloquence of Ciceronian Oratory, Chapel Hill, 1988, p. 1-12 ; « Ciceronian Oratory », p. 60.

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propres aux différentes parties du discours. De fait, le rythme est « rapide et véhément dans les mouvements pathétiques, les péroraisons, les invectives ; lent et majestueux dans les exordes, dans les expositions sereines quand l’orateur célèbre la grandeur de Rome ou la clémence de César »133. Le rythme est plus particulièrement associé au style élevé : envoûtant par sa beauté et le plaisir qu’il procure aux oreilles, ou bien agressif, mordant, chargé de violence émotionnelle. Partant de ce constat, on est en droit d’admettre que les caractéristiques du rythme, en déterminant le style du discours, donnent la possibilité à l’orateur de mettre en œuvre le même processus mimétique que le musicien. Selon cette hypothèse, l’impact éthique et émotionnel du discours dépendrait d’une représentation (mimesis) des émotions, largement dépendante du rythme. Dès lors, la rhétorique latine adopte-t-elle complètement le système employé dans la pratique musicale ? Quels caractères et quelles émotions le rythme est-il capable de produire ? Enfin, comment l’orateur parvient-il à concilier le respect des types stylistiques et une expressivité individuelle ? Aristote évoque dans la Rhétorique la nécessité pour la prose d’être dotée d’une gravité qui la distingue du parler courant, mais ausi de la poésie134. Au moment d’aborder la question des rythmes adaptés à la prose oratoire, Cicéron rappelle la théorie aristotélicienne : Itaque neque humilem et abiectam orationem nec nimis altam et exageratam probat, plenam tamen eam uult esse grauitatis, ut eos qui audient ad maiorem admirationem possit traducere135.

Par un système de balancement négatif, Cicéron reprend l’idée aristotélicienne selon laquelle la prose doit trouver un juste milieu entre le parler courant et la poésie. La prose doit donc être dotée d’une gravité (« grauitas ») qui lui est propre et qui éveille chez l’auditeur le sentiment d’admiration (« admiratio ») indispensable à la persuasion. En effet, selon la théorie d’Aristote, l’admiration est source de plaisir136. Elle parti133

L. Laurand, Études sur le style, p. 136. Aristote, Rhét., III, 1404b 3-5 : « Καὶ μήτε ταπεινὴν μήτε ὑπὲρ τὸ ἀξίωμα, ἀλλὰ πρέπουσαν· ἡ γὰρ ποιητικὴ ἴσως οὐ ταπεινή, ἀλλ’ οὐ πρέπουσα λόγῳ ([Le style prosaïque] ne doit pas être humble ni au-dessus de sa valeur, mais convenable. En effet, le style poétique n’est certainement pas humble, mais il ne convient pas au discours) ». 135 Cicéron, Or., 192 : « C’est pourquoi [Aristote] est favorable à une prose ni humble et basse, ni trop altière et exubérante, mais il la veut pleine de gravité pour pouvoir conduire les auditeurs à une plus grande admiration ». 136 Aristote, Rhét., III, 1404b 11-12 : « Θαυμασταὶ γὰρ τῶν ἀπόντων εἰσίν, ἡδὺ δὲ τὸ θαυμαστόν ἐστιν (On est admiratif face à l’insolite, et ce qui provoque l’admiration est agréable) ». 134

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cipe donc à l’entreprise de charme (delectare) sur laquelle s’appuie toute stratégie oratoire137. Or, la configuration stylistique de la prose a d’autant plus de gravité que le rythme comporte des valeurs longues138. De fait, les valeurs brèves sont davantage employées dans les rythmes dansants, sautillants, peu opportuns dans un discours. Ces rythmes manquent de gravité et donc de dignité. « Aussi existe-t-il en latin un ethos des quantités »139 et des rythmes. Dans la mesure où l’orateur ne peut changer les quantités syllabiques, il arrive que les mots ne contiennent pas assez de longues pour pouvoir porter d’eux-mêmes cette dignité. Dans ce cas, l’insertion de silences est préconisée. En allongeant les segments, ceux-ci permettent en effet de modifier la configuration rythmique des mots et d’apporter de la dignité. Quintilien témoigne de cet usage des silences : Sed hic est illud inane quod dixi : paulum enim morae damus inter ultimum atque proximum uerbum, et « turpe » illud interuallo quodam producimus : alioqui sit exultantissimum et trimetri finis : « quis non turpe duceret ? » sicut illud « ore excipere liceret » si iungas lasciui carminis est, sed interpunctis quibusdam et tribus quasi initiis fit plenum auctoritatis140.

Si l’on déclame ces deux exemples d’une traite, la segmentation se réalise en fonction de l’apparition successive des longues et des brèves. Cette segmentation aboutit à une configuration métrique : « quīs / nōn tūr-/-pĕ dū-/-cĕrēt // ōr(e) ēx-/-cĭpĕrĕ lĭcē-/-rēt ». Or, non seulement la présence d’un vers n’est pas admissible en prose, mais ces vers en question sont en outre trop sautillants pour la prose, ce qui donne notamment à la seconde configuration un caractère obscène (« lasciuum carmen »)141. Cette allure sautillante est en particulier due au diiambe 137

Voir Quintilien, Inst., VIII, 3, 6. Voir Quintilien, Inst., IX, 4, 83 : « Quo quique sunt temporibus pleniores longisque syllabis magis stabiles, his grauiorem faciunt orationem (Plus [ces pieds] sont remplis de temps et rendus stables par des syllabes longues, plus ils rendent le discours grave) ». Voir J. Dangel, « La musique », p. 44-45. 139 J. Dangel, « La musique », p. 45. 140 Quintilien, Inst., IX, 3, 108-109 : « En réalité, il y a ici [la durée] silencieuse dont j’ai parlé, puisque nous laissons un moment d’attente entre le dernier mot et le suivant, et que nous allongeons ainsi “turpe” en laissant passer un certain laps de temps. Autrement, ce rythme serait trop sautillant et formerait la fin d’un trimètre : “quis non turpe duceret” ? De même, si tu dis d’une traite “ore excipere liceret”, le rythme est celui d’un chant léger ; mais grâce à certains laps de temps et pour ainsi dire à trois attaques, il sera plein d’autorité ». Voir Quintilien, Inst., IX, 4, 11-12. 141 Cette configuration ressemble à celle d’un phérécratéen – ∪ / – ∪ ∪ – / ∪ en supposant toutefois que les deux brèves -cipe- valent pour une longue. Le phérécratéen entre en particulier dans la composition du priapéen. On peut donc supposer que derrière l’expression « carmen lasciuum », une allusion est faite aux Carmina Priapea. 138

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final (« -pĕ dū-/-cĕrēt ») dans le premier exemple et à la succession de quatre brèves (« -cĭpĕrĕ lĭ- ») dans le second. Ces caractéristiques rythmiques vont à l’encontre de la gravité et de la dignité postulées par Cicéron. Selon Quintilien, la solution consiste à insérer des silences entre les mots : « quīs nōn tūrpĕ X dūcĕrēt // ōrĕ X ēxcĭpĕrĕ X lĭcērēt ». Pour le premier exemple, Quintilien fait effectivement mention d’un silence (inane) entre « turpe » et « duceret ». Ce silence (X) permet de casser le diiambe final et de mettre en évidence un crétique (« dūcĕrēt ») bien plus opportun142 . Le même cas de figure s’applique pour le second exemple. Chaque mot débute sur une nouvelle attaque et constitue un segment délimité de part et d’autre par un laps de temps. Un silence est donc préconisé entre « ore » et « excipere ». Le silence permet donc de compléter le rythme, mais aussi de modifier la segmentation du discours. En allongeant les segments et en interrompant les séries de brèves, il confère à la configuration d’ensemble une autorité que les mots seuls ne peuvent pas toujours apporter. Cet emploi des silences est spécifiquement oratoire ; il n’en est fait nulle mention dans la théorie de la musique, qui envisage le silence comme un simple complément rythmique. Le discours oratoire n’étant pas mesuré, le processus qui consiste à compléter un segment par un silence ne répond pas nécessairement à une exigence d’isochronie, même si le cas peut se rencontrer ; il vise avant tout à appuyer la segmentation rythmique, par exemple dans la clausule, ou bien à la modifier pour lui donner un caractère plus conforme à la prose oratoire. La gravité du rythme se manifeste également par l’attitude virile de l’orateur : Idemque motu sic utetur, nihil ut supersit : in gestu status erectus et celsus ; rarus incessus nec ita longus ; excursio moderata eaque rara ; nulla mollitia ceruicum, nullae argutiae digitorum, non ad numerum articulus cadens ; trunco magis toto se ipse moderans et uirili laterum flexione, brachii proiectione in contentionibus, contractione in remissis143.

Le jeu de l’orateur doit souligner le rythme, marquer discrètement la mesure ; comme cela a été évoqué, l’orateur ne doit absolument pas

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Voir J. Dangel, « La musique », p. 53. Cicéron, Or., 59 (cité chez Quintilien, Inst., XI, 3, 122) : « De même, on utilise le mouvement sans exagération : dans le geste, la posture est droite et fière, rarement penchée, et jamais longtemps ; on se déplace peu et rarement ; nulle mollesse dans la nuque, nulle mimique des doigts ; on n’abaisse pas la main en rythme, mais on règle la mesure par le buste tout entier, par une flexion virile de l’abdomen, en avançant les bras dans les moments tendus et en les contractant dans les moments apaisés ». 143

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battre le rythme constamment car autrement, son discours s’apparenterait à un chant. Cette modération permet également à l’orateur de se distinguer nettement de l’acteur de mime qui exagère au contraire son jeu dans un but expressif. De plus, l’orateur doit rester viril, comme un soldat ou un lutteur à la palestre144. Il s’agit de se distinguer ici encore de l’acteur et du musicien, que Quintilien considère comme des efféminés145. Or, le caractère viril est, à notre sens, non seulement présent dans les gestes, qui doivent éviter gesticulations et déhanchements, mais aussi dans le rythme que les gestes sont censés justement souligner146. En effet, les rythmes stables et assez lents sont considérés comme virils dans la théorie musicale et philosophique. L’art oratoire romain s’inscrit donc sur ce point dans la continuité de la théorie grecque de l’ethos rythmique. Néanmoins, l’originalité de la rhétorique latine consiste à appliquer la même logique aux gestes et à l’attitude de l’orateur. Le caractère stable et viril du rythme et du jeu (actio) rend alors manifeste, c’est-à-dire audible et visible, la dignité (dignitas) de l’orateur147. Cette dignité, portée à la fois par l’orateur et la configuration de son discours, est particulièrement utile lorsqu’il s’agit d’éveiller l’admiration notamment dans les éloges ou certaines narrations148. Le rythme de la prose peut également être plaisant et charmer. Pour cela, il doit être soumis à deux principes propres à la prose : la discrétion et la variété. Tout en signalant nettement la progression linéaire du rythme, l’orateur doit en effet veiller à varier les combinaisons de façon à ce que le caractère nécessairement répétitif du rythme soit contrebalancé par les effets de surprise et de variation149 : Ego autem sentio omnis in oratione esse quasi permixtos et confusos pedes. Nec enim effugere possemus animaduersionem, si semper isdem uteremur, quia nec numerosa esse ut poema neque extra numerum ut sermo uolgi esse debet oratio – alterum nimis est uinctum, ut de industria factum appareat, alterum nimis dissolutum, ut peruagatum ac uolgare uideatur ; ut ab altero non delectere, alterum oderis150. 144 Voir Cicéron, De Or., III, 220 ; Quintilien, Inst., I, 11, 18 ; II, 5, 9 ; V, 12, 17 ; VIII, 3, 6. 145 Quintilien, Inst., I, 10, 31. 146 Sur l’emploi de « uirilis » à propos du discours (« oratio »), voir Cicéron, De Or., I, 231 ; Quintilien, Inst., V, 12, 18. 147 Voir Cicéron, Or., 56. 148 Voir Cicéron, Or., 210. 149 Voir J. Päll, Form, p. 28. 150 Cicéron, Or., 195 : « Pour ma part, je suis d’avis que tous les pieds dans la prose soient pour ainsi dire mêlés et confondus. Car nous ne pouvons fuir la critique si nous employons toujours les mêmes pieds, du fait que la prose ne doit être ni rythmique

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Cicéron reprend le postulat aristotélicien151 selon lequel le rythme de la prose doit se situer dans un juste milieu (« meson ») entre l’arythmie et le rythme mesuré du poème. Une configuration arythmique, du fait qu’elle se trouve dans le parler populaire et qu’elle ne repose sur aucun cadre, ne suscite aucun plaisir. Une configuration rythmique, caractéristique du poème, manifeste trop de contraintes et provoque une réaction de rejet. Aristote152 préconise alors l’emploi du péon de préférence à l’iambe, trop commun et au dactyle, trop poétique. Cicéron en revanche affirme que tous les pieds peuvent être utilisés en prose, à condition cependant d’être mêlés les uns aux autres. Le rythme de la prose doit donc être à la fois assez marqué pour pouvoir être perçu et varié pour pouvoir susciter le plaisir, indissociable de la persuasion153. Ainsi, le rythme, en alliant variété et discrétion, est un moyen pour l’orateur de prendre son auditoire dans le piège de la séduction : en cachant ses armes, il les rend d’autant plus efficaces car l’auditoire ne se méfie de rien et se laisse prendre au jeu : Itaque in uaria et perpetua oratione hi sunt inter se miscendi et temperandi. Sic minime animaduertetur delectationis aucupium et quadrandae orationis industria ; quae latebit eo magis, si et uerborum et sententiarum ponderibus utemur. Nam qui audiunt haec duo animaduertunt et iucunda sibi censent, uerba dico et sententias, eaque dum animis attentis admirantes excipiunt, fugit eos et praeteruolat numerus ; qui tamen si abesset, illa ipsa delectarent minus154.

La segmentation rythmique doit rester discrète comme pour dresser un piège. L’emploi de cette expression imagée et de la métaphore filée à la fin du passage assimilant le rythme à un oiseau qui s’échappe, sont particulièrement emblématiques de la stratégie oratoire à laquelle le rythme participe. De fait, pour Cicéron, la persuasion doit s’effectuer comme un poème ni arythmique comme le parler populaire – le premier est trop contraint, en sorte qu’il semble artificiel, le second est trop lâche, en sorte qu’il semble répandu et banal. Aussi n’est-on pas charmé par le premier et déteste-t-on le second ». 151 Aristote, Rhét., III, 1408b 21-28. 152 Voir Cicéron, Or., 195. 153 Voir P. Galand-Hallyn, « Le statut du sujet », p. 44-45. 154 Cicéron, Or., 197 : « C’est pourquoi dans un discours varié et continu, [les pieds] doivent être mélangés de façon harmonieuse. De la sorte, on ne prête pas du tout attention au piège du plaisir et au soin apporté à la carrure du discours. Cela sera d’autant mieux caché que l’on emploiera de façon équilibrée les figures de mots et de pensée. De fait, l’auditoire remarque ces deux points et estime qu’ils lui sont agréables – je parle des figures de mots et de pensée – et pendant que l’esprit concentré, plein d’admiration, il les perçoit, le rythme lui échappe et s’envole. Cependant, si ce rythme était absent, les figures dont j’ai parlé procureraient moins de plaisir ».

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de manière subreptice, à l’insu de l’auditeur. Certains moyens comme les figures de mots et de pensée constituent l’appât : par leur évidence, elles attirent l’auditoire à elles. Le rythme peut dès lors agir librement sur les esprits et susciter, en alliance avec ces figures, les émotions déjà évoquées : l’admiration (admirare) et le plaisir (delectare). Il s’agit là d’un stratagème apparemment bien connu ; tout l’art de l’orateur consiste donc à déjouer la méfiance du public155 alors même qu’il n’a à sa disposition qu’un nombre limité d’outils. Si le rythme est un outil efficace pour susciter l’admiration et le plaisir, son impact émotionnel est sans doute encore plus palpable lorsqu’il s’agit de provoquer la colère ou la pitié156. Cette capacité du rythme à émouvoir est exploitée dans la pratique musicale, notamment dans l’éducation par la musique. Le rythme est chargé de représenter par une mimesis certaines émotions et de les provoquer chez l’auditeur. Il semble que ce processus soit également valable dans la rhétorique. Aristote, tout d’abord, explique que l’orateur peut imiter par son discours les caractères (l’âge, le sexe, l’origine géographique) et les émotions. Les caractères sont imités par un choix adapté des mots157, tandis que les émotions sont imitées par un style adapté158. Adapté signifie alors adapté à la réalité qui est représentée159, et naturel, du moins en apparence. « En termes modernes, l’exploitation des émotions et des effets de sympathie ou d’antipathie dépend d’un art dissimulé qui donne une impression d’authenticité »160. Ce procédé de mimesis, particulièrement efficace dans la stratégie oratoire, peut toutefois s’avérer, selon Aristote, dangereux dans la mesure où il permet éventuellement à l’orateur de duper son auditoire et de le rallier à une cause mauvaise161. Par conséquent, la persuasion par les émotions, c’est-à-dire le pathos, doit répondre aux règles de la raison162 et de l’argumentation163. « Subordonné à l’argument, le pathos devient non seulement un élément dans

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Cicéron, Or., 208. Cicéron, Or., 63-64. 157 Aristote, Rhét., III, 1408a 30-31. 158 Aristote, Rhét., III, 1408a 16-19. 159 Voir P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 76-77. 160 P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 99. 161 Aristote, Rhét., III, 1408a 19-25. 162 Aristote, Rhét., III, 1356a 14. 163 E. Garver, « La découverte de l’éthos chez Aristote », dans Ethos et Pathos, le statut du sujet rhétorique, éd. F. Cornilliat et R. Lockwood, Paris, 2000, p. 17. 156

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un système rationnel de production, mais il est de plus sujet aux critères rationnels et normatifs de la convenance »164. Chez Cicéron, le pathos n’est plus soumis à la raison, il est un débordement d’émotions. Toutefois, l’orateur doit, au préalable, se doter d’un caractère digne165 et plein d’humanité166. C’est seulement lorsque son public est conquis qu’il peut s’enflammer167. Ainsi, le principe de convenance reste au cœur de la théorie cicéronienne du pathos. Dans ce cadre, le rythme et le jeu oratoire contribuent pleinement au pathos en représentant, de façon adaptée, la réalité. Dans le De Oratore 168, Antoine fait le compte-rendu de sa défense de Manius Aquilius, et éclaire ce processus mimétique complexe qui conduit l’auditoire à ressentir des émotions, notamment de la pitié. Tout d’abord, il est indispensable, selon lui, que l’orateur soit lui-même pris de pitié pour son client169. De cette pitié naît un discours approprié au sujet, capable de représenter les émotions et d’alimenter, par un effet de rétroversion, la pitié de l’orateur. Saisi d’un sentiment d’empathie, l’auditeur ressent à son tour de la pitié. Antoine insiste en outre sur l’importance du jeu et de la théâtralisation. Bien que l’émotion soit censée être sincère170 et se distinguer de l’émotion jouée par l’acteur171, elle n’en est pas moins mise en scène. Antoine raconte qu’il a ainsi dévoilé des cicatrices d’Aquilius172 et rencontré par ce procédé un énorme succès. Selon la théorie de Cicéron, la raison en est que le jeu a naturellement une puissance émotionnelle tellement forte qu’il parvient à fléchir tous les hommes, quel que soit leur profil socioculturel et même quelle que soit leur langue173. Par cette mise en scène, l’orateur pousse véritablement le procédé de mimesis jusqu’à ses dernières limites au point de 164

E. Garver, « La découverte », p. 17. Voir Quintilien, Inst., I, 10, 31 ; P. Galand-Hallyn, « Le statut du sujet », p. 40-49 ; J. Dangel, « La musique », p. 58 ; A. Michel, Les rapports de la rhétorique et de la philosophie dans l’œuvre de Cicéron : recherches sur les fondements philosophiques de l’art de persuasion, Louvain, 2003 (1960), p. 268-270. 166 Cicéron, De Or., II, 182-184 ; 212. 167 Voir Cicéron, De Or., II, 200 ; Or., 99. 168 Cicéron, De Or., II, 194-196. 169 Cette pitié est suscitée par le décalage entre le souvenir qu’Antoine a d’Aquilius à l’époque où celui-ci était consul (-101), commandant en chef ayant combattu la Guerre Servile en Sicile et admiré par le Sénat, et la situation contemporaine au procès (-98) lorsqu’il est accusé de corruption. 170 Voir Cicéron, De Or., II, 188-191 ; 195 ; III, 220 ; Brut., 93 ; Or., 133 ; Quintilien, Inst., VI, 2, 26. 171 Voir G. S. Aldrete, Gestures and Acclamations, p. 54. 172 Cicéron, De Or., II, 195-196. 173 Cicéron, De Or., III, 222-223. 165

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brouiller la frontière entre théâtre et rhétorique. Comme les cantica du théâtre, la parole oratoire joue ainsi sur les facultés mimétiques et émotionnelles de la voix et du geste : « Dictio et actio se conjuguent en une hypotypose de l’évidence expressive et émotionnelle »174. Or, le rythme du style périodique n’est pas le mieux adapté à la représentation des émotions175 ; du fait de son caractère extrêmement soigné, il suscite davantage l’admiration et le plaisir de l’oreille que la pitié ou la colère. Le style haché, en revanche, du fait qu’il repose sur l’emploi de segments courts, peut être chargé de véhémence. Il suscite dès lors la pitié, en instaurant un débit comme entrecoupé de sanglots176, ou bien la colère. Dans ce dernier cas, les incises et les membres sont comparés par Cicéron à de petits poignards177 qui permettent à l’orateur de porter des coups178 pour accuser ou réfuter179. Le rythme soutient donc les deux piliers sur lesquels repose le pathos : le naturel et la vivacité. Le naturel donne à la mimesis son caractère de vérité. La mise en scène et l’incarnation par la personne même de l’orateur d’une émotion sincère sont en effet soutenues par un discours dont le rythme est d’autant plus efficace qu’il se fait oublier. La vivacité, rendue visible par l’actio et audible par la brièveté des segments et les effets de symétrie, confère à cette mise en scène une grande force d’évocation. « On en arrive ainsi au constat, paradoxal selon nos conceptions modernes, que, chez les rhéteurs antiques, l’objectivité (l’authenticité ou la vraisemblance) d’une description (ou disons, plus largement, d’une représentation) n’est garantie que par sa subjectivité même, à condition, bien sûr, que le sujet en question incarne l’homme de bien et le citoyen vertueux »180. 5. Rythme et jugement auditif Si l’orateur veut parvenir à fléchir ses auditeurs, il faut que le rythme de son discours passe l’épreuve du jugement que les oreilles émettent en 174

J. Dangel, « La musique », p. 51. Cicéron, Or., 209. 176 Voir les exemples donnés par Cicéron (Cicéron, De Or., II, 214-217) et l’analyse de Jacqueline Dangel (« La musique », p. 53). 177 Cicéron, Or., 224. 178 Cicéron, Or., 226. 179 Voir Cicéron, Or., 225 : « Incisim autem et membratim tractata oratio in ueris causis plurimum ualet, maximeque iis locis cum arguas aut refellas (Le style haché est le plus efficace dans les causes réelles, en particulier lorsque l’on accuse ou que l’on réfute) ». Voir aussi Cicéron, De Or., II, 212 ; Démétrios de Phalère, Du Style, 7 ; Denys d’Halicarnasse, Isocr., 2, 30-36 ; L. Laurand, Études sur le style, p. 139. 180 P. Galand-Hallyn, « Le statut du sujet », p. 41. 175

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fonction du plaisir (uoluptas) ressenti lors de la prestation. Les règles rythmiques ne sont pas établies en fonction d’un système abstrait, mais bien en relation avec les attentes esthétiques de l’auditeur. La perception du rythme, notamment chez un public ignorant de l’éloquence, repose sur un processus intuitif et irrationnel dont Cicéron, Quintilien et Augustin témoignent. Tout d’abord, Cicéron établit une distinction entre deux catégories de perception : la perception rationnelle des idées et la perception sensorielle de la forme du discours. Sed quia rerum uerborumque iudicium in prudentia est, uocum autem et numerorum aures sunt iudices, et quod illa ad intellegentiam referuntur, haec ad uoluptatem, in illis ratio inuenit, in his sensus artem181.

Ce passage de l’Orator est essentiel pour bien comprendre la manière dont Cicéron appréhende la perception du rythme. Il met en évidence un système dichotomique mettant en regard les deux catégories de perception qui ont chacune pour objectif d’émettre un jugement (iudicium). Le jugement faisant appel à l’intellect et à la raison touche le contenu du discours, notamment la validité ou non de l’argumentation élaborée par l’orateur. Le jugement faisant appel aux sens et en particulier au plaisir auditif concerne les sons et les rythmes, c’est-àdire la musicalité du discours. Le premier jugement est donc fondé sur la satisfaction intellectuelle que procure un raisonnement bien construit et un choix réfléchi des mots, le second sur le plaisir auditif suscité par l’euphonie et l’eurythmie du discours. À ces deux catégories de perception sont associés deux types d’auditeurs, le connaisseur et l’ignorant : « Voilà pourquoi les érudits saisissent le système de la composition, tandis que même les gens sans instruction en saisissent le plaisir »182 . Cette phrase de Quintilien est construite sur des antithèses opposant les connaisseurs (« docti ») et les ignorants (« indocti ») et ce que chacun perçoit de la composition (« compositio ») qui résulte de la segmentation rythmique : le système (« ratio ») et le plaisir (« uoluptas »). Ce qui est intéressant, c’est que dans les deux cas, le verbe faisant référence à la perception est « intellegere ». Ainsi, qu’il soit connaisseur ou ignorant, l’auditeur perçoit le rythme en lui confèrant du sens. L’emploi

181 Cicéron, Or., 162 : « Puisque le jugement des faits et des mots repose sur une compétence intellectuelle, ce sont les oreilles qui sont les juges des sons et des rythmes ; les premiers se rapportent à l’intelligence, les seconds au plaisir ; dans les premiers, c’est la raison qui trouve l’art, dans le second, les sens ». 182 Quintilien, Inst., IX, 4, 116 : « Ideoque docti rationem componendi intellegunt, etiam indocti uoluptatem ».

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de ce verbe révèle, discrètement il est vrai, une conscience claire de la distinction entre la sensation pure et la perception. Selon Quintilien, seuls les connaisseurs saisissent les rouages du rythme. Concernant à proprement parler la composition (compositio), ils en identifient chaque segment et en reconnaissent la structure interne. Ils appliquent le jugement de la raison à la musicalité du discours, car ils sont en possession des mêmes connaissances rhétoriques que l’orateur. Les ignorants, en revanche, n’ont pas ces connaissances préalables. Ils ont une perception plus globale de la segmentation, appréciée en fonction du plaisir qu’elle procure. La théorie d’Augustin fait également état de deux perceptions du discours, celle des gens cultivés et celle des illettrés, témoignant ainsi des difficultés pour l’élite chrétienne à diffuser le message biblique auprès du peuple183. Comprendre comment fonctionnait la perception du rythme dans l’Antiquité tardive suppose donc de prendre en considération ce témoignage et de « s’interroger sur les phénomènes de conscience linguistique à travers les problèmes de la communication »184. On observe à cet égard que la théorie de communication développée par Augustin s’inscrit dans la continuité de la rhétorique classique : le soin apporté à la segmentation rythmique est un bon moyen pour le prédicateur de toucher son public, car tous y sont sensibles, même les ignorants. Porro autem qui nouit, agnoscit quod ea caesa, quae commata Graeci uocant, et membra et circuitus, de quibus paulo ante disserui, cum decentissima uarietate interponerentur, totam istam speciem dictionis, et quasi eius uultum, quo etiam indocti delectantur mouenturque fecerunt185.

Augustin se livre à cette réflexion au moment de commenter un passage de la Bible186. Il fait appel à la tradition oratoire classique, comme le suggèrent sa terminologie (caesa, membra, circuitus) et l’allusion faite aux Grecs. L’auditeur averti est celui qui a reçu l’enseignement de la paideia et qui connaît cette tradition oratoire187. Grâce à ce bagage 183 Voir Augustin, De Doctr. Chr., IV, 9, 23-10, 24 ; A. Cameron, Christianity and the Rhetoric, p. 5. 184 M. Banniard, Viva Voce, p. 33. 185 Augustin, De Doctr. Chr., IV, 7, 13 : « De plus l’auditeur averti reconnaît que ces incises, que les Grecs appellent commata, ces membres de phrases, ces périodes dont j’ai parlé un peu plus haut, du fait qu’ils sont distribués avec une variété extrêmement harmonieuse, ont donné au discours toute cette belle configuration, et pour ainsi dire son visage qui charme et fléchit même les ignorants ». 186 2 Cor., 11, 6. 187 Voir A. Cameron, Christianity and the Rhetoric, p. 75.

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culturel, il est à même de reconnaître par une opération intellectuelle le fonctionnement de la segmentation rythmique du passage. Sa perception lui permet d’apprécier l’utilisation des outils oratoires qui donne au discours sa configuration, que Cicéron mentionnait sous le terme « forma », et qui doit répondre au principe de la uarietas : pour être réussi, le rythme doit être varié. L’auditeur ignorant, en revanche, n’a pas bénéficié de cet enseignement et ne peut percevoir le rythme qu’à l’aide de ses sens. L’usage de la raison ne lui est d’aucune utilité, car il ne peut faire appel à aucune connaissance propre à lui donner les critères de jugement. La force du rythme est de pouvoir toucher ces deux types d’auditoire ; dans ce cadre, il est un outil irremplaçable dans l’entreprise de conversion. Le rythme oratoire, comme le rythme de la poésie chantée, se fonde sur la reconnaissance irrationnelle et intuitive de la répétition. Cette prévisibilité peut tout d’abord toucher la longueur des segments. La perception du rythme oratoire, comme celle du rythme poétique, est ainsi déterminée par « la mesure des oreilles et la reconnaissance empirique du déroulement régulier des segments »188. Elle ne peut s’effectuer en dehors de ce cadre référentiel. Pour les Anciens, ce sens de la mesure est inné, commun à tous les hommes189. Il est le fait simplement de l’audition chez l’ignorant190 ; il est accompagné par l’intellect chez le connaisseur191. Tout ce qui coïncide avec cette mesure est perçu comme un rythme192 . Au contraire, tout ce qui lui échappe aboutit à l’arythmie. Dans la conception antique selon laquelle il existe un sens de la mesure naturel et universel, point de référence du rythme, n’importe quel auditeur, à condition qu’il ne soit pas sourd, est capable d’évaluer une séquence rythmique. À l’époque de Cicéron, les réactions vives de la foule au théâtre, provoquées par une erreur de scansion, en sont une manifestation emblématique193. N’importe quel auditeur est

188 Quintilien, Inst., IX, 4, 114 : « Aurium mensura et similiter decurrentium spatiorum obseruatione ». Voir R. L. Crocker, « Musica Rhythmica », p. 8 ; J. Cousin, Études sur Quintilien, p. 528-529 ; W. S. Allen, Accent and Rhythm, p. 97 ; J. Luque Moreno, Arsis, p. 34-35. 189 Sur l’arrière-plan philosophique et notamment stoïcien de cette conception d’une mesure naturelle et commune à tous, voir A. Michel, Les rapports, p. 345 ; 349. 190 Voir Cicéron, De Or. III, 195-196. 191 Voir Cicéron, Or., 177 : « Aures enim uel animus aurium nuntio naturalem quandam in se continet uocum omnium mensionem (Les oreilles ou l’esprit informé par les oreilles contiennent en eux une certaine mesure naturelle de tous les sons) ». 192 Voir Cicéron, Or., 67. 193 Cicéron, Or., 173.

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aussi capable d’anticiper la longueur des membres et des périodes. Si elle est trop longue ou trop courte par rapport à la mesure attendue, la stratégie oratoire est mise en péril. On trouve ce constat chez Aristote : Τὸ μὲν γὰρ μικρὸν προσπταίειν πολλάκις ποιεῖ τὸν ἀκροατήν (ἀνάγκη γὰρ ὅταν, ἔτι ὁρμῶν ἐπὶ τὸ πόρρω καὶ τὸ μέτρον οὗ ἔχει ἐν ἑαυτῷ ὅρον, ἀντισπασθῇ παυσαμένου, οἷον πρόσπταισιν γίγνεσθαι διὰ τὴν ἀντίκρουσιν)194.

L’auditeur s’élance comme pour une course dont il voit la ligne d’arrivée ; il en connaît par avance la mesure. Tout ce qui échappe à cette mesure sonne faux sur le plan rythmique. L’emploi du terme « ἀντίκρουσις » est à cet égard significatif : arrêter un membre ou une période avant la fin attendue, c’est comme marquer la battue (κροῦσις) trop tôt. Or, donner à l’auditeur la possibilité de pouvoir prévoir ce qui vient est, selon Aristote, un moyen efficace pour lui procurer du plaisir et le persuader195. Par conséquent, la perception rythmique repose sur une interaction complexe entre la perception sensorielle et la quantification de l’objet perçu. L’auditeur élabore à partir de ce processus un jugement esthétique. Voici ce qu’en dit Quintilien : Optime autem de illa iudicant aures, quae plena sentiunt et parum expleta desiderant, et fragosis offenduntur, leuibus mulcentur, [et] contortis excitantur, et stabilia probant, clauda deprendunt, redundantia ac nimia fastidiunt196.

Le jugement que les oreilles portent sur le rythme repose donc sur une appréciation intuitive, sensorielle et approximative197 de la mesure qui permet de déterminer en fonction de l’effet produit et du ressenti si les segments se situent bien entre les deux extrêmes intolérables : le trop long et le trop court. C’est donc, ici encore, le respect d’un meson qui 194 Aristote, Rhét., III, 1409b 17-22 : « Car l’abrègement heurte souvent l’auditeur : cela arrive nécessairement lorsque ce dernier prend son élan pour une mesure, dont il a en lui la borne, et qu’il est poussé en arrière par l’arrêt [intempestif du déroulement de l’énoncé], comme une battue heurtée trop tôt ». Voir aussi Démétrios de Phalère, Du Style, 4. 195 Voir Aristote, Rhét., III, 1409b 4. 196 Quintilien, Inst., IX, 4, 116 : « Ce sont les oreilles qui jugent le mieux [de l’agencement de la prose], car elles sentent ce qui est bien rempli, et se sentent frustrées par ce qui ne l’est pas assez ; elles sont choquées par les [sons] rugueux, et apaisées par les [sons] doux ; elles se laissent entraîner par les [rythmes] impétueux, apprécient les [rythmes] stables ; elles saisissent [les segments] boîteux et sont écœurées par ceux qui sont trop longs et excessifs ». 197 Voir E. Darbellay, « Les masques du temps » dans Le temps et la forme. Pour une épistémologie de la connaissance musicale, éd. E. Darbellay, Genève, 1998, p. 206-207.

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est à la source du plaisir auditif et d’un jugement favorable, manifesté par les cris d’admiration et les applaudissements. La prévisibilité du rythme peut également toucher les combinaisons elles-mêmes. Lorsque celles-ci se répètent, elles constituent des motifs ou formules aisément perceptibles. Ce procédé est au fondément de la poésie formulaire198 : la formule est « une séquence en même temps variable et soumise à des contraintes qui lui assurent une certaine stabilité »199. L’auditeur, sans avoir besoin d’en analyser les composantes internes, en perçoit la configuration et la reconnaît intuitivement. Dans la prose, les combinaisons rythmiques initiales et conclusives, dont la fonction structurelle est évidente, peuvent être assimilées à des formules : elles sont susceptibles de se répéter dans un même discours ou bien d’un discours à l’autre. Les clausules notamment correspondent à des schémas de longues et de brèves bien définis et aisément identifiables. L’orateur doit néanmoins s’attacher à produire des effets de surprise, qui viennent agréablement bouleverser les attentes du public, sans rompre ce cadre référentiel200. Cicéron relate une anecdote à ce sujet : Crassus aurait rencontré un immense succès en achevant une période sur un dichorée (– ∪ / – ∪) alors que le public attendait à cet endroit un dispondée (– – / – –), pensant que la période s’achèverait comme le membre précédent201. De même que la reconnaissance de la mesure nécessite un retour en arrière sur ce qui vient d’être entendu, de même la reconnaissance des combinaisons rythmiques suppose un temps d’arrêt, après la clausule : Magis tamen et desideratur in clausulis et apparet, primum quia sensus omnis habet suum finem, poscitque naturale interuallum quo a sequentis initio diuidatur, deinde quod aures continuam uocem secutae, ductaeque uelut prono decurrentis orationis flumine, tum magis iudicant cum ille impetus stetit et intuendi tempus dedit202 .

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Voir G. A. Kennedy, Classical Rhetoric, p. 5. J. Molino, « Expérience et connaissance de la musique à l’âge des neurosciences », dans Le temps et la forme. Pour une épistémologie de la connaissance musicale, éd. E. Darbellay, Genève, 1998, p. 267. 200 Voir Aristote, Rhét., III, 1408b 23-26. 201 Voir Cicéron, Or., 214. 202 Quintilien, Inst., IX, 4, 61 : « Cependant, le rythme est davantage préconisé et visible dans les clausules, tout d’abord parce que tout sens a sa propre fin et réclame naturellement un temps d’arrêt qui le sépare du suivant, ensuite parce que les oreilles, après avoir suivi un son continu et avoir été conduites pour ainsi dire sur le fleuve du discours, jugent d’autant mieux que cet élan s’arrête et leur accorde du temps pour avoir une vue d’ensemble ». 199

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Quintilien affirme ici l’importance de la charnière rythmique que constitue la clausule. Comme nous l’avons évoqué, elle marque la fin d’une unité de sens (sensus) et se matérialise par une pause (interuallum). Cette pause est essentielle non seulement pour signifier à l’auditeur que l’unité de sens est achevée, mais aussi pour lui permettre de percevoir parfaitement le rythme. En effet, les oreilles ne perçoivent d’abord qu’un flux continu de sons. Comme nous l’avons vu, cette théorie est présente dès Aristoxène. Par un mouvement rétrospectif, l’auditeur organise mentalement les sons mémorisés et identifie les combinaisons rythmiques. Ajoutons toutefois que Quintilien, contrairement à Aristoxène, ne fait nulle part mention d’une quelconque opération de l’intellect. Cette reconnaissance s’effectue, selon lui, de façon intuitive et naturelle, en fonction uniquement du ressenti auditif. La situation dont témoigne Cicéron n’est pas la même que celle de l’époque d’Augustin. En effet, au temps de Cicéron, même les ignorants disposent d’une connaissance préalable : les quantités syllabiques. Celles-ci sont un critère qui leur permet notamment de différencier les morphèmes. Au temps d’Augustin, ces quantités tendent à s’estomper au profit de l’accent dans la langue courante. Certains mots, même prononcés correctement, risquent donc d’être confondus (par exemple ōs « bouche » et ŏs « os »203). Il serait inexact de penser que les « oreilles africaines »204 ne sentent pas la différence entre un son bref et un son long ; mais cette différence n’est plus un critère de différenciation, elle n’est plus associée à la langue latine. Autrement dit, Augustin suggère que la perception intuitive fondée sur le sens inné de la mesure et la reconnaissance des formules s’applique même aux données élémentaires de la langue que les auditeurs ignorants ne connaissent plus. Le dialogue du De Musica est sur ce point emblématique. Si le Disciple a reçu l’enseignement du grammairien205 et reconnaît les différentes combinaisons de longues et de brèves qui constituent les pieds, à condition qu’elles ne soient pas trop étendues206, il avoue son ignorance concernant les quantités syllabiques à proprement parler. Les différentes valeurs de temps qu’il perçoit ne sont donc pas liées, pour lui, à la nature quantitative

203 Augustin, De Doctr. Chr., III, 3, 7 ; IV, 10, 24. Sur cet exemple voir M. Banniard, Viva Voce, p. 41. 204 Augustin, De Doctr. Chr., IV, 10, 24 : « Afrae aures de correptione uocalium uel productione non iudicant » (Les oreilles africaines n’émettent pas de jugement sur l’abrègement ou l’allongement syllabique). 205 Voir Augustin, De Mus., I, 1, 1. 206 Voir Augustin, De Mus., I, 1, 1.

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de la langue latine. Elles sont simplement des valeurs rythmiques207. Or, l’ignorance des quantités ne l’empêche pas d’apprécier la déclamation d’un vers208. Sa perception est déterminée par le sens naturel de la mesure. Le Maître fait une expérience tout à fait révélatrice209 : dans le premier vers de l’Enéide (« Arma uirumque cano, Troiae qui primus ab oris »), il remplace « prīmŭs » par « prīmīs », mais en abrégeant le -is final (« prīmĭs »). Le Disciple ne repère pas le barbarisme car la mesure a été respectée. En revanche, si le Maître prononce correctement « prīmīs », la mesure est rompue, car elle contient cinq temps au lieu de quatre, et le Disciple perçoit aussitôt l’erreur. Cette expérience menée par le Maître suggère que nul n’est besoin de connaître les quantités syllabiques pour percevoir le rythme qui en découle. L’auditeur de l’Antiquité perçoit donc le rythme en fonction d’un sens inné de la mesure et une reconnaissance intuitive des formules. Cette perception n’est nullement déterminée par une quelconque connaissance linguistique ; elle est uniquement musicale210. Elle peut néanmoins s’accompagner d’un processus de rationalisation dans le cas où l’auditeur est en possession des connaissances théoriques nécessaires. Celles-ci lui permettent alors d’identifier les combinaisons rythmiques avec plus de précision. C’est du moins le constat auquel parviennent Cicéron et Augustin à la lumière de leur expérience. Il est tout à fait intéressant de voir que ce constat est validé par les expériences modernes de la psychoacoustique. À la suite de plusieurs expériences menées sur un échantillon large de sujets211 visant à comprendre comment s’effectue la reconnaissance de séquences de sons distincts, appelées patterns, les chercheurs en psychoacoustique ont mis en lumière deux types de perception. Le premier se fonde sur la « reconnaissance de patterns holistiques »212 . Autrement dit, cette perception ne réclame pas la connaissance préalable de la séquence de sons, mais suppose « la reconnaissance globale de patterns entiers sans qu’il soit besoin de recourir à leur décomposition en éléments »213. Cette perception intuitive et 207

Augustin, De Mus., II, 1, 1. Augustin, De Mus., II, 2, 2. 209 Voir Augustin, De Mus., II, 2, 2. 210 D’ailleurs le rythme peut émouvoir un auditeur alors même qu’il ne repose pas sur un texte. Voir Quintilien, Inst., IX, 4, 11-12 ; J. Dangel, « La musique », p. 54. 211 Voir R. M. Warren, « La perception des séquences acoustiques : intégration globale ou résolution temporelle ? », dans Penser les sons. Psychologie cognitive de l’audition, éd. S. Mc Adams et E. Bigand, Paris, 1994, p. 41-52. 212 R. M. Warren, « La perception », p. 53. 213 R. M. Warren, « La perception », p. 53. 208

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globale constitue « le stade initial de la compréhension de la parole et de la reconnaissance de thèmes mélodiques »214. Elle est celle en particulier des auditeurs illettrés, incapables de distinguer les phonèmes215, mais parfaitement réceptifs à la musicalité et au rythme de la langue. Le second type de perception, en revanche, nécessite une connaissance préalable de la séquence ou bien la maîtrise de certains outils. De fait, il se caractérise par l’ « identification directe des composants et de leur ordre »216. Or, les expériences ont montré que ce second type de perception n’est pas nécessaire dans la perception du rythme. En d’autres termes, son absence n’enlève en rien le plaisir que l’auditeur peut ressentir à l’écoute de telle ou telle séquence217. On reconnaît dans ces deux types de perception la distinction commune à Cicéron et Augustin entre la perception de l’ignorant (indoctus) et celle du connaisseur (doctus). On est dès lors en droit de se poser la question suivante : comment la fonction émotionnelle et persuasive du rythme, exploitée par la rhétorique classique, trouve-t-elle sa place dans le contexte chrétien ? 6. Rythme et conversion dans le chant liturgique chrétien Même si l’on peut apporter certaines réserves sur ce point, il apparaît assez nettement que le chant chrétien accorde au texte une importance capitale. Cette importance s’explique par la fonction même du chant. Il s’agit avant tout de transmettre un texte, destiné à Dieu dans la prière, mais aussi à l’assemblée présente lors de l’office ou de la messe. À cet égard, l’exécution du chant se place dans un contexte énonciatif complexe, puisqu’il est adressé à des destinataires célestes et terrestres. Il a en outre pour vocation d’agir sur autrui, par exemple à s’attirer la miséricorde de Dieu ou bien à convertir un auditoire. Sa fonction conative ne doit donc pas, à notre sens, être négligée : adressé à la foule, il ne manque pas de jouer un rôle essentiel dans le processus d’enseignement et de conversion et peut, à ce titre, constituer un outil indispensable dans l’éloquence chrétienne, en particulier dans la triade cicéronienne docere, delectare, flectere à laquelle Augustin attache tant d’importance. Le chant, comme la lecture du texte biblique, nourrit une visée pédagogique : il est destiné à l’assimilation d’un contenu théologique. Une 214

R. M. Warren, « La perception », p. 72. Voir R. M. Warren, « La perception », p. 69-70. 216 R. M. Warren, « La perception », p. 53. Voir aussi p. 72. 217 R. M. Warren, « La perception », p. 73 ; M. Baroni, « Règles d’écoute et règles de composition », dans De l’ écoute à l’œuvre, éd. M. Imberty, Paris, 2001, p. 94. 215

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segmentation claire des unités de sens successives, la matérialisation des charnières initiales et conclusives des segments importants ainsi que la mise en lumière des mots-clefs entrent parfaitement dans le cadre de cet enseignement (docere). En outre, comme la réflexion menée dans les traités antiques de musique et de rhétorique le montre, la persuasion ne suppose pas nécessairement de la part de l’auditoire l’exercice de la raison. Le fléchissement ( flectere) peut être également induit par un processus de séduction qui repose essentiellement sur le plaisir auditif (delectare). Augustin évoque ce plaisir dans un passage des Enarrationes in Psalmos qui mentionne le transfert bénéfique d’un plaisir profane à un plaisir proprement lié à la pratique du chant chrétien : « l’homme qui se délectait des chants frivoles et impurs se délecte à chanter un hymne à Dieu »218, à chanter un « chant nouveau »219. Après avoir rappelé la position d’Augustin, Isidore de Séville souligne encore plus clairement la force émotionnelle du chant : Nam in ipsis sanctis dictis religiosius et ardentius mouentur animi nostri ad flammam pietatis, cum cantatur, quam si non cantetur. Omnes enim affectus nostri, pro sonorum diuersitate uel nouitate, nescio qua occulta familiaritate excitantur magis, cum suaui et artificiosa uoce cantatur220.

Les mots de l’Écriture ont ainsi un pouvoir émotionnel bien plus fort dans le chant. L’emploi du verbe « mouere » renvoie au fléchissement de l’âme vers la foi par le biais de l’émotion. Il est significatif qu’Isidore emploie la métaphore du feu (« ardentius », « ad flammam pietatis »), récurrente dans la théorie cicéronienne pour évoquer l’embrasement de l’orateur, essentiel dans toute démarche pathétique221. L’exaltation dont il est question chez Isidore est néanmoins tournée vers un seul destinataire, Dieu. Cette ardeur est le fruit de deux mouvements apparemment contradictoires : la surprise et peut-être le désemparement de l’auditeur lors de l’écoute et un sentiment de familiarité. Or, la surprise est depuis Aristote considérée comme facteur d’admiration et de plaisir222 , théorie implicitement reprise par Isidore. D’autre part, il nous 218 Augustin, Enarrationes in Psalmos, PL 37, 1080 : « Quem delectabant cantica nugatoria et adulterina, delectet hymnum dicere Deo ». 219 Augustin, Enarr. Ps., PL 37, 1227-1228, 1779, 1866 : « canticum nouum ». 220 Isidore, Reg., PL 83, 742b-743a : « De fait, par les paroles saintes elles-mêmes notre esprit est fléchi vers la flamme de la piété avec plus d’ardeur religieuse lorsque l’on chante que lorsque l’on ne chante pas. En effet, toutes nos émotions, en raison de la diversité ou de la nouveauté des sons, par je ne sais quelle familiarité secrète, sont davantage stimulées lorsque l’on chante d’une voix suave et maîtrisée ». 221 Cicéron, De Or., II, 198-201. 222 Aristote, Rhét., III, 1404b 11-12.

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semble que cette familiarité énigmatique et secrète renvoie à la théorie platonicienne, reprise par Aristide Quintilien223, de l’analogie de l’âme et de la musique. L’âme de l’auditeur reconnaît une part d’elle-même dans la mélodie entendue. Plus exactement dans un contexte chrétien, la part divine de l’âme est directement touchée par la nature divine du chant ; ce sentiment d’analogie lui inspire alors un enthousiasme au sens propre du terme224. On peut enfin citer les termes très éloquents de Hugues de Saint-Victor au XII e siècle : « dans la contemplation, le goût d’une douceur extaordinaire se change en une joie et un plaisir total »225. Ainsi le plaisir sensoriel, auquel participe pleinement le chant, est-il considéré au Moyen Âge comme une composante essentielle de la conversion vers Dieu. Bien que le texte biblique n’ait pas le même statut qu’un discours de Cicéron et que, d’autre part, la conversion ne corresponde pas exactement au même processus que la persuasion oratoire, le chantre chrétien cherche donc également à procurer un plaisir auditif par la beauté de la mélodie afin de fléchir l’âme de son auditeur. La mélodie peut même parfois prédominer jusqu’à diluer le sens des mots eux-mêmes. Le cas le plus emblématique est celui du iubilus, c’est-à-dire de la longue succession de notes qui constitue un mélisme venant orner une seule syllabe : Quid est iubilare ? Gaudium uerbis non posse explicare et tamen uoce testari quod intus conceptum est et uerbis explicari non potest : hoc est iubilare. […] Et uidetis quasi inter cantica uerbis expressa exundantes laetitia, cui lingua dicendo non sufficit, quemadmodum iubilent, ut per illam uocem indicetur animi affectus, uerbis explicare non ualentis quod corde concipitur. Si ergo illi de gaudio terreno iubilant, nos de gaudio coelesti iubilare non debemus, quod uere uerbis explicare non possumus ?226

La réflexion qu’Augustin mène dans ce passage se concentre sur deux dialectiques : l’intérieur et l’extérieur, le verbal et le non-verbal. Le 223

Voir Aristide Quintilien, De Mus., II, 5, 14-22. Voir J. Stevens, Words and Music, p. 403. 225 Hugues de Saint Victor, De modo dicendi et meditandi libellus, PL 176, 879c : « In contemplatione mirae dulcedinis gustus totam in gaudium et iucunditatem commutat ». 226 Augustin, Enarr. Ps., PL 37, 1121 : « Qu’est ce que jubiler ? Ne pas pouvoir exprimer sa joie verbalement et témoigner cependant par sa voix de ce qui a été conçu en nous et qui ne peut être exprimé verbalement. Voilà ce que c’est de jubiler. […] Et vous voyez les gens qui, au cours des chants exprimés par des mots, débordent d’une joie pour laquelle la parole ne suffit pas : ils jubilent en sorte que par cette voix soit extériorisée leur émotion alors même que les mots ne peuvent exprimer ce que leur cœur a conçu. Si donc ces gens-là jubilent d’une joie terrestre, ne devons nous pas, nous, jubiler de la joie céleste que nous ne pouvons véritablement exprimer verbalement ? ». 224

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iubilus est un mode d’expression vocal non verbal qui permet au chanteur d’extérioriser son émotion. Ce procédé, inauguré dans les cantica profanes, doit être, selon Augustin, transféré dans la parole adressée à Dieu afin de témoigner d’une joie céleste. Le iubilus consiste en une vocalise qui peut être extrêmement longue et qui n’affecte qu’une seule syllabe ; ce procédé est notamment employé dans l’Alleluia227. Il a ainsi pour vocation de palier les lacunes du langage, incapable de témoigner d’une joie intense. Pour reprendre l’analyse de John Stevens, le iubilus s’oppose donc radicalement à la psalmodie. De fait, cette dernière « est régie par le son des mots », le iubilus « par le son de la musique »228. Celui-ci « est libre, créatif et, dans ses formes les plus abouties, déchargé dans un mouvement extatique de toutes les contraintes du texte – son genre attitré est l’Alleluia de la messe mais tous les chants mélismatiques semblent aspirer à cet état »229. Ainsi le iubilus a-t-il une fonction mimétique230 très forte dans la mesure où dépassant le strict cadre linguistique, il vise à donner à voir et surtout à entendre cet état extatique, manifestation de la conversion vers Dieu et preuve ultime que les mots ont touché leur but. Cette réflexion augustinienne sur le rapport entre les mots, l’émotion et le iubilus connaît une grande postérité au Moyen Âge, notamment chez Amalaire de Metz ou encore dans le traité anonyme de la Musica Enchiriadis au I X e siècle231. Par conséquent, l’influence de la rhétorique dans l’élaboration du chant chrétien se matérialise autant dans le soin porté à la dynamique verbale et la segmentation rythmique que dans la recherche de certains effets émotionnels sur l’auditoire. Il s’agit dans le chant de souligner le rythme des mots, surtout celui des mots importants, mais aussi de mettre en évidence les unités de sens du texte par des procédés issus de l’art oratoire, qui visent à démarquer par des motifs mélodiques et rythmiques les charnières des segments successifs. Exprimer par la mélodie la portée théologique du texte permet au chantre d’atteindre un triple objectif qu’il partage avec l’orateur et le prédicateur : apporter un enseignement (« docere »), procurer du plaisir à l’oreille (« delectare ») et, par le biais des émotions, conduire l’auditeur à une croyance (« flectere »). 227

Voir J. Stevens, Words and Music, p. 83 ; 304. J. Stevens, Words and Music, p. 304 : « [Psalmody] is dominated by the sound of words ; [iubilus] by the sound of music ». Voir les exemples donnés p. 304-306. 229 J. Stevens, Words and Music, p. 304 : The iubilus « is free, creative, and in its final forms ecstatically liberated from all the demands of a text – its characteristic genre is the Alleluia of the Mass, but all melismatic chants seem to aspire to this state ». Voir aussi D. Hiley, Western Plainchant, p. 130-237. 230 Voir J. Stevens, Words and Music, p. 306. 231 Voir J. Stevens, Words and Music, p. 402-403. 228

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Conclusion du chapitre Le rythme oratoire, tout comme le rythme musical, se définit en fonction de son exécution, des choix esthétiques que celle-ci suppose, déterminants dans la mise en place de règles de fonctionnement (ratio). Ces règles concernent aussi bien les sons que les silences, aussi bien la voix que le geste ; elles gouvernent en définitive toute la mise en forme du discours. Or, cette mise en forme fait partie prenante du sens. C’est par le rythme que le musicien ou l’orateur parvient à imprimer son empreinte au discours, à mettre en scène de façon jouée ou sincère sa subjectivité, notamment ses émotions, à toucher et fléchir (mouere, flectere) l’auditoire. À cet égard, la réflexion menée sur la fonction éthique et pathétique des rythmes dans la théorie musicale depuis Damon et Platon enrichit pleinement notre compréhension du numerus oratoire et plus largement de la théorie stylistique exposée dans la rhétorique cicéronienne. En effet, à chaque procédé rythmique est associé un effet émotionnel : selon la théorie grecque antique, dont témoigne Aristide Quintilien à l’époque impériale, les valeurs brèves, les modulations, un tempo rapide sont destinés à procurer des émotions fortes alors que les valeurs longues, une progression régulière et modérée conduisent l’auditeur au calme et à la pondération. Dans la rhétorique cicéronienne, cette théorie de l’ethos des rythmes prend un nouveau sens à la lumière de l’idéal viril que tout orateur respectable doit viser. Dans cette perspective, le rythme doit être matérialisé par une battue et des mouvements corporels pleins de retenue, bien différents du jeu de l’acteur comique. Les rythmes du discours ne doivent pas sautiller, mais exprimer la solennité du discours. Néanmoins, conformément à l’esthétique qu’il défend, Cicéron est partisan d’un rythme varié et fleuri. Il défend également l’usage des émotions (pathos) dans le discours, telles la pitié ou la colère. Le choix du rythme est alors déterminant puisqu’il s’agit, par une mise en forme réfléchie, d’élaborer un discours crédible et permasif qui permette à l’orateur d’avoir la mainmise sur ce qu’il y a de plus profond et de plus irrationnel chez son auditoire. À cet égard, Cicéron préconise l’emploi du rythme périodique pour éveiller l’admiration, et l’emploi du rythme haché pour provoquer des émotions violentes. Ainsi, le rythme est clairement associé au grand style, défini depuis Démétrios de Phalère par ces deux tendances : « l’une qui fait du grand style un style élaboré, provoquant tout à la fois l’admiration et l’agrément par sa beauté, laquelle provient de son caractère travaillé et de toutes sortes de procédés d’ornement. La seconde définit un style

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plus proche du style véhément, plus spontané, plus rude, plus irrégulier, qui secoue l’auditeur plus qu’il ne flatte son oreille »232 . Dès lors, pour que le discours ait l’impact escompté, la configuration (« forma ») du discours doit pouvoir être identifiée par tous, y compris par ceux qui n’ont reçu aucune formation oratoire ni même aucun enseignement. L’éloquence classique fait alors appel à des capacités perceptives innées, du moins appréhendées comme telles. Ces capacités sont mises à contribution lors de l’écoute du discours musical et oratoire : il s’agit de la reconnaissance intuitive de la mesure et des motifs, c’est-àdire des modules mélodiques ou rythmiques réitérés. Dans le discours politique, les unités de la chaîne parlée ne doivent donc pas s’éloigner de cette mesure naturelle ; les cadences métriques (clausules) des segments doivent également coïncider avec les motifs connus du public. Par conséquent, le rythme joue un rôle absolument essentiel dans la stratégie oratoire puisqu’il permet à l’orateur de mettre en place une interaction entre lui et son auditoire, interaction nécessaire à toute entreprise de persuasion. La portée éthique et pathétique du rythme latin est enfin une donnée essentielle dans la parole chrétienne. Augustin reconnaît la légitimité de la triade cicéronienne docere/delectare/flectere dans la prédication et dans le chant. Les outils rythmiques, en particulier l’agencement par segmentation en incises, membres et périodes, trouvent ainsi leur place dans la culture chrétienne. Ainsi, le numerus chrétien est bien l’héritier du numerus cicéronien. Toutefois, les siècles qui séparent l’âge d’or de la rhétorique latine et l’essor du chant chrétien, mais aussi ce transfert des techniques oratoires dans le discours musical supposent indubitablement des modifications profondes du rythme. En outre, comme en témoigne déjà Augustin, le rythme du chant chrétien est également issu d’autres pratiques, bien vivantes dans le milieu profane ou bien judaïque. L’influence de ces pratiques dépasse largement notre propos, mais il est bien apparu au sujet du iubilus que le chant chrétien doit, pour Augustin, user des mêmes outils que les cantica profanes. Bien que le chant chrétien célèbre une « joie céleste », distincte de la « joie terrestre » des païens, il vise également à procurer un plaisir auditif. C’est finalement autour de cette notion de plaisir que convergent la tradition savante de la rhétorique et la tradition orale du chant profane. L’insistance dans les traités médiévaux sur la relation entre le plaisir des sens procuré par le chant et le rapprochement de l’homme vers Dieu, ainsi que l’emprunt explicite des techniques oratoires destinées à produire un discours persuasif montrent bien que le chant chrétien contribue ainsi pleinement à la conversion des cœurs. 232

P. Chiron, Un rhéteur méconnu, p. 136.

CHAPITRE V

ANALYSE ET MODÉLISATION DU RYTHME OR ATOIRE LATIN Il s’agit à présent de proposer un système de segmentation rythmique destiné à une analyse opérationnelle du rythme de la phrase oratoire latine. À notre sens, une analyse est d’autant plus opérationnelle qu’elle repose sur des catégories simples et universelles qui permettent néanmoins une étude précise de l’objet. On n’ignore pas toutefois que l’analyse d’un phénomène musical ou littéraire pose un problème pour ainsi dire insoluble. Elle repose en effet sur la détermination de caractéristiques objectives de l’objet (le nombre et la disposition des syllabes brèves et longues dans un mot, la place de l’accent) et sur leur interprétation nécessairement subjective (quels sont les effets recherchés par l’orateur ou le musicien ?)1. Ce projet soulève une autre difficulté, propre à notre objet d’étude. Alors même que le rythme antique était fortement lié au contexte de l’oralité, il est à présent figé dans les écrits, dépouillé de sa réalité acoustique. En d’autres termes, il ne nous reste plus que la partition. Comment dès lors analyser un phénomène oral sur les seules sources écrites ? Comment analyser un phénomène oral lorsque l’on est privé de son écoute ?2 Plusieurs éléments fournissent – en partie du moins – des réponses. On dispose pour l’analyse de la phrase oratoire latine d’un matériel théorique de grande valeur, pour ainsi dire unique. Les auteurs anciens, notamment Cicéron, Quintilien, Augustin et Césaire d’Arles offrent un point de vue critique sur leur propre production ou sur la production d’autrui. Or, ils décrivent eux-mêmes le rythme comme un agencement par segmentation. En effet, la segmentation rythmique est un outil de composition, puisqu’elle est mise en place dès la création du discours, mais aussi un outil de perception, dans la mesure où l’auditeur doit remettre 1 Voir J.-M. Chouvel, « Analyse dynamique et écoute : modèle de l’œuvre ou métaphore du sujet ? », dans De l’ écoute à l’œuvre, éd. M. Imberty, Paris, 2001, p. 70 ; M. Imberty, « L’épistémologie du sens dans les recherches en psychologie de la musique », dans De l’ écoute à l’œuvre, éd. M. Imberty, Paris, 2001, p. 15-17. 2 Voir J.-M. Chouvel, « Analyse dynamique », p. 70. Concernant plus spécifiquement la diction latine, voir J. Dangel, « Les réécritures de la métrique grecque dans les tragédies d’Accius : des indices de diction ? », REL, 71 (1994), p. 55-72, p. 55.

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en forme le discours pour pouvoir l’assimiler. Ces deux points ont été étudiés plus haut. La segmentation est également une méthode d’analyse rythmique. La démarche qui consiste à analyser par segmentation un corpus décrit comme segmentation peut frapper par son caractère tautologique. Mais c’est cette dynamique de va-et-vient qui en fait toute la force opératoire, qui permet de mettre en place un véritable dialogue entre la théorie antique de la segmentation rythmique et la méthode d’analyse par segmentation. Il s’agira donc de répondre aux problèmes suivants : dans quelle mesure les catégories antiques alliées à des outils d’analyse employés aujourd’hui, notamment en musicologie peuvent-ils renouveler l’éclairage porté sur le rythme oratoire ? Que révèle l’analyse par segmentation du rapport entre musique et rhétorique, plus spécifiquement de la nature musicale du rythme oratoire latin ? L’une des difficultés est de mettre en perspective les catégories antiques, mais également la diversité de l’objet d’étude avec les exigences d’universalité que suppose une méthode d’analyse. En effet, les catégories (par exemple le pied, le levé et le frappé), même si elles portent souvent le même nom, voient leur référent se modifier en fonction des évolutions de la langue latine de l’Antiquité classique au Moyen Âge. Peut-on dès lors véritablement fonder un système d’analyse opérationnel sur des catégories mouvantes ? Peut-on appliquer un seul et même système d’analyse à plusieurs objets qui comportent des divergences ? 1. Problèmes et méthode Les études antérieures3 portant sur le rythme oratoire latin ont proposé plusieurs méthodes d’analyse, mais se sont pour la plupart concentrées sur les clausules, c’est-à-dire les portions métriques de la prose d’art. Néanmoins, quelques études ont tenté, parfois avec grand succès, de s’intéresser aussi à l’architecture rythmique de la phrase oratoire. On pense notamment à l’étude de Jacqueline Dangel (1982). Les résultats obtenus prouvent clairement l’importance de l’accent latin, mais aussi plus généralement de la portée rythmique du mot, des effets phoniques, de la structure syntaxique dans la prose de Tite-Live, et récusent une lecture strictement métrique (quantitative) du rythme latin. Toutefois, le lien entre l’analyse de la phrase musicale et l’analyse de la phrase oratoire reste à approfondir. On s’attachera donc à élaborer une méthode de segmentation opérationnelle pour l’ensemble de la 3 Pour un état de la recherche détaillé, voir B. Sträterhoff, Kolometrie und Prosarhythmus bei Cicero und Livius, Oelde, 1995, p. 1-48.

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phrase et à nourrir notre réflexion des résultats auxquels sont parvenus les musicologues dans leurs propres analyses. Le problème majeur est posé par le caractère non mesuré de la prose latine. De fait, contrairement au mètre et au rythme musical, le rythme de la prose ne s’appuie pas sur une pulsation, c’est-à-dire une battue strictement régulière. La première conséquence touche à la diction elle-même. En l’absence de ce cadre référentiel, nul besoin de « tricherie articulatoire » puisque le principe même de monnayage4 n’a aucun sens dans un contexte non mesuré. En cela, la prose se fait plus proche du langage courant que la poésie. Sur ce dernier point, il conviendra d’ailleurs de s’interroger sur l’articulation entre rythme naturel et rythme stylisé. En second lieu, la question de l’isochronie devra être posée. En effet, Cicéron mentionne deux cas de figures : « des intervalles égaux ou bien inégaux »5. Cela signifie que le rythme de la prose peut effectivement suivre une battue régulière, mais pas nécessairement. D’autre part, Cicéron et Quintilien insistent tous deux sur la nécessité pour l’orateur de varier le rythme, notamment de ne pas le soumettre à une battue continue. Ainsi le rythme doit-il être constamment soumis au principe de varietas, sans pour autant passer complètement inaperçu, car un rythme doit être perçu, même intuitivement, pour se réaliser pleinement. Cette règle d’or permet au rythme oratoire de se distinguer du rythme musical6. Dans cette optique, il conviendra de distinguer nettement l’isochronie de la proportionnalité, cette dernière impliquant une régularité qui n’est pas obligatoirement métronomique. Cette régularité peut en effet être aussi bien quantitative que qualitative, elle peut autant toucher le décompte des temps que la matière verbale elle-même. Pour reprendre les termes de Jacqueline Dangel, « à l’isochronie des mesures, due à la reprise de pieds métriques définis avec rigueur, [l’orateur] peut ainsi substituer des correspondances verbales plus libres, mais rendues obligées et aisément repérables par des récurrences d’ordre phonique, morphologique, sémantique ou même syntaxique7 ». Ainsi, en dépit de son caractère non mesuré, le rythme de la prose doit être soumis à des règles régissant à la fois son élaboration lors de la composition du discours et sa perception. Ces règles sont en partie issues de la théorie musicale et justifient, par là même, une analyse se nourrissant des méthodes adoptées de nos jours en musicologie. 4 5 6 7

Voir J. Dangel, « Les réécritures », p. 55-56. Cicéron, De Or., III, 186. Voir J. Luque Moreno, Arsis, p. 40. J. Dangel, La phrase oratoire, p. 129.

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La perspective analytique et inductive nous semble la plus appropriée à notre objet. C’est ainsi que Jacqueline Dangel a procédé dans son ouvrage consacré à la phrase de Tite-Live : « une démarche inductive est nécessaire, supposant que l’on parte de l’observation des faits, c’est-à-dire des réalités rythmiques contenues dans le texte même des discours et de la narration »8. Ainsi, en élaborant des catégories d’analyse dans le respect des témoignages antiques, on proposera un modèle, autrement dit un système de paramètres permettant de rendre compte du fonctionnement d’un objet, en l’occurrence du déroulement rythmique de la phrase oratoire latine. Ce modèle doit être assez flexible pour pouvoir tenir compte de la diversité qui caractérise notre corpus (Cicéron, Augustin et Césaire d’Arles). On s’attachera néanmoins à lui conférer une objectivité suffisante pour qu’il puisse être opérationnel quel que soit l’exemple choisi. Tout d’abord, si le rythme oratoire est fortement tributaire de la pratique musicale, il soutient avant tout un texte. L’analyse du rythme oratoire ne peut donc en aucune façon faire abstraction des données linguistiques et sémantiques. En d’autres termes, elle prendra toujours en considération l’interaction dans le discours entre musique et langage9, entre rythme et sens. Ainsi, toute analyse rythmique devra s’interroger préalablement sur le contexte linguistique, la nature même du discours déclamé, mais également sur le sens porté par ce discours et les intentions de l’orateur ou du prédicateur. Il est certain qu’on ne peut analyser de la même façon un discours de Cicéron et un sermon d’Augustin ou de Césaire. Néanmoins, cela ne signifie pas nécessairement une modification profonde des outils d’analyse. L’enjeu de cette étude est, comme nous l’avons indiqué, de mettre en place un modèle d’analyse à la fois objectif et flexible. Ensuite, contrairement à ce que prétend Albert W. De Groot, il nous semble indispensable de « présumer une hypothèse sur la nature du rythme de la prose »10 car c’est en fonction de cette hypothèse que la méthode d’investigation est déterminée. Il reste que cette hypothèse doit évidemment être validée par la théorie antique elle-même. Or, la distinction entre rythme haché et rythme périodique repose sur des caractéristiques définies dans l’Antiquité. Le rythme haché est élaboré à partir de segments courts, démarqués par de courtes pauses et structurés par les figures de symétrie (jeux 8

J. Dangel, La phrase oratoire, p. 127. Voir N. Ruwet, Langage, musique, poésie, Paris, p. 53 ; « Methods of Analysis in Musicology, translated and introduced by Mark Everist », Music Analysis, 6 (1987), p. 35. 10 A. W. De Groot, La prose métrique des Anciens, Paris, 1926, p. 23. 9

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d’isochronie, de rimes, d’antithèses, de parallélismes). Cela implique une prédominance du mot dont la portée rythmique est essentielle. Cette autonomie du mot latin, soulignée notamment par Jean Soubiran et Jacqueline Dangel11, rend le style haché proche du langage quotidien, de l’oratio soluta, même si la fréquence des pauses, propre au rythme haché, donne au débit une allure particulière. En faisant de chaque mot un « module rythmique et référentiel »12 , autrement dit un pied, le rythme haché confère au discours une allure à la fois naturelle et stylisée13. L’accent de mot, essentiel, joue alors le rôle d’un sommet rythmique. Il a donc une fonction culminative. Le rythme périodique est davantage fondé sur un débit fluide visant à une diction enchaînée, proche de l’oratio uincta. Les mots se succèdent dans un flux continu où interviennent plus rarement les pauses. L’accent reste néanmoins un marqueur rythmique de première importance, quelle que soit sa nature, mélodique ou intensive. Il est pour ainsi dire le seul élément susceptible d’introduire un discontinu aisément perceptible14. Par conséquent, c’est lui qui permet de marquer clairement le début des pieds. Dans ce contexte, il a principalement une valeur démarcative. La distinction entre le rythme haché et le rythme périodique est donc, à notre sens, absolument déterminante dans l’analyse du numerus oratoire, car elle détermine deux méthodes de segmentation. La première tient compte en priorité de l’autonomie rythmique du mot, la seconde du rôle démarcatif de l’accent. Par ailleurs, soulignons que l’analyse du rythme oratoire ne peut se limiter à un simple découpage des segments, même si ce dernier est bien entendu primordial. Elle doit viser à comprendre l’architecture d’ensemble, le fonctionnement à la fois linéaire et cyclique du rythme. En d’autres termes, il faudra s’attacher à mettre en évidence le déroulement syntagmatique du rythme, mais également les jeux de répétition, d’écho, de miroir qui confèrent au rythme sa cohésion et sa valeur expressive. En premier lieu, l’analyse consistera dans le repérage des marqueurs rythmiques linéaires qui introduisent un discontinu (quantitatif et qualitatif) et des démarcations15 : il s’agit des marqueurs syntaxiques (présence ou non de connecteurs), prosodiques (quantités, accents, groupes clitiques, présence de hiatus) et sémantiques (unités de sens). 11 J. Soubiran, Essai, p. 319-320 ; J. Dangel, « Les réécritures », p. 65 ; « De la métrique accentuelle », p. 176-177. 12 J. Dangel, « De la métrique accentuelle », p. 177. 13 Voir J. Dangel, « Les réécritures », p. 59. 14 R. Dumesnil, Le rythme musical, p. 123. 15 Voir J. Päll, Form, p. 60-61.

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Les marqueurs prosodiques soulèvent à cet égard des problèmes linguistiques touchant à la nature et à l’évolution de la langue latine. Ces marqueurs permettent de déterminer le découpage et la dynamique des segments suivant l’axe du temps. Tout d’abord, concernant le problème des élisions, deux solutions sont envisagées en fonction du style de l’extrait. Dans le rythme haché, chaque mot ou, du moins, chaque groupe clitique a un poids rythmique déterminant. Dans ce cadre, on a choisi de ne pas faire les élisions. Une exception cependant a été retenue, lorsque est est employé comme copule (« turp(e) est », « foed(um) est »). En outre, lorsqu’il y a un hiatus, on suppose la présence d’un silence, suivant le témoignage de Quintilien, ou bien d’une pause de sens. En revanche, comme le rythme périodique recherche avant tout le liant (« apte dicere »16), on est parti du principe que toutes les élisions y étaient marquées, sauf quand une pause de sens est susceptible de séparer deux mots. Ensuite, au sujet de l’accentuation, on a pris en considération plusieurs principes dont Jean Soubiran et Jacqueline Dangel font état. Tout d’abord, on a observé la règle de l’accent d’enclise avec -que. Rappelons la brièvement : lorsque la particule enclitique -que n’est pas élidée et que la syllabe précédente est longue, celle-ci porte l’accent17. C’est le cas par exemple pour « mercatorésque ». En revanche, il n’y a aucun déplacement d’accent dans « Itáliamqu(e) » à cause de l’élision. Enfin, suivant la démonstration et les conclusions de Jean Soubiran18, on considère que l’accent de mot, même en cas d’élision, n’est pas déplacé : « caelát(um) ». Par ailleurs, à la lumière du témoignage de Quintilien cité par Jacqueline Dangel19, on a considéré qu’une préposition suivie d’un mot iambique porte l’accent principal (« ád eos »). Quant aux accents secondaires (échos d’accents), on a également suivi les conclusions de Jacqueline Dangel : dans les mots de plus de trois syllabes, l’accent secondaire se situe sur la syllabe initiale20. Quand ce mot est précédé d’une préposition ou d’un proclitique, c’est eux qui portent l’accent secondaire. Toutefois, lorsqu’un mot atteint six syllabes – ce qui est rare mais le cas de figure s’est rencontré chez Augustin et Césaire – nos analyses tendent à montrer que, dans le cas d’un 16

Cicéron, Or., 232. Sur l’accent d’enclise avec -que non élidé, voir J. Soubiran, Essai, p. 316. 18 Voir Soubiran, L’ élision dans la poésie latine, Paris, p. 457-480 ; Essai, p. 322. 19 J. Dangel, La phrase oratoire, p. 286, à propos de Quintilien, Inst., I, 8, 27. 20 Sur l’accent secondaire, voir W. S. Allen, Accent and Rhythm, p. 188-190 ; J. Soubiran, Essai, p. 314-315. On suivra la position adoptée par Jacqueline Dangel (La phrase oratoire, p. 278) qui considère que l’accent secondaire des mots longs tombe systématiquement sur la syllabe initiale pour des raisons historiques et linguistiques. 17

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paroxyton, il y a un accent secondaire sur la première et la troisième syllabes (« praèdicàtiónis »), dans le cas d’un proparoxyton, il y a un accent secondaire seulement sur la deuxième syllabe (« beàtitúdinis »). Par ailleurs, du point de vue de la macrostructure, on peut considérer comme Eduard Fraenkel21 que chaque unité syntaxique forme un membre. Dans cette optique, une attention est portée plus particulièrement aux connecteurs logiques (conjonctions, pronoms toniques, balancements)22 . Mais il est difficile de déterminer les critères quantitatifs qui permettent d’établir une distinction entre incise et membre23. Il n’en reste pas moins que la prise en compte de la syntaxe ne peut être abandonnée ; elle peut en effet mener à des analyses tout à fait pertinentes, dans le sens où elle éclaire l’architecture d’ensemble de la phrase oratoire. Une autre manière de procéder, adoptée par Adolf Primmer24 et Thomas N. Habinek 25, consiste à identifier les clausules afin de délimiter les incises et les membres, hiérarchisées en fonction du type de clausule. Cette théorie a été remise en cause, notamment par Tore Janson26. Néanmoins, l’identification des clausules, c’est-àdire de leur configuration, de la place qu’y jouent l’accent de mot et l’ictus métrique, est indispensable à toute analyse rythmique, y compris dans les discours tardifs d’Augustin et de Césaire. Enfin, comme le souligne à juste titre Edgar Willems, l’une des difficultés majeures dans la délimitation des incises et des membres réside dans l’imbrication des différents niveaux de segmentation : « dans cette théorie, les groupes de 2, 3, 4, 5, et 6 unités forment les temps ou pieds, et ainsi de suite, par groupement, les temps forment des mesures, les mesures des côla et ceux-ci des phrases ou périodes pour aboutir à des formes complètes : strophes, cantilènes, odes, nômes, etc. Ceci en principe. Dans la pratique, il peut y avoir des chevauchements et un seul pied peut éventuellement constituer une mesure, celle-ci peut se confondre parfois avec le côlon, ainsi de suite »27. À la lumière des problèmes qui se sont posés et des solutions envisagées antérieurement, on propose donc le système suivant :

21

Voir B. Sträterhoff, Kolometrie, p. 6. Voir B. Sträterhoff, Kolometrie, p. 7-9. 23 Voir B. Sträterhoff, Kolometrie, p. 11. 24 Voir B. Sträterhoff, Kolometrie, p. 29-30. 25 T. N. Habinek, The Colometry of Latin Prose, Berkeley, Los Angeles, Londres, 1985, p. 16. Voir B. Sträterhoff, Kolometrie, p. 18. 26 Voir B. Sträterhoff, Kolometrie, p. 32. 27 E. Willems, Le rythme musical, p. 161. Voir également Habinek, The Colometry, p. 164 ; B. Sträterhoff, Kolometrie, p. 19 ; J. Päll, Form, p. 38 ; 55. 22

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– module référentiel : pied – unité sémantique dépendante sur le plan syntaxique : cellule (CL) – unité sémantique et syntaxique : section (SC) – phrase : séquence (SQ) Ce système repose en réalité sur la pratique des pauses telle qu’elle est établie par Quintilien28 et poursuivie durant le Moyen Âge. Une unité de sens dépendante syntaxiquement de son environnement immédiat est suivie d’une pause faible. Une unité de sens autonome sur le plan syntaxique peut être suivie d’une pause intermédiaire. Le sens complet, correspondant à la phrase, est clos par une pause forte laissant le loisir au public de réagir, d’applaudir et d’apprécier la clausule. Enfin, du point de vue de la microstructure, en vertu des principes exposés par Cicéron29 puis Quintilien30, tout pied simple devra compter au maximum trois syllabes. Les temps devront également observer un des trois rapports rythmiques recensés par la musique et la rhétorique antiques (rapports simple, double ou sesquialtère)31. Si le pied dépasse trois syllabes, il peut former un pied composé, c’est-à-dire un pied formé de plusieurs pieds32 , à condition qu’un accent secondaire permette de signaler le temps fort du second pied ; la présence d’un accent secondaire n’est cependant pas nécessaire dans les clausules où la répartition des longues et des brèves peut suffire à former un rythme. Par exemple, « mètu-énda » (∪ ∪ – ∪) est un pied composé d’un pyrrhique et d’un trochée. Néanmoins, cette règle peut être assouplie pour les deux péons (– ∪ ∪ ∪ et ∪ ∪ ∪ –) car ce sont des combinaisons courantes et aisément perceptibles par l’auditoire. Lorsque un segment de trois syllabes n’observe aucun rapport rythmique ou bien qu’un segment de plus de trois syllabes ne contient pas d’accent secondaire, on a envisagé la solution de l’anacrouse. Nous définissons cette dernière ainsi : le début du segment est placé en dehors de la battue, comme une prise d’élan. Par exemple « nouérca » forme un amphibraque (∪ – ∪), pied qui n’observe aucun genre rythmique (1/3 ou 3/1 n’est pas un rapport admis par les lois rythmiques). La solution consiste donc à mettre la syllabe initiale « no- » en anacrouse (« nŏ-/-uērcă/ »). Concernant la question épineuse de l’accent et du frappé (ictus), on prendra le parti de considérer en priorité l’accent, car dans l’éloquence oratoire, l’élé28 29 30 31 32

Quintilien, Inst., XI, 3, 35-39. Cicéron, Or., 218. Quintilien, Inst., IX, 4, 80. Cicéron, Or., 188. Quintilien, Inst., IX, 4, 95-96.

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ment principal est le texte, qui doit absolument se distinguer de la poésie chantée. À ce titre, le rythme oratoire se fonde principalement sur l’accent, tout comme le parler naturel. Ainsi, lorsque l’accent et le frappé ne peuvent en aucun cas coïncider, on a considéré que le rythme n’est marqué que par l’accent (rythme peu marqué) ; lorsque les deux peuvent au contraire s’attacher à la même syllabe, on a considéré que ce renforcement33 aboutit à un rythme très marqué, à la fois sur le plan vocal et gestuel. Dans un second temps, l’analyse s’attachera à repérer tous les marqueurs rythmiques répétitifs susceptibles de donner au développement une dimension cyclique. Il s’agit de tous les échos sonores (rimes, allitérations), des répétitions de mots à l’identique ou en polyptote, mais aussi de motifs, c’est-à-dire de modules rythmiques répétés. Ces marqueurs supposent la réversibilité du temps ; ils ne peuvent être perçus qu’a posteriori, par un processus de mémorisation et de rétrospection. Ils permettent enfin de déterminer dans quelle mesure la segmentation rythmique élabore une architecture d’ensemble délinéarisée. La segmentation rythmique lors de la prestation oratoire doit répondre aux prérogatives de la communication orale : elle doit faciliter la mémorisation du discours par l’orateur et la compréhension de ce discours par l’auditeur. De ce fait, le rythme oratoire repose sur la répétition de traits formels caractéristiques qui doivent à tout prix se conformer à la règle des genres rythmiques et être matérialisés par divers signaux acoustiques et visuels. Dans la mesure où des modules correspondant aux trois genres apparaissent de manière récurrente dans n’importe quel développement rythmique, nous les désignerons comme des motifs rythmiques. « Le motif rythmique peut être défini par analogie avec le type mélodique : une courte et caractéristique séquence d’articulations accentuées et non accentuées (ou brèves et longues), susceptible d’inclure des silences34 ». Dans notre modèle, le motif A correspond au genre égal ou dactylique (2/2) avec la variante (A’) qui repose sur rapport 1/1. Il s’agit du pyrrhique (∪ ∪) qui n’est pas considéré comme un pied à part entière35 et qui ne peut donc être employé qu’en composition. Le motif B correspond au genre double ou iambique (1/2 et 2/1) avec la variante B’ (2/4, 4/2), le motif C au genre sesquialtère ou 33 Sur le renforcement possible de l’accent et de l’ictus métrique, voir J. Dangel, « Les réécritures », p. 56. 34 I. Bent, L’analyse musicale, histoire et méthodes, Nice, 1998, p. 216. 35 Conception introduite par Aristoxène (Aristoxène, Elem. Rhythm., II, 31). L’utilisation du pyrrhique en composition est attestée par Quintilien (Quintilien, Inst., IX, 4, 96).

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péonique (2/3 et 3/2). Il ne faut donc pas entendre par motif la répétition stricto sensu d’une combinaison rythmique, mais la répétition d’un cadre temporel, en l’occurrence d’un rapport arithmétique entre deux durées, dans lequel plusieurs combinaisons rythmiques sont possibles36. L’un des enjeux de l’analyse par segmentation sera par conséquent d’éclairer dans quelle mesure la structure motivique de tel ou tel développement est susceptible de participer à l’architecture rythmique de l’ensemble. Pour faciliter la lecture des exemples donnés, on propose ce système de notation : 1, 2, 3, 4 1/2 2/3 mĕ mūs mēr dŏ X XX # ## ###

nombre de temps pied sans frappé matérialisé pied avec frappé matérialisé syllabe brève syllabe longue syllabe portant un accent secondaire syllabe portant l’accent principal silence d’un temps silence de deux temps pause faible (sans respiration, sans abaissement de la voix) pause forte intermédiaire (respiration, petit abaissement de la voix) pause forte finale (respiration, grand abaissement de la voix)

2. Analyse du rythme haché chez Cicéron Le rythme haché se caractérise par un découpage très net des mots, souligné par la concinnitas, c’est-à-dire l’emploi des figures de symétrie (rimes, antithèses, isokolon). Outre le découpage des mots, l’analyse du style haché suppose donc une prise en compte de tout ce qui participe à la concinnitas. L’exemple que l’on a choisi, emblématique du style haché, est un extrait du Pro Scauro de Cicéron37 cité dans l’Orator. Scaurus est accusé en -54 alors qu’il est candidat au consulat, d’avoir abusé de son pouvoir au moment où il était gouverneur de Sardaigne38 :

36

Voir N. Ruwet, « Methods », p. 17. Citation du Pro Scauro, fr. 45 m par Cicéron (Or., 224). Les quatre incises sont également citées par Quintilien (IX, 2, 15). 38 Pour les détails de l’affaire, voir P. Grimal, Cicéron, p. 161-172. 37

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Domus tibi deerat ? At habebas. Pecunia superabat ? At egebas. Incurristi amens in columnas, in alienos insanus insanisti. Depressam, caecam, iacentem domum pluris quam te et quam fortunas tuas aestimasti39.

D’après le témoignage de l’Orator, cet extrait est un modèle du style haché, comme l’ensemble des fragments du Pro Scauro. « Le style du discours semble avoir été volontairement simple, direct, plus adapté au récit qu’aux grands mouvements d’éloquence. Il est vrai que nous possédons surtout des passages qui racontent, plutôt que des développements pathétiques ou des raisonnements juridiques. Les interrogations oratoires, les séries de répliques abondent, ce qui donne au style une grande vivacité et nous avons dit que, peut-être, on décelait des traces de langage parlé, et l’on comprend l’empressement de Cicéron à rédiger, sous une forme plus travaillée, ce qui semble avoir un été un discours inspiré, plein d’une verve dont il subsiste sans doute l’essentiel dans le texte que nous lisons »40. Dans l’Orator41, Cicéron segmente ainsi cet exemple : quatre incises « Domus tibi deerat ? /At habebas. / Pecunia superabat ? / At egebas », deux membres « Incurristi amens in columnas, / in alienos insanus insanisti » et enfin une période « Depressam, caecam, iacentem domum pluris quam te et quam fortunas tuas aestimasti » jouant le rôle de soubassement (« crepido »). Si l’on recoupe cette segmentation cicéronienne avec notre propre modèle d’analyse, on aboutit à une segmentation plus complexe. Le développement se déroule en trois séquences successives. La première (SQ1) se découpe en deux sections (SC1 et SC2), chacune découpée en deux cellules (CL1 et CL2, CL3 et CL4). Ces deux couples de cellules fonctionnent syntaxiquement ensemble puisqu’il s’agit à chaque fois d’une question suivie d’une réponse. Le rapport logique est souligné par la conjonction at : ###

La segmentation suit dans cette première séquence un déroulement parfaitement linéaire. Dans la deuxième (SQ2) en revanche, on observe 39 « Il te manquait une maison ? Mais tu l’avais. Tu avais de l’argent à flot ? Mais tu en étais privé. Tu as accouru, insensé, aux colonnes ; contre d’autres, fou, tu as exercé ta folie. Une maison en ruine, obscure, à terre, tu l’as estimée d’un prix plus grand que toi-même et que ta fortune ». 40 P. Grimal, Cicéron, p. 171. 41 Segmentation rythmique explicitée par Cicéron (Or., 224) : « Haec incise dicta sunt quattuor ; at membratim quae sequuntur duo […] deinde omnia, tamquam crepidine quadam comprehensione longiore, sustinentur (Voilà quatre incises, suivies de deux membres […] ensuite, l’ensemble est soutenu par une période plus longue qui joue pour ainsi dire le rôle d’un soubassement) ».

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un effet d’imbrication. Dans chacune des deux sections qui la composent (SC3 et SC4) vient s’intégrer une cellule (CL5 et CL6) ; il s’agit dans les deux cas d’une apposition (« amens » et « insanus »). ## > ###

Notons que la courte pause observée après incurristi permet d’effectuer le hiatus – on aura l’occasion d’en observer plus précisément l’effet rythmique. Dans la troisième séquence (SQ3), on retrouve un déroulement linéaire, aux segments plus amples, procédé qui participe à sa stabilité. Elle forme en effet une seule unité syntaxique et ne contient par conséquent aucune section interne. Elle se déroule en trois unités sémantiques, reliées les unes aux autres par le balancement comparatif « pluris…quam…et quam… » (CL7, CL8 et CL9). ###

La courte pause qui suit te permet ici encore d’effectuer un hiatus. Telle est la segmentation que nous proposons pour cet extrait. D’autres solutions pourraient être envisagées, mais il s’agit de celle qui est la plus conforme au modèle d’analyse. Concernant à présent la dynamique des pieds, notons que la discordance entre l’accent et le frappé se rencontre dans les iambes du développement : « Dŏmūs, dŏmūm, tŭās ». Dans ce cas, seul l’accent marque la dynamique du pied ; le frappé n’est pas matérialisé, la main et le pied de l’orateur ne donnent aucun signal. Néanmoins concernant « tŭās », il nous semble préférable de l’intégrer dans le même pied que le nom « fortunas » dont il est dépendant sémantiquement et syntaxiquement : « quām fōrtūnās tŭās » (spondée + spondée + iambe : 2/2+2/2+1/2). Le même procédé est adopté pour « tĭbĭ ». Ce pronom constitue un pyrrhique, c’est-à-dire un segment trop court pour pouvoir constituer à proprement parler un pied isolé. On l’intègre donc dans le même segment que le verbe « deerat » dont il dépend : « tĭbĭ dĕĕrat » (pyrrhique + tribraque ou anapeste 1/1+2/1 ou 2/2). La succession des quatre brèves est en réalité évitée si l’on considère que les deux brèves « dĕĕ- » sont équivalentes à une longue, comme c’est habituellement le cas. Ces deux solutions amènent ainsi à une segmentation en pieds composés. Les autres pieds du développement sont des pieds marqués, c’està-dire comprenant un frappé. Les uns sont simples, les autres composés : « īnsānŭs » (antibacchée : 2/3) ; « āmēns », « caēcām », « plūrīs » (spondée : 2/2) ; « quām tē » (spondée : 2/2) ; « sŭpĕrābat », « Ăt

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hăbēbās », « Ăt ĕgēbās » (ionique mineur : 1/1+2/2) ; « īncūrrīsti », « īnsānīsti » (dispondée : 2/2+2/2) ; « īn cŏlūmnās » (épitrite 2e : 2/1+2/2) ; « aēstĭmāsti » (ditrochée : 2/1+2/1) ; « ĭn ălĭēnōs » (tribraque + spondée : 2/1+2/2). L’accent secondaire placé à l’initiale permet de signaler clairement le début de ces pieds composés ; l’accent principal en constitue le sommet rythmique à partir duquel l’intensité et la mélodie baissent, sur la désinence. On a rencontré enfin le problème de mots qui dépassent trois syllabes et qui ne peuvent être ni des pieds simples, ni des pieds composés : « Pĕcūnĭă » et « iăcēntēm ». Les syllabes initiales sont donc placées en anacrouse, c’est-à-dire avant la battue marquée par l’accent : « Pĕ-/-cūnĭă/ » (1 2/2) ; « iă-/-cēntēm/ » (1 2/2). Ces remarques que nous avons regroupées dans un souci de synthèse, sont une étape préalable nécessaire pour une analyse rythmique plus poussée, mais ne prennent sens qu’à condition de considérer l’ensemble du développement. Considérons tout d’abord le décompte des temps et des syllabes42 : temps

syllabes

SQ1

32

28%

22

32%

SQ2

39

34%

22

32%

SQ3

45

39%

25

36%

D’après le paramètre des syllabes, les trois séquences qui constituent ce développement sont d’une durée approximativement équivalente, un peu supérieure à celle d’un hexamètre dactylique qui peut comprendre entre 13 et 17 syllabes. La période est néanmoins un peu plus longue, ce qui confirme son rôle de soubassement. D’après le paramètre du nombre de temps, on observe de même une durée proche pour chacune des séquences, avec néanmoins un léger effet de gradation. Si le nombre de syllabes reste à peu près constant, l’utilisation des valeurs longues est plus fréquente dans la période que dans le reste, ce qui lui confère une stabilité rythmique plus grande. Si l’on étudie à présent la répartition des rythmes marqués (avec un frappé) et des rythmes faibles (sans frappé), notons que les premiers sont situés de préférence aux extrémités des sections, notamment dans les clausules : « īnsānīsti » (dispondée) ; « aēstĭmāsti » (ditrochée). Leur présence est néanmoins accrue dans le second membre (SC4) et la période finale (SQ3). Cela signifie que le rythme se fait plus insistant et effectivement plus stable au fur et à mesure du développement. 42 On a conservé deux chiffres significatifs et arrondi par défaut ou excès les pourcentages, raison pour laquelle le total n’atteint pas toujours 100%.

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Les rythmes faibles participent également à la dynamique du développement. Ils créent un effet de suspens, notamment dans la première incise : « /Dŏmūs/ /tĭbĭ dĕĕrat ?/ ». Cette amorce constitue une phase d’élan, pour ainsi dire la levée du développement. On observe également un effet de suspens dans la période sur « domum », à la fin d’une cellule (CL7). Ce rythme permet ainsi à l’orateur de marquer une ponctuation qui ne se matérialise certes pas par un temps d’arrêt, mais qui correspond néanmoins à un tournant important dans la progression de la séquence (SQ3). Enfin, le pied composé avant la clausule « aestimasti » crée aussi un suspens, du fait qu’il s’achève sur un iambe, c’est-à-dire un pied peu marqué (« tuas »). Si l’on admet que cet iambe joue le rôle d’un palier rythmique, il permettrait d’isoler la clausule qui suit (« interpuncta clausula »43). Les deux anacrouses déjà évoquées (« pe-/-cunia/ », « ia-/-centem/ ») permettent également de créer un effet de suspens et de marquer de cette façon la progression rythmique. La première « pe-/-cunia/ » correspond au début d’une incise (CL3) mais également au milieu de la première séquence (SQ1) : « Domus tibi deerat ? At habebas. // Pe-/-cunia/ superabat ? At habebas ». Elle permet ainsi de redonner un élan au rythme et également de matérialiser la progression binaire de la séquence. Elle constitue à cet égard un tournant rythmique. La seconde anacrouse « ia-/ centem/ » intervient au cœur d’une énumération ternaire qui qualifie le nom « domum » (CL7) : « Depressam, caecam, // ia-/-centem/ domum ». Cette anacrouse suppose un arrêt très bref de la progression rythmique et partage ainsi la cellule en deux mouvements successifs. Elle permet ainsi de jouer sur le mélange du ternaire (trois adjectifs) et du binaire (deux segments) et de créer une impression de déséquilibre, reflétant peut-être de cette façon le sens même des adjectifs. Enfin, deux variations (métaboles) tombant sur « insanus » et « quam te » créent un effet de surprise. Leur impact dans la progression rythmique ne doit donc pas être négligé. Ces métaboles reposent sur l’inversion de la dynamique prégnante dans cet extrait (frappé puis levé). Les pieds débutent en effet sur le levé et s’achèvent sur le frappé, ce qui crée nécessairement une attente, un retard rythmique : « īnsānŭs » (2/3) ; « quām tē » (2/2). Ces métaboles n’interviennent pas à n’importe quel moment dans le développement. Elles permettent tout d’abord d’attirer l’attention de l’auditoire sur les mots concernés. L’adjectif « insanus », apposé au sujet du verbe « insanisti », peut être interprété sur le plan argumentatif et pragmatique comme une interpellation. Il en va de 43

Cicéron, De Or., III, 173.

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même pour le pronom personnel « te », complément du verbe « aestimasti ». Le changement de rythme reflète alors peut-être une attitude particulière de l’orateur, se tournant vraisemblablement vers l’homme qu’il accuse. En d’autres termes, la métabole rythmique pourrait affirmer stylistiquement la fonction conative44 des mots sur lesquelles elle porte. L’orateur cherche ici à affirmer son ascendant sur le destinataire de cette interpellation. Cette analyse syntagmatique a permis de repérer les effets rythmiques propres au style haché dont l’orateur use afin de signaler les charnières des différentes unités sémantiques et rythmiques mais aussi les sommets rythmiques. Ces derniers peuvent être matérialisés par une anacrouse (« pecunia », « iacentem »), un rythme peu marqué (« domum », « tuas ») ou encore une métabole (« insanus », « quam te »). Tous ces procédés rythmiques permettent de donner aux trois séquences une progression en parabole dont ils sont le point culminant, le tournant – ils ont à cet égard le même rôle que la καμπή périodique de Démétrios – mais aussi de conférer aux mots sur lesquels ils s’appuient une importance considérable, rendue ainsi perceptible. Du point de vue pragmatique, on peut supposer qu’à ces moments, la voix atteint son intensité maximale pour ensuite s’abaisser jusqu’aux derniers mots de la clausule. Après avoir mis en évidence les grands traits rythmiques du développement linéaire, il convient de s’attacher désormais à l’architecture d’ensemble, aux effets de répétitions et d’échos, aux entrelacs qui donnent au rythme de ce développement une allure cyclique. Le style haché est, comme cela a été plusieurs fois souligné, fondé sur l’usage des figures de symétrie. Cicéron en fait un emploi parfaitement maîtrisé, il en exploite avec brio les diverses potentialités rythmiques. Tout d’abord, on note la récurrence du procédé de l’isokolon qui consiste, rappelons-le, à employer des segments de même durée. Ces segments peuvent en outre être composés des mêmes combinaisons rythmiques. Dans le cas de l’isokolon continu, les segments sont consécutifs et forment une série isochrone. On en trouve un dans la première cellule (CL9) de la troisième séquence (SQ3) sur « Dē-/-prēssām,/ / caēcām,/ iă-/-cēntēm/ ». Cette série forme un rythme binaire (mesure 2/4) et spondaïque. Néanmoins, les anacrouses rompent la monotonie qui risquerait de s’installer par la présence d’une succession trop 44 La fonction conative du langage est celle qui permet à l’émetteur du message d’avoir un impact et un ascendant sur son destinataire. Elle est particulièrement présente dans les interpellations et les impératifs. Voir sur cette question R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, 1963, p. 216.

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longue de rythmes identiques. Par ailleurs, la répétition de ce motif spondaïque et la proximité des désinences (-am, -em) invitent à considérer la première longue de- comme une anacrouse, permettant de donner une impulsion à ce début de période. On retrouve ce rythme spondaïque dans la deuxième cellule (CL10) : « /plūrīs/ /quām tē/ ». Ici encore, la monotonie est évitée grâce à la modulation qui affecte le second pied (« quam te »). Ce qui est intéressant, c’est que cette répétition est absente du fragment du Pro Scauro et semble n’avoir été ajoutée qu’a posteriori dans l’Orator. Cet ajout répond à une volonté claire de créer un effet de répétition. De cette façon, quam marque le début du pied composé (dispondée) et se trouve ainsi mis en évidence. Le second « quam » est donc considéré comme important à la fois sur le plan rythmique et phonique ; c’est la raison pour laquelle on a analysé le proclitique et comme une anacrouse. On peut en outre mentionner : « /īn cŏlūmnās/ ## /ĭn ălĭēnōs/ », même si les deux pieds sont séparés par la pause de sens qui sépare les deux membres (SC3 et SC4). On reviendra sur ce dernier cas de figure. D’autre part, l’isokolon détaché affecte des segments séparés. Dans ce cas, il ne repose pas tant sur une accumulation que sur une symétrie et des parallélismes, créant ainsi des effets d’écho renforcés par d’autres traits stylistiques et phoniques. Dans la première séquence (SQ1), ce procédé permet de mettre parfaitement en évidence la fin de chacune des cellules (CL1, CL2, CL3 et CL4) : « /tĭbĭ dĕĕrat ?/ » ; « /Ăt hăbēbās./ » ; « /sŭpĕrābat ?/ » ; « /Ăt ĕgēbās./ ». Ces segments forment une mesure de six temps (6/8), qui constitue une cadence, même si les combinaisons des syllabes ne dessinent par une clausule recensée comme telle. L’anaphore en « at » et l’homéoptote en « -bas » ainsi que les antithèses « deerat ≠ superabat », « habebas ≠ egebas » créent autant d’effets de symétrie. Enfin, l’alternance d’une question et d’une réponse suppose une alternance d’intonations vocales propres à éclairer la segmentation de cette première section. Dans les deux membres (SC3 et SC4) de la deuxième séquence (SQ2), l’ isokolon est également associé à un homéoptote (-isti) ; les jeux phoniques sont d’ailleurs extrêmement marqués dans la deuxième séquence, notamment par la répétition anaphorique de in- (« incurristi », « in columnas », « in alienos », « insanus », « insanisti »). On observe en outre que la symétrie de l’isokolon est renforcée par un chiasme : « Īncūrrīsti // īn cŏlūmnās » (2/2+2/2 // 2/1+2/2) ; « ĭn ălĭēnōs // īnsānīsti » (2/1+2/2 // 2/2+2/2). La cohésion parfaite de ce rythme contraste avec le sens exprimé par les mots. À la folie de son adversaire, Cicéron oppose la rigueur et la stabilité de son discours. Le rythme, associé à la stylistique, donne ainsi

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au discours une force et une énergie qui participent à la dignitas du locuteur. On note sur ce point l’importance de considérer avant tout les rapports proportionnels de durées et non la répartition des syllabes, en d’autres termes d’observer une logique rythmique et non métrique. C’est à cette seule condition que les deux pieds « /īn cŏlūmnās/ » et « /ĭn ălĭēnōs/ » peuvent être appréhendés comme deux pieds équivalents et constituer ce chiasme, essentiel dans l’architecture de cette deuxième séquence. Considérons, pour finir, la répartition des motifs dans ce développement : A B C A’ B’

SQ1 5 1 0 4 0

SQ2 7 2 1 0 0

SQ3 7 4 0 0 0

total 19 = 61% 7 = 23% 1 = 3% 4 = 13% 0 = 0%

Le motif A (genre égal) est de loin le plus fréquent dans ce développement, réparti approximativement à proportions égales dans chacune des trois sections. Il forme un rythme marqué lorsqu’il est employé seul : /A/ : « -cūnĭă », « āmēns », « -prēssām », « caēcām », « -cēntēm », « plūrīs », « quām tē » et peut signaler ainsi le retour de la battue après une anacrouse. Dans cet extrait, le motif A est aussi un élément de composition dans trois dipodies : /A’+A/ : « tĭbĭ dĕĕrat », « Ăt hăbēbās », « sŭpĕrābat », « Ăt ĕgēbās » ; /B+A/ : « īn cŏlūmnās », « ĭn ălĭēnōs » ; /A+A/ : « Īncūrrīsti », « īnsānīsti », « quām fōrtūnās ». Il constitue alors l’élément fort du pied composé, car c’est lui qui comprend le frappé (sur l’accent), autrement dit, le sommet rythmique. La première dipodie (A’+A) est la plus courte (6 temps) ; elle est utilisée exclusivement dans la première séquence en incises (SQ1). Les deux autres (B+A, A+A), plus amples (7 et 8 temps) sont utilisées dans les membres et la période (SQ2 et SQ3). Ensuite, le motif B est le second motif le plus fréquemment utilisé dans ce développement. Il forme un rythme plus léger, généralement peu marqué sauf à deux reprises : /B/ : « dĕĕrat » ; /B+B/ : « aēstĭmāsti ». Bien que ces deux pieds ne soient pas identiques, ils font tous deux partie des rythmes de genre double (iambique). Le système des motifs permet ainsi d’en saisir la proximité. Or, ces deux occurrences interviennent aux extrémités du développement. Lorsqu’il est marqué, le motif B joue donc le rôle de cadre et impose de cette façon un contour. En revanche, lorsqu’il est peu marqué, ce motif matérialise un rythme suspensif qui

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correspond, comme nous l’avons mentionné, à un tournant ou bien à un palier rythmique précédant la clausule. Enfin, le motif C est employé une seule fois dans cet extrait, et correspond en outre à la métabole déjà évoquée consistant en l’inversion du levé et du frappé : /C/ : « īnsānŭs ». Il s’agit, à notre sens, du sommet rythmique de tout le développement. Étant le seul rythme sesquialtère, il constitue un hapax rythmique et attire ainsi nécessairement l’attention de l’auditoire. Son importance est renforcée en outre par la figure étymologique « insanus insanisti ». Comme nous l’avons évoqué, cet adjectif peut être interprété du point de vue pragmatique comme une interpellation – l’apparition de la deuxième personne dans cette séquence (SQ2) va dans le sens de cette hypothèse. De plus, on note que cet adjectif « insanus » a une place centrale dans le développement (58+58 temps, 37+32 syllabes). L’emploi de la concinnitas donne donc à ce développement une cohésion particulièrement aboutie dans cet extrait. Même si le discours a été retravaillé en vue de sa publication écrite, on notera que cette architecture rythmique extrêmement soignée donne à la parole oratoire une force persuasive accrue. Alliée à l’emploi de la deuxième personne du singulier, elle confère au discours une fonction conative forte : par sa maîtrise parfaite des données musicales que sont le rythme et les sonorités, l’orateur met à profit tous les moyens rhétoriques dont il dispose pour prendre l’ascendant sur son adversaire. L’analyse motivique ne permet pas réellement de dégager d’autres éléments que ceux qui avaient été mis en évidence lors de l’analyse des figures de symétrie. Elle permet néanmoins de les confirmer, de les intégrer dans un modèle ; cela signifie aussi simplement que l’architecture de ce développement fait parfaitement converger tous les paramètres rythmiques et stylistiques. En ce sens, le rythme de cet extrait est particulièrement abouti, alors même qu’il est uniquement bâti sur les effets de concinnitas et non sur le tour périodique. Il est donc la preuve que le caractère rythmique numerositas n’est pas nécessairement déterminé par le numerus clausularum. 3. Analyse du rythme haché chez Augustin Comme l’ont souligné notamment Franceso Di Capua et Jose Oroz, Augustin fait un emploi privilégié des figures de symétrie et de la concinnitas dans ses sermons au peuple45. L’étude de Jose Oroz est 45 Voir F. Di Capua, « Il ritmo », p. 755-757 ; J. Oroz, Augustinus, p. 303 ; 307-308 ; 311 ; 321.

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particulièrement intéressante car elle offre une synthèse des pratiques augustiniennes en la matière. Néanmoins, il s’agit bien plutôt d’une recension que d’une analyse rythmique. Quant à celle de Franceso Di Capua, elle se concentre presque exclusivement sur les clausules et le cursus. Aucune analyse rythmique globale n’est proposée non plus. Il est vrai que les sermons d’Augustin forment une masse importante de textes et il est impossible d’en offrir ici une analyse exhaustive. On s’attachera par conséquent à un seul passage que l’on a choisi car il est particulièrement emblématique du rythme haché augustinien. Ce passage est le début de la péroraison du sermon 4046 adressé au peuple, et porte sur une phrase de l’Ecclésiastique : « Ne tarde pas à revenir au Seigneur et ne remets pas jour après jour car soudain éclate la colère du Seigneur et au jour du châtiment tu serais anéanti »47. Ce sermon s’attache à mettre en garde la communauté contre la tentation de vivre sans se préoccuper du Jugement Dernier ; il est par conséquent marqué par une grande véhémence qui justifie pleinement l’emploi du rythme haché et de la concinnitas : Scio dicturos quosdam : Quid nobis uoluit dicere ? Terruit, grauauit nos, reos fecit. Imo a reatu uolui liberare. Foedum est, turpe est – nolo dicere malum, nolo dicere periculosum, nolo dicere exitiosum – turpe est ut uos fallam, si Deus me non fallit. Dominus mortem minatur impiis, nequissimis, fraudatoribus, sceleratis, adulteris, uoluptatum inquisitoribus, suis contemptoribus, de temporibus murmurantibus et mores suos non mutantibus. Dominus illis mortem minatur, gehennas minatur, interitum sempiternum minatur48.

La première séquence se déroule en quatre sections : Augustin introduit un dialogue fictif en mettant en scène son auditoire « scio dicturos quosdam ». Cette proposition étant dépendante syntaxiquement de ce qui suit, on l’a considérée comme une cellule. La première section ensuite « Quid nobis uoluit dicere ? » est la première intervention fictive de l’auditoire. Elle est suivie d’une section formée de deux cellules « Terruit, grauauit nos », puis d’une courte section « reos nos fecit ». Enfin, la 46

Augustin, Sermones, 40, PL 38, 246-247. Eccl., 5, 8. 48 « Je sais que certains vont dire : “Que veut-il nous dire ? Il nous a terrifiés, il nous a accablés, il nous a mis en accusation”. Mais en réalité, j’ai voulu vous libérer de l’accusation. Il est honteux, il est vil – je ne veux pas dire malheureux, je ne veux pas dire dangereux, je ne veux pas dire pernicieux – il est vil de vous duper si Dieu ne m’a pas dupé. Le Seigneur menace de mort les impies, les plus pervers, les tricheurs, les criminels, les contempteurs, ceux qui maugréent contre l’époque mais qui ne changent pas leurs habitudes de vie. Le Seigneur les menace de mort, Il les menace de la Géhenne, Il les menace de l’anéantissement éternel ». 47

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dernière section signale le retour de la première personne du singulier ; Augustin parle à nouveau en son nom « Imo a reatu uolui liberare ». ###

La deuxième séquence débute sur une succession de deux cellules « Foedum est / turpe est ». Celles-ci introduisent une proposition conjonctive introduite par ut, retardée néanmoins par une longue parenthèse composée de trois courtes sections « nolo dicere malum, nolo dicere periculosum, nolo dicere existiosum ». Le dernier segment est une section composée de deux cellules « turpe est ut uos fallam / si Deus me non fallit ». ###

La troisième séquence est de loin la plus longue. Dans la première section, Augustin opère par une longue énumération en gradation où chaque mot constitue une unité rythmique à part entière, c’est-à-dire une cellule. Viennent ensuite trois cellules qui forment la dernière section. ## > ###

Concernant tout d’abord la dynamique des pieds, notons qu’il n’y a qu’un seul iambe isolé où l’accent et l’ictus sont en discordance : « mălūm » (iambe : 1/2). Les rythmes marqués sont donc majoritaires dans cet extrait. On compte des pieds simples : « nōlŏ » (trochée : 2/1) ; « Dŏmĭnŭs » (tribraque : 2/1) ; « Scĭŏ dīc- », « uŏlŭī », « Dŏmĭnūs » (anapestes : 2/2) ; « dīcĕrĕ » (dactyle : 2/2) ; « Quīd nō- », « Foēd(um) ēst », « tūrp(e) ēst », « mōrtēm », « īllīs » (spondées : 2/2) ; « Tērrŭit » (crétique : 2/3) ; « nē-/-quīssĭmīs », « ă-/-dūltĕrīs » (anacrouse + crétique 1 ou 2 2/3) ; « Īmō X » (spondée + silence = amphibacchée : 2/3) ; « īn-/-tĕrĭtūm » (anacrouse + anapeste : 2 2/2). Un silence a été placé après imo en raison du hiatus imo a. Deux cas posent davantage de difficultés : « grăuāuīt nōs » et « sī Dĕūs ». Dans le premier cas, la question est de savoir si le pronom nos a une autonomie rythmique suffisante pour pouvoir constituer à lui seul une cel-

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lule isolée. On a pris le parti de l’intégrer dans le même segment que « grauauit » pour deux raisons. La première est que ce pronom est répété dans l’incise suivante « reos nos fecit » où il est clairement associé à « fecit » par la présence d’une clausule en dispondée « [-ōs nōs/ fēcit] » sur laquelle on va revenir. La seconde raison est qu’Augustin n’a pas choisi l’ordre « nōs grăuāuĭt » et que cette inversion est importante sur le plan de la dynamique. En effet, de cette façon, la finale -uit est allongée et le rythme comporte une succession de trois longues. Cette lourdeur reflète particulièrement bien le sens même du texte (« il nous a accablés »). Cette solution suppose dès lors d’isoler la brève initiale gră en anacrouse, car autrement le pied dépasserait trois syllabes : « gră-/-uāuīt nōs/ ». Dans le second cas de figure (« sī Dĕūs »), on s’est demandé si la conjonction monosyllabique si faisait partie de la même unité articulatoire que Deus et s’il fallait par conséquent l’intégrer dans le même pied. Étant donnée l’importance du mot Deus, à la fois par son sens même et par le jeu argumentatif fondé sur la juxtaposition Deus / me, on prend le parti de l’isoler et de placer si en anacrouse. D’autres éléments jouent en faveur de cette hypothèse, notamment la présence d’un cursus qui débute sur la syllabe accentuée Déus – nous y reviendrons : « sī /Dĕūs/ ». Il y a également plusieurs pieds composés : « ā rĕātū » (trochée + spondée : 2/1+2/2) ; « ēxĭtĭōsūm » (dactyle + spondée : 2/2+2/2) ; « fraūdātōrĭbūs », « cōntēmptōrĭbūs », « dē tēmpōrĭbūs » (spondée + crétique : 2/2+2/3) ; « īn-/-quīsītōrĭbūs » (anacrouse + spondée + crétique : 2 2/2+2/3) ; « mūrmŭrāntĭbŭs X » (trochée + dactyle + silence : 2/1+2/3). Ces pieds composés ne posent pas de problème particulier. Le choix de placer la syllabe initiale inde « inquisitoribus » en anacrouse et d’insérer d’autre part un silence après murmurantibus est guidé par l’analyse paradigmatique. Nous reviendrons sur ces deux points. Un mot a posé davantage de difficultés : « pĕrīcŭlōsūm ». De fait, les syllabes précédant l’accent constituent un amphibraque « pĕrīcŭ- » (1/3 ou 3/1). On a opté pour la solution habituelle qui consiste à placer la syllabe initiale en anacrouse : « pĕ-/ rīcŭlōsūm/ ». Dans ce cas, faut-il admettre que l’accent secondaire tombe sur la syllabe -ri- ? L’analyse montrera que ce déplacement de l’accent est fortement improbable. On est donc contraint d’admettre un pied composé dépourvu d’accent secondaire, ce qui va à l’encontre des principes de notre modèle. Néanmoins, aucune autre solution ne peut être envisagée — sauf peut-être celle qui consiste à placer les trois syllabes pericu- en anacrouse. La différence entre les deux solutions n’est, quoi qu’il en soit, que théorique, puisque le sommet rythmique reste bien la syllabe accentuée -lo-.

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Considérons ensuite la progression quantitative (nombre de temps et de syllabes) de ce développement rythmique : temps

syllabes

SQ1

68

23%

42

23%

SQ2

73

25%

44

25%

= 141

= 48%

= 86

= 48%

152

52%

94

52%

SQ3

Le décompte des temps et des syllabes invite à constater que la progression de ce développement se déroule en deux grands mouvements. De fait, les deux premières séquences d’une part et la troisième séquence d’autre part occupent approximativement la même durée – avec une légère augmentation pour la dernière. Ce constat éclaire la dynamique du rythme d’ensemble et donne lieu à penser que le tournant se situe au premier mot de la troisième séquence : « Dominus ». On voit à quel point le rythme se fait ici l’allié du sens. Par ailleurs, les segments sont parfaitement délimités par des charnières qui ont fait l’objet de la part d’Augustin d’un soin tout particulier. Dans la première séquence, la première cellule (CL1) s’achève sur un dispondée « [-tūrōs / quōsdam] », la première section (SC1) sur une combinaison plus amble encore (choriambe + crétique) « [-bīs uŏlŭīt / dīcĕre] », la suivante (SC3) sur un dispondée « [-ōs nōs / fēcit] » et la dernière (SC4) sur un ditrochée « [lībĕ-/-rāre] », clausule particulièrement appréciée par Cicéron. Dans la deuxième séquence, on note également que les trois sections constituant la parenthèse (SC5, SC6 et SC7) se caractérisent par la répétition du groupe verbal « [nōlŏ / dīcĕrĕ] ». On aura l’occasion d’y revenir. Les deux cellules finales (CL6 et CL7) s’achèvent sur un dispondée « [ūt uōs / fāllam] » et « [mē nōn / fāllit] ». Dans la troisième séquence, la fin de l’énumération se termine sur une cadence ample (spondée + crétique : « [nōn mū/tāntĭbūs] »). Enfin, les trois cellules de la section finale (CL16 CL17 et CL18) s’achèvent sur un ditrochée « [-tēm mĭ/nātŭr] », « [-nās mĭ/nātŭr] » et « [-nūm mĭ/ nātŭr] ». Ce relevé ne prend sens qu’à condition de prendre en considération deux autres paramètres rythmiques : la concordance ou non de l’accent et de l’ictus d’une part, la présence ou non d’un cursus d’autre part. Rappelons que le cursus est une cadence qui prend appui sur la répartition de l’accent des deux derniers mots49. La prédominance de l’accent dans la constitution du cursus s’explique par l’évolution du 49

L. Laurand, Études sur le style, p. 353.

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latin, notamment par la disparition progressive des quantités au profit de l’accent qui a tendance à s’intensifier50. Augustin n’hésite pas à mêler les procédés, à combiner la logique métrique de la clausule et la logique accentuelle du cursus51. concordance cursus accent / ictus CL1

[-tūrōs / quōsdam]

OUI

NON

[2/2 2/2] SC1

[-bīs {uŏlŭīt / dīcĕre]}

[2/2 2/2]

OUI uóluit dícere (3:6 cursus tardus) OUI réos nos fécit (2:5 cursus planus) OUI uólui liberáre (2:7 cursus velox) OUI túrp(e) est ut uos fállam (2:6 cursus trispondaïque) OUI Déus me non fállit (2:6 cursus trispondaïque)

OUI

NON

OUI

[2/2 2/3] SC3

{rĕ-[-ōs nōs / fēcit]}

SC4

{uŏlŭī [lībĕ/rāre]}

PA RTI ELLE

[2/2 2/2] OUI

[2/1+2/1] CL6

{tūrp(e) ēst [ūt uōs / fāllam]}

SC8, CL7 SC9, CL15

{Dĕūs [mē nōn / fāllit]} [nōn mū-/-tāntĭbus]

OUI

[2/2 2/2] OUI

[2/2+2/3] CL16

{mōr-[-tēm mĭ/nātur]}

PA RTI ELLE

[2/1 2/1] CL17

gĕ-{-hēn-[-nās mĭ/nātur]}

PA RTI ELLE

[2/1 2/1] CL18, SC10 sēmpĭ-{-tēr-[-nūm mĭ/nātur]}

PA RTI ELLE

[2/1 2/1]

OUI mórtem minátur (2:5 cursus planus) OUI gehénnas minátur (2:5 cursus planus) OUI sempitérnum minátur (2:5 cursus planus)

Ce tableau figure les différents types de cadences dont Augustin use dans cet extrait. Les cadences les plus affirmées sont celles qui conjuguent tous les paramètres (clausule, concordance accent/ictus et cursus). C’est le cas pour SC1 et SC4. D’autres cadences dans CL6, CL7, CL16, CL17 et CL18 observent une concordance partielle accent/ictus et un cursus. Les autres sont des clausules sans cursus (CL1 et SC9). On note que, dans ce cas de figure, il y a systématiquement une concordance accent/ictus, sans doute pour faciliter la perception de ces clausules. Contrairement à Cicéron, Augustin semble néanmoins inscrire les clausules dans la stricte continuité de ce qui précède. De fait, l’insertion d’un silence, c’est-à-dire d’un temps compté, avant les clausules coïncidant avec le découpage des mots (« uŏlŭī [lībĕ/rāre] » et « Dĕūs [mē nōn / fāllit] ») viendrait brouiller le cursus. Les cadences 50 51

Voir J. Luque Moreno, Arsis, p. 71-79. Voir L. Laurand, Études sur le style, p. 197.

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permettent ainsi à Augustin de poser des jalons aisément perceptibles à la fin de chaque grand mouvement de son développement. Celui-ci se caractérise d’autre part par un mouvement d’ensemble en gradation. Dans la première séquence prédominent tout d’abord les rythmes appuyés et les pieds simples, c’est-à-dire une segmentation aisément perceptible qui permet de poser les bases rythmiques du développement à venir. Chaque segment (CL1, SC1, SC2, SC4) est délimité, comme nous l’avons évoqué, par une cadence ; on note en outre la présence de deux anacrouses permettant de donner à la progression une grande énergie, exprimant la défiance (mise en scène par Augustin) de l’auditoire : « /Tērrŭīt/, gră-/-uāuīt nōs/, {rĕ-[-ōs nōs / fēcīt]} ». De fait, rappelonsle, la présence d’une anacrouse suppose l’interruption momentanée de la battue. Le rythme se fait alors plus saccadé, mais également plus insistant. Par ce biais, Augustin isole clairement les paroles attribuées fictivement à ses interlocuteurs. Le rythme devient plus ample dans la dernière section (SC4) : « /Īmō X/ /ā rĕātū/ {uŏlŭī/ [lībĕ/rāre]} » : PS-PC-PS-PC. L’alternance de pieds simples (PS) et composés (PC) lui confère une stabilité, susceptible de donner à la réponse du prédicateur une certaine force persuasive. Dans la deuxième séquence, le rythme commence de la même manière sur une segmentation très simple avec deux pieds simples et s’amplifie notamment du fait de la présence des pieds composés « pĕrīcŭlōsūm » et « ēxĭtĭōsūm » (SC6 et SC7). La dernière section (SC8) est extrêmement bien démarquée grâce à la présence des deux cadences en dispondée « [ūt uōs / fāllām] » et « [mē nōn / fāllīt] » dans les cellules internes (CL6 et CL8). La troisième séquence est la plus ample mais aussi la plus morcelée. Elle procède par une longue énumération. On note à cet égard l’accroissement progressif des segments. La dernière section (SC10) suit une segmentation très marquée ; chaque incise s’achève sur la même cadence en ditrochée. L’analyse syntagmatique montre donc à quel point tout ce développement est élaboré sur une architecture très simple, mais extrêmement efficace. Les paramètres paradigmatiques répondent à la même logique : prononcer une péroraison très construite dans laquelle la technicité de l’expression appuie une mise en scène qui vise à susciter l’effroi chez l’auditeur. Augustin joue essentiellement sur les répétitions et les échos de mots ; cela lui permet à la fois d’insister sur les points essentiels de l’extrait, mais également de souligner avec clarté la progression et l’architecture d’ensemble. De fait, dans la première séquence, on observe un effet de cadre : « Quĭd nō[bīs {uŏlŭīt / dīcĕrē ?]} » ; « {uŏlŭī [lībĕ/rārĕ]} ». La similitude des deux segments est en outre soulignée par la présence

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d’un cursus, néanmoins différent dans les deux cas (3:6 cursus tardus et 2:7 cursus velox). Cet effet de uariatio a un impact sur le tempo de la déclamation qui tend ainsi à s’accélérer avec le cursus velox. Le ton se fait sans doute plus pressant ; cette accélération va de pair avec une complexification du rythme déjà évoquée, reposant sur l’alternance de pieds simples et de pieds composés. Ces deux segments placés ainsi en miroir démarquent clairement les frontières du petit dialogue mis en scène au début de ce développement. De fait, le premier introduit l’intervention fictive de l’auditoire, le second la réponse d’Augustin. Aux termes de la question de l’auditoire (« uoluit dicere ») répondent en symétrie les termes de la réponse (« uolui liberare »). Dans la troisième séquence, la plus longue, Augustin emploi de nouveau un effet de miroir : « Dŏmĭnūs mōrtēm mĭnātŭr īmpĭīs » ; « Dŏmĭnŭs īllīs mōrtēm mĭnātŭr ». Il s’agit des deux amorces de chacune des sections (SC9 et SC10) qui constituent la troisième séquence (SQ3). Elles encadrent la longue énumération de toutes les personnes susceptibles de subir le châtiment divin. En dépit de la similitude des mots employés, le rythme n’est pas tout à fait équivalent dans chacun des cas. Dans le premier, le verbe « minatur » est mis en valeur par une anacrouse ; l’attention de l’auditoire est nécessairement attirée par cette rupture rythmique. Dans la seconde configuration, il est en revanche intégré dans une clausule en ditrochée. Ce rythme revient trois fois dans la dernière section, comme un leitmotiv : « {mōr[tēm mĭ/nātur]} » ; « gĕ-{-hēn[nās mĭ/nātur]} » ; « īntĕrĭtūm sēmpĭ-{-tēr[nūm mĭ/nātur]} ». La similitude rythmique des clausules est bien sûr soulignée par la répétition finale du verbe « minatur ». Cette répétition permet à Augustin de démarquer nettement les segments les uns des autres ; à ce titre, elle joue le rôle d’une ponctuation. L’effet de répétition le plus frappant de ce début de péroraison intervient dans la parenthèse centrale et repose sur l’anaphore « nōlŏ dīcĕrĕ ». En dépit de sa position initiale, cette anaphore rythmique constitue un cursus planus (2:5), ce qui lui donne le statut d’une véritable formule rythmique initiale. Elle permet de matérialiser nettement le début de chaque segment. C’est la raison pour laquelle on a choisi de placer une pause faible entre cette anaphore et le mot qui suit, ce qui permet d’ailleurs d’observer un hiatus entre « dicere » et « exitiosum ». Ce groupe ternaire est en outre caractérisé par un effet de rime (homéoptote en -um). Enfin, bien que leurs syllabes longues et brèves ne se répartissent pas de la même manière, les deux mots « periculosum » et « exitiosum » sont très proches rythmiquement. Ils contiennent tout d’abord le même nombre de temps (7) et forment

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surtout, du fait de la présence d’un accent secondaire, un cursus, il est vrai plus faiblement marqué que le cursus initial : « pèriculósum », « èxitiósum » (2:5 cursus planus). Augustin démarque chacune de ces sections (SC5, 6 et 7) avec beaucoup de soin ; même si l’auditoire n’a pas la connaissance des quantités syllabiques, la progression de cette parenthèse ne peut lui échapper. Concernant à présent la longue énumération, on peut observer la réitération d’un rythme final de genre sesquialtère, jouant le rôle d’une cadence extrêmement brève, mais suffisante pour marquer nettement la fin de chaque terme. Cette cadence est en outre soulignée par la similitude des désinences (homéoptote en -is ou -oribus) : « īmpĭīs // nē/quīssĭmīs // fraūdātōrĭbus // scĕlĕrātīs X // ă/dūltĕrīs // /uŏlūptātŭm X/ īn/quīsītōrĭbus // /sŭīs cōntēmptōrĭbus // / dē tēmpōrĭbūs/ /mūrmŭrāntĭbus // /ēt mōrēs sŭōs/ /nōn mūtāntĭbus/ ». La présence systématique de ce rythme sesquialtère en fin de cellule nous invite à insérer un silence à la fin de « scĕlĕrātīs » propre à compléter le spondée. En lui donnant ainsi un temps supplémentaire, l’effet rythmique est sauvegardé. Cela reste une hypothèse qui ne peut malheureusement être vérifiée par d’autres éléments que ceux fournis par cette prise en compte de l’effet de répétition. Par ailleurs, comme nous l’avons déjà évoqué, l’énumération va en s’amplifiant. Elle s’organise en outre en trois mouvements, comme le suggèrent les désinences : « impiis, nequissimis, fraudatoribus ; sceleratis, adulteris, uoluptatum inquisitoribus ; suis contemptoribus, de temporibus murmurantibus et mores suos non mutantibus ». De fait, les deux homéoptotes sont un élément structurel de première importance puisqu’ils permettent de délimiter chacun de ces mouvements. Les deux premiers sont formés de deux noms en -is et d’un nom final en -ibus. Ce rythme ternaire est conservé dans le troisième mouvement, mais les trois noms s’achèvent cette fois sur une désinence en -ibus. Ce troisième mouvement coïncide avec le sommet de l’amplification : les deux derniers segments ne sont plus en parataxe comme les précédents, mais coordonnés par et. De plus, on note le redoublement du rythme sesquialtère. Ce redoublement sonne comme un martèlement qui marque la cadence de cette énumération. On note, de plus, la présence d’un isokolon au tout début de la deuxième séquence : « Foēd(um) ēst ; tūrp(e) ēst ». La brièveté extrême des segments est un trait de véhémence ; on peut interpréter ces deux segments comme deux exclamations. Néanmoins, l’omniprésence de valeurs longues et l’effet d’isochronie confèrent à ce début une certaine solennité, propre au sermon et à la position d’Augustin – c’est son devoir, selon lui, que d’avertir la communauté de ce que Dieu réserve à ceux qui n’observent pas ses commandements. On retrouve ensuite

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le même segment « tūrp(e) ēst » après la parenthèse : « /tūrp(e) ēst /ūt uōs / fāllām// sī /Dĕūs /mē nōn / fāllīt/ ». Ces deux incises reposent sur le motif spondaïque et une isochronie presque continue (mesure 4/4). On observe cependant une métabole sur Dĕūs, rompant l’isochronie et soulignant par ce biais l’importance de ce mot. Par ailleurs, la symétrie des deux cadences est parfaite sur le plan rythmique, puisque dans les deux cas, il s’agit d’un dispondée. On note qu’Augustin associe à la similitude rythmique une variation sur les pronoms « uos/me » et les conjugaisons « fallam/fallit ». Voici enfin la répartition motivique de ce développement : A B C A’ B’

SQ1 8 3 3 0 2

SQ2 13 6 0 0 0

SQ3 11 12 11 1 0

total 32 = 46% 21 = 30% 14 = 20% 1 = 1% 2 = 3%

Certains motifs ont pour rôle de souligner les contours rythmiques du développement. Tout d’abord, le motif A est systématiquement employé dans les trois séquences en vue de lancer le rythme. Il permet d’instaurer, par son caractère égal, une stabilité et une solennité sur lesquelles va pouvoir s’appuyer l’expression de la véhémence : /A/ [A A] : « /Scĭŏ dīc-/ [-tūrōs / quōsdām] » ; /A/ /A/ : « /Foēd(um) ēst,/ /tūrp(e) ēst/ » ; « /Dŏmĭnūs/ /mōrtēm/ ». Tous ces motifs A préliminaires sont d’ailleurs des rythmes nettement marqués, c’est-à-dire des rythmes où accent et ictus coïncident. Le motif A peut également être un motif conclusif, notamment dans la deuxième séquence : /A/ [A A] : « /tūrp(e) ēst/ [ūt uōs / fāllām] » ; ^ /B/ [A A] : « sī /Dĕūs/ [mē nōn / fāllīt] ». Comme cela a été mentionné, seul le nom Dĕūs ne s’intègre pas dans le rythme spondaïque (motif A) de l’ensemble. Le motif C permet également de signaler la segmentation : /C/ : « /Tērrŭīt/, /Īmō X/ ». Le premier motif C introduit l’intervention virtuelle de l’auditoire, le second la réponse d’Augustin. Par ailleurs, on a déjà souligné l’importance de l’anaphore nōlŏ / dīcĕrĕ [B A] ou encore celle du crétique dans la troisième séquence. À cet égard, on observe une véritable variation autour du crétique dans cette énumération. De fait, le crétique /C/ peut être simplement précédé d’une anacrouse, ou bien accompagné d’un motif /A/ ou d’un motif /B/ : ^/C/ : « nē-/-quīssĭmīs/, ă-/-dūltĕrīs/ » ; / A+C/ : « /fraūdātōrĭbūs,//quīsītōrĭbūs,//dē tēmpōrĭbūs,//ēt mōrēs sŭōs// nōn mūtāntĭbūs/ » ; /B+C/ : « /mūrmŭrāntĭbŭs X/ ».

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La construction rythmique de ce développement est donc extrêmement simple : peu d’imbrications, des segments très courts, répétés, des échos de mots et de sonorités. Augustin use de la concinnitas comme d’un instrument de persuasion particulièrement adapté à son discours. Le thème abordé étant ici le Jugement Dernier, le ton véhément est de mise. Il n’est pas question de plaire, mais d’enseigner et de fléchir en jouant sur les émotions, en l’occurrence la peur, même si Augustin se défend au début du développement de vouloir accabler ses auditeurs. 4. Analyse du rythme haché chez Césaire d’Arles Césaire d’Arles, dans le sermon 8252 adressé au peuple, commente un passage de la Genèse53. Abraham, sur l’ordre de Dieu, coupe en deux une génisse, une chèvre et un bélier, mais laisse entiers une tourterelle et une colombe. Il s’endort ensuite, et pendant son sommeil, un brasier apparaît et brûle les victimes. Pour Césaire, la génisse, la chèvre et le bélier coupés en deux symbolisent les hommes « charnels », la colombe et la tourterelle, les hommes « spirituels ». Les « charnels » et les « spirituels » sont toutes les nations croyant au Christ. Le sommeil d’Abraham et l’apparition du brasier symbolisent le soir du Jugement Dernier. Or, en vue de susciter la terreur chez son auditoire, Césaire fait appel au style véhément et haché dans la péroraison de ce sermon. Vbi se tunc impii uidebunt ? Vbi adulteri, ubi ebriosi, ubi maledici recognoscent ? Vbi amatores luxuriae, ubi raptores, ubi superbi et inuidi apparebunt ? Quid infelices pro sua defensione dicturi sunt, quos totiens admonitos et tamen inparatos dies ille reppererit ?54

Cet extrait se déroule en deux séquences, dont la première se caractérise par la multitude et la brièveté de ses segments. Le style est plus que jamais haché. ###

52

Césaire d’Arles, Sermones, 82, 3 (SC 175, 2-6). Gen., 15, 9-12. 17. 54 « Où les impies se verront-ils alors ? Où les adultères, les ivrognes, les mauvaises langues se retrouveront-ils ? Où les débauchés, les voleurs, les orgueilleux et les jaloux apparaîtront-ils ? Que diront pour se défendre les malheureux qui tant de fois ont été prévenus, et que, cependant, ce grand jour a trouvés non préparés ? » 53

A NA LYSE ET MODÉLISAT ION DU RY THM E OR ATOIR E L AT I N

215

La seconde progresse sur un rythme plus ample, moins haché ; elle joue le rôle de soubassement assuré par la période finale dans l’extrait de Cicéron. Toutefois, le style reste haché et le rythme continue de fonctionner sur des segments brefs et clairement délimités. > ###

Renforçant la véhémence de cet extrait, les interrogations oratoires permettent également à Césaire de marquer clairement la progression linéaire du développement : les trois sections (SC1, SC2 et SC3) de la première séquence (SQ1) et enfin la seconde séquence (SQ2). Comme notre analyse s’attachera à le montrer, cette segmentation se verra renforcée par d’autres traits rythmiques et stylistiques. Parmi les pieds simples, on ne compte qu’un seul pied où l’accent et l’ictus sont en discordance : l’unique iambe isolé de l’extrait : « dĭēs » (1/2). Les pieds marqués sont donc largement majoritaires : « ŭbĭ X » (pyrrhique + silence : 2/1) ; « sē tūnc », « -tōrēs » (spondées : 2/2) ; « uĭ-/-dēbūnt », « sŭ-/-pērbī » (anacrouse + spondée : 1 2/2) ; « tŏtĭēns » (anapeste : 2/2) ; « lū-/-xŭrĭaē », « ād-/-mŏnĭtōs » (anacrouse + anapeste : 2 2/2) ; « īmpĭī », « īnuĭdī » (crétiques : 2/3) ; « ă-/-dūltĕrī » (anacrouse + crétique : 1 2/3) ; « rāptōrēs » (molosse : 2/4). Les deux bacchées « uĭdēbūnt » et « sŭpērbī » ne correspondent à aucun genre recensé (1/4) ; ils ont donc été analysés comme un spondée précédé d’une anacrouse. Quant à « ădūltĕrī », comme il ne comprend qu’un seul accent, il a été interprété comme un pied simple (crétique) précédé d’une anacrouse et non comme un pied composé (diiambe). Enfin, on suppose systématiquement la présence d’un silence après le pyrrhique « ŭbĭ », ce qui permet d’allonger la durée de ce pied et d’effectuer les trois hiatus : « ŭbĭ X ădūltĕrī » ; « ŭbĭ X ēbrĭōsī » ; « ŭbĭ X ămātōrēs ». Sans l’ajout de ce silence complémentaire, le pyrrhique ne saurait constituer un pied isolé à part entière. Ensuite, on compte également quelques pieds composés : « ămātōrēs » (iambe + spondée (épitrite 1er) : 1/2+2/2) ; « ēbrĭōsī », « īnpărātōs » (trochée + spondée (épitrite 2e) : 2/1+2/2) ; « prō sŭā dēfēnsĭōnĕ » (crétique + antibacchée + trochée : 2/3+2/3+2/1). Dans le dernier cas de figure, on a placé un accent secondaire sur la préposition pro car elle est suivie d’un mot ïambique55. Les autres pieds ne posent pas de problème particulier.

55

Voir J. Dangel, La phrase oratoire, p. 286.

216

CH A PIT R E V

Voici la progression quantitative du développement (nombre de temps et de syllabes) : temps

syllabes

SQ1

99

= 61%

68

= 62%

SQ2

64

= 42%

41

= 38%

Quel que soit le mode de comptage (temps ou syllabes), le développement semble être construit selon deux logiques à la fois différentes et complémentaires. Tout d’abord, la première séquence est significativement plus longue que la seconde. Une autre différence réside dans la progression quantitative des sections internes. Dans la première séquence, on observe en effet une gradation puisque la première section (SC1) compte 17 temps et 11 syllabes, la deuxième (SC2), 34 temps et 25 syllabes, la troisième (SC3), 48 temps et 32 syllabes. Cette gradation dans la longueur des segments soutient la stratégie persuasive de Césaire : le ton se fait de plus en plus pressant et l’argumentation repose davantage sur l’accumulation de tous les vices personnifiés que sur un raisonnement logique – ce qui est le propre du discours pathétique, c’est-à-dire du discours visant à susciter des émotions, ici la terreur. La seconde séquence (SQ2) se caractérise par une stabilité plus grande. La section (SC4) comprend 30 temps et 17 syllabes, la cellule finale (CL7) 34 temps et 24 syllabes. Césaire suit donc bien ici l’enseignement de Cicéron qui préconise, rappelons-le, de soutenir les segments courts caractéristiques du style haché avec des segments plus longs, de façon à donner de la cohésion au discours et à éviter une expression trop hachée qui risquerait d’enlever à l’orateur sa dignitas. De plus, Césaire apporte un soin tout particulier aux cadences. Comme Augustin, il mêle la logique accentuelle et la logique métrique avec une grande habileté. coïncidence accent / ictus dans la clausule SC1

{īmpĭī uĭ/dēbūnt}

SC2, CL3 {/-lĕdĭ-/[-cī rĕcōgnōscēnt]}

×

OUI ímpii uidébunt (cursus trispondaïque 2:6)

OUI

OUI malédici recognóscent (cursus velox 2:7)

[2/3+2/2] CL4

{-tōrēs/ lū-/-xŭrĭaē/}

SC3, CL6 {/īnuĭdī /# [āppārēbūnt]}

×

OUI amatóres luxúriae (cursus tardus 3:6)

OUI

OUI ínuidi apparébunt (cursus velox 2:7)

[2/2+2/2] SC4

{-ōnĕ/[dīctūrī sūnt]}

cursus

OUI

[2/2+2/2]

OUI defensióne dicturí sunt (cursus trispondaïque 2:6)

A NA LYSE ET MODÉLISAT ION DU RY THM E OR ATOIR E L AT I N

CL9

{tămĕn / īnpărātōs}

CL7

{[īllĕ rēppĕrĕrĭt]}

217

×

OUI támen inparátos (cursus trispondaïque 2:6)

PA RTI ELLE

OUI ílle reppérerit (cursus trispondaïque 3:6)

[2/1 2/3]

Les cadences qui forment un cursus ne coïncident pas nécessairement avec une clausule. Cela signifie que le paramètre essentiel dans l’élaboration des cadences est l’accent ; la clausule quantitative a ici pour principal rôle d’appuyer la cadence accentuelle à la fin des grandes unités de sens et de rythme : la fin des sections (SC2, SC3, SC4) et la fin de la longue cellule finale (CL7). De plus, on note que la seule cadence où clausule et cursus coïncident (CL7) fait également apparaître une discordance entre l’accent et l’ictus. De fait, on sait que le péon 1er a son frappé sur la longue initiale, ce qui fait dire à Cicéron qu’il est meilleur dans la clausule que le péon 4e car il suit un rythme descendant56. Toutefois, cette cadence est bien dessinée notamment du fait que le découpage des pieds et le découpage des mots concordent. Par ailleurs, dans la première séquence (SQ1), les cursus accompagnés d’une clausule suivent une répartition quantitative différente, mais le même schéma accentuel (2:7), ce qui permet à Césaire de souligner rythmiquement la progression des deux sections (SC2 et SC3). Dans la seconde séquence, le cursus renforcé par une clausule suit un schéma accentuel identique au cursus suivant (2:6). Cette récurrence participe sans doute à la stabilité rythmique qui caractérise cette seconde séquence. Enfin, l’emploi du cursus sans clausule est réservé à la fin des cellules importantes sur le plan de la progression argumentative. Le premier cursus isolé intervient à la fin de la première section (SC1), sans doute trop peu étendue pour pouvoir réclamer une clausule57. Le deuxième tombe sur le syntagme « amatores luxuriae », sur lequel Césaire souhaite probablement attirer une attention toute particulière. Le troisième intervient dans la seconde séquence (SQ2). Il permet de marquer la fin des deux cellules imbriquées (CL8 et CL9) « totiens admonitos et tamen inparatos » et de souligner par ce biais l’importance de ce groupe apposé binaire. En outre, comme cela a déjà été signalé, il y a très peu de pieds faiblement marqués dans cet extrait. L’exception est sur dĭēs. La spécificité rythmique qui caractérise cet iambe appuie d’une certaine manière l’importance même de ce mot. Il s’agit en effet du jour du Jugement Dernier, qui fait l’objet du sermon tout entier. De cette 56

Cicéron, Or., 215. Sauf si l’on considère que la série diiambe + spondée constitue une clausule – qui n’est cependant par recensée comme telle. 57

218

CH A PIT R E V

façon, Césaire recentre son propos à la fin de ce développement. On note en outre que ce rythme faiblement marqué intervient juste avant la clausule finale : « dĭēs [īllĕ rēppĕrĕrĭt] ». Une fois de plus, un pied léger annonce une cadence et constitue un palier rythmique. L’emploi d’anacrouses peut avoir le même effet, notamment avant un cursus : « mă-{-lĕdĭcī rĕcōgnōscēnt} » ; « ĕt {īnuĭdī āppārēbūnt} ». La présence de ces anacrouses permet de fait de souligner d’autant mieux l’importance du premier accent qui suit et qui signale le début de la cadence. Un autre procédé consiste à placer un pied composé avant le cursus : « / prō sŭā dēfēnsĭ-/ {-ōnĕ dīctūrī sūnt} ». La distance entre les deux accents (8 temps, 5 syllabes) ménage un effet d’attente fort qui permet d’attirer d’autant mieux l’attention de l’auditoire sur l’accent initial du cursus. On note enfin dans cet extrait une métabole qui consiste en l’inversion de la dynamique levé / frappé : « /rāptōrēs/ » = 2/4. Cette métabole intervient à la fin d’une cellule qui ne comporte aucune cadence. Elle souligne l’importance du terme « raptores » et également les contours de la cellule (CL5). Bien qu’elle ne s’intègre pas dans une clausule ou un cursus, cette métabole est placée au cœur du développement (76 + 87 temps, 50 + 59 syllabes). Cette place centrale nous invite à l’interpréter également comme un tournant, cette fois à l’échelle du développement. L’analyse syntagmatique a, nous l’espérons, mis en évidence les caractéristiques principales de la progression linéaire du rythme de ce développement en deux séquences : ## ##

Dans le second mouvement, le relatif « unde » introduit les deux cellules principales (CL5 et CL8). Dans la première (CL5) viennent s’intégrer deux cellules internes, l’une correspondant à un ablatif absolu (CL6), l’autre à un groupe prépositionnel (CL7). À la seconde (CL8) vient se greffer une dernière cellule (CL9) constituée d’une proposition relative (« unde… »). 60 Augustin, Serm., 41, PL 38, 247 : « Alors qu’étaient lues les Ecritures divines – dont je ne peux à présent traiter la totalité des phrases – une phrase a attiré mon attention, très brève par le nombre de mots mais très lourde de sens, et m’a conduit à faire le choix, avec l’aide du Seigneur, de servir une si grande attente de votre Amour, autant que la faiblesse de nos forces le permet, et de vous nourrir du cellier du Seigneur qui me fait vivre avec vous ».

230

CH A PIT R E V

## # ###

Si l’on considère la dynamique des pieds de ce développement, le seul pied simple peu marqué est le suivant : « lŏquī ». Une fois de plus, les pieds marqués sont prédominants : « -tātĕ », » ūnd(e) ĕt » (trochées : 2/1) ; « sēr-/-uīre » (anacrouse + trochée : 2 2/1) ; « uēr-/bōrūm » (anacrouse + spondée : 2 2/2) ; « nŭmĕrō » (anapeste : 2/2) ; « -tēntĭīs », « ōmnĭbūs » (crétiques : 2/3) ; « brĕ-/-uīssĭmām », « prō / uīrĭūm » (anacrouse + crétique : 1 et 2 2/3) ; « dē /quārūm sēn- » (anacrouse + molosse : 2 2/4). Il n’y a pas de difficultés avec ces pieds simples. L’anacrouse dans « sēr-/-uīre » s’explique par le fait que cette forme verbale coïncide avec la reprise d’une cellule (CL5) et suit par conséquent une pause de sens. De ce fait, la syllabe initiale ser- ne peut être intégrée à ce qui précède. De même « uēr-/-bōrūm » et « dē / quārūm sēn- » suivent une pause et marquent le début d’une cellule (CL2 et CL3). Pour ce qui concerne « brĕ-/-uīssĭmām », la syllabe initiale bre- ne peut être intégrée au pied précédent qui compte déjà trois syllabes (« nŭmĕrō »). Par ailleurs, on remarque la présence de plusieurs pieds composés dont certains forment un segment rythmique de grande ampleur : « -ōnī Chārĭ- » (spondée + trochée : 2/2+2/1) ; « pōndĕr(e) aūtēm » (trochée + spondée : 2/1+2/2) ; « uōbīs dē cēl- » (spondée + spondée 2/2+2/2) ; « tānt(ae) ēxspēctātĭ- » (molosse + trochée : 2/4+2/1) ; « nōs-/-trārūm mĕdĭŏcrĭ- » (anacrouse + spondée + pyrrhique + pyrrhique : 2 2/2+1/1+1/1). Dans le pied « tānt(ae) ēxspēctātĭ », l’accent secondaire qui tomberait normalement sur la syllabe initiale ex- est supprimé du fait de la présence de l’accent principal sur la syllabe précédente tan-. Du fait que le mot « exspectatione » ait six syllabes et soit paroxyton, il porte aussi un accent secondaire sur -ta-. En outre, dans cet extrait, s’est posé le problème des pieds composés situés au début des segments. Faut-il considérer le pied faible initial comme une anacrouse précédant l’accent principal ou bien un élément de composition ? En réalité, l’une et l’autre solutions sont équivalentes du point de vue pragmatique. Dans la mesure où ces pieds débutent sur un accent secondaire, nous avons pris le parti de les considérer comme éléments de composition. De fait, cet accent permet de signaler le début du pied ; le rythme suit alors un mouvement ascendant jusqu’à l’accent principal : CL1 : « Cūm dīuīnaē Scrīp- » (spondée + molosse : 2/2+2/4) ; CL8 : « ēt mĭnīstrārĕ » (crétique + trochée : 2/3+2/1). On a également rencontré des difficultés pour l’analyse rythmique du

A NA LYSE ET MODÉLISAT ION DU RY THM E OR ATOIR E L AT I N

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verbe « animaduerti ». Il s’agit également d’un pied composé initial. Une question se pose à propos de l’élision de la syllabe finale devant « unam ». Si l’on observe cette élision, le pied composé est incomplet (1), à moins de considérer que s’opère une inversion de la dynamique (2). Une autre solution (3) consiste à ne pas faire l’élision, ce qui suppose la présence d’un silence – une pause étant ici très peu probable du fait que les deux termes sont fortement liés tant sur le plan sémantique que syntaxique. L’ajout d’un silence est notamment préconisé par Quintilien dans ce cas particulier où l’élision conduit à la juxtaposition de deux accents61. Il permet en outre de mettre en évidence le cursus qui débute sur unam : (1) /ănĭmād-/-uērt(i)/ /ū- : 2/2+2 ? 2 (2) /ănĭ-/-māduērt(i)/ /ū- : 1/1+2/2 2 (3) ănĭmād-/-uērtī X/ /ū- : 2/2+2/3 2

La première solution nous semble difficilement tenable du fait qu’elle demande un effort articulatoire contraignant et que, d’autre part, elle ne respecte pas les règles rythmiques habituelles. On gardera les deux autres solutions comme des variantes possibles. La troisième reste néanmoins celle que nous privilégions car elle est la plus conforme aux règles rythmiques que l’on a pu observer jusqu’ici. Enfin, cette séquence se déroule en deux mouvements successifs. Plusieurs traits rythmiques appuient cette hypothèse et notamment la progression quantitative de l’ensemble : temps

61

syllabes

CL1

19

99 ou 102 47%

CL2

29

11

SC

17 ou 20

CL3

16

10

CL4

18

10

17 10 ou 12

CL5

8

CL6

10

CL5 suite

27

15

CL7

21

13

CL5 suite

5

3

CL8

26

16

CL9

16

10

Quintilien, Inst., IX, 4, 40.

58 ou 60 46%

112 53%

4 7

67 54%

232

CH A PIT R E V

Les deux mouvements sont formés de cinq cellules ; ils occupent approximativement une durée égale, le second étant légèrement plus ample que le premier. La cellule centrale (CL5) correspond au tournant de la séquence. Du point de vue du sens, elle tient également une place essentielle : « unde elegi ». Augustin explicite le rapport logique entre la lecture de la Bible, son interprétation personnelle (« animaduerti ») et le choix que cette interprétation a entraîné. En résulte un changement de la situation d’interlocution entre le premier et le second mouvement. Dans le premier, Augustin se met en scène seul en présence du texte biblique (« diuinae Scripturae »). En résulte un choix qui concerne à la fois le prédicateur, c’est-à-dire le locuteur (1ère personne) mais aussi les interlocuteurs que sont Dieu (« adiuuante Domino », « de cellario Dominico ») et la communauté (« Charitatis uestrae ») dans laquelle le prédicateur vient finalement s’intégrer (« ego uobiscum »). Le second mouvement fait ainsi apparaître l’ensemble des acteurs impliqués dans ce choix (Augustin, Dieu, le peuple). L’analyse des cadences appuie également l’interprétation de cette séquence comme un déroulement binaire. De fait, dans le premier mouvement cohabitent cursus et clausules. Dans le second au contraire, seules sont présentes des clausules, à l’exception de la cadence finale qui use des deux procédés. concordance ictus/accent dans la clausule CL1 : {-tū/raē lĕgĕ/rēntur/}

CL2 : {lŏquī /nōn uă/lēmus/}

SC : {/ūnām sēn/tēntĭam/}

CL4 (SC) : {/sēnsūs ām/plīssĭmam/}

CL5 : /-tātīs / uēstrae/

présence d’un cursus

PA RTI ELLE

OUI

2/2+2/2

(2:6) cursus trispondaïque -túrae legeréntur

OUI

OUI

2/1+2/1

(2:6) cursus trispondaïque lóqui non ualémus

OUI

OUI

2/4+2/2

(3:6) cursus tardus únam senténtiam

OUI

OUI

2/4+2/3

(3:6) cursus tardus sénsus amplíssimam

OUI

NON

2/2 2/2 CL8 : /-lārĭō / Dŏmĭnĭco/

PA RTI ELLE

NON

2/3 3/2 CL9 : {uō-/bīscūm uīuo/}

PA RTI ELLE

2/2 2/2

OUI (2:5) cursus planus uóbiscum uíuo

A NA LYSE ET MODÉLISAT ION DU RY THM E OR ATOIR E L AT I N

233

Les cadences du premier mouvement observent un rythme marqué. Tout d’abord, on observe une concordance presque généralisée de l’accent et de l’ ictus dans la clausule (4 cas sur 6). D’autre part, comme nous l’avons souligné, Augustin superpose à la clausule un cursus susceptible de souligner très nettement la cadence. Il emploie successivement deux cursus trispondaïques et deux cursus tardus ; ces deux derniers interviennent dans la section et permettent probablement au prédicateur de ralentir quelque peu le tempo sur les éléments clefs : la mention de la phrase de l’Ecclésiastique (« unam sententiam ») et sa portée sémantique et spirituelle (« sensus amplissimam »), à l’origine du choix opéré par Augustin. On note en outre la présence d’une clausule héroïque « /-raē lĕgĕ/rēntur/ » que Cicéron conseille d’éviter et d’une clausule en ditrochée « /nōn uă/lēmus/ », très appréciée. La présence de cette clausule héroïque peut s’expliquer par la volonté d’affirmer d’emblée la solennité de ce discours ; on note d’ailleurs qu’elle accompagne la mention de l’Écriture (« diuinae Scripturae »). Ce rythme n’est donc pas déplacé dans ce contexte. Dans le second mouvement, les cadences sont réalisées à l’aide de deux types de clausules, le dispondée (« /-tātīs / uēstrae/ » et la combinaison crétique + péon 4e (« /-lārĭō / Dŏmĭnĭco/ »). Elles ne sont pas accompagnées d’un cursus, mais on observe une concordance systématique entre accent et ictus et d’autre part, la coïncidence entre le découpage des mots et le découpage des pieds, absente du premier mouvement. Ainsi, malgré l’absence de cursus, les cadences sont clairement identifiables. Elles sont cependant moins appuyées, sans doute, que dans le premier mouvement. Cela peut s’expliquer par l’allure plus liée de ce second mouvement, suggérée notamment par le procédé d’imbrication dans la cellule CL5. Chaque segment est fortement dépendant l’un de l’autre, et les cadences sont là pour signaler simplement la progression de l’un à l’autre. Dans la cadence finale « {uō-/bīscūm uīuo/} », l’ictus et l’accent concordent partiellement. Le premier accent principal sur uo- signale en effet le début d’un cursus inusité jusqu’alors (cursus planus). Cette métabole permet de signaler le caractère conclusif de cette cadence. Les caractéristiques des cadences permettent ainsi de souligner la progression binaire de la séquence, plus hachée dans le premier mouvement que dans le second. D’autre part, elles attirent l’attention sur certains mots-clefs sur lesquels vient s’appuyer la démonstration d’Augustin. Elles jouent par conséquent un rôle structurel tant sur le plan rythmique que sémantique et argumentatif. Par ailleurs, le début de certaines cellules est marqué par un rythme suspensif, matérialisé soit par une anacrouse, soit par le pied faible d’un pied composé :

234

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CL2 : dē /quārūm sēn-/ CL3 : uēr/bōrūm/ reprise de CL5 : sēr/uīre/ CL1 : /Cūm dīuīnaē Scrīp-/ SC : /ănĭmāduērtī X/ ou /ănĭmāduērt(i)/ CL8 : /ēt mĭnīstrārĕ/

Ces deux procédés permettent de ménager un court moment d’attente avant le premier frappé. À l’initiale d’un segment, ils permettent de donner au rythme une nouvelle impulsion. Un autre procédé consiste à insérer un silence : « ănĭmād-/-uērtī X/ {/ū- » ; « ĕgŏ X {uō- ». On note que ce silence intervient dans les deux cas juste avant un cursus ; il permet ainsi de mettre en évidence la cadence. Augustin construit donc le rythme de cet extrait suivant une logique qui vise à enchaîner de longs segments syntaxiquement dépendants les uns des autres. Dans la même optique, les pieds composés peuvent être extrêmement amples. En vertu des principes édictés par Quintilien, les pauses nécessaires pour respirer devaient donc être assez courtes et, de ce fait, le débit très lié. Toutefois, comme Cicéron, Augustin élabore cette longue séquence comme un architecte : il veille à ce que la progression soit cohérente et les segments clairements délimités par des cadences. L’intention est bien, avant tout, de donner un enseignement et de sensibiliser le peuple à la portée théologique de cette phrase de l’Ecclésiastique. Du point de vue paradigmatique, cette séquence se caractérise par une structure syntaxique très marquée ; chaque segment dépend syntaxiquement l’un de l’autre. Augustin souligne en outre cette structure par des jeux stylistiques et phoniques qui contribuent à l’élaboration du rythme de l’ensemble. Dans le premier mouvement, la mise en valeur de la phrase de l’Ecclésiastique, qui est à la source du choix d’Augustin de se consacrer à sa communauté de fidèles, repose sur un effet stylistique qui allie la figure du chiasme et l’antithèse : « / quārūm sēn-/-tēntĭīs / ōmnĭbūs //{/ūnām sēn-/-tēntĭam/} ». L’effet de miroir est en outre appuyé par la similitude rythmique de ces deux groupes qui débutent sur un molosse (« quārūm sēn- », « ūnām sēn- ») suivi d’un rythme péonique (« -tēntĭīs » / « ōmnĭbūs », « -tēntĭam »). L’allure générale de ce rythme est remplie de dignitas du fait de la présence majoritaire des valeurs longues. Celles-ci sont susceptibles de ralentir le débit, d’appuyer la solennité de cette évocation du texte biblique et de cette phrase de l’Ecclésiastique en particulier. Le syntagme « unam sententiam » est ensuite complété par une apposition binaire (CL3

A NA LYSE ET MODÉLISAT ION DU RY THM E OR ATOIR E L AT I N

235

et CL4) construite sur un raisonnement concessif, comme le suggère l’emploi de « uero » et de la double antithèse « breuissimam ≠ amplissimam », « uerborum ≠ sensus ». Celle-ci est appuyée, ici encore, par un chiasme. L’ensemble des trois segments (SC, CL3 et CL4) constitue une entité sémantique et rythmique cohérente. On note en particulier le cadre imposé par l’homéoptote et la similitude rythmique des deux cadences : {[ūnām sēn-/-tēntĭam]} / {[sēnsūs ām-/-plīssĭmam]}. Cette combinaison d’un molosse et d’un crétique a déjà été évoquée. Elle confère au premier mouvement une véritable homogénéité rythmique et permet de souligner la progression de la démonstration en apportant un éclairage particulier sur les mots clefs. Dans le second mouvement, le cadre est imposé par l’anaphore du relatif « unde » à laquelle s’associe la mise en scène du locuteur comme sujet : « ūnd(e) ē-/-lēgī » ; « ūnd(e) ĕt / ĕgŏ X ». Augustin accorde d’ailleurs une attention toute particulière à l’emploi des pronoms dans ce second mouvement : CL5 : « Charitatis uestrae » / CL7 « uirium nostrarum » / CL8 « uobis » / CL9 « ego uobiscum ». Cette alternance appuie la démonstration en illustrant le serment qui lie le prédicateur à sa communauté. Elle crée également un rythme simple mais efficace qui trouve son terme dans la dernière cellule par l’alliance des deux termes alternés (« ego uobiscum »). Par ailleurs, comme nous l’avons mentionné, ce second mouvement fait mention explicite de Dieu, à deux reprises : « [ādiŭuān-/-tĕ Dŏmĭnō] » : [2/3+3/2] ; « dē cēl-[-lārĭō / Dŏmĭnĭcō] » : 2/2 [2/3 3/2]. Augustin emploie tout d’abord cette incise formulaire pour montrer que son choix est certes un choix personnel, dans lequel Dieu prend néanmoins part. Il fait appel ensuite à la métaphore du cellier afin de faire comprendre à ses auditeurs qu’il se nourrit avec eux des mêmes ressources, en l’occurrence du texte biblique. Outre la figure étymologique « Domino/Dominico » et la place finale de ces mots, on note leur similarité rythmique. En réalité, il nous semble que le premier groupe constitue une combinaison métrique sur le modèle d’une clausule (crétique + péon 4e). Cette interprétation se fonde sur la mise en rapport de ces deux groupes proches sur le plan sémantique et phonique. Il faut alors admettre que l’accent et l’ictus ne concordent pas, ni dans l’un, ni dans l’autre. On observe de plus un effet de uariatio dans la dynamique du premier pied. Elle suit exceptionnellement l’ordre levé/frappé dans le premier groupe. Cette métabole permet très probablement d’attirer l’attention sur cette première mention de l’action divine.

236

CH A PIT R E V

Enfin, les motifs rythmiques de cet extrait sont répartis ainsi : A B C A’ B’

1 er mouvement 2 e mouvement 6 12 5 6 6 5 0 2 4 1

18 = 38% 11 = 23% 11 = 23% 2 = 4% 5 = 11%

Le motif majoritaire est le motif A ; il est néanmoins plus fréquent dans le second mouvement. Les motifs B et C sont répartis de manière égale. Le motif A’ n’apparaît que dans le second mouvement, dans les pieds composés. Le motif B’ en revanche n’apparaît quasiment pas dans le second mouvement. Comme cela a été évoqué, la combinaison molosse + crétique constitue une formule rythmique remarquable dans le premier mouvement : /B’+C/ : « {/ūnām sēn/tēntĭam/} », « {/sēnsūs ām/plīssĭmam/} » ; /B’/ /C/ /C/ : « quārūm sēn/tēntĭīs » / ōmnĭbūs ». Nous avons eu l’occasion de traiter ces trois groupes, nous n’y revenons pas. Le motif /B’+C/ marque un cadre dans lequel vient s’intégrer un motif /C/ final (CL3) : SC : /B’+C/ « {/ūnām sēn/tēntĭam/} » ; CL3 : ^ /C/ « brĕ/uīssĭmām » ; CL4 : /B’+C/ : « {/sēnsūs ām/plīssĭmam/} ». Dans le second mouvement, les motifs rythmiques permettent également de créer des effets de clôture. Au cadre constitué par la combinaison de deux spondées se conjugue une alternance entre /A/ et /C/ : [A+A] : /ūnd(e) ē/lēgī/ ; [C+C] : /ādiŭuān/tĕ Dŏmĭnō/ ; /B/ [A A] : / Chārĭ/tātīs / uēstraē/ ; /A+[C/ C] /dē cēl/lārĭō / Dŏmĭnĭcō/ ; /B/ /B/ {^ [A A]} : /ūnd(e) ĕt / ĕgŏ X /{uō-/bīscūm / uīuō/}. Les deux premières dipodies plantent le décor : elles forment à elles seules l’ensemble du segment. Les dipodies suivantes sont véritablement des cadences ; les portions préliminaires se caractérisent en outre par une alternance entre le motif A et le motif B. Par ailleurs, dans ce second mouvement, la présence de pieds composés particulièrement étendus entraîne l’accumulation de motifs dans un même segment. Les cas les plus emblématiques sont : ^ /B’+B/ /A/ : « huīc /tānt(ae) ēxspēctātĭ/ōnī/ » ; ^ / A+A’+A’/ /A/ : « nōs/trārūm mĕdĭŏcrĭ/tāte/ ». Le premier pied composé est construit sur un rythme double, le second sur un rythme égal. Chacun fait donc preuve d’une cohésion rythmique certaine. On note que l’insertion de ces deux pieds composés suit un mode opératoire stable. Ils sont tous deux précédés d’une longue en anacrouse et suivi d’un motif /A/. Leur ampleur exceptionnelle (8 et 9 temps) est donc contrebalancée par la courte impulsion donnée par l’anacrouse et clôturée par ce motif /A/ à la fois bref et stable.

A NA LYSE ET MODÉLISAT ION DU RY THM E OR ATOIR E L AT I N

237

Les effets rythmiques paradigmatiques dans cet extrait d’Augustin sont donc moins complexes que dans l’extrait de Cicéron. Les figures stylistiques notamment reposent sur des jeux de répétition qu’un auditoire, même illettré, est capable de repérer facilement. L’analyse a toutefois révélé un emploi très réfléchi des genres rythmiques, qui confère au rythme de cette séquence une allure cyclique, caractérisée en particulier par l’alternance des mêmes combinaisons de motifs. Par conséquent, le rythme de cet extrait peut être perçu selon divers degrés de complexité, des échos syntaxiques les plus immédiats aux parallélismes motiviques les plus sophistiqués. À cet égard, Augustin fait preuve d’une conscience aiguë de son auditoire et parvient à trouver un compromis entre le plaisir d’employer les outils de l’art oratoire et la nécessité d’élaborer un message compréhensible par tous. 7. Analyse du rythme périodique chez Césaire d’Arles L’extrait choisi est situé au début d’un sermon de Césaire d’Arles adressé aux moines (Sermones ad Monachos). Césaire y adopte une attitude de modestie : tout l’exorde repose sur un jeu d’antithèses qui place Césaire en position d’infériorité par rapport à ses auditeurs, qu’ils présentent comme étant à l’abri du danger que constitue le péché. L’extrait correspond à la fin de cette captatio benuolentiae et introduit l’admonitio adressée aux moines. La cohérence de la démonstration s’appuie notamment sur la métaphore filée de la navigation. Cum simus in pelago huius mundi nimiis fluctibus fatigati, ad eos qui ad portum iam feliciter peruenerunt praedicationis uerba proferimus. Sed tamen, fratres, quia solent naues superatis et deuictis pelagi fluctibus etiam in portu tutissimo saepe laborare et nisi grandis cautela fuerit, pene submergi, cum summa humilitate et ingenti reuerentia admonemus ut, quia uos Christus de omnibus capitalibus criminibus tanquam de periculosis fluctibus liberauit, in portu quietae beatitudinis constituti, paruas negligentias et minuta peccata quae sic in animam confluuent quomodo per minutissimas nauis rimulas intestinae guttae concurrunt, cum omni uigilantia, Christo adiuuante ; exhaurire iugiter festinetis62 . 62 Césaire d’Arles, Serm., 11, PL 67, 1069d : « Alors que nous sommes fatigués par les flots abondants de la mer de ce monde d’ici-bas, nous prêchons à ceux qui sont déjà arrivés avec félicité au port. Pourtant, mes frères, parce-que les navires, après avoir vaincu les flots de la mer, sont en peine même dans le port le plus en sécurité, et seraient presque submergés si la plus grande précaution n’était pas prise, c’est avec la plus grande humilité et un immense respect que nous vous enjoignons – puisque le Christ vous a libérés de tous les péchés capitaux comme pour ainsi dire des flots dangereux, et que

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CH A PIT R E V

La délimitation des segments est une tâche particulièrement malaisée dans cet exemple. En effet, la phrase de Césaire repose sur une structure syntaxique complexe impliquant des imbrications successives. Les unités de sens sont disloquées, les segments enchâssés les uns dans les autres. La linéarité est bouleversée, en particulier dans la seconde séquence. ### > ###

La première séquence correspond à la fin de la captatio beneuolentiae. La seconde introduit l’admonitio, comme le suggèrent l’apostrophe fratres et la tournure verbale admonemus ut. La transition est assurée par la persistance tout au long de l’extrait de la métaphore de la navigation en mer. Du point de vue de la dynamique des pieds, cet extrait ne compte aucun iambe isolé ; par conséquent, tous les pieds sont susceptibles de comporter un frappé : quĭă X (pyrrhique + silence = tribraque 2/1) ; sīmŭs (trochée 2/1) ; nĭmĭīs, ăd ĕōs (anapeste 2/2) ; īn pĕlăg(o), ēt nĭsĭ (dactyle 2/2) ; hūiūs, mūnī, frātrēs, grāndīs, quaē sīc, nāuīs, -tīnā (spondée 2/2) ; uōs XX (longue + silence + silence = spondée 2/2) ; -līcĭtēr, Sēd tămēn, -tīssĭmō, -tāt(e) ĕt īn, -tīssĭmās, -lāntĭā (crétique 2/3) ; pōrtū quĭ (antibacchée 2/3) ; quī X ād (longue + silence + longue = crétique 2/3) ; sūmm(a) ; hŭmĭlĭ- (péon 1er 2/3) ; pōrtū tū-, -tīn(ae) īn sēn(molosse 2/4). Lorsque la préposition est suivi d’un mot iambique (ou pyrrhique), elle a tendance à porter l’accent (ăd ĕōs, īn pĕlăg(o)). On a supposé que le cas de figure était le même pour les proclitiques et (« ēt nĭsĭ ») et sed (« Sēd tămēn »). D’autre part, le relatif quī étant un vous êtes établis dans le port d’une béatitude tranquille – de vous hâter à l’instant même de faire preuve de toute votre vigilance, avec l’aide du Christ, et de rejeter les petites négligences et les péchés minuscules qui affluent dans votre âme comme les gouttes d’eau s’infiltrent dans le navire à travers les minuscules fissures ».

A NA LYSE ET MODÉLISAT ION DU RY THM E OR ATOIR E L AT I N

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monosyllabe de sens plein, nous avons pris le parti de ne pas observer l’élision, ce qui suppose de placer un silence (« quī X ād »)63. Un problème s’est en outre posé au sujet du pronom uos. Faut-il considérer qu’il s’agit ici d’un monosyllabe de sens plein et à ce titre accentué ? La juxtaposition de ce pronom « uos » et de « Christus » nous invite à penser que Césaire adopte ici une stratégie argumentative qui tend à insister sur les deux protagonistes (les auditeurs auxquels il s’adresse et le Christ) et plus particulièrement sur l’action du Christ à l’égard des auditeurs (« uos liberauit »). Il nous semble donc probable que le pronom uos fasse l’objet d’une certaine insistance, voire d’un geste en direction de l’auditoire. Pour cette raison, on l’a considéré comme un monosyllabe de sens plein. Cette hypothèse soulève néanmoins une autre question : le mot « Christus » étant accentué sur l’initiale, il faudrait alors supposer la succession de deux accents. Ce procédé peut participer à l’insistance persuasive évoquée à l’instant. Une autre solution consiste à placer un silence de deux temps après uos (uōs XX). L’insistance peut alors s’effectuer par la réitération du motif spondaïque, rythme particulièrement solennel. Enfin, concernant sūmm(a) hŭmĭlĭ-, on a pris le parti de le considérer comme un péon 1er, c’est-à-dire un pied dépassant exceptionnellement trois syllabes. Ce choix est gouverné par le fait que les trois brèves sont regroupées dans un même mot, ce qui leur confère une unité rythmique évidente, aisément perceptible, même pour un auditoire peu accoutumé à repérer les quantités syllabiques dans la chaîne parlée. Cet extrait compte, par ailleurs, plusieurs pieds composés : -gēntī rĕuĕ, ōmnī uĭgĭ (spondée + pyrrhique = ionique majeur 2/2+1/1) ; pāruās nēglĭ, ēxhaūrīrĕ (spondée + trochée 2/2+2/1 et 2/2+2/1) ; ōmnĭbūs căpĭ- (crétique + pyrrhique 2/3+1/1) ; -gēntĭās ēt mĭ- (crétique + trochée 2/3+2/1) ; -ētaē bĕātĭ- (antibacchée + trochée 2/3+2/1) ; pōrtūm iām fē- (spondée + spondée 2/2+2/2) ; quōmŏdŏ pēr mĭnū- (dactyle + crétique 2/2+2/3) ; rīmŭlās īntēs- (crétique + spondée 2/3+2/2) ; sŭpĕrātīs ēt dē- (pyrrhique + spondée + spondée 1/1+2/2+2/2) ; praēdĭcātĭōnīs (trochée + trochée + spondée 2/1+2/1+2/2) ; tānquām dē pĕrīcŭ- (spondée + trochée + trochée 2/2+2/1+2/1). Césaire fait grand usage des pieds composés dans cet extrait, dont certains atteignent une ampleur considérable (10 temps et 6 syllabes pour les plus longs). Comme cela a été le cas précédemment, les portions non accentuées d’un mot long initial ont été intégrées dans un pied composé (sŭpĕrātīs ēt dē-, praēdĭcātĭōnīs, ēxhaūrīrĕ). Pour le se63 L’insertion de ce silence permet de contourner le défaut que Quintilien relève : la succession de monosyllabes rend le rythme trop sautillant (Quintilien, Inst., IX, 4, 42).

240

CH A PIT R E V

cond, cette solution est réellement la meilleure, car une anacrouse aussi longue (6 temps, 4 syllabes) risquerait de rompre la progression rythmique. Cette ampleur est en outre particulièrement adaptée à la portée du nom « praedicationis » dans la démonstration de Césaire dont la valeur performative ne fait aucun doute ici. Le troisième cas de figure est similaire : le pied composé correspond à un mot entier, en l’occurrence l’infinitif qui exprime l’action à laquelle Césaire encourage les moines de s’appliquer. Voici la progression quantitative de cet extrait : temps CL1

17

CL2

16

33

SQ1 = 80 (19%)

47

syllabes 10 10

SC1

4

CL3

25

14

SC1 suite

18

12

3

SC2

5

CL4

4

CL5

9

6

CL6

23

14

CL5 suite

25

15

CL7

18

12

CL8 SC2 suite

93

9 27

SQ2 = 332 (81%)

3

SQ1 = 49 (20%)

29

57

2

SQ2 = 198 (80%)

9 107

18

CL9

2

1

CL10

35

17

CL11

19

11

CL10 suite

20

5

67

4 16

CL12

27

CL9 suite

23

84

14

CL13

14

9

CL14

47

26

CL9 suite

13

CL15 CL9 suite

41

9

9

5

19

11

49

25

Ce développement se déroule en deux séquences dont la seconde est largement plus ample que la première. Il débute sur une série de deux cellules approximativement égales. La première section est un peu plus

A NA LYSE ET MODÉLISAT ION DU RY THM E OR ATOIR E L AT I N

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longue, mais de peu. On peut donc en conclure que cette séquence initiale repose sur une segmentation équilibrée et stable, avec un léger effet de gradation. La seconde se caractérise ensuite par une succession de quatre grands mouvements. Dans le premier (« Sed tamen… pene submergi »), Césaire introduit la métaphore maritime. Dans le deuxième, il reprend d’abord le fil de son discours (« admonemus ut ») avant de poursuivre la métaphore (« quia…tanquam ») ; il opère de la même façon dans le troisième mouvement (« paruas negligentias… quae sic »). Dans le dernier mouvement, il achève son admonitio (« festinetis ») en insistant cette fois sur la nécessité de faire appel au Christ (« Christo adiuuante »). Ainsi, bien que la construction syntaxique et rythmique de la seconde séquence puisse paraître quelque peu hachée et disparate, on voit combien Césaire maîtrise en réalité l’ampleur des segments de la phrase et en exploite parfaitement la variatio. En outre, le soin apporté aux cadences permet de renforcer cette cohésion rythmique : coïncidence accent/ictus dans la clausule

cursus

CL1 : {/īn pĕlăg(o)/ [hūiūs mūndi]}

OUI

CL2 : {/flūctĭ-/ [-būs fătīgāti]}

PA RTI ELLE

(2/3+2/2)

OUI (2:7 cursus velox) flúctibus fatigáti

SC1 : {[uērbă prōfĕrĭmus]}

PA RTI ELLE

(2/1 2/3)

OUI (3:6 cursus tardus) uérba proférimus

(2/2+2/2)

OUI (2:7 cursus velox) ín pelag(o) hùius múndi

er

trochée + péon 1 CL6 : {/pĕlăgī/ /flūctĭbus/}

×

OUI (3:6 cursus tardus) pélagi flúctibus

CL5 suite : {[saēpĕ lăbōrāre]}

OUI (2/4+2/2) choriambe + spondée

OUI

CL8 : [caūtēlă fŭĕrit]

PA RTI ELLE

(2/2+3/2) spondée + péon 4e

NON

SC2 suite : {/-rēntĭā/ [ādmŏnēmus]}

OUI (2/1+2/1) ditrochée

OUI (2:7 cursus velox) -réntia àdmonémus

CL10 : [-tālĭbūs crīmĭnĭbus]

PA RTI ELLE

(2/3 2/3) crétique + péon 1er

NON

CL11 : [-lōsīs flūctĭbus]

OUI (2/2 2/3) spondée + crétique

NON

CL10 suite : [lībĕrāuit]

OUI (2/1+2/1) ditrochée

NON

CL12 : {/-tūdĭnīs cōnstĭ-/ /-tūti/}

×

OUI (2:7 cursus velox) -túdinis cònstitúti

(2:6 cursus trispondaïque) saépe laboráre

242

CH A PIT R E V

CL9 suite : {[-nūtă pēccāta]}

OUI (2/3+2/1) crétique + trochée

OUI (2:5 cursus planus) -núta peccáta

CL13 : [ĭn ănĭmām cōnflŭunt]

PA RTI ELLE

(3/2+2/3) péon 4 e + crétique

NON

CL14 : {gūt-[-taē cōncūrrunt]}

PA RTI ELLE

CL9 suite : {iūgĭtēr [ fēstīnētis]}

dispondée

(2/2+2/2)

OUI (2:5 cursus planus) gúttae concúrrunt

OUI (2/2+2/2) dispondée

OUI (2:7 cursus velox) iúgiter fèstinétis

Les cadences les plus marquées sont celles qui font concorder les paramètres métriques et rythmiques, c’est-à-dire les clausules dans lesquelles coïncident accent et ictus et qu’un cursus vient appuyer. On en compte quatre dans cet extrait : {īn pĕlăg(o) [hūiūs mūndi]}, {[saēpĕ lăbōrāre]}, {[-nūtă pēccāta]} et {iūgĭtēr [ fēstīnētis]}. La première intervient dans la première cellule (CL1) ; elle permet à Césaire d’asseoir le développement sur une base solide et de mettre par ailleurs en évidence la métaphore de la mer qui tient un rôle structurel de première importance. La deuxième se situe au début de la seconde section (CL5). Il s’agit d’une cadence ample, du fait de la présence du choriambe saēpĕ lăbō, dans laquelle correspondent clausule et cursus. La troisième tombe au début du deuxième mouvement de la seconde section (CL9). Comme la précédente, elle s’appuie sur des contours métriques et accentuels communs. On note d’ailleurs la parenté sémantique entre les deux cadences, puisque le fait d’être en peine s’explique par la présence de ces petits péchés. Enfin, la quatrième cadence très marquée intervient à la fin du développement. Le dispondée fēstīnētis est préparé par un crétique préliminaire qui vient s’intégrer dans le cursus et qui correspond à un mot entier iūgĭtēr. Cette cadence finale, particulièrement ample, permet ainsi de clôturer parfaitement le développement. D’autres cadences s’appuient également sur la combinaison des paramètres métriques et accentuels avec néanmoins une concordance partielle entre accent et ictus. On peut en relever trois dans ce développement : { flūctĭ[būs fătīgāti]}, {[uērbă prōfĕrĭmus]} et {gūt-[-taē cōncūrrunt]}. Les deux premières occurrences interviennent dans la première séquence et marquent plus précisément la fin de chacun des deux mouvements (CL1 + CL2, SC1 + CL3). Certaines cadences sont moins marquées. Elles peuvent s’appuyer exclusivement sur les paramètres métriques (clausules isolées) : [caūtēlă fŭĕrit], [-tālĭbūs crīmĭnĭbus], [-lōsīs flūctĭbus] et [lībĕrāuit]. Exceptée la clausule lībĕrāuit en ditrochée, ces clausules signalent des cadences internes ; elles ne viennent pas clôturer les grandes unités syntaxiques et sémantiques. L’exception de lībĕrāuit peut s’expliquer du fait que le ditrochée reste une clausule aisément perceptible. Étant la

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clausule préférée de Cicéron, elle devait faire l’objet d’un soin particulier lors de l’apprentissage de la rhétorique. Les moines constituaient un public éclairé susceptible de la repérer. On peut noter par ailleurs que dans ces clausules isolées, la coïncidence entre accent et ictus est observée partiellement ou totalement. Les cadences moins marquées peuvent également s’appuyer sur les paramètres accentuels (cursus isolés) : {pélagi flúctibus} et {-túdinis cònstitúti}. Ces deux cursus interviennent également en position interne (à la fin d’un ablatif absolu et d’un groupe apposé). Ils constituent des ponctuations rythmiques d’une ampleur modérée. Ces différentes remarques nous invitent à formuler ce constat que l’accent porte généralement la structure de la cadence, même dans le cas des clausules isolées. Ce constat confirme le fait que le public de Césaire, tout éclairé qu’il soit, perçoit le rythme en fonction de l’accent et non des quantités. On peut émettre l’hypothèse que c’est en fonction des contours que l’accent impose que les schémas quantitatifs sont identifiés – lorsqu’ils le sont. Bien que la syntaxe participe pleinement à l’architecture d’ensemble de cet extrait, en permettant de délimiter les segments rythmiques, elle ne s’appuie néanmoins pas sur des effets de symétrie ou de parallélisme. Césaire joue davantage sur les répétitions de certains mots liés à l’isotopie de la mer et de la navigation : « in pelago » (CL1) / « pelagi » (CL6), « fluctibus » (CL2, CL6, CL11), « ad portum » (CL3) / « in portu » (CL5, CL12), « naues » (CL5) / « nauis » (CL14). En outre, la répétition de l’adjectif minuta (CL9) / minutissimas (CL14) donne lieu à une comparaison implicite entre les péchés (« peccata ») et les fissures de la coque (« rimulas »). Par cette métaphore filée, Césaire confère à ce développement une cohérence sémantique qui fait appel chez l’auditeur à la faculté de mémorisation, à l’œuvre pour l’écoute et l’identification du rythme. Le paramètre qui est le plus pertinent pour ce cas précis dans l’analyse paradigmatique du rythme est donc celui des motifs rythmiques. De fait, même si les combinaisons peuvent paraître à première vue disparates, elles sont en réalité à plusieurs reprises organisées en fonction des rapports rythmiques qui les caractérisent. Voici la répartition des motifs rythmiques de l’extrait : SC1

SC2

A

9

30

39 = 41%

B

5

14

19 = 20%

C

5

25

30 = 32%

A’

0

3

3 = 3%

B’

0

4

4 = 4%

244

CH A PIT R E V

Comme dans les exemples analysés précédemment, on note la prédominance du motif A, suivi de près néanmoins par le motif C. La combinaison de ces deux motifs a une réelle valeur structurelle : [C+A] : [-būs fătīgāti], [pēnĕ sūbmērgi], [Chrīst(o) ādiŭuānte] ; [C A] : [quĭă sŏlēnt nāues] ; /C/ /A/ /C A/ : /-tīssĭmās/ /nāuīs/ /rīmŭlās īntēs-/ ; {C [A+A]} : {iūgĭtēr [ fēstīnētis]}. Cette combinaison peut prendre la forme d’un pied composé (C+A), de deux pieds conjoints (C A) ou bien même, dans sa configuration amplifiée, de trois pieds conjoints (C A A). Les premières occurrences ([-būs fătīgāti], [quĭă sŏlēnt nāues], [pēnĕ sūbmērgi]) et /-tīssĭmās/ /nāuīs/ /rīmŭlās īntēs-/) introduisent l’idée de la peine ressentie dans le monde d’ici-bas, qu’il s’agisse de la peine de Césaire lui-même ou bien d’autrui. L’avant-dernière occurrence ([Chrīst(o) ādiŭuānte]) met en avant le rôle essentiel du Christ pour combattre cette peine et enfin, la dernière occurrence ({iūgĭtēr [ fēstīnētis]}), dont le rythme plus ample et plus marqué signale la cadence finale du développement, met en valeur la réaction à laquelle Césaire engage ses auditeurs. La combinaison du motif A et du motif C permet ainsi à Césaire de marquer les différentes étapes qui jalonnent le parcours du pécheur, le menant d’une situation d’embarras et de difficultés à une action aidée par le Christ, susceptible de conduire au véritable salut. Le motif B, notamment en combinaison /B+B/ permet de souligner le rôle essentiel et complémentaire de la prédication d’une part et de l’aide apportée par le Christ d’autre part : B+B : praēdĭctātĭ-(-onis) ; [B+B] : [ādmŏnēmus], [lībĕrāuit]. Le premier motif intervient à la fin de la première séquence et permet d’établir clairement le tenant du propos. Le terme « praedicationis » a en effet, comme nous l’avons souligné, une forte valeur performative et définit d’emblée la fonction du locuteur par rapport à son auditoire. Cette fonction est ensuite également signalée par l’emploi unique de la combinaison [B+C] dans {[uērbă prōfĕrĭmus]} et mise en valeur par la présence conjuguée d’un cursus et d’une clausule. La seconde et la troisième occurrence éclairent la métaphore maritime : le verbe « admonemus » peut être interprété comme la conséquence logique de la parenthèse explicative (« quia solent naues… ») dans laquelle Césaire met en garde les moines contre la tranquillité trompeuse du port – du monastère. De même, le verbe « liberauit », ayant cette fois pour sujet le Christ (« Christus »), porte sur la comparaison qui précède (« tanquam ») entre les péchés capitaux et les flots (« periculosis fluctibus »). Le motif B permet par conséquent de donner une cohérence à la démonstration de Césaire en soulignant le lien logique qui unit la métaphore maritime et l’action libératrice du Christ et de la prédication. Par ailleurs, la présence de cer-

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taines répétitions sérielles nous invite à envisager l’exploitation des trois genres rythmiques comme un outil oratoire utilisé tout à fait consciemment – et à bon escient – par Césaire. Le premier cas de figure qui attire notre attention est celui-ci : /C+B/ {/C+B/ /A/} : (qui-) /-ētaē bĕātĭ/ {/tūdĭnīs cōnstĭ-/ /-tūti/} ; /C+B/ {[C+B]} : (negli-) /-gēntĭās ēt mĭ-/{[-nūtă pēccāta]}. La similitude motivique de ces deux séries consécutives permet d’assurer la transition entre les deux cellules (CL12 et CL9 suite). Elle invite également l’auditeur à les mettre en relation l’une avec l’autre et appuie de ce fait le contraste sémantique (« beatitudinis ≠ peccata ») sur lequel s’appuie finalement toute la démonstration de Césaire. Un autre cas de figure mérite une attention particulière : [C A] : [quĭă sŏlēnt nāuēs] ; /A’+A+A/ /A/ {/A/ /C/} : /sŭpĕrātīs ēt dē-/ /-uīctīs/ {/pĕlăgī/ /flūctĭbus/} ; A B’ C {[B’+A]} : /ĕtĭ(am) īn/ /pōrtū tū-/ /-tīssĭmō/ {[saēpĕ lăbōrāre]} ; ^ : ēt ; B A [A+C] : /nĭsĭ X/ /grāndīs/ [caūtēlă fŭĕrit] ; {[C+A]} : [pēnĕ sūbmērgī]. Les motifs rythmiques structurent selon une configuration en miroir cette série de segments qui introduit la métaphore maritime dans la seconde section. La combinaison du motif C et A est à ce titre extrêmement importante. Le cadre est fourni par la combinaison C A (soit en deux pieds conjoints [C A], soit en un pied composé {[C+A]}). Un second cadre interne est assuré par la combinaison inverse ({/A/ /C/} et [A+C]), précédée d’un motif A préalable. La cellule placée dans ces deux cadres suit un rythme totalement différent, dont la particularité est notamment soulignée par la réitération du motif B’. Cette métabole permet de mettre en valeur l’idée centrale de l’admonitio, c’est-à-dire le paradoxe entre le calme apparent (« tutissimo ») et la lutte à entreprendre contre les péchés (« laborare »). L’anacrouse et permet d’enclencher la fermeture du cadre rythmique. L’analyse motivique est d’autant plus pertinente pour cet exemple précis que les combinaisons de longues et de brèves ne suivent pas systématiquement le même schéma. Cette série de segments est par conséquent cohérente sur le plan syntaxique, sémantique et rythmique et constitue à cet égard un véritable tableau qui se suffit pour ainsi dire à lui-même. Césaire construit ce développement en suivant le modèle instauré par Augustin : il fait appel à des principes d’organisation simples mais efficaces. En dépit de l’ampleur de l’ensemble, l’architecture rythmique est nettement soulignée par les marqueurs syntaxiques et l’usage de la métaphore structurante de la mer. Les effets stylistiques restent donc en définitive assez basiques. Toutefois, comme chez Augustin, l’analyse motivique montre à quel point Césaire joue sur les genres

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rythmiques pour établir un réseau de correspondances qui participent pleinement au message véhiculé dans cette admonitio. Conclusion du chapitre La distinction opérée par la rhétorique classique entre un rythme « haché » et un rythme plus coulant, « périodique », permet de poser des bases épistémologiques solides dans une démarche d’analyse du numerus oratoire. Comme cela a pu être vérifié chez Cicéron, Augustin et Césaire d’Arles, le rythme dans le style haché est fondé sur des segments brefs et des figures stylistiques impliquant des effets de répétitions et de parallélismes. Plus précisément, le rythme s’appuie alors sur la valeur expressive et rythmique de chaque mot, qui constitue le module référentiel de segmentation. Le rythme dans le style périodique se caractérise en revanche par l’emploi de segments amples. Les figures de symétrie sont également employées, mais de façon plus diluée, plus discrète ; elles touchent de préférence les marqueurs syntaxiques, bien plus que dans le style haché où domine la parataxe. Le module référentiel de segmentation n’est pas le mot mais l’intervalle entre deux accents toniques. En effet, dans le cadre d’un débit fluide, d’une expression visant à l’adhésion parfaite des éléments de la chaîne parlée, l’accent de mot se dote d’une fonction rythmique de démarcation, qu’il soit signalé par une montée mélodique de la voix ou bien par une intensité accrue. Toutefois, la distinction entre rythme haché et rythme périodique, si elle est particulièrement marquée dans ces exemples, précisément choisis pour leur caractère emblématique, n’est vraisemblablement pas toujours aussi nette. Bien que le style haché soit privilégié dans les péroraisons pour sa grande force émotionnelle et le style périodique dans les exordes, lorsque l’orateur a besoin de manifester plus particulièrement sa dignitas, la prose d’art ne saurait en aucun cas être définie exclusivement par ces deux styles. Il faudrait par conséquent confronter la méthode d’analyse que nous avons proposée à d’autres extraits, moins marqués stylistiquement. La distinction entre rythme haché et rythme périodique ne doit pas, en outre, occulter l’emploi généralisé de certains principes utilisés dans tous les exemples que l’on a pu analyser, de Cicéron à Césaire d’Arles. Parmi ces principes, on compte le soin apporté à la dynamique rythmique de la phrase et plus largement du développement, mais aussi à la démarcation des segments par des cadences métriques ou accentuelles.

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En effet, deux mouvements phrastiques ont été mis en lumière par notre analyse. Le premier mouvement se caractérise par une alternance des modules rythmiques, garante d’une stabilité propre à assurer la position de l’orateur, mais également d’une expression vivante permettant de contextualiser le propos ; le second mouvement coïncide avec un changement de segmentation, qui est alors davantage fondée sur une logique d’accumulation, voire de gradation : il s’agit dès lors de confirmer le propos, de l’enfler jusqu’à la chute de la phrase. Cette dynamique contribue pleinement au mouvement parabolique qui définit la période oratoire, mais elle est également présente dans le style haché. Elle touche alors l’ensemble du développement. Le second principe mis en œuvre, quel que soit le style adopté, est la délimitation des segments par une cadence. La nature de cette cadence varie en fonction du contexte linguistique dans lequel le discours s’inscrit. Elle peut être métrique et constituer une clausule. Chez Cicéron, cette clausule peut reposer uniquement sur les quantités ou bien être renforcée par la concordance entre l’ictus des pieds et l’accent de mots. Cette dernière configuration est celle qui est privilégiée chez Augustin et Césaire. Chez Césaire, s’y ajoute fréquemment la concordance entre le découpage des pieds et le découpage des mots. La cadence de la phrase peut également être strictement accentuelle chez Augustin et Césaire, et constituer dès lors un cursus. Ce cursus peut être accompagné d’une clausule ou bien fonctionner de manière autonome, notamment chez Césaire. De manière générale, on observe la progression suivante : à l’époque classique, les quantités syllabiques sont, dans les cadences, le paramètre indispensable auquel peut se conjuguer le paramètre de l’accent ; à l’époque tardive, la logique inverse est adoptée. Un dernier point mérite, au terme de cette analyse, d’être relevé. Ces cadences, métriques ou accentuelles, sont fréquemment mises en évidence par divers procédés d’annonce. Peuvent être dès lors employés des rythmes dépourvus de frappés (dans des pieds simples ou composés) et des anacrouses (atones ou toniques). Il s’agit ainsi pour l’orateur de signaler à son auditoire qu’il parvient à la chute du segment par un signal rythmique préliminaire. À cet égard, l’analyse nous a permis d’avoir un aperçu, certes hypothétique, d’un aspect de la pratique oratoire classique et tardive.

CHAPITRE VI

ANALYSE ET MODÉLISATION DU RYTHME LATIN CHANTÉ La question qui se pose, après cette analyse du numerus oratoire, est celle-ci : dans quelle mesure la théorie et la pratique du numerus oratoire infléchissent-elles l’élaboration du chant chrétien depuis le III e siècle ? De fait, l’art de la prédication, à l’époque d’Augustin puis de Césaire d’Arles, illustre l’adaptation des techniques oratoires développées par Cicéron au contexte du christianisme : le numerus oratoire, même s’il s’est modifié, continue d’être employé à des fins de persuasion ou de conversion. Or, le chant chrétien se développe à la même époque, dans les mêmes cercles. En outre, comme les traités médiévaux le démontrent, grammaire et musique sont associées dans un objectif commun : l’étude et la pratique de la langue latine. Ce lien étroit entre la rhétorique et le chant se vérifie-t-il dans la pratique du répertoire, plus précisément dans le traitement rythmique du texte chanté ? Dans l’impossibilité d’étudier tout le répertoire chrétien, il nous a été nécessaire d’effectuer un choix en fonction du questionnement qui est le nôtre : le rapport entre le rythme du discours et le rythme du chant. La lectio cum cantico de Daniel a été retenue pour deux raisons principales. Tout d’abord, cette pièce comprend une lecture, un récitatif, la Prière d’Azarias, et un cantique, le Cantique des Trois Enfants. Ces deux dernières portions sont toutes deux non versifiées ; elles entrent donc dans la catégorie du cantus prosaicus. Il s’agit dès lors de comprendre dans quelle mesure la théorie du numerus oratoire en infléchit la segmentation rythmique. Ensuite, la lectio cum cantico de Daniel est présente, sous différentes formes mélodiques, dans diverses régions de la chrétienté occidentale. Ainsi, dans la mesure où le texte constitue une base commune, le traitement mélodique et rythmique est particulièrement éclairant sur l’articulation entre la dynamique verbale et la musique. L’objectif de ce chapitre n’est donc pas de tirer des lois générales sur tout le répertoire, ce qui serait impossible, mais de parvenir à la meilleure compréhension possible de cette pièce de Daniel et du rapport entre récitatif et cantique, entre texte et musique. La perspective adoptée vise plus précisément à éclairer la segmentation des différentes versions régionales en fonction de l’héritage de la rhétorique classique. 249

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À ce titre, la méthode que l’on a adoptée pour le rythme oratoire sera cette fois employée pour analyser le rythme de la lectio cum cantico. Ce transfert est validé par l’usage que font les théoriciens médiévaux de la musique des catégories rhétoriques de segmentation (incises, membres et périodes). 1. Problèmes et méthode Si le modèle d’analyse que l’on va adopter pour cette lectio cum cantico a déjà été exposée et mise à l’épreuve dans l’étude du numerus oratoire, il convient toutefois de prendre en compte certaines spécificités de l’objet qui nous intéresse à présent : le rapport entre la mélodie et le texte, mais aussi entre la structure mélodique et la segmentation rythmique. À la lumière de cette mise au point, on proposera enfin une hypothèse de travail pour l’analyse du rythme latin chanté. Le rapport entre la structure mélodique et le texte fera l’objet d’une attention particulière. Il s’agira plus spécifiquement de déterminer dans quelle mesure l’accentuation verbale gouverne la mélodie. En effet, pour la pièce que nous avons choisie, le texte est préalable à la mélodie puisqu’il s’agit d’un texte biblique. Dans cette perspective, la mélodie peut tenir compte ou non des contraintes imposées par le texte. L’interaction entre mélodie et texte soulève plusieurs interrogations complexes. Comme le souligne John Stevens1, la mélodie est susceptible de mettre en évidence la syllabe tonique par la hauteur des notes, par la durée du motif mélodique ou bien encore par certains détails dans l’exécution elle-même – même si ces deux derniers points restent pour le moins conjecturaux en l’absence d’indications précises dans les traités ou sur les manuscrits. Ensuite, on pourra s’interroger sur le rapport éventuel entre cette interaction mélodie/accent et le contexte esthétique dans lequel elle s’inscrit. De fait, le répertoire chrétien médiéval fait appel à une tradition, à des conventions liées à la liturgie et aux genres musicaux. La difficulté dès lors est de distinguer ce qui relève de la convention de ce qui est propre à l’individualité de la pièce. Pour John Stevens, « le rapport entre les mots et la musique est moins lié à une créativité individuelle qu’à une convention »2 . Notre point de vue sur la question est moins tranché, en particulier pour ce qui

1

J. Stevens, Words and Music, p. 281-283. J. Stevens, Words and Music, p. 279 : « The relationship between words and music is not a matter of individual creative attention so much as of convention ». 2

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concerne la lectio cum cantico de Daniel dans laquelle figurent différents styles et divers traitements mélodiques du texte biblique. Toutefois, on peut admettre, à la suite des études qui nous précèdent, que les mélodies du premier répertoire chrétien observent principalement deux lois. L’une touchant à la macrostructure veut que la ligne mélodique suive une courbe parabolique (mouvement ascendant, sommet, mouvement descendant)3 ; la seconde concerne la microstructure et confère à l’accent verbal un rôle de première importance dans l’élaboration de la mélodie4. Or, sur ces deux points, l’héritage de la rhétorique classique est particulièrement visible. En effet, ce parcours en parabole est stipulé pour la période oratoire : cela signifierait que la phrase mélodique et la période s’appuieraient sur une dynamique commune où se succèdent une phase de tension et une phase de relâchement. Ensuite, l’importance de l’accent dans la segmentation rythmique du discours a été démontrée plus haut ; les données verbales fournissent un chant élémentaire que la mélodie pourrait dès lors amplifier et nuancer. Il s’agira dès lors de cerner avec précision ce que la mélodie conserve et modifie de la dynamique verbale. Comme nous l’avons mentionné plus haut, le chant en prose (prosaicus cantus) se distingue du chant métrique ou mesuré (metricus cantus) par une segmentation irrégulière : les séquences peuvent être inégales, alors que les vers doivent être égaux5. Il existe une autre différence de taille : dans le chant métrique, les motifs mélodiques doivent respecter des rapports rythmiques, plus divers néanmoins que dans la théorie antique de la musique. Ac summopere caueatur talis neumarum distributio, ut cum neumae tum eiusdem soni repercussione, tum duorum aut plurium connexione fiant, semper tamen aut in numero uocum aut in ratione tenorum neumae alterutrum conferantur, atque respondeant nunc aequae aequis, nunc duplae uel triplae simplicibus, atque alias collatione sesquialtera uel sesquitertia6. 3 Voir P. Wagner, Einführung in die gregorianischen Melodien, Leipzig, 1921 (1907), p. 111 ; J. Stevens, Words and Music, p. 279-280. 4 Voir P. Ferretti, Esthétique grégorienne, p. 14-16 ; W. Apel, Gregorian Chant, Bloomington, 1958, p. 279 ; J. Stevens, Words and Music, p. 278. 5 Voir Gui d’Arezzo, Micr., XV, 168 ; 171. 6 Gui d’Arezzo, Micr., XV, 164-165 : « Mais on doit surtout prendre garde à ce que la répartition des motifs mélodiques se fasse ainsi : que les motifs soient rendus par la répercussion du même son ou bien par l’enchaînement de deux ou plusieurs sons, ils doivent toujours être mis en regard soit par le nombre de sons, soit par le rapport des durées, et se répondre tantôt d’égal à égal, tantôt du double ou du triple au simple, ou bien par un agencement sesquialtère ou épitrite ».

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Gui expose dans ce passage les règles qui doivent gouverner la répartition des motifs mélodiques dans le cantus metricus. Ces règles ont pour fondement le principe de proportion exprimé dans des rapports mathématiques. Ces rapports peuvent s’appliquer soit au nombre de sons présents dans chaque motif, soit aux durées respectives des deux motifs ainsi mis en regard. Gui ne précise pas dans quel cas telle ou telle règle doit être observée ; l’alternative n’est pas contextualisée. Quoi qu’il en soit, les rapports mathématiques présents dans la théorie antique (rapport égal, double, sesquialtère) sont relevés ainsi que le rapport triple (1/3) et le rapport épitrite (3/4). L’héritage de l’Antiquité est donc sensible sur ce point. Néanmoins, ce que Gui expose ici est un principe qui n’a pas de raison d’être dans le chant en prose. Ce point est absolument capital. Le principe de proportion dans la distribution des motifs mélodiques n’est valable que dans le chant métrique ; il ne prend sens que dans un contexte mesuré. À cet égard, on peut invoquer le témoignage d’Aribon (fin du XI e siècle) qui propose dans son De Musica un commentaire du chapitre XV du Micrologus. Après avoir rappelé la théorie concernant les raports rythmiques appliqués aux motifs mélodiques7, il apporte la conclusion suivante : « depuis l’Antiquité, non seulement les compositeurs de chant, mais aussi les chanteurs eux-mêmes faisaient grandement attention à tout composer et chanter en vertu du principe de proportion (proportionaliter). Cette règle n’a désormais plus cours, elle est complètement enterrée »8. John Stevens9 se demande dans quelle mesure Aribon pouvait connaître la pratique musicale de ses prédécesseurs, même un siècle avant lui et d’autre part si l’adverbe « proportionaliter » fait référence à des rapports mathématiques exacts ou bien à une idée plus vague de proportion et d’harmonie. À la première interrogation, on est tenté de répondre que l’explication d’Aribon peut très bien reposer sur une connaissance indirecte de la pratique antique, révélée notamment dans les traités. Dans ce cadre, l’adverbe « proportionnaliter » renvoie effectivement aux rapports mathématiques précis – on note d’ailleurs la réitération de cet adverbe dans un autre passage du traité où Aribon

7

Voir Aribon, De Musica, 48 et 66. Aribon, De Mus., 49 : « Antiquitus fuit magna circumspectio non solum cantus inuentoribus, sed etiam ipsis cantoribus, ut quidlibet proportionaliter et inuenirent et canerent. Quae consideratio iam dudum obiit, immo sepulta est ». Sur ce texte, voir J. Stevens, Words and Music, p. 276. 9 J. Stevens, Words and Music, p. 276-277. 8

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énumère ces rapports10. Par conséquent, les rapports arithmétiques qui définissent dans l’Antiquité les genres rythmiques ne sont plus employés dans le chant en prose. Ce paramètre doit donc être délaissé. L’analyse traditionnelle du chant chrétien médiéval postule dans sa méthode une forte interaction entre les deux logiques structurelles qui gouvernent le discours musical : le texte et la mélodie. Partant du principe que les segments sont à la fois des unités textuelles et mélodiques, cette analyse se concentre sur le repérage des formules11. Celles-ci se définissent par leur ligne mélodique, leur caractère modal, mais également par leur fonction dans le discours – largement déterminée par la place qu’elles y occupent. Il s’agit ainsi de délimiter la formule d’ intonation, placée à l’initiale et chargée de lancer la dynamique de la phrase ainsi que d’en définir la modalité. La cadence médiane (ou médiante) est une formule qui marque une ponctuation interne ; sa ligne mélodique suit souvent une configuration traditionnelle, tout comme la cadence finale qui signale en revanche la ponctuation finale. Cette méthode et cette terminologie sont employées dans la Paléographie Musicale12 mais également par Paolo Ferretti13 ou encore par Philippe Bernard14 dans les analyses proposées de la lectio cum cantico de Daniel. Elles permettent de mener une première approche, insuffisante néanmoins pour comprendre véritablement comment s’articulent le texte et la mélodie, car elle n’envisage que les segments les plus étendus, correspondant aux distinctiones de Gui d’Arezzo. Une analyse microstructurale s’avère donc plus que nécessaire. Nous nous attacherons ainsi à relever et analyser les motifs mélodiques, c’est-à-dire les segments mélodiques réitérés à l’identique ou bien sous forme de variantes à l’intérieur des formules. Ils correspondent à ce que Gui appellent neuma. Nous verrons que certains motifs sont associés pour constituer un motif composé, autrement dit un segment plus ample (pars). Il s’agira de déterminer si ces motifs mélodiques coïncident avec des schémas accentuels fixes et dans quelle mesure les variantes reflètent éventuellement des modifications de la dynamique verbale. D’autre part, on se demandera comment

10 Aribon, De Mus., 48 : « Proportionaliter conferantur neumae distinctionesque (Que les motifs mélodiques et les séquences se répondent en vertu du principe de proportion) ». 11 Voir L. Treitler, « Homer and Gregory », p. 352-353. 12 PM 14, 1971, p. 320-323. 13 P. Ferretti, Esthétique grégorienne, p. 216. 14 Ph. Bernard, « Le cantique des trois enfants et les répertoires liturgiques dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen-Âge », Musica e storia, 1 (1993), p. 231-272.

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leur structure intrinsèque et la place qu’ils occupent dans la formule participent à la segmentation rythmique ; on s’interrogera notamment sur leur rôle de ponctuation. Enfin, si les formules et les motifs mélodiques signalent la segmentation rythmique du discours musical, on est en droit de se poser la question suivante : les catégories utilisées pour l’analyse du numerus oratoire (cellules, sections, séquences) sont-elles pertinentes dans ce contexte ? Autrement dit, comment les paramètres mélodiques, sémantiques et syntaxiques s’articulent-ils ? L’analyse du numerus oratoire a révélé l’importance capitale de la distinction entre le rythme haché et le rythme périodique. Dans le rythme haché, plus proche de l’oratio soluta, chaque mot est distinct et constitue le module référentiel de segmentation. Dans le rythme périodique, plus proche de l’oratio uincta, les éléments sont moins démarqués les uns des autres, le module référentiel n’est plus le mot, mais le segment compris entre deux accents de mots. Sachant que les principes oratoires de segmentation sont clairement empruntés par le chant chrétien médiéval et que, d’autre part, le texte dans ce répertoire tient une place considérable, notamment dans une visée pédagogique, on est en droit de supposer que cette distinction entre rythme haché et rythme périodique pourrait trouver un écho dans le couple récitatif/cantique. Cela signifierait que dans le récitatif, comme dans l’oratio soluta, la segmentation rythmique viserait à détacher les mots alors que dans le cantique, comme dans l’oratio uincta, les mots seraient pour ainsi dire soudés les uns aux autres. Il s’agira donc de déterminer si cette hypothèse est valable dans le corpus qui nous intéresse, de la nuancer et de l’approfondir le cas échéant. 2. Présentation comparative de la lectio cum cantico de Daniel La lectio cum cantico de Daniel est tirée de l’Ancien Testament, plus précisément de l’intégralité du troisième chapitre du livre de Daniel. Il s’agit de l’épisode des trois enfants jetés par Nabuchodonosor dans la fournaise pour avoir refusé de se prosterner devant la statue du roi. Elle est exécutée lors de la Vigile Pascale ainsi qu’au Vendredi Saint à Bénévent et à Milan, seulement lors de la Vigile Pascale à Rome15. L’économie de la pièce suit la structure tripartite suivante : a) lecture 15 Voir PM 14, 1971, p. 316-319. Pour un état de la question, voir Ph. Bernard, « Le cantique », p. 233.

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(Dan. III, 1-25) ; b) prière d’Azarias (Dan. III, 26-45) ; a’) suite de la lecture (Dan. III, 46-50) ; c) hymne ou cantique des Trois Enfants ou Benedictiones (Dan. III, 51-90). La première partie n’est notée sur aucun des manuscrits que nous avons pu consulter ; de fait, elle était probablement lue sur un ton de lecture habituel. La deuxième partie n’est notée que dans les sources bénéventaines (Vat. lat. 10673). Il s’agit dans cette version d’un récitatif orné. Enfin, la troisième partie constitue à proprement parler les Benedictiones (hymne ou cantique des Trois Enfants) dont il est question chez les Pères de l’Église16. L’appellation d’hymne s’explique notamment par l’exortation initiale du refrain « Hymnum dicite » et par le caractère jubilatoire de cette pièce, dont la présence systématique de mélismes est l’une des expressions. De fait, Augustin définit ainsi l’hymne : « la louange à Dieu dans un chant (in cantico) est appelée hymne (hymnus) »17. En réalité, cette section du chapitre donne lieu à deux cantiques : le cantique de la Transcendance divine (52-56) et le cantique des Créatures (57-90). Comme l’a souligné Philippe Bernard, le cantique des Créatures est plus ancien ; en raison de son ampleur, il est peu à peu remplacé par le cantique de la Transcendance divine18 . Cette pièce présente donc un intérêt tout particulier pour notre étude : « le chant, par scissiparité, sort de la lecture, dont il n’est au départ que la continuation lyrique »19. Cette structure de lectio cum cantico permet d’analyser l’articulation entre le récitatif et le chant et plus spécifiquement les caractéristiques rythmiques propres à chacun. La pièce des Benedictiones est notée dans quatre traditions différentes : milanaise, bénéventaine, romaine et grégorienne. Nous disposons également d’une version hispanique20. Toutefois, en l’absence de manuscrits diastématiques, il est impossible aujourd’hui de reconstituer les mélodies espagnoles. Nous avons donc écarté cette version. Enfin, si l’existence d’une version gallicane est bien attestée chez Césaire (serm. 69), nous n’en avons aucune version notée21. Pour la tradition mila-

16 Voir A. R. Bastiaensen, « Psalmi, hymni and cantica in early Jewish-Christian tradition », Studia patristica, 21 (1989), p. 15-17 ; Ph. Bernard, « Le cantique », p. 231. 17 Augustin, Enarr. Ps., PL 37, 1948 : « Laus ergo Dei in cantico, hymnus dicitur ». 18 Voir Ph. Bernard, « Le cantique », p. 236. 19 Ph. Bernard, « Le cantique », p. 232. 20 L’antiphonaire de la Cathédrale de León (Antifonario visigotico mozarabe de la catedral de León) en offre en réalité plusieurs versions ; ce chant était visiblement particulièrement apprécié en Espagne, il pouvait même être chanté le dimanche à l’occasion de certaines fêtes de saints. Voir Ph. Bernard, « Le cantique », p. 247. 21 Voir Ph. Bernard, « Le cantique », p. 250.

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naise, notre transcription s’appuie sur l’Antiphonaire22 du British Museum (Antiph. ambr., cod. add. 34209, fol. 248-251, 258-259)23 ; il s’agit du plus ancien manuscrit milanais, datant du XII e siècle. La notation neumatique suit un tracé angulaire diastématique mais sans portée. Bien qu’elle soit aisément déchiffrable, nous avons également consulté la transcription en notation carrée de la Paléographie Musicale24 . Pour la tradition bénéventaine, nous avons utilisé deux manuscrits, le graduel de Bénévent (Ben. Cap. VI, 40, fol. 12-14) datant du XI e siècle et le graduel de la Vaticane (Rome, Vat. lat. 10673, fol. 29v-30r) de la même époque25. Le graduel de Bénévent offre une notation élégante, diastématique mais sans portée. Il fait figurer les Benedictiones en intégralité. Le graduel de la Vaticane est adiastématique. Le feuillet contenant les Benedictiones manque malheureusement ; en revanche, la prière d’Azarias figure entièrement. Ces deux graduels sont donc parfaitement complémentaires. On a également consulté la transcription en notation carrée de la Paléographie Musicale26 . Pour la tradition vieux-romain, on s’est appuyé sur le graduel de Ste Cécile du Transtévère (Bodmer 74, anciennement Phillips 16069, fol. 6r-7v) datant du XI e siècle. L’intégralité du manuscrit est désormais consultable en ligne27. La notation de ce graduel est très soignée ; elle est également diastématique sans portée. Le cantique de la Transcendance Divine est noté en marge, preuve de son ajout postérieur. Enfin, pour la tradition grégorienne, on a utilisé deux manuscrits. Tout d’abord le Cantatorium de St Gall (Saint Gall, Stiftsbibl., 359, fol. 32-35) datant du I X e siècle, également consultable en ligne28 ; ce manuscrit, extrêmement connu, est adiastématique mais offre une notation très riche employant notamment les lettres significatives29. On a également consulté l’antiphonaire de Montpellier (Montpellier, Bibl. de l’Ecole de Médecine, cod. H 159, fol. 75r-76v) datant du XI e siècle. Ce manuscrit est connu pour sa double notation neumatique et alphabétique ; il est donc d’une grande aide pour la transcription. Nous avons aussi consulté la transcription en notation carrée présentée dans l’Esthétique grégorienne de Paolo Ferretti30 . 22 Rappelons que le graduel contenait les chant pour la messe, l’antiphonaire ceux pour l’office. Voir D. Hiley, Western Plainchant, p. 287-288. 23 Voir PM 5, 1996, p. 130. 24 PM 6, 1972, p. 296-298. 25 Voir PM 14, 1971, p. 14-15 ; 58-59. 26 PM 14, 1971, p. 272 ; 318 ; 320-321. 27 http ://www.e-codices.unifr.ch/en/cb/0074/6r. 28 http ://www.e-codices.unifr.ch/fr/csg/0359/32. 29 Sur les lettres significatives, voir D. Hiley, Western Plainchant, p. 374-375. 30 P. Ferretti, Esthétique grégorienne, p. 216.

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Les textes de ces différentes versions sont étudiés dans l’article de Philippe Bernard (1993). Il ressort de cette étude qu’ils proviennent d’une vieille latine antérieure à la Vulgate, sans doute d’une traduction de la version de Théodotion31 dont l’utilisation est attestée dans l’Antiquité tardive par Jérôme32 . Pierre Grelot souligne dans son article que cette version, comme la Septante, traduit le même texte fondamental en y ajoutant les morceaux deutérocanoniques dont le texte de notre pièce est justement tiré33. L’utilisation de cette traduction suggère que la pièce a été composée dès les premiers siècles du christianisme. Par ailleurs, le fait que ne figurent que quelques versets est interprété par Philippe Bernard comme un souci d’économie : « les copistes ont pu se borner volontairement à indiquer quelques verset-types qui servaient de modèles aux chantres, lesquels étaient suffisamment expérimentés pour adapter ces modèles à tous les versets »34. Cette interprétation est plausible ; néanmoins, la présence de formules identiques notées chacune avec soin suppose au contraire que les copistes ont veillé à tout transcrire. Quoi qu’il en soit, on constate en effet que la totalité du texte est rarement présente. 3. Analyse comparative du récitatif : la version bénéventaine La Prière d’Azarias constitue un récitatif d’une grande ampleur. Elle est introduite par la formule traditionnelle Stans… que l’on trouve dans les antiennes du Magnificat associées à Ste Agnès ou Ste Agathe35. Se trouvant dans une situation désespérée (in medio flammarum, in medio carceris), Agnès et Agathe chantent la louange de Dieu (orabat ad Dominum). De même, Azarias au milieu des flammes (in medio ignis) se met à prier (orauit sic). Même si les antiennes sont moins longues, la prière d’Azarias fonctionne de la même façon sur le plan mélodique. Sa mélodie simple est également utilisée pour la Prière de Jonas exécutée le Jeudi Saint ; elle a été transcrite en notation carrée dans la Paléographie Musicale36. Elle comporte une intonation en FA, prolon-

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Voir Ph. Bernard, « Le cantique », p. 234. Jérôme, In Dan., PL 28, 1291. Voir P. Grelot, « Les versions grecques de Daniel », Biblica, 47 (1966), p. 382. 33 Voir P. Grelot, « Les versions », p. 381. 34 Voir Ph. Bernard, « Le cantique », p. 245. 35 Voir D. Hiley, Western Plainchant, p. 96-98. 36 PM 14, 1971, 271-272. Restitution fondée sur le Vat. lat. 10673 et le Lucques 606. Voir PM 14, 1971, p. 273. 32

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gée par une récitation sur SOL. La cohabitation de ces deux cordes de récitation est un trait d’archaïsme. En outre, comme nous le verrons, certains motifs mélodiques jouent le rôle de ponctuation. Comme dans certaines antiennes, en dépit d’un ambitus assez restreint (entre FA et la), la mélodie offre parfois des variations. L’enjeu de cette analyse sera donc de comprendre en quoi ces variations consistent, dans quelle mesure elles accompagnent et signalent la dynamique verbale et la segmentation rythmique. Tout d’abord, les syllabes toniques font l’objet de traitements mélodiques divers. Situées dans la récitation initiale en FA, elles peuvent s’exécuter sur un FA ou bien bénéficier d’une emphase mélodique élaborée sur un mouvement ascendant FA-SOL (motif [1a]), parfois FA-la (motif [1b]) ou encore SOL-la (motif [1c]). Situées dans la récitation médiane en SOL, elles peuvent également se chanter comme les syllabes atones sur un SOL ou bien être signalées par un mouvement ascendant SOL-la (podatus). Parfois, la syllabe qui précède est chantée sur un FA ; dans ce cas de figure, la syllabe tonique est marquée par un mouvement FA-SOL, comme dans la récitation en FA. Outre l’incertitude qui subsiste sur les noms propres hébreux, une anomalie peut être relevée pour « ómnia » : le podatus FA-SOL est employé sur la finale. Peut-être cela suggère-t-il que le mot suivant, « ergo », est traité comme un véritable enclitique ; dans ce cas, « omnia ergo » ne forme qu’une seule unité articulatoire (omniá ergo). Par ailleurs, les syllabes toniques peuvent ne faire l’objet d’aucun traitement mélodique spécifique dans les récitations en FA et en SOL. Les syllabes toniques exécutées sur un SOL constituent un tiers de la totalité (34%) ; ce procédé, loin d’être marginal, suggère que la dynamique verbale n’est pas nécessairement éclairée par la mélodie. L’emphase mélodique suppose dès lors un dessein expressif particulier. Elle se manifeste par un podatus (motifs [1a], [1b] et [1c]) et emploie toutes les ressources offertes par l’intervalle FA-la. Le motif [1a] est utilisé de façon équilibrée dans les récitations en FA et en SOL (18% dans les deux cas) ; le motif [1c] en revanche est davantage employé dans les récitations en FA (13% contre 7% dans les récitations en SOL). Trois autres motifs associés à la dynamique verbale ont pu être relevés. Ils correspondent à des schémas accentuels plus développés comprenant plusieurs syllabes : une syllabe portant un accent principal (T) ou secondaire (T), accompagnée d’une ou plusieurs syllabes atones (A). Dans ces configurations, la syllabe tonique joue réellement le rôle d’un sommet rythmique ; c’est vers elle que tend la ligne mélodique :

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Le podatus sur SOL-la, s’il est suivi d’un SOL, marque une syllabe tonique (motifs [2a] et [2d]) ; s’il est suivi d’un la et plus précisément d’une cliuis sur la-SOL, il coïncide au contraire avec une syllabe atone. Dans ce cas, c’est la cliuis qui signale l’accent (motif [2b]). Ce système ne connaît pas d’exception. Toutefois, il peut faire l’objet, ici encore, de variations. Le motif [2b] peut être écourté de son podatus initial. Cette configuration signale une syllabe tonique isolée (motif [2c]). Enfin, le motif [2d] mêle les motifs [2a] et [2b] en raison de la présence de deux syllabes toniques. Il est néanmoins étrange que ce motif soit employé pour -líquimus puisque la configuration TAA est normalement exécutée sur un motif [2a]. Aucune donnée verbale ne peut expliquer cette variation. Le deuxième motif mélodique qui coïncide avec un schéma accentuel est le motif [3] qui se caractérise par une emphase accentuelle SOL-la-SOL notée par un torculus puis d’une chute sur le FA notée par un punctum.

Le motif [3a] est le plus fréquent ; il correspond généralement (dans 20 cas sur 23) au schéma accentuel TA. Le torculus sur SOL-la-SOL signale dès lors la syllabe tonique tandis qu’un punctum sur FA permet de poser la fin de ce motif. Ce torculus peut toutefois coïncider avec deux syllabes, la syllabe tonique et une syllabe atone. Dans ce cas de figure, le mouvement ascendant SOL-la signale l’accent tandis que la descente sur SOL caractérise la première syllabe atone. De ce fait, la

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structure mélodique reflète parfaitement la dynamique verbale. À cet égard, les deux cas de figure « a te » et « et dux » ainsi que le motif [3b] « et ait » et « terrarum » suggèrent un déplacement d’accent sur la première syllabe. Le troisième motif élaboré en vertu de la dynamique verbale est le motif [4]. Il correspond, comme généralement le motif [3], au schéma paroxyton TA ou bien, plus rarement, au schéma proparoxyton TAA :

Ce motif [4] comprend deux mouvements. Le premier, qui correspond à la syllabe tonique, est noté par un scandicus flexus (FA-SOL-laSOL). Cette configuration est observée lorsque la syllabe tonique n’est suivie que d’une seule syllabe atone. Celle-ci appelle le second mouvement mélodique, signalé simplement par un punctum sur SOL. En revanche, lorsque la syllabe tonique est suivie de deux syllabe atones, elle est exécutée sur un simple scandicus sur FA-SOL-la. Les syllabes atones, signalées chacune par un punctum sur SOL, forment alors le second mouvement mélodique. On le voit, la ligne mélodique reste inchangée dans les deux schémas accentuels. La seule modification qui est apportée réside dans la répartition des notes sur les syllabes. Cette modification trouve un écho graphique puisque le premier mouvement peut correspondre à un seul neume ou bien à deux. Outre la grande constance de ce motif mélodique, tant du point de vue mélodique que du point de vue accentuel, notons que le découpage mélodique correspond très souvent (73% des cas) au découpage des mots. La coïncidence des logiques mélodique et linguistique apporte une grande cohésion à ce motif et en facilite sans aucun doute la perception par les auditeurs. D’après les éléments que l’on a pu tirer de cette analyse, il apparaît bien que ces motifs [2], [3] et [4] suivent presque toujours un mouvement binaire défini en fonction du schéma accentuel qu’ils mettent en évidence. La première phase ascendante (FA-la ou SOL-la) signale la syllabe tonique, précédée parfois d’une syllabe atone. La seconde phase descendante (la-SOL ou la-FA) correspond aux syllabes atones qui suivent l’accent. De ce fait, la ligne mélodique reflète bien la dynamique verbale. Cette dynamique binaire, composée d’une phase de tension et d’une phase de relâchement, rappelle indubitablement la

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dynamique levé/frappé. Par conséquent, si les quantités classiques et le respect des rapports rythmiques établis depuis la musique grecque ne sont pas des paramètres pertinents dans l’analyse de cette pièce, le maintien dans la mélodie de la dynamique tension/repos est bien une caractéristique issue de la pratique antique du rythme. Cette continuité s’explique par la nature accentuelle de la langue latine : l’accent, quelle que soit sa nature, impose à la parole cette dynamique binaire. Dans ce récitatif, la mélodie s’appuie donc visiblement sur les données textuelles et parvient à les éclairer. La question est désormais de savoir si cette correspondance entre texte et mélodie se répercute dans la macrostructure, c’est-à-dire dans la structure générale de la phrase. Les traits mélodiques qui participent à la segmentation rythmique de la façon la plus évidente sont des motifs composés, destinés à clore les différents segments consécutifs. Tout d’abord, le motif [2] lorsqu’il est redoublé constitue un motif conclusif :

Le découpage des mots n’est pas réellement déterminant dans la constitution de ce motif conclusif. D’autre part, si le schéma accentuel TAA est fréquent, la prise en compte du paramètre accentuel dans la structure mélodique ne répond cependant pas à des règles établies a priori. De fait, exceptées les deux configurations minoritaires [2a+2a] et [2b+2b], le cursus notamment n’est pas recherché. Par conséquent, ce motif observe un fonctionnement propre qui tire parti des ressources offertes par le texte biblique. Le motif [2] peut également être combiné au motif [3] afin de former un motif composé, plus ample que le précédent :

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Ici encore, le découpage des mots n’est pas déterminant. En revanche, la place de l’accent est un paramètre de première importance. En effet, ce motif est systématiquement caractérisé par une chute sur le schéma accentuel TA – à cet égard, la structure mélodique confirme la présence d’un accent d’enclise sur -ricàtorúmque. Enfin, on relève un dernier type de motif composé conclusif dans lequel interviennent le motif [4] et un autre motif (motif [5]) qui ne s’appuie sur aucun schéma accentuel particulier. Seul le nombre de syllabes est pris en compte. Il consiste en un mouvement mélodique descendant (cliuis + cliuis) sur FA-MI-RE-DO.

Le premier mouvement de ce motif composé est par conséquent variable du point de vue accentuel : le motif mélodique [5] est appliqué automatiquement, sous une forme fixe, sans être adapté à la dynamique verbale. Dans le second mouvement, la mélodie ne connaît aucune variation non plus mais s’applique presque toujours à un schéma paroxyton, dans quatre cas à un schéma proparoxyton. Enfin, deux motifs conclusifs spécifiques sont employés au début et à la fin du récitatif :

On le voit, le motif [1b] cette fois ne signale pas une syllabe tonique, mais entre dans la combinaison de ce motif composé conclusif. L’ampleur particulière de cette cadence lui confère un caractère propre à signaler un moment stratégique de la récitation. Son utilisation aux deux extrémités du récitatif permet ainsi de constituer un cadre mélodique et rythmique solide, qui apporte une cohésion supplémentaire à la segmentation rythmique de cette pièce. À tous ces motifs conclusifs sont associés des motifs introductifs, moins complexes. La première catégorie prend appui sur un FA ou même une récitation sur FA, suivis généralement d’un mouvement ascendant sur FA-SOL (motif [1a]) ou bien sur FA-la (motif [1b]). La seconde catégorie se caractérise par une intonation à la tierce RE-FA (motif [7]). Ces intonations ne cor-

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respondent à aucune dynamique verbale spécifique ; elles constituent ainsi des charnières mélodiques qui ne s’appuient pas sur le rythme des mots, mais qui marquent néanmoins la segmentation rythmique. Au vu de ces charnières rythmiques et mélodiques, la mélodie reflète un réel souci de la part du chantre de mettre en évidence les constantes du texte biblique. Ce souci s’exprime néanmoins par un degré variable d’adaptation de la mélodie à la dynamique verbale. Ajoutons que l’utilisation des motifs conclusifs répond à un système précis. De fait, ils spécifient le type de ponctuation (faible, moyenne, forte) selon la tripartition établie par les grammariens, et déterminent ainsi l’intonation qui suit, autrement dit, la catégorie de motifs introductifs à employer. Par conséquent, les motifs conclusifs caractérisent le niveau hiérarchique auquel le segment appartient. Les motifs [2+2], dotés presque toujours d’une chute sur TAA, signalent la fin d’unités sémantiques syntaxiquement dépendantes (cellules CL). Les motifs [2+3], dotés d’une chute sur TA, concluent les unités sémantiques et syntaxiques intégrées dans un segment plus ample (sections SC) ; les motifs [5+4], dotés également d’une chute sur TA, marquent la fin des phrases, c’està-dire des segments dont le sens et la syntaxe sont complets (séquences SQ). Toutefois, ce système connaît parfois quelques exceptions qui ne manquent pas d’intérêt : (v. 25) (v. 27) (v. 28)

(v. 29) (v. 31)

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(v. 32) (v. 33)

(v. 36) (v. 37) (v. 38) (v. 40) >

(v. 44)

Nous avons figuré la numérotation des versets du texte biblique. On peut observer que chaque séquence correspond à un verset, parfois à

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deux (SQ5, SQ16). Toutefois, dans certains cas, notamment dans le dernier tiers de la pièce, on observe une discordance entre la segmentation mélodique et le découpage en versets. Le verset 39 est ainsi réparti en deux séquences (SQ12 et SQ13) ce qui permet au chantre de mettre en évidence le nom « misericordiam » par un motif conclusif – ce mot vient également clore la phrase de récitatif placée après le cantique. Par conséquent, la segmentation mélodique et rythmique met en lumière les deux mouvements du verset : d’une part la situation présente des trois enfants (SQ12), caractérisée par l’impossibilité de faire des sacrifices et des offrandes rituelles, et d’autre part, le souhait (SQ13) de constituer eux-mêmes le sacrifice. Les deux séquences éclairent ainsi les échos textuels (« neque holocaustum / sicut in holocausto », « neque sacrificium / sacrificium nostrum ») et participent à la poétique de la prière. Le second cas de discordance entre le découpage des versets et la segmentation concerne le verset 42. En effet, la supplication « ne confundas nos » concorde dans le texte biblique avec le début d’une nouvelle phrase. Mais la segmentation suppose une interprétation différente : « quaerimus », construit transitivement (« faciem tuam ») est compris dans ce récitatif comme le verbe introducteur d’une proposition complétive en ne. Il s’agit sans doute d’un moyen, très subtil, de fusionner les deux versets « je cherche la face du Seigneur (Ps. 26, 8) et « je ne serai pas confondu (Ps. 70, 18), ou bien également de faire écho à 1 R 2, 16 (« ne confundas faciem meam »). En outre, certains segments ont été analysés comme des sections en raison du motif qui les conclut, alors même qu’ils ne correspondent pas à une unité de sens et de syntaxe, mais constituent un simple élément dans une énumération. C’est le cas dans la SQ7 (« et tradidisti nos in manibus inimicorum iniquorum / et pessimorum / praeuaricatorumque / et regi iniusto et pessimo ultra omnem terram ») et dans la SQ9 (« propter Abraham dilectum tuum / et Isaac seruum tuum / et Israel sanctum tuum »). Par la multiplication des ponctuations fortes entre chaque élément de ces deux énumérations, la portée sémantique des segments est d’autant mieux mise en valeur. Notons qu’il s’agit dans le premier cas des détracteurs de Dieu, dans le second cas, au contraire, de la lignée d’Abraham. La similitude des effets rythmiques contribue assurément à mettre en parallèle ces deux énumérations afin de mieux les opposer. À cet égard, la segmentation mélodique offre, en définitive, une interprétation du texte biblique et propose, semble-t-il, une réflexion d’ordre exégétique. La Prière d’Azarias, en dépit de son ampleur, répond donc à des principes simples : une intonation sur FA, une récitation sur SOL et une cadence, médiane ou conclusive. Toutefois, une même donnée

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textuelle peut être traitée différemment dans la mélodie : les syllabes toniques peuvent être mises en évidence par un mouvement ascendant (podatus) ou bien ne recevoir aucun traitement mélodique spécifique ; plus largement, un même schéma accentuel peut être exécuté sur divers motifs mélodiques et inversement, un même motif mélodique peut affecter des schémas accentuels différents. Le rapport entre le texte et la mélodie est donc loin d’être aussi simple qu’il n’y paraît. Du point de vue de la segmentation, ce récitatif offre un système proche de la prose oratoire : les motifs conclusifs permettent de mettre en évidence des segments hiérarchisés en fonction des paramètres sémantiques et syntaxiques. Toutefois, certaines discordances entre la syntaxe et la segmentation montrent les limites du modèle d’analyse. Cela suggère que si le chant, et notamment cette pièce, est bien un discours, il peut s’éloigner des règles syntaxiques qui régissent la langue latine et proposer sa propre syntaxe, dans un but expressif et éxégétique. Ensuite, avant de chanter le cantique à proprement parler, un soliste exécute une antienne d’introduction. Voici ce qui est indiqué sur le manuscrit (Ben. VI 40) : « Tunc unus cantor in alta uoce dicat ». Cette rubrique didascalique indique deux faits majeurs : cette antienne, malgré son caractère peu orné, proche du récitatif, doit être exécutée par un chanteur soliste, et non l’officiant. Ce mode opératoire semble ne pas devoir être modifié au moment où le chant commence. Le manuscrit indique seulement « Sequatur ». Cette antienne s’inscrit dans la continuité parfaite avec la Prière d’Azarias sur le plan mélodique ; nous conserverons donc la même typologie de motifs, afin de mettre en évidence les nombreux points de contact structurels. Comme dans la Prière d’Azarias, la mélodie s’appuie sur deux cordes de récitation, le FA et le SOL ; on peut en outre observer quelques montées jusqu’au la. L’analyse de l’interaction entre la structure mélodique et les configurations accentuelles des mots du texte permettra d’apporter quelques éclaircissements sur la structure modale de cette antienne. Les syllabes toniques (T) sont signalées par un la ou bien par un mouvement ascendant sur FA-SOL ou sur SOL-la (podatus). Ces montées constituent respectivement les motifs [1a] et [lc] rencontrés dans la Prière d’Azarias. On en relève en outre une variante ornée, notée par un porrectus resupinus (motif [1d]) :

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Par ailleurs, les emphases mélodiques signalant les syllabes toniques sont généralement intégrées dans des motifs composés qui jouent le rôle d’une ponctuation et qui participent, par conséquent, à l’élaboration de la segmentation rythmique de cette antienne. Les motifs conclusifs présents dans cette antienne suivent le même fonctionnement binaire [2+3] que nous avions relevé dans la Prière d’Azarias. Rappelons que le premier élément (motif [2]) est le moins stable et peut être exécuté sur différents schémas accentuels. D’après l’analyse que nous avons proposée précédemment, le schéma TAA doit être exécuté sur SOLla-SOL-FA-FA (motif [2a]), le schéma ATA sur SOL-la-la-SOL-FA (motif [2b]). Ces variantes mélodiques correspondent à la même notation neumatique (podatus + cliuis). Néanmoins, la cliuis est placée différemment en fonction des degrés auxquels elle renvoie. Le motif [3] en revanche est fixe sur le plan mélodique et accentuel, puisqu’il correspond presque toujours au schéma paroxyton TA. Il s’agit d’un torculus sur SOL-la-SOL suivi d’un punctum sur FA.

D’après cette structure mélodique, il faut admettre que le dernier mot « dicentes » n’est pas accentué sur la pénultième longue -cen- mais sur l’initiale di-. Cette anomalie peut s’expliquer par analogie avec dicens, effectivement accentué sur l’initiale. Ensuite, le groupe « óre lau- » est exécuté sur le motif [2b] au lieu du motif [2a] attendu pour le schéma TAA. Ainsi, la syllabe atone -re est traitée comme si elle était accentuée – elle est en effet exécutée sur une cliuis la-SOL. Le manuscrit est parfaitement lisible à cet endroit et ne laisse aucun doute. S’agit-il d’une erreur du copiste ? D’autre part, on peut également induire, d’après la structure mélodique, que dans le groupe « et glorificabant », le proclitique et (sur un la) porte un accent secondaire, et que par une règle de répartition binaire, un accent secondaire tombe également sur

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-ri- (la-SOL). Du fait de la présence de ces deux accents secondaires, la mélodie est exécutée sur le motif réservé au schéma ATA avec cependant une attaque sur la au lieu de SOL, destinée à signaler l’accent sur èt (motif [2e]). Enfin, on note la présence dans le dernier motif conclusif d’une emphase mélodique particulièrement insistante sur la syllabe -ná- (motif [2f]) ; l’analyse de la mélodie induit qu’il s’agit du motif appliqué au schéma TAA, auquel est ajouté un mouvement répercussif sur la ; on note également que le punctum sur FA est remplacé par une uirga sur la. Cette modification entraîne un effet de suspens qui suggère peut-être la présence d’une pause très courte (suspensio) ou tout au moins d’une césure, destinée à poser véritablement la cadence finale sur « dicentes ». Ainsi ce dernier motif conclusif suit-il une progression plus ample, destinée à conclure véritablement l’antienne. La segmentation rythmique est également signalée par des motifs introductifs, moins amples néanmoins que les motifs conclusifs. L’antienne débute ainsi sur un DO suivi du mouvement ascendant FA-SOL (motif [1b]). Il s’agit là de l’intonation que l’on retrouvera dans l’antienne de conclusion (motif [6]). On relève la présence d’un second type de motif introductif marquant une intonation médiane. Il s’agit d’une montée mélodique sur RE-FA-(FA)-SOL (punctum + (uirga) + podatus).

Ainsi, le mouvement ascendant FA-SOL ne signale pas cette fois une syllabe accentuée, mais est simplement un élément de composition dans ce motif [7]. Celui-ci ne s’appuie nullement sur un schéma accentuel défini ; sa stabilité est assurée par la permanence de la mélodie. Associés aux motifs conclusifs, ces motifs introductifs contribuent pleinement à la matérialisation sonore de la segmentation rythmique de ce court récitatif. Plus précisément, ils mettent en évidence quatre cellules principales :

Les cellules de niveau supérieur (CL1, CL2, CL3 et CL4) correspondent à deux groupes appositionnels (« quasi ex uno ore hymnum dicentes » et « in fornace dicentes ») et à la proposition principale (« glorificabant et benedicebant Dominum ») ; cette principale débute en réalité sur « tunc hii tres ». Néanmoins, ce groupe est isolé par une cadence mélismatique en ré. Ce procédé permet de mettre en évidence cette amorce et d’attirer l’attention de l’auditoire plus spécifiquement sur la mention du chiffre trois « tres », si important dans la religion chrétienne. Contrairement à la version bénéventaine, la version milanaise attribue parfois au même motif une fonction introductive ou conclusive, par exemple le motif [2a]. Les deux paramètres retenus dans l’utilisation de ces motifs sont donc d’une part, la dynamique verbale et d’autre part, la note d’appui du motif. En outre, les deux versions ont pour point commun de mettre en évidence une segmentation rythmique qui ne s’appuie sur aucune régularité du point de vue du nombre de syllabes ou bien de la répartition des accents. La configuration d’ensemble répond donc parfaitement au principe de la prose selon lequel les segments doivent être de longueurs variées et les combinaisons rythmiques mélangées. Toutefois, on peut observer que la version milanaise exploite pleinement les ressources offertes par le texte biblique – quelque peut différent, il est vrai, de celui de la version bénéventaine. Notamment, le schéma récurrent TAATA, même s’il correspond à diverses configurations mélodiques, semble devoir jouer le rôle d’un marqueur initial, contribuant ainsi pleinement à la segmentation rythmique de cette antienne : Tunc hii tres = TTAT quasi ex uno ore // hymnum dicentes = TAATATA // TAATA glorificabant // et benedicebant // Dominum = TAATA // TAAATA // TAA in for/nace dicentes = AA/TAATA

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On le voit, le début des cellules principales, sauf la première, est signalé par ce schéma accentuel. La mise en mélodie du texte biblique parvient donc à souligner cette dynamique verbale ; de fait, la similitude mélodique qui touche les occurrences initiales (CL2 et CL3) suggère une volonté consciente de mettre en évidence ce schéma et de l’exploiter comme un marqueur de segmentation. En définitive, cette brève analyse fait apparaître une interaction complexe entre la dynamique verbale et la structure mélodique. Cette interaction peut être marquée par une coïncidence parfaite des effets, ou bien par l’application de deux logiques différentes mais complémentaires. L’antienne de conclusion est élaborée sur le même mode que l’antienne d’introduction ; de plus, on peut repérer des similitudes mélodiques emblématiques du fonctionnement complémentaire de la dynamique verbale et de la mélodie. La récitation est sur do, avec des montées sur ré signalant les syllabes toniques. Le motif [2a] ré-do, amplifié par une amorce en si-do (motif [2b]) joue encore un rôle structurel de première importance. Une troisième variante, plus ample, est utilisée à la fin de cette phrase sur le mot « misericordia » :

Ce relevé montre deux tendances apparemment contradictoires de la mélodie de cette antienne à accorder aux mots un poids rythmique essentiel ou bien à enchaîner les mots les uns aux autres dans un même flux. Mais en réalité, ce dernier procédé caractérise les groupes prépositionnels « ab inferis », « de manu mortis », « de media fornace », c’està-dire les unités sémantiques dans lesquelles les différents syntagmes sont indissociables. Il est de façon plus étrange appliqué à « Domino quoniam », suggérant par là que ces deux mots appartiennent au même segment, alors même que quoniam introduit une proposition syntaxique distincte. Par conséquent, le repérage de ce motif est absolument indispensable dans la détermination de la segmentation rythmique de cette phrase. On retrouve en outre le motif [4] qui signale également, avec toutefois plus d’emphase, une syllabe tonique. On en avait décelé trois types dans l’antienne d’introduction ; ici, seul le motif [4b] est employé :

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Comme dans l’antienne d’introduction, ce motif revient trois fois – chiffre évidemment essentiel à la fois dans la religion chrétienne et plus spécifiquement dans le cantique que cette antienne vient conclure. Particulièrement ample, le mélisme qui le caractérise est sans nul doute destiné à attirer l’attention sur les mots ainsi exécutés. La dynamique verbale est ainsi bien mise en évidence par la structure mélodique ; toutefois, si les mots ont un poids rythmique primordial, l’usage des motifs fait apparaître une dynamique plus large dans laquelle sont impliquées des séries de mots dépendantes tant du point de vue sémantique que du point de vue syntaxique. Ce procédé permet ainsi de regrouper ou bien de distinguer certains groupes, autrement dit, d’effectuer une segmentation rythmique. Accompagné de charnières rythmiques initiales et conclusives, il donne à cette phrase une progression aisément perceptible ainsi qu’une grande cohésion mélodique et rythmique. Contrairement à la version bénéventaine, la version milanaise n’opère aucune partition de la phrase. Celle-ci doit donc être exécutée d’un seul tenant et constitue à ce titre une seule séquence (SQ). En outre, la progression mélodique ne fait apparaître qu’un seul type de ponctuation, destiné comme dans la phrase d’introduction, à signaler la fin de cellules. Cette ponctuation se matérialise à la quinte ré. Elle peut coïncider avec le motif [4b] (nos). Cela était également le cas dans la phrase d’introduction pour trés. On retrouve en outre le motif [5] :

La diversité des schémas accentuels (TA et AA) suggère que la ponctuation est signalée indépendamment de la dynamique verbale. Par ailleurs, la montée au ré ne signale pas une syllabe tonique mais nécessite une suspension de la voix à la quinte – un moyen mélodique de marquer la pause faible suspensio. Concernant plus spécifiquement « ardentis », on peut noter que le motif est intégré dans une configuration mélodique déjà rencontrée dans la phrase d’introduction sur « dicentes ». De fait, le motif est précédé d’une cliuis signalant un mouvement descendant d’une tierce do-la. Enfin, il est tout à fait étonnant que cette ponctuation soit utilisée sur le dernier « quoniam » de la phrase, puisque ce marqueur syntaxique ne saurait constituer seul une cellule. Ce procédé permet en réalité d’isoler le syntagme « in saeculum », comme si celui-ci formait une unité sémantique à part entière. Pour finir, on observe une similitude entre les deux cadences finales

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de ces deux antiennes, closes sur le mouvement do-ré-do (motif [3b]). La structure mélodique met aussi en évidence des charnières initiales. L’antienne est introduite par une récitation en SOL sur « quoniam », alors que l’intonation de l’antienne d’introduction procédait par un saut de quinte SOL-ré. Par ailleurs, si l’on ne retrouve pas intégralement le motif [1] la-la-SOL présent dans l’antienne d’introduction, on note néanmoins que les ponctuations en ré sont suivies d’un la isolé ou bien d’un mouvement descendant la-sol. Il apparaît donc a posteriori que le motif [1] est bien une expansion mélodique d’un la initial, destiné à introduire une nouvelle cellule. Au vu de ces charnières initiales et conclusives, la segmentation rythmique de cette antienne repose sur le même principe que précédemment, c’est-à-dire sur une succession de cellules de niveau supérieur dans lesquelles viennent s’imbriquer des cellules internes de niveau inférieur :

La détermination des motifs conclusifs et de la segmentation rythmique permet d’identifier avec précision les deux logiques rythmiques observées dans cette séquence. La première cellule de niveau supérieur (CL1) est élaborée en vertu d’un effet de cadre ([5a]-[4b]-[5b]) alors que les deux cellules suivantes (CL2 et CL3) observent une logique cumulative avec une métabole finale ([4b+5b]-[4b+5b]-[2c+3b]. On retrouve ainsi les deux principales logiques rythmiques (alternance/acumulation) que l’on avait pu détecter dans l’analyse du numerus oratoire. La segmentation rythmique des antiennes milanaises s’appuie donc davantage que dans la version bénéventaine sur les données syntaxiques du texte et offre par conséquent une plus grande complexité. Elle repose de fait sur deux niveaux de cellules (unités sémantiques dépendantes sur le plan syntaxique). Néanmoins, l’antienne de conclusion dans les deux versions joue sur les mêmes effets de collocatio : le plus marquant est la mise en évidence, par une démarcation nette des syntagmes, d’une double cadence sur « in saeculum » / « misericordia eius », propre à imposer à l’ensemble de la pièce de Daniel un point final. 5. Bilan sur l’analyse du récitatif En vertu des analyses menées sur la Prière d’Azarias et les antiennes des deux versions, plusieurs principes propres au récitatif se sont fait

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jour. La mélodie, très simple, syllabique, est largement déterminée par la dynamique verbale ainsi que par la syntaxe. Un soin tout particulier est apporté aux charnières initiales et conclusives des segments. Elles sont signalées par des motifs mélodiques spécifiques. Ainsi, pour reprendre les termes de Leo Treitler, « les unités de sens sont articulées les unes aux autres dans la mesure où les mélodies signalent la fin de chacune par quelque figure cadentielle et le début par une figure initiale. À cet égard, la mélodie joue le même rôle que la ponctuation dans un texte déclamé »38. Le procédé qui consiste à démarquer clairement les segments est en effet issu de la rhétorique classique. Rappelons que pour Quintilien, « ce sont les débuts et les clausules qui ont le plus d’importance, à chaque fois que le sens commence et s’achève »39. Toutefois, malgré son caractère formulaire, la mélodie offre des variations et ne saurait être circonscrite dans un cadre mesuré : les segments sont de longueurs inégales, les mêmes données textuelles peuvent faire l’objet de mélodies différentes et inversement, des motifs mélodiques identiques peuvent affecter des schémas accentuels divers. Ces principes rythmiques coïncident parfaitement avec les caractéristiques de ce que Gui d’Arezzo appelle cantus prosaicus. Ainsi, la fixation par écrit ne doit pas faire oublier que les chantres du Moyen Âge poursuivaient le même idéal que la camerata Bardi, bien des siècles plus tard : un idéal « extraordinairement poétique, aux confins de l’impossible, [qui] revenait à souhaiter noter la musique tout en lui gardant souplesse et rubato et qui, par là même, remettrait en cause la régularité métrique »40. 6. Analyse comparative du cantique : la version bénéventaine L’étude de Philippe Bernard41 a montré que dans les quatres versions notées du Cantique des Trois Enfants (ou Benedictiones), on pouvait relever deux groupes : le premier constitué des versions bénéventaine et milanaise, le second des versions romaine et grégorienne. L’analyse fine 38 L. Treitler, With Voice and Pen, p. 160 : « The sense-units are articulated in that the melodies mark the end of each with some cadential figure, and begin the next with an opening figure. In this aspect the melody plays a role parallel to punctuation in a text to be recited ». 39 Quintilien, Inst., IX, 4, 67 : « Initia clausulaeque plurimum momenti habent, quotiens incipit sensus aut desinit ». 40 M.-N. Colette et al., L’ histoire de la notation du Moyen-Âge à la Renaissance, Paris, 2003, p. 46. 41 Ph. Bernard, « Le cantique », p. 231-272.

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de chacune des mélodies permettra de préciser ce regroupement et de comprendre comment s’y effectue l’articulation entre le rythme textuel et le rythme mélodique. Dans les manuscrits proprement bénéventains (le graduel Vat. lat. 10673 et le graduel Ben. VI 40), les Benedictiones font l’objet d’un traitement mélodique particulier alors que les manuscrits du Mont Cassin et de l’Italie Centrale42 leur affectent le même type de récitatif que pour la Prière d’Azarias. L’économie de la version bénéventaine suit un fonctionnement relativement simple. Chaque strophe se compose d’un verset et d’un refrain. Le verset préliminaire Benedictus ne bénéficie d’aucun traitement mélodique particulier ; ainsi, tous les versets sont exécutés sur les mêmes formules mélodiques. Nous reprenons pour l’instant le découpage proposé dans la Paléographie Musicale 43 : [A]

TAA

intonation : Benedíctus es, Benedícite partie médiane : Dómine, ómnia

[B]

TA

partie médiane : Déus, caéli

[C]

partie médiane : Anania, Azaria TA+TA TAA+TAA

cadence médiane : pátrum nostrórum, Dómini Dóminum

[E]

TA+TAA

intonation : èt laudábilis

[F]

TA

partie médiane : -exaltátus

[G]

TAA

cadence finale : in saécula

[D]

Le schéma accentuel44 est particulièrement déterminant pour le début du verset. Celui-ci fonctionne selon une logique cumulative45 puisque la formule d’intonation [A] (« Benedíctus es », « Benedícite ») est reprise, toutefois sans l’amorce FA-FA-SOL, dans la partie médiane (« Dómine », « ómnia »), avec une variante [B]. On note par ailleurs que la formule [C] n’est employée qu’à une seule reprise, signalant de ce fait l’importance des trois protagonistes (Azarias, Ananias et Misahel). Ces trois formules ont pour point commun de s’achever sur un

42

Voir PM 14, 1971, p. 319. Voir PM 14, 1971, p. 322-323. 44 À ce titre, nous déplorons la terminologie employée dans la Paléographie Musicale (PM 14, 1971, p. 322-323). En effet, les qualificatifs dactyle et spondée y désignent les schéma proparoxyton et paroxyton. La confusion entre les paramètres quantitatifs et accentuels est à notre sens dommageable car les quantités classiques n’ont aucun rôle dans la structure mélodique. 45 Voir T. F. Kelly, The Beneventan Chant, Cambridge, 1989, p. 109. 43

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SOL et d’être élaborées sur deux cordes de récitation (si et do). Enfin, la formule [D] marque la cadence médiane qui conclut le verset avant le refrain. Elle se décompose en deux mouvements distincts dans lesquels les schémas accentuels peuvent suivre tout aussi bien une configuration paroxytone que proparoxytone. Toutefois, le début du second mouvement est signalé par l’accent du mot final, raison pour laquelle la syllabe initiale atone nos- est isolée dans le premier mouvement. Cette cadence médiane se distingue de l’intonation en s’achevant sur MI ; le second mouvement tourne en outre sur deux cordes de récitation différentes (la et si). Ensuite, la fin de la strophe correspond au refrain. La formule [E] rétablit la modalité de la pièce (finale sur SOL, cordes de récitation sur si et do). Dans la formule [F], le pronom « eum » fonctionne comme un greffon, exécuté sur la même ligne mélodique que le verbe « èxaltáte ». En outre, cette formule suit un fonctionnement modal singulier (finale sur la, cordes de récitation sur do et ré). Enfin, la formule [G] de cadence se distingue par sa configuration particulièrement ornée ; l’accentuation verbale cesse d’être un paramètre déterminant. De fait, les mélismes ornent comme par malice les syllabes atones in et -cu-. Néanmoins, elle rétablit la modalité en SOL et joue ainsi un rôle de soubassement. Ce découpage, en dépit de son caractère grossier, fait apparaître clairement l’importance que joue l’accent verbal dans la détermination de la structure mélodique, excepté dans la cadence finale in saecula. Il est donc absolument nécessaire d’envisager dans l’analyse de cette version l’interaction entre la dynamique verbale et l’élaboration des motifs mélodiques. Tout d’abord, dans la formule [A] (Dómine), les syllabes toniques sont marquées par un motif spécifique [1], auquel est accolé un autre motif [2a] dans la formule [B] (Déus). Ce motif [2a] est également employé pour des syllabes atones dans les formules [E] (laudá)-bi-, (dí)-ci- et [G] (saé)-cu-. Par ailleurs, la même ligne mélodique, un ton au-dessus, se retrouve dans la formule [F], cette fois sur la syllabe tonique (superexal)-tá-.

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Le motif [2a] a donc un emploi ambivalent, puisqu’il peut être aussi bien employé pour une syllabe tonique qu’une syllabe atone. Cette particularité suggère qu’en réalité, la syllabe atone qui suit la syllabe tonique perpétue la dynamique instaurée par l’accent. Enfin, dans le motif [2b], la variation modale qui touche cette portion du refrain induit un registre plus aigu et appuie sans nul doute le sens même des mots et notamment l’allégresse hyperbolique portée par la forme verbale « superexaltate ». D’autre part, les motifs conclusifs46 sont construits sur une structure neumatique constituée d’un torculus auquel est accolé une clivis. Le premier (motif [3]) est en SOL, le deuxième (motif [4]) en la, le troisième (motif [5]) en MI.

Le motif [3] conclut la plupart des formules ([A], [B], [C] et [E]). Notons cependant une variante neumatique dans la dernière occurrence, sur (saecu)-la : le torculus est remplacé par une succession d’un podatus et d’un punctum. Peut-être cette coupure neumatique suggère-t-elle un détachement accru des sons et un effet de ralentissement propre à indiquer la pause forte à la fin de la strophe. Le motif [4] n’est employé que dans la formule [F], deux fois, sur (superexalta)-te/ tus et sur (e)um. Concernant cette dernière occurrence, ici encore, la coupure neumatique semble indiquer un ralentissement, juste avant la formule conclusive « in saecula ». Enfin, dans le motif [5], qui conclut la première partie de la strophe (nostrorum, Dominum), c’est-à-dire la formule [D], le noyau neumatique de base est amplifié par une clivis préliminaire. Néanoins, il s’agit bien de la même structure de base. La mise en évidence de ces motifs conclusifs permet de mieux spécifier la segmentation rythmique de la strophe. Si l’on prend le premier verset qui suit le Benedictus : 46

Voir T. F. Kelly, The Beneventan Chant, p. 98.

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Les motifs conclusifs permettent effectivement de souligner l’architecture d’ensemble de la strophe (verset + refrain). Dans chacune de ces deux parties, les motifs suivent une ligne mélodique différente. Par ailleurs, ils spécifient le niveau hiérarchique du segment dont ils marquent

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la ponctuation. Le verset n’est constitué que d’une seule unité sémantique et syntaxique (section), découpée en cellules successives, dont le nombre varie en fonction du texte. La structure reste toutefois stable : l’intonation et la cadence médiane s’achèvent sur un motif spécifique, susceptible de les mettre parfaitement en évidence. Le refrain se compose de deux sections, correspondant aux deux injonctions successives : « Hymnum dicite, superexaltate ». Notons pour cette seconde section que les cellules internes (« eum » et « in ») ne sont délimitées par aucun motif conclusif propre, mais uniquement par la ligne mélodique dont la répétition indique le caractère formulaire. En revanche, comme cela a déjà été souligné, les deux segments placés aux extrémités s’achèvent sur le même motif conclusif, ce qui permet de circonscrire le refrain dans un cadre parfaitement déterminé. En dépit d’un caractère plus orné, la mélodie milanaise nourrit de nombreux points de contact avec la mélodie bénéventaine. À cet égard, le dialogue entre ces deux régions d’Italie ne fait guère de doutes. Tout d’abord, dans les deux versions, les syllabes toniques sont soulignées par des emphases mélodiques marquées par une tension vocale accrue et un groupement neumatique caractéristique. Par ailleurs, les strophes suivent le même fonctionnement binaire. La fin du verset est signalée par un motif conclusif spécifique, tant du point de vue de sa ligne mélodique que de sa modalité. Notons à cet égard que ce motif permet d’appuyer le jeu phonique « Domini Domino » / « Domini Dominum », alors même que syntaxiquement, le génitif fonctionne avec ce qui précède. Ensuite, le refrain dans les deux versions est nettement délimité par l’acclamation finale Amen, répétée à chaque strophe. Ainsi, malgré la multiplicité des ornements et des arabesques vocales, la dynamique verbale et la segmentation rythmique sont des paramètres déterminants dans l’architecture du cantique tel qu’il était exécuté à Bénévent et à Milan. 8. Analyse comparative du cantique : la version romaine Une originalité de la version romaine est d’isoler le verset préliminaire du Benedictus grâce à une mélodie complètement différente de ce qui suit, beaucoup plus ornée. Il est d’ailleurs tout à fait significatif que dans le manuscrit Bodmer 74 ce verset soit placé sous la rubrique « répons ». De fait, il est repris après l’exécution des versets. Ceux-ci sont donc envisagés comme un graduel ; de fait, les chantres montaient à l’ambon au moment de les chanter. Notre analyse se concentrera sur le graduel et sur le traitement mélodique et rythmique du texte du

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Cantique des Trois Enfants. Contrairement aux versions bénéventaine et milanaise, la version romaine place le refrain Hymnum dicite tous les trois versets – peut-être faut-il y voir un symbole. Par conséquent, chaque strophe est constituée de trois versets et d’un refrain, à l’exception des deux dernières. En effet, le dernier verset est isolé (Anania Azaria) et les deux versets précédents constituent une strophe. Cette répartition ternaire trouve une répercussion mélodique puisque dans chaque strophe, les deux premiers versets suivent la même mélodie tandis que le troisième fait l’objet d’un traitement mélodique spécifique. Philippe Bernard a établi les tableaux synoptiques rendant compte des formules et nous renvoyons à son étude47. Voici néanmoins le récapitulatif des différentes formules mélodiques de chaque strophe : [A]

TAA

intonation des deux premiers versets : Benedícite

[B]

TAA

intonation du troisième verset : Benedícite

[C]

TA(A)

intonation des versets 4, 16, 25, 30 : Benedícite, Benedícat

[D]

partie médiane des deux premiers versets

[E]

partie médiane du verset 30 (Anania Azaria)

[F]

partie médiane du troisième verset et du refrain (et superexaltáte)

[G]

TAA

cadence médiane des deux premiers versets (Dóminum)

[H]

TAA

cadence médiane du troisième verset cadence finale du refrain (eum in saécula)

Les formules [A], [B] et [C] correspondent respectivement aux intonations des deux premiers versets de chaque strophe, du troisième verset ainsi que du refrain, et enfin de quatre versets. Les formules [D], [E] et [F] constituent les parties médianes. Enfin, les formules [G] et [H] fournissent les cadences. Ainsi, le refrain est traité avec les mêmes formules que le troisième verset. Tout d’abord, la partie médiane des versets suit une récitation en si dans la formule [D] et en SOL dans la formule [F]. Cette même alternance modale se retrouve dans la version grégorienne ; elle ne répond pas strictement aux principes de l’octoéchos, et serait un signe d’archaïsme48. Dans le premier cas, la syllabe tonique est exécutée sur si (punctum) ou bien sur une cliuis en si-la (« frigus », « uirtutes ») ; celle-ci est néanmoins susceptible de se décomposer en trois punctum dans le cas d’un schéma proparoxyton 47

Ph. Bernard, « Le cantique », p. 254-256. Voir P. Ferretti, Esthétique grégorienne, p. 211-212 ; Ph. Bernard, « Le cantique », p. 259-261. 48

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(« pruina », « maria »). On trouve également un trigon sur si-si-la (« omnes », « stellae »), qui n’est qu’une extension de la cliuis. Dans la formule [F], la syllabe tonique est systématiquement exécutée sur un podatus en SOL-la.

Les diverses variantes du motif [1] ne sont donc pas déterminées par la dynamique verbale. En effet, des mots ayant le même schéma accentuel peuvent suivre une mélodie différente, par exemple « omnia » et « pruina », ou encore « imber » et « frigus ». Enfin, la partie médiane du dernier verset (Anania Azaria) suit une mélodie unique (formule [E]). L’exécution de chaque prénom débute sur un mélisme qui coïncide avec la syllabe initiale portant un accent secondaire (A-) ; l’accent principal est en revanche traité avec plus de sobriété, dans un registre grave. De fait le mouvement mélodique est descendant dans les deux cas de figure ; l’accent se trouve par conséquent intégré dans la phase de relâchement qui débute en réalité après le mélisme initial. Dans le premier mouvement de la formule [G] (Domini), la syllabe tonique est signalée par un mouvement ascendant (scandicus) sur si-do-ré (motif [3]), dans le second mouvement (Dominum), par un do. Dans la formule [H], le premier mouvement suit deux variantes mélodiques (motifs [4a] et [4b]) qui ne sont pas déterminées par la dynamique verbale, puisque elles peuvent être exécutées sur un schéma paroxyton (« térra », « lúmen ») ou bien proparoxyton (« Dómini », « spíritus »). Elles se caractérisent par un mouvement ascendant initial SOL-do-ré correspondant à la syllabe initiale tonique et parfois à la syllabe atone qui suit, sauf dans le cas de et lú- qui suit la dynamique inverse. Dans le second mouvement (« Dominum », « saecula »), la mélodie reste cantonnée à un registre grave avec comme notes d’appui le SOL et le la. Le mouvement mélodique général est ascendant (FA-si) puis descendant (si-SOL). Par conséquent, l’accent initial ne réclame aucune tension vocale et ne coïncide pas avec le sommet mélodique (motif [5]) :

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Le motif [3] correspond au sommet de la mélodie, excepté dans la dernière variante (Israel, Misahel). Il n’est pas impossible que dans cette version romaine, ces deux noms soient accentués sur la finale -hel. Concernant le motif [4], le cas de figure et lú- est assez étrange mais il semble bien montrer que ce mouvement ascendant ne correspond pas stricto sensu à l’accent verbal mais, de manière plus globale, au début de l’unité articulatoire. De même, le motif [5] a vraisemblablement pour vocation de donner une petite impulsion et de lancer ainsi le mouvement mélodique. Enfin, les formules d’intonation [A] et [B] sont les plus compliquées à interpréter. Elles posent un problème que Philippe Bernard a recensé49 : l’accentuation de « benedicite » et « dicite ». Il semble bien que la version romaine s’inspire, sur ce point, de la version milanaise. D’ailleurs, elle observe également l’accent d’enclise sur « benedictús es ». Ainsi, la syllabe accentuée -cí- est exécutée sur le même motif [6].

Un autre élément va dans le sens de cette hypothèse : dans la formule [C], la syllabe -di- est exécutée sur la corde de récitation (do) alors que la syllabe -ci-, tout comme la syllabe tonique -dí- de benedicat, coïncident avec un mouvement ascendant (podatus sur do-ré). Cet argument renforce donc l’hypothèse d’une origine milanaise de cette version romaine du cantique50. La version romaine pose donc peu de problèmes sur l’accentuation. Toutefois, contrairement à la version bénéventaine et surtout à la version milanaise, elle fait peu usage de motifs véritablement spécifiques pour mettre en valeur les syllabes toniques. De même, les motifs conclusifs permettant de délimiter les segments successifs ne font pas l’objet d’un traitement mélodique particulier. De fait, les formules ne s’achèvent pas nécessairement sur des motifs conclusifs spécifiques, notamment dans les parties médianes. En revanche, l’intonation et la cadence médiane du troisième verset ainsi que l’intonation et la cadence finale du refrain (formules [B] et [H]) sont clôturées par le même motif conclusif. Il s’agit d’un long mélisme dont la notation est extrêmement compacte puisqu’il est noté par un 49 50

Ph. Bernard, « Le cantique », p. 261. Sur l’influence milanaise, voir Ph. Bernard, « Le cantique », p. 262.

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groupement neumatique constitué d’une succession de deux porrectus, puis d’un punctum et enfin d’un torculus :

Il s’agit moins de déterminer la hiérarchie des segments que de souligner l’architecture de la strophe : le troisième verset étant celui qui précède le refrain, il importe dès lors de marquer nettement ses contours. La présence du même motif conclusif dans le refrain est une conséquence logique de l’organisation générale de la pièce, puisque le refrain est composé des mêmes formules que le troisième verset. Dès lors, la segmentation rythmique dans les deux autres versets est très peu marquée. La version romaine se distingue donc des versions du premier groupement à plusieurs égards. Tout d’abord, le verset du Benedictus est traité à part et constitue un répons, c’est-à-dire une portion chantée avant et après les autres versets. Ensuite, chaque strophe se compose de trois versets consécutifs et d’un refrain ; le troisième verset et le refrain contiennent les mêmes formules mélodiques, ce qui est une particularité de cette version, et sont donc délimités par les mêmes motifs conclusifs. Par conséquent, les motifs conclusifs ne permettent pas de déterminer la hiérarchie des segments (cellules, sections, séquences) mais sont chargés, à l’échelle de la macrostructure, de distinguer les deux versants de chaque strophe. 9. Analyse comparative du cantique : la version grégorienne Comme la version romaine, la version grégorienne dote le Benedictus d’une mélodie propre ; toutefois, ce verset ne semble pas devoir être répété après l’exécution des versets comme un répons. On peut noter néanmoins que la dernière portion de la cadence finale (in saecula) est identique dans le Benedictus et le refrain des versets suivants, ce qui n’est pas le cas dans la version romaine. Cet effet d’écho ne manque pas, indéniablement, de conférer à la pièce une certaine cohésion. En outre, chaque strophe comporte de même trois versets et un refrain ; le troisième verset se démarque des deux autres par des formules propres. Néanmoins, une différence sépare la version grégorienne de la version romaine : le refrain « Hymnum dicite » est exécuté sur une mélodie

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spécifique, comme dans les versions bénéventaine et milanaise. L’organisation générale de la version grégorienne est donc très proche de celle que l’on a pu analyser dans la version romaine. Les formules sont principalement réparties en deux groupes, celui des deux premiers versets, celui du troisième. On relève toutefois quelques exceptions, parmi lesquelles on compte une fois de plus le verset 30 (Azarias Ananias) : [A]

intonation des deux premiers versets (Benedicite)

[B]

intonation du troisième verset (Benedicite)

[C]

intonation du verset 4 (Benedicite)

[D]

intonation du verset 16 (Benedicat)

[E]

intonation du verset 25 (Benedicat)

[F]

intonation du verset 28 (Benedicite)

[G]

intonation du verset 30 (Benedicite)

[H]

partie médiane des deux premiers versets (omnia opera)

[I]

partie médiane du troisième verset (angeli)

[J]

partie médiane du verset 30 (Ananias Azarias)

[K]

partie médiane des versets 4 et 28

[L]

cadence médiane des deux premiers versets (Domini Domino)

[M]

cadence médiane du troisième verset (Domini Domino)

[N]

cadence médiane du verset 30 (Misahel)

[O]

intonation du refrain (Hymnum dicite)

[P]

partie médiane du refrain (et superexaltate eum)

[Q]

cadence finale du refrain (in saecula)

Le premier groupe de formules attribué aux deux premiers versets de chaque strophe, s’appuie sur le mode de MI authente. La cadence médiane (Domino) s’achève sur un MI ; d’autre part, l’intonation (formule [A]) et la récitation (formule [F]) sont construites autour de la et si. De même, les intonations exceptionnelles (formules [C], [D] et [E]) ainsi que la partie médiane du verset 30 (formule [H]) s’achèvent sur si. En revanche, le deuxième groupe attribué au troisième verset de chaque strophe repose sur le mode de SOL plagal, comme le suggèrent la finale en SOL de l’intonation (formule [B]) et de la cadence médiane (formule [J]), mais aussi la récitation en SOL de la partie médiane (formule [G]). On retrouve ainsi la même alternance modale que dans la version romaine. Dans le refrain, l’intonation (formule [L]) s’appuie sur do jusqu’à l’accent -dí- ; les syllabes atones qui

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suivent correspondent à un relâchement de la tension vocale sur un mélisme conclusif en la et une finale à sur MI. La partie médiane (formule [M]) s’exécute également sur la et la cadence finale (formule [N]) s’achève sur MI. On retrouve ainsi le mode de MI. Cette brève mise au point a permis d’avoir un aperçu général de l’organisation mélodique et modale de la pièce. En outre, le paramètre accentuel est de première importance. La dynamique verbale est presque systématiquement prise en compte dans l’élaboration de la mélodie ; les syllabes toniques font l’objet d’un traitement particulier et correspondent bien souvent au sommet mélodique de la formule. Le premier motif mélodique signalant une syllabe tonique est un simple mouvement mélodique ascendant si-do noté par un podatus (motif [1]). On le rencontre sur -dí- (Benedicite ou dicite). Cette syllabe peut également être signalée par un motif plus ample, culminant également sur do (motif [2]) :

Le motif [2], binaire, est formé d’un premier mouvement ascendant (podatus) et d’un second mouvement descendant (climacus). Ce dernier, correspondant à un relâchement de la tension vocale, permet au chanteur de préparer d’autant mieux le long mélisme final qui suit. Dans les autres occurrences de l’injonction « Benedicite » (formules [B], [C] et [E]), la syllabe tonique est intégrée dans un mouvement ascendant plus global qui prend son essor avec le mélisme final. Dans les parties médianes, les syllabes toniques sont marquées par un si (formule [F]) qui correspond au sommet de la mélodie du récitatif, ou bien par un mouvement ascendant SOL-la (formule [G]). Ce noyau mélodique (motif [3a]) peut être amplifié en SOL-la-SOL-FA (motif [3b]) ou bien en la-SOL-FA (motif [3c] :

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Le motif [3b] est utilisé pour un monosyllabe alors que le motif [3c] signale la présence d’une syllabe tonique précédée d’une syllabe atone appartenant au même mot ou d’un proclitique, exécutés sur un SOL. On voit combien la dynamique verbale est déterminante dans la constitution de ce motif mélodique. Cependant, les noms « ténebrae » et « fúlgora » posent problème. En effet, ils sont exécutés sur ce motif [3c] ce qui tendrait à signifier qu’ils sont en réalité accentués « tenébrae » et « fulgóra ». Ce déplacement d’accent reste néanmoins douteux, d’autant que partout ailleurs cette version grégorienne ne présente aucune anomalie accentuelle. En outre, dans la partie médiane du verset 30 (formule [H]), l’accent secondaire initial (A-) est davantage orné que l’accent principal (-rí-, -ní-), comme dans la version romaine. Toutefois, ce dernier est marqué par un motif mélodique commun aux deux mélismes (motif [4a]). Un mélisme sur do signale aussi la syllabe tonique saé- dans la cadence finale (motif [4b]) :

Le motif [4a] comporte également un premier mouvement ascendant (tristropha sur la-do-do) et un second mouvement descendant (pressus maior sur ré-la-SOL). Cette dynamique binaire prépare également le mélisme final sur la désinence (-as). L’ampleur du motif [4b] vise à marquer clairement la ponctuation finale de la strophe ; la multiplicité des neumes épisémés suggère probablement un ralentissement du tempo. Le mélisme qui suit sur -cula se caractérise par un registre grave et un relâchement de la voix. À ce titre, ce motif [4b] constitue le dernier sommet mélodique de la strophe. Dans les cadences médianes, le premier motif signalant une syllabe tonique consiste en un scandicus sur si-do-ré (motif [5]). Il apparaît dans la cadence des deux premiers versets (formule [I]. Dans celle du troisième verset (formule [J], le motif est plus ample et se compose d’un mouvement ascendant sur une cliuis et un tristropha (motif [6]). On le retrouve dans le refrain sur la syllabe -tá- de « superexaltate ».

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Ces deux motifs sont très proches, du point de vue de la mélodie et de la dynamique à la version romaine. Enfin, le dernier motif mélodique [7] jouant le rôle d’emphase accentuelle se rencontre dans l’intonation du refrain (formule [L]). Il s’agit d’un court mélisme sur do, noté par une uirga suivi d’un porrectus flexus. Au vu de sa ligne mélodique qui consiste en une oscillation entre si et do, ce motif semble bien plutôt s’apparenter à une trille. Il permet de lancer d’emblée la dynamique de cette intonation. L’analyse des motifs mélodiques signalant une syllabe tonique a permis de constater à quel point cette version grégorienne est respectueuse de la dynamique verbale. De fait, ces motifs correspondent au sommet mélodique de la formule dans laquelle ils s’intègrent. D’autre part, ils suivent soit une ligne ascendante, correspondant à une tension vocale accrue, soit à un mouvement ascendant puis descendant. Dans ce dernier cas de figure, ils précédent en réalité un mélisme final de ponctuation. Par ailleurs, les motifs mélodiques conclusifs suivent des configurations simples. Les variations concernent plutôt les degrés mélodiques que la structure à proprement parler. Le motif conclusif le plus simple est un pressus minor sur do-si (motif [8a]). Il clôt les formules [C] et [D]. À partir de ce noyau est élaboré le motif [8b], noté par un podatus subpunctis. Il clôt les formules [D] et [E]. Le motif [8c] consiste à étendre le motif de base par une tristropha préliminaire (formule [H]) :

En outre, le pressus minor entre dans la composition d’un autre motif lorsqu’il est précédé d’une uirga (motif [9a]). Ce motif permet de clore les formules [B], [J] et [K]. Le même groupe neumatique se rencontre à la fin de la cadence finale (motif [9b]) :

Ainsi, comme dans la version romaine, l’identification des motifs conclusifs ne permet pas d’établir la hiérarchie des segments du point

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de vue sémantique et syntaxique, mais de cerner plutôt l’architecture strophique : versets intonations

parties médianes

refrain cadences médianes

A: ×

F: ×

I: ×

B : [9a]

G: ×

J : [9a]

C : [8a]

F: ×

I: ×

H : [8c]

K : [9a]

cadence finale N : [9b]

D : [8a]/[8b] E : [8b]

Les deux premiers versets ne contiennent aucun motif conclusif spécifique, contrairement au troisième, dont l’intonation et la cadence médiane sont clairement délimitées par le motif [9a]. Le refrain ne contient qu’un seul motif conclusif ([9b]), à la cadence finale, ce qui est une particularité de cette version. L’emploi des motifs conclusifs suggère donc que la segmentation rythmique n’est véritablement marquée qu’à la fin du premier mouvement de la strophe, aux extrémités du troisième verset et à la fin du second mouvement, dans la cadence finale du refrain. Elle n’est donc destinée qu’à signaler la structure binaire de chaque strophe. 10. Bilan sur l’analyse du cantique Au terme de cette analyse comparative du cantique, on peut affirmer que dans cette pièce du moins, la dynamique verbale est déterminante dans la constitution des motifs mélodiques, mais que la structure mélodique reflète en réalité moins la dynamique de chaque mot que la progression du phrasé dans chacune des formules. Les discordances entre l’accentuation verbale et la mélodie sont plus nombreuses dans le premier groupement (versions bénéventaine et milanaise) que dans le second (versions romaine et grégorienne), ce qui suggère peut-être une liberté plus grande ou bien une familiarité moindre avec la langue latine en dehors de Rome, y compris en Italie. En revanche, les versions bénéventaine et milanaise soulignent davantage la succession et la hiérarchie des segments successifs en employant des motifs conclusifs élaborés avec soin et appliqués en fonction de paramètres sémantiques et syntaxiques, ceux-là mêmes qui sont observés lors de la lecture pour placer les trois ponctuations (faible, moyenne et forte). Cela est beaucoup moins le cas dans le second groupement. Cette différence de traitement rythmique peut s’expliquer par les choix opérés sur la

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structure des strophes : dans le premier groupement, chaque verset fait l’objet d’une strophe et doit, par conséquent, être bien délimité. Dans le second groupement en revanche, les versets sont regroupés par trois. Seul le troisième, auquel succède directement le refrain, fait donc l’objet d’une segmentation appuyée. Conclusion du chapitre L’analyse comparative de la pièce de Daniel dans les diverses versions d’Italie a permis de mettre en évidence les principes généraux qui gouvernent le rythme musical à la fois dans le récitatif et dans le cantique. Cette analyse empirique n’a pas vocation à établir des lois universelles et il est certain que la méthode d’analyse par segmentation mériterait d’être confrontée à un plus grand nombre de pièces. Il est apparu notamment que dans les portions de récitatif, c’est-à-dire dans la Prière d’Azarias et les antiennes d’introduction et de conclusion du groupe bénéventain/milanais, la mélodie est largement déterminée par la dynamique verbale. Plus précisément, dans la mesure où la mélodie reste syllabique et ne s’étend que sur un ambitus restreint, la donnée primordiale reste le texte. Chaque mot peut être aisément délimité par le chantre et l’auditoire. Par ailleurs, les grandes unités de la mélodie correspondent aux unités sémantiques et syntaxiques du discours : cellules, sections et séquences. Ces segments sont distingués les uns des autres par des charnières correspondant à des motifs mélodiques spécifiques. Toutefois, le fonctionnement de la segmentation et les règles de la syntaxe peuvent entrer en conflit ; le cas s’est présenté dans chacun des exemples analysés. L’art de la collocatio permet ainsi au texte biblique chanté de s’enrichir d’un sens nouveau, fondé sur l’exégèse. Dans le cantique, l’analyse du rythme a permis de confirmer les deux regroupements géographiques traditionnels : d’une part, les versions bénéventaine et milanaise, d’autre part, les versions romaine et grégorienne. Le rythme de ces mélodies reflète indubitablement un souci pour la dynamique verbale. Néanmoins, l’accentuation de « Benedicite », « Benedicamus » et « dicite » pose problème ; la structure mélodique tendrait à montrer qu’il y a eu déplacement d’accent dans les versions milanaise et romaine. À cet égard, l’analyse du chant chrétien médiéval s’avère un outil utile dans l’étude de l’évolution de la langue latine et pourrait être conjuguée à des études linguistiques. Par ailleurs, la prise en compte de la dynamique verbale dans le rythme du cantique s’effectue à l’échelle du mot, mais surtout à l’échelle de la formule mélodique (module correspondant à une unité phrastique). Par consé-

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quent, la tension vocale et les mélismes ne touchent pas seulement les syllabes accentuées, mais peuvent également contribuer au mouvement ascendant qui mène jusqu’au sommet mélodique. Les mélismes peuvent même affecter une désinence lorsqu’ils ont valeur de ponctuation – ce procédé est particulièrement fréquent dans la version grégorienne. Ainsi le mot a-t-il dans le rythme du récitatif un poids rythmique propre. Corollairement, l’accent, marqué par une tension vocale accrue et parfois un ornement, joue bien le rôle de sommet rythmique et mélodique. Dans le cantique, l’accent est déterminant principalement à l’échelle de la formule. Le phrasé est plus ample, le texte peut même paraître dilué par la mélodie tant les syllabes sont ornées. Cette impression de fluidité est accrue dans le second groupe (romain et grégorien) dans la mesure où les motifs conclusifs permettant de détacher les formules mélodiques les unes des autres sont peu marqués. Dans cette configuration, les segments se succèdent avec volubilité, sans véritable coupure, dans un véritable mouvement jubilatoire. Toutes proportions gardées, on retrouve donc bien les deux logiques mises en évidence dans l’étude du numerus oratoire : la distinction entre un rythme haché (détaché) et un rythme périodique (lié) se matérialise dans la binarité de la lectio cum cantico.

CONCLUSION GÉNÉR ALE Au terme de cette étude, il apparaît que le rythme latin (numerus) est polymorphe et ne se définit pas tant pour lui même qu’en fonction de son objet, c’est-à-dire de la matière à laquelle il s’applique, des marques retenues pour l’exprimer (durée, intensité, timbre, etc.). Un principe fédérateur, issu de la pensée philosophique grecque, a néanmoins pu être mis en évidence : le ῥυθμός/numerus renvoie à la mise en forme d’une matière ; il est plus précisément conçu en musique et en rhétorique comme un processus de segmentation dont la vocation est de distinguer et d’enchaîner les unités de cette matière en vertu de rapports de durée. Ce mouvement dialectique de cohésion et d’individuation suppose en outre la présence d’un sujet capable d’effectuer et de percevoir cette segmentation. Pour reprendre les termes de Raymond Court, « ainsi le principe rythmique permet-il de rendre compte de la temporalité vécue qui est toujours structurée, c’est-à-dire indivisément continue (puisque l’appui et l’élan sont inséparables) et discontinue (en tant que scandée par l’alternance de l’élan et du repos »1. À la lumière de ce principe fondamental de segmentation, il s’avère indispensable de caractériser le rythme latin en fonction de ses qualités intrinsèques, celles précisément qui se font jour dans la mise en forme, mais aussi des opérations mentales que son exécution et sa perception requièrent. La théorie musicale grecque pose les fondements théoriques et pratiques de la segmentation rythmique. Aristoxène, dans une perspective aristotélicienne, définit la segmentation comme une organisation du temps : l’unité-étalon à partir de laquelle toutes les durées se définissent est appelée temps premier. La rhétorique latine a connaissance de cet apport aristoxénien, mais privilégie une perspective plus linguistique et prend pour références rythmiques la syllabe et le mot. Cette perspective est conservée dans la musique chrétienne à l’ère carolingienne où grammaire et musique sont plus que jamais associées et pour ainsi dire confondues. Si les Latins définissent donc le numerus en s’inspirant largement de la théorie musicale grecque, ils le caractérisent également par rapport à ce qu’il ne doit pas être : le mètre. L’opposition entre le rythme et le mètre est prégnante dans la théorie cicéronienne mais 1 R. Court, « Rythme musical et forme esthétique », dans Les rythmes, lectures et théories, éd. J.-J. Wunenburger, Paris, 1992, p. 188.

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trouve sa formalisation la plus explicite chez Quintilien. Le système bipolaire exposé dans l’Institution Oratoire est ensuite adopté dans les théories tardives et médiévales, et progressivement transféré de la rhétorique à la sphère musicale. En vertu de ce système, le mètre est défini comme une série clôturée de mesures isochrones. Ces mesures forment des pieds, dont la configuration s’appuie sur des combinaisons de syllabes longues et brèves déterminées à l’avance. Chaque pied suit une dynamique binaire reposant sur l’alternance d’un levé et d’un frappé (ictus). L’accent de mot peut renforcer ou non cet ictus. Le mètre est donc prévisible, il est l’application de règles précises et préexistantes. Le rythme, en revanche, est défini comme une série de pieds variés. Ces pieds peuvent constituer des mesures isochrones dans la musique ; cela ne saurait nullement être le cas dans la pratique oratoire, ou du moins qu’à titre exceptionnel et éphémère, dans un but expressif. Le cantus prosaicus chrétien n’est pas non plus mesuré, et c’est là le point de contact essentiel entre la prose oratoire et ce répertoire. Enfin, les paramètres structurels du rythme latin évoluent au gré des changements qui touchent la langue latine : dans l’éloquence classique, les quantités sont au fondement du rythme. Le pied est en effet mesuré en fonction du nombre de brèves qu’il contient ; l’ordre d’apparition des longues et des brèves importe moins que la durée totale du pied. Il s’agit là d’une grande divergence entre rythme et mètre. En outre, l’accent de mot ne joue pas un rôle négligeable puisque c’est lui qui est à l’origine de la dynamique du pied en signalant le frappé. Ajoutons que notre analyse d’extraits de sermons d’Augustin et de Césaire d’Arles a fait apparaître une inversion dans la prédominance des marques quantitatives et accentuelles : l’accent tend à devenir le paramètre structurel fondamental au détriment des quantités classiques – même si l’usage des clausules est maintenu. En réalité, ces prédicateurs privilégient les effets rythmiques qui sont les plus aisément perceptibles par leur auditoire ; or, dès le III e siècle, les quantités classiques ont tendance à s’estomper au profit des quantités liées à l’accent de mot : les syllabes toniques s’allongent, les syllabes atones s’abrègent. Cette inversion significative des paramètres est consommée à l’époque médiévale dans le cantus prosaicus : d’après notre analyse, le récitatif et le cantique de la pièce de Daniel ne font aucun usage des quantités classiques, mais reflètent une constante prise en considération de l’accent de mot. Sur ce point, nos analyses convergent vers les acquis de la linguistique. Il pourrait s’avérer extrêmement utile, à l’avenir, de concilier plus étroitement l’analyse musicale de la langue latine et la linguistique afin de préciser les résultats obtenus dans cette étude. Cela pourrait permettre notamment d’éclairer

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les différentes étapes qui ont conduit d’une langue quantitative à une langue accentuelle. En appliquant cette méthode d’investigation à des textes et des pièces de plusieurs régions latinophones, on pourrait tenter d’établir une carte précise des écarts de prononciation dans l’Antiquité tardive, période pour laquelle nous disposons pour l’instant de fort peu d’éléments. Les pistes que nous avons lancées pourraient par ailleurs être approfondies dans des corpus plus tardifs, en particulier dans les pièces du stile rappresentativo, mouvement lancé par la Camerata Bardi et trop brièvement évoqué dans cette étude : que doit le rythme du recitar cantando à ses prédécesseurs antiques et médiévaux ? En attendant, on peut d’ores et déjà affirmer que c’est cette liberté touchant à la fois la matière rythmable et le choix des marques rythmogènes qui explique la persistance du numerus de l’Antiquité classique au Moyen Âge, aussi bien dans l’art du discours que dans celui du chant. La théorie et la pratique musicales grecques ont également défini le rôle joué par le rythme dans le rapport complexe entre musique et émotion. Platon témoigne de la conception selon laquelle le rythme, en imitant la réalité, se dote d’un caractère (ethos) et d’une capacité à éveiller des émotions (pathos). Aristide Quintilien, nourri de la pensée platonicienne et aristotélicienne, expose clairement le fonctionnement de cette mimesis musicale. Les propriétés formelles de la musique (texte, modes et rythmes) permettent au musicien d’exprimer des émotions ; l’âme de l’auditeur, par un sentiment d’empathie, est alors conduite aux mêmes émotions. Cette conception est bien présente dans la théorie du numerus oratoire : il s’agit pour l’orateur de mettre en scène son émotion par son discours et son attitude et d’influencer ainsi les émotions de son public afin de le persuader. À cet égard, le soin apporté au numerus est décisif. En effet, des segments courts entrecoupés de pauses, des valeurs brèves et un tempo rapide sont autant d’éléments rythmogènes susceptibles de provoquer la colère, la pitié ou l’indignation. Au contraire, des segments amples, la multiplication des valeurs longues et un tempo modéré peuvent provoquer l’admiration ou bien un sentiment de quiétude et de sérénité. L’impact émotionnel du chant dans la culture chrétienne est également mis à contribution : le plaisir sensoriel procuré par le chant est destiné à initier un mouvement spirituel vers Dieu. Par conséquent, le rythme, par sa valeur éthique et pathétique, contribue bien à la stratégie persuasive de l’orateur et à l’entreprise de conversion à laquelle participe le chantre. Il leur convient donc à tous deux de matérialiser, par des mouvements de la main et du pied, la segmentation rythmique de façon à ce qu’elle puisse être perçue sans ambiguïté et avoir tout son effet sur le public. Cette dimension

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orale de l’art oratoire et du chant, outre ce qu’elle pourrait apporter à la pédagogie de l’apprentissage du latin, mériterait d’être davantage prise en considération dans notre propre lecture et interprétation du latin. D’autre part, la réflexion menée par les Anciens sur l’interaction entre le locuteur et son public, sur le pouvoir de la musique des mots et des gestes dans l’élaboration d’une parole performative est toujours actuelle et peut, à cet égard, constituer une excellente base épistémologique pour la rhétorique contemporaine. La matérialisation de la segmentation rythmique par la voix et les gestes guide donc la perception du discours musical ou oratoire par l’auditeur. Depuis Aristoxène, la perception est appréhendée dans l’Antiquité comme une opération mentale qui requiert une mémorisation et une faculté d’organisation, rationnelle ou non. L’auditeur est censé intérioriser les sons et dès que le silence se fait, les organiser par un mouvement de rétrospection. Cette organisation relève aussi de la segmentation, puisqu’il s’agit simultanément d’isoler les événements rythmiques et de reconstruire la configuration d’ensemble. Par conséquent, la perception du rythme suppose une « possibilité d’organisation du successif »2 , un rapport complexe au temps, plus précisément la rupture de la linéarité inhérente à tout discours. En outre, comme le signale Simha Arom, « pour qu’une forme rythmique puisse être perçue comme telle, il faut nécessairement qu’elle soit intégrée dans un cadre temporel qui en permette la réitération »3. De fait, la réitération est la condition sine qua non de la reconnaissance du rythme. Elle peut s’exprimer au sein du discours par la répétition de motifs : motifs rythmiques ou métriques dans le rythme déclamé, motifs rythmiques et mélodiques dans le rythme chanté. Elle peut également supposer une référentialité externe au discours. Cicéron et Augustin mentionnent ainsi la mesure naturelle des oreilles : selon eux, l’homme apprécie de façon innée la longueur des segments, sans nul besoin de formation préalable. Dans ce cas, il s’agit pour l’orateur ou le chantre de réitérer cette mesure dans son discours afin de se conformer aux attentes de son auditoire. Mais il est évident que ce rythme « naturel » n’existe plus depuis que le latin n’est plus parlé ; il est remplacé par le rythme de la langue maternelle du locuteur : pensons à la querelle en France au X V II e siècle sur la prononciation de la musique d’église (fallait-il chanter le latin « à la française » ou « à l’italienne » ?). Peut-être qu’en prenant davantage 2

P. Fraisse, Les structures rythmiques. Étude psychologique, Paris, 1956, p. 19. S. Arom, « À la recherche du Temps perdu : métrique et rythmique en musique », dans Les rythmes, lectures et théories, éd. J.-J. Wunenburger, Paris, 1992, p. 202. 3

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conscience de ce que notre latin doit au français on pourra un jour se rapprocher davantage de ce « naturel » latin et comprendre véritablement ce qu’est cette « mesure des oreilles ». Le numerus, en vertu de la définition du rythme proposée par Paul Fraisse, « se caractérise par la structuration et par la répétition de structures identiques ou similaires »4. Cette structuration est déterminée par le choix des marques rythmogènes (accent ou quantités). La répétition concerne la microstructure (motifs rythmiques) et la macrostructure (longueur des segments) du discours. Ce double processus, valable dans le rythme déclamé et chanté, détermine en réalité la configuration stylistique du discours. À cet égard, nos analyses ont pu mettre à jour deux alternatives, qu’il faudrait affiner : une configuration fragmentée et une configuration liée. Nous avons appelé la première rythme haché, la seconde rythme périodique. Le rythme haché « exploite les cadres fixes et préexistants (lexèmes couplés, lexèmes associatifs) ou les constructions binaires (disjonction, corrélation) qui sont contenus dans la syntaxe et les habitudes de la langue »5 ; le rythme périodique joue sur les « correspondances formelles, en usant de repères objectivement identifiables », « soit en réitérant des mots de même rang grammatical, soit en se servant des données morphologiques et étymologiques pour rappeler tout ou une partie d’un même mot »6. Dans le rythme haché, proche de l’oratio soluta, chaque mot ou unité articulatoire se détache. Dans le rythme périodique, proche de l’oratio uincta, le principal facteur de contraste est l’accent ; les mots sont soudés les uns aux autres, comme dans un tissage. Or, il est tout à fait significatif que ces deux traitements rythmiques se retrouvent à la fois dans la rhétorique latine et dans le chant chrétien médiéval. De fait, le rythme haché est employé dans les portions véhémentes du discours et dans le récitatif, le rythme périodique dans les portions solennelles du discours et dans le cantique. Néanmoins, à la différence des discours de Cicéron, Augustin ou Césaire, la pièce de Daniel s’appuie sur un texte donné par avance. Il faudrait par conséquent confronter ce résultat à des compositions poétiques médiévales. Dans cette étude, il est donc apparu clairement que le numerus oratoire ne saurait être appréhendé sans prise en considération de la théorie musicale grecque et d’autre part que le numerus du chant chrétien non versifié, que Gui d’Arezzo appelle cantus prosaicus, ne peut être 4 5 6

P. Fraisse, Les structures, p. 99. J. Dangel, La phrase oratoire, p. 250. J. Dangel, La phrase oratoire, p. 250.

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examiné sans connaissance des principes établis par la rhétorique. La recherche sur le rythme latin doit donc, à notre sens, opter pour une perspective diachronique qui permette de comprendre l’articulation entre musique et rhétorique, entre Antiquité et Moyen Âge. Cet ouvrage a posé, nous l’espérons, un premier jalon dans cette longue quête.

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Bibliothèque Augustinienne Corpus Christianorum, series Latina Corpus scriptorum ecclesiasticorum Latinorum Grammatici Latini Journal of the American Musicological Society Patrologia Latina Paléographie Musicale Revue des études latines Revue de musicologie Sources chrétiennes

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INDEX INDEX SÉLECTIF DES NOTIONS LATINES ANTIQUES ET MÉDIÉVALES Accentus : 63, 124 Actio : 154, 168, 172 Aequalitas : 29, 79 Aptus, apte : 9, 90-91, 96, 192, 221 Arsis : 75-76 Cantus, canticum : 14, 61-62, 121126, 128, 131, 141, 181, 249-252, 274, 279, 302, 395 Clausula : 36, 41, 118, 162, 200, 204, 225, 279 Collocatio : 26, 90-99, 112, 131, 278, 299 Colon : 10, 125-126, 129, 133, Comma : 10, 113, 115, 125-126, 129, 133 Compositio : 38-39, 47, 55-57, 67, 92-95, 123, 174 Comprehensio : 91, 116-117, 132 Concinnitas : 90-91, 95-101, 113115, 132, 160-161, 196, 204-205, 214, 218-219 Conclusio : 52, 99 Delectatio : 52, 162, 169 Distinctio : 126, 127-129, 155, 159161 Docere : 163, 180-185 Flectere : 163, 180-185 Forma : 26, 90-91, 94, 97, 112, 132, 164, 175, 185

Inania tempora : 109-111, 166-167 Interpunctus : 111, 160, 162, 166, 200, 225 Interspiratio : 161-162 Interuallum : 53-54, 155-156, 159160, 163, 177 Iudicium : 38-39, 55-56, 94, 173 Iunctura : 38, 94 Lectio : 14, 121-122, 249-255, 269, 300 Materia : 25-26, 88, 152 Mensura : 25, 45, 53, 66, 72, 79, 157, 175 Metrum : 12, 36, 40-47, 53, 61, 85, 101 Modus : 9, 39-40, 53-55, 90, 94, 99, 106, 112, 157, 162 Mouere : 181, 184 Numerosus : 65-67 Periodus : 126-129 Pes : 75, 104, 106-109, 118, 128 Plasma : 42 Structura : 36, 92-94, 99, 132 Thesis : 75-76

351

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I NDE X

INDEX SÉLECTIF DES NOTIONS FRANÇAISES Accent : 59, 193-194, 196, 209, 212216, 218, 222-223, 230, 232-233, 241-243, 250, 258, 267, 286, 288, 291, 305 Acteur : 67, 100, 118, 168, 171, 181, 184, 219, 222, 226, 232, 274, 305 Admiration : 153, 165, 168-172, 177, 181, 184, 303 Agencement : 9, 25, 33, 67, 89-94, 147, 176, 185, 187, 251, 283 Anacrouse : 86, 194, 199-203, 206207, 210-211, 213, 215, 218, 220, 223, 225-228, 230, 233, 236, 240, 245, 247 Antithèse : 95, 98, 113-114, 132, 173, 191, 196, 202, 220, 234-235, 237 Architecture : 25, 50, 68, 87-88, 90, 131, 138, 188, 191, 193, 195-196, 203-204, 210, 223, 226-227, 243, 245, 289, 293, 298 Arythmie : 20, 22, 48, 50, 64-65, 169, 175 Atticisme : 66, 97 Battue : 43, 46, 65-66, 80, 83, 85, 139-142, 148, 154-159, 176, 184, 189, 194, 199, 203, 210, 225-226 Beauté : 7, 20, 28-29, 92, 147, 165, 182, 184 Cantique : 14, 120-122, 249, 253257, 265-266, 269, 272-274, 277, 279, 283, 289-290, 292-293, 298300, 302, 305 Cellule : 194, 197-198, 200-202, 205-206, 208, 210, 212, 216-220, 222-226, 228-233, 235, 240, 242, 245, 254, 263, 268-269, 271, 274278, 283, 289, 293, 299 Chant : 7, 9-11, 13-14, 20, 29-30, 44, 48, 52, 54-55, 61-63, 67-68,

87, 92-93, 119-133, 136, 138-143, 150, 157, 166, 168-169, 180-185, 249, 251-256, 266, 269, 274, 299, 303-305 Charme : 52, 58, 82, 163, 166, 168, 174 Chiasme : 202-203, 234-235 Clausule : 52-53, 60, 71, 91, 103, 106-111, 117-118, 130, 160-163, 167, 177-178, 185, 188, 193-194, 199-210, 216-218, 221, 224-228, 232-233, 241-244, 247, 279, 302 Configuration : 13, 15, 17, 24-26, 64, 77-78, 82, 84-87, 90-91, 94, 97, 100-101, 108-111, 115, 119, 132, 141, 144, 146, 164, 166-169, 174-177, 185, 193, 211, 244-247, 253, 258-261, 270, 274-275, 281, 297, 302, 304-305 Construction : 25, 93, 96, 98-99, 132, 214, 241, 305 Conversion : 163, 175, 180-185, 249, 303 Danse : 10, 17, 20, 23, 71, 73, 75, 136-139, 142-143, 148 Dieu : 8, 28-31, 89, 121, 132, 151, 164, 180-185, 205, 212, 214, 232, 235, 255, 257, 265, 303 Dynamique : 41, 67, 71, 76, 88, 102105, 116, 119, 125, 137-141, 148, 152, 183, 188, 192, 198, 200, 206-207, 218, 222, 226, 230-231, 235, 238, 246-253, 258-263, 270282, 286-291, 295-302 Elision : 59, 192, 222, 231, 239 Emotion : 7-8, 10, 13, 145-152, 163165, 170-172, 180-184, 214, 216, 221, 246, 303 Euphonie : 38, 46-47, 91-95, 173 Exorde : 51, 158, 165, 229, 237, 246

I NDE X

Figure : 17, 21, 30, 76, 95-97, 113, 132, 152, 160-161, 169-170, 190, 196, 201, 204, 218-219, 227, 234235, 237, 246 Fleuve : 160, 177 Fluidité : 17, 41, 132, 191, 218, 246, 273, 300 Forme : 12, 15-34, 36, 42, 44, 46, 50-52, 69, 71, 74, 88-90, 94, 98, 101, 116, 135, 142-144, 149, 156, 163, 173, 184, 188, 301, 304 Formule : 119, 177, 211, 236, 253254, 257, 280-300 Frappé : 37, 42, 44-46, 65, 67, 7578, 85-88, 104-108, 138-141, 148, 154-156, 188, 194-200, 203-204, 217-218, 222, 225, 234-235, 238, 247, 261, 302 Genre rythmique : 77, 80, 88, 104, 112, 194 Geste : 8-10,20, 23, 27, 33, 37, 4243, 69, 75, 87, 92-93, 120, 135, 138-140, 154-158, 163-164, 167168, 172, 184, 239, 304 Goutte : 155, 159, 238 Haché : 97, 112-118, 132, 160-162, 172, 184, 190-192, 196-197, 201, 204-205, 214-216, 226, 233, 241, 246-247, 254, 300, 305 Hiatus : 111, 191-192, 198, 206, 211, 215, 219 Homéoptote : 95, 100, 202, 211-212, 219, 227, 235, 269 Homéotéleute : 63, 95 Improvisation : 135 Incise : 10, 88, 99, 112-119, 125-133, 159, 162, 172, 174, 185, 193, 196197, 200, 203, 207, 210, 213, 235, 250 Indétermination : 24, 72, 78-79, 112 Isochronie : 37, 68, 78-80, 83, 110, 141, 157, 167, 189, 191, 201, 212213, 302

353

Isokolon : 95, 114, 196, 201-202, 212 Levé : 42, 44, 67, 75-78, 86-88, 104108, 138-141, 148, 188, 200, 204, 218, 222, 235, 261, 302 Matière : 12, 17-36, 42-46, 50-51, 62-63, 71-74, 88, 95, 101, 131, 143-144, 189, 301, 303 Mélisme : 182, 255, 272, 274, 277, 281, 291-292, 295-297, 300 Membre : 10, 50, 88, 99, 112-119, 125-133, 159, 162, 172, 174, 176177, 185, 193, 197, 199, 202-203, 221, 225, 250, Mémoire : 115, 143, 145 Mesure : 9, 18, 25, 35-36, 38-47, 5255, 60-68, 72-73, 79-88, 90-94, 99-100, 104-107, 111-112, 115, 137-142, 144-145, 155-157, 162, 167, 175-179, 185, 193, 201-202, 304-305 Métabole : 36, 200-201, 213, 218, 220, 233, 235, 245, 278 Mimesis : 145-146, 165, 170-172, 303 Modelage, modeler : 26, 132 Modulation, moduler : 9, 21, 23, 3132, 38-40, 43, 47, 55-57, 62, 68, 78, 92, 119, 123, 146, 184-185, 202, 220, 228 Motif : 64, 127-128, 133, 142, 152, 177, 183, 185, 195-196, 202-204, 213, 220-221, 223, 227-228, 236239, 244-245, 250-254, 259-300, 304-305 Musicalité : 9, 13, 173-174, 180, 221 Musicien : 9, 13, 18, 20, 22-23, 28, 41, 50, 52, 61, 66, 73-75, 83, 88, 92, 124, 136, 139, 142, 145, 147150, 153, 165, 168, 184, 187, 303 Narration : 168, 190 Nature : 7, 31, 50, 53-54, 60, 63-64, 69, 74, 88, 95-96, 119, 124, 130, 136-138, 145, 147-151, 159, 161,

354

I NDE X

163, 170-172, 175, 177-182, 185, 188-192, 195, 228, 304

Pulsation : 67, 77, 83, 88, 139-142, 156-157, 189

Oreille : 32, 47, 52, 57, 64, 66, 74, 79-84, 92, 95, 136-138, 143-151, 156, 161-162, 165, 172-178, 183, 185, 304 Ornement : 100, 184, 222, 272, 289, 300

Quantitatif : 58, 61, 69, 76, 191, 243, 280

Pathétique, pathos : 13, 146164-165, 170-172, 181, 184-185, 197, 216, 303 Pause : 80, 112, 127-130, 154-155, 159-163, 178, 190-198, 202, 211, 230-231, 234, 268, 277, 282, 303 Perception : 35, 135-136, 139-154, 173-180, 187, 189, 209, 229, 260, 301, 304 Période : 10, 12, 18-19, 24-25, 33, 78, 88, 89-90, 98-100, 112-119, 125-126, 129, 131-133, 159-162, 174-177, 185, 193, 197, 199-200, 202-203, 215, 221, 226-227, 247, 250-251, 303 Péroraison : 62, 165, 205, 210-211, 214, 246 Pied : 36-45, 54, 57-61, 64, 75-88, 99-113, 118, 123, 127-128, 138142, 148, 155, 157-158, 166-169, 178, 188-203, 206-207, 210-211, 215-225, 228, 230-240, 244-247, 302-303 Piège : 169 Poète : 52-58, 101-102 Prédicateur : 8, 26, 71, 163-164, 174, 183, 210, 220-221, 232-235, 302 Prestation : 10, 13, 109, 135-136, 146, 150, 153-154, 159, 173, 195, 228 Prose : 10, 24-26, 36, 51-53, 61-69, 76, 90, 93, 96, 99-107, 112-117, 122, 128-133, 141, 156-157, 162, 165, 166-169, 176-177, 188-190, 225, 246, 251-253, 266, 275, 302

Rapport rythmique : 194 Récitatif : 14, 120, 123, 249, 254257, 261-262, 265-269, 272, 278, 280, 295, 299-300, 302 Respiration : 19, 118, 127, 142, 160162, 196 Rythmoïde : 48, 50, 66 Sculpture : 70 Sécheresse, style sec : 132 Section : 61, 194, 197-212, 215-219, 229, 233, 240, 242, 245, 254-255, 263, 265, 269, 271, 283, 289, 293, 299 Séduction : 169, 181 Séquence : 68, 82, 100, 103, 105, 111, 114-115, 127, 175, 177, 179180, 194-234, 237-238, 241-242, 244, 264, 269, 277-278, 283 Silence : 45, 80-88, 109-112, 142143, 154, 163, 166, 184, 192, 195196, 206-209, 212, 215, 219-220, 223, 231, 234, 238-239, 304 Style : 26, 65, 97-98, 112-119, 128, 132, 158, 160-165, 170, 172, 184185, 192, 196-197, 201, 214, 216, 221, 229, 246-247, 251 Suspens : 62, 200, 203, 225-228, 233, 268-269, 277 Tempo : 43, 69, 148, 157, 160, 164, 184, 211, 226, 233, 296, 303 Temps premier : 73-75, 101, 131, 137-138, 301 Tissage : 89, 131, 305 Tressé : 113 Variation : 64, 68, 80, 89, 139, 168, 200, 213, 225, 258-259, 273, 282, 288, 297 Véhément : 165, 185, 214, 221, 305

TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION GÉNÉRALE CHAPITR E PR EMIER

LE RYTHME, PREMIÈRES DEFINITIONS 1. 2. 3. 4.

Le rhuthmos des philosophes grecs . . . . . . . L’adoption du rhuthmos dans la musique grecque . . . Du rhuthmos au numerus oratoire . . . . . . . Rhuthmos et numerus dans les traités de musique tardifs et médiévaux . . . . . . . . . . . . . Conclusion du chapitre . . . . . . . . . . .

15 19 24 27 33

CHAPITR E II

ARYTHMIE, RYTHME ET MÈTRE 1. La dichotomie rythme/mètre . . . . . . . . . 2. Identifier ce qui est rythmique, rythmoïde et arythmique . 3. Le rythme et le mètre : des marqueurs stylistiques et génériques . . . . . . . . . . . . . . 4. Prose et poésie chantée . . . . . . . . . . Conclusion du chapitre . . . . . . . . . . .

36 48 51 62 68

CHAPITR E III

RYTHME ET SEGMENTATION : BASES THÉORIQUES 1. Les principes musicaux de la segmentation rythmique : les durées . . . . . . . . . . . . . . 2. Les principes musicaux de la segmentation rythmique : le pied et le côlon . . . . . . . . . . . . 3. Les principes musicaux de la segmentation rythmiue : les silences . . . . . . . . . . . . . . 4. Les principes oratoires de la segmentation rythmique latine : terminologie . . . . . . . . . . . . . 5. Les principes oratoires de la segmentation rythmique latine : l’agencement . . . . . . . . . . . . . 6. Les principes oratoires de la segmentation rythmique latine : durées et pieds . . . . . . . . . . . . 355

72 75 80 87 94 101

356

TABLE DES MATIÈRES

7. Les principes oratoires de la segmentation rythmique latine : les silences . . . . . . . . . . . . . 8. Les principes oratoires de la segmentation rythmique latine : membre et période . . . . . . . . . . . 9. De la rhétorique latine à la musique chrétienne médiévale . Conclusion du chapitre . . . . . . . . . . .

109 112 119 131

CHAPITR E IV

LE RYTHME, UN OUTIL DE COMMUNICATION VERBALE ET NON VERBALE 1. Les bases posées par la théorie musicale . . . . . 2. Segmentation rythmique et perception du rythme . . 3. Rythme et communication dans la pratique oratoire . 4. Rythme, ethos et pathos . . . . . . . . . 5. Rythme et jugement auditif . . . . . . . . 6. Rythme et conversion dans le chant liturgique chrétien Conclusion du chapitre . . . . . . . . . .

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136 143 153 164 173 180 184

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188 196 204 214 221 229 237 246

Problèmes et méthode . . . . . . . . . . . Présentation comparative de la lectio cum cantico de Daniel Analyse comparative du récitatif : la version bénéventaine . Analyse comparative du récitatif : la version milanaise . .

250 254 257 272

CHAPITR E V

ANALYSE ET MODÉLISATION DU RYTHME ORATOIRE LATIN 1. Problèmes et méthode . . . . . . . . 2. Analyse du rythme haché chez Cicéron . . . 3. Analyse du rythme haché chez Augustin . . . 4. Analyse du rythme haché chez Césaire d’Arles . 5. Analyse du rythme périodique chez Cicéron . . 6. Analyse du rythme périodique chez Augustin . . 7. Analyse du rythme périodique chez Césaire d’Arles Conclusion du chapitre . . . . . . . . .

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CHAPITR E V I

ANALYSE ET MODÉLISATION DU RYTHME LATIN CHANTÉ 1. 2. 3. 4.

357

TABLE DES MATIÈRES

5. Bilan sur l’analyse du récitatif . . . . . . . . 6. Analyse comparative du cantique : la version bénéventaine . 7. Analyse comparative du cantique : la version milanaise . 8. Analyse comparative du cantique : la version romaine . . 9. Analyse comparative du cantique : la version grégorienne . 10. Bilan sur l’analyse du cantique . . . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . .

278 279 283 289 293 298 299

CONCLUSION GÉNÉRALE ANNEXES Pierre d’Azarias . . . . . . Benedictiones (Version bénéventaine) Benedictiones (Version milanaise) . Benedictiones (Version vieux-romain) Benedictiones (Version grégorienne) .

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307 312 315 320 324

Bibliographie . . . . Abréviations . . . Sources primaires . Sources secondaires .

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329 329 329 333

Index .

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351

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