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French Pages [816]
Sur le culte divin et la musique
Église, liturgie et société dans l’Europe moderne Collection dirigée par C. Davy-Rigaux, B. Dompnier, et D.-O. Hurel
Sur le culte divin et la musique Écrits rassemblés
Jean-Yves Hameline
H F
© 2020, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. ISBN 978-2-503-58342-6 E-ISBN 978-2-503-58343-3 DOI 10.1484/M.ELSEM-EB.5.116595 ISSN 2033-3501 E-ISSN 2565-9499 Printed in the EU on acid-free paper. D/2020/0095/138
Sommaire Introduction par Cécile Davy-Rigaux
9
Avertissement de l’auteur
17
Abréviations19 Partie 1- La manifestation du culte Du sacré, ou d’une expression et de son emploi (LMD, 233, 2003/1, p. 7-42).
23
Oralité de la liturgie, (LMD, 226, 2001/2, p. 139-150).
45
La scène liturgique, entretien avec R. Debray et L. Merzeau (Cahiers de médiologie, 1/1996, p. 173-179).
53
Théâtralité de la liturgie (LMD, 219, 1999/3, p. 7-32).
59
Note pour un concept de site cérémoniel (Concilium, 259, 1995, p. 63-67).
75
À la recherche d’une économie posturale (LMD, 247, 2006/4, p. 37-59).
79
Culte (Dictionnaire critique de théologie, dir. J.-Y. Lacoste, Paris, PUF, 1998, « Quadrige », 2e édition, 2002, p. 292-296).
93
Partie 2- Chant & musique Histoire de la Musique et de ses effets (Cahiers Recherche/Musique, 6/1978, p. 13-35).
105
L’invention de la « musique sacrée » (LMD, 233, 2003/1, p. 103-135).
113
Il n’y a pas de musique sacrée (Musique et sacré : actes du colloque, Monastère royal de Brou, 17-18 septembre 2004, éd. Centre Culturel de Rencontre d’Ambronay, Ambronay, Ambronay éditions, 2005, p. 125-143). 133 La notion de « musique sacrée » (Musique, sacré et profane, Paris, Cité de la Musique, 2007, p. 25-38).
145
Proposition d’un concept de « musique d’Église » (Musiques & célébrations, 16/17/1981, p. 13-20). 155 Musique (Dictionnaire critique de théologie, dir. J.-Y. Lacoste, Paris, PUF, 1998, « Quadrige », 1632e édition, 2002, p. 771-775).
163
Le chant des psaumes (Célébrer l’office divin, Paris, Fleurus, « Kinnor », 1967, p. 121-143).
171
Dimension eschatologique du chant chrétien (LMD, 220, 1999/4, p. 159-170).
185
La notion de « répertoire » (LMD, 251/3, 2007, p. 127-159).
193
¤ Jan Willem Jansen aux orgues Ahrend du Musée des Augustins de Toulouse, Jan Willem Jansen (orgue Jürgen Ahrend), Harmonia Mundi (905198), 1987.
213
Rapports de l’Église avec l’orgue d’hier à aujourd’hui (Les Orgues des églises médiévales de Payerne, Association pour la mise en valeur des orgues Ahrend, Commune de Payerne, 2010).
217
Sommaire
¤ Pour un enregistrement d’œuvres de Frescobaldi, Girolamo Frescobaldi. Jean Jacquenod à l’orgue Jürgen Ahrend de l’Abbatiale de Payerne, Jean Jacquenod (orgue), GALL (CD- GALLO 1096), 2003.229 ¤ Bach, 13 chorals pour le temps de Noël. Vincent Genvrin à l’orgue Jürgen Ahrend de Porrentruy (Suisse), Vincent Genvrin (orgue), Studio SM (SM 12 18.92), 1994.
233
Partie 3- Culte et cérémonial dans l’histoire Le cérémonial de la cathédrale, (20 siècles en cathédrale, éd. C. Arminjon et D. Lavalle, Paris, Éditions du Patrimoine, « Monum », 2001, p. 347-355).
239
Cérémonies, cérémonial, cérémoniaux dans la catholicité post-tridentine, (Les Cérémoniaux catholiques en France à l’époque moderne, dir. C. Davy-Rigaux, B. Dompnier, D.-O. Hurel, Turnhout, Brepols, « Église, Liturgie et Société dans l’Europe moderne », 1, 2009, p. 11-42).
251
La distinction ordinaire / extraordinaire dans les textes rubricaux, les cérémoniaux et chez leurs commentateurs autorisés » (Les Cérémonies extraordinaires du Catholicisme baroque, dir. B. Dompnier, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, « Histoires Croisées », 2009, p. 19-31).
281
Célébrer « dévotement » après le concile de Trente (LMD, 218, 1999/2, p. 7-37).
291
Expliquer l’Écriture avec le style de l’Écriture. Relire Fénelon (LMD, 227, 2001/3, p. 79-108).
309
Partie 4- Chant grégorien et Plain-chant L’image idéale du chantre carolingien (L’art du Chantre Carolingien, dir. C.-J. Demolière, Metz, Éditions Serpenoise, 2004, p. 169-176).
329
¤ Salve Regina. Musiques festives mariales du grégorien au 17e siècle. Ensemble A Sei Voci, Jean Boyer (orgue), dir. Bernard Fabre-Garrus. Levallois, Musidisc (MU 750), 1988.
339
Le plain-chant dans la pratique ecclésiastique aux lendemains du concile de Trente et des réformes postconciliaires » (Plain-chant et Liturgie en France au xviie siècle, dir. J. Duron, Paris / Versailles, Klincksieck / Éditions du Centre de Musique Baroque de Versailles, 1997, p. 13-30).
343
Note de lecture : Plain-chant et liturgie en France au xviie siècle (LMD, 215/3, 1998, p. 151-163).
363
Sébastien de Brossard et le plain-chant (Sébastien de Brossard, musicien, dir. Jean Duron, Paris / Versailles, Klincksieck / Éditions du Centre de Musique Baroque de Versailles, 1998, p. 141-161).
373
Le bonheur du chant dans la musique d’église (Le plaisir musical en France au xviie siècle, dir. T. Favier et M. Couvreur, Liège, Mardaga, « Musique-Musicologie », 2006, p. 97-106).
397
¤ Guillaume-Gabriel Nivers. Messe, Suites et Motets, Keï Koïto (orgue), Ensemble Gilles Binchois, dir. Dominique Vellard, Paris, Radio France (TEM 316033/34), 2006. 407 Les Messes d’Henry Dumont (Le Concert des Muses. Promenade musicale dans le Baroque français, dir. J. Lionnet, Paris / Versailles, Klincksieck / Centre de Musique Baroque de Versailles, 1997, p. 221-231).
411
Le Chant ecclésiastique à l’époque de Dom Bedos (Les Cahiers de l’ARTES. Dom Bedos de Celles, mémorialiste universel de la facture d’orgue, 2/2007, p. 215-220).
421
6
Sommaire
Partie 5- Musiques d’Ancien Régime Orner le jeu, orner le chant (Rinceaux et Figures. L’ornement en France au xviie siècle, dir. E. Coquery, Paris, Éditions Monelle Hayot, Musée du Louvre-Éditions, 2005, p. 227-238).
427
Chanter Dieu sous Louis XIV (Regards sur la Musique au temps de Louis XIV, dir. J. Duron, Versailles / Sprimont, Centre de Musique Baroque de Versailles / Mardaga, 2007, p. 25-49).443 ¤ « François Couperin : la Messe propre pour les Couvents de Religieux et Religieuses », François Couperin. Messe pour les Couvents, Olivier Vernet (orgue), Schola grégorienne La Fidelissima, dir. Josep Cabré, Ligia Digital (Lidi 0104041-96), 1996.
465
¤ « François Couperin : Messe à l’usage ordinaire des Paroisses pour les Festes Solennelles », François Couperin. Messe Solennelle à l’usage des Paroisses, Olivier Vernet (orgue), Ensemble Jacques Moderne, dir. Jean-Yves Hameline, Ligia Digital (Lidi 0104089-00), 2000. 467 Les Leçons de Ténèbres à une et deux voix, (François Couperin (1668-1733), dir. C. Cessac, Versailles, Centre de Musique Baroque de Versailles, 2000, p. 143-154). 471 ¤ Gesualdo. Répons du Vendredi Saint, Ensemble A Sei voci, Erato (STU71520), 1983.
481
¤ Gesualdo. Répons de la Semaine Sainte, Ensemble A Sei Voci, Erato (ECD 75354), 1987.
483
« Latinité » de Marc-Antoine Charpentier (Les Manuscrits autographes de Marc-Antoine Charpentier, dir. C. Cessac, Versailles / Spirmont, Centre de Musique Baroque de Versailles / Mardaga, « Musique-Musicologie », 2007, p. 71-81).487 ¤ « M.-A. Charpentier, Pastorale sur la naissance de N. S. Jésus-Christ », Marc-Antoine Charpentier. Pastorale, Ensemble vocal et instrumental Les Arts Florissants, dir. William Christie, Harmonia Mundi (HM 1082), 1981.
499
¤ « Le Motet pour voix seules à l’époque de Marc-Antoine Charpentier », Marc-Antoine Charpentier. Motets à voix seule & à deux voix, Ensemble Concerto vocale, dir. René Jacobs, Arles, Harmonia Mundi (HM 60), 1984.
503
Le Cantique sur vaudeville à l’époque de Monfort et Pellegrin (Ethnologie française, XI/3, 1981, p. 251-255).
507
Partie 6- Chant, musique d’église et mouvement liturgique aux xixe et xxe siècles Que le « chant choral » ne date que d’hier. Esquisse d’une sociologie historique des pratiques chorales en France (Chant choral, 1, 1973, p. 3-12).
517
¤ « Franz Liszt, Missa choralis », Franz Liszt, Missa choralis. Salve Regina. Ave verum, Georges Guillard (orgue), Ensemble vocal Stéphane Caillat, dir. Stéphane Caillat, Private Press, 1983.
527
Le son de l’histoire. Chant et musique dans la restauration catholique (xixe siècle) (LMD, 131/1977, p. 5-47).
531
Le plain-chant à la recherche de sa musicalité. En amont de la conférence de Dom Mocquereau (14 mars 1896) (Transversalités, 63/1997, p. 189-194). 563 L’histoire du chant grégorien, avant tout une histoire moderne (Célébrer, 362/2008, p. 13-15 ; 363/2008, p. 13-17).
569
7
Sommaire
L’intérêt pour le chant des fidèles dans le catholicisme français d’Ancien Régime et le premier Mouvement liturgique en France (LMD, 241/1, 2005, p. 29-76).
577
Liturgie, Église, Société. À la naissance du Mouvement liturgique : les Considérations sur la Liturgie Catholique de l’abbé Prosper Guéranger (Mémorial Catholique, 1830) (LMD, 208/4, 1996, p. 7-46).
605
¤ « Messe solennelle des Morts. Plain-chant & Faux-bourdons à Quatre parties (Cambrai, 1840) », Lux aeterna. Messe Solennelle des Morts. Plain-chant et Faux-Bourdons du xixe siècle, Ensemble Les Paraphonistes, dir. Damien Poiblaud, Sisyphe, 2000.
631
Viollet-le-duc et le Mouvement liturgique au xixe siècle (LMD, 142/1980, p. 57-86.
635
Les Origines du culte chrétien et le Mouvement liturgique (LMD, 181/1990, p. 51-96).
655
¤ « Chants des Traditions Judéo-chrétiennes », Chants des Traditions Judéo-Chrétiennes, Christian Portanier (chant), Joseph Roucairol (orgue), Stéphanie Cornil (harpe), Paris, Studio SM (SM 301439), 1986.
685
De l’usage de l’adjectif « liturgique », ou les éléments d’une grammaire de l’assentiment cultuel (LMD, 222/2, 2000, p. 79-106).
689
Musique d’église en France à l’époque de la fondation et de l’essor de la Schola : utopie et réalités (Vincent d’Indy et son temps, dir. M. Schwartz, Sprimont, Mardaga, « MusiqueMusicologie », 2006, p. 245-254).
707
¤ « L’harmonium, instrument d’une modernité », Alexandre Guilmant, Noël au salon, Kurt Lueders (harmonium), Françoise Masset (chant), François Lambret (piano), [Lyon], Éditions Hortus (DL 2006), 2006.
717
Amilha dans la stratégie du cantique aux xixe et xxe siècles (Annals de l’Institut d’Estudis occitans, 3/1978, p. 91-108).
719
Le Motu proprio de Pie X et l’Instruction sur la Musique sacrée (22 novembre 1903) (LMD, 239/3, 2004, p. 85-120).
733
Fragments d’une histoire moderne du chant d’église (Communio, XXV/4, no 50, juillet-août 2000, p. 24-33).
755
La musique d’église en France entre les deux-guerres (La Flûte Harmonique, 90/2007, p. 3-14).
763
L’orgue et l’Église (Actes du Colloque xviie, xixe, xxie siècles : Bruxelles, carrefour européen de l’Orgue, dir. J. Ferrard, SIC, 2003, p. 245-249).
777
Chant à l’église : histoire récente, histoire actuelle. [Entretien avec S. Gasser] (Signes Musique, 50, janvier-février 1999, p. 44-45).
783
Postface de l’auteur
789
Bibliographie des travaux de Jean-Yves Hameline
797
8
Introduction par Cécile Davy-Rigaux Une somme inscrite dans et pour l’histoire… un parcours singulier Après la parution d’un premier recueil réunissant ses travaux sur la dimension rituelle des liturgies1, travaux qui, tirant parti du renouvellement des sciences humaines et sociales, se proposaient de dresser les contours d’une anthropologie des rites et des pratiques liturgiques, il apparaissait indispensable de publier l’autre grand pan des écrits de Jean-Yves Hameline2. Plus spécifiquement relatif au culte chrétien, ce nouvel ensemble se caractérise par une exploration approfondie de ses dimensions cérémonielles, abordées le plus souvent sous un angle historique et accordant une large place à sa dimension sonore. Cela paraît d’autant plus justifié que, outre l’importance tant numérique qu’intellectuelle des écrits aux formes et contenus variés réunis dans le présent ouvrage, un tel rassemblement est probablement celui qui permet le mieux de saisir l’originalité de l’approche de leur auteur, et notamment sa remarquable aptitude à explorer toutes les dimensions de la pratique cultuelle chrétienne aux diverses phases de son histoire à travers une approche fondamentalement pluridisciplinaire. Ainsi que l’indique le titre du présent recueil, « Sur le culte divin et la musique », le culte, ici, est le plus souvent considéré du point de vue de ses manifestations orales et musicales telles qu’elles se sont exprimées au fil des siècles jusqu’à nos jours. L’ouvrage reflète ainsi l’aptitude et l’intérêt profonds de son auteur depuis ses plus jeunes années à accéder à 1 Une poétique du Rituel, Éditions du Cerf, 1997 ; traduction italienne : L’ accordo rituale. Pratiche e poetiche della liturgia, Glossa Edizioni, 2009. 2 Plus récemment, quelques articles rassemblés issus de l’enseignement de Jean-Yves Hameline ont paru dans Jean-Yves Hameline, Petite poétique des arts sacrés, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Lex orandi », 2014, présentation de Patrick Prétot ; traduction italienne par V. Lanzarini : Poetica delle arti sacre, Edizioni Qiqajon, 2017. On signalera aussi cet autre ouvrage posthume : Jean-Yves Hameline, Leçons de Ténèbres, Ambronay, Ambronay Éditions, 2014 ; et ces articles et travaux en hommage : Patrick Prétot, « In Memoriam Jean-Yves Hameline (19312013) », Transversalités, 2013/4 (No 128, 2013/4), p. 187-191. DOI : 10.3917/trans.128.0187. URL : https ://www.cairn. info/revue-transversalites-2013-4-page-187.htm ; « Jean-Yves Hameline, un théologien de l’action liturgique », La Maison-Dieu no 279, février 2015 (les articles de Monique Brulin, Frédéric Poulet et Philippe Bordeyne accompagnent la publication de « Trois textes inédits » et de la bibliographie de Jean-Yves Hameline) ; « Le site cérémoniel. La fécondité des apports de Jean-Yves Hameline », La Maison Dieu no 288, juin 2017 (les articles de Bernard Dompnier, Philippe Barras et Monique Brulin, y évoquent les apports de Jean-Yves Hameline).
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 9-16 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.118987
Introduction
cette forme d’expression que l’on peut qualifier – en général, mais tout particulièrement ici, dans la mesure où elle est toujours associée à un texte et à une gestuelle – de « révélatrice », ou de « sublimatrice » : on voit ainsi la musique apparaître comme l’un des lieux privilégiés pour appréhender et pénétrer le cœur des pratiques du culte dans ses dimensions sociales, spirituelles et théologiques. Avant d’évoquer les circonstances d’élaboration de l’ouvrage et de relever les traits qui caractérisent l’originalité de la démarche de son auteur et ses enseignements, il paraît utile de présenter quelques éléments biographiques qui permettront de mieux cerner les filiations et le profil de Jean-Yves Hameline, homme de l’Église tout autant qu’homme d’arts et de sciences. Originaire du Pouliguen, diplômé de la Faculté de théologie de l’Université catholique d’Angers (licence et habilitation doctorale), ordonné prêtre pour le diocèse de Nantes en 1955, il tenait à souligner lui-même, au moment de la préparation de cet ouvrage, le contexte particulier de sa formation musicale, à l’origine de laquelle fut sa découverte de la musique en tant qu’enfant de chœur. Il relevait ainsi son « contact avec la pratique et la pédagogie grégorienne, la pastorale liturgique, le répertoire des maîtrises et des paroisses, entre 1949 [date de son entrée au Grand Séminaire de Nantes, ville où il était né le 2 décembre 1931] et 1960, s’insérait à une charnière conjoncturelle que l’on peut dire « vécue », et connue de l’intérieur par osmose et pratique ordinaire3 ». Il notait encore : Les maîtres et initiateurs de l’auteur, les outils, la documentation, les musiques entendues et pratiquées sont très largement en dépendance de cette culture franco-catholique en matière de musique d’église, issue des applications du Motu Proprio de Pie X. Certaines des personnalités connues de l’auteur, dont certaines reconnues comme des Maîtres, ont pu être des élèves directs de Vincent d’Indy ou de Louis Vierne, sans parler des pièces de Guy-Ropartz qui traînaient sur les pupitres d’harmonium. Les Maîtres Solesmiens fréquentés et assidûment suivis, au nombre desquels je compte évidemment mon maître direct, le Chanoine Jean Jeanneteau, prenaient tout juste leur autonomie philologique et esthétique, par rapport à la génération que représentait encore activement Dom Joseph Gajard et qu’armait avec autorité le Paroissien Grégorien no 800 (avec signes rythmiques).
Plus spécifiquement, évoquant sa formation et sa carrière menée en tant que directeur de l’Institut de Musique Sacrée d’Angers (1960) et enseignant en liturgie à la l’Université Catholique d’Angers, puis, à partir de 1968, à l’Institut Supérieur de Liturgie et à l’Institut de Musique Liturgique ainsi qu’au Cycle des Études du Doctorat de l’Institut Catholique de Paris, voici comment il abordait son positionnement par rapport aux évolutions et aux différents courants qui se manifestèrent alors :
Cette citation ainsi que les suivantes livrées sans référencement proviennent de notes communiquées par l’auteur en vue de la rédaction de la présente Introduction. 3
10
Introduction
Certains lecteurs, issus pour la plupart du monde ecclésiastique, se sont étonnés quelquefois de ne voir pratiquement jamais cités les textes du concile Vatican II. La raison en est très simple : la formation de l’auteur et les idéaux ecclésiastiques qu’il partage sont tout à fait antérieurs au Concile : étudiant dans une Faculté de Théologie provinciale sous Pie XII, il ne s’en remémore que peu de contacts ni d’échos avec les grandes secousses qui ébranlent les Jésuites de Fourvière et les Dominicains du Saulchoir, telles que les rapportent avec acuité l’ouvrage d’Etienne Fouilloux4. L’enseignement de la Théologie est encore largement et intelligemment thomiste, tel qu’on le trouve formulé dans les « notes thomistes » de la Somme Théologique des éditions de le Revue des Jeunes. Pour tout ce qui regarde le Culte divin, la première importance est accordée à l’Encyclique Mediator Dei et notre pratique du répertoire grégorien (qu’il me sera donné de mener assez loin auprès du Chanoine Jeanneteau et de Dom Jean Claire) fait très bon ménage avec des réalisations de musique liturgique en français avec la Chorale Universitaire et la Paroisse étudiante. On n’a sans doute pas assez remarqué l’ouverture de certains grégorianisants sérieux et savants aux formes qui se cherchaient d’un chant liturgique en français, en particulier dans le domaine de la Psaltique, où nous tirions beaucoup de profit de nos débats souvent vifs, d’abord simplement courtois puis amicaux avec le P. Joseph Gelineau. Nous participions beaucoup plus à ce courant intransigeantiste, tel que le définissent Émile Poulat, ou Jean-Marie Mayeur, que d’une vague libertaire ou même libérale, alors même qu’un courant intégriste, plus politique et souvent maurassien, tendait à former une opposition raidie et exaspérée, en face d’un courant opposé de libertarisme montant, marxisant ou non. Il est possible que la conjoncture 2012, et la stratégie du Saint Père Benoit XVI, ne fassent qu’entériner la fin de ce syndrome intransigeantiste, héritier en matière liturgique de Dom Guéranger, de Pie X, de Dom Lambert Beaudoin, par la reconnaissance de facto et de jure d’un pluralisme optionnel que l’on se plait à dire post-moderne en matière de Culte divin, et paradoxalement libéral en son fond, en dépit de dénégations quasi obligées de surface, et d’une condamnation morale du « monde » et de ses mœurs, dans une trompeuse apparence de continuité avec la « sociologie chrétienne » issue des orientations de saint Pie X.
À la lumière de ce positionnement, il est possible d’aborder une grande partie des écrits présentés ici comme un témoignage direct à valeur documentaire relatif à « l’Instauratio liturgica dans l’Église de France à la suite du dernier Concile », si tant est, ainsi que le relevait Jean-Yves Hameline non sans humour, que « la position historique de l’auteur octogénaire puisse elle-même être intégrée comme variable pertinente ! ». C’est une des raisons pour lesquelles il nous a semblé utile de publier des textes fort hétérogènes, à la fois par leur date de publication et par leur typologie, dont la diversité traduit la variété des publics à qui ils s’adressent, allant des fidèles « ordinaires » aux chercheurs académiques, en passant par les communautés religieuses, les musiciens ou les mélomanes. Ils sont aussi de ce point de vue le reflet de l’engagement de leur auteur à l’occasion de ses diverses fonctions ou collaborations au sein d’institutions et de cercles très divers. Tels, dans le cadre strictement professionnel, le Centre National de Pastorale Liturgique, dont Jean-Yves Étienne Fouilloux, Une Église en quête de liberté : la pensée catholique française entre modernisme et Vatican II (1914-1962), Paris, Desclée de Brouwer, 1998 (ré-éd. 2006).
4
11
Introduction
Hameline a été membre de 1968 à 2008, l’Institut supérieur de Liturgie de l’Institut Catholique de Paris où il a enseigné selon ses dires « avec conviction, mais non sans une constante volonté d’autonomie intellectuelle et évaluative5 », dont témoignent ses nombreuses contributions à la revue La Maison-Dieu ; mais aussi dans le cadre d’autres activités de formation telles que la direction musicale de la Chorale Universitaire et de l’Ensemble vocal de l’Université d’Angers, occasion de contacts et de travail avec la FNAMU (Fédération nationale des activités musicales) et avec le Mouvement À Cœur Joie, dont il fut instructeur et partenaire ; mais aussi, comme invité privilégié ou comme producteur délégué de nombreuses émissions de France Musique ; enfin, en tant qu’expert dans le cadre de collaborations régulières avec le Centre de Musique Baroque de Versailles, le Centre de Musique Ancienne de Tours, le Centre Culturel de Rencontre d’Ambronay et le Centre d’études grégoriennes de Metz. Activités auxquelles il faut ajouter celle de chercheur, qui fut notamment l’occasion d’entretenir des liens étroits avec les communautés des chercheurs de diverses disciplines des programmes Sequentia6 et Muséfrem, ce dernier ayant été délibérément envisagé à l’origine par ses concepteurs7 comme un prolongement direct des recherches dans les domaines ouverts en parallèle par Denise Launay8 et par Jean-Yves Hameline ; et pour ce qui le concerne en particulier, pionnier dans la prise en compte de l’histoire de la musique d’église dans son rapport au culte, par l’ouverture à toutes les formes de pratiques du chant ecclésiastique « dans une problématique dessoudée de la seule orthodoxie grégorianiste ». Richesse et variété des actions, des enseignements et des contacts, réunis toutefois fondamentalement par l’évolution de ses propres recherches dans les domaines où musique et liturgie se touchent et se rejoignent, mais aussi par le goût de l’« intellectuel organique9 » pour la transmission, auprès de tous les publics. Une partie des textes de l’auteur parus dans les Chroniques d’Art sacré, textes en général plus courts et très liés au thème particulier de chaque numéro seront publiés séparément. [Note de Jean-Yves Hameline : l’ouvrage a paru depuis : voir les références de cet ouvrage, Petite poétique des arts sacrés, ainsi que celles de sa traduction en italien supra note 2,]. 6 Sequentia (http://sequentia.huma-num.fr/), outil de recherche pour l’étude du plain-chant et de la liturgie à l’époque moderne (xvie - début xixe siècles). 7 Le projet Muséfrem (http://www.iremus.cnrs.fr/fr/projets-de-recherche/musefrem), La création des musiques d’Église en France aux xviie et xviiie siècles. Acteurs, composition, interprétation, circulation et réception, a été soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche entre 2008 et 2013, porté par Bernard Dompnier (CHEC, Université de Clermont-Ferrand), et co-porté par Xavier Bisaro (Institut de Recherche sur la Renaissance, l’Âge classique et les Lumières, Université de Montpellier), Cécile Davy-Rigaux (Institut de Recherche sur le Patrimoine Musical en France : CNRS, BnF, ministère de la Culture et de la Communication), Jean Duron (Atelier d’études sur la musique française des xviie et xviiie siècles, Centre de Musique Baroque de Versailles : CNRS, ministère de la Culture), Thierry Favier (Université de Bourgogne, puis Université de Poitiers). Ce programme se poursuit à travers le réseau (http://iremus.huma-num.fr/musefrem/) organisé autour de la base prosopographique des musiciens d’église de la génération 1790 (https://philidor.cmbv.fr/Publications/Bases-prosopographiques/ MUSEFREM-Base-de-donnees-prosopographique-des-musiciens-d-Eglise-en-1790). 8 Notamment dans Denise Launay, La musique religieuse en France du concile de Trente à 1804, Société française de Musicologie, 2004. 9 Expression employée par Jean-Yves Hameline, qu’il emprunte, avec un certain humour, à Antonio Gramsci (18911937), philosophe marxiste et membre du Parti communiste italien, pour signifier qu’il se trouve dans une situation qu’il estime comparable : son positionnement d’intellectuel critique apportant une lucidité stimulante au sein de l’ « organisation » dominante dont il est membre, l’Église. [Remerciements à Daniel Hameline pour cet éclairage.] 5
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Introduction
Élaboration de l’ouvrage Une telle variété a nécessité un agencement délicat et une répartition entre textes à portée générale concernant les formes de manifestation du culte, la musique et le cérémonial (parties 1 à 3), et textes plus contextualisés sur le plan historique, tout en conservant l’entremêlement revendiqué par l’ouvrage entre oralité, chant, culte et musique (parties 4 à 6). Telles des illustrations musicales, les présentations de disques viennent ponctuer ou prolonger ces textes en leur donnant une certaine réalité plus concrète, que ceux-ci soient des articles de fond de revues ou d’actes de colloques, des transcriptions d’entretiens, des textes destinés à des publics non académiques ou produits dans le cadre de formations. Leur place dans l’ouvrage marque aussi la volonté de rendre ses lettres de noblesse à ce genre généralement peu valorisé et qui constitue pourtant un vecteur si important pour la divulgation des connaissances associées à la musique auprès d’un grand public ; raison pour laquelle Jean-Yves Hameline prenait l’exercice très au sérieux. L’attention consciemment entretenue de la part de l’auteur à se situer dans un cursus historique – ce dont témoignent ses notes citées ci-dessus – l’a poussé, à l’occasion de cette re-publication, à souhaiter ajouter en marge de certains de ses textes des commentaires qui rappellent les conditions de publication, le contexte conjoncturel, la place de l’article dans son itinéraire personnel, la « météorologie » de ses intérêts, de son équipement intellectuel et de son lexique du moment. Pour achever la présentation de ce livre complet et multiforme, on soulignera que l’illustration de couverture est aussi de l’auteur, choisie par lui après mûre réflexion quelques jours seulement avant sa disparition, le 27 juillet 2013. Geste révélateur, car aux dons de musicien de Jean-Yves Hameline il faut ajouter aussi ceux de dessinateur, ces deux talents s’étant manifestés dès l’enfance, nés du même questionnement d’un monde rapidement perçu comme subtil et complexe mais propre à être analysé et transcrit par la mise en exergue de lignes de force structurantes aptes à faciliter la lisibilité de ses manifestations sensibles. Au gré des traits et courbes tracés ou des lignes d’accords sonores agencés au clavier sont ainsi révélés des clés de lecture. Une autre expression en fut encore le verbe, à travers la culture de l’oralité dans ses dimensions à la fois sonores et rhétoriques revendiquée par ce « verbo-moteur », comme il se dépeignait, qui faisait de Jean-Yves Hameline un orateur remarquable et à juste titre admiré. Il n’était pas loin d’y voir parfois une sorte de handicap lorsqu’il lui fallait ensuite fixer sur le papier, au prix d’un effort souvent douloureux, ce flot de réflexions oralement énoncées. L’autre versant de la prolixité du verbe, celui de l’écrit, n’en est pourtant pas moins remarquable, reflétant toujours la même volonté analytique, mais qui se veut ici concentrée sur l’essentiel, jusqu’à en atteindre les fondations véritables. Ce qui explique parfois la difficulté d’accès, au premier abord, de certains textes de Jean-Yves Hameline, due à cette analyse condensée à l’extrême, mais qui cherche en même temps à exprimer jusque dans ses nuances les plus fines la richesse du phénomène décrit. Textes néanmoins limpides, subtils et éminemment éclairants dès lors que l’on a compris et accepté cette singularité. On retrouve ces deux versants, clarté et complexité, dans ses dessins, dont celui qu’il a choisi pour la couverture présente une synthèse parfaitement représentative, à nos yeux comme aux siens, de cette manière d’aborder le monde tout en illustrant le sujet de l’ouvrage. 13
Introduction
Particularité et enseignements de la démarche Une autre particularité fondatrice chez Jean-Yves Hameline est la relation spéciale qu’il entretenait avec les livres, avec chaque livre devrait-on dire, tant il considérait chacun sans critère discriminant, du recueil de textes des conciles ou du traité de liturgie au catéchisme pour enfants, en passant par les innombrables livres liturgiques, mais aussi les recueils de cantiques, de poésies illustrées, de gravures…, quelle qu’en soit l’époque ; le livre ainsi considéré comme objet témoin des conceptions, idéaux et pratiques de son temps, et en cela souvent émouvant. Sa bibliothèque de travail10, constituée au fil des décennies de livres récoltés par le hasard des rencontres chez les libraires et bouquinistes, ou de fonds privés, refléte, à travers un classement personnel rigoureux, à la fois sa curiosité soutenue pour les questionnements qui l’animaient et le lien d’intimité qu’il entretenait avec chaque ouvrage considéré dans l’entièreté de son état, y compris de conservation et avec ses traces d’usage, telle une vieille connaissance. Ce lien spécifique entretenu avec ces objets d’intérêt et d’étude que sont les livres en tant que produits directs d’un « esprit », qu’il soit individuel, mais aussi et surtout collectif, n’est par ailleurs sans doute pas étranger à la nature essentiellement pluridisciplinaire de sa propre démarche épistémologique. Dans la postface de ce volume où il exprime sa position par rapport au découpage académique des disciplines, on peut lire comment, sans remettre en cause le bien-fondé de leurs frontières particulières, il invite à leur dépassement, voire leur dissolution, dans une dynamique liée à la volonté première et impérative de comprendre et éclairer les ressorts propres au sujet de l’étude. Lucidement, il analyse les origines de cette position, qui tiennent à l’objet principal de ses recherches lui-même : l’objet rituel, qu’il considère comme une « sorte de matrice auto-théorique à fort pouvoir intégrateur » : L’acte d’intellection reçoit […] son impulsion et sa structure de la ratio propre de son objet et instruit autant les concepts et les modèles proposés par les domaines propres des sciences qu’il n’en reçoit de lumière et d’opérations spécifiques11.
On pourrait associer à cette démarche cet autre objet comparable et pour lui indissociable, auquel – on l’aura compris – l’auteur a été particulièrement réceptif dès son jeune âge, l’œuvre musicale ; que celle-ci soit monodique ou élaborée sur les plans du contrepoint, de l’harmonie ou de l’instrumentation polyphonique, dont, chacun à leur manière, le musicien-interprète ou le musicologue cherchent à mettre en évidence les ressorts. Une telle analogie, intimement fondée par le parcours propre de Jean-Yves Hameline, est susceptible de rencontrer l’intérêt de tout chercheur, et en particulier celui des musicologues, dans la mesure où, partant de ses objets (la musique et ses diverses formes d’expression) et de ses méthodologies propres (l’analyse musicale, à travers toutes ses formes théoriques, 10 Celle-ci a intégré en 2014, pour sa partie la plus personnelle, liturgique, poétique et musicale, la Bibliothèque François Lang de Royaumont, tandis que que les dossiers de recherche de Jean-Yves Hameline ont été donnés la même année au département de la Musique de la BnF. 11 Postface de l’auteur, infra p. 790.
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expérimentale, fondée sur des paramètres acoustiques ou extra-musicaux), la musicologie se nourrit volontiers – et ce peut-être plus spontanément que d’autres disciplines – des approches épistémologiques des autres spécialités constitutives des sciences humaines, ou même des sciences « dures », qu’elle est portée à adapter à ses propres investigations. Se situant toujours à ce point de connexion de plusieurs disciplines, celui finalement où l’on ne les départage plus et où le concours des unes et des autres va de concert pour mettre en évidence cette « ratio propre à son objet », Jean-Yves Hameline apparaît comme l’un des guides les plus inspirants dans cet exercice. Guide et modèle, il cherche, par son attention extrême à analyser le monde dans toute sa complexité, à le transcrire, notamment en usant du lexique avec une précision extrême et mettant un soin particulier à travailler les terminologies, souvent en préambule à l’analyse, qui y trouve une voie d’accès puissante à son objet. Modèle à suivre encore, par l’invitation, au terme des indispensables recherches philologiques, analytiques ou archivistiques nécessitées par le sujet de recherche, à prendre toujours du recul, en somme à travailler ce qui fait la pertinence et la force de toute recherche, ce moment où elle apporte non seulement des connaissances, mais aussi du sens. Et guide aussi, lorsqu’il revendique la nécessité de pratiquer une bonne vulgarisation, exercice difficile et exigeant s’il en est, et question d’autant plus pertinente à l’âge des MOOC (Massive Open Online Courses) et autres formes nouvelles de communication de la connaissance suscitées par le développement des outils et de la diffusion numériques. Ses notices de disques sont à ce titre à considérer comme des modèles du genre. Exemple à suivre enfin, lorsque, avec lucidité et engagement, « l’intellectuel organique » pointe, dans son domaine d’expertise, les dérives possibles de la période contemporaine ; il n’est pas anodin qu’il termine sa postface sur ce point. À l’instar de toute production humaine offrant une large variété de niveaux de compréhension, on aura toujours à gagner à consulter ou travailler la somme que constitue cet ouvrage, fruit d’une personnalité riche aux multiples talents, esprit des plus curieux et assoiffés de sens qui soient, maître en la manière d’approcher la complexité du monde à travers l’établissement d’une épistémologique fondée sur une pluridisciplinarité fondamentalement en prise avec l’humain. On prend le pari qu’à tous ces titres il restera longtemps d’actualité.
Remerciements Terminé du point de vue de l’auteur au moment de sa disparition, l’ouvrage a nécessité en amont et en aval un travail minutieux de mise en forme. Celui-ci n’aurait pas vu le jour sous une forme aussi aboutie sans les soins et l’aide de : David Penot pour la numérisation d’une grande partie des articles et pour sa contribution à la relecture et à la normalisation bibliographique ; Fabien Guilloux, pour ses relectures, son aide dans la recherche des articles et sa participation au bilan éditorial ; Alban Framboisier pour la gravure d’exemples musicaux complémentaires ; Jean Duron et d’Agnès Delalondre, qui ont permis que les 15
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exemples musicaux des articles publiés en premier lieu par le Centre de Musique Baroque de Versailles soient repris. Qu’ils en soient tous chaleureusement remerciés. Il faut aussi saluer Xavier Bisaro pour avoir contribué à convaincre l’auteur de publier cette somme, Bernard Dompnier, Catherine Cessac et Daniel-Odon Hurel pour leur disponibilité et leur aide apportée à ce projet, ainsi que nos éditeurs, Christophe Lebbe et Alexander Sterkens. Cette publication est encore l’occasion de remercier la Fondation Royaumont, et à travers elle Francis Maréchal, Valérie de Wispelaere et Thomas Vernet, ainsi que le département de la Musique la Bibliothèque nationale de France, tout particulièrement Elizabeth Giuliani et Laurence Decobert, qui ont accueilli en leurs murs respectifs la bibliothèque de travail de Jean-Yves Hameline correspondant au contenu de cet ouvrage, soit, ses livres et partitions pour la première, et ses dossiers de travail pour la seconde. Mes remerciements vont enfin à la famille Hameline, et tout spécialement à Daniel, Marie-Laure et Dominique, qui ont accompagné l’ensemble des initiatives en faveur de la valorisation des travaux de leur frère et oncle avec une attention des plus généreuses et bienveillantes.
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Avertissement de l’auteur On connait le tour de rhétorique, quasiment inévitable en tête d’un ouvrage tel que celui-ci : comment résister à la pression de ses amis poussant à une publication ? Proposition qui, conformément à sa vocation, et sa dérive ici-même, rhétoriciennes, se dédouble en suspicion un peu hypocrite, et la suite ad infinitum1. Nous avions déjà déployé cet argumentaire ennuyeux à propos d’Une poétique du rituel2, ouvrage qui se présentait aussi comme un rassemblement de textes publiés antérieurement. Notre système de défense est sans doute le plus plat qu’on puisse imaginer : et si c’était vrai ? L’initiative de cette assez lourde publication revient en effet aux estimés collègues ayant fondé, et dirigeant actuellement la collection Église, Liturgie et Société dans l’Europe Moderne, et tout spécialement à Cécile Davy-Rigaux qui en a assumé avec soin la préparation et la mise au point. Aux alentours, il serait faux, voire malséant, de ne pas mentionner l’avis très positif et le soutien de collègues mis au courant du projet, et particulièrement la collaboration active de Daniel Hameline, frère de l’Auteur, Professeur honoraire de l’Université de Genève, qui a pris en charge la première et longue relecture et la correction des textes.
*** On ne se fait guère d’illusion sur la vanité relative d’un Avertissement tel que celui-ci (ce qui a contrario revient à dire la considération de l’auteur pour le lecteur qui en ce point même est en train de lire ces lignes). Ce type d’ouvrage est avant tout un regroupement à vocation documentaire. On peut imaginer que certains usagers pourront être amenés à le consulter pour prendre connaissance d’un article cité ou recommandé. Je ne saurais, pour ma part, oublier, l’action, si profitable quelquefois, de feuilleter un ouvrage au hasard, sans s’employer à lire les mises en garde et les modes d’emploi, à moins qu’au tournant de quelque page, la perplexité occasionnelle du lecteur un peu errant le conduise à essayer d’en savoir davantage sur les conditions de publication, le contexte conjoncturel, la place d’un article dans l’itinéraire personnel de l’auteur, la « météorologie » de ses intérêts, de son équipement intellectuel, de son lexique. Car si une certaine extension un peu surprenante apparait comme un trait marquant, à première vue, de ce rassemblement de textes, elle correspond sans nul doute à ce qu’a été de Difficile de faire mieux dans ce genre de tour de passe littéraire que Molière dans la Préface des Précieuses ridicules ! 2 Une poétique du rituel, Paris, Éditions du Cerf ( Liturgie, 9 ), 1997. 1
Avertissement de l’auteur
facto la production de l’auteur, et prend par là-même valeur de témoignage. Aussi, les textes, répartis sur près d’un demi-siècle, ont été, sauf quelques corrections mineures le plus souvent matérielles ou documentaires, intentionnellement conservés dans l’état rédactionnel de leur publication. Le lecteur s’apercevra sans peine que les objectifs et corrélativement les publics visés lors de ces publications varient en fonction des circonstances, voire des conjonctures. Mais nous avons maintenu cette relative disparité pour les raisons de témoignage que nous avons dites, mais aussi pour des raisons plus proprement épistémologiques sur lesquelles nous reviendrons dans notre Postface. Ici ou là quelques notices présentées entre crochets [] pourront tout de même éclairer certaines circonstances de publication. La distribution des textes dans ce volume n’est pas chronologique, mais les dates de publication ont toujours été mentionnées avec le plus grand soin et intentionnellement mises en évidence. Il va sans dire que l’auteur bien souvent n’écrirait plus aujourd’hui de la même façon, ni la même chose, sur l’un ou l’autre sujet abordé, et qu’il fut même parfois assez surpris de se relire (action souvent plus ascétique que gourmande, comme chacun sait), et tenté de faire passer tel ou tel papier à d’indulgentes oubliettes. On ne saurait donc trop recommander à tout obligeant lecteur de ne jamais négliger la date de publication de l’article dont il prend connaissance : information dont il n’est pas impossible qu’il tire quelque profit inattendu, ou quelques interrogations sur l’évolution des domaines et des outils de la recherche et de leur diffusion. L’auteur avait, par le passé, tenté un regard rétrospectif sur ses publications à l’occasion d’une Thèse de Doctorat sur travaux, présentée à l’Institut Catholique de Paris en 1989, et dont la teneur avait été publiée dans les Recherches de Science religieuse en 1990, et repris à la fin d’Une poétique du rituel. Dans le même esprit, les éditeurs du présent ouvrage ont tenu à insérer en fin de parcours une Bibliographie extensive, sinon complète, des travaux de l’auteur, à laquelle il sera toujours possible de se reporter.
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Abréviations chap.
chapitre
éd.
éditeur (édité par), édition
éds
éditeurs
ibid.
ibidem (= au même endroit)
Id.
Idem (= le même [auteur])
Inst. lit.
Dom Prosper Guéranger, Institutions liturgiques, 1re éd. : Le Mans, Fleuriot, 1840-1851, 3 tomes : - t. i :
1840,
- t. ii : 1842, - t. iii : 1851. 2e éd. : Paris, Victor Palmé, 1878-1885, 4 tomes, plus table analytique : - t. i :
1878,
- t. ii : 1880, - t. iii : 1883, - t. iv : 1885. LMD
La Maison-Dieu (titre de revue)
loc. cit.
loco citato (= à l’endroit déjà cité)
nouv. éd.
nouvelle édition
op. cit.
opere citato (= ouvrage cité)
o.s.b.
Ordo Sancti Benedicti (ordre religieux)
p.
page(s)
passim
« en différents endroits »
PG
Patrologie Grecque (édition Migne)
PL
Patrologie Latine (édition Migne)
PUF
Presses Universitaires de France
s.j.
Societas Jesu (ordre religieux)
sq.
sequiturque (= et suivant[e])
t.
tome
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Partie 1
La manifestation du culte
Du Sacré, ou d’une expression et de son emploi De l’émergence et de la diffusion de la notion de sacré, on serait tenté de dire ce que Schopenhauer dit de l’œuvre de Kant : tout le monde remarqua qu’il était arrivé quelque chose d’important, mais personne ne savait au juste quoi. Le même philosophe ajoute que cette crise déclencha une floraison d’écrits de niveaux très variables et réussit même à toucher une certaine opinion générale. Il semble que ce soit un peu ce qui est arrivé pour le sacré. Conséquence immédiate de ce phénomène : il devient difficile de séparer toute analyse du contenu de la notion, de l’histoire de son emploi chez les savants et à un niveau de langue plus étendu, comme semblent d’ailleurs l’attester les définitions des Dictionnaires. Une saisie idéale du problème devrait sans doute démêler et articuler quatre étapes : 1o les conditions de formation de cette notion dans l’outillage intellectuel des anthropologues ou des philosophes de la religion, quitte à la soumettre à ré-estimation et critique1 ; 2o l’établissement et la généralisation de l’emploi de ce substantif dans les conduites non élaborées de langage et par là de son implantation dans la mentalité commune ; 3o le lien de cette notion avec une expérience personnelle et/ou partagée de l’existence ou du destin, et son établissement dans l’état contemporain de société et de culture ;
La Maison-Dieu, 233/1, (2003), p. 7-42. Les travaux ne manquent pas, citons Mircea Eliade, La nostalgie des origines. Méthodologie et Histoire des Religions, Paris, Gallimard, 1971, chap. 2, « L’histoire des Religions de 1912 à nos jours », p. 37-84. Le propos de cet ouvrage, dont le titre est trompeur (mais sans doute symboliquement efficace), est parfaitement exprimé par son sous-titre. Citons aussi François A. Isambert, Le sens du sacré, Paris, Éditions de Minuit, 1982, 3e partie, p. 213305. La présentation du courant phénoménologique bénéficie au moment même où nous rédigeons cet article de l’apport magistralement documenté et des analyses particulièrement exhaustives et claires de : Jean Greisch, Le buisson ardent et les lumières de la raison. L’invention de la Philosophie de la Religion, t. ii : « Les approches phénoménologiques et analytiques », Paris, Le Cerf, 2002 ; Dominique Casajus, « Le sacré », Encyclopaedia Universalis, DVD Version 8, 2002 ; Julien Ries, Les chemins du sacré dans l’Histoire, Paris, Aubier, 1985, chap. 1-3, p. 13-84. [Depuis la publication de cet article, il importe de signaler la copieuse compilation de : Camille Tarot, Le symbolique et le sacré. Théories de la religion, Paris, Éditions de la Découverte (« Bibliothèque du M. A. U. S. S. »), 2008.] *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 23-43 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.118988
Partie 1
4o le rapport qu’un tel champ d’expérience peut entretenir avec l’attitude confessante de la foi et une relation de socialité/sociabilité à un groupe confessant, en l’occurrence, l’Église2. Programme naïf et démesuré, inévitablement répétitif, et qui, cela va sans dire, excède nos capacités et les intentions de la Revue. Il ne vaut ici que comme une tentative de formulation que nous espérons utile dans la mesure où elle fait apparaître d’emblée une première difficulté de la saisie du problème : celle-ci, comme nous l’avons déjà suggéré, semble relever autant d’une sorte d’analyse en temps réel que d’une élaboration conceptuelle hétéro-interprétative. Il faut sans doute ici parler comme Bachelard, mutatis mutandis : « Le phénomène est contemporain de sa mesure ». Une deuxième difficulté tient au fait de vouloir tenir ensemble la cumulativité propre à la littérature savante, dans la diversification même de ses modes d’approche, compte tenu de son développement par à-coups et par phases, et ce qui peut apparaître comme la formation d’un usage commun, ou d’une vulgate, conceptuellement moins différenciée, parce que peut-être répondant à une fonction d’orientation expérientielle et cognitive à un autre niveau de langue et de pensée. À part les travaux présentés par Antoine Vergote dans son ouvrage de 1983, nous n’avons pas la connaissance de travaux empiriques et d’analyse de leur contenu comparables par exemple au travail exemplaire qu’avait réalisé Serge Moscovici sur l’image publique de la Psychanalyse, et les emprunts passés de la langue des experts à la langue du plus grand nombre3. Naïve, notre formulation, dans la mesure où elle ne semble pas entrevoir les gouffres théologiques qui ne manquent pas de s’ouvrir sous les pas de l’imprudent hiéronaute. Aussi ce travail, très dépendant des publications des auteurs que nous avons cités et que nous citerons, ne veut pas (et ne peut pas) être autre chose qu’une esquisse, nous aimerions parler d’exercice, dont on sait qu’en musique la forme peut aller des gammes les plus répétitives jusqu’aux redoutables échantillons de Scarlatti.
Un substantif explicite ou discret On ne peut éviter, en dépit de la redite, de prendre en compte le fait grammatical et lexical consistant en la substantivation de l’adjectif et l’utilisation de l’article défini pour former l’expression le sacré.
Yves M.-J. Congar, « Situation du “sacré” en régime chrétien », La liturgie après Vatican II, éds J. P. Jossua et Y. Congar, Paris, Les Éditions du Cerf (« Unam sanctam »), 1967, p. 384-403 ; Henri Bouillard, « La catégorie de sacré dans la science des Religions », Le Sacré, éd. Enrico Castelli, Paris, Aubier, 1974, p. 33-56 ; Claude Geffré, « Le christianisme et les métamorphoses du sacré », ibid., p. 132-150 ; Jean Ladrière, « Contestation et assomption des valeurs du sacré par la révélation », La science, le monde et la foi, Tournai, Casterman, 1977. 3 Serge Moscovici, La Psychanalyse, son image et son public, Paris, PUF, 1960. Il va sans dire que l’utilisation secondaire de résultats de sondages ou d’enquêtes faisant état d’opinions et d’intérêts religieux, éthiques ou métaphysiques, pourrait se révéler féconde. Elle n’entre ni dans nos compétences, ni dans notre projet immédiat.
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Du Sacré, ou d’une expression et de son emploi
On peut en reconnaître une manifestation particulièrement apparente (elle l’est par définition et par destination4) dans des titres ou des sous-titres d’ouvrages dont certains sont très connus, citons, entre des dizaines : Le sacré, l’Homme et le Sacré, Le sacré et le profane, La violence et le sacré, Les Chemins du sacré, La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, le Sacré et le pouvoir, Le féminin et le sacré, Le retour du sacré, etc. Il n’est évidemment pas garanti que les auteurs, tous respectables, certains illustres, des ouvrages ainsi intitulés, placent un même contenu conceptuel sous la notion dont ils exhibent le porteur linguistique. Mais on peut penser que le substantif porteur a pu faire aussi son chemin dans le lexique commun, indépendamment des nuances de sens et des subtilités d’emploi auxquels les écrivains les plus sérieux le soumettent. Il n’est pas impossible de déceler des formes de substantivation subreptice, dans des travaux consacrés pourtant à élucider la formation du vocabulaire, créant par le fait même une circularité qui pourrait bien être interprétée comme un point aveugle de l’appareil conceptuel. Ainsi, Émile Benveniste, au moment d’aborder l’héritage étymologique du latin, formation linguistique dont il souligne l’importance pour la détermination du lexique aujourd’hui en usage, en particulier dans la différenciation entre sacer et sanctus, annonce cette étude (exemplaire, cela va sans dire, et passage obligé de tous les auteurs traitant par la suite, de la question) en précisant qu’il s’agit de l’étude « des mots mêmes qui, aujourd’hui, sous leur forme moderne, dénotent la notion du sacré »5. Or, précisément, ce substantif neutre n’est pas en usage en latin, et le grec to hieron ne désigne pas une catégorie mais, souvent en position d’anaphorique, un objet concret ou un acte rituel qualifié6. La circularité que nous signalons ici est encore renforcée par la citation, soulignée d’estime, que Benveniste fait de l’Essai sur la nature et les fonctions du sacrifice, d’Hubert et Mauss, aux fins de « mieux comprendre le mécanisme du sacré »7. Même si la substantivation de l’adjectif est surtout saisie dans sa portée opérative, selon la juste expression de François Isambert, et non dans ce qui équivaudrait à une substantialisation même indécise, il reste que les Latins, ni les Grecs, n’ont, semble-t-il, éprouvé la nécessité sémantique d’opérer cette catégorisation.
À l’école de Durkheim et des siens É. Benveniste considère donc comme établi en juste et scientifique usage celui du substantif précédé de son translatif [le] [sacré], tel que l’ont proposé les auteurs de l’Année sociologique. Ces savants étaient à la recherche d’une notion-mère qui puisse faire l’économie des notions de divinité (surtout concernant des dieux anthropomorphes ou personnels)8 et 4 On pourrait au sujet de ces titres utiliser la méthodologie proposée par Jean Molino et ses collaborateurs : Jean Molino et coll., « Sur les titres des romans de Jean Bruce », Langages, 35 (1974), p. 87-116. 5 Émile Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 2 : « Pouvoir, droit, religion », Paris, Éditions de Minuit, 1969, livre 3 : La religion, chap. 1, « Le sacré », p. 179-207 (citation p. 187). 6 Ibid., p. 196. 7 Ibid., p. 188. 8 « La distinction des choses en sacrées et profanes est très souvent indépendante de toute idée de Dieu » avait écrit Durkheim. Un demi-siècle plus-tard, René Girard reprend cette perspective d’une manière parfaitement explicite, prônant une « lecture impersonnelle » du jeu sacrificiel « sans référence à aucune divinité en fonction
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Partie 1
de religion, difficiles à appliquer à certaines formations sociales, sans toutefois faire toujours clairement la part entre une antériorité logique et antériorité chronologique, étant donnée la prégnance à leur époque d’une vision évolutionniste des phénomènes humains et des faits de société. Sans entrer dans le détail concernant la part respective des collaborateurs de l’Année sociologique, leurs hésitations, leurs emprunts à des travaux antérieurs, ce que fait admirablement François Isambert dans l’ouvrage que nous avons cité, nous nous permettons de rassembler en quelques données succinctes ce qui nous paraît l’essentiel de cet apport théorique, tel surtout qu’il se synthétise et se formule dans les Formes élémentaires de la vie religieuse qu’Émile Durkheim publie en 19129. Une première opération intellectuelle consista surtout à affirmer la priorité de la distinction du sacré et du profane, et sa valeur d’hétérogénéité absolue10 à la racine, pour Durkheim, de toutes les élaborations religieuses. On pouvait y déceler une activité « classificatoire », donc mentale, liée à un aspect comportemental, opératif, réglé par des institutions, des rites « positifs » et « négatifs ». Une deuxième opération tendit à rapprocher le sacré et l’interdit. La notion, que l’on pensait universelle de tabou, engendrait celle d’une dangerosité, ou même d’une contagiosité du sacré11, commandant des rites prophylactiques de purification ou de protection, voire des pratiques ascétiques. On se trouvait devant un premier cas d’ambivalence : ce qui est sacré peut rendre impur. Un troisième stade amenait à considérer le sacré, non plus sur l’axe classificatoire sacré/profane que l’on voit s’estomper quelque peu, ni sur l’axe proprement rituel ou comportemental, mais comme une sorte de « domaine » ou champ de forces, de puissances, ou même d’une puissance, difficilement descriptible ou localisable, mais justement forte de cette invisibilité. Dans une perspective un peu différente mais si voisine que l’amalgame n’était guère évitable, Henri Hubert et Marcel Mauss, pour fonder les comportements et les pratiques magiques sur un invariant culturel originaire, avaient avancé la notion de mana, puissance diffuse à la fois déliée et captable par des rites ou des charmes. « Les choses sacrées, écrit Durkheim qui reprend et élargit la portée de la notion, ne sont que des formes individualisées de ce principe essentiel »12. On peut voir dans cet emprunt la continuité d’un effort pour comprendre la dynamique de ce « domaine » du sacré, où se croisent les signes et du seul sacré… Le langage du pur sacré préserve ce qu’il y a d’essentiel dans le mythique et le religieux. Il arrache sa violence à l’homme pour la poser en entité séparée, déshumanisée. Il en fait une espèce de « fluide » qui ne se laisse pas isoler mais qui peut imprégner les choses par simple contact. ». René Girard affirme bien la nature « mythique » de cette pensée du sacré, et il propose d’en unifier le contenu trop hétérogène selon lui autour du concept de « violence fondatrice », dont la négativité se transforme en positivité bénéfique par le mécanisme de la victime émissaire, jusqu’à postuler l’identité de la violence et du sacré » (René Girard, La violence et le sacré, Paris, Bernard Grasset, 1972, p. 356-358). 9 Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF (« Bibliothèque de Philosophie contemporaine »), 5e éd., 1968 (1re éd. Paris, F. Alcan, 1912). C’est de 1912 que Mircéa Eliade fait partir son parcours rétrospectif, année où Freud « corrigeait les épreuves de Totem et Tabou », et où Jung publiait Métamorphoses et symboles de la libido. 10 E. Durkheim, Les formes élémentaires…op. cit., p. 53. 11 Ibid., p. 455 sq. 12 Ibid., p. 286.
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Du Sacré, ou d’une expression et de son emploi
leur efficacité. Nouvelle tension entre le sacré et sa maîtrise, qui justifiera pour Henri Hubert la définition de la Religion comme « administration du sacré »13. Mais pour Durkheim, on le sait, c’est la société, entité à la fois prégnante et dominante, qui fonde cette capacité d’ordre entretenu et de désordre revivificateur. Durkheim insiste sur le potentiel, la réserve d’énergie que possèdent les groupes assemblés, en particulier lors des fêtes, qui peuvent être comprises comme des processus de captation et de dépense, de recharge et d’entretien de ce potentiel14. D’où, nouvelle ambivalence, celle que développera Roger Caillois, sous la distinction du sacré de respect et du sacré de transgression15.
Questions Les questions qui se posent à propos des apports théoriques des durkheimiens ont été largement inventoriées et débattues. Nous en énumérons quelques inévitables : –– Les phénomènes diversifiés bien que présentant des traits analogues subsumés sous la catégorie « domaniale » du sacré sont-ils solidaires entre eux au point de former une sorte de contenu unique et homogène ? –– S’il y a production d’une catégorie vécue pouvant se définir à bon droit comme expérience du sacré, en quoi consiste-t-elle ? –– Peut-on la considérer, absolument, ou, sous l’un ou l’autre de ses aspects, comme trans-culturelle, trans-historique ? –– La substantivation de l’adjectif n’a-t-elle pas engagé une substantialisation, légère ou appuyée, de la chose référée, à tout le moins sous la forme d’une homogénéisation de ses contenus et d’une interprétation en termes d’énergétique ou de dynamique ? –– Quel rapport l’instance ainsi dite du sacré entretient ou est censée entretenir avec la Religion, si tant est que cette dernière notion puisse être convenablement définie en général, et surtout avec les religions historiques, en particulier les monothéismes abrahamiques ?
Henri Hubert, « Introduction » à la traduction française de : Chantepie de la Saussaye, Manuel d’histoire des religions, Paris, Armand Colin, 1904, p. xlvi. 14 E. Durkheim, Les formes élémentaires…op. cit., p. 537 sq. 15 Roger Caillois, L’homme et le sacré, Paris, Gallimard, 3e éd., 1976 (reprise augmentée de l’édition de Paris, Leroux, 1939). François Isambert (Le sens du sacré…op. cit., p. 288) montre bien à quel point la notion de fête, comme celle de sacré, a été composée d’un agglomérât de formes et de fonctions très hétérogènes. Jean Duvignaud s’élève contre cette inscription de la fête dans une perspective, en fin de compte, de restauration sociétale. Il la situe plutôt du côté d’un pur désordre pulsionnel, sans horizon, rupture des restrictions surmoïque et libération du çà, cf. Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, Genève, Weber, 1973. 13
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Ordre hiératique De la réflexion critique à laquelle François Isambert soumet la genèse de la notion de sacré dans l’Ecole Sociologique française, on peut tenter, au point où nous en sommes de notre exercice, de tirer quelques leçons provisoires. Retenons d’abord la distinction qu’il fait entre trois registres où peut s’observer le processus de sacralisation : un registre opératif, un registre sémantique, un registre institutionnel, qu’il appelle « ordre hiératique »16. Ce dernier registre est logiquement important dans la mesure où il peut faire apparaître deux champs de déploiement du phénomène : un niveau qu’on pourrait dire primaire, correspondant aux données fondamentales de l’ontogénie et de l’individuation, articulé avec tout ce qui dans état de société permet de penser la composition des trois corps : corps propre, corps de nature ou cosmos, corps de société, suivant le beau paradigme de Mary Douglas, la difficulté demeurant bien de savoir si cet exercice de la fonction symbolique et de la pensée mythique gagne en intelligibilité à recevoir la désignation générale de sacré ; un second niveau, lié à la constitution, à l’entretien, à la reproduction d’un ordre hiératique, par lequel une institution manifeste et protège ce qu’elle estime être sa fonction de médiation réservée, règle, organise et gère la distribution des tâches et capacités sacrées et leur reproduction17. La répartition des charges et des pouvoirs entre sacerdoce et laïcat, la gestion du dimorphisme sexuel, la fixation coutumière ou canonique des conduites sacrées, des évitements et des réserves appartiennent à ce domaine ou s’exerce une autorité fondée. On voit à ce niveau se dédoubler la valeur des conduites : valeur de l’action, valeur de l’observance, la seconde ayant quelquefois plus de valeur religieuse que la première. À ce sacré de deuxième génération, peuvent venir s’ajouter des sacralisations dérivées, celles que la coutume attache à des manières, des habitudes, des connotations implicites. C’est souvent en ce sens qu’on parlera par exemple de « musique sacrée », ou d’autres formes de sur-sacralisation par l’usage qui équivalent souvent, routine aidant, à une sous-sacralisation de fait. C’est souvent à ce niveau qu’un certain misonéisme peut aussi se faire sentir, ou une survalorisation de petits usages qui peuvent autant participer d’un attachement fidèle à un usage établi et aux souvenirs d’expérience qui peuvent y être joints, que d’une dérive obsessionnelle ou d’une forme de résistance au changement. Du point de vue d’une théologie pastorale (préoccupation qui ne saurait surprendre dans une Revue telle que La Maison-Dieu), la mise en évidence de cet « ordre hiératique » pose bien sûr les problèmes, classiques en ecclésiologie, de la nature et des formes d’exercice du sacerdoce chrétien. Mais nous aimerions plutôt insister sur une notion de « pression hiératique », dont l’histoire de la Liturgie nous montre qu’elle n’est pas constante en intensité Fr. Isambert, Le sens du sacré…op. cit., p. 304. La typologie bien connue proposée par Wilfred R. Bion, Recherches sur les petits groupes, traduit de l’anglais, Paris, PUF, 1965, peut donner une idée de l’élaboration interne de ce « mental » du groupe, dans lequel apparaisse des phénomènes analogues à des sacralisations : modèle attaque/fuite désignation explicite ou tacite d’un ennemi, d’un pôle adverse ; modèle dit de couplage, centré sur l’espérance d’un leader à venir ; modèle dit de dépendance, se constituant un leader bon et puissant réglant avec sagesse et autorité les problèmes du groupe et de ses membres. 16 17
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ni en formes investies. Que l’on pense à la figure du prêtre, au silence à l’Église, à l’assignation à la place par la généralisation des bancs ou des chaises, à la réglementation plus ou moins marquée des détails cérémoniels, à la généralisation d’un ethos de sériosité sur toute la durée d’une fonction liturgique. En sachant toutefois qu’une apparente levée de la pression hiératique peut libérer des modes d’imposition livrés à l’humeur et à l’arbitraire des agents, ou obéissant à une idéologie « vériste » aux résultats quelquefois plus conventionnels. À la pression hiératique, on peut ajouter tout ce qui touche à l’apparaître (sinon l’apparat) de l’appareil, et le difficile réglage des formes extérieures de l’autorité, comme déjà s’en préoccupait saint Ambroise dans son De Officiis, prônant la verecundia du Pontife chrétien.
L’expérience du sacré L’habitude s’est établie de grouper dans une même embarcation « phénoménologique » des auteurs tels que Rudolf Otto, Gerardus Van der Leeuw, Mircea Eliade18. S’il y a sans doute parenté, filiation même, ce n’est peut-être pas rendre leur lecture plus pertinente que de les regrouper sans plus. Et ce n’est sans doute pas reconnaître l’apport particulier d’Otto que de le rapprocher sans précaution de la hiérologie érudite et universelle de Mircea Eliade. C’est pourtant à la deuxième des questions que nous rassemblions plus haut que se proposent de répondre les auteurs qui invoquent pour eux la position de phénoménologues. Le concept clé semble bien être celui d’expérience19. Le domaine des choses sacrées ou religieuses n’est pas réductible simplement à des croyances, des rites et des institutions, pas non plus à une pure instance morale20, il est une « région » de l’existence où se déploie, se différencie et s’entretient, une véritable expérience, nourrie d’elle-même, si l’on peut dire, et dont le sens, ou la raison, réside précisément dans une confrontation avec ce qui excède la raison. Cette confrontation, ambivalente, à la fois fascinante et redoutable, avec une instance se manifestant comme l’Autre absolu ou l’absolument Autre, est présentée comme inhérente à la situation d’existence de créature dépendante se reconnaissant comme telle, qui est celle de tout être humain. Cependant ce n’est pas l’expérience qui peut fonder et qualifier l’expérience. Rudolf Otto, dont on aura reconnu les apports fondamentaux, avance dans une perspective encore kantienne, la précédence d’une catégorie a priori d’interprétation et d’évaluation qu’il estime être au fondement de toute religion21. Cette catégorie se trouve liée étroitement au sentiment du numineux ou du sacré et constitue une « disposition On se reportera aux analyses de Jean Greisch pour apprécier la portée de l’étiquette « phénoménologique », en particulier la distinction en première approche de « phénoménologie au sens étroit » (celle de Husserl) et « phénoménologie au sens large » (J. Greisch, Le buisson ardent…op. cit., t. ii, p. 13). 19 Sur la notion d’expérience religieuse, il faut lire : Michel Meslin, L’expérience humaine du divin, Paris, Éditions du Cerf (« Cogitatio Fidei »), 1988. En particulier : chap. 3, p. 99-132, où l’auteur détaille l’apport de Schleiermacher. 20 R. Otto avance le terme de numineux, dans un souci, d’abord épistémologique, d’éviter la teneur morale du terme allemand heilig et de ne pas préciser plus qu’il ne faut la nature des êtres surnaturels, objets possibles de la relation. 21 Rudolf Otto, Le sacré, l’élément du non rationnel dans l’idée du divin et de sa relation avec le rationnel, traduit de l’allemand, (Das Heilige…, 1917), Paris, Payot, nouv. éd., 1969, p. 19. 18
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latente dans l’esprit humain, et qui s’éveille et se manifeste sous l’action d’objets excitatifs. »22 Cette disposition fonde l’existence d’une véritable intuition religieuse, confinant même à la divination au sens le plus théologique ou mystique du mot. L’expérience du vide en est une épreuve limite, plus décisive peut-être que celle du sublime ou du beau.
Un certain ton L’objet de « compréhension » étant cette fois la structuration d’une expérience, sa communication littéraire ne peut pas se faire sans un minimum d’appel à l’expérience même du lecteur23. Il en ressort une écriture appuyée, où le pathétique n’est pas absent, mais surtout l’affleurement dans l’écriture elle-même d’un ton24 et de traits épiphaniques, pouvant aller jusqu’à se confondre avec un éveil ou une révélation de la « chose même ». Cette donnée très sensible dans les écrits de Rudolf Otto peut expliquer à la fois leur réception convaincue ou, à l’inverse, des conduites de résistance. De la même façon les ouvrages de Mircea Eliade, son érudition universelle, sa capacité d’exposition et d’analyse, jamais plus raisonnée qu’il ne faut, des symboles du Temps, du Lieu, du Centre, des Initiations, des pratiques Alchimiques, ont pu exercer sur un grand nombre de lecteurs une réelle fascination. Toutefois, il est sans doute nécessaire de distinguer le propos d’Otto de celui d’Eliade. Celui d’Otto apparaît bien centré sur l’expérience et sur la capacité d’intuitionner le divin que représentent l’axe et l’épreuve du numineux. Otto est averti de l’histoire des Religions comme indianiste, mais il reste centré sur le processus personnel, et son débouché se fait du côté de la mystique, ou de la musique. Eliade construit une sorte d’écoute à la fois savante et religieuse de la grande symphonie des religions, dont il dresse un catalogue de voyageur universel, à la recherche des figures et des modes de figuration communs, archétypes et hiérophanies. Le sacré, dont toutefois on ne sait jamais s’il est une puissance extérieure, une attitude, un mode de vie, une région de l’âme, ou toutes ces choses à la fois, est une de ces données universelle que les vicissitudes de l’histoire peuvent toucher sans pouvoir la réduire. La profanité du mode de vie moderne ne peut se comprendre que comme un effacement tragique d’une relation sacrale à un cosmos devenu nature, mais dans lequel se recomposent des modes de sacralité dégradée et démembrée, dont certains toutefois peutêtre pourront surprendre25. Mircéa Eliade est un auteur qui pose avec un ton très juste, et une grande hauteur de vue le problème de l’intégration dans la réflexion religieuse d’un cosmos en tant que cosmos, (et non pas nature, comme nous disons d’une manière désacralisée). Sa symbolologie, à la fois comme conception de la médiation du symbole dans les activités mentales fondant Ibid., p. 163. Ibid., p. 21. Du triangle : « auteur/ lecteur/ discours », conçu comme une tradition vive et créative d’objets toujours actifs, Mircéa Eliade fera la clé de son herméneutique. Cf. M. Eliade, La nostalgie des Origines…op. cit. 24 R. Otto, Le sacré…op. cit., p. 24. L’expression est de l’auteur lui-même, qui, par ailleurs, on le sait, attache une grande portée expérientielle à la musique. 25 Mircéa Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965, p. 171 sq. 22 23
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la signification et l’intelligibilité heureuse de l’existence, et comme herméneutique des symbolismes fondamentaux et des actions en lien avec le temps et l’espace, la vie et la mort, restent exemplaires et peuvent être rapprochés sans peine des ouvrages de Bachelard. La liaison se fait ainsi avec le monde de la poésie et de la littérature, où Eliade discernait une zone de transfert éminente pour une expérience du Sacré sans cesse pour lui à la recherche de ses supports. Les vues de Mircéa Eliade, souvent exposées par lui de manière plus fine et nuancée que ne le feront par la suite certains de ses disciples, et toujours courtoise pour ses lecteurs voire contradicteurs, ont été abondamment discutées. L’affirmation du sacré, comme structure archétypique de toute expérience religieuse ne s’accommode pas avec évidence de l’affirmation si répétée que le sacré est une « puissance qui se montre » ou « qui fait irruption », sauf à établir une connivence (mais de quelle nature ?) entre cette puissance et la fondation des cadres archétypaux en mesure de la recevoir comme telle. Et sur ce point la position phénoménologique prend le risque de se changer en théologie déguisée. Un reproche de néo-platonisme est esquissé par Jean Greisch et plus vivement avancé par Michel Meslin, qui reproche à Eliade de ne pas sortir d’une vision où l’histoire ne serait jamais qu’une incarnation plutôt malheureuse d’un paradigme archétypal, tendant à revenir à sa pureté à la fois originaire et essentielle26. Cet argument est sans doute sans valeur aux yeux de Gilbert Durand par exemple. Pour cet auteur cette observation qui se croit critique exprimerait au contraire parfaitement ce que Mircea Eliade et le courant dont il fut un des promoteurs inspirés veulent faire : briser la vision linéaire et intellectuellement asphyxiante de l’histoire, telle qu’elle se formule en Joachim de Flore, en cela prédécesseur d’Auguste Comte, vision solidaire du positivisme rationaliste, lequel prend fin avec le Grand Changement Epistémologique, qui conjugue la prédominance de la pensée symbolique avec l’émergence conjointe de l’homo religiosus, émergence qui aux yeux de Gilbert Durand constitue par elle-même une véritable révélation27. Il est clair qu’au point où nous en sommes, le recours que nous allons faire à une besogneuse analyse grammaticale pourra apparaître comme une fâcheuse chute de niveau. Mais nous dirons pour notre défense que ce sont les hiérologues eux-mêmes qui, à juste titre (et certains d’entre eux, tels Henri Corbin ou Mircea Eliade disposaient d’un impressionnant arsenal linguistique) ne cessent d’insister sur l’importance des faits de langue, de grammaire et d’étymologie.
M. Meslin, L’expérience humaine…, p. 95 ; J. Greisch, Le buisson ardent…, t. ii, p. 220. Gilbert Durand, « L’homme religieux et ses symboles », Traité d’Anthropologie du sacré, éd. J. Ries, Paris / Tournai / Louvain-la-Neuve, Desclée, 1992, p. 73-119. On peut penser que ce fut une révélation pour l’auteur lui-même, car dans ce qui reste sans doute son plus grand livre et le plus décisif, n’affleure à aucun moment un fonctionnement de l’imaginaire qui serait spécifiquement religieux. La notion de sacré en est quasi absente, et l’archétype n’y a rien à voir avec une disposition hiéronomique. Il est question, et superbement, d’une « fantastique transcendantale ». Si l’homo religiosus eût été si évident, pourquoi ne sautait-il pas aux yeux de l’anthropologue ? Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Introduction à l’archétypologie générale, Paris, Bordas, 1969. 26 27
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À l’école de Lucien Tesnière : la translation substantivale L’importance accordée à la substantivation de l’adjectif [sacré] et donc de la base linguistique sur laquelle se fait le transfert du sens dans une langue parlée, nous a incité à regarder du côté des grammaires. Lucien Tesnière, un des pères de la grammaire moderne, consacre de très longues pages à la translation, dont le fait qui nous occupe est un cas parmi beaucoup d’autres28. La translation est pour Tesnière un phénomène constant dans la pratique spontanée de la langue. Elle consiste à transférer un mot d’une catégorie grammaticale dans une autre, permettant ainsi une mobilité et surtout une activité immédiate de la langue sur elle-même. Elle fait apparaître au même titre que la jonction syntaxique la puissance intellectuelle de la langue mais aussi ce qui peut s’apparenter à un trafic intellectuel, un subterfuge qui en appelle à un consentement tacite des auditeurs. Tesnière précise : « C’est grâce à elle que le sujet parlant ne reste jamais bouche bée »29. La translation substantivale effectue le passage d’un verbe [manger, boire] ou d’un adjectif [beau] au statut syntaxique de substantif [le manger et le boire] [le beau], produisant un réinvestissement sémantique plus ou moins vigoureux. Mais cette translation peut se produire dans le cours déjà engagé d’une chaîne translative faisant intervenir d’autres rapports intercatégoriels. L’exemple des couleurs est facile à suivre dans des énoncés comme : [Paul pelle une orange.] [Pierre achète une cravate orange] [Paul déteste l’orange] [Paul préfère le bleu de ce papier-peint à l’orange de celui-là.]
Il est à remarquer que la chaîne peut continuer sous la forme de dérivations : un historien de l’art un peu snob pourrait parler de « l’orangéité savoureuse » de la période fauve de Matisse30. La chaîne translative affectant [le sacré] présente une organisation comparable. Toutefois le passage d’un participe passé à un adjectif ne peut guère être évoqué ici que comme voisinage. Sacré vient de sacer, et voisine avec le participe sacré à rattacher plutôt à sacratus. Nous proposons au lecteur d’examiner la chaîne à partir de quelques énoncés, dont on excusera le caractère prosaïque : [L’Evêque de X…a béni les cloches de saint Y…, leur conférant ainsi un caractère sacré.] [Les cloches de son pays natal sont sacrées pour Pierre.] [Paul a béni des vases sacrés.] Lucien Tesnière, Éléments de syntaxe structurale, Paris, Klincksieck, 1959. Tesnière avance aussi la distinction entre valeur structurale et valeur sémantique : l’opposition sacré/profane peut fonctionner sans que soient élucidés séparément les contenus (sémantiques) des deux termes de l’opposition. On peut penser que la capacité proprement structurale de l’opposition tendra à s’effacer quand se renforcera la charge sémantique d’un des deux termes, à savoir ici le sacré. 29 Ibid., p. 365. 30 Pour ce qui est du bleu, l’euphonie exigerait sans doute un recours au latin et à « l’encore plus tendance » céruléité. 28
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Ici, le syntagme tend à se figer, comme on le voit dans la contre épreuve : [Paul a béni des vases leur conférant ainsi un caractère sacré.]
Quelle sorte de vases, et pour quelle destination ? Le caractère sacré dont il est question ici souffre de l’absence de fondement institutionnel que manifestait le gel du syntagme. Il est possible aussi d’opérer une translation formelle31, sous la forme d’un fragment d’énoncé rapporté : [« sacré » dans cet énoncé paraît d’un emploi bizarre].
La substantivation peut être dite légère si l’on énonce de manière assez voisine : [Le sacré dont il est question dans cet énoncé me paraît bien bizarre.] [L’homélie de Pierre mélangeait allègrement le profane et le sacré !]
Dans cet énoncé, la substantivation est également liée à une expression reçue et symétrique. Comme dans [le bleu] ou [l’orange], [le moiré], [le marbré], il s’agit bien de qualités, de propriétés assignées à des choses dites ou vues. Il est vrai que les noms de couleur pourront se substantifier réellement quant il s’agira de désigner les pâtes qui sortent des pots ou des tubes. On peut aussi gloser sur les facéties de la langue. Il est entendu qu’on peut [souffler le froid et le chaud], dire que [le froid a fait son apparition en Belgique], sans pouvoir aisément en dire autant du chaud, qu’il faudrait remplacer le cas échéant par [la chaleur]. Il est sans doute plus important de remarquer que le passage de l’adjectif [froid] au substantif muni de son article translatif [le] [froid] tend cette fois à remplacer une qualification par la désignation d’un phénomène causal, en l’occurrence météorologique, censé provoquer la qualité exprimée par l’adjectif. C’est un peu sur ce modèle qu’a pu se forger la translation : le sacré, c’est ce qui rend sacré. [Le séjour de P. à l’abbaye de LPQV fut pour lui, au milieu de ces forêts sauvages, quasiment druidiques, une véritable découverte, ou plus encore, une rencontre du Sacré.]
Dans cet énoncé, [le sacré], par une présomption de causalité (car le substantif induit à penser cause en amont, effet en aval), ne désigne pas seulement ce qui confère aux lieux une qualité de lieux sacrés, mais ce je ne sais quoi qui, conjointement à cette capacité détient la possibilité de saisir le sujet et d’exercer sur lui une impression voire une influence dont la réalité et l’origine manifestement externe est vérifiée par l’incontestabilité de l’épreuve subie. « Le Sacré existe, je l’ai rencontré »32. Le substantif toutefois reste neutre, et sans personnification possible. Il n’entre pas dans une relation dialogale ou d’interlocution, et l’emploi d’une structure illocutoire d’adresse relèverait d’une prosopopée pathétique assez étrange, facilement ironique : [O insaisissable sacré, sacré d’hier, sacré de demain, resterais-tu sourd à notre quête ?] Ibid., p. 388. On peut penser à comparer ces usages avec l’emploi de la notion de beau. Henri Gouhier, après avoir critiqué le manque d’homogénéité conceptuelle de la trilogie de V. Cousin (Du vrai, du beau, du bien, 1re éd. Paris, Didier, 1853), montre l’impossibilité de construire un concept substantivé de beau. Henri Gouhier, « L’art et le sacré », Le sacré, op. cit., p. 416. 31 32
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Pré-notion, post-notion Avec la substantivation de l’adjectif, et l’emploi devenu commun (ou de communication « épiphanique » dans les titres d’ouvrages) de l’expression le sacré, on se trouve donc en présence d’une opération intellectuelle qui, quelque soit sa validité conceptuelle, peut être qualifiée de paradoxalement réussie. Se voulant « scientifique » au départ, ou tout au moins « phénoménologique », elle semble aboutir à la formation d’une pré-conception d’usage commun, où par une jolie ruse de l’histoire, la mise en place d’un concept que l’on voulait ou que l’on veut encore trans-culturel, trans-historique, débouche dans l’adoption d’une notion linguistiquement instable, qu’il est difficile de ne pas lier à une conjoncture historique et à une inculturation régionale. L’affaire se corse quand on sait quelle place la chasse aux « pré-notions », considérées comme des obstacles majeurs à tout projet d’observation scientifique, tenait dans les Règles de la méthode sociologique. On aurait donc plutôt affaire ici à une « post-notion » (!), retombée d’une théorisation savante, mais correspondant sans doute dans sa diffusion et son adoption à une réelle gestion mentale, légère ou avancée, de leur situation d’existence et de leur accomplissement de destinée pour certains de nos contemporains. Ce qui, ceci étant écrit de la manière la plus sérieuse du monde, correspond à une logique d’énonciation langagière et à la fonction du mythe.
Façon de parler et façon de penser Selon la suggestion de François Isambert, on pourrait donc aller jusqu’à voir en ce phénomène un mythe moderne33, nous serions tentés d’y ajouter une façon de parler34. Par façon de parler il faudrait entendre surtout la convention tacite de langage qui permet simplement de parler simplement, selon la norme du langage en cours, quand se croisent le lexique et une situation contextuelle, ou, plus radicalement comme l’écrivait Lucien Tesnière pour « ne pas rester bouche bée ». Le même linguiste insistait aussi sur l’usure sémantique des translations devenues commune, ou même sur des effets d’atténuations par l’usage de leur vivacité conceptuelle originelle. Il s’agirait surtout de combler un vide sémantique par quelque chose : « aliquid : quelque chose d’indéterminé, mais d’existant » ; dit Gaffiot. Car c’est peut-être en tant qu’indéterminé que le sacré se constitue d’abord comme tel (j’écris « se constitue », comme s’il s’agissait d’une auto-genèse, qu’en est-il ?). C’est la position, bien connue, de Claude LéviStrauss, lorsqu’il commente l’introduction de la notion mélanésienne de mana par Marcel Mauss (dont ce considérable savant écrivait aussi qu’elle fonctionne à la fois comme adjectif, Fr. Isambert, Le sens du sacré…op. cit., p. 303. Antoine Vergote emploie le terme de fable (Antoine Vergote, Foi, religion, incroyance, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1983, p. 130 sq.). Ce que lui reproche, sans le nommer ni citer son livre, Julien Ries, pour qui l’expression est certainement déplacée et presque blasphémique, étant donné le ton (au sens avancé par Otto) que Vergote avait choisi pour exposer, fort clairement d’ailleurs, la pensée de Mircea Eliade (Julien Ries, « Sacré », Catholicisme, éds G. Mathon et G. H. Baudry, Paris, Letouzey et Ané, 1997, t. xv, col. 272-293. 33 34
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substantif et verbe). Lévi-Strauss invite à abandonner l’idée de force magique. Le terme, pense-t-il, opère comme un fonctif : machin, chose, truc, bidulle ? Raccourci et ouverture maximale, à l’un des extrêmes de l’oscillation entre extension et compréhension, mais pour Lévi-Strauss, opération du langage pour réduire l’écart entre l’abondance des signifiants et la pauvreté des signifiés assignables à ces mêmes signifiants. Il y a, dans le langage, et sans doute dans tout ce qui se présente comme un langage, du « signifiant en trop », (LéviStrauss écrit « flottant »35). Cette scission, ou incomplétude, avant de pouvoir être considérée comme un phénomène de nature sociologique, ou psychologique, ou hiérologique, apparaît chez Lévi-Strauss comme un phénomène appartenant à la structure même du langage. Ce qui repousse d’un cran, on le devine, au cas où l’on accepterait l’analyse de Lévi-Strauss, la reprise philosophique ou théologique de la question du sacré. Ce qui subsiste c’est, d’une part, le statut et l’effet de mot-valise, ou même d’« entonnoir » (F. Isambert), lequel fait corps avec la logique énonciative du mot lui-même en tant que visant une catégorie de chose (res, référence) dont on ne sait que dire, à la fois de facto et de jure. Subsiste aussi, d’autre part, et Durkheim s’en était avisé, une gradation de sacralité dans l’usage même, comme si le mot pouvait endormir et réveiller des pouvoirs qui lui sont propres, lesquels sont d’abord des pouvoirs de parler, comme si le mot visant la chose, en dépit de la prophylaxie conceptuelle du discours savant, et de l’amortissement lexical du discours commun, n’arrivaient pas à distinguer sans reste référence et adhérence. Ainsi, le mot garde en réserve (sa réserve sacrée, justement) une touche lyrique, engageant une orientation de croyance au moins inchoative et quelque chose comme une implication ; une interrogation, un affrontement, un rêve ou selon une expression de François Isambert, une adhésion36. Henri Gouhier avançait que « l’idée du sacré n’est pas sacrée », mais peuton le dire aussi facilement du mot et de son emploi37 ?
Dire le sacré Car il faut bien en venir à une problématique de l’énonciation : par le mot, [le sacré] du dicere touche le sacré du dictum. Plus, il tend à fonctionner comme un nom propre, liant le son, le signe et la référence énoncée à un être singulier. Gilles-Gaston Granger va jusqu’à déceler dans tout nom propre quelque trace d’une fonction appellative38. À moins qu’on y voie se reformer quelques traits de la magie selon Mauss : confusion de l’agent, de l’action et de la chose, l’action, ici, étant de langage. Mais l’expression dès lors se révèlerait bi-face, jouant homéopathiquement un rôle d’amortissement et de protection. L’expression [le sacré] permettrait au moins imaginairement dans l’horizon du langage de se porter dans l’acte même d’énonciation, à la limite de rupture de la solidarité « magique » des mots et des 35 Claude Levi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » in Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1950. 36 Ibid., p. 302. 37 H. Gouhier, « L’art et le sacré », in Le Sacré… op. cit., p. 424. 38 Gilles-Gaston Granger, « À quoi servent les noms propres ? », Langages, 66 (1982), p. 21-36.
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choses, avec en plus, un bénéfice de conformité à la fable intellectuelle dominante. Concept gagnant, et dans le dire même, protecteur du diseur et de sa communauté de langage visà-vis de l’imprévisibilité qu’il laisse entrevoir, en la ramenant à un taux de redondance tempérée, et surtout dégagement hors de l’emprise du langage de la religion jusque là établie, en y ajoutant le bénéfice d’une respiration mentale du côté des « mythe et des symboles ».
Au niveau pragmatique : la religion du sacré Ainsi, [le sacré] peut vite devenir un mot à majuscule, même s’il faut en mesurer la modulation d’intensité, depuis l’effacement au bord du profane, jusqu’à l’érection mystique ou métaphysique, perspective qui pourrait s’appuyer sur la manière dont Eliade lui même analyse la labilité de l’investissement sacral, ses formes atténuées ou dégradées, ses résurgences potentielles. Dans une perspective plus théorique, on pourrait voir se former au niveau et dans la forme de la pragmatique énonciative et de sa communication ce qui se désigne habituellement par religion, la religion du sacré consistant d’abord à en parler religieusement. On pourrait y voir la matrice d’une pratique plus étendue. Ainsi, dans certaines librairies parisiennes de la rue Saint-Jacques ou de l’Avenue de Médicis, parfaitement honorables par ailleurs, et certaines fort savantes, on voit se former, et sans doute consciemment, tous les éléments d’un Temple. Les titres des ouvrages avec leurs illustrations de couverture, les icônes et petits objets sacrés, l’encens quelquefois composent un lieu consacré à quelque chose et par quelque chose qui instaure un lien religieux, et un ordre hiératique. D’où aussi l’aspect de propagatio fidei que prennent souvent certains de ces écrits à tous niveaux de valeur intellectuelle, spirituelle ou poétique39. Nous ne traitons pas ici de la statistique du phénomène, ni même de son histoire, mais nous voulons simplement évoquer une logique d’appropriation et de communication dont la matrice linguistique peut apparaître comme une clé. Pour paraphraser Henri Hubert, on pourrait avancer que, au moins dans ce cas de figure, la religion du sacré se présente comme la pragmatique et/ou la communication linguistique du même sacré. On mesure alors la difficulté de se situer sur une position qui se voudrait neutre, de métalangage, devant un insaisissable qui engendre un style, un lexique réservé, un ton, une « religion », des agglomérats de thèmes et de pratiques diverses, lesquels semblent faire corps avec le phénomène à appréhender. Tout se passe comme si l’écriture sur un tel sujet avait de la peine à ne pas prendre parti, soit qu’elle s’en tire par le refroidissement épistémologique de la théorie rapportée, soit par l’ironie, à moins de succomber à quelque fascination lyrique, ou carrément d’engager une prédication mystagogique40.
On en dirait autant de la plupart des librairies catholiques, et des procures monastiques. Le lecteur verra sans difficulté à quel point nous peinons à trouver un ton juste, même si une partie du problème tient aussi à la situation, somme toute normale de discussion ouverte. 39 40
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Mythe Par mythe, on entendrait plutôt une production mentale partagée qui transforme et dispose l’horizon cognitif à titre d’intelligibilité et d’orientation de la situation d’existence et de destin. Faute d’entamer une analyse approfondie et méthodique (nous avons déclaré que nous nous tenions à la proposition d’un exercice), on pourrait penser rattacher le processus à la pragmatique du Nom propre, telle que la présente Jean Molino, et se demander si l’expression le Sacré ne jouerait pas dès lors dans le registre de la deixis, érigé en une sorte de structure minimale d’orientation, par le croisement des trois dimensions de la personne, de l’espace et du temps : Je / Il (cette chose), ici/ailleurs, maintenant / avant, après, toujours41. On remarque sans peine que le sacré joue un rôle dans la construction approximative d’une sorte de topographie mythopoïétique, au même titre que le surnaturel, le transcendant, l’au-delà, faisant fonctionner l’opposition élémentaire ici/ailleurs. Topographie métaphorique, quand elle se transforme en « domaine », « zone », « plan », « étage », liée au fait qu’il faille penser non seulement une différence, une distance, un écart, mais aussi une structure étagée haut / bas, où la dimension de profondeur semble occuper une place importante42. L’ultime mythopoïétise en terme de temps, y ajoutant une connotation d’accessibilité, introduisant une sorte de vection qui module d’intentionnalité et de temporalité la topographie. Le modèle déictique ainsi projeté fait apparaître une relation de Je à Il (le sacré) dissymétrique et défective. Le Il, non convertible en première ou seconde personne, est investi de puissance, comme un fond d’où émergerait le Je en position de forme exiguë. Faut-il donner un contenu sémantique à ce rapport forme/fond en le rapprochant de la potentialité du mana, et en décrire le mouvement comme une référence obscure à l’obscure existence de forces inconnues, « forces sociales », monde des pulsions inconscientes, encore plus difficile à penser quand Freud avance la notion de pulsion de mort ? Car si la vis significativa est bien mise en évidence, dans son rapport au langage et au savoir même confus de l’existence, comment penser la vis effectiva, la forme et la force, le logos et le mana43 ?
Évaluations et débats Vis-à-vis de cette dimension mythopoïétique du sacré, en tant qu’expression énoncée, on voit se lever des interprétations et des évaluations divergentes. Assez rude est celle de François Isambert : « L’ambiguïté, écrit-il, est en effet la règle d’or de l’usage de ce terme. Ouvrant la porte à l’infini diversité des choses surnaturelles, le mot s’utilise comme s’il désignait un objet unique. Opposé radicalement au profane, il Jean Molino, « Le nom propre dans la langue », Langages, 66 (1982), p. 5-20. Cf. A. Vergote, Religion, Foi…op. cit., p. 150-151. 43 On peut penser à d’autres axes, et au plaisir tout épistémologique que pourrait prendre à les détailler et les croiser un virtuose de l’analyse greimassienne. Suggérons sans souci de système : L’axe généalogique : que dire de l’originaire ? L’axe de l’avoir : quel rapport entre le sacré et la perte ? L’axe de l’identité : le même et l’autre, et bien sûr, l’instance de l’Autre au principe de leur différenciation. L’axe du savoir : le visible et l’invisible, le connu et l’inconnu. L’axe de l’information : taux de prévisibilité et d’imprévisibilité, etc. 41 42
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préside à toutes les démarches qui permettent à celui-ci de communiquer avec lui. Posé comme ambivalent, il tend à jouer le rôle de la valeur. Caractère non substantiel, puis substance impersonnelle, il est traité comme le substitut du Dieu personnel. Il en résulte que jamais l’utilisateur de la notion de sacré ne peut être contraint d’avouer le sens précis qu’il lui attache. Mais on en fait un véritable « entonnoir sémantique », récoltant le divers pour le faire converger en une signification dominante, souvent appelée par simple connotation, mais sous-tendant le raisonnement. »44 François Isambert plaide dès lors pour une approche conceptuelle différenciée et différenciatrice, s’efforçant de se dégager de ces « prisons de l’esprit » que sont les formules monolithiques comme le « temps mythique » ou le « chaos primitif », formules dont on pourrait évoquer aussi le côté mégalithique ou wagnérien. Une autre position consiste à critiquer la critique, et à dénoncer, voire démystifier la démystification. C’est ce qu’a fait avec beaucoup de sérénité et à plusieurs reprises Mircea Eliade45, et toujours avec des arguments dignes de considération, faisant apparaître à quel point une position démystificatrice peut aussi se construire à peu de frais une résidence « rationnelle »pas nécessairement au clair sur ses présupposés. Reste une troisième position éclairée par la position même de Mircéa Eliade, quand il critique la démystification que tenterait d’opérer un esprit se pensant instruit sur une croyance indigène au fait, par exemple, que la maison ou le temple sont au « centre du monde ». Pourquoi admettre le caractère heureux et bienfaisant de la vision mythique de l’indigène et refuser l’idée qu’il y ait eu mythisation de la notion de sacré, sous prétexte que la notion serait devenu un outil « scientifique » désormais classique ? C’est au contraire sans doute le seul moyen de la prendre au sérieux, constatant, comme nous avons essayer de le faire, le rôle qu’elle peut jouer, en dépit de son ambiguïté, dans une orientation d’existence, même minimale, chez un certain nombre de nos contemporains. Antoine Vergote était intervenu sur ce sujet à plusieurs reprises, en particulier lors du Colloque organisé par Enrico Castelli, à Rome, en 197446. Cet auteur considère la formation de la notion de sacré comme un fait historique contemporain. Aussi sévère que F. Isambert, il y voit en premier lieu un artefact des « sciences religieuses » et d’une phénoménologie quelque fois à bon marché. (Fr. Isambert en d’autres temps avait parlé de la « phénoménologie de Mr Jourdain ».) Mais il considère que l’appropriation par nos contemporains de ce rapport exprimé, et sans doute vécu, à du sacré, leur permet de verbaliser et d’exprimer une certaine appréhension de l’ouverture, de la profondeur, de l’inconnu, d’une certaine vection non saturable de l’existence. En fin d’article, il y voit une propédeutique possible à l’accession vers une véritable expérience religieuse, quand s’instaure non seulement un régime cognitif de croyance, comme c’est le cas pour un ensemble fondé sur le mythe, mais une foi fondée comme Alliance et comme interlocution théologale, ainsi qu’on le constate dans l’héritage judéo-chrétien.
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Fr. Isambert, Le sens du sacré…op. cit., p. 303. M. Eliade, La nostalgie des origines…op. cit., p. 143 sq. A. Vergote, « Équivoques et articulation du sacré », Le Sacré, op. cit., p. 471-492.
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Autre parcours Nous ne cherchons pas à forger une conception unitaire du sacré. Nous ne pensons pas que ce soit possible ni sans doute souhaitable. Disons que l’exercice auquel nous déclarions vouloir nous livrer, comporte la recherche d’une voie de solution. Nous l’établirons, non sans tâtonnements sur un seul axe, convaincu qu’il n’est pas le seul pertinent. Nous croyons toutefois que cette voie n’est pas sans force. On peut imaginer que ce qui cherche à se dire dans l’expression le sacré est non pas fondé sur une harmonie préétablie ou prédisposition déterminant dès toujours la forme de l’expérience, qu’elle soit a priori ou archétypale, mais sur ce qu’a disposé dans le sujet, dans sa mémoire intégrée quoique enfouie, l’épreuve même de l’ontogénie, de l’avènement contingent, vivant et mortel, à soi ex alio, dans la chaîne où se forgent réciproquement les identités, la fragilité de la Face et du Nom. L’être humain ne vit sa mêmeté qu’appuyé sur un système de liaison fondé originellement sur un processus cognitif et libidinal de séparation. Toute union ne peut alors se faire que de choses désormais, à jamais, séparées, mais par là-même susceptibles d’être reconnues, comme celle, emblématique, de la mère et de l’enfant, ou celle de la voix et du langage. C’est sur cet axe (car il s’agit bien d’un passage qui fut une véritable altération du sujet), qui seul permet le regard porté sur l’ailleurs et sur l’autre comme vers un donné ou un possible, que s’inscrit l’appropriation non pas du sacré, mais d’un registre de l’expérience et du sentiment de soi où s’exprime une relation à la fois singulière et dépendante à ce qui peut être dit originaire. S’il y a sacralité première il nous semble que c’est de ce côté là qu’il faille la chercher. Ainsi, dans la rencontre d’autrui, timidité de caractère mise à part, il peut y avoir un fond non résorbable d’angoisse originelle. Est-ce cette donnée de tremendum qui en fait la sacralité, ou n’est-ce pas plutôt la rémanence en ce point d’un scénario constitutif de ce qu’il fallut d’altération pour parvenir à la reconnaissance ? En ce temps là, il y eût un passage (qui fut une altération et un deuil), c’est sans doute ce passage, pas nécessairement bien accompli, et qui est bien loin en deçà de ce que sera plus tard l’éducation proprement dite, qui rend à tout moment possible la considération. Le sacré, (mais il faudrait ici une translation adverbiale, impossible en français) pourrait être défini comme consentement à l’écart, à la distance, écho de cette séparation instauratrice, et au fait de ne pouvoir recevoir et se recevoir qu’ex alio. Car le petit d’homme qui intègre ainsi son humanité en allant de séparation en séparation, ne perd rien autrement que dans le fantasme et dans l’angoisse, c’est dans la séparation qu’il se trouve, aux sens multiples du verbe se trouver : invention de soi, mais on peut dire aussi que c’est là que le sujet, assujetti et non asservi, a lieu, désormais, dans l’interstice, qui, pour Winnicott, sauf dérapage psychotique, n’est pas un trou. La présence de soi à soi ne peut pas s’opérer dans une sorte d’adhérence ou de continuité, sans césure, sans phases et sans passage. C’est l’instance du Il, froideur du système, plus redoutable que le ça, chaotique et tentant, qui seule permet l’accession à la position dialogale, liaison autre intégrant l’écart, rendue possible par une déliaison qu’elle ne peut plus abolir sans se nier, ou se soustraire.
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Ce processus de séparation ne s’accomplit pas nécessairement avec bonheur, et des conduites régressives pourront entraver l’intégration « suffisante ». On peut même imaginer un sacré de regression. Mais il ne faudrait pas le confondre avec des effets de sacralité pouvant se déployer dans ce que Donald W. Winnicott appelle l’espace potentiel, espace intermédiaire et partageable où se construisent les productions artistiques, la musique, la religion47. On pourrait parler en ce cadre de régrédience non régressive, pour retrouver non pas l’état antécédent, mais jouer dans le passage même, comme on l’entend dans la musique et dans le chant, comme si la traversée avait rendu possible d’entendre autrement le chant perdu une fois sur l’autre rive48.
Le site liturgique C’est dans le site que constitue la liminalité liturgique que, dans ses moments précisément les plus sacrés, qui peuvent n’être pas autre chose qu’entrer et prendre place, (et ne pas considérer autre chose que prendre place) le sujet « se trouve là », parce que ramené, dans la liminalité même minimale d’un rituel, non pas hors du temps, mais à ce moment à la fois logique et viscéral, de séparation, de vide, d’entre-deux qui n’est plus et qui n’en finit pas parce qu’il détenait à la fois la mort et la promesse. Elle est certes magnifique, chez Carl G. Jung cette voie discrète et secrète, atteinte comme un Graal, au terme d’une alchimie ascétique et sacrée jusqu’à ce point d’initiation ou de sagesse où le moi s’accomplit par désenclavement dans ce qui le dépasse et l’attend49. Le sacré dont nous parlons est sans doute plus restreint dans son champ et plus ordinaire : c’est plutôt le moment de la statio du pélerin, de la déprise momentanée, d’un peu de froid aussi, car toute liminalité a quelque chose à voir avec une mortalité. Ce peut être la gravité d’un rite d’entrée, les deux mains qui se joignent en berceau et que surplombera le regard avant l’Amen et la fugitive entre-vision de l’admirable, précisément caché, la composition de soi dans le lieu par un juste chargement de l’assiette posturale, libérant l’écoute et le regard, comme pour les évangéliser d’en bas, et les dépouiller de leur curiosité, le signe de la croix du corps sur le corps, et si haut dans l’esprit, béné-diction, qui oublie tout sauf le Nom trois fois béni, ce sacré-là ne se vante point, il laisse l’action s’accomplir et se porte aux interstices, aux passages, à tout ce qui ressemble à une suspension, qu’elle soit étalée ou infime, litanie ou Nom murmuré, pour laisser advenir ce lieu logique et véridique où ne subsiste que l’écart et où Dieu fait signe, et laisse entrevoir la promesse.
Donald W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel (traduit de l’anglais, Playing et Reality), Paris, Gallimard (« Connaissance de l’inconscient »), 1975, en particulier chap. 7, « La localisation de l’espace culturel », p. 132-143. 48 Cf. Michel Poizat, « Verbe, voix, corps et langage », LMD, 226/2 (2001), p. 33-50. 49 Ysé Tardan-Masquelier, Jung et la question du sacré, Paris, Albin Michel (« Spiritualités vivantes »), 1998. La première version de ce petit mais remarquable ouvrage portait un autre titre : C. G. Jung. La sacralité de l’expérience intérieure, certainement plus juste en sa rédaction et plus en rapport avec le contenu de l’ouvrage. Dans le titre de la nouvelle édition, conformément sans doute à la doctrine des directeurs de la collection, Jung a perdu ses initiales, et le sacré s’y épiphanise. 47
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Dans cette perspective, la tension bi-polaire me paraît plus se tenir entre cruauté (de la condition, du froid, de la frustration, de l’attente) et tendresse, qu’entre terreur et fascination. C’est ce que l’on peut dire de notre sainte Eucharistie, qui constitue et institue pour nous le modèle de toute sacralité. C’est là que l’Église a lieu, qu’elle « se trouve ». Sa mêmeté d’Église ne se fonde et se soutient que d’un passage, d’une Pâque. Quelque chose est perdu, le pain est rompu, et se lève, non pas une revanche, non pas une nostalgie, mais un régime autre, une liaison des choses et des êtres, et mystère trinitaire.
Sublime nature La considération admirative de la nature, telle que Kant la décrit lorsqu’il construit le concept de sublime, et le fait même du saisissement, ne tiennent pas à la nature, par ellemême muette et aveugle. Le contemplateur, dans la rude et archaïque composition de soi a dû quitter un état d’adhérence biologique pour entrer dans le monde des significations et des fictions vraies où il lui était donné d’advenir et de reconnaître le monde. La sacralité des choses ne tient pas aux choses elles mêmes (c’est d’ailleurs bien ce que précise Mircea Eliade), ni même à ce qui serait en elles comme l’incarnation d’une puissance sacrée, mais au contraire à l’éblouissement de ce que l’exode et la séparation d’hier révélait de promesse par où l’inaccessible parce que irréversiblement abandonné précisément comme magie et toute puissance de soi, se révélait dans la constitution d’un regard que seule la distance avait rendu possible, regard rendu capable de reconnaître la magnificence d’une précédence et d’une majestas, comme le dit si bien Rudolf Otto. Le don n’est pas tant de la chose que du regard rendu possible de la chose à travers une genèse laborieuse et fragile et qui peut échouer. Le Créateur n’est pas seulement un fabricant de belles choses qui révèlerait sa puissance redoutable à des psychismes prédisposés. Il inscrit sa ressemblance dans le mode et non dans le produit. Si la création est « séparation », le regard s’apprend et se reçoit. Il peut être meurtrier et il lui est difficile d’abandonner sa puissance. Mais l’enfant suffisamment bien regardé, saura peut-être voir et saluer à son tour, et discerner la précédence dont il tient d’être soi, et d’imaginer une précédence des précédences, à moins qu’il n’y préfère la puissance perverse du « sale œil ».
Pour ne pas tout à fait en finir avec le sacré Le sacré, à la fois un artefact scientifique, une immense encyclopédie des Religions et de leur lexique, une exploration de l’expérience religieuse, une stratégie néo-païenne, la Pompe funèbre de la mort de Dieu, un concept utile à la science des Religions, mais de portée restreinte, source de confusion lorsqu’il est étendu à un trop haut niveau de généralité. Pour quelques-uns de nos contemporains, un reste d’horizon de sens prononçable avec la gravitas, le juste poids qui seul peut faire la dignité du mot désignant alors une directionnalité, et une dignité de vie.
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Pour le chrétien, non pas une nouvelle, ni une roue de secours intellectuelle, mais la relance d’une compréhension du fait religieux et des Religions, de l’exacte situation du dépassement éthique, de la juste intelligence et de la juste mesure de la sacralisation des institutions et des personnes, et surtout la pratique sage et suffisamment bonne et heureuse d’un habitus de religion que le substantif abusif vient leurrer d’un concept dont la grandiosité jointe à l’usure lui a fait perdre beaucoup ce qu’il recelait d’abîme et de sainte aventure. Une chose est donc le régime « mythique » de l’expression et de son emploi, dans une langue commune, artificieuse ou sincère, qui l’ouvre vers un champ de référence au prix d’un risque d’amortissement. Autre chose est l’emploi de la notion dans la construction d’une religion alternative ou d’une « science religieuse », et plus encore dans la conception et le guidage, il faudrait dire l’agogie, d’une expérience religieuse. Peut-être parle-t-on trop du sacré, surtout lorsqu’il est ainsi substantivé et substantialisé. Le vrai sacré ne se sait pas. Il n’a pas besoin de son concept. Il s’épuise dans la relation et l’élection qu’il soutient et dans son mode. Dire Dieu est autre chose. Deus, Creator optime, sur le rythme ternaire si doucement élégiaque, que commente Augustin, avec émotion, ce n’est pas un concept su, mais le terme d’une Hymne, c’est à dire le moment d’une épreuve et d’un passage, chant d’une promesse que la donation du Nom tient suspendue, car l’Hymne sait dans son mouvement même, et sans le proférer autrement que comme Hymne, que le mouvement qui le porte n’est pas une détermination mais la réponse à une attirance, et que le terme est l’origine. C’est le secret de son allégresse. Cela qui est le réel de tout sacré possible, un concept de sacré qui se sait trop n’en sait rien. Si le sacré se sait et si par dessus le marché il se proclame et s’institue comme objet de connaissance, il devient à lui-même sa propre fin et terminaison, alors qu’il n’est qu’un mode et que l’allure d’un dépassement, et que, peut-être, une des œuvres du Salut selon l’Evangile était d’en desserrer l’étau et la terreur. On peut lire Rudolf Otto comme un grand livre de sagesse religieuse ou de spiritualité, presque l’équivalent d’une métapsychologie de la voie religieuse. C’était aussi le projet de Carl Gustav Jung. Ils ont décrit des processus qui sont de réels chemins de l’âme. Jung n’utilisait pas le concept de sacré à tort et à travers, et tout son itinéraire est plutôt une quête d’un état intense dans sa simplicité, son détachement et son silence. Rien de maniaque ni d’obsessionnel, sans parler de son souci de ne pas faire école. Toute « école du sacré » risque d’être bruyante ou besogneuse. Le ton, si souvent convaincant et prenant de Mircéa Eliade, devient presque frénétique chez le dernier Gilbert Durand, où la religieuse écoute qu’Eliade menait de l’expérience religieuse et imaginale universelle devient une accumulation d’érudition retentissante et dévorée par l’inertie d’entraînement de la machine symbolique50. En somme le sacré qui désigne au mieux un transit se stérilise quand il se constitue sa propre religion Les grandes religions sont toutes des voies51 et en
Traité d’anthropologie du sacré, éd. Julien Ries, vol. I : Les origines et le problème de l’homo religiosus, Paris/ Tournai/Louvain-la-Neuve, Desclée, 1992. Il va sans dire que l’ouvrage, outre le témoignage convaincu qu’il donne des conceptions d’ensemble de ses promoteurs, en particulier l’article-programme de Gilbert Durand que nous avons cité, présente une grande somme d’informations d’un très grand intérêt. 51 La notion de voie est habilement intégrée par Michel Meslin dans la construction d’un concept de religion : cf. M. Meslin, L’expérience humaine… 50
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cela elles déplacent le sacré et remanient non seulement sa directionnalité et son mode, mais disposent un système de médiations qui leur est propre, y compris la pensée de la médiation.
Note additionnelle : Fragments d’un programme On peut se demander si, au lieu de travailler sur le sacré en général, il ne vaudrait pas mieux diviser sciemment la question et traiter de ses supports, en essayant d’en pousser l’investigation plus loin que ne le fait une approche formelle ou historiciste, jusqu’au niveau d’une belle intellection théologique. D’une certaine façon, on peut dire que le support en sait plus long sur le sacré que le concept du même nom. Je citerais volontiers comme exemplaire de pénétration et d’heureuse communication au lecteur les pages de Jean-Louis Chrétien sur l’Hymne52, les travaux de Frédéric Debuyst sur la symbolique de l’Autel ou le génie du lieu53. Il serait important aussi de ne jamais cesser de creuser le mystère de la Célébration, sans perdre de vue son ancrage dans l’aventure de la chair et de l’incarnation. Le Cardinal Bona aimait citer la formule de Gerson : « Dieu récompense non les verbes mais les adverbes », non pas tant l’action que la manière54. Ce que l’on appelle à bon droit « le sens du sacré » tient souvent au mode d’accomplissement, à des questions apparemment mineures de comportement, de solution posturale, d’allure : probité, exactitude, droite simplicité, juste économie de la durée et du temps et surtout présence suffisamment pleine à l’action en cours. On peut se demander quel pourrait être le contenu de l’adverbe sacraliter, même s’il s’agit de mauvais latin. Pour la récitation de l’Office et la célébration de la Messe, on utilisait traditionnellement les trois adverbes : reverenter, distincte, devote. On peut en faire une lecture moderne, mais la visée est la même, avec cette seule différence qu’il faut y intégrer la juste et religieuse gestion de l’interaction voir de l’action sur autrui. Il faudrait ne jamais oublier la Liturgie du dehors et de la vie ordinaire (que l’on ne saurait dire « profane », car profane par rapport à quoi ?). Sacralité mineure, participant d’une consecratio mundi. Ce peut être une réponse comportementale soit à tout ce qui relève d’une donation, d’une séparation, d’un échange symbolique. Sacralité ordinaire de la douceur des choses, des gestes de la nourriture, du soin de l’enfant, de l’inter-face humaine, du vin, de la cuisine, des photos de famille, des termes d’adresse… En deçà d’une morale du devoir, puisqu’il s’agit surtout de grâcieuseté et de reconnaissance.
Jean-Louis Chrétien, L’Arche de la Parole, Paris, PUF, 1998, p. 184 sq. Frédéric Debuyst, « La problématique de l’autel », Chroniques d’art sacré, 1-4 (1985), tiré à part en 1993, édité par le Comité national d’Art sacré. 54 Cf. notre article : « Célébrer “dévotement” après le concile de Trente », LMD, 218/2 (1999), p. 25. Dans cet ouvrage p. 301. 52 53
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Oralité de la liturgie [Lors d’un Colloque annuel réunissant en janvier 2000, des enseignants et des étudiants de théologie sacramentaire et de liturgie à l’initiative de l’Institut Supérieur de Liturgie de Paris, et dont l’objet d’étude portait sur « l’oralité de la Liturgie : voix, parole, chant », il fut demandé à l’auteur d’intervenir en fin de journée pour esquisser un bilan et recueillir les acquis les plus marquants de la problématique mise en œuvre. L’auteur a gardé la tournure propre à une intervention ex tempore et maintenu les allusions éventuelles aux communications de ses collègues (Michel Poizat, Monique Brulin, Marie-Noël Colette, Yves-Marie Blanchard, Louis-Marie Chauvet) lesquelles sont consultables dans la livraison référencée de La MaisonDieu, 226.]
Que la liturgie présente une dimension d’oralité, point n’était besoin de se réunir en colloque pour en faire le constat. Mais c’est souvent le propre des constatations apparemment banales, que de masquer derrière leur évidence1 quelque ressort secret dont la mise en valeur et l’exploration peuvent conduire à une meilleure intelligence d’un phénomène ou d’une action, surtout lorsqu’il s’agit de se demander comment cette action, comme c’est le cas pour l’action liturgique, est amenée à faire composer entre eux les différents supports de sa manifestation active et sensée. Il pouvait être bon de laisser quelque peu flotter, dans un premier temps, ce concept d’oralité. Son contenu semble ouvrir un domaine suffisamment orienté, à défaut d’être parfaitement circonscrit. De plus, l’objet est tentant, plein d’inconnu, et riche de la promesse d’une moisson linguistique, anthropologique, psychanalytique même, avec par-dessus le marché une incontestable prime d’actualité, quand on sait l’intérêt porté de nos jours à tout ce qui a trait à la tradition orale.
Un concept au travail La relecture des actes de ce colloque montre que l’on n’a pas tenté de le définir préalablement, lui laissant le rôle d’un incitateur général. Et de fait, les différents intervenants ont pu disposer d’une grande liberté pour donner une suite à cette incitation. In La Maison-Dieu, 226/2 (2001), p. 139-150. Nous avions écrit : « tranquille évidence ». Molle redondance de plume qui aurait pu se renverser en son contraire, du fait que, pour un certain nombre d’entre nous, l’évidence d’une inflation peu maîtrisée de la dimension orale-verbale de beaucoup de nos liturgies aurait plutôt revêtu un caractère préoccupant. *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 45-51 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.118989
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On voit donc se dégager une perspective de théologie fondamentale mettant en évidence l’aspect allocutaire de la Révélation, la portée constitutive de sa transmission de bouche à oreille, la structure qu’on peut dire dia-logique de la confessio oris de la foi, par laquelle la simple opinion mentale est déplacée par l’acte vif de la profession publique, de l’agir sacramentel, de l’invocation des Noms Divins ou de la force récapitulative de l’Amen. On prend en considération la valeur testimoniale de la lecture publique des Écritures et la portée qu’il faudrait dire ecclésiurgique de la traditio tradens2 qui culmine dans le site sacramentel du Mémorial eucharistique, et ce que l’un des intervenants désigne comme son archi-oralité. Si ces actes de parole ne peuvent accéder à leur vérité qu’à l’épreuve d’un certain silence qui les tient et qui les encadre, la mise au travail des puissances engagées dans la circulation et l’échange dia-logique, condition de tout processus identificatoire et de toute genèse, rencontre, à l’inverse, l’énigme et l’épreuve de la voix et de sa jouissance. Le chant prend alors figure d’analyseur, et l’histoire mouvante de ses formes témoigne de ce qui, dans le vaste champ de l’expérience religieuse, se cherche et s’éprouve en deçà et au-delà des mots, et dans leur traversée même, vers ce qui ne peut s’appréhender qu’en terme de bonheur ou de lamentation. À ce beau parcours, nous voudrions seulement ajouter quelques points d’insistance et quelques compléments qui nous tiennent à cœur.
L’appareil de l’oralité La première de nos remarques, en dépit de ce que nous avons écrit plus haut, se rapporte à la difficulté de donner au terme « oralité » un contour suffisamment bien formé, et surtout une délimitation opératoire satisfaisante par rapport à son environnement lexical dans la langue commune ou savante. Oral, aural, verbal, vocal, autant d’adjectifs, d’ailleurs substantivables, qui semblent former dans les faits un solide partenariat. On pourrait être tenté, pour trancher la difficulté, de recourir à l’apparente sûreté de la géographie anatomique et se garantir par une description de l’appareil phonatoire, comme le font les techniciens du chant, pour y observer la formation et l’entretien des productions sonores. Mais qui ne voit que la dimension strictement orale, difficile en cet endroit à démarquer de la vocale, y est tout de suite débordée ? D’un simple point de vue anatomique, la zone laryngo-buccale, où se localisent les points d’articulations consonantiques, où se dimensionnent les apertures vocaliques, ne peut pas se passer, pour émettre quelque son que ce soit, de ses résonateurs palataux et faciaux, pas plus que du soutien de sa soufflerie et de son assise corporelle, pour ne rien dire de sa directionnalité et de son lien à l’audition réflexe. Mais surtout, le recours à la simple anatomie équivaudrait à ignorer à quel point l’appareillage phonatoire ne peut pas être considéré comme une machinerie, subtile, certes, mais sans autre qualité qu’instrumentale. Étayé, étrangement, sur un orifice alimentaire et ventilatoire, il fait corps (si l’on peut dire), mais corps de mémoire et d’épreuve, avec l’avènement de chacun à la parole et au langage, et à l’expérience heureuse ou malheureuse 2
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C’est-à-dire la tradition comprise comme action même de transmission.
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de soi dans la confection laborieuse ou aisée de son image parlante. Inséparable de l’audition réflexe, l’appareil et le processus phonatoire, indissolublement aural et oral (sans parler de son lien vite privilégié à l’activité des mains), participe d’une sorte de dilatation logique et proprioceptive, jusqu’à se faire machine mentale et pulsionnelle, agence et laboratoire de transformation, de passage et d’échanges aussi bien internes qu’externes, comme on le constate dans l’appropriation restituable des différenciations qui fondent les codes sonores de reconnaissance, depuis le système phonologique de la langue, jusqu’à la singularité de l’adresse et du nom propre, dont l’appel déterminera l’orientation du visage et des yeux, promouvant tout le corps, harmoniquement, vers l’espace des présences et des autres voix. Les Anciens avaient bien vu cette sorte de métabolisme syncrétique qui se jouait entre les quatre instances de la bouche, de l’oreille, de la mens, et du cœur, et sa portée d’accomplissement, ou, dans une forme d’expression héritée des Stoïciens, de transit, des sensibilia vers les spiritualia. Ainsi, la réflexion, développée à partir d’un concept tel que celui d’oralité, se trouverat-elle toujours partagée entre une approche réduite, comme celle qui concernerait les mécanismes de l’articulation des sons du langage, et une approche plus soucieuse de ses intrications, de ses solidarités avec les divers processus mis en jeu et leur étayage réciproque.
Oralité/ scripturalité Une autre question peut être suggérée par une certaine actualité du débat qui, d’une manière ou d’une autre, engage l’emploi du terme « oralité » dans un rapport antonymique avec celui de « scripturalité ». Une première précaution me semble être d’éviter en ce point toute emphase, en particulier cette emphase assez commune dans les sciences humaines, par où des concepts jusque-là commodément et honnêtement opérationnels glissent subrepticement vers des entités grandioses ou pathétiques, comme ce peut être le cas dans des travaux utilisant l’antonymie qui nous retient. Comme beaucoup d’autres, nous nous efforçons plutôt de suivre la leçon de Jack Goody, de Walter Ong ou de Paul Zumthor3. La lecture de leurs travaux conduit à penser qu’en tout état de société, l’antagonisme de potentialité décelable entre le plan d’expression vocal-aural et celui de la projection graphique, qui déborde de beaucoup la seule écriture verbale, engendre un domaine actif et réactif de l’organisation culturelle (classifications, calcul, communication, mémoire, verbalisation) et produit dans l’histoire des sociétés des états de culture sujets à transformations, non sans décalages entre les groupes de population, avec des fonctionnalités recomposées, voire des zones ritualisées de régrédience significative. Walter J. Ong, The Presence of the Word. Some prolegomena for cultural and religious history, New-Haven/ London, Yale University Press, 1967. Traduction française : Retrouver la parole. Introductions à l’histoire de la culture et de la religion, Paris, Maison Mame, 1971 ; Jack Goody, The Domestication of the Savage Mind, NewYork/ Cambridge, Cambridge University Press, 1977. Traduction française : La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Éditions de Minuit (« Le sens commun »), 1979 ; Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Éditions du Seuil, 1983 ; Werner Kelber, Tradition orale et Écriture, Paris, Éditions du Cerf (« Lectio divina », 145), 1991. 3
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On ne saurait donc minimiser l’importance à l’époque moderne du support imprimé et, avec le dressage scolaire, de la généralisation d’une pratique de la lecture muette et rapide. De bons auteurs font toutefois remarquer que la réalisation graphique d’un énoncé est bien loin d’en altérer à coup sûr tout ce qui pourrait se rapporter à sa temporalité sonore, sa ponctuation, sa motricité syntaxicorythmique, et que des maladresses en matière d’euphonie sont parfaitement sensibles à l’audition interne4.
Tradition orale Il y aurait certainement lieu de distinguer civilisation orale et tradition orale. Le rituel de l’endormissement des petits enfants, les comptines du bas âge, peuvent maintenir longtemps un secteur réservé de tradition orale dans une civilisation du magazine et de l’ordinateur. Il est également nécessaire, comme l’a fait justement remarquer Yves-Marie Blanchard5, de se garder en ce point d’une vision rétro-nostalgique, et d’imaginer dans l’oralité une sorte d’état de nature pure, corrompue par une chute dans les tristes filets de l’écriture. Il est facile de constater à quel point l’héritage chrétien est marqué à sa fondation par un oralisme qui y laisse des traces et, bien sûr, un particulier bonheur d’entendre, de dire et de chanter : verba Christi, hymnes pauliniennes et de l’Apocalypse, rythmique des sentences, narration narrée de la Cène eucharistique… Le dialogue de la Préface, plus romain encore que sémitique, reste un modèle, sublime en sa simplicité, de cette responsorialité invitatoriale qui édifie et réjouit Église. Bien sûr, parler ici de tradition orale revêt un sens sciemment restreint. Mais ne peuton pas penser que, bien qu’ayant largement et profondément intégré l’écrit, voire l’imprimé, et généralisé depuis de longs siècles le modèle de la lecture à haute ou basse voix pour ses actes publics de prière, la liturgie, en son principe et son effectuation, outre la lecture publique à haute voix des Saintes Écritures, garde, au sens actif et vraiment transitif du verbe latin tradere, une tradition véritablement orale/aurale de type mémoriel et testamentaire, qui culmine dans la tradition, la béné-diction, l’invocation épiclétique des Noms Divins, l’acheminement catéchuménal, dans l’accomplissement sacramentel du baptême et de la narration eucharistique6 ? On pourrait ajouter que si l’un des traits constituants d’une tradition orale est l’élément de protocole intégré et intégrant par où s’atteste sa légitimité, la liturgie les multiplie à plaisir. Outre que la figure du Livre, et son ouverture, suivie de l’annonce du passage à lire, peuvent être compris comme cette auto-testimonialité d’une tradition en acte, du moins quand il s’agit de la lectio, comment ne pas être ému, et peut-être à cause même de sa répétition, Lire à ce sujet, à défaut de la lourde compilation de : Henri Meschonnic, Critique du Rythme. Anthropologie historique du langage, Lagrasse, Éditions Verdier, 1982, le subtil : Jacques Drillon, Traité de ponctuation française, Paris, Gallimard, 1991. Ces réflexions pourraient conduire à modérer quelque peu l’opposition métaphorique de la lettre morte et de la parole vivante. Un texte écrit, manuscrit ou imprimé, peut être extrêmement vivant pour son lecteur, et faut-il évoquer les cimetières encombrés des paroles vaines ? 5 Dans ce même numéro 226 de La Maison-Dieu, « L’oralité dans l’Ecriture », p. 51-72. 6 Cf. Louis-Marie Chauvet, « La notion de tradition », LMD, 178 (1989), p. 7-46. 4
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par la monition du Notre Père : tout y est d’oralité, jusqu’à la mesure de ce qu’il faut de mouvement pour engager la Foi dans une action de dire, par une sorte d’hésitation sainte qu’efface la générosité de l’invite. La traditio tradens se double ici d’une traditio sese tradens7 s’entretenant de sa propre réplication. Mais il y aurait lieu sans doute d’ajouter que, dans le cadre d’une tradition orale, la tradition d’un énoncé est le plus souvent centrée sur la situation dans laquelle l’action s’inscrit ou qu’elle est censée produire, ce qui engendre une très grande acceptabilité de variantes, ou même de gloses, à l’intérieur d’un protocole le plus souvent très strict. Louis-Marie Chauvet expose ici8, en des termes très sages, la difficulté où se trouvent nos liturgies, et cela depuis de longs siècles, à traiter leurs actes de prières comme des lectures ou des récitations d’énoncés déterminés dans tous leurs éléments énonciatifs. Mais les dérives évidentes que peuvent constituer des développements de type didactique ou une trop grande pression parénétique ne peuvent être évitées que par une profonde et théologique appréhension de la logique et du site propre des divers actes de langage que la liturgie est amenée à déployer.
La parole en son site La mise en place de la communication verbale, et la formation des oppositions significatives qui fondent la capacité du langage à fonctionner logiquement, tendent à effacer l’intérêt pour la matérialité du son au profit de la formation et de l’acheminement du sens, par où l’oralité tend à se réduire en verbalité, renvoyant au rôle d’accessoire les manifestations indicielles ou symptômatiques de la communication, primat du dictum sur le dicere. Le chant, comme l’a proposé Michel Poizat, constituerait une sorte de régrédience pathique vers un en deçà logique et ontogénétique de ce franchissement à la fois nécessaire et frustrant. La situation liturgique, quant à elle, réintroduit une pertinence cérémonielle, et pas seulement instrumentale ou accessoire, de la variable orale/aurale et de l’acte de dire ou de lire, élargie à la figure active et à la mise en site d’une transmission vive s’accomplissant et se signifiant par son medium propre. Ce qui amène à en considérer les aspects cénesthésiques, attitudinels, comportementaux, proxémiques, en réserve dans le rituel, et qui, dans le cas d’énoncés déjà formés, et parce que ritualisés, jouent alors le rôle d’une véritable recontextualisation. L’insistance est alors mise sur les aspects illocutoires de l’acte de parole, c’est-à-dire sur le pouvoir qu’il détient de créer une distribution potentielle de places marquées, qui fondent en particulier le caractère invitatorial du rituel. Cette organisation de la scène parlante peut être conçue comme une fiction contractuelle mettant en rapport dialogique des êtres de langage à des places marquées dans l’échange. L’action cérémonielle vient la déterminer par une illocation, c’est-à-dire par une réalisation vive, à la fois orale, vocale et comportementale, dans un lieu logique et physique, et dans l’incidence temporelle d’un acte investi de la suffisante gravité d’un poids de présence. C’est ce contrat de langage qui, à travers cette figure effectuée, en appelle à l’assentiment de foi.
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C’est-à-dire la tradition qui se transmet elle-même comme accomplissement délibéré. Dans ce même numéro 226 de La Maison-Dieu, p. 136-137.
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Cette organisation rituelle, au sein de laquelle la discrimination entre le symbolique et l’opératoire reste indécidable, peut toutefois être entravée par une confusion d’objectif entre la mise en place, même minimale, d’un contrat cérémoniel qui puisse fonder la testimonialité d’un acte public, et la recherche impatiente de ses effets moraux dans un engagement non plus rituel, cette fois, mais rhétorique, où, souvent par la monotonie et l’insistance d’une pression sur le récepteur, ou d’une emphase incongrue, ou par l’emploi d’une élocution propre au discours de conviction ou à l’enseignement, il est difficile d’échapper à un entraînement auto-parodique. De ce point de vue, on ne saurait donc parler d’oralité sans faire référence à la diversité des actes de langage engagés chacun en leur site propre, à la fois logique et physique, et investi par des locuteurs et des allocutaires auxquels l’aperception même minimale de ce site vient conférer un juste poids de présence9.
Le près et le loin La scène rituelle qu’intègre l’oralité de la parole proférée selon ses diverses potentialités d’orientation dialogiques, n’est pas nécessairement grandiose, ou lugubrement hiératique. La gravitas dont nous parlons n’est jamais que le juste poids de soi, dans des scènes qui en voient moduler sensiblement focalisation et défocalisation. Car l’intérêt de la notion de site rituel réside dans sa capacité analogique. Ainsi, le jeu des mains, du visage, des yeux, de l’oreille et de la voix, dont nous avons dit le retentissement sur toute l’économie posturale, non seulement permet d’intégrer un site public, mais peut composer, en deçà, de soi à soi, un sanctuaire pour une liturgie de l’intime. Si la parole y surgit, son oralité même la fait participer, avant tout effet d’information sémantique, à la constitution, voire à l’accomplissement de la scène. N’est-ce pas ce qui advient dans le cérémonial si personnel, en même temps que si public, de la communion eucharistique, telle au moins que nous la voyons décrite dans le passage si célèbre des Catéchèses mystagogiques ? Le mystère qui s’y manifeste y est d’autant plus saisissant que le trait majeur d’oralité y est celui de la manducation. La parole de l’Amen, qu’a précédé le charme du chant invitatorial des chantres, est portée par tous les menus traits de la scène à une sorte d’évidence totale. Peu de descriptions rituelles peuvent nous permettre de conclure, avec autant de bonheur et de force, sur l’oralité de la liturgie comme confessio oris des sacrements de la Foi.
Sur cette notion de scène rituelle, comme sur celle de site illocutoire, on pourra consulter l’ouvrage de l’auteur : Jean-Yves Hameline, Une poétique du rituel, Paris, Éditions du Cerf (« Liturgie », 9), 1998. On consultera également : Isabelle Renaud-chamska, « La Lettre et la Voix », LMD, 190 (1992), p. 2549 ; Cécile Turiot, « Au cœur de la Liturgie, lire les Écritures », ibid., p. 75-90 ; Louis-Marie Chauvet, « La Bible dans son site liturgique », La Bible, parole adressée, éds J.-L. Souletie et H.-J. Gagey, Paris, Éditions du Cerf, (« Lectio divina », 183), 2001, p. 49-68 ; Monique Brulin, « Quand la parole se prend au mot », ibid., p. 69-80. 9
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Quand tu communies… Les mains sont portées en avant, sans raideur ni tension, offrant à ce qui viendra s’y déposer la sensibilité de la paume, le creux de la main. Le contact des deux mains dont l’une soutient l’autre, opère un bouclage qui engage une focalisation sans altérer l’ouverture. Une telle position engage potentiellement pour le corps tout entier, et plus précisément pour le regard qui se portera sur l’objet déposé et pour la voix qui intégrera la scène, une sorte de pacification harmonique rétroactive : impossible, en effet, dans cette position, d’esquisser un mouvement d’agression gestuelle et encore moins verbale. Et la main se fait métaphore active (cette conversion logique et poétique est un de ses pouvoirs), elle dit l’attente, et non la prise, et la reconnaissance d’une donation précieuse, que le regard considère, et que la parole confesse, formant ainsi, dans l’immédiat amont de la face, entre les yeux, la bouche et les mains, une sorte de sanctuaire momentané, ouvert à l’admirable. « Quand tu t’approches, ne te précipite pas les poignets en avant et les doigts écartés, mais de ta main gauche fais un trône pour ta main droite, puisque celle-ci doit accueillir un Roi. Dans le creux de la paume reçois le corps du Christ, en disant Amen […] » V, 2010 Après la communion au Sang du Christ, l’action des mains, opérant dans le contact de soi à soi, vient comme bénir ce minisanctuaire, et étendre cette bénédiction à tout l’organisme perceptif et sensible : « Et tant que tes lèvres sont encore humides, touche-les de tes mains, et tes yeux, ton front, et tous les autres sens, sanctifie-les à leur tour, et rends grâce à Dieu qui t’a jugé digne de tels mystères. » V, 21. Ces lèvres, engagées dans le procès d’oralité, céderaient-elles pour un temps leur compétence verbale, pour pouvoir devenir, et le savoir, sanctuaire de benediction.
Saint Cyrille De Jérusalem, Catéchèses mystagogiques, présentation de A. Piédagnel, traduction de P. Paris, 2e éd. revue, Paris, Éditions du Cerf (« Sources chrétiennes », 126bis), 1988.
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La scène liturgique, entretien avec R. Debray et L. Merzeau Cahiers de médiologie [ci-après C. M.] : L’exercice du culte a-t-il d’autres buts que l’exhortation morale ? Jean-Yves Hameline : Si l’on s’en tient à ces trois missions – exhortation morale, transmission d’un régime de croyances et entretien d’une sociabilité religieuse – il me semble qu’on manque l’essence de la liturgie. Telle qu’elle apparaît par exemple dans son fondement (et sa fondation) eucharistique, celle-ci se définit comme position dans la foi et reconnaissance dans la piété de la place offerte et reçue, qui fait l’Église et le Fidèle. Dans cette perspective, la liturgie n’est pas d’abord une action d’un clergé sur une population de fidèles, mais une sorte de rendez-vous entre l’Institution et ce qui l’institue, entre le fidèle et lui-même, en tant qu’ils sont fondés sur un contrat de reconnaissance, d’identité et d’attachement, où Dieu « persiste et signe » et livre son Nom. Ce déploiement contractuel propre à l’action liturgique, qui suspend, en droit1 la recherche d’un effet ou d’un rendement, peut être rapproché de la distinction que fait Kant entre l’ars rhetorica et l’ars bene dicendi. Le premier concerne les opérations transitives d’information, de conviction ou de persuasion, dont dépend l’efficacité d’un message (comme dans le cas de la publicité). Le deuxième désigne cette sorte de violence native par laquelle le langage, indépendamment de tout auditeur, se trouve confronté à sa propre nature, à ce qu’il est, connue fondation ou comme possibilité. On retrouve encore cette idée chez saint Augustin, pour qui la parole a moins pour fonction d’enseigner (ut docemus) ou de persuader (ut commovemus), que de mettre en place un acte qui fonde la psyché sur sa propre archéologie (ut commemoremus). Dans cet acte, le langage est moins le produit de l’individu que quelque chose qui le traverse, et dont il pourra se souvenir à travers les sites dans lesquels la parole aura pu résonner, avec un ton, une couleur, une intonation. L’instance liturgique est donc essentiellement une instance de la mémoire et une suspension des transitivités rhétoriques, visant à installer le moment même de la parole dans son rapport de soi à soi. In Cahiers de médiologie, no 1, « La querelle du spectacle » (1er semestre 1996). Tout appareil dirigeant peut bien sûr détourner ce contrat à son profit, par une rhétorique de l’apparence et de la séduction héroïque ou festive. *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 53-57 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.118990
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C. M. : Faut-il dès lors parler de la liturgie comme d’un théâtre sacré ? J.-Y. H. : La liturgie met en scène cette communicabilité, par exemple dans le récit de l’institution eucharistique, où le mémorial établit les conditions de la naissance du contrat social chrétien. Sans cesse ramené à sa propre fondation, celui-ci est de l’ordre de l’alliance, c’est-à-dire du symbolique : non pas ce qui est à comprendre, mais ce qui me comprend et marque ma place. Avant d’être un discours tourné vers l’efficacité de l’information ou de l’exhortation, la liturgie est d’abord le lieu de cette distribution des places possibles. Le sacré, qu’on peut définir comme la « réserve du signifiant »2, c’est-à-dire la capacité du signe à produire des effets de signification, ne saurait être saturé par une parole purement transitive, qui est sans mémoire. Au contraire, dire par exemple le mot « amen », c’est prendre place dans une circulation des signifiants permettant d’engager un contrat de « locativité » avec soi-même : ici, c’est le mot qui se souvient de celui qui le profère en marquant sa place dans un lien mémoriel, et non l’inverse. C. M. : Vous n’avez pas évoqué le théâtre… J.-Y. H. : On ne peut nier le caractère théâtral de la liturgie, qui se signale notamment dans la production et la composition d’une scène manifeste – que je préfère d’ailleurs qualifier de site. Mais le hic et nunc rituel diffère de celui du théâtre, car le fidèle est impliqué dans la scène, non pas comme spectateur ou auditeur, mais comme une des figures de cette scène. Si la liturgie a pu, dans les faits, être parasitée par une dimension spectaculaire opérant une démarcation entre fidèles et ministres, en droit, elle ignore la dissociation public/acteur. D’autre part, l’acteur – qu’il soit officiant ou fidèle, – est impliqué dans la scène non pas par l’effet d’une identification au héros, mais par une structure d’alliance et de distribution, dans laquelle il reçoit et assigne à son tour un jeu de places à travers la disposition des lieux, le jeu des regards ou l’économie posturale. Il faut bien sûr distinguer la place marquée de la place effectivement occupée. Quand le lecteur ouvre le livre des Évangiles, la place marquée pour la transformation possible, c’est-à-dire cérémonielle, des fidèles assemblés en une « assemblée de la lecture ». Cet acte cérémoniel est une condition nécessaire au passage de l’écriture et a la Visitation du texte. Que les fidèles écoutent ou non relève en revanche de la place occupée. On retrouve ici les problèmes posés par les choix stylistiques de la diction et de la déclamation : le lecteur doit-il faire une lecture dramatique, théâtrale, ou doit-il tendre vers le signifiant zéro, pour laisser au texte sa présence massive et faire passer l’entendre avant le comprendre ? Dans la situation liturgique, le savoir importe moins que l’écoute – qui est travsersée, passage, Visitation – et c’est pourquoi les textes doivent être sans cesse relus, dans un protocole qui ramène la foi sur ses conditions d’origine et la parole a sa dimension de commemoratio.
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J’emprunte cette définition à François Wahl.
La scène liturgique, entretien avec R. Debray et L. Merzeau
Pour revenir aux différences entre théâtre et liturgie, on peut également signaler que le rituel ignore la notion de fiction dramatique3. Les signifiants de la scène liturgique ont pour fonction de faire jouer le rapport de soi à soi, et non de le suspendre par une échappée dans le rêve ou l’imaginaire. La liturgie n’est pas spéculaire : elle ne peut rien gagner d’un excès de frontalité propre aux dispositifs de la scène ou de l’écran, et la réponse qu’elle appelle n’est pas d’ordre mental, mais postural (regards, écoute, orientations, interactions en rapport avec le jeu des places). C. M. : Le prêtre joue-t-il un personnage ou est-il lui-même ? J.-Y. H. : Il est une figure de la scène, en tant que ministre. En tant que personne privée, il est lui-même mis à l’épreuve par le fait qu’il reçoit une mission de l’Église. Il a été ordonné pour garantir non seulement la dignité, mais aussi la probité des protocoles. C. M. : Vous avez évoqué l’existence d’un « déficit cérémoniel » – qu’on peut d’ailleurs observer dans la cité en tant que telle. Qu’en est-il dans l’Église, et que pensez-vous des regrets qui se sont manifestés, depuis Vatican II, au sujet d’un certain appauvrissement des rituels ? J.-Y. H. : On a pu parler de « déficit cérémoniel » pour désigner deux sortes de phénomènes. Il est clair, d’une part, que les rédacteurs des livres romains ont suivi les recommandations conciliaires visant à rétablir les rites dans une « noble simplicité ». Beaucoup de surcharges et de doublets imposaient une refonte, mais il est possible qu’on soit quelquefois allé trop loin, et que les conduites parlées, sous l’effet du mirage de l’achèvement du sens en discours, l’aient parfois emporte sur la constitution du site sensé, où la parole elle-même est confrontée à l’espace des corps et au mutisme des choses. En deuxième lieu, l’engagement des acteurs dans ce qui apparaissait comme une « fiction » cérémonielle se heurtait au reproche d’inauthenticité, si constant en christianisme, mais sans doute renouvelé par les conditions de notre époque. L’adhésion de soi a soi, plus que par identification contractuelle, semble s’y opérer par la production de l’opinio vehemens dont parlaient les Médiévaux. Il est possible aussi que les soucis pragmatiques – et légitimes – d’une pastorale de conversion et de convivialité l’aient emporté sur la logique moins immédiate de la co-figuration liturgique, où la mémoire prend justement le temps d’oublier… Dialectique du temps dont on craignait qu’elle ne dérive vers la fuite, le refuge hors des soucis quotidiens et des servitudes de la vie morale et politique. Ne risquait-on pas alors d’ignorer que l’essence de la liturgie ne relève pas plus d’une retraite dans la méditation que d’un engagement dans l’efficacité, mais elle consiste à revenir, par moments consacrés, sur les sites fondateurs qui permettent l’intelligence et le goût des choses et de soi, en cette instance ou la scène rituelle à la faveur d’une sorte de déprise, rend intelligible et sensible un champ de relations possibles offertes à l’assentiment.
Ici, ce serait plutôt le théâtre qui se rapproche quelquefois de la liturgie, en tendant, comme dans les tragédies grecques, vers des données non fictionnelles, relatives aux expériences fondamentales de l’être humain. 3
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C. M. : N’accordez-vous pas quand même moins d’importance à la liturgie que, par exemple, les Orthodoxes, qui ont davantage le goût du cérémoniel ? J.-Y. H. : Je pense qu’on exagère un peu le caractère contraignant des cérémonies orientales. Ce qui compte, par exemple à la synagogue, c’est que le rituel ait lieu, moyennant une certaine indépendance de l’implication du fidèle, qui peut s’absenter, puis revenir pour reprendre l’office au stade où il est parvenu. Dans le culte catholique ou réformé, on exigerait plutôt que l’attention soit focalisée, au culte comme à l’école. Pourtant l’espace liturgique peut être perturbé par cet excès de focalisation, qui fait oublier que seul importe le déroulement possible du rituel, et non l’efficacité d’une attention qui renvoie davantage au modèle de la conférence qu’à celui de l’office. C’est ce qui se produit avec des dispositifs techniques comme la sonorisation. Les micros prédisposent en effet l’auditeur à une réceptivité qui n’a plus grand chose à voir avec l’implication de soi dans la scène sacrée. Paradoxalement, ces équipements associent ainsi au discours de plus en plus démocratique de l’Église une structure asservissante de distribution des décibels entre les célébrants, l’animateur et les fidèles. C’est pourquoi l’on peut rêver d’un retour à la voix nue ou à des dispositifs comme la disposition semi-circulaire, qui permettent au contraire la constitution d’une assemblée moins impérativement menée. C. M. : Vous évoquez souvent « le caractère particulièrement indiciel du code catholique ». Pouvez-vous préciser quelle est la place de l’indiciel dans la liturgie ? J.-Y. H. : Le culte chrétien repose avant tout sur des comportements auditifs, oraux et posturaux, comme la louange vocale. Or l’économie posturale ne relève pas d’un système discret d’unités de sens, mais engage des processus supra-segmentaux comme la vitesse, l’intensité, la pressions, l’allure… Cette importance accordée à l’enveloppe sonore fait donc de l’indice un élément primordial de la liturgie, même si cet indice peut tendre vers la figure à travers le chant. De plus, l’économie posturale du culte ne consiste pas en une production d’indices dispersés (comme un joli ton de voix), mais en une intégration suffisante où gestes, voix, postures, regards, et pression sur soi ou sur autrui se composent mutuellement dans un rayonnement réciproque. C’est pourquoi les aspects intonatoires représentent a mes yeux l’un des principaux problèmes soulevés par l’évolution de la liturgie. Ce que les langues vernaculaires ont en effet transformé, ce n’est pas le discours, mais la dimension indicielle de ce discours. Contrairement au récitatif latin, qui stylisait l’indice de manière très formelle, le français présente par exemple un régime d’appuis et de contre-accents, qui entraîne la parole vers une rhétorique d’information ou de conviction, mais l’éloigne de la fonction mémorielle propre au texte rituel. C. M. : Vous avez écrit : « sans distance, tout vérisme est conformisant ». Pouvez-vous expliquer cette formule ? J.-Y. H. : Exhiber une absence de conventions relève encore d’une convention, car, comme l’écrivait Roland Barthes : « dès qu’il y a société, tout usage devient signe de cet usage ».
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La scène liturgique, entretien avec R. Debray et L. Merzeau
Prôner l’authenticité, la spontanéité ; l’immédiateté contre la distance cérémonielle, c’est ignorer que, par l’effet de la répétition, toute pratique n’est jamais que la distribution des signes d’elle-même. Aujourd’hui, beaucoup de conduites sociales témoignent de ce vérisme conformisant, parce qu’elles sont orchestrées pour apparaître immédiatement comme vraies. Dans la liturgie telle qu’on l’a définie, il s’agit au contraire d’accéder à la vérité, à travers l’espace froid du sens et par la rencontre dangereuse de l’altérité qui est en chacun. Les liens d’immédiateté et d’identification sont donc défaits, au profit d’une redistribution, ici d’essence contractuelle et sacramentelle. C. M. : Cette distance peut-elle être qualifiée d’esthétique ? J.-Y. H. : Je ne pense pas, car la liturgie n’est pas le lieu d’une sidération, comme celle que provoque l’œuvre d’art, mais celui d’une considération. Elle conduit à éprouver le poids des êtres et des paroles, par la médiation des signes sacrés que sont le livre, la voix, le fidèle baptisé, l’autel ou le Saint-Sacrement. Pour reprendre une distinction établie par les Stoïciens, on pourrait dire que la liturgie relève moins d’une esthétique du beau (pulchrum) – qui peut certes se produire mais n’est pas recherché –, que d’une esthétique de la grâce (aptum), relative à la composition des données dans l’espace et le temps. Et c’est parce qu’elle attend son excellence, non pas du ravissement du beau, mais d’une composition suffisamment gracieuse (au sens théologique du mot), qu’elle peut être célébrée par un ministre physiquement disgracieux. Seule compte l’excellence du faire, non pas en tant qu’elle qualifie l’acteur en gloire, mais en tant qu’elle reconnaît le bonum promissum de la place marquée : le bien n’est pas donné à contempler, il est de l’ordre du possible et de la chose annoncée. L’absence d’icône dans la liturgie romaine relève de la même logique. Le Christ n’apparaît pas sous la forme d’une icône vénérable, car son visage n’est pas encore recomposé : entre morcellement et totalité, il n’y a pas d’autres signes que le corps et le sang, le pain et le vin, là, sur l’Autel, à l’amorce d’une redistribution de toute place reconnue et saluée. C. M. : Lorsque l’office est télédiffusé, les réponses posturales que vous évoquiez sontelles encore possibles ? J.-Y. H. : La messe télévisée présente deux aspects. D’une part, elle est l’image filmée, en temps réel, d’une véritable assemblée qui présente tous les caractères que l’on a soulignés. D’autre part, elle est une image plus ou moins retravaillée (par le jeu des angles, des gros plans…), qui provoque chez le téléspectateur des impressions échappant entièrement à la composition de la scène liturgique. À ce titre, les réactions suscitées par la télédiffusion seront plus ou moins adéquates à l’intention religieuse : si, comme l’a révélé une enquête, près de 10% des téléspectateurs adoptent une réponse posturale devant leur écran (agenouillement, signe de croix, et même communion), d’autres peuvent se contenter d’une relation spéculaire. De toute façon, on ne peut parler d’une liturgie inaccomplie, tant que le rituel filmé s’effectue bien dans un temps et un lieu réels. Propos recueillis par Régis Debray et Louise Merzeau.
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Théâtralité de la liturgie La confrontation de la Liturgie et du Théâtre fait partie de ces entreprises mille fois recommencées, comme si l’un et l’autre des deux termes ne pouvaient parvenir à une suffisante intelligence, sans se poser conceptuellement et pratiquement par rapport à son partenaire. Il arrive souvent que cette confrontation devienne banale, fonctionnant à prix réduit au moyen d’un lexique spécialement « narcotique »1. On y invoque le Sacré, le Corps, le Mystère, l’aura, la Fête ou le Jeu, comme si la part d’imagination, en sa solennité ou, ce qui revient un peu au même, en sa parodie, se transférait de la chose dans le dire, avec sa Majuscule, trace intonatoire, comportementale. Théâtre des mots sur la feuille même ? Nous ne prétendons pas échapper à ces difficultés : l’analogie de toute entreprise de communication ou d’expression avec du « théâtral », semble se reformer inexorablement, comme une destinée, ou comme la mer derrière le nageur. Voulez-vous du théâtre, « on » en a mis partout, à commencer par la pose, ici-même, de l’écrivain, (si « ici-même » il y a)2. Des difficultés plus précisément méthodologiques, et somme toute assez prévisibles, apparaissent dès le départ de cette entreprise de confrontation. La première de ces difficultés tient, on le devine sans peine, à l’incertitude à la fois conceptuelle et pratique des frontières internes et externes des deux domaines désignés comme « théâtre » et « liturgie ».
Hétérogénéité du « théâtre » Tous les auteurs récents soulignent à l’envie la fluidité, la mobilité, le remaniement des catégories qui concernent les conceptions et les pratiques que la commodité nomme « théâtrales », et beaucoup se rallient à la nécessité d’utiliser un concept de plus grande extension, tel que celui de « spectacle », pour pouvoir mieux, dans un deuxième temps, en redifférencier les sous-ensembles, et saisir leur morphologie dans l’histoire ancienne ou dans les redistributions récentes et contemporaines. Mais même dans ces perspectives, de In La Maison-Dieu, 219/3 (1999), p. 7-32. Je dois ce merveilleux adjectif, à la lecture déjà ancienne de Michel Bernard, L’expressivité du corps, Recherche sur les fondements de la théâtralité, Paris, J.-P. Delarge, Éditions Universitaires, 1976, p. 11, terme emprunté par cet auteur à Ogden et Richards, couple renommé de la sémiotique américaine de ce siècle. 2 Il est possible que toute la différence entre le statut de cet écrit et celui du théâtre et de la liturgie repose sur la constitution d’un « ici-même ». *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 59-74 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.118991
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grandes difficultés subsistent, comme si la différenciation conceptuelle et indissolublement sa critique étaient d’une certaine façon devenues l’objet même de la pratique du « spectacle », dans la détermination de l’action scénique et la mise à l’épreuve, comme spectacle même, de ses conditions de possibilité. Guy Dumur avait exprimé ces difficultés au lecteur de la Préface qu’il avait écrite pour l’Histoire des Spectacles, rédigée il y a trente ans sous sa direction3. Non sans précautions, il élargissait le point de vue jusqu’à incorporer « l’étude des aspects spectaculaires des rites et des liturgies », laquelle, ajoutait-il, « nous a permis d’aborder certains problèmes qui ne faisaient pas partie de l’histoire du théâtre à proprement parler, sans cependant nous en éloigner. »4 On peut admirer la prudence de la formulation, qui procède d’ailleurs d’un indiscutable respect pour la chose rituelle et liturgique. Dans un des bons ouvrages d’ensemble disponibles à ce jour sur le marché du livre de langue française, Patrice Pavis fait observer que la « multiplicité des méthodes et des points de vue s’ajoute à l’extrème diversité des spectacles contemporains ». Il n’est plus possible, ajoute-t-il, de les regrouper sous une même étiquette, fut-elle aussi accueillante que celle d’« arts du spectacle », d’« arts de la scène », ou d’« arts du spectacle vivant ». Sont concernés le théâtre de texte (mettant en scène un texte préexistant) autant que le théâtre gestuel, la danse, le mime, l’opéra, le Tanztheater (danse-théâtre) ou la performance5… D’ailleurs, ce même auteur entend bien s’avancer avec précaution sur le terrain miné6 des catégorisations trop fermes, sinon fermées : si mime, danse, théâtre peuvent être métaphoriquement rassemblés dans un « arc-en-ciel des arts du corps », « on se gardera pourtant, écrit-il, de comparer abstraitement l’essence de ces trois genres, car on voit bien que la pratique scénique d’aujourd’hui passe facilement de l’un à l’autre, emprunte à chacun, propose un arc-en-ciel des arts du corps où l’on va imperceptiblement d’une couleur à la suivante en un parcours transversal qui se joue des vieux cloisonnements. »7 Aussi l’auteur s’efforce-t-il plutôt de proposer à son lecteur une méthode résolument plurielle centrée sur l’analyse des composantes fondamentales de tout spectacle, et de leur destin dans les mises à l’épreuve que leur font subir les productions contemporaines affrontées à la rencontre interculturelle et à la « dérive des signes ». Encyclopédie de la Pléiade, Histoire des Spectacles, sous la direction de Guy Dumur, Paris, Éditions Gallimard, 1965. On lira préférentiellement dans cet ouvrage : André Schaeffner, « Rituel et pré-théâtre », p. 21-54. 4 Sous la catégorie générale de « Spectacles de participation », précédant une Histoire du théâtre en Occident et deux extensions consacrées aux Arts du spectacle et aux Techniques nouvelles, l’Encyclopédie rassemble Rites et Liturgies, Histoire de la Fête en Occident, Jeux et compétitions. La liturgie chrétienne et son évolution avaient été confiées à Marie-Madeleine Davy, qui y intégrait d’ailleurs le Mouvement liturgique moderne et contemporain. 5 Patrice Pavis, L’analyse des spectacles, théâtre, mime, danse, danse-théâtre, cinéma, Paris, Nathan, (coll. « FAC », série « Arts du spectacle »), 1996. Du même auteur on consultera avec profit le Dictionnaire du Théâtre, éd. revue et corrigée, Paris, Dunod, 1996. On pourra fréquenter aussi l’ouvrage essentiel d’Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, 3 volumes I-III, Paris, Belin, 1996. 6 C’est l’auteur qui le dit, n’hésitant pas devant le calembour aimable où, devant la difficulté tout épistémologique de son entreprise, il dit s’exposer à « sauter sur une mine en scène ». 7 P. Pavis, L’analyse…, p. 117. L’expression « arc en ciel des arts du corps » se trouve aussi comme titre d’une séquence dans l’important numéro spécial d’Art press, « Le théâtre, art du passé, art du présent » (Hors série, 10, 1990). 3
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Hétérogénéité de la liturgie ? Il apparaît d’ailleurs qu’il n’est pas beaucoup plus facile de délimiter et d’inventorier le domaine des conceptions et des pratiques rassemblées sous le terme « liturgie ». Quand Paul Valéry en vient à rêver d’un théâtre « liturgique »8, c’est à la Messe chantée qu’il semble se référer, cette même Messe chantée que Stéphane Mallarmé avait décrite en termes qui n’ont toujours pas fini d’étonner9. Paul Claudel est un familier du Bréviaire et de la Messe basse quotidienne. Mais la « liturgie », au temps même de ces grands hommes, était aussi bien autre chose : office divin, petites messe furtives du matin, cérémonies eucharistiques ou de circonstances, rites sacramentels, funérailles, sans parler des Communions solennelles ou des Rogations…On se souvient du mariage de Gervaise, décrit, sans pitié cette fois, par Émile Zola dans L’assomoir ! D’autre part, comme le théâtre, la pratique liturgique évolue et se transforme : les historiens ne manquent pas de décrire les transformations des dispositifs et des aménagements en fonction des intérêts religieux des populations, ou des stratégies pastorales des responsables ecclésiastiques, comme ce fut le cas, par exemple, pour les éclairages, pour la visibilité des sanctuaires et des autels dans le contexte post-tridentin. Tout se passe comme si le coefficient de « théâtralité », ou de « spectacularité » attaché aux cérémonies du Culte n’était ni constant dans la durée, ni même de teneur égale et comparable, dans le cadre des formes cultuelles d’une même époque, et que les formes extérieures du Culte étaient elles-mêmes travaillées par des forces divergentes et des fonctions pas nécessairement homogènes. Certaines « Processions générales de la FêteDieu » pouvaient prendre la forme et l’allure d’une « manifestation » civique et politique, mais ce jour-là, dans la même agglomération, Carmélites ou Visitandines n’en célébraient pas moins leur office sur deux notes. D’autre part, comme ce fut le cas pour le Théâtre, et avec cette sorte d’accélération du phénomène à l’époque moderne, la Liturgie n’a pas échappé non plus à une attitude réflexive sinon critique et auto-évaluative, lorsqu’elle se fait soucieuse de s’approfondir et de se connaître comme telle, pour mieux se réformer et se retrouver en ses sources, comme on le voit avec l’œuvre de Dom Guéranger, et l’histoire subséquente du Mouvement Liturgique, à la fois dans ses recherches savantes et ses entreprises pastorales. La restauration d’un « Art grégorien » se présentera, chez Dom Mocquereau en particulier, comme une conquête de la raison esthétique, appuyée par la science archéologique, contre les inerties, voire les résistances, de l’institution ecclésiastique10. Plus difficile à analyser et à interpréter apparaît une tendance rémanente des formes publiques du culte à se trouver engagées dans des processus de « déritualisation », par la modification tacite ou volontaire des principes de leur sociabilité, ou sous la poussée Voir Huguette Laurenti, Paul Valéry et le théâtre, Paris, Gallimard (« Bibliothèque des Idées »), 1973. En particulier p. 112-117. 9 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (« Pléiade »), 1951, « Catholicisme », p. 390-397. 10 Nous nous permettons de renvoyer à notre article : « Les Origines du Culte chrétien et le Mouvement Liturgique », LMD, 181, 1990, 51-96. Reproduit dans cet ouvrage p. 655-683. 8
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d’un scrupule toujours concevable à partir de la critique dans les Evangiles du ritualisme de certains groupes contemporains de Jésus. L’asservissement rituel et son insincérité font dès lors l’objet de dénonciations de style prophétique. L’utopie chrétienne ne manque pas d’ailleurs de références pour imaginer des réunions pieuses et ferventes, pleines d’échanges et d’édification, où les charismes des participants profiteraient directement, si l’on peut dire, à la ferveur évangélique de la communauté. À l’inverse, les formes usuelles du culte peuvent se trouver prises dans une inflation de monumentalité, ou de « spectacularité » liée en premier à ce qu’il convient bien d’appeler « l’apparat de l’appareil ». Les liturgies pontificales d’échelon diocésain sont ainsi dépassées par de grandes formes de Rassemblements modernes (Pélerinages de masse, Congrès Eucharistiques, de la JOC, sans parler des toutes récentes JMJ…) disposant de moyens nouveaux, dont les images et les échos se diffuseront par la photographie, la radio, et aujourd’hui la Télévision11. S’il est donc difficile de saisir une « liturgie » ou un « théâtre » à l’abri de toute variation de leur concept et de leur pratique, la prise en compte de ces variations mêmes peut être plus instructive que la recherche de ce qui pourrait être défini comme leur essence12. Ces variations sont le plus souvent, en effet, liées à des tensions, ou même à des contradictions que l’on pourrait dire immanentes aux logiques respectives du domaine théâtral et du domaine liturgique, et que viennent renforcer ou rendre plus vives les données de la conjoncture. Nous en retrouverons quelques unes dans la suite de cet article. Mais on peut penser d’emblée à des oppositions comme celles du Texte et de la Scène, de l’espace fermé et de l’espace ouvert, du public large et du public restreint, du temps « représenté » de la fiction et du temps « réel » de l’action scénique, de l’interaction scène-salle, sans parler des rapports entre l’action proprement théâtrale et l’action civique, politique ou morale, temps du théâtre et temps de la cité, articulation conflictuelle, comme chez Artaud, du théâtre et de la vie…Autant de tensions permanentes, constitutives de la pratique du théâtre, dont on trouverait des équivalences dans le domaine de la Liturgie. Il peut arriver même de les voir varier ensemble comme sous la poussée d’une même conjoncture, ou subir l’un vis-à-vis de l’autre attirance ou répulsion. Mais dès lors, on devine qu’il ne s’agit plus simplement de confronter des possibilités, des caractéristiques convergentes ou divergentes, mais bien des histoires réelles, et sans nul doute des destins inachevés13. La question se pose aussi pour les Institutions de l’État. Une certaine pudeur républicaine pouvait se trouver mal à l’aise avec le déploiement trop « cultuel » et pseudo-liturgique de certaines célébrations civiques. Cf. Olivier Ihl, « Quoi ! Ne faut-il donc aucun spectacle dans une république ? », Cahiers de Médiologie, 1 (1996), p. 201-207 ; Avner Ben Amos, « La panthéonisation de Jean Jaurès. Rituel et politique sous la IIIe République », Terrains 15 (1990), « Paraître en public », p. 49-64. 12 C’est bien ce qu’exprime Henri Gouhier, prônant une approche résolument empirique, pour toute entreprise de « philosophie du Théâtre » : « …le devenir du théâtre est aussi important que sa naissance pour dévoiler la théâtralité. » Henri Gouhier, « Théâtre, la théâtralité », Encyclopædia Universalis, vol. 15, p. 1063. 13 On se reportera dans le même numéro de La Maison-Dieu 219 à : Irène Slawinska, »Le théâtre liturgique au xxe siècle », p. 73-96. On peut noter, pour le domaine français la proximité de fait de Léon Chancerel et de ses Comédiens-Routiers, par l’intermédiaire du Scoutisme et du P. DoncŒur avec les objectifs et les travaux de 11
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On ne saurait, en quelques paragraphes, et si tant est qu’on en ait la compétence, refaire l’histoire des pratiques et des conceptions théâtrales, depuis le Théâtre libre d’André Antoine jusqu’à nos jours. La littérature sur ce sujet est d’ailleurs particulièrement abondante. Elle est dûe en grande partie aux gens de théâtres eux-mêmes : exposition de leurs conceptions propres, voire de leur système, chroniques et mémoires Une grande partie des problèmes posés dès le début du siècle par les réformateurs les plus notoires : Stanislavski, Meyerhold, Craig, Copeau… connaîtront une sorte de réveil et d’acuité dans les années de l’immédiat après-guerre14, avant les ébranlements des années 68 qu’avaient précédés pour un certain nombre de protagonistes la diffusion et la lecture des écrits d’Antonin Artaud15. De cette histoire, ininterrompue jusqu’à ces jours, nous ne retiendrons que quelques aspects. On remarquera toutefois à quel point la conjoncture des années cinquante, qui voit une belle activité de notre propre revue La Maison-Dieu, organe du premier C. P. L., comme aussi de la revue L’Art Sacré16 fait apparaître en matière de Liturgie et de Pastorale liturgique des soucis finalement assez voisins, concernant la compréhension de l’action et de la participation liturgiques, le statut de l’art, le rapport aux populations de fidèles et d’usagers.
Théâtre comment et pour qui ? Art du théâtre, théâtre d’art Il va sans dire que ce qui ici prend nom de « Théâtre » entend se définir, à tout le moins depuis Mallarmé, par opposition au « théâtre bourgeois », modèle habitué des salles parisiennes, avec ses tics d’acteurs et la mondanité de son projet17. Cette prise de distance vis-à-vis du « goût mondain » pose d’emblée la question du statut que l’on pourrait dire « artistique » (encore que le mot ne plaise pas) des nouvelles entreprises18. Art dans l’obligation de se définir comme tel, et d’exhiber les signes de sa différence, de la légitimité de son plaisir, de son authenticité, voire de sa vérité,par rapport à ce qui serait sans valeur d’art, c’est-à-dire vulgaire, bourgeois, ou simplement divertissant. Le projet poétique tend la première décennie du C. P. L. Lire : Hubert Gignoux, Histoire d’une famille théâtrale, Jacques Copeau, Léon Chancerel, les Comédiens-Routiers, la Décentralisation dramatique, Lausanne, L’Aire Théâtrale, 1984. 14 Sur cette conjoncture on pourra consulter, entre autres publications : Esprit, nouvelle série, 5 (1965), Nospécial, « Notre théâtre, Théâtre moderne et public populaire ». 15 Les écrits majeurs d’Antonin Artaud, publiés dans la Nouvelle Revue Française depuis 1932, avaient été rassemblés par lui sous le titre Le Théâtre et son double, paru en 1938, chez Gallimard. Ce volume fut réédité en 1964. On le trouve dans la collection Idées NRF, Paris, Gallimard, no 114. 16 Cf. Sabine De Lavergne, Art sacré et modernité, Les grandes années de la revue L’Art sacré, Namur, Culture et Vérité, (Série « Présences », 8), 1992. 17 Sur Mallarmé et le théâtre, on lira les belles pages d’Alfred Simon, Les signes et les songes. Essai sur le théâtre et la fête, Paris, Éditions du Seuil, 1976, p. 91-103. 18 L’expression même de « Théâtre d’Art », utilisée par Paul Fort en 1891, deviendra mondialement célèbre, à partir de 1898, avec la fondation par Constantin Stanislavski du Théâtre d’Art de Moscou. Cf. Du Théâtre d’art à l’Art du théâtre, Anthologie des textes fondateurs, réunis et présentés par Jean-François Dusigne, Paris, Éditions Théâtrales, 1997.
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dès lors à se confondre avec un projet éthique, ce qui apparaît clairement dans l’itinéraire de Jean Vilar19. Restait à définir le projet d’art comme tel, alors qu’il apparaissait à quelques uns, en dépit de son ascétisme anti-bourgeois20, ou à cause de cet ascétisme même, comme une inféodation insupportable à une imposition de révérence. Antonin Artaud avait ouvert la voie paradoxale d’une résistance à l’art par l’art même. On retrouvera une partie de son héritage dans cette position dialectique par ailleurs bien connue, ou le non-art, comme déceptivité travaillée de l’attente « artistique », devient, à tout le moins dans le monde restreint où s’inscrit cette involution, une forme paradoxale d’art suprême. Artaud, à la mesure même de sa terrible expérience personnelle, avait sans doute perçu à quel point la requête esthétique et la recherche d’une expérience en premier lieu artistique, pouvait jouer le rôle d’une censure vis-à-vis de processus psychiques où auraient à se déployer quelqu’imaginaire, ou quelque « travail » inconscient. « La dévotion au spectacle envisagé comme produit culturel à apprécier – ou à rejeter avec les nuances d’usage – empêche le plus sûrement que cet effet puisse opérer », écrit Serge Tisseron, au sujet d’un éventuel effet « cathartique » de la représentation théâtrale21. On devine que cette question de la qualification « artistique » d’une entreprise théâtrale devient aiguë quand il s’agit de définir et de déplacer un public, et de concilier l’aristocratie d’un projet par nature « différent » et « distingué » (au moins, non-quelconque, voire radicalement innovant), et sa diffusion large, voire « populaire ». Beaucoup d’entreprises radicales se termineront dans une impasse ésotérique, ou, à l’inverse, par le trop grand évitement de tout ce qui pourrait rappeler l’imposition culturelle odieuse du « devoir d’art », sombreront dans la banalité. Priorité retrouvée de l’action scénique Un des aspects les plus importants de la transformation en ce siècle de l’expérience théâtrale est sans doute la reconquête, contre la prédominance du théâtre de texte, de l’action scénique, en ses dimensions propres : espace, temporalité, économie sonore, participation du corps et du geste à l’architecture fixe et mobile et au déploiement syntaxique ou segmentaire de l’ensemble scénique. La mise en cause du « théâtre aristotélicien », lequel paraissait n’accorder à l’action scénique qu’un rôle, somme toute, complémentaire, celle du dispositif « à l’italienne », lié surtout peut-être à l’Opéra, avec son rideau, son décor en trompe-l’œil et sa frontalité, allait Sur la personnalité et l’œuvre de Jean Vilar, on ne pourra mieux faire que de lire : Alfred Simon, Jean Vilar, Besançon, La Manufacture, 1991. On peut y lire : « …je suis venu au Théâtre pour tenter de lui rendre son aridité, sa sécheresse, et, ce faisant, son efficacité. Cela n’est pas seulement un style, c’est une morale. », p. 229. 20 La Revue L’Art sacré exaltera un « art pauvre », des « tâches modestes », un « réalisme austère et primordial » où se retrouvent quelques aspects du franciscanisme de Copeau. Cf. S. de Lavergne, Art sacré…op. cit., p. 129136, et 162. Deux numéros seront consacrés au Théâtre : 1/2, 1952, « Théâtres », 5/6, 1954, « Copeau parle » (dans ce numéro, un texte de Jean Vilar sur la représentation de Meurtre dans la Cathédrale au pied de la grande Tour du Bec-Hellouin). 21 Serge Tisseron, « La catharsis, purge ou thérapie ? », Les Cahiers de Médiologie, 1, 1996, p. 191. 19
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ouvrir de riches explorations du côté de nouveaux dispositifs, dont la salle imaginée par Jouvet et Copeau au Théâtre du Vieux-Colombier en 1919, retrouvant par certains aspects l’allure d’un sanctuaire, resterait un modèle un peu légendaire, et contribuerait, à la suite des travaux d’Adolphe Appia et de Gordon Craig, à faire évoluer l’action scénique hors de la représentation naturaliste, rapprochant le théâtre d’une production concertée de formes, de mouvements, de positions, de proférations orales, pouvant quelquefois évoquer le déploiement d’une cérémonie solennelle, ou la régularité d’ensemble du mime ou du ballet22. Le lieu théâtral, le jeu, le verbe La lecture des Actes du Colloque de 1961 sur Le Lieu théâtral dans la société moderne, fait bien apparaître à quel point la transformation du dispositif scénique : théâtre en rond, scène avancée au milieu du public, amphithéâtre, tréteaux, aires multiples…sans parler des dimensions proprement dites, ne peut pas se séparer de la transformation du jeu de l’acteur, de sa stylisation, de la logique de communication des événements scéniques de la scène à la salle, en un mot du mécanisme de la production de l’illusion-désillusion qui définit le théâtre lui-même23. Beaucoup d’auteurs insisteront sur l’intrication spatio-temporelle des données perceptives, posturales, kinésiques, verbales dont se tissent les mouvements et les focalisations dont se compose l’action scènique, sur le poids des corps et des objets, la prégnance des « tableaux » et les tempi variés de leurs transformations. Dans cette perspective, non seulement l’essence du théâtre est d’être action scénique, c’est-à-dire action produite en un site instauré par cette action même, définition applicable, selon Mallarmé, en premier lieu à la Danse et à la Liturgie, mais, si texte il y a, « …il a son verbe propre qui n’est ni celui du poème ni celui du roman ; s’il n’échappe à l’écrit, il est sans vie et sans vertu », comme le déclare en 1923, un proche de Copeau24. Cette mise à l’épreuve et au travail de la dimension sonore, parlée, ou proférante de l’action scénique sera bien sûr poussée dans tous ses recours possibles. Toutes formes d’associations et de dissociations du verbe, du geste, du propos ou du non propos, feront l’objet d’explorations et d’expériences, jusqu’à faire de la langue aux prises avec elle-même et ses abîmes, le « personnage » principal du drame25. Sur ce point comme sur tous ceux qui concernent la constitution même de l’action en scène, Antonin Artaud avait rêvé d’amener la manifestation orale dans une sorte d’en deçà de la redondance, insoutenable, pour lui, de tout système de signes, vers un pur symptôme n’ayant lieu, et ne formant évènement que de sa non-répétabilité. On devine Cf. Denis Bablet, Le décor de théâtre de 1870 à 1914, Paris, Éditions du CNRS (« Le lieu théâtral dans la société moderne »), 1965, études réunies et présentées par Denis Bablet et Jean Jacquot, Paris, Éditions du CNRS, 1963 ; Gaelle Breton, Théâtres, Paris, Éditions du Moniteur, 1990. 23 En particulier Denis Bablet, Le décor de théâtre…, « La remise en question du lieu théâtral au vingtième siècle », p. 13-25 ; André Villiers, « Rapports de l’acteur et du spectateur comme condition d’une architecture », ibid., p. 85-90. 24 Henri GhÉon, Dramaturgie d’hier et de demain. Essai sur l’art du Théâtre. Quatre conférences faites au Théâtre du Vieux-Colombier en 1923, Lyon, Éditions E. Vitte, 1963, p. 18. 25 C’est le sens même du vers, « torture » dramatique de la langue et du vouloir et du pouvoir dire, « appel qu’on lancerait, non plus à quelqu’un mais à l’appel lui-même », comme l’exprime Daniel Mesguich, à propos de Tête d’Or de Claudel, Europe, 635 (1982), p. 48-51. 22
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combien ce laboratoire à la recherche d’une nouvelle oralité scénique pouvait mettre à mal la conception banale de la parole, et du discours (« quelque chose est dit de quelque chose à quelqu’un ») et toute vision naturaliste de la communication parlée. Toutefois, à l’heure qu’il est, il semble que la dispersion des positions des gens de théâtre sur ce sujet est extrême. Mais, là où le texte reste prépondérant, bien loin de n’être qu’un simple « propos » ou énoncé, il devient un élément à la fois porteur et porté de l’accomplissement scénique, largement lié aux données respiratoires, rythmiques, posturales, interactionnelles. Oralité, vocalité, verbalité, participent à l’accomplissement des événements scéniques, balayant un champ fonctionnel qui couvre acousticité pure, symptomaticité humorale, illocation sonore, illocution pragmatique, horizon sémantique, continuité ou discontinuité séquentielle. C’est sans doute en ce domaine, lié à celui de toute l’écologie sonore, où entrent la musique, et, souvent si malencontreusement, la sonorisation électrique, que la pratique liturgique trouverait matière à réflexion. La Scène et la Salle : échange, participation, communion ? En fait, c’est la conception même de l’échange appelé à se faire (bien ou mal d’ailleurs) entre la Scène et la Salle qui se révélera comme un élément de divergence, et même de polémique entre les promoteurs d’un théâtre renouvelé. Déjà Copeau avait formulé dans des termes assez pathétiques et souvent cités par la suite, l’idée d’une « communion » entre la scène et la salle : « …il n’y aura théâtre nouveau que le jour où l’homme de la salle pourra murmurer les paroles de l’homme de la scène en même temps que lui et du même cœur que lui »26. Et c’est sans doute à la recherche de ce public introuvable, qui constituerait véritablement un « peuple », qu’il partira, en forme de prophète baladin, et lancera les siens sur les routes de Bourgogne, où d’ailleurs il les abandonnera27. Car, pour lui, et pour ceux qui le suivront en une telle utopie, cette « communion » pose non seulement la question d’un public cible, d’une clientèle, ou même d’un public de fidèles, mais celle d’une société telle qu’en amont de l’acte théâtral, elle le présuppose, en aval, elle s’en édifie, et, dans le moment même, rendez-vous solennel et festif, elle s’y projette, s’y trouve et s’y exalte. En 1950 et 1951 se tinrent à la Sorbonne des assises du Centre d’études Philosophiques et Techniques du Théâtre (qui pouvait exhiber, en la liste de son Comité d’honneur les noms considérables des quatre fondateurs du Cartel : Copeau, Baty, Dullin, Jouvet). Le sujet à l’étude, que dans son introduction, André Villiers présente comme particulièrement actuel et préoccupant, n’est pas autre chose que cette dimension collective et sociale de l’acte Cité par H. GhÉon, Dramaturgie d’hier…op. cit., p. 31. Le même Ghéon poursuit : « Oui, le jour où l’auteur et le spectateur, j’ajouterai l’acteur, trait d’union entre l’un et l’autre, établis fortement sur le même terrain intellectuel et moral, ne feront à eux deux ou à eux trois qu’un homme. Il leur faut à tout prix un terrain de communion. Ils le trouveront aisément dans une société bien faite, je veux dire centrée, cohérente et unanime à reconnaître un certain bien pour le bien et un certain vrai pour le vrai. » 27 Cf. H. Gignoux, Histoire d’une famille…op. cit., p. 96 sq. 26
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théâtral, « reposant, selon lui, sur des notions, souvent équivoques, de cérémonie théâtrale, communion dramatique, participation… Le problème, ajoute-t-il, est celui de l’œuvre expression de la société, il est celui des larges auditoires et de la présentation scénique appropriée. »28 On peut entre autres contributions y voir s’opposer les conceptions de Jean Vilar et du philosophe Henri Gouhier. Pour Jean Vilar, qui en mars 1950 en est à sa troisième année de spectacle en Avignon, il serait magnifique pour l’action théâtrale, de pouvoir transformer la « cérémonie » en véritable « communion ». Cette communion, il dit ne l’avoir pas éprouvée en Avignon, en dépit de conditions exceptionnelles dues en partie à la restauration de la dimension cérémonielle, en l’occurrence, insuffisante pour opérer son propre dépassement, faute de quelque chose comme une foi, une croyance, un désir commun partagés, par delà le seuil du seul esprit critique. « Car la notion de spectateur et de public est une notion fausse, un sujet impraticable, une mauvaise abstraction, si on ne met pas en cause aussitôt avant l’auteur, avant le comédien avant l’organisateur, la notion de société. » Ce jour là, Vilar va très loin : bien que fort éloigné du catholicisme du dernier Copeau et de son disciple Ghéon, il dit chercher pourtant un « public croyant » au sein d’un athéisme généralisé, mais ne rencontre qu’une société dissociée par la « contradiction ». « Si donc il y a division, déclaret-il, comment retrouver au théâtre le miroir du temps, la cérémonie et la communion ? Il faut certes (…) que l’ouvrier de la scène recherche inlassablement les pratiques de la cérémonie, sans lesquelles il n’est pas à mon sens, d’œuvre théâtrale valable et éternelle. Mais ces cérémonies resteront purement ouvrières, resteront purement techniques, resteront formelles jusqu’au jour ou l’homme viendra au théâtre soit lavé, soit chargé des croyances d’autrui. Car « croyance » a, au théâtre, le sens d’altruisme, de générosité ? Avoir foi en autrui, y croire, cela peut, me semble-t-il, remplacer Dieu. » Dans la discussion qui suit la communication de Jean Vilar, Henri Gouhier rappellera les grandes lignes de sa propre communication, et des thèses qui étaient déjà les siennes dans son ouvrage antérieur sur L’essence du Théâtre : s’il y a « communion », elle ne peut être le résultat d’une idéologie commune à une société d’individus qu’un spectacle exalterait (ce pour quoi, il n’aurait d’ailleurs pas besoin de dépenser des soins proprement artistiques). Elle tient à la participation hic et nunc d’un public, sans doute hétérogène, à la fiction dramatique que lui proposent des acteurs réels lors d’une représentation effective : elle est d’abord un consentement à ce que l’univers fictif de la scène existe. « Nous communions d’une communion proprement dramatique », qui ne se fait pas « au niveau de ce que pense l’auteur quand il est un homme et non pas un auteur, et de ce que pensent les spectateurs quand ils ne sont pas dans la salle… nous communions dans la volonté que le drame vive, le drame tel que le veut le poète, tel que les interprètes le créent. C’est donc tout autre chose qu’une unanimité spirituelle autour des idées, des croyances, des sentiments que l’action illustre. »29 Finalement, le dramaturge n’a pas à se préoccuper d’une communion qui aurait
Théâtre et collectivité, communications présentées par André Villiers, Paris, Flammarion, (Bibliothèque d’esthétique), 1953, p. 5. 29 Henri Gouhier, « de la communion au théâtre », Théâtre et Collectivité, op. cit., p. 20-21. 28
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à se réaliser en amont ou en aval de l’action théâtrale, en dehors du théâtre30. Un autre philosophe de haute pointure, Etienne Souriau, renchérit sur la position de son collègue Gouhier : la participation active, du fait même qu’elle rompt le contrat de fiction dramatique, tue le théâtre, « transformant peu à peu le fait du théâtre en une action directe, où toute idée de représentation disparaît »31. Quant à la communion lyrique, liée pour Souriau à la fonction cérémonielle, elle n’est jamais que l’expression de « sentiments communs », qui, elle aussi sort le théâtre du théâtre32. On devine que se posait là, sous la forme courtoise et formelle d’un débat universitaire, la redoutable question de l’insertion de l’action théâtrale dans une vision, voire un projet politique ou confessionnel, et de son rôle, éventuel ou nécessaire, d’instance critique et « citoyenne ». L’intervention, en ces mêmes années de la dramaturgie de Bertold Brecht apparaîtrait à certains, critiques ou hommes de théâtre, comme une solution inespérée, dans sa tentative de concilier la critique de contenu, avec la critique active du contenant, par la démystification de l’illusion théâtrale du sein de cette illusion même33. Les trente dernières années allaient augmenter encore l’éparpillement des solutions, et comme nous le signalions au début de cet article, on verrait se remanier davantage encore les frontières internes aux ci-devant arts du spectacle, sans parler de l’intervention quasiment inévitable des nouveaux medias. Comme pour l’époque précédente, nous ne prétendons signaler que quelques éléments tendanciels majeurs. Espace séparé, espace « quotidien » Un premier élément apparaît sous la forme d’une certaine crise du « lieu théâtral », non pas tant le lieu physique que le lieu symbolique, pensé en continuité ou en discontinuité avec l’espace « quotidien ». En opposition avec la clôture et le cérémonial qui lui est corrélatif, un certain théâtre partira à la recherche de lieux non-marqués, au risque de remplacer l’invitatoire par l’intrusion. Le vœu utopique serait de pouvoir aller le plus loin possible dans l’abolition de quelque différence que ce soit entre les scènes de la vie et des actions scéniques qu’on pourrait dire encore théâtrales.
30 Dans sa réponse, Jean Vilar concède que s’il y a eu communion, en Avignon, elle n’a été en effet qu’artistique. Mais lui en cherche une autre, vraie communion de « citoyens », en avouant d’ailleurs ne pas parvenir à clairement la définir. Ibid. p. 118. 31 Ibid. p. 57. 32 Il va sans dire que les positions des protagonistes des débats de 1950, permettent surtout de se faire une idée des éléments en question et d’un premier ordonnancement de la problématique. La pensée de Jean Vilar, à,la fois soutenue dans un projet de rendre le théâtre à lui-même par sa désolidarisation de ses déterminations « bourgeoises » et son ouverture à un « autre lieu » théâtral, à la fois physique, logique et largement accueillant à qui accepterait de s’y laisser prendre pour s’y confronter à un tragique vécu en commun, dans la solennité de la cérémonie, ne l’a jamais fait se départir d’un empirisme lucide et d’une vigilance presque scrupuleuse à éviter les dérives qui pouvaient menacer ses choix. On ne pourra mieux faire que de lire : Alfred Simon, Jean Vilar, Besançon, La Manufacture, 1991. 33 Il ne peut être question ici, en dépit de son importance, de nous étendre, sur l’épisode Brechtien.
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En tout état de cause, il y a perte de naïveté tranquille sur l’élection et les caractéristiques propres d’un lieu et d’un temps théâtral, souci, qui, même s’il n’est pas poussé à ses limites, suscite imagination et ingéniosité, et, à tout le moins, prise au sérieux de cette dimension du phénomène, et volontarisme des décisions la concernant. Théâtralités du monde Le paysage semble avoir été profondément transformé par les confrontations interculturelles. Bien sûr, il y a beau temps que le diplomate Claudel, en poste en Chine ou au Japon, avait su intéresser ses lecteurs aux formes d’expression dramatique du théâtre chinois et du Nô japonais, et à leur dimension cérémonielle et religieuse. Mais cette fois le phénomène prend une toute autre ampleur et tend à perdre son caractère exotique. La connaissance, souvent approfondie et éprouvée, des pratiques des théâtres balinais, indien, japonais, entre en résonance avec un intérêt croissant pour les religions et les sagesses asiatiques. Certains s’en méfient et ne s’en approchent qu’avec discernement34, mais le fait interculturel est massif, et les travaux anthropologiques généraux ou spécialisés ne font que le renforcer. Deux conséquences, parmi d’autres, me paraissent devoir être signalées. Le Cérémonial, et, dans certains cas, le Rituel, font retour, à travers des formes respectées et particulièrement savantes, laissant bien apercevoir son rôle intégrateur de l’espace et du temps, son ancrage postural et cénesthésique, son pouvoir de concilier prévisibilité des structures et imprévisibilité des micro-évènements singuliers propres à chaque occurrence. La conception de l’acteur, comme « non-comédien », si l’on peut dire, transforme le contrat tacite qui régit l’échange entre acteur(s) et spectateur(s). Dans cette théâtralité cérémonielle, en effet, l’acteur ne joue pas à être Hector ou Ulysse, il prétend bien exécuter « en premier lieu », pourrait-on dire, les actions prévues par le cérémonial, sans chercher à se faire passer, fictivement, pour quelqu’un d’autre dont il assumerait le « personnage »35. On comprend que cette donnée relance et renouvelle la réflexion sur le paradoxe du comédien, et dans le cadre même du théâtre de fiction, permet de penser un jeu à la fois plus libre et plus rigoureux, utilisant les ressources d’une économie corporelle à la fois mieux fournie et mieux réglée, transformant aussi le statut de l’émotion, au profit d’une action qui devient ainsi plus distanciée, plus capable de moduler le taux d’artifice et d’investissement, comme aussi le régime d’illusion-désillusion.
34 Les entretiens publiés par Josette Féral, font bien apparaître la massivité de ces références, et la relative rareté des positions divergentes : Josette Féral, Mise en scène et jeu de l’acteur. Entretiens. t. i : « L’espace du texte », t. ii : « Le corps en scène », Montréal, Éditions Jeu, 1997, 1998. 35 Les théoriciens anglophones emploient dès lors le terme de « performer » pour désigner cet agent. Sur ce renouvellement de la conception de l’acteur, voir P. Pavis, L’analyse…op. cit., p. 55-58.
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Théâtralité de la Liturgie Cette théâtralité apparaît au principe dans le fait que toute action liturgique est production publique et composition vive, effective, d’une scène manifeste, opérant sous un contrat tacite ou explicite qui à la fois délie et lie les partenaires. Dramatisation ou dé-dramatisation ? Mais cette « théâtralité » ne doit pas sans précaution être confondue avec une « dramatisation ». On ne voit sans doute pas assez que la logique de tout rite, du simple fait de sa nature contractuelle, par quoi se trouvent fondés son taux suffisant de prévisibilité et sa réversibilité, pourrait être à juste titre considéré plutôt comme une dé-dramatisation, au sens banal du mot. Le rituel, toujours bi-face, protège en exposant, et toute radicalisation, par essence héroïque, ne pourra manquer d’en dénoncer le double-jeu. Mais nul ne peut voir Dieu sans mourir. Le récit de la Cène, dans les Evangiles, y compris l’épisode de Judas, annonce et fonde cette ambigüité cérémonielle. La convivialité de Celui qui se dit « doux et humble de cœur » ouvre par là un chemin possible vers la violence du Calvaire, le froid de la mort, ou l’inouï irreprésentable de la Résurrection. Le rituel de l’Eucharistie fait violence à la violence, et son aspect invitatorial est le seul fondement de son aspect judiciaire. Accès au drame, certes, et suprême, mais par le rituel, qui est place offerte et pain partagé. L’action agie Car l’action rituelle compte au nombre de ses fonctions de traiter, c’est-à-dire de rendre possible, et même souhaitable, ce qui de soi est violence logique et pratique : le passage à l’acte, qui rompt, ne serait-ce que d’un rien la toute-puissance de la seule pensée, du seul discours, l’indéfini de la seule lecture36, par ce qui est foncièrement, même si précisément ritualisé, voire exténué, un acte du corps, ne serait ce que dans l’intégration posturale de l’incidence spatio-temporelle, et de la dépense, même minimale, d’une énergie exécutoire. Tout le monde sait ce qu’il en coûte quelque fois pour simplement lever la tête et accepter d’un rien de maugréement et d’un parcimonieux ajustement de regard l’implication de soi, à sa dose seulement suffisante, dans la scène rituelle la plus banale d’une salutation passagère. La constitution de tout site rituel, implique un passage par une dé-mentalisation. La critique « éclairée » de la médiation rituelle en a trop souvent, et trop facilement, sans doute, dénoncé
36 La lecture muette se réfère à un espace sans profondeur, organisé comme une loi pour des signes alignés et comme tels lisibles. La « violence » exercée par la mise en acte consiste en son fond à basculer le tout dans un espace à trois dimensions, en y introduisant, de plus le trouble de la vive voix, forcément « mensongère » et comédienne, c’est-à-dire quelque chose comme une instance d’illisibilité, presque de vertige. Cf. notre article, déjà ancien : « De rebus liturgicis ou Célébrer à trois dimensions », LMD, 169, 1987, repris dans notre ouvrage Une poétique du rituel, Paris, Éditions du Cerf (« Liturgie », 9) 1997, p. 73-90. Ce vertige serait-il pas le moment de la foi même, où le Nom, adressé, sort justement du texte, parce qu’entendu et adressé ?
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la dérive irréalisante et illusionniste. Elle n’a pas assez remarqué à quel point le rituel était souvent au contraire une défense contre l’hallucination habituelle de soi. Au principe de cette déceptivité foncière qui sépare le moment rituel de la pensée confuse, mentale et humorale, de soi, et avant que ne se reforme un autre contrat de figuration, réglé d’ailleurs, il ne peut pas ne pas y avoir rencontre, et « présence réelle » des autruis et des choses, dans leur individualité circonstancielle, qui barre et alourdit soudain l’horizon immédiat, et met en cause l’économie proprioceptive, remaniant positions, perceptions et interprétations. On le voit au théâtre : la « présence réelle » des acteurs et des spectateurs, pour qui connaît la pièce depuis l’espace indéterminé de sa propre interprétation, peut être ressentie comme une trivialité37. L’acteur, pour être acteur, c’està-dire être perçu comme tel, même si son rôle le mène aux confins de l’abstraction, doit négocier son poids, ses déplacements, sa vocalité, ses énergies. La ritualisation, comme on le voit donc, est un phénomène essentiellement bi-face, elle suspend un mode d’adhérence, par un acte de rupture, dont elle corrige le côté irruptif par les détours et les atermoiements d’un protocole, et la promesse d’une reconnaissance. L’espace de la manifestation La liturgie, comme le théâtre, est une action publique, produite en public. On peut parler de son aspect ostensif. Cette ostensivité n’est pas liée d’abord à une prééminence du voir, elle se rattache au mode fondamentalement déictique de la logique énonciative et active qui caractérise l’agir liturgique, dans son ici-même et son présent d’accomplissement. Il en ressort une priorité nécessaire à accorder en Liturgie à tout ce qui relève de l’économie posturale, non pas d’abord comme discipline, exercice ou ascèse (ce qu’elle peut être aussi), mais comme gestion sensible de l’être-là selon « ordre, poids et mesure », par où sont intégrées sensément les positions, les orientations, les distances, et leur modulation temporelle Ainsi, la « présence » n’est pas tant le poids même, ou le non-poids, mais l’investissement suffisant pour en régler le bonheur et la mesure dans le présent, faisant de l’illocation des choses et des gens, non seulement conçue, mais posturalement intégrée, un chemin pour transiter du degré zéro du regard vers ce qui relève plutôt du « voir », sinon de la reconnaissance38. Car il importe de saisir en ce point une sérieuse différence qui sépare la logique théâtrale de la logique liturgique telle qu’on peut la saisir par exemple dans les scènes sacrées de la Messe, et tout spécialement dans le Récit solennel de l’Institution eucharistique : l’espace 37 C’est ce qu’exprime le metteur en scène et auteur américain Richard Foreman, suivant la manière arrogante et mélancolique, dont il fait un idéal comportemental : quand le travail de préparation, difficile et conflictuel arrive à terme, il y a un réel bonheur, et besoin d’aucun public. L’arrivée du public détermine une logique pornographique de l’exhibition, et un intérêt trivial pour le résultat, qui est une réelle corruption. J. Féral, Mise en scène…op. cit., t. i : « L’espace du texte », p. 127. 38 On comprend également que dans cette logique de l’ostensivité, une des fonctions du rituel est de tempérer la dérive exhibitionniste, qui peut transforme si vite l’aire de la manifestation en « pornographie » du moi ou en scène de séduction.
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produit par l’action liturgique, comme instauration d’un site logique et physique, est d’abord un espace où prendre place. L’invitation à prendre place, et sans doute à voir et à être vu, est plus radicalement invitation à se tenir là, simplement là, en tant que témoin. Le témoin n’est ni un voyeur occasionnel, ni un observateur, mais le partenaire obligé d’une action qui toute entière est testamentaire. N’existant que de par une précédence reconnue, le témoin prend place statutairement dans l’attestation de l’Alliance, et sa simple présence en tant que telle, avant tout recueil de bénéfice, est un acte plénier et incommensurable39. On comprend la fascination dont Jean Genêt faisait état à propos de la Consécration et de l’Elévation de la Messe catholique : conjonction du plus théâtral, comme tableau et comme action, dans sa brièveté et sa simplicité, et dépassement de tout théâtre par la logique testimoniale que nous avons dite. Ici, on ne s’abandonne pas au charisme d’un acteur, on ne souscrit pas à un contrat de fiction passé avec la Scène, on fait foi. Mysterium fidei. Et ce pacte de la Foi n’est pas « mental », puisque que conclu sur parole entendue et redite ab origine et parce qu’il repose sur un serment dont un Corps, hier mort en croix, est témoin, corps parlé, écrit, chanté, mangé. Etrange renversement dans lequel c’est la Parole qui fait trace et le Corps qui dit l’ouverture et l’anticipation de toute déléctabilité. Cette conception de la scène liturgique laisse entendre à quel point la « communauté » qu’elle intègre (pour reprendre le terme même du Colloque de 1951 auquel nous avons fait allusion plus haut) est d’abord une communauté contractuelle d’alliance, et non de conviction ou d’opinion, ou même d’heureux voisinage. En ce sens, nous nous trouvons dans une situation qui n’est ni celle de Jean Vilar, ni celle d’Henri Gouhier. La perpétuité de l’Église, en son fond théologal, n’est pas celle d’une population consensuelle et « convaincue », même si ses formes empiriques attestées dans l’histoire peuvent en évoquer le caractère. Elle est certainement plus que la rencontre fortuite de destins individuels, à la faveur d’un acte rituel ou « épiphanique », quelque soit la grandeur et la force dans la conjoncture présente de cette révélation par l’éphémère, où tant de nos contemporains puisent raisons de vivre et de continuer à vivre40. La sociation théologiquement dite Église tient sa perpétuité et sa reliance du « contrat social » que pose en elle la Parole de Dieu dite et récapitulée en JésusChrist, à laquelle le ministère apostolique et les sacrements donnent corps, que l’Assemblée manifeste et dont elle entretient l’ouverture invitatoriale. C’est à ce titre sans doute, et liée à celles et ceux qui s’y engagent et la constituent comme telle, qu’elle pourrait exercer une véritable hospitalité de l’éphémère, et accueillir les « passants », sans hésitations ni mauvaise conscience, pour des célébrations de rites de destinée, ou pour des visites et des échanges, où se partageraient souci spirituel et recherche de sagesse.
Paul Valéry avait une vision « systémique » de la machine théâtrale, contre toute dérive expressionniste ou naturaliste : « …le Théâtre consiste à faire quelqu’un spectateur, partie percevante d’un système », H. Valenti, Paul Valéry…op. cit., p. 106. Dans la Scène eucharistique, la liturgie consiste, par le récit et l’épiclèse, à faire quelqu’un témoin et commensal, partie intégrante d’un système testimonial en sa performativité. 40 C’est ce qu’évoque et dont traite le livre de Josette Féral, Dresser un monument à l’éphémère, Rencontres avec Ariane Mnouchkine, Paris, Éditions Théâtrales, 1995. 39
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Difficile présence à soi Parlant du Théâtre, beaucoup d’auteurs pour signifier l’expérience que le spectateur peut être amené à faire d’un lien inattendu avec ses bonheurs et ses malheurs enfouis, avec ses secrets et ses rêves, avec ses inquiétudes propres et celles qu’il partage avec ses contemporains, rappellent l’expression d’Horace (Epist., Livre I, Ep. XVIII) : Nam tua res agitur. Certains y ont vu le ressort de toute éventuelle « communion », d’autres, au contraire, y pointeraient volontiers une tare non résorbable d’individualisme et d’intérêt pour soi, qui condamnerait le Théâtre. À l’inverse, on exalterait la dimension résolument collective et altruiste de la célébration, censée faire glisser cette identification solitaire vers la conscience de groupe et « l’oubli de soi », dans le partage festif ou la célébration publique. Il nous semble que le site liturgique, tel que nous en avons esquissé la pensée, est précisément une des dispositions qui permet de mettre au travail la juste mesure du double rapport à soi et à autrui. Le rituel dans une première instance suspend la comédie d’être soi, non par appel à la belle âme de l’authenticité ou de l’altruisme, mais par une prime frustration de l’image propre, et le jeu d’un jeu insaturable en bonne conscience. Et puis, le fond de toute liturgie est peut-être, avant toute entreprise, de rejoindre non pas des « présences », comme on dirait des quilles sur une aire de jeu, mais sous la forme d’un salut, ou d’un Amen, d’approcher la présence du présent, à la fois insaissable et toujours dérobé, mais ici médié par le simple poids des choses, par la stase minimale qui sépare le signe de son effectuation transitoire,par le temps de prononcer et d’entendre le Nom adressé, instance où l’ego au lieu de se gonfler dans la gloire d’un apparaître, ou à l’inverse dans la striction d’un refus, se reçoit d’ailleurs, alors que cet ailleurs est dans l’ici même, et que le plus proche est aussi le plus lointain. Il ne s’agit plus tant d’être présent, que « d’être au présent », selon la belle expression d’Ariane Mnouchkine41. Ce rapport de soi à soi par la médiation de ce qui justement est autre que soi est une des grâces propres de la Liturgie. Nous en faisons souvent bon marché, quand nous tentons au contraire d’abolir tout ce qui ressemblerait à une distanciation, ou que nous n’en retenons, misérablement, que les effets de persuasion ou d’emprise. Henri Bourgeois, dans une importante communication donnée lors d’un colloque tenu à Rome en 1998, exprimait avec force la nécessaire prise en compte, dans une perspective de « nouvelle évangélisation », de cette dimension individuelle de l’expérience religieuse. Il y discernait un trait significatif de la conjoncture à distinguer avec soin d’un banal « individualisme »42. C’est le même auteur
41 Ibid. p. 33 : « …je ne saurais comment dire à un acteur d’être présent. Par contre, ce que je sais, ce que j’essaie de faire avec l’acteur, c’est qu’il soit au présent dans son action ». Plus loin, Ariane Mnouchkine mettra cette caractéristique avec la « capacité de nudité ». 42 Henri Bourgeois, « La nouvelle évangélisation : contraintes et ressources médiatiques », Revue des Sciences religieuses, 73-3, (1999), p. 331-354. C’est évidemment par rapport à un tout autre objet que l’auteur aborde le point de vue que nous avons rapporté. La confrontation du théâtre (et de la liturgie) avec les nouvelles techniques et mœurs médiatiques mériterait, on le devine, le détour, et certainement quelques précautions. Cf. Sally Jane Norman, « Nouvelles scénographies du regard ou scénographies d’un nouveau regard ? », Cahiers de Médiologie, 1, (1996), p. 93-101.
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qui attirait aussi l’attention sur l’existence actuelle d’une requête sapientiellle et spirituelle que la Pastorale liturgique et sacramentelle ne saurait négliger sans se méconnaître43.
Les « profonds magasins du possible » Le développement du théâtre en ce siècle, non comme fait statistique, c’est bien clair, mais comme fait de culture, pose à nos conceptions et nos pratiques liturgiques de réelles et sérieuses questions. Nous laissons pour une autre étude ce qui concernerait plutôt la « dramaturgie » chrétienne. On pourrait y prendre en compte les difficultés dues aux transformations de l’appréhension et de l’expression du tragique, plus proche, aujourd’hui, de la dérision et de l’ironie, quand ce n’est pas d’une sorte d’ataraxie mélancolique44. Nous n’avons retenu, sous le terme de « théâtralité », que ce qui nous paraissait concerner l’action célébrante, sa logique, ses conditions d’effectuation, son lien à l’expérience religieuse. Il est clair qu’il serait ridicule de penser à concurrencer cléricalement le Théâtre, dont nous séparent les buts et les moyens et l’insertion dans le marché de la culture. Mais il n’est pas interdit de penser que la Liturgie, comme telle, et nos liturgies effectives, recèlent des potentialités spécifiques et peuvent compter parmi les « profonds magasins du possible », dont parlait Paul Claudel45. Nos moyens sont pauvres, et, d’une certaine façon, c’est aussi notre richesse, et c’est aussi une raison de plus pour maintenir notre Rituel au plus près de sa forme et de sa force. Nous disposons de l’Invitatoire, qui est la forme même qu’en ce monde humain prend la Précédence divine, et le secret divin, des Liturgies du Livre et de l’Autel, attentives et pudiques, du calendrier des jours et des mois, de l’invocation et de la bénédiction des Noms divins, par où sont sanctifiées nos lèvres et transporté le langage, de la voix multiple et du chant de l’Église, et peut-être même du chant des saints et des anges. En aurionsnous percé l’énigme que chaque célébration reforme ? Poussons-nous assez avant dans la reconnaissance de ce qui nous est donné, non comme à des vainqueurs, non comme à des justes, mais comme à des invités parmi les invités, toujours surpris d’être promus gardiens de l’Invitation même, et serviteurs ?
Henri Bourgeois, « Bulletin de Liturgie », Recherches de Science religieuse, 86-2, (1998), p. 93-101. On trouverait nombre de remarques aiguës dans : Jean-Marie Domenach, Le retour du tragique, Paris, Éditions du Seuil, 1967, en particulier p. 60 et sq. 45 Paul Claudel, L’oiseau noir dans le soleil levant, Paris, Gallimard, 1929, p. 115. 43 44
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Note pour un concept de site cérémoniel L’orientation des recherches en éthologie et ritologie, ces dernières années, permet de construire et de mettre au travail un concept de site cérémoniel, compris comme composition in praesentia de données comportementales, et institution du lieu, comme don de la place et activité mémorielle1. Cette production d’une Scène rituelle suppose d’abord ce qu’il faut bien appeler un « entre-temps », caractérisé par un minimum de suspension liminale : temps d’entendre, temps d’entre-voir, temps d’être-là, temps de disposer le temps, si l’on peut dire. La hantise de toucher ou de convaincre peut quelquefois mal s’accommoder de ce détour, toute centrée qu’elle est sur la communicativité, alors que le dispos de la scène en son site figurai relève plutôt d’un déplacement et d’un remodelage des conditions de communicabilité2. Les places y sont « places marquées » avant d’être « places occupées ». Ainsi, pour qu’on puisse parler de « Site cérémoniel », il nous semble que, même minimalement, et sans doute quelquefois pas plus que le temps d’un regard, d’un établissement du corps en sa statique, d’un signe de la croix ou d’une salutation, il faille engager, et donc dégager, une instance de composition qui constitue les données sensibles en scène corporellement investie, et qui redistribue toute l’économie des orientations, des contacts et des pressions.
« In praesentia » Nous proposons donc de considérer, de plus, que dans la composition de la Scène rituelle et l’institution de son site, les données sensibles et posturales sont établies sous un régime que nous avons caractérisé par l’expression in praesentia. Cette expression est proposée ici pour être mise au travail et interrogée. Il va sans dire que nous ne cherchons pas par cette formulation à évoquer des « présences », ou des « consciences de présence ». Nous ferions plutôt, par un emprunt à peine accommodé, référence à F. de Saussure, lorsque dans le Cours de linguistique générale, il oppose aux In Concilium (Revue internationale de théologie), 259, (1995), p. 63-67. L’auteur reprend ici des données qu’il a exposées plus longuement dans : « Le culte chrétien dans son espace de sensibilité », LMD 187 (1991), p. 7-45. 2 Ces deux concepts sont empruntés à Francis Jacques, « Le moment du texte », Le Texte comme objet philosophique, Présentation de Jean Greisch, Paris, Beauchesne (« Philosophie ICP »), 1987, p. 15-85. *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 75-78 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.118992
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éléments en réserve dans les paradigmes de langue (donnés in absentia) les éléments entrant en contiguïté dans la séquence parlée (donnés in praesentia) et destinés ainsi à former une configuration phrastique communicable, engageant un travail du sens. Analogiquement, nous aimerions donc avancer que comme Site disposé-disposant, toute scène rituelle, de par sa nature de production manifeste, convoque des éléments préexistants à engager un procès de signifiance dans une cofiguration actuelle et agie. L’affirmation pourra sans doute apparaître banale. C’est sa radicalisation qui, selon nous, peut en assurer la portée. Il y a peu de banalité, en fin de compte, à postuler que, s’il y a « présence », voire « intériorité », celle-ci ne peut se penser en première instance que dans l’articulation produite des signifiants entre eux au point de composer site et figure, et, corrélativement, d’affirmer que, de ce point de vue, et seulement de ce point de vue, l’agent humain et son agir manifeste n’y ont pas d’autre statut que de signifier avec les choses. Souvent, en effet, nous nous pensons comme producteurs pour ainsi dire externes de la scène, disposant sous les yeux d’un groupe de spectateurs (voire de Dieu ou des Anges) des objets et des signes, et engageant vis-à-vis de cet auditoire des actions de communication, informatives, persuasives, expressives, dont le point commun semble être le souci de leur immédiate effectivité. Du point de vue que nous essayons de former, l’agent apparent d’une scène rituelle ou cérémonielle devrait plutôt être pensé pris dans la scène dont il constitue l’une des figures et comme amené à entrer, qu’il le veuille ou non, dans une économie de composition et de cofiguration sensible et sensée, et surtout à recevoir sa place de par le jeu composé des éléments qu’il met en œuvre. Allant même plus loin, nous serions tentés de penser que ce pourrait être le propre de la scène rituelle, dans l’instance qui précisément la fonde comme scène, et qui, bien sûr, n’en n’épuise point la portée pastorale, de ne pas discriminer d’emblée l’ordo rerum et l’ordo hominum, mais d’attendre au contraire toute potentialité figurale de la composition des choses, des dispositifs et des personnes. Ne pourrait-on pas même concevoir une « liberté » des choses et des signes, qui serait dès lors l’absolu contraire de leur anthropomorphisation magique, tout en écartant, au moins en surface, les travers si fréquents d’une manipulation brutale, désinvolte, ou trop appuyée ? Dans cette perspective, par exemple, l’autel de nos eucharisties ne saurait être réduit au rôle d’instrument d’un discours autoritaire ou de l’apparat de l’appareil ecclésiastique, mais comme l’organisateur symbolique d’une distribution des lieux et places, garantissant par la place même accordée à l’Absent commémoré, la place marquée de tout fidèle. On voit immédiatement par là que ce que nous appelons « les choses » se constitue d’objets formant figure et lieu significativement habitable, et se présentant comme autant d’inducteurs de comportement, fondateur de situation où se tenir et être tenu. Ainsi le Livre, d’une certaine façon, tient le lecteur, et l’acte de lecture tient les fidèles en assemblée de la Parole, Ecclesia audiens se recevant de son acte et se signifiant comme telle, et par la grâce d’une convocation. La voix de la lectrice ou du lecteur qui y retentit, dans la singularité absolue de son timbre et de son émission, participe à l’incidence du rite, où se conjoignent le concept et l’historialité. Elle ne saurait être ramenée à une pure fonction 76
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instrumentale : dans l’actio legendi, le sacramentum vocale, constitué du signe et de son incidence, ici nécessairement sonore et posturale, se tient comme en disponibilité signifiante, fragile et passagère, fondant le protocole de la communication et son « illocation », le plus souvent sans qu’il soit besoin d’en développer particulièrement le décorum. On peut ainsi penser le cérémonial comme ce qui surgit dans la différence (et le différer) entre s’engager dans une scène et s’engager dans la production de ses effets. Moment intransitif, si l’on peut dire, et par là-même propice au travail de la mémoire, ou plus précisément, au sens augustinien du mot, de la commémoration. Car qui dit com-position et mise-en-présence dit à la fois assemblage et dissemblage, contiguïté et séparation, régrédience non pas vers une indistinction première, vers une « présence » pleine et autoadhérente, mais vers le moment à la fois logique et expérientiel où s’était instituée quelque nouvelle figure porteuse, issue d’un passage, d’un transit, d’une séparation.
Le cérémonial de la rencontre Cet aspect mémoriel de la scène cérémonielle apparaît avec clarté dans le rituel humain de la rencontre. Ce dernier contient en sa topologique, même la plus fugitive, un mouvement de régrédience-progrédience vers les expériences expressives qui ont constitué les épiphanies fondatrices du vivre humain, à la fois paléogénétiquement et ontogénétiquement, et que les rituels ont pour fonction d’entretenir et de cultiver. En intégrant le site, le rituel revient vers ce moment, dont la mémoire est inscrite dans le corps propre et le corps de culture, où des choses ne se sont pas tant faites que défaites. Pour « être-vivant », selon l’expression d’Erwin Strauss3, l’homme réinvestit sans cesse ces passages, jamais vraiment accomplis, qui le caractérisent comme être humain en son inachèvement et sa fragilité, dans des sites intermédiaires qu’on pourrait dire bifaces, ou d’intersection, entre la pure empathie sensitive et l’identification catégorielle ou conceptuelle, ce que fera le langage, et ce que fait le rituel dans ces géométries sensiblement sensées de places et de vis-à-vis à l’épreuve du corps, dans des configurations prégnantes et simples, silhouettes et faces épiphaniques hantant la mémoire dans le fait même qu’elles rendent possibles les reconnaissances, et où, entre corps et concept, surgit, comme connecteur dialogique fragile et décisif, la voix résolue dans l’Adresse et le Nom. A. Leroi-Gourhan rappelait que l’hominisation s’était faite avec trois choses : la station debout, la face courte, la main libre, ces trois données faisant système et étant étroitement intriquées à l’apparition du langage et à une transformation radicale de la locomotion orientée. Le cérémonial est d’une certaine façon le mémorial de cette transmodélisation de la silhouette humaine, et l’on comprend que les rituels utilisent à plein les réserves figuratives de cette matrice corporelle, posturale et topologique ainsi édifiée. Et, cette fois, l’aisthésis sensible se voit obligée de se conjuguer en verbes : se tenir, se lever, s’asseoir, écouter, voir3 Erwin Strauss, Vom Sinn der Sinne, Springer-Verlag, Berlin, 1935 (traduction française : Du sens des Sens, Introduction de G. Thines, Grenoble, Jérôme Millon, 1989).
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regarder-considérer, prendre, donner, jeter, caresser… qui acquièrent alors une portée dont la prégnance sensée n’est pas seulement allégorique, mais vraiment mémorielle, constitutive du surgissement de l’autre silhouette et de l’autre face, dont le clignement de l’œil, inscrit dans la tradition de l’espèce, dit, au croisement des regards, l’ancrage des rites infiniment en amont de nos hâtes conjoncturelles. C’est dans cette topologique « sensiblement sensée » des expériences expressives que peut se comprendre dès lors le transit de l’être-là vers l’être-avec, selon la distinction de M. Heidegger, que rappelle E. Strauss4, en tant que l’être-là est essentiellement être-encomposition, c’est-à-dire être-avec-autrui semblable et dissemblable. Et qui ne voit donc que l’être-ensemble, surtout s’il est ramené à un simple jeu d’effets interactifs euphoriques, et donc « pensé à l’optatif plus qu’à l’indicatif », comme le dit joliment Henri Wallon de la pensée de l’enfant, ne peut réguler sa pression, modérer sa hâte, que par le détour de l’être-là qui le réinstaure en disponibilité, c’est-à-dire en déprise et relative absence. Ainsi l’in praesentia immanente au site rituel, et qui, analogiquement constitue « l’intériorité » du rituel, désignerait non pas tant des « présences » que les conditions posantes et, dans le site, posées, d’une « mise-en-présence », selon la règle de la foi, annonçant le jeu des places marquées et comme telles inaliénables. Le sujet du rituel, s’appropriant par exemple les termes d’adresse de la prière, en confession de bouche, loin de se porter à perte dans une extériorité, forcément vaine, si on la considère comme un dehors, en fait se porte vers ce qui, en réciprocation, creuse en lui sa propre place.
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E. Strauss, Vom Sinn…op. cit., p. 456.
À la recherche d’une économie posturale « Nous ne trouvons point au fond de notre cœur la religion telle que Dieu l’exige, pas plus que nous trouvons les vérités qu’il a révélées ; il nous faut le moyen sacré des symboles visibles, et par cette voie nous arrivons au Dieu invisible. » Dom Prosper Guéranger
On pourrait appliquer à un simple signe de croix, tracé sur soi, au hasard d’une prière ou d’une fonction du culte public, ce que Claudel disait de l’élocution (écrite) de Francis Jammes : « cette intonation si juste, si poignante, un mot seulement parfois, mais efficace, une syllabe, mais savante à délier ce lien mortel en nous qui nous paralysait1 ». Il peut être décevant, pour certains de nos lecteurs, de nous voir ainsi commencer par de si petites choses. Nous le faisons pour deux raisons. La première pour éviter par là une sorte d’inflation et de grandiosité propre à un certain discours commun sur « le corps » et les industries de son bien-être. La seconde tient au fait de portée générale, en matière de ritologie et de gestes humains, que les plus petites structures présentent le même agencement constitutif que les grandes. Aussi ne devra-t-on pas s’étonner de voir traiter côte à côte les formes les plus hautes du culte divin et les plus modestes. Nous rejoignons par là la notion de sacramentalité élargie, qui était entre autres celle de Hugues de Saint-Victor, dans son De Sacramentis2.
L’action de l’action « Avant toute réflexion, et toute fin délibérément poursuivie, écrit Maurice Blondel, que nous nous proposons de relire en la matière, il y a une expression immédiate et totale de l’opération actuelle, une action de l’action, qui en est comme le signe primaire ou la trace spontanée. Elle en constitue la production initiale et la première œuvre, origine et moyen de toutes les autres3. »
In La Maison-Dieu, 247 (2006/4), p. 37-59. C’est nous qui soulignons. Paul Claudel, « Salut à Francis Jammes » (octobre 1937), Œuvres en prose, Bibliothèque de la Pléiade, 19, p. 545. 2 Hugues de Saint-Victor, De Sacramentis christianae fidei, PL, 176. 3 Maurice Blondel, L’Action (1893). Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, Paris, PUF (« Quadrige »), nouv. éd., 1993, p. 182. La meilleure introduction à l’œuvre de Maurice Blondel reste la présentation *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 79-92 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.118993
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Dans le signe de la Croix, l’Amen du regard au moment de la communion, le fait de se lever à l’invitatoire de l’Évangile ou de la préface, de se mettre à genoux pour la prière ou le pardon, il y a en première instance, et dès le premier instant, un passage à l’acte, une action. L’action est une discontinuité (alors que le réflexe ou le symptôme est une continuité). « C’est qu’en effet l’action ne saurait être partielle, divisée, multiple comme peuvent l’être la pensée ou le rêve. Ce qui se fait se fait. Tout ou rien4. » Quelque chose y subsiste toujours qui est de l’ordre du conflit, de la dépense même minimale : passer outre « ce lien mortel qui nous paralysait5. » Appelons acte la forme de l’action, sa clôture modelante, mais l’action, en raison même de son accomplissement (Blondel écrit : son exergie), outrepasse cette clôture : elle ouvre à la fois le domaine de la vis significativa, travail du sens au-delà du signe, et celui, non maîtrisable et d’un tout autre ordre, des prolongements conséquentiels, vis effectiva, à la grâce de Dieu. Plus radicalement elle détient en elle-même le principe d’un « outrepassement » absolu, comme si être quelque chose se définissait par un agir. L’action est par nature synergique, elle « forme un système concertant » mobilisant toujours un ensemble contrastant de forces et rayonnant par rétroaction, même minimalement, sur l’ensemble de l’organisme actif6. C’est pourquoi l’on peut dire que l’action corporelle n’introduit pas une extension de la visée intentionnelle, mais une compréhension qui tient plus solidement et plus concrètement ce dont elle est constituée, à l’inverse du cours forcé des signes réduits à leur seule agilité mentale. L’action est à la fois un retard, et un raccourci, économisant d’un geste ou d’une opération un long développement discursif, et, dans le domaine des gestes sacrés, elle détient une sorte de réserve, comme la condensation d’un mystère sous une figure qui n’est pas séparée de l’agogie que sa production met en route et en œuvre. L’action se constitue comme un jugement concret, en tant qu’elle met à l’épreuve la sincérité du sujet, en toute première instance vis-à-vis de lui-même. « L’agir est la forme sincère du vouloir7. » Sa performativité, et sa nature de production manifeste, rend ainsi l’action apte à passer alliance, pacte ou contrat, telle la signature, la main tendue, l’échange des anneaux, le don d’un objet, jusqu’à faire apparaître a contrario l’odieux du parjure. Ce caractère potentiellement assermentaire de l’action invite à ne pas séparer trop vite le domaine, que nous disons « verbal », de la parole échangée, de celui du geste ou de l’économie posturale, et c’est à juste titre que l’on parlera d’actes de langage, phénomènes qu’en fit le R. P. Yves de Montcheuil : Maurice Blondel. Pages religieuses, extraits reliés par un commentaire et précédés d’une introduction du R. P. de Montcheuil, Paris, Aubier, 1942. 4 Ibid., p. 182. 5 « Le respect, écrit Pascal, est : incommodez-vous. » Car l’acte « incommodant » est aussi un acte de distinction, où opère une intelligence première. Pensées, nouv. éd., …/… par Philippe Sellier, Paris, Mercure de France, 1976, 115, p. 70. On connaît aussi le célèbre passage : « Il faut que l’extérieur soit joint à l’intérieur pour obtenir de Dieu, c’est-à-dire que l’on se mette à genoux, prie des lèvres, etc., afin que l’homme orgueilleux qui n’a voulu se soumettre à Dieu soit maintenant soumis à la créature. Attendre de cet extérieur le secours est être superstitieux. Ne vouloir pas le joindre à l’intérieur est être superbe », ibid., 767, p. 458. 6 M. Blondel, L’Action…op. cit., p. 183. 7 Ibid., p. 190.
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dont la différenciation et la réalisation situationnelle et intonatoire apparaissent comme fondamentales dans l’effectuation logique et comportementale des fonctions cultuelles. L’action sacrée ouvre un régime qu’on pourrait dire, en empruntant l’expression au domaine psychanalytique, de régrédience-progrédience, en recréant les conditions d’une expérience première, voire fondatrice, replaçant les sujets dans une situation originaire, comme le simple fait d’ouvrir le Livre, de lever les yeux, de prendre le pain, de saluer un visage, de réentendre l’invitatoire ou le chant du soir, dans une continuité de reprise et de réitération qui constitue proprement une tradition, s’enrichissant de ces réplications mêmes. Et, de ce point de vue, l’action sacrée, comme nous l’avons dit, peut se situer au plus haut de la sacramentalité chrétienne, comme au plus ténu des gestes du répertoire du culte public ou de la piété personnelle ou domestique. Quant à la réitération des actions, elle est ellemême modulante, entre le niveau mineur d’une « routine heureuse », condition d’entretien de leur disponibilité sensée, et la haute saillance d’un acte solennel ou festif, à moins qu’une circonstance propre aux accomplissements de destinée ne vienne lui conférer un tour proprement pathétique, comme dans les gestes et les attitudes mises en œuvre aux confins de la mort, et des corps défunts.
Action « corporelle » L’organisme bio-anatomique n’épuise pas la signification du corps. On peut dire, avec Jean Ladrière, qu’il n’est pas toute la vérité du corps, et « qu’il n’est peut-être même pas ce qu’il y a d’essentiel dans la vérité du corps8 ». Le corps vécu ou corps vivant, dont il est justement impossible de dire si je le suis ou si je l’ai, est un conjonctif d’expériences croisées, déterminant une unité précaire fondée sur ses rapports ad extra, et pour ce qui relève de l’identité nommable, du témoignage instituant de quelque autrui. « C’est la définition du corps humain, écrit Maurice Merleau-Ponty, de s’approprier, dans une série indéfinie d’actes discontinus, des noyaux significatifs qui dépassent et transfigurent ses pouvoirs naturels9. » Cet « outrepasse-ment » du corps par le corps, dans l’entre-deux difficile à gérer qui le tient entre l’opacité organique et le délire déréalisant, ne peut s’accomplir que dans des figures actives, réversibles et réciprocables, que nous appelons des gestes, des attitudes, des actes oraux et verbaux, qui ménagent au-dit corps un déploiement auto-intelligent et une réception potentiellement sensée10. On peut même être tenté de renverser le point de vue le plus commun : ce n’est pas « le corps » qui expliquerait la liturgie, mais sans doute beaucoup plus décisivement, ce serait la 8 Jean Ladrière, Vie sociale et destinée, Gembloux, Duculot, 1973, p. 147. On ne saurait oublier : Gabriel Marcel, « L’être incarné, repère central de la réflexion métaphysique », Du refus à l’invocation, Paris, Gallimard, 1940, p. 19-54. 9 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, (« Bibliothèque des Idées »), 1945, p. 226. 10 Consulter aussi, en particulier sur le rapport du corps et de l’ordre du langage : Antoine Vergote, « Le corps : pensée contemporaine et catégories bibliques », Explorations de l’espace théologique. Études de théologie et de philosophie de la religion, Leuven University Press, 1990, p. 507-523.
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liturgie qui viendrait nous expliquer les virtualités ultimes de notre disposition corporelle, en ces instances où « le corps », sans cesser d’être un organisme, et sans se déréaliser dans un narcissisme dédifférenciateur, ou dans un dualisme sans liaison autre que de disgrâce, se porte vers l’accomplissement de son être-là, où le soi se reçoit de ce vers quoi il se tourne et qu’il invoque dans la vérité, non d’une expressivité impossible, mais d’une composition, au bonheur d’un consentement à se trouver là, par invitation et par grâce11. Intus/foris Il est facile, dans la tradition chrétienne, de développer un discours concourant à une certaine « disgrâce » des cérémonies extérieures, aisément convaincues d’automatisme, de magie, de psittacisme, d’ostentation d’appareil, d’embarras, et surtout de fallacia. Les précédents évangéliques ne manquent pas. Et nous n’avons pas l’intention d’entamer ici une question classique, traitée cent fois par les écrivains les plus autorisés12. Instruit par Dom Guéranger, nous restons en ce point dans le cadre de la vertu de religion, et dans ce cadre, la référence que nous avons faite à l’apport de Maurice Blondel nous conduirait plutôt à traiter l’opposition intus/foris comme un antagonisme de potentialité, une oscillation logique et pratique sans fixation possible sur l’un des deux termes, qui en suspendrait le mouvement. Si toute la beauté de la fille du Roi est ab intus, c’est au prix d’une manifestation où il est question d’avoir touché de ses mains le Verbe de Vie. Un autre déplacement fut bénéfique, qui sut enlever à la notion d’expression une connotation qu’on pourrait dire trop expressioniste, laquelle supposerait en amont de toute expression une réalité non exprimée n’ayant avec le plan de l’expression qu’un rapport incident de communication signalétique. Antoine Vergote proposa avec fruit la formule d’expression opérante, pour marquer la force constitutive des actes rituels et sacramentels dans la génération active d’un acte vrai de religion, trouvant dans sa forme et son accomplissement un principe véritablement structurant13. Louis-Marie Chauvet, s’inspirant des travaux d’Edmond Ortigues, de Maurice Merleau-Ponty, ou de J. L. Austin, remodela les conditions d’utilisation du concept d’expression en matière de liturgie et de théologie sacramentelle, montrant bien la solidarité des deux faces de l’intus/foris dans la réalisation d’un événement « véritablement » signifiant pour l’accomplissement assumé d’un destin de la foi14.
Jean-Yves Lacoste, Expérience et absolu, Questions disputées sur l’humanité de l’homme, Paris, PUF, (« Epiméthée »), 1994. Lire la Note de lecture dans LMD, 209, p. 121-126, par Philippe Capelle. 12 Tout liturgiste sait gré à Dom Prosper Guéranger d’avoir traité de ce sujet en termes magnifiques, se voulant en ce point disciple de saint Thomas et de l’École française, dans sa Première Lettre à Monseigneur l’Évêque d’Orléans de 1846, Institutions liturgiques, Deuxième éd., Tome Quatrième, Paris, Société générale de librairie catholique, Victor Palmé, 1885. La citation que nous avons placée en exergue est tirée de ce texte à la page 317. 13 Antoine Vergote, « La réalisation symbolique de l’expérience cultuelle », LMD, 111 (1972), p. 110-131 ; « Gestes et actions symboliques en liturgie », Concilium, 62 (1971), p. 39-49. Également : Dette et désir. Deux axes chrétiens de la dérive pathologique, Paris, Éditions du Seuil, 1978. 14 Louis-Marie Chauvet, « La structuration de la Foi dans les célébrations sacramentelles », LMD, 174 (1988), p. 75-95. 11
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Plutôt que d’affecter de traiter une fois de plus une question par nature et destin historique essentiellement rebondissante15, nous proposons à nos lecteurs de mettre succinctement au travail une suggestion tirée du Grand Catéchisme de saint Pierre Canisius, et utilisée par un bon liturgiste du xviie siècle, dans une présentation des cérémonies de la messe16. S’interrogeant sur les raisons et les finalités des cérémonies, Tobias Lohner renvoie son lecteur aux formulations du concile de Trente (session 22, c. 5), mais il lui semble éclairant de rappeler une proposition heureuse de Pierre Canisius : « caeremonias ob triplicem potissimum finem ab Ecclesia institutas esse : (…) ut sint signa, testimonia et exercitia cultus interioris ». Il n’est évidemment pas dans notre intention de faire ici une exégèse du texte de Canisius cité par Lohner. Nous voudrions tout de même y prêter une juste attention, et laisser les catégories proposées se remettre au travail, quitte à leur adjoindre une lecture plus contemporaine. À lire cette formulation (à vrai dire classique dans son contenu, mais frappante dans sa concision), on conçoit que le « culte extérieur » n’est pas un culte qui est à l’extérieur, mais une action de culte qui se produit, ou même qui produit son extériorité comme signe, témoignage, exercice, ce qui revient à dire qu’elle contient dans sa forme pratique une sorte d’intentionnalité anagogique qui vient articuler ce qu’il était convenu d’appeler l’intérieur et l’extérieur. Ut signa Le geste sacré, l’attitude investie ne relèvent pas du symptôme, ni d’un expressionnisme même dévot. La production du signe ne se ramène pas non plus en première instance à la délivrance d’un message allégorique. L’ut signa inscrit plus globalement la production gestuelle ou corporelle dans l’intentionnalité d’une action censée sensée dans l’ici-etmaintenant, qu’elle soit fugitive ou appuyée. La vis significativa y est d’abord d’ordre déictique Nous ne résistons pas, toutefois, à citer ici un des auteurs de langue française qui a su exprimer le plus vigoureusement l’extériorité constitutive du culte divin : J. J. Olier dépasse le simple symbolisme des choses et des cérémonies, poétique souvent visionnaire à laquelle il s’attache, pour rassembler en quelques mots, et presque incidemment, tous les éléments d’une anthropologie des exteriora : « Tout ce qu’il y a d’extérieur dans l’Église de Dieu, gouvernée par son divin Esprit et par sa sainte sagesse, exprime quelque chose d’intérieur, qui ne peut être aperçu ni paraître au dehors que par quelque chose grossière et par quelque expression ou figure sensible. Le corps marque l’esprit en nous ; et par ses gestes, par ses mouvements, par ses opérations, on découvre quelles sont ses puissances, qui sans cela demeureraient inconnues. On ne saurait jamais que l’âme a en soi la puissance de voir, d’entendre, de parler, si le corps, par ses fonctions qui dépendent de l’âme, ne faisait voir ce qu’elle est en elle-même. Ainsi Notre-Seigneur fait paraître dans l’Église, par des choses extérieures, ce qu’il y a de plus caché dans ses mystères… » Et c’est dans un acte aussi concret et sensible que l’Offertoire de la messe, ou la communion au pain eucharistique, que le fidèle est conduit vers cette « adhérence » à la vie intérieure de Jésus-Christ. Lire J. J. Olier, Traité des Saints Ordres, Introduction générale par Jean Gautier, Paris, La Colombe, 1953, p. 113. L’extériorité constitutive du culte divin selon un paradoxe qui ravissait sans doute les disciples de Bérulle et de Condren, apparaît au plus haut point dans le cérémonial de l’oblation et du sacrifice. Consulter : Jean Galy, Le Sacrifice dans l’École française de spiritualité, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1951. 16 Tobias Lohner s.j., Instructio practica prima de S. S. Missae Sacrificio../..(1676), Editio Undecima, Augustae Vindelicorum (Augsbourg), J. C. Bencard, 1759, p. 3. 15
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et indiciel, en tant qu’elle intègre la situation comme situation, là où les comportements, et les corps en présence, sont appelés à composer, à moins, si l’action est publique, qu’on ne choisisse de s’abstraire par dérobade, ou évitement (ce qui toutefois n’est pas sans faire passer quelque information comportementale). Dans ce contexte de communication, certaines figures d’action, gestes, attitudes marquées, formant un répertoire, présentent une identité reconnaissable affectée d’une signification forcément ouverte puisque située du côté du décodage, mais dont l’herméneutique est empruntée au sens commun ou à la tradition proprement chrétienne. La production du signe, comme signe, est donc en première instance, du côté de son codage actif, liée à une sorte d’intégrité froide, qui en assure la juste confection. Cette juste confection est un acte de culte, dans la mesure où ce terme connote une valeur de soin, et d’entretien. Cette juste confection vise ce qu’on pourrait appeler analogiquement le bonheur du signe lui-même, la propre lumière immanente à son intégrité. Ce bonheur formel du signe sacré fait transiter d’une sémiotique de l’observance, ici fondée, vers un registre de sapience et de gustatio qui est bien autre chose qu’une complaisance esthéticienne17. Le medium froid se réchauffe, non pas d’une emphase trop empressée ou persuasive, mais de la justesse suffisante de sa forme, garantie de la promesse de son réaccomplissement possible, comme en une esquisse eschatologique18. Ut exercitia La notion de « confection » (terme bien assuré et savoureux de l’ancienne langue ecclésiastique) est quelque peu dépassée par la notion d’« exercice », qu’il convient d’entendre et de laisser travailler. Le verbe exercere connote une dépense en vue d’une juste exécution : il s’agit de déployer l’action jusqu’à son terme, et de s’y employer. Le verbe et le substantif ne sont pas sans évoquer quelque chose comme un entraînement ou un apprentissage. Le terme vise aussi un emploi du temps, une occupation, comme on dit de quelqu’un qu’il est occupé à faire quelque chose. On aime dès lors à évoquer tout ce qui, dans le déploiement modeste ou fastueux des fonctions cultuelles, peut être dit relever de l’exercitium : sonner les cloches, préparer les bouquets, actionner les grandes orgues, sortir les bannières par grand vent dans un port breton, balayer l’église ou repasser les aubes. Mais la désignation d’exercice, en contexte chrétien, s’est vite rapportée aux aspects ascétiques, et souvent méthodiques, de certaines actions de religion. En ce point se fait jour la difficulté de différencier ce qui relève d’une logique rituelle, et qui, bien sûr, n’est jamais sans quelque dépense, de ce qui se présente spécifiquement comme exercice, telle la méditation, la Parlant de tout l’appareil des sacramenta, dans lequel il n’a garde d’oublier trois formes d’opérations « scilicet gestus, actes et motus », Innocent III († 1216) ne néglige pas cet aspect que l’on peut dire heureux en eux-mêmes et dans leur production vive des signes sacrés : « Haec omnia divinis sunt plena mysteriis, ac singula coelesti dulcedine redundantia. » De Sacro altaris mysterio. Libri sex, PL 217, col. 774. 18 Cette confection proprement sémiotique du signe est le fondement de la théologie de l’opus operatum qui lie l’intégrité du signe à une vis effectiva d’ordre surnaturel. La théologie définie des sacrements étant sauve, on a pu souligner le danger d’une sémiotisation trop instrumentalisée, qui suspend l’anagogie et la ramène à un fruste enchaînement de causalité. Dom Guéranger regrettera qu’une distinction trop forcée entre rites « essentiels » (pour la validité) et cérémonies « accessoires » ait pu rompre une vision unitaire de l’action liturgique. Retrouver cette unité sera un des objectifs du Mouvement liturgique. 17
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« prière de Jésus » ou l’hésychasme, la marche du pèlerin, le long agenouillement du pénitent19. On a pu penser que la psalmodie de l’Office relevait beaucoup plus d’une logique ascétique que d’une logique proprement rituelle et encore moins « musicale ». Et sans doute faut-il remarquer que la teneur proprement exercicielle des actes du culte est éminemment variable. Ut testimonia L’action sacrée est de nature testimoniale, d’abord, en tant qu’action, dans le rapport indécis de soi à soi. Elle se rattache à la protestatio fidei per aliqua signa exteriora, formulation proposée par saint Thomas au Traité de la religion20. Mais il est important de considérer que cette protestatio est un travail de la foi, animée par la charité, pour, d’une certaine façon, s’ajuster à elle-même dans ce qui s’apparente à une épreuve et à une forme d’incorporation révélatrice. Dans un texte souvent cité, saint Augustin fait remarquer que le répertoire des postures et des gestes de la prière, tout visibles et manifestes qu’ils sont, ne sont pas destinés à porter à la connaissance de Dieu les intentions secrètes des cœurs : Dieu n’a pas besoin d’indices qui viennent lui révéler l’intérieur de l’âme humaine. C’est par ces attitudes et ces gestes que l’homme se porte lui-même à la prière (se ipsum excitat ad orandum) et améliore la teneur religieuse de son accomplissement. Ainsi l’homme ne produit pas par là des indices immédiats de ses sentiments particuliers, il laisse une forme connue donner corps et sens à ce qui sans cette action serait resté mental et inaccompli, sans le sceau, et le testimonium, d’un passage à l’acte21. À la suite du même saint Augustin, les auteurs avancent l’aspect que Dom Guéranger dira « social » du témoignage lié à l’action sacrée « extérieure »22. Il importe sans doute de distinguer ici les aspects qui relèveraient d’une « édification » interactive, et ce qui constitutivement relève de la nature de l’Église et de l’ecclésialité. C’est dans sa liturgie, « religion à l’état social », que l’Église rend son témoignage d’Église, et rend possible aux christifideles le pèlerinage des signes. Mais en dernière analyse se révèle ce qui constitue en fait la première instance : il s’agit de répondre par le témoignage inscrit dans l’ici-maintenant de l’action, au témoignage divin lui-même dont le Serment d’Alliance sans cesse rapporté fonde le concret de la foi23. 19 Sur la multiplication de ces pratiques : Dom Louis Gougaud, Dévotions et pratiques ascétiques du Moyen Âge, Paris, Desclée de Brouwer, Lethielleux, Abbaye de Maredsous, (« Pax », XXI), 1925, chap. 1, « Les gestes de la prière », p. 1-42. 20 Somme théologique, IIa IIae, Q. 94. art. 1. ad Prim. 21 Saint Augustin, De cura pro mortuis gerenda, PL 40, col. 597. Il subsiste une indécision en français sur la traduction la plus juste du verbe excitare ad que parasite un peu le sens moderne et trivial du verbe « exciter ». Le terme est proche de suscitare. Il connote aussi l’éveil, la mise en route. Hugues de Saint-Victor parle d’exercitatio, qui se réfère plus nettement à l’effectuation physique. De Sacramentis Christianae Fidei, PL 176, col. 327. 22 Dom P. Guéranger, Institutions liturgiques IV, p. 310 s. 23 Dans le Catéchisme romain, on peut relire les cinq motifs de justification des sacrements, en particulier le deuxième qui voit dans les sacrements les fondements de la foi en une promesse réelle a parte Dei, gages de
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Retour à Blondel. La pratique littérale : la Voie Relire Blondel permet d’aller plus loin : l’action, dans une sorte de polarisation inversée de son lien contingent d’option singulière, appartient à ce qui, dans l’être humain, se présente comme une exergie, caractère de ce qui a pour nature de se produire au dehors. L’action excède toujours les conditions qui l’occasionnent, et cet excès hétéronomique, l’homme est tenté de l’idéaliser sous la forme projetée de l’idole, et c’est la tentative de captation de cet excès qui doit se dire superstition. Blondel étend très loin le domaine couvert par ces industries illusoires de l’esprit, jusqu’à voir, dans une certaine forme de surenchère de la science, un des avatars les plus frappants du phénomène superstitieux. Il n’est pas jusqu’aux pratiques rituelles les plus communes de ne pouvoir échapper à cette clôture paradoxale de l’action, à la fois ouverte sur un illimité du vouloir et fermée sur une effectivité que garantirait son intégrité formelle24. « C’est un besoin pour l’homme que le merveilleux et l’occulte : on lui en donne fût-ce par un mot grec inscrit sur la porte d’un cimetière… »25. C’est en ce point (développé, on s’en doute, en de longue pages) que Maurice Blondel fait intervenir un complet renversement. Ce n’est pas de nous que peut provenir cette véritable conversion (le mot gardant toute sa connotation de retournement) de l’action. « Il faut que même l’élan de la recherche qui nous porte à Dieu soit, en son principe, un don26 ». Ce don est un secours, mais beaucoup plus : il se fonde sur l’action d’un médiateur, le pontife dont parle l’épître aux Hébreux, dont le passage en notre chair fondera désormais tous nos propres passages. Aussi, à l’étonnement de beaucoup de ses contemporains, Blondel consacrera un chapitre entier à la « valeur de la pratique littérale » en matière d’action religieuse. C’est en se tenant « à la lettre d’un symbole, d’un rite ou d’un sacrement », reçus cette fois comme un Don, que le croyant, ou celui qui le devient, s’écarte radicalement de la superstition et de l’idolâtrie. « C’est ici que pour réintégrer dans son opération voulue tout ce qui se trouve au principe même de son aspiration volontaire, le généreux incroyant doit franchir le pas décisif de l’action. Pourquoi ? Parce qu’il a besoin d’un don. Encore faut-il qu’il le reçoive ; et l’action est le seul réceptacle qui le puisse contenir27. » Car l’action ainsi accordée est une précédence, et ce fait peut même justifier une action qui anticiperait sur une appréhension satisfaisante des références conceptuelles accompagnant la conversion. « L’acte est comme le péage et le passage de la foi. Il signifie l’humble attente d’une vérité qui ne vient pas de la pensée seule ; il met en nous un autre esprit que le nôtre. Fac et videbis… Car ce n’est point de la pensée que l’action passe au cœur, c’est de la pratique qu’elle tire une lumière divine pour l’esprit. Dieu agit dans cette action ; et c’est pourquoi la pensée
l’obligation que Dieu contractait, et donc de sa fidélité. Catechismus ad Parochos ex Decreto Concilii Tridentini editus… Pars Secunda, § XIII. 24 M. Blondel, L’Action…op. cit., p. 305-322. 25 Ibid., p. 312. 26 Ibid., p. 399. 27 Ibid., p. 401.
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qui succède à l’acte est plus riche d’un infini que celle qui précède. Elle est entrée dans un monde nouveau où nulle spéculation philosophique ne peut la conduire ni la suivre28. » Par certains côtés, Blondel rejoint ici la vision d’une sacramentalité élargie qui était celle des premiers médiévaux. Les actes extérieurs de religion, dans la mesure où ils sont reçus de l’Église, sont en rapport avec la précédence bienveillante du don divin et avec ce que nous voudrions désigner par agogie christique. Car il s’agit bien d’un cheminement, difficultueux, certes, mais guidé, un peu comme les sentiers de Grande Randonnée, balisés de loin en loin de leurs marques blanches et rouges. Et si l’on pense, avec Michel Meslin, qu’une religion s’établit par l’articulation des trois données que sont la Loi, la Voie, la Communauté, il est aisé de saisir la portée de la figure du Bon Pasteur, comme principe de cette articulation en christianisme29. « Le précepte littéral, ajoute encore Blondel, est, si l’on peut dire, plus vivant et plus spirituel que l’esprit dont il s’empare. Nous l’absorbons en nous, et c’est lui qui nous absorbe en lui. » Comme si le passage à l’acte était aussi passage de l’acte. Dans cette perspective, notre ami et collègue Michel Thibault mettait au travail le beau concept, et si juste, de Visitation30.
Place du Don et don de la place L’échange eucharistique (O admirabile commercium) est à la fois le modèle et l’inducteur de toute économie illocutoire, si l’on entend par lieu l’espace où prendre place, et puisque prendre place n’est jamais qu’occuper une place marquée, celle ou l’invité est attendu. Cette disposition de la place, en précédence, est l’œuvre du rituel. L’autel, place du don, appareille le don de la place. Nous en déduisons, pour toute manifestation publique et légitime de religion, le caractère premier de l’investissement suffisant de situation, qui est le contraire de l’intrusion, parce que fonctionnant sur l’invitatoire. François Marty voit dans le rite un « ancrage du sujet parlant au sol » et d’emblée le partage « social » du sol et de l’espace31. Il s’agit bien de « se trouver là » : prendre place et composer au milieu des signes comme signe sacré, et de s’y reconnaître, voire de s’y découvrir. Et, dans cette économie ce que nous appelons « le corps » se révèle l’organon décisif d’une connaissance première, qui articule le présent fugitif et l’être-là sur une promesse de reconnaissance future. La liturgie, 28 Ibid., p. 403. « Croire qu’adorer en esprit et en vérité, c’est s’abstenir de toute pratique déterminée, là est l’erreur toute semblable où l’on tombe en imaginant que l’exécution réelle n’est qu’un appendice accessoire et presque une détérioration de la résolution idéale… L’âme religieuse trouve dans la rigueur assujetissante de la lettre, un secours contre elle-même ; sous cette contrainte, elle se renouvelle ; et loin de se perdre en une vague et flottante aspiration d’infini, elle approfondit et vivifie ces sentiments qu’elle craignait de profaner ou de tuer, en les jetant au-dehors dans le corps d’un acte. » ibid., p. 409. 29 Michel Meslin, L’Expérience humaine du divin, Fondements d’une anthropologie religieuse, Paris, Éditions du Cerf, (« Cogitatio fidei »), 1988, p. 44. Aussi : François Cassingena-Trévedy, « La liturgie : se laisser faire par le Christ », Chroniques d’Art sacré, 84 (2005), p. 12-14. 30 Michel Thibault, Célébration, Genèse de l’homme, Paris, l’Harmattan, 2003. 31 François Marty, « L’autorité du corps. Rite et règle », LMD, 222 (2000/2), p. 7-21. Dans le même numéro 247 de LMD, dont est extrait cet article : Jean-Louis Souletie, « L’autorité du geste », p. 23-36.
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comme une sorte de matin des choses, ne dit-elle pas quelque peu, dans sa capacité de préfiguration eschatologique : « Viens connaître comme tu es connu », dès lors que tu prends place et composes au milieu des choses dont la proposition, entre l’obsession mécanique et le délire mental, illumine ton regard et t’invite à bien dire. Car l’espace, devenant véritablement un lieu, parce qu’habitable et habité, se trouve constitué de ce fait, selon l’expression de Buytendijk, en « espace gnostique32 », où les réactions réflexes et les opérations proprement instrumentales et transitives sont assumées dans une ratio significativa, ne serait-ce que celle de la main qui reconnaît les choses, jusqu’à pouvoir les montrer et les désigner, sans parler des repérages d’orientation, de distance, de niveaux. Dans ce lieu de grâce, par le simple fait de prendre place, et de la lester d’un poids d’occupation suffisant, il s’agit d’abord d’un rapport de soi à soi, le moins égotiste qui soit, puisque, comme passage à l’acte, il se perd en se trouvant, rompt l’intimité trompeuse de son enveloppe, et partage son existence avec le monde, les choses et les autruis salués et reconnus.
Prendre place auprès au loin Il ne faut pas faire d’erreur sur « le corps » : le corps ne résout pas la trilogie idyllique : immédiateté, proximité, simplicité. Au contraire : il est l’instrument de la médiateté, du « ménagement », de tout ce qui relève de la disposition, contre « le trucage de l’immédiat et du circuit court33 ». La scène vive où composent les res liturgicae brouille le rapport entre proximité et distance, laquelle distance n’est pas confusible avec l’éloignement. L’autel est une chose, tellement chose, que plus je m’en approche, plus il produit la distance qui le tient dans son ménagement. Et que dire alors de cette parcelle du Pain eucharistique que le ministre présente « au plus près au plus loin » de celui qui lève les yeux et tend les mains : l’Amen se tient dans cet intervalle vertigineux de proximité et d’infinie distinction. Introduire « le corps » au milieu des choses n’est ni un accroissement de proximité, ni une sorte de prise sécurisée, mais au contraire, c’est introduire dans le jeu un élément d’incertitude, que l’on pourrait presque dire incertitude du réel, puisque le corps vécu n’a pu le devenir que moyennant la médiation d’autrui, auquel il a fallu abandonner sa créance et s’entendre dire tel ou tel. D’une certaine façon, « mon corps » dans le lieu-dit du sanctuaire de la Parole et du Pain, fait corps avec mon nom, ce flatus vocis qui me sépare et me distingue, rendant possible la reconnaissance, et la foi, par-delà l’orgueil et l’humilité. Mais le nom est aussi une promesse d’appel et de désignation déictique et illocutoire, il a son fondement dans la stature, et le regard, et l’écoute. 32 F. J. J. Buytendijk, Attitudes et mouvements, Étude fonctionnelle du mouvement humain, traduit du néerlandais, Paris, Desclée de Brouwer, 1957, p. 79-91. 33 Régis Debray, Cahiers de Médiologie, 1, 1996, p. 5. François Cassingena-Trévedy, « Éloge de la distance », LMD, 233 (2003/1), p. 43-73.
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Statio Dans toute réflexion sur les attitudes et les gestes en liturgie, il nous semble donc nécessaire de donner un statut vraiment prioritaire à ce que nous ne pouvons nommer autrement que l’économie posturale, et, puisqu’il faut parler plus techniquement, aux conduites proprement illocutoires, dont la fonction est de fonder sur des ajustements et des entretiens posturaux l’établissement non du corps dans le lieu, mais, plus justement, du lieu par le corps. Dans une publication déjà ancienne de La Maison-Dieu, nous avions plaidé pour une liturgie célébrée à « trois dimensions ». Contre une utilisation trop prématurée de la théorie des cinq sens, nous accordions une priorité logique et génétique au registre proprioceptif, et à la tonicité d’entretien34. L’économie posturale, écrivions-nous « est non seulement liée à l’être-là, ici, maintenant, et à la lutte contre la pesanteur, mais elle commande la disponibilité à l’environnement et, par là, dans ses aspects de juste statique, le rapport de disponibilité suffisante de soi à soi pour l’accomplissement de cette césure et de ce passage dans la scène rituelle comme y figurant selon la foi35 ». Cette priorité accordée à l’économie posturale permet de mieux comprendre l’intrication des fonctions perceptives, leur syncrétisme, tant dans leur production que dans leur réception : la statique commande la dynamique de l’émission parlée ou chantée et gouverne la respiration. L’oreille n’est pas seulement faite pour entendre, son activité perceptive est en rapport avec l’application attentive, l’équilibre, l’insertion dans un site auriculaire et la gestion des directionnalités et des focalisations, le contrôle de la parole et son déploiement dans le lieu36.
Actes de langage C’est aussi cette prise en compte du caractère premier de l’économie posturale dans l’appareil actif des actes cultuels qui permet de penser une différenciation de la réception ou production des actes de langage. Ceux-ci ont pour caractéristique d’affecter aux partenaires énoncés d’une communication verbale un emplacement logique (comme, par exemple le jeu des appellations et des prises en charge pronominales : moi et vous, et eux) ou tactique (appel, demande, promesse,…). La scène liturgique est précisément destinée à donner une forme concrète et une solution comportementale à ces jeux de langage, que vient trop souvent niveler une pression rhétorique unitonale et la surdétermination non contrôlée de la sonorisation. Jean-Yves Hameline, « De rebus liturgicis ou célébrer à trois dimensions », LMD, 169 (1987), repris dans notre ouvrage : Une poétique du rituel, Paris, Éditions du Cerf, (« Liturgie », 9), 1997, p. 73-90. Nous nous inspirions des ouvrages d’Henri Wallon, en particulier : Les Origines du caractère chez l’enfant, Paris, PUF, 1949. Voir aussi sur la stature et la station : Michel Thibault, Célébration…op. cit., p. 27-38. 35 J.-Y. Hameline, Une poétique du rituel…op. cit., p. 79. 36 On se reportera dans ce même numéro 247 de LMD à l’article de Pierre Gueydier, « Le geste vocal », p. 117-146. 34
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Il est facile d’évoquer les salutations, les prières, les hymnes (le chant, s’apparentant à une réponse posturale, ce qu’il est et qu’il outrepasse). Mais ne voit-on pas aussi que le récit de l’Institution eucharistique, ou Testament du Seigneur, prend sa force dans le lieu même, d’être un appel à témoins du serment que Dieu scelle, consacrant en même temps que le Pain et le Vin le plus haut point de la dignité baptismale des témoins et du culte latreutique dans lequel ils s’abîment. Ce que manifeste ut testimonia la station debout, l’attention religieuse, le prosternement, et le chant eschatologique.
In praesentia La scène liturgique, où quoi qu’on fasse, « on ne peut pas ne pas se comporter », est tout entière sous le signe du voici, de l’hodie, du registre du déictique. Elle comporte une ostensivité constitutive, et en de certains moments des actes spécifiques d’ostension37. Mais cette ostensivité est fondée en amont sur une sorte de métabole du temps qui en accentue l’aspect eschatologique : le « passé », où s’atteste l’antécédence des évènements fondateurs, devient « précédente », mais l’action liturgique institue là même une « incidence », présence du présent, sous forme d’un passage ou d’une visitation. La participation consisterait dès lors à devenir le contemporain du passage. La « présence », qui est bien une question de gravitas, ne se ramène pas pourtant à un poids plus ou moins lourd, elle tient plutôt à l’attention déployée hic et nunc pour en régler la mesure et le bonheur au présent dans le présent, pour laisser advenir les possibles toujours en amont des effets, dans la co-action gracieuse des choses et des personnes. L’in praesentia n’est sans doute pas à penser comme un surplus d’être ou de conscience. On le comprendrait mieux comme l’acte simplement patient et attentif de se porter dans la signifiance des signes par le poids suffisant de son investissement corporel et déictique dans la scène sacrée qui les tient et se tient en leur lieu et place. Cette conception de l’attention, qui commande, on le devine, le répertoire des réponses posturales, est, contrairement à ce qu’une lecture trop rapide pourrait conclure, la clé d’une vision souple, modulante et au sens strict accommodante, de l’application mentale et corporelle qui sied dans l’accomplissement des actions liturgiques. La conception « agogique » que nous avons prise chez Maurice Blondel suppose que confiance est faite dans le simple et droit accomplissement des actions mêmes. Blondel n’a pas de mots trop durs pour condamner (comme tout le monde, d’ailleurs) l’automatisme routinier, la désinvolture, l’obsession exagérée de l’étiquette. Mais sa sévérité est encore plus grande pour ce qui serait une surcharge de conscience, un surcroît d’intention, une contention finalement pélagienne, comme s’il fallait précéder la précédence. Outre le fait d’être soumise à une gradation et une différenciation dans la distribution des investissements actifs, l’action liturgique, dont l’origine est un don, et une grâce, exige d’être accomplie d’une façon suffisamment lestée, mais pas au point de laisser l’agent prendre la Cet aspect des choses est abordé pour lui-même dans l’article de Monique Brulin, dans ce même numéro 247 de LMD, « L’ostension dans la liturgie », p. 61-96. 37
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place de la grâce. Beaucoup de nos contemporains gardent un souvenir impressionné par la manière dont le pape Jean-Paul II assumait ses fonctions liturgiques, dans des scènes pourtant inévitablement marquées par la surdimension médiatique38.
L’instance de l’instant Car il existe une réelle « émotion des signes », livrés par l’acte-action à la fragilité de l’instant et du non-retour, comme le peintre le sait de son geste d’aquarelliste. Les signes sont immobiles en Dieu, certes, et l’émotion ne naît pas, en amont de l’action signifiante, des humeurs de l’agent humain, prêtre ou fidèle, elle naît de l’écart forcément tremblé qui ne saurait se résoudre, entre l’immobilité pacifique et bienveillante des signes sacrés de l’Alliance en Dieu et leur effectuation dans le moment même, ce que nous avons appelé leur incidence. Mais pourtant, le geste rituel, dans l’espace public ou dans l’intimité irréductiblement baptismale d’une prière privée, est finalement une promesse de pacification, de conciliation des tendances (certes modeste et inachevée, comme pour tout ce qui doit être dit de l’in via), comme si le corps, encore fragile dans sa disposition à être corps, et ce corps dont je dis qu’il est mien, se trouvait par le signe du salut, au bonheur de Dieu, ou à sa Grâce, inscrit et ancré dans l’indestructibilité théologale de la chair39.
In fine Nous avons particulièrement conscience de la difficulté qui subsiste de parler du répertoire religieux des attitudes corporelles d’une manière aussi générale : à cela s’oppose la diversité culturelle, et les aléas de la stratification des apports historiques. Aujourd’hui, une grande diversité des conditions de célébration, et d’actions religieuses collectives, modifie souvent d’un groupe à l’autre les possibilités de mouvement, de gestualité, de chant, de rapports effectifs interindividuels. Nous avons délibérément choisi de ne pas avoir en vue autre chose que le répertoire des pratiques communes, et même de prendre en compte l’ethos de pudeur et de réserve, propre au contexte culturel auquel nous nous rattachons, dans ce qu’il peut avoir de positif, sans toutefois en généraliser la portée40.
38 On voit surgir ici toute la problématique d’un « art de célébrer ». Voir Michel Scouarnec, « L’art de célébrer », LMD, 219 (1999/3), p. 119-140. 39 Indestructibilité théologique de la chair telle que l’avançait Tertullien. La conversion de soi dans et par les signes sacrés rejoint « la conversion (divine) d’une parole en corps, tandis que dominait le modèle de la métamorphose, qui va seulement d’un corps à un autre corps » Georges Didi-Huberman, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 35 (1987), p. 46. 40 Geneviève Hébert, « Petit éloge phénoménologique de la pudeur, en matière de dévotion et ailleurs », LMD, 218 (1999/2), p. 131-144.
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Nous ne considérons pas par le fait même comme négligeables ou illégitimes des recherches qui sont faites ici ou là pour étendre le répertoire des formes expressives de la prière et du culte. Simplement, ce n’était pas notre propos. Notre propos pourrait se ramener au simple fait de partir de ce qui est disponible, et dont la richesse, que nous avons dite agogique, reste en partie inexploitée. Il nous paraîtrait souhaitable de réinvestir de sens et de forme, et d’effectuation corporelle au moins minimale, les attitudes et les mouvements en usage dans le culte chrétien, en respectant les degrés de leur intégration liturgique. Station, déplacements, communion, regards, audition, chant, méritent toujours d’être reconsidérés dans leur portée et leur ancrage, pour en faire de véritables actes de la vertu de religion, elle-même rendue à son bonheur. Il est, pour cela, sans doute plus important d’aller vers l’intentionnalité agogique des actes que vers les intentions des acteurs. La « vérité de l’âme » ne consiste sans doute pas dans une mise à nu de soi dans une extériorisation pathétique, même si est évitée l’obscénité d’une expressivité immédiate des humeurs et des sentiments courts, ou d’un exhibitionnisme de spectacle, menacé de vérisme, comme toute spontanéité qui se veut telle lorsqu’elle est engagée dans un procès de relation publique. La « vérité » de l’âme se lit (et se lie) dans l’acquiescement à l’agogie des signes et des figures de la Voie, chemin disposé pour le pèlerin errant et changeant, qui ne se connaît pas, ou ne connaît de soi qu’un excès d’inconnu, par ailleurs si souvent frappé d’inertie ou dérapant de vanité.
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Culte L’expérience d’un culte nouveau « Culte » et « cultuel » désignent un certain nombre d’actes et de pratiques pour lesquels les communautés chrétiennes primitives ne disposaient pas d’un terme commun qui aurait « ramassé dans son unité la diversité des pratiques nouvelles qui se cherchaient »1. Conscients de la nouveauté de l’Évangile et participants d’une vie communautaire active et quelque peu effervescente, les premiers chrétiens sont les héritiers d’une vision du culte largement introvertie et moralisée, puisée dans les prophètes (És 29,13), les écrits de sagesse (Sg 3,6) ou les psaumes (Ps 50,51), et la prédication de Jésus. Ils connaissaient les termes qui désignent les pratiques rituelles et cérémonielles du Temple, mais d’une certaine façon ils les détournent ; c’est la vie du Christ, devenue destin salvifique, opus salutis de Dieu, pour Dieu et en Dieu, et qu’ils pensent désormais en termes cultuels : oblation, sacrifice, un sacerdoce qui a ouvert l’accès à Dieu. Pour désigner le « repas du Seigneur », on forgera un mot nouveau « eucharistie ». Le nouveau « service de Dieu » animé par l’Esprit de Jésus se confond ainsi avec la vie nouvelle vécue selon les Béatitudes et les commandements, elle se confond avec le service du prochain et l’annonce de l’Évangile2. Inaugurée par le baptême cette vie nouvelle connaît la ferveur de la prière individuelle et commune, l’usage d’une hymnologie christologigue (Ph 2,6-11, Col 1,15-20, Ap 15,3), la lecture attentive des Écritures, l’écoute de la prédication, le partage du repas du Seigneur : toutes pratiques qui entretiennent en son originalité de « culte nouveau ». Pour désigner les services et les rôles, on utilise alors des termes de portée générale, tels que leitourgia ou diakonia3, ou de termes particulièrement éloignés du vocabulaire sacerdotal du Temple (et a fortiori du vocabulaire des cultes païens). Les mots retenus, apôtres, anciens (presbuteroi), surveillants (episkopoi), semblent vouloir insister sur des fonctions de guides légitimes assurant l’instruction, la cohésion et la ferveur du groupe des fidèles4. Le développement des institutions chrétiennes, la stabilisation des formes de la prière, des exercices religieux le jeûne), des réunions liturgiques, du calendrier allaient In Dictionnaire critique de théologie, sous la dir. de Jean-Yves Lacoste, Paris, PUF, 1998, 2e édition, « Quadrige », 2002, p. 292-296. 1 C. Perrot, « Le culte de l’Église primitive », Concilium, 182, (1983), p. 11-20. 2 S. Lyonnet, « La nature du culte dans le NT », in La liturgie après Vatican II,, Paris, 1967, p. 357-384. 3 E. J. Lengeling,« Liturgie », in L. Brinkhoff (dir.), Liturgisch Woordenboek, t. ii, Ruremonde, 1968, p. 15731596. 4 S. Lyonnet, « La nature du culte… », art. cit.,p. 382. *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 93-101 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.118994
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ultérieurement poser des problèmes nouveaux, en corrélation souvent mouvementée avec les élaborations doctrinales : égalité d’adoration à rendre aux trois personnes divines, conception de l’action eucharistique, rang d’hommage auquel placer la Mère de Dieu, etc. Désormais étendue à des populations mêlées, l’action pastorale ne peut manquer de s’affronter à des questions pratiques concernant les cultes familiaux, les coutumes funéraires, les multiples pratiques superstitieuses de la vie quotidienne. La confrontation avec le paganisme d’État au temps des persécutions, la rencontre des courants religieux divergents (néoplatonisme, gnose), la belle tenue des conceptions romaines de Cicéron ou de Sénèque, tout cela pouvait amener les théologiens et dirigeants chrétiens à penser le domaine du « culte » dans le concert, même discordant, des divers courants religieux tels le christianisme s’opposait.
Augustin sur le culte C’est de fait ce qui apparaît avec évidence dans le livre VI de la Cité de Dieu, où Augustin semble vouloir régler une bonne fois le contentieux qui oppose l’Église aux croyances et pratiques cultuelles de l’Antiquité grecque et romaine. Les problèmes rencontrés sont d’abord de lexique. En matière de « culte », le langage issu de la pratique religieuse romaine, même relayé par des auteurs aussi sérieux que Varron, ne permet pas vraiment de faire entendre la singularité des pratiques et des pensées chrétiennes. Les traductions latines de la Bible, d’autre part, manifestaient une certaine tendance à utiliser les termes de la famille colere / cultus (absents du psautier) pour désigner plutôt des actes ou attitudes païennes ou juives (Dn 3,17 ; Ac 17,23), et plus particulièrement le culte des idoles, en des passages où le grec utilisait eidôlolatreia (1 P 4,3 ; 1 Co 10,14). De plus, l’usage faisait apparaître clairement que colere, à la différence de verbes comme laudare, benedicere, adorare, glorificare, n’était jamais utilisé à la première personne (de manière performative) dans la prière publique ou privée. Le problème théorique est posé d’emblée dans la préface du livre VI. Si l’on entend par culte une relation d’hommage, de reconnaissance et d’attachement, à établir et entretenir au moyen de pratiques rituelles avec un terme divin auquel cette relation est due comme un service (servitus, gr. latreia), comment la vérité du christianisme peut-elle se manifester, face à l’erreur du paganisme, dans l’élément de cette relation ? L’argument d’Augustin consiste à montrer que la relation cultuelle ne peut se porter que sur un Dieu unique et vrai, créateur de tout être corporel et spirituel, capable de donner la vie éternelle, et non sur une multitude de dieux dotés chacun de leur fonction (officium) particulière, en rapport avec les croyances et besoins de la cité ou avec les secours matériels qu’en attend l’individu. Saluant au passage les Antiquités de Varron, savant universel, Augustin lui reproche de fonder le culte sur les besoins humains et les exigences de la vie civique (« comme si le peintre précédait le tableau », VI, 4) et de dégrader ainsi les figures de la divinité. Les chrétiens quant à eux ont certainement un « culte » (Nos Deum colimus VII, 29), mais l’unicité du Dieu créateur y fait disparaître tout intermédiaire divinisé auquel pourrait être attribué tel élément du monde, ou telle propriété de la créature. D’autre part, ce Dieu unique et vrai n’a nul besoin de nos dons et de nos louanges, et la condition de pécheurs nous rend inaptes à entrer en
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consonance avec la libéralité et la gratuité de ses dons. C’est donc dans le Christ, Verbe de Dieu et sa lumière, que pourra s’établir le verus veri Dei cultus annoncé par les sacramenta de l’ancienne alliance (VII, 30). Pour désigner une telle réalité, les mots disponibles doivent alors être réajustés. Trop attachés à la religion romaine et capables d’usages profanes peu respectables, les termes de la famille colere / cultus sont disqualifiés (X, 1-4). La latreia grecque, en revanche, semble la moins impropre à exprimer la souveraineté absolue de Dieu et permet simultanément de dégager la catégorie contraire d’idolâtrie. Et parce qu’elle exprime aussi l’idée d’un « service cultuel » (servitus) susceptible de prendre forme à la fois dans des signes sacrés (sacramenta) et en nous-mêmes (in nobis ipsis), elle permet de penser simultanément le culte comme geste et acte et comme attitude intériorisée (X, 3). Cette intériorisation peut alors se comprendre comme inhabitation de Dieu dans le temple que nous sommes, et qui est le principe de toute concorde. Augustin peut ainsi filer la métaphore du culte « cordial » où le cœur est l’autel (ara cordis), où le Fils est le prêtre, où le sacrifice est une vie exposée « jusqu’au sang », où l’encens est le parfum d’un amour sanctifié. En ce temple s’opère une circulation de dons accordés et restitués. Dans l’intériorité de ce sanctuaire du cœur, mémoire est faite des bienfaits divins que rappellent les fêtes et les jours consacrés. Et pour que cette mémoire suscite un sacrifice de louange fervente, c’est à une purification des convoitises que le cœur doit être soumis. C’est donc bien d’une « consécration » qu’il s’agit là (ejus nomine consecramur), d’une réorientation de tout l’être de désir (appetitio). Le vrai culte est donc un choix à refaire sans cesse, puisqu’en fin de compte c’est bien d’un amour de Dieu sans partage qu’il s’agit (in toto corde, in tota anima, et in tota virtute). Augustin condensera son lyrisme dans une formule qui fera fortune : nec colitur nisi amando, il n’y a pas d’autre culte que l’amour (Ep. 140, ad Honoratum, 18, 45). C’est dans une perspective proche d’Augustin que cultus apparaît aussi, fait rare, dans le texte d’une prière liturgique. On lit en effet dans le Sacramentaire de Vérone que dans le Christ « la plénitude du culte divin est entrée chez nous », Divini cultus nobis est indita plenitudo. Les rédacteurs de la constitution sur la liturgie de Vatican II se souviendront de cette formule (c. 1, § 5).
Culte et vertu de religion chez Thomas d’Aquin La Somme théologique de Thomas d’Aquin reste certainement très dépendante d’Augustin dans son traitement du culte, une réelle originalité apparaît toutefois lorsque Thomas rattache le culte, acte propre et immédiat de la vertu de religion (religio est quae Deo debitum cultum affert, IIa IIae, q. 81, a. 5) à la vertu cardinale de justice. L’objet formel de la religion, en effet, est de manifester au Dieu unique une révérence (exhibere reverentiam) en rapport avec son excellence et sa souveraineté de créateur et gouverneur de toutes choses (q. 81, a. 3). Attestant l’excellence divine et sa propre sujétion, l’homme manifeste l’axe fondamental du culte ; et cet axe se déploie suivant un double mouvement, soit de manifestation à l’égard de Dieu (exhibendo aliquid ei), soit d’appropriation de ce qui vient de Dieu, d’abord des sacrements et des noms divins (q. 89 prol.). 95
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Les actes extérieurs du culte, il va sans dire, sont subordonnés à une attitude intérieure, activité spirituelle orientée vers Dieu (ordinatio mentis ad Deum, q. 81, a. 7), suffisamment stable pour former un habitus vertueux – la vertu de religion – qui ne peut que s’enrichir des actes qui l’entretiennent. Ces actes extérieurs, d’autre part, n’entretiennent point avec la vertu de religion un simple rapport de manifestation spontanée, voire de bon plaisir. Le culte extérieur où s’engagent corps et sensibilité (q. 84, a. 2) est un culte dû en justice (cultus debitus) : créé et mis en possession de la création, l’homme doit à Dieu, comme tribut de « glorification », de faire revenir cette création à son auteur. Le culte rend donc hommage à la souveraineté créatrice ; il est le rayonnement d’une foi qui s’atteste dans des signes qui la portent. – De la sorte, le culte dépasse en fait l’opposition banale de l’intérieur et de l’extérieur : les gestes contiennent leur propre intériorité intentionnelle et signifiante. Le rattachement du culte à la vertu de religion, elle-même partie de la justice, conduit Thomas à développer quelques paradoxes qui ne sont pas sans conséquences. Si p. ex. il n’est pas pensable de mesurer la charité, il n’en sera pas de même du culte et de la religion : parce qu’ils relèvent d’une vertu « morale », ils tombent en effet sous le discernement de la « juste mesure » (q. 93, a. 2). Le discernement devra porter en priorité sur le statut des destinataires de la révérence cultuelle, et donc sur le style cultuel que ce statut assigne à chaque fois à cette révérence : culte de « latrie » réservé à Dieu seul, ou culte de « dulie » exprimant la révérence due à un être créé selon divers degrés d’honorabilité (q. 94, a. 1, q. 103, a. 3). Tout écart par rapport à la juste mesure relèvera dès lors de la superstition, transfert excessif et indu de la relation religieuse sur des objets qui n’en relèvent pas, et dont l’idolâtrie est la forme la plus grave. Le rattachement du culte à la vertu de religion conduit aussi Thomas à considérer que les réalités cultuelles relèvent en premier lieu de la raison naturelle, même si c’est à un droit positif qu’il revient de déterminer les règles précises et la forme des rites (q. 81, a. 2) place semble faite ici à une anthropologie des rites et du culte occupée à appréhender l’homme comme animal religieux. La transition toutefois qui conduit des fonctions générales du culte à ses déterminations positives contraint à prendre en considération l’historicité irréversible de l’incarnation et de la passion du Christ, et donc « le régime proprement chrétien de la religion » (ritum christianae religionis) (IIIa, q. 62, a. 6). Le chemin de l’interprétation thomasienne du culte est celui qui mène d’un exposé théocentrique de la relation cultuelle à un exposé christocentrique qui force à redéfinir plus d’un concept proposé dans le premier exposé. Au cœur de l’interprétation est une thèse sérieusement posée et étayée : Dieu n’est pas l’objet du culte mais sa fin. C’est le propre des vertus théologales d’avoir Dieu comme objet propre, ainsi lorsque l’on dit que le croyant donne sa foi à Dieu (credere Deo) (q. 81, a. 5), ou que la charité « atteint » Dieu réellement (q. 24, a. 5). Le culte divin, en revanche, est objet (formel et matériel) de la vertu de religion, qui en ordonne et dispose les moyens, attitudes et actes, et il apparaît ainsi comme attestations de la foi (protestatio fidei per aliqua signa exteriora) (q. 94, a. 1). Ainsi, malgré la relative autonomie qui lui semble octroyée, le culte ne peut être considéré comme une sorte de mécanisme sacré qui « atteindrait » Dieu indépendamment du milieu de grâce et de communication divines qui est celui des vertus théologales. Thomas précise sa position en recourant au concept de cause instrumentale 96
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(IIIa, q. 62, a. 4), tel qu’utilisé en théologie des sacrements. Le sacrement, qui participe du culte divin, participe plus encore à l’action salvatrice et sanctificatrice de Dieu (IIIa, q. 60, a. 5), dans la mesure où il perfectionne l’habitus dont vit le culte, en vertu de la passion du Christ instituteur du culte nouveau (IIIa, q. 62, a. 5). Acte mettant en jeu paroles, choses et personnes en composition signifiante et sensible, le sacrement ne peut être réduit à un simple message : « cause instrumentale », il renvoie dans son effectuation même, et avec une force proprement performative, au domaine propre où se déploie l’action dont il manifeste la figure sensée, au domaine du bon et souverain vouloir du Dieu qui agit pour sanctifier ceux avec qui il a fait alliance. Importantes sont enfin les précisions apportées par Thomas sur le rapport du culte, pris en général, et des sacrements. L’articulation de la vie cultuelle et de l’expérience sacramentelle peut être appréhendée à partir de l’eucharistie : car c’est en elle que « consiste le culte divin comme en son principe, en tant qu’elle est le sacrifice de l’Église, et la fin et consommation de tous les sacrements » (q. 63, a. 6). Elle peut être appréhendée à partir de l’ordre : car c’est par lui que naissent les agents légitimement qualifiés pour transmettre les sacrements. Et elle peut être appréhendée à partir du baptême et de la confirmation : car c’est par eux que naissent les sujets capables de participer à la vie cultuelle et sacramentelle de l’Église. Les trois sacrements (baptême, confirmation, ordre) qui confèrent un « caractère » habilitent ainsi le croyant à l’exercice légitime et saint du culte divin. Plus précisément, « chaque fidèle est député à recevoir ou à transmettre aux autres ce qui concerne le culte de Dieu », puisque chacun participe au sacerdoce du Christ, « auquel les fidèles sont configurés » (q. 63, a. 3 et 5), et qui constitue le principe de tout le culte
Réformes et spiritualité cultuelle C’est en grande partie autour de questions de théologie et de pratique du culte que tournera la crise de la Réforme. Sous la diversité des théories et contre-théories, on peut admettre que les divers courants réformateurs (au nombre desquels il convient de placer les artisans de la réforme catholique) pratiquèrent tous une même politique d’opposition du culte au culte – de confrontation des formes établies aux attitudes intérieures sensées leur correspondre. Luther et Calvin n’hésiterons pas à remettre en cause la logique des formes cultuelles établies (critique de la médiation sacramentelle et ecclésiastique, conception du sacrifice), le concile de Trente pour sa part s’assignera pour tâche, à côté de la réaffirmation des pratiques sacramentelles et cultuelles de l’Église, d’en revaloriser la pratique en restaurant leur « plénitude intérieure »5 : un programme que l’on comptait remplir en renouvelant l’instruction chrétienne, en ramenant à leur forme traditionnelle la célébration du culte et des sacrements, en procurant à l’Église des ministres dignes de célébrer son culte, et favorisant une véritable « participation » des fidèles. Le Catechismus ad Parochos publié à Rome en 1566 (une des premières productions pastorales issues des décisions du Concile de Trente) offre une théorie de cette participation des fidèles, qu’il lie, dans le cas de l’eucharistie, au caractère central de l’action sacrificielle (la seule à être proprement 5
A. Duval, Des sacrements au concile de Trente, Paris, 1985, p. 23.
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satisfactoire, comme l’avait établi la session 22 du Concile). Participer veut dire : « participer aux fruits du sacrifice ». Or, le sacrifice de Jésus est à la fois action et attitude intérieure : c’est cette attitude et ce « mystère » que les pasteurs devront expliquer soigneusement, afin que les fidèles puissent laisser se développer en eux une attitude analogue (can. 18, § 7). Particulièrement révélatrice est ici la distinction des adverbes « sacramentaliter » et « spiritualiter », utilisée pour désigner deux dimensions impliquées l’une dans l’autre de la pratique cultuelle (ainsi à la session XIII de Trente, can. 8), et qui justifie la pratique de la communion que l’on dira, précisément, « spirituelle » : conception paradoxale, mais qui ouvre simultanément un champ immense à une piété dans laquelle l’eucharistie est horizon permanent de la pensée et de la vie vertueuse, et horizon auquel se rapportent des formes multiples de dévotions privées et publiques6. Les disciples de Bérulle devaient porter à son maximum la notion théologique et ascétique du culte Acte suprême d’adoration et de révérence, le culte s’identifie avec cet esprit de religion qui permet à la créature, lorsqu’elle reconnaît ainsi la suprême souveraineté de Dieu, d’atteindre à sa plus haute dignité. Cet esprit de religion culmine dans la personne, les états et le sacrifice de Jésus, Verbe incarné, « principe de grâce et d’amour dans notre nature »7 ; de ce fait, tout détachement d’un bien sensible doit être opéré et interprété par rapport aux états religieux de Jésus-Christ ; et le sacrifice est l’opérateur central de ces états, l’acte qui résume toute l’œuvre du Christ, et que l’eucharistie rend participable aux chrétiens. Une telle vision du culte, outre son poids ascétique et moral, intéressait aussi les théories ecclésiologiques par la place centrale qu’elle accordait à la dimension sacerdotale du ministère ordonné, dont la rénovation historique sera l’œuvre de disciples et continuateurs de Bérulle, Condren, Jean Eudes, J. J. Olier. Et il est enfin remarquable que cette vision apparemment toute « spirituelle » du culte et du sacerdoce conduira en fait à revivifier les formes concrètes de l’action cultuelle : loin que le culte de l’Église ne soit plus que la face extérieure et formelle d’une religion toute intérieure, il se comprend fondamentalement comme invitation à intérioriser les « exteriora », à se conformer existentiellement à ce que l’on fait dans la célébration des mystères. Vincent de Paul et Olier feront de ce principe la clef de leur action de formation des prêtres8.
Assèchement et réestimation de l’expérience cultuelle L’histoire semble toutefois montrer que le mode d’imposition des réformes tridentines à des populations souvent peu dociles allait mener la pensée et la pratique du culte à subir une sorte de processus d’assèchement9. Ce fait apparaît clairement dans la division des matières de l’enseignement ecclésiastique. Le culte, selon une perspective A. Duval, Les Sacrements…op. cit. p. 21-59. H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. 9 : La vie chrétienne sous l’Ancien Régime, Paris, 1932. 7 G. Rotureau, Le Cardinal de Bérulle, Opuscules de piété, Paris, 1944, p. 102. 8 J. J. Olier, Traité des Saints-Ordres (1676), Ed. J. Gautier, Paris, 1953. J. GALY, Le sacrifice dans l’École française de spiritualité, 1951, Paris. 9 M. de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, 1975. 6
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qui n’est plus en tout point celle de Thomas d’Aquin, se trouve rattaché à la morale, ellemême ramenée aux devoirs envers Dieu et exprimée dans le décalogue. On traite du culte en commentant les trois premiers commandements, et les sacrements eux-mêmes sont partiellement soumis à un tel traitement, et présentés comme adjuvants de la vie morale ou comme observances à caractère prescrit ou conseillé (« commandements de l’Église »). Et de la sorte, le culte se trouve ramené à l’unanimité du bon exemple, et le cérémonial à un didactisme sans grande inspiration. L’instrumentalisation de l’ensemble du culte public qui apparaît à l’âge des Lumières (dont Schleiermacher, précisément sur ce point, devait railler la « manie pédagogique »), n’était sans doute pas sans rapport avec une certaine conception de la divinité. « Les chrétiens, écrivait Y. Congar, avaient quelque peu perdu le sentiment de l’inclusion de la « philanthropie » de Dieu dans le théologal. Dès lors, ce théologal lui-même n’était plus parfaitement celui de l’Absolu qui est Amour. Il tendait à devenir un théologal de culte, oui, un culte, un devoir rendu à un Absolu conçu comme trônant très haut, en une sorte de Versailles céleste »10. Le sentiment d’un assèchement de l’expérience cultuelle est partagé à la fin du xviiie et au début du xixe siècle par un grand nombre d’esprits religieux. L’éclosion des mouvements de réveil le montre en milieu protestant11. En milieu catholique de langue française, c’est peut-être dans l’ouvrage d’un très proche disciple du premier Lamennais, l’abbé Gerbet, que le renversement de la tendance décrite par Congar apparaît avec le plus de clarté ; et c’est dans l’œuvre de Dom Guéranger qu’apparaîtra en toute netteté la conception moderne du culte. 1 / Dans les Considérations sur le Dogme générateur de la piété catholique (1829), Gerbet s’en prend au rationalisme et au déisme, mais aussi, sans le nommer, au rigorisme moral et disciplinaire dont Guéranger dénoncera après lui les origines jansénistes. Devant le spectacle de ce « désert moral où les sources de l’amour sont taries, d’où le culte vivant se retire », il écarte la solution proposée par le piétisme, pour promouvoir un retour à ce qu’il pense être la dimension « communionnelle » du culte, portée par un dogme dont le contenu est précisément un agir divin « théandrique ». La « philanthropie divine » se trouve donc rétablie dans ses droits. La « charité rationnelle » peut faire place à une « charité mystique », qui voit « sur le front de chaque humain le sceau d’une auguste fraternité avec l’HommeDieu ». Le culte catholique peut alors « bannir la loi de crainte » et retrouver en lui-même sa dimension constitutive de « familiarité divine », il peut alors réconcilier le dogme avec la vie la plus vécue. 2 / Les Institutions liturgiques de Guéranger (1840-1851) partagent avec Gerbet la saisie d’un lien fondamental entre culte et incarnation, leur approche toutefois est plus ecclésiologique. Le culte est un acte, et comme tel un acte plénier, non réductible à ses effets moraux. Cet acte est acte de l’Église en sa réalité de société. L’Église existe cultuellement « en acte de religion », et ses liturgies sont la « forme sociale » de sa religion. Il se tromperait donc celui qui prendrait prétexte à « chercher la religion dans son propre cœur », car il sortirait ainsi de la « communion à cette sainte société », d’une communion qui fonde la religion même. « Ce qui fait la perfection du christianisme, c’est que le Verbe éternel de Dieu (…) s’est fait chair dans le temps, et a habité parmi nous pour fonder la religion sur le véritable culte dont les symboles visibles contiennent la grâce en même temps qu’ils la signifient. » 10 11
Y. Congar, « Le Christ, image du Dieu invisible », LMD 59 (1959), p. 132-161. L. Maury, Le réveil religieux dans l’Église réformée à Genet et en France, 1810-1850, Paris, 1892.
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Ainsi, l’aspect social et sensible du culte, désormais pensé comme « liturgie », contient à la fois le principe et le moyen de son renouvellement, et devient pour Guéranger la ressource première d’une régénération chrétienne, et de la transformation des moyens d’expression en une véritable œuvre de civilisation12. Le terme « liturgie » apparaîtra désormais comme plus adéquat pour désigner la dimension essentiellement active du culte H. Clérissac y voit la « vie hiératique de l’Église »13. O. Casel, relisant les Pères et faisant droit à des requêtes liturgiques restées vivantes dans les Églises d’Orient, s’attache à repenser l’objectivité de l’action cultuelle indépendamment des sentiments subjectifs de ses acteurs. Pensé selon la catégorie du « mystère », le culte est alors conçu comme « action divine révélée dans l’intention de faire participer les célébrants à la réalité célébrée elle-même ». Le christianisme ainsi ne se ramène ni à un dogme et une morale, ni surtout à un appareil rituel préoccupé d’esthétisme et d’apparat : le « mystère du culte » est inséparablement révélation et accomplissement, « dans le Christ », de ce qui se révèle du Christ et par le Christ14. En 1947, Pie XII (encyclique Mediator Dei) intègre les apports du mouvement liturgique à l’enseignement officiel du catholicisme. Entendu analogiquement dans toute son extension, le concept de culte sert ici à penser l’ordination à Dieu de toute l’existence humaine. Associée par le Christ au culte nouveau de l’alliance nouvelle, l’Église, corps mystique, ne permet nulle part mieux que dans sa liturgie que cette ordination soit manifestée. « La sainte liturgie est donc le culte public que notre rédempteur rend au Père comme chef de l’Église ; c’est aussi le culte rendu par la société des fidèles à son fondateur et, par lui, au Père éternel : c’est, en un mot, le culte intégral du corps mystique de Jésus-Christ, c’est-à-dire du Chef et de ses membres »15. La constitution Sacrosanctum Concilium de Vatican II citera en partie cette dernière définition. L’usage qu’elle fait du lexique du « culte » y est toutefois intentionnellement restreint. Le concept englobant est ici celui d’opus, d’œuvre du salut considérée dans son accomplissement en et par Jésus-Christ. Réalisée dans le mystère de Pâques, cette œuvre conjugue salut des hommes et glorification de Dieu. Fondée sur l’humanité même du Verbe, elle introduit au milieu des hommes la « plénitude du culte divin » ; et dès lors, l’Église annonce et exerce par sa sainte liturgie « cette œuvre de salut à laquelle le Christ l’associe, et par laquelle Dieu est parfaitement glorifié, et les hommes sont sanctifiés ». On voit ainsi le « culte » céder la place à la « liturgie », dont le concept semble plus apte à rendre compte de la portée mystagogique de l’action célébrante, et de son caractère « invitatorial »16. Par « culte », ou « culte spirituel », il resterait alors à désigner tout ce qui relève d’une attitude intérieure de révérence et d’adoration vécues face à Dieu, et même plus largement tout ce qu’une existence humaine comporte qui soit « offrande agréable à Dieu » (Vatican II, Gaudium et spes, 38, § 1). Et de ce point de vue, l’œuvre liturgique comporterait P. Guéranger, Institutions liturgiques (1840-1851), Paris-Bruxelles, 2e éd., 4 vol., Paris, 1878-1885. H. Clerissac, Le mystère de l’Église, Paris, 1918, p. 77-104. 14 O. Casel, Le mystère du culte dans le christianisme, trad. de l’allemand, Paris, 1946. 15 Pie XII (1947), Encyclique Mediator Dei, La liturgie, coll. « Enseignements Pontificaux », Solesmes-Paris, 1954. 16 J.-P. Audet « Foi et expression cultuelle », in coll., La liturgie après Vatican II, Paris, 1967, p. 317-356. 12 13
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bien une dimension cultuelle – ce qu’exprime clairement le Codex Juris Canonicis de 1983 (can. 834-840). [Le lecteur pourra quelque peu nuancer l’interprétation donnée ici d’une certaine formalisation excessive du culte catholique à l’époque des Lumières, où l’on décèle l’influence de M. de Certeau, ou du P. Y. Congar, par la contribution de l’auteur à l’ouvrage collectif Les Cérémoniaux catholiques en France à l’époque moderne… sous la dir. de Cécile Davy-Rigaux, Bernard Dompnier, Odon Hurel, Brepols, 2009, reproduite infra p. 251-279.]
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Chant & musique
Histoire de la musique et de ses effets [L’enquête réalisée par Elisabeth Dumaurier a fait l’objet d’une série d’émissions de radio, diffusées sur France-Culture de janvier à juin 1977. L’auteur avait été invité à la suite d’échanges préparatoires à participer à l’émission d’introduction, au cours de laquelle il dialoguait avec François Delalande (F. D.), du Groupe de Recherches Musicales (GRM), et Directeur des Cahiers Recherche/Musique. On avait joint au texte publié des Documents à l’appui de l’argumentation, extraits des auteurs et ouvrages cités. Malgré leur indéniable intérêt, nous n’avons pas cru devoir conserver ces Documents, dont on trouvera la référence en son lieu. Par contre, la situation de dialogue et d’allusions propre à une série radiophonique en direct expliquera sans peine quelques particularités rédactionnelles.]
En entendant Élisabeth énumérer les principales rubriques qui feront l’objet des émissions à venir, je suis frappé d’un fait assez inattendu, et certainement instructif pour peu qu’on y regarde d’un peu plus près : la liste des thèmes qu’elle a énumérés : –– thérapie musicale, –– pouvoir du son sur les animaux, –– effets de la Musique dans d’autres civilisations que la nôtre, –– aspects sociaux de la Musique, dans l’environnement, la culture, l’éducation, aurait pu être écrite telle quelle à n’importe quel moment d’une longue période qui va de la « République » de Platon jusqu’au milieu du xixe siècle. Ce sont, à peu près inchangées depuis Boèce, Cassiodore et Isidore de Séville, les rubriques qui composent la première partie des Traités « De Musica », que comportait l’enseignement du Quadrivium, et que les auteurs recopient, glosent et commentent inlassablement1. * In Cahiers Recherche/Musique, 6, (1978), Institut National de l’Audiovisuel (INA), Le pouvoir des sons, Enquête réalisée par Élisabeth Dumaurier, p. 13-35. 1 Boèce, philosophe latin, mort en 524, laisse une œuvre philosophique encyclopédique, dont une grande partie servira de livre de textes dans les Écoles et Universités médiévales. Il a laissé un De Institutione Musica, dernier grand traité d’harmonique comparable à ceux des théoriciens grecs. Le Premier Livre est consacré à une philosophie générale de la Musique dans lequel l’Auteur reprend les conceptions de Platon touchant le rapport de la musique et des mœurs, et fait état des traditions pythagoriciennes concernant l’influence de la musique sur les états violents et certaines maladies. Cf. Henri Potiron, Boèce, théoricien de la Musique grecque, Paris, Bloud et Gay, 1954.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 105-112 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.118995
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Musique des effets ? On pourrait, en jouant sur les mots, parler à ce propos, non pas des « effets de la Musique », mais d’une « musique des effets », comme on parle d’un refrain connu, voire d’une rengaine inévitable, mais que son insistance doit nous conduire à écouter peut-être avec sérieux. Elle se présente comme un discours commun, comme une sorte de « vulgate2 » obligatoire, de fourre-tout un peu fabuleux, mi-poétique, mi-scientifique, dont les Auteurs ne savent pas toujours quoi penser, et dont la fonction semble de transmettre de génération en génération quelque chose d’important (qu’on ne peut pas ne pas dire…) touchant le statut de la musique, mais quelque chose qui serait un peu perdu, ou du moins perpétuellement menacé, renvoyant à une origine, à une antériorité, dans un mouvement de civilisation caractérisé justement par le déplacement et la rupture. Ces deux points sont peut-être les plus caractéristiques de cette vulgate lettrée commune à toute la « tradition » occidentale. Dans le premier, je vois une insistance pour aborder la musique d’un point de vue fonctionnel et global, holistique, pourrait-on dire, comme s’il s’agissait de résister à un processus de différenciation, tant au plan des pratiques qu’à celui de la pensée. La cosmogonie (pensez à la « musique des sphères »), mais aussi le « composé humain » y tiennent toujours une place centrale. La musique, dans ces perspectives, est conçue comme un « corps de manifestation », participant des lois générales de la mathésis, et articulant entre eux le corps social, le corps individuel et le corps de nature, articulation qui, précisément, définit toute civilisation. Par-là même quelque chose est deviné qui aurait son lien du côté, de l’inconscient, donc du rapport nature/culture, et que les légendes d’origines (Orphée, Amphion, le Centaure Chiron, Terpandre, etc.), les spéculations pythagoriciennes sur les Nombres, les jeux étymologiques, les récits de cures et d’effets merveilleux (Alexandre entrant en « fureur » en entendant les chants de Timothée) désignent, et que l’expérience quotidienne, même confuse, semble confirmer. Chacun ne connaît-il pas la fureur des danses, la force des émois collectifs, mais aussi le « charme » de la délectation sensible et le chemin de l’affectus cordis – que saint Augustin trouvait dans les hymnes de l’Église ?
Cassiodore, contemporain de Boèce, et son collègue à la cour de l’Empereur Théodoric, laisse une œuvre spirituelle et pédagogique. C’est peut-être à lui que l’on doit la fortune du « pouvoir des Modes » (lettre à Boèce, publiée in PL 69, Epistola XL, col. 570-575). Il laisse un petit traité sur la Musique dans son ouvrage d’ensemble De artibus ac disciplinis liberalibus Litterarum qui sera abondamment repris et commenté. (Martin Gerbert, Scriptores ecclesiastici de musica sacra, vol. 1, p. 15-19). Isidore De Séville, grande figure de l’Espagne wisigothique, mort vers 633. Comme les deux précédents, il est un des « fondateurs du Moyen Âge », lui fournissant avec ses Étymologies, une Encyclopédie embrassant l’ensemble du savoir disponible à la fin de l’Antiquité. Les pages consacrées à la Musique sont également éditées dans Gerbert, Scriptores…op. cit., vol. 1, p. 20-25). 2 Boèce écrit à propos des effets thérapeutiques de la musique : « Vulgatum quippe est… », il est bien connu que… c’est dans ce sens qu’on parle ici d’une vulgate. (PL 69, col. 1170).
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Mais, d’autre part, cette « musique des effets » a toujours ce côté « rétro-nostalgique » qu’elle avait déjà chez Platon, lui-même disciple de Damon d’Athènes3, et dont la doctrine, avec les éléments les plus fondamentaux du Pythagorisme, se transmettra pour l’essentiel à la tradition médiévale par le traité de Boèce. Dans ces perspectives, très souvent, la problématique se dédouble, et deux questions affleurent. 1. Pourquoi la musique des Anciens (mais aussi celle des Autres, des Nègres, des Indonésiens, des Chinois et autres « naturels »…) produisait-elle de si beaux effets, alors que « la nôtre » semble voir sans cesse s’amenuiser sa portée sociale, psychologique, curative, à mesure que se différencie et se complexifie l’acte musical ? C’est la question que l’on peut entendre, si fortement réécrite, au chapitre xix de l’Essai sur l’origine des langues de Jean-Jacques Rousseau (« Comment la Musique a dégénéré4 », pas si éloignée des propos que tient notre contemporain Alain Danielou, dans sa Sémantique musicale, sur les méfaits du tempérament et de l’harmonie occidentale, quant aux « pouvoirs » du son musical sur l’organisme humain5. 2. La Musique n’est-elle donc pas soumise à une dangereuse dérive, concupiscence fâcheuse qui l’éloigne de son véritable pouvoir, confondu par Platon et les siens, avec son devoir ? Là où l’on attendait une musique virile fortifiante, re-créative de l’individu et de la société, les « artistes », ceux des Théâtres d’Athènes, ou encore plus, de Rome ou de Carthage, mais aussi ceux des laboratoires, où règne la surenchère technicienne, réduisant la musique à la seule virtuosité d’exécution et de perception, ne proposent qu’un divertissement pervers, ou un délassement d’esthète « efféminé ». C’est ainsi que la réflexion sur les effets de la Musique se fait tout de suite éthique. Car elle se sait concerner les mœurs et leur régulation dans la République. Au fond, tout en nous gardant comme la peste du directivisme platonicien, nous faisons encore de même dans notre réflexion critique plus ou moins appuyées des musiques aliénantes et/ou « crétinisantes », nos recherches d’une musique vraiment « libérée » et libératrice, soit que nous en soyons encore à rechercher des moyens où la Nature s’exprimerait sans entraves, comme chez les bons Nègres, qui comme chacun le sait, sont authentiques, soit que nous fassions appel, plus subtilement, à un processus de « désublimation créatrice », comme le propose O. Revault d’Alonnes, – morale musicale d’un par-delà le Bien et le Mal6 ? 3 Sur ce sujet il faut lire François Lasserre, Plutarque. De la Musique, Olten/Lausanne, U. R. S. Graf-Verlag, 1954. Texte, traduction, commentaire précédés d’une étude sur l’Éducation Musicale dans la Grèce antique. Sur le rôle de la musique dans le shamanisme grec archaïque, sa « laïcisation » dans la médecine hippocratique, son fonctionnement dans les rituels corybantiques, voir Eric Robertson Dodds, Les Grecs et l’Irrationnel (traduit de l’anglais The Greeks and the Irrational, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 1951), Paris, Aubier, 1965. 4 Jean-Jacques Rousseau, « Essai sur l’origine des langues, où il est parlé de la Mélodie et de l’Imitation Musicale », Théâtre, poésies et musique, Genève, Du Peyrou, 1781, p. 355-434. On peut trouver ce texte dans les éditions modernes des œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau – et bien sûr lire le commentaire qu’en fait Jacques Derrida, dans De la grammatologie, Paris, Éditions de minuit, 1967, p. 235-378. 5 Alain Daniélou, Sémantique Musicale, Paris, Hermann, 1967, p. 56-57. 6 Cf. Olivier Revault d’Alonnes, « La désublimation libératrice », Vers une esthétique sans entraves. Mélanges Mikel Dufrenne, Paris, Union générale d’éditions (« 10/18 »), 1975, p. 155-196.
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… Ainsi sans l’avoir délibérément cherché, nous reconduisons, comme nos prédécesseurs des Écoles médiévales, la problématique platonicienne ! La « musique des effets » que nous entonnons à notre tour joyeusement, aurait-elle donc, comme discours et comme mythe, une fonction assez comparable à celle des « effets de la musique » ? F. D. : La continuité des questions soulevées par les effets de la musique, de l’Antiquité jusqu’à nous, incite à soumettre à une observation critique les faits actuels vu l’impossibilité de vérifier les récits anciens. Il est difficile d’ajouter foi au témoignage des textes. S’agit-il de superstitions d’époque ou au contraire d’effets que la musique a bel et bien provoqués ? J.-Y. H. : Ta réaction est assez positiviste ! Dans la mesure où tu n’acceptes pas de moyen terme entre une connaissance scientifique d’effets réels, et des superstitions, qui porteraient sur les effets supposés, c’est-à-dire tout entier du côté de l’illusion, voire de la magie. Mais la question se déplace si tu te demandes au moyen de quelle « organisation symbolique » – c’est-à-dire d’une certaine manière de totalisation culturelle –, voire socioéconomique, les effets de réel et les effets réels sont possibles, et quelle est, portant sur ce genre de phénomène, la fonction du discours, qu’il soit de « science », de philosophie, ou même de « colportage » légendaire. L’opposition entre muthos et logos est aussi platonicienne. Mais J.-P. Vernant a montré dans une belle étude intitulée « Raison du Mythe », que ce qui se maintient des mythes primitifs sous forme de fragments disparates, de récits sous des versions diverses, d’anecdotes « exemplaires », de figures légendaires, est déjà considéré par les philosophes anciens comme un enseignement obscur, paradoxal, lié (comme la Musique elle-même) à un certain fonctionnement de la Mémoire, et qui serait chargé de suppléer, même si c’est de manière confuse, aux effets de méconnaissance, et de censure, engendrés par le logos écrit7. Ainsi, on constate que les « pouvoirs de la Musique » exercent toujours une espèce de fascination, ce qui s’explique si effectivement la musique a quelque chose à voir avec les pulsions inconscientes, leurs élaborations fantasmatiques et leur destin social. De ce fait, il y a toujours un résidu non saturable en discours, ne serait-ce qu’à cause des effets sociaux qui sont difficiles à démêler et à analyser. D’où la tentation d’y voir une espèce de « magie ». Enfin, il est assez frappant de voir se développer et s’amplifier ce type de discours sur les « pouvoirs de la Musique » (et souvent aussi des expériences musicales qui ouvertement s’en inspirent) dans une certaine tradition ésotérique, initiatique, qui fait retour en force à certaines époques. Les spéculations orphiques et cabalistiques joueront un très grand rôle dans le Quattrocento italien, chez des hommes aussi importants que Marsile Ficin, par exemple8. On sait le rôle de la Musique dans les mouvements Maçonniques et Illuministes Cf. Jean-Pierre Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1974, p. 195-250. Cf. Nanie Bridgman, La vie musicale au Quattrocento, Paris, Gallimard (« Pour la musique »), 1964, en particulier : p. 95-106 et le passionnant article de Daniel Pickering Walker, « Le chant orphique de Marsile Ficin », Musique et poésie au xvie siècle, Paris, Éditions du C. N. R. S., 1954, p. 17-33.
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de la fin du xviiie siècle en Europe9. Et, tout près de nous, l’Alphabet pour Liège de K. Stockhausen, en rapport avec les spéculations d’Aurobindo sur le « souffle » universel, se donne ouvertement des allures de kermesse initiatique. Quant à nous, nous oscillons entre le discours objectif, froid et scientifique, soupçonneux et démystificateur, et les charmes de la Circé, toujours recommencée, qui revient nous chanter la « musique des effets », trop heureux quand un brin de psychanalyse nous permet de chanter les deux airs à la fois !
Histoire des effets et effets de l’histoire F. D. : Tu nous avais annoncé des perspectives historiques. Il semble que nous nous trouvions aux prises avec une sorte de philosophie générale ? Mais la pratique de la Musique, elle, a changé. J.-Y. H. : En 1715, paraît à Paris un petit ouvrage de Jacques Bonnet, Histoire de la Musique et de ses effets depuis son origine jusqu’à présent – ouvrage rédigé à partir des notes de son frère Pierre Bonnet et de son oncle Pierre Bourdelot. L’Auteur y reprend consciemment les thèmes que nous connaissons, ajoutant toutefois aux Autorités grecques, les Perses et les Chinois. C’est toutefois sur le titre que je voudrais m’arrêter, car il est à la fois trompeur et judicieux. Le mot « Histoire » est à prendre ici dans le sens d’« Histoire naturelle ». Bonnet comme Mersenne dans son Harmonie Universelle10, Kircher, dans sa Musurgia Universalis11 est à la recherche de faits autorisés, qui attesteraient la nature de la musique, et la nature de l’homme, nature admirable et toute divine dans son origine et son gouvernement. On pourrait, à l’inverse, lire le titre à la moderne, et postuler qu’il y a une histoire des effets, et montrer, un peu comme le faisait Jean-Jacques Rousseau dans le chapitre que nous citions de l’Essai sur l’origine des langues, que les effets en question sont en grande partie déterminés par des états historiques de civilisation, touchant non seulement les rapports sociaux, mais 9 Voir par exemple, Antoine Fabre d’Olivet († 1825), La Musique expliquée comme science et comme art et considérée dans ses rapports analogiques avec les mystères religieux, la mythologie ancienne et l’histoire de la Terre, nouv. éd. Paris, Chacornac, 1910 ; Roger Cotte, La musique maçonnique et ses musiciens, Braine-le-Comte, Éditions du Baucens, 1975. 10 Marin Mersenne, Harmonie Universlle, contenant la théorie et la pratique de la Musique, Paris, Sebastien Cramoisy, 1636. Réédition fas-similé, Paris, C. N. R. S., 1963, 3 vol. 11 Athanasius Kircher, Musurgia universalis, sive ars magna consoni et dissoni in X libros digesta […], Roma, t. i et II, 1650. – L’auteur distingue deux registres des « effets de la Musique » – l’un apparenté à une Rhétorique compositionnelle de l’expression affective (Musica pathetica, lib. VII, Pars III), l’autre à une description d’effets plus « physiques », voire « magiques », observables par exemple dans une thérapie musicale. (Lib. IX). Aux chapitres 4 et 5 de ce livre, les considérations sur la Tarentule, sa piqûre et sa guérison « musicale », accompagnées d’illustrations impressionnates, ont certainement contribué à faire de ce sujet, et de cet insecte, un « lieu commun » (et obligé) de la vulgate moderne des « effets de la musique ». On peut consulter dans le volume III du Dizionario e bibliographia della musica, de Pierre Lichtenthal, Milan, A. Fontana, 1826, à la section V du chapitre premier (« V. Effecti fisici della musica su gli homini e su le bestie »), les titres et les sommaires de 82 ouvrages (traités, dissertations, opuscules) dont 22 traitent en tout ou en partie de la Tarentule et du Tarentisme.
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les conduites perceptives, les comportements affectifs, en lien avec la transformation de la langue, de la lutherie, du statut des musiciens et de la Musique. Ainsi, à la suite de Lucien Fèvre, dans son Rabelais12, Robert Mandrou étudiant la formation de la France moderne, propose un essai de « psychologie historique » – ses deux chapitres sur l’homme physique et l’homme psychique reconstituent les conditions dans lesquelles s’exerçaient des fonctions que nous serions tentés de juger invariables, ou peu touchées par des variations effectives : le boire, le manger, le rapport au corps malade, la primauté de l’ouïe et du toucher, l’aspect violemment contrasté de la vie affective, la proximité de la mort, la sensibilité panique, autant de registres qui rentrent en compte dans une pratique de la Musique. À ce point de vue, une histoire des larmes, par exemple, reste à faire ! On peut aussi lire à ce sujet les étonnantes pages de J. Huizinga, dans son livre classique Le déclin du Moyen Âge13, qui vient d’être récemment réédité. Montrant lui aussi la violence des contrastes qui affectent la sensibilité, il fait allusion au pouvoir impressif des cloches. F. D. : Tu as parlé des Grecs, du Moyen Âge et de la Renaissance. Peut-être fautil admettre qu’il y a eu des moments où la musique fonctionnait autrement que nous en avons l’expérience, en rapport avec un ensemble de déterminations sociales qui rendraient certains effets possibles. Mais, pour nous, que représente en définitive cette recherche sur les « pouvoirs du son », sur les effets de la Musique ? Il ne s’agit pas de répéter Platon pour le plaisir ? J.-Y. H. : Je ferai un dernier jeu de mots, puisque, comme chacun sait, c’est une forme de pensée ! Il faudrait parler ici non plus d’une histoire des effets, mais bien des effets de l’Histoire, dans la mesure où, avec les ruptures opérées par la pensée grecque, conjointes avec celles qu’opérera le judéo-christianisme, c’est l’Histoire même qui s’ouvre, qui, dans le domaine des œuvres de civilisation, des arts, des « superstructures » se caractérisa par un décalage jamais réajustable entre les œuvres et les fonctions, voire entre les arts et la « morale ». Par rapport à un état donné de société, les musiques qu’on y fait ne sont plus positionnellement différentes, comme dans une société coutumière la musique des guerriers pouvait différer de celle des sages-femmes, mais elles sont dischroniquement décalées, en avance ou en retard, porteuses non plus des différences, mais des contradicitions de la société. La conception holistique de la société va survivre, mais comme mythe de paradis perdu, de ce temps précisément où Orphée faisait chanter les pierres et attirait les dauphins au son de sa lyre. La modernité, quant à elle, a inventé « l’esthétique ». Non plus au sens que Fétis donne encore à ce mot quand il la définit comme « la partie philosophique de l’art qui traite des 12 Lucien Fèvre, Le problème de l’incroyance au xvie siècle. La religion de Rabelais, Paris, Albin Michel (« Évolution de l’Humanité »), 1942 et 1968 ; Robert Mandrou, Introduction à la France moderne. Essai de psychologie historique (1500-1640), Paris, Albin Michel (« Évolution de l’humanité »), 1961. 13 Johan Huizinga, Le déclin du Moyen Âge (traduit du néerlandais Herfsttij der Middeleeuwen), Paris, Payot, 1948, p. 10-11.
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rapports de la musique avec les affection morales, avec les institutions sociales et avec le jeu des passions14, ce qui, somme toute, est encore assez plationisant ! Mais au sens que le mot prend avec Baumgarten15, de Théorie du beau, préparant les conceptions kantienne de l’art comme finalité autonome. Le concert, comme activité spéciale dans un lieu séparé, où l’on fait seulement de la musique (et si possible de la « musique pure »), et d’où l’on pense avoir banni tout élément « étranger à l’art », illustre bien cette apparente autonomie, que beaucoup de musiciens d’aujourd’hui voudraient briser pour retrouver « la vie », ou « la rue ». Il y a là une aspiration vers une musique intégrée et intégrale, qui peut expliquer l’intérêt porté aux effets de la musique, mais qui se heurte au caractère dés-intégrateur de notre société toute entière marchande. Car la musique ne s’échange pas, elle se perd. C’est en cela que la question des effets de la Musique est aussi une question politique… comme l’écrivait Platon ! [L’article publié par les Cahiers-Recherche- Musique de l’INA, présentait dix documents, dont nous donnons ci-après la liste et les références.
Doc 1 : C. Collomb, La Musique, Paris, Hachette, (Bibliothèque des Merveilles), 1878. Table analytique : les effets de la Musique, p. 344-345.
Doc 2 : Cassiodore, De artibus ac disciplinis liberalium litterarum. Caput V ; De Musica, extraits. D’après le texte latin, dans : M. Gerbert, Scriptores ecclesiastici de Musica, vol. I, p. 15-19.
Doc. 3 : Noël Du Fail, Contes et Discours d’Eutrapel (1585), réédition par C. Hippeau, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1875, p. 266-267. Doc 4 : Alain Danielou, Sémantique Musicale, Paris, Hermann, 1967, p. 56-57.
Doc. 5 : Marin Mersenne, Harmonie Universelle contenant la théorie et la pratique de la Musique, à Paris, chez Sébastien Cramoisy, 1636. Réédition fac-similé, Paris, CNRS, 1963. Frontispice.
Doc. 6 : Encyclopaedia Universalis, (Art. Tarentelle), Vol. 20, Paris, 1975, p. 1879.
Doc 7 : Dominique Mondo, Dictionnaire de Musique de P. Lichtenthal, traduit de l’italien, Paris, Troupenas, 1839, Tome 2, p. 336-339.
14 François-Joseph Fétis, Préface à : Peter Lichtenthal, Dictionnaire de Musique, traduit et augmenté par D. Mondo, Paris, Troupenas, 1839, t. 1, p. xii. 15 Alexandre Baumgarten, 1714-1762, philosophe allemand important dans la période qui va de Leibniz à Kant ; publie entre 1750 et 1758 une Æsthetica qui assurera durablement la fortune et le contenu moderne de ce concept. Les positions de Riemann et de Hanslick au xixe siècle s’inspireront de celles de cet auteur.
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Doc 8 : Curt Sachs, Histoire de la Danse, traduit de l’allemand, Paris, Gallimard, 1938, p. 132-134.
Doc. 9 : Pierre Maillart, Les Tons ou Discours sur les Modes de musique et les Tons de l’Eglise…, à Tournay, chez Charles Martin, 1610. Réimpression : Genève, Minkoff-Reprints, 1972, p. 175-177.
Doc. 10 : Johan Huizinga, Le déclin du Moyen-Age, traduit du néerlandais, Paris, Payot, 1938, p. 10-11.
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L’invention de la « Musique Sacrée » Une réflexion sur les conditions d’emploi de la forme substantivale le sacré peut s’éclairer de ce qu’a pu être l’histoire et le destin de l’emploi du simple adjectif1. L’émergence et le chargement sémantique de la notion, apparemment banale de « musique sacrée » permettra de prendre la mesure d’un déplacement important autant qu’insidieux du contenu de l’adjectif.
Un temps où l’expression « musica sacra » n’existait pas Avant 1770, l’expression musica sacra prise comme un tout, voire comme un « syntagme figé », ne fait pas partie du lexique établi et commun des auteurs qui sont amenés à traiter sérieusement du chant et de la musique2. Sébastien de Brossard, auteur d’un Dictionnaire à dominante franco-italienne, paru en 1703, le premier du genre en Europe, énumère quarante sept entrées d’adjectifs pouvant qualifier le substantif musica (antiqua, arithmetica, artificiale, chorale… et, bien sûr, ecclesiastica…) sans y introduire musica sacra. Et la description de faits musicaux en rapport avec les exercices des cultes et de la religion ne l’amène pas plus à l’utilisation d’un tel concept, ni à la citation d’ouvrages l’ayant fait figurer dans leur intitulé. « Comme la musique, écritil, a toujours fait une des principales parties de ce culte extérieur, que la créature doit à son créateur et qu’on nomme religion : Il est sûr que tous ceux qui ont traité 1o de sacrifices et autres cérémonies religieuses du paganisme, 2o des sacrifices, et des cérémonies légales des Juifs, 3o du Sacrifice, des Lithurgies, des Prières, des Offices Divins etc. de la Nouvelle Loi, sont obligés de parler très souvent des Hymnes, des Cantiques, des Pseaumes etc. qu’on y chantait, des Chants et des Instruments musicaux qu’on y employait, et conséquemment de
In La Maison-Dieu, 233, (2003/1), p. 103-135. [Cette observation permettait à l’auteur de faire un lien avec son autre contribution au même numéro 233 de LMD, où il traitait précisément de la forme substantivale : « Du sacré, ou d’une expression et de son emploi » ; dans cet ouvrage supra p. 23-43.] 2 On relira dans une livraison déjà ancienne de cette revue : Nicolas Schalz, « La notion de Musique sacrée, une tradition récente », LMD, 108 (1971/4), p. 32-57. Nous exprimons ici notre gratitude à ce musicologue qui, un des tout premiers, avec Gino Stefani, nous a initié à cette problématique. *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 113-132 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.118996
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l’Art qui en était l’âme et la Règle. De là viennent ces Traités que plusieurs grands hommes ont fait exprès, de Musica sacrificali, at Musica triomphali, de Divina psalmodia etc. »3
Les catégories de la musique spéculative On peut comprendre cette absence en prenant connaissance de la manière dont étaient produites et agencées les classifications et catégories qui permettaient une certaine maîtrise intellectuelle du domaine musical, et qui se transmettaient dans l’enseignement. Gioseffo Zarlino, dans ses Istitutioni harmoniche de 15614, est un fidèle héritier des Médiévaux, et un connaisseur non négligeable de la science antique. Les divisions de la Musique (enseignées presque continûment depuis Boèce5), laquelle Musique en son essence et son universalité est une, relèvent d’une approche cosmologique concernant un monde où l’harmonia, sorte de mathématique active, articule entre eux des domaines étagés. La Musica animastica comprend la Musica mondana et la Musica humana qui agissent en dehors des sens. Elles s’opposent à la Musica organica, celle que l’on produit et dont on saisit les formes, et les modes de production. C’est ainsi que peuvent se différencier, à un niveau très démultiplié de son organigramme, une musica plana et une musica misurata, ce qui permet à Zarlino de faire allusion en passant au plain-chant de l’Église. Cette allusion, d’ailleurs, tend à le faire passer de sa visée spéculative vers le domaine empirique de la musica prattica. Mais, même en ce domaine, en vue duquel il rédige un grand Traité de composition contrapuntique, il n’éprouve à aucun moment le besoin d’avancer un concept de « musique sacrée » par où se définirait une essence échappant à l’unité sensible et nonsensible de la musique. C’est la considération de cette unité même, et de son implication dans le rapport de l’homme à son âme et au monde créé par Dieu qui fonde le pouvoir de la musique à acheminer le fidèle dans la voie théologale de la louange, et qui justifie l’usage du chant et de la musique dans le Service divin.
Chant et musique ecclésiastiques Si nous avons cité l’ouvrage de Zarlino, c’est, bien sûr à cause de sa notoriété, mais on trouverait l’équivalent de sa doctrine, et quelquefois sa pure et simple répétition chez un grand nombre de ses contemporains ou successeurs. En ce qui concerne le langage usuel, la désignation des formes pratiques de la musique et de ses domaines institués d’application ne se situait pas au même niveau Sébastien de Brossard, Dictionnaire de Musique contenant une explication des termes Grecs, Latins, Italiens, et Français les plus usités dans la Musique… à Paris, chez Christophe Ballard, 1703 (reproduction anastatique, Antiqua, Amsterdam, 1964), Deuxième partie (non paginé). 4 Gioseffo Zarlino, Le Istitutioni harmoniche, Venezia, 1561, Saggi introduttivi di Iain Fenlon e Paolo Da Col, Ristampa anastatica, Bologna, Arnaldo Forni, 1999. 5 Sur la continuité des auteurs de l’Antiquité avec ceux du Moyen-Age, on pourra lire : Olivier Cullin, Brève histoire de la Musique au Moyen-Âge, Paris, Fayard (« Les chemins de la Musique »), 2002. 3
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conceptuel. La musique des Offices de l’Église (Messes et Heures canoniales), étendue aux fonctions plus circonstancielles du Culte divin (Stations, Funérailles, Saluts, QuaranteHeures…), et aux rassemblements publics de nature religieuse (Entrées, Processions, Ostensions, Bénédictions, Prières publiques…) recevait le plus souvent l’appellation très générale de musica ecclesiastica à laquelle pouvait se substituer dans un contexte rhétorique plus pieux celle de musica divina6. La désignation de sacra musica apparaît mais tout à fait sporadiquement dans des textes synodaux post-tridentins, en tête de canons règlementaires visant surtout le comportement des musiciens faisant partie des corps de musique au service des Chapitres, et le plus souvent distincts des chantres. Elle n’a pas de portée formelle et encore moins « esthétique »7.
Cantiones sacrae L’adjectif féminin sacra apparaît dans un type d’emploi, à vrai dire assez restreint, mais qui tend à se figer lexicalement. On le trouve dans l’intitulé de nombreuses publications présentées comme des recueils de Cantiones sacrae. Les éditeurs de recueils polyphoniques avaient déjà employé l’expression, apparemment pour diversifier leurs intitulés, et intéresser leur public à leur production de Motets, comme on le voit dans l’intitulé très explicite d’un recueil de Jean de Clève, publié en 1559 : Cantiones sacrae, quae vulgo Moteta vocantur. Le jeune Claudio Monteverdi publie en 1582 un recueil de Sacrae cantiunculae, petites pièces pour formations cantorales réduites. L’expression désigne aussi en milieu luthérien des recueils de chants monophoniques destinés à la pratique d’une Hymnodie commune à l’église, à la maison et à l’école. Au xviie siècle, avec la généralisation de la basse-continue et donc du chant accompagné, les cantiones sacrae seront souvent des pièces dévotes de dimensions modestes, où l’emploi de l’adjectif semble faire corps avec une extension du répertoire religieux hors du cadre des chants canoniques de l’Office, ce que, d’une certaine façon exprime en premier lieu le terme cantio, depuis la fin du Moyen-Age8. Il nous semble que dans ce contexte, le terme oscille entre une catégorisation d’usage et de style, et une connotation poétique sans doute conjointe au courant d’intérêt qui, effectivement, surgit un peu partout au xviie siècle pour ce domaine de l’expérience musicale et religieuse. S’il faut interpréter le phénomène, on peut à volonté, soit dénoncer le caractère conventionnel de la distinction posée entre les cantiones sacrae et les cantiones Les kabbalistes et néo-platoniciens de l’entourage de Marsile Ficin utiliseront dans un sens assez différent le terme de musica spiritualis, agogie méditative conduisant des sensibilia vers les spiritualia. Cf. Daniel P. Walker, La magie spirituelle et angélique de Ficin à Campanella (traduit de l’anglais Spiritual and demonic magic), Paris, Albin Michel (« Bibliothèque de l’Hermétisme »), 1988. 7 Paolo Fabbri, « Norme et pratique du concert des voix et des instruments dans la liturgie catholique après le concile de Trente », Le Concert des voix et des instruments à la Renaissance, éd. J.-M. Vaccaro, Paris, CNRS Éditions, 1995, p. 99. 8 Ewald Jammers, « cantio », The new Grove Dictionnary of Music and Musicians, t. iii, London, Macmillan, 1980, p. 731-733. Consulter aussi dans le même ouvrage l’article « Cantional » (Jiri Sehnal, Werner Braun) p. 733-736. 6
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saeculares, soit insister sur le fait que c’est le terme cantio qui pose entre elles un lien quasi générique, voire une réelle communauté musicale, compte tenu de la différenciation des affetti à exprimer. Les intitulés donnés par Heinrich Schütz d’abord à ses Cantiones sacrae de 1625 (sans doute repris de son maître G. Gabrieli) ou aux Symphoniae sacrae de 1628, semblent bien faire apparaître une équivalence, au moins d’emploi entre sacrae et geistliche, (Kleine geistliche Conzerte, 1636-1639, et Geistliche chor music (1650). Il faut sans doute ne pas interpréter autrement l’expression employée par Michael Praetorius dans son Syngtama Musicum grand projet encyclopédique, dont quatre volumes ont paru (1614-1619). La première partie du Traité est intitulée : De musica sacra et ecclesiastica, expression à laquelle Praetorius donne la traduction allemande de : von der Geistlichen und Kirchen-Music :
« Musica sacra » tout de même On ne peut toutefois écarter la connotation que nous avons dit « poétique » qui semble s’attacher à l’emploi de l’adjectif féminin sacra, pour désigner un champ actif et poétiquement investi. Sa féminité même9, son assonance en [a] permet un lien particulièrement flatteur pour l’oreille et l’imagination avec des termes grecs comme harmonia, ou para-grec comme musica. Praetorius se présente comme un vrai champion de cette frénésie lexicale baptisant ses ouvrages et ses compositions : Eulogodia Sionia, Urano-Chorodia, Polyhymnia caduceatrix et panegyrica, Euphemia harmonica, et même Leiturgodia Sionia latina. Lorsque se présentera chez lui l’occasion d’employer l’expression musica sacra, dont nous avons dit l’absence dans les ouvrages comparables au Syngtama musicum, on peut se demander s’il n’est pas entraîné par le choix d’un lexique emblématique et poétique plutôt que par un souci de catégorisation institutionnelle et/ou disciplinaire. On pourrait voir une confirmation de cet emploi dans l’intitulé que Constantin Huyghens donne à un très beau recueil de monodies avec basse continue, qui présente des extraits de Psaumes en latin et des poésies élégiaques ou légères en français et en italien. Huyghens l’intitule Pathodia sacra et profana (Paris, Robert Ballard, 1647). L’opposition des deux termes, chez un lettré comme Huyghens, évoque sans doute la démarcation usuelle entre Auteurs sacrés et Auteurs profanes, plutôt qu’un appel à un jeu de déterminations musicales engageant une sorte d’essentialité de la musique10.
Élargissement de l’horizon et bonheur des métaphores On doit toutefois faire remarquer que les auteurs d’ouvrages théoriques et pédagogiques traitant du chant pratiqué dans les Offices du culte évitent la plupart du temps dans leurs 9 Il est de fait qu’on ne trouve pas, pour des raisons peut-être d’euphonie, l’expression sacer cantus. Resterait à interpréter avec suffisamment de pertinence cette féminisation, tout compte fait heureuse, du lexique. 10 On trouve chez Johann Heinrich Schmelzer, dans une publication de musique instrumentale faite à Vienne en 1662, la mention de : Sacro-Profano Concentus.
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intitulés l’emploi du terme musica. C’est le terme cantus, qui se trouve parfaitement ajusté à leur objet. Il revêt pour eux une dignité amplement suffisante, ce qui ne les empêchera pas, dans leurs parties théoriques de rattacher l’ars canendi à l’ars musica en général. Ainsi Jean Millet publie en 1660 à Lyon son Directoire de chant grégorien, Dom Jumilhac en 1673 La Science et la pratique du Plain-chant. Mais le cantus lui-même pourra bénéficier d’un jeu de qualification élargi. Vers la même époque, Andrea da Modena, franciscain italien, propose un Canto Harmonico (Modane, 1690)11. Elargissant ses perspectives du canto fermo vers les productions contemporaines du canto fratto, il s’essaie à rassembler sous des appellations à la fois plus larges et moins techniques, l’ensemble des chants exécutés à l’Église. On peut relever sur la même page12 les appellations de canto divino, canto angelico, canto piano, canto ecclesiastico, canto chorale. Il leur préfère celle de canto harmonico. Le terme d’harmonia lui permettant de faire le lien entre les chants du Culte chrétien et ceux de l’Antiquité païenne, dans la perspective d’une preparatio evangelica, selon Eusèbe, et sans doute d’élargir le domaine des chants monodiques de l’Église au delà des seuls chants grégoriens, de la même façon qu’en France, vers la même époque on forgera l’expression de plain-chant musical. C’est le même terme d’harmonia qu’avait employé le Cardinal Jean Bona pour qualifier le chant des Offices divins dans son Tractatus historicus, symbolicus, asceticus de Divina Psalmodia sive Psallentis Ecclesiae Harmonia (Rome, 1653)13. L’éminent auteur visait, par l’extension même de son intitulé, à couvrir d’un terme à forte connotation musicale, les actions diversifiées et toute l’activité constituée par les Offices de l’Église, par où pourrait aussi se comprendre le rapport et le passage de l’intérieur et de l’extérieur, et se figurer l’Église comme un lieu où « résonne », et plus précisément « consonne », la louange divine. Au chapitre XVII, le cantus ecclesiasticus en ce qui concerne son origine et sa confection, est rattaché à la musica, dont il est, cela va sans dire, le plus beau fleuron et le plus en rapport avec la finalité de toute musique.
Cantus et musica et la formation d’une sacralité dérivée En fait, une difficulté subsistait depuis le développement de la musica figurata, et conjointement de la polyphonie, du fait que ce domaine nouveau n’avait pu accuser sa différence qu’en se distinguant du simple cantus. Ce dernier, consigné en notation carrée monodique, dans les Livres de chœur, tendait à constituer un fond général, non marqué, sur lequel pouvait se détacher, solemnitatis causa, des pratiques hétérophoniques qui allaient connaître avec le temps des formes d’élaboration de plus en plus musicalisées. En dépit de l’affirmation théorique répétée depuis l’Antiquité selon laquelle le chant ne peut pas être considéré comme échappant à l’ars musica et à son sage gouvernement, Andrea da Modena, Canto Harmonico… Modana, per gli eredi Cassiani, 1690. (Ristampa anastatica, Bologna, Forni Editore, 1971. Bibliotheca musica Bononiensis, Sess.II, no 202.) 12 Ibid., p. 13. 13 Joannis Bona Opera omnia, Antverpiae, apud J. B. Verdussen, 1723, p. 393-577. 11
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les usages, ou même les routines, la division du travail cantoral entre « chantres » et « musiciens » finissait par introduire un double régime. C’est ainsi que l’on pût voir se former une sorte de sacralisation dérivée, qu’on pourrait dire « de seconde génération », quelque peu implicite, tenant surtout à l’antériorité, voire l’archaïté d’un élément par rapport à l’autre, ici du cantus par rapport à la musica. Attachées à la logique de certaines actions cultuelles, et surtout à leur établissement dans une tradition calendaire fortement vécue, certaines formes musicales tendent à faire corps avec le cérémonial. La stabilisation des grammaires et la fixation calendaire des répertoires qui sont le fait des institutions cultuelles et des dispositifs traditionnels aboutissent ainsi à formaliser les déterminations de la production et les conduites de réception et d’écoute. L’existence d’un tel genre à forte connotation identificatoire comme peut l’être alors le « chant d’église » est attesté a contrario par la parodie qui peut en être faite. Les répertoires populaires ont tous des chants où l’on imite l’un ou l’autre chant de l’Église, ou leur allure générale, en se servant d’un latin macaronique et de formules psalmodiques ou hymnodiques sans équivoque ; et Rameau, dans Platée, semble annoncer la déconfiture du grand Motet versaillais par un épithalame à cinq voix, du plus beau style d’église, que l’on entend se transformer en une espèce de saltation burlesque. Ici, la blasphémie, bien que mineure, vérifie le processus de sacralisation par l’usage14. À l’intérieur de la pratique ecclésiastique se manifestait d’ailleurs un nouveau paradoxe : le cantus, qui bénéficiait d’une sorte de préséance dans l’ordre hiératique, allait plutôt en se dégradant comme art du chant, au point qu’exécuté d’une manière prévalente per officium, il finirait par n’être plus compté comme relevant de l’ars musica. Tous les réformateurs du Cantus, que ce soit Jacques Éveillon, Dom Jumilhac, Guilaume G. Nivers ou plus tard Dom Joseph Pothier, Dom André Mocquereau et les Rédacteurs de l’Instructio de musica sacra, promulguée par Pie X en novembre 1903, insisteront en même temps sur l’autonomie du Cantus et sur son rattachement à l’ars musica, voire à un véritable art du chant.
Prima prattica Ce dédoublement de l’horizon des pratiques en formes stabilisées et formes innovantes, comme c’est le cas de la distinction entre cantus et musica, peut continuer au cours du temps à se différencier encore. Ainsi en est-il de la distinction montéverdienne, explicitée par le compositeur dans la Préface du Cinquième livre de madrigaux (1605) entre prima prattica et secunda prattica. Cette seconde pratique étant caractérisée par le dolce stile nuovo donnant la priorité de l’expression musicale au rendu du propos et des affetti. Ce type de différenciation, qui n’est d’ailleurs pas réservé à la musique d’église, tend à fonder dans une sorte d’archaïté stabilisée et valorisée un répertoire antérieur et la grammaire de composition qui s’y rapporte. Monteverdi lui-même utilisera l’écriture contrapuntique la Cf. Jacques Cheyronnaud, « Sacré à plaisanteries ? Notes pour servir à l’étude des formes parodiques. », Ethnologie française, XXII (1992), « Paroles d’outrages », p. 291-301. Nous voyons bien ici que ce qui est visé n’est pas tant la chose chantée que l’ordre hiératique qui lui donne sa forme et qui l’impose. 14
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plus élaborée dans la Missa senis vocibus ad ecclesiarum choros qu’il publie en même temps que les Vêpres de la Vierge, disposées avec concert de musiciens ad Sacella sive Principum Cubicula. C’est ainsi que, bien avant la période romantique, et la Cäcilia de Herder, le répertoire palestrinien, conservé et entretenu dans l’usage des Chapelles pontificales, était reconnu comme une sorte de modèle, pour certaines actions musicales du culte (Ordinaire de la Messe, Offertoires, Motets) pour lesquelles le cérémonial exigeait une musique plus architectoniquement spatialisée et à fort taux de redondance. Le passage global de toute la musique d’Église dans un unique registre déclamatoire et expressif pouvait apparaître à certains musiciens comme un appauvrissement. C’est l’opinion qu’Heinrich Schütz exprime dans la Préface à ses Geistliche Chormusic de 1648. On sait que J. S. Bach, assez familier du répertoire polyphonique, n’hésitera pas à introduire dans sa Messe en si mineur, et dans quelques uns de ses motets des procédés d’écriture directement rattachés à la prima prattica. D’ailleurs la pratique du stile antico pourra rester vivante et productive si l’on en juge, entre autres réussites par le Stabat à 10 voix de Domenico Scarlatti, que l’on suppose écrit entre 1715 et 1719 pour les chanteurs virtuoses de la Chapelle Giulia à Rome. Vers la même époque le Gradus ad Parnassum de Johann Joseph Fux, publié à Vienne en 1725, installe le stile antico et l’écriture contrapuntique comme fondement pédagogique de la formation du compositeur15. Les choses changeront lorsque cette différenciation d’horizon et de plans, somme toute assez normale en milieu rituel et cérémoniel, se transformera en catégorisation rigide où l’appellation de musica sacra sera réservée et fixée sur les normes d’écriture d’un répertoire antérieur, véritablement canonisé, comme on le verra par la suite.
Affaire de mœurs et vertu de Religion Un autre axe de développement pourrait être suivi à travers le renforcement conjoncturel de l’opposition sacré / profane, dans le cadre des réformes tridentines. Le Concile, comme on le sait, au Décret de observandis et evitandis in celebratione Missae, (Session XXII) ne donne que des consignes d’ordre très général, concernant la dignité des églises et du Culte divin, et l’esprit de religion qui doit présider à la célébration du Sacrifice de la Messe (omni religionis cultu ac veneratione celebretur). Mais il le fait avec insistance, voyant dans le mysterium tremendum de la Messe le sommet du Culte de l’Église, et le lieu par excellence où le peuple fidèle peut apprendre à concilier la pureté du cœur à l’intérieur et le mouvement de la dévotion à l’extérieur. D’où l’importance attachée à tout ce qui concernera l’allure, la composition des attitudes et des lieux, le respect et la dignité morale des actions. Les Évêques banniront donc des Églises « toutes sortes de musiques, dans lesquelles, soit sur l’orgue, où dans le simple chant, il se mêle quelque chose de lascif ou d’impur, aussi bien que toutes les actions profanes, discours et entretiens vains, et d’affaires du siècle, promenades, bruits, clameurs, afin que la maison de Dieu puisse paraître, et être
Monique Rollin, « Édition et commentaire du Gradus ad Parnassum » in Johann Joseph Fux, Gradus ad Parnassum, Traduction française de Pierre Denis (v. 1773), Paris, CNRS Éditions, 1997, p. 11-49. 15
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dite véritablement une maison d’oraison. »16 La distribution oppositive très marquée entre ce qui est à observer et ce qui est à éviter, se double ici d’une opposition entre ce qui regarde le pieux accomplissement du Culte de l’Église, et ce qui se désigne par les adjectifs profanum et saeculares qu’une sorte de péjoration semble désormais connoter, ne serait-ce que dans le rapprochement de ces termes avec d’autres évoquant le désordre, l’irrespect ou l’impudicité. Les synodes régionaux qui suivront assez immédiatement la clôture du Concile, tant en France qu’en Italie, deux pays où le modèle borroméen est très influent, tendront plutôt à renforcer moralement les prescriptions générales du Concile, en particulier par la prohibition des instruments autres que l’Orgue, auquel toutefois le Caeremoniale Episcoporum de 1600 (Livre I, c. 26) fera une place étonnante et honorable. L’art d’un Frescobaldi, entre autres praticiens, démontrera la capacité de transfert que le jeu de l’instrument peut permettre entre le palais, la maison, la rue et les scènes les plus saintes de la Messe (Toccatas pour l’Elévation). Un bon témoin de la préoccupation réformatrice consécutive au concile de Trente, que citera d’ailleurs Benoît XIV dans son Encyclique Annus qui de 1749, est Jacques Éveillon, chanoine d’Angers, dans son livre De recta ratione psallendi de 164617. Il y développe une sorte de théologie morale de la Psalmodie de l’Office divin, d’inspiration très thomiste. La Psalmodie doit être actio sacra et actio religiosa. C’est l’action qui peut être dite sacra, c’est à dire caractérisée par la pureté du cœur et l’éloignement de toute préoccupation profane. Elle sera religiosa, comme action intentionnelle du culte divin, dans la forme de l’adoration, de la louange et de la prière. Dans un tel contexte on ne saurait parler de psalmodia sacra, car il n’existe pas de « psalmodie profane », c’est l’action et non la forme musicale qui se trouve qualifiée par l’adjectif.
Un panorama stylistique C’est sans doute dans la Musurgia Universalis (1648) du Jésuite polygraphe Athanase Kircher que se trouve élaborée le plus complet panorama stylistique de la musique de son temps, laquelle d’ailleurs est en train de connaître une assez extraordinaire évolution, amorcée dès le siècle précédent, au jugement de Kircher lui-même, par le développement du stylus madrigalescus. Comme pour ses prédécesseurs, l’art musical en son essence est un. Les Psalmi davidici présentent toutes les facettes et les registres expressifs de la lyre grecque. Mais la musique se différencie par ses usages, et la tâche des musiciens revient à résoudre musicalement les problèmes posés par la différenciation des circonstances, des acteurs, des fonctions. L’essence de la musique n’en est pas affectée, mais les ressources de l’art musical et le jugement des musiciens sont mis à contribution (et surtout mis à l’épreuve) pour réaliser des programmes musicaux satisfaisants en rapport avec les règles explicites ou tacites d’un cérémonial social et les attentes des commanditaires. Mais par delà ces déterminations, la Le Saint concile de Trente… nouvellement traduit par l’abbé Chanut, 4e éd., Paris, Antoine Dezallier, 1690, p. 251. 17 Jacobus Eveillon, De recta ratione Psallendi liber, La Flèche, G. Laboe, 1646. C. II, Art. 5, 6, 7. p. 43 sq. 16
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multiplicité des formes et des occasions représentent d’une certaine façon l’aspiration d’une société toute entière à la musique, dans sa continuité et ses renouvellements. C’est ainsi qu’il faut comprendre la riche palette de tous les styles. Kircher, on s’en doute, n’utilise pas la catégorie de musica sacra. En conclusion du chapitre XVII, au Livre V, il distingue trois situations : ecclesia, recreatio, theatrum. Pour l’Église, outre le chant proprement ecclésiastique ou grégorien, il propose le stylus ecclesiasticus, désignant une composition polyphonique utilisant un élément tiré du plainchant, ou le stylus motecticus gravis, dont il vante la variété de couleur et la capacité d’exprimer les affectus du texte, qu’il illustrera d’ailleurs par une citation d’un motet de Gesualdo. Quelques pages plus haut, parlant du stylus madrigalescus, destiné préférentiellement à la relaxatio animarum, il avait toutefois fait remarquer que certains auteurs, tels Agostino Agazzari, illustre encore vivant, n’avaient pas hésité à transférér les pouvoirs et les charmes du style madrigalesque de la chose amoureuse vers les res spirituales. En 1689, un auteur italien, Angelo Berardi, propose dans ses Miscellanea musicale une classification simplifiée qui donne une idée de ce que pouvait être en ces matières une proposition d’orientation minimale : pour la composition, deux types de « pratique », l’ancienne et la moderne ; pour la destination, trois types de styles suivant qu’il s’agit de musique d’église, de chambre ou de théâtre18.
Da chiesa, da camera, da theatro Déjà les Italiens connaissaient, dès leur première Renaissance, et exprimaient par des termes appropriés une différenciation apportée dans la manière de chanter : voix d’église, soutenue et portant haut et loin, destinée au cantar nella capella, facilement décriée par les sectateurs de la voce da camera, plus douce et plus subtile, souvent liée à l’accompagnement du luth ou de la viole19. On voit encore à quel point la différenciation est d’abord liée à des comportements. On parlerait aujourd’hui d’éthologie vocale. Une différenciation plus formelle apparaît avec les expressions sonata da camera / sonata da chiesa, même si le terme sonare ne soit pas sans conserver une connotation encore sensible de manière. Elles désignent et qualifient une œuvre dont les caractéristiques compositionnelles, en accord avec les critères de recevabilité du moment, artistiques, ou canoniques sont supposés la rendre d’un usage heureux à l’église ou dans la salle de musique. Mais il semble que la différenciation éthologique soit allée en s’estompant au profit d’une simple différenciation formelle. C’est encore cette exigence, même affaiblie, de recevabilité qui subsiste dans l’emploi de l’adjectif « agréable » (à la raison et à l’oreille), qui entre dans la célèbre définition de J. J. Rousseau dans son Dictionnaire de Musique de 1768. Toute la déontologie musicale (qui n’est pas encore une esthétique) repose en effet sur la notion de convenance heureuse, laquelle risque de s’étouffer en conventionnalisme, comme s’en indignera Diderot, et que bouscule précisément le nouveau style de la Sonate et de la Symphonie. 18 19
J. J. Fux, Gradus ad Parnassum…, p. 14. Nanie Bridgman, La vie musicale au Quattrocento, Paris, Gallimard, 1964, p. 197-198.
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Au tournant du siècle Le Dictionnaire de Pierre Lichtenthal, importante somme musicographique, publié à Milan en 1826, et traduit en français en 183920, énumère, non sans humour, et sans doute un peu à la mémoire de Brossard, soixante-huit adjectifs pouvant s’appliquer au substantif musica, dont, bien sûr musica ecclesiastica, sans mentionner toutefois musica sacra. Le traducteur français fera cependant de musique sacrée un équivalent explicite, mais apparemment sans portée conceptuelle immédiatement exploitée, de musica ecclesiastica, traduit autrement par « Musique d’église ». On peut cependant, sans grande témérité, voir ici dans l’emploi de l’expression « musique sacrée » l’indice d’un déplacement linguistique en cours d’établissement au moins en ce qui concerne le français. Après avoir affirmé chez les Anciens l’existence d’une conception unitaire de l’art musical, Lichtenthal constate la survivance dans le champ de la pratique des trois divisions bien connues : musica da chiesa, musica da camera, musica da teatro21, mais il ajoute qu’elles ont le défaut de n’être pas prises de la nature des choses ma simplicemente da circostanze locali. Plus explicitement que Jean-Jacques Rousseau, à l’article Mottet ou Plain-chant de son Dictionnaire, il énumère les propriétés d’une vraie musique d’église, non sans rencontrer les contradictions habituelles à ce genre de discours22. Toutefois, on peut discerner à quel point le déisme qui marque si fort l’hymnodie religieuse du xviiie siècle finissant, déplace le contenu religieux de la musica da chiesa vers ce que Lichtenthal désigne comme une idéalisation : « L’oggetto della musica da chiesa è un ideale che porta il carattere dell’infinito (la Divinita) ». Par ce petit passage, on conçoit aisément que la porte est ouverte vers une autre approche de la musique que l’on dira « sacrée ».
Émotion, sensibilité L’esthétique des Lumières est d’abord une réaction contre la prescription de bienséance dont la prétention au naturel est dénoncée comme asservissement masqué aux conventions de la Cour ou de la Ville. Il faut aller plus profond et plus radicalement vers des lieux où se tienne une véritable alliance chaleureuse et sensible entre la conscience et la nature. Ainsi se développe cette visée d’un subjectivisme ouvert qui déplace l’expérience, ou la conscience en acte, des catégories reçues et formalisées, que l’on dira « classiques », vers les mouvements intérieurs et les attitudes humaines. Diderot exalte « ces mouvements Pietro Lichtenthal, Dizionario e Bibliographia della Musica, 4 vol., Milano, per Antonio Fontana, 1826. Ibid., vol. 2, p. 29. Ces trois catégories, d’usage très commun, se retrouvent avec d’intéressants développements dans : Jean-Joachim Quantz, Essai d’une méthode pour apprendre à jouer de la Flûte traversière, avec plusieurs remarques pour servir au bon goût dans la musique, à Berlin, chez Frédéric Voss, 1752. (reprint, Paris, Aug. Zurfluh, 1975), en particulier p. 291 sq. 22 C’est bien dans cet entrelacement de difficultés que se trouve prise l’Encyclique Annus qui de Benoît XIV (1749). Le ton en est agéable et modeste, l’érudition un peu voyante, le désordre de la rédaction un peu surprenant. Si l’aimable Pontife rejette tout ce qui rapprocherait la musique des saints Offices de celle des pièces de théâtre, exclusion sur laquelle tout le monde, pense-t-il, est d’accord, il lui semble qu’il faille faire preuve de largeur d’esprit pour tout ce qui regarde la musique vocale et instrumentale et se contenter d’en proscrire les abus. 20 21
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de l’âme qui ébranlent notre moi tout entier, qui élargissent ou contraignent notre être, qui nous arrachent des larmes de joie ou de douleur. »23 Se définit par là-même le profil de l’« amateur », celui-là et surtout celle-là, qui se livrera à l’art musical dans une sorte d’approche confiante et sincère, garantie pour elle et pour lui d’une expérience sensible de l’ineffable et de l’inconnu. Ainsi pourra être dite sacrée, non plus la musique déterminée canoniquement pour l’exercice d’un culte institué, mais celle qui en connivence avec la disponibilité d’une âme sensible est capable de la mouvoir et de l’émouvoir, et de la porter plus haut, plus profond, plus loin.
Herder, le chant du Monde et de l’âme Pour Johann-Gottfried Herder, la musique desserre les liens d’une expérience trop individuelle, et doit quitter la zone des émotions faciles, pour se faire reconnaître comme une participation à une sorte d’élasticité eurythmique de l’Univers, que la conscience, et la chrétienne en premier lieu, transforme et accomplit en Hymne. La musique est aussi ce qui, obscurément, fait sourdre le chant du Peuple, ou de la Nation, comme on le voit dans les chansons et les traditions musicales des populations non urbanisées. Mais la musique est aussi un milieu de rencontre entre des sujets personnels et une divinité conçue comme une sorte d’âme souveraine et libre du monde, de présence tutélaire et inspirante, digne d’adoration et de respect. La musique au moyen de laquelle se réalisera cette communication avec la divinité, sera une heilige music, répudiant effet et dramatisme, toute d’élévation et de prière sensible et heureuse. Le Chœur qui, entre toutes les pratiques de la Musique, réalise le meilleur rapport possible entre l’expérience individuelle et la communauté des voix et des consciences est à la base de cette « musique sacrée ». La Neuvième symphonie de Beethoven, avec Chœurs, pouvait alors exprimer exemplairement la dilatation de l’âme individuelle dans un sentiment de communion universelle, et payer de cet acte magnifique une participation au mouvement hymnodique du monde24. Il resterait à explorer les liaisons de cette nouvelle vision des choses avec tout ce qui se cherchait à la même époque du côté de l’Esthétique (Winckelmann, Baumgarten, Kant …) et du côté de l’Expérience religieuse avec l’importance accordée par Schleiermacher à la catégorie de « sentir » et de l’intuition25. De Kant, qui semble n’avoir aimé ni la musique, ni les cantiques, il faut au moins retenir la distinction que rappelle ici même Geneviève Hébert, entre le niveau du simplement plaisant ou agréable et celui du « jugement » de beau, distinction qui apparaît Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières (traduit de l’allemand Die Philosophie der Aufklärung), Paris, Fayard (« L’histoire sans frontières »), 1966, p. 274. 24 Marcel Beaufils, Comment l’Allemagne est devenue musicienne, Paris, Robert Laffont, 1983. Particulièrement : p. 368-386 ; Joseph Müller-Blattau, Histoire de la Musique allemande (traduit de l’allemand, Geschichte der Deutschen Musik, Berlin, Viehweg, 1938), Paris, Payot, 1943, p. 187-196. 25 Voir dans ce même numéro 233 de LMD la contribution de Geneviève Hébert, « L’épreuve du beau », p. 75-95, et la nôtre : « Du sacré, ou d’une expression et de son emploi », dans cet ouvrage p. 23-43. 23
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dans la différenciation qui se fait dans la pratique de la musique à la même époque entre amateurs et connaisseurs. Le connaisseur est un amateur, mais il est capable d’accéder à cette instance du jugement sans concept, et pratiquer un art comme art en tant que « finalité sans fin ».Cette conception de « l’art pour l’art », qui sera toujours condamnée par les Documents romains depuis Pie X jusqu’à Pie XII, en matière de Musique sacrée, restera comme une épine dans le pied des réformateurs et des concepteurs d’un régime acceptable de la musique à l’église.
« Musique sacrée » sans Église On conçoit le paradoxe dans lequel se tient le nouveau paradigme de la « musique sacrée », tel qu’Herder déclare le deviner dans Gluck, par exemple : il est, du même mouvement, recharge religieuse et vigoureuse sécularisation. Déjà Jean-Jacques Rousseau avait prôné l’avènement d’une religion du cœur et de la nature au plus loin des temples et des sacristies. Cette fois c’est la musique elle-même qui part à la recherche de sa propre sacralité, qui se découvre paradigme de toute sacralité, au point d’occuper tout l’espace entre le vivant, le monde et la divinité. Religion absolue sans Église autre que la communion des esprits, et plongée dans l’expérience métaphysique du vouloir de l’être, comme l’entendra Schopenhauer.
La vraie nature de Palestrina Certes, Herder est préoccupé par l’état et l’avenir du chant d’église, mais tout se passe comme si cette question n’était plus qu’une question dérivée. Pourtant, aux yeux de Herder, de Hoffmann et de leurs amis, c’est dans un moment de grâce de l’histoire du chant d’église que s’est découvert la forme idéale de cette expérience extatique de la musique. Mais elle contenait dans cette idéalité même la possibilité et, peut-être plus encore, l’inéluctabilité de sa sécularisation dans cet espace que lui livrait le nouveau rapport de l’âme et du monde, précisément délivré des asservissements de l’institution cultuelle. Aussi voit-on tout un courant de pensée et d’action s’enflammer à l’idée que cette expérience de la « musique sacrée » en son sommet d’élévation et de méditation sublime26 se trouve comme quintessenciée dans les chœurs a capella de l’immortel Palestrina et des meilleurs de ses émules. Palestrina n’est plus un modèle de « musique d’église », il est un modèle de « musique sacrée ». Ainsi J. F. Reichardt, ami de Herder, familier de Goethe, se fait le promoteur d’une nouvelle expérience chorale a cappella, K. F. Zelter, autre Berlinois, entretient une Académie de chant, dans laquelle à partir de 1801, on chante du Palestrina. Cette conjoncture est riche en productions littéraires : la Cäcilia de Herder est de 1793. C’est en Cet adjectif est choisi à dessein, pour évoquer sans plus les pages décisives de Kant, dans la Critique du Jugement. 26
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1814 que E. T. A. Hoffmann publie son Alte und neue Kirchenmusik où Palestrina, dont il retient les leçons pour ses propres compositions (Messes, Miserere), tient une place prépondérante. À Heidelberg, un juriste passionné de musique sacrée, A. F. Thibaut, fonde un Cercle choral, vite célèbre où l’on donne quatre concerts de musique ancienne par an. Tous font la constatation autour d’eux d’un art musical religieux médiocre et, semble-t-il sans souffle, qu’il faut régénérer par l’étude de Palestrina, de Haendel, auxquels Zelter et ses amis berlinois, dont Félix Mendelssohn, ajouteront les grandes œuvres chorales de J. S. Bach. Kaspar Ett, ami de Thibaut, fait entendre Palestrina et Allegri à Munich. C’est cependant à Ratisbonne, avec Karl Proske, et son imposante bibliothèque, que s’accomplit sans doute le travail le plus étendu pour la réacclimatation de l’ancienne polyphonie, non plus dans les académies d’« amateurs et connaisseurs », mais dans les exercices ordinaires du Culte, en l’occurrence du Culte catholique, sous la protection du Roi Louis 1er. En 1838, le Souverain prescrit l’exécution du seul chant a capella dans la Cathédrale de Ratisbonne. Par la suite, le mouvement promu par la Société Cécilienne sous l’action de Franz Witt, se donna pour mission d’étendre ces conceptions à tous les Diocèses catholiques de langue allemande27. Nous ne pouvons entrer dans plus de détails concernant le Mouvement cécilien et son insertion active dans le remaniement conceptuel et répertorial de la « Musique sacrée » dans le catholicisme du xixe siècle. Nous renvoyons aux beaux travaux de Felice Rainoldi28. Il nous importe ici surtout de prendre acte du mouvement général en train de déterminer un profond changement dans les conceptions, et de nouvelles impasses pour l’avenir. Le courant Cécilien (qu’on ne saurait caricaturer sans injustice, ne serait-ce qu’en considération de son héritage d’érudition et de pédagogie) quand il croit opérer des emprunts au simple répertoire, semble bien emprunter en fait, l’idée qu’on s’en est fait, et une nouvelle conception de la musique et de son rapport à l’expérience du sacré qui elle-même est en train de se chercher et de se redéfinir. On aurait ainsi trois moments palestriniens : 1. Palestrina historique et ses continuateurs romains. 2. Palestrina sécularisé, érigé en modèle idéal de musique sacrée. 3. Ce Palestrina idéalisé revenant à Ratisbonne pour régénérer la pratique du chant d’église soumis cette fois au nouvel idéal sécularisé de la « musique sacrée ».
27 Karl Weinmann, La Musique d’Église, traduit de l’allemand, Paris, Delaplane, 1912, p. 162-178 ; Karl Gustav Fellerer, « Cecilian movement », The New Grove Dictionnary of Music and Musicians, t. 4, London, Mac Millan, 1980. 28 Felice Rainoldi, Sentieri della musica sacra, Dall’Ottocento al Concilio Vaticano II, Documentazione su ideologie e prassi, Roma, CLV Edizione liturgiche, 1996.
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Restauration alla francese En France, Joseph d’Ortigue s’appuyant sur les travaux de F. J. Fétis, et utilisant les observations faites par Guillaume Villoteau sur les musiques du Moyen-Orient lors de la Campagne d’Egypte, posera la question un peu différemment29. Le caractère sacré d’une musique, pense-t-il, peut être fondé objectivement sur des propriétés constitutives qu’elle tient du langage musical, mais sur lesquelles l’histoire, et en particulier l’histoire sociale, a pu exercer ses vicissitudes. La tonalité moderne comme code général commandant la production de musique et sa réception concomitante s’est vue établie au début du xviie siècle sur un phénomène constitutif qui est l’attraction de la sensible fondée sur la tension de la septième de dominante. La musique entre par là dans une nouvelle phase par laquelle elle se rend apte à simuler (et stimuler) le jeu mobile des émois et des passions. Fétis attribue cette transformation du système même d’engendrement de la musique au génie de Monteverdi. Il en fait apparaître les immenses conséquences pour toute la suite de l’histoire de la Musique. D’Ortigue en tirera des conclusions radicales. Il existait donc avant cette coupure montéverdienne un système de production et de réception musicales fondamentalement différents, celui, précisément de la tonalité ecclésiastique, représentée éminemment par les Modes du plain-chant, dont la prégnance est sensible dans les chants et les musiques populaires. La nouvelle tonalité – et le concept est étendu à une sorte de prégnance sociale et de potentialité générative comparable à un langage, conception sans doute reprise à Louis de Bonald – équivaut aux yeux de d’Ortigue à une sortie de la musique hors du domaine proprement sacré, pour s’engager dans la voie d’une mondanisation, d’une théâtralisation illusoire, voire d’une paganisation des oreilles. D’Ortigue, qui fut un des critiques les plus perspicaces de son temps, avait dès les années 1830 pris acte du nouveau paradigme engagé par l’écriture symphonique et surtout par l’émancipation beethovénienne, qui portait la capacité religieuse de la musique très loin du sanctuaire. Il allait jusqu’à affirmer que « l’inspiration religieuse ne vivait plus d’une existence sociale » et que désormais il appartenait à la musique instrumentale d’être vraiment spirituelle et porteuse de « régénération » pour l’avenir, du fait qu’elle synthétise, « dans l’artiste même » les trois inspirations religieuse, dramatique, instrumentale30. Dès lors, la position de d’Ortigue rejoint celle de Joseph de Maistre, partagée par tous les restaurateurs du courant lamennaisien, dont d’Ortigue fait partie : ou bien l’on verra naître une nouvelle religion, ou le catholicisme devra se renouveler31. En matière de 29 Joseph d’Ortigue, Dictionnaire liturgique, historique et théorique de Plain-chant et de Musique d’église au Moyen Âge et dans les Temps modernes, Paris, Nouvelle Encyclopédie Théologique, publiée par l’abbé J. B. Migne, 1853. On consultera particulièrement la Préface, et les articles : Philosophie de la Musique, Tonalité. Nous avions abordé ces questions d’une manière détaillé dans : Jean-Yves Hameline, « Le son de l’Histoire. Chant et musique dans la restauration catholique », LMD, 131 (1977/3), p. 5-47, dans cet ouvrage p. 531-561. 30 Joseph d’Ortigue, « Palingénésie musicale », La France Catholique, 1, (1833), p. 27. 31 D’Ortigue cite Joseph de Maistre : Considérations sur la France, ch. 5, p. 85, édition de 1821. Dictionnaire de Plain-chant…, col. 1469.
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musique, qui est aussi matière de langage, le renouvellement ne peut être qu’un retour en amont de la coupure montéverdienne par une restauration de cette ancienne tonalité, et du répertoire qui la contient et la maintient, c’est-à-dire le Plain-chant, et, dans une moindre mesure, la musique palestrinienne, même si d’Ortigue, dans un sursaut de lucidité, en vient à affirmer que, comme système générateur de production et de réception musicales ils ne sont sans doute que des forces éteintes et des langues mortes. On devine que les positions de d’Ortigue seront âprement discutées. Son ami Berlioz est un de ses plus vifs contradicteurs, ne voyant pas en quoi l’Ave verum de Mozart pourrait être moins sacré et religieux qu’un barbare plain-chant. Une des meilleures critiques viendra d’un musicographe italien, Girolamo Alessandro Biaggi, appelé par la suite à se faire une belle réputation dans la critique et la littérature musicales32. Biaggi s’en prend longuement à la description et à l’interprétation de la coupure montéverdienne, se fait le défenseur d’une musique expressive et sensible, contre le caractère d’impassibilité que d’Ortigue met en avant comme propriété première de la musique d’Église. Surtout, il rejette fermement la tendance à imaginer un concept de musique essentiellement religieuse ou bloquée une fois pour toutes dans des formes historiquement fixées. En ce qui concerne le discernement à exercer à la vue des pratiques réelles, Biaggi est sans doute un des premiers musicographes à proposer le terme de musica liturgica, par lequel il semble désigner les solutions musicales exigées par le culte, que l’on pourrait dire fonctionnelles, compte tenu bien sûr de la variable de continuité historique ou de tradition33. On peut estimer que les nouveaux critères et les nouvelles conduites d’écoute que le Cécilianisme a tenté d’introduire dans la pratique et le jugement des fidèles catholiques, concernant la « musique sacrée » s’est fait sans que l’on mesure à quel point le contenu de l’adjectif, depuis Herder et ses contemporains, par une ruse de l’Histoire, s’était considérablement déplacé. Deux données assez contradictoires pèsent ainsi lourdement sur le concept de « musique sacrée » : son origine non seulement séculière, mais sécularisante, soumettant par le fait même la pratique musicale du Culte chrétien à des conceptions relevant plus d’une philosophie de la Religion, d’une idéologie de l’Art, que d’une véritable théologie du Mystère chrétien et de sa célébration ; et la canonisation sans doute excessive d’un style historique et d’un ethos de gravité religieuse somme toute assez monotone. Quand à la position de d’Ortigue, elle est plutôt liée à la recherche d’un art catholique plutôt que sacré, rejoignant la position de Montalembert, de Rio, de Gerbet, et des survivants de l’aventure lamennaisienne. Girolamo Alessandro Biaggi, Della musica religiosa e delle questioni inerenti, Milano, Francesco Lucca, 1857. Porte ouverte vers le travail de Pénelope, empêtré dans ce concept équivoque de « musique sacrée », auquel se verront soumis les Documents du Saint-Siège pour essayer de clarifier la notion et d’en tirer des directives sensées et applicables. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre article : « De l’usage de l’adjectif liturgique », LMD, 222 (2000/2), p. 79-106 ; dans le présent ouvrage p. 689-705. On trouvera toute la documentation souhaitable sur la période et les faits qui nous occupent dans l’ouvrage cité plus haut de Felice Rainoldi, Sentieri della musica sacra… 32 33
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On peut voir en ce point la racine d’une contradiction du projet de Pie X, soucieux de voir se régénérer le catholicisme comme une société alternative et une culture propre (l’esprit chrétien), mais finalement faisant reposer la « musique sacrée » sur des critères esthétiques plus appropriés à un processus de sécularisation34. L’Instruction sur la Musique sacrée de 1903 Il est difficile de revenir encore une fois sur l’Instructio de Musica sacra, que Pie X promulgue par son célèbre Motu Proprio de 1903, dont le retentissement et les répercussions pratiques, comme on le sait, furent considérables. Ce texte d’un haut niveau de conception est particulièrement soigné dans la rédaction de ses deux premières parties : I. Principia generalia, II. Musicae sacrae genera. Ses conceptions commanderont toutes les orientations ultérieures des Documents officiels, mais se révèleront aussi sources de difficultés aussi bien théoriques que pratiques. Une première ambiguïté se présente dans l’usage de l’expression musica sacra : le terme passé dans l’usage courant, y semble désigner une catégorie générale recouvrant des souscatégories. Il paraît à plusieurs endroits du textes pouvoir être remplacé par une expression substitutive : musica liturgica, d’emploi beaucoup plus rare avant cette époque, nous l’avons vu. On a l’impression que tout se passe comme si musica sacra désignait la musique des fonctions cultuelles en tant que idéalement artistique (verae artis specimen) et religieuse (sancta), alors que musica liturgica la désignait en tant que répondant aux requêtes éthiques et formelles de la Liturgie. Nous avons essayé de montrer précédemment que l’adjectif liturgique, à l’époque de l’Instructio était lui-même pris dans une triple acception : un sens statutaire et canonique, un sens connotatif exprimant un ethos plus ou moins atteint ou négligé, un sens programmatique pouvant se traduire plutôt en terme de tâche. La contradiction étant très forte entre la perspective statutaire (par exemple rejetant la participation des femmes au chant du chœur parce que munus vere liturgicum) et la perspective programmatique. Deux autres formes de blocages allaient rendre ce texte à la fois ferme et fragile : l’intégration de la notion d’art musical, et l’identification d’une forme suprême de la musique sacrée à un répertoire historique, et ne pouvant à l’époque qu’être régénéré en fonction de critères eux-mêmes difficiles à concilier : la science archéologique, et le goût35. Par contre, ce texte ouvrait des perspectives vraiment nouvelles par la prise en considération très affirmée d’une fonction proprement liturgique de la musique, et pas seulement d’une « musique sacrée » idéalement fixée en répertoire, en ethos, et en formation d’exécution privilégié (le chœur masculin a capella).
Cf. coll., Civilisation chrétienne, Approche historique d’une idéologie, xviie-xxe siècle, éds J.-R. Derré et B. Plongeron, Paris, Beauchesne, 1975. Notre article : « Liturgie, Église, Société… », LMD, 208 (1996/4), p. 7-46. Dans le présent ouvrage p. 605-629. 35 Cf. notre article cité : LMD, 131 (1977/3), in fine. Également les communications présentées à l’Institut Catholique de Paris pour le centenaire de la Conférence de Dom André Mocquereau en 1897 sur « L’art grégorien », in Transversalités, 63 (1997), p. 183-228. 34
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Et ses suites Nous avons essayé dans notre article du no 222 de cette Revue, de démêler, après bien d’autres, et sans beaucoup plus de succès, l’écheveau embrouillé des classifications proposées par les Documents du Saint-Siège, le Concile Vatican II et les Instructions qui ont accompagné la mise en œuvre des nouveaux livres liturgiques. La tâche est en fin de compte impossible et peut-être sans grande utilité, car, comme nous l’avons vu, les critères disponibles ne convergent pas. Au terme du parcours, nous pouvons au moins préconiser l’application d’un principe de précaution. L’expression « musique sacrée » est incontestablement belle et respectable. Mais son horizon sémantique est à la fois globalement délimité, et brouillé dès que l’on cherche soit à énoncer des traits pouvant entrer dans la définition et la compréhension de l’adjectif, soit à rechercher des musiques susceptibles de présenter ces traits. On peut penser s’en tirer en faisant appel non à des traits immanents censés communs à l’adjectif et aux objets musicaux, mais à des groupements externes et institutionnels effectifs sous la forme de répertoires. On est renvoyé au problème précédent quand, dans une tradition polémique en ces matières comme celle du Christianisme occidental, les formes établies ne coïncident pas nécessairement avec les aspirations, et que des restaurations viennent brouiller les références. On peut aussi penser que la variable représentée par l’adjectif « sacrée » est flottante, pouvant présenter des traits liés à des expériences qui n’entrent pas dans les critères de recevabilité des institutions reconnues comme légitimantes. C’est aussi dans ce sens que le regretté Maurice Fleuret aimait à dire que « toute musique est sacrée », mais on pouvait ajouter (et ce grand homme en souriait) « sauf toutes celles qui ne le sont pas. » Problèmes en suspens Le parcours historique que nous avons tenté de construire nous laisse au moins un constante : la recevabilité d’une forme d’action musicale dans le culte chrétien est affaire de discernement et de sagesse. Le goût est bien sapience. Psallite sapienter, comme nous l’a souvent répété J. Gelineau. En cela, cette sagesse est de toujours, mais en cela, elle est sans relâche à la recherche de sa juste plénitude, oscillant entre le defectus et l’excessus. Cette sagesse sait aussi que le culte chrétien s’est donné une riche diversification de ses actions de musique et de chant, et qu’il y a là matière à une poétique, musicale en son langage, mais musicale aussi dans son rapport au site et à l’action, et à l’heure, au lieu, au petit ou au grand solennel, au Carême ou au Temps pascal. Banal, connu ! Si cela était si connu, il n’y aurait plus de problème concernant la musique liturgique. Reste un problème majeur qu’il y aurait certainement lieu de repenser, et qui est celui du patrimoine musical et des répertoires antérieurs. L’ancien dispositif, nous l’avons vu, fonctionnait sur un dédoublement de l’horizon rétrospectif, mais dont la rançon était un certain tassement artistique du cantus par rapport à la musica. On peut se demander si la restauration artistique et archéologique du chant grégorien ne l’a pas en fait modernisé, rendant par là fragile sa fonction contrastante. L’univers musical serait devenu historiquement et géographiquement unidimensionnel, libérant le seul espace religieux pour des cantiques adventistes ou revivalistes ?
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L’irritante question de l’art Ceci dit, la question de l’art est préoccupante, et de l’art musical en particulier. Car personne aujourd’hui ne sait très bien ce que c’est, ni même de quelle musique il s’agit quand on parle de musique. Il est clair que le modèle idéal de la « musique sacrée », tel qu’il était imaginé dans l’entourage de Pie X (certainement plus sensible et imaginatif que ce qui ressort des canons de Ratisbonne, comme le prouve un regain d’intérêt pour l’œuvre de Lorenzo Perosi) présupposait un certain déploiement continu du discours musical dans le temps, des valeurs d’expressivité et de phrasé, qui se sont profondément transformés par la suite dans des musiques plus architectoniques, ou sculpturales, fonctionnant par blocs, éclats, ou au contraire formant réseau ou texture sans forme ad extra discursivement récapitulative. Et que dire des formes dominantes de la musique enregistrée, des musiques exotiques (qui ne le sont plus guère) ?
Contre-culture en mode mineur Le déplacement et l’économie des intérêts religieux place aussi les communautés de fidèles dans des situations hétérogènes, voire conflictuelles, vis-à vis des formes d’expérience proprement artistiques intégrables dans l’expression cultuelle. Le courant d’hymnodie de type revivaliste qui se met en place aux USA, au cours du xixe siècle, dans des dénominations méthodistes ou baptistes, s’est constitué dans la « moyenne durée » de deux siècles comme un paradigme quasi mondial, et œcuménique sans le vouloir. Son aspect quelque peu contreculturel n’est pas à démontrer. Sa sociabilité interactive et volontariste, son aspect exhortatif et pathétique, son adventisme latent, se satisfont tout à fait de formulations musicales d’appropriation aisée et d’intrigue harmonique redondante. Les Noirs américains, au Nord mais aussi au Sud, en ont fait les supports d’une révolution musicale devenue mondiale. La généralisation d’une hymnodie de type revivaliste dans les pratiques cultuelles catholiques, sous des formes souvent figées et sans véritable style, apparaît à certains comme une désacralisation fâcheuse. On peut l’analyser à l’inverse comme une requête de recharge religieuse face à la sécularisation de fait du répertoire « sacré » antérieur et de ses grammaires artistiques. De plus, elle se révèle assez en consonance avec la sociabilité de proximité qui s’établit dans beaucoup de lieux ne serait-ce qu’avec la diminution du nombre des fidèles réguliers.
« Resacralisation profane » de la musique ? Le phénomène que nous avons signalé à l’époque romantique et décrit comme « sécularisation » des répertoires de l’ancienne musique d’église (de manière purement descriptive d’ailleurs, sans qu’il y entre aucun élément d’évaluation), est un phénomène dont il faut mesurer l’importance quand on l’inscrit lui aussi dans la moyenne durée nécessaire à l’établissement d’un véritable fait de civilisation. Car on peut penser que ce qui naît avec la sécularisation romantique est à l’origine du phénomène aujourd’hui largement établi du transfert dans une pratique séculière (concerts, festivals, disque, enseignement), et souvent
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dans les lieux mêmes, d’une très grande partie du corpus de la musique ecclésiastique et religieuse ancienne, phénomène trop massif pour être indifférent et qui relèverait d’une véritable « herméneutique de la sécularisation »36.
Sacralité originaire de la musique ? Il nous paraît important de prendre acte de l’émancipation de la « musique sacrée » hors du sanctuaire. Sans tomber nécessairement dans l’idée rebattue d’une « Religion de la Musique », on ne peut que constater la part que tient l’expérience musicale dans la vie de nos contemporains, son aura de sacralité. L’émotion musicale recherche son origine vers l’expérience de la limite, de la perte, de la « relation d’inconnu »37. Michel Poizat place dans l’effacement quasi sacrificiel d’une pure vocalité première au bénéfice de l’asservissement phonologique nécessaire à l’articulation du sens, imposé par la culture et l’éducation, une véritable sacralité de la voix et de la musique38. Laquelle entretient, comme métaphore active de la vie pulsionnelle, le rapport aveugle et quelque part sacrificiel de tout être humain à soimême et à sa propre condition mortelle.
Cogitatio Fidei On ne saurait non plus oublier que, dans une perspective proprement confessante, il y a place aussi39 à une expérience musicale où se déploie un véritable intellectus fidei, un réel effort de pénétration du mystère chrétien par l’acte même de la musique et de la métaphore musicale. Le chant ou la musique se présentent alors comme une herméneutique active et exploratoire des textes, des situations, des attitudes que le Culte divin ne présente pas seulement comme sacrées mais comme théologales. L’histoire de la musique est aussi une histoire théologique, et pas seulement et indécisément « sacrée », comme le montrent le moindre Motet au Saint-Sacrement de Nivers ou de Charpentier, à côté des Histoires sacrées de Carissimi ou de Schütz, le Messie de Haendel ou les Chorals de la Troisième partie de la Clavier-Übung ou de l’Orgelbuchlein40. L’exégèse la plus récente de la Missa Solemnis On a reconnu au passage l’intitulé d’un des remarquables Colloques organisés par Enrico Castelli, à Rome : Herméneutique de la sécularisation, éd. E. Castelli, Paris, Aubier, 1976. Nombreux collaborateurs. 37 Nous nous permettons ici une allusion à l’œuvre du Dr Guy Rosolato, dans laquelle la réflexion sur la musique tient une place importante. En particulier : Guy Rosolato, La relation d’inconnu, Paris, Gallimard, (Bibliothèque de l’inconscient), 1978. Du même auteur : « L’écoute musicale comme méditation », in Psychanalyse et Musique, Paris, Les Belles Lettres, 1982, p. 139-151. 38 Michel Poizat, Vox populi, vox Dei. Voix et pouvoir, Paris, Métaillé, 2001. Du même auteur : « Verbe, voix, corps et langage », LMD, 226 (2001/2), p. 33-50. 39 Le lecteur remarquera sans doute les précautions que nous prenons pour avancer ces propos qui ne sont pourtant pas déplacés dans une revue comme la nôtre. C’est qu’il y a chez beaucoup de musiciens, et de musicographes une véritable répulsion à voir ainsi blasphémer par une sémantique confessante la sacralité originaire et décisive, mais sémantiquement muette, qu’ils ont investi dans la Musique. 40 Cf. Philippe Charru, Christoph Theobald, La pensée musicale de Jean-Sébastien Bach. Les chorals du Catéchisme luthérien dans la « Clavier-Übung III », Paris, Éditions du Cerf (« La voie esthétique »), 1993 ; 36
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de Beethoven montre à quel point le compositeur déployait dans sa musique même, et participant de son inventivité, une intense activité mentale et exploratoire. Les musiciens d’aujourd’hui sont sans doute confrontés à l’apophatisme dominant, mais, précisément l’épreuve musicale est peut-être plus que tout autre support ou moyen d’expression, le lieu où cette impuissance même se connaît, se comprend et s’approche tangentiellement de l’impossible à dire, et qui ne se compense pas par une parade maniaque où bavarde, comme sans doute l’avait pressenti peut-être Franz Liszt dans sa Via Crucis41.
Raymond Court, Le voir et la voix. Essais sur les voies esthétiques, Paris, Éditions du Cerf (« La voie esthétique »), 1997 ; Jean-François Labie, Le visage du Christ dans la musique baroque, Paris, Fayard-Desclée, 1992. 41 On a peu tiré parti, il faut l’avouer, du remarquable article que Nicolas Schalz écrivait il y a vingt-cinq ans dans cette revue. On pourrait le lire avantageusement comme le meilleur prolongement du point où nous sommes parvenus. Nicolas Schalz, « Du sacré à l’esthétique », LMD, 131 (1977), 63-95.
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Il n’y a pas de « musique sacrée » En 1826, Pierre Lichtenthal, utilisant les travaux des érudits allemands Ernst Ludwig Gerber et Johann Nikolaus Forkel, publie à Milan un Dictionnaire de Musique auquel il joint une importante documentation bibliographique. Ce dictionnaire sera traduit en français, dans une version considérablement réduite, en 1839. Or dans le dictionnaire de Lichtenthal, on trouve 68 adjectifs qui peuvent s’appliquer au substantif « musica ». On y trouve musica mathematica, musica arithmetica, musica choralis, musica ecclesiastica, musica moderna, musica antiqua, etc. Musica sacra n’y figure nulle part. En 1703, Sébastien de Brossard, dans son Dictionnaire de Musique, premier en date de la lexicographie musicale moderne, énumérait pour son compte quarante-sept adjectifs, sans plus y faire figurer musica sacra1. Mais, en 1839, Dominique Mondo, le traducteur et l’adaptateur français du dictionnaire de Lichtenthal, propose toutefois l’entrée « musique sacrée ». Je serais tenté d’y voir l’indice d’un déplacement linguistique qui précisément à cette époque est en cours. L’expression « musique sacrée » prise dans un sens aussi général et sous la forme de ce qui est en train de s’établir dans le lexique commun à la manière d’un « syntagme figé », n’existait pratiquement pas en français, sauf (et rarement) pour y désigner tout autre chose. Pierre Lichtenthal ne peut éviter de rappeler la distinction entre musica da chiesa, da camera ou da teatro, distinction classique, que J.-J. Quantz, quelques années auparavant, avait pu entourer d’intéressants développements2. Mais il semble embarrassé par le côté circonstanciel et situationnel de ces catégories qui, de ce fait, paraissent n’avoir que peu de chose à déclarer sur la nature même de la musique. Il ajoute : « l’oggetto della musica da chiesa è un ideale che porta il caractere de l’infinito, la divinità. » Nous nous proposons d’entendre dans cette formulation assez frappante, l’écho d’un déplacement qui s’opère pour dégager la réflexion sur la musique de catégories qui ne porteraient que sur des aspects In Musique et sacré, Actes du Colloque 16-18 Septembre 2004, Monastère Royal de Brou, Centre Culturel de Rencontre d’Ambronay, Ambronay Éditions, 2005, p. 125-143. 1 Pietro Lichtenthal, Dizionario e Bibliografia della Musica, Milano, per Antonio Fontana, 4 vol., 1826 ; Dictionnaire de Musique par le Dr Pierre Lichtenthal, traduit et augmenté par Dominique Mondo, 2 vol., Paris, Troupenas, 1839 ; Sébastien De Brossard, Dictionnaire de Musique contenant une explication des Termes Grecs, Latins & François les plus usités dans la Musique …/…, Paris, Christophe Ballard, 1703 (reprint, Amsterdam, Antigua, 1964). Nous avons tenté de dresser un bilan historique de ce champ lexical et de la terminologie effective dans notre article : « L’invention de la musique sacrée », LMD, 233 (2003/1), p. 103-135. Dans le présent ouvrage p. 113-132. 2 Jean-Joachim Quantz, Essai d’une méthode pour apprendre à jouer de la flûte traversière, avec plusieurs remarques pour servir au bon goût dans la musique …/…, Berlin, Chrétien Frederic Voss, 1752 (reprint, Paris, A. Zurfluh, 1975). *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 133-144 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.118997
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circonstanciels de la praxis musicale, afin d’atteindre véritablement ce qui est en train de se constituer, à la suite des Romantiques allemands, comme un véritable champ d’expérience métaphysique ou même mystique, mais paradoxalement, assez loin du sanctuaire. Il est clair qu’au moins jusqu’à la Renaissance (et celle-ci tout à fait comprise), la catégorie de « musique sacrée » n’est pas pensable parce qu’on est persuadé de l’unité de l’art musical. Cette unité de l’art musical est un thème familier des traités, des préfaces, et, très particulièrement, des « louanges de la musique ». On en retrouve un équivalent dans les louanges de la Poésie, au début des Traités de rhétorique. Ronsard ne craint pas d’y voir une sorte de « révélation primitive », que n’arriveront pas à effacer les malheurs des premiers hommes3. Cette perspective, dans la littérature patristique, est toutefois liée à une constante et persévérante méfiance : « utraque musica », non pas deux arts, l’un bon, l’autre mauvais, mais deux manières d’en user, pour le meilleur et pour le pire. Les auteurs anciens professent une croyance très forte aux « effets de la musique4 ». C’est parce que la musique est efficace, qu’il faut d’une certaine manière s’en méfier. Cette position rejoint celle du platonisme civique : une certaine pratique de l’art musical peut inciter à la mollesse ; mais ceux dont le Mode Dorien entretiendra le courage, accepteront peut-être de monter aux remparts lorsque la Cité sera menacée. Le christianisme, comme on le sait, sera particulièrement attentif à ce qui s’exprime dans le concept de concupiscentia5. L’homme est un être non seulement troublant, mais troublable. La musique sera placée, notamment chez saint Augustin, du côté de la vulnérabilité de l’être humain. L’homme est sensible, vulnérable, non seulement dans son être naturel, mais par la suite d’une défaillance originelle qui, d’une certaine manière, a brouillé les cartes du rapport au plaisir, au devoir, à l’accomplissement de soi. Saint Augustin sait que la musique peut le désemparer et l’émouvoir au-delà de l’acceptable. Il n’est pas question pour lui de se soumettre et d’être ainsi arraché à lui-même. Mais c’est le même Augustin qui écrit : « quand je pense aux larmes que j’ai versées au temps de ma conversion et en entendant la voix de ton Église, fluctuo, j’hésite ». Je crois que l’hésitation augustinienne est tout à fait fondamentale si l’on veut comprendre la situation de la musique dans la tradition du culte chrétien, partagée entre l’excessus et le defectus. Il y aura toujours quelque saint Jérôme pour dire : « enlevez-moi tout ça6. » et un autre pour dire « il n’y La « louange de la musique » (avec des développements sans surprise sur son « origine », son utilité, ses effets) est un passage obligé en tête de tout Traité de Musica. On peut citer parmi beaucoup : Adrien Petit Coclico, Compendium Musices Nuremberg, in officina Joannis Montani, 1552. (Reprint : Documenta musicologica, Bärenreiter, Bâle, 1954.) et, d’une notoriété sans conteste : Gioseffo Zarlino, Le Istitutioni Harmoniche, Venezia, 1561, Saggi introduttivi di Tain Fenlon e Paolo Da. Col. Ristampa anastica. Bologna, Arnaldo Forni, 1999. p. 3-9. Le texte de Ronsard peut être consulté dans : (Bilet, Aneau, Peletier, Fouquelin, Ronsard), Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Introduction, notices et notes de Francis Goyet, Librairie générale Française (« Le Livre de poche classique »), Paris, 1990, p. 468-469. 4 Jean-Yves Hameline, « Histoire de la Musique et de ses effets », Cahiers Recherche/Musique, 6, « Le pouvoir des sons », INA-GRM, 1978, p. 13-35. Dans cet ouvrage p. 105-112. 5 Les entraves formées par les multiples formes de la concupiscentia sont l’objet d’une partie du Livre X des Confessions. Le passage que nous citons librement peut être consulté plus précisément : Livre X, xxXiii, § 49-50. 6 Nous avons conservé ici une trace de notre exposé oral, comme on le constatera aussi en d’autres points de cette communication. Les passages les plus marquants de saint Jérôme concernant le chant et la musique 3
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en a jamais assez : la surabondance de la grâce doit s’accompagner de la surabondance de l’hymne », comme on pourra le constater chez François d’Assise, et, d’une manière générale dans la tradition des musiciens franciscains. Ainsi, il n’y a pas dans l’héritage chrétien de possession tranquille de ce qui serait une solution évidente à la question concernant la recevabilité de la musique dans l’exercice du culte ou dans les formes dévotes de l’expression chrétienne. Le débat est permanent, aujourd’hui comme hier7. C’est une entreprise qui se donne certes un caractère de radicalité en son origine et son intentionnalité, mais qui se trouve dès lors dans l’incertitude quant aux moyens à employer et aux manières de s’y prendre, comme si elle avait à se découvrir dans l’effort qu’elle fait pour parvenir à sa fin : musique qui en se faisant se cherche.
Héritage biblique L’héritage biblique lègue au christianisme un lyrisme établi dans des formes familières que sont les poèmes du Livre des Psaumes, dont on pense qu’il est par excellence le Livre du Christ, le premier des Psalmistes, et le « Fils de David ». Ce lyrisme se manifeste sous des formes et des caractères diversifiés comme le peuvent être la louange, l’action de grâce, la supplication, la lamentation, à la limite, l’altercation véhémente faite à Dieu. Nous sommes ici tout à fait en amont de quelque « musique sacrée » que ce soit. Les Psaumes sont. Surgit ici l’idée que Dieu n’est connaissable en dernière et décisive instance que dans le mouvement qui vient s’exprimer dans la position hymnodique. Dieu est louable et le chœur de cette louange est le cœur chantant de l’homme fragile et de l’Église convoquée. On sait l’importance de l’invitatoire : laudate, cantate, magnificate mecum… Par la béné-diction (bene dicere), les lèvres participent à la diffusion de sainteté qu’est le Nom divin prononcé avec dilection8. Ainsi, le chant devient la métaphore active de la vie évangélique, perspective que développe Clément d’Alexandrie dès le second siècle9. La vie évangélique est un chant nouveau, et même le seul canticum novum. Dès lors le problème surgit du rapport à instituer entre cette cantabilité qu’on pourrait dire théologale et la cantabilité phénoménale, celle même qui fera verser à Augustin les larmes de sa conversion. Certains ne manqueront pas de dire que si le chant est le mouvement tout intérieur de la vie vertueuse renouvelée selon l’Évangile, a-t-on besoin d’aller chanter à l’église ? La res est accomplie, le signum s’efface. peuvent être consultés dans : James McKinnon, Music in early Christian litterature, Cambridge University Press, 1987, no 312-335, p. 138-145. La diatribe célèbre du savant exégète contre la vanité des chanteurs est un passage du « Commentaire de l’Épître aux Éphésiens » (c. 3, 5), PL xxvi, col. p. 528-529. 7 On peut évoquer ici les positions apparemment restrictives de Jean Calvin, telles qu’il les expose dans sa lettre de 1543, toute remplie de réminiscences augustiniennes, persuadé qu’il est de la force impressive du chant et de la musique, et de la valeur qu’on pourrait presque dire « épiphanique » du chant commun de l’Assemblée des fidèles. Cf. Pierre Pidoux, Le Psautier Huguenot du xvie siècle, Bärenreiter, 2 vol., Bâle, 1962. Deuxième volume : Documents et Bibliographie, p. 20-21. 8 Nous nous permettons de renvoyer à notre article « Musique », Dictionnaire critique de Théologie, éd. J.-Y. Lacoste, PUF (« Quadrige »), Paris, 2002. p. 771-775. Dans cet ouvrage p. 163-170. 9 Clément d’Alexandrie, Le Protreptique, Introduction de Claude Mondésert, Paris, Éditions du Cerf (« Sources chrétiennes », 2), 1949.
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D’autres affirmeront au contraire que si l’on veut comprendre que la vie est un chant, il faut que quelque part un chant se fasse entendre, et puisse disposer dans le cœur du fidèle et dans l’interaction réconfortante de la communauté, la figure de l’invitatoire et l’orée bien disante de l’Hymne. Mais, ainsi tendu entre la chose et son signe, le chant s’avance au risque permanent de la fallacia, du mensonge, à moins de s’inverser en témoignage gracieux de la précédence même de la Grâce.
Le psalmiste Saint Augustin, sans délaisser le point de vue cosmologique qui est celui de ses contemporains ou le point de vue rythmologique ou numérologique qu’il met en œuvre dans le De Musica, déplace la conception pratique qu’il se fait du chant et de la musique, celle dont il fait part à son lecteur dans les plus célèbres pages des Confessions, vers ce qu’il faut bien appeler une psychologie des effets, liée à la connivence de l’art musical avec notre monde pulsionnel, tout ce qui intérieurement nous émeut et nous anime, et nous fait vulnérable10. Cette impressivité de la musique est liée à la figure et à l’action du Psalmiste. Le Psalmiste est celui qui en chantant est capable d’exercer la compunctio, ce qui peut être entendu comme l’art de briser les résistances. Cette conception se maintient jusqu’à l’époque carolingienne. On peut lire dans le Liber Officialis d’Amalaire la description du soliste qui va chanter au point le plus élevé de l’église, juste au-dessous du degré où le diacre va lire l’évangile, et qui montant pour chanter son verset de toute la force de son art est saisi d’une crainte religieuse (timor versus). Amalaire le désigne comme le « laboureur des cœurs », chargé de saisir l’auditoire par son chant et de le conduire sur les chemins de la compunctio, comme serait la paix faite avec soi-même par exemple11. C’est avec l’art du Chantre que l’on voit aussi apparaître le chant long. Je mettrai volontiers ce chant long en rapport avec l’eschatologie lointaine. Les premières communautés chrétiennes avaient pu vivre dans une eschatologie courte12. On pensait que le Seigneur allait revenir demain, après-demain. Le chant était centré sur l’interaction fervente des fidèles assemblés pour l’attente et la prière. L’affrontement au temps et à la continuité des siècles y a substitué une eschatologie de très long horizon. Dans une sorte de figuration intuitive, le chant du Psalmiste va faire entendre ce qui, par la vibration et l’entretien de ses teneurs vers l’aigu de la voix, devient comme la métaphore d’un regard porté au loin. Le Dernier Jour s’éloigne. Le chantre devient un prophète de demain, prophète de l’avenir, prophète du ciel, s’apparentant à la condition angélique. Isidore de Séville attend de lui cette vox clara, liquida, acuta, tension d’une Église qui a besoin de ce prophétisme du chant
L’originalité d’Augustin est bien mise en évidence par : Marie-Louise Mallet, La Musique en respect, Paris, Galilée (« La Philosophie en effet »), 2002. 11 Jean-Yves Hameline, « L’image idéale du chantre carolingien », L’Art du chantre carolingien, (Colloque de Metz, 1996), éd. Ch.-J. Demolière, Metz, Éditions Serpenoise, 2004, p. 169-176. Dans cet ouvrage p. 329-337. 12 Cf. notre article : « Dimension eschatologique du chant chrétien », LMD, 220 (1999/4), p. 159-170. Dans cet ouvrage p. 185-191. 10
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pour se maintenir dans cet attente installée qui ne sait plus si c’est près, si c’est loin, mais dont le chant dit la nature et la promesse.
Pontificalia Mais l’époque d’Isidore, contemporain de saint Grégoire, voit aussi la mise en place, avec le groupe des Chantres de la Schola, d’un art musical du chant qui s’intègre au développement et à la manifestation religieuse et publique d’un appareil ecclésiastique, d’un clergé qui se constitue en organisation hiérarchique. Le chant (qui, à Rome, peut être intégré à la formation des jeunes fonctionnaires du Siège apostolique) participe à la respectabilité qualifiée dudit appareil. Ainsi, porté dans un espace public, et souvent lié à un cortège, le chant des Chantres va prendre place parmi les pontificalia, marques ostensibles d’une seigneurie par ailleurs pacifique, ce que dénote la prohibition de tout instrumentaire civil et militaire, et le privilège réservé à la voix nue. C’est ainsi qu’a pu se former ce que l’on peut concevoir comme une sacralité dérivée. L’art musical lié au chant non seulement recherche ce qu’on est en droit d’en attendre en tant que vecteur expressif et manifeste, mais il reçoit de facto la mission de qualifier le déploiement proprement religieux et social de l’appareil, de son environnement et de son équipage en respectabilité, dignité, pontificalité.
Éthique et historicité du chant d’église Concernant donc ce que nous désignons anachroniquement comme des problèmes de « musique sacrée », et instruits par les choix fondateurs formés lors du premier millénaire, nous pouvons dès lors isoler deux groupes de questions que l’on peut dire insistantes le premier concerne la recevabilité des formes et des actions musicales dans le cadre des fonctions du culte divin. Le second, le statut marqué des répertoires établis en usage et en valeur, et les processus de stratification chronologique à l’origine des effets d’archaïté sacralisante.
Convenientissima modulatio La recevabilité des formes et actions musicales dans le cadre du culte divin est qualifiée par les termes latins de convenientia ou de congruentia. Ainsi, dans un passage très souvent cité, Isidore de Séville se demande à propos de la voix du Psalmiste, quelle peut être la « vox congruens sancta religione » : la voix qui convient à une religion sainte13. Il lui faut saisir et charmer, mais développer ses pouvoirs en prenant ses distances d’une manière évidente vis-à-vis de tout ce qui pourrait évoquer un art théâtral. Saint Augustin n’acceptait d’être religieusement touché que par une convenientissima modulatio14. 13 14
Isidore de Séville, De ecclesiasticis Officiis, Livre II, c. II, de Lectoribus, c. 12, de Psalmistis. Confessions, X, xxxiii, 50.
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Les lecteurs de l’Épître aux Pisons, de L’Orateur de Cicéron ou de l’Institution Oratoire de Quintilien savent que ce jugement d’aptitude ou de convenance est une des clés de tout art de rhétorique15. Mais la question est redoutable dans la mesure même où le site cultuel est lui-même à la recherche de son ethos propre, partagé entre rétraction sévère et exaltation fervente, sans parler du statut théologal de la delectatio. Le jugement d’aptitude, de convenance concernant les formes, les allures, l’ethos, les styles, ou même les grammaires compositionnelles, se pose donc de manière constante, offrant matière à discussion entre des positions ouvertes ou restrictives. Il est clair que la psalmodie monastique est d’abord un exercice ascétique, et non pas une forme d’art16. Mais c’est aussi dans des monastères, autour de Benoît d’Aniane entre autres, que l’Office Divin pourra être aussi conçu comme le déploiement d’un service n’ignorant pas les divers degrés de la sollemnitas. Plus prosaïquement, on comprend qu’il puisse y avoir en ce point un terrain sur lequel pourra s’exercer la régulation ecclésiastique. Celle-ci s’exprime dans des propositions synodales tout compte fait assez répétitives et de prévisibilité élevée : il ne faut pas que l’office soit trop allongé par des productions musicales, il ne faut pas que les musiciens se tiennent mal – il faudrait que la musique soit un peu plus convenable : pas de compositions évoquant des chansons douteuses ou trop vulgaires. Depuis le Haut Moyen Âge, les synodes répètent à peu près toujours la même chose. On en dirait presque autant des consignes issues d’autorités plus modernes, à commencer par le petit passage toujours cité, et tout compte fait, bien anodin, du Décret de la Session 22 du Concile de Trente, touchant le redressement des abus et des indignités ayant pu se glisser dans la célébration de la Messe. Plus importants sont les textes ou les discussions touchant de vrais choix stylistiques ou des redéfinitions d’objectifs pastoraux. C’est le cas, bien sûr de la Décrétale Docta sanctorum patrum de Jean XXIII17, beaucoup moins restrictive et obscurantiste qu’on l’a dit, et préparant à l’avance l’intérêt que les contemporains de Dufay porteront à l’intégration du tissu textuel. On sait à quel point les discussions et les expériences mises en œuvre à l’époque et à l’occasion du Concile de Trente et de ses réformes cultuelles pourront être déterminantes pour la redéfinition d’une véritable rhétorique musicale, et d’un renouvellement de la narration biblique chantée18.
Horace avait exalté le goût juste : « Scribendi recte, sapere est et principium et fons », Art Poétique, v. 309. Et à la question : Quid deceat, Cicéron avait répondu par sa définition du decorum, ou de la bienséance. Cf. CicÉron, L’Orateur, Texte établi et traduit par Albert Yon, Paris, Les Belles Lettres (« Des Universités de France », XXI, 69) / Association Guillaume Budé, 1964, p. 25. 16 Joseph Dyer, « Monastic psalmody of the Middle Ages », Revue Bénédictine, 1-2 (1989), p. 41-74 ; Adalbert De Vogüe, « Psalmodier n’est pas prier », Ecclesia orans, 1 (1989), p. 7-32. 17 Consulter : Olivier Cullin, Laborintus. Essais sur la musique au Moyen-Âge, Paris, Fayard, 2004, chap. 5, p. 113-130. 18 Edith Weber, Le concile de Trente et la musique. De la réforme à la contre-réforme, Paris, Honoré Champion (« Musique-Musicologie »), 1982 ; Jean-Yves Hameline, « Le plain-chant dans la pratique ecclésiastique aux lendemains du concile de Trente et des réformes post-conciliaires », Plain-chant et liturgie en France au xviie siècle, éd. Jean Duron, Versailles, Éditions du Centre de Musique Baroque de Versailles/ Paris, Éditions Klincksieck, 1997, p. 13-30. Dans cet ouvrage p. 343-361. [On pourra consulter aussi : Xavier BISARO, Jean-Yves 15
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Mais les musiciens eux-mêmes sont conscients que le jugement de pertinence sur ce qu’il est opportun ou non de faire entendre à l’Église est lui-même d’ordre musical, et qu’il appartient à la maîtrise de cet art que de savoir en juger. C’est par exemple ce qu’exprime clairement Girolamo Diruta, au début de son ouvrage Il Transilvano, l’un des premiers grands Traités du jeu de l’Orgue19 : le véritable organiste est celui qui est capable de savoir jouer à tel moment de l’office la musique qu’il convient de toucher à ce moment-là, et de la manière dont il convient de la toucher. Là résident son savoir et son jugement de musicien. Ce n’est pas, bien sûr, pénaliser la musique. C’est faire appel aux plus fortes ressources du musicien pour qu’il résolve, et souvent ex tempore, le problème de la meilleure musique dans le temps où elle est demandée et dans l’action où elle se déroule : Cortège, Hymne en alternance ou Élévation… L’œuvre de son contemporain Girolamo Frescobaldi pouvait montrer à quel point la palette musicale concevable était étendue et diversifiée, pour le plus grand bonheur des auditeurs et des commanditaires, à ce qu’il semble.
L’hier et l’aujourd’hui Un deuxième groupe de questions vient se corréler au premier dont il se présente comme une trace et une conséquence. La cumulativité diachronique de l’usage, la constitution de répertoires établis en formes fixées et en distribution calendaire, ne peut pas ne pas produire une certaine sacralisation elle-même dérivée, que l’on pourrait dire de seconde génération, qui vient affecter les usages antérieurs et les éléments des répertoires ainsi « consacrés par l’usage ». Effet de sacralité qui apparaît, par exemple, dans le patronage de saint Grégoire, attribué au répertoire monodique réorganisé lors des Réformes carolingiennes. Une des conséquences les plus patentes de ce processus est sans doute un certain gel qui vient affecter peu à peu ce répertoire ainsi sacralisé. L’étonnante épidémie des Tropes, qu’ils soient d’interpolation ou d’encadrement, reste plausible en fonction de la règle qui prévaut, qu’on ne saurait rien retrancher au Répertoire canonique, mais que son intégrité n’interdit pas d’y ajouter du nouveau, devotionis causà.
Cantus et musica D’où l’apparition d’un dédoublement, d’une différenciation de l’horizon en plans d’âge et de « valeur ajoutée » différents. Celle qui s’imposera pour longtemps sera la différenciation entre cantus et musica. Le cantus bénéficie du patronage de saint Grégoire, et s’installera dans l’horizon cultuel et culturel sous la figure et les notes carrées du plainchant. Cette distinction particulièrement vigoureuse s’est maintenue jusqu’à notre époque. Les plain-chantistes de l’âge de l’auteur de cette communication l’ont connue et éprouvée par HAMELINE, Ars musica & naissance d’une chrétienté moderne, Histoire musicale des réformes religieuses (xviexviie siècles), Tours, Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, 2008.] 19 Girolamo Diruta, Il Transilvano. Dialogo copra il vero modo di sonar organi ed istromenti da penna […] (Venetia, Apresso Giacomo Vincenti, 1613), ristampa anastatica, Sala Bolognese, Arnaldo Forni Editore, 1997.
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l’œil et par la réponse vocale et comportementale que cette notation d’une certaine manière induisait. La musica sur ses cinq lignes, avec ses clés propres, évoquait le solfège et l’école de musique, et beaucoup moins le sanctuaire et l’atmosphère propre des messes matinales et de l’Ordo Exsequiarum. La réponse comportementale à ce type de graphisme allait sans doute jusqu’à définir la culture du lutrin en son lieu propre, avec la manière de s’y tenir et d’émettre les sons20. On pouvait être tenté de penser que le cantus était plus sanctuarial, dans sa familiarité même, que la musica des chanteurs de tribune, et des messes à grand ou petit orchestre, vision qui, d’ailleurs pouvait n’être pas également partagée, comme en certaines régions telles que l’Italie ou l’Autriche, où le cantus avait pratiquement disparu en régime festif.
Prima et secunda prattica Ce dédoublement de l’horizon des pratiques en formes antérieures stabilisées dans le Cérémonial et formes innovantes, a pu continuer au cours du temps à se différencier encore. C’est ce qui se manifeste avec la distinction avancée par Monteverdi dans la Préface du Ve Livre de madrigaux, en 1603, entre prima et secunda prattica. On s’aperçoit que le stile nuovo de la secunda prattica est basé sur la notion de discours effectivement tenu, donnant la priorité de l’expression musicale à l’acheminement du propos et au rendu des affetti, dans une sorte de convention d’immédiateté… Monteverdi oppose ce dramatisme expressif au mode de production antérieur, où la musique tenait sa force et son implication cultuelle en premier lieu de sa structure et de son architecture spatio-temporelle intégrant un texte immémorial comme détaché d’une fonctionnalité assertive immédiate. Il faut reconnaître, toutefois, que l’opposition apparaît comme un peu forcée, au regard de l’histoire, et que l’écriture du Motet polyphonique, chez des musiciens comme Roland de Lassus, ou de l’Ordinaire de la Messe chez Palestrina, avait atteint une maîtrise confondante dans l’audition intégrée du texte, que la musique ouvrait d’une certaine façon à son immanence sémantique, sans saturation ni dramatis personnæ21. Toutefois, la réelle et frappante novation monteverdienne aboutit, par une sorte d’action rétroactive, à fonder dans une valeur d’archaïté stabilisée le répertoire antérieur et les principes de composition qui s’y attachent. Ainsi, Monteverdi déploiera un style contrapuntique particulièrement serré dans la Missa senis vocibus ad ecclesiarum choros qu’il publie en même temps que les Vêpres de la Vierge, disposées avec concert de musique ad sacella sive principum cubicula accomodata. Cette valorisation d’antériorité reconnue à la prima prattica explique sans doute que le répertoire palestrinien, conservé dans la pratique et le calendrier des Chapelles pontificales ait pu être considéré comme une sorte de modèle « consacré » par son adéquation et son usage, pour des actions cérémonielles où l’utilisation du registre déclamatoire-expressif pouvait apparaître comme peu congruent, voire Sur la culture des chantres et du lutrin, lire : Marcel Pères, Jacques Cheyronnaud, Les Voix du Plain-chant, Paris, Desclée de Brouwer (« Texte et voix »), 2001. 21 Annie Cœurdevey, Roland de Lassus, Paris, Arthème Fayard, 2003 ; Olivier Trachier, Roland de Lassus. Cantiones duûm vocum, édition et analyse, Paris, Éditions Publimuses, 1992 ; Lino Bianchi, Giovanni Perluigi da Palestrina, traduit de l’italien par F. Malettra et C. Mela, Paris, Arthème Fayard, 1994. On ne saurait oublier non plus : Joseph Samson, Palestrina ou la poésie de l’exactitude, Genève, Éditions Henn, 1950. 20
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profanisant22. Nous ne pouvons développer ici l’intérêt, par ailleurs bien connu, d’Heinrich Schütz ou de Jean-Sébastien Bach pour la forme et le statut sémiotique de la prima prattica. Mentionnons toutefois l’importance du Gradus ad Parnassum de Johann Joseph Fux, publié à Vienne en 1725, ouvrage dans lequel le « style antique » est présenté comme fondement pédagogique de la formation du compositeur, comme si une « consécration » scolaire venait redoubler (mais peut-être aussi quelque peu « séculariser ») la « consécration » sanctuariale23. La perspective changera lorsque cette différenciation d’horizon et de plans, peu surprenante en milieu rituel et cérémoniel, se transformera en catégorisation rigide par où l’appellation de musica sacra se verra réservée et attachée à une grammaire et à un répertoire canonisé, dans une perspective de « restauration » affrontée à une regrettable « décadence ».
Heilige Musik Le déplacement dont nous avions décelé une trace dans l’expression passagère du Dictionnaire de Lichtenthal, au début de cette communication, est, comme on le sait, un phénomène d’une ampleur qui reste confondante à quiconque tente un peu cavalièrement d’en prendre la mesure. Pour toute l’ère de notre histoire européenne récente (peut-être achevée, mais c’est une autre affaire), l’art musical y devient vraiment « la Musique ». Les deux termes employés par le musicographe italien (idéal et infini) récapitulent assez bien les valeurs et l’attraction dont bénéficie alors la Musique chez la plupart des grands écrivains allemands, engagés dans l’aventure étonnamment collective et interactive de ce qui est leur Romantisme. Mais ces caractères que Lichtenthal revendique pour la musique d’église, les écrivains romantiques les revendiquent pour la musique tout court, à tout le moins la haute musique, digne de ce nom sacré et de sa suprême valeur. Pour Herder, Hoffmann, Novalis ou Beethoven, mais tout aussi bien Wackenroder ou Brentano, la musique n’est pas seulement considérée comme un art idéal, elle est par elle-même le plus puissant opérateur concevable et réel d’idéalisation, mouvement qui se confond tout simplement avec le destin de l’âme et la traversée héroïque ou extatique de ses épreuves terrestres24.
22 Nous verrons plus loin à quel point ce que F.-J. Fétis désignera comme la « coupure monteverdienne » a pu aussi inspirer à Hegel la vision historique de ce qu’il estime avoir été une véritable dérive. Robert Wangermée, François-Joseph Fétis, musicologue et compositeur. Contribution à l’histoire du goût musical au xixe siècle, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, Classe des Beaux-Arts, Mémoires, t. iv, fasc. 4, 1951. En France, Joseph d’Ortigue ou le Chanoine Jouve s’en feront l’écho. Joseph D’ortigue, Dictionnaire liturgique, historique et théorique de Plain-chant et de Musique d’Église au Moyen Âge et dans les Temps modernes, Paris, Nouvelle Encyclopédie Théologique publiée par l’abbé J.-B. Migne, 1853 ; Esprit-Gustave Jouve, Dictionnaire d’Esthétique chrétienne ou Théorie du Beau dans l’art chrétien […], Troisième et dernière Encyclopédie Théologique, publiée par l’abbé J.B. Migne, Paris, 1856. 23 Monique Rollin, « Édition et commentaire du Gradus ad Parnassum », Johann Joseph Fux, Gradus ad Parnassum, traduction française de Pierre Denis (c. 1773), Paris, CNRS Éditions, 1997, p. 11-49. 24 Marcel Brion, L’Allemagne romantique, t. i : « Kleist, Brentano, Wackenroder, Tieck, Caroline Von Giinderode », t. ii : « Novalis, Hoffmann, Jean-Paul, Eichendorf », Paris, Albin Michel, 1962.
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Contre un art d’agrément ou de salon, ridiculement bourgeois, auquel se heurtent les maîtres de chapelle Berglinger ou Kreisler25, la musique se pose comme une expérience de l’ineffable et de l’infini. L’investissement qu’il faut bien dire métaphysique de la musique prend la forme d’une expérience d’outrepassement, de transfigurativité, que ses promoteurs (il faudrait dire ses « confesseurs » au sens le plus élevé du mot, car certains comme Heinrich Von Kleist ou Novalis y laisseront leur vie) n’hésitent pas à qualifier de « divine », par une sorte de transcendance active qui tient à la forme de l’expérience musicale ellemême et non plus à sa sujétion à un quelconque sanctuaire. Et, si culte il y a, et si tant est qu’on puisse le réformer encore une fois, la seule musique qui puisse convenir n’est-elle pas la Palestrinienne, qui par une grâce de conjoncture et la force d’une grammaire achevée en code d’absolue pertinence, représenterait la quintessence de toute musica sacra, au-delà même du propos confessionnel que le cérémonial lui fait tenir : La véritable musique sacrée, écrit Hoffmann, celle qui accompagne le culte, ou qui, plutôt, est elle-même le culte, est une musique surnaturelle – un langage céleste. Les pressentiments de l’Être suprême qu’éveillent dans le cœur de l’homme les accords sacrés, sont l’Être Suprême lui-même qui, dans la musique parle clairement du royaume infiniment sublime de la Foi et de l’Amour. Les paroles qui s’associent au chant sont accidentelles, et d’ailleurs, la plupart du temps, elles ne renferment que des indications allégoriques, comme, par exemple, dans la messe. Le levain du mal qui engendrait les passions, est resté dans la vie terrestre, au-dessus de laquelle nous enlève notre essor, et la douleur elle-même s’est résolue en une fervente aspiration vers l’éternel amour26.
Hoffmann en appellera à une musique qui puisse exercer tous ses pouvoirs et sa transcendalité active sans user de la modulation et des ressorts d’une harmonie trop chargée, et qui pour autant puisse se présenter comme relevant de la science la plus haute. Cette expérience d’une « musique sacrée », enfin définie en elle-même et pour ellemême, et non plus au gré de déterminations circonstancielles ou fonctionnelles, se réalisera concrètement dans les exercices de Sociétés chorales d’amateurs éclairés, guidés par des animateurs musicaux de haute pointure, véritables personnalités de conjoncture, tels que Anton Friedrich Justus Thibaut, à Heidelberg ou Karl Friedrich Zelter à Berlin. Marcel Beaufils accordait une place considérable à ces Sociétés musicales dans la genèse du modèle culturel allemand de la musique, appelé à l’expansion que l’on sait27. Pour notre part, nous noterons surtout leur sociabilité résolument séculière, et leur autonomie par rapport aux intérêts artistiques, assurément fragiles et indécis, des institutions ecclésiastiques. Nous avions pu, ainsi, dans un autre travail28, souligner le paradoxe que faisait apparaître la réintroduction de cette vision « sécularisée », et romantiquement rationalisée, si l’on peut
Wilhem Wackenroder, « La remarquable vie musicale du compositeur Joseph Berglinger », Romantiques allemands, t. i, volume publié sous la direction de Maxime Alexandre, Paris, Gallimard (« La Pléiade »), 1963, p. 1530-1542. Ernst-Theodor-Amadeus Hoffmann, Kreisleriana, p. 881-974. 26 Ibid., p. 961. 27 Marcel Beaufils, Comment l’Allemagne est devenue musicienne, Paris, Robert Laffont (« Diapason »), 1983. 28 Dans cet ouvrage p. 733-753. 25
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Il n’y a pas de « musique sacrée »
dire, dans la pratique ecclésiastique réformiste du Mouvement Cécilien29. Mais sur ce point la réflexion de Hegel allait se montrer encore plus radicale.
Palestrina et la philosophie de l’histoire Hegel avait fréquenté à Heidelberg les soirées musicales de son ami A.-F. Thibaut, et entendu les distingués amateurs de la Société chorale a capella fondée par le célèbre juriste. À Berlin, il sera l’auditeur de la Singakademie reprise par K. F. Zelter30. Comme la plupart de ses contemporains, il est persuadé de la décadence de la production vivante d’une musique véritablement religieuse. Son diagnostic rejoint celui de Thibaut dans son petit ouvrage de 1825 sur la « pureté de la Musique » où celui-ci affirmait en matière de musique sacrée la primauté de la musique vocale a capella et le rejet du style « sonatiste » ou opératique des musiciens viennois31. Hegel voit dans la polyphonie vocale a capella une mise à l’écart de la subjectivité individuelle, ou de la rhétorique pathétique et persuasive des musiques d’édification, telles que le seront les réalisations de l’Oratorio. Comme Hoffmann (que, par ailleurs, il n’apprécie guère), il est persuadé que la musique n’est pas liée à l’expression d’un contenu quelconque. Elle vise une sorte de cohabitation heureuse de l’âme avec elle-même, dans un cadre sensible et effectif qui la délivre momentanément du poids de ses passions et de ses pesanteurs. Telle lui apparaît la musique sérieuse italienne qu’il a pu entendre chez Thibaut. Mais l’interprétation que fait Hegel du moment palestrinien s’intègre dans une vision du mouvement de l’histoire, qui en modifie quelque peu la portée : il y voit une sorte de transition libertaire et libératrice entre le Moyen-Âge, prisonnier de sa matérialité, et l’esprit des Lumières, qu’incarnera le protestantisme. Alain-Patrick Olivier résume de manière assez saisissante la pensée de Hegel : L’idéal incarné par la musique de Palestrina, qui apparaît dans les cours d’esthétique comme la manifestation quasi intemporelle de la beauté artistique, prendrait alors une « fonction historique » considérable en référence aux cours sur la philosophie de l’histoire. L’être-chezsoi qui s’y manifeste apparaît comme le moment de la parfaite reconnaissance de l’esprit dans l’élément sensible de la musique.
Nicolas Schalz, « La notion de Musique sacrée, une tradition récente », LMD, 108 (1971/4), p. 32-57 ; Gino Stefani, « Il mito della musica sacra : origini ed ideologia », Nuova Rivista musicale italiana, 1, (1976), p. 23-40 ; Jean-Yves Hameline, « Le Motu Proprio de Pie X et l’Instruction sur la Musique sacrée (22 novembre 1903) », LMD, 239 (2004/3), p. 85-120. Dans cet ouvrage p. 733-753. J. Müller-Blattau, Histoire de la Musique Allemande, traduit de l’allemand par J. Gaudefroy-Demombines, Paris, Payot (« Bibliothèque musicale »), 1943, p. 187-196 ; Karl Weinmann, La Musique d’Église, traduit de l’allemand par Paul Landormy, Paris, Paul Delaplane (« Les genres musicaux »), 1912. En particulier chap. vii : « La restauration de la musique d’Église », p. 162-178 ; Felice Rainoldi, Sentieri della Musica sacra. Dall Ottocento al Concilio Vaticano II, Roma, C. L. V. – Edizioni liturgiche, 1996. Karl-Gustav Fellerer : « Cecilian Movement », The New Grove Dictionnary of Music and Musicians, t. iv, London, Mac Millan, 1980. 30 Alain-Patrick Olivier, Hegel et la Musique. De l’expérience esthétique à la spéculation philosophique, Paris, Honoré Champion (« Musique-Musicologie »), 2003, p. 34. 31 Anton-Friedrich-Justus Thibaut, Über Reinheit der Tonkunst, Heidelberg, J. C. B. Mohr, 1825 (édition augmentée en 1828). 29
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Le même auteur, citant Hegel, ajoute : « (de même que) l’achèvement de l’Église SaintPierre et du Jugement dernier de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine devient le Jugement dernier et la chute de ce fier édifice », Palestrina marque l’apogée de la musique religieuse et inaugure aussi la « profanation » du culte par la musique, qui se manifeste de façon marquante chez les compositeurs postérieurs que cite Hegel comme Durante, Pergolèse. L’apogée de la musique au sein de la religion est le début de l’indépendance de la musique, qui devient musique mondaine, et le début de la transformation de la religion par la musique32. Ainsi, par un retournement bien hégelien, l’avènement de la « Musique sacrée » coïnciderait avec sa disparition. D’ailleurs, on peut penser que le retournement est vraiment complet lorsque, écartant le simple refuge dans le non-culturel tiède des sociabilités revivalistes, il advient à l’un ou l’autre l’idée que seule une réelle poétique de la liturgie – celle même que Dom Guéranger entrevoyait, ou que Franz Liszt mettait en œuvre dans sa Via Crucis, et à laquelle l’Instruction de Pie X en 1903, pourtant en partie « plombée » par cette notion de « musique sacrée », finalement donnait accès – pourrait donner naissance à des actions musicales justes et sincères. Il n’est pas rare de rencontrer chez des musiciens et des musicographes une véritable répulsion à voir ainsi blasphémer à l’envers par une intentionnalité confessante la sacralité originaire et pure, qu’ils ont investie dans la musique.
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A.-P. Olivier, Hegel et la Musique…, p. 224-225.
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La notion de « musique sacrée » [Ce texte est la reprise un peu simplifiée du long article paru dans LMD 233, et reproduit supra p. 113-132. Il permet d’apporter une illustration au problème de la communication musicographique élargie que nous abordons dans notre Postface. La Bibliographie de l’article antérieur nous dispense ici d’en alourdir les références et les renvois.]
Une certaine surprise attend le musicographe auquel on a demandé d’écrire sur la « musique sacrée ». S’il n’ignore pas que les rayons des bibliothèques et les bacs des disquaires sont remplis de messes, de motets, d’oratorios et autres productions comparables, il constate vite que l’emploi de l’expression « musique sacrée » ou, si l’on préfère, « musica sacra », est quasiment inconnu des propos écrits ou tenus sur la musique avant les dernières décennies du xviiie siècle, ou, si le terme apparaît sporadiquement, c’est avec un tout autre sens1. Cette expression est en particulier absente des multiples catégorisations adjectivales, le plus souvent recueillies d’auteurs plus anciens, que l’on trouve énumérées en tête des traités de musique. Gioseffo Zarlino, dans ses Istitutioni harmoniche de 15612, est un fidèle héritier des médiévaux et un connaisseur de la science antique. Les divisions de la musique (enseignées presque continûment depuis Boèce3), laquelle en son essence et son universalité est une, relèvent d’une approche cosmologique concernant un monde où l’harmonia, sorte de mathématique active, articule entre eux des domaines étagés. La musica animastica comprend la musica mondana et la musica humana qui agissent en dehors des sens. Elles s’opposent à la musica organica, celle que l’on produit et dont on saisit les formes et les modes de production. C’est ainsi que peuvent se différencier, à un niveau très démultiplié de son organigramme, une musica plana et une musica misurata, ce qui permet à Zarlino de faire allusion au répertoire ecclésiastique. Cette allusion tend à le faire passer de sa visée spéculative vers le domaine empirique de la musica prattica. Mais, même en ce domaine, en vue duquel il rédige un important traité de composition contrapuntique, il n’éprouve à aucun moment le besoin d’avancer un concept de « musique sacrée » par où se définirait In Musique, sacré et profane, Cité de la musique, Paris, 2007, p. 25-38. Nous devons beaucoup sur ce sujet aux travaux et à l’enseignement de Nicolas Schalz et de Gino Stefani. N. Schalz, « La notion de “Musique sacrée”. Une tradition récente », LMD, 108 (1971/4), p. 32-57. Consulter aussi : Jean-Yves Hameline, « L’invention de la musique sacrée », LMD, 233 (2003/1), p. 103-135 ; Musique et sacré. Actes du colloque des 17-18 septembre 2004, Ambronay Éditions, 2005 ; Raymond Court, La verité de l’art ? Essai sur la figure et le sacré, Paris, Ereme, 2003. 2 Gioseffo Zarlino, Le Istitutioni harmoniche, Venise, 1561, (nouv. éd. Bologne, Arnaldo Fouit, 1999). 3 Sur la continuité des auteurs de l’Antiquité avec ceux du Moyen Âge, lire Olivier Cullin, Brève histoire de la musique au Moyen Âge, Paris, Fayard, 2002. *
1
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 145-153 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.118998
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une essence échappant à l’unité sensible et non sensible de la musique. C’est la considération de cette unité même, et de son implication dans le rapport de l’homme à son âme et au monde créé par Dieu, qui fonde le pouvoir de la musique à acheminer le fidèle dans la voie théologale de la louange et qui justifie l’usage du chant et de la musique dans le service divin. Dans son Dictionnaire de musique, premier en date de la lexicographie musicale moderne, Sébastien de Brossard énumère quarante-sept adjectifs4 pouvant qualifier le substantif musica (antiqua, arithmetica, artificiale, chorale et… ecclesiastica) sans y introduire sacra. L’emploi de l’adjectif, presque toujours au féminin, est toutefois assez bien attesté (cantiones sacrae par exemple, voire psalmodia sacra, hymnodia sacra ou même, mais très rarement, musica sacra). Mais cette épithète est employée pour qualifier non pas l’art musical mais des compositions en vue d’un usage, dans des intitulés d’ouvrages liés à une entreprise éditoriale visant un domaine ciblé de la pratique. Ainsi, avec la généralisation de la basse continue et donc du chant accompagné, les cantiones sacrae seront souvent des pièces dévotes de dimensions modestes, pour lesquelles l’emploi de l’adjectif semble faire corps avec une extension du répertoire religieux hors du cadre des chants canoniques de l’office. Sacra peut dès lors s’opposer à profana, comme dans l’intitulé de la Pathodia sacra et profana de Constantin Huygens (1647). Les éditeurs français lui donneront volontiers l’équivalent de « spirituel ». On voit dès lors qu’il ne s’agit jamais de désigner l’art en lui-même, mais de qualifier les objets que l’art produit, en rapport avec les exigences d’une destination ou d’une pratique en voie de développement5. Il faut sans doute ne pas interpréter autrement l’expression employée par Michael Praetorius dans Syntagma musicum, son encyclopédie en quatre volumes (1614-1619). La première partie est intitulée De musica sacra et ecclesiastica, que Praetorius traduit en allemand par von der Geistlichen und Kirchen-Music. Le terme musica sacra ne désigne pas ici une catégorie générale mais des compositions portant sur des sujets et des actions, religieuses certes mais ne se rattachant pas au domaine canonique du culte divin, pour lequel est retenue l’appellation commune de musica ecclesiastica.
Unité de l’art musical La position des musicographes anciens est simple : l’ars musica est un. Mais la maîtrise de cet art n’est pas seulement affaire de grammaire ou de haute mathématique. Elle s’étend au juste gouvernement de son emploi. Il revient au musicien d’utiliser les ressources de l’art pour produire des œuvres convenables, justes et heureuses. Sébastien de Brossard, Dictionnaire de musique contenant une explication des Termes Grecs, Latins & François les plus usités dans la Musique, Paris, Christophe Ballard, 1703 (réimpr. Amsterdam, Antigua, 1964). 5 Les intitulés donnés par Heinrich Schütz à ses Cantiones sacrae de 1625 (sans doute repris de son maitre Giovanni Gabrieli) et aux Symphoniae sacrae de 1628 semblent bien faire apparaître une équivalence, au moins d’emploi, entre sacrae et geistliche (Kleine geistliche Conzerte, 1636-1639, et Geistliche chor music, 1650). Dans les documents ecclésiastiques, l’adjectif sacer, sacra, sacrum est employé, de manière assez générale, pour désigner les « choses » du culte divin. Le concile de Trente, à la session XXV, légiférera au sujet des sacris imaginibus, sans, bien sûr, parler d’« art sacré ». 4
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La notion de « musique sacrée »
On peut suivre cette vision des choses depuis les époques les plus reculées. Le début de la Musica enchiriadis (fin ixe siècle) rappelle la définition augustinienne, « Musica est bene modulandi scientia », mais c’est pour aussitôt conjuguer l’ordre constitutif de l’ars musica avec son usage, et en particulier l’évitement de tout abus : « Non bene modulari video, si quis in vanis suavitate artis abutitur6. » On pourra même penser que c’est cette suavitas potentielle de la musique, laquelle fait sa force et son attrait, qui rend dangereuse sa fréquentation et déplorable son abus. À dire vrai, c’est plutôt cette hantise d’une rectitude dans l’usage de l’art musical qui préoccupe, depuis saint Augustin, les écrivains chrétiens. Mais ceux-ci, à aucun moment, ne semblent pouvoir imaginer relever un tel défi par la mise en évidence d’une catégorie de « musique sacrée », qui, elle, échapperait à toute dérive concupiscente. C’est la tàche de la « critique », et des « critiques », que de juger du juste et heureux emploi des ressources de l’art en rapport avec les circonstances et les effets attendus, en rapport également avec les exigences de la morale. Le père Porée, pédagogue jésuite et maître de Voltaire, le rappelait dans l’un de ses discours académiques en 1731 : « Humanas artes, ipsosque artifices, non ex artium naturâ, sed ex illarum usu, vel abusu potius aestimare humanii ingenii atque moris est7. » Sur cette adéquation d’une œuvre et de son « occasion », affaire de goût ou d’expérience, les avis peuvent diverger, de même que l’habileté des compositeurs et les attentes des commanditaires. Or, les goûts évoluent, les conduites de production et de réception se modifient. Ainsi, la période issue de l’humanisme Renaissant voit le domaine de l’expérience musicale marqué par le passage d’une position théorique et pratique centrée sur la combinatoire et la mathésis de la musique vers une position intégrant de plus en plus l’art vif et persuasif de l’interprète et l’expérience de l’auditeur. Changements profonds qui ne sont pas sans répercussion sur l’intégration de la musique dans l’expérience vécue de la religion et du culte divin8. Ainsi, à l’entrée du xviie siècle, les œuvres produites dans les confréries urbaines, les collèges, les chapelles curiales ou princières, pour des actions musicales liées à des manifestations religieuses sortant le plus souvent du cadre strict de l’office divin ou de la messe9, diffusent de nouvelles formes et une nouvelle elocutio musicale ouvertes à une latinité humaniste et consacrant l’émergence du récit, comme on le voit dans l’opéra à l’antique et les histoires sacrées. Il va sans dire que la logique cérémonielle de certaines parties du culte divin ne s’en accommode pas et que certaines institutions ecclésiastiques se montreront rétives à ces innovations, attachées qu’elles sont aux formes établies par leur cérémonial et leur calendrier. Il en résulte un caractère fondamentalement hétérogène et dischronique
6 « Il ne me parait pas vraiment faire une bonne musique celui qui détourne l’usage heureux de cet art vers des actes sans valeur. » 7 « Une juste et morale appréciation des arts et des artistes ne relève pas de la nature propre des arts mais de leur usage ou de leur abus. » 8 Philippe Vendrix, « La place du plaisir dans la théorie musicale en France de la Renaissance à l’aube de l’Âge baroque », Le plaisir musical en France au xviie siècle, éds Th. Favier et M. Couvreur, Sprimont, Mardaga, 2006, p. 29-47. 9 La période post-tridentine dans les pays de catholicisme romain ne manquera pas de ces extensions du culte divin : canonisations, jubilés, pèlerinages, vœux, solennités civiles, processions, inaugurations.
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des répertoires d’usage, et – pour parler à la manière des livres saints – une cumulativité quelquefois heureuse, quelquefois contentieuse, des nova et des vetera.
Cantus/Musica C’est cette dischronie que l’on verra conceptuellement appareillée et en partie régulée par des stratifications d’horizon et des hiérarchisations d’usage – telle la distinction toute médiévale entre le cantus (lié à la notation carrée des livres de chœur) et la musica (ars mensurabilis, à laquelle est attachée la notation proportionnelle) –, tâches musicales quelquefois confiées à des exécutants de statut différent. Au cantus s’attachent des valeurs d’antériorité, sinon d’ « archaïté », et toute la force d’un établissement « traditionnel » dans le calendrier et les conduites d’exécution. Certains n’hésiteraient pas à parler ici d’une sorte de sacralité dérivée et, à tout le moins, d’une hiérarchisation entre deux niveaux de rattachement à la « prescriptivité » même du culte divin. C’est un phénomène de différenciation de même type qui s’imposera avec la distinction à l’intérieur de la musica elle-même d’un « style ancien » et d’un « style nouveau », plus connue, à partir de la publication du cinquième livre de madrigaux de Monteverdi en 1605, comme différence entre une prima prattica et une secunda prattica. Issu du domaine madrigalesque, le style nouveau n’est pas sans affinité avec les nouvelles implications de la sensibilité religieuse, comme le montrent les réemplois proposés par Monteverdi lui-même ou la coexistence impressionnante des deux styles dans les Vêpres de la Sainte Vierge. De plus, engagée dans la musique cultuelle, la novation est souvent liée à une valeur de prestige, à laquelle sont sensibles les institutions curiales, princières ou capitulaires pour leurs chapelles de musique. De ce fait, la société ecclésiastique partage un devenir commun de l’art musical avec la société profane, ses goûts et ses signes extérieurs de culture et de prestige. À ces gages offerts aux normes de la société ambiante, les tenants d’une expérience et d’une sociabilité plus ascétiques en matière de culte divin pourront opposer des considérations restrictives plus morales qu’artistiques, alors qu’à l’inverse d’autres – c’est le cas avec Philippe Neri ou avec les franciscains – offriront une large ouverture aux potentialités religieuses du style nouveau. Dans sa Musurgia universalis (1648), le père Athanase Kircher, éminent jésuite polygraphe, n’utilise pas, lui non plus, la catégorie de musica sacra. En conclusion du chapitre XVII, livre V, il distingue trois situations : ecclesia, recreatio, theatrum. Pour l’Église, outre le chant proprement ecclésiastique ou grégorien, il propose le stylus ecclesiasticus, désignant une composition polyphonique utilisant un élément tiré du plain-chant, ou le stylus motecticus gravis, dont il vante la variété de couleur et la capacité d’exprimer les affectus du texte, qu’il illustrera d’ailleurs par une citation d’un motet de Carlo Gesualdo. Quelques pages plus haut, parlant du stylus madrigalescus, destiné préférentiellement à la relaxatio animarum, il avait fait remarquer que certains auteurs, tel Agostino Agazzari, compositeur encore vivant, n’avaient pas hésité à transférer les pouvoirs et les charmes du style madrigalesque de la chose amoureuse vers les res spirituales. Il est clair aussi que le cérémonial de la messe requérait un type d’écriture musicale plus redondant, plus centré sur une saisie globale du site cérémoniel et de ses actions 148
La notion de « musique sacrée »
rituelles, alors que des compositions destinées à des célébrations moins rigoureusement réglées, à des réunions d’instruction ou de dévotion, pouvaient intégrer un style dans lequel le modèle de la communication rhétoricienne, à l’instar de la prédication, tendrait à faire prévaloir ses normes et ses attraits. Comme nous l’avons déjà souligné, il est difficile de ne pas voir dans cette stratification d’horizon entre style ancien et style nouveau, aux larges conséquences stylistiques et répertoriales, comme dans l’opposition cantus / musica, une sorte de sacralisation seconde ou dérivée, dans un cadre cultuel et une logique rituelle qui considèrent comme plus canoniques et certainement plus liées à la « prescriptivité » cultuelle les formes les plus anciennes du répertoire établi et des grammaires reçues de composition. Une telle dischronie sacralisante n’a pour le moment que peu à voir avec le sublime kantien ou le romanticisme de E. T. A. Hoffmann. Mais il est facile de constater chez Heinrich Schütz, par piété, ou chez Johann Joseph Fux, dans un souci pédagogique10, une prédilection pour la prima prattica des maîtres romains, dont le nom de Palestrina vient résumer toute la science et la haute convenance à ce que l’on estime l’ethos de la célébration rituelle, fait de gravité, de maîtrise et d’élévation. Mais, quoi qu’il en soit, la musique, comme art et ressource, reste liée à une conception unitaire. La distinction entre profane et sacré relève des usages et des appréciations de convenance. Si elle détermine des grammaires opportunistes, elle ne touche pas à la nature de l’art musical. La notion de musique sacrée n’y est pas pertinente et l’expression est ellemême inconnue.
Théâtre/ Chambre/ Église Cette distinction qui s’impose le plus souvent, et qui se maintiendra par la force des usages quoiqu’avec une portée intellectuelle variée, se construit en référence à des champs d’opération auxquels les normes en cours attachent des conduites stylistiques, des systèmes d’attentes ou de rejet, des novations ou des continuités. Mais ces trois champs d’opération vont voir leur importance réciproque se transformer dans la conduite et la détermination des pratiques musicales émergentes, jusqu’à un certain isolement, voire une certaine relégation culturelle de la musica ecclesiastica. Les auteurs chrétiens depuis Isidore de Séville n’avaient eu de cesse que d’éloigner le culte divin de toute promiscuité avec les mœurs et les techniques du théâtre. Or, celui-ci devient prédominant dans tout le marché musical des cours et des villes. En outre, dans le domaine de la pratique instrumentale, le style sonatiste et la pratique symphonique des académies et des sociétés de concerts vont engendrer une grammaire musicale nouvelle, quasi espéranto européen, qui s’établit durablement entre 1770 et 1830, en dépit des coups de boutoir des musiciens supérieurs. Grammaire que viennent renforcer l’enseignement méthodique et, à l’aube du xixe siècle, l’étonnante diffusion du piano-forte. Le caractère Johann Joseph Fux, Gradus ad Parnassum, (traduction française de Pierre Denis, c. 1773), éd. Monique Rollin, Paris, CNRS Éditions, 1997. 10
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promotionnel et prédominant des grammaires issues du théâtre musical et du style sonatiste en vient alors à menacer les conventions qui régissaient tacitement ou explicitement les trois domaines cités plus haut, dont les frontières n’avaient d’ailleurs jamais été rigoureusement délimitées ni fermées. Certains décrivent cette évolution comme une émancipation hors du cadre ecclésiastique des codes génératifs dominants, domination ressentie comme une profanisation lorsque cette grammaire fait retour vers le sanctuaire. C’est contre une telle dérive que s’était élevé le pape Benoît XIV, dans l’encyclique Annus qui (1749), réclamant un retour à une sagesse avisée, et faisant l’apologie du chant ecclésiastique, contre l’invasion des musiques théâtrales, tout en manifestant une grande largeur d’esprit, le tout d’un ton agréable et modeste qui tranche avec l’humeur souvent chagrine et comminatoire de beaucoup de documents ultérieurs11. Mais Benoît XIV ne faisait pas recours à une quelconque notion de musica sacra. Revertimini ad fontes sancti Gregorii On peut se demander si ce n’est pas cette position désormais secondaire du champ de la musique rituelle par rapport aux codes génératifs dominants qui va déclencher comme une sorte de repli de la musique d’église sur ce qu’elle pense être sa musique fondatrice et sur sa restauration. La position du musicographe Martin Gerbert, compilateur d’une somme au titre décisif, De Cantu et musica sacra, introduit en effet une double rétraction du champ de la musique ecclésiastique. La première par rapport au théâtre et au style théâtral dont il déplore l’envahissement à son époque ; la seconde, beaucoup plus décisive, par rapport au champ musical global, par la proposition d’un concept unitaire et réactionnel de musica sacra comme art revendiqué et domaine quasi autonome. Art à restituer par un retour aux sources et une sincère restauration, pour palier les aléas d’une funeste décadence, amorcée d’ailleurs depuis longtemps avec le développement de la polyphonie12. Au tournant du siècle : une nouvelle sensibilité religieuse Le Dictionnaire de Pietro Lichtenthal, importante somme musicographique, reprenant de grands travaux allemands de la fin du xviiie siècle13, énumère, non sans humour, soixantehuit adjectifs pouvant s’appliquer au substantif musica, dont, bien sûr, ecclesiastica, mais pas sacra. Après avoir affirmé chez les Anciens l’existence d’une conception unitaire de l’art musical, Lichtenthal constate la survivance des trois divisions bien connues (musica da chiesa, musica da L’utilisation controversée du style de l’opéra-comique dans la musique d’église, à l’époque de Haydn et de Mozart, est remarquablement prise en compte par Charles Rosen, Le Style classique : Haydn, Mozart, Beethoven, Paris, Gallimard, 1978, p. 55, 464-476. 12 Gino Stefani, « Il mito della “musica sacra” : origina e idelogia », Nuova Rivista musicale italiana, 10 (1976), p. 23-40. 13 Pietro Lichtenthal, Dizionario e Bibliografia della Musica, Milan, Antonio Fontana, 4 vol., 1826. Traduit et augmenté par Dominique Mondo, Paris, Troupenas, 2 vol., 1839. 11
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camera, musica da teatro14) dans le champ de la pratique. Mais il ajoute qu’elles ont le défaut de n’être pas prises de la nature des choses « ma simplicemente da circostanze locali ». À l’article Musica da Chiesa, il énumère les propriétés d’une vraie musique d’église, non sans rencontrer les contradictions habituelles à ce genre de discours. Toutefois, on peut discerner à quel point le nouveau sentiment religieux, qui marque si fort le xviiie siècle finissant, déplace le contenu religieux de la musica da chiesa vers ce que Lichtenthal désigne comme une idéalisation : « L’oggetto della musica da chiesa è un ideale che porta il carattere dell’infinito15 [la Divinita]. » Par ce petit passage, on conçoit aisément que la porte soit ouverte vers une autre approche de la musique que l’on dira « sacrée ». En 1839, le traducteur français du Dictionnaire de Lichtenthal n’hésitera pas à employer l’expression « musique sacrée » et à en faire un usage tel qu’on puisse y voir l’indice d’un important déplacement lexical et sémantique. À l’heure où Gerbert préconisait cette rétraction de la pratique musicale à l’église sur un concept autonome et historique de musica sacra, ce qui se cherchait de « religieux », voire de « pré-religieux », dans l’expérience musicale s’accomplissait désormais hors du sanctuaire et des formes institutionnalisées du culte divin. Les écrivains de la nouvelle sensibilité, tels en France Rousseau ou Diderot, s’élèvent surtout contre le conventionnalisme. Ils exaltent les mouvements spontanés de l’âme, qui ébranlent, élargissent l’exiguïté de notre être, et dont la musique est comme l’analogie efficace. Mais c’est en Allemagne, dans le cadre d’un mouvement littéraire et philosophique dont l’effervescence est saisissante, que va se former véritablement un nouveau concept et une nouvelle expérience autour de la notion de heilige Musik. Les romanciers et les poètes (Johann Jacob Heinse, Ludwig Tieck, Wilhelm Heinrich Wackenroder) avaient pu sensibiliser les approches mais ce sont surtout des polygraphes de haut vol, tels que Johann Gottfried Herder ou E. T. A. Hoffmann, qui donnent une forme intellectuelle et littérairement frappante aux nouvelles conceptions. Pour Herder, la musique desserre les liens d’une expérience individuelle trop courte, et doit quitter la zone des émotions faciles pour se faire reconnaître comme une participation à une sorte d’élasticité eurythmique de l’Univers, que la conscience, la chrétienne en premier lieu, transforme et accomplit en Hymne, et qui ramène l’âme à une sorte de recréation originaire. La musique est aussi ce qui, obscurément, fait sourdre le chant du Peuple, ou de la Nation, comme on le voit dans les chansons et les traditions musicales des populations non urbanisées. Mais la musique est aussi un milieu de rencontre entre des sujets personnels et une divinité conçue comme une sorte d’âme souveraine et libre du monde, de présence tutélaire et inspirante, digne d’adoration et de respect. La musique, au moyen de laquelle se réalisera cette communication avec la divinité, sera une heilige Musik, répudiant effet et dramatisme, toute d’élévation et de prière sensible et heureuse. Le chœur qui, entre toutes les pratiques de la musique, réalise le meilleur rapport possible entre l’expérience individuelle et la communauté des voix et des consciences est à 14 Ibid., vol. 2, p. 59. Ces trois catégories se retrouvent dans Johann Joachim Quartz, Essai d’une méthode pour apprendre jouer de la Flûte traversière, avec plusieurs remarques pour servir au bon goût dans la musique, Berlin, FrédéricVoss, 1752 (réimpr., Paris, Zurfluh, 1975), en particulier p. 291 et suiv. 15 « L’objet de la musique d’église est un idéal qui revêt le caractère de l’infini. », loc. cit., p. 61.
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la base de cette « musique sacrée16 ». On imagine facilement que l’on ait pu parler dans ce contexte d’une véritable religion de la musique. Héros pittoresques et pathétiques de Wackenroder et de Hoffmann, les maîtres de chapelle Berglinger ou Kreisler17 se heurtent à la médiocrité des salons et des sacristies. Pour leurs créateurs, la musique se présente, bien au-delà du divertissement ou de la cérémonie, comme une expérience de l’ineffable et de l’infini : La véritable musique sacrée, écrit Hoffmann, celle qui accompagne le culte, ou qui, plutôt, est elle-même le culte, est une musique surnaturelle – un langage céleste. Les pressentiments de l’Être Suprême qu’éveillent dans le cœur de l’homme les accords sacrés, sont l’Être Suprême lui-même qui, dans la musique parle clairement du royaume infiniment sublime de la Foi et de l’Amour. Les paroles qui s’associent au chant sont accidentelles, et d’ailleurs, la plupart du temps, elles ne renferment que des indications allégoriques, comme, par exemple, dans la messe. Le levain du mal qui engendrait les passions est resté dans la vie terrestre, au dessus de laquelle nous enlève notre essor, et la douleur elle-même s’est résolue en une fervente aspiration vers l’éternel amour18.
Hoffmann en appellera à une musique qui puisse exercer tous ses pouvoirs et sa transcendante active sans user de la modulation et des ressorts d’une harmonie trop chargée, et qui pour autant puisse se présenter comme relevant de la science la plus haute. Palestrina for ever Hoffmann, disciple sur ce point de Fux, verra dans le contrepoint vocal de l’école romaine, et principalement dans l’œuvre de Palestrina, la réalisation par excellence de cet idéal de cette heilige Musik, au-delà même du propos strictement confessionnel et de la distribution calendaire que le cérémonial lui fait tenir. Cette dédifférenciation introduisant un critère désormais artistique, là où prédominaient l’action confessante et le site cérémoniel, donnera la priorité à une perception générique de la « musique sacrée » sur sa contextualisation rituelle. Cette expérience d’une « musique sacrée », enfin définie en elle-même et pour ellemême et non plus au gré de déterminations circonstancielles ou fonctionnelles, se réalisera concrètement dans les exercices de sociétés chorales d’amateurs éclairés, guidés par des animateurs musicaux de haute pointure, véritables personnalités de conjoncture, tels Anton Friedrich Justus Thibaut à Heidelberg ou Karl Friedrich Zelter à Berlin19. Pour notre part, Marcel Beaufils, Comment l’Allemagne est devenue musicienne, Paris, Robert Laffont, 1983, p. 368-386 ; Joseph Müller-Blattau, Histoire de la musique allemande, trad. J. Gaudefroy-Demombynes, Paris, Payot, 1943, p. 187-196. 17 Wilhelm Wackenroder, La Remarquable vie musicale du compositeur Joseph Berglinger, in Romantiques allemands, t. i, éd. M. Alexandre, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1963, p. 1530-1542 ; E. T. A. Hoffmann, Kreisleriana, id., p. 961. 18 Ibid. 19 À noter que Hegel fut un auditeur attentif des sociétés chorales dirigées par ces deux maîtres. Sur son palestrinisme, Alain-Patrick Olivier, Hegel et la musique. De l’expérience esthétique à la spéculation philosophique, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 224-225. 16
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nous noterons surtout leur sociabilité résolument séculière, et leur autonomie par rapport aux intérêts artistiques des institutions ecclésiastiques. Retour problématique à l’église La suite de l’aventure est une des plus paradoxales qui soient. Car c’est cette vision idéalisée et pourtant résolument sécularisée de la heilige Musik, dont le syntagme musica sacra sera le décalque latin, qui fera retour dans la pratique et le discours ecclésiastiques, en particulier dans les activités et l’action propagandiste du mouvement cécilien. Les réformateurs savants du « chant grégorien » se situeront dans le sillage de Gerbert, privilégiant la science et l’archéologie, en vue d’une restauration volontariste, forcément érigée contre les usages et les traditions effectives des paroisses et des autres institutions ecclésiastiques, considérées comme corrompues, ou insuffisamment artistiques par rapport aux critères de la « musique sacrée », grégorienne, dans le cas. Le mouvement cécilien allemand, qui prend sa forme institutionnelle en 1868 sur l’initiative et sous la direction de Franz-Xaver Witt, à Ratisbonne, se consacrera, dans une large visée programmatique et pédagogique, à la promotion de chorales d’Église et à l’utilisation d’un répertoire de stricte obédience palestrinienne, auquel s’attachera la qualification quasiment exclusive de musica sacra. Cette expression et, surtout, les conceptions implicites qu’elle véhicule passeront désormais dans les documents officiels et dans l’usage commun le plus banal. Il est d’autant plus frappant de constater à quel point l’Instructio de musica sacra, promulguée par le Motu proprio du 22 novembre 1903 du pape Pie X, consacre cette conception particulièrement étroite et historiciste de la « musique sacrée », tout en ouvrant le champ à une conception véritablement programmatique d’une musique « partie intégrante de l’action liturgique » et riche de ressources potentielles20. Par la suite, les documents ecclésiastiques tout autant que les travaux d’analyse ou de réflexion se heurteront toujours à la faiblesse classificatoire de la notion de « musique sacrée » amenant au niveau des conceptions touchant la musique dans les actions cérémonielles du culte une myopie, dont il n’est possible de se libérer que par la mise en évidence de sa contingence historique21.
20 Jean-Yves Hameline, « Le Motu proprio de Pie X et l’Instruction sur la musique sacrée (22 novembre 1903) », LMD, 239 (2004/3), p. 85-120. Dans cet ouvrage p. 733-753. 21 N. Schalz, « La notion de… » ; Helmut Hucke, « Eine profane Musik im sakralen Raum – in historisches Faktum ? », Music und Altar, XXIII (1971), p. 97-109 ; J. Müller-Blattau, Histoire de la musique… ; Karl Weinmann, La Musique d’Église, trad. Paul Landormy, Paris, Paul Delaplane, 1912, en particulier chap. vii, « La restauration de la musique d’Église », p. 162-178 ; Felice Rainoldi, Sentieri della musica sacra. Dall Ottocento al Concilia Vaticano II, Roma, C. L. V. Edizioni liturgiche, 1996 ; Karl-Gustav Fellerer : « Cecilian Movement », The New Grove Dictionnaty of Music and Musicians, London, Mac Millaun, t. iv, 1980.
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Proposition d’un concept de « musique d’église » [Ce texte est la mise en forme écrite d’une intervention orale demandée à l’auteur par l’Union Fédérale Française de Musique Sacrée, conduite à l’époque par le P. Sébastien Deyrieux, lors d’un Colloque tenu à Lyon au printemps 1981, qui rassemblait de nombreux responsables régionaux et diocésains, et des acteurs diversement engagés dans des entreprises musicales au service des célébrations liturgiques. Cet exposé, à vrai dire un peu besogneux dans son élaboration rédactionnelle, reflète bien la conjoncture des années 70-80, et la recherche d’un élargissement des débats, ou même des querelles, habituelles en ce genre de sujet, en faveur d’une recherche, certes inchoative et ouverte, portant sur la nature des phénomènes, leurs déterminations, les tensions et difficultés rencontrées. L’auteur tentait d’y mettre à profit les rencontres fructueuses dont il pouvait bénéficier dans le cadre de l’Association Française de Sociologie religieuse, auprès de personnalités telles que Jean Séguy, ou François Isambert.]
Il s’agissait, dans la mesure du possible, de construire et de faire travailler un concept de « musique d’église ». La simple annonce de cet objectif constituait par elle-même une prise de distance par rapport aux contenus communs ou « spontanés » de l’expression et par rapport à toute dramatisation du thème, en termes de normes ou de valeurs, position de caractère méthodique, aussi nécessaire que difficile à tenir en de telles matières où les jugements de goût, eux-mêmes produits sociaux, tendent à se présenter comme valeurs universelles. Elle présupposait également le caractère hypothétique, controversable, exploratoire de la démarche, et par là même sa portée limitée, mais, on l’espérait, spécifique. La spécificité de l’approche serait demandée à la sociologie des « corps religieux », telle qu’elle est proposée dans les travaux majeurs de Max Weber et d’Ernst Troeltsch, et prolongée en France, entre autres chercheurs, par ceux de Pierre Bourdieu et Jean Séguy1. C’était dire par là même que les concepts, considérés comme outils d’investigation dirigés sur des phénomènes sociaux donnés dans l’histoire, seraient dans toute la mesure du possible déchargés de leur acception proprement théologique.
Musiques et célébrations 16-17, (1981), p. 13-20. Outre Max Weber, Économie et Société (traduit de l’allemand Wirtschaft und Gesellschaft), t. 1, Paris, Plon, 1921, p. 429-632 (« les types de communalisation religieuse : sociologie de la religion »), le livre indispensable est désormais : Jean Séguy, Christianisme et Société. Introduction à la sociologie de Ernst Troeltsch, Paris, Éditions du Cerf, 1980. *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 155-162 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.118999
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Église, secte, mystique : un ethos propre au groupe Dans ces perspectives, le concept de « musique d’église », ou de « musique ecclésiastique »2 n’est pas employé pour désigner un répertoire de fait (comme serait la musique qu’on fait réellement dans les églises, ou celle qu’on pourrait découvrir en feuilletant les catalogues des éditeurs spécialisés) ni un répertoire de droit (comme dans l’opposition reçue dès le Moyen-Age entre le cantus ecclesiasticus ou choralis et la musica) mais pour désigner et situer conceptuellement un corps de musique un domaine, ou un champ suffisament constitué de la pratique musicale. Il est difficile de résumer en quelques lignes les apports de Max Weber et d’Ernst Troeltsch touchant la configuration et les caractéristiques des groupes religieux. Disons d’abord que, pour ces auteurs, des concepts tels que « église », « secte », « mystique », ne désignent pas des essences, des choses, mais constituent des types, intellectuellement construits à partir d’un ensemble de traits caractérisant un mode de sociation relativement spécifique et relativement cohérent. Le caractère délibérément forcé de ces types (qui ne sont de ce fait jamais observables à l’état pur) est paradoxalement ce qui permet, en les faisant jouer à propos d’une situation donnée, de percevoir dans la réalité empirique les très nombreuses variantes du modèle, et surtout le jeu permanent des tensions et des déplacements qui affectent en permanence les corps religieux en fonction des conjonctures. La tension la plus spectaculaire, celle qui mit Max Weber sur la voie de cette conception typologique, est exprimée dans l’opposition entre le Type-Église et le Type-Secte, comme modes antithétiques de sociation religieuse3. Selon Jean Séguy résumant la pensée de Troeltsch, l’Église se présente comme « une institution sacerdotale hiérarchique de salut, préexistant à ses membres, tirant sa légitimité de sa fondation et de la succession régulière de ses chefs : elle ne s’oppose pas au monde, mais tend plutôt à valoriser et à régler la conduite de la société globale en avalisant la lex naturae dans sa relativité ; de cette attitude naît une dualité morale qui englobe et distingue une voie de perfection (religieux, prêtres) et une voie suffisante au salut (laïcs) »4. On peut ajouter que l’Église, de par sa vocation d’institution monopolistique de salut pour la totalité d’une population donnée, est en rapport nécessaire avec les États, les puissances politiques, les appareils culturels, dans une dialectique qui, pour être souvent celle du « concordat », est aussi quelquefois celle de l’opposition ou de la concurrence, mais habituellement résolue par la négociation. L’exercice du culte et des fonctions rituelles sera caractérisé dans le TypeÉglise par son aspect liturgique, officium sacrum en rapport avec la sacralité de l’institution, et déployant, dans sa manifestation même, les marques de sa légitimité et de son objectivité salutaire. L’expression est ancienne. On la trouve chez Choron pour désigner un répertoire en rapport avec des usages. Les anciens auteurs parlaient volontiers de la liturgie comme d’un corps de cérémonie, dans le même sens, en rapport avec un appareil religieux qui se présente sous forme d’Église et qui, par la musique (entre autres manifestations) se qualifie précisément comme tel. 3 Cf. Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (trad. de l’allemand Gesammelte Aufsätze zur Religionsoziologie), Paris, Plon, 1964, p. 189 sq. 4 Jean Séguy, « Églises et Sectes », Encyclopaedia Universalis, Paris, 1969. 2
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Il était logiquement tentant de reprendre chacune des rubriques représentées dans l’énumération des principaux traits du Type-Église pour construire le type corrélatif et antithétique de la Secte : adhésion sur base de volontariat, partage à forte charge subjective d’une expérience commune, légitimité fondée sur la foi vive et conforme, intensité et spontanéité des manifestations groupales, mais haut-niveau d’intolérance interne et appel à la conversion permanente, à la disponibilité sous l’action non sacramentalisée de la grâce, indifférence, ou même hostilité, à la société politique et à la culture environnante. À cette opposition peut-être un peu trop bi-polaire Ernst Troeltsch, très sensible à la réelle complexité du champ socio-religieux, ajoute un troisième type qu’il baptise « Mystique ». Dans ce type, les supports sociaux tendent à s’amenuiser au point qu’il devient plus convenable de parler de réseau, d’affinités, de communion d’esprit que de groupe proprement dit. La permanence de phénomènes rattachables au Type-Mystique au sein même des grandes sociations religieuses établies attesterait sans doute, d’un autre point de vue, certains aspects socio-fuge ou a-structurels de l’expérience religieuse, dont on pourrait rapprocher certains aspects-limites de l’expérience musicale difficiles à contrôler et intégrer de la part des appareils religieux chrétiens (après, il faut le dire, la République de Platon). On peut se demander également si la pratique (auditive) de certaines musiques spirituelles ou religieuses, de la part du mélomane de la fin du xxe siècle, ne comporte pas dans sa morphologie un certain nombre de traits propres à cette catégorie, accusant par contrecoup la difficulté de ce type de conduite d’écoute et d’appropriation des œuvres musicales à s’intégrer dans des démarches proprement rituelles, liturgiques ou, à plus forte raison, sectaires ou « congrégationnalistes ». Mettant en œuvre les concepts et les types webériens, certains auteurs ont été amenés à postuler un dispositif religieux logiquement antérieur à l’appareil d’Église. Joachim Wach parle à ce propos d’un statut de la Religion dans des « groupes naturels », qu’il tend à localiser dans les sociétés coutumières ou traditionnelles. Dans ce mode de sociation religieuse, le domaine religieux ne constitue pas un domaine séparé de la vie sociale globale, et en particulier de la sphère familiale et villageoise5. Pierre Bourdieu, ethnologiquement plus prudent, préfère attirer l’attention sur « le degré de développement et de différenciation » que peut atteindre « l’appareil religieux (c’est-à-dire les instances objectivement mandatées pour assurer la production, la reproduction, la conservation et la diffusion des biens religieux) » selon un axe situé entre « deux pôles extrêmes, l’autoconsommation religieuse, d’une part, et la monopolisation complète de la production religieuse par des spécialistes, d’autre part », ce second pôle étant représenté par la maximalisation des traits du TypeÉglise, et principalement par la différenciation entre prêtres et laïcs, corrélative aux yeux de l’auteur de la différenciation entre sacré et profane6. Par contre, non plus en amont du dispositif-Église, mais en aval, pourrait-on dire, apparaît, en rapport avec les tensions engendrées par l’inévitable « compromis » des Églises, tolérantes à la « double morale » et trop favorables aux pouvoirs établis, la protestation Joachim Wach, Sociologie de la Religion, (trad. de l’anglais, Sociology of Religion), Paris, Payot, 1955, p. 52-59. Pierre Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », Revue Française de Sociologie, XII (1971), p. 305 et 319. 5
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prophétique et sectaire, soit interne, soit sécessionniste, mais de toute façon caractérisée par un remaniement et une intensification de la socialité religieuse en sa spécificité et sa radicalité. Il n’est guère de protestation sectaire qui ne se soit appuyée sur une hymnodie de rupture, en rapport direct avec un régime à forte interaction groupale, et la constitution par la musique même d’un ethos propre au groupe, et donc à haute fonction identificatoire, voire polémique.
Un corps de pratiques musicales « l’apparaître de l’appareil » Ces dernières remarques, qui anticipent la suite de notre réflexion, nous mettent ainsi sur la voie de ce que pourrait être la mise en œuvre de quelques concepts de la sociologie religieuse webérienne en rapport avec le domaine de la musique et du chant religieux. Il va sans dire qu’il ne s’agit là que d’un premier parcours qui demanderait à être affiné sur beaucoup de points7. Nous entendrons donc par « musique d’Église », dans cette perspective typologique (et uniquement dans cette perspective), un corps de pratiques musicales lié au fonctionnement (social) d’un appareil religieux constitué par un corps d’agents spécialisés, en rapport avec un mode de socialité dont nous avons, après E. Troeltsch et Jean Séguy, énuméré un certain nombre de propriétés au début de cet article. Ce corps de pratiques musicales se distinguera donc (au moins typologiquement) des pratiques en rapport avec le régime que P. Bourdieu situait autour du pôle « autoconsommatoire ». Dans ce régime de simple différenciation, les chants, les pratiques instrumentales s’inscrivent dans le registre opératoire du rituel. Ils peuvent jouer un rôle dans la production et l’appropriation par les participants de ce que Radcliffe-Brown désigne comme « valeur rituelle ». Ils peuvent qualifier l’agent en tant qu’opérateur efficace8. Avec la mise en place d’un appareil religieux de type « ecclésiastique », le rituel, d’une certaine manière devient « liturgie » ; à la fonction « simplement opératoire » de la musique et des actes musicaux se superpose une nouvelle fonction que l’on pourrait définir comme fonction de qualification de l’appareil religieux ecclésiastique comme tel. De simplement opérationnelle, la musique tend à devenir, en une nouvelle instance, l’apparaître de l’appareil (voire l’apparat de l’appareil), en rapport avec l’image sacrale et idéalisée qu’il se fait normalement de son caractère de « médiateur entre Dieu et les hommes ». Aux « regalia » qu’André Schaeffner observait dans l’environnement musical des rois, des princes et des hommes de pouvoir, correspondent ici les caeremonialia et les pontificalia du sanctuaire ou Tout en se maintenant dans un registre délibérément « théorique », Jean Séguy donne un exemple d’une mise au travail des concepts webero-troeltschiens aboutissant à une analyse beaucoup plus fine et détaillée : Jean Séguy, « Rationnel et émotionnel dans la pratique liturgique catholique – un modèle théorique », LMD, 129 (1977), p. 73-92. 8 Alfred Reginald Radcliffe-Brown, Structure et Fonction dans la Société primitive, (trad. de l’anglais Structure and function in primitive society), Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 227 et sq. 7
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de la clôture. Instance d’une manifestation de valeur ou d’excellence qui n’est pas à confondre avec sa dérive, fréquente mais pas inéluctable, vers l’ostentatoire, le fastueux et le somptuaire, et qui resterait beaucoup plus à saisir dans les rapports des actes musicaux à l’espace et au temps, dans la dimension phantasmatique inhérente au domaine de la voix et du chant9. L’instance « ecclésiastique », traitée selon l’esprit webérien, fait apparaître aussi le passage d’un ordre de savoir-faire pratique, à transmission « traditionnelle » (per usum), à un ordre de « maîtrise savante », au moins au principe, qui engendre un ensemble méthodique de pratiques et de systématisation normative ou didactique (per artes). Lorsqu’elle apparaîtra, la lettre ou l’écriture recueillera quelque chose de cette fonction de qualification dont nous parlions plus haut, en attestant, d’une part, la « pré-existence » et l’objectivité de l’appareil par rapport à ses membres, et en contribuant, d’autre part, à conférer à la classe des agents lettrés une compétence manifeste quant à sa forme et ses marques, mais réservée (sinon secrète) quant à ses modes d’acquisition et de reproduction.
Les magistères concurrentiels Il peut être alors suggestif de remarquer que le répertoire des chants attaché à la codification de la liturgie romano-franque, qui fournira à l’Occident chrétien son cadre liturgique pendant un millénaire, est en rapport avec un fonctionnement ecclésiastique qui accuse fortement, et presque jusqu’à la charge, les traits pris en compte dans le type webérien et dont la prégnance jusqu’à notre époque n’est pas contestable, en dépit des vicissitudes historiques que l’on sait. L’idéologie tripartite de la société du Haut Moyen Âge initiée par Georges Dumézil a été mise en évidence par les travaux de J. Le Goff et de G. Duby. Sans prétendre entrer dans les détails, on peut rappeler que cette société tendait à se représenter suivant une division en trois états, correspondant à trois fonctions : Oratores, Bellatores, Laboratores. Les Oratores, ce sont ceux qui pratiquent l’oratio, aux deux sens de ce vocable, c’est-à-dire ceux qui possèdent la maîtrise pratique et théorique de la prière et du discours ; maîtres de la langue, maîtres du savoir, maîtres de la doctrine, les Oratores sont indissolublement les maîtres de la Prière et les gardiens des Saintes-Lettres. La notation neumatique des premiers manuscrits du Graduel et de l’Antiphonaire peut nous donner une idée de l’importance que revêt à cette époque la correction grammaticale touchant les choses divines, et ce stade de la rhétorique que constitue la pronunciatio, codifiée jusque dans ses moindres détails, dans une conjoncture linguistique où le latin, rénové dans les Écoles britanniques et continentales, rompt définitivement avec les parlers quotidiens des différentes régions de l’Empire10.
9 Nous avons tenté une telle démarche à propos de la restauration du chant liturgique dans notre article : « Le Son de l’Histoire. Chant et Musique dans la Restauration catholique », LMD, 134 (1977), p. 5-47. Dans cet ouvrage, p. 531-561. 10 On peut en avoir une idée en consultant le De Institutione Clericorum de Raban Maur, PL 107.
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C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre aussi tout l’aspect que l’on peut dire « herméneutique » du répertoire musical romano-franc. Non pas commentaire à côté du texte, mais pronunciatio intelligente et interprétante en rapport avec l’elocutio du texte sacré saisie dans le mouvement même du dicere plus que du dictum. Ce type de répertoire prend rang parmi les formes d’expression musicale les plus lettrées qu’on puisse concevoir. Action sacrée, le chant ecclésiastique, qui qualifie en excellence l’espace dans lequel il retentit, fait partie des Divins Offices. Comme tel, il est aussi loin que possible d’une vision spontanéiste et expressionniste, il relève d’un système hiérarchique de délégation et de ministère ; ses prestations sont prévues et, dans un grand nombre de cas, rétribuées. D’un autre point de vue, les Modes ecclésiastiques assurent au Cantus une probité musicale, une discipline au double sens intellectuel et ascétique du mot. De ce que l’on peut estimer avoir été la matrice à la fois « typique » et historique de notre appareil musical « ecclésiastique », les contradictions, ou à tout le moins les difficultés inhérentes de fonctionnement apparaîtront très vite. Nous en signalerons deux pour faire bref. La première tient à l’apparition du support écrit dans la fixation institutionnelle des répertoires musicaux. On en connaît le paradoxe et ce qu’on pourrait appeler l’effet pervers, qu’elle engendre presque nécessairement : contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’écriture n’est pas ce qui garantit la reproduction exacte de la musique, mais ce qui en introduit l’idée, ou mieux l’idéologie, tout en la rendant pratiquement impossible. Car qui dit écriture, dit nécessairement interprétations, et stratification de commentaires, de gloses, de métadiscours, quand ce n’est pas la constitution de nouvelles écritures. La seconde difficulté, qui n’a pas d’ailleurs fini de nous hanter, est corrélative à la fonction de la musique dans le Type-Église comme « manifestation de valeur ». Car il n’y a pas de valeur en ce domaine qui ne soit en rapport avec tout ce qui touche aux phénomènes de dominance ou d’hégémonie culturelle et sociale. Or un appareil religieux de Type-Église, comme nous l’avons vu, est amené soit à déterminer la valeur, lorsqu’il est le maître effectif de la culture (ce qui était le cas, semble-t-il, en ce qui concerne la matrice carolingienne) soit à la négocier, dans une valse-hésitation d’emprunt ou de rejet, quand son hégémonie touchant la détermination de la valeur vient à céder devant la montée de nouveaux appareils intellectuels ou artistiques. Ainsi l’histoire de la musique occidentale est d’une certaine façon l’histoire de son émancipation par rapport à son origine ecclésiastique et liturgique. L’appareil ecclésiastique devra de plus en plus compter non seulement avec l’apparat du Prince, mais avec le magistère concurrentiel du Musicus, l’homme de musique, qui peut être un employé de l’Église mais dont celle-ci ne maîtrise pas facilement les programmes, et dont les productions, entraînant une évolution rapide des techniques et des langages musicaux, sont en rapport avec les intérêts de nouvelles catégories sociales accédant à l’hégémonie culturelle (qu’on pense au rôle des « mercatores » et hommes de finance dans l’entourage des rois, aux mécènes italiens, aux chapelles de musique dont peuvent se doter les personnages importants…). Une des conséquences majeures de cette fission sera la relégation du répertoire proprement « ecclésiastique » sur la position de plus en plus figée du Cantus ecclesiasticus, 160
Proposition d’un concept de « musique d’église »
suspendant pour ainsi dire la question de la valeur, dans son opposition à la Musica, soumise quant à elle, à la variation et à l’inflation mondaine. Un des aspects paradoxaux de la restauration du chant grégorien au xixe siècle sera de replacer le cantus sur le marché concurrentiel des biens musicaux, à partir d’un souci très « ecclésiastique » (au sens typique du mot) de rétablir la « dignité musicale du sanctuaire » sur une base inattaquable en valeur et en spécificité.
Différences et tensions : les modes antithétiques de socialité La mise au travail du concept de « musique ecclésiastique » peut se révéler fructueuse par la prise en compte des tensions qui surgissent dans l’opposition du Type-Église et du Type-Secte. La tension sectaire est permanente dans la vie des Églises fondées. Elles sont nées sous forme sectaire, et ne peuvent se réformer que par une recharge de quelque trait sectaire de leur matrice originelle. Nous avons fait remarquer que la protestation sectaire s’appuie dans un grand nombre de cas illustres sur une hymnodie radicalement différente dans ses formes et ses fonctions de l’appareil musical proprement liturgique. La simple exploration des traits propres à la socialité sectaire montrerait que loin d’être centrée sur la qualification valorisante et distanciante de l’appareil d’Église en tant que médiateur social, la musique, en milieu sectaire, ou revivaliste, tend plutôt à retrouver une opérationnalité directe, mais bien différente cette fois de l’opérationnalité dont nous avons parlé à propos du pôle religieux « autoconsommatoire » en milieu coutumier ou traditionnel. La musique, le chant, éventuellement les formes de gestuation collective ou de danse, sont directement en rapport avec une action incitatrice, impressive, auto-cohésive, du groupe sur lui-même, avec priorité donnée au groupe hic et nunc, en vue de la production, de l’entretien, de la reviviscence d’une attitude religieuse, d’un assentiment de foi, d’une attente vive et chaleureuse du Retour du Seigneur. Le frère peut y être invité à exhorter les frères en utilisant, s’il en dispose, ses dons musicaux. La forme de l’expression musicale y est ici à dominante « congrégationnaliste », et le souci d’une valorisation du groupe par le déploiement d’une excellence artistique « légitime » n’est jamais première, quand elle n’est pas tout bonnement rejetée. Si le projet sectaire emprunte ses supports à la musique véhiculaire ambiante, ce peut être par souci de communication prosélyte, mais ce peut être aussi par indifférence religieuse à la question de la valeur, posée en termes d’hégémonie culturelle ou de prestige, ce qui n’exclut pas que puissent se constituer des « répertoires » qui finiront pas s’imposer en raison de qualités intrinsèques ou d’un ethos impressionnant comme les groupes Noirs Baptistes en donneront l’exemple aux Etats-Unis.. Il ne serait pas prudent d’aller plus loin dans la construction (toujours un peu « bricolée ») du Type, dont la vertu, nous l’avons dit, n’est pas d’être « réel », mais de faire percevoir des différences raisonnées et des tensions (réelles) entre modes antithétiques de socialité. C’est ainsi que l’on peut (toutes choses égales par ailleurs…) espérer éclairer quelque peu certains aspects de la conjoncture. 161
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Il est devenu assez banal chez un certain nombre de sociologues de faire remarquer que le désétablissement des grandes Églises semble engendrer la réapparition en leur sein de traits et de motifs sectaires : réévalutation des conditions d’admission, re-motivation des engagements, idéologie de la participation, de la responsabilité collective, etc. On a pu également souligner, dans les intentions, et quelquefois dans les faits, une poussée « congrégationnaliste », caractérisée par un dégel et une relative déformalisation de la liturgie, et la restitution d’une dimension expérientielle, quand ce n’est pas émotionnelle, des rassemblements religieux, sans qu’il semble, toutefois, que le monopole des clercs en matière de liturgie ne soit véritablement menacé.
*** L’énumération de ces traits suffit, je crois, non pas à « expliquer » exhaustivement les avatars de la musique qu’on entend actuellement dans les églises mais à faire saisir tout ce que la situation a d’incertain, et que la poussée qui s’exerce ici ou là vers des musiques moins « liturgiques », moins centrées sur la sacralité de la médiation ecclésiastique que sur le rapport immédiat du groupe à lui-même, dans une relative indifférence à la « qualité » reçue comme légitime dans la société globale et de ce fait qualifiante pour « les gens de qualité », n’est pas tant un phénomène de « mauvais goût » pur et simple, qu’un fait qui trouve sa détermination dans la nature même et les contradictions propres au lien religieux et au type d’établissement social au moyen duquel il se manifeste. Déjà, un des paradoxes du « mouvement grégorien », qui fut une des formes et une des phases du « mouvement liturgique » et auquel un grand nombre d’entre nous doivent vocation et formation, fut d’appliquer, si l’on peut dire, la règle du « totus chorus » à l’ensemble de l’exécution des pièces du Graduel et de l’Antiphonaire, et de remplacer le groupe quasiministériel des chantres par des « chorales », c’est-à-dire des groupes associatifs, bénévoles, à forte composante féminine dans beaucoup de cas. En dépit de l’utilisation d’éditions dont on pouvait à juste titre vanter la probité musicologique, on ne pouvait guère imaginer une mise en œuvre d’un tel répertoire qui soit plus éloignée de l’esprit et des conditions de son origine, et donc n’aboutisse dans les faits à un objet musical plus paradoxal et par là-même plus fragile. C’est dire aussi à quel point le « mouvement grégorien », tout liturgique qu’il fût, et parce que liturgique sans doute, contenait dans son principe les germes de déstabilisation propre aux profondes réformes. Dans le moment même où il s’efforçait de reconstituer l’appareil d’une vraie « musique ecclésiastique », il introduisait de facto des éléments pratiques et idéologiques faisant droit à des requêtes latentes, par où déjà la société engagée dans les formes du culte entrait dans un mouvement d’oscillation qui ne ferait que s’accentuer.
L’importance de la musique Entre la maigre chorale de religieuses chantant médiocrement le « grégorien » lors des cérémonies de la Place Saint-Pierre, et ce qu’on a déploré comme l’échec d’une musique plutôt « revivaliste » lors de la Messe célébrée par Jean-Paul II au Bourget, il n’y a pas seulement une Église à la recherche de sa musique, mais un groupe religieux bimillénaire à la recherche de ce qu’il est… Par quoi l’on entrevoit l’importance de la musique. 162
Musique On entend par « musique », selon un consensus sans doute indécis quant à son contenu et à ses frontières, la pratique du chant et des instruments, dans des formations aussi variées que le concert, le théâtre chanté, le culte, etc. L’usage de la musique dans le culte chrétien est un fait. Pour tenter de comprendre ce fait et ses enjeux, il est possible de montrer qu’un jeu de contraintes et de ressources historiquement fondées a engendré dans la liturgie chrétienne une configuration particulière de la pratique musicale, délimitant des formes, produisant des répertoires, fondant sur certains principes la logique de son développement. Il est toutefois important de remarquer que le terme « musica », qui appartient à la théorie gréco-latine, n’est guère employé par les auteurs chrétiens avant que Cassiodore (v. 485-v. 580) n’introduise dans les milieux cléricaux et monastiques la théorie des arts libéraux (Institutiones, PL 70). Ici encore, d’ailleurs, le mot désigne une science apparentée aux mathématiques, une sorte de cosmologie des phénomènes sonores, rythmiques et numériques, très loin des réalités pratiques et spirituelles du chant d’Église. Isidore de Séville (v. 559-634), dans son étude de la voix et du chant, fondra l’approche de Cassiodore avec celle de la rhétorique issue de Quintilien : cette fusion indique bien les deux mouvances à partir desquelles se penseront par la suite les « effets de la musique », chapitre désormais obligé de tout traité De musica1.
Des origines chrétiennes à Clément d’Alexandrie Il n’y a pas, au commencement, de « musique d’Église chrétienne » comparable à l’appareil musical du temple de Jérusalem, et moins encore à l’appareil musical des institutions politiques et sociales des cités méditerranéennes et de leurs cultes publics : on n’y trouve pas de corps de musiciens (chanteurs, danseurs, instrumentistes) et pas d’usages musicaux codifiés en répertoire et en calendrier. Les pratiques musicales des premières communautés chrétiennes semblent plus proches de celles que l’on peut observer au sein de confréries ou associations religieuses centrées sur l’édification mutuelle et utilisant les ressources humaines de leurs adhérents, perçues comme charismes au service de la communauté * In Dictionnaire critique de théologie, sous la dir. de J. Y. Lacoste, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, 2e édition, « Quadrige », 2002, p. 771-775. 1 J.-Y. Hameline, « Histoire de la musique et de ses effets », Cahiers Recherche-Musique, Institut national de l’audiovisuel, 1978, 66, p. 9-35. Dans cet ouvrage p. 105-112.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 163-170 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119000
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(1 Co 14). L’espace domestique, élargi aux membres de la communauté, semble en avoir été le plus souvent le cadre ; et son importance se maintiendra dans les siècles suivants, car on ne saurait oublier le rôle tenu par le cadre familial, ou plus largement par le site de la maison, dans le développement de la prière et du culte chrétien, voire dans le développement de certaines formes de monachisme urbain. Même s’il paraît nécessaire de réduire quelque peu l’influence directe des pratiques synagogales sur les choix liturgiques des premières communautés2, il est toutefois certain que la synagogue, lieu de culte à l’espace matériellement et psychologiquement restreint, a pu fournir des modèles fort prégnants : la lecture des Écritures saintes et leur commentaire, le chant des psaumes, certains styles de prière. Tous les auteurs s’accordent en tout cas pour signaler, à l’œuvre dans les premiers groupes chrétiens, une activité hymnodique remarquable3, parfois spontanée et même improvisée, comme en témoignera encore Tertullien (« chacun est invité à chanter à Dieu, au milieu de l’assemblée, un chant tiré des saintes Écritures ou de sa propre inspiration », Apol. 39, 18). Et l’on s’entend d’autre part pour souligner l’importance croissante que l’Église en voie d’établissement accordera par la suite au psautier davidique. Se développant, le christianisme ne pourra toutefois éviter de se donner des moyens d’expression conformes à ce qu’il percevait de son originalité religieuse et aux formes que prendront ses formes institutionnelles et ses modes de socialité. Et de ce fait, les choix fondamentaux qui marqueront le culte chrétien en matière de musique et de chant, au cours du premier millénaire, peuvent offrir une clef de compréhension de tout ce qui adviendra en ce domaine par la suite. La « musique chrétienne », qui ne se connaissait encore guère comme telle, mais qu’on peut imaginer à la recherche d’une forme d’expression qui soit sienne, fut d’abord amenée à se définir en opposition à un art musical qui faisait corps avec le paganisme, et à tout ce qui dans cet art lui semblait corrupteur des mœurs. Sur ce point, les chrétiens rejoignent les positions du platonisme civique, qui baunissait de la cité poètes et musiciens efféminés ; et ils partagent les réticences de nombreux penseurs, parmi leurs contemporains, qui condamnaient l’art musical comme indigne d’une vie vertueuse et droite4. Il suffira alors que s’accentue la conception théologique d’une corruption peccamineuse de la nature humaine pour que soupçon se renforce : c’est par exemple lorsqu’il en viendra à traiter des concupiscences, notamment celle de l’ouïe, qu’Augustin dira ses hésitations (au reste fructueuses) sur 1a réception par l’Église d’un art aussi frivole ou aussi redoutable que le chant. Il est en tout cas fort probable que le concept même de « chant », et plus précisément de « chant nouveau » (selon l’expression du ps. 143), se présenta très vite comme terme adéquat pour désigner ce que l’on concevrait bien moins, dès lors, comme une pratique rituelle ou « artistique » que – métaphoriquement – comme une attitude proprement 2 R. Taft, Liturgy of the Hours in East and West, Collegeville, 1985, (trad. fr., Turnhout, 1991). E. WERNER, The Sacred Bridge. The interdependance of Liturgy and Music in Synagogue and Church during the first Millenium, Londres- New-York, 1959. 3 C. Perrot, « Le chant hymnique chez les juifs et les chrétiens au premier siècle », LMD 1985, 161, p. 7-32. 4 J. Quasten, Music and Worship in Pagan and Christian Antiquity, 1983, p. 52-57.
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chrétienne devant la vie et dans le renouvellement de la vie, comme une manière heureuse de vivre selon la grâce. Cette métaphorisation du concept de chant, au contenu vraiment innovateur, est tout à fait sensible, par exemple, dans le Protreptique de Clément d’Alexandrie († 212) : un texte dont la date et le lieu de composition, dans le contexte particulièrement cosmopolite et multireligieux de la grande métropole méditerranéenne, correspondent à un stade déterminant de l’organisation du christianisme et de son auto-interprétation. Le chant apparaît donc chez Clément comme modèle d’une présence intense et heureuse au monde, mais d’une présence que le culte des faux dieux ne pouvait que rendre illusoire et mensongère. Le Christ, Logos et Sagesse, mais aussi vrai homme et chantre des louanges du Père, intervient donc comme celui qui rend possible un « chant nouveau », kainon asma, dont l’œuvre est de convertir, à la suite de David et des prophètes, le chant d’Amphion, d’Orphée ou d’Homère. Ce chant nouveau, qui se nourrit d’hymnes et de psaumes afin de se comprendre lui-même, s’identifie avec une vie – elle aussi nouvelle – de piété (theosebeia) et de sagesse. De la sorte, l’art musical ne possède en lui nul pouvoir direct de salut, pas plus qu’il n’a le pouvoir d’influencer la divinité. C’est à l’action de l’Esprit Saint que doit être rapportée la nouvelle et « musicale » harmonie des êtres, et le chant est donc un fruit de la sagesse, comme irradié par l’humanité béatifiée du Christ, mais à la réalité « poétique » indissociable d’une dimension ascétique : le chant phénoménal et tout l’art des musiciens ne peuvent plus désormais qu’évoquer cet autre chant, plus réel peut-être en sa nature de chant, qu’est le chant de la vie vertueuse. Ce renversement des perspectives va nourrir toute la conception ultérieure que les moralistes chrétiens se donneront du chant et de la « louange vocale », laus vocalis (cf. entre beaucoup d’autres Augustin, En. in Ps. 146, 148, 149 ; Jean Chrysostome, In Ps. 111 ; d’une manière générale les commentaires du ps. 46 et du ps. 149). Si donc il fallait, en l’absence de renseignement plus précis, imaginer à partir du Protreptique un éventuel usage du chant dans les assemblées chrétiennes, on devrait souligner sans doute l’absence de tout appareil musical institué. Clément rejette tout ce qui pourrait se rapprocher du théâtre sacré, du pèlerinage initiatique ou de l’ivresse bacchique. Mais ses fermes tendances ascétiques sont cependant liées à une impulsion hymnodique chaleureuse et imaginative, qui irrigue tout son propos, dessine un lyrisme, et presque une vocalité. Avec des variantes relevant de la plus ou moins grande rigueur des mœurs et des règles communes, cet ascétisme sapientiel se retrouvera dans la psalmodie monastique. La lettre d’Athanase à Marcellinus (PG 27,37-41) attribue ainsi à la cantilation « mélodieuse » des psaumes un effet apaisant, conciliant le rythme de l’âme avec celui de l’auteur inspiré, et préparant ainsi le cœur à la prière5– thème qui connaîtra une fortune persistante6. Trois refus marquent donc la conception chrétienne. Refus d’une part de toute forme de chant ou de musique qui attribuerait à l’art une action contraignante sur les forces naturelles et surnaturelles ; refus d’autre part de toute tendance gnostique à 5 6
J. Dyer, « Monastic Psalmody of the Middle Ages », Revue Benédictine, 96, 1989, p. 41-74. A. de Vogüe, « Psalmodier n’est pas prier », Ecclesia Orans 6, 1989, p. 7-32.
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attacher aux formes musicales (échelles, nombres, rythmes…) comme telles un pouvoir d’illumination et d’accès à la connaissance divine ; refus enfin de toute association des pratiques musicales avec ce qui apparaît comme dérèglement des mœurs, ivresse, frénésie, états limites, transes.
L’ethos du chant dans la célébration chrétienne Le rituel baptismal demandait au catéchumène de renoncer aux « pompes de Satan », et celles-ci trouvaient sans doute leur réalisation la plus voyante et la plus sonore dans les cortèges qui ouvraient les jeux souvent sanglants du cirque, à grand renfort de fanfares, de cris et de pavois. Les auteurs chrétiens n’hésiteront pas à faire part de leurs sentiments d’exécration vis-à-vis de cet univers sonore (p. ex. Tertullien, De spectaculis, chap. 10, PL 1, 642-644) ; et lorsque l’établissement de l’Église, le prestige local des évêques, le développement du clergé, permirent l’apparition d’un cérémonial liturgique plus ample qu’aux origines, le rejet des instruments de musique et l’utilisation de la seule voix nue des chantres et des fidèles mèneront à produire un ethos sonore des célébrations chrétiennes sans doute plus innovateur que les historiens de la musique ont pu le penser, et sans lequel il est difficile d’imaginer l’apparition aux siècles suivants de la grande monodie latine, romaine, milanaise, gallicane, hispanique ou romano-franque. Les traits essentiels de cet ethos du chant, ou à tout le moins d’un ethos souhaité et proposé, apparaissent clairement dans un sermon de Nicétas de Remesiana (v. 454-485), De psalmodiae bono (PL Suppl. 3,191-198), dont Isidore de Séville (De ecclesiasticis officiis, I, chap. 1-10, II, chap. 11-12) reprendra en partie la terminologie et le contenu. Nicétas n’ignore pas que certains en Orient et en Occident tiennent le chant des psaumes et des hymnes pour inutile et « peu convenable à la divine religion ». Ils en tiennent à une interprétation restrictive des paroles de l’Apôtre, « chantez et célébrez le Seigneur de tout votre cœur », in cordibus vestris (Éphésiens 5,19), c’est-à-dire, pour eux, « dans le secret du cœur ». Or l’Apôtre a bien parlé du chant, non du silence, et ses mots renvoient en fait à l’union du cœur et de la voix. Nicétas fait ensuite l’éloge des psaumes et cantiques bibliques : ils fournissent à toute situation d’ici-bas, à toutes conditions d’âge et de sexe, un remède que la douceur et le charme du chant rend efficace, de telle sorte que le cœur ne pourra que s’émouvoir quand il aura compris que tous les mystères du Christ y sont célébrés. L’expression bien connue du ps. 46, psallite sapienter, indique bien qu’il ne faut pas seulement chanter avec le souffle, mais aussi avec l’intelligence éveillée par la beauté du chant. Si telle est la voix de l’Église en ses assemblées, on ne saurait alors laisser au hasard, et encore moins au désordre, le soin d’en déterminer les caractéristiques. La simplicité chrétienne ne saurait emprunter le charme de ses mélodies à un art théâtral et vain : tout doit y être en accord avec la sainteté d’une telle religion. Infortunément, Nicétas n’indique qu’un trait de la réalisation de ce programme : la recommandation du chant ex uno ore, dont le cantique des trois enfants dans la fournaise (Daniel 3, 51-90) fournit le paradigme. Cette insistance sur l’una voce rejoint chez un grand nombre de pasteurs et de supérieurs monastiques l’horreur de l’hétérophonie et, plus généralement, de tout comportement vocal
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qui pourrait évoquer tumulte et précipitation7. Toute tonitruance est exclue lorsque la voix s’adresse à Dieu, comme saint Cyprien l’avait exprimé dans son commentaire de l’Oraison dominicale8 : « Chez ceux qui prient, que la façon de parler et les demandes soient marquées par un souci de calme et de retenue. Pensons que nous nous tenons en présence de Dieu. Il importe de complaire aux yeux divins par l’attitude du corps et l’intonation de la voix. Autant c’est le propre d’un impudent que de faire retentir des clameurs, autant il convient à la pudeur chrétienne de se faire entendre par des prières mesurées. » Cela n’excluait certes pas la portée religieuse du gémissement et du soupir9, ni la ferveur et l’enthousiasme loués si décidément par Ambroise (Explanatio Ps. 1, PL 14, 924-925, Sermo contra Auxentium, PL 16, 1017), qui fut par ailleurs le théoricien de la verecundia chrétienne (De officiis, PL 16, XVIII, 43-47). Dans l’économie des productions sonores, les liturgistes carolingiens auront ainsi à distinguer des logiques différentes et à permettre au chant de se réaliser dans la multiplicité nécessaire (et théologiquement signifiante) des chants : psalmodie commune ronde à voix modérée et bien coulante, chant « artistique » et soutenu (strenua voce) des chantres (et particulièrement des chantres solistes exécutant les versets) dans leur répertoire propre, profération « secrète », in secreto, de la prière sacerdotale du canon de la messe (cf. Chrodegand, évêque de Metz, Regula canonicorum, PL 89, L, 1079, repris par le concile d’Aix de 816).
Questions fondamentales d’une théorie de la musique liturgique Tout se passe donc en toute clarté, à l’époque patristique, comme si l’Église se trouvait affrontée à une tâche ouverte : définir une musique, ou plus précisément une musicalité de la voix et du chant, qui soit congruente à son culte et puisse, dans son exécution et sa perpétuation, entretenir à la fois ses formes (modèles formels et répertoires constitués), son principe et sa sensibilité. Articuler la tradition des chants à la tradition du chant, lui-même entendu comme acte théologal dans l’Église, tel est l’enjeu. Il importe de remarquer, en outre, que la formation et la diffusion du chant chrétien ne furent pas liées constitutivement à une langue déterminée. Certes, les premiers supports historiques de la musique d’Église, outre les traces géographiques qu’ils laisseront sous la forme d’un petit nombre de vocables ou de formules vénérés et non traduits – ainsi ces « termes hébraïques non traduits », amen, alleluia, hosanna, dont parle Augustin (De doctrina christiana 1. 2, chap. 2) –, ne manqueront pas de marquer fortement l’élocution chrétienne, comme on peut le considérer en prenant l’exemple du verset psalmique, si étranger à la prosodie gréco-latine10. Mais plus signifiant encore est le travail que les divers langages, et les diverses cultures, imposeront au matériau musical qui leur sera transmis. Il
J. Quasten, Music and Worship…op. cit., p. 67. M. RÉveillaud, Saint Cyprien, l’Oraison dominicale, Paris, 1964, p. 81-82. 9 R. Armogathe, « Gemitibus inerrabilibus, Note sur Rm. 8, 26 », Augustinianum, 1-2, 1980, 19-22. 10 E. Gerson-Kiwi, « Musique (dans la Bible), Dictionnaire de La Bible, Supplément, Paris, 1957, T.29, col. 1411-1468. 7 8
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faut prendre très au sérieux, alors, les phénomènes d’inculturation linguistique11, à chaque fois œuvre conjointe d’une langue et d’une autocompréhension religieuse se travaillant l’une l’autre au niveau même des supports de l’expression : ainsi les hymnes d’Ambroise, mais aussi l’œuvre poétique de Paulin et de Prudence, parvinrent à concilier dans un « chant nouveau » l’héritage de la poétique latine et l’elocutio propre au message chrétien12. Et quant à l’étrange creuset où se rencontrent la déclamation psalmique et l’accentuation latine, il verra se former après une lente maturation cet objet musical nouveau et toujours surprenant qu’est l’antienne, et surtout apparaître autour d’elle, et en rapport avec l’ars canendi propre à l’institution (elle aussi nouvelle) de la schola cantorum (groupe qualifié des chantres au statut cérémoniel bien défini), un répertoire méthodique, l’antiphonaire, où le mystère de l’année liturgique chrétienne peut se déployer dans une forme sonore à la fois continue et différenciée, joignant une herméneutique musicale du texte à la proposition d’une louange cordiale et joyeuse. Quelques traits insistants, sinon constitutifs, de la musique des chrétiens se laissent alors dégager13 a) Le chant engagé dans l’aventure individuelle et collective de la foi relève primordialement de la confession orale, telle que définie une fois pour toutes dans l’Epitre aux Romains, c.10, v. 8-11., où se fonde toute théologie de la voix de l’Église en ses assemblées. Confessant la foi, le chant donne à entendre ce qui est énonçable en elle. Il le fait toutefois sur son mode musical propre, laissant au texte un espace sonore où, paradoxalement, son poids de sens apparaît mieux encore que dans l’énoncé pur et simple des mots. Le chant œuvre pour la manifestation en allongeant la diction : la tarditas propre à la profération chantée avait déjà été bien vue par Boèce (De Institutione Musicæ, PL 63-64, I. 1, chap. 12)14. Plus qu’une fonction d’apparat, c’est la constitution d’une aire d’audibilité propre à l’action chantée qui importe ici. Cette constitution peut dès lors apparaître comme rôle premier de l’aménagement musical des liturgies. Elle ouvrira la voie aux floraisons postérieures, au premier chef à la polyphonie. b) La tradition du chant chrétien ne peut renier ses origines pentecostales et charismatiques. Il est possible que les trois termes mentionnés en Colossiens 3,16 et Ephésiens 5,15 (« des psaumes, des hymnes et des cantiques inspirés ») n’aient pas correspondu à des catégories de chant effectivement en usage. L’évocation de ces « cantiques inspirés » laisse cependant entrevoir une extension possible des répertoires établis en direction de formes où l’art et le calcul didactique laissent place à la diffusion d’une énergie puisée dans l’expérience religieuse elle-même, à cette « jubilation » (vox sine verbis) où les commentateurs du ive siècle virent un excès et un débordement situé à fois en deçà et au-delà du propos verbal (Hilaire, Tractatus in ps. 65, 3, PL 9, 425 ; Augustin, Sermo 2 in ps. 32, PL 36, 283 ; in ps. 99, § 4, PL 37, 1272). P.- M. Gy, La liturgie dans l’histoire, Paris, 1990, p. 59-72. J. Fontaine, Naissance de la poésie dans l’Occident chrétien, Paris, 1981. 13 Voir aussi : J. Ratzinger, Ein neues Lied für den Herrn. Christusglaube und Liturgie in der Gegenwart, 1995, (trad. fr. 1995). J. Gelineau, « Le chemin de musique », Concilium, 222, 1989, p. 157-170. 14 H. Potiron, Boèce, théoricien de la Musique grecque, Paris, 1961. 11 12
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c) Un héritage lyrique, à la fois psalmique et hymnique, se tient en réserve dans les Écritures chrétiennes. Le psautier en constitue le centre, palette de tous les sentiments du fidèle heureux ou malheureux, lu à travers la figure typique du Christ psalmiste15, et sa structure invitatoriale, exprimée par les impératifs cantate, psallite, magnificate, laudem dicite et par la place prise dans la liturgie des heures par le ps. 94 (« Venez, crions de joie pour le Seigneur… »), permet de comprendre le trait sans doute le plus fondamental du chant chrétien, l’affirmation que Dieu est en quelque sorte « chantable », et ne peut même être adéquatement reconnu, peut-être, si le croyant ne se met à un moment ou à un autre en situation hymnodique. Dieu certes ne saurait avoir besoin de quelque louange que ce soit, et rien ne répugne plus au christianisme que l’adulation (Jean Chrysostome, 5e homélie sur 1 Tm, PG 62, 525-590, Augustin, Es. Ps. 134, PL 37, 1708-1755). Le chant ne profite qu’au chanteur et à son auditoire : il signifie pour eux la libéralité des dons divins en se présentant comme restitution (eschatologique) d’une faculté (protologique) de chanter. Le chant chante la louange de Dieu en chantant sa propre possibilité. Il chante la possibilité de louer, dont il refait inlassablement entendre l’invitatoire. d) Le personnage du cantor, ou du psalmiste, auquel Augustin fait si souvent allusion (et n’est-ce pas aussi le titre dont s’honorera J.-S. Bach ?), apparaît alors comme le gardien de cet héritage lyrique, et comme celui qui a charge de maintenir à la tradition de l’invitatoire une suffisante vitalité. Dans la description qu’il donne des fonctions ecclésiastiques, après avoir évoqué la tâche et l’art du lecteur, Isidore de Séville définit tâche et art du psalmiste ; et à la différence de Nicétas, dont il reprend certaines expressions, il esquisse ce que peut être un ethos vocal théologiquement consistant : « Il importe que le psalmiste soit remarquable et distingué par sa voix et par son art, de telle sorte qu’il puisse amener les âmes des auditeurs à se laisser prendre au charme d’une suave psalmodie. Sa voix ne sera ni dure, ni rauque, ni fausse, mais sonore, mélodieuse, nette et élevée, une voix dont la sonorité et la mélodie seront en accord avec une-religion sainte. Elle ne fera pas paraître un art d’interprète, mais manifestera dans ton déploiement musical une vraie simplicité chrétienne. Elle ne sentira pas l’ostentation propre aux musiciens ni l’art théâtral, mais opérera plutôt chez ses auditeurs un vrai attendrissement du cœur » (De ecclesiasticis offciis, I, 2, chap. 12) L’art bien conçu du chant tend ainsi à produire une levée des résistances et des pesanteurs du cœur, pour produire une compunctio qui conduit presque dans le registre du tendre, mais sans faiblesse, car la voix doit être droite, claire et sonore, comme il convient à une religion qui répugne aux effets de théâtre et à une musique de parade. On peut penser que ce programme et cette définition d’une esthétique de la « convenance », bien loin de jouer un rôle artistiquement inhibiteur, ont pu, au contraire, en prônant un lyrisme contenu à la recherche d’une forme optimale, ouvrir la quête indéfinie des formes et susciter un travail incessant d’approches et de solution qui, d’une certaine façon, s’est confondu avec l’histoire de la musique occidentale. e) Une qualification de cet art – car c’est bien d’art qu’il s’agit maintenant – reste difficile à saisir, qui s’énonce dans le « charme » et la « suavité » (les oblectamenta dulcedinis) dont parle Isidore. Tout ce qui a trait à douceur du chant », à la suavitas canendi, pourrait 15
B. Fischer, « Le Christ dans les Psaumes », LMD 27, 1951, p. 86-113.
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être considéré comme un cliché littéraire proche de l’insignifiance. L’interprétation de ce passage par Amalaire (v. 830)16 incite toutefois à prendre cela au sérieux. Pour Amalaire, dont l’influence fut grande pendant tout le Moyen Âge17, le chant annonce précisément réalité délectable des biens promis dans le contrat de la foi ; et d’ailleurs, insiste-t-il en suivant Augustin, Dieu n’attire pas « par nécessité mais par délectation », non necessitate sed delectatione, ce qui réserve au chant le privilège d’annoncer que l’amour ne saurait naître de la contrainte.
Amalaire, Liber Officialis, Opera omnia, éd. J. M. Hanssens, Vatican, 1948, t. 2, L. 3, chap. 5, § 6). Anders Ekenberg, Cur cantatur ? Die Funktionen der Liturgishchen Gesanges nach den Autoren Karolingerzeit, Stockholm, 1987. 16 17
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Le chant des psaumes [La date de publication de ce texte est une des plus anciennes de ce recueil. Il fut rédigé à l’occasion d’une Session nationale, organisée par l’Union des Supérieures Majeures et le Centre National de Pastorale Liturgique, rassemblant à Angers, du 29octobre au 2 novembre 1966 quatre cent vingt religieuses, appartenant à cent quatre-vingt-dix congrégations. Les objectifs de cette Session portaient sur les conditions nouvelles posées par l’adoption très large de la langue vernaculaire dans la célébration collective de l’Office divin. L’auteur, alors connu surtout par des publications concernant le Chant grégorien et la pratique chorale, fut invité par le P. Joseph Gelineau à proposer une réflexion qui puisse unir la connaissance des pratiques historiques à une saisie des vrais enjeux religieux et spirituels de l’acte psalmodique, pour déboucher sur des perspectives réfléchies et bien pesées de mise-en-œuvre, voire de style d’exécution. L’auteur fait état des travaux menés à cette époque par le P. Dom Jean Claire sur la genèse du Répertoire antiphonique grégorien, travaux qu’il pouvait suivre de très près comme correcteur bénévole, à Solesmes, des épreuves de la Revue Grégorienne, où paraissaient ces remarquables études. Ces toutes dernières années, le P. Daniel Saulnier a repris d’une manière magistrale le dossier de la pratique antiphonique et de la formation du Répertoire des Antiennes de l’Office. On consultera avec fruit ses apports dans les Études Grégoriennes, XXXVII, 2010.]
À première vue, notre exposé semble devoir être une réponse à une question très simple : comment faut-il chanter les psaumes ? Et déjà se dessine une réponse et s’esquisse une méthode : qu’est-ce qu’un psaume ? comment faisaient les Anciens ? Que pouvons-nous retirer de la tradition liturgique et des usages, venus jusqu’à nous, de l’Antiphonaire romain ? Nous serions tentés d’aller plus loin et de poser la question bien plus absolument : Estil opportun de chanter les psaumes ? et : Qu’est-ce que « psalmodier » aujourd’hui ? Dans quelle mesure les leçons du passé biblique et paléo-chrétien peuvent-elles nous être utiles ? Ne risquons-nous pas de nous enliser dans un nouveau formalisme en nous rendant une fois de plus prisonniers de formes figées, étiquetées « antiphonie », « répons », ou tout autrement ? Et, par exemple, où est le modèle d’une véritable « responsorialité » pour notre temps ? Est-ce celle des Noirs d’Afrique occidentale, celles des Spiritual songs made in USA, est-ce le répons bref solesmien, ou celle que nous propose ce « nouveau-plain-chant-en-français », si souvent terne et besogneux, faute de véhiculer avec lui un véritable style de composition et d’exécution qui s’imposerait et témoignerait d’une vivante expérience ?
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In Célébrer l’Office Divin, Paris, Fleurus, (Coll. Kinnor), 1967, p. 121-143.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 171-184 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119001
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À ces questions, il importe de nous dire que nous n’avons pas de réponses définitives, mais qu’un certain nombre de réussites heureuses réalisées ici ou là depuis douze ans permettent d’envisager l’avenir avec confiance. Cette mise en œuvre d’une psalmodie pour l’Office est un des enjeux importants de la réforme liturgique : en serons-nous de bons artisans, créateurs, inventifs, avisés, soucieux surtout de ne pas quitter le chemin d’une prière riche et profonde (exigence née pour beaucoup d’entre nous d’une pratique familière du chant grégorien) ? Car il nous faut, nous aussi, « psalmodier avec intelligence », à notre façon de chrétiens du xxe siècle finissant, dans notre langue maternelle qui commence tout juste à se familiariser avec l’événement. Il faut, bien sûr, beaucoup de modestie pour mener une telle entreprise ; mais il suffit de se frotter cinq minutes avec l’aspect technique des problèmes pour ne pas avoir envie de crier victoire trop vite ou trop fort. Plus important nous semble le devoir de « mettre du cœur à l’ouvrage », et de chercher patiemment les meilleures solutions, d’assurer la mise en place d’un style d’exécution où la création s’enrichira. C’est le cœur qu’il faut mettre en route, car c’est lui le premier concerné par la psalmodie quotidienne, et c’est lui qui finalement discernera ce qui lui convient le mieux pour exprimer la prière de son quotidien amour, en vérité et plénitude.
1. Les leçons du passé biblique Le mot « psaume » (en grec : psalmos ; en hébreu : mizmôr) désigne étymologiquement un « poème » accompagné du jeu d’un instrument à cordes que l’on pince des doigts. Mais ce renseignement étymologique ne doit pas être trop sollicité. Il garde un sens très général. Cette remarque est valable pour un grand nombre de termes empruntés par le Psautier au vocabulaire de la musique comme : chanter, jouer, battre des mains, ou pour des nomenclatures d’instruments de nature souvent problématique. Les exégètes s’accordent à reconnaître la difficulté qui subsiste de faire la part des conventions de langage dans de tels usages, et de donner une interprétation précise et sûre des indications d’exécution que l’on peut trouver dans le Psautier. Nous nous contenterons, pour notre part, de quelques remarques d’ordre général, pouvant nous aiguiller sur une meilleure réalisation des psalmodies de nos Offices. a) Répertoire non homogène Non sans friser le paradoxe, nous dirons d’abord que le Psautier n’est pas absolument parlant un recueil de psaumes. C’est un répertoire non homogène de poèmes et de chants, divers de formes et de modes d’exécution. Ce répertoire s’est formé au cours de plusieurs siècles. Il a été sans cesse remanié et réadapté aux usages et aux situations socio-culturelles commandés par la conjoncture politique et religieuse. Les usages liturgiques et musicaux se sont également transformés, notamment par le passage d’une liturgie festive de plein air, utilisant instruments et chœurs comme dans certaines cérémonies du temple, à un type de liturgie synagogale de petites communautés de villes ou de villages, ou même de 172
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communautés de type monastique, accompagné, semble-t-il, d’une certaine méfiance pour l’art proprement musical et instrumental. Il est donc difficile, dans ces conditions, de parler des formes que pouvait prendre le chant des psaumes en dehors de tout contexte historique précis et même de parler de « psaume » comme d’un genre bien défini. Cependant, il est certain qu’un grand nombre de psaumes ont connu un usage liturgique comportant une certaine forme de chant, et que d’autres ont été modifiés en vue de cet usage (adjonctions de bénédictions terminales, par exemple). D’autre part, l’analyse de certains psaumes laisse deviner à travers une structure litanique, ou des traces de refrain, ou des possibilités de mise en œuvre chorale, des préoccupations de nature « musicale ». Enfin, certains genres dits « littéraires » ne désignent en fait que des types spécifiques de lyrisme musical : les Hymnes, ou chants de louange, ainsi que les Cantiques ont dû se différencier par leur mode d’exécution des Prières ou des Lamentations ; quant aux psaumes didactiques, leur récitation sous forme de chapelet monotone de strophes enfilées les unes aux autres et ainsi savourées dans un état de torpeur rythmique où l’âme veille et médite constitue également une activité « musicale » d’un genre assez particulier. b) Récitation sur des formules mélodico-rythmiques types De manière plus générale, il est important de se rappeler encore que les anciens, dans le domaine particulier du langage religieux, juridique ou mythique (psaumes, oracles, veillées funèbres, textes législatifs, chansons de geste, etc.) ignoraient notre distinction moderne entre chant et parole parlée. Tout texte sacré était modulé sur des formules usuelles propres au peuple ou à la tribu, et constituées par des patrons (patterns) mélodiques et des coupes rythmiques en rapport avec la nature prosodique de la langue et le caractère de l’événement célébré (ethos). Ainsi se constituait une certaine sacralisation de la parole, se manifestaient une certaine transcendance du message sonore ou son caractère « révélé ». Dans les cas de récitations collectives, ces formulettes à la fois mélodiques et rythmiques permettaient au groupe de reprendre indéfiniment et sans effort certaines clausules, ou de répéter un verset après le soliste, non sans l’accompagner, le cas échéant, de battements de mains ou du jeu d’instruments à percussion. La veine imaginative des solistes-conducteurs avait d’ailleurs la possibilité sur ces schémas de se livrer à des variations textuelles ou rythmo-mélodiques où pouvaient se glisser des éléments pathétiques ou anecdotiques. Des formes de récitations sur formules mélodico-rythmiques semblent avoir été la règle commune, et tout « Sainte Écriture » était proférée de la sorte. Ce fut certainement le cas du Psautier, et nos formules psalmodiques latines sont issues lointainement de ces timbres, d’ailleurs assez voisins les uns des autres chez les divers peuples du Proche-Orient méditerranéen, et dont quelques spécimens passèrent dans l’usage des communautés chrétiennes quand se généralisa l’emploi du Psautier pour la prière quotidienne.
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c) Geste rythmique et acte Cette pratique commune d’une récitation mélodicorythmique des textes sacrés explique en grande partie le caractère éminemment vocal et fortement structuré des poèmes psalmiques. Il peut être suggestif, à ce point de vue, de penser que le parallélisme1 est tout à la fois structure de pensée et geste rythmique, mécanisme d’une intelligence qui se déploie dans le temps (une danse de l’intelligence). Il est un rythme, donc un acte et un fait d’exécution, mais c’est la spéculation qui ici se fait rythmique, et le mouvement de la connaissance sacrée y met à nu sa démarche dans son étalement temporel et son mécanisme associatif. L’exécution chantée ne pourra pas négliger cette structure essentielle. De même, il semble impossible de retrouver le mouvement originel et total du psaume, donc sa « musique », c’est-à-dire la manière dont il se réalise temporellement et phoniquement au plan du rythme verbal et des grandes articulations du sens, de ses particularités prosodiques, de l’allure générale de son débit, sans retrouver autant que faire se peut dans la transcription moderne deux instances essentielles qui sont l’organisation strophique et le canevas métrique du vers. Bien sûr, les problèmes proprement techniques soulevés ici ne sont pas simples et il faudrait y consacrer de longs développements dans une ultérieure « grammaire théorique et pratique de la psalmodie en français » ! D’autre part, ces structures sont plus ou moins lâches selon les cas : certains psaumes ne sont pas autre chose qu’une chaîne de clichés stéréotypés assemblés sans grand artifice ; d’autres sont dans un très mauvais état de conservation textuelle. Néanmoins, il nous paraît très important de veiller dans toute la mesure du possible à un retour aux sources de la rythmique originelle qui est, comme nous l’avons dit, beaucoup plus qu’un ornement facultatif à l’usage d’esthètes en mal d’orientalisme. d) Modes d’exécution variés L’usage liturgique des psaumes dans les célébrations de la synagogue et du temple comportait des modes d’exécution variés. Ici on discerne la présence de chœurs, là l’intervention d’un chantre auquel « répondait » l’assemblée. Cet usage passera dans les liturgies chrétiennes des Vigiles, de l’Eucharistie et de l’Office divin.
2. Les leçons du passé chrétien La récitation des 150 psaumes « de David » se généralisa dans l’Église à partir du ive siècle. Elle envahit les célébrations chrétiennes en Orient puis en Occident. À la même époque, le monachisme connut un grand essor. La psalmodie constitua un élément essentiel de ce qui devait devenir l’Office divin, au point que nous finirions par oublier qu’elle n’y était pas seule. Les usages monastiques variaient d’ailleurs d’une province à l’autre et il est instructif de suivre au cours des ve et vie siècles les transformations et les aménagements de Voir Didier Rimaud, « Approche littéraire des psaumes », Célébrer l’office divin, Paris, Éditions Fleurus (« Kinnor »), 1967, p. 93-104, en particulier, p. 101. 1
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la psalmodie. Malgré de nombreux travaux et études sur cette évolution, il reste un certain nombre de données mal éclaircies. En particulier, l’interprétation des termes techniques employés par les auteurs anciens (antiphona, hymnoi, responsorium, etc.) pose encore des énigmes assez difficiles à résoudre. On peut penser que les communautés chrétiennes ont continué à pratiquer les usages du culte synagogal. Ceux-ci, nous y avons fait allusion, mettent en jeu un chantre-psalmiste qui module les versets du psaume, qu’il connaît par cœur la plupart du temps. L’assemblée écoute le psalmiste et lui « répond », soit en répétant le verset qu’elle vient d’entendre, soit en reprenant une réclame comme Alléluia, Amen, Paix sur Israël, ou toute autre formule du même genre. Les communautés chrétiennes reprendront ces dispositions en y apportant des variantes dues à des usages locaux, aux impératifs de la vie monastique, ou au contraire à la forme solennelle et très festive des liturgies des grandes cités ou des centres de pèlerinage. Nous laisserons de côté les chants psalmiques de la liturgie eucharistique, les antiphones processionnelles et les dérivés ornés de la psalmodie responsoriale, pour nous en tenir à l’unique cas de la psalmodie pure dans le cadre de l’Office. Celle-ci se présente sous trois aspects assez sensiblement délimités : la récitation continue, la psalmodie responsoriale stricte, la psalmodie à refrain. Dans un autre ordre d’idée, la récitation des versets peut être soit le fait d’un chantre-psalmiste, soit de quelques versiculaires, soit de toute l’assemblée qui, dans ce cas, se trouve le plus souvent divisée en deux chœurs alternants. Enfin, il est possible que la psalmodie responsoriale ait été démultipliée par la pratique de l’antiphonie secundum morem orientalium partium, qui semble avoir parfois divisé la communauté en deux demi-chœurs répondant chacun à son psalmiste-conducteur et pouvant se réunir sur une strophe supplémentaire (doxologie) ou un refrain. a) La récitation continue Comme son nom l’indique, la récitation continue est une lecture modulée du psaume, verset par verset, exécutée par le lecteur-chantre. L’assemblée écoute et se pénètre de la prière psalmique. Dans d’autres cas, la psalmodie continue est exécutée choralement par l’assemblée tout entière. L’alternance de deux chœurs se renvoyant les versets ne brise pas cette continuité. On peut penser, que la forme médiévale de la psalmodie en usage dans l’Antiphonaire romain est à la fois chorale, continue et alternée, l’antienne n’y étant plus qu’un cadre qui désigne le mode en préparant l’intonation et qui introduit autour de la stricte psalmodie un élément plus librement lyrique. b) La psalmodie responsoriale stricte Cette forme est caractérisée par un mouvement du type appel-réponse entre le psalmiste-chantre et l’assemblée. Deux données y sont essentielles : (a) elle est centrée sur le soliste qui y tient un rôle conducteur en « annonçant » le verset ; (b) la responsa par laquelle l’assemblée répond à cette annonce est intégrée mélodiquement et rythmiquement 175
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à l’ensemble et ne peut s’en détacher. À la suite des recherches extrêmement précieuses du R. P. Jean Claire sur les formes mélodiques primitives de la psalmodie responsoriale2, il a été possible d’en proposer dans le Graduale Simplex des restitutions modernes qui, sous leur forme latine, en font tout à fait bien saisir le caractère.
Psalmus responsorius C 2 g.
c) La psalmodie à refrain La responsa intégrée au verset, et de ce fait nécessairement brève et simple, fut jugée sans doute trop élémentaire. Aussi voit-on apparaître une intervention de l’assemblée sous forme, cette fois, d’un motif détachable constituant une sorte de refrain. Ce refrain était mélodiquement soit un développement de la responsa, soit calqué sur l’ensemble de la formule musicale verset-responsa3, mais détaché du verset proprement dit. Cette sorte de verset-refrain dont la tournure mélodique et verbale était ainsi, du moins à l’origine, toute proche du patron psalmodique, constituait une manière de faire « psalmodier » l’assemblée tout entière, en mélangeant en particulier les voix d’hommes et les voix de femmes, ce qui, dans le cas, constituait une vraie nouveauté. Peut-être est-ce là une des explications de l’origine du mot antiphona qui apparaît chez maints chroniqueurs du ive siècle, et désignera bientôt de grands ensembles chorals, psalmiques ou non, composés de strophes libres et souvent très développées, accompagnant une psalmodie vouée à l’abrègement et même à la disparition pure et simple. Ainsi, sans que l’on sache très bien quel fut le rôle joué dans cette transformation par l’antiphonie de type syro-palestinien, ces modestes refrains psalmiques, pourtant très différents des grandes antiphones processionnelles, prirent eux aussi le nom d’antiennes. « Psalmodie responsoriale », dans la Revue grégorienne, 1-2 (1963). Dans ce même numéro, on pourra lire un assez extraordinaire texte d’Alcuin sur l’usage chrétien des psaumes et sur leur merveilleuse puissance « d’édifier » l’homme chrétien, présenté par le R. P. Dom Guy Oury, p. 5. 3 Idem, p. 21. On complétera par la lecture d’ « Antiennes et tons psalmodiques », dans la Revue grégorienne, 3-5 (1963), en regrettant que la publication de ce travail absolument unique dans l’histoire des études modales ait dû être provisoirement suspendue. 2
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Ces antiennes-refrains sont adaptées modalement à chaque timbre psalmodique. Leur composition, de ce fait, est très souvent formulaire. Elles furent soumises au cours des âges à la règle générale de l’inflation lyrique, surtout les jours de fêtes, mais on ne saurait s’en plaindre devant l’abondante moisson de réussites qu’on y peut faire. Les Heures de l’Office hebdomadaire en conservent un grand nombre dont la forme est restée très simple. Les rubriques du Haut Moyen Âge laissent supposer que cette antienne-refrain pouvait être répétée après chaque verset du psaume (hodie antiphonamus), mais ce n’était pas la seule manière de psalmodier et on en arriva à ne la chanter qu’au début et à la fin du psaume, ce qui contribua à l’isoler et à renforcer son autonomie esthétique. Après ce survol historique, au détail duquel il serait nécessaire d’apporter mille précisions et nuances, il nous faut tirer quelques conclusions : 1o L’usage des psaumes n’est pas restreint à l’Office et il peut être bon de ne pas confondre « psaume » et « psalmodie ». Certains psaumes sont de vrais hymnes ou cantiques, et, en dehors du cadre de la psalmodie proprement dite, ils peuvent gagner à être parfois chantés sous des formes plus développées lyriquement. Il est frappant de voir que la liturgie de la messe ne supporte guère qu’une seule psalmodie stricto sensu : le Répons-Graduel. Tout le reste relève d’une antiphonie cérémonielle propre aux chants de la Schola4 et les psalmodiesà-tout-faire, tant latines que françaises, n’y sont guère en situation (que peut bien signifier de psalmodier, et le plus souvent recto-tono, une antienne d’Introït ou d’Offertoire ?). La psalmodie, que nous appellerons « psalmodiante » pour la distinguer des autres manières de chanter les psaumes, est un geste original, et ne peut pas être utilisée comme produit de remplacement du chant proprement dit. Elle doit demeurer relativement rare pour garder son sens et sa portée. 2o Les formes de la psalmodie dans l’Office furent sans doute assez variées à l’origine, selon les dimensions, les moyens, les goûts des communautés. Elles se fixèrent aux xexie siècle dans leur forme chorale actuelle, avec antienne d’encadrement. Le répons-bref et l’invitatoire des Matines restent des survivances précieuses de manières de faire plus antiques. 3o Si la teneur lyrique et le contenu expressif des psaumes sont variés, de même que sont diverses les formes d’exécution, la tradition semble accorder un rôle original et fondamental dans l’Office au Psautier et à la psalmodie psalmodiante. C’est cette esthétique, cet « esprit de la psalmodie » que nous voudrions analyser maintenant. Cette réflexion devrait normalement aboutir à définir un certain style de l’exécution et une série d’impératifs qui s’imposent aux compositeurs-centonisateurs-arrangeurs et aux usagers.
Voir J. Gelineau, « La psalmodie et les chants processionnaux », Le Chant liturgique après Vatican II, Coll. (« Kinnor », 6), p. 111 et suivantes. Il va sans dire que nous ne visons pas ici l’élément psalmodique orné intégré dans l’ensemble de l’Introït par exemple, mais l’usage intempérant de psalmodies simples à la place des chants. 4
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3. Pour une esthétique de la psalmodie a) Ce qu’elle n’est pas La voie la plus simple reviendra à tenter de définir cette « psalmodie psalmodiante » par des écarts significatifs qui la détermineront dans son originalité, en la différenciant des autres formes d’interventions vocales de l’Office. Reprenant les catégories proposées par le Père J. Gelineau5, nous dirons qu’elle n’est ni un cri, caractérisé par l’appropriation immédiate du signal sonore-verbal, dans son sens et son urgence pathétique, ni une proclamation, comme il en est de l’Évangile ou des autres lectures bibliques non psalmiques : la proclamation est message, nouvelle annoncée au Peuple de Dieu, interpellation qui vise à convaincre, « voix de celui qui crie dans le désert ». La psalmodie pure n’est pas non plus une prière de l’assemblée hiérarchique, au sens où le sont les conclusions sacerdotales solennelles, l’oraison dominicale, les anaphores eucharistiques, les collectes… Elle n’est pas enfin un chant à strictement parler, où se donnerait libre cours une invention mélodique et rythmique. Bien sûr, il se dégage d’une psalmodie vraiment psalmodiante (je pense pour ma part à celle de Solesmes, par exemple) une envoûtante et subtile musique, faite de la qualité d’un temps poétique rythmé par la répétition balancée d’un motif mélodique souple, et vivant de la vie changeante de la parole psalmodiée. Mais cette musicalité exemplaire de la psalmodie lui est vraiment particulière, toute tournée qu’elle est vers l’intérieur. Il lui manque ce qui caractérise l’acte de chant et qui est cette volonté de diffusion vocale dans l’espace et surtout d’expansion dans l’échelle sonore. De l’ordre mélodique en effet, elle ne garde qu’un lot de ponctuations et qu’une sorte de syntaxe formelle fondée sur un jeu de teneurs et de cadences qui composent la formule (ton psalmodique). Dans l’ordre rythmique, elle reste très proche de la récitation parlée, tout en tendant à une relative planification du mouvement par le mètre. b) Ce qu’elle est La psalmodie est donc une sorte de récitation où le souci de la mise en œuvre d’un acte psycho-moteur dans lequel va se réaliser un certain état de connaissance serait premier et fondamental. Elle est une sorte de préalable temporel, de schéma-outil qui constitue un cadre de pensée gestuée devenant un événement et une expérience vécus par des consciences. La durée de chaque conscience devient une durée dont la forme même ne peut plus échapper à cette structure prégnante et constituante : en nous laissant prendre par le mouvement psalmodique, nous devenons nous-mêmes psaumes pour Dieu. De là un certain aspect mécanique (à première vue) de la psalmodie psalmodiante où tout ce qui relève du rythme est premier et où la réitération d’une même formule vient créer comme une sorte d’envoûtement6. Plus précisément, nous sommes ici devant l’incantation ; Voir « Les éléments de l’Office et leur célébration », Célébrer…, p. 48. Les anciens employaient ici le mot carmen, signifiant à la fois chant et poème et connotant l’idée de « charme », de sortilège, ou tout au moins de profonde expérience d’un monde d’au-delà des apparences. 5 6
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et nous comprenons que ce qui est « expressif » dans le psaume psalmodié, ce n’est pas d’abord la manifestation de l’émotion individuelle ou la mimique collective qui consisterait à jouer les situations psalmiques comme de bons acteurs. Ce qui est « expressif » au sens fort, c’est-à-dire constituant le vécu des consciences, leur forme d’âme dans l’exercice par lequel elles se font être, c’est d’abord cette disposition que nous pourrions appeler la « vigilance psalmodique ». Par là nous nous exprimons en nous engageant dans un certain type de durée vécue et surtout nous nous mettons en mesure d’accueillir le sens de manière absolument originale, non seulement de le comprendre, mais de le vivre, de le danser, de recréer en nous son cheminement temporel, en le percevant non pas dans l’intemporalité des notions et des significations théologiques ou historiques mais dans la forme (et l’aventure) par lequel il se fait et en dehors de laquelle son contenu n’est pas atteint. La psalmodie psalmodiante, telle que la tradition nous l’a léguée dans l’Office, a ainsi deux pouvoirs : 1o constituer un temps original, un type de durée spécifique, comparable à nulle autre dans le déroulement de l’Office ; 2o permettre une certaine forme d’accueil du sens, c’est-à-dire des mots, des images, des métaphores, des sentiments, qui constitue en fin de compte une contemplation tranquille et vigilante où l’âme est finalement plus modelée qu’elle ne se modèle, tant elle donne à la parole psalmique ses chances de creuser rythmiquement, vocalement, temporellement en elle son chemin7 de grâce et d’expérience de Dieu. En poésie comme en psaltique, le temps (c’est-à-dire l’ordonnance vécue des mots, le mouvement des phrases et des périodes, la symétrie du parallélisme, le retour du mètre, les ruptures syntaxiques…) fait partie du sens. Les mots du psaume n’ont pas de sens en dehors de la durée vécue et rythmée dans laquelle ils se constituent en expérience, en connaissance. Le temps et sa forme (c’est-à-dire le rythme) ne se réduisent pas à une certaine portion de cadran d’horloge nécessaire à la correcte énonciation de mots porteurs d’un sens qui serait donné à part dans une sorte d’intemporalité figée, à l’image d’une colonne de dictionnaire. Le sens de la strophe, du vers, de l’image, n’est saisissable par l’esprit que dans la réappropriation par le diseur ou l’écouteur du mouvement rythmophonique, lyrique par lequel il s’engendre. Le psaume n’explique pas, il montre. Il n’est pas un énoncé mais un cheminement. Psalmodier, c’est laisser le temps montrer le sens. C’est déployer dans une durée contemplée, et partant très linéaire, le mouvement de la parole cherchant à s’arracher au domaine des notions et des définitions pour creuser son sillon de connaissance, de louange, d’amour ou de déréliction. Le Psautier a toujours été cher à la tradition chrétienne. Peut-être est-ce à cause de son extraordinaire pouvoir d’édifier en celui qui psalmodie ce modelage à l’image du seul psalmiste qu’est le Christ, et cela dans la mesure même où la psalmodie est vraiment psalmodiante.
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L’expression se trouve déjà sous la plume d’Alcuin. Cf. la Revue grégorienne, 1-2 (1963), p. 5.
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Ainsi, psalmodier n’est pas crier de joie ou de douleur, mais c’est laisser retentir en soi une parole donnée d’en haut qui vient en nous creuser le temps de la joie ou de la douleur. En ce sens, le psaume est impression reçue (stigmate ?) plus qu’il n’est expression volontaire. C’est pourquoi la psalmodie psalmodiante peut être à la fois intense et détendue, d’élaboration musicale presque nulle (une teneur, quelques cadences) et pourtant d’une « musicalité » exemplaire. C’est pourquoi il nous semble important qu’un grand effort soit fait pour instaurer dans l’Office en français un style de psalmodie qui ne permette pas seulement de prendre connaissance du texte des psaumes dans la langue maternelle, mais qui fasse entrer dans l’acte de psalmodier.
4. Style et réalisation de la psalmodie Nous nous contenterons ici d’esquisser quelques thèmes de réflexion, sans prétendre être exhaustif : c’est tout un volume qui serait nécessaire et, comme nous le disions plus haut, les problèmes proprement techniques (nature du récitatif en français, prosodie, valeur des traductions, structure « modale » des formules, etc.) sont considérables, et certainement pas encore tous résolus de manière satisfaisante. La démarche essentielle nous semble être celle-ci : comment réaliser, dans l’Office, ce moment de la psalmodie psalmodiante, cette « entrée en psalmodie » ? Et nous découvrons sans doute que notre insidieuse question du début n’était pas si paradoxale : faut-il chanter les psaumes ? Car la première réponse à toute notre requête est d’abord celle-ci : il nous semble important de poser le principe d’un pluralisme avisé des modes de réalisation de la psalmodie dans l’Office. a) Pluralisme nécessaire Ce pluralisme de réalisations portera sur deux points d’abord la variété possible et souhaitable des formes de la psalmodie au cours d’un même Office ; puis la variété souple des formes de la psalmodie d’un Office à l’autre et d’une communauté à une autre, suivant le nombre des participants, les circonstances (matin, soir, jours de semaine, dimanche, jours de fêtes), la nature des psaumes, le degré d’intériorité dont est capable la communauté. Bien sûr, il ne s’agit pas ici de poser une règle impérative (celle de la pluralité) qui en remplacerait une autre (celle de l’unique psalmodie de type latin-grégorien). Il est possible que des communautés entrent vraiment dans la prière psalmique par un simple décalque en français de la structure des psalmodies latines : formules binaires avec médiante et terminaison, alternance des deux chœurs, antiennes d’encadrement. (C’est le cas de la plupart des formules simples que nous offrent les fiches actuellement dans le commerce.) Pour notre part, nous pensons que ce type de psalmodie, tout en étant, dans beaucoup de cas, loin d’avoir la souplesse et l’eurythmie de son modèle latin, peut être utilisé quand la structure littéraire du psaume s’y prête, mais que son identification à la psalmodie même est un très grand danger.
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Cette solution laisse supposer en effet qu’il suffirait de démarquer plus ou moins habilement les Vêpres ou les Laudes de l’Antiphonaire romain pour créer, ipso facto, un style convenable de psalmodie en français. Le problème n’est pas si simple, et il faudrait avoir résolu préalablement le problème du chant des psaumes lui-même : ne serait-il pas meilleur de les dire ? Que penser du recto tono en usage dans un grand nombre de communautés ? N’y a-t-il pas une place pour l’audition et la simple lecture ? b) Chant ou lecture ? Ce n’est pas, en effet, un des moindres paradoxes de l’entrée du français dans la liturgie que de remettre en question l’usage du chant, pour des actions liturgiques où il allait de soi lorsque celle-ci était latine. Cette remise en question semble tenir à deux données principales : la nature de la communication sonore (lecture, prière, proclamation, énoncé d’intention) et la nature proprement phonique et prosodique de la langue. D’une part, en effet, il semble que leur réalisation en français a redonné à certaines actions liturgiques une spontanéité, une immédiateté de signification qui en rend le chant artificiel, voire étrange ou surprenant. Le chant semble se constituer en intermédiaire difficilement intégrable entre le contenu du message sonore et l’auditeur. Ce hiatus est d’autant plus ressenti qu’il mène parfois les célébrants, psalmistes et autres ministres chantants, à des acrobaties et pirouettes prosodiques qu’une absence, souvent bien excusable, de technique de diction et de chant rend encore plus voyantes. Pratiquement rejeté pour les lectures (sauf peut-être pour l’évangile des Béatitudes, qui, au fond, est un psaume !), le chant n’est même pas dans tous les cas la meilleure solution pour les prières ou oraisons du célébrant, surtout lorsque, pour se faire entendre, celui-ci dispose d’un appareillage électrique adéquat. C’est qu’en effet le chant liturgique formulaire en usage dans les récitations modulées des prières, des lectures, des psaumes, semble avoir tout à fait changé de signification par rapport à ce qu’il pouvait représenter dans les sociétés antique ou médiévale, et à plus forte raison dans les groupes sociaux restés proches de la nature. Véhiculée jusqu’à nous par la tradition du missel et de l’antiphonaire, cette « cantillation » (c’est ainsi que la musicologie moderne l’a globalement baptisée) risque fort de n’être qu’un anachronisme de plus attaché aux basques de notre réforme liturgique. Il semble en effet que dans notre civilisation moderne du signe graphique et de l’alphabétisme, le substrat perceptif qui accompagne une parole entendue, surtout si elle est dite d’un ton soutenu ou lue publiquement, est de nature majoritairement visuelle. Un texte dit est en quelque manière vu par les auditeurs à travers la parole. L’oreille de l’européen civilisé s’est faite plus « voyante », en quelque manière8. De plus, le français, langue particulièrement marquée par l’écriture (au point que seule l’orthographe, et sa représentation dans la conscience peuvent lever certaines équivoques sonores) est une langue très plate, sur le plan rythmique : la gamme des valeurs quantitatives et des articulations consonantiques, extrêmement fine et variée, y relève d’une sorte d’esprit 8
Cf. l’apprentissage de la dictée chez les enfants.
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du plein et du délié, et l’abondance des associations colorées dues à un jeu très riche des voyelles, en font un véritable mouvement où le sonore tend à se transmuer en sensations visuelles et plastiques. 1o Dans une culture « orale » Par contre, chez les locuteurs et les auditeurs non-lecteurs (enfants, primitifs), la parole est fondamentalement un fait sonore et rythmique, sans référence à un arrière-plan graphique, à un système de ponctuation et de mise en page. Aussi l’on comprend que la structuration perceptive – qui va créer les bonnes formes de la parole (vers, rythmes, assonances, cadences, parallélismes), facilitant son intelligence, sa mémorisation, son pouvoir de persuader – y est de nature préférentiellement sonore, rythmique, (temporelle), gestuelle. Ainsi, la récitation rythmo-modulée, en milieu archaïque analphabète et non lecteur, constitue non pas un ornement mais une véritable structure de perception qui crée une délimitation sonore-rythmique-temporelle, correspondant à ce que sont pour l’auditeur d’aujourd’hui, lecteur du Monde, de Ouest-France, ou du Petit messager du Cœur de Jésus, la mise en page, le cadrage, les alinéas, les blancs, les marges, les lignes, la ponctuation, la typographie. On voit par là que la récitation rythmo-modulée, mélodiquement ponctuée, était, autrefois vraiment liée à la perception du sens, et que les textes eux-mêmes tiraient de cette structure leur forme et leur style. 2o Dans le contexte contemporain Tout autre est la situation des auditeurs (ou même chanteurs) de nos communautés de type lettré. Pour eux l’audition d’un texte, accrochée aux habitudes de la lecture, de la typographie, et comme « visualisée » par la conscience, rend inutile au plan des mécanismes perceptifs, l’usage de la « formalisation » sonore que réalisait la formule récitative. Celleci, n’ayant plus aucune nécessité d’ordre perceptif, est alors rejetée dans le domaine de l’esthétique pure, pour y acquérir soit une signification socio-culturelle de type « rituel », soit une signification relevant de l’expression musicale proprement dite. C’est ainsi que pour tout ce qui concerne les lectures ou les prières non vraiment solennelles, la mise en œuvre d’un récitatif chanté apparaît le plus souvent comme hors de propos et surtout comme rendant opaque ou distant un acte simple de communication ou d’expression sonore. Par contre, lorsque le message parlé devra être reçu ou exprimé dans une conscience en devenir, où sa dimension temporelle, son cheminement poétique, la forme de sa durée deviennent un élément essentiel d’appropriation personnelle ou collective, il sera quelquefois possible de revenir à un mode de récitation rythmo-modulée, quitte, peut-être, à lui donner
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des formes nouvelles, en rapport avec sa signification qui n’est pas tant de créer un mécanisme perceptif qu’une certaine qualité du temps, une disposition « posturale » (psycho-motrice), un accueil du sens. c) Diction plane Ainsi ce pluralisme des modes de réalisation dont nous parlions plus haut pourra intégrer avantageusement la lecture ou récitation parlée du psaume au milieu de l’assemblée, et même, dans certains cas, la lecture à voix très douce par toute l’assemblée. Il ne s’agit pas ici de « chœur parlé » et de diction volontaire et expressionniste. Nous l’avons dit plus haut, on n’interprète pas un psaume. Qu’il soit chanté ou qu’il soit simplement lu, il est hors de question qu’on se jette sur le texte en cherchant à en faire un psycho-drame ou un récit expressif. La récitation du psaume, qui vise à laisser aux mots faire leur chemin, devrait, selon nous, se rapprocher de cette « diction plane » qui caractérise la manière de lire la poésie à l’époque moderne, sorte de récitation « en creux », comme Mallarmé, selon Valéry, disait son Coup de dés « d’une voix basse, égale, sans le moindre effet, presque à soimême ». Jean Cohen, qui cite cette phrase de Valéry9, ajoute plus loin « c’est cette diction plane, monocorde, presque litanique, qui donne au récitant cette « voix de rêve », voix incantatoire, venue d’ailleurs, dont on devine qu’elle a pour mission de transmettre non une simple information, un renseignement d’intérêt théorique ou pratique, mais quelque chose de radicalement autre, qui est la poésie ». Cette diction plane, dont la définition esthétique s’applique aussi bien à la lecture qu’à la psalmodie chantée, se caractérise en outre par une tendance à un certain isochronisme des posés rythmiques de fin de groupes dont la chaîne ainsi mesurée et le nombre fixé, constitue le mètre. Cet isochronisme n’a rien de rigoureux, et en particulier, il laisse place à tout un jeu très subtil de variations quantitatives et articulatoires. D’autre part, il n’est en aucune façon une marque intensive voyante apportée à la syllabe dite « accentuée ». Cette manière de dire le psaume, d’une voix toute tournée vers l’intérieur, qui présente le texte, sans le jouer, sans y introduire d’autre émotion que le respect, sans rechercher autre chose que sa vérité temporelle, prosodique, est ouverte, en ce sens qu’elle ne fixe pas le texte dans une forme d’expression à la fois subjective, partielle et volontaire. De plus, et ceci est une qualité nécessaire pour toute exécution qui doit se répéter plusieurs fois par jour, elle est économique. Enfin, toute faite d’intensité contenue, d’attention, de disponibilité, elle est tout le contraire d’une récitation ronronnante ou mécanique. Nous conseillons donc fortement aux groupes qui le peuvent de tenter ces réalisations de psalmodies « intensément murmurées », ou écoutées en silence. Elles valent tout particulièrement pour certains psaumes exprimant une prière individuelle, des sentiments de repentir ou d’espérance dans le malheur.
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Jean Cohen, Structure du langage poétique, Flammarion, p. 95.
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d) Autres conseils La psalmodie chantée, nous le disions plus haut, s’inspirera d’une esthétique très voisine. Laissant le chant aux chants (!), elle se voudra résolument psalmodiante. Pour cela, elle donnera sa préférence aux formules musicales pouvant rendre compte au mieux de la structure strophique. Les formules les plus simples sont souvent les meilleures, mais il pourra être bon de tenir compte du contenu du psaume pour choisir une formule plus ou moins fournie mélodiquement. L’alternance ne sera pas utilisée systématiquement et toujours de la même façon. On pourra (1) faire chanter tout le psaume par tout le monde, en début ou en fin de psalmodie, quand le psaume est court et que les strophes, bien coupées, s’enchaînent allègrement ; (2) alterner par strophe ; (3) alterner par demi-strophe. Le psaume peut également être exécuté par un psalmiste, ou deux psalmistes alternants. Certains psaumes, ainsi écoutés, prennent alors une force peu commune et s’ancrent dans les mémoires. La psalmodie responsoriale (cf. Ps 148) peut être utilisée avec fruit, à condition que le psaume s’y prête, que la responsa soit bien choisie et correctement articulée à la formule musicale. Nous l’avons dit plus haut, il faudrait écrire une « grammaire simple et complète » de la psalmodie en français. Elle reste encore à faire. Nous voudrions simplement proposer quelques conseils se rapportant au style de l’exécution. Tout d’abord, la plus grande difficulté consistera, dans la plupart des cas, à faire chanter dans une nuance assez douce et un mouvement allant, c’est-à-dire à diminuer la dépense d’énergie vocale sans ralentir, sans briser le tempo, en respectant le mouvement des alternances. Il ne faudra pas non plus, sous le prétexte d’intériorité, détimbrer les voix, qui, dans la douceur et sans effort apparent, devront se maintenir dans la couleur, la hauteur, la longueur justes. Les qualités majeures deviennent la continuité, la précision, la « présence ». L’articulation sera précise, très en avant, et sans grimaceries de mâchoires ou de bouche. Le geste vocal proprement dit devra sans cesse donner l’impression de « détente dans la tension, de souplesse dans la fermeté » comme le dit César Geoffray. Ainsi seront évités les écueils menaçants d’un retour à un plain-chant insipide et sans vie. L’oreille vérifiera sans cesse le groupement intelligent des mots, la correction des ponctuations, sans cependant donner l’impression de découpage analytique. Elle se rappellera sans cesse qu’en psaltique, tout ce qui relève du rythme est prioritaire, et que chanter plus fort n’arrange rien quand le mouvement est défectueux. Nous ajouterons pour terminer que cette question du style de la psalmodie la plus simple, comme c’est le cas de celle de l’Office, nous paraît fondamentale pour la promotion liturgique du chant en français. L’exemple grégorien nous montre que tout est né de la psalmodie, et il est remarquable qu’au plus fort d’un graduel ou d’un introït, le chant grégorien, même sous la richesse des vocalises, ne renonce jamais complètement à cet esprit de la psalmodie. C’est que, plus que le cantique, et que bien des réalisations de « chants liturgiques » en français, la psalmodie peut nous donner la chance de réaliser une véritable expérience, à la fois stylistique et spirituelle. Mais sans doute y faudrait-il, avec la grâce de Dieu, toute l’audace novatrice d’un esprit profondément traditionnel, à l’heure où la plus sage tradition mène tout droit à l’aventure !
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Dimension eschatologique du chant chrétien La réflexion des Pères, et, après eux, des auteurs médiévaux1, sur le chant et la musique, se distribue principalement suivant deux axes. Le premier s’apparente à la rhétorique des « effectus musicae » commune chez les auteurs gréco-latins, et que résumeront les docteurs favoris des médiévaux : Boèce, Cassiodore, Martianus Capella, et, bien sûr, Isidore de Séville. On peut en trouver un compendium, par ailleurs fort habile, dans les quatre premiers chapitres de la Musica Disciplina d’Aurélien de Réôme2. Dans ce type de textes, qui constitue souvent le prooemium d’un traité par la suite plus technique, on s’interroge sur les pouvoirs de la musique : les réponses, positives, comme on le devine, dans un contexte de « défense et illustration de l’ars musica », font appel à une cosmologie croisant les conceptions païennes et les loci exemplaires de la Bible : Orphée y voisine avec David. Saint Augustin amènera en ce domaine toute la profondeur de sa réflexion psychologique. Tous sont persuadés de l’efficacité de l’action musicale sur les passions, les affections de l’âme et du corps. C’est ici que s’ancreront la conception « impressive » du chant ecclésiastique, la valeur édificatrice de la Psalmodie, et ce que l’on pourrait appeler une esthétique de la componction, ou de l’art de briser les résistances. Amalaire ne verra-t-il pas dans le Psalmiste au sommet de son art le « laboureur des cœurs »3 ? Si ce premier axe de réflexion s’intéresse à la vis effectiva, on ne peut en ignorer un second, consacré cette fois à la vis significativa. La réunion de ces deux éléments formant, comme on le sait, la logique propre du sacrement, ou, d’une manière plus générale, du processus anagogique4. Cette approche qui s’interroge sur la portée significative du chant sera donc de ce point de vue moins sensible à son exercice, à sa valeur ascétique, qu’à sa portée prophétique, In La Maison-Dieu, 220, (1999/4), p. 159-170. Nous autorisant de l’exemple d’Henri Marrou-Davenson, dans son Traité de la Musique selon l’esprit de Saint Augustin, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1948, nous nous permettrons ici une lecture libre et surtout réactive, de quelques auteurs majeurs, sans recherche d’exhaustivité. On trouvera de nombreuses suggestions dans Joseph Gelineau, « Le chemin de musique », Concilium, 222 (1989), p. 157-170. 2 Aurélien de RéomÉ (vers 830), Musica disciplina, in Martin Gerbert, Scriptores ecclesiastici de musica, San Blasien, Typis San-Blasianis, 1784, Tome 1, p. 29-34. 3 Amalarii Episcopi, Opera liturgica omnia, ed. J. M. Hanssens, t. 2, Liber Officialis, Cité du Vatican, 1948, Livre III, p. 296. On consultera aussi : Anders Ekenberg, Cur cantatur ? Die Funktionen des liturgischen Gesanges nach den Autoren der Karolingerzeit, Stockholm, Almquist et Wiskell Int., 1987. 4 Le petit traité de Tinctoris (c. 1435-1511), Complexus effectuum musices, mélange les deux points de vue dans l’énumération des vingt « effets » qu’il retient où son eschatologie, moins naïve qu’on pourrait le croire, articule sans cesse les terrena et les celestia. Joannis Tinctoris, Tractatus de Musica (…), éd. E. de Coussemaker, Lille, Lefebvre-Ducrocq, 1875, p. 504-527. *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 185-191 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119002
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à sa valeur de signe ou de promesse. Dans le chant comme chant s’annoncerait quelque trait constitutif du nouvel exister inauguré dans et par le mystère du Christ. Quelque chose s’y laisserait entendre de l’opération du salut, à tout le moins comme mémoire entretenue pieusement et intuition analogique. Cette conception apparaît d’emblée comme « eschatologique ». Son lieu visionnaire reste bien sûr le Livre de l’Apocalypse, par quoi elle semble bien baigner dans la mentalité apocalyptique plus générale du christianisme naissant.
Non necessitate La portée eschatologique du chant tient sans doute en premier lieu à sa non-nécessité. Non pas qu’il soit inutile. Toute une tradition en vante les bienfaits5. Mais il répugne à tout ce qui ressemble à une détermination contraignante. Il participe de la gratuité de l’excès. Sa futilité (et aucune autre institution que l’Église des Pères n’en soulignera autant la déficience et les dangers) finirait même par en garantir la portée significative et anagogique. Le chant est un peu de chose, voué à perte. C’est ce qui en lui pose une ouverture, mais en fait aussi le support par excellence de la vanité, au point qu’Augustin hésitait à y voir, hors une droiture acquise en la voix de l’Église, le support d’une bona concupiscentia par où le désir sanctifié s’enrichirait de lui-même6. D’être si peu, et pourtant beaucoup, prend alors valeur de signe, et l’eschatologique s’y entend de l’écart qui s’y creuse. Car, à tout le moins ici-bas, le pur chant ne garantit jamais qu’un réel mouvement de charité anime celui qui s’y livre. Mais le signe participant de la réelle (parce que signifiée) sainteté de son annonce est dés lors plus saint que celui qui le produit. Et le chantre, perdu de vanité, n’aura pas, selon Amalaire, au Kyrie, autre chose que son chant même pour tenter de circonvenir la miséricorde7. C’est cette non nécessité du chant qui est pour le même Amalaire la clé de sa fonction invitatoriale. Par le chant des Chantres au début de la Messe, l’Église fait entendre qu’elle n’est puissance invitante que parce qu’elle est elle-même invitée. Le chorus cantorum est lié dans l’Église à la convocation, à laquelle il donne une figure, et dans le site même une actualisation gracieuse. En effet, si les Chantres n’ont pas par eux-mêmes pouvoir de convoquer l’Église, il leur revient en quelque sorte d’en exprimer la manière : ils le font à voix nue pour signifier que la convocation du Peuple se fait suavitate et modulatione vocis. Car, comme le dit saint Augustin, ceux que Dieu attire, il les attire delectatione non necessitate. Et, continue le liturgiste messin, c’est pour cela même que la vox dulcis cantorum est employée sans autre Le texte le plus encourageant reste le De Psalmodiae bono de Nicetas de Remesiana, P. L. Suppl. III, col. 191198. Mais c’est sans doute saint Ambroise qui fournit les éléments d’une vaste théologie du chant de l’Église. On en trouvera une indispensable présentation dans saint Ambroise, Hymnes, éd. Jacques Fontaine, Paris, Éditions du Cerf, 1992, p. 28 sq. 6 Saint Augustin, Sur le Psaume 118. Thomassin avait, bien sûr, repéré le passage : Louis Thomassin, Traité de l’Office divin…, Paris, 1686, p. 38. 7 Amalaire, Opera liturgica omnia, éd. J. M. Hanssens, 3 vol., Cité du Vatican, Biblioteca apostolica vaticana, 1948-1950, t. ii : Liber Officialis, Livre III, p. 282-284. 5
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signification que d’entraîner le peuple chrétien, par un charme approprié (dulcedine idonea) à reconnaître et confesser le Seigneur8. Et Amalaire élargit soudain sa vision bien au delà de l’Assemblée physique, pour en déployer l’horizon eschatologique : voici le Christ, Dominus psallentum, advenant, précédé de ces myriades de fidèles et de la sainte hiérarchie de son Église, au milieu desquels ces praecones psallentes qu’il envoie disposer toutes choses pour sa venue, et inviter à la convivialité des Noces9.
Quae sursum sunt … Le chant est mouvement sonore (modulatio per acutum et grave) par la mise en mouvement d’une économie physique. Alimenté et soutenu par le souffle, il met en jeu une energeia qui en fait un acte coûteux, une production, même minimale. Il y a dans tout acte de chant une intentionnalité d’abord énergétique qui conditionne en lui le poids du présent en même temps et même procès que sa dépense et sa dispersion. Le chant se présente en double face viscérale et symbolique : ancré ici-même, et déjà là-bas, ailleurs, que ce soit au dehors ou au dedans. Pas de chant non plus sans le jeu de quelque économie posturale. Sa valeur exercicielle et ascétique y trouve là sa racine, comme aussi l’extrême de son art. On peut donc ne pas s’étonner qu’on ait pu trouver en lui un réalisateur à la fois effectif et figural du schème spatio-symbolique en haut – en avant qui fait corps avec l’annonce et l’appréhension intuitive de la Résurrection, et dont le sursum corda des Liturgies manifeste la dimension invitatoriale10. Il existe, certes, un autre aspect de l’économie du chant qui en fait une action plus centrée sur la « composition de l’âme » et la méditation du texte sacré, au profit de laquelle on verra même se généraliser la position assise, mais, si l’on considère la vocalisation que le chantre franc, décrit par Amalaire, reçoit des traditions antérieures, gallicanes ou romaines, on y est frappé par la puissance anagogique de cette vocalité haute, claire, soutenue, déjà décrite par Isidore11, où les teneurs élevées, vibrantes, chantantes, composent ce chant long, proclamation des merveilles de l’Évangile ; pas seulement information transmise, mais entretien de son retentissement, manifestation de son bonheur, suggestion de sa nature. On comprend dès lors ce croisement que suggère Amalaire entre cette voix, ce chant et ce qui est de l’ordre du regard, de loin vers le loin, anagogie de l’attention qui se fait attente et déplacement de désir vers ce qui vient du plus loin de l’ailleurs et de demain, et qui pourtant se lève aussi en moi, et là, maintenant, dans cette Assemblée invitée au passage12.
Ibid., p. 273. Ibid., p. 279. 10 Bernard Sesboué, « Le retour du Christ dans l’économie de la foi chrétienne », Le retour du Christ, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis (« Publications des Facultés universitaires Saint-Louis », 31), 1983, p. 144. 11 Isidore de Séville, De Ecclesiasticis Officiis, éd. C. M. Lawson, Turnhout, Brepols (« CCSL », 113), 1989, Livre II, chap. 12. 12 On se demanderait même si le développement du « chant de chantre » dans les Assemblées liturgiques antiques, dès l’époque post-augustinienne, n’est pas en lien avec la généralisation de l’eschatologie « lointaine », 8 9
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Il est possible qu’une trop étroite insistance sur la musique « servante de la parole » ait empêché de voir à quel point le chant par rapport au dire était aussi un déplacement, translatio cum virtute, selon la définition cicéronienne de la métaphore.
Le chant comme artifice13 Ce déplacement, cette rupture de co-incidence que le chant fait subir à un texte avait été bien vu par les anciens musicographes. Boèce en transmettait l’essentiel aux médiévaux14 : par rapport à la relative indécision des tons de la parole, le récitatif déjà imposait un schème organisateur par la fixité de ses teneurs et le soutien de sa tonicité, mais le chant déplaçait plus encore la modulatio spontanée du flux langagier par le ralentissement et la composition mesurable des valeurs et la diastématie des intervalles, liée à la dynamique différenciée des échelles et des « nomes ». Par rapport au flux de la parole, le chant se présentait dès lors comme dé-naturalisation, artificialitas, passage en deça et au delà, stase et déplacement. Par le chant s’établissait une relation d’inconnu avec le domaine à la fois restreint et ouvert des significations possibles du texte. La volubilité et les conduites intonatoires faisaient place à une négociation nouvelle de toutes les variables de la production sonore, à commencer, bien sûr, par les données posturales, attitudinelles et situationnelles. La scène du théâtre en avait fourni des exemples, mais aussi l’art des conteurs, recordeurs d’épopée, diseurs de poèmes et citharodistes. Une réalisation frappante de cette translatio apparaissait au théâtre dans le passage du parlé au chanté proprement dit15. Sans qu’il soit possible d’évoquer en ce point une quelconque filiation, les anciennes liturgies latines connaissaient aussi ce phénomène sous la forme de la lectio cum cantico, dont le Cantique de Moyse à la Vigile Pascale a maintenu le souvenir16. Ainsi éclairés, nous serions tentés de penser que la portée eschatologique du chant, considéré en son process, tient aussi, avant toute visée d’un contenu sémantiquement « eschatologique », de cette dissociation qu’il opère, de cette stase minimale qui redirige l’attention, de cet effet de transversalité. Et si, selon l’expression de Joseph Caillot, « une heureuse mise-en-tension eschatologique est constitutive de l’aventure de la foi »17, on peut voir dans le chant, en tant qu’il constitue un déplacement à la fois heureux et troublant de la communication langagière, comme une modalisation du propos et de l’acte de dire. Car, à la différence peut-être de l’acte graphique ou pictural, le chant ne projette pas tant qu’il consécutive à l’abandon de l’eschatologie « prochaine » qu’avaient pu connaître les communautés des premiers siècles. 13 Le mot latin correspondant désigne ici non ce que nous appellons « artificiel », mais ce qui est dû à un travail d’artisan ou d’artiste, rompant en quelque façon la spontanéité de la nature. 14 Boetius, De Musica. Libri Quinque, Livre I, PL 63, col. 1167-1195. Cf. Henri Potiron, Boéce, théoricien de la musique grecque, Paris, Bloud et Gay, 1961. 15 Cf. Louis Nougaret, Traité de métrique latine classique, Paris, Klincksieck, 3e éd., 1963, p. 83 sq. 16 Cf. Philippe Bernard, Du chant romain au chant grégorien, Paris, Éditions du Cerf, 1996, chap. 6. 17 Voir Joseph Caillot, « Eschatologie et Liturgie : les résonances de l’espérance », LMD, 220 (1999/4), p 7-22.
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ne se projette, comme geste qualifiant et visée humorale. L’indécision même de sa fonction modalisatrice fait alors partie de cette transversalité. Le chant échappe. Il est à la recherche du « modal » dans ce qui qualifie la connaissance et détermine l’attention et l’attente. Ainsi peut-on dire que le chant n’a pas pour fonction d’amplifier la louange ou l’action de grâce, par une sorte d’emphase triviale, il en modalise l’expression en en manifestant par la logique de son geste le côté gracieux et la désirabilité18. Comme acte sans nécessité, et sans nul doute fragile, il annonce le salut comme excès, tendresse et libéralité.
Distentio, extentio, intentio animi On ne s’étonnera pas que ce soit saint Augustin qui ait poussé au plus loin l’investigation en de telles matières. On sait aussi que dans les Confessions il a résolu d’exprimer ses réflexions sous la forme lyrique d’une sorte de chant perpétuel, immense psaume détournant la spéculation dans la voie de l’adresse, de l’appel, de la louange. Saint Augustin, on le sait aussi, est l’auteur latin qui multiplie plus qu’aucun autre (saint Jérôme compris, ce qui n’est pas peu dire) les recommandations les plus sévères sur les dangers, les futilités, les roueries de l’art musical19. Ses Ennarationes in Psalmos, sermons effectifs introduits par une psalmodie effective chantée par le Psalmiste et les fidèles, ne cessent de rappeler que vain est le chant qui ne procède que de bouche et de langue. C’est la bona vita qui est le chant nouveau, comme déjà l’avait proclamé Clément d’Alexandrie20. Mais la même vigueur d’esprit qui le pousse à écarter tout usage répréhensible du chant et de l’art musical l’amène à en inventorier mieux qu’aucun autre auteur antique la logique interne et la portée eschatologique.
Distentio animi Le Livre XI des Confessions contient, on le sait, une longue et minutieuse méditation sur le temps21. Pour Augustin, le présent n’a pas d’espace, et le son est de soi fugitif et passant : non stabat, ibat et praeteribat22. Mais dans la déclamation poétique, dans le chant de l’hymne (et Augustin donne son exemple de prédilection en citant les premiers
On peut ainsi prendre congé sans regret de ces conceptions qui identifient trop souvent la liesse ou la glorification avec le crescendo ou l’accumulation. Faudrait-il imaginer une joie qui se conquerrait par soustraction ? 19 Le début du Livre VI, ajouté longtemps après sa rédaction au De Musica, donne bien une idée de ses réticences. 20 Les citations tirées des Ennarationes seraient trop nombreuses. Une seule nous suffira pour mesurer la vigueur de l’élocution augustinienne sur ce sujet : « (Regno Dei) suspiret omnis amor noster, et cantet canticum novum. Cantet canticum novum non lingua, sed vita. » (Ps 32). 21 On consultera sur ce point la longue note d’A. Solignac, Œuvres de Saint Augustin, 14, Les Confessions, Livres VIII-XIII., Desclée de Brouwer (« Bibliothèque augustinienne »), 1962, p. 581-591. Voir aussi Paul Ricœur, Temps et récit, t. i, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 19-53. 22 Confessions, op. cit., p. 328. 18
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mots de l’hymne d’Ambroise : Deus, Creator omnium23), il discerne un double niveau de manifestation-production : « pronuntio et renuntio », écrit-il24. Il y a prononciation, mais cette prononciation est aussi une annonce, une scansion audible et mesurable des valeurs temporelles. Il y a là comme un « dire du temps » qui donne au dire du dit son existentialité, sa cantabilité, son mode, et qui entre pour le poème dans la constitution de son site-action, engageant son inscription active dans la mémoire. La forme du vers et de la strophe, la courbe mélodique, son développement et sa chute composent avec la plastique des mots euxmêmes et de leurs virtualités prosodiques, le principe d’organisation et de construction qui clôt et conjure la dispersion libidinale, et introduisent un bonheur du temps indissociable du bonheur du sens et de l’apaisement de l’âme. Mais cet apaisement n’est pas l’effet d’une sorte d’action extérieure qui agirait comme une drogue ou un envoûtement, il procède d’une réelle activité de l’esprit, lequel, d’une certaine façon, compose et synthétise le temps vécu. C’est à l’organisation et à la logique de déploiement d’une mélodie chantée qu’Augustin emprunte le modèle de cette synthèse dans des pages justement célèbres : « Je me prépare à chanter un chant que je connais. Avant que je commence, mon attente se tend vers l’ensemble de ce chant ; mais quand j’ai commencé, à mesure que les éléments prélevés de mon attente deviennent du passé, ma mémoire se tend vers eux à son tour ; et les forces vives de mon activité sont distendues, vers la mémoire à cause de ce que j’ai dit, et vers l’attente à cause de ce que je vais dire. Néanmoins mon attention est là présente ; et c’est par elle que transite ce qui était futur pour devenir passé. »25 Ainsi, il y a une activité intentionnelle de l’esprit, faite d’attention, d’attente, de mémoire qui au prix de cette distentio pourrait selon Augustin résoudre l’aporie de la fugitivité du présent. L’acte vocal poétique et mélodique la manifeste et la sur-intentionnalise, faisant ainsi du chant le paradigme de la situation d’un être voué au temps, et tirant de cette économie temporelle la fine pointe de son rapport à soi d’identité et de sensibilité d’être. Il va sans dire que cette conception transférait le champ de l’expérience musicale du cosmos vers le monde construit du sujet en travail de sa propre intériorité, si l’on peut dire. Et il est dès lors à peine étonnant qu’Augustin reconstruise la cosmologie en sens inverse : « Ce qui se produit pour le chant tout entier se produit pour chacune de ses parties et pour chacune de ses syllabes ; cela se produit pour une action plus ample, dont ce chant n’est peut-être qu’une petite partie ; cela se produit pour la vie entière de l’homme, dont les parties sont toutes les actions de l’homme ; cela se produit pour la série entière des siècles vécus par les enfants des hommes dont toutes les parties sont toutes les vies des hommes. »26. Ainsi, le chant apparaît comme un lieu exemplaire de l’expérience de la caducité et de la fugitivité du temps. Mais le bonheur qu’il procure, par une sorte de conjuration momentanée de la distention de l’âme, se paie d’une distention plus grande encore quand
23 Voir sur ce point Jacques Perret, « Aux origines de l’hymnodie latine. L’apport de la civilisation romaine », LMD, 173 (1988), p. 41-60. 24 Confessions, op. cit., p. 330. Traduction d’E. Tréhorel et G. Bouissou. 25 Ibid., p. 337. 26 Ibid., p. 337.
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Dimension eschatologique du chant chrétien
vient à s’effacer l’enchantement. Comment sortir comme en travers de cet emboîtement des courbes temporelles, et partir plus au loin, sans poids et sans rien qui retienne ?
Extensio animi Christus C’est précisément au plus creux de cette distentio, différence oscillante, et point zéro du passage entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore, vide logique et vertigineux, que le Christ saisit le fidèle, ouvrant dans l’emboîtement des courbes temporelles une trouée, une transversalité qui véritablement fait irruption et saisissement. Ainsi la dilution des temporalités (« ego in tempora dissilui », écrit-il27), est résolue non par la striction d’une conscience administrant pour elle-même la tension biface du passé et de l’avenir, mais par le mouvement de l’amour, dont le schème est la consumation. « Mais puisque ta miséricorde est meilleure que les vies, voici que ma vie est une « distention », et que ta droite m’a recueilli, dans mon Seigneur, le Fils de l’homme, Médiateur entre toi qui est un, et nous, qui vivons multiples dans le multiple à travers le multiple, afin que par lui, je saisisse le prix, lui en qui j’ai déjà été saisi, et que, oubliant les jours du vieil homme, je me rassemble en suivant l’Un. Ainsi, oubliant le passé, tourné non pas vers les choses futures et transitoires mais vers celles qui sont en avant, et vers lesquelles je suis non pas distendu mais tendu, je poursuis, dans un effort non pas de distention mais d’intention, mon chemin vers la palme à laquelle je suis appelé là-haut pour y entendre la voix de la louange et contempler tes délices, qui ne viennent ni ne passent…Je me suis éparpillé dans des temps dont j’ignore l’ordonnance, et les variations tumultueuses mettent en lambeaux mes pensées, les entrailles intimes de mon âme, jusqu’au jour où je m’écoulerai en toi, purifié, liquéfié par le feu de ton amour. »28 Cette fois, c’est le jubilus et l’Amen qui deviennent les modèles anagogiques de cette ouverture. Vox sine verbis, le jubilus est sans mesure et vocalement libre, sa temporalité est une perte et sa durée n’a plus d’importance ni de réversibilité. La saisie s’y manifeste par l’admiration : « Quid est jubilatio, nisi admiratio gaudii, quae verbis non potest explicari ? »29 Augustin voit dans l’Alleluia le chant même de l’aventure amoureuse, de la via nova et de ses viatores : « Cantate vos in hac vita, obsecro vos per ipsam viam, cantate in hac via… Cantate amatoria patriae vestrae : via nova, viator novus, canticum novum. »30 Quant à l’Amen, il exprime en lui toute la tension, l’extension, l’intention, contenues en un point, de la Promesse, devenant raison chantée de vivre et de mourir31.
Ibid., p. 338. Ibid., p. 339. 29 Saint Augustin, Ps. 32. L’auteur revient sur cette notion de jubilatio dans ses commentaires des Psaumes 65, 94, 97, 99. On trouve des passages équivalents chez Jean Chrysostome, Jérôme, Grégoire le Grand. Cf. Théodore Gerold, Les Pères de l’Église et la musique, Paris/Strasbourg, Félix Alcan, 1931, note 3, p. 40 et p. 121. 30 Ps 66. 31 Sur l’Amen, cf. Th. Thomassin, Traité de l’Office divin, op. cit. p. 98 sq. Sans oublier le chapitre final du Catéchisme du concile de Trente. 27 28
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La notion de « répertoire » « Le geste rituel n’est pas proprement l’exécution d’un geste ou d’une mélodie : il est la réalisation d’un rite. Réduire le geste à la pure exécution d’un répertoire de textes et de mélodies équivaut à remplacer le rite par le répertoire. » Gino Stefani1
En français, l’usage du terme « répertoire » est bien attesté au xviie siècle. Dans son Dictionnaire universel de 1690, Antoine Furetière en délimite l’usage : « Repertoire : lieu où l’on trouve ce dont on a besoin. Les Indices des Livres sont des repertoires qui enseignent où sont traitées les matières qu’on cherche. Les lieux communs sont des repertoires aux Scavants, aussi bien qu’aux ignorants. » Alain Rey signale un premier emploi du mot comme terme de droit, équivalent à celui d’inventaire ; puis un glissement vers l’idée de nomenclature permettant des repérages (tables, index, souvent alphabétiques)2. « Répertoire » devient par la suite un idiolecte du théâtre, désignant les pièces disponibles à l’actif d’une troupe, où même d’un artiste. Le « répertoire » consacré par l’usage et le succès pourra s’opposer aux nouveautés, dont certaines entreront ou n’entreront pas au « répertoire ». Toutefois, l’utilisation du terme « répertoire » pour désigner les pièces de théâtre qui ont été effectivement jouées, comme on le constate dans le Répertoire bibliographique du théâtre français, laisse entendre que la notion peut osciller entre la disponibilité des éléments, la programmation des éléments ou le simple relevé statistique des éléments effectivement produits. Le terme est aussi utilisé dans la théorie des communications pour désigner les éléments sémiques entrant dans la constitution des codes partagés plus ou moins exhaustivement par l’émetteur et le récepteur d’un message. C’est le partage de ce répertoire entre les partenaires d’une communication qui commande l’acheminement plus ou moins exhaustif du sens. Mais la notion de répertoire doit être corrélée avec la production d’éléments signalétiques ou sémiques permettant à un émetteur et un récepteur de partager selon un taux suffisant d’échange une situation cognitivement et esthétiquement investie, comme c’est le cas dans le In La Maison-Dieu, 251 (2007), p. 127-159. Gino Stefani, L’Acclamation de tout un peuple, Paris, Fleurus (« Kinnor »), 1967, p. 103. 2 Dictionnaire historique de la langue française, éd. A. Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992, nouv. éd., 1998, t. iii, p. 3184. *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 193-212 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119003
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théâtre, les formes établies du culte, le bal, le cirque, le concert, le musée. Le « répertoire », saisi comme prestation active, n’est pas séparable d’un site significatif qui dispose les éléments sémiques en posture de production-réception suffisamment établie. Paul Zumthor a montré que dans la transmission orale-aurale de type traditionnel, le partage des conditions cognitives des codes d’émission et de réception entre les protagonistes émetteurs et récepteurs, partage indispensable à un succès suffisant de la communication, se fondait en partie sur la prévisibilité et la « présence » des variables constitutives de la « situation » faisant système, à distinguer évidemment des simples aléas de circonstance3. Dans un premier temps, nous nous en tiendrons à une définition provisoire, et nous proposerons à nos lecteurs de désigner par le mot « Répertoire » un ensemble d’éléments ou d’objets disponibles ou disposés dans le cadre d’une pratique en vue d’un usage. Ainsi, on peut imaginer un répertoire des gestes nécessaires au montage d’une installation électrique, un répertoire des pièces de théâtre à la disposition d’une troupe ou d’une compagnie, un répertoire de plats cuisinés disponibles pour la constitution de menus dans un établissement de restauration, un répertoire de chants pour la messe, et, pourquoi pas, le tout nouvel et bien séduisant Antiphonale monasticum4.
Répertoire ou programmation ? La définition de travail que nous proposons laisse apparaître une première difficulté qui pourrait remettre en cause toute notre démarche. Si les éléments d’un « répertoire » peuvent être dits « disponibles » ou « disposés », ne devrait-on pas dès lors distinguer plus nettement « répertoire » et « programmation », comme semblait le suggérer l’information lexicologique à laquelle nous nous référions plus haut à propos du théâtre ? Or il nous semble que l’un des traits de la situation actuelle (mais l’histoire du chant ecclésiastique nous en offrirait bien des variantes ou des analogies) inciterait plutôt à construire une problématique qui saisirait le « répertoire » dans une vision plus processuelle que statistique, laquelle contraindrait à conjuguer la simple mise en disponibilité d’éléments ou d’objets avec leur disposition, optionnelle ou impérative, dans des programmes idéaux ou effectifs.
Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Éditions du Seuil, 1983. Nous avons pour notre part proposé la notion de « site cérémoniel » comme concept permettant de penser l’implication tridimensionnelle et posturale des actions cultuelles. Notre ouvrage : Une poétique du rituel, Paris, Éditions du Cerf (« Liturgie » 9), 1998, en particulier p. 100-123. 4 Liber Antiphonarius pro diurnis horis, cura Scriptorii Paleographici Solesmensis praeparatus, 1, De Tempore, Solesmis, MMV. L’usage de cet antiphonaire, particulièrement maniable, est corrélé avec celui du psautier. Pour celui qui n’en a pas l’usage choral, et qui lit tant soit peu la notation grégorienne, la fréquentation de cet ouvrage s’apparente à une sorte de parcours chantant des évangiles qui retient l’attention par l’articulation du geste de chant et de l’écoute évangélique. Nous sommes sans doute, dans cette lecture extra chorum, à une limite extrême de la logique pratique attachée à la notion de répertoire, mais certainement pas hors de ses bienfaits. Voir Dom Daniel Saulnier, « Un nouvel antiphonaire monastique », Études grégoriennes, XXXIII (2005), p. 153-180. 3
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À la recherche d’un modèle génétique Lorsque les objets5 disponibles dans un Répertoire sont des « œuvres », et non pas des choses inertes, il est sans doute indispensable, après avoir identifié suffisamment le cadre général et porteur de ce que nous avons appelé une pratique, de distinguer une première instance d’objectivation formelle ou morphologique, où se déterminent des contraintes et des contours, et, plus resserrée, une instance d’individuation, faisant apparaître la singularité d’une œuvre identifiable, mémorisable et soumise à évaluation, l’ultime instance restant celle de la réalisation vive6. L’articulation de ces divers niveaux n’est pas constante, comme aussi leurs frontières. Ainsi, ce que nous appelons « improvisation » se fonde sur un circuit court entre une objectivation formelle, modélisation explicite ou latente, et une réalisation vive ex tempore, qui peut aboutir à une individuation accentuée, mais le plus souvent non réitérable à l’identique. Nous nous trouverions donc en présence d’un premier paradigme à quatre niveaux : 1. Cadre d’une pratique 2. Objectivation formelle ou morphologique 3. Individuation 4. Réalisation vive On peut tenter d’en faire une application : 1. Un spectacle théâtral 2. Une tragédie en 5 actes 3. Zaïre 4. « Représentée » tel jour, dans tel théâtre. Ou bien : 1. Une synaxe dominicale eucharistique 2. La « messe » et le Ritus servandus de 1570
Les éléments ne sont dits tels que comme objets de classement ou de distribution. À ce niveau de réflexion, le mot relève d’une perspective taxinomique et n’apporte pas d’information sur leur constitution matérielle ou fonctionnelle. 6 Nos lecteurs retrouveront ici les éléments d’une conceptualisation proposés par : Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier-Montaigne, 1958. 5
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3. La messe du 5e dimanche de Pâques dans le Missale Romanum, Propre et Ordinaire. 4. Cette messe célébrée à la paroisse de X un dimanche de mai, à 10 h 30. Ou bien : 1. Un cadre cérémoniel pour l’ouverture de la messe paroissiale 2. Une action de chant 3. Le chant intitulé « Peuple où s’avance le Seigneur », en ré majeur/C barré. 4. Tempo soutenu mais sans hâte – trois strophes – transposées en mi bémol, avec prélude et interludes au grand orgue. Nous ne sommes pas dupes d’une certaine faiblesse de notre paradigme : elle tient en partie au caractère indécis de la notion-cadre de « pratique », qui présuppose un domaine identifiable, donc déjà en quelque façon objectivé, lié à une « activité » non amorphe et déjà marquée par une logique opérationnelle. D’autre part, nous privilégions un fonctionnement que l’on pourrait dire mécanique, ou logique, alors que nous nous trouvons devant des phénomènes mettant en jeu des données qualitatives de valeur et d’estimation, voire de stratégie de diffusion, d’imposition, d’entretien. Le chant d’église se trouvera toujours tendu entre le plaisir et le devoir, la tradition et la nouveauté7 ! La juste estimation de l’instance que nous avons dite d’objectivation se heurte à deux données. L’une est en rapport avec la conjoncture, l’autre tient à la nature même du support musical. 1. Un travail de redéfinition des formes a été imposé par l’instauratio liturgica, mais il doit compter avec l’héritage patrimonial d’objets formés et de formes établies des répertoires antérieurs. La Présentation générale du Missel romain se caractérise par une vision très largement optionnelle, qui n’a pu éviter une sorte de mise à l’épreuve des formes, d’ailleurs religieusement riche pour l’Église. Mais une telle conjoncture a pu favoriser la prédominance d’une activité théorique, ou érudite, dont la temporalité ne coïncide pas avec celle des pratiques effectives, avec la cumulativité indécise des acquis, avec les résistances et les inerties, ou, à l’inverse, avec la mise en place de solutions psychologiquement moins coûteuses dont la diffusion s’apparente à une sorte de consentement tacite. Une simple observation des pratiques paroissiales fait apparaître qu’il importe de distinguer le régime des normes prescrites, avec leurs marges optionnelles, de ce qu’on pourrait appeler le ou les modèles dominants, que la pratique finit par imposer, avec d’autant plus
Le rapport difficile à établir entre l’individuation d’une œuvre et son appréciation esthétique a été traité avec une grande maîtrise par : Gilles-Gaston Granger, Essai d’une philosophie du style, Paris, Librairie Armand Colin, 1968, p. 200-209. 7
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de force que ce régime d’imposition n’est justement pas explicite, et semble fonctionner comme allant de soi. 2. L’instance d’objectivation doit aussi composer avec le caractère propre de l’expression musicale, qui constitue toujours par elle-même quelque chose comme une échappée transversale par rapport aux intentionnalités et aux vectorisations de l’action, et mêlant à une éthique de l’officium la prime a-topique du plaisir, selon l’expression connue de Roland Barthes. La prise en compte de cette donnée, que nous ne faisons ici que signaler, et que nous retrouverons dans la suite de cette réflexion, apporte une correction d’envergure à toute conception trop mécaniquement utilitariste de l’intégration des actions musicales dans les séquences célébratoires. Par ailleurs, il va sans dire que la clôture impérative ou consensuelle d’un répertoire, et sa fixation distributionnelle modifie profondément le régime de son effectuation et de son évaluation. L’individuation morphologique d’une action (ce que nous appelons « un chant ») une fois établie en observance distribuée ou programmée dans un ordo, fait passer l’usage, et la pression d’usage, du côté de l’observance autant que de l’ipsa actio. Les artistes du spectacle n’ignorent pas non plus les contraintes d’une programmation, et la lassitude des tournées. Mais le caractère propre d’une fête est sans doute de concilier par grâce l’observance, l’application, et le bonheur de retrouver des œuvres fortement individuées, dont la cyclicité du calendrier a tempéré l’usage et la fruitio. Enfin, il est indispensable de reconnaître que les quatre instances que nous avons dégagées sont en interaction permanente. Il existe un phénomène de feed-back, ou de rétroactivité entre objectivation et individuation. D’autre part, l’usage effectif répété amène nécessairement des ajustements pragmatiques (nombre de couplets ou de versets, force des habitudes, tempi, allure…) dont les effets locaux ou étendus finissent par constituer de nouvelles et tacites (et souvent impératives) objectivations. Toujours instructive pour celui qui s’intéresse au devenir des formes du culte divin, l’histoire de la pratique théâtrale apparaît comme un processus porteur où se réalisent les modifications rapides ou lentes des usages et des objectivations, des modèles en amont des produits et des épreuves de réception (succès, échec), jusqu’à la mise en cause de la notion même de « modèle ». La notion de répertoire » y permet une stabilisation relative du processus, par le moyen d’une sélection en aval des usages, fonctionnant comme une réserve de disponibilité prochaine.
Le « processus » Ainsi il y aurait lieu sans doute de distinguer ce que nous devons appeler le processus, ou l’activité processuelle, des formes-actions produites par le phénomène d’objectivation et d’individuation. En effet, il se révèle insuffisant pour comprendre le devenir historique du chant dans le Culte divin8, comme activité constante avec sa capacité de production Pour des raisons de commodité, nos lecteurs comprendront que nous puissions préférer nous en tenir aux chants de la messe, et nous permettre de nous référer en premier lieu et assez librement à leur histoire. 8
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et d’entretien, de partir des seuls objets constitués (les chants formés) : les objets, certes, apparaissent et se stabilisent, prennent figure individuée et se voient distribués en usage, mais cette objectivation et cette individuation n’épuisent pas le mouvement qui les porte, les maintient et les transforme avec la continuité d’un processus, dont par ailleurs la réserve énergétique et la capacité générative ou d’entretien n’est pas constante9. Car ce que nous appelons le processus, comme institution et persévérance des formes, n’est doté, suivant l’expression proposée par Gilbert Simondon, que d’une métastabilité10. Ce qui revient à dire qu’il la produit par ajustement autant qu’il s’en soutient comme structure. L’effet de stabilité est une condition nécessaire, mais seulement à un taux suffisant pour en produire l’apparence et engendrer un niveau de prévisibilité tel qu’il puisse permettre d’intégrer les évènements survenant dans le déploiement des séquences. Toutefois, comme effet diminuant l’imprévisibilité des évènements, l’effet de stabilité ne peut s’appuyer que sur la part non réductible d’imprévisibilité que comporte toute réalisation vive, avec ses aléas et ses effets rétroactifs de maintenance ou d’usure. Ainsi, il ne peut pas y avoir de synchronisation parfaite entre la proposition établie, ses conditions habituelles d’accomplissement, et les aléas de son devenir processuel. Le risque de bloquer cette incertitude par la routine, et ainsi, d’en diminuer le coût, est une maladie congénitale de tout répertoire. L’hypothèse que nous essaierons d’explorer dans la deuxième partie de ce travail serait que seule une articulation suffisamment satisfaisante entre la constitution de l’objet (objectivation-individuation des « chants »), sa distribution séquentielle ou calendaire ordinaire ou exceptionnelle, et les conditions stylistiques de sa mise en œuvre, permet d’optimaliser la maintenance du processus, et engendrer ce que nous avons appelé un effet de stabilité, et sans doute aussi un « bonheur » de la mise en œuvre. À tout le moins dans un milieu capable d’intégrer un cadrage minimum de la prévisibilité de ses productions. C’est d’ailleurs sur l’articulation suffisamment heureuse (il faudrait dire la métastabilité) de ces trois composantes, que peuvent, selon nous, s’établir de véritables interventions d’innovation ou de transfert. Ainsi, l’individuation, pourtant élevée, de certaines pièces de l’antiphonaire de la messe, comme les antiennes d’introït ou de communion se verra, par, exemple, renforcée par des augmentations de mise en valeur telles que certains tropes introductifs ou de glose, qui pourront apparaître à des réformateurs modernes comme une injure faite à ce qu’ils revendiquent comme l’intégrité de l’individuation de ladite antienne, dans sa clôture verbo-mélodique. Il est possible, dans un tel jugement, que ce ne soit pas les objets du répertoire qui vraiment soient en cause, mais les conditions de pensée de leur exactitude. Car le trope, bien loin d’être une inflation versatile et parasite, maintenait 9 Un des plus savants liturgistes de Solesmes, Dom Paul Cagin, revendiquait la position inverse dans un article de 1905, présentant le projet et l’entreprise de l’édition vaticane de chant grégorien. Il proposait de distinguer le chant « chose abstraite, mobile insaisissable », des chants totalement individués et ayant acquis comme œuvres un statut quasi définitif, qu’une décadence leur avait fait perdre et qu’une restauration « archéologique » pourrait rendre à leur vérité, historique en sa fondation et trans-historique en ses résultats (Dom Paul Cagin, « Archaïsme et progrès dans la restauration des mélodies grégoriennes », Rassegna Gregoriana, 7 (1905), p. 289-318. 10 G. Simondon, Du mode d’existence…, op. cit. p. 163.
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cette méta-stabilisation active et productive d’une forme suffisamment objectivée, mais à la recherche d’une plus riche individuation, en rapport avec une saillance calendaire de sa distribution11.
Une histoire « météorologique » Une des questions les plus redoutables pour l’intelligence rétrospective de tels phénomènes est celle posée par le devenir quasi « météorologique » de phases productives ou de haut régime de réalisation alternant, sans garantie de synchronie territoriale, avec des régimes de simple maintien ou de réelle fatigue des formes et des acteurs. Ainsi, ce que nous désignons par processus ou par devenir processuel des formes actives est bien loin de présenter une chronologie uniforme et une allure constante. Certaines transformations ne s’établissent que dans une longue durée, du moins aux yeux de l’historien qui en reconstitue le procès, moyennant sans doute d’inévitables illusions d’optique. Mais il existe aussi des accélérations, et à certains moments la prédominance du temps court et plus impératif des réformes concertées, ou des modes surprenantes. L’extension d’Orient en Occident de la psalmodie responsoriale, à laquelle reste attaché le nom de saint Ambroise, est un fait indéniable, mais qui reste énigmatique quant aux déterminations qui ont assuré à ce point son extension et sa popularité. On a pu la lier à une appropriation renouvelée du psautier davidique dans la pensée et la prière chrétienne, attestée par la prédication. La prégnance de cette structure musicale particulièrement active et porteuse subsistera dans les formes plus évoluées qui apparaîtront avec la constitution d’un nouvel appareil cantoral, la Schola Cantorum, dont les solistes conserveront et surtout développeront certaines pratiques vocales liées au double modèle de la psalmodie continue et de la psalmodie responsoriale tout en les abrégeant dans leur teneur textuelle. Mais cette nouvelle forme de partenariat chantant, et son intégration dans le site cérémoniel et la distribution séquentielle de la messe et de l’office, rendra possible des créations nouvelles et surtout déplacera la conduction élocutoire chantée du texte sacré. Trait certainement décisif que la réécriture romano-franque accentuera, dans le cadre d’une réforme à prédominance lettrée et quelque peu rhétoricienne. On aperçoit ainsi dans la production des nova et vetera, non pas tant des phénomènes de pure et simple substitution que des phénomènes de tuilage, et de sédimentation dynamique12. Au milieu d’une abondante littérature, on pourra consulter (et s’émerveiller des réalisations musicales citées) : Marie-Noël Colette, « Modus, tropus, tonus, tropes d’introïts et théories modales », Études grégoriennes, XXV (1997), p. 63-95. Vue d’ensemble de la thématique des tropes de la messe : Gunita Iversen, Chanter avec les anges, poésie dans la messe médiévale, interprétations et commentaires, Paris, Éditions du Cerf, (« Patrimoines christianisme »), 2001. 12 Consulter : Philippe Bernard, Du chant romain au chant grégorien (ive-xiiie siècles), Paris, Éditions du Cerf (« Patrimoines christianisme »), 1996. Pour tout ce qui touche à l’histoire générale des formes et des pratiques du chant ecclésiastique, nous renvoyons une fois pour toutes au manuel encyclopédique de David Hiley, Western plain-chant, a Handbook, Oxford University Press, 1993, et à son importante bibliographie. On imagine que les liturgistes qui nous liront n’ignorent pas les livraisons annuelles des Études grégoriennes, abbaye Saint-Pierre de Solesmes. 11
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Le processus, de nature qu’on pourrait dire analogiquement sédimentaire ou même alluvionnaire, ne connaît guère ses commencements autrement qu’idéalisés, ou même habilement réajustés, comme on le voit dans la mise en place du patronage de saint Grégoire en tête des antiphonaires romano-francs. Mais il subit des variations d’orientation et des phénomènes déclencheurs, qui peuvent tenir à l’évolution des grammaires, des techniques, des instruments, des conditions de sociabilité, des attentes et des aspirations. Il connaît aussi des épreuves de nettoyage, des phénomènes de substitution, de revertimini ad fontes.
Division du travail répertorial Plusieurs expédients permirent d’intégrer le processus cumulatif et de compenser son devenir indécis par autre chose qu’un rigoureux et certainement intenable fixisme. On pourrait y voir comme une sorte de division du travail appliquée au processus répertorial et à l’auto-interprétation de sa cumulativité. Toutes ces choses sont connues, et il suffit d’en rappeler quelques-unes. La partition entre le Propre et l’Ordinaire fonctionnait dans une sorte de régime inversé : au Propre, des textes variés selon la distribution calendaire, mais dans l’antiphonaire de la messe, des chants fixés dans leur forma modulationis ; pour les chants de l’Ordinaire, procédant du domaine du Sacramentaire, et d’établissement historique plus échelonné, un texte fixe, connu de tous, mais dans un mouvement de production quasi constant depuis les débuts du second millénaire, une multiplication des solutions musicales monodiques, polyphoniques, concertantes et symphoniques. Aux chants de l’Ordinaire (comme à ceux de l’antiphonaire, avec leurs solutions spécifiques, et leurs aires propres de diffusion) s’appliquait la règle tacite qui prohibait le retranchement mais autorisait additions et amplifications textuelles ou mélodiques. L’avancée dans le Moyen Âge vit se conforter la distinction, qui deviendra commune, bien que ses frontières ne soient pas sans indécision, entre cantus et musica, plain-chant et ars mensurabilis, domaines dont les grammaires et les temporalités apparaissaient opposables, encore que le principe du cantus firmus permit de donner une forme sensible à l’antécédence et à l’autorité, au moins statutaire, sinon artistique d’un répertoire sur l’autre, et put se manifester comme une sorte d’icône sonore de la stratification mémorielle, structure qui se maintiendra et se soutiendra avec éclat dans la pratique des organistes. Mais certains répertoires et en premier lieu la monodie du cantus intégraient structurellement leur propre devenir archéologique, par la prégnance latente des structures modales les plus anciennes, et la relative permanence de formes élémentaires ramenant le chant à sa source générative, sinon historique13.
13 Ces distinctions instituant des domaines répertoriaux relativement identifiables peuvent être perçues comme des modes d’auto-compréhension du devenir historique, par l’établissement de stratifications qui jouent le rôle d’horizon rétrospectif. Outre les oppositions que nous avons signalées, il faudrait faire l’histoire de l’emploi de la qualification de « moderne », et bien sûr, ne pas oublier, avec le cinquième Livre de madrigaux de Claudio Monteverdi, l’entrée en jeu de la distinction entre prima et secunda prattica. La notion romantique de musica
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De même, la réflexion théorique, l’interprétation et le commentaire des formes et des fonctions, à la manière d’Isidore de Séville et de ses continuateurs carolingiens, Raban Maur14 en particulier, l’établissement d’une grammaire musicale, comme on le voit chez les Scriptores de Musica15, et bien sûr chez Gui d’Arezzo16, ne sont jamais en synchronisme ferme avec le domaine de la pratique17. Toutefois, les périodes de réformes que l’on peut dire concertées, dont le chrono est court, peuvent quelquefois placer les considérations méthodiques et la « science » en amont rapproché de la pratique réformatrice ou adaptatrice. Est-ce le cas de l’introduction et de l’utilisation, d’ailleurs largement compensée et adaptée, du système des huit modes, dans la réorganisation carolingienne du répertoire monodique ? On connaît aussi les présupposés théoriques de la réforme cistercienne18. Que dire des entreprises de « scavants » comme Jumilhac19, Nivers20, ou Lebeuf21. Sans parler des « écrivains spéciaux » qu’a connu le xixe siècle, et l’entreprise méthodique, intentionnellement « scientifique » et menée activement (non sans remous, comme on sait) de la restauration solesmienne, dont une partie des travaux aboutit à la publication, pressée par le pape Pie X, de l’Édition Vaticane.
Rôle de l’écriture La mise en place d’un support de conservation matériel et d’une entreprise de projection et de fixation graphiques dans des manuscrits non destinés à la lecture chantée directe reste un phénomène qui, en dépit de certaines évidences, apporte autant d’obscurité que de lumière sur le devenir du processus22. Car si l’on peut parler d’objectivation, c’est d’une sur-objectivation en aval de la pratique vive qui, effectivement, projette la monodie dans le champ cumulatif et spécifique des res scriptae et d’une logique des signes porteurs sacra a pu paraître procéder d’une même logique. Voir notre article : « L’invention de la « musique sacrée », LMD, 233 (2003/01), p. 103-135. Dans cet ouvrage p. 113-132. 14 Rabanus Maurus, De institutione clericorum, PL 107, col. 297-420. 15 Martin Gerbert, Scriptores Ecclesiastici de Musica Sacra potissimum, t. i, ii, iii, Typis San-Blasianis, 1784. 16 Joseph Smits Van Waesberghe, De musico paedagogico et theoretico Guidone Aretino ejusque vita et moribus, Florentiae, in aedibus Leonis S. Olschki, 1953. 17 Walafrid Strabon, par sa perspicacité historique, Amalaire, par son exactitude de chantre-cérémoniaire et l’intense expérience certainement vécue, du Culte divin et du chant ecclésiastique, dont il fait preuve même dans ses commentaires les plus figuratifs, restent à notre sens des témoins exceptionnels, à proximité de ce dont ils parlent. Voir Amalarii Episcopi Opera liturgica omnia, edita a Joanne Michaele Hanssens, t. i, ii, iii, Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana (« Studi e Testi », 138, 139, 140), 1948, 1950. 18 Claire Maître, La Réforme cistercienne du plain-chant. Étude d’un traité théorique, Brecht, 1995. 19 Cécile Davy-Rigaux, « Dom Pierre-Benoît de Jumilhac, promoteur et gardien du chant de l’Église », Revue Mabillon, nouvelle série, t. 13 (= t. 74, 2002), p. 89-105. 20 Cécile Davy-Rigaux, Guillaume-Gabriel Nivers. Un art du chant grégorien sous le règne de Louis XIV, Paris, CNRS Éditions (« Science de la Musique »), 2004. 21 Xavier Bisaro, Une nation de fidèles. L’Église et la liturgie parisienne au xviiie siècle, Turnhout, Brepols (« Épitome musical »), 2006. 22 Olivier Cullin, Laborintus. Essais sur la musique au Moyen Âge, Paris, Fayard, 2004 ; Marie-Noël Colette, Marielle Popin, Philippe Vendrix, Histoire de la notation du Moyen Âge à la Renaissance, Paris, Minerve (« Musique ouverte »), 2003.
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immanents d’une « autorité » d’abord sémique. Et l’autorité intrasystémique du signe écrit, garantissant sa répétabilité de signe, dans une toute autre logique que celle de la répétabilité du son dans un site effectif, fondait en quelque manière l’autorité de la fixation et la légitimité de la conservation d’un énoncé du chant. La consignation graphique ne manquerait pas d’introduire une nouvelle variable dans le rapport didactique de maître à élève, et dans la pratique de la recordatio. L’évolution des techniques d’écriture et de lecture manifeste un déplacement d’intérêt de la projection encore gestuelle de l’actio canendi vers la forma modulationis ramenée à la projection séquentielle des intervalles, au prix d’une notation simplifiée, qui d’ailleurs retrouvera un bel équilibre entre l’œil et la conduite cérémonialisée du chant dans la notation « carrée » des xiie et xiiie siècles, notation destinée cette fois à la lecture directe sur les Livres de lutrin, moyennant les techniques méthodiques et analytiques du solfège guidonien. Cet affichage fondé en autorité de la modulatio in cantu paradoxalement « autorisait », les règles cérémonielles étant sauves, les gloses polyvocales super librum, fonctionnant à la manière des versus cum auctoritate. Toutefois, la consignation écrite et son « autorité » allaient engendrer un ensemble de déterminations dont les répercussions sur les dispositifs répertoriaux allaient être considérables. La programmation légitime et prescriptive se portera de plus en plus sur l’élément textuel : par la consignation écrite des actions de chant dans le Missel plénier d’autel, la pratique médiévale a, comme on le sait, provoqué une dissociation paradoxale entre le domaine du chant et les actions rituelles de l’autel, sauf en ce qui concerne les intonations, les dialogues et les récitatifs des prières. Primauté était donnée au texte, lequel pourtant gardait sa forme d’origine cantorale, et à sa profération effective par le prêtre célébrant, sur sa modulatio, renvoyée par là même à un statut certes prévu par les livres de chant, mais finalement optionnel en sa prescriptivité23. Comme le savent les historiens de la musique, ce dispositif, étrange en sa logique rituelle, a libéré des formes multiples de réalisation musicale, concurremment avec les propositions de l’antiphonaire ou de l’Ordinaire : faux-bourdons, polyphonie partielle ou complète, exécution in directum, substitutions instrumentales, cérémonial simplifié, etc. Il est possible que l’écriture et plus précisément la notation, notamment lors de la généralisation de la lecture directe selon les méthodes guidoniennes, ait eu une répercussion sur la formation et la transmission des conduites intonatoires et des « manières » de chant faisant corps avec le répertoire lui-même. Toute pratique d’actions cérémonielles chantées s’appuie sur des enveloppes comportementales consensuelles et des manières suprasegmentales de nature indicielle, et donc rebelle à un codage graphique unidimensionnel, surtout lorsque, s’écartant de la logique encore analogique de l’écriture gestuelle-neumatique, elle privilégie un codage intervallique plus digital (fonctionnant par oui-ou-non). Or la production vive d’un chant, ses normes tacites de conduction et de réception, sa charge proprement indicielle, bien que se transmettant per usum, dans le milieu éminemment traditionnant des chapitres ou des monastères, ne peut pas ne pas avoir Joseph Andreas Jungmann, Missarum Solemnia. Explication génétique de la messe romaine, t. i, Paris, Aubier (« Théologie », 19), 1956, p. 140-144. 23
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été marqué à la longue par un type de conservation et de production, où la référence à l’écrit, son affichage et la lecture directe transformaient les conditions et le système de focalisation et d’attention. Certains analystes insisteraient plutôt sur la ténacité des « manières », et verrait dans l’impossibilité de reconstituer l’allure, l’ethos sonore, le tempo attachés à la pratique d’un répertoire à parti du codage forcément inexhaustif présenté par la notation, un problème caractéristique des périodes de réformes, ou de notre situation modernes de philologues et d’archéologues24.
Logique « éditoriale » En matière de « chants » destinés aux diverses formes et fonctions du culte divin, il se trouve que la dimension processuelle du phénomène, ce que nous appellerions volontiers son « histoire », est largement dominée, depuis le xvie siècle, par la logique pratique de la proposition éditoriale liée au phénomène de l’imprimerie. Et pas seulement en matière d’hymnodie vernaculaire, destinée aux catéchismes, missions, exercices de dévotions, comme on serait tenté de le penser25. Les réaménagements du chant ecclésiastique pourront même donner lieu à de véritables marchandages et concurrence éditoriales, comme on le voit dans l’histoire embrouillée de la Typographia medicea au sujet de l’édition de 161426 et dans la quête de l’obtention des « privilèges » et des droits afférents. À Paris en 1734, l’archevêque Vintimille fait mettre sur pied une véritable entreprise éditoriale, dont la stratégie et la qualité appuiera l’extension des livres parisiens27. Alors que le concile de Trente avait renvoyé aux instances synodales la régulation du chant ecclésiastique, Pie X se donnera pour une de ses premières tâches de publier une Marie-Noël Colette, « Le chant, expression première de l’oralité dans la liturgie médiévale », LMD, 226 (2001/2), p. 7393. 25 L’étude de la pratique et de la stratégie éditoriale des répertoires de chants en langues vernaculaires aurait pu faire l’objet d’une analyse éminemment instructive, dominée par les grands monuments du psautier huguenot et de l’hymnaire luthérien. Vue d’ensemble : Patrice Veit : « La musique et le chant religieux », in Histoire du christianisme des origines à nos jours, t. viii : Le temps des confessions (1530-1620-1630) éd. Marc Venard, Desclée, 1992, p. 1163-1183. Les répertoires de langue française connaîtront avec le Nouveau Choix des cantiques de SaintSulpice, constamment réédité depuis 1815 pendant presque tout le xixe siècle, un phénomène éditorial majeur. La distribution des cantiques selon les principes et les assignations calendaires de la Méthode des catéchismes de la même paroisse, en fait un véritable petit antiphonaire annuel. C’est le même principe qui guide un autre succès de librairie qui lui est contemporain, le Manuel des catéchismes ou Recueil de prières, billets, cantiques, etc. par l’abbé Dupanloup. Le futur évêque d’Orléans précise au sujet des cantiques : « Nous les avons distribués selon les fêtes, les époques ou les séances qui leur conviennent : et réunis ainsi aux Billets, Avis, prières, etc., ils forment avec eux autant d’Offices complets, dont ils sont comme les Hymnes » (Préface, p. vi). Jointe à l’utilisation pour les messes auxquelles assistent les enfants des « chapelles des catéchismes », au moins dans les grandes paroisses de ville, on saisit la vocation de cet Hymnaire français à une totalisation de l’année chrétienne chantante, qui fonctionnera dans les messes de congrégation, de confréries, d’institution d’enseignement, comme un substitut, souvent plus fervent, de l’Antiphonaire des fonctions solennelles. 26 David Hiley, p. 615-618. L’ouvrage décisif reste : Dom Raphael Molitor, Die nach-tridentinische Choralreform zu Rom, 2 tomes, Leipzig, 1901, 1902. 27 Xavier Bisaro, « Bréviaire parisien et Clergé paroissial dans la seconde moitié du xviiie siècle, ou les raisons d’une amitié », LMD, 249 (2007/1), p. 105-124. 24
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édition vaticane des livres de chant pour la messe et pour l’office divin. En plus de son désir pastoral de donner une édition « scientifiquement » satisfaisante du chant grégorien, dont il entendait constater les bienfaits pour l’amélioration du culte divin, son initiative constituait une manière volontairement centralisatrice et faisant appel à toute l’autorité du Saint-Siège, de régler, une fois pour toutes, pensait-il, la question éditoriale. Ses conseillers pensaient ainsi en finir avec ce qu’il pouvait rester de la position prédominante de l’éditeur Pustet, de Ratisbonne, et de la très grande dispersion des propositions éditoriales liées aux recherches des milieux réformateurs de plain- chant durant tout le xixe siècle28. La valeur musicale et philologique de l’édition vaticane, étonnante et exceptionnelle à son époque, n’est pas en cause. Mais son application se heurtait d’une part au statut ambigu de la prescription canonique en matière de modulatio, et d’autre part à la précarité temporelle d’un projet soumis à la cumulativité critique d’une philologie d’obédience positiviste. L’autorité de l’Édition Vaticane se révélait de nature avant tout éditoriale, plus que radicalement « liturgique », sauf à constater un léger déplacement de l’usage désormais indécis de cet estimable adjectif29. Il faut noter justement que la suite de l’histoire fait apparaître la prédominance de problèmes éditoriaux avec la querelle des signes rythmiques, avec la position dominante prise à son tour par la maison Desclée Saint-Jean, avec la poursuite des travaux archéologiques et philologiques dans des directions épistémologiques et pratiques pas toujours convergentes30, sans parler de la question toujours ouverte des manières de chant et du style général de l’interprétation qui leur est en partie liée. Ainsi, la généralisation d’un système d’accompagnement, bien représenté dans les catalogues des éditeurs31, intégrant la ligne du chant à la partie supérieure, et fondé sur une grammaire rythmique issue le plus souvent du premier volume du Nombre musical de Dom André Mocquereau, et sur une intégration très méthodique de la modalité ecclésiastique dans l’harmonie et dans l’écriture des parties, a certainement engendré un « sound » et une identité phonique et acoustique, qui a marqué le régime de production-réception des solutions musicales éditoriales proposées par les publications échelonnées de l’Édition Vaticane, au point de créer une sorte de microculture des années trente, dans laquelle des musiciens de premier plan engageront leur talent et puiseront une riche inspiration, mais dont la diffusion mondiale des publications de la maison Desclée (Paroissiens romains avec signes rythmiques, dont le fameux No 800) atteste bien une logique processuelle fondamentalement éditoriale32. Dom Pierre Combe, Histoire de la restauration du chant grégorien d’après des documents inédits. Solesmes et l’Édition vaticane, Sablé-sur-Sarthe, Abbaye de Solesmes, 1969 ; Franco Baggiani, « Il Padre Angelo De Santi S. J. laborioso tessitore della reforma della Musica sacra agli inizi del secolo xx », Ecclesia Orans, 21 (2004), p. 183-201. 29 Jean-Yves Hameline, « De l’usage de l’adjectif “liturgique” ou les éléments d’une grammaire de l’assentiment cultuel », LMD, 222 (2002/2), p. 79-106. Dans cet ouvrage p. 689-705. 30 Dom Jean Claire, « Dom André Mocquereau cinquante ans après sa mort », Études grégoriennes, XIX (1980). 31 À la systématisation théorique de ce type d’accompagnement est attaché le nom de Henri Potiron. Son apport culmine avec ses : Leçons pratiques d’accompagnement du chant grégorien, Paris/Tournai/Rome, Desclée et Cie, 1938 (nouv. éd. 1952). 32 Nous serions tenté de penser que ce qui se défait ou se transforme de nos jours, ce n’est pas le « chant grégorien » ; ce serait plutôt cette prégnance phonique (mais aussi religieusement investie pour un certain nombre de musiciens et de fidèles) et sa capacité générative liée à une entreprise de logique fondamentalement 28
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Le chant et les chants : les conditions d’existence d’un « répertoire » Si, à titre de définition de travail, nous présentons un « répertoire » comme un ensemble d’éléments ou d’objets disponibles ou disposés en vue d’un usage, il peut être utile de développer cet autre paradigme d’analyse que nous avons présenté un peu incidemment dans la première partie de cet article, et qui se trouve assez librement inspiré d’une introduction à la « tagmémique » de l’auteur américain Kenneth. L. Pike, présentée par Eddy Roulet33. En présence d’un usage ou d’une pratique suffisamment établie dans un cadre culturel ou social, on peut explorer trois dimensions répondant en gros aux questions : quid, quando, quomodo. La première concerne les traits componentiels et différentiels qui permettent de distinguer significativement un objet. La seconde s’intéresse à leur distribution dans des séries séquentielles souvent articulées hiérarchiquement entre elles. La troisième, la plupart du temps oubliée, concerne les manières, et d’une façon générale ce que l’on peut appeler le mode, ou même le style de la réalisation vive. Différentiel Ces objets, que nous appelons des chants, intégrés ou intégrables dans le cadre général d’une pratique articulée à des usages, présentent normalement des traits de forme ou de fonctionnement qui permettent de les différencier, en catégories générales, en formes établies par tradition ou en réalisations singulières, ce que nous avons désigné, dans une perspective que nous disions « génétique » par l’instance d’objectivation et celle d’individuation. À ce titre, ils peuvent faire l’objet de description et de classement, par formes, ou fonctions, ou par incipits. C’est ce qui explique la genèse et la logique des catalogues, des index, souvent appelés d’ailleurs « répertoires ». Par ailleurs, on sait que l’activité intellectuelle de classification raisonnée, souvent rendue difficile par l’entrecroisement des champs de fonctionnement et l’indécision des traits différentiels, est une des préoccupations majeures des diverses sciences de la pratique. Les historiens des pratiques cultuelles et cantorales savent aussi à quel point les appellations produites par les utilisateurs (antiennes, répons, hymnes, cantiques par exemple) peuvent comporter une marge quelquefois assez grande d’indécision morphologique. La même étiquette ne garantit pas la conformité de tous les objets qui en sont porteurs34. Les remaniements récents des séquence rituelles, et les directives des nouveaux livres, en particulier celles de la Présentation générale du Missel romain, déplacent la prescriptivité éditoriale, appuyée sur une pédagogie d’interprétation, une théorie musicale et une oreille harmonique, dont l’orientation des recherches et des réalisations actuelles font apparaître en certains points la caducité. 33 Eddy Roulet, Linguistique et comportement humain. L’analyse tagmémique de Pike, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, (« Zethos »), 1974. 34 L’identité canonique d’une action ou d’une fonction du culte divin peut être affirmée, canoniquement s’entend, de prestations dont la réalisation manifeste ou effective présente une diversité de traits morphologiques considérablement divergents. Ainsi en va-t-il de l’identité canonique de l’action sacrée désignée comme « messe », subsistant, dans l’histoire moderne, entre des formes pratiques aussi différentes que la messe basse avec un simple servant, la messe chantée sans ministres sacrés et les formes, que l’on sait un peu élastiques, de la messe solennelle.
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distributionnelle d’autrefois vers l’accomplissement avisé d’une action de chant à la fois intégrée et intégrante, mais ouverte quant à ses énoncés et quant aux solutions musicales proposées. Par ailleurs, la notion de « messe chantée » n’a plus de valeur statutairement différentielle35. Une telle situation introduit dans ce que nous avons appelé le processus un certain nombre de difficultés que nous avons entrevues au début de ce travail, et que d’autres auteurs dans cette livraison de La Maison-Dieu traiteront de leur point de vue. Nous nous contenterons d’en souligner quelques-unes. La première tenait à la nécessité, liée à l’instauratio liturgica, de redéfinir suffisamment les conditions d’intégration d’actions de chant dans les différents moments de la séquence célébratoire. La période qui précéda et suivit immédiatement la publication des grands textes du concile Vatican II vit se déployer une recherche multidisciplinaire particulièrement active et de haut niveau intellectuel pour tenter de redéfinir des fonctions et des formes. Aux côtés de Joseph Gelineau36, de Helmut Hucke, Gino Stefani, dans un ouvrage pionnier37, dont nous avons extrait notre exergue, tentait de rajeunir et même de bousculer quelque peu les typologies classiques de la musicologie du chant ecclésiastique38 ; les catégories avancées de proclamations (rites de la parole), prière chorale, acclamations, lui permettaient d’isoler le geste rituel du chant, pris pour lui-même, et s’achevant exemplairement dans l’hymne. Ces auteurs et leurs associés tentaient de redéfinir une « fonctionnalité » des actions chantées et des actions de chant qui soit fondamentalement de nature et de logique rituelles39. Il est regrettable sans doute que, par la suite, cette conception se soit quelque peu dégradée en perspective assez banalement utilitariste, en dépit d’efforts valeureux de formation et de réalisations. La Présentation générale du Missel romain le fait surtout sous forme d’énoncés exprimant des tâches, voire des objectifs. Les problèmes spécifiques posés par la définition des actions liturgiques en termes de tâche, ont fait l’objet d’un examen de Daniel Hameline, dans une livraison de cette revue consacré à « l’autorité en liturgie »40. Pour notre part, 35 Dans la perspective canonique moderne des Manuels classiques de Liturgie, la messe « chantée » se définissait comme telle, et au minimum, par le chant de la part du prêtre célébrant des oraisons autres que la secrète, avec leur dialogue introductif, de même que la préface, les doxologies, le Pater. Les Toni communes prévoyaient aussi les formules récitatives des lectures. Le missel ne connaissait des « chants » du totus clerus, voire du totus populus, ou de la schola des chantres que le texte et la forme aménagée de l’énoncé, et un certain nombre d’intonations coutumières du Gloria et du Credo, la messe du Samedi saint présentant un statut un peu différent. 36 Joseph Gelineau, Chant et musique dans le culte chrétien, Paris, Fleurus (« Kinnor »), 1962 (ouvrage, comme on le voit, publié avant le Concile). 37 Gino Stefani, L’Acclamation de tout un peuple. Les diverses expressions vocales et chorales de la célébration liturgique, Paris, Fleurus (« Kinnor »), 1967. 38 Voir, par exemple, la Praefatio de l’ouvrage de : Joseph Cari, Cardinal Tomasi, Responsoralia et Antiphonaria Romanae Ecclesiae a S. Gregorio Magno disposita, Romae, Typis Josephi Vannacii, 1686. 39 J. Gelineau, Chant et musique…, op. cit. p. 89. 40 Daniel Hameline, « Prescrire ce qu’il faut faire aujourd’hui », LMD, 222 (2000/2), p. 107-130. Si l’usage est défini comme une tâche en rapport avec des objectifs, la rétroactivité de l’usage passe par une instance d’évaluation de réussite ou d’échec. Par contre, lorsque le répertoire est une distribution d’objets formés, la « tâche » se déplace vers les stratégies d’accomplissement ou de mise en œuvre. Ce qui est le cas pour la pratique d’un protocole ou
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nous avons essayé de montrer que l’Instructio de Musica sacra du pape Pie X (22 novembre 1903), contenait la formulation très « moderne » d’une conception « programmatique » de la musique sacrée, que renforceraient les textes magistériels suivants, jusqu’à la notion de munus ministeriale, avancée par la Constitution Sacrosanctum Concilium41. Cette conception place donc une instance de projet et d’objectivation réfléchie et concertée en amont des réalisations individuées, ou des œuvres composées. La question du « répertoire » se déplace vers la collecte, le tri et la proposition éditoriale d’œuvres considérées comme satisfaisant aux exigences et aux contraintes du service attendu, mais engendre par le fait même des phénomènes difficiles à analyser de réception et d’adoption convergentes ou divergentes de la part des utilisateurs cible42. Il est possible aussi que certaines actions chantées peinent à trouver une forme optimale à la mesure de leur fonction dans la séquence. Un considérable effort est fait ici et là pour intégrer d’une manière heureuse le psaume intercalaire entre les lectures. Le psalmiste, au temps de la psalmodie continue, comme au temps de la première responsorialité, était un agent statutairement défini, véritable chanteur, maîtrisant dans le meilleur des cas une grammaire d’agencement des formules, et selon les dispositions de l’Ordo, un art d’orner et de ponctuer l’acheminement impressif de sa psalmodie, comme on peut le lire chez Isidore de Séville. Cette charge, que saint Grégoire retire aux diacres, se maintient très vivace dans la description qu’en fait Amalaire, dans son Liber Officialis, alors que la responsorialité primitive a fait place à l’alternance du psalmiste (encore toutefois en un site marqué en vue d’un office spécifique) avec ses partenaires de la Schola. La consignation de ces actions de chant dans un livre spécial, le Cantatorium, leur conservait sans doute, et, à tout le moins comme un organe témoin, quelque chose de leur premier statut. Par la suite, comme on le sait, cette action de chant perdra sa spécificité et son site propre. La restitution d’un épisode psalmodique dans la liturgie de la Parole n’est sans doute pas séparable d’une réalisation musicale spécifique, et de l’intervention d’un agent suffisamment qualifié, même s’il lui est nécessaire de viser une action psalmodique certainement plus simple mais sans équivoque quant à sa forme et son site cérémoniel43. Subsiste une difficulté apparemment plus radicale : elle nous semble tenir de la double polarisation antagoniste de toute mise en musique. Car ce que nous appelons « la musique » est un art capable de caractériser avec force et de soutenir la vigueur d’architectures et d’énonciations spécifiques et, à l’inverse d’en neutraliser les différences sous un geste, ou un d’un cérémonial avec sa dimension d’art de bien faire (exactitude et bienséance) et sa casuistique d’observance. Le théâtre va plus loin en transformant la « mise en scène » en quasi création d’un nouvel objet. 41 Jean-Yves Hameline, « Le Motu Proprio de Pie X et l’Instruction sur la musique sacrée (22 novembre 1903) », LMD, 239 (2004/3), p. 85-20. Dans cet ouvrage infra p. 733-753. Relire l’article fondateur de Helmut Hucke, « Le munus ministeriale de la musique dans le culte chrétien », Le Chant liturgique après Vatican II (Semaines d’études internationales, université de Fribourg, Suisse, 1965), Paris, Fleurus (« Kinnor », 6), 1966. 42 Daniel Hameline, Le Chant liturgique me rassure et m’inquiète. Chroniques et libres propos (1986-2004), Éditions Voix Nouvelles (« Répertoire »), 2005, p. 65-71. 43 La proposition qu’avait faite le P. Joseph Gelineau d’une psaltique méthodique de langue française, et dont on trouve une des premières formulations dans un célèbre cahier de cette revue : LMD, 33 (1953), p. 134-172, peut être considérée rétrospectivement comme un des éléments majeurs dans la recherche et l’établissement musical d’un Répertoire.
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mode de production sonore qu’on pourrait dire générique. L’histoire du chant ecclésiastique pourrait être ramené à une oscillation entre ces deux polarités : la différenciation active des formes et des actions de chant sans cesse atténuée par une enveloppe intonatoire et cinétique dédifférenciée à forte charge connotative, pouvant même faire l’objet d’une interprétation a posteriori, comme on le verra de la mensura gravis du plain-chant d’Ancien Régime, ou d’une « théorie rythmique » à vocation unitaire, telle que celle qui sortira de la vulgarisation pédagogique de Nombre musical44. Il faudrait donc nuancer le concept d’objectivation, et faire apparaître, à défaut d’une théorisation d’un concept de désobjectivation propre à des pratiques plus centrées sur l’observance que sur l’ipsa actio, une sorte de dégradé entre des réalisations morphologiquement et fonctionnellement très serrées et des actions génériques un peu passe-partout. Distributionnel Dans la construction pragmatique d’un concept de « répertoire », un second aspect des choses apparaît avec la notion de distribution, à savoir la programmation des éléments en rapport avec l’ordre séquentiel interne d’une action ou d’une fonction (distribution syntaxique), ou avec le dispositif externe d’un calendrier d’usage (distribution calendaire). L’intégration de ce trait « distribution » dans l’élaboration et la présentation d’un « répertoire » renvoie la plupart du temps à un système d’emboîtement hiérarchisé. Ainsi, le système chronologique des repas, dans les limites d’un coutumier culturel, intègre la distribution séquentielle propre au dîner ou au petit-déjeuner, dans la distribution de la journée, voire de la semaine ou d’un calendrier festif, cyclique ou occasionnel. Cette instance de « distribution », nous l’avons vu, peut rester potentielle, et beaucoup de responsables pensent que le terme de « répertoire », en amont de toute distribution formée ou élaborée, désignerait surtout des objets « disponibles », précisément en attente d’une distribution, compte tenu de leur convenance, et de leur aptitude fonctionnelle. Cette perspective est souvent celle d’auteurs et d’éditeurs, se contentant, dans les hymnaires, livres de chant, cantionnaires et autres publications, d’orienter l’emploi, ou de classer les divers titres par catégories formelles, saisons et circonstances d’usage. Cette visée d’un usage comportant éventuellement des contraintes formelles et des déterminations de distribution n’est pas sans exercer, on le devine, la sagacité des auteurs et des compositeurs, mais nous ramène aux difficultés que nous avons évoquées à propos du « différentiel » au paragraphe précédent. Toutefois, il importe de faire remarquer à quel point, dans le cas d’une distribution calendaire largement acculturée, ce qui donne à une action de chant, déjà bien individuée, Dom Joseph Gajard, Notions sur la rythmique grégorienne, Paris/Rome/Tournai, Desclée et Cie, 1944. Cette brochure, d’une très grande habileté pédagogique, reprenant des causeries faites par le Maître de chœur de Solesmes à une semaine liturgique de la Ligue féminine d’Action catholique en 1935, fut un peu le vade-mecum des Scholae grégoriennes, au recrutement féminin souvent prédominant. Son application trop méthodique au niveau des rythmes élémentaires n’est pas étrangère à une uniformisation monotone de la conduction énonciative de la mélodie grégorienne.
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une sorte de sur-individuation et la plus grande part de son impact socio-affectif, tient certainement à cette insertion à la fois intégrée et intégrante dans le mouvement cyclique (Noël, par exemple) ou occasionnel (funérailles, cérémonies exceptionnelles) d’un calendrier collectif. En matière de culte divin, et en ce qui concerne les fonctions solennelles chantées, il est clair que le circulum anni se déployait avec quelque trait d’un « enchantement » au moyen de la forte individuation que conféraient aux Jours et aux Temps les chants, texte et modulatio, confiés à la mémoire de réitérations heureuses ou dramatiques, attendues ou redoutées45. Il est possible toutefois que cette conception cyclique et saisonnière de la distribution des féries du culte divin, outre qu’elle a toujours dû coexister avec le temps plus événementiel de l’expérience religieuse et la théologie de la prière incessante46, se trouve aujourd’hui moins prisée par certains groupes qu’une conception des assemblées religieuses, régulières ou passagères, plus centrée sur une immédiateté de l’expérience, l’urgence d’une conversion de soi et d’une rencontre d’autrui, selon une conception du temps marquée par une eschatologie courte, moins cyclique qu’événementielle. Cette conception accorde un privilège à des chants interactifs et fortement centrés sur l’expérience et la ferveur partagée dans le moment même du rassemblement. Reste que l’établissement d’une distribution restera toujours lié à une articulation satisfaisante entre la programmation cyclique et la « météorologie » de la dévotion ou de l’interaction affective. Enfin, on devine qu’à cette instance de programmation-distribution, potentielle ou formée, sont liées les questions qui en concernent la dimension décisionnelle et tout ce qui relèverait d’une pression à exécuter, explicite ou tacite, impérative ou propositionnelle. L’échelon décisionnel est souvent difficile à identifier entre la légitimité institutionnelle ou coutumière d’un « répertoire » établi à une large échelle ecclésiastique, et l’autorité ou l’initiative de particuliers à un échelon local. L’existence de solutions générales, qu’elles fussent prescriptives ou simplement directives, réglait autoritairement les décisions de choix, ou, comme nous l’avons vu, répartissait statutairement les solutions impérées et les solutions optionnelles (ou ad libitum). À l’inverse, la généralisation des décisions de choix à l’échelon local peut libérer des espaces pour des réalisations élaborées et heureuses, mais elle engendre aussi, dans un espace de négociation restreint, la possibilité de mésentente sur les objets et les styles, et les risques de routine et de courte vue. Les instances pastorales à divers échelons optent pour des propositions répertoriales larges47, et veillent à multiplier les intermédiaires d’information et de formation. Mais on ne saurait négliger la formation de
45 Voir Bernard Dompnier, « L’histoire de la célébration de Noël : une histoire de tradition », La célébration de Noël du xvie au xixe siècle, Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, 2005 (« Cahiers du Centre d’histoire “Espaces et Cultures” », 21), p. 2-10. 46 Sur la reviviscence au xviie siècle en France du débat patristique sur la « prière sans relâche », voir : Monique Brulin, Le Verbe et la Voix. La manifestation vocale dans le culte en France au xviie siècle, Paris, Beauchesne (« Théologie historique », 106), p. 37 sq. 47 La comparaison aurait été instructive entre les diverses propositions éditoriales des diverses communautés linguistiques. Nous nous contenterons de citer le recueil des : Chants notés de l’assemblée, publié à l’initiative de la Commission internationale francophone pour les traductions et la liturgie, Paris, Bayard Éditions-AELF, 2001.
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courants, d’initiatives promotionnelles, dans un domaine qui lie le goût et son renforcement par le partage associatif ou le lien charismatique. Modal, manière, style Une troisième donnée, le modal, concerne tout ce qui relève de la manière, et du mode de réalisation vive. Une première constatation tient à la nature même de la « performance », ou de la réalisation active, dans la situation cérémonielle ou rituelle. Elle touche les actions musicales exhaustivement formées ou « composées » au sujet desquelles on peut être amené à distinguer, dans une perspective délibérément cérémonialiste, en réutilisant des expressions romaines de l’époque tridentine, la forma modulationis et l’actio canendi. La forma modulationis peut se définir comme l’énoncé musical dont la teneur verbomélodique est consignée dans le livre de chœur, le manuel des fidèles ou la fiche de chant. L’actio canendi ne se confond pas avec ce que nous appelons l’interprétation ou l’exécution. Elle relève de dispositions cérémonielles explicites ou tacites, qui peuvent modifier sensiblement le produit musical effectif et ses conditions de perception. Ainsi en est-il d’abord du cérémonial du chant, de son site propre, de son partenariat d’acteurs, de son degré de solennisation. Ainsi, le cérémonial d’Ancien Régime prévoyait pour le chant ecclésiastique, ou plain-chant, une déclinaison des allures, et l’exécution dite differentialiter, selon laquelle, en rapport avec le degré de solennité, la même modulatio (ou plus simplement le même chant) pouvait ou devait être exécutée à des allures variables. On envisageait ainsi assez communément dans les Directoires français du chant ecclésiastique d’Ancien Régime, trois niveaux d’allure mensura gravis, gravior et gravissima. Dans les conditions actuelles, si l’exécution differentialiter relève plutôt d’une appréciation musicale et d’une optimisation du tempo en fonction des ressources musicales, de l’acoustique des lieux, et du caractère de l’action, le respect de ce que l’on peut appeler le site cérémoniel propre à une action de chant laisse souvent beaucoup à désirer, et nous avons signalé maintes fois les conséquences qui nous paraissent désastreuses du nivellement acoustique, situationnel et interactionnel, dû à l’amplification et à la communication microphonique indifférenciée et constante, au point quelquefois de noyer inconsidérément les structures d’alternance, de responsorialité, ou la dynamique propre d’un parcours musical. Affaire de style Un autre aspect du « modal » concerne ce qu’il faut bien appeler un style. Cette allure de l’action, sa sonorité propre, (on parle volontiers de « sound », en de tels cas), son mode d’appropriation par les partenaires, constituent, en tant que style, un élément plus porteur que porté, même si l’on a le plus souvent tendance à le renvoyer au domaine non décisif de la simple variable d’exécution. Cette dimension de l’activité musicale, que nous disons ici constitutive et non de simple exécution, est même souvent première, et c’est elle qui peut donner naissance à une socialité dévote, et souvent experte, du côté des récepteurs. Elle est sans doute la clé des productions musicales de la « grande distribution » où les réalisations
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singulières ne fonctionnent souvent que comme des variantes d’un style, d’un « son » et d’une gestualité sonore, caractéristiques d’un genre, d’un groupe, ou d’un « label »48. C’est aussi selon une telle perspective que l’on peut comprendre la complexité des nomoi de la musique antique, canevas à la fois intervalliques et comportementaux, identifiables par l’articulation serrée des tournures mélodiques et des manières de chant. Les Grecs les classaient sous des noms d’origine ethnique ou géographique (dorien, lydien, phrygien, etc.) auxquels on attachait des caractères ou même des vertus, et dont on a fait par la suite une nomenclature de gammes. Cette dimension stylistique de l’action chantée, que les chercheurs d’aujourd’hui essaient de saisir dans la continuité postulée des musiques traditionnelles, est indissociable de ce que nous appelons le « répertoire » ; et la méconnaissance des composantes proprement éthologiques des conduites vocales liées à certains chants foimulaires de culture « traditionnelles », dont il ne nous reste que des schémas mélodiques et intervalliques, est ce qui rend sans doute si difficile leur restitution active. Loin de nous, certes, mais tout près de nous quand nous nous trouvons dans la position d’interprètes en partie sourds et démunis vis-à-vis de tout ce qui concerne cette conduite vocale et énonciative du chant, on peut évoquer le cas majeur de l’adoption du chant romain dans les Gaules franques : sa transformation adaptative procédait sans doute autant d’un remodelage comportemental, engageant les conduites d’énonciation vive, et les manières établies d’une belle action chantante, que d’une activité proprement « compositionnelle49 ». On peut évoquer aussi, mais cette fois dans la France du Second Empire et de la fin du xixe siècle, la barrière « éthologique » qui semble s’être élevée entre l’union sacrée de l’École, du Français national, des Orphéons, contre les goguettes et les cabarets urbains et suburbains50, et les courants réformateurs du chant d’église51, depuis Choron en passant par Mgr Parisis, contre les manières « barbares » ou « rustiques » des lutrins villageois, où l’on pratiquait une sorte d’hétérophonie instrumentale, avec ou sans serpent, et où les conduites intonatoires étaient peut-être dérivées d’un « baroque paysan » et masculin, dont on saisit le goût à travers les Messes en plain-chant musical, dont certaines comme la « Bourdeloise » ou « Messe trompette » ont fait le bonheur de lutrins provinciaux pendant des décennies52.
Voir la contribution de Pierre Gueydier dans ce numéro. Voir L’Art du chantre carolingien. Découvrir l’esthétique première du chant grégorien (colloque de Metz, 1996), éd. Ch.-J. Demollière, Metz, Éditions Serpenoise, 2004. 50 Philippe Gumplowicz, Les Travaux d’Orphée. 150 ans de vie musicale en France : harmonies, chorales, fanfares, Paris, Aubier (« Historique »), 1987. 51 Nos articles : « Le son de l’histoire. Musique et chant dans la Restauration catholique (xixe siècle) », LMD, 131 (1977), p. 547. Dans cet ouvrage p. 531-561. « L’intérêt pour le chant des fidèles dans le catholicisme français d’Ancien Régime et le premier mouvement liturgique en France », LMD, 241 (2005/1), p. 29-76. Dans cet ouvrage p. 577-604. 52 Marcel Pérès, Jacques Cheyronnaud, Les Voix du plain-chant, Paris, Desclée de Brouwer (« Texte et voix »), 2001. La compréhension intime de ces conduites vocales et de l’interaction cantorale qu’elles supposent ne peut se faire qu’à l’épreuve de l’exécution, et, aujourd’hui de l’enregistrement discographique. Nous signalons volontiers un enregistrement à paraître de la Messe dite Trompette ou de Bordeaux, dans une version polyvocale, par l’Ensemble Vox cantoris sous la direction de Jean-Christophe Candau, chez Triton, en septembre 2007. 48 49
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Balayé par le « goût bénédictin », venu de la ville, et une pratique grégorienne fortement féminisée, cette stylistique « barbare » s’effacera, remplacée par des projets que l’on voulait « artistiques » et « liturgiques », mais dont l’implantation dans les mœurs des populations paroissiales s’avèrera plus fragile que ne l’imaginaient ses promoteurs. Reste que notre répertoire, du moins pour ce qui est de la France paroissiale, est livré sans clé stylistique. Nous ne craignons pas de redire une fois de plus que le « modèle dominant » de l’animation du chant à l’Église, au moins pour ce que nous en connaissons pour le commun des paroisses, là où aucun travail de formation et d’analyse de situation et de ressources n’a été mené, par paresse ou manque de moyens, ou tout simplement par manque d’investissement un peu soutenu et suffisamment éclairé, d’une part a maintenu nos célébrations dans une production sonore fondée sur le trucage et le contrôle insuffisant des paramètres en jeu, d’autre part n’a pas engendré de style digne de ce nom, qui puisse faire corps avec un demi-siècle d’effort pastoral53.
53 Il va sans dire que cette assertion un peu alarmiste n’a pas d’autre but que d’attirer l’attention sur un des aspects des problèmes posés par une réflexion sur la notion de répertoire. Elle doit être lue a contrario comme l’expression de la plus sincère considération pour tous ceux qui, sur le terrain ou dans le domaine de la réflexion, travaillent et s’associent.
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Jan Willem Jansen aux orgues Ahrend du Musée des Augustins de Toulouse On aimerait pouvoir appliquer à l’orgue (l’instrument et le meuble, architecture sonore et visuelle) et à la pratique de l’orgue (celle de l’organiste, mais aussi celle de l’auditeur et celle de leur société, à l’Église, à la maison, au palais) ce que l’historien de l’Art, Pierre Francastel dit de l’objet de civilisation : tels sont, pour la société qui sort du Moyen Âge, et qui a traversé déjà une bonne partie des labyrinthes, retours et novation de la Renaissance, le Beffroi de Ville, l’Autel de l’Église, l’Arc de Triomphe ou la Porte, le Jardin et ses Fontaines, voire l’escalier monumental. Il s’agit là d’un « signe », pourrait-on dire, établi dans une manifestation saillante, dans une grande fermeté de son propos perceptif (avec de multiples variantes dont l’art se mêle), mais d’un « signe » qui est toujours le découvert d’une fonction à la fois usuelle et fantastique, prosaïque et ouverte sur le riche monde des figures enfouies du rêve et des expériences fondatrices du corps et des cités. Signe de prestige, par le fait qu’il tend à dire l’excellence, le culte, du ou indu, canalisant dans la forme investie quelque chose qui est certainement de nature énergétique : objet « potentiel », à tous les sens de ce beau vocable, et par cela même jamais achevé dans son établissement. Tel l’orgue, après les siècles de sa préhistoire médiévale, à la naissance des temps dits « modernes ». L’architectonique (et la décoration) de ses buffets, aux piliers des églises, en est toute fonctionnelle (menuiserie et tuyauterie exhibée) et toute fantastique, presqu’hallucinatoire. Le mythe, en un tel point, ne s’y oppose plus au « réel », tellement l’instrument, voué au cosmos et à l’angélologie, s’incorpore l’être des mondes, macrocosme des univers (musique des sphères) et microcosme de l’homme pulsionnel et quêteur de sapience, au cœur le plus manifeste et le plus énigmatique de la civitas christiana Royauté, diront de l’orgue les Romantiques, aux temps des couronnes tombées, précisément…
*** Les œuvres enregistrées par J. W. Jansen ont vu le jour en une période qui va d’Erasme à Leibniz, et l’on peut se demander si l’orgue ne nous donnerait pas ainsi à entendre, non pas une analogie plus ou moins réussie de l’aventure de l’esprit qui s’est jouée en Europe entre ces In Jan Willem Jansen aux orgues Ahrend du Musée des Augustins de Toulouse, Jan Willem Jansen (orgue), Harmonia Mundi (905198), 1987.(Œuvres de M. Weckmann, H. Scheidemann, A. Van Noordt, N. Bruhns, A. Philips, H. Aston, G. Farnaby, W. Inglot, J. Bull, J. S. Bach.) *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 213-215 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119004
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deux repères, mais quelque chose de cette aventure même, sur le versant de sa manifestation ou de ses passions. Élément du « Consort », jeu multiple d’instruments ou de voix, l’orgue devient de plus en plus en lui-même, et seul, capacité de « consort ». Le Cantus, devenu cantus firmus reconduit dans l’espace « analytique » propre au développement des claviers (merveilles technologiques !) le vieux principe du versus cum auctoritate, mais il le fait cette fois comme espacement, horizon, mémoire, jeu d’approche et de fuite, comme Th. Morley le disait du « Motet », à partir d’une étymologie saugrenue mais lumineuse (Motet = motus, circulation de formes transverses…). Par le jeu et la cogitatio d’un seul, cette topologie sonore devient véritablement dialectique, et c’est sans doute cette puissance analytique (partagée avec le luth, mais d’une toute autre manière) qui fait la fortune du Ricercare, moins « forme musicale » qu’« objet formel », au sens scolastique du mot : point de vue, principe d’intelligence, objectif et tâche intellectuels ludiques et sapientiales tout à la fois. L’orgue est un chœur. C’est tellement vrai pour les musiciens de Londres, d’Amsterdam ou de Hambourg (et pour ceux de Paris, d’ailleurs) qu’on en fait l’un des partenaires, « choraliter », des Liturgies où s’assemble le peuple. L’orgue y est plus « choral » en fin de compte que le groupe des symphoniastes ou des chantres, parce que plus céleste et plus cosmiurgique. Dans l’esprit des musicographes anciens (depuis Martianus Capella et Boèce, au moins, pour la tradition latine…), toute musique est affaire « cosmologique », avant d’être rhétorique de l’émotion ou de la delectatio ; en ce qu’elle mêle « scientifiquement » ordre du monde et ordre humain. Et ceci est vrai au plus haut point du luth ou du théorbe, où ce scientifique mélange se fait près du corps, et même corps à corps, de corps humain à corps sonore, sous la règle (tabula) du toucher qui est en même temps frémissement et calcul (apotomè, division) sur la touche. Si l’orgue peut-être dit « cosmiurgique », c’est-à-dire participant en quelque façon à un « travail » des mondes, et des choses, ce n’est pas d’abord, nous semble-t-il, parce qu’il serait la métaphore d’un cosmos sonore, réduit quoiqu’encore gigantesque : bruissement de monde ou chants d’oiseaux (comme au début du xixe siècle. A. Choron, le prophète attardé, l’expliquait encore à J. d’Ortigue, de la signification du plein-jeu). L’orgue bien loin de donner forme « humaine » à la voix des mondes et des choses, donne plutôt une forme « cosmique » à la voix et aux chants humains, en cela même qu’au lieu d’entrer d’emblée dans le propos du chant, dans l’intention immédiate du melos, fondée sur le souffle mortel, l’émotion, la respiration vive, voire de chanter chansons, canzones ou canzonettes, il dispose les thèmes du propos, les transporte, les établit, les com-pose dans un espace tout mécanique, et cette fois, froid et loin du corps, parce que tout entier corps et à trois dimensions. Et, pour parler comme les contemporains des compositeurs dont J. W. Jansen nous fait entendre les œuvres, cette « cosmiurgie » de l’orgue, en tant que telle est une « musurgie », ne retenant de l’articulation des mondes portée en ondes musicales que ce qui relève de la délectation des nombres heureusement formés. Point ici de bavardages ou d’amusements sans règles : Hermann Finck, si j’en crois A. Pirro, se plaint déjà en 1556 de ce que les organistes abusent de leur vaine habileté, prodiguent avec ostentation des « passages » qui 214
Jan Willem Jansen aux orgues Ahrend du Musée des Augustins de Toulouse
secouent le clavier du haut en bas. Il ne faut pas demander où sont « Maître Mensura, Maître Tactus, Maître Tonus et en particulier, Maître Bona Fantasia » (Practica Musicae, IV). Mais une fois posées ces conditions, mécaniques et mathématiques, qui président à la naissance de tout corps subtil de musique, il n’y a plus de limites à ce travail (c’est bien le sens de l’urgia) des figures et des combinaisons. S’il le faut, la légèreté des traits où se déploient les « fuses » des diminutions et des passages devient alors véritablement aérienne ; il faudrait même dire « éolienne », au sens le plus réel et le plus métaphorique du mot. Et comme machine sonore de la plus manifeste musurgie, le grand-orgue ne pouvait pas ne pas s’accointer avec la leitourgia, la Liturgie, elle-même, dans sa fondation et ses déploiements, articulée sur les métaphores et les mouvements des trois corps qui se mêlent et s’échangent en tout rituel : corps du monde (et rythmes du temps), corps individuels et corps de société. Quelle belle tentation que de penser, en écoutant ce disque, qu’il n’y aurait eu, somme toute, qu’un seul grand « Ricercare » qui se serait déployé et se serait repris sans cesse depuis Josquin jusqu’à Bach, et qu’au moment où disparaissent ensemble la plausibilité et l’existence des grandes sommes de théologies (raison des mondes, sous une unique lumière), la cogitatio et l’appétit d’investigation qui s’y manifestait se seraient portés sur cette opération musicale, par où quelque chose de l’ancienne articulation des mondes visibles et invisibles, proches et lointains, haut et bas, épais et subtils, se maintenait dans l’espace sonore et combinatoire de la « Recherche » : magistère de l’orgue. La mémoire du Cantus (les In nomine, par exemple…) y introduisait comme l’affleurement et l’écho d’une pulsion à chanter venant des siècles et commandant les gloses, les exercices de l’École, jusqu’à ce que, petit à petit, se transforment les échelles et les règles de développement du discours. C’est ce même « Ricercare » ininterrompu que l’aventure de l’esprit européen aurait porté aux frontières de sa grammaire générative, non seulement à travers les « extravagances » chromatiques, mais sous la poussée même de l’art de la Fugue et de ses investigations circulaires. N’en resterait-il pas que le Nom de Bach, pour en attester à la fois la gloire et la disparition, comme Schumann et Liszt en feront l’expérience. Le mythe, cette fois, a quitté l’espace flottant entre les mondes pour se réfugier dans l’homme seul, héros universel, et l’Orgue, peut-être jamais vraiment à l’aise dans cet âge nouveau, ne tarderait pas à le transformer lui-même, grandiloquent et vain, si souvent…
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Rapports de l’Église avec l’orgue d’hier à aujourd’hui [Le statut rédactionnel du texte qui suit présente une particularité qu’il importe de signaler. Son propos est celui d’une conférence, produite dans un cadre festif pour un public large et certes attentif, mais très mêlé. Le nouvel instrument s’inspirait étroitement de la facture norditalienne du début du xviie siècle, ce qui explique bien des orientations et des allusions du conférencier. Le propos présenté oralement n’avait pas été préalablement rédigé, mais suivant l’habitude de l’auteur fut mené à partir d’un conducteur détaillé. Le texte oral a été décrypté à l’écoute de son enregistrement par Benoit Zimmermann. La rédaction définitive n’a pas été élaborée ni revue par l’auteur mais par son frère Daniel Hameline (2009), professeur émérite de l’Université de Genève, qui a tenu à conserver au texte le ton et les libertés de la parole publique, et, compte tenu des circonstances, à éviter les surcharges d’un appareil d’érudition.]
Impossible de ne pas commencer par une interrogation. Une interrogation fondamentale quand il s’agit de l’orgue et de son histoire. On en trouve un exemple dans un article très savant, du savant dictionnaire de langue anglaise The New Grove Dictionary (1980), à l’article « Organ ». Une des plus grandes énigmes de l’histoire de la musique, écrit l’auteur, reste de savoir pourquoi et comment l’orgue est devenu un instrument d’église, en gros entre 900 et 1200. (C’est à peu près l’époque où va être fondé à Payerne le Prieuré clunisien et construite l’église abbatiale). L’auteur a raison : nous sommes bien en présence de l’une des plus étonnantes énigmes de l’histoire de la musique.
« Les pompes de Satan » (saint Jean Chrysostome) La préhistoire de l’instrument qui plus tard s’appellera « orgue » nous apprend que cet instrument, durant l’Antiquité, se trouvait associé à des manifestations que les chrétiens des premiers siècles jugeront peu recommandables. À ces derniers, l’instrument qui deviendra notre « orgue » laisse même le souvenir de bien mauvaises fréquentations. Saint Jean Chrysostome dénonce dans cet instrument l’auxiliaire des « pompes de Satan ». L’évêque désigne par cette expression ces chars qui faisaient défiler dans le cirque les statues des dieux et sur lesquels, effectivement, pouvaient être posées des orgues hydrauliques. Les orgues participaient ainsi de ce déploiement des jeux du cirque et du théâtre. Et dans le dictionnaire que j’ai cité en commençant, on voit l’une des plus cruelles Conférence prononcée le 5 décembre 1999, dans le cadre des festivités inaugurales de l’orgue Jürgen Ahrend pour l’Abbatiale de Payerne (éd. in Les Orgues des églises médiévales de Payerne, Association pour la mise en valeur des orgues Ahrend, Commune de Payerne, 2010). *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 217-227 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119005
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représentations de l’orgue qu’on puisse imaginer : l’instrument est vraiment reconnaissable devant deux gladiateurs, dont un va être mis à mort. Ainsi l’instrument apporte comme une sorte de sonorisation cruelle à ce que les chrétiens des premiers siècles ont considéré comme un des spectacles les plus répugnants de la violence entre les humains : cette mise à mort en public, sous forme de jeux, à laquelle aboutissaient un grand nombre de combats de gladiateurs. À Byzance, l’orgue est un instrument de palais, qui se fait entendre lors de festivités publiques. Il fait partie d’échanges et de cadeaux princiers, comme c’est le cas de la part de Constantin de Byzance à Pépin le Bref en 757. Peut-être est-ce plus, à ce moment, une curiosité mécanique et physique qu’un instrument de musique à proprement parler. Les écrits de Saint-Gall parlent également d’un orgue offert à Charlemagne. Et on sait qu’un prêtre vénitien du nom de Georgius a pu construire un orgue à Aix en 826 sous Louis le Pieux. Mais on ne dispose d’aucune trace d’une utilisation quelconque de cet instrument à l’église.
Un saisissement imaginaire Le texte de Saint-Gall frappe par son caractère hyperbolique. Il nous fournit une première information dont il ne faudra pas perdre mémoire : dès qu’il est question d’orgue, l’instrument dont on parle est d’abord imaginaire. Beaucoup de gens, dans ce Haut Moyen Âge, vont discourir sur l’orgue sans l’avoir jamais vu. C’est un instrument dont on rêve, un instrument qui n’existe pas. Mais attention ! S’il n’existe pas, il peut exister. L’orgue va surgir dans cette espèce de différence d’ordre mythique, d’ordre fabuleux, entre un instrument réel, au destin tout empirique et technique, et un autre, irréel, qui est en train de surgir du discours religieux sur les choses, et, peut-être, pour une certaine part, de la Sainte Écriture elle-même. Voyez la traduction latine du psaume 150. Il importe peu, en l’occurrence, que cette traduction repose sur une erreur exégétique. La Traduction œcuménique de la Bible (1977), invite à louer le Seigneur « avec cordes et flûtes ». Mais la Vulgate, elle, parlait de louer le Seigneur « in chordis et organo ». Pourquoi cet organum ? Comment ne pas penser à cette extraordinaire illustration du psautier d’Utrecht, qui date du ixe siècle ? C’est bien un orgue qui s’y trouve représenté. Mais il est très mal dessiné : les soufflets sont à l’envers, le reste est à l’avenant. Aucune importance ! La gravure n’a pas pour fonction de « reproduire » à l’identique une image de l’instrument, mais de provoquer une espèce de saisissement imaginaire. Toutefois, je pressens l’objection : suis-je en train de me livrer à une analyse historique et musicologique sérieuse, ou ne suis-je pas en train de prolonger et d’entretenir le rêve chrétien dont cet orgue imaginé est l’un des « instruments » ? En même temps qu’on identifie la fonction « mythologique » de l’imaginaire religieux, pour la tenir à distance d’analyse, pourquoi serait-il interdit de lui reconnaître son rôle dynamique et promoteur ? Car le lieu religieux s’offre à l’exercice de l’imaginaire humain et de l’invention. Quelque chose est là, qui tire vers l’ailleurs et impose un changement de perspective. C’est justement tout le sens de ce que les anciens appelaient « le mouvement 218
Rapports de l’Église avec l’orgue d’hier à aujourd’hui
anagogique ». Sortir de la perception ordinaire et du « soi » qu’elle confectionne, et découvrir l’échappée belle qui révèle un horizon. Et grâce à l’orgue, cet horizon va se révéler sonore, mais d’une sonorité dont nul, en définitive, n’a vraiment l’expérience, sinon dans l’amplification de la fable. L’histoire de l’orgue d’église commence dans le fantastique. En témoignent aussi les commentaires auxquels donne lieu le nom même qui désigne l’instrument : l’hydraule. Des textes monastiques anglais du xe siècle parlent de l’« hydraule » comme de « l’hydre aux cent têtes ». Un voyageur décrit un orgue, qu’il n’a, bien sûr, jamais vu, comme une sorte de bête monstrueuse qui porterait cent tuyaux sur la tête.
Les débuts de l’orgue d’église Mais à insister par trop sur le rôle premier de l’orgue imaginé, on oublierait que des instruments réels apparaissent sporadiquement entre la fin du xe et le xiie siècles, dans les grandes abbayes bénédictines surtout. L’instrument semble bien être l’ancêtre de ce que seront plus tard nos orgues. Et cet instrument ne cessera d’évoluer pendant un millénaire. Cette évolution sera telle que les sonorités de l’instrument du xixe siècle n’auront que peu à voir avec celles de l’orgue du xvie ou du xviie siècles. Ces changements techniques et esthétiques entraîneront des destructions d’instruments mais tout autant la perte de certaines habitudes d’oreille. Et il sera possible d’assister à ces sortes d’« effets rétroactifs » pour retrouver, comme on l’a entendu ce matin, une sonorité qui a pu exister à un certain moment et représenter la richesse d’une époque. La voici qui revient à nous comme sous la forme d’un tableau ancien ou d’une pièce de théâtre : l’orgue italien, son sound si caractéristique. Et ce sentiment d’ancienneté, à première vue archéologique, fait partie de notre modernité. Mais ce que je voudrais maintenant dégager, ce sont quelques traits qui marquent les premières manifestations de l’orgue dans la vie cultuelle. Peut-être aurons-nous une réponse à la question, une solution à l’énigme évoquée en commençant : au moment où l’orgue s’intègre dans le fonctionnement du culte chrétien, quelque chose va faire que le processus va prendre, que l’institution se stabilise, que les résultats en sont heureux et durables. Qu’est ce qui est annoncé dans cette installation de l’orgue ?
Signaler le site La première chose à relever, c’est que les fonctions de l’orgue, à ses débuts dans l’église, est encore très proche de celle du signal, à l’instar de la cloche, du carillon, de la sirène. Des instruments hydrauliques étaient d’ailleurs utilisés à la même époque pour exercer de telles fonctions au cours des fêtes publiques extérieures. Et une industrie était en avance sur celle même de l’orgue : celle des cloches. Le signal permet de faire se rejoindre l’espace et le temps, le lieu et le moment : « c’est maintenant, c’est ici, venez, l’action va commencer ». La cloche appelle à rejoindre le site où l’événement se passe. L’orgue exerce dès le début cette même fonction : « situer le site ». Et, par le fait même, permettre aux groupes comme aux individus de « se situer », de « se trouver quelque part ».
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Car les gens de ce Haut Moyen Âge ne disposent pas de nos moyens actuels pour cet acte si essentiel à la vie courante et indispensable à l’identification symbolique des lieux et des événements, de l’espace et du temps. Même les jours de la semaine, même les heures du jour, même le changement des saisons, connus, non sans approximation, par leurs manifestations « naturelles », ne font pas l’objet d’un « balisage » officiel et surtout généralisé. L’heure sonne au Beffroi des villes prospères et libres, et les lieux, tant citadins que ruraux, doivent faire apparaître leurs différenciations, leurs hiérarchies, leurs fonctions, à des gens qui, pour la plupart, ne savent lire ni les écriteaux, ni les panneaux, ni les pancartes. Le « site » doit parler de lui-même. C’est à lui, sans le secours des mots, de signifier que l’on est bien « en temps voulu, au moment voulu, dans l’endroit voulu, pour l’action voulue ». La musique va jouer un très grand rôle dans cette signalétique du site, espace et temps. Et c’est bien sûr la musique qui, dans le culte, balise aussi bien l’horaire que le calendrier. Musique du matin, du soir, de la nuit, de l’année. Musiques portées, musiques portantes : elles vont s’insérer avec bonheur dans le cycle court de la célébration des Heures comme dans le cycle long des « Temps liturgiques », où elles « se tiennent » et où elles « tiennent » ceux et celles qui les pratiquent, leur permettant de « se tenir » à leur tour. Voyez l’importance que la musique nous amène à accorder à tout ce qui relève du site : le moment, l’état présent de la rencontre des personnes dans un lieu donné ; la transformation du lieu qui pourrait n’être qu’un espace, une étendue, en un lieu où l’on se « trouve ». Mais si nous passons de l’indéfini « on » à la première personne du pluriel comme du singulier, le site est le lieu où je peux dire : je me suis trouvé, moi, là, à ce moment-là, avec d’autres, qu’ils soient présents ou absents physiquement. « Je me suis trouvé » : insistons sur l’amphibologie parlante de ce dernier verbe. Il revient à dire : je ne me connaissais pas, et, soudain, me voici révélé par le site où « je me trouve ». Y a-t-il là plus qu’un jeu de mot ? Je le pense. Nous avons le sentiment spontané de bénéficier d’une adéquation permanente et tranquille avec nous-mêmes, sans nous rendre compte que ce sont les lieux, les moments, les regards, les paroles qui ont effectivement le pouvoir de faire surgir cette adéquation : « je me suis trouvé, là ».
L’orgue « in situ » et « pro situ » On comprendra alors l’importance, à la fois sociale et métaphysique, de tout ce qui pouvait, dans les anciennes liturgies, caractériser l’occasion et le site. Entendez les cloches, l’angélus tri-quotidien, l’appel férial à la célébration, le glas, les carillons festifs, le tocsin. Il est évident que le « clocher » « situe » le village et ses villageois. Considérez même ne seraitce que la manière d’entrer dans une église. On reconnaît par exemple la croix qui est au fond, les jeux du soleil dans les couleurs et les dessins de tel vitrail, la présence des frères dans la nef ou les bas-côtés. C’est alors que je me « situe ». L’orgue, en l’occurrence, joue dans la « situation » comme un signal presque prosaïque. Prenons-le dans sa fonction d’invitatoire. On va ouvrir les portes du jubé. Une procession va sortir dans la nef. Les fidèles y sont dispersés pour suivre les messes qui sont célébrées dans les petites chapelles latérales. Soudain, l’orgue, posé sur le jubé, sonne un plein jeu, 220
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avertissant effectivement qu’une procession va prendre possession de l’espace et qu’il convient de s’y porter si l’on veut. L’orgue exerce donc une fonction initiale de l’ordre de la vigilance : avertissement, appel, convocation. Il gardera fondamentalement ce rôle. Mais il ne le joue pas seulement à l’égard des fidèles. Il avertit aussi bien les officiants. L’orgue est d’abord un instrument cérémoniaire : quand il sonne dans la nef, il garantit à l’Église que son hymne est prête pour la louange. C’est d’ailleurs pour assurer cette fonction que l’orgue jouait toujours la première strophe de l’hymne : il sonnait le mode. Ainsi l’orgue avait la tâche de garder fraîche, dispose, presque disponible, la capacité de l’hymne. Et, ce faisant, il démontrait sa capacité à lui : faire du lieu muet, le lieu du chant. Faire chanter le lieu, c’est transformer ce dernier en lieu du chant. Voici l’Église, par là-même, convoquée à ce qu’elle n’est pas. Ce qu’elle n’est pas ? Plutôt ce qu’elle n’est qu’en espérance, ce à quoi elle tend. : devenir le lieu du partage, de l’annonce, du kérygme et de la louange. Et l’orgue va sonner, précisément, pour annoncer la grâce de cette élévation. Il fait partie, pour les anciens, des praecones Evangelii, les praticiens de l’annonce.
L’orgue vient « en plus » Mais cette fonction « annonciatrice » de l’orgue a un important corrolaire. Amalaire, un des plus grands liturgistes du Haut Moyen Âge, le rappelle en substance, à propos du chant : Dieu nous attire non pas causa necessitatis, mais causa delectationis. Le propos se trouve déjà chez saint Augustin : Dieu n’est pas tenu et ne nous tient pas par la nécessité. Et, sur ce point, il est clair que l’orgue à l’église ou au temple n’est pas de l’ordre du nécessaire. Il n’obéit pas à la nécessité. S’il était nécessaire, il ne serait pas musical. Il annonce que le salut est un bien promis, que le salut est un bonheur vers quoi nous tendons, mais il manifeste que cette annonce épouse aussi la forme du bonheur, cette pregustatio qu’est le bonheur du chant. C’est ce que les anciens appellent la gratia gratis data, c’est-à-dire la grâce qui est donnée « en plus ». L’orgue fait partie du « plus », si bien que je peux toujours m’en passer. Voici donc notre première considération : l’orgue assume l’annonce. Et celle-ci contient une connotation d’avertissement, mais ce signal simplement prosaïque manifeste aussi une promesse, celle d’un promissum bonum. Évidemment, ce « bien promis » relève de l’ordre de la foi. La foi, ce n’est pas seulement ce à quoi je crois par la force de ma volonté, c’est un bien qui m’est octroyé. Je crois qu’un bien est promis. Je crois qu’un bonheur est promis. L’orgue, au départ, est moins important, comme signal, que les cloches et surtout, comme promesse, moins significatif que le chant, mais il va s’intégrer dans cette même perspective. Et d’emblée, il est doté d’une connotation euphorique. J’en trouve un exemple très fort dans un texte plutôt disciplinaire : le Ceremoniale Episcoporum de 1600, livre 1, chapitre 28, consacré entièrement au jeu de l’orgue. Mais déjà, dans l’esprit d’Amalaire, le chant, dont l’orgue sera comme une forme d’épanouissement dans l’alternance avec le chœur, est en rapport avec les noces : même aux messes des Morts, on chante toujours ad nuptias. Et ce pédagogue de la musique oppose les noces à l’école, où l’on travaille la Sainte Écriture. L’école, c’est le moment d’entendre et de comprendre au mieux ce que révèle cette même 221
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Écriture, mais tout d’un coup se lève un chant quelque part, dans les voûtes, là-bas, ou au lutrin : ça vole, ça va, ça vient, ça reprend, les teneurs vibrantes portent les voix haut et loin. Ainsi quelque chose se dit de l’exaucement intérieur de l’âme humaine, de cet horizon au-delà de l’Église phénoménale qui est là : l’autre Église, insaisissable, dans le secret de Dieu. On ne l’atteint pas, mais on la désigne, on la goûte, on la devine, on s’y porte. L’orgue devient l’un des artisans de ce « mouvement anagogique », de cette instauration d’une euphorie sanctifiée.
L’orgue et la science musicale Ma deuxième considération est d’un tout autre ordre. Elle revêt une extrême importance. Ce qui va légitimer l’entrée de l’orgue dans le culte chrétien, c’est son rapport à la scientia musica, car la mathesis, le calcul des longueurs et des pressions, tout à fait comparable au monocorde de David, s’effectue par la mensura fistularum, la mesure des tuyaux. Ainsi dans des traités du xie siècle toute la physique de l’époque concernant la musique va trouver son lieu dans l’orgue comme instrument spéculatif, combinatoire, de calcul, de science. L’orgue devient non seulement l’instrument de l’annonce, l’instrument de l’euphorie festive, mais il s’institue comme une source paradigmatique, pour ainsi dire, « la réserve systémique du système ». Pour les musiciens de cette époque, ut-ré-mi-fa-sol-la, les six notes de l’hexacorde, constituent la réserve de toute la musique. Bien sûr cette réserve comprend les chromatismes et les variations. Mais tout est là, à titre de capacité. Et c’est l’orgue qui en est le dépositaire. Or, cette capacité est analogique à la capacité de l’Église de faire surgir l’hymne et la louange : l’hymne est en réserve dans son texte, dans son attitude et dans son mouvement, mais, en réserve aussi, il y a les notes à partir desquelles l’Église va construire son chant. Or, ut-rémi-fa-sol-la, c’est non seulement une espèce de paradigme mathématique, mais c’est beau à entendre et je peux construire dessus. Le paradigme s’exprime par l’acte qu’il rend possible et qui le rend à la fois intelligible et beau. L’art se saisit de la mathématique sans laquelle il ne serait que balbutiement. Un auteur du Moyen Âge a composé une hymne avec chaque note de l’hexacorde, en l’honneur de Saint Jean-Baptiste, qui est le patron de la musique (Ce n’est pas Sainte Cécile, à cette époque !). Au Baptiste, ce praecones Evangelii, le précurseur qui avertit de l’imminence de l’Évangile, on dédie une hymne construit sur les six notes de l’hexacorde fondamental. Ainsi l’orgue trouve l’axe de sa fonctionnalité musicale : l’entretien en lui, dans la composition même où il se trouve, de la réserve du chant possible. Car l’orgue ne dit pas le chant réalisé, mais la musique possible. On en trouve un exemple dans le volume des Arie musicali de Frescobaldi ou dans l’Organo suonarino de Banchieri, réalisé sous la forme d’un dessin : des tuyaux d’orgue, en ordre descendant, et une petite gamme, très souvent ut-ré-mi-fa-sol-la, et puis quelques fois un texte « à la gloire de Dieu ». Voici manifesté avec exactitude le paradigme de l’orgue en tant que réserve, cette mathesis de l’orgue, cette capacité combinatoire, qui apparaît alors, peut-être à son point d’excellence, dans la musique italienne. La musique se compose d’abord en elle-même, par un jeu qui est comme immanent à l’instrument, à partir de sa sonorité, de son toucher, de son accord, de la disposition de 222
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ses jeux. Cette musique se diffuse non pas d’abord comme quelque chose que je dis, mais comme quelque chose que j’agence, que je « compose ». Il s’agit bien de « com-position ». Et on ne peut que faire le rapprochement entre la composition musicale et la composition de l’âme, selon la parole de saint Basile bien connue et répétée à cette époque : qui psallit componit animam suam, « celui qui psalmodie compose son âme ». Prenons un exemple : les versets du Kyrie de Frescobaldi. Ces œuvres ne constituent en aucune manière le grand récit pathétique qui va redire et refaire le Kyrie. C’est la précédence par l’orgue de ce que peut être en votre cœur une composition interne de vous-même. Assistée et encouragée par l’orgue, c’est votre âme qui va laisser se composer en elle à la fois les sentiments, la mémoire, le propos, la vision des autres, sa propre présence devant Dieu. Et l’orgue exerce alors, en alternance avec le chant, sa propre fonction qui n’est pas celle du chant. Il agence, il prépare, il prolonge, il refait entendre autrement. Les anciens voyaient là comme la « célestialité » de l’orgue. On le représentera parmi des anges qui jouent toutes sortes d’instruments. C’est reconnaître son pouvoir quasiment mathématique de combiner les sons dans une composition euphorique et heureuse, et en même temps pleine d’imagination. L’instrument est « céleste ». Il ouvre vers un ciel aux possibilités inépuisables, comme certaines prières, comme certains textes de l’Église.
Soupçon et rejet Néanmoins il faut tempérer cet éloge : le soupçon et le procès sont arrivés en même temps que la promotion ! Il y aura des attitudes de rejet. La première raison tient à ce qui a été dit tout à l’heure : l’orgue n’est pas de l’ordre du nécessaire. Et, dans le christianisme, à côté de l’acceptation heureuse des bonheurs, il existe une constance d’avoir à y renoncer, qui invite à les dénoncer : c’est la puissante tradition de la via ascetica. Vis-à-vis de l’orgue, cette dénonciation tient à l’origine de l’instrument : la pompe, l’ostentation, la gloire usurpée, la richesse, le luxe. L’orgue est un complice du désordre des passions humaines. Il est contraire à l’una voce, la voix chrétienne, la voix intérieure. Dans la mesure où la musique phénoménale peut contribuer à la vie bonne, on peut à la rigueur l’accepter, mais pas la pompe, l’ostentation, les glorifications fallacieuses, les euphories douteuses. Et qui peut discerner à quel moment ce que le fidèle entend l’amène vers la composition de l’âme, sous la grâce, porte son regard vers autrui, meilleur, plus doux, plus tendre, joignant l’amour de soi à l’amour des autres, un regard, d’une certaine manière, « évangélisé » par une musique ? Calvin n’est pas seul à son époque à adopter des positions très intransigeantes sur l’utilisation des instruments à l’église. Érasme, un contemporain de Luther, aura des positions voisines mais un peu différentes. Il connaît la réticence de saint Augustin quand ce dernier écrit : « Je n’aime pas être séduit, porté par force, sans pouvoir résister vers ce que je n’estime pas. » Érasme partage cette réticence vis-à-vis de la musique, car il connaît ses pouvoirs. La musique n’exercera-t-elle pas à l’égard des consciences une intrusion, une effraction pour les mener là où elles ne veulent pas ? Il est persuadé de la réelle influence de la musique, mais il veut la limiter et, en particulier, conserver la simplicité, la dignité des chants de l’Église.
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Érasme se trouve très proche des tenants de la devotio moderna comme en témoigne un texte du couvent des Augustins de Windenschein « organa nemo assumere praesuma » : il n’est pas question d’utiliser les orgues. Par contre, ces mêmes critiques de l’orgue accordent une énorme importance à tout ce qui relève de la voix pure. Ce sera la position de Calvin ou de Théodore de Bèze, car la vox ecclesiæ précisément est troublée par les orgues, comme aujourd’hui on le dirait du microphone : il existe aujourd’hui des églises où les fidèles n’ont jamais entendu à un seul moment la vox ecclesiæ nue, simple, sans artifice sonore. Érasme ou Calvin accusent les promoteurs de l’orgue : « vous brouillez la voix de l’Église ». Or, selon saint Ambroise, la voix de l’Église est un « quasi sacrement ». Calvin connaît le commentaire des psaumes de saint Ambroise. Il ne manque pas de le citer. La prolixité des chants et de la musique s’oppose au sermon, à la lectio divina, au travail spirituel rémunérateur, car ils participent trop du loisir. Par ailleurs, Érasme exprime son scandale devant le coût élevé de la musique. Il relève son penchant vers une tonalité résolument guerrière et triomphante : qui dit musique dit instrument du pouvoir. La méfiance est donc de règle. Effectivement le pouvoir se servira de la musique pour se faire des « clients », pour s’imposer, pour s’établir, pour renouveler sa crédibilité, afficher son ostentation. La musique faisait partie, à l’époque d’Érasme, des privilèges de caste des aristocraties guerrières de la péninsule italienne, mais comment lui rattacher les réalisations de l’orgue d’un Frescobaldi ?
Admis sous condition De l’opposition vive caractérisée par le sentiment d’avoir à résister à la séduction, tel qu’il se manifeste chez Érasme ou qui pourrait se retrouver chez Calvin, on peut distinguer, à l’égard de l’orgue, des positions plus modérées. Par exemple, un théologien catholique de l’époque, le Cardinal Cajetan, dit en 1510 : « potest tamen tolerari », l’usage de l’orgue « peut cependant être toléré », « per accidens jam extensa consuetudo organorum », on conservera « à l’occasion, l’habitude aujourd’hui très répandue d’utiliser les orgues ». On distingue en bonne casuistique : les choses obligées, les choses conseillées, les choses tolérées, les choses défendues. L’orgue relève de la troisième catégorie. Mais survient chez Cajetan un argument pastoral qui légitime cette tolérance. L’orgue se fera entendre à l’église « à cause de cet éloignement du culte divin dans lequel se trouve tout être humain, (de telle façon) que par là-même il puisse en quelque manière y être attiré ». Et là, le cardinal n’est pas loin de faire de l’orgue un instrument de propagande : les gens s’ennuient à l’église, avec de l’orgue, peut-être qu’ils resteront… Que le pasteur d’âmes qui n’a jamais eu ce type de raisonnement lui jette la première double-croche !
« Per accidens » L’orgue ne saurait figurer dans le service divin à titre autonome : telle est la pensée du pasteur Richard Pasquier dans son beau Traité de liturgique (1954). Per accidens, écrivait
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déjà Cajetan. Glosons sur ce « per accidens ». Je l’ai traduit par « à l’occasion », dans le sens que lui donne Cajetan : quand il existe une forte opportunité, ce qui revient à prôner une réelle modération. Mais cette expression peut être entendue, proche du Kairos grec qui signifie l’ »occasion heureuse », la chance inattendue, comme cet ordre du « en plus », l’ordre du gracieux, l’ordre du possible non nécessaire. Et à ce moment-là, le « per accidens » participe de la libéralité faite au chrétien, à condition que l’exercice qui en résulte soit juste. Et si nous acceptions d’entendre ce « per accidens » comme signifiant ce qui peut nous arriver sans coup férir ? Est-ce que la « Grâce » ne résume pas l’essentiel de ce qui nous arrive « per accidens » ?
Une longue histoire Ces propos sur l’orgue et l’opportunité de son usage sont à rapprocher des positions classiques vis-à-vis de l’ars musica, telles qu’elles sont exprimées par les Pères de l’Église et vécues par les chrétiens des générations anciennes. Pour un premier groupe, la musique est inutile. Elle est même nuisible. Pour un second, elle est indifférente. Elle vaut simplement par l’usage qu’on en fait et pourra se diviser en deux types de répertoires : le bon et le mauvais. Mais pour un troisième groupe, la musique est bonne en elle-même, parce que don de Dieu, même si, à cause du péché, de la misère, de l’orgueil, de la vanité, elle peut être détournée de sa fin. Il est facile de reconnaître en cette béatification de la musique la position fondamentale de Luther : la musique est une capacité humaine qui, par ses caractéristiques mêmes, manifeste qu’elle est de Création divine. Elle est une capacité donnée et reçue. Cette confiance de Luther en la musique est partagée par les Franciscains et, surtout les Franciscains d’Italie : Constanzo Festa Ludovico Viadana, Girolamo Diruta, Giovanni-Baptista Fasolo, tous sont Franciscains et organistes. Puisque l’orgue que nous inaugurons est d’esthétique et d’éthique musicales italiennes, j’ai relu la préface de Il transilvano de Diruta, qui est un des premiers grands traités d’orgue, publié par cet élève de Merulo. L’ouvrage est écrit à Venise en 1593 et en 1609, à la demande du Prince de Transylvanie. On y voit apparaître cette vision presque théologique de l’orgue telle qu’elle est en rapport avec l’éthique musicale de l’instrument que nous inaugurons.
Un art « honorable » Diruta insiste sur l’honorabilité de l’ars musica. Les hommes de la Renaissance sont persuadés que la musique est une des capacités de la nature humaine au même titre que les sciences, les mathématiques, la philosophie, les lettres et la médecine, à la fois comme art et comme science spéculatifs et pratiques. Et elle est caractérisée par l’honorabilité. À condition que ce soient de vrais musiciens qui la fassent. C’est un art sérieux et savant, mais savant au sens de sapiens, c’est-à-dire « qui se goûte ». Et, pour les gens de cette époque,
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il existe une unité profonde entre la musique de l’antiquité, même païenne, et la musique chrétienne car, de musique, ars musica, il n’y en a qu’une. Ainsi tout musicien allant à la musique n’a rien d’autre à faire que de la musique. Et de là découle sa « dignité ». Mais ce qui est étonnant, c’est le choix que Diruta fait du « modèle ». Pour la poésie, le modèle c’est Orphée, ou David ; pour la philosophie, Aristote ; pour la médecine, Hypocrate. Mais pour la musique chrétienne, le modèle, c’est l’orgue. Diruta ne choisit pas un personnage mais un instrument. À ses yeux, c’est l’orgue qui est le mieux à même de faire comprendre comment une musique se forme, comment elle se compose, par une sorte d’expérimentalité pratique, directe et « qui se goûte » (sapiens). Ce qui est caractéristique de l’orgue, c’est son aptitude à synthétiser l’art musical et à incarner toute « composition » dans l’instant.
La machine organique L’orgue est instrument de science. Et c’est une machine. En lui s’effectue une combinatoire exemplaire de la musique grâce à la mise en place d’une extraordinaire et précise mécanique. Et en même temps, à partir de cette machine, qui n’est ni la voix, ni le corps, ni l’homme, ni l’âme ni le ciel, ni rien du tout, voici que soudain se recompose toute une cosmologie toute ensemble intérieure et extérieure. Rapport de l’homme à lui-même, à travers les conduites d’écoute ; rapport de l’homme à son espace ; rapport au temps : quelque chose est en train de se construire, qui a son modèle dans la composition interne de l’orgue. Diruta insiste ainsi sur le rôle de « laboratoire » assumé par l’orgue, instrument scientifique. Il souligne l’importance du ricercare, comme modèle même de l’exploration des possibilités de l’instrument. Nous voici devant une espèce d’animal artificiose, car s’ il n’y a rien de plus machinique qu’un orgue, il n’y a rien de plus vivant, étant donné qu’il a le souffle, qu’il a le vent, qu’il a les soufflets, qu’il inspire un toucher d’une précision, d’une matérialité, d’une volubilité qui peut être d’une grâce infinie. Structure mécanique en même temps qu’organique, l’instrument n’est pas un instrument qui parle et voici qu’il a une volubilité proche du langage. Le Père Mersenne (1588-1648) essaiera d’imaginer un orgue dans lequel on pourrait faire entendre des voyelles, mais il ajoute qu’il faudrait d’habiles facteurs pour pouvoir fabriquer des consonnes. Au cours de ces siècles de formation, quelque chose d’inouï était donc en train de se chercher. L’orgue appartient à un univers mécanique, mais en même temps, il correspond si bien à l’espèce humaine que nos prédécesseurs européens en font l’idéal d’un être humain bien proportionné. Permettez que je le compare à un orateur… Il dispose comme lui de la multiplicité des timbres et des tons de voix, de la possibilité d’accélérer ou de ralentir, de parler plus fort au loin ou de parler doucement, au près. Voici que l’orgue serait capable de fournir une sorte d’analogie au nombre d’or qui permet de dessiner l’humain dans sa perfection.
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Conclusion Nous voici de nouveau devant cet objet que j’ai décrit en commençant : un objet à la fois illusoire et réel. Je dirai en concluant qu’il est important que l’orgue reste cet objet-là, participant à la fois de l’imaginaire et de la réalité. L’orgue tient l’hymne en réserve derrière ses tuyaux. Il le livre à l’Église en lui rappelant qu’elle est le lieu de l’hymne, et qu’elle est le peuple de la louange. Et une fois fermés les volets de son buffet, en lui demeure une mémoire. Pas une mémoire physique ou informatique. Non, une présence « réelle » au sens symbolique du mot. Là-haut, per accidens, c’est-à-dire par grâce, ça peut sonner. L’orgue n’est pas un instrument souterrain, plutonien, c’est un instrument uranien, céleste, de manière à ce que, entendant haut et loin, nous soyons d’une certaine manière, ainsi qu’auraient dit les anciens, « anagogiquement », tirés vers les choses d’en haut. Comme écrit saint Paul : « cherchez donc les biens là où ils sont : en haut ». Mais, bien sûr, l’orgue n’exerce cette « présence réelle » que d’une manière analogique. L’orgue n’est pas un sacrement, il n’est pas nécessaire. Pour les anciens, en particulier dans l’alternance, il figurait l’autre chœur, qui sans cesse alterne avec le chœur d’ici bas, un autre chœur, le chœur de nulle part. Alors, est-il déjà du ciel ? Sûrement pas. Il faudrait que les organistes soient des séraphins ! Il est bien là, et pourtant, il est d’ailleurs. Il ouvre l’échappée belle. Il nous signifie que le cercle de l’annonce de l’Évangile, à laquelle il participe par sa fonction cultuelle, n’est pas un cercle : il ne se referme pas. Il y a une ouverture ; il y a toujours une ouverture. Il y a toujours une fugue possible. Et même quand la morale est tentée de fermer l’instrument, c’est la grâce qui l’ouvre. Et l’orgue, modestement, sans être un sacrement qui ferait partie des moyens du salut, est peut-être simplement un intermédiaire d’une grâce possible.
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Pour un enregistrement d’œuvres de Frescobaldi Lorsqu’en 1608, le Chapitre de Saint Pierre de Rome choisit comme organiste le jeune Ferrarais Girolamo Frescobaldi, l’orgue et l’art de l’orgue connaissent en Europe une sorte de printemps assez surprenant. Certes, le caractère exclusif et idéalisé d’instrument sacré que le Romantisme conférera à l’Orgue est encore largement inconnu, et, au sortir de la Renaissance, l’image et sans doute aussi les sonorités qui s’y rattachent, restent liées, au moins pour ses formes portatives, à des bals et des fêtes tout à fait profanes. Mais l’usage de l’Orgue dans les Cérémonies du culte est désormais chose acquise, quand on en a les moyens financiers et artistiques. Les courants de réforme qui avaient agité et agitaient encore l’Europe chrétienne avaient, certes, avec la remise en cause des principes ou des formes du Culte divin, posé la question de sa pertinence et de sa recevabilité. Et en ce point, comme en ce qui concerne toutes les formes expressives et extérieures du culte, l’oscillation entre une position rigoriste et une position plus large, de simple tolérance ou d’approbation explicite, avait partagé les esprits et les dirigeants d’Églises. Érasme, proche, comme on le sait, du courant de la Devotio moderna, voyait dans l’Orgue, un élément de vanité et de dissipation. Jean Calvin, si sensible à la musicalité du chant de l’Église exprimé par la voix des fidèles assemblés, entendait sans doute la préserver d’un intrus parasite. Bien avant la réunion de Trente, des conciles régionaux, à Cologne et à Sens en particulier, avaient réclamé des organistes un souci plus grand du caractère propre de leur art et de leurs interventions. Les conciles provinciaux milanais, périodiques sous Charles Borromée, en dépit de leur rigorisme bien connu, avaient, parmi les instruments de musique, accordé à l’Orgue une place mesurée mais privilégiée. C’est une position moins réticente encore qu’adopte, dans une perspective sans doute plus curiale que paroissiale, le Cæremoniale Episcoporum publié sous l’autorité de Clément VIII en 1600. Le chapitre 28 du Premier livre y est entièrement consacré à l’Orgue. L’usage de l’instrument est d’emblée placé sous le signe du calendrier, dont il est chargé de solenniser « euphoriquement », pourrait-on dire, les dimanches et jours de fête, alternant avec les Chantres, en particulier dans les Hymnes, les Cantiques, les chants de la Messe, accompagnant les cortèges et les actions cultuelles avec des musiques appropriées : entre autres, la scène sacrée de l’Élévation graviori et dulciori sono.
In Girolamo Frescobaldi. Jean Jacquenod à l’orgue Jürgen Ahrend de l’Abbatiale de Payerne, Jean Jacquenod (orgue), GALLO (CD- GALLO 1096) 2001.
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 229-231 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119006
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Ces indications touchant la forme et le caractère de l’expression musicale insistant sur la qualité particulière d’une émotion, d’un affetto, ne doivent pas nous étonner. Car c’est peut-être un des secrets de cette époque que la recherche d’une heureuse convenance entre une action musicale et ses conditions de manifestation comme de réception, au sein d’une société qui engage sa modernité dans une transformation du langage, des mœurs, des manières d’être, de s’éprouver et de se dire. On peut s’en rendre compte à l’importance que prennent chez Frescobaldi les données concernant l’exécution, dont il fait part à ses lecteurs dans un grand nombre de ses ouvrages. Elles visent un interprète, pas seulement virtuose, mais sensible à la plasticité du discours musical et à ses circonstances, son « site auriculaire » et sa réception heureuse par l’auditeur. C’est l’application au jeu de l’Orgue, ou du clavecin, du dolce stile nuovo, assouplissant le tactus, et soumettant le mouvement à celui des affetti, au tempo dell’affetto dell’animo e non a quello della mano, comme le demande Monteverdi en 1638. Ainsi, c’est à la musique elle-même, en raison d’une certaine sagesse (psallite sapienter) dont elle est susceptible comme musique et donc mouvement réglé en son frémissement même, d’apporter une solution pratique au problème plus artistique que protocolaire de sa bienséance. C’est ce qui ressort clairement des enseignements de Diruta, de Banchieri, de Fasolo et de Frescobaldi lui-même. Le vrai musicien, en tant même que musicien, est capable de différencier les tempi, et la manière de toucher, au gré des fluctuations du discours et en rapport avec la nature de l’action musicale. Ainsi, dans le cadre des musiques exécutées à l’Office, caractérisées d’une manière générale par ce qu’on nomme la gravitas, c’est-à-dire le juste poids, les Hymnes, alternés avec les chantres ou le chœur, si devono sonare spiritosi, senza partirsi dal grave, l’Élévation vuol essere gravissima (Fasolo). Toutefois, l’influence des mœurs curiales dans la Rome des Papes et des Cardinaux protecteurs, dans la Venise des Doges, dans la Florence des Médicis, mais aussi les formes associatives que prend souvent le lien religieux (confréries, réunions de piété), le déroulement public des célébrations cultuelles, dans le cadre citadin, font accorder une importance à tout ce qui est cortège, prise de site, cérémonial de présentation. Pour de telles actions, les musiques ne diffèrent guère de la zone profane à la zone sacrée, en toute conformité avec les mœurs habituelles des peuples de la Péninsule. D’ailleurs, Frescobaldi, à l’instar des musiciens franciscains (Diruta, Porta, Viadana, Fasolo, Zarlino…), n’a pas d’emblée une vision soupçonneuse de l’ars musica. Il est certainement persuadé avec eux de la gracieuse continuité qui unit dans un seul et unique art musical la lyre d’Orphée et la harpe de David. Ainsi, la légère Canzona alla francese, déjà « moralisée » et garnie d’un peu de lest chez Banchieri (et de pas mal de contrepoint savant et gracieux chez Frescobaldi), pourra prendre place à la Messe après l’Épitre, ou après la Communion. Ainsi peut-on observer en l’œuvre de Frescobaldi, comme chez les plus grands des compositeurs, avant tout une admirable unité de l’art musical, non seulement quant il passe du service divin à la pratique domestique ou civile, mais à l’intérieur du domaine musical lui-même, dans la manière dont il affronte et résoud les contradictions propres à. son époque. Frescobaldi est toujours et tout entier « dans le passage ». Son ricercar est un
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Pour un enregistrement d'œuvres de Frescobaldi
jeu savant, de science musicale, savoir qui ne démontre rien que la liberté de son exactitude. Mais la prime de plaisir est vraiment attachée à cela-même qui accomplit la recherche en découverte. Découverte par ailleurs non clôturable, comme le manifeste la variation dans le Capriccio ou la Partita, domaines où Frescobaldi se révèle comme un des plus grands et des plus libres des musiciens de tous les temps. Dans les Toccate, il s’affronte aux aspects mouvants d’un propos multiple, qu’on dirait rapporté à la manière des Bucoliques de Virgile, avec hésitations, insistances, humeurs en contraste, rêverie, chant. Battiferi, un de ses élèves, en soulignait bien la nouveauté de style (difficilement imitable, même par Froberger, Kerll, ou le Louis Couperin des préludes non mesurés…). Elles restent des exemples uniques de continuité discontinue, de fluidité dense, de générosité pudique, d’évidence surprenante. L’Orgue de Frescobaldi est aussi « dans le passage » : de l’ancien au nouveau, de la prima pratica à la secunda pratica, de la science vers l’affect, de l’algèbre vers l’éloquence, de la mémoire de l’Hymne à l’investigation de la fugue, du motif vers ses développements ou ses variations sans que jamais l’un des deux pôles ne soit aboli et que ne manque de s’ouvrir une troisième voie inattendue et souveraine en son ordre et tout délectable gouvernement. Une chantabilité se forme de l’union de l’effusion et de la règle, car la règle est toujours la règle d’un passage dont le destin est d’échapper au moment même où il consent à soi. La Toccata per l’elevatione n’est jamais dès lors qu’un passage suspendu. On y apprend par musique et peut-être par grâce, que passer n’est pas forcément un malheur.
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Bach, 13 chorals pour le temps de Noël Vincent Genvrin à l’orgue Jürgen Ahrend de Porrentruy Dans l’église de Wittenberg est conservé un tableau de Lucas Cranach. Le peintre y représente un côteau planté de vignes. Sur une pente du coteau, des moines de toutes obédiences, des ecclésiastiques en vêtements sacerdotaux, tiarés et mitrés, s’agitent d’une manière que le peintre a voulu désordonnée et dérisoire, pour ne produire que ronces et cailloux. Sur l’autre pente, à l’intérieur d’une clôture bien entretenue, des personnages en costumes sombres mais variés, longues robes bourgeoises, s’affairent calmement, sarclant et bêchant une vigne légère et feuillue, autour d’un puits bien alimenté. Luther est au centre du tableau, sans avoir l’air d’y être, tenant un long instrument d’horticulture. L’histoire consécutive de la Nation allemande et de la civilisation européenne nous a appris qu’il s’agissait bien là de culture, en vérité. Et que la Vigne prophétique ne pourrait signifier quelque chose du Royaume de Dieu qu’en produisant, par quelque greffe laborieuse et réussie, des fruits nouveaux de mémoire, d’attachement, de poétique verbale et musicale, ceux-là mêmes que portent jusqu’à nous, avec toute la réserve de leurs capacités suggestives, les œuvres des Maîtres de l’Orgue et du Chant Sacré. En bas du tableau, dans l’angle gauche, à genoux sur quatre rangées, mains jointes sans raideur, visages détendus, bien à l’aise avec eux-mêmes, semble-t-il, un groupe d’ »Excellents Messieurs, Dignes Dames et leurs enfants », membres de cette Bourgeoisie citadine sans laquelle la réforme luthérienne est impensable. Car, point de paysans ici, ni, comme on aurait dit en France, de « Drôles », avec leurs silhouettes tantôt besogneuses, tantôt saltatoires, et point de danse non plus, laquelle est peut-être à la musique française ce que le Lied d’Église est à la musique allemande. L’aventure du Kirchenlied (chant d’Église, que notre usage français nous fait appeler improprement « Choral ») nous paraît exemplairement lisible en ce tableau : il est l’enveloppe sonore optimale, pourrait-on dire, de cette figure que prend, à ce tournant de l’histoire de l’Europe, la sociabilité religieuse. Le Livre, manuel, que tient ouvert l’un des personnages, dit aussi le caractère lettré de cette réforme, son lien aux Saintes Écritures, son horreur de l’obscurantisme témoigne aussi d’une puissante effervescence poétique : Martin Luther, et pendant plus d’un siècle des dizaines d’hymnodes, tels que Paul Gerhardt par exemple,
In Bach. 13 Chorals pour le temps de Noël. Vincent Genvrin à l’orgue Jürgen Ahrend de Porrentruy (Suisse), Vincent Genvrin (orgue), Studio SM (SM 12 18.92), 1994 *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 233-235 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119007
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vont inscrire dans la langue elle-même, avec la complicité des musiciens, la trace poétique, lumineuse, du lexique et du propos évangélique. Magnifié par la figure de saint Ambroise, le poème chanté strophique recueille, établie dans une partie des mélodies du répertoire, la tradition et la mémoire des Hymnes de l’Église et de leurs connotations calendaires. Mais il est surtout l’expression de l’una voce, qualification morale et théologique majeure chez les Pères de l’enveloppe vocale propre au culte chrétien et à ses assemblées, perspective que Jean Calvin et ses collaborateurs porteront à ses extrêmes limites théologiques et pratiques. Martin Luther se montrera sans doute plus excellemment jardinier, et son action jointe à sa production poétique et cantorale fera du Lied d’Église ce qu’on pourrait appeler un véritable opérateur de civilisation. Car les personnages rangés dans le bas du tableau, dans leur aisance à assumer cet ordre tranquille, dans le bouclage du corps sans crispation que constitue la jointure des mains, ont, par là-même le visage dégagé, disposé et disposant l’âme à l’audition et au chant, mais à un chant tenant ensemble son intérieur et son extérieur, et qui est ici, non pas bravade ou pompe décorative, mais mémoire, attachement, jardin de signifiants sonores (voix, mots, scansions, rimes, courbes, mélodiques…) comportant en lui-même un jeu de surface et de profondeur, de proche et de lointain, ses nova et ses vetera. L’ars organistica après Heinrich Scheidemann, et sans doute surtout Samuel Scheidt et sa Tablatura Nova de 1624, va s’intégrer sans peine dans cette poétique jardinière, à la fois pieuse et spéculative. Tout d’abord, cet art étend et différencie la pratique et le parteneriat musical propre au Lied d’Église, collaborant à cette circulation si étonnante de cette forme musicale en tant de points de la vie citadine, domestique et personnelle (Églises, Maisons de Ville, Écoles, Logis familiaux, Cimetières et espaces publics) et en tant de pratiques instrumentales et vocales liées à ces sites différenciés et à leur ethos sonore. Sans parler de l’exécution de telles musiques sur toutes les formes de clavier domestiques, les Chorals « manualiter » retenus pour cet enregistrement, dans leur parenté souvent si étroite avec les Inventions à 3 voix, n’évoquent-ils pas surtout le cabinet de musique du maître didacticien, formateur du goût et de cette « chantabilité » nécessaire à la bonne conduite des voix et à la formation d’un propos musicalement intelligent ? Car nous voyons l’ars organistica de par la puissance analytique de sa logique tactile et sonore, se comporter comme un « révélateur » aigu du monde savoureux du Kirchenlied, riche de figures, d’affects, de Noms sacrés et d’adresses théologales, Le « Prélude de Choral », comme nous disons, pourra faire fonction d’ouverture du Chant des Fidèles par l’exercice de la réminiscence intonatoire, par où s’amorce une mise au travail de la teneur musicale du poème chanté qui, elle-même, annonce la vraie nature du chant d’Église comme passage et tradition-du-chant et haute qualification de l’écoute et du « sacrifice des lèvres ». Mais le « Prélude de Choral » peut se faire aussi commentaire interprétatif (herméneutique,
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Bach, 13 chorals pour le temps de Noël
pourrait-on dire) de la différenciation du contenu religieux et des attitudes lyriques de l’une ou l’autre strophe du poème chanté, et l’on sait que Jean-Sébastien Bach devint maître en l’art de ce jardinage mystique. C’est à Weimar, où il arrive en 1708, à l’âge de 23 ans qu’il semble accéder à la plénitude de son art d’organiste. A son départ pour Cöthen en 1717, il laisse inachevé (parce que sans doute inachevable) son Petit Livre d’Orgue. C’est à cette période de Weimar que se rattachent les œuvres choisies et enregistrées par Vincent Genvrin pour ce « disque ». Tous les historiens s’accordent à noter l’intensité avec laquelle Jean-Sébastien Bach investit à Weimar sa figure et sa fonction d’organiste : ses curiosités musicales sont inlassables (Grigny, Frescobaldi, les concertistes italiens), son activité pédagogique est en passe de devenir un vrai et sincère magistère. Il y croise une didactique de l’instrument avec une didactique de la composition, sans perdre de vue, quand il s’agit du chant d’Église, l’horizon plus large d’une didascalie de la Foi. Dans le Petit Livre d’Orgue, il en viendra à faire du discours organistique une véritable science architectonique des figures musicales entremêlées dans le jeu réciproque que leur permet le contrepoint. Il ouvre ainsi, à partir de la strophe du « Choral », un horizon de sens qui, bien loin de se réduire à une banale illustration allégorique, se confond, comme travail des figures, avec le mouvement et la totalisation de la composition. Et c’est ce mouvement même en ce qu’il affecte les objets de la pensée et de l’attachement qui est alors susceptible d’induire dans l’auditeur le trouble de l’émotion et de la piété, tout à la fois instruites et ébranlées dans un mélange peut-être unique de charme et de sagesse. Musique la plus pudique et la plus pénétrante qui soit, la plus contrainte et la plus libre, parce que toute logique et sans autre pathos antécédent qu’un climat de calendrier liturgique, donc déjà « musical » en son essence. Mais comme chez Bach bien souvent, elle se porte aux frontières de ses possibilités. Dans le très précieux programme que Vincent Genvrin propose ici, on appréciera le passage qu’il a choisi de nous faire faire entre des œuvres instrumentales de longue haleine et l’extrême concision, en leur clôture jardinière, de la strophe de « choral » : travail serré de la musique sur ellemême, convoquant dans un espace restreint et fermé tout l’hétérogène dont elle est capable (contre-sujets, motifs en valeurs brèves ou longues, harmonies non communes…) pour le résoudre non pas comme en une solution de problème (Bach sait faire cela, et on le sait) mais comme en un nouveau poème, qui garde, et intact jusqu’à nous, son pouvoir d’être à jamais un acte de déchiffrement, une construction de l’écoute, et non pas une « chose » à voir et à entendre. Car, le Mystère de Noël, que Vincent Genvrin présente ici dans un judicieux déploiement de son Hymnaire, n’est pas comme tel visible ou audible. Seuls sont vus les sacramenta de l’Église et entendus les mots et les voix des témoins et des transmetteurs du Récit. Bach le sait, et il construit pour nous, à partir de l’hymnodie commune, un regard, une pénétration à l’écoute de ce qui a été dit, toute de science et de sapience. Gustate et videte. Goûtez et voyez.
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Culte et cérémonial dans l’histoire
Le cérémonial de la cathédrale Il est clair que la fonction cultuelle de la Cathédrale (ecclesia episcopalis, ecclesia major), à laquelle l’édifice est normalement voué par le long rituel pontifical de la Dédicace, ne se ramène pas seulement à l’exécution journalière des exercices publics du culte. Par sa seule présence monumentale et sa symbolique figurative, elle exerce de soi une sorte de magistère religieux, fait de mémoire et de réserve. Au sein de la ville, elle subsiste, et se tient là comme capacité sacrée et invitante. On imagine mal, toutefois, la possibilité d’entrer avec la Cathédrale dans un commerce d’intelligence et de goût, sans la percevoir aussi comme l’immense appareil cérémoniel qu’elle fut et qu’elle est encore. On sait d’ailleurs à quel point les actions cultuelles qui s’y sont déroulées au cours de son histoire, ont pu déterminer très précisément ses dispositions spatiales et ses aménagements mobiliers. On sait aussi à quel point les transformations consécutives aux orientations du concile de Trente, les restaurations du xixe siècle, ou tout simplement la multiplication moderne des chaises ou des bancs, peuvent aujourd’hui nous masquer bien des fonctionnements rituels de périodes plus anciennes, en particulier l’importance que prenaient, dans la nef et dans les parties latérales, déambulations et processions. Toutefois, l’histoire des rites nous montre à quel point la Cathédrale (et par là nous entendons non seulement le bâtiment et ses annexes, mais toute l’institution cérémonielle qu’il abrite et qualifie) a pu se révéler comme un véritable conservatoire rituel : Il n’y allait pas seulement du misonéisme maintes fois attesté des institutions capitulaires, mais du poids que ne pouvait manquer de prendre l’inscription durable du rite dans un tel lieu, son lien avec la mémoire de la ville et du diocèse, et, pour les populations, la prégnance calendaire du cycle annuel des fêtes et saisons, que venaient souligner à de certains jours les sonneries rigoureusement codées de cloches connues et familières.. Ainsi, il n’est pas rare, dans l’histoire des Cathédrales, de rencontrer des ostensions, des processions, des détails rituels d’ordonnancement et de parcours, dont la disposition est restée quasiment inchangée du xiiie au xixe siècle, date à laquelle des érudits locaux, souvent messieurs du Chapitre, aiment en reconstituer l’origine et la continuité par l’étude des Ordines et Coutumiers médiévaux, ou par l’examen des Registres capitulaires. Mais, à l’inverse, c’est aussi à partir du Cérémonial de la Cathédrale que pourront se définir et se diffuser pour le diocèse et parfois au delà, de nouveaux usages, que ce soit lors de réformes explicites engageant l’autorité épiscopale et souvent liées à la production de nouveaux documents prescriptifs (statuts In 20 siècles en cathédrale, C. Arminjon et D. Lavalle (éd.), Paris, Éditions du Patrimoine (« Monum »), 2001, p. 347-355.
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 239-249 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119008
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synodaux, nouveaux livres de chœur ou d’autel), ou par l’adoption moins formelle et plus diffuse de nouveaux modèles de la pratique, comme on le voit en matière de grammaires musicales, de styles de décor et d’ornementation, ou de formes nouvelles de dévotions ou de fondations pieuses.
L’ordo et les coutumes de la Cathédrale Car en tant qu’ecclesia episcopalis, et selon une pratique bien attestée par des décisions de Conciles provinciaux dès le ve siècle, en Afrique du Nord, en Gaule, en Espagne, la Cathédrale voyait son Cérémonial prendre une valeur exemplaire, voire prescriptive, pour les autres églises du Diocèse, compte tenu, bien sûr, des exemptions religieuses, et des particularités, le plus souvent d’âge vénérable, qui restaient attachées à l’église épiscopale elle-même. Le Père P. M. Gy cite un passage très explicite sur ce sujet, de Guillaume Durand, dans ses Constitutions synodales, où le célèbre évêque de Mende, canoniste et liturgiste, fait un devoir à tous les prêtres et religieux ayant charge d’âmes dans le diocèse de posséder les livres ecclésiastiques indispensables, et de suivre en tous points, pour l’administration des sacrements et la récitation de l’Office divin ce qui est tenu et observé par l’ecclesia mimatensis. L’auteur fait observer que cet Ordo est un des premiers connus à faire la distinction entre certains usages propres à la Cathédrale et ceux qui doivent s’appliquer sur le modèle de la Cathédrale per diocesim et capellas. Cette valeur exemplaire des usages de la Cathédrale sera renforcée au moment des réformes consécutives au Concile de Trente. La rédaction à cette époque de Cérémoniaux diocésains à l’instar du Caeremoniale Episcoporum romain de 1600, permit souvent de concilier les éléments du protocole romain avec les laudabiles consuetudines, coutumes locales que garantissait en quelque façon l’éminente dignité de la Cathédrale elle-même et le poids, presque physique, pourrait-on dire, de ses traditions cérémonielles.
Continuité et changement Il va sans dire qu’une périodisation, forcément approximative mais difficile à éviter, ferait apparaître dans l’histoire des cérémonies, des plages chronologiques plus homogènes ou plus stables, et des phases de changement rapide ou étalé, avec, assurément, de fortes dyschronies selon les lieux et selon les éléments rituels concernés. Pour la commodité, cherchant dans ce texte plus à évoquer les dimensions d’une question et quelques aspects significatifs d’un champ pratique tel que celui du cérémonial et plus précisément des conduites cérémonielles, nous nous attacherons surtout à la période de stabilisation des usages que Gabriel Le Bras appelait, non sans humour, « classique », correspondant à la phase d’établissement ecclésiastique qui culmine selon lui à la fin du xiiie siècle, et qui effectivement, nous vaut en de nombreux endroits, en ce siècle et dans le suivant, la production de documents importants et très convergents quant à l’esprit, en dépit, ou peut-être à cause même, de leurs divergences de détails, par où ils témoignent d’un respect commun des traditions locales, sans que soient affectées pour autant la structure et la
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parenté des actions rituelles majeures issues aux périodes précédentes des remaniements des Ordines romains en milieu carolingien ou othonien. C’est aussi cette époque qui voit la mise en place de l’organisation capitulaire, si déterminante à tous points de vue, comme nous le redirons. Par la suite, on devine sans peine les conséquences sur la forme et l’allure des cérémonies des campagnes post-tridentines de rétablissement ecclésiastique et de reconquête catholique : dignité du Culte et de ses ministres, importance retrouvée de la personne de l’évêque, insistance sur l’instruction chrétienne des populations et sur les médiations rituelles et sacramentelles dont on ne craint pas les manifestations publiques, voire artistiques et festives. Ainsi le chapitre XII du Premier Livre du Coeremoniale Episcoporum, publié par ordre de Clément VIII, en 1600, est tout entier consacré à la parure de l’église et à ses aménagements festifs, stables ou éphémères, et surtout modulés selon le degré de la solennité. On peut y lire qu’aux jours de grandes fêtes il faudra veiller avec le plus grand soin à la splendeur de la Cathédrale, en sachant tirer parti de l’abondance de son clergé, de la richesse de son mobilier, de sa situation et de ses dispositions intérieures. Plus tard, les réformateurs des Liturgies diocésaines françaises, dont l’action culmine avec la diffusion dans le Royaume des Livres parisiens de Vintimille, sont des hommes sensibles à la qualité et à la pertinence des rites et des cérémonies. Leur érudition ecclésiastique toutefois les porte plutôt vers l’Antiquité, en dépit d’une connaissance souvent aiguë des usages médiévaux, comme on le voit chez Grandcolas ou chez l’abbé Lebeuf, par exemple, et ils restent d’une grande susceptibilité concernant la juste possession et la légitimité des coutumes locales. C’est surtout vers la fin du xviiie siècle que se fait sentir içi et là une tendance à une simplification raisonnable sinon rationnelle du cérémonial, comme à Lyon en 1771, ou à Chartres en 1784. Le riche xixe siècle est, comme on le sait, celui de toutes les contradictions. L’esprit qui préside à la restauration catholique post-révolutionnaire amène beaucoup de diocèses à reconduire très intentionnellement les ci-devant rites et cérémonies d’Ancien Régime par la reproduction à l’identique de leurs Livres de chœur et d’autel avec leurs particularismes locaux, processus qui devra céder, comme on le sait, devant le courant ultramontain prônant l’adoption pure et simple de la Liturgie romaine, de ses livres et de son cérémonial. Dom Fernand Cabrol, dans la préface qu’il donnait au début de ce siècle au bel ouvrage de l’abbé Delamare sur l’Ordo de la Cathédrale d’Evreux, affirme que Dom Guéranger luimême n’avait pas manqué de regretter qu’un trop grand radicalisme dans la prescription des usages romains ait fait disparaître ce qui subsistait encore en beaucoup d’endroits d’usages vénérables, liés à l’histoire de la première église du diocèse. Nous ne craindrons pas, pour notre part de circuler de l’une à l’autre de ces diverses conjonctures.
Ecclesia episcopalis La Cathédrale tient sa prééminence dans la hiérarchie des monuments ecclésiastiques d’être l’église propre de l’évêque. Elle est le lieu consacré et disposé pour que s’y manifestent publiquement et institutionnellement le pouvoir et la charge épiscopale et celà, en toute première instance, dans le cadre même du Culte divin. C’est de la propre ordination apostolique
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de l’évêque que relève la transmission du caractère sacerdotal. Outre la présidence ordinaire qu’il exerce de la célébration de la Messe et de l’Office divin, selon une gradation de participation que définira le Coutumier ou le Cérémonial, certains actes rituels lui sont réservés : consécration des églises, des autels, vérification et authentification des reliques. Certains de ces actes rituels pourront revêtir dans l’enceinte de la Cathédrale elle-même une grande solennité comme au Jeudi-Saint, la consécration des saintes huiles et la réconciliation des pénitents, comme on peut le voir consigné dans le Pontificale Romanum publié par ordre de Clément VIII en 1596. On imagine aisément que de longs chapitres dans les livres liturgiques adéquats soient réservés aux cérémonies de consécration, d’intronisation et de funérailles de l’évêque, le plus souvent inhumé dans sa Cathédrale. Le magistère de l’évêque fait de lui dans son Diocèse le guide légitime et le garant de toutes les formes d’annonce de la foi chrétienne. C’est en premier lieu ce magistère que manifeste dans l’Église épiscopale la cathèdre qui donne son nom et sa qualité à l’édifice. La sauvegarde de l’orthodoxie pourra l’amener à y fulminer interdit ou excommunication. La juridiction de l’évêque présente les traits d’un gouvernement, et bien sûr, pendant un certain nombre de siècles, d’une fiscalité, dont une des formes recevait d’ailleurs le nom de cathedraticum. Une des manifestations publiques les plus frappantes de cette juridiction a pu être, surtout à partir du xiiie siècle, à la Cathédrale même (et là où l’on en avait les moyens, en utilisant aussi le service d’une Salle synodale), la tenue et les cérémonies solennelles des Synodes diocésains.
Le Cérémonial des Synodes L’importance accordée aux Synodes et à leurs tenues périodiques (souvent deux par an : au printemps, aux environs de Pâques, et à l’automne, vers la Toussaint) semble liée, aux confins des xiie et xiiie siècles, à la multiplication des paroisses urbaines et rurales, et partant, de leurs desservants, en passe de constituer une forme, encore assez indécise, il est vrai, de clergé diocésain. En l’absence d’instance efficace de formation cléricale, le rassemblement, le contrôle, l’instruction des clercs trouvaient dans les Synodes une forme de réalisation, même si leur rôle premier restait de constituer une instance officielle de discussion et de promulgation de décrets et de statuts intéressant la vie et l’administration du diocèse. Mais il était important que l’ecclesia puisse aussi se manifester à elle-même comme institution sainte et sacerdotale, et déployer pour cela la scène sacrée de ses fonctions et les insignes de sa qualification et de sa hiérarchie. Le plus souvent, la Cathédrale servait de cadre à l’Ouverture et à la Messe solennelle du Synode. Odette Pontal décrit avec soin les traits principaux de ce cérémonial « à peu près identique, dit-elle, dans toute la France », et que l’on retrouvera au détail près dans le Pontifical de 1596. Au terme d’un voyage dont les statuts antérieurs ou les textes de convocation exigeaient la brièveté, l’honnêteté et la discipline, un clergé qui pouvait être nombreux et les représentants autorisés des Religieux, se rendaient à travers la ville épiscopale, jusqu’à la Cathédrale. Le premier temps du rassemblement était consacré, après les prières et
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invocations usuelles, dont bien sûr le chant solennel du Veni Creator, à une exhortation de l’évêque, à l’expression des plaintes et doléances des membres du synode, à une discussion éventuelle de l’un ou l’autre point des Statuts préparés avec le Chapitre, aux observations et commentaires de l’évêque, au terme de quoi on se séparait, après une prière pour les défunts, les pouvoirs établis et la bénédiction épiscopale. Ce n’est qu’une fois accompli ce travail d’élaboration des statuts, que, le plus souvent le lendemain, le Synode proprement dit était célébré dans la Cathédrale « Dès que la cloche sonne tous les prêtres convoqués au synode doivent se rendre à la Cathédrale, à jeun, la tonsure bien rase, les abbés en chape de soie, les doyens en aube, les curés avec le surplis et l’étole, les clercs de moindre importance, vicaires ou chapelains en surplis seulement. À Bayeux l’évêque portait la chape de soie sur le surplis, l’étole, la mitre, la crosse et l’anneau. Précédés de la croix, les archidiacres l’attendaient à la porte de l’église. Ils étaient eux-mêmes derrière l’evêque, précédés des abbés vêtus de l’aube, portant l’amict et la chape de soie, avec la crosse à la main droite. Ceux-ci marchaient en avant de la procession avec un diacre et un sous-diacre et deux préchantres chantant les litanies. » Le cortège remonte alors toute la longueur de la Cathédrale pour chanter la Messe du Saint-Esprit, avec toute l’ordonnance d’une célébration pontificale, et l’appareil cantoral approprié. Après la Messe, l’Assemblée, qui s’était tenue au chœur, ou, au moins au transept, se porte processionnellement en un lieu préparé, où chacun se tient selon son rang sur des estrades, pour écouter la lecture solennelle d’un passage de l’Évangile, et le sermon synodal de l’évêque. Puis on fait sortir les laïcs, et les statuts sont officiellement promulgués. La cérémonie se termine par d’ultimes prières et par le congé et la bénédiction Episcopale. Ces cérémonies auxquelles donnait lieu la tenue périodique des Synodes diocésains sont contemporaines de l’essor impressionnant qui voit le réaménagement des Cathédrales et la production de nouveaux chantiers. Elles font comprendre dans leur teneur proprement ecclésiologique et leur déploiement public une des destinations et significations premières de l’édifice. On ne s’étonnera pas d’y rencontrer un certains nombre de traits qui caractérisent le cérémonial ordinaire attaché à la personne de l’évêque dans le lieu même de sa manifestation ecclésiastique, traits que l’on retrouvera dans l’accomplissement des fonctions pontificales : l’accueil qui lui est fait non pas comme d’un hôte mais comme d’une sorte de souverain en son ordre propre et sa compétence territoriale, l’environnement d’un clergé hiérarchisé, reconnaissable, comme l’évêque lui-même et ses assistants immédiats, à leurs insignes, leur place, leur vêtement, le privilège qui lui revient de bénir et de présider à la prière et au rassemblement de l’Église qui lui est confiée. On comprend dès lors la puissance d’évocation du cortège, de la procession, et toute l’interprétation allégorique qui a pu s’attacher à ce qui était compris comme une véritable épiphanie de l’Église en marche.
Le Chapitre de la Cathédrale Si l’on peut voir dans la Cathédrale un appareil cérémoniel vaste et différencié, très loin cependant, comme nous le verrons, de constituer un espace homogène, il faut immédiatement considérer que le chapitre en est le gardien et demeure le protagoniste quasiment exclusif de tout ce qui regarde la permanence et la régulation du Culte divin.
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Les Chapitres des Cathédrales peuvent à bon droit être considérés comme les héritiers du presbyterium qui entouraient l’évêque dans l’Église ancienne. Les réaménagements carolingiens avaient tenté d’en faire des canonici, ou chanoines, pour lesquels saint Chrodegang, évêque de Metz, avait rédigé une règle de vie commune, affectant à ce corps sacerdotal la tâche principale d’assurer en l’église épiscopale la pérennité de l’Office divin, selon une forme de psalmodie publique d’allure quelque peu monastique. L’évolution des institutions capitulaires, dont il sera question en d’autres contributions de cet ouvrage, ne peut nous retenir trop longtemps ici. Notons seulement que les Chapitres restèrent très vigilants sur le maintien de leurs pouvoirs juridiques, à commencer par l’élection de l’évêque, le gouvernement du diocèse lors de la vacance du siège, le contrôle exercé sur certaines décisions épiscopales, touchant surtout le temporel, que l’établissement d’un système de revenus redistribué sous forme de prébendes, puis de distributions allait placer les charges canoniales au nombre des plus dotées, et donc des plus réservées du clergé, accentuant. le côté corporatiste du groupe et provoquant une défense sourcilleuse des avantages acquis, tant en honneurs qu’en ressources. Mais les Chapitres, dont les vertus proprement religieuses connurent assurément des hauts et des bas, et que le concile de Trente rappellera sévèrement à l’acquittement effectif de leurs charges cultuelles, ont, et à toutes époques, très souvent incorporé à leur esprit d’institution un attachement très grand, et quelquefois généreux, à la splendeur du culte et des Offices divins dont ils étaient chargés. Il y allait de leur honneur et de l’honneur de leur église. L’organigramme très différencié et hiérarchisé des Chapitres allait avoir d’importante répercussion sur la logique et les comportements cérémoniels. Et sur ce point, les dispositions du Coeremoniale episcoporum de 1600 en renforcèrent plutôt les tendances, par l’insistance sur l’aspect curial du protocole. Le corps capitulaire comporte ses dignitaires, et des titulaires de fonctions ou de services. : Le Doyen, élu par les Chanoines, exerce les fonctions d’un véritable chef religieux. De lui relève le domaine du spirituel : charge des âmes de ses ressortissants, et présidence du chœur. Des problèmes de préséance le feront s’affronter à d’autres dignitaires de haut rang, mais étrangers au Chapitre : archidiacre ou vicaires généraux, difficultés que le Cérémonial devait régler suivant les cas. Le gouvernement du chœur (rectio chori) est l’affaire du Chantre, qui voit élargir ses attributions au contrôle de tout ce qui relève de la pédagogie : pueri de la Maîtrise, et élèves des petites écoles. Mais avant tout, c’est le Chantre qui exerce l’autorité que le Chapitre détient sans partage pour tout ce qui regarde le chant et la musique. Nous ne mentionnons que pour mémoire les autres hauts titulaires de charges capitulaires : prévôt, théologal, trésorier, et le chancelier (sorte de secrétaire général), les titres et les attributions pouvant d’ailleurs varier d’un Chapitre à l’autre, comme on s’en doute. L’organigramme se complique, d’une part par le dédoublement de certaines fonctions auxquelles sont affectés des titulaires de second rang, qui quelquefois font le travail effectif, et surtout par la multiplication d’agents d’exécution paraissant au chœur : prêtres, clercs dans les ordres sacrés, tonsurés ou même laics, dont certains, comme les cantores et les musici doivent présenter un haut niveau de qualification artistique ou technique. Le nombre de ces acteurs présents au chœur un jour de solennité pouvait être considérable. À Rouen, outre les dignités du Chapitre et les Archidiacres, on pouvait compter cinquante chanoines, huit « petits chanoines » (jeunes gens appelés à prendre la charge attenante à une prébende), soixante-dix clercs prêtres-chapelains, répartis en cinq collèges 244
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dotés par les Archevêques pour l’exécution de l’Office divin et de la célébration quotidienne de messes fondées dans diverses chapelles de la Cathédrale, et entre six et douze enfants de chœur, chanteurs et servants d’autel. La pratique de la musique, aux côtés du plain-chant pouvait augmenter le nombre des acteurs de quelques unités. Sur tout ce microcosme, auquel il fallait joindre les invités de l’Evêque et ceux du Chapitre, mais aussi les sonneurs, les responsables du luminaire, les surveillants, sacristes et maîtres de cérémonie exerçaient une charge redoutable de contrôle et de mise en œuvre qui les apparentaient à des régisseurs, voire à des directeurs de scène, quand ce n’était pas à des chefs de protocole, à qui l’on demandait en particulier d’être parfaitement compétents en ce qui regarde les subtilités d’un système très rigoureux de préséances que la romanisation du Cérémonial, aux temps modernes, ne fera que renforcer.
Cérémonial et préséances C’est peut-être en effet une logique de préséances qui apparaît comme un des traits les plus sensibles du Cérémonial de la Cathédrale. Non seulement elle commande jusqu’au moindre détail l’ordre des Processions, mais elle détermine la distribution des places et des niveaux de hauteur au chœur, ce qui est facile à percevoir dans la disposition en étage des stalles, donnant naissance à des qualificatifs tels que haut-formier ou bas-formier pour les possesseurs de stalles, laissant in terra, c’est à dire sur le dallage, le petit personnel de chanteurs (le bas-chœur), de clercs et de clergeons, disposant de bancs ou de banquettes, mais, surtout, elle multiplie les actes cérémoniels de reconnaissance et de respect des statuts hiérarchiques, qui en vient jusqu’à former une sorte d’enveloppe rituelle supplémentaire. Outre les insignes vestimentaires, et, lors de toute entrée et de tous déplacements, les salutations aux signes sacrés d’orientation (croix, autel) et aux personnes, on en voit une manifestation particulièrement frappante dans le cérémonial des encensements, à l’Offertoire de la Messe solennelle ou au Magnificat de Vêpres, ou dans le cérémonial de l’intonation des chants. Indiquer le ton dans lequel doit être entonné une Antienne, un Répons, une Hymne est un acte technique dont la trivialité est corrigée par un micro-cérémonial. Ainsi, lorsque dans un Office festif, chaque Antienne doit être tour à tour entonnée par les dignités, suivant l’ordre hiérarchique elle est précédée d’une pré-intonation annoncée avec civilité aux dites dignités par un chantre de statut lui-même variable en fonction du rang de la dignité assistée. Ces simples évocations d’une petite partie du cérémonial nous montrent à quel point son inscription active dans le lieu, ne serait-ce que par les déplacements, les emplacements, les orientations qu’il détermine, pouvait donner une vie réelle, et de juste échelle, à l’environnement mobilier et immobilier.
Topographie cérémonielle L’organisation capitulaire du service divin avait reçu de la pratique monastique le principe de la psalmodie publique à deux demi-chœurs alternant, en position de face-à-face. Un jeu d’orientation, soigneusement ritualisé, prenait en compte la dimension axiale, 245
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marquée par la présence hautement significative de l’Autel majeur (en attendant que l’usage général de la Croix s’impose à partir du xiiie siècle). Une partie du Cérémonial était consacré à intégrer avec suffisamment d’honneur et de révérence cette dimension topographique des actions rituelles, et en particulier les déplacements et les prises de site, que venait compliquer encore l’ordo hominum, comme nous l’avons vu. Le sanctuaire, souvent séparé du chœur par un simple emmarchement, faisait de l’espace célébratoire ordinaire du Chapitre, un lieu à la fois polarisé, clos, complet et autonome. Par ailleurs, la clôture du chœur correspondait à une conception partagée par les liturgistes du temps, tel Durand de Mende, d’une séparation nécessaire entre les actions institutionnelles des clercs, voués par office au culte divin, et les actes religieux des personnes particulières. D’un point de vue plus banal, on peut penser que la pratique de la psalmodie d’alternance en position assise, le marquage territorial très individualisé, et flatteur, que constituait la stalle, pouvait induire chez les habitants du chœur un sentiment de possession tranquille et quotidienne d’un espace réservé. Et l’on y vivait sans doute le paradoxe, bien connu dans les monastères, de comportements à la fois extrêmement réglés mais aussi familiers jusqu’à la routine : horizon temporel nécessairement répétitif que venait par bonheur briser le calendrier différencié des fêtes et des évènements majeurs. Cette autarcie liturgique du Chapitre se trouvait sans doute encore renforcée par l’étendue et la définition précise des services et des fonctions, le calendrier des emplois, et sans doute aussi la familiarité des personnes. L’espace réservé du chœur et du sanctuaire, dont la clôture disait l’affectation du corps sacerdotal des chanoines à la pérennité du service divin, pouvait toutefois s’ouvrir pour laisser ses occupants se porter cérémoniellement (processionaliter) vers l’une ou l’autre partie de l’édifice. Car il existait à l’intérieur de l’édifice cathédral (ou même dans cette zone intermédiaire si spécifique que constituait le cloître) une pluralité de pôles ou de sites rituels secondaires (chapelles votives, autels-reliquaires, statues particulièrement vénérées…) qui engageait dans le lieu une topographie active de déambulation ritualisée.
Processions et Stations C’était le cas lors d’une station, soit qu’elle fut prévue par l’Ordo, comme on le voyait le dimanche et les jours de fêtes, entre Tierce et la Messe, soit qu’elle fut instituée par une fondation à une heure et en un parcours prévu par le contrat. La séquence rituelle comprenait habituellement outre une sonnerie de cloche, un cérémonial minimal d’abandon du site de départ, le déploiement et le déplacement du cortège, dont le decorum et l’allure étaient réglés en fonction du degré de solennité de l’action elle-même, de la fête, ou de la dignité des personnes en mouvement. La gravitas propre à la démarche des Chanoines de la Primatiale de Lyon était célèbre dans la chrétienté : le talon de l’une des chaussures ne devait pas dépasser la pointe de l’autre. Le chant d’un Répons, le plus souvent emprunté au répertoire des Matines de l’Office, accompagnait le déplacement, car chanter en marchant, que ce soit en plain-chant ou en musique, faisait partie des actes les plus communs des exercices publics du culte. L’arrivée au point de la statio était marquée par le chant d’une Antienne, ou d’un autre Répons, en plain-chant ou en musique, suivi d’une ou plusieurs oraisons, ou d’une bénédiction. Le retour au chœur s’effectuait quelque fois moins solennellement, et lorsqu’ils 246
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furent en usage, et qu’ils n’étaient pas prohibés par le calendrier, on pouvait y toucher les orgues. On peut penser qu’une grande partie du répertoire des Motets polyphoniques composés par les Maîtres de musique des Chapitres furent destinés préférentiellement à ces Stations, dont certaines, telles les Salve, annoncées à temps par un tintement spécifique, connaissaient une grande popularité. L’activité processionnelle dans la Cathédrale ne se limitait pas aux Stations. Sa fonction la plus commune était de donner forme et figure, fériale ou festive, aux entrées et aux sorties des officiants parés, formant cortège. Mais elle entrait aussi comme partie constitutive de certaines célébrations dont elle formait le rite essentiel et marquait fortement la singularité et la signification religieuse. On pense en particulier aux cérémonies solennelles d’ostension et de procession des reliques insignes. C’est cette même topographie cérémonielle que l’on peut percevoir à l’œuvre, à l’échelle de la Cité toute entière, cette fois, et où la Cathédrale, comme église majeure, joue une sorte de rôle fédérateur des espaces sacrés. Ainsi en allait-il les trois jours des Rogations, à la grande procession du Corps Saint, en Angleterre et en Normandie le dimanche des Rameaux, à la Procession des Châsses, le lundi et mardi de la Pentecôte à Chalons. La FêteDieu, en son temps, tel le « Grand Sacre », encore vivace à Angers en ce siècle, pouvait connaître la forme d’un parcours circulaire de la Cathédrale à la Cathédrale avec stations à l’entrée d’églises paroissiales ou conventuelles.
La cathédrale et la vie publique C’est sans doute à l’échelle de la Ville et du Diocèse que le rôle de la Cathédrale comme institution cultuelle, peut être le mieux compris. De par sa place dans l’organisation ecclésiastique, et la pastorale générale du peuple chrétien, la Cathédrale n’apparaît pas avoir été le lieu idoine où les fidèles, concernés par l’obligation dominicale d’assistance à la messe, où par le Décret Omnis utriusque sexus du concile de Latran IV (1215), rendant obligatoire pour les chrétiens d’âge requis, la confession et la communion annuelles au temps de Pâques auprès de leur propre curé (proprio sacerdoti), pouvaient normalement s’acquitter de l’observance. Du côté du Chapitre, les charges pastorales relevant du Doyen concernaient avant tout le personnel de la Cathédrale, et lorsque s’y formaient les éléments d’un service de type paroissial, on se donnait en général les moyens d’un sanctuaire annexe, ou même d’une église mineure accolée, comme à Angers, ou au voisinage immédiat, comme à Saint Jean-le Rond à Paris, et après sa destruction en 1746, à Saint Denis du Pas. Par contre, la Cathédrale qui, par son Chapitre assurait la permanence cléricale du culte pour le compte de l’Église diocésaine, restait un lieu majeur de dévotion et de recours pour le tout venant des fidèles en quête d’intercession (roulement matinal des messes basses aux autels des chapelles, visite des reliques et des images insignes), quoiqu’il en soit de la concurrence exercée par d’autres lieux sacrés richement dotés en bénéfices spirituels, comme certaines églises de religieux. Mais surtout, certains actes publics de culte intéressant d’emblée la Ville et la population y trouvaient leur lieu de célébration normal, connu et attendu. La consultation des éléments rassemblés autrefois par Mgr J. B. Pelt sous le 247
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titre d’Ephémérides de la Cathédrale de Metz, donne une idée assez juste de ce que pouvait en être la fréquence et la nature : cérémonies d’accueil et d’intronisation de l’évêque, Te Deum, jeu d’orgues et de cloches pour des victoires ou pour le retour de la paix par une trêve ou un traité, services funèbres lors du décès de personnes régnantes, visite de princes. Ainsi, le 17 novembre 1356, l’Empereur Charles IV, venu à Metz pour publier la Bulle d’or, est solennellement conduit en compagnie de l’impératrice, du Pontifroy à la Cathédrale, où « ils furent reçeus avec grosse triumphe et noblesse mélodieuse de chantres et d’orgues ». Le Pontifical de 1596 intègrera au nombre des actes rituels spécifiques de l’évêque, avec leur formulaire de prières propres, les rites processionnels d’accueil des princes et princesses magnae potentiae. Plus pathétiques apparaissent les actions publiques provoquées par des calamités naturelles : épidémies, inondations, sécheresse. La protection des saints patrons est invoquée ici en première instance. Ainsi, à Metz encore, au printemps 1418, lors d’une épidémie, la châsse de saint Clément, est solennellement portée à la Cathédrale et exposée sur le grand autel. En temps de peste, on porte en procession et l’on expose le chef de Saint Etienne, relique insigne de la Cathédrale, et dont la présence accompagnait toute procession un peu solennelle. On comprend dès lors qu’une partie du Cérémonial ait été amené à régler les rapports qui s’établissaient entre les autorités religieuses et les pouvoirs publics ou les corps constitués. La situation concordataire au xixe siècle de ce point de vue ne transforma guère les données, (sauf à entendre le Domine, salvum fac Regem se changer en Domine, salvum fac imperatorem, et, plus tard encore, au moins aux messes pontificales à la Cathédrale, en Domine salvam fac rem publicam, selon la vieille tradition de l’Église de prier pour les gouvernants effectifs). Et à plusieurs reprises au cours du xxe siècle, les funérailles d’un Président de la République en renouvelèrent l’actualité. Éléments de bibliographie Michel Bauldry, Manuale sacrarum caeremoniarum juxta ritum S. Romanae Ecclesiae ; in quo omnia quae ad usum omnium Cathedralium, Collegiatum, Parochialium, Saecularium, et Regularium Ecclesiarum, pertinent, accuratissime tractantur. Editio novissima […], Venetiis, ex Typographia Balleoniana, 1778. [1re éd. 1637 mise à jour] Alex & Janine Beges, La chapelle de musique de la Cathédrale Saint-Nazaire, 1590-1790, Béziers, Société de Musicologie du Languedoc, 1982 (La vie musicale à Béziers, T. I.). Cæremoniale Episcoporum Sanctissimi D. N. Benedicti Papae XIV jussu et editu, Romae, Typis Salomoni, 1752. Cæremoniale Parisiense E. & R D. Ludovici Antonii Cardinalis de Noailles [...] autoritate, ac de Venerabilis ejusdem Parisiensis Ecclesiae Capituli consensu editum. Parisiis, apud Ludovicum Josse, 1703. Cérémonial de Toul, dressé par un chanoine de l’Église cathédrale, et imprimé par ordre d’I. & R. S. Monseigneur Henry de Thyard-Bissy, à Toul, par Alexis Laurent, 1700. Bernard ChÉdozeau, Chœur clos, chœur ouvert. De l’église médiévale à l’église tridentine, Paris, Cerf, 1998. Clerval (l’abbé), L’ancienne maîtrise de Notre-Dame de Chartres du ve siècle à la Révolution, Paris, Ch. Poussielgue, Alphonse Picard, 1899.
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Anselme Davril, Timothty M.Thibodeau, Guillelmi Duranti Rationale Divinorum Officiorum, I-IV, Turnhout, Brepols (« Corpus christianorum-Continuatio medievalis », CXL), 1995. René Delamare (l’abbé), Ordo servicii de la Cathédrale d’Evreux, Paris, Auguste Picard, 1925. Alain Erlande-Brandebourg, La cathédrale, Paris, Fayard, 1989. Pierre-Marie Gy, « L’Ordinaire de Mende, une œuvre inédite de Guillaume Durand l’Ancien », Liturgie et musique (ixe-xive siècles), Cahiers de Fanjeaux, 17, Toulouse, Privat, 1982, p. 242. Pierre-Marie Gy, « Ecclésiologie de la cathédrale », Actes du Congrès scientifique pour le ixe centenaire de la dédicace de la cathédrale de Braga, Braga, 1990. Pierre-Marie Gy, La liturgie dans l’histoire, Préface de Jacques Le Goff, Paris, Éditions du Cerf, 1990. Romain Jurot, L’Ordinaire liturgique du diocèse de Besançon, Fribourg, Spicilegium Friburgense, 38, 1999. Jean Le Prévost, R. P. Johannis Abrincensis Episcopi, Liber de Officiis ecclesiasticis […] auctus et emendatus, et recentioribus observationibus illustratus, in quo varia antiquitatis ecclesiasticae monimenta hactenus inedita ex MSS. Codicibus nunc primum in lucem prodeunt […], Rotomagi [Rouen], Typis Bonaventurae Le Brun, 1679. Lucot (le Chanoine), La procession des Châsses à Chalons le lundi et le mardi de la Pentecôte. Origine, caractère et cérémonial de cette Procession d’après les Documents du xiie-xviiie siècle […]. Lu à la séance de la Société d’Agriculture, Commerce, Sciences et Arts de la Marne, le 15 juin 1880. Manuel des Cérémonies selon le rite de l’Église de Paris, par un Prêtre du diocèse, Paris, Adrien Le Clère, 1846. Notice historique sur les Rites de l’Église de Paris, par un Prêtre du diocèse, Paris, Adrien Le Clère, 1846. Eric Palazzo, L’evêque et son image. L’illustration du Pontifical, Turnhout, Brepols, 1999. Eric Palazzo, Liturgie et société au Moyen-âge, Paris, Aubier (« Collection historique »), 2000. Jean-Baptiste Pelt, Ephémérides de la Cathédrale de Metz, Metz, Imprimerie du Journal Le lorrain, 1934. Odette Pontal, Les statuts synodaux français du xiiie siècle, t. 1 : « Les statuts de Paris et le Synodal de l’Ouest », Paris, Bibliothèque nationale (« Collection de documents inédits sur l’histoire de France », Série in 8o-Vol. 9), 1971, p. LXII-LXVII. Craig Wright, Music and ceremony at Notre-Dame of Paris, 500-1500. Cambridge : Cambridge University Press, 1993. [Depuis la publication de cet article, il convient de signaler les travaux issus du Colloque « Les Maîtrises capitulaires aux xviie et xviiie siècles. Des institutions entre service d’Église et stratégies sociales », réuni du 25 au 27 octobre 2001 au Puy-en-Velay, à l’initative du Centre d’Histoire « Espace et Cultures » de l’Université Blaise Pascal, et rassemblés sous la direction de Bernard Dompnier, sous le titre : Maîtrises et Chapelles aux xviie et xviiie siècles. Les institutions musicales au service de Dieu, B. Dompnier (dir.), Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, Centre d’Histoire « Espace et Cultures » (« Histoires croisées »), 2003.]
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Cérémonies, cérémonial, cérémoniaux dans la catholicité post-tridentine Nous proposons à nos lecteurs de définir le cérémonial comme « l’ensemble des prescriptions relatives à la forme extérieure des actions et des fonctions du culte divin ». Par là, nous sommes amenés à nous donner comme objet, non pas directement la connaissance des « rites et cérémonies », ou des actions elles-mêmes, ce qui reviendrait à une étude générale des formes du culte divin (ensemble qui, par la suite, recevra le nom de « liturgie »), mais celle des énoncés prescripteurs1 qui en établissent le statut canonique, définissent le degré de solennisation et la qualification des agents, déterminent les conditions pratiques de leur réalisation. Ce faisant, nous nous mettons en position d’observer du point de vue du législateur et de ses relais le phénomène conjoncturel que semble bien avoir représenté l’entreprise de « cérémonialisation » des pratiques cultuelles, issues des recommandations et des orientations du concile de Trente, perspective dont nous acceptons l’hypothèse, et dont on devine l’importance dans la construction historique du visage moderne du catholicisme romain et de ses institutions cultuelles. Toutefois, il va sans dire que, comme pour tous les objectifs pastoraux engagés par ce même concile, aussi bien au niveau du Saint-Siège que des synodes provinciaux, l’intérêt pour les « cérémonies » de l’Église et le bon ordre du culte divin ne peut être considéré comme une véritable nouveauté2. Lorsque s’ouvre le concile, l’organisation générale des offices et du culte est largement stabilisée et, en ce qui touche à l’Ordo missae, son ossature générale est assez uniformément partagée dans le monde catholique. Le Canon de la messe y remplit bien sa fonction de « règle » antique et intangible3. Sur le terrain, les institutions capitulaires, les chapelles curiales et papales, les diverses familles religieuses, sont pourvues de leurs In Les Cérémoniaux catholiques en France à l’époque moderne, C. Davy-Rigaux, B. Dompnier, D.-O. Hurel (dir.), Turnhout, Brepols (« Église, Liturgie et Société dans l’Europe moderne », 1), 2009, p. 11-42. 1 La notion de « prescription » est prise ici dans son sens le plus général, sans engager le débat dont nous trouverons la trace ultérieurement, entre « prescriptif » et « directif ». Signalons toutefois qu’un des contenus possibles des énoncés que nous disons prescripteurs peut porter sur le taux plus ou moins élevé de la prescriptivité. 2 Sur l’exagération de la vision du concile de Trente comme « fait de commencement », voir : Alphonse Dupront, Genèse des temps modernes. Rome, les Réformes et le Nouveau Monde, textes réunis et présentés par D. Julia et Ph. Boutry, Paris, Gallimard/ Le Seuil (« Hautes Études »), 2001, p. 177. 3 Sur les variations observables entre les missels en usage à l’époque du concile de Trente : Jean-Marie Pommarès, « L’origine du missel romain dans la réforme de saint Pie V », Aspects historiques et théologiques du missel romain. Actes du 5e Colloque d’études historiques, théologiques et canoniques sur le rite catholique romain, Versailles, Novembre 1999, Paris, Centre International d’Études Liturgiques, 2000, p. 237-255. *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 251-279 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119009
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coutumiers et de leurs cérémoniaux, et, d’une manière générale, les particularités locales concernant surtout le calendrier des saints et l’accomplissement de certaines fonctions solennelles ne sont pas considérés comme mettant en cause la substantia des actions sacrées et l’unité du culte divin. On peut admettre toutefois que la diffusion de l’imprimerie a posé de manière certainement nouvelle par rapport aux pratiques médiévales la conformité des livres d’église entre eux. En revanche, les débats préparatoires à la rédaction des Decreta de observandis et evitandis in celebratione missarum, lors de la XXIIe session, tenue en 1562, font apparaître chez les Pères un sentiment d’urgence à engager la correction des lacunes et des négligences de la pratique, et à redonner aux célébrations du culte divin une dignité qu’ils estiment en péril, en vue d’une véritable édification du peuple chrétien et d’une juste réponse aux critiques humiliantes des leaders protestants. On peut penser que la mise au point du Ritus servandus in celebratione missarum à partir de l’Ordo missae de Jean Burckard (Rome, 1502)4, et sa prescription générale liée à la promulgation du Missale romanum de 1570, visait en premier lieu à apporter une solution extensive à ce qui apparaissait comme un état alarmant des manières de célébrer. La Bulle de Clément VIII, en tête de la réédition de 1604, insistera davantage sur les aspects théologiques et proprement ecclésiastiques de l’unité rituelle et cérémonielle. L’effort pastoral introduit par les prescriptions conciliaires, qui se voudra aussi catéchétique, comme on le sait, s’appuiera sur une réaffirmation doctrinale et sur une considération théologiquement renouvelée de la médiation sacramentelle et des formes manifestes du culte divin, et en particulier des cérémonies de la messe, comme l’avaient affirmé contre les positions protestantes les canons et décrets de la session XIII (1551). Une haute théologie du Sacrifice, distinguée pour l’Eucharistie de la théologie du Sacrement, renforçait l’importance accordée à l’accomplissement rituel et cérémoniel de la messe, et à la qualification « sacerdotale » du ministre qualifié. Aussi bien, chez Charles Borromée et chez ses émules d’outre-monts, la formation d’un clergé à la hauteur des circonstances passera par le renouvellement de l’image du prêtre prêchant et célébrant, comme, plus en avant dans le xviie siècle, on le constatera en France, à travers les écrits de Pierre de Bérulle ou de Charles de Condren, et les actions de formation de saint Vincent de Paul, d’Adrien Bourdoise ou de Jean-Jacques Olier. Trois aspects de ce phénomène de restauration cérémonielle pourraient dès lors être retenus : le premier concernerait le statut théologique et la plus-value que l’on pourrait dire « religieuse »5 apportés aux actions et aux fonctions cultuelles par leur réalisation cérémonielle, perspective ouvrant vers une conception théologiquement fondée de l’extériorité du culte divin, vers une herméneutique des actions rituelles (laquelle oscillera, comme on le verra entre fondation historique et interprétation figurative) ou vers 4 Tracts on the Mass, éd. J. W. Legg, London, Harrison and sons, 1904 (Henry Bradshaw Society, vol. XXVII : Ordo Missae Joannis Burckardi), p. 119-174. 5 Nous nous permettons de faire remarquer qu’à chaque fois que nous employons le substantif « Religion » ou l’adjectif « religieux », il s’agit le plus souvent de la « vertu de Religion », telle qu’on la trouve présentée dans la Somme Théologique de saint Thomas, IIa-IIae, Q. 81, et dont on connaît l’importance chez les disciples de Bérulle.
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des justifications de caractère pastoral, comme les Pères du concile de Trente en avait donné l’exemple6. Le second s’intéresserait à tout ce qui touche aux données proprement comportementales, individuelles et collectives, et à la connotation de valeur, voire de bienséance, qu’on pouvait leur attacher en particulier dans les comportements réglés touchant les actions, les choses sacrées et les personnes, jusqu’à constituer une sorte de « civilité » cérémonielle. Le troisième, plus proche des préoccupations canoniques, s’intéresserait à la manifestation de l’autorité en matière de culte divin au point d’articulation toujours sensible d’une morale des actes humains et d’une discipline de l’observance. Cette étude du « cérémonial » ainsi précisée dans ses objectifs équivaudrait mutatis mutandis à la reconstitution d’un de officiis ecclésiastique en matière de culte divin. On devine aisément que ce champ spécifique de la pratique ecclésiastique, dont la totalisation approchée (ce que nous visons par le terme commode et imprécis d’ « ensemble ») est une opération qui est propre à notre position d’étude, déborde dès lors très largement la simple prise en compte des publications portant nommément le nom de Caeremoniale, tel, en premier lieu, le Caeremoniale episcoporum de 1600. Nous serions ainsi amené, au moins provisoirement, à distinguer trois emplois du terme « cérémonial » : 1/ comme catégorie générale de conduites cultuelles réglées (ordre ou champ cérémoniel) ; 2/ comme répertoire établi de prescriptions cérémonielles effectives, portant sur la forme, le mode, la distribution séquentielle des actions et les rapports hiérarchiques entre les agents (ordre des cérémonies) ; 3/ comme ouvrage spécial portant effectivement le nom de cérémonial.
Une peritia La constitution de cet objet d’étude, et l’appréciation de sa réalité et de son poids historiques, sont confortées par l’existence, en concomitance avec la publication des livres post-conciliaires, de ce qu’à l’époque on pouvait appeler une « matière », une res, objet d’une expertise, d’une peritia, où s’illustreront des auteurs considérés par la suite comme de vraies autorités, au premier rang desquels Bartolomeo Gavanti, plus connu et cité sous le nom latinisé de Gavantus7. Barnabite, proche d’Urbain VIII lors de sa réforme du bréviaire, consulteur éminent de la Sacrorum Rituum Congregatio (SRC), cet auteur, qui est aussi un homme de relations, publie en 1628, à Milan, un Thesaurus sacrorum rituum, qui sera comme le fondement de cette peritia nouvelle. Dans l’avis au lecteur, en tête de l’ouvrage, Gavanti cite nommément et avantageusement un certain nombre de hauts personnages romains et italiens, engagés avec Les auteurs modernes parleraient ici d’une « théologie de la Liturgie ». Concile de Trente, session xxii, Cap. v. De solemnibus Missae sacrificii caeremoniis. Nous citons ce passage in extenso ci-après. 7 Ce domaine d’expertise s’étendra vers une prise en compte de plus en plus méthodique et argumentée des res liturgicae. C’est dans ce même cadre que l’on verra, pour désigner cet ensemble, s’établir et se diffuser le substantif « liturgie », jusque là réservé, dans l’esprit de la terminologie grecque, à la désignation de l’appareil cérémoniel de la messe établi dans les diverses traditions chrétiennes. Il est frappant, en 1735, de voir Merati dans la Préface qui fait suite à celle de Gavanti, dans sa réédition commentée de l’œuvre centenaire de son prédécesseur, utiliser à plusieurs reprises l’expression de res liturgica, que Gavanti ignore, et plaider pour le développement, en ce domaine dont la vitalité lui apparaît incontestable, d’une peritia étendue. 6
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ferveur dans l’entreprise de rénovation des formes pratiques du culte divin, qui, sous les règnes de Grégoire XIII et de Clément VIII, devait aboutir à la correction du missel, à la confection et à la publication du pontifical et du cérémonial des évêques8. C’est cette collégialité d’intérêt et de recherche qui l’a poussé, écrit-il, à combler la regrettable lacune que représentait, en dépit de travaux spéciaux d’une haute tenue, l’absence d’un ouvrage d’ensemble, couvrant la matière (à savoir dans un premier temps la messe et le bréviaire) de manière complète et systématique. « Libere dicam quod sentio, écrit-il, nemo rem nostram in hoc genere pertractavit integre ». Par la suite, les auteurs publiant sur cette « matière » (res nostra) feront souvent état de ce type de relations et de consultations per colloquium ou per litteras9.
Difficultés L’approche du « cérémonial », ou du « champ cérémoniel » tel que nous en avons proposé l’usage, se heurte d’emblée à une série de difficultés, qui, d’ailleurs, n’ont pas échappé aux contemporains. La première difficulté tient à une certaine indécision dans l’emploi des termes appropriés, ou, si l’on veut, du lexique. Une seconde difficulté tient à la dispersion des supports éditoriaux, et à la diversité de statut et de circonstances de leur publication et de leur diffusion. Cette indécision lexicale n’est sans doute que la partie sensible d’une question autrement redoutable qui tient à la nature même de la sacramentalité catholique, telle que viennent de la définir les Pères assemblés à Trente, et à l’ampleur du projet réformateur, soucieux d’en intégrer toutes les dimensions, aussi bien théoriques que pratiques. Ainsi, quand nous évoquons la « forme extérieure des actions du culte divin », expression courante à l’époque, cette extériorité de production se présente comme une superposition, ou plus précisément (même si le terme est un peu incongru) un emboîtement de plusieurs instances : comme acte public, et donc manifeste, la « forme extérieure » relève d’une logique de l’action (ipsa actio) qui en détermine la morphologie externe, règle la qualification des agents et l’organisation séquentielle des éléments. Dans le cas des actions sacramentelles, la configuration des éléments sera soumise à la logique du signe, et à l’intégrité du modus significandi, comme le rappelle avec clarté le Catechismus ad parochos, (Pars II, de Sacramentis). Mais cette logique de l’action, référée à l’intégrité de la matière et de la forme, est toujours prise en charge par une logique de la pratique. Celle-ci peut se décliner en logique de la mise en œuvre, ou modèle de la pratique, dont les énoncés prescripteurs pourront aider à dégager la dimension proprement comportementale, à la fois dans la « manière », le « modus », le protocole interrelationnel, et nombre d’industries dispositives en rapport avec l’effectuation in situ et in tempore. Cette instance apparaît bien comme celle du « cérémonial ». Reste une troisième instance qui concerne l’application ad casum de la forme de l’action et de la modélisation de l’acte, pratique du modèle, à la charge 8 Alphonse Dupront évoque cette effervescence dans la Rome de Clément VIII, et de Filippo Neri, à travers la figure chaleureuse de l’archevêque de Monreale, Ludovico de Torrès, membre de la Commission de rédaction du Caeremoniale episcoporum (A. Dupront, Genèse des temps modernes…, p. 218-221). 9 C’est le cas de Michel Bauldry et de la Commission des prêtres de la Mission, dont nous parlerons plus loin.
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des agents, mais dans une certaine mesure, prévue et régulée par l’institution au moyen de directives pastorales et d’évaluations casuistiques10.
Une certaine indécision du lexique : Ritus & cæremoniæ Les exercices du culte divin sont habituellement nommés à l’aide de désignations directes qui évoquent leur forme ou leur fonction : messe, office divin, heures, procession, dédicace, etc. Les termes génériques les plus fréquents sont actiones, terme auquel se joint souvent celui de functiones, ce dernier vocable désignant l’accomplissement d’une action programmée du culte divin par un appareil ecclésiastique qualifié. À l’intérieur d’une même functio, le terme actiones peut dans certains contextes se voir opposer à preces ou à verba. L’ordonnancement général d’une fonction, portant sur les actions, les personnes, les choses, en leur site rituel et leur distribution séquentielle, recevait le plus souvent le nom d’Ordo11. Lorsque des termes tels que Ritus & cæremoniae apparaissent, ils semblent désigner plutôt un champ global et facile à identifier d’actions cultuelles, sans prétendre engager par l’un et l’autre terme une nature bien définie et différenciée des objets désignés. Plus, même, les termes Ritus & cæremoniae tendaient à former un groupe lexical un peu figé, comme si l’usage, tacitement, laissait flotter une certaine indécision, sans trancher entre les deux. On peut penser, dans un tel cas, à un simple phénomène de redondance verbale, permettant de soutenir la communication sémantique, par allongement morphématique sans véritable apport de contenu, comme on le voit dans le langage juridique, phénomène qui subsiste dans l’expression us et coutumes, par exemple12. Plus précisément, on peut penser que l’expression Ritus & caeremoniae palliait l’absence de terme générique, tels que le deviendront plus tard les termes liturgia ou res liturgica. Des auteurs vraiment graves reconnaissent qu’il est difficile de différencier à coup sûr ces deux termes. Ainsi, le jésuite Tobias Lohner dans son Instructio practica prima de S. S. missae sacrificio… publiée en 1676 à Augsbourg, et souvent rééditée, avoue l’indécision lexicale qui subsiste entre ritus et caeremoniae, en particulier pour ce qui concerne l’Ordo missae : « Quid sit Ritus, seu, ut alii vocant, caeremonia missae ? Resp. Esse actionem quamdam externam seu sensibilem ad sacrificium missae religiose ac decenter offerendum institutam13… 10 Le chapitre de defectibus missae était un exemple revêtu de la plus haute autorité, de cette gestion casuistique de la pratique du modèle. 11 Cette indécision du lexique (qu’il y aurait certainement risque à vouloir trop réduire) est évoquée, pour la période antérieure, dans la contribution de Jean-Baptiste Lebigue à ce même Colloque : Les cérémoniaux catholiques en France… « Les cérémoniaux manuscrits à la fin du Moyen-Age », op. cit., p. 45-58. 12 Le texte latin de la Vulgate, en Ex 18,20, rapportant les conseils de Jéthro à Moïse, écrit : « Ostendasque populo ceremonias et ritum colendi. » La Bible de Louvain traduit : « & monstre au peuple les ceremonies et façons de le (Dieu) reverer ». M. de Sacy : « …& d’apprendre au peuple les cérémonies et la manière d’adorer Dieu ». Saint Thomas cite ce texte en ouvrant la Question 101 de la 1a 2ae, a. 1, sur les praecepta caeremonialia de l’Ancienne Loi. D’une façon générale, dans la littérature théologique le terme caeremonialia désignera le plus souvent les actes cultuels de l’Ancien Testament. 13 Nous le citons d’après la onzième édition : Tobias Lohner, Instructio practica prima de SS. Missae Sacrificio../.. Editio undecima, Augustae Vindelicorum, Typis et sumptibus Joannis Caspari Bencard, 1759, p. 3.
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« Plus loin, c’est le terme ritus qu’il emploie « si strictius sumantur pro actionibus ab ipso sacerdote exerceri solitis ». Mais la présence des adverbes religiose ac decenter atteste en cette matière l’impossibilité de négliger la manière ou le modus, logique comportementale de la pratique, par où précisément se réintroduit un des aspects de la dimension cérémonielle telle que nous essayons de l’appréhender14. Lexique conciliaire Cette indécision de frontières entre ritus et caeremoniae avait reçu le soutien paradoxal du concile de Trente, session 22, Cap. 5. (De solemnibus missae sacrificii caeremoniis) : Cumque natura hominum ea sit, ut non facile queat sine adminiculis exterioribus ad rerum divinarum meditationem sustolli, propterea pia mater Ecclesia ritus quosdam, ut scilicet quaedam submissa voce, alia vero elatiore in missa pronuntiarentur, instituit ; caeremonias item adhibuit, ut mysticas benedictiones, lumina, thymiata, vestes aliaque id genus multa ex apostolica disciplina et traditione, quo et majestas tanti sacrificii commendaretur, et mentes fidelium per haec visibilia religionis et pietatis signa ad rerum altissimarum, quae in hoc sacrificio latent, contemplationem excitentur.
L’emploi de ritus est explicité par l’exemple (ut scilicet) des tons de voix, en particulier la prescription de réciter le Canon submissa voce (prescription grave reprise par le canon 9). L’emploi de caeremoniae, immédiatement consécutif, est explicité par la référence à des mysticas benedictiones, lumina, thymiata, vestes. L’usage de ces adminicula exteriora étant fondé sur une requête de la nature humaine dans son approche des choses divines, que l’Église prend en compte avec attention. Il semble que le terme ritus soit employé ici pour désigner, avec une forte charge prescriptive, le mode d’accomplissement d’une action sacrée réglée par le législateur. Les caeremoniae, bien que fondées en légitime antiquité (ex apostolica disciplina et traditione), apparaissent considérées surtout dans leur effet religieux, facilitant l’accès au mystère célébré tout en induisant une profonde révérence. C’est le même emploi qui apparaît dans le texte de la Constitution Quo primum tempore par laquelle Pie V instaure l’usage du Missale romanum de 1570. On peut y lire que les ecclésiastiques de tous rangs devront lire ou chanter la messe juxta ritum, modum et normam, quae per missale hoc a nobis nunc traditur, et qu’ils ne pourront se permettre d’y ajouter ou réciter alias cerimonias, vel preces quam quae hoc Missali continentur. La différenciation des termes permet de lire dans ritus l’équivalent d’un programme global prescrit, et dans preces et caeremoniae, une différenciation des actions programmées distribuées en deux catégories communément reçues. La Profession de foi catholique demandée par Pie IV (9 Décembre 1564) rappelle la qualification dogmatique du Septénaire sacramentel, et ajoute : Receptos quoque & approbatos Ecclesiae catholicae ritus, in supradictorum omnium sacramentorum solemni administratione Notre article : « Célébrer dévotement après le concile de Trente », LMD, 218 (1999/2), p. 7-37, reproduit dans le présent ouvrage p. 291-308. 14
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recipio, et admitto. Cette formulation issue des textes promulgués par le concile, session VII, canon XIII, sera reprise en tête du Rituale romanum de 1614. « Si quis dixerit, receptos et approbatos Ecclesiae catholicae ritus in solemni sacramentorum administratione adhiberi consuetos aut contemni, aut sine peccato a ministris pro libito omitti, aut in novos alios per quemcumque ecclesiarum pastorem mutari posse : A. S. » Il semble que le terme ritus comporte ici de manière prédominante une signification générale d’usages réglés et prescrits. Son emploi le tient proche de mos, ou de consuetudo. Toutefois, chez les auteurs traitant des formes du culte divin et des Sacrements de l’Église, il est clair que le terme ritus désigne aussi et souvent l’action sacrée elle-même, sans toutefois jamais effacer le trait lexical de règle prescrite. Cette orientation sémantique se verra précisée en certaines occurrences par l’utilisation de l’expression ritus externus, comme on peut le lire au canon II de la même session15. Cette double charge sémantique permet de comprendre une certaine oscillation de l’emploi selon le poids ou l’insistance accordés à l’action ou à la règle. À l’épreuve du français Il peut être éclairant de se référer sur ce point au témoignage de l’une ou l’autre traduction de ces expressions en français. La première constatation à faire est celle d’une certaine résistance de la langue à l’emploi en français du substantif rite encore écrit rit dans le Dictionnaire de Furetière (1690), qui le définit : « Manière de faire les ceremonies de l’Église » en renvoyant dans ses exemples à un autre emploi du terme ritus en référence aux grandes familles linguistiques ou nationales connues, rit grec ou rit romain. Les rédacteurs de langue française traduiront ritus tantôt par usage(s) tantôt par cérémonie(s). L’oratorien Claude Arnaud, traduisant pour son Abrégé l’intitulé même de Gavanti utilise l’expression, pour lui certainement équivalente, de « cérémonies ecclésiastiques »16. L’abbé Chanut, dans sa traduction des textes du concile (1674), utilise le terme d’usage pour traduire le terme ritus, lorsqu’il est question des tons de voix et de la langue latine (session XXII, canon 9) mais dans sa traduction du passage cité plus haut (session VII, canon XIII), il écrit : Si quelqu’un dit que les cérémonies receûës & approuvées dans l’Église catholique, et qui sont en usage dans l’administration solennelle des Sacrements peuvent être sans péché ou méprisées ou obmises selon qu’il plait aux ministres, ou estre changées en d’autres nouvelles, par tout pasteur, quel qu’il soit : Qu’il soit anathème.
L’expression ritus externus ou exterior apparaît en particulier à propos de la formation de l’intention (de faire ce que fait l’Église) à l’occasion de l’administration des Sacrements. Voir la 28e Proposition condamnée par Alexandre VIII en 1690 : Valet baptismus collatus a ministro, qui omnem ritum externum formamque baptizandi observat, intus vero in corde suo apud se resolvit : non intendo, quod facit Ecclesia. 16 Claude Arnaud, Abrégé du Thresor des Ceremonies ecclesiastiques du R. P. Gavantus composé en latin, Troisième édition reveüe et corrigée exactement, Lyon, P. Bailly, 1649. (1re éd., 1643 : l’une des trois approbations est de Michel Bauldry). 15
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De même, le rituel d’Alet, dans la traduction qu’il donne du même passage n’hésite pas à traduire ritus par « cérémonies » : Si quelqu’un dit que les ministres des Sacrements peuvent, sans commettre aucun péché, mépriser ou omettre entièrement, selon leur volonté, les cérémonies de l’Église catholique, reçues, approuvées & usitées dans l’administration solennelle et publique des Sacrements, ou que le Pasteur particulier de chaque Église les peut changer ou en faire de nouvelles, qu’il soit anathème17.
Mais le même rituel d’Alet dans sa présentation d’ensemble traduira ritus par « usage » : Il nous a semblé que nous ne pouvions mieux faire que de joindre ces instructions au rituel romain, afin que vous eussiez dans un même Livre tout ce qui se doit pratiquer extérieurement dans l’administration des Sacrements, selon les usages reçus et autorisés par l’Église catholique18.
Sacrorum Rituum Congregatio Selon l’indication des dictionnaires, le terme ritus désigne aussi bien une action sacrée qu’un usage légitime et formellement établi. C’est sans doute aussi dans ce second sens qu’il faut entendre le terme dans la dénomination de la Sacrorum rituum Congregatio, fondée par Sixte-Quint (Constitution Immensa Dei Aeterni, 22 février 1587). Le texte de cette constitution emploie quatre fois l’expression groupée Sacri ritus et caeremoniae. L’énoncé des tâches qui incomberont à la nouvelle Congrégation énumère les rites, les cérémonies, les livres, sans éprouver le besoin de préciser davantage : Quinque Cardinales delegimus, quibus haec praecipue cura incumbere debeat, ut veteres ritus sacri ubivis locorum, in omnibus Urbis, Orbisque ecclesiis, etiam in capella nostra pontificia, in missis, divinis officiis, sacramentorum administratione ; ceterisque ad divinum cultum pertinentibus, a quibusvis personis diligenter observentur, caeremoniae, si exoleverint, restituantur, si depravatae fuerint, reformentur, libros de sacris ritibus et caeremoniae, in primis Pontificale, Rituale, Caeremoniale, prout opus fuerit reforment et emendent…
Ritus servandus Tout se passe en un premier temps comme si le substantif ritus ne s’imposait pas d’emblée pour désigner précisément l’action sacrée dans sa forma constitutive et son opus Il semble bien que le terme rite pour désigner une action particulière n’apparaisse pas en français avant la fin du xviie siècle. C’est l’avis du Dictionnaire historique de la langue française, éd. A. Rey, Dictionnaires Le Robert, 1992, t. iii, p. 3261-3262. 18 Beuvelet, proche de Bourdoise au séminaire Saint-Nicolas-du-Chardonnet, dans un ouvrage explicitement destiné à la formation pastorale, ne retient que le terme « cérémonies », pour désigner les actions sacrées engagées dans la célébration du Baptême. Il les distribue en antécédentes, concomitantes, postérieures. Mathieu Beuvelet, Instruction sur le Manuel par formes de demandes et réponses familières../.., 7e éd., Lyon, A. Laurens, 1677, p. 52. La définition qu’il propose à la suite de la question : « Qu’est-ce que Ceremonie ? » peut enrichir notre dossier : « Ceremonies en general, n’est autre chose qu’un acte extérieur de religion, par lequel nous rendons à Dieu quelque culte et reverence, & qui signifie quelque chose d’intérieur, sous des choses visibles. », ibid., p. 51. 17
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propre. Ainsi, outre missa ou missae, la messe est désignée par sacrificium, actio (sacra, sancta)… La celebratio, déploiement privé ou public de cette actio, est réglée par un Ritus servandus, lequel se compose d’actions, de prières et de cérémonies à observer19. On retrouve ici l’emploi très romain du substantif ritus, proche sémantiquement de mos et de consuetudo ; voisinage que renforce l’emploi de l’adverbe rite. C’est le sens que présente la formulation très nette du Rituale romanum : de Sacramento… rite administrando. Le grammairien latin Sextus Pompeius Festus auteur d’un De significatione verborum, sur la fin du iie siècle, cité par Bréal et Bailly, proposait : Ritus mos vel consuetudo, ou Ritus est mos comprobatus in administrandis sacrificiis20. La formulation, connue des écrivains chrétiens par l’abrégé de Paul Diacre, est certainement à rapprocher de celle du missel romain : Ritus servandus in celebratione missarum, qu’on serait presque tenté de traduire par « usage réglé à suivre dans la célébration de la messe ». Le Catechismus ad parochos, publié en 1566, et très proche de la lexicologie du concile de Trente, fait une longue et riche description-explication des ceremoniae et preces que le Rituale prescrit dans l’administration ordinaire du Baptême, les isolant toutefois de l’acte baptismal proprement sacramentel, défini par sa matière et sa forme, sans toutefois employer en ce point le terme ritus21. Lorsque ce terme est utilisé, au chapitre de l’Extrêmeonction, dans l’expression ungendi ritus, le contexte fait apparaître qu’il ne s’agit pas de l’acte d’oindre en tant que « forme » sacramentelle, mais de la manière déterminée par la pratique universelle de l’Église de l’accomplir sur un certain nombre de parties du corps. Cette acception du substantif ritus est clairement exprimée dans le Hierolexicon de Carlo Magri, publié à Rome en 1677. L’article ritus renvoie à caeremonia, lequel substantif est défini : « Actio sacra cum exteriori religionis cultu. » Après des considérations étymologiques assez communes, l’auteur termine : « …itaque differt caeremonia a cultu, sicut aqua a lavacro ; nam caeremonia, juxta sacr. Trident. sensum, est ipsa actio ; Ritus autem est modus praescriptus, quo actio ipsa sacra facienda sit22. »
Ce type d’emploi est observable dans la IIIa pars, Q. 83 : de ritu hujus sacramenti. Ayant abordé dans les Questions précédentes les données relevant d’une théologie sacramentelle : matière, forme, ministre, saint Thomas s’intéresse à ce que nous avons appelé le « modèle de la pratique ». Il y évoque les déterminations de temps, de lieux, la disposition et l’usage d’objets adéquats, l’organisation séquentielle des paroles : lectures, adresses, prières. Le dernier Article de la Q. 83 est un court traité de defectibus. Le terme ritus au singulier, dans l’intitulé de la Question, semble bien désigner l’ordonnance ou la règle d’effectuation de l’ensemble. Il n’est employé qu’une fois pour désigner une action particulière. Saint Thomas, suivant en cela un usage très commun, préfère employer un susbtitut pronominal neutre singulier ou pluriel. On le trouve avec évidence dans l’intitulé de l’Article 5 : Utrum ea quae in celebratione hujus sacramenti aguntur sint convenientia, et par la suite fréquemment répété. Or ces « actions que l’on accomplit dans la célébration du Sacrement », et dont la description et l’interprétation, le plus souvent figurative, couvrent tout l’ensemble séquentiel de la messe, recevront chez d’autres auteurs le nom de « cérémonies », que saint Thomas préfère réserver aux actions cultuelles de l’Ancienne Loi. 20 Michel Bréal, Anatole Bailly, Dictionnaire étymologique latin, Paris, Hachette, [s.d.], p. 310. 21 Catechismus ad Parochos ex Decreto Concilii Tridentini editus. Ex PII V. Pont. Max. jussu promulgatus…, Lyon, Ph. Borde et L. Arnaud, 1664, pars II, De Baptismi…§ XL, p. 158-162. Nous utilisons aussi pour désigner cet ouvrage l’appellation commune de Catéchisme romain. 22 Domenico Magri et Carlo Magri, Hierolexicon, sive Sacrum Dictionarium…, Rome, P. Bernardon, 1677, p. 96. Le rapport du culte et des cérémonies avec celui du bain et de l’eau est assez inattendu, et cette assertion 19
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Les cérémonies solennelles dans l’administration des Sacrements C’est sans doute du côté de la théologie des Sacrements, dont on sait à quel point elle se présenta comme un enjeu décisif à l’encontre des positions protestantes, qu’il faut chercher l’origine d’une différenciation dans l’usage lexical dont le résultat sera de conférer au terme caeremoniae une connotation un peu négative de supplémentation de moindre importance, une « disgrâce », pour employer la spirituelle expression de Bremond à propos de la prière « vocale ». La doctrine de l’École utilisait le concept de forma pour désigner l’intégrité de l’action consécratoire ou sacramentelle, doctrine classique exposée clairement dans le Catechismus ad Parochos et que l’on pouvait retrouver dans le Rituale romanum, Titulus II, C. 1, § De forma baptismi23. Toutefois, la conception théologique de la validité sacramentelle, attachée à l’intégrité de la matière et de la forme, en dépit des efforts pour justifier la valeur religieuse et catéchétique des éléments échappant à cette intégrité ainsi restreinte, ne pouvait guère éviter d’introduire une opposition latente entre élément indispensable et élément, qu’on ne saurait certes sans témérité, dire facultatif, mais dont on ne pouvait non plus, sans erreur cette fois, dire nécessaire. Le catéchisme romain est sur ce point très clair, mais il est certainement intéressant pour notre propos de voir ses rédacteurs s’efforcer de compenser cette disgrâce théorique par une brillante défense et illustration des cérémonies, désignant par ce terme tous les actes manifestes (ante oculos positi) dont la tradition de l’Église entoure la célébration solennelle afin d’en déployer la signification religieuse, et conduire les fidèles à un réel affermissement de leur foi et de leur charité24. Toutefois, on peut penser que des questions telles que celles que pose le De Defectibus in celebratione missae, concernant l’intégrité et la validité de la consécration eucharistique, comme aussi celles que pose la pratique du Baptême donné en situation d’urgence, ont pu favoriser le développement de cette distinction, à la fois pratique et spéculative, entre des actions essentielles, nécessaires et suffisantes pour la validité (necessitatis causa) et des actions liées au déploiement significatif de la célébration publique (solemnitatis causa), actions qui, dans le cas du Baptême, recevront le nom de « cérémonies »25. Ainsi, dans le Rituale parisiense ad romani formam expressum, de 1654, à la question posée au parrain et
laisse entendre de la part des auteurs, pourtant graves, qui en traitent, une belle liberté mentale. Ce Dictionnaire est d’ailleurs pour le sujet qui nous occupe du premier intérêt. 23 Nous renvoyons ici aux divisions usuelles du Rituale Romanum. Au Titulus I, § 11 sont assez clairement désignés trois catégories d’actions sacrées : 1/ forma, 2/ preces, 3/ ritus et caeremoniae. Ces trois catégories se retrouvent, entre mille exemples citables, dans la Theologia Moralis de saint Alphonse de Liguori, IV, Lib. VI, Tract. I. De Sacramentis in genere. Cap. II. Dubium II. De Ministro Sacramentorum. « Peccat…1/ qui verba formae corruptè, inarticulatè, indevotè pronuntiat. 2/ Qui materiam, vel formam, vel caeremonias, contre Ecclesiae morem, quamvis accidentaliter, sine causa mutat, vel ommitit (Theologia Moralis, Alphonse de Ligori, t. iv, Anvers, Janssens et Van der Meulen, 1822, p. 338). 24 Voir Catechismus ad Parochos, op. cit., Pars II, § XV, p. 121. 25 Rituale romanum : « de Ritibus & Caeremoniis Baptismi, Tit. II, c. I, no 28 : Caeremoniae autem qui in Baptismi collatione praetermissae quavis ratione fuerint, quamprimum in ecclesia suppleantur… »
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à la marraine d’un enfant baptisé antérieurement sine solemnitate : « Que demande-il (ou elle) ? Respondebitur : Les Cérémonies du Baptesme. »26 Dans des ouvrages postérieurs, on voit cependant apparaître une nouvelle différenciation, par un glissement du terme ritus de la désignation d’un usage réglé vers la désignation d’une action formellement déterminée. Et le terme ritus ayant été ainsi érigé en véritable catégorie, c’est à l’intérieur de cette catégorie que l’on va voir se différencier l’essentiel et l’accidentel. On trouve cette nouvelle disposition lexicale chez le savant GaëtanMarie Merati, à une époque évidemment plus tardive, en laquelle certains auteurs n’ont pas hésiter à déceler un certain durcissement de la pensée et du contrôle institutionnel en matière de culte et de sacrements. Dans ses Novae observationes & additiones ad Gavanti commentarium, publiés en 1739, il admet l’indécision des auteurs quant au fait de donner un contenu nettement différencié à Ritus et à Caeremoniae : « Diximus supra, materiam circa quam versantur rubricae esse caeremonias et ritus : quid veniat nomine ritus, prout distinguitur à caeremonia, non conveniunt Doctores. » Et Merati de citer les emplois différents de ces deux termes chez le cardinal Bona, ou chez Quarti, ou chez Suarez. Finalement, il se rallie à la position des ces deux derniers auteurs, auxquels il joint Bellarmin, sur le fait que la différenciation la plus importante doit consister à distinguer dans la distribution de l’Ordo missae (qui est l’objet de son ouvrage, mais il est facile d’extrapoler cette conception aux Sacrements en général) ce qui est essentiel et ce qui est accidentel. Ce qui est essentiel appartient à la confection du Sacrement institué par le Christ, telles que, dans la messe, la Consécration des deux espèces et la communion du Prêtre. On pourra les nommer Ritus essentiales et les distinguer dès lors des Ritus accidentales, lesquels consistent en « actionibus, precibus, aliisque circumstantiis ab Ecclesia adjunctis quae dicuntur sacramentalia, & caeremoniae sacrae27 ». Une quinzaine d’années après Merati, le théologien Pierre Collet écrit sans hésitation de plume : « Il y a des rits essentiels, et d’autres qui ne le sont pas, et ces derniers se nomment communément cérémonies28. » Reste que les rites essentiels aussi bien que les accidentels, doivent, dans leur réalisation, trouver la manière adéquate à Rituale parisiense ad romani formam expressum authoritate I. & R. D. D. Joannis Franscisci de Gondy, Parisiensis Archepiscopi editum, Paris, S. et G. Cramoisy, G. et N. Clopejeau, 1654, p. 18-19. 27 Thesaurus Sacrorum Rituum…, p. 3. 28 Pierre Collet, Traité des Saints Mystères où l’on résout les principales difficultés qui se rencontrent dans leur célébration (1753), 8e éd., Paris, Librairie de la Société Typographique, 1817, T. I, p. 16. Le même Pierre Collet, dans son Tractatus de Sacramentis in genere après avoir défini les cérémonies comme : Actus externi religionis ad Dei cultum, ejusdemque cultus ornatum legitime instituti, propose une classification qui peut nous être utile pour observer l’emploi du terme sur la fin de la période que nous nous sommes proposés d’examiner : Caeremoniae dividuntur 1o. In divinas, quae Deum ipsum autorem habent ; & ecclesiasticas, quae ab Apostolis eorumque successoribus institutae fuerunt ; 2o. In eas quae circa personas versantur, ut exorcismi, aspersio aquae ; & ea quae versantur circa locum, tempus, etc., ut Templorum consecrationes, sanctificatio Quadragesimae ; 3o. In generales, quae ubique, et particulares quae nonnisi certis in locis observantur… ; 4o. In temporales, quae ad tempus institutae sunt,… ; & perpetuas, quae perpetuo vigere debent, ut ritus essentiales Sacramentorum ; 5o. In essentiales, quae sine rei interitu omitti non possunt, quales sunt de circa materiam, formam, intentionem, personnam & potestatem Ministri versantur ; integrantes, quae licet ad Sacramenti substantiam non pertineant, ad solemnitatem ejus complendam graviter praescriptae sunt, ut in Missa mixtio aquae cum vino ; & accidentales, quae nec spectant ad essentiam, nec sensu mox exposito actionem ministerii complent, sed adornant, ut genuflectio, tunsio pectoris. (Pierre Collet, Institutiones Theologiae moralis, t. iv, nouv. éd., Lyon, J.-M. Bruyset, 1768, p. 157158). 26
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leur signification et effectivité sacramentelle, et capable d’inspirer aux fidèles de véritables sentiments de religion. Et par là même réapparaissent des indications que nous avons pu dire, de notre point de vue, « cérémonielles », mais dont nous apercevons une sorte de dérive vers le souci de l’édification et ce que les auteurs modernes appelleront des conduites « pastorales »29. Toutefois, l’établissement d’une hiérarchie de valeur quant à l’accomplissement des actions sacrées entre un noyau rituel essentiel et des enveloppes cérémonielles accidentelles n’a pas pu ne pas jouer un rôle aussi important que difficile à définir, dans l’organisation mentale de l’expérience du culte divin. Elle libère le « cérémoniel » du côté de la « solemnitas », ou même de l’amplification publique de la piété et de la ferveur, comme on le voit dans le cas du culte eucharistique, et a certainement facilité son extension et son application dans le domaine de l’étiquette et du protocole. Mais, a contrario, elle a pu donner une base à l’attachement des fidèles à la messe « privée » ou messe basse, messe en quelque sorte « miniaturisée » et réduite à la seule dimension du Ritus servandus. Elle a pu aussi, et très paradoxalement, renforcer une position radicale qui tendra à réduire les amplifications cérémonielles et à simplifier l’exercice du culte, ramené à des formes plus strictes et plus antiques, sinon apostoliques. Dans la langue française de Furetière, ou de La Fontaine, il est patent que « faire des cérémonies » est l’équivalent de « faire des embarras »30.
Dispersion, en partie circonstancielle, des énoncés dans des supports variés et successifs La publication des livres romains ne constitue évidemment pas en matière de cérémonial un départ absolu, loin s’en faut : la perspective éditoriale reste fondamentalement réformiste (conduire les choses ad meliorem formam)31. Tous les historiens du culte catholique font remarquer à quel point, comme nous l’avons dit, se maintient une réelle continuité des formes, en particulier pour ce qui concerne l’Ordo missae. Il n’est pas question non plus d’abolir les laudabiles consuetudines, qui forment souvent un fond original dans les établissements ecclésiastiques de type capitulaire ou collégial, et qui relèvent de l’autorité locale (laquelle verra s’opposer souvent l’évêque et son chapitre), même s’il est patent que la Sacrorum rituum Congregatio s’efforce d’en contrôler la légitimité32. Ces consuetudines, « Dum Sacramentum aliquod ministrat, singula verba, quae ad illius formam et ministerium pertinent, attente, distincte, et pie, atque clara voce pronuntiabit. Similiter et alias orationes et preces devote ac religiose dicet ; nec memoriae, quae plerumque labitur, facile confidet, sed omnia recitabit in libro. Reliquas praeterea caeremonias ac ritus ita decenter, gravique actione peraget ad caelestium rerum cogitationem erigat, et attentos regat. » Rituale romanum (1614), Titulus 1, Caput unicum, § 11. 30 Fénelon utilise l’expression « chrétiens de cérémonie » pour désigner des fidèles assistant aux exercices de la Religion, sans véritable conviction ni disposition intérieure. On se rappelle évidemment la formule galante adressée par le Renard répondant à l’invitation (perverse) de la Cigogne : « Volontiers, lui dit-il, car avec mes amis / Je ne fais point cérémonie ! ». 31 On se reportera pour ce qui est de la période antérieure, à l’article particulièrement documenté de JeanBaptiste Lebigue, dans la publication consacrée aux communications de ce Colloque. cf supra note 11. 32 Un décret de la S. C. R. du 11 juin 1605, adressé aux Diocèses du Royaume d’Espagne déclare : « Librum Caeremonialem immemorabiles, et laudabiles consuetudines non tollere ». Un autre décret du 17 juin 1606 étend 29
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la plupart du temps considérées comme immémoriales, peuvent être consignées dans des ordines, coutumiers, recueils de décisions synodales, ou s’apparenter à des traditions non écrites. Parmi ces coutumes à extension réservée, et hautement louables sans être imitables, il ne faut pas oublier la situation privilégiée des cérémonies papales, et de certains grands sanctuaires romains. Les visiteurs ne manquaient pas d’en observer les particularités. Une littérature abondante et savante y était consacrée33. Les livres romains La dispersion des énoncés en matière cérémonielle est patente dans les publications échelonnées et, sur des points de détail, pas toujours cohérentes entre elles, des livres romains34. Michel Bauldry au chapitre premier de son Manuale sacrarum caeremoniarum rédigé sous Urbain VIII35, ne manque pas de rappeler les textes majeurs publiés dans les éditions romaines : on rappellera donc avec lui l’existence des Rubricae generales breviarii (1568), des Rubricae generales missalis et du Ritus servandus in celebratione missarum accompagnant l’édition du missel romain (1570), texte reconduit dans les rééditions ultérieures, sous Clément VIII (1604) et Urbain VIII (1634). Bauldry y ajoute la mention du Rituale romanum (1614) et du Pontificale romanum (1596), et parmi les ouvrages les plus importants pour son propos, le Caeremoniale episcoporum (1600)36. Il est facile de remarquer que les énoncés proprement cérémoniels ne se présentent pas de la même façon dans ces différents ouvrages : le bréviaire ne connaît que des rubriques (calendrier, distribution séquentielle des actions définies par leur structure et leur énoncé textuel et la mention de leur forme : hymnus, psalmus, antiphona etc, rares indications du niveau de production sonore : secreto ou clara voce)37. Outre les rubriques concernant la distribution des actions selon les exigences du calendrier, le missel comporte un véritable la portée du décret précédent « etiam in quibuscumque aliis regnis et locis, per totum Christianum orbem ». 33 On cite volontiers sur ce sujet le travail d’un religieux sacristain du Palais Apostolique sous Clément VIII : Angelo Rocca, Thesaurus pontificiarum antiquitatum necnon rituum ac caeremoniarum, Editio secunda, Rome, F. Amidei, 1745. 34 Aimé-Georges Martimort, Les « Ordines », les ordinaires et les cérémoniaux, Turnhout, Brepols, 1991 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, fasc. 56). 35 Michel Bauldry, moine bénédictin savant et voyageur, fait paraître en 1637 un Manuale sacrarum caeremoniarum juxta ritum romanum. Une seconde édition augmentée parue en 1646, sera souvent reproduite. Dans l’avis au lecteur, il y fait état des entretiens qu’il a eu avec des peritissimi viri de Sainte-Geneviève, de l’Oratoire, de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, de Saint-Sulpice, de Saint-Lazare. J.-J. Olier le fera venir instruire les jeunes ecclésiastiques du séminaire de Saint-Sulpice. Nous citons le Manuale de Bauldry d’après une réédition vénitienne, ex Typographia Balleoniana, 1778. 36 Dans la Constitution Apostolicae sedis du 17 juin 1614, en tête du Rituale romanum, Paul V rappelait lui aussi les publications de ses prédécesseurs. 37 De manière assez succincte, Gavanti insèrera à la fin de son commentaire des rubriques du bréviaire, un triple cérémonial correspondant à la récitation privée, à la récitation au chœur, et à la récitation solennelle, pour laquelle il se réfère au Caeremoniale episcoporum. Le maintien d’un minimum de gestes et attitudes dans le cadre
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cérémonial, le Ritus servandus in celebratione missarum38, lequel sans être véritablement nouveau, constituera sans doute un des éléments les plus fermes de la « cérémonialisation » post-tridentine, ne serait-ce que par sa liaison avec ce que l’on peut appeler l’inculturation de la messe basse39, comme messe « dévote », et de très loin la plus fréquente, aussi bien pour le prêtre que pour les fidèles, et, à ce titre fait majeur du catholicisme moderne. Le pontifical, centré sur l’officium propre de l’évêque, comporte beaucoup plus d’énoncés touchant la réalisation pratique d’actions sacrées mettant en jeu l’ordo rerum et l’ordo hominum : ordinations, dédicace des églises, bénédictions et consécrations. Le rituel, ouvrage composite et d’autorité moins déterminée, comporte de nombreuses indications concernant la réalisation pratique de l’administration des Sacrements, et surtout, on y a joint, comme héritage des anciens Sacerdotale, l’important Ordo exsequiarum. Il n’est pas besoin de signaler combien cette forme pratique de la ritualité funèbre, étendue en amont à l’Extrême-onction, et à l’Ordo commendationis animae a pu revêtir d’importance, comme fait de civilisation et véritable cérémonial de la mort, dans la pratique quotidienne, voire familiale et paroissiale, aussi bien que dans les cérémonies extraordinaires impliquant la société civile. Le Caeremoniale episcoporum de 1600, publié par Clément VIII, venait pallier la restriction cérémonielle qui marquait le Ritus servandus du missel, dans lequel la messe solennelle n’apparaissait que comme une sorte d’extension ornée d’une messe privée qui en constituait le noyau inamovible. Il envisageait d’emblée les fonctions sacrées comme des manifestations publiques et ecclésiastiques du ministère épiscopal et de sa maison dont le style et les manières pourraient s’étendre aux églises de moindre rang. Avec cette importante publication, la charge sémantique du terme cérémonie(s) et de ses dérivés, dont en premier lieu celui de cérémonial, outre la culture de haute bienséance et de domesticalité à la fois familière et respectueuse (car il s’agit bien de la « maison » du Prélat, et, partant, de la « maison » de Dieu) qu’elle attache aux actions publiques de religion, se verra toutefois marquée, de par l’origine plus curiale que capitulaire du Caeremoniale episcoporum, par une fixation inévitable à une logique protocolaire déterminant les préséances et les comportements hiérarchiques entre protagonistes d’une même fonction, et la manifestation qualifiée de l’appareil ecclésiastique, dans le cadre d’une société civile de positions et de devoirs40.
de la récitation privée est une donnée importante à signaler. Claude Arnaud en donnera dans son Abrégé du Thresor… une traduction française (p. 563-572). 38 Pour une histoire succincte du Ritus servandus, lire : Pierre Jounel, Les premières étapes de la Réforme Liturgique, II, Les Rites de la messe, Paris/Rome/Tournai/New York, 1967, p. 6-13. cf. aussi Cyrille Vogel, Introduction aux sources de l’histoire du Culte chrétien au Moyen Age, réédition anastatique, Spoleto, Centro Italiano di studi sull’alto Medioevo, 1981, p. 212-21. Également l’ouvrage cité d’A. G. Martimort, Les « Ordines »…, voir supra note 34. 39 Nous employons pour la commodité l’expression « messe basse » qui nous semble faire corps avec cette inculturation du Ritus servandus en France. Dans les documents canoniques on parle plutôt de missa privata, en opposition avec les différentes formes de la missa solemnis. 40 La réception très large du Caeremoniale episcoporum, y compris dans des lieux par ailleurs réticents quant à une trop grande hégémonie romaine, peut sans doute en partie s’expliquer par la couverture que ses dispositions protocolaires apportaient aux évêques dans leur rapport avec les autorités royales, la noblesse titrée et les pouvoirs municipaux.
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Les conciles provinciaux Par ailleurs, les nombreux conciles provinciaux qui se tiennent dans les pays catholiques au cours des décennies qui font suite à la clôture du concile de Trente (1563)41, sans entrer le plus souvent dans les détails des actions et des fonctions cultuelles, comporteront d’importantes monitions et prescriptions concernant l’application et la discipline à apporter dans l’accomplissement du culte divin. Ces préoccupations concernant la restauration d’une valeur et d’un prestige attachés aux formes extérieures du culte font corps avec un ensemble de soucis pastoraux et institutionnels, tels que la résidence et la participation effective à l’office des bénéficiers, la clarification des fonctions cléricales, la formation du clergé (on dirait tout aussi bien d’un clergé), la doctrine chrétienne ou l’instruction des fidèles, l’exercice fervent de la Religion. Ce dernier point, plus difficile à promouvoir comme à contrôler, pourra donner lieu à des pratiques de « dévotion », dont certaines, comme les Quarante heures, d’origine romaine, pourront être considérées et traitées comme des extensions du culte canonique, et réglées par un cérémonial42. Évolutions Plusieurs phénomènes viendront prolonger, amplifier et « travailler » ce courant d’intérêt et ce processus d’institutionnalisation concernant le champ cérémoniel : 1/ l’entrée en jeu des relais territoriaux et principalement diocésains, posant dès lors la question de leur dépendance ou de leur autonomie vis-à-vis du Siège Apostolique, 2/ les conditions de « réformation »dans lesquelles vont se trouver placés les ordres religieux et les congrégations anciennes et nouvelles, amenés à reconsidérer leurs coutumiers ou leur pratique du chœur43, 3/ la situation d’enseignement généralisé et de pastoration active dans laquelle se trouve 41 La série des conciles milanais sous Charles Borromée, constituera un corpus de référence. Pour la France, on s’en rapportera à : Paul Broutin, La Réforme pastorale en France au xviie siècle : Recherches sur la tradition pastorale en France après le concile de Trente, Paris/Rome/Tournai/New York, Desclée et Cie, 2 vol., 1956. 42 Instruction dite « Clémentine », du Pape Clément XI, du 21 janvier 1705, confirmée par Clément XII le 1er septembre 1730. On y trouve les règles qui ordonneront l’usage et les usages intéressant l’exposition et les saluts du Saint-Sacrement. Il est clair que la contrainte où nous nous trouvons d’examiner en premier lieu les énoncés des ouvrages canoniques les plus communs, nous oblige à laisser de côté les « cérémonies extraordinaires », dont on sait qu’elles ont tenu une place primordiale dans le déploiement institutionnel, festif, fervent ou piaculaire, des manifestations du catholicisme post-tridentin : jubilés, canonisations, synodes, pèlerinages, processions, expositions de reliques, bénédictions, dédicaces, sans parler des missions et des réunions de confréries, pouvaient quelquefois s’imposer à la vue des populations avec plus d’éclat et d’attrait que le cursus canonique, et proposer par elles-mêmes une déclinaison originale du cérémonial. [Depuis la publication de cet article, on peut se reporter aux communications du colloque du Puy-en-Velay, des 27-29 octobre 2005 : Les Cérémonies extraordinaires du Catholicisme baroque, Bernard Dompnier, dir., Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal (Histoires croisées), 2009.] 43 On ne saurait négliger le développement d’un secteur original et quantitativement important de l’activité catholique proprement cultuelle, aux lendemains du concile de Trente, en particulier dans la mouvance franciscaine ou jésuite sous la forme des Confréries : c’est précisément sous Grégoire XIII que se voient ériger et se multiplier de nombreuses Confréries, dont Louis Chatellier a montré l’importance sociale et religieuse, et dont il souligne l’originalité dans la direction laïque des assemblées et de la célébration de l’office divin (Louis Chatellier, L’Europe des Dévots, Paris, Flammarion (« Nouvelle Bibliothèque scientifique »), 1987).
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engagée l’Église post-tridentine (théologie, prédication, catéchisme, civilité chrétienne), faisant de la scène rituelle et cérémonielle une surface de manifestation dont on attend des fruits de fréquentation et de piété, 4/ la reconquête d’une dignité, voire d’une majesté du culte divin, donnant lieu à un impressionnant réinvestissement religieux, et, chez de très grands spirituels la formation d’une réelle sensibilité à la célébration du culte divin, mais aussi donnant lieu à une certaine inflation protocolaire, dans une civilisation marquée par les contentieux de préséances, et l’apparat souvent concurrentiel des appareils44. Toutefois il est possible de penser que la constitution de la figure du « bon prêtre », formé par les lazaristes, les eudistes, ou par ces Messieurs de Saint-Sulpice à une célébration digne, pieuse, modeste, quoique soucieuse des subtils degrés de solennité, ait pu, quand l’influence des séminaires commencera à porter ses fruits, et sur un point où l’opposition des courants jansénistes ne jouera pas, bien au contraire, en partie dépasser les antinomies protocolaires où se perdaient les institutions capitulaires et les procédures bénéficiales. 5/ Il va sans dire que la dispersion des énoncés en matière de prescriptions cérémonielles se trouvera multipliée par le processus de consultations-réponses de la Sacrorum rituum Congregatio, réponses faisant autorité sous formes de décrets, mais limitées et sujettes à interprétation quant à leur destination territoriale, dispositif ouvrant la voie à une abondante littérature casuistique. Effort pédagogique Cette dispersion des énoncés est un des arguments évoqués par les éditeurs de manuels. Les Prêtres de la Congrégation de la Mission, avertis par la pratique des retraites de formation sacerdotale à Saint-Lazare, auxquelles reste attaché le nom de saint Vincent de Paul, le formulent avec clarté en tête d’un Manuel des cérémonies romaines qui connaîtra une large audience : C’est pourquoy, depuis quelques années, qu’il a plû à Dieu de ressusciter en son Église la grace et l’esprit du sacerdoce, plusieurs ont utilement travaillé à recueillir les saintes ceremonies de l’Église, à les mettre en ordre, à les éclaircir, & à les abreger, afin que tous les prêtres s’en pûssent instruire aisément, & que les negligens, n’eussent plus occasion de dire, qu’il leur estoit difficile d’apprendre des ceremonies dispersées en tant de livres, digerées avec peu de methode, conceuës en des termes obscurs, & écrites par quelques-uns si au long qu’elles composoient de gros volumes, dont la seule veüe rebutoit de leur lecture45.
On peut penser ici à l’action de la Compagnie du Saint-Sacrement, et à son attachement à « l’équipage du Roi du Ciel » sur l’itinéraire du Saint-Viatique, au cours duquel M. de Renty ne craignait pas de faire s’arrêter quelque carrosse à six chevaux ! cf. Alain Tallon, La Compagnie du Saint-Sacrement, Paris, Le Cerf, 1990. 45 Manuel des Cérémonies Romaines, tirées des Livres Romains les plus authentiques et des Ecrivains les plus intelligents en cette matière, par quelques-uns des Prestres de la Congrégation de L. M., à Paris, chez J. Langlois, 1670, 2e éd. Chez E. Langlois et J. F. Dubois, 1684. Avis au Lecteur. 44
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Le cérémonial en perspective C’est cette dispersion des énoncés, l’hétérogénéité de leurs supports et de leur statut canonique, théologique ou pastoral, concernant le domaine des ceremonialia, qui nous incite à esquisser une sorte de typologie approchée. Elle se veut plus incitatrice que systématique et plus préoccupée de faire apparaître des fonctions ou des fonctionnements que de délimiter des catégories. Cette exploration quelque peu raisonnée voudrait permettre d’évoquer au passage un certain nombre de questions que ce premier effort de classement fait apparaître en chacun des items proposés. Il va sans dire que le tracé des frontières en est sans rigueur, et que les fonctions ou les fonctionnements imaginés ont pu se trouver réalisés sous des formes et des supports très différents. Il est également clair que s’il nous est nécessaire de mentionner au passage des ouvrages, des auteurs, ou des lieux de production, cette esquisse ne constitue en aucune façon une bibliographie méthodique du sujet. Cérémonial écrit Nous entendons attirer l’attention en ce point sur l’existence ou non d’une consignation par écrit de la prescription cérémonielle. Cette dernière détermination l’oppose à la condition d’une simple tradition orale, ou au mode de transmission per usum. On peut l’identifier dans les coutumiers capitulaires ou monastiques, les registres de délibération, les statuts synodaux. Mais l’imprimé permettra des diffusions plus étendues, faisant intervenir des fonctions croisées de documentation, d’instruction, de science, ou de prestige. C’est déjà le cas de l’ouvrage de Paris de Grassi De caeremoniis cardinalium et episcoporum in eorum dioecesibus libri duo publié à Rome en 1564 et superbement réédité à Venise en 1582, ancêtre direct du Caeremoniale episcoporum de 1600. De même, l’Ordo servandus de Jean Burckard assurera au Ritus servandus du missel de 1570, qui le démarque de très près, le prestige d’une antécédence typographique et d’une prédiffusion autorisée. Un autre aspect des choses, sans doute moins remarqué, peut apparaître sous notre intitulé de « cérémonial écrit », qu’il faudrait sans doute muer en « cérémonial décrit » et en « cérémonial rédigé ». Ce sont toutes les difficultés proprement rédactionnelles que devront vaincre les producteurs d’énoncés en matière de cérémonies. Les actions in situ, les attitudes corporelles, les opérations instrumentales ou protocolaires ne manqueront pas d’exiger un vocabulaire à la fois précis et bienséant. L’elocutio propre à ce genre relevé, mais aussi technique, d’énoncés, devra en quelque sorte participer du caractère discret, ferme et religieux qu’on attendra du Magister ceremoniarum, personnage qu’on peut dire emblématique, que consacre le chapitre V du Premier livre du Caeremoniale episcoporum de 1600. Beaucoup de commentaires se heurteront à des obscurités de rédaction dans les énoncés officiels, mais, a contrario, la lexicologie des expressions et attitudes corporelles pourra bénéficier de catégorisations souvent très fines, et certains ouvrages, comme celui de Michel Bauldry, connaîtront un succès éditorial conséquent de par la qualité et la clarté de leur rédaction. Par contre, cette qualité rédactionnelle ne passera pas sans mal du latin au français. L’adaptation du Caeremoniale episcoporum demandée au sieur du Molin, Primicier d’Arles, 267
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par l’Assemblée générale du Clergé de France en 1645, et publié seulement en 165746, donne une idée de la difficulté par son style besogneux et peu clair. Il faut croire que la religion n’a pas été sans évoluer avec la langue, quand on mesure au contraire une réelle élégance et habileté dans la rédaction du cérémonial des Bénédictines de Montmartre, publié en 166947, et dû à la plume du P. Pierre de Sainte-Catherine. Il est vrai que les ordres religieux féminins avaient déjà une pratique multi décennale de cérémoniaux rédigés en français. On ne peut dès lors que prendre en considération l’importance de l’Abrégé de Gavantus, rédigé en cette même langue, par l’oratorien Claude Arnaud, dès 164148. Cérémonial prescrit Cette caractérisation, on le devine, pourrait faire l’objet d’une étude séparée ; et certains seraient sans doute tentés de lui accorder la première place. Le degré d’impérativité de la prescription rituelle et cérémonielle, qui a fait l’objet d’une abondante littérature canonique, peut être tiré de la nature proprement religieuse ou sacramentelle des actions sacrées que vient appuyer la rédaction de la prescription, et l’exhibition de ses titres d’autorité49. Il peut se dégager des textes de promulgation des Livres authentiques50. La création par SixteQuint de la Typographia Vaticana, en 1587, incita Clément VIII, en premier lieu pour le missel, à réserver à cette seule instance romaine l’impression de l’édition faisant autorité, permettant toutefois à d’autres éditeurs de l’imprimer hors de Rome, juxta exemplar in dicta Typographia nunc editum, sous le contrôle des ordinaires des lieux. Urbain VIII renforça ces dispositions en préconisant une vigilance plus grande des autorités locales sur la conformité des nouvelles impressions avec l’original. Il reste que les ordinaires des lieux disposant déjà de livres d’Église et d’un calendrier des saints chargé de figures locales et d’offices propres, durent la plupart du temps aménager des éditions diocésaines, et qu’un domaine de jurisprudence ecclésiastique se constitua de facto. On sait que ce domaine pouvait devenir domaine sensible et l’est devenu, mais l’histoire des rapports conflictuels, surtout à partir de l’épiscopat de François de Harlay à Paris, entre l’Église de France et le Saint-Siège, dépasse de beaucoup le cadre de cet article, et on peut penser que, quelle qu’ait été la susceptibilité des chapitres, la défense des particularités cérémonielles coutumières ne revêtait pas la même importance canonique et doctrinale que la refonte calendaire et textuelle des bréviaires Louis du Molin, Pratique des cérémonies de l’Eglise, selon l’usage romain, Paris, G. Clopejau, 1657. Une documentation extensive permet de compléter les données de cette partie de notre travail, dans la publication collective pour laquelle il se présentait comme une introduction : Alexis Meunier, « Cérémoniaux et manuels de cérémonies imprimés en France – xviie-xviiie siècles. », Les Cérémoniaux catholiques en France…, op. cit. p. 59-78. 47 Cérémonial monastique des religieuses de l’abbaye royale de Montmartre-lez-Paris, Paris, B. et M. Vitré, 1669. 48 Abregé des ceremonies ecclesiastiques du R. P. Gavantus, op. cit., supra note 16. 49 Il va sans dire que la rédaction des énoncés laisse parfois affleurer de subtiles nuances entre le prescrit et le conseillé, lorsque la matière s’y prête et n’affecte pas la substance ou la validité des actions rituelles. Ainsi en est-il pour les énoncés affectant le chant et la musique (en particulier le jeu de l’orgue) dans le Caeremoniale Episcoporum de 1600 ; livre 1, c. 28. 50 À l’échelon provincial ou diocésain, on devine tout l’intérêt des Mandements en tête des nouveaux livres, surtout lorsqu’il s’agira de justifier des réformes et de motiver les prescriptions. cf. Bernard Dompnier, « La publication d’un cérémonial diocésain, acte de l’autorité episcopale », in Les cérémoniaux catholiques… op. cit., p. 147-164. 46
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et des parties lues ou chantées du propre de la messe. Reste que l’on ne peut s’empêcher de penser que c’est l’intérêt même pour le culte divin, son intégration heureuse à la vie intellectuelle et spirituelle des prêtres, son application religieuse et ses répercussions sur le mode de vivre et de paraître par le moyen du cérémonial, qui a sans doute conduit à engager en ce point des réformes et des refontes, jusqu’à engager un conflit d’autorité51. Sans doute faut-il, à propos du « cérémonial prescrit », se situer à un niveau de généralité plus élevé. Le « cérémonial » prend en charge la régulation de ce que l’on peut désigner comme « l’apparaître de l’appareil ». En amont de toute fonction méliorative d’apparat ou de prestige (mais qu’il conviendrait plutôt de considérer comme un « style »), il constitue une manifestation du Droit par la soumission même de l’appareil (in personnis) à sa propre règle d’apparence. L’ordre de l’ostension est soudé à l’ostension de l’ordre. Il est, dans ce cas, presque inévitable que se développe une majoration du contrôle, et une pratique tutioriste de la casuistique rubricaliste, reproche que les liturgistes modernes feront presque d’un commun accord à la période qui nous retient. Plus profondément, ne peut-on pas penser que cette époque éprouve à un degré de tension particulièrement élevé la nécessité commune à toute conjoncture d’articuler droitement en matière de culte la logique de l’action avec celle de l’observance, dans un contexte où la forme cérémonielle de l’action est investie d’une haute valeur religieuse, catéchétique et pastorale. Mais la logique de l’observance en tant qu’observance (et dont il n’est pas permis de mettre en doute la valeur religieuse) peut à de certains moment inverser le rapport de contenant à contenu, jusqu’à faire de l’observance un contenu prédominant sur l’action même et sa particularité d’ipsa actio. Cette tension, dont le déséquilibre est sans doute un des moteurs secrets ou explicites de tout projet réformateur, se trouvait renforcée par une ecclésiologie d’obédience et de gouvernement universel, par la hantise des responsables catholiques à relever par la ferveur et la dignité de l’apparaître les humiliations que les critiques protestantes avaient portées à l’encontre du culte romain et le haut investissement moral dont allait être chargé l’accomplissement intentionnalisé des actes cultuels52. On pourrait en d’autres termes relever une tension également très accentuée entre ce qui relèverait d’une réelle poétique théologique du culte, indéniable à cette époque, et un formalisme de l’observance et de son imposition, tension résolue avec un certain bonheur dans l’exercice du culte divin propre à Saint-Sulpice, et à beaucoup de maisons religieuses, comme en témoigne la place accordée au chant, et à l’accomplissement heureux des fonctions du culte divin chez les collaborateurs et continuateurs de Jean-Jacques Olier53. Ce souci porté par les autorités ecclésiastiques territoriales à la maintenance, à la promotion et au contrôle du culte divin, étendu du clergé au peuple fidèle, apparaît dans le fait lui-même et les procès-verbaux des Visites Pastorales. Cf. Dominique Julia, « La Réforme post-tridentine en France d’après les procès-verbaux de visites pastorales : ordre et résistances », La Societa religiosa nell’età moderna, Naples, Guida, 1973, p. 311-397. 52 Il suffit de prendre connaissance des énoncés portant sur les defectus ministri, touchant la direction de son intention, et ses dispositions d’âme et de corps, dans le chapitre de defectibus missae, du missel romain. Énoncés dont le ton particulièrement grave peut donner une idée de ce que sera celui des commentateurs. 53 Que l’on pense à la contribution considérable de Guillaume-Gabriel Nivers à la réestimation du « chant grégorien », et, si originale et novatrice en son temps et sa portée propre, à ses trois livres d’orgue, sans parler des Motets écrits pour les bénédictines du Saint-Sacrement, au voisinage de Saint-Sulpice. Cécile Davy-Rigaux, 51
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Cérémonial enseigné Comme nous l’avons vu, les processus de réforme à l’œuvre dans les ordres religieux, tant féminins que masculins, et dans les clergés capitulaire, collégial et paroissial, vont très vite exiger des instruments de diffusion, de formation et d’instruction. À dire vrai, le cérémonial lui-même, à la manière des didascalies théâtrales, est, dans son principe, énonciatif d’une information en vue d’une pratique ; aussi, dans beaucoup de cas, et certainement pour ce qui est des cérémoniaux ou des coutumiers des religieuses, c’est le texte même du cérémonial, qui pouvait servir de base aux commentaires que pouvaient en faire des supérieurs ou leurs délégués, dans le cadre de la vie commune et de la préparation des offices. La formation des clercs et des prêtres inclura en première instance l’enseignement des règles de conduites pour la célébration individuelle de la messe et l’acquittement de la récitation du bréviaire. En deuxième instance apparaissent la connaissance et l’aisance à acquérir dans la participation à des offices solennels. Mais le « cérémonial enseigné » s’adresse aussi aux agents en responsabilité, et en particulier aux maîtres de cérémonies des maisons épiscopales, des chapitres et des maisons religieuses. L’ouvrage de référence qui s’imposera par son sérieux et son ampleur est certainement, nous l’avons dit, le Thesaurus sacrorum rituum de Bartolomeo Gavanti, fondement de cette peritia en matière cérémonielle dont nous avons parlé plus haut. Le Manuale sacrarum caeremoniarum juxta ritum S. Romanae ecclesiae de Michel Bauldry, également rédigé et publié sous Urbain VIII, et dont l’auteur fait état de ses respectueuses relations avec le précédent, tente de rapprocher en un même ouvrage les perspectives de la large manifestation publique de l’appareil ecclésiastique, dispensées dans le Caeremoniale episcoporum, de la pratique individuelle du Ritus servandus. Il y ajoute le souci des adaptations nécessaires à l’accomplissement des fonctions du culte divin dans les églises de moindre rang. La sûreté de ses informations et de ses jugements et la clarté de ses descriptions ont, comme nous l’avons dit, certainement contribué à la diffusion et aux rééditions, en particulier vénitiennes, de cet ouvrage. Nous ne pouvons pas mentionner ici en détail les entreprises et les ouvrages destinés à la formation du clergé. Pour la France, on y retrouverait les noms d’Adrien Bourdoise, de Mathieu Beuvelet, de Charles Demia54, et les orientations pastorales ou théologiques de Pierre de Bérulle, de saint Vincent de Paul, de saint Jean Eudes ou de Jean-Jacques Olier. On peut suivre la mise en place de ces entreprises et institutions de formation dans Guillaume-Gabriel Nivers. Un art du chant grégorien sous le règne de Louis XIV, Paris, CNRS-Éditions, (« Science de la Musique »), 2004. Cf. aussi notre contribution : « Le bonheur du chant dans la musique d’église », Le plaisir musical en France au xviie siècle, éds Th. Favier et M. Couvreur, Sprimont, Mardaga, 2006, p. 97-106. Dans le même ouvrage : Cécile Davy-Rigaux, « Plaisir musical et élévation de l’âme dans les nouveaux chants ecclésiastiques », p. 191-208. 54 Charles Démia, Trésor clérical ou conduites pour acquérir et conserver la sainteté ecclesiastique… Seconde éd., Lyon, J. Certe, 1694. Voir aussi : Claude de la Croix, prêtre du séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, Le Parfait ecclésiastique. Diverses Instructions sur toutes les fonctions cléricales disposées en tables, et rédigées en livre, corrigées et augmentées par des ecclésiastiques du même Séminaire, Paris, 1665. La 3e partie est consacrée à l’accomplissement du culte divin dans les paroisses de petites dimensions et de faibles ressources.
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l’ouvrage de Paul Broutin, que nous avons cité. Retenons pour notre esquisse de typologie fonctionnelle que les énoncés concernant le cérémonial mis à part, les manuels de cérémonies proprement dits, comme celui des lazaristes, ou les petits recueils d’instruction pour la célébration de la messe, destinés aux ordinands, font corps avec des ouvrages plus largement centrés sur l’action pastorale, ou sur la spiritualité sacerdotale. Ainsi, on réédite en 1676 l’Instruction des prêtres d’Antoine de Molina le chartreux (1608), comportant près de soixante pages, en son Troisième Traité, sur la célébration de la messe. Dans la mouvance post-bérullienne qui prévaut à Saint-Sulpice, le Traité des Saints Ordres, de J. J. Olier, ou même les Examens particuliers de M. Tronson constituent des documents de premier ordre pour connaître l’armement théologique de la figure du prêtre célébrant (préférentiellement une certaine théologie du Sacrifice) et la formation chez ce même ecclésiastique d’une conscience du cérémonial religieusement construite. Par ailleurs, les énoncés concernant les rubriques et les cérémonies s’étendent à la mise en œuvre du rituel, et, en particulier, à l’administration des Sacrements, dans un souci prédominant d’application et de diligence pastorale. Les rituels diocésains pourront ainsi devenir de véritables manuels de pastorale, ou s’appuyer sur des ouvrages spéciaux. Un modèle en avait été donné par l’Avvertimenti per l’Ufficio del Rettore Curato de l’archevêque italien Jean-Baptiste Costanzo, traduit en français à plusieurs reprises, et enrichi d’emprunts aux Acta de l’Église de Milan, sous le titre de Pastoral de St Charles55. P. Broutin cite longuement le chapitre consacré à la figure du « prêtre à l’autel », emprunté par Costanzo aux écrits de saint Charles ; les considérations théologiques y débouchent comme naturellement vers une sorte d’éthologie prescriptive, toute fondée sur un juste exercice de la vertu de Religion. Le rituel d’Alet, publié par Nicolas Pavillon, en 1667, et réédité par la suite, contient un chapitre développé sur la « messe de Paroisse », qui par certains côtés peut être considéré comme un « cérémonial rural » à destination des fidèles56. Plus prosaïques, voir vraiment grondeurs, peuvent être aussi les énoncés de monitions rappelant les fidèles à la bienséance et à la modestie du vêtement et de la tenue, comme on peut en lire sous la plume de Mathieu Beuvelet57. Cette exploration ouverte par le concept de « cérémonial enseigné », si on accepte de le laisser travailler en extension (au risque bien sûr de le perdre, ou tout au moins de ne plus le discerner qu’avec peine), ne peut pas ne pas rencontrer les énoncés, groupés ou dispersés, destinés à la formation ou à l’édification des fidèles. Le nombre des Instructions pour suivre la messe imprimées au xviie siècle décourageait Henri Bremond. On ne peut éviter de citer l’ouvrage de François de Harlay, archevêque de Rouen, l’oncle du futur archevêque de Paris, dans lequel le souci d’une intelligence tonique et fervente des actions sacrées de la part des fidèles est tout à fait impressionnant. Nicolas Le Tourneux, dans son ouvrage de 1680 semble P. Broutin, La Réforme pastorale…, p. 347 sqq. Nous ne traitons ici que de la proposition cérémonielle. L’effectivité des prescriptions de leur évêque, certainement très révéré, chez les semi-montagnards du bourg d’Alet, relève d’une autre discipline. 57 Mathieu Beuvelet, Instructions sur le Manuel par forme de demandes et de reponses familières pour servir à ceux qui dans les Seminaires se preparent à l’administration des Sacremens, Lyon, A. Laurens, 1677, p. 205. Il va sans dire que cet ouvrage très développé de formation pastorale contient bien autre chose que ces passages un peu sourcilleux concernant les « dispositions extérieures ». Mais il eût été facile d’évoquer le « cérémonial grondé », à travers les morigénations de prédicateurs ou d’écrivains, pas forcément jansénistes, sur l’inguérissable mauvaise tenue des fidèles à l’église. 55 56
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en faire grand cas58. Nous mettrions volontiers en évidence trois types de supports : 1/ les Prônes et la prédication. 2/ Le catéchisme, en particulier le catéchisme des Sacrements et le catéchisme des Fêtes59. Sur ce point, le Catechismus ad parochos avait donné l’exemple d’une approche des Sacrements faisant une large place aux « cérémonies de l’Église », et à leur pouvoir d’édification de la foi, même si pour le Sacrifice de la messe, il renvoyait aux ouvrages spéciaux. Ainsi, il prévoyait explicitement le commentaire et l’explication des cérémonies aux fidèles assemblés pour l’une ou l’autre célébration sacramentelle, et particulièrement pour celle du Baptême60. Par ailleurs, son rôle ne fut pas mineur dans l’établissement d’un ton, d’un lexique, d’une phraséologie pour écrire, dans le latin très habile et bien sonnant de Jules Poggiani, des choses du culte, de la prière, et des mystères de la Foi. En français, les textes ne manquent pas : un des plus significatifs en ce domaine de l’instruction chrétienne est certainement la Troisième partie des Devoirs d’un chrétien envers Dieu par demandes et par réponses de saint Jean-Baptiste de la Salle, paru en 1703, et intitulé : Du Culte exterieur et public que les chretiens sont obligez de rendre a Dieu, et des moyens de le luy rendre61. Les deux premières parties : Des Exercices publics de la Religion chrétienne, et Des cérémonies qui se font dans les exercices publics de la Religion chrétienne, constituent un véritable petit rituel-cérémonial, accordant une place importante aux dispositions intérieures et aux dispositions extérieures, aux postures du corps et à l’accomplissement des actions corporelles. 3/ Avec les manuels et traités de civilité chrétienne, dont le plus connu est sans nul doute celui du même saint Jean-Baptiste de la Salle, nous saisissons comme une limite extrême du champ de dispersion de nos énoncés, du côté de l’école et l’éducation domestique, et, nous trouvons l’occasion de confronter de la sphère ecclésiastique à la sphère profane les conceptions et le lexique d’une bienséance que l’on veut chrétienne62. Cérémonial raisonné La peritia d’un maître des cérémonies pouvait le faire s’estimer en droit de répondre aux questions quis, quid, ubi, quando, qui auraient plutôt relevé des rubriques. Les questions quomodo, quibus auxiliis volontiers auraient trouvé leur solution dans le cérémonial. Restait la question cur ? Car l’action sacrée est à tout le moins censée sensée, si l’on peut dire. La 58 La manière de bien entendre la messe de paroisse faite par feu Messire François de Harlay, Archevesque de Roüen, imprimée de nouveau par l’ordre de Messire François de Harlay, Archevêque de Paris… pour servir d’instruction à ses Diocésains, Paris, F. Muguet, 1685. Cet ouvrage, écrit l’archevêque préfacier de la nouvelle édition, « entre dans le véritable esprit des ceremonies dont l’Église accompagne ce Mystere ». 59 Jean-Claude Dhotel, Les origines du catéchisme moderne d’après les premiers manuels imprimés en France, Paris, Aubier, Éditions Montaigne, (« Théologie », 71), 1967, p. 190-202. Sur le catéchisme romain, id., p. 82-96. 60 Catechismus ad Parochos, Pars II, « de Baptismi Sacramento », § 1. 61 Cahiers lasalliens, Textes, Études, Documents, 22, 1964, reproduction anastatique. Voir aussi : Yves Poutet, « Une méthode d’éducation chrétienne vers 1705 : saint Jean-Baptiste de la Salle, les enfants et la messe », dans Histoire de la messe, xviie-xixe siècles, éd. J. de Viguerie, Université d’Angers, Centre de Recherches et d’Histoire religieuse et d’Histoire des idées, 1980, nouv. éd., 1985, p. 95-113. 62 Jean Pungier, « La civilité de Jean-Baptiste de la Salle, ses sources, son message, une première approche », Cahiers Lassaliens, Textes, Études, Documents, 58 (1996), 59 (1997), (60) 2000. Dans un Traité de la civilité publié anonymement à Lyon, en 1681, au chapitre IV, « des choses saintes », on peut trouver aussi une sorte de petit rituel-cérémonial couvrant toutes les occasions d’actes religieux à la maison et à l’église (id., 58 (1996), p. 233-234).
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ratio qui la fonde relève à la fois d’un modus significandi, et d’un modus tradendi. Certes, la perspective « historique » ne deviendra que peu à peu critique, mais ce que l’on pourrait appeler le sentiment de l’antécédence en matière de rites n’est jamais absent, soit qu’on invoque la radicalité théologique du « Faites ceci en mémoire de moi », ou, à un niveau très subalterne, qu’on s’en tienne à l’assertion « qu’on a toujours ici fait de cette façon ». Toutefois, la perspective réformiste engagée par les travaux des Commissions qui préparaient les nouveaux livres romains, conformément aux orientations du concile, supposait non seulement une emendatio, mais une restitutio, laquelle supposait à son tour, une recherche concernant les états plus anciens des livres et des fonctions sacrées, comme l’exprimait avec une certaine satisfaction la Constitution Quo primum tempore du 29 juin 1570, en tête du nouveau Missale romanum. Par ailleurs, l’heure est à la controverse historique et patristique avec les protestants, et les noms de Bellarmin ou de Baronius figurent dans le cercle des savants amis de Gavanti. Ce dernier avait pu utiliser un ouvrage apprécié de Sixte-Quint, publié à Rome en 1591, après la mort de son auteur, Jean-Étienne Duranti, Premier président du Parlement de Toulouse : De Ritibus Ecclesiae catholicae Libri tres, plusieurs fois réédité par la suite. Duranti y faisait preuve d’une érudition patristique et canonique tout à fait remarquable, représentant une véritable entrée de la « positive » en matière de culte divin63. Par contre, subsistait très fortement l’idée que les cérémonies étaient des scènes figuratives, à interpréter « mystiquement ». Gavanti, outre les causae historicae qui fondent les Rites dans une tradition porteuse qui en éclaire le sens et les fonctions, fait intervenir des causae mysticae : « eae, quae sensum reddunt, vel allegoricum, vel tropologicum, vel analogicum ». Il convient d’ajouter que cette herméneutique associationniste d’imagination et d’intuition pour laquelle, personnellement, nous n’arrivons pas à partager la déconsidération où l’ont tenue maints liturgistes contemporains du premier rang, trouvait un champ également privilégié dans l’étymologie et la richesse des appellations. Cette approche, qui avait trouvé une sorte d’expression classique et, si l’on peut dire en une telle matière, systématique, dans le Rationale Divinorum officiorum de Durand de Mende64, se maintient très fortement durant tout le xviie siècle65. C’est elle en effet qui peut-être convient le mieux à l’elocutio poétique et visionnaire qui est, par exemple, celle de Jean-Jacques Olier dans son Explication des cérémonies de la grand’messe de paroisse selon l’usage romain, laquelle, toutefois, à la différence du Rational de Durand, se révèle toute imprégnée de christologie bérullienne66. 63 Jean-Étienne Duranti, … De Ritibus Ecclesiae Libri tres, quinta et novissima editio, Lyon, P. Landry, 1606. Sur le développement de la « théologie positive » : Léopold Willaert, Après le concile de Trente, la Restauration catholique, I 1563-1648, (Histoire de l’Église depuis les origines jusqu’à nos jours, fondée par A. Fliche et V. Martin, 18), Paris, Bloud et Gay, 1960, p. 230-258. Jacques Le Brun, « Théologie et Spiritualité », dans Le xviie siècle. Diversité et cohérence, éd. J. Truchet, Paris, Berger-Levrault, 1992, p. 213-221. 64 Guillaume Durand, Rationale Divinorum Officiorum, I-IV, éds A. Davril et T. M. Thibodeau, Turhout, Brepols, Corpus Christianorum, Continuatio mediaevalis, CXL, 1995. 65 Dans une langue proche de celle de saint François de Sales, on peut lire dans la ligne de Guillaume Durand : Claude Villette, Les Raisons de l’Office et des Ceremonies qui se font en l’Église Catholique, Apostolique & Romaine,, Rouen, Manassez de Preaulx, nouv. éd., 1625 (1re éd. 1611). 66 Jean-Jacques Olier (« Prestre, ancien Curé de la Paroisse du Fauxbourg S. Germain lez-Paris, Instituteur, Fondateur, & premier Superieur du Seminaire de S. Sulpice »), Explication des ceremonies de la grand’messe de paroisse selon l’usage romain, Paris, Jacques Langlois, 1687. (Approbations de 1657).
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Il ne peut pas être question ici de faire l’histoire des travaux et des études concernant le culte divin qui se multiplient au cours du xviie et du xviiie siècle, et dont l’ampleur et la qualité impressionne67. Leur lien avec l’essor de la théologie positive est évident, mais les controverses et les réformes imposent aussi des explorations proprement « spéculatives » et canoniques. On voit ainsi se différencier des domaines tels que la recherche documentaire et philologique, la théologie spéculative et spirituelle, le terrain canonique de la pratique ecclésiastique, participant tous d’un intérêt actif pour le champ sacramentel et cérémoniel, comme lieu d’expérience et d’édification pour l’Église68. On peut lire une convergence de ces domaines d’études vers une approche raisonnée et vraiment pénétrante des formes pratiques du culte divin et de cette articulation des savoirs dans l’ouvrage bien connu de l’oratorien Pierre Le Brun sur les Prières et cérémonies de la messe69. Dans sa préface, Pierre Le Brun fait apparaître en quelques lignes ce qu’ont pu être les difficultés rencontrées pour parvenir, vers la fin du siècle, à cette approche intelligente et avertie, des cérémonies du culte divin : il fallait repenser et établir l’origine et l’établissement des prières et cérémonies, et pour dépasser la difficulté d’en découvrir le sens, écarter les propositions des prétendus mystiques, et celles des prétendus littéraux. Cette intelligence nourrie de la doctrine des Pères, pourraient dès lors fonder une célébration juste, écartant toute extrémité vicieuse. On sait que dans sa critique des « prétendus littéraux », Le Brun s’en prend à Claude de Vert, pourfendeur sans doute excessif des interprétations allégoriques, et, quant à lui, moyennant une incontestable érudition, prônant une explication simple, littérale et historique, non dénuée de prosaïsme, voire d’un esprit un peu systématique et quelquefois puéril dans son érudition même, de démystification70. Cérémonial représenté Le cérémonial est si l’on peut dire d’essence représentative. Son déploiement ostensif constitue une scène manifeste en vue d’une réception proprement religieuse. Mais les reproductions artistiques de scènes empruntées directement à la célébration du culte divin, mis à part les faits miraculeux attachés à la messe de saint Grégoire, ou à celle de saint Bruno, de saint Ignace (Rubens), où à la Vie de quelque Martyr, ne sont pas fréquentes. C’est moins Sur ce point particulier, cf. dom Guy Marie Oury, « Les explications de la messe en France du xvie au xviiie siècles », dans Histoire de la messe…, p. 81-93. On lira avec profit dans cet ouvrage les contributions proches de notre sujet de Charles Tesseyre, « L’Eucharistie et le concile de Trente », p. 27-35 ; Raymond Darricau, « La messe et le prêtre dans l’esprit de l’École française » ; Yves Poutet, « La méthode préconisée par saint JeanBaptiste de La Salle pour faire suivre la messe aux enfants », p. 95-113 ; Jean de Viguerie, « La dévotion populaire à la messe dans la France des xviie et xviiie siècles. », p. 7-25. 68 Le développement de la science érudite dans les matières religieuses à la fin du xviie siècle et au début du xviiie bénéficie des travaux du regretté Bruno Neveu : Érudition et religion aux xviie et xviiie siècles, Paris, Albin Michel, 1994. Cécile Davy-Rigaux en a montré l’extension dans le domaine du culte divin et du chant ecclésiastique : C. Davy-Rigaux, Guillaume-Gabriel Nivers…, p. 303-407. 69 Pierre Le Brun, Explication littérale, historique et dogmatique des prières et des cérémonies de la messe, suivant les anciens auteurs et les monuments de la plupart des Églises, Paris, Fl. Delaulne, 1716. On peut évidemment y joindre : Joannis Bona, Rerum liturgicarum Libri Duo (1670), Opera omnia, Anvers, J.-B. Verdussen, 1723. 70 Claude de Vert, Explication simple, littérale et historique des Cérémonies de l’Église, seconde édition mise en meilleur ordre par l’Auteur avant sa mort, 3 vol., Paris, Florentin Delaulne, 1709, 1710, 1713. 67
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le cas d’œuvres gravées représentant des tableaux de mœurs, ou des scènes cultuelles liées à des évènements d’importance. Nous ne retiendrons ici que des « représentations » de scènes cérémonielles directement liées à un projet ecclésiastique, catéchétique ou canonique, et plus à titre d’évocation que d’étude. Il est difficile de ne pas prêter attention aux illustrations du pontifical, et du cérémonial des évêques reproduites presque à l’identique d’une édition à l’autre. Leur lecture reste évidemment difficile, autant, d’ailleurs, que la définition de leurs objectifs. Elles n’ont pas de portée prescriptive, et ont certainement dû très vite accuser leur âge, touchant l’allure des personnages, les vêtements, les décors. Deux éléments nous paraissent à retenir : le cadre spatial du Caeremoniale episcoporum et, pour une grande part celui du Pontificale romanum, est résolument curial, plutôt que capitulaire ; les personnages sont représentés comme graves, sans raideur, participant à la scène avec une certaine liberté. On a plutôt l’impression d’une allure aisée de personnages engagés dans une séance où l’on fait appel de leur part à une civilité de bonne et juste composition, ce qui n’exclut pas des moments de participation plus marquée, mais sans exagération ni insistance. La discrétion du magister ceremoniarum se devine. Des chantres se tiennent un peu en retrait, mais à peu de distance de la scène. L’exactitude des illustrations par rapport aux prescriptions rubricales mériterait sans doute d’être examinée de près, encore que l’ethos qui s’en dégage, compte tenu des conventions iconographiques, peut paraître plus significatif pour nous renseigner non pas tant sur les comportements réels que sur les habitus du regard dans la restitution des scènes. L’allure du « nouveau clergé » pourrait se lire sur les statues des nouveaux saints, tels que saint Ignace et ses compagnons, saint Charles Borromée, saint François de Sales, sans parler des portraits gravés des célébrités ecclésiastiques du siècle, ou des saints Pères habillés et parés à la façon moderne71. Nous retiendrons encore trois types de supports iconographiques pouvant être rapportés de manière très étroite à cet établissement visuel du cérémonial. Monsieur Olier, sur la fin de sa vie, à un moment où la formation du clergé à Saint-Sulpice commence à trouver ses repères et ses méthodes, en particulier par la place importante accordée à l’intelligence et à l’observations des « cérémonies » dans un spécial esprit de « religion », fit peindre un tableau représentant en son centre le prêtre à l’autel au moment de l’élévation, entouré de multiples personnages représentant tous les ordres de l’Église du ciel et de l’Église de la terre, et plus indistinctement, les « membres de l’Église » souffrante dans les flammes du Purgatoire. Il est sans doute important de noter l’aspect que l’on pourrait dire « schématique » de cette cérémonie sacrée entre toutes, dégagée de toute référence aux limites d’un édifice, et empruntant sa concision au cérémonial de la messe basse du prêtre avec le seul jeune servant agitant la clochette. La visée dogmatique et catéchétique est évidente, mais sa portée religieuse est précisément fondée sur la réserve 71 On peut se rapporter pour se faire une simple idée de la chose aux illustrations et commentaires accompagnant : Bernard Dompnier, « L’institution ecclésiale », Le xviie siècle…, p. 190-201, en particulier le saisissant tableau d’Antoine (ou Louis ?) Le Nain, représentant la procession d’entrée de ministres sacrés lors d’une messe pontificale (ibid., p. 190).
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de sens disponible dans une scène cérémonielle, qui n’instruit les fidèles que parce qu’elle instruit l’Église72. C’est également le Ritus servandus de la messe basse qui apparaît suivi au plus près dans de petits ouvrages présentant à la suite 34 ou 35 scènes de la messe, depuis l’entrée du prêtre jusqu’à la bénédiction finale. Le Célébrant, paré avec la plus grande exactitude, est accompagné d’un ou deux petits servants, tantôt en habit de clercs, tantôt en habit laïque. Chaque scène de la messe renvoie à un épisode de la Passion, suivant une tradition bien établie parmi les « méthodes » destinées à suivre la messe73. Le cérémonial scénographique du ritus servandus est ramené, révérence parler, à une sorte de sémaphore de gestes, d’attitudes et de positions qui, outre le repérage de l’ordre séquentiel des « arrêts sur image », et compte évidemment tenu des gestes proprement « rituels », peut être considéré comme un sommaire schématique de presque tout le répertoire du corps célébrant et priant du prêtre catholique dans une sorte de miniaturisation qui en renforce l’aspect idéogrammatique, à la fois hiératique et familier74. Signalons enfin que le « cérémonial représenté » trouve peut-être une de ses plus originales réalisations dans l’attitude et les gestes des bras ouverts de Dieu le Père présentant son Fils en croix en la haute partie centrale d’un grand nombre de retables, précisément au dessus de la place où le prêtre célébrant la messe, saluera les fidèles, bras ouverts, en leur faisant entendre le Dominus vobiscum75.
72 [M. Faillon], Vie de Monsieur Olier, Fondateur du Séminaire de Saint-Sulpice, 4e éd., Paris, Poussielgue, Wattelier, 1873, t. 3, p. 176. La scène de l’Élévation de la messe représentée en frontispice de l’édition de 1726, de l’Explication du Père Pierre Le Brun, est celle d’une messe solennelle, sans référence aux âmes du Purgatoire. À l’époque contemporaine, le grand Catéchisme en images, de La Bonne Presse, reprendra la disposition de l’image conçue par M. Olier. 73 Cette allusion aux « méthodes pour suivre la messe » pourrait suggérer la rédaction d’un paragraphe qui concernerait le « cérémonial prié ». Nous nous contentons de renvoyer à : Henri BrEmond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France…, t. ix, « La vie chrétienne sous l’Ancien Régime », Paris, Bloud et Gay, 1938, p. 129206. Voir aussi : Histoire de la messe… La mise en rapport des actions du prêtre à l’autel selon le Ritus servandus avec des événements de la vie du Christ rapportés par les Évangiles, n’est pas ignorée de Gavanti qui y consacre un chapitre, un peu égaré, à vrai dire, à la fin de la Pars II, au Titre XVI : Mystica expositio Missae secundum ordinem totius Vitae Christi, quam repraesentat. Merati n’en fait aucun commentaire. 74 Un des premiers ouvrages gravés de ce genre, dont le frontispice représente le Christ au Jardin des Oliviers, entouré des instruments de la Passion, annonce : Le Tableau de la Croix représenté dans les ceremonies de la Ste messe ensemble le trésor de la dévotion aux soufrances de N. S. I. C. Le tout enrichi de belles figures, Paris, F. Mazot, 1651. Les scènes de la Passion sont représentées dans un nimbe nuageux au dessus de l’autel où le Prêtre célèbre sa messe privée, assisté de deux enfants de chœur en culottes, bas, et surplis long. Sur certaines images l’un des deux tient un livre ouvert, ou un chapelet. Ils se tiennent sans raideur, semblant même se faire des signes l’un à l’autre. Un ange d’allure enfantine circule librement avec des mimiques dévotes et facétieuses et beaucoup d’intérêt pour l’instrumentaire des chandeliers. Les publications ultérieures garderont le même rapport entre scènes de la Passion et moments de la messe, mais changeront le décor, l’allure des protagonistes, et le texte des prières d’accompagnement. Il est remarquable qu’on puisse suivre presque jusqu’au milieu du xxe siècle la continuité de ces productions. 75 Michèle Ménard, Une histoire des mentalités religieuses aux xviie et xviiie siècles. Mille retables de l’Ancien diocèse du Mans, Paris, Beauchesne, 1980, p. 201-249.
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Cérémonial débattu La pratique du cérémonial ne semble pas avoir en aucun temps donné lieu à ce qui pourrait s’appeler une « possession tranquille », mais à l’époque qui nous intéresse, bien en amont des débats qui porteront sur les pratiques, un débat plus fondamental est rendu aigu par la querelle avec les protestants sur la légitimité des médiations sacramentelles et des formes cultuelles, débat que nous avons vu rebondir avec la distinction entre éléments essentiels et éléments non essentiels, au point de rendre difficile à justifier l’existence de ces derniers autrement que par des arguments de convenance. Cette nature contentieuse du cérémonial est évidemment renforcée par la conjoncture réformiste. Le processus de réforme auquel la pratique du cérémonial est liée engage une pression, et suscite des résistances, comme on le voit de la part de certains chapitres ou communautés religieuses. Un premier domaine de débat, nous l’avons vu plus haut, apparaît avec l’ajustement des usages locaux par rapport aux directives qui se veulent de portée « universelle ». On verra par exemple débattre de l’interprétation, de l’extension et de l’application de la clause des deux cents ans d’antériorité, fondant pour certains usages une légitimité locale. Même débat pour ce qui concerne l’identification des laudabiles consuetudines, débat que les susceptibilités locales ne manquent pas quelquefois de rendre un peu sensible76. Morale de célébrant Un deuxième domaine de débat porte cette fois sur l’accomplissement des actions en elles-mêmes, dans leur rapport de conformité (on disait « d’exactitude », ce qui pour des contemporains de Descartes n’est pas sans portée) au modèle prescrit. Une première question agitait en amont les théologiens et les canonistes. Elle portait sur le point où s’originait et se fondait la prescription, et l’obligation en conscience : était-ce sur la rubrique, en tant que prescrite et prescrivante, sollicitant une obéissance religieuse indépendante en quelque façon de son contenu (prescription d’observance) ; était-ce sur l’ipsa actio, dont la force prescriptive se soutenait dès lors de sa signification, et de son intégration à la célébration accomplie des saints mystères. Des auteurs graves en ont débattu, mais on sent chez beaucoup l’hésitation à provoquer un quelconque amoindrissement de l’autorité de la rubrique. Les questions et les « doutes » les plus significatifs avaient été rassemblés dans le missel de 1570, au chapitre de defectibus pour ce qui concernait la célébration de la messe. Dans ce texte, à vrai dire sans réelle nouveauté par rapport à ce que l’on pouvait lire dans L’Avertissement au lecteur dans le Manuel des Cérémonies romaines des Prêtres de la Mission, (cf. supra note 45) reconnaît qu’il est vrai « qu’il y a quelques endroits, où l’on n’a pû se conformer parfaitement au Ceremonial des évêques, comme on l’auroit bien desiré ; mais parce qu’il n’est pas en usage en ces endroits – là, les plus Intelligens estiment qu’il est à propos de suivre en cela la coutûme louable des païs où l’on se trouve, puisqu’aussi bien le meme Ceremonial permet de la suivre quelquefois, pour éviter les singularitez qui peuvent donner sujet de murmure au Peuple. » 76
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le Décret ou dans la Tertia Pars de la Somme Théologique (Q. 23, Art. 6), il est question avant tout des opérations nécessaires à l’intégrité de l’action sacramentelle, et des conduites à tenir s’il survient quelque évènement pouvant la mettre en défaut. À cette problématique, qui est d’abord une sorte de casuistique opérationnelle, quoique mettant en jeu des données psychologiques aussi importantes que celle de l’intention du ministre, s’ajoute une sorte de lourde cotation morale, évaluant les manquements en terme de culpa ou de peccatum, dans une matière considérée dans sa généralité comme grave, et requérant des positions tutioristes, ou, à tout le moins probabilioristes. Par là, on le devine, ne manque pas de s’introduire une casuistique cette fois vraiment morale, dont on sait la tendance à se développer de manière autonome, et presque abstraite, en dépit de son point de départ foncièrement pragmatique. Ainsi, Gavanti (I, Pars III, Tit. XI) considère comme bien établie à son époque, chez les Théologiens et les Sommistes, la distinction entre rubricae praeceptivae et rubricae directivae, mais fait état de débats portant, comme on s’en doute, sur l’application même de cette distinction, redoutablement liée à celle de levis aut letalis culpa. Casuistique cérémonielle De manière moins transcendante, il est vrai, beaucoup de questions se posaient qui portaient sur l’interprétation de certaines rubriques, sur des lacunes éventuelles de certains énoncés, sur des divergences décelées entre les livres autorisés, et sur la manière d’exécuter certaines actions individuelles ou collectives. On devine que les interprétations pouvaient varier, de même que les solutions pratiques observables dans les sanctuaires de poids. On voit donc se développer une sorte de casuistique étendue et que l’on pourrait dire plus « technique », dans laquelle interviennent les auteurs graves (Gavantus, Quarti, Arnaud, Bauldry, parmi les plus cités avant 1660). Outre l’appréciation de la gravité de la matière, et de la force prescriptive de la rubrique, les auteurs s’appuient le plus souvent sur trois sortes de considérations : 1/ le sens proprement religieux de l’ipsa actio, relayé par une sorte de logique rubricale, que les Lazaristes du Manuel désignent du terme de méthode, 2/ la commodité d’exécution, 3/ la bienséance teintée de modestie et de gravité exigée dans la manifestation du culte divin, avec l’évitement de ce qui pourrait provoquer étonnement ou scandale. Dans une sorte de retractatio placée en tête de la deuxième édition du Manuel, les rédacteurs évoquent trois types de difficultés qui ont suscité des interrogations et des « doutes ». Ces trois types donnent une assez bonne idée des catégories de doutes rencontrés et jugés dignes d’être retenus par les periti : le premier concerne une attitude corporelle (« en faisant la génuflexion on panche un peu la teste et les épaules d’une même action sans courber le corps »), le second évoque les conséquences de la concurrence en un même jour d’un office férial et d’une Octave, sur la détermination d’un texte à lire, le troisième porte sur la détermination de la couleur des ornements des divers officiers, lors d’une messe devant le Saint-Sacrement exposé. Cette approche « méthodique » du cérémonial se distingue, on le voit, par son côté analytique, voire atomistique. Caractéristique que l’on retrouve, comme on le sait, et non sans virtuosité intellectuelle, dans la méthodologie casuistique.
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Cérémonies, cérémonial, cérémoniaux dans la catholicité post-tridentine
Une piété cérémonielle Si l’on porte l’attention vers la vie quotidienne des prêtres et la manifestation de leur ministère cultuel au sein des populations paroissiales, on peut penser que c’est sans doute l’exercice effectif du Ritus servandus qui, une fois exclue toute forme de célébration désinvolte ou irrévérencieuse, a posé de manière pratique et quotidienne la possibilité d’articuler l’exactitude d’une célébration religieusement conforme, sacramentellement efficace, liée à la juste confection des signes sacrés, et le taux minimal, ou, mieux, optimal, de dévotion protégeant de la routine, en évitant toutefois les excès que pourrait apporter une humeur peu réglée, potentiellement troublante, risquant de déborder l’exercice du rite lui-même. On a pu voir dans l’excès de la pression rubricale une sorte d’étouffoir, lié au contrôle têtu de la totalité du parcours cérémoniel, à son morcellement analytique, à son lourd investissement en terme de culpabilité, sans parler d’une institution ecclésiastique se donnant au moyen des choses du sanctuaire une sorte d’espace protégé, garantissant à des prêtres mieux formés et incontestablement dignes d’estime, un recours, voire un refuge, entre la trivialité du quotidien et les vertiges du rationalisme incroyant des élites77. Mais il est difficile de nier qu’il y ait eu une piété proprement cérémonielle, découvrant dans l’accomplissement heureux des « cérémonies » un chemin qui mène à une zone sensible de la Religion et du sentiment religieux. L’assentiment le plus inattendu viendra peut-être de Jean-Jacques Rousseau, au plus fort de la critique sarcastique du cérémonial et de la « superstition », issue des Lumières. Assailli de doutes, mais dévoué à ses paroissiens, le vicaire savoyard met une sorte de respect redoublé dans l’accomplissement des saints Mystères. Le cérémonial à la fois le préserve et l’engage. La poétique du rite atteint en quelque part de l’âme une sensibilité dont l’écrivain tire un véritable poème en prose, un des plus beaux éloges du cérémonial.
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Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard (« Bibliothèque des Histoires »), 1975.
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La distinction ordinaire / extraordinaire dans les textes rubricaux, les cérémoniaux, et chez leurs commentateurs autorisés La distinction entre ordinaire et extraordinaire pour désigner et qualifier certaines actions ou fonctions du culte public (pour lesquelles le terme de cérémonies est certainement le plus approprié) apparaît en ces propres termes dans des textes rubricaux et des tables de livres d’usage, dans les cérémoniaux et chez leurs commentateurs, sans toutefois qu’il s’en dégage une régularité d’emploi et une signification constante. Les textes prescripteurs majeurs en matière de « rites et cérémonies » (rubriques générales du missel et du bréviaire, pontifical romain, cérémonial des évêques) n’utilisent pas cette distinction. On la trouve cependant exprimée sans ambiguïté dans le Rituale Romanum de Paul V (1614) au Titre de Processionibus : Processiones autem quaedam sunt ordinariae, quae fiunt certis diebus per annum, ut in festo Purificationis B. Mariae semper Virginis, et in Dominica Palmarum, et in Litaniis Majoribus, in festo Sancti Marci, et in minoribus Rogationum triduo ante Ascensionem Domini, et in die festo Corporis Christi, vel aliis diebus pro consuetudine Ecclesiarum. Quaedam vero sunt extraordinariae, ut quae variis, ac publicis Ecclesiae de causis in dies indicuntur. Le régime ici dit « ordinaire » se rapporte aux actions prévues par le calendrier universel ou au coutumier des églises. Le régime « extraordinaire » concerne des actions en rapport avec des évènements publics, caractérisé par quelque nécessité. Cette formulation passera du rituel dans les processionnaux1. Dans les textes des cérémoniaux, à tous niveaux d’autorité prescriptive ou de commentaire, il peut se trouver que l’adjectif et la qualification d’ordinaire ne se trouvent pas opposés à l’emploi symétrique de l’adjectif et de la qualification d’extraordinaire. Ainsi, le Ceremoniale Episcoporum, tout le moins dans l’index, utilise l’expression in habitu ordinario pour opposer l’habit de chœur aux vêtements utilisés par les ministres sacrés au cours d’une fonction solennelle, expression qui trouve une équivalence dans celle de in
In Les Cérémonies extraordinaires du Catholicisme baroque, B. Dompnier (dir.), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal (« Histoires Croisées »), 2009, p. 19-31. 1 Rituale Romanum, Editio Princeps (1614), Edizione anastatica, Introduzione e Appendice a cura di Manlio Sodi - Juan Javier Flores Arcas. Presentazione di Achille M. Triacca. Libreria Editrice Vaticana, Citta del Vaticano (Monumenta Liturgica Concilii Tridentini, no 5), 2004, p. 178. La distinction commune avancée par le Rituale Romanum se retrouve commentée dans le même sens par Johannes Stephanus Duranti, De Ritibus Ecclesiae Catholicae, Libri Tres (Rome, 1591), Editio Quinta, Lugduni, sumptibus Petri Landry, 1606, Lib. II, c. X, p. 277-278. *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 281-290 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119010
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habitu canonicali quand il s’agit de membres du chapitre2. Dans une situation similaire le Ceremoniale Parisiense de 1703 précise même : in habitu chori ordinario3. On constate en ces deux exemples que ce qui se différencie de l’ordinaire n’est pas l’extraordinaire ; on parlerait plutôt d’un statut (et un vêtement) marqué par rapport à un statut non-marqué, dans le cadre général d’un coutumier ou d’un ordo. La classification des vêtures se ramenant dès lors à trois catégories : habit de ville, habit de chœur (ordinaire), vêtement proprement cérémoniel, lié à l’accomplissement d’une fonction sacrée.
Les enseignements des sources Quand ils se présentent (et il nous faut repréciser qu’il ne s’agit pas d’un usage commun et même fréquent), les emplois de la distinction ordinaire / extraordinaire nous semblent pouvoir être regroupés en trois catégories, dont on verra facilement qu’elles témoignent d’une certaine indécision quant à leurs frontières et quant à leur portée définitoire. I/ On a pu désigner comme extraordinaires des actions cérémonielles qui, sans sortir du cadre général des fonctions prescrites du culte divin, se présentent soit comme uniques et singulières dans leur distribution calendaire et (ou) par leur forme, soit comme propres à telle ou telle instance productrice, le plus souvent locale. Un tel emploi de l’adjectif « extraordinaire » pouvait à certains rédacteurs paraître impropre et peut-être trop proche du langage courant ; pour désigner l’opposition entre les cérémonies communes, ou ordinaires, et les spécificités propres aux célébrations particulières, on pouvait lui préférer l’emploi de particulares, ou peculiares. Le Cérémonial monastique de l’Abbaye Royale de Montmartre de 1669 compte au nombre des « actions extraordinaires » (sic) les « Cérémonies de la Purification, du jour des Cendres, de la Semaine Sainte »4. Cet emploi est attesté dans le manuel très répandu de Michel Bauldry, dans le contexte d’une recommandation de vigilance à l’intention du cérémoniaire ou du maître de chœur : ce dernier est invité à préparer les lecteurs et les chantres avec le plus grand soin, surtout in actionibus extraordinariis, au nombre desquelles on trouve énumérées les cérémonies particulières de la Semaine sainte : Ténèbres, Lavement des pieds, Passion, prophéties, bénédiction du cierge et des fonts, et alia hujusmodi. On ne s’étonne pas d’y trouver une allusion aux particularités exigées in festo Corporis Christi5. On peut remarquer que, dans cet emploi, l’adjectif « extraordinaire » s’écarte quelque peu d’une
Caeremoniale Episcoporum, lib. I, c. 8, § 3 ; lib. I, c. 15, § 12. Caeremoniale Parisiense […], Paris, L. Josse, 1703, Pars IV, Art. IV, § 3, p. 125. 4 À propos du rôle de l’office de la maîtresse de cérémonie, on peut y lire : « Ces actions étant de deux sortes, ordinaires et extraordinaires, la Maîtresse sera très soigneuse de se rendre sçavante dans les unes et les autres… ». Aussi devra-t-elle en conférer avec la chantre « dans toutes les occasions où il y aura quelques cérémonies à faire, spécialement si elles sont extraordinaires ». Dom Pierre de Sainte-Catherine, Cérémonial Monastique des Religieuses de l’Abbaye Royale de Montmartre-lez-Paris […], Paris, B. et M. Vitré, 1669, p. 2. 5 Michaele Bauldry, Manuale Sacrarum Caeremoniarum juxta Ritum S. Romanae Ecclesiae, Paris, J. Billaine, 1637. Pars I, c. 6, § II ; nous citons d’après une réédition vénitienne : Ex Typographia Balleonia, Venetiis, 1778, p. 13. 2 3
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La distinction ordinaire / extraordinaire dans les textes rubricaux, les cérémoniaux
dénotation statutaire pour signaler surtout une exceptionnalité des formes, et une certaine difficulté de la mise en œuvre : point de vue bien compréhensible de cérémoniaire. La formulation qu’on peut lire dans un cérémonial à l’usage de l’ordre du Carmel, imprimé à Rome en 16166, et certainement assez consensuelle, utilise trois qualifications : communes, particulières, extraordinaires. Le premier livre de l’ouvrage est consacré aux cérémonies communes de la messe et de l’office, le livre second, dans une Prima pars, détaille les particularités relevant du degré de solennité puis, dans une Secunda pars, s’attache aux cérémonies propres aux célébrations du calendrier, in qua de singulis temporibus, cum iis quae pecularia sunt in illis et de solemnitate particularium dierum agitur. L’adjectif extraordinarius n’apparaît que dans une Tertia Pars : in qua de aliis extraordinariis solemnitatibus agitur. On y trouve des particularités propres à l’ostension et à la procession des reliques, et à la présence et à la participation de prélats ou de visiteurs. La Quarta Pars, consacrée à l’examen de « quelques particularités », introduit une sous-catégorisation à ne pas négliger entre missae ordinariae et missae extraordinariae et votivis. La Quinta et ultima pars finit un peu comme un tiroir où placer ce qui n’a trouvé nulle place ailleurs : in qua de aliquibus extraordinariis ac de illis quae extra chorum fiunt agitur. Les extraordinariae dont il est ici question concernent le culte de la sainte Eucharistie. Le Caeremoniale Parisiense de 1703 emploie l’expression de ritibus specialibus qu’il oppose aux ceremoniis communis pour recouvrir les exigences propres à certaines fêtes7. Les peculiares ritus consistent dans des particularités que les rédacteurs comptent au nombre des laudabiles consuetudines très enracinées dans leur tradition pratique8. Ce sont de telles particularités propres aux diverses églises, dont le Sieur de Mauléon régalera ses lecteurs dans ses Voyages liturgiques de France publiés en 17189. En revanche, Merati, en 1735, dans son commentaire du Thesaurus Sacrorum Rituum de Gavantus (1628) utilise l’opposition ordinaire / extraordinaire pour qualifier, d’une manière simplement technique et d’application assez large, la différenciation des éléments fixes (partes ordinariae) par rapport aux éléments mobiles (partes extraordinariae), liés aux circonstances de temps, de lieux, de personnes10. II/ Comme on le voit déjà dans l’un ou l’autre exemple ci-dessus, dans une deuxième acception, l’adjectif, qui peut se substantiver, se voit employé dans un sens lexicalement proche Ceremoniale Divini Officii, secundum Ordinem Fratrum B. V. M. de Monte Carmeli, Romae, apud Gulielmum Faciottum, 1616 (repérage et transcription par Alexis Meunier). 7 Caeremoniale Parisiense…, p. 122, p. 229. 8 Ibid., p. xv. 9 Sieur de Moléon [Jean-Baptiste Le Brun des Marettes, Voyages liturgiques de France ou Recherches faites en diverses villes du Royaume, contenant plusieurs particularités touchant les Rits les usages des Eglises, à Paris, chez Florentin Delaulne, 1718. 10 « Ritus, quoniam in verbis regulariter consistunt, vel sont partes Missae ordinariae ; quia scilicet semper ingrediuntur ejus compositionem ; vel sunt extraordinariae, sive mobiles, quia non semper ejus compositionem ingrediuntur ; sed ad majorent quandoque adduntur solemnitatem, atque ornatum ». Ainsi comptera-t-il le Gloria in excelsis comme pars extraordinaria, au même titre que les séquences, parce que non prescrit à toutes les messes. Extraordinaires aussi, les variantes de certaines prières communes propres à diverses solennités. Thesaurus Sacrorum Rituum a D. Bartholomeo Gavanto […] nunc vero correctior, et locupletior cum novis observationibus, et additionibus P D. Cajetani- Mariae Merati […] Tomus Primus, in Rubricas Missalis Romanis, Venetiis, ex Typographia Balleoniana, 1749 (édition originale en 1735), Pars 1 : Novae observationes, p. 3. 6
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de son origine étymologique (extra-ordinaire), opposant ce qui relève d’un ordo à ce qui n’en relève pas, ou relève d’un principe organisateur et prescripteur différent. Ainsi, le Cérémonial de Montmartre que nous avons cité ajoutait à la liste, d’ailleurs non exhaustive, des « actions extraordinaires », les « réceptions de M. l’Archevêque, du Visiteur, & des personnes de haute qualité, l’administration des Sacrements aux Sœurs malades, & l’enterrement des Défuntes », les deux dernières mentions relevant à l’évidence de la compétence du Rituel. À Paris, pour caractériser le statut un peu « a-typique » des preces serotinae vulgo « saluts », auxquelles les rédacteurs entendent apporter une régulation qui leur semble nécessaire, le Caeremoniale Parisiense de 1703 emploiera l’expression : extra cursum canonicum. Cette catégorisation apporte à l’usager une information dénotative de nature statutaire, et confère une légitimité à l’usage, mais elle peut aussi se charger d’une valence hiérarchique, en rapport avec une certaine primauté de la distribution canonique. On pourrait même remarquer que la catégorisation proposée par le cérémonial parisien semble en rapport avec le moment où une pratique latérale du culte divin tend à s’intégrer dans la configuration légitime des actions publiques, au moins à l’échelon local. Mais du point de vue sémantique, les deux termes « ordinaire / extraordinaire », bien que relatifs, sont dissymétriques : ordinaire renvoyant à un ensemble fermé, extraordinaire à un ensemble ouvert, de nature que l’on peut dire événementielle ou protocolaire, même si la règle ecclésiastique tend à en réduire l’éventualité, qui doit rester « raisonnable », et les solutions, largement prévues et prédéterminées.
Le témoignage des processionnaux Comme le suggérait la lecture du titre IX du Rituale Romanum, les processionnaux peuvent être comptés parmi les documents les plus évocateurs de ces deux types de catégorisation. Le processionnal est un livre noté manuel et maniable qui doit pouvoir être tenu en la main des ecclésiastiques, des religieux ou des moniales, dans les nombreux cas de déplacements cérémoniels à l’intérieur ou à l’extérieur de l’église. Dans un dispositif cultuel centré sur un fonctionnement de modèle capitulaire, mis à part les cortèges d’entrée ou de sortie, soumis toutefois à la gradation de solennité, compte tenu de la nature de la fête et de la dignité des personnes, le déplacement processionnel n’est pas sans produire de soi un certain effet d’extraordinarité, ou, à tout le moins, de différenciation contrastive, dont il est comme une sorte de concept actif (il faudrait dire anagogique). Les processions sont aussi, comme on le sait, un trait constitutif de la manifestation ecclésiastique à toutes époques, mais le concile de Trente en a réaffirmé la légitimité et la valeur religieuse, contre la conception plus didactique, voire scolaire, des synaxes genevoises. Le Caeremoniale Episcoporum de 1600 et ses commentateurs, tels que Michel Bauldry, par exemple, accordent aux processions une place considérable et une attention soutenue. On peut aussi constater que les actions processionnelles intégrées dans le missel (les cierges de la Chandeleur, les Rameaux, les actions particulièrement frappantes des jours saints, la Fête-Dieu, etc.) y créent une sorte de perturbation pieuse et logique à la fois, jusqu’à transformer localement le missel en cérémonial, dont les longues rubriques en rouge (comme leur nom l’indique) modifient quelque peu l’allure typographique. Les 284
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processions, comme nous l’avons vu, prennent place aussi dans le rituel, pour des raisons de commodité sans doute, mais cette domiciliation éditoriale, comme celle observable dans le missel, ajouterait plutôt à ce statut « a-typique » et quelque peu « mobile », voire « liminal », physiquement et logiquement, de l’action processionnelle. Car la procession, en quittant l’espace clos du chœur ou du sanctuaire et sa « directionnalité » bien établie par le cérémonial et le dispositif architectural, se trouve engagée dans un espace de prévisibilité bien moindre : longueur du parcours et du cortège, allure, durée des chants, répertoire d’appoint, sans parler de l’occupation éventuelle de cet espace par des fidèles, et de leurs comportements11. Le rôle du maître ou de la maîtresse de cérémonie y trouvera toujours matière à une vigilance particulière. Deux éléments du culte divin, inégalement vénérables, mais présentant la même caractéristique d’être transportables et intentionnellement ostensibles, introduisent un élément de perturbation sacrée dans la « régularité » bien tempérée des cérémonies et des processions, et solliciteront la vigilance de la Sacrée Congrégation des Rites : il s’agit du Très Saint-Sacrement, et des reliques des saints. Ce coefficient d’extraordinaireté non résorbable apparaît dans les conduites cérémonielles en rapport avec l’exposition du Saint-Sacrement, les Quarante Heures, la procession de la fête du Corpus Christi. On pourrait y joindre les cérémonies de l’ordo exsequiarum du fait qu’elles sont célébrées en présence du corps12. Un grand nombre de ces actions processionnelles sont liées à la première forme de différenciation que nous avons évoquée. Elles font très souvent partie d’un patrimoine local coutumier, dont la procession et la configuration « stationnale » qui lui est le plus souvent associée, soulignent son inscription active dans un lieu marqué, avec son histoire, ses saints patrons, ses monuments dédiés par consécration ou par usage immémorial, ses fondations, ses reliques. La procession est aussi par nature une manifestation de l’appareil d’Église et de ses qualifications hiérarchiques. On devine l’importance que peut y prendre la question des préséances, comme on le voit dans les règlements issus du Caeremoniale Episcoporum et des réponses de la Sacrorum Rituum Congregatio. Mais on aurait tort de ne s’arrêter qu’à ce point de vue : il est incontestable que le déploiement modeste ou solennel de l’appareil d’Église, dans l’action spécifique de la procession, faisait partie, pour beaucoup de fidèles, d’une expérience réelle du culte divin et des sentiments catholiques. On constate sans difficulté à quel point l’accueil processionnel de l’évêque et de son cortège tient une place considérable dans le Caeremoniale Episcoporum. On comprend dès lors comment cette manifestation publique de l’appareil d’Église a pu être liée à l’intégration par les populations d’évènements majeurs et de sentiments collectifs, qu’ils soient euphoriques ou dysphoriques. Des expressions reçues font corps avec la qualification d’ « extraordinaire » : publicis de causis, pro re gravi, ob publicam causam et ratione concursu populi. La consultation actuelle de processionnaux fait souvent aussi clairement entrevoir (non sans une certaine émotion pour le consultant) que le livre noté a dû quelquefois affronter les intempéries du dehors, pour les Rogations, la Fête-Dieu, les conduites au cimetière, ou quand il s’était agi d’attendre l’évêque ou quelque puissance séculière, sous le porche de l’église, ou à la porte de la ville. 12 On aime à rappeler ici la finesse des analyses que Van Gennep consacrait à la « liminalité » du « portage » : Arnold Van Gennep, Les Rites de passage […], Paris, Émile Nourry, 1909 (reprint, Mouton & Cie, 1969), p. 265-267. 11
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On comprend aussi que les éditeurs, le plus souvent diocésains, de ces processionnaux, un peu livre à tout faire, ont pu quelquefois avoir du mal à classer ce tout en bon ordre, faisant ainsi apparaître le caractère fondamentalement hétérogène de l’activité publique de religion. Ainsi, pour s’en tenir à quelques exemples, dans le classement des processions, le Processionale Ecclesiae Rotomagensis de 1729 (Rouen), suivant en cela la distinction du Rituale Romanum, étend la notion d’ordinaire à toutes les actions qui, à des jours marqués, sont prescrites par les Livres autorisés, réservant la désignation d’extraordinaire aux actions déterminées en leur temps variis ac publicis Ecclesiae de causis. Sur la fin des rubriques générales, le même texte ajoute : « Processiones extraordinariae rarae sint… », les generales par décision épiscopale, les peculiares sous le contrôle des curés ou d’autres ecclésiastiques compétents. Le Cérémonial du Chœur selon les Rits et les Usages de l’Église de Clermont de 1758 semble bien classer toutes les processions (lesquelles sont particulièrement nombreuses) dans une catégorie généralisée d’Offices et cérémonies qui se font hors le cours de l’Office canonial, comme si processions et stations, à l’intérieur de la cathédrale et dans la ville, étaient affectées d’une sorte de coefficient d’extranéité qui leur serait constitutive, en dépit pour certaines d’entre elles de leur intégration étroite aux fêtes les plus solennelles du calendrier (Purification, Rameaux, Fête-Dieu…). III/ L’adjectif extraordinaire se charge dès le latin classique d’une information connotative qui tend à accentuer la prime de surprise attachée à l’inhabituel, à l’aspect d’évènement et d’occasion qui l’oppose à la prévisibilité du calendrier, ou à éveiller un attrait pour l’amplification festive, qu’elle soit de deuil ou de réjouissance. On pourrait parler, en s’inspirant de la grammaire, d’une extension comparative-superlative du vocable. D’où une oscillation (finalement assez vivante quant à l’activité de la langue) entre la simple dénotation (oppositive ou différentielle) d’une divergence statutaire, et la connotation (contrastive) d’un niveau de saillante, ou de taux d’imprévisibilité. Le Dictionnaire de Furetière (1690) avance dès son premier alinéa cet emploi connotatif, comme si le terme comportait un trait de surdimensionnement : « Il naist de temps en temps des grands génies, des hommes extraordinaires en toutes sciences et professions », note-t-il comme premier exemple d’usage commun de l’adjectif. Mais les neuf autres alinéas sont consacrés à des emplois statutaires tirés du droit, de l’administration ou du commerce. Cet emploi connotatif se lie aisément à la conception « superlative » de la solemnitas, qui maintient dans le cadre de la gradation hiérarchique des fêtes une sorte de réserve dynamique au profit des grandes saillances du calendrier, ou des évènements de la vie ecclésiastique ou publique.
Penser les oppositions ordinaire / extraordinaire Dans un second temps de cette étude, on aimerait faire « travailler » ces trois types d’emploi, à titre exploratoire, bien entendu, même si une certaine interpénétration des données ne permet pas de construire une véritable typologie. Ce « travail » est une activité intellectuelle (du moins nous l’espérons !) qui est propre à la reprise que nous en faisons et 286
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qui donc nous est contemporaine. Son ancrage dans les trois emplois observés à la lecture des rédactions anciennes n’est pas sans un trait d’artifice. Il peut toutefois nous permettre d’entrevoir le croisement et l’intrication de logiques multiples, et de discerner sous la positivité apparente des faits et des prescriptions, ce qui peut se décrire et se penser comme des tensions, des polarités, des logiques de déploiement, qui permettaient sans doute à l’appareil cérémoniel de garder une certaine potentialité immanente. I/ Le premier régime d’opposition entre l’ordinaire et le spécial ou particulier semble renvoyer à une donnée générale apparemment banale en matière de culte divin, à savoir la distinction classique entre l’ordinaire et le propre, entre les cérémonies communes et les cérémonies particulières à certains jours de l’année. Le point de vue cérémoniel introduit toutefois une insistance sur ce que l’on pourrait appeler le « propre du propre » dans le fait qu’il ne s’agit pas tant de la version particulière d’une forme commune, comme le seraient les versions textuelles et mélodiques des pièces de l’antiphonaire « propres » à certains jours du calendrier, que d’une forme singulière et fortement liée à la figuration d’une fête, et par là même d’un mystère du circulum anni, comme pouvaient l’être la procession de la Chandeleur ou le lavement des pieds du Jeudi saint. Car la logique active du culte divin apparaît comme un dispositif de gestion polymélodique du temps, comme un circulum complexe de cercles non concentriques et de cadences diverses. On retrouve ainsi la tension permanente, et souvent soulignée par les auteurs anciens, ceux auxquels, par exemple, Thomassin se réfère dans son Traité des Fêtes, entre l’unicité du culte divin et de la prière, comme fête, voire attitude, permanentes, et leur déploiement différencié et gradué dans des figures médiatisées selon les temps (calendrier et « occasions »), les lieux (importance de l’illocation cultuelle) et les personnes13. Elle touche l’intrication des périodicités calendaires (année, temps marqués, semaine, journée, auxquelles il convient d’ajouter le jubilé), la recensio mysteriorum au long du circulum anni, l’administration des « rites de passage » (funérailles, en particulier), et la part accordée à la motivation personnelle (missae votivae). Trois données semblent se croiser sous cet angle d’observation : le cycle calendaire, le cycle biologique, la pression dévote. Le cycle calendaire est lui-même travaillé par le rapport non synchronisé entre les fêtes fixes et les fêtes mobiles14. Le cycle pascal, que l’on sait lunaire, lié à la chronologie sacrée des évènements narrés du Salut, apparaît comme principe d’une différenciation à forte charge festive s’étendant par une sorte de contagion sacrée sur la festivité du dimanche et de son otium. Par ailleurs, le croisement du calendrier avec l’implantation locale peut donner lieu (c’est bien le mot) à des fêtes dont l’étroitesse même de la localisation apparaît en fonction inverse de l’intensité de la festivitas déployée et vécue. Le R. P. Louis Thomassin, prestre de l’Oratoire, Traité des Festes de l’Église, seconde édition, à Paris, chez Louis Roulland, 1697. 14 On conçoit dans un tel cadre l’importance d’une correcte gestion des « occurrences », lesquelles peuvent donner lieu à des rencontres problématiques, et à un jeu de préséance entre les fêtes. Les rédacteurs des calendriers pouvaient hésiter à trancher quand la fête de l’Annonciation ou celle de saint Joseph tombaient un dimanche de Carême dans une église édifiée sous le patronage de l’un ou l’autre de ces vocables. 13
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La cyclicité des « rites de passage », ou des rites life-crisis (pour parler comme Victor Turner15) tient à leur éventualité biologique inévitable, et à leur fonctionnement « en chaîne » non lié à une périodicité datée et fixe, et à un calendrier autre que saisonnier, ou fortuit. Elle intègre le devenir des individus, leur accomplissement de destinée, non sans établir une sorte de périodicité élargie des générations et des classes d’âges. Cette cyclicité non synchrone, en son éventualité constitutive, tend à s’introduire dans le cycle proprement calendaire, en période active, par des aménagements disciplinaires ou coutumiers (comme la prohibition, non ecclésiastique, des mariages en mai) et, post festum ou post mortem, par le biais des anniversaires. Mais son lien avec l’inscription généalogique et l’administration de la mort, peut conférer aux cérémonies auxquels elle donne lieu, la celebritas et le retentissement social dus au statut des individus et des généalogies concernées. Point n’est besoin de développer ici le caractère extraordinaire de certaines pompes funèbres, en particulier lorsqu’il s’agira « d’une personne souveraine, ou de grande puissance ». La pression dévote (terme ici dépourvu de charge morale, mais désignant simplement les actions cérémonielles, collectives ou individuelles, publiques ou privées, produites devotionis causa) peut n’être pas synchrone avec le calendrier. L’Ordo missae lui fait tout de même une place assez généreuse par le biais des Messes votives16. II/ Le second régime d’opposition entre l’ordinaire et l’extraordinaire nous paraît pouvoir être mis en rapport avec la gestion cérémonielle des extensions du culte divin et des actions ecclésiastiques hors de l’espace et du temps de l’office canonique ou de la messe. Nous avons déjà observé le statut quelque peu atypique des processions. Nous proposons de ramener ces extensions à trois domaines : 1o Les développements devotionis causa, à quoi il est possible de rattacher les fondations (à vrai dire surtout marquées par la ratio stipendii) et les cérémonies attachées à un vœu ou une dévotion locale. Ainsi, les messes votives, dont nous parlions il y a un instant, peuvent développer un déploiement festif « sortant de l’ordinaire » lorsqu’il s’agira d’une dévotion publique liée à l’existence d’une association, d’une confrérie, comme ce pouvait être le cas pour une chapelle du rosaire, par exemple. Il est possible que cette ratio devotionis se soit comme maintenue de manière latente dans des fêtes de création plus récentes, comme la Fête-Dieu, lui apportant ainsi une coloration d’ « exceptionnalité » et de festivité propre, liée en l’occurrence à la Procession générale.
Victor W. Turner, The Ritual Process. Structure and Anti-structure (1969), Pelican Books (Sociology and Anthropologie), Armondsworth, Penguin Books, 1974. 16 Le cas des missae votivae (Missale Romanum, Rubricae Generales, c. 4) pose à l’autorité ecclésiastique et aux commentateurs des problèmes spécifiques qui mériteraient d’être traités pour eux-mêmes. Car la règle apparemment stricte reste ouverte du fait que ces messes, à tout le moins quand elles sont privées, peuvent être dires pro arbitrio sacerdotis. Mais la rubrique ajoute : id vero passim non fiat nisi rationabili de causa, porte ouverte vers une casuistique et une jurisprudence. De très nombreuses consultations et suppliques adressées à la Sacrée Congrégation des Rites portent sur leurs conditions de réalisation, lesquelles semblent bénéficier de la part de la dite Sacrée Congrégation des Rites d’une audience assez bienveillante et d’une interprétation assez large des règles en vigueur. 15
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La distinction ordinaire / extraordinaire dans les textes rubricaux, les cérémoniaux
2o Le traitement religieux des affaires civiles et « régnicoles », et les actions cultuelles pro re gravi vel publica causa. Ce domaine est immense. Je ferais seulement remarquer que notre colloque, plus attaché, semble-t-il, à la composante euphorique de la festivitas, mises à part les funérailles, n’a pas retenu les « actions extraordinaires » attachées à des évènements dysphoriques, qui pourtant occupent une place non négligeable dans les livres concernés. À la question : « Pourquoi fait-on des processions extraordinaires ? », le Rituel d’Alet (1669, réédité en 1771) évoque, à la suite du Rituel romain, les « nécessités publiques » : pluie, beau temps, mortalité, affliction publique, orage ou tempête, disette et famine, temps de guerre. L’action de grâces n’arrive qu’en fin de parcours17. 3o Les extensions du culte divin et des manifestations ecclésiastiques en rapport avec l’action pastorale, voire la propagatio fidei, domaine où l’on connaît la part qui revient aux ordres religieux et à certaines confréries. C’est cette coloration qui me paraît attachée aux cérémonies des Quarante Heures. Il va sans dire que notre colloque sera consacré prioritairement à des cérémonies relevant de ces deux dernières catégories. Les textes de présentation et la composition du programme témoignent déjà à leur façon d’une belle activité classificatoire. III/ L’examen de ce que nous avons appelé la « fonction superlative » de l’adjectif extraordinaire nous conduirait à distinguer également trois domaines, où nous pouvons observer cette fonction au travail. Le premier se rapporte au phénomène, interne au culte divin, et donc de ce fait paradoxalement « ordinaire », de la gradation de solennité. Cette gradation peut en arriver à « surdimensionner » certaines fêtes, au point de leur conférer un trait d’extraordinarité vécue. C’est peut-être le cas de la classification « parisienne » des fêtes où la catégorie supérieure des Annuels majeurs se voit réserver, d’une manière presque jalouse, les fêtes du Seigneur et de la Dédicace, à l’exclusion des fêtes de la Vierge et des fêtes patronales. Le second domaine couvrirait la notion, les pratiques et l’expérience de la festivitas et du concursus populi. On peut s’en faire une idée au livre I, c. XII du Caeremoniale Episcoporum de 1600, dont une lecture attentive manque peut-être à notre colloque. Outre les aspects de liesse populaire et de dépense festive, nous serions tentés à la lecture de cet ouvrage, mais en en généralisant la portée à l’ensemble de la situation ecclésiastique, de retenir et souligner, à la racine du cérémonial, l’importance accordée à l’apparat de l’appareil ecclésiastique, à son protocole, ses codes de préséance, sa manifestation qualifiée dans le cadre post-tridentin d’une reconquête de dignité et de prestige. On y verrait aussi l’importance de la notion
17 Rituel à l’usage du Diocèse d’Alet, avec les Instructions et les Rubriques en François ; Réimprimé par l’autorité de Mgr Charles de La Cropte de Chanterac… conformément aux nouveaux Usages du même Diocèse. Seconde Partie. À Carcassonne, de l’Imprimerie de R. Heirisson, 1771, p. 182. Dans le Rituale Romanum de 1614 (cf. supra, note 78, loc. cit. p. 58), les processions « extraordinaires » sont présentées avec leur Ordo propre : Litanies, Psalmodies, Versets, Oraisons afférentes, sous des intitulés exprimant leur finalité : ad petendam pluviam, ad postulandam serenitatem, ad repellendam tempestatem, tempore penuriae et famis, tempore mortalitatis et pestis, tempore belli, in quacumque tribulatione. On y lit ensuite les Preces dicendae pro gratiarum actione, incluant l’Hymne Te Deum laudamus et des Psaumes à distribuer librement selon la longueur du parcours. Le chapitre se termine par un cérémonial minimal in translatione Sacrarum Reliquiarum. (loc. cit., p. 187-205).
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d’échelle : l’évêque, dans sa curie, est un personnage « ordinaire », mais à l’échelle de la paroisse, la visite de l’ordinaire est tout bonnement extraordinaire. Plus subtil peut-être est le rattachement à ce régime « superlatif » de ce que l’on pourrait appeler fonction méta-cérémonielle, où l’on voit le culte divin s’employer à la reproduction et à la légitimation qualifiée et solennellement célébrée de tous les éléments qui le composent et le rendent possible et « superlativement » fondé : choses (de rebus) et personnes (de personnis). On peut y rattacher les dédicaces, les cérémonies d’investiture, les ordinations, certaines bénédictions, inaugurations, rites de première fois. Nous serions tentés d’y placer les Canonisations en tant qu’inscription solennelle d’un personnage sacré au calendrier cultuel. Annexe. Autre essai de classement exploratoire : 1. Distribution calendaire annuelle : gradation de solennité, temps liturgiques, observances. Calendrier universel et festivité locale. Particularités coutumières. 2. Manifestations statutaires ou éventuelles de l’appareil ecclésiastique hiérarchique, en particulier épiscopales. Entrées. Visites canoniques. Synode diocésain. 3. Administration solennelle d’une fonction « méta-cérémonielle », institution de l’institution : ordinations, dédicaces, ritualité d’investiture, inaugurations, bénédictions. On est tenté d’y placer les canonisations, comme inscription au calendrier. 4. Exercices publics liés à la « vie chrétienne » et à sa prise en charge pastorale. Jubilé. Missions. Pèlerinages. Ostensions. Initiative des ordres religieux. Rôle des confréries. 5. Administration des rites « life-crisis » : naissance, nuptialité, funérailles. Lien avec la société civile. Solennité variable selon la notoriété-notabilité des sujets. Traitement cérémoniel religieux des statuts généalogiques et dynastiques. 6. « Événements » de la vie civile. À l’échelle du royaume, de la province, du diocèse, de la paroisse. Entrées, visites. Assemblées. Réjouissances publiques. Prières publiques pro variis necessitatibus.
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Célébrer « dévotement » après le concile de Trente Egée : Parlez, charmante Aeglé, parlez à votre tour. Aeglé : Depuis que j’ai perdu mon père, Vos soins ont prévenu mes vœux dans votre cour. Je dois vous respecter, Seigneur, je vous révère… Egée : Vous parlez de respect quand je parle d’amour. Thésée (Lully – Quinault) Acte I, scène VI.
On sait combien la pastorale post-tridentine, dont le modèle reste l’œuvre institutionnelle, idéologique et pratique de saint Charles Borromée à Milan, a pu chercher à promouvoir une image sociale restaurée du prêtre, pasteur, catéchiste, dispensateur des sacrements, de vie suffisamment pieuse et édifiante1. D’une manière plus générale, la question s’était fortement posée au concile de Trente et dans les nombreux synodes provinciaux consécutifs, de la place et de la fonction du Culte dans la rénovation d’ensemble de la vie chrétienne, et, plus spécialement, de l’heureuse intégration des actes célébrants dans le développement et le soutien de la bona vita des ministres de l’Eucharistie et des préposés, bénéficiers et réguliers, à la récitation de l’Office divin. Si les Séminaires ne sont guère opérationnels, au moins pour la France, avant le dernier quart du xviie siècle, les Evêques les plus dévoués à la réformation, les premiers éducateurs du Clergé ont vite pris la mesure de l’importance que revêtait la célébration digne et pieuse du Culte divin dans la vie des prêtres, dont ils s’efforcent d’améliorer le recrutement et la formation, et de l’image qui devrait en résulter aux yeux des populations. Par ailleurs, l’essor de la vie religieuse, dont la constatation, à près de quatre siècles de distance, reste toujours surprenante2, provoque dans les villes, petites et grandes, des nations In La Maison-Dieu, 218 (1999/2), p. 7-37. La littérature historique sur le sujet est abondante. Pour la France, une des meilleures introductions reste toujours René Taveneaux, Le Catholicisme dans la France classique, 1610-1715, t. I et II, nouv. éd. revue, Paris, Sedes, 1994. On se référera également à Paul Broutin, La Réforme pastorale en France au xviie siècle, t. i et ii, Tournai, Desclée et Cie, 1956. 2 La superposition des plans de Paris de 1653 et de 1675 rend saisissante la mesure de la surface au sol, et de la concentration souvent par quartier des établissements religieux, comme de leur accroissement en nombre. Voir Marcel PoËte, Une vie de cité. Paris de sa naissance à nos jours, t. III : « La spiritualité de la Cité classique », *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 291-308 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119011
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catholiques, la multiplication de couvents d’ordres anciens ou nouveaux, tant d’hommes que de femmes, de maisons d’éducation, noviciats, maisons professes, communautés de prêtres. Chaque famille religieuse sera à son tour amenée à penser ou même repenser, dans sa tradition ou sa nouveauté, la place et la forme de l’investissement cultuel (Messe, Office petit ou grand, Adoration eucharistique, forme du chant3…) dans la vie des Communautés comme aussi dans le développement personnel d’une vie consacrée. Le peuple chrétien ne sera pas oublié dans cette redéfinition de la dimension proprement dévote des actes de la prière et du culte, même si une priorité d’exemple et d’urgence semble s’attacher à ceux des prêtres et des personnes ou communautés astreintes à l’Office et aux exercices publics. Une riche théologie de la participation des fidèles à l’action et aux fruits du Sacrifice eucharistique4, souvent relayée par une lecture « mystique » de la Messe en rapport avec le déroulement de la Passion, formera la base des « méthodes » pour assister à la Messe avec fruit et piété5. Quant à la question plus générale de la « vie dévote », elle n’arrêtera pas tout au long du siècle de produire débats et réflexions sur les justes rapports à établir entre la dimension personnelle et intériorisée de la vie chrétienne et son expression manifeste dans la prière et le culte divin. Toutefois, nous nous intéresserons en premier lieu aux énoncés canoniques et ascétiques concernant la pratique idéale, et donc dévote, de la Messe et des Heures. Mais il se trouve que par la force de la conjoncture, ces textes s’adressent principalement à des individus ou des groupes qui y sont tenus par vœux ou par office. Cette situation, due en grande partie au système bénéficial, ou au régime des fondations, est celle qui détermine les positions du Concile de Trente. Elle donnera un grand essor à la littérature casuistique.
Paris, Picard, 1931. Sur le saint empressement des femmes vers les couvents et les nouvelles congrégations contemplatives, caritatives, enseignantes, voir Elizabeth Rapley, Les Dévotes, les Femmes et l’Église en France au xviie siècle, Montréal, Bellarmin, 1995. 3 On trouve le témoignage de cette préoccupation dans les consignes de saint Pierre Fourier aux deux religieuses envoyées à Paris se former auprès des Ursulines ; il leur demande d’observer : « l’Office divin, quel, à quelles heures, sous quelles cérémonies et révérences, voix, tons, pauses, quelles autres prières vocales. » Pierre Fourier. Sa correspondance, 1598-1640, éd. H. Derréal, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1986, t. i, p. 92-93. 4 Aucun auteur de la première moitié du xviie siècle n’est sans doute allé plus loin que saint Jean Eudes dans une ecclésiologie du Corps mystique de Jésus, saisi comme mystère actif et transformant ses fidèles. Toute sa vision du Culte divin en est imprégnée. On se reportera à son ouvrage majeur : saint Jean Eudes, La Vie et le Royaume de Jésus dans les Cimes chrétiennes (1636), Œuvres complètes, t. i, Paris, Beauchesne, 1905. Voir aussi Paul Milcent, Un artisan du renouveau chrétien au xviie siècle, saint Jean Eudes, Paris, Éditions du Cerf, 1985. L’importance de la mouvance jésuite dans la conception et l’encadrement d’une vie de dévotion pour les laïcs apparaît avec clarté dans les recherches et l’ouvrage de Louis Châtellier, L’Europe des dévots, Paris, Flammarion, 1987. 5 Les méthodes pour suivre la messe ont été présentées par Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. ix : « La Vie chrétienne sous l’Ancien Régime », Paris, Bloud et Gay, 1932, p. 129-206. Cette mise en rapport du déroulement de la messe avec celui de la Passion, ou même de toute la vie du Christ, sera, aussi recommandée aux prêtres. Sous une forme abrégée, on la retrouve dans la Mystica expositio Missae du Thesaurus de Gavantus, t. i, pars II, tit. XV, compilée à partir d’Amalaire, Hugues de Saint-Victor, Innocent III, Guillaume Durand.
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Célébrer « dévotement » après le concile de Trente
L’intérêt logique de ce point de vue apparemment restreint pourrait donc consister pour nous à examiner comment a pu être décrite et pensée l’articulation entre 1o) l’acquittement formel et minimal d’une fonction due et 2o) l’implication du sujet célébrant dans cette fonction même sous la forme de ce qui sera désigné comme relevant de la « dévotion », ces deux données, comme on le devine aisément, ne relevant pas de la même logique de prescription, de description, pas plus que de mesure. Car entre une célébration scandaleusement « indévote » et le déroulement d’une action liturgique troublée par un excès de dévotion mal réglée, quelle place s’avère pensable et recommandable pour un engagement sincère et « dévot » dans l’acte célébrant ? Cette première difficulté (comment penser voire mesurer un acquittement de « dévotion »), bien classique il est vrai, en morale à dominante casuistique, est également rendue plus cruciale du fait même de la nature essentiellement « publique » des actes cultuels et de leur réalisation « en public », c’est-à-dire sous les yeux d’une population réelle de partenaires ou d’assistants. L’expression même d’« air de dévotion » (species devotionis), dont nous trouverons la recommandation dans le Concile de Trente, et qu’il faut bien se garder de juger d’un point de vue moderne, ne laissera pas de poser, à l’époque même, les redoutables questions de la sincérité et de la dérive hypocrite, et peut-être encore plus, de la pudeur6. L’abîme qui sépare les rodomontades de Tartuffe de la sensibilité retenue, émue, et pourtant si difficilement croyante, du Vicaire savoyard célébrant sa Messe est suffisant, nous semble-t-il, pour faire prendre la mesure d’un problème tout autre que mineur ou dérisoire.
Un champ lexical actif Le substantif « dévotion » et ses dérivés sont d’un usage très abondant dans la littérature religieuse du xviie siècle. Cette abondance témoigne à l’évidence d’une réelle activité idéologique et pratique. On la saisit bien, à un niveau de langue proche du langage parlé, dans le vocabulaire courant dont témoignent les lettres ou les retranscriptions d’entretiens spirituels oraux. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir les missives souvent primesautières et spontanées de saint Pierre Fourier7, les entretiens de saint François de Sales ou de saint Vincent de Paul8. Le terme « dévotion » est utilisé d’abord de manière générale, et assez indécise : il semble alors désigner une manière de vivre et de se comporter faisant apparaître un grand attachement aux choses de la religion. C’est tout le problème de la « modestie », si admirablement traité par Saint François de Sales, Entretiens spirituels, VI, dans Id., Œuvres, présenté par A. Ravier, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1969, p. 1042-1066. Voir Geneviève Hébert, « Petit éloge phénoménologique de la pudeur », LMD, 218 (1999), p. 131144. Apportant un témoignage contemporain, Henri Denis exprime avec finesse cette difficulté propre à la prière spontanée « en public », voir « La prière, geste de la foi », Lumière et Vie, 240 (1998), p. 71-80. 7 Saint Pierre Fourier. Sa correspondance, 1598-1640, éd. H. Derréal, t. i à iv, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1986. 8 Saint François de Sales, Œuvres, cf. supra note 100. Saint Vincent de Paul, Entretiens spirituels aux missionnaires, réunis par A. Dodin, Paris, Éditions du Seuil, 1960. La lecture de la conférence du 26 septembre 1659 (no 136) « sur la récitation de l’Office divin », p. 745-761, remplacerait avantageusement celle de cet article ! 6
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Plus précisément, une « vie dévote » se dira d’une vie centrée sur l’accomplissement totalisant des vertus et des conduites chrétiennes, conçu comme épanouissement de la charité théologale. Le trait relevant de la dévotion désigne dans cette vie vertueuse un caractère de promptitude et de diligence9. L’usage plus professionnellement théologique gardait le souvenir des leçons de saint Thomas, et voyait dans la devotio un acte primordial de la vertu de religion, en tant que volonté de se livrer promptement et avec application à ce qui touche au service de Dieu10. L’adverbe devote pouvait qualifier dès lors une action du domaine religieux accomplie avec générosité, don de soi, et un véritable désir de la mener à ses fins, et en particulier à sa fin ultime qui est Dieu. Mais l’usage du terme se différencie et se trouble quelque peu quand on fait s’opposer dans le champ des pratiques ce qui se fait ex devotione à ce qui est exigé ex precepto, ex justitia, juxta regulam. Dans la science rubricale, le trait « dévotion » désigne dès lors un acte, un comportement ni prescrit, ni défendu, et dans le meilleur des cas praeter rubricam sed laudabile. En général, le rubricaire s’en méfie, car une dévotion de ce genre peut se révéler inopportune, ou peu sérieuse, ou même indiscrète11. On peut regretter ce glissement lexical, qui laisserait entendre, par l’inertie d’entraînement des oppositions à deux termes, que l’action réglée en tant que telle se situerait dans un domaine étranger à la dévotion. Il faut, toutefois reconnaître une grande unanimité des auteurs spirituels pour engager leurs dirigés à se méfier des mouvements fantaisistes, voire des caprices d’une dévotion plus soumise aux humeurs du temps qu’à l’empire d’une volonté modeste et persévérante en ses premiers choix12. Au pluriel, on parlera de « dévotions » pour désigner un interêt affectif et actif pour un objet particulier du champ religieux (dévotion aux mystères de Notre-Seigneur, dévotion à la très sainte Vierge et aux saints, dévotion à la Croix…). Le Père Louis Lallemant, l’éminent spirituel jésuite, avait en ce sens une dévotion toute spéciale à saint Joseph, les paroissiens de St-Sulpice à N.-D. des Vertus. L’époque qui nous retient connaît par exemple l’extension croissante de la dévotion à la présence eucharistique, comme on le voit chez les familles franciscaines, chez les Bénédictines du Val de Grâce, les Bénédictines du SaintSacrement, les Cisterciennes de Port-Royal, ou à la Paroisse Saint-Sulpice, sous l’influence de
Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, in Œuvres, op. cit.p. 32-33. Le concept de « dévotion » chez certains auteurs tend à occuper une fonction qu’on pourrait dire tactique dans leur conception totalisante de la vie chrétienne. On la saisit comme vertu générale du « passage à l’acte », sorte de ressort actif et d’embrayage constant et maintenu pour lier l’ordre des mystères de la foi au monde du désir et des vouloir-vivre personnels, et des engagements d’existence. Saint Jean Eudes, dans une perspective bérullienne, posera la « dévotion chrétienne » comme identification active à la dévotion même du Christ, résumée dans le verset du Psaume : « alors j’ai dit : voici, je viens ». Voir saint Jean Eudes, La Vie et le Royaume…, p. 265-276. 10 Summa Theologica, IIa IIae, q.82, a.l. 11 On se demandera par exemple s’il est permis ex devotione d’introduire dans la célébration de la messe quelque prière personnelle, comme d’ajouter le nom de son saint patron à la liste des saints du Canon romain, ou de formuler quelque dévote oraison jaculatoire dans le moment d’adorer la Sainte Hostie. Les réponses sont variées, on s’en doute. Mais la défense de ne rien ajouter au rituel prescrit pousse plutôt à la méfiance. Voir Saint Alphonse de Liguori, Theologia Moralis, Anvers, 1822, t. v, lib. VI, tract. III, De Eucharistia, no 411, p. 293. 12 Saint François de Sales, Entretiens…, op cit. note 100, IX, sur les Règles, p. 1098 sq. 9
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J.-J. Olier13. Ce sera le même terme qui désignera aussi des pratiques (œuvres de dévotion) dans lesquelles s’exprime une piété individuelle ou collective, hors du cursus canonique, et visant le plus souvent des objectifs particuliers. Saint Pierre Fourier se recommande presque toujours aux « bonnes dévotions » de ses chères Filles : l’observation des lettres montre qu’il s’agit de prières, litanies, pénitences, hymnes ou antiennes chantés en commun, visites au Saint Sacrement. Ces courants dévotionnels, combinés à des pratiques conjuguant souvent ferveur et nouveauté, aboutiront dans beaucoup de cas à constituer des distributions journalières, hebdomadaires, mensuelles, annuelles formant une sorte de calendrier de la dévotion. Le rôle moteur des Ordres religieux dans la diffusion publique de ces pratiques dévotes fut, certes prédominant, mais la distribution hebdomadaire des Messes votives en donnait un modèle. Certaines de ces pratiques dévotes seront même promues par le SaintSiège, comme la pratique eucharistique des Quarante Heures. Dans la langue commune, le lexique de la dévotion connaîtra une dérive péjorative, et une usure sémantique. Le substantif sera happé par ses significations les plus banales connotant un petit monde de piété mièvre et sans vigueur. Les adjectifs substantivés « dévots, dévotes » rencontreront aussi la défaveur attachée par une partie de la population à un trop grand zèle pour réformer les mœurs et vitupérer le monde. Au xviiie siècle, le mot « dévotion » est usé. On le voit de plus en plus remplacé par « religion », et l’on peut être tenté de rapporter ce fait à une époque où la reverentia semble bien l’emporter sur l’importuna devotio.
Les formulations du concile de Trente et des nouveaux livres liturgiques Lors de la 24e Session, au mois de novembre 1563, alors que le Concile, dans la fatigue et la hâte mais non sans ferveur, touche à sa fin, on adopte le texte d’un long Décret de réforme générale : institutions épiscopales et synodales, chapitres, organisation de la pastorale sont l’objet de prescriptions et de recommandations. La matière est immense. Au Canon XII, au sujet des devoirs des Chapitres, il est rappelé que « les Bénéficiers doivent remplir leur fonction en personne, et non par des substituts, qu’ils doivent assister l’Evêque à la Messe Pontificale, et chanter respectueusement, distinctement et dévotement les louanges de Dieu dans le Chœur, qui est destiné à célébrer son Nom, en hymnes et en Cantiques spirituels »14. La trilogie des adverbes latins : reverenter, distincte, devote avait l’avantage de remettre en mémoire une chaîne ininterrompue d’expressions semblables ou tout au moins très voisines, parsemées dans les Actes de Conciles ou de Synodes, les Ecrits ascétiques ou parénétiques des Pères, les Règles Monastiques, les Rubriques des livres liturgiques. On pourrait n’y voir 13 Hosanna-Marie Delsart, Marguerite d’Arbouze, Abbesse du Val de Grâce, 1580-1626, Paris, Lethielleux, Desclée, Abbaye de Maredsous (« Pax », XII), 1923 (1929), p. 218. L’ensemble de la pastorale eucharistique et l’établissement de « saluts », (une des nouveautés de l’époque) à Saint-Sulpice est décrite dans Étienne-Michel Faillon, Vie de M. Olier, fondateur Séminaire de Saint-Sulpice, 4e éd., Paris, Poussielgue, 1873, t. ii, p. 74-94. 14 Le Saint Concile de Trente, traduction de l’abbé Chanut, Paris, Ante Dezallier, 1690, p. 339.
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qu’une clause inévitable, redondante, et par conséquent d’information assez faible. Nous avions proposé, dans un autre travail, à titre à tout le moins heuristique, d’y voir au contraire un paradigme très déterminant d’une « morale » de l’acte célébrant, et comme trois axes perpétuellement entremêlés donnant un cadre à l’appropriation personnelle des situations instituées, et par le fait même définissant, comme nous le verrons, un champ qualifié de l’expérience religieuse, s’il est permis d’employer sans anachronisme une expression moderne15. Un des textes antérieurs les plus souvent allégués, et dont la portée divisera les casuistes, est le canon 17 Dolentes, du concile de Latran IV, sous Innocent III en 1215 : Districte praecipientes in virtute obedientiae, ut divinum officium diurnum pariter ac nocturnum, quantum eis dederit Deus, studiose celebrent pariter et devote. Le Synodal de l’Ouest, présenté par Odette Pontal16, et qui faisait partie des nombreux textes publiés à la suite du même Concile, s’exprime de façon très voisine, en ne manquant pas d’y adjoindre la catégorie de l’honestum : Districte precipitur, ut sacerdotes divinum officium nocturnum pariterque diurnum distincte et aperte, quantum Deus dederit celebrent et devote et honeste. Honestum si quid esset quod stantes horas canonicas dicerent, maxime in diebus festivis, ut alii videntes laborem et devotionem glorificent Patrem qui in cælis est17.
Les trois catégories de l’honnête, du distinct et du dévot, sont ici appuyées par la notion de labeur, liée à la station debout, et l’ensemble est bien caractérisé par le souci d’édification publique. À Trente, le Décret disciplinaire de la Session 22 : de observandis et evitandis in celebratione missarum, avait énoncé pour la Messe des principes généraux et des consignes particulières regroupées sous les trois griefs de l’avarice, de l’irrévérence et de la superstition. Le diagnostic était sombre et le ton assez pathétique : la messe doit être célébrée cultu et veneratione ; la sainteté suréminente de ce tremendum mysterium fait apparaître assez qu’il faut omnem operam et diligentiam in eo ponendam esse, ut quanta maxima fieri potest interiori corda munditia et puritate atque exterioris devotionis ac pietatis specie peragatur. Un peu plus loin, les Pères, après avoir stigmatisé la négligence et la malhonnêteté (incuria et improbitate), évoquent la dignitas d’un tel sacrifice et rappellent la double fin du culte chrétien : ut et debitus honor et cultus ad Dei gloriam et fidelis aedificationem restituatur18. Ces passages, on le devine, seront souvent cités et commentés. Voir Jean-Yves Hameline, « Le plain-chant dans la pratique ecclésiastique aux lendemains du concile de Trente et des réformes post-conciliaires », dans Plain-chant et liturgie en France au xviie siècle, éd. J. Duron, Versailles Centre de musique baroque de Versailles/ Paris, Éditions Klincksieck, 1997, p. 15. Dans le présent ouvrage, p. 343-361. 16 Odette Pontal, Les Statuts synodaux français du xiiie siècle, t. i : « Le Synodal de Paris et le Synodal de l’Ouest », Paris, Bibliothèque nationale (« Collection de documents inédits sur l’Histoire de France », Série in-8o, vol. 9) 1971, p. 150-153. 17 (Il est strictement ordonné que les prêtres célèbrent l’office divin, de jour comme de nuit, autant que Dieu leur donnera de le faire, « distinctement et ouvertement, dévotement et honnêtement ». « Honnêtement », c’est-à-dire s’ils se tiennent debout pour dire les Heures, surtout aux jours de fête, de sorte que, si d’autres voient leur labeur et leur dévotion, ils glorifient le Père qui est aux cieux.) 18 Il faut tout mettre en œuvre avec diligence pour que ce sacrifice soit célébré, intérieurement, avec la plus grande pureté de cœur possible, et, extérieurement, avec toutes les marques de la piété et de la dévotion… pour 15
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On peut évidemment, comme pour les précédents, en souligner un aspect trop banal et prévisible, et considérer comme tics de plume le retour contextuel obligé de couples adverbiaux tels que pie ac devote19, distincte et apposite, ou d’autres formulations équivalentes. Ce serait, me semble-t-il, faire une erreur, car si tous les traits qualificatifs d’une célébration idéale sont assurément ici rappelés en termes à l’évidence traditionnels, les points d’insistance et le ton général, témoignent d’une urgence imposée par la conjoncture. Ces qualificatifs se voient renouvelés dans leur compréhension, ne serait-ce que par la hantise d’une dignité à retrouver devant les sarcasmes des prédicateurs réformés, par l’appel à une action effective et rapide de restauration pratique, dans l’esprit d’une réforme générale, par une reprise en considération des Mystères du culte et de leur approche tout autant intime que comportementale. Et, sur ce dernier point, il importe de remarquer, sans toutefois exagérer la portée proprement théorique de la formulation ici rapportée, que dans la distribution des qualités de la célébration idéale selon le partage entre intérieur et extérieur, la dévotion et la piété participent de l’extérieur, comme si leur être même était inconcevable sans quelque résultat manifeste et apparent (specie devotionis). D’une certaine façon, c’est toute une Église qui va se donner pour tâche de renouveler la face manifeste, publique de sa fonction célébrante. Le Missale Romanum est publié en 1570, au terme d’un délai très court. La Constitution Quo primum tempore dont le Pape Pie V en accompagne et légitime la publication n’est pas un document particulièrement dévot : le souci du Saint-Siège est d’assurer d’abord son autorité dans l’imposition de ce qui est avant tout formula Missae. Les considérations concernant le modus n’apparaîtront que dans la partie rubricale et cérémonielle (Rubricae generales, Ritus servandus). Toutefois, les prières préparatoires, prescrites ou facultatives, laissent entrevoir un monde généreux et sensible de sentiments, de dispositions et d’attitudes. Quant au Mystère proprement dit, il va sans dire qu’il se dit dans le livre lui-même, en tant qu’y sont consignés la forme et les mots de la célébration ! Les indications que l’on pourrait dire « modales »20, exprimées habituellement par des adverbes (dont Bona, comme nous le verrons, soulignera la portée éthique, voire théologique) ou des locutions prépositives construites avec cum (cum reverentia, cum maturitate…) sont assez rares dans les préambules cérémoniels : à la fin des Rubricae generales § 16, elles apparaissent comme modalisation des interventions orales, et dans le Ritus servandus, outre des indications concernant l’allure du Prêtre se rendant à l’Autel (§ II) que, à la gloire de Dieu, et en vue de l’édification du peuple fidèle, soient restaurés la dignité et le culte convenable. (Traduction de l’auteur.) 19 L’Imitation de Jésus-Christ, au livre IV, multiplie ces locutions adverbiales : devote ac reverenter, devote suscipere (c. 3, 1, 4), digne ac devote (c. 4, 1), fideliter et devote (c. 5, 2). Ce livre IV restera par ailleurs un modèle difficilement surpassé de la préparation dévote, lointaine et proche, à la communion eucharistique. Le Code de droit canonique de 1917, au canon 818, n’inclura nos adverbes (accurate et devote) qu’en passant, comme une chose allant de soi. Mais l’insistance sur l’exactitude à suivre les rubriques et le soin d’éviter toutes prières ajoutées proprio arbitrio n’excluait pas une certaine prévention contre la « dévotion inopportune ». 20 Le terme apparaîtra dépourvu de toute légèreté quand on le confrontera à la formulation de saint Thomas au Traité de la religion, Summa Theologica, IIa IIae, q.82, a.l. : Cum devotio sit actus voluntatis hominis offerentis seipsum Deo ad ei serviendum, qui est ultimis finis, consequens est quod devotio imponat modum humanis actibus (puisque la dévotion est un acte de la volonté de l’homme s’offrant lui-même pour Le servir à Dieu qui est sa fin ultime, il en résulte que la religion impose une modalité aux actes humains).
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et la manière de prononcer distincte, reverenter et secreto les paroles de la Consécration, (attente, continuate, et secreto, pour le Calice), elles multiplient le nombre des reverenter quand il s’agira de la manipulation des Espèces consacrées21. Toutefois, conformément à la conception de saint Thomas qui place l’adoration dans la part corporelle de la dette religieuse, la rubrique du Missel emploie le verbe adorare22 pour désigner indissolublement la forme physique, la signification et la disposition intime propre à ce qui reste irréductiblement ici une production comportementale. En second lieu, on peut observer que les indications rubricales s’attardent à plusieurs reprises sur le régime propre au regard, point d’articulation sensible, de même que la voix, entre l’intime et le dehors, et par là même devenant une des clés de compréhension de cet « air de dévotion » dont nous avons parlé23. L’un des textes les plus commentés, pour des raisons qui d’ailleurs n’entrent pas directement dans notre propos24, est celui des Rubricae generales, § XVI, 2, qui concerne les modalités de la profération vocale selon qu’elle est prévue haute ou basse : Sacerdos autem maximum curare debet, ut ea quae clara voce dicenda sunt, distincte et apposite proferat : non admodum festinanter, ut avertere possit quae legit ; nec nimis morose, ne audientes taedio afficiat : neque etiam voce nimis elata, ne perturbet alios, qui fortasse in eadem Ecclesia tunc temporis celebrant ; neque tam submissa, ut a circumstantibus audiri non possit, sed mediocri et gravi, quae et devotionem moveat, et audientibus ita sit accomodata, ut quæ leguntur intelligant. Quae vero secreto dicenda sunt, ita pronuntiet, ut se ipsemet se audiat, et a circumstantibus non audiatur25.
On peut remarquer que cette fois, tout au moins quand il s’agit de la voix haute, la préoccupation de « dévotion » semble englober le prêtre célébrant et ses auditeurs, ce qui On mesure très facilement la force du reverenter à l’impression assez malséante ici même du substantif « manipulation », en dépit ou à cause de son exactitude. 22 Sur l’adoration, acte de l’entendement et de la volonté, exigeant aussi l’action extérieure du corps, outre saint Thomas, et tous les auteurs, on peut lire : Le Cardinal de Bérulle, Opuscules de piété, introduction de G. Rotureau, Paris, Aubier, (« Les Maîtres de la spiritualité chrétienne – Textes et études »), 1943, p. 95-96, pour l’excellence de sa formulation en français et la place qui est la sienne dans la conjoncture à laquelle nous nous référons. 23 Entre autres rubriques (les auteurs en relèvent quinze), celle de l’Élévation : elevat in altum Hostiam, et intentis in eam oculis (quod et in elevatione Calicis facit) populo reverenter ostendit adorandam, tit. VIII, rub. 5. Le Manuel des cérémonies romaines par quelques-uns des prêtres de la Mission, 2e éd., Paris, J. Langlois, 1670, p. 64, traduit et glose : « il élève l’hostie révéremment, tout droit sur le corporal, et un peu plus haut que la tête, sans la porter néanmoins dessus, et sans la pencher d’aucun côté, en sorte qu’elle puisse être vue et adorée de tous ; et l’ayant tenue élevée fort peu de temps, il l’abaisse posément, ayant tout jours les yeux dessus ; ce qu’il doit observer à l’élévation du calice. » 24 C’est l’interprétation de ce texte qui donnera lieu à un vaste débat sur le ton de voix des prières de la messe, soulevé par Claude de Vert à la fin du siècle, et repris par Pierre Le Brun dans une longue dissertation du plus haut intérêt. Voir Explication de la messe contenant les dissertations historiques et dogmatiques […], t. iv, Paris, 1726. 25 Le Manuel des cérémonies romaines, cité ci-dessus note 117, donne une idée des équivalents français du lexique des cérémoniaires romains : « Le Célébrant doit particulièrement prendre garde à prononcer ce qu’il dit tout haut, non pas trop vite, afin qu’il puisse faire attention à ce qu’il dit ; ni trop lentement, de peur d’ennuyer les Assistants ; ni d’un ton trop élevé, pour ne pas interrompre les autres Prêtres qui célèbrent en même temps dans l’Église ; mais d’une voix grave, uniforme et distincte, qui puisse être entendue de ceux qui ne sont pas fort éloignés de l’Autel, et les exciter à dévotion. Pour les choses qu’il dit tout bas, il les prononce en telle sorte qu’il n’y ait que lui qui les entende. » (Cérémonies de la Messe basse, article III, § 6, p. 16-17.) Du Molin en 1657, traduit apposite par « à propos ». 21
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permet de rassembler les traits estimés favorables à cette incitation à dévotion : diction claire et posée, tempo giusto, voix retenue et grave26. Quand il s’agira de l’administration des sacrements, le Rituale Romanum de 1614, on s’en doute, ne se contentera pas de prescrire un comportement simplement opératoire, capable d’assurer minimalement l’intégrité et surtout la validité du sacrement. Ses directives sont insistantes : Dum sacramentum aliquod ministrat, singula verba, quae ad illius formam et ministerium pertinent, attente, distincte et pie, atque clara voce pronuntiabit. Similiter et alias orationes et preces devotè ac religiose dicet27.
L’effet attendu sur les assistants de ces actes qui doivent rester des actes de lecture (omnia recitabit in libro28) ne s’écarte pas des précédents, tout en insistant sur leur dimension d’instruction chrétienne : Reliquas praeterea coeremonias ac ritus, ita decenter, gravique actione peraget, ut adstantes ad coelestium rerum cogitationem erigat, et attentos reddat29.
Distinctè La prescription conciliaire (reverenter, distincte, devote) visait, on l’a vu, l’acquittement choral de l’Office. La catégorie de l’attention (l’attente de la trilogie classique) y cédait momentanément la place à l’instance de l’actio dicendi, et plus précisément même, à celle de l’actio pronuntiandi. Même s’il n’est pas nécessaire de développer ici les considérations que ce léger déplacement d’accent pourraient entraîner, on ne peut pas ne pas faire remarquer qu’il y va beaucoup plus que d’une simple affaire de rubricaires ou de casuistes. L’époque du concile de Trente voit se former dans l’Europe humaniste une nouvelle figure de l’homo loquens. La correction langagière n’est pas seulement rapportée à la réduction de toute forme de trouble ou de désordre, elle s’apparente à une véritable « discipline » : il y va comme d’une mobilisation plus générale et d’une réappropriation d’un fonctionnement parlant, d’une langue bien sûr, ce latin d’église devenu triste patois de chantres ou de potaches, mais surtout d’un fonctionnement intégrant les heureux effets d’une performance juste et constante sur la composition extérieure 26 Il va sans dire qu’il s’agit ici de la messe basse, comme on en célèbre de nombreuses au cours de la matinée dans les églises de villes et les chapelles de couvents, et auxquelles peuvent assister des fidèles, disposés le plus souvent de manière assez informelle. On comprend que, dans ces conditions, l’accès d’un prêtre à l’un des nombreux autels, oculis demissis, incessu gravi, erecto corpore, (Ritus servandus, tit. I, rub. 1), son maintien et sa dévotion manifeste pendant qu’il célèbre, prennent une importance déterminante pour créer une suffisante focalisation sur sa personne et sur l’action sacrée. 27 (Quand le prêtre administre un sacrement, il prononce attentivement, distinctement, pieusement et à haute voix chacune des paroles qui appartiennent à sa forme et à son administration. De la même façon, il dira dévotement et religieusement les autres oraisons et prières.) 28 Le fait d’avoir à lire, et par le fait même la relation au Livre, tant pour la messe que pour le rituel, ne peut pas être sans effet sur les solutions proprement comportementales, telles que l’intonation ou les mouvements. 29 Rituale Romanum, tit. I, de administratione sacramentorum in genere, § 11. Le Code de droit canonique de 1917, au canon 731, préconisera dans le même cas diligentia et reverentia.
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du corps, et la production d’une image sociale : silhouette bien parlante, priante et chantante. La psalmodie se renouvelle par la notation des accents dans les mots de plus de deux syllabes, et sous Urbain VIII par la révision de la ponctuation et l’utilisation de l’astérisque pour marquer la médiante, ou pause médiane. C’est d’ailleurs le même Urbain VIII qui, dans la Bulle Divinam Psalmodiam présentera ces révisions et celle des hymnes comme une exigence de décence et de bonne tenue littéraire, là où la rudesse du langage aurait pu impressionner fâcheusement celui qui doit s’acquitter d’un si haut ministère et en troubler la reverentia30. Reste que la formule la plus traditionnelle, celle sur laquelle gloseront les casuistes et les spirituels, est le plus souvent reverenter, attente et devote. Le second des trois termes permettait d’introduire une casuistique très développée de l’attention, dont saint Thomas avait donné une formulation quasi définitive31. Mais il peut être important de remarquer à quel point la correction du langage et la bienséance du dire pouvaient être aussi tirées vers le domaine de la reverentia, par où se trouvaient manifestées, dans la réalisation du Culte divin, la dignité et la juste estime de l’Œuvre, de l’Acteur et du Destinataire.
Le commentaire du cardinal Bona La perspective que développe Jean-Baptiste Bona, dans son grand ouvrage De Divina Psalmodia (Rome, 1653)32, se distingue de l’approche morale et casuistique (Suarez, Molina le Chartreux, Navarro33…), que l’on retrouve dans les chapitres introductifs d’un Rubricaire, tel que Gavanti. Elle se veut historique, symbolique, ascétique, la conjonction de ces trois perspectives faisant d’une certaine façon l’originalité de la meilleure science liturgique du xviie siècle, comme on le voit chez Thomassin ou Le Brun, par exemple. Casuistes et canonistes s’intéressent, on le comprend, à la formation de l’intention, à la teneur requise en attention et intégrité physique de l’acte, dues soit au titre de l’ordination ou du Bartolomeo Gavanti, un des collaborateurs de la réforme de Urbain VIII, préoccupé de cette correcte latinité dans la mise en œuvre de l’office, proposera pour les rudes, à la fin de son ouvrage, une table bien fournie présentant l’accentuation des mots difficiles. Thesaurus Sacrorum Rituum…, Réédition et additions par G. M. Merati, Venise, 1749, t. ii, p. 262-266. 31 Summa Theologica, IIa IIae, q.83, a.13. 32 Nous citons les textes du Cardinal Bona d’après : Opera omnia, Anvers, J. B. Verdussen, 1723. 33 Nous ne citons que trois noms parmi des dizaines : Francisco Suarez, De Virtute et statu Religionis, 24 livres publiés de 1608 à 1625. Le Quatrième traité De Oratione, devotione et Horis Canonicis est consultable au t. xiv de l’édition Vivès, Paris, 1853. Son ampleur et sa portée dogmatique dépassent de beaucoup la perspective casuistique et son autorité sera très élevée. Antoine de Molina, chartreux, Instruction pour les prêtres (Miraflorès, 1606), nouv. trad., Paris, J. Collombat, 1699. Navarro (Martin de Azpilcueta, dit), joue un rôle important à Rome sous Pie V et ses successeurs par ses consultations à la Pénitencerie. On a de lui : Enchiridion sive manuale de Oratione, Rome, 1586. Sixte-Quint appréciait l’ouvrage du Président Ioannis Stephani Duranti, De ritibus Ecclesiæ catholicæ, publié en 1591, à Rome ; autre édition à Lyon, P. Landry, 1606. La perspective historique, et la documentation patristique qu’il dégage quelque peu des réemplois médiévaux, se mêlent à une perspective canonique, héritée de Gratien, et n’ignore pas la casuistique. La lecture de la Theologia Moralis de saint Alphonse de Liguori permet de se faire une idée de l’univers des casuistes après deux siècles de débats, et de l’aspect quelque peu talmudique de la cumulativité « contradictoire » de leurs jugements, opinions et consultations, sorte de législation jurisprudentielle du péché et de ses circonstances aggravantes ou atténuantes. 30
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bénéfice soit à la validité du sacrement34. La dévotion, difficile à intégrer dans une perspective strictement contractuelle ou sacramentaliste, relèvera, soit d’une synthèse morale en se voyant rattachée à l’organisation de l’appareil vertueux, comme la Somme Théologique en avait donné l’exemple, soit d’une perspective plus volontiers ascétique, centrée sur le fonctionnement réel de la vie spirituelle en ses diverses composantes et son accomplissement vécu. Bona propose toutefois deux observations de portée générale qui ne manquent pas de pénétration : 1) Partageant avec tous les auteurs le sentiment que les cérémonies sont destinées à « exciter dans les âmes la ferveur de la dévotion35 », Bona n’en reste pas à une telle généralité. Il voit dans les cérémonies une réalité qui s’épuise dans leur seul fonctionnement : en elle mêmes (secundum se), elles ne contiennent ni perfection, ni sainteté ; elles sont des actes extérieurs de Religion, qui agissent à la manière de signes (quasi signis)36 par lesquels se manifeste et se soutient la vie théologale et ecclésiale dans toutes ses dimensions. La protestatio fidei per aliqua signa exteriora37 est donc ici une logique première. Mais le signe est en ce cas inséparable du mouvement de sa production. Il n’existe qu’en puissance d’un acte producteur qui s’en éclaire pour se connaître et s’ajuster dans sa qualité, son poids et sa mesure. Le verbe aspire à l’adverbe. Commentant le passage de Deutéronome, 16,20 : juste quod justum est persequeris, Bona développe le paradoxe selon lequel une œuvre peut être bonne en elle-même, sans cependant plaire à Dieu si elle manque des conditions propres de son effectuation. Et il emprunte à Gerson une expression frappante tirée de la grammaire : Dieu agrée et récompense les adverbes plutôt que les verbes : Deum esse non verborum, sed adverbiorum remunerator : hoc est Dominum non tam respicere ad actionis bonae substantiam, quam ad modum et circumstantias, quam grammatici solent adverbialibus terminis explicare.
34 C’est le point de vue qui prévaut chez les rubricaires modernes. On le trouve parfaitement exposé dans le Dictionnaire de droit canonique, éd. R. Naz, Paris, Letouzey et Ané, t. 2, 1937, article « Bréviaire » (A. Molien). Voir aussi dans le même ouvrage, t. 1, article : « Attention » (E. Thamiry). 35 Entre mille, occurrences de cette expression qui aurait à elle seule mérité une étude, nous citons l’adresse « Au Lecteur » du Manuel des Cérémonies Romaines, cité ci-dessus note 117 : « Comme les saintes Cérémonies de l’Église ont été instituées pour rendre à Dieu un culte qui lui soit agréable, pour conserver la Majesté de la Religion Chrétienne, pour élever nos esprits à la contemplation de nos Mystères et pour exciter en nos âmes la ferveur de la dévotion ; l’on ne peut sans doute apporter trop de soin pour les faire observer par les Ecclésiastiques avec toute la fidélité, toute la bienséance, et toute la gravité possible. » 36 …licet enim ipsae ceremoniae nullam secundum se perfectionem, nullam continent sanctitatem : sunt tamen actus externi Religionis, quibus quasi signis excitatur animus ad rerum sacrarum venerationem, mens ad superna elevatur ; nutritur pietas, fovetur charitas, crescit fides, devotio roboratur, instruuntur simpliciores, Dei cultus ornatur, conservatur religio et veri fideles a pseudo-christianis discernuntur. De Divina Psalmodia, c. XIX, § III, Anvers, J.-B. Verdussen, 1723, p. 563 : (Bien que les cérémonies ne contiennent en elles-mêmes aucune perfection, aucune sainteté, elles sont pourtant des actes extérieurs de religion, par lesquels, comme par des signes, l’âme est éveillée à la vénération des choses sacrées, l’esprit est élevé aux réalités d’en-haut, la piété est nourrie, la charité stimulée, la foi accrue, la dévotion fortifiée, les simples sont instruits, le Culte de Dieu embelli, la religion entretenue, les vrais fidèles sont distingués des pseudo-chrétiens.) Le pape Pie XII citera ce texte dans l’encyclique Mediator Dei (1947). 37 Summa Theologica, IIa IIae, q.101, a.3, 1.
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C’est ainsi, continue Bona que l’on qualifie traditionnellement la prière et la psalmodie par trois conditions, nécessaires pour en faire une œuvre bonne « …nimirum ut reverenter, ut attente, ut devote psallamus »38. De disciplina psallendi Le vertueux cardinal Bona n’avait pas de peine à exalter la grandeur de la récitation de l’Office divin, la plus noble des occupations religieuses, comparable aux plus hautes tâches séculières. La négliger est un scandale. Mais c’est une défaillance majeure que de ne pas unir les actes extérieurs avec les opérations internes de l’esprit (externis actibus internas spiritus operationes copulare). Le guide, bien sûr, est ici saint Benoît, au chapitre 19 de la Règle : …ut quoties ad opus divinum assistimus, consideremus qualiter oporteat nos in conspectu Divinitatis, et Angelorum esse, et sic stemus ad psallendum, ut mens nostra concordet voci nostrae. Voilà l’ouverture d’une perspective « ascétique » (tractatio ascetica), où les choses de la vie se conjuguent adverbialement, et se modulent dans la durée, en vue d’une charité plus parfaite. On ne peut séparer l’acte propre de la prière, de l’Office (mais les Auteurs en disent autant de la Messe), du contexte proche ou lointain que constitue la vie louable du priant ou du psalmodiant. Les Pères s’étaient exprimés là-dessus avec clarté, mais les auteurs païens les plus sages (Pythagore, Porphyre…) avaient aussi, en vue de toute véritable méditation, exalté la vie droite, l’âme suffisamment libre des préoccupations et des tumultes, la bouche habituellement réservée. Bona ne néglige pas le poids d’une morale de l’intention à « dresser », à former, à tenir suffisamment pour faire de la prière un acte humain constitué39. Mais il s’intéresse beaucoup plus à ce qu’on appellerait aujourd’hui sa motivation, sa dynamique, son mouvement, son poids d’application, son humeur. Et voilà le trait dévotionnel qui s’impose de lui-même. Bona cite Richard de Saint-Victor : …scimus enim quia intime et devote nunquam mens orat, quae se ad devotionem studiosis praemeditationibus prius non excitat, et emprunte à saint Augustin le saisissant commentaire de l’adverbe voluntarie, au verset du Psaume 55 : Voluntarie, sacrificabo tibi.
Insaisissable dévotion On ne peut pas ne pas faire remarquer au passage que nous rencontrons ici une des difficultés à laquelle se heurtent pratiquement tous les auteurs : la localisation, si l’on peut dire, de la devotio est difficile, l’acte célébrant lui-même semble y faire obstacle de par l’objectivité même de sa forme et de son effectuation, objectivité renforcée, comme on le voit G. Bona, « Rerum Liturgicarum Libri duo… », Opera omnia, op. cit. p. 564. Il va sans dire que les questions touchant l’intention prendront une importance beaucoup plus grande dans le cas de la messe et des sacrements, comme on peut s’en faire une idée à propos de l’Eucharistie en Summa Theologica, IIIa pars, q.64. 38 39
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bien, par le souci contractuel de l’acquitemment minimal en justice, ou sa soumission à une problématique de la validité ex opere operato. La devotio est tout entière du côté de l’opus operantis40. D’où, chez tous les auteurs, l’importance accordée à un régime de préparation, d’auto-dispositions, souvent présenté de manière méthodique, à la fois distribué dans la durée (« dispositions précédentes éloignées ou proches, dispositions concomitantes, dispositions subséquentes »), et concentrique (l’acte célébrant étant alors considéré comme un moment riche et manifeste d’une vie par ailleurs suffisamment dévote)41. La logique est ici inexorablement inflationniste : un corps de prières préparatoires, ou même en cours d’action, de propos intérieurs censément disposants (« dispositions concomitantes » sous forme d’actes, d’aspirations, d’élévations, considérations) en arriveraient à constituer sinon une doublure de l’action, du moins un ensemble autonome et presque concurrent. Bona, particulièrement prolixe en ce genre de littérature, et souvent très heureux dans ses formulations et son lyrisme, est aussi un des auteurs les plus conscients du danger de multiplier et d’isoler ces intentionnalités et ces expressions dévotes, au détriment de l’Office lui-même : son commentaire, rejoignant celui, classique, des casuistes en matière d’intention, reviendra à montrer que certains actes cérémoniels sont de vrais performatifs intentionnels et cérémoniels, qui signifient ce qu’ils font et le font : se rendre au Chœur, se signer, chanter véritablement, se lever, s’asseoir pour écouter, proférer de voix et de cœur les Noms divins… Cette perspective se retrouve chez des formateurs français du clergé tels que Beuvelet, ou Demia, qui en dépend, en particulier dans leur commentaire de la Messe, en ce point beaucoup moins allégorisant, voire visionnaire ou apocalyptique, que celui de M. Olier42.
Reverentia On sait et on enseigne depuis saint Thomas, que la prière met en jeu une activité cognitive, dont le mouvement et la directivité est l’attention, et une activité engageant le vouloir-vivre, dont le mouvement est la dévotion, et qu’elle requiert un acte conjoint de ces deux puissances. Mais une conduite préalable et soutenue est nécessaire, qu’exprime depuis toujours l’adverbe reverenter. Cette reverentia est définie par Bona, suivant en celà 40 Cette problématique fait corps avec la théologie des dispositions personnelles, en rapport avec l’acquisition des fruits des actes sacramentels ou de la prière. Dans un ordre moins fondamental, on la retrouve au sujet des prescriptions canoniques concernant l’obtention des indulgences (Codex Juris Canonicis 1917, canons 925-936). Elle fait la difficulté, comme on le sait, de la théologie du sacrement de pénitence, qui considère les actes du pénitent comme quasi materia (Concile de Trente, Session XIV, canon 4), et ouvre par là même le problème redoutable de la mesure de la contrition. Le concile de Trente abordera la question de la préparation à la communion pour souligner surtout, contre Luther, l’importance de la communion sans conscience de péchés mortels (session XIII, canon 11). Il affirmera hautement la dimension latreutique du culte eucharistique et la valeur des cérémonies publiques (session XIII, canon 6). 41 Ces conceptions sont tout à fait communes, même si la terminologie employée diffère. 42 Matthieu Beuvelet, La Vraie et Solide Dévotion […], Paris, G. Josse, 1661 ; Charles Démia, Trésor clérical ou conduites pour acquérir et conserver la sainteté ecclésiastique, 2e éd. revue, Lyon, J. Certe, 1694. Jean-Jacques Olier, Explication des cérémonies dei la Grand-Messe de paroisse selon l’usage romain, Paris, J. Langlois, 1687.
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le De Officiis de Cicéron, comme la forme que prend la reconnaissance d’une valeur en un site, par la « composition de l’homme extérieur », sa situation, sa posture, le ton de sa voix, l’économie de ses regards, la conscience qu’il prend par là même du lieu, du temps, de la compagnie43. La valeur reconnue et ainsi corporellement saluée, n’est pas autre que celle de la grandeur de Dieu, de la dignité de son service et de ses serviteurs, et cette reconnaissance s’accomplit dans une économie posturale, et pas seulement mentale, ou conceptuelle. Il y a là un véritable ordonnancement des potentialités sensitives intégrant le Culte divin, pas seulement comme supplément de bonne manière, mais comme partie constitutive de l’acte théologal de latria, …quia totus homo, totis viribus, totis praecordiis se totum… conferre debet ad orandum et laudandum Deum. Par extension, la reverentia se portera également sur la règle elle même, et l’exactitude rituelle et cérémonielle, bien qu’il importe de remarquer que c’est en ce point la règle de la révérence qui commande et précède la révérence de la règle. Bona est également sensible à la dimension visible et publique de la révérence (et par le fait même de l’irrévérence) : voir, être vu, se donner à voir n’est pas seulement une banale nécessité réglée par quelque convenance : compte tenu d’une nécessaire pudeur, que vient justement régler le rite, il faut y reconnaître un acte religieux dans lequel l’acteur célébrant produit les signa exteriora par où la foi s’atteste, et dont la portée le dépasse, puisque s’y annonçent en même temps l’acte et son au-delà. La reverentia apparaît donc, selon Bona, comme modalisation religieuse de la confection des actions signifiantes, aux fins de leur accorder un poids suffisant de présence dans le présent, de situation dans le site, et de corps dans le corps44.
Devotio Bona fait d’abord remarquer que le terme latin a connu un usage profane (destinatio, dedicatio) avant de se sanctifier en quelque façon dans l’usage des chrétiens pour désigner un certain penchant de l’âme vers Dieu (propensio animi ad Deum). Mais suivant saint Thomas, Bona place la devotio sous la mouvance et le contrôle de la volonté45, ce qui lui permet d’écarter les visions appauvries de la dévotion : douceur sensible, attendrissement du cœur, qui n’en sont à tout prendre que des effets possibles. La devotio, vertu propre du passage à l’acte par le désir des fins, apparaît plutôt comme un stimulant actif et affectif de tout ce que le culte chrétien comporte d’action et de service, à la fois orientation et mouvement, mais également soutien, persévérance, entretien. Les métaphores invoquées par Bona sont celles de l’irrigation, de l’étayage, du petit bois sur le feu de l’autel, de l’huile 43 …ad externam reverentiarn pertinent sensuum exteriorum eustodia, externi hominis compositio, vocis in cantu moderatio, gravitas morum, habitus decentia, omniumque ceremoniarum et prescriptorum rituum observantia, ibid., p. 562. (À la reverentia extérieure appartiennent la garde des sens externes, la composition de l’homme extérieur, la mesure de la voix dans le chant, la gravité des comportements, la décence du vêtement, et l’observance de toutes les cérémonies et des rites prescrits). 44 Saint François de Sales, écrivant en français, emploiera dans le même contexte le terme de « bienséance », lequel en l’occurrence désigne quelque chose de plus fondamental qu’un simple protocole de bonne tenue. Voir Entretiens…,op. cit. supra note 100, IX, sur le sujet de la modestie, p. 1042 sq. 45 …voluntas quaedam prompte se tradendi ad ea quae pertinent ad Dei famulatum, IIa IIae, q.82, a.l.
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qui permet à la flamme de la lampe de se maintenir46. Ainsi la dévotion vient-elle au secours de l’attention, par application cordiale et diligence affectueuse. Elle fait passer à l’acte l’intention, par un vrai désir d’en accomplir les fins. Elle utilise pour se maintenir mille petites industries (adjumenta) qui la mettent en rapport avec tout ce que la vie chrétienne comporte de pratiques d’entretien, d’attachement, de mise en route de soi, de considération et de vigilance47. C’est ainsi que la dévotion apparaît bien comme initiative et disponibilité, à l’abri de toute gloriole pélagienne, par le fait même que toute vraie et sage dévotion se creuse en désir de la dévotion même, et par là peut trouver sa vérité, et peut-être son plus grand mérite, dans des états de sécheresse ou de désolation spirituelle.
Petit guide d’une célébration dévote Mais il faut bien en arriver sinon à la « dévotion concomitante », pour parler comme les auteurs français, du moins à la « dévotion actuelle ». Et sur ce point, la problématique des auteurs apparaît assez paradoxale, car si le consentement général tient pour acquis que les Cérémonies de l’Église sont destinées à « exciter la dévotion des fidèles », il semble bien qu’une attitude globalement dévote soit requise pour bénéficier en réalité de cette « excitation », comme si une disposition intelligente et généreuse du récepteur pouvait seule permettre aux actions saintes de déployer leurs lumières et leur attractivité48. Le Tractatus Asceticus de Missa, autre ouvrage du Cardinal Bona, retient l’intérêt par le ton personnel et chaleureux qu’il donne à l’exposé de la doctrine la plus commune. Son ouvrage ne manque pas d’un certain disparate et connait de nombreuses redites. Comme beaucoup d’auteurs ascétiques, il n’en finit pas d’arriver à la célébration elle-même, développant un horizon chargé de toute la théologie et de toute la sagesse disponibles pour instruire, ébranler, séduire, conduire son lecteur, laissant ainsi mesurer à celui d’aujourd’hui, combien a pu être préoccupante, voire lancinante, chez les formateurs et pasteurs posttridentins, cette hantise d’une valeur richement éprouvée des actes religieux, et de leur place dans la construction et l’entretien d’une vie chrétienne personnelle et intérieure, transformée par une fréquentation intelligente et sensible des mystères de la foi et du culte. Ainsi, Bona pense pouvoir stimuler la dévotion « actuelle » d’un célébrant désirant célébrer rite et pie, par l’appel à une foi forte dans le mystère même du Corps et du Sang du Seigneur saisi dans toute sa sublimité, par le recours à l’humilité, à l’image du Christ qui Saint Augustin avait parlé de flammes et d’étincelles, M. Olier de « fusées volantes » (Traité des saints ordres, Première partie, c. 7, in fine). Saint Antonin, que cite Bona, avait emprunté à saint Thomas la métaphore de la graisse (pinguedo corporalis) (Summa Theologica, IIa IIae, q.82. a.2, 2.), laissant plutôt les images du feu connoter la ferveur. 47 On pourra relire le commentaire de l’Amen, qui termine superbement le Catéchisme du concile de Trente, c. 46, § 4. 48 Le Catéchisme du concile de Trente avait parfaitement exprimé les difficultés pastorales provoquées par le défaut d’intelligence et de sensibilité touchant les cérémonies de l’Église. La circularité que nous décrivons apparaît aussi clairement : la piété cherche une religieuse intelligence des signes sacrés, et cette sensibilité aux signes à son tour renforce la piété. D’où l’importance d’une catéchèse appropriée qui puisse instruire les esprits et disposer les cœurs. Voir à propos des cérémonies du Baptême, c. XV, § 4. 46
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s’est anéanti lui-même, seule attitude pour le prêtre qui sait tout devoir à la seule grâce de Dieu. Il se stimule et s’émeut aussi à la pensée que les délices de la Table ont été acquises par la cruauté de la Passion, mais cette considération, loin de l’arrêter, lui fait désirer, d’un plus grand désir encore, la consommation ardente et aimante de ce Pain angélique. Craignant sans doute de ne pas avoir été assez convaincant, il ne résiste pas à la tentation d’ajouter, quelques pages plus loin, une sorte de supplément inattendu d’aliae considerationes ad pios affectus in celebrante excitandos. Cette générosité littéraire est commune aux auteurs parmi les plus grands49. Elle fait le lien avec le domaine plus général de la vie spirituelle quand celle-ci vient au contact des Mystères du culte, et au plus haut point dans le Mystère eucharistique. Mais elle annonce sans doute aussi un trait propre à la poussée dévotionnelle, qui est une certaine profusion, une véhémence, ou un lyrisme, non sans risque d’excès. Notre auteur, comme nous l’avons vu à propos de l’Office, est relativement conscient de cette dérive possible. Il en voit d’ailleurs la limite pratique : considérations trop nombreuses, dispersées, prières préparatoires trop longues (il en écrit et en propose d’interminables). On pourrait y ajouter une certaine contention engendrée par une telle accumulation finalement inquiète. On sent dès lors en le lisant combien l’entrée dans la célébration ellemême constitue un « passage à l’acte » en fin de compte apaisant et comme recueillant et rassemblant d’un seul coup, par la vertu du faire, les puissances, pensée, mémoire, sentiment, certes stimulées, mais dispersées et dépourvues jusque là de tout principe de réalité externe et de finalité agie50. Le commentaire des Cérémonies de la Messe se veut, certes dévot (asceticus), et donc destiné à suggérer aux célébrants de ferventes dispositions et orientations intérieures. Il suivra pas à pas toutes les actions décrites par les Rubriques. L’auteur y est tributaire, et le dit, des Explications médiévales : Amalaire, Durand, Innocent III, Hugues de Saint-Victor, Gabriel Biel… Son originalité est d’exposer avec une certaine bonhomie les éléments de sa méthode : « …je propose point par point un certain nombre de considérations pour chaque partie du Sacrifice, parmi lesquelles on pourra choisir de pieuses dispositions (pios affectus), occuper utilement la pensée et éviter la distraction51. » Il ajoute aussitôt : « …qu’on ne s’effraie pas si je développe assez abondamment les considérations et les sentiments ; il faut beaucoup 49 Notre choix de suivre les enseignements du cardinal Bona, parmi des auteurs nombreux et considérables, tenait à notre désir d’honorer dans cette revue un liturgiste de haute stature, artisan avec quelques autres de la pratique moderne de la science liturgique. Nous avons dit l’importance de l’apport de Suarez ; il aurait été tout aussi concevable d’interroger les grands et moins grands noms de l’École française. Nous avons cité Bérulle et saint Jean Eudes. Celui de J.-J. Olier aurait pu s’imposer, notamment avec le Traité des saints ordres, Introduction générale par J. Gautier, Paris, La Colombe, 1953. 50 Nous serions tentés de donner une portée radicale, et pourquoi pas métaphysique, à l’affirmation de saint Thomas posant que la prière agit praesentialiter (Summa Theologica, IIa IIae, q.83, a.13). Pas seulement « dans le moment même », mais de par la confection des signes dans l’immanence de leur temps opératif, l’incidence rituelle, par où le sujet se prend à être ici-maintenant, à la fois dissocié et associé, de par la force et la fugitivité même des signes et des adresses qu’il pose. 51 Cardinal Giovanni Bona, De sacrificio missae tractatus asceticus, c. 5, § III, Opera omnia, op. cit., p. 121.
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de mots pour décrire, mais au moment voulu, si toutes ces choses sont bien ancrées dans la mémoire, il est facile et presque naturel d’y faire un choix, sans confusion mentale ni fatigatio capitis. » Reste que le premier souci d’une bonne célébration désireuse de ne manquer en aucune façon aux trois qualités de reverentia, attentio, et devotio, est d’observer très exactement et très scrupuleusement tout ce qui est prescrit dans le Missel touchant les rites et cérémonies. L’autre donnée générale concerne les verba : « … tous les mots seront articulés clairement, distinctement, avec ferveur (clare, distincte, ferventer), on les prononcera sans nulle hâte, et sans agiter dans son esprit, même si cela paraît bon et saint, quoi que ce soit d’étranger au sens propre et littéral des mots, afin de se conformer à l’esprit de l’Église, qui a choisi avec beaucoup de discernement les prières, les lectures, les expressions de la Messe pour l’instruction et la dévotion du prêtre et des assistants52. ». Un célèbre musicographe qui est presque le contemporain de Bona, et par ailleurs compositeur remarquable, conseillait aux chanteurs de « former le sens » des mots et de la phrase dans la conduction même du chant. La position est un peu la même, et apparaît bien de ce fait comme un trait assez commun d’une civilisation du bien dire, comme on l’a abondamment fait remarquer53. L’approche des cérémonies et des actions particulières, et de leur enchaînement, la rubrique étant suffisamment connue par ailleurs, se fera donc 1o par l’insistance sur la manière, le caractère, l’allure, le ton qui leur conviennent. La comparaison en ce point serait facile avec la musique : c’est justement l’époque où se généralise l’usage des termes, surtout italiens, désignant les caractères et les allures du jeu instrumental : allegro, adagio, andante, largo, mais aussi affettuoso, ou con amore ! 2o par un commentaire à dominante symbolique et biblique, explorant les res mystice designatae. Mais à la différence des allégories de Durand, ou des fulgurances visionnaires de Mr Olier, Bona serre de près les cérémonies, s’intéressant autant, sinon plus, aux gestes, actions, voire interactions, déplacements qu’aux paroles54. Il avait comparé la Messe à un Théâtre sacré55 : son commentaire correspond un peu à ce que l’on appellerait aujourd’hui une direction d’acteurs. Par exemple, il recommande au prêtre d’écouter ses assistants lui adresser le Misereatur : illum in te spiritum excitabis, quem
Ibid. Jean-Yves Hameline, « Sébastien de Brossard et le plain-chant », Sébastien de Brossard musicien, textes réunis par Jean Duron, Versailles, Éditions du CMBV/ Paris, Éditions Klincksieck, 1998, p. 154. Resterait à définir ce « ton de dévotion », indissociable de la « species devotionis ». C’est une donnée commune des moralistes de ce temps que d’insister sur l’importance des conduites intonatoires. On se référera sur ce point à un ouvrage qui, par ailleurs, recoupe en bien des points et dépasse les données de cet article, et permettra au lecteur de prendre connaissance, sur l’Office divin et la prière, des positions d’auteurs tels que L. Thomassin, P. Nicole, Mme Guyon, ou J.-J. Duguet, dans Monique Brulin, Le Verbe et la Voix, la manifestation vocale dans le culte en France au xviie siècle, Paris, Beauchesne, (« Théologie historique », 106), 1998. 54 Mathieu Beuvelet, dans La Vraie et Solide Dévotion, propose un commentaire succinct sans être trop court, des cérémonies de la messe. Il procède par demandes et par réponses. Pour chaque cérémonie, il propose en général quatre points : 1) pour quelles fins est-elle établie ? – explication plutôt fonctionnelle, 2) que signifie-telle ? – explication « mystique » (symbolique), 3) quelles pensées peut-elle suggérer ? 4) dans quels sentiments faut-il l’accomplir ? M. Beuvelet, La Vraie et Solide…, op. cit. supra note 136, p. 313-373. 55 G. Bona, Tractatus, c. III, § 5, p. 111. 52 53
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verba sonant, magno animi ardore et devotione56. Il ne voit pas comment le baiser à l’autel pourrait être autre chose qu’un réel mouvement d’affection pour le Seigneur Jésus Christ, de même que le baiser au Livre des Évangiles, à l’endroit même où le pouce avait tracé la croix cum tenero affectu erga Christi Passionem et mortem. S’il fallait se rapporter à quelque industrie issue de la rhétorique, on penserait facilement aux procédés attachés aux Artes memoriae57, moins au niveau du détail ou d’une diégèse analogique, comme le rattachement du déroulement de la Messe aux stricts épisodes de la passion (Bona l’ignore), que comme inscription de tout geste, de tout signe dans une sorte de mémorial multidimensionnel, où se conjugueraient les lieux, les choses, les gens, l’Autel, le Pain ou le Livre, prenant leur incidence dans le présent, de la corporéité qui les tient, et tranformant cette corporéité en habitabilité significative reçue et partagée.
Quand la dévotion demande la dévotion La prière Aperi Domine, proposée par le Bréviaire Romain pour être dite avant l’Office, contenait, à un terme équivalent près, la trilogie classique. Mais comme prière, à la différence des textes prescripteurs ou des commentaires magistraux, elle se plaçait d’emblée sur l’axe de la devotio : le bien-dire de la bouche y est joint à la purification et à la mise à disposition du cœur. Et, dès lors, un accent de chaleur vient qualifier la lumière dont jouit l’intelligence : Intellectum illumina, affectum inflamma ut digne, attente ac devote hoc Officium recitare valeam, et exaudiri merear ante conspectum divinae majestatis tuae58.
Le fait que cette formulation emploie les termes en usage depuis les Pères ne fait que renforcer plutôt qu’amoindrir par redondance sa portée paradigmatique. On y trouve remarquablement liés les éléments classiques d’une sorte de « métapsychologie » de la prière à dire : la bouche et sa profération orale, l’intelligence qui forme et reçoit le propos, le cœur qui se meut dans le jeu du dire, du dit et du disant, et la « présence », où le trait de majesté n’est pas autre que le rayonnement du Bien dans le bien-dire, dignité suprême du Nom béni sur les lèvres de qui le profère.
Ibid., c. V, § 4, p. 122. Frances Yates, L’Art de la mémoire (trad. de l’anglais The Art of memory), Paris, Gallimard, 1975. 58 (Seigneur, ouvre ma bouche pour que je bénisse ton saint Nom ; purifie mon cœur de tout attachement vain, pervers, et de toutes pensées étrangères ; éclaire mon intelligence, enflamme mon affection, de telle sorte que je puisse réciter cet Office avec respect, attention et dévotion, jusqu’à mériter d’être entendu en présence de ta Divine Majesté. Amen.) La consultation de la littérature euchologique serait, on le devine, d’un riche intérêt, en particulier du côté des prières d’ordination. 56 57
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Expliquer l’Écriture avec le style de l’Écriture Relire Fénelon Les Dialogues sur l’Éloquence en général et sur celle de la chaire en particulier1 parurent en 1718, trois ans après la mort de Fénelon. Cette publication fut entreprise à l’initiative et par les soins du Marquis de Fénelon, petit-neveu de l’Archevêque, et du Chevalier Ramsay, qui les firent précéder d’une Préface. On peut y lire que cet ouvrage « a été composé dans la jeunesse de feu M. de Cambrai », et qu’on a cru bon d’y adjoindre la Lettre à l’Académie2, composée « dans les derniers temps de sa vie ». La lecture de ces deux textes, si personnels de contenu et de facture, fait apparaître, en même temps que la souveraine indépendance d’esprit de l’Archevêque de Cambrai, la belle continuité de ses préoccupations d’un bout à l’autre de sa vie active, en matière de langage, de communication orale et d’écriture, et son souci constant d’un juste gouvernement de la pensée. Lors de sa réception à l’Académie française, le 31 mars 1693, Fénelon fut amené à faire l’éloge de Pellisson, écrivain estimable du siècle finissant. Il en profita pour faire l’apologie d’une élocution raisonnable et naturelle, dépouillée d’ornements vains et affectés, qui ne peuvent qu’en affaiblir la force et le charme3. C’est souvent dans des textes à destination pédagogique que le précepteur du Dauphin trouve prétexte à revenir sur ces sujets, comme on le voit dans les Dialogues des Morts, écrits pour son élève4, dans le petit traité De l’éducation des Filles, écrit pour le Duc et la Duchesse de Beauvillier, et publié en 16875, et bien sûr dans les Aventures de Télémaque6, mais In La Maison-Dieu, 227, (2001/3), p. 79-108. Ce texte a connu de nombreuses éditions. On le trouvera commodément dans : Fénelon, Œuvres, I, éd. établie par J. Le Brun, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1983, p. 1-87. Nous renverrons habituellement à cette édition aisément accessible, et au volume suivant, Œuvres, II, 2000. Les notes et présentations dues à Jacques Le Brun y sont des modèles d’érudition et de pénétration intelligente et sensible d’un écrivain plus qu’aucun autre intelligent et sensible. 2 Œuvres, II, p. 1135-1197. 3 Œuvres, I, « Discours à l’Académie française », p. 531-539. 4 On y retiendra particulièrement les Dialogues VII, Confucius et Socrate, XV, Hérodote et Lucien, XXXI, XXXII, XXXIII, Cicéron et Démosthène, XLIII, Caton et Cicéron, XLVI, Cicéron et Auguste, LI, Horace et Virgile, LIII, Léonard de Vinci et Poussin. Œuvres, I, p. 277-510. 5 Œuvres, I, p. 91-171. 6 Œuvres, II, p. 1-326. Le Télémaque est une sorte de grand roman à la gloire de la parole capable d’engendrer la vertu et le bonheur par l’exhortation réussie. Mentor, qui est à la fois Minerve et la Sagesse chrétienne, parle, redresse et persuade, mais, en le faisant, ouvre un sillon de lumière au fond du cœur, au point de rendre l’épreuve *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 309-325 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119012
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l’intérêt de Fénelon pour la prédication et pour tout ce qui, en matière d’action pastorale et d’évangélisation, relève de la parole publique et de l’entretien oral, ne fera que croître avec sa nomination à l’archevêché de Cambrai, où sa conduite et sa disponibilité entière à ses diocésains et aux visiteurs venant le consulter, firent l’admiration de ses contemporains. De 1677 à 1679, le jeune abbé de Fénelon fréquente Saint-Sulpice. Il y reçoit de M. Tronson une formation spirituelle et une initiation au ministère pastoral, comportant catéchismes et prédication. Il honore sa fonction de Supérieur ecclésiastique des Nouvelles catholiques, jeunes filles venant du protestantisme, par des stations d’Avent et de Carême. Entré en contact avec Bossuet, il séjourne et prêche à Meaux, en compagnie de Claude Fleury, en 1684, et participe activement à des Missions en Saintonge au cours de l’année 1685. En 1687 (il a trente-six ans), il peut exprimer avec ampleur ses pensées et ses sentiments sur la mission de l’Église, dans un important Sermon pour l’Épiphanie, prononcé aux Missions Étrangères, à Paris7. Les Dialogues sur l’Éloquence, sans doute composés entre 1677 et 1681, et peut-être en 16798, pourraient donc exprimer un premier état des idées et des orientations de Fénelon touchant la pratique oratoire et la prédication ecclésiastique, telle qu’il l’imagine et la différencie d’un certain nombre de manières de faire en usage de son temps à la Ville et à la Cour.
L’institution sociale du Sermon L’institution sociale du sermon, ou de la station de prédication, pour l’Avent ou le Carême, sans parler des Panégyriques des Saints et des grandes prédications de circonstances9, faisait de ces entreprises des événements de société, comparables en leur statut et leur fréquentation (annonce publique, places retenues, hantise des chaises vides, et même problèmes de stationnement des carrosses !)10 aux propositions du Théâtre ou de l’Opéra. La Gazette de supportable, presque douce. Mais Mentor ne manque pas non plus de parler de la parole, et de proposer un modèle de la bonne action sur autrui par une parole juste et bienveillante, arrivant à son heure, sûre de sa cible et difficilement oubliable. Cette juste parole, dont la portée est politique avant d’être morale, est perpétuellement tendue entre des pôles opposés, tension qui fait sa force et sa tonicité : fermeté/douceur, distance/tendresse, simplicité/noblesse, science étendue/intuition de l’instant. 7 La première phrase de ce sermon, à la considérer comme un acte, ce qu’elle est, plutôt que comme un texte, contient une formulation saisissante de l’axe sur lequel Fénelon veut placer l’action du prédicateur : « Béni soit Dieu, mes Frères, puisqu’il met aujourd’hui sa parole dans ma bouche (il s’agit du passage d’Isaïe : Surge et illuminare, Jerusalem) pour louer l’œuvre qu’il accomplit dans cette maison ». Œuvres, I, p. 827. 8 Cette date est estimée plausible par Jacques Le Brun, Œuvres, I, p. 1233-1234. 9 Les auteurs du temps distinguent habituellement trois types d’instructions proposées par le clergé aux fidèles : le catéchisme, héritier lointain des instructions catéchuménales ; le prône de la Messe de Paroisse, suite très arrêtée de prières publiques, d’informations concernant la vie de l’Église et de rappel de la doctrine, pouvant comporter une instruction-exhortation, quelquefois dénommée homélie ; et enfin le sermon, action autonome et détachée, le plus souvent donné l’après-midi avec plus ou moins de solennité et d’appareil. Cf. entre beaucoup d’autres : Louis-Ellies Du Pin, Méthode pour étudier la Théologie, à Paris, chez Antoine-Urbain Coustelier, 1716, chap. 27, p. 342. 10 On peut lire là-dessus le très sérieux et très récréatif poème en quatre chants de Pierre de Villiers, L’Art de prêcher, publié à Lyon, en 1682, dans le style de l’Art poétique (et des Satires de Boileau. Reproduit dans l’Abbé Dinouart, L’éloquence du corps ou l’action du Prédicateur, Paris, G. Desprez, 1761, p. 349-434. Dans un style
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Renaudot, ou la Muse Historique de Loret en rendaient compte, de même que les lettres élégantes qui circulaient de salons en salons comme on le voit à celles, bien connues, de Mme de Sévigné. Le danger n’était pas feint de voir s’exporter dans les provinces les travers mondains, encore peu corrigés, de ces interventions publiques : emphase, exagérations, pointes, antithèses appuyées, soin trop manifeste de la forme et de l’art. La multiplication d’un clergé mieux instruit et soucieux de son rang, risquait de propager un style commun, banal en son afféterie et son application exagérée. C’est le diagnostic que porte Claude Fleury dans son Discours sur la Prédication de 1688 : « Les vains efforts, écrit-il, que l’on fait aujourd’hui pour remplir l’idée que l’on s’est formée de la prédication, rendent la plupart des sermons inutiles au peuple, qui n’est ni instruit, ni touché sensiblement, et méprisables, ou du moins ennuyeux aux gens d’esprit, qui y trouvent toujours des défauts ; que si dans un âge il y a deux ou trois prédicateurs qui réussissent, ils attirent à la vérité un grand nombre d’auditeurs, mais on ne voit pas qu’ils fassent beaucoup plus de conversions que les autres. Cependant ils font un grand mal ; car tous les Prédicateurs médiocres aspirant à les copier, forcent leur génie, et font plus mal qu’ils ne feraient naturellement, pour vouloir faire mieux qu’ils ne peuvent. On voit tous les jours de jeunes Cordeliers et d’autres Stationnaires de campagne débiter devant des paysans de grands mots et de prétendues belles pensées, qu’ils ont prises dans des Auteurs de réputation, et qu’ils espèrent faire valoir un jour dans les bonnes Villes »11
Le prédicateur et son public Les Dialogues sur l’Éloquence sont une œuvre écrite d’une plume presque trop assurée, qui frappe par sa fermeté et son aisance. La critique y est vive, en particulier dans les portraits que l’auteur se permet de tracer de l’un ou l’autre prédicateur de son temps, même s’ils sont infiniment moins élégant que celui de Fénelon, mais ne manquant ni d’habileté ni de verve, il dispense à peu de choses près la même doctrine et fait entendre, avec plus de détails concrets, les mêmes critiques. 11 Cf. Discours sur l’Histoire ecclésiastique, par l’abbé Fleury, nouv. éd. augmentée des Discours sur la Poésie des Hébreux, l’Écriture sainte, la Prédication […], à Nismes, chez Pierre Beaume, 1785. Saint Vincent de Paul, le grand éducateur de la génération précédente, à commencer par Bossuet, et, comme on le sait, ardent promoteur auprès des Évêques et du clergé d’une prédication modeste et évangélique, avait diagnostiqué avec acuité cette tentation menaçant le prédicateur et pouvant produire enflure d’orgueil et esprit pompeux : « S’étudier à faire de belles prédications, à faire parler de soi, à publier le bien qu’on a fait, à s’enfler d’orgueil, c’est avoir l’esprit pompeux… Un prédicateur me parlait dernièrement de ceci : Monsieur, me disait-il, dès qu’un prédicateur cherche l’honneur et le bruit populaire, il se livre à la tyrannie du public ; et, pensant se faire remarquer par de beaux discours, il se fait esclave de sa réputation » ; à quoi nous pouvons ajouter que celui qui débite de riches pensées en un style pompeux est opposé à l’esprit de Notre-Seigneur, qui a dit : « Bienheureux sont les pauvres d’esprit » ; en quoi la Sagesse éternelle montre combien les ouvriers évangéliques doivent éviter la magnificence des actions et des paroles, et prendre une manière d’agir et de parler humble, facile et commune ». Saint Vincent de Paul, Entretiens spirituels aux Missionnaires, textes réunis et présentés par A. Dodin, Paris, Éditions du Seuil, 1960, p. 638-639. On lira dans le même ouvrage la Conférence du 25 août 1655 (no 57) : « Sur la méthode à suivre pour les prédications », p. 214243. Recueilli à la volée par un des frères auditeurs, comme la plupart de ces Entretiens, il nous livre un propos de saint Vincent de Paul extrêmement primesautier, ne craignant ni répétitions, ni confidences, ni exclamations pieuses. Il va sans dire que, d’une manière générale, les centaines de Sermons imprimés, qui, à la différence de ce type d’entretiens, nous parviennent soigneusement composés et revus pour l’impression, ne nous permettent sans doute pas de mesurer ce que pouvait être, dans ce genre d’action, une prise de parole libre et spontanée.
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en partie fictifs. Les citations des auteurs anciens, le patronage un peu voyant de Platon et de sa morale civique de l’art et des artistes, sentent encore une érudition de fraîche date. Le choix de la forme dialoguée ne peut pas non plus ne pas évoquer Platon dont le Gorgias sera cité et commenté de bonne manière. Le milieu lettré parisien avait pu apprécier quelques années plus tôt, en 1671, dans cette même forme dialoguée, les Entretiens d’Ariste et d’Eugène du Père Bouhours, sur les sujets voisins du bien-dire et du bien-penser, et sur la justesse de la langue française. Bouhours y menait un plaidoyer habile pour un art de dire vif et heureux, brillant sans préciosité ni pédantisme, qui soit solide de pensée, d’une belle droiture de langue, et fasse le charme et l’affabilité d’une société d’honnêtes gens12. Fénelon, on le verra, n’est pas loin des positions de Bouhours, pour ce qui est de la pratique et du bon usage de la langue, mais la question qui le préoccupe n’est pas en premier lieu la civilité, même honnête, de la conversation distinguée, mais, bien plus sérieusement à ses yeux, dans une perspective élargie intégrant une sorte de morale de la parole publique, la forme que peut et doit prendre l’annonce pastorale de la Parole de Dieu. Son lieu déterminant n’est pas le salon, mais l’église. Bourdaloue, professionnel de la prédication, s’il en fut, et des moins discutés, sauf peut-être par Fénelon, avait choisi de commenter devant le Roi, un certain dimanche de la Passion, un passage du chapitre viii de saint Jean, tiré de l’Évangile du jour : « Celui qui est de Dieu entend la parole de Dieu »13. S’interrogeant, non sans audace, sur une trop évidente stérilité de la prédication chrétienne, et sur son impuissance à changer les cœurs et les mœurs, Bourdaloue met en question la responsabilité des prédicateurs. Il le fait sous forme de concession, bien sûr, car toute la suite de ce remarquable sermon porte sur l’atonie ou même le « dégoût » des fidèles, captifs d’une société qui exalte l’ambition, la sensualité et l’argent, et sur leur impuissance de ce fait même à « discerner » la réalité de la Parole de Dieu qui leur est adressée, laquelle ne tient pas, en son fonds, à l’habileté, ni même à la vertu du prédicateur. Aussi la critique concédée est-elle modérée : « Quoi donc, s’écrie-t-il, sont-ce les prédicateurs qui causent ce désordre ? J’avoue, Chrétiens, que tous ne dispensent pas la parole de Dieu avec les mêmes dispositions et la même édification ; j’avoue qu’il s’en est trouvé, comme dit l’Apôtre, qui l’ont retenue captive ; qu’il s’en trouve encore qui la rendent mercenaire, et qui, par une espèce de simonie, en trafiquent pour acheter je ne sais quel crédit et une vaine réputation dans le monde. J’avoue même que quelques-uns ont déshonoré le saint ministère par le dérèglement de leurs mœurs ; semblables à ces pharisiens qui enseignaient, mais qui ne pratiquaient pas : Dicunt et non faciunt ». Les critiques émises ici par Bourdaloue sont classiques14 et se retrouvent dans les Dialogues de Fénelon : carriérisme, recherche vaine de la réputation, vie insuffisamment Le Père Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Introduction et notes de René Radouant, Paris, Éditions Bossard, 1920 (1re éd. 1671). 13 Instructions choisies des grands prédicateurs, Paris, Librairie liturgique catholique L. Lesort, 1859, t. i, p. 415-442. 14 On trouve évidemment des recommandations touchant la prédication dans des ouvrages à visée plus ascétique destinés à la formation spirituelle des prêtres et des religieux. Ainsi, entre beaucoup, un écho de l’enseignement du Père Louis Lallemant, publié par un de ses disciples, le P. Pierre Champion, en 1694, et plusieurs fois réédité, La vie et la doctrine spirituelle du Père Louis Lallement de la Compagnie de Jésus, à Lyon, chez Pierre Valfray, 12
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édifiante. Mais la pointe du sermon porte beaucoup plus sur le peu de réceptivité des auditeurs, sur leur manque de goût pour la parole de Dieu, qui proviennent, estime l’orateur, d’un grand fond, presque invincible, d’irréligion et d’attrait pour les plaisirs et la fortune. Fénelon est plus sensible, et c’était aussi le cas de La Bruyère, aux attentes littéraires et aux dispositions critiques de la partie la plus distinguée des auditoires, qui forment à ses yeux une sorte d’écran subtil, et pervers par sa civilité même, déplaçant le goût de la chose, ici la vérité nue de l’Évangile, vers l’agrément de son enveloppe formelle, mesurée à l’aune d’un art de bien dire et de bien juger, à la fois impérieux et fluctuant, comme tout ce qui relève de la mode et de ses renouvellements contraignants. Dans un ouvrage déjà ancien, Georges Mongrédien15 avait montré la formation au cours du xviie siècle d’un public de connaisseurs, familier de la Cour ou des Ruelles, rompu à la conversation et à la « politesse » du langage, dont Méré et Bouhours ou son confrère le Père Rapin, pouvaient définir les finesses et les bienséances. Cette constitution d’un public, et par ce fait même, la mise en jeu d’un dispositif d’attentes, d’évaluation, d’émulation et de concurrence, avait pu contribuer à déplacer la production rhétorique vers un art de plaire à fonction désormais prédominante. La satisfaction d’un public d’amateurs faisant de sa capacité d’appréciation un élément de sa « distinction », ou de son « bel esprit », devient un objectif premier des gens de lettres. Le Pascal, pourtant si religieux, des Provinciales avait pu susciter par le brillant de son élocution et de son esprit, un public de railleurs et d’ironistes, dont certains Messieurs de Port-Royal purent être effrayés, en dépit de la sainte ivresse que leur procuraient les coups portés à la Compagnie de Jésus16.
Comment entendre en vérité la Parole de Dieu ? C’est sans doute cet état des conditions de production et de réception des œuvres littéraires et des ouvrages de l’esprit, rançon d’une vie urbanisée où l’on rivalise de politesse et d’élégance, qui trouble le plus sévèrement les prédicateurs vraiment apostoliques et les responsables ecclésiastiques dans les dernières décennies du xviie siècle. Car il constitue à leurs yeux un des modes de réception les moins favorables qui soient à une authentique 1735. chap. 3, art. 4 : Avis pour les prédicateurs, p. 127-131. Si le Père Lallemant préconise la « science des Saints », issue de l’oraison et de la purification du cœur, il ne néglige pas une religieuse application à bien parler : « Un Prédicateur doit bien parler, et ne pas négliger l’élocution. Le respect, qui est dû à la parole de Dieu, demande cela. Il faut cependant qu’il évite une politesse trop étudiée, de peur que l’oreille de l’auditeur ne s’attache aux paroles, et à l’éloquence, ce qui empêcherait tout le fruit du Sermon. Il se prêcherait soi-même, et non pas JésusChrist. Quand il s’est fait un bon style, il ne doit plus penser, qu’à faire en sorte que la grâce anime en lui l’art et la nature ; et que l’Esprit de Dieu règne dans son discours, comme l’âme fait dans le corps », p. 129-130. 15 Georges Mongrédien, La vie littéraire au xviie siècle, Paris, Taillandier, 1947. 16 La Fontaine, en virtuose, montre parfaitement le risque posé par l’universalisation de la prétention à juger les ouvrages d’art ou d’esprit. Son adresse Contre ceux qui ont le goût difficile, au début du Livre Deuxième des Fables choisies mises en vers (1668), est une remise en question de la triple distinction de la Rhétorique classique entre les genres élevé, tempéré, simple… Il démontre à la fois la parfaite maîtrise avec laquelle, comme versificateur, il les domine en se jouant, et la totale impropriété de ces mêmes catégories pour pouvoir juger du ton nouveau qu’il a cherché à créer dans ses Fables.
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audition de la Parole de Dieu, faisant écran à la motion secrète du Maître intérieur, instance décisive de l’acheminement de la Parole selon la foi et la grâce. Ainsi, il semble bien qu’il faille dépasser le simple diagnostic de mondanisation de la prédication, propos d’ailleurs assez rebattu, pour y discerner une donnée sans doute plus décisive, qui affecte la transmission ecclésiastique de la Doctrine chrétienne, à savoir son affrontement croissant à un public de plus en plus autonome, instruit et débatteur, et dont les choses de l’esprit et du goût occupent tout l’espace mental. Dès lors, Fénelon se trouve pris entre deux contrariétés : il partage l’opinion de la partie la plus éclairée de ce public qui, à cette même époque, s’engage dans une réelle purification du style, approuve une élocution allégée et directe, guidée par la raison et l’imitation de la belle nature. Il sait tout ce que cette révision de l’art de dire ne manque pas d’apporter à la prédication : que sous cette influence disparaissent peu à peu, dans l’élocution des Prédicateurs, le pédantisme, la préciosité des métaphores et des tournures, le règne intempérant de l’allégorie qui avait tant marqué la prédication avant les années 166017. Mais, affronté à ce public « fin de siècle », où déjà celui du siècle suivant s’annonce, et dont les goûts sont les siens par beaucoup de côtés, il semble que Fénelon, pour annoncer l’Évangile, est, à cause de cela même, à la recherche d’une autre voie. Il ne se satisfait plus de l’art majeur et consacré de ses plus grands confrères, trahis par leur succès même, sans parler des égarements souvent puérils de leurs épigones. Sa quête est celle d’une autre simplicité qui relèverait plutôt d’un patient itinéraire de désencombrement de soi, jusqu’au point de pouvoir penser et parler librement, y compris de soi-même, dans le dépassement d’une sincérité anxieuse et crispée. C’est cette simplicité libre que Fénelon décrira dans l’un de ses Opuscules spirituels, et qu’il rêve pour le prédicateur et son auditoire, parce qu’elle constitue à ses yeux le domaine de réception idéal pour l’audition et le déploiement intérieur de la Parole de Dieu18. Nostalgie d’auditoires vierges Pourtant, la disparition d’un certain style fleuri et des fantaisies du sens allégorique appliqué à la lecture des Écritures, ne pouvait pas tout de même effacer le souvenir de certaines grandes productions antérieures et, sans remonter cette fois jusqu’à l’âge béni de la prédication des Pères, ne pas faire regretter le charme inimitable et la sève évangélique 17 C’est bien l’idéal auquel il se rallie dans les propos qu’il tient lors de son Discours de réception à l’Académie française, le 31 mars 1693, où il était invité à faire l’éloge de Pélisson : « …on n’abuse plus comme on le faisait autrefois, de l’esprit et de la parole ; on a pris un genre d’écrire plus simple, plus naturel, plus court, plus nerveux, plus précis. On ne s’attache plus aux paroles que pour exprimer toute la force des pensées, et on n’admet que les pensées vraies, solides, concluantes pour le sujet où l’on se renferme. L’érudition, autrefois si fastueuse, ne se montre plus que pour le besoin ; l’esprit même se cache, parce que toute la perfection de l’art consiste à imiter si naïvement la simple nature, qu’on la prenne pour elle. Ainsi on ne donne plus le nom d’esprit à une imagination éblouissante ; on le réserve pour un génie réglé et correct qui tourne tout en sentiment, qui suit pas à pas la nature toujours simple et gracieuse, qui ramène toutes les pensées aux principes de la raison, et qui ne trouve beau que ce qui est véritable. On a senti même en nos jours que le style fleuri, quelque doux et agréable qu’il soit, ne peut jamais s’élever au-dessus du genre médiocre, et que le vrai genre sublime, dédaignant tous les ornements empruntés, ne se trouve que dans le simple ». Œuvres, I, p. 535. 18 « Sur la simplicité », Lettres et Opuscules spirituels, XXVI, Œuvres, I, p. 676-687.
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répandus avec une si heureuse abondance dans les écrits de saint François de Sales, par exemple. Bien sûr, en 1680, ce style a tout à fait vieilli, et à l’époque de Fénelon, les éditeurs de l’Introduction à la Vie dévote en retouchent les expressions surannées. Mais n’est-ce pas aussi un certain catholicisme en France qui a vieilli, au point d’amener Fénelon à rêver des Missions lointaines, comme d’une chance pour l’Évangile de pouvoir rejouer, à l’imitation de l’Église primitive, la carte incomparable de sa nouveauté, l’irruption de la Pentecôte et du témoignage des Martyrs, aventure sainte et merveilleuse opposée à la réprobation qui ne peut que frapper ces peuples « corrompus jusqu’à la racine, qui ne portent le nom de fidèles que pour le flétrir et le profaner… Lâches et indignes chrétiens par qui le christianisme est avili et méconnu »19. Ce thème de l’usure des institutions religieuses et de la prégnance chrétienne, très présent chez les prédicateurs, ou chez des historiens comme Fleury, n’est sans doute pas seulement un artifice rhétorique, mais une véritable angoisse. Tout Fénelon pourrait peut-être se ramener à l’interrogation : comment retrouver le charme intact de l’Évangile ? Mais n’estce pas aussi le xviiie siècle déiste et sentimental qui se reconnaîtra dans le charme fénelonien du Télémaque, comme si la fin de la métaphore et d’une certaine folie du langage coïncidait avec une irrésistible sécularisation du style même de la religion et de son message20 ?
La Parole de Dieu par les chemins de l’Éloquence Bien qu’il se défende d’écrire une rhétorique complète, Fénelon ne peut éviter les passages obligés qui sont le lot commun de toute littérature concernant l’Eloquence, et plus spécialement l’Éloquence sacrée, littérature particulièrement abondante, à tous les niveaux, en cette fin du xviie siècle21. On y verra donc traiter des fins et des moyens de l’Éloquence, de l’acceptabilité ou non des ornements du discours, de la légitimité ou non du plaisir ou de l’agrément procuré à l’auditeur, de la spécificité de l’éloquence biblique, toutes questions sans cesse reprises en rhétorique chrétienne, depuis le De Doctrina christiana de saint Augustin, que Fénelon suit souvent de très près22. Le choix de la forme dialoguée, en Sermon pour la Fête de l’Épiphanie, Œuvres, I, p. 841. Et n’est-ce pas Jean-Jacques Rousseau qu’il faudra attendre, au moins dans le domaine de la littérature de langue française, pour retrouver les accents d’un véritable lyrisme religieux, cette fois sans péché, et sans Église, avant que Chateaubriand et Prosper Guéranger ne rouvrent à leur façon le domaine de la métaphore, condition d’une poétique chrétienne. 21 Il paraît évident que les multiples rhétoriques à l’usage des prédicateurs, toutes nourries de Cicéron, et du de Doctrina christiana de saint Augustin, et dont le modèle patristique reste préférentiellement l’œuvre homilétique de saint Jean Chrysostome, sont toutes à la recherche d’une zone moyenne qui, tout en ne perdant rien de l’énergie du discours, s’écarterait de toute préciosité ou galanterie mondaine, dont il leur est facile de souligner la vanité, et de toute indignité due à un style bas et rampant..Tous ces rhétoriciens religieux prétendent bien, avec des dosages divers quant au dessein proprement artistique du prédicateur, se tenir à la noble simplicité de l’Écriture Sainte et de la prédication apostolique, celle de Saint Paul, en particulier. Sur la problématique de la prédication, notamment en milieu jésuite, après le concile de Trente, on ne peut que se référer à Marc Fumaroli, L’âge de l’éloquence, Rhétorique et « res litteraria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Librairie Droz, (« Hautes études médiévales et modernes », 43), 1980. 22 Saint Augustin, La Doctrine chrétienne, texte critique du Corpus Christianorum revu et corrigé, Introduction et traduction par Madeleine Moreau, Annotations et notes complémentaires par Isabelle Bochet et Goulven Madec, Paris, Institut d’Études augustiniennes (« Bibliothèque Augustinienne », XI/2), 1997. 19 20
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dépit de ses inévitables trucages, permet aussi à Fénelon de s’approcher le plus possible de l’élocution aisée, réactive et vivante, démonstrative et persuasive, qu’il préconise pour la prédication23. Si, comme on le voit, les questions posées par les trois interlocuteurs des Dialogues ne s’écartent guère de ce qu’on est en droit d’attendre en matière de rhétorique, une lecture attentive devra s’intéresser surtout à deux choses : elle observera les remaniements et les déplacements que Fénelon fait subir au discours commun de la discipline, et certains ne sont pas de petite importance, comme on le verra en ce qu’il dit d’un art de peindre ; elle prendra aussi en compte ses efforts pour replacer la réflexion, même au prix de tâtonnements et d’hésitations, et souvent de manière qu’on pourrait dire implicite, à un niveau véritablement théologique (théologie de la Parole de Dieu, de la continuité de l’Histoire du salut, de l’Église, du Ministère ecclésiastique, de la Grâce…), le tout appuyé sur un diagnostic sérieux d’une situation religieuse et pastorale préoccupante, comme on le voit, par exemple dans le sermon de 1687 cité plus haut. C’est sans doute une des capacités de Fénelon (et s’il n’est pas le seul à pouvoir le faire, et à le faire, il est avéré qu’il y laisse sa marque : acuité de la pensée conjointe au bonheur de la formulation) que de pouvoir traverser les passages obligés, voire monotones, de la discussion rhétorique, pour poser en deçà et au delà les rudes questions théologiques et pastorales qui les sous-tendent. Dialogue premier24 Comme la plupart des écrits consacrée à la prédication, (et le chapitre de la Chaire des Caractères de La Bruyère exprime bien, sur ce sujet, la position d’un chrétien autonome et instruit), les Dialogues contiennent une critique appuyée des modes de prédication en cours et de la petite population des prédicateurs. Le Premier Dialogue, reprenant un procédé employé par Platon dans le Phèdre, met dans la bouche d’un des interlocuteurs, Son modèle est sans doute Longin, dont il tient le Traité du sublime en la plus haute estime, partageant le jugement de Boileau qui, en 1674, avait publié une traduction vite renommée de ce même traité, et se félicitait de ce que le propos de Longin tendait à se rapprocher de son objet, le sublime, par son style même. « Cet auteur traite le sublime d’une manière sublime, comme le traducteur l’a remarqué ; il échauffe l’imagination, il élève l’esprit du lecteur, il lui forme le goût, et lui apprend à distinguer le bien et le mal dans les auteurs de l’Antiquité. » Œuvres, I, p. 9. 24 Nous nous permettons de tenter à notre tour une lecture cursive des Dialogues. La chose a déjà été faite, on s’en doute, et bien faite. En voici un rappel, en hommage à nos prédécesseurs : en premier lieu, la Préface des éditions de 1718, due sans doute au Chevalier Ramsay, Œuvres, I, p. 1239-1240. Félix Dupanloup, Éléments de rhétorique sacrée ou préceptes et modèles de la véritable éloquence chrétienne, recueillis des œuvres de Fénelon, Paris, Poussielgue-Rusan, 1841. L’Abbé Dupanloup, alors supérieur du Petit Séminaire de Paris, voit en Fénelon un maître incomparable, et tente de promouvoir la lecture des Dialogues dans la formation des jeunes clercs. Fénelon, Dialogues sur l’Éloquence en général et sur celle de la chaire en particulier, nouv. éd. revue et annotée par C.-O. Delzons, Paris, Librairie Hachette (« Nouvelles éditions classiques »), 1854 : petit ouvrage à l’usage des classes, en tous points remarquable, d’une documentation étendue et d’une analyse pénétrante. Il doit figurer encore dans des rayons écartés de Bibliothèques de séminaires, ou même de presbytères. Marguerite Haillant, Fénelon et la prédication, Paris, Éditions Klincksieck (« Publications de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Nanterre », Série A : Thèses et Travaux, 6), 1969, chap. 2, p. 31-64. Œuvres, I, p. 1233-1240. 23
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jeune ecclésiastique se destinant à la prédication, un éloge un peu forcé et naïf à l’évidence, d’un sermon qu’il vient d’entendre, et dont il vante le bel esprit, l’ingéniosité des citations, les « divisions », les antithèses, « l’anatomie des passions du cœur humain qui égale les Maximes de M. de La Rochefoucauld »25, le poli, le brillant, l’allure. Le personnage représentant l’auteur lui oppose une critique sèche et sans faux-fuyant : « Un sermon où les applications de l’Écriture sont fausses, où une histoire profane est rapportée de manière froide et puérile, où l’on voit régner partout une vaine affectation de bel esprit, est-il bon ? »26. Et d’emblée, Fénelon dénonce trois travers dont à ses yeux souffrent trop de prédications : un usage artificiel de citations bibliques isolées, réduites à quelque sentence, qui ne saurait constituer une relation vraiment religieuse à la Sainte Écriture, une pratique très contraignante de la « division », qui bloque tout développement simple et naturel, une rhétorique soucieuse de plaire et de briller, déplaçant dès lors le but de la prédication hors de sa juste fin, qui est de « persuader la vérité et la vertu », vers des bénéfices usurpés qui se limitent au plaisir de l’auditeur, et à la réputation de l’orateur, quand ce n’est pas à sa fortune et à sa carrière. Un jeune ecclésiastique désigné dans le texte par la lettre B, émet alors une objection qui n’est pas sans poids : n’y a-t-il pas une contribution indispensable de l’éloquence à la « politesse des esprits »27 ? Fénelon n’a pas de peine à montrer que chez les Anciens grecs, l’Éloquence, d’une manière infiniment plus radicale et sérieuse, est en prise ferme et vive avec la vie politique de la Cité. Isocrate fait des jeux d’esprits. Démosthène défend les intérêts de sa patrie. Au passage, Fénelon esquisse ce qui fera toujours l’essentiel de son esthétique : tiré sans cesse vers ses buts essentiels et commandé par l’urgence, « l’art y est si achevé qu’il n’y paraît point »28. Fénelon développe alors la vision sérieuse qu’il se fait des Arts et des Lettres, et qu’il maintiendra tout au long de carrière : invoquant Platon, il rejette « toutes les sciences et les arts qui ne vont qu’au plaisir, à l’amusement, à la curiosité ». Ce qui n’est pas nécessairement le cas de la Musique et de la Poésie, lorsqu’elles sont bien conçues et qu’elles mettent leur grâce et leur agrément au service de la vertu citoyenne, « montrant la philosophie la plus austère avec un visage riant »29. Ces Arts, comme aussi la Danse, ne furent inventés que pour exprimer les passions, et pour les inspirer en les exprimant30. Dans un tel contexte,
25 La Rochefoucauld, cité ici, avait pu se montrer particulièrement sévère pour les prédicateurs de son temps. On avait pu l’entendre dire, dans une conversation chez les Liancourt : « Plus une prédication est utile, plus elle est bonne. L’abus de la prédication est un des plus grands maux de l’Église. La prédication est devenue comique », cf. Jean Lesaulnier, « Les Liancourt, leur hôtel et leurs hôtes », Images de La Rochefoucauld. Actes du Tricentenaire 1680-1980, Paris, PUF, 1984, p. 197. 26 Œuvres, I, p. 5. 27 On peut entendre par là une sorte de civilité honnête des manières de parler et de s’entretenir, telle que la décrivait le Père Bouhours, mais tendant à former ce que nous appellerions aujourd’hui une culture, voire une civilisation. 28 Œuvres, I, p. 8-9. 29 Car la société idéale que décrivent les Aventures de Télémaque, si elle est sérieuse, n’est pas triste, et la musique que l’on y fait, liée à la meilleure poésie, est le plus souvent ravissante. 30 Œuvres, I, p. 18.
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l’Éloquence ne peut se définir que comme « l’art de persuader la vérité et de rendre les hommes meilleurs », même si l’on peut en faire un mauvais usage31. Car toute société est menacée d’altération : « la vertu donne la véritable politesse ; mais bientôt, si on n’y prend garde, la politesse amollit peu à peu », comme on le vit chez les Grecs asiatiques32. En fait, le seul plaisir acceptable est celui qui est lié à la recherche et à l’accomplissement du Bien. Cette vision de tout le sérieux de l’Éloquence ne peut qu’aboutir à la condamnation des « déclamateurs » et du carriérisme fondé sur une « éloquence mercenaire et infructueuse » sans réelle efficacité morale. On comprend alors les réserves de l’auteur vis-à-vis de l’art vaniteux des panégyristes, même si Homère a pu donner des exemples admirables dans l’exaltation des Héros33. À l’orateur ambitieux et mercenaire, il faut opposer l’orateur désintéressé. Celui-ci doit pouvoir parler librement, et donc être à l’abri du besoin, et sans chaînes. Mais une certaine critique des mœurs, habilement conduite, peut être commandée par le désir de plaire, et son efficacité est faible. Pire encore si les mœurs de l’orateur ôtent toute crédibilité à sa parole, et engendrent le doute sur l’honnêteté de sa fonction34. Appuyé sur Socrate, Platon et le débat du Gorgias, Fénelon s’autorise alors une reprise et une confirmation autorisée de toute la question traitée. Rhéteurs et sophistes ont contribué à la dégradation des mœurs, faisant le bel esprit là où il aurait fallu aller au vif avec force et courage. Importance souveraine (d’après le Phèdre et le De Oratore de Cicéron) de faire précéder toute velléité de parole publique d’une connaissance étendue et approfondie des choses dont on parle et de leur portée dans le gouvernement de soi et la marche de la Cité. Nécessité d’un « fonds de science », acquis de longue date, sans cesse enrichi et entretenu, et de visions générales, qui permettent de replacer chaque chose dans un ensemble intelligible, confronté à la méditation et à l’expérience. C’est la seule condition pour acquérir un vrai ton d’autorité, et de quitter les artifices fragiles des citations et des pensées empruntées, pour vraiment « parler de son propre fond » et agir sur l’âme des auditeurs. La fin de ce premier Dialogue est un plaidoyer chaleureux pour une parole vive, atteignant son but qui est d’ébranler, de saisir l’auditeur dans toutes ses dimensions d’intelligence, de volonté, de sensibilité, au service d’une vérité qui est aussi un Bien individuel et public. « Toute la force de la parole ne doit tendre qu’à mouvoir les ressorts cachés que la nature a mis dans le cœur des hommes… Si (les orateurs que vous écoutez) font une vive impression en vous, s’ils rendent votre âme attentive et sensible aux choses qu’ils disent, s’ils vous échauffent et vous enlèvent au-dessus de vous-mêmes, croyez hardiment qu’ils ont atteint le but de l’Éloquence. Si. au lieu de vous attendrir, ou de vous inspirer de fortes passions, ils ne font que vous plaire et que vous faire admirer l’éclat et la justesse de leurs pensées et de leurs expressions, dites que ce sont de faux orateurs »35. 31 32 33 34 35
Œuvres, I, p. 18. Œuvres, I, p. 14. Œuvres, I, p. 19. Œuvres, I, p. 22 sq. Œuvres, I, p. 30.
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Dialogue deuxième Le meneur des Dialogues peut dès lors faire un retour sur les buts de l’éloquence : non seulement convaincre (ce que fait la philosophie), mais persuader, c’est-à-dire faire aimer la vérité montrée, engager avec elle un véritable lien, fait de sentiments et d’empressement. L’Ancienne Rhétorique plaçait en position complémentaire la science qui démontre (docere) et la persuasion qui ébranle et met en mouvement (flectere, movere), tâches auxquelles se dérobent la déclamation élégante et frivole et les propos de style fleuri. Doit-on renoncer pour autant à tout travail qui marquerait l’élocution, et la rendrait efficace et saisissante ? C’est ici que Fénelon opère une mutation audacieuse dans le diagramme habituel de la Rhétorique : docere, flectere, delectare. Réticent vis-à-vis de la recherche du plaisir (delectare), par où le discours risque de se perdre dans la vanité d’un unique art de plaire, il charge l’orateur d’une fonction essentielle qui est de peindre36. Peindre Ce terme peut faire illusion, tant il est banal depuis l’ut pictura poesis d’Horace. Mais il prend place dans la construction fénelonienne comme un concept très fort, et tout au moins considérablement renouvelé, voire déplacé. Il ne s’agit pas seulement de décrire, mais de « représenter les circonstances d’une manière vive et sensible » (53), et d’une certaine façon, faire disparaître le peintre ou le poète par la force même de sa peinture. « Le poète disparaît, on ne voit plus que ce qu’il fait voir, on n’entend plus que ceux qu’il fait parler »37. Dès lors, le rapprochement de la peinture et de la poésie est pour Fénelon tout à fait essentiel ; il s’agit d’échauffer l’imagination de l’auditeur, et d’exciter ses passions, de le plonger comme être vif et sensible, par la peinture et le mouvement, dans ce que la chose rapportée, la scène racontée, a de plus vif et de plus sensible. Par où la véritable poésie (mouvement, sonorités, cadences, figures…) déborde infiniment la médiocre versification, et devient une des qualités première de la véritable éloquence. (Dans la Lettre à l’Académie, Fénelon reprendra des critiques très voisines sur les contraintes fâcheuses occasionnées en particulier par la tyrannie de la rime). Dès lors, c’est par le charme de cette poétique picturale que se trouve réglée la question du plaisir, tout entière reportée sur la saisie heureuse et « passionnée » de l’objet, dans le mouvement même, vif et sensible, de sa transmission active. Cette action de peindre, à laquelle Fénelon rattache l’action du corps, les mouvements, le ton, les gestes de l’orateur38, prendra évidemment toute sa portée quand il s’agira d’introduire l’auditoire dans la continuité vécue de la transmission de l’Évangile, comme il en sera question dans le Troisième Dialogue.
Œuvres, I, p. 34. Œuvres, I, p. 35. 38 Œuvres, I, p. 38-44. On consultera aussi : Monique Brulin, Le Verbe et la voix. La manifestation vocale dans le culte en France au xviie siècle, Paris, Beauchesne, 1998. En particulier le chap. vii, p. 261-312. 36 37
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Liberté de l’action Dans une telle perspective, la liberté et l’autonomie de l’action prend une importance capitale. Un des principaux obstacles qui vient entraver cette liberté réside pour Fénelon dans la récitation par cœur, et donc inévitablement contrainte et contraignante, d’un texte entièrement composé au préalable39. Fénelon plaide, avec une très grande fermeté et longuement, pour un discours libre, tenant compte de la situation et des réactions de l’auditoire, appuyé sur une manière de parler noble, forte et naturelle, acquise par le travail, la fréquentation des grands modèles, et plus encore confortée par l’expérience. La préparation du propos sera fondée de loin, sur le trésor d’une science large et sûre, et dans l’immédiat sur une méditation intense et vraiment religieuse. Un autre obstacle à cette liberté de la parole réside selon Fénelon dans la tyrannie des divisions, « qui dessèchent et gênent le discours », surtout quand elles sont pointilleusement annoncées, à la manière des exposés scolastiques40. Fénelon entend maintenir la puissance d’attraction du discours par une sorte d’exploitation adroite et libre des réserves de sens, de démonstration, de figures et de pénétration que le sujet détient, selon un ordre « qui ne soit point promis et découvert dès le commencement », et qui ne craigne ni les esquisses et les reprises, ni les détours, ni les variations d’humeur, dans une progression généralement soutenue ou même croissante. Cette liberté et cette force de l’action (dont Fénelon déclare « qu’elle est le principal »), ne saurait s’accommoder d’une ornementation frivole, et surtout s’encombrer et se surcharger d’artifices littéraires, périodes trop cadencées, fioritures apparentées à la mode surannée des fredons en musique, où aux complications oiseuses de l’architecture gothique ! La simplicité, le naturel, la variété des tons d’Homère et de l’Écriture, leurs inégalités mêmes, sont le secret de leur force et de leur éclat perdurable. Dialogue troisième Tout est historique dans la religion La science de l’Écriture (dont il faut entendre parfaitement toute la force des expressions) doit être jointe à la connaissance des auditoires auxquels on parle. Ces derniers ignorent la plupart du temps les fondements de la Religion, lesquels sont historiques. À un « bel auditoire », il pourrait peut-être se révéler mal séant d’expliquer le Catéchisme, mais « on peut, sans offenser ses auditeurs, rappeler les histoires qui sont l’origine et l’institution de toutes les choses saintes. Bien loin que cette recherche de l’origine fût basse, elle donnerait à la plupart des discours une force et une beauté qui leur manque. » Ainsi en est-il de l’expression paulinienne que Jésus-Christ est notre Pâque, où apparaît clairement la suite des deux Testaments. « C’est pour cela que je vous disais que presque tout est historique
39 40
Œuvres, I, p. 45-49. Œuvres, I, p. 49-52.
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dans la religion. Afin que les prédicateurs comprennent bien cette vérité, il faut qu’ils soient savants dans l’Écriture »41. Outre la réalité proprement dite des événements rapportés, il semble qu’il faille considérer ici trois niveaux dans ce qui est dit historique, et dont Fénelon, de concert avec son ami et confrère Claude Fleury, fait un trait constitutif de la Religion, de sa tradition vivante, et auquel il relie la prédication : 1) l’exemplarité des événements et des personnages, lesquels, mis sous les yeux du lecteur ou de l’auditeur avec vivacité et exactitude, constituent une sorte de morale pratique, et un entraînement à comprendre les hommes, les sociétés, les enchaînements de causes et d’effets ; 2) ce que Bossuet, dans le Discours sur l’Histoire universelle, désigne du terme très fort de Suite (Suite de la Religion, à laquelle il oppose la Révolution des Empires), c’est-à-dire la continuité, l’enchaînement des faits, des œuvres, des destinées, jusqu’à y intégrer l’auditoire présent et l’auditeur lui-même, qu’il soit Roi ou manant ; 3) plus largement, ce que l’on pourrait appeler les supports par où s’établit et s’entretient la Religion, ses institutions, ses pratiques réglées ininterrompues, au premier rang desquelles prennent place les Sacrements et les formes du Culte divin42. L’Éloquence et la Croix Fidèle à sa dialectique sinueuse, Fénelon fait en ce point rebondir les questions posées au chapitre précédent : peut-on parler d’éloquence au sujet de l’Écriture sainte ? et comment interpréter le passage ici inévitablement allégué de saint Paul, I Cor 2, 1-5, (non in sublimitate sermonis aut sapientiae)43 ? Fénelon ne peut pas faire autrement que de suivre au plus près le De Doctrina christiana de saint Augustin. Il y a une Éloquence frivole, ornementale, dont l’art cherche à attirer les applaudissements ; elle est indigne du ministère apostolique. Il y a une autre Éloquence dont l’art consiste en « moyens que la réflexion et l’expérience ont fait trouver pour rendre un discours propre à persuader la vérité, et à en exciter l’amour dans le cœur des hommes, et c’est cela même que vous voulez trouver dans un prédicateur »44. Cette Éloquence sérieuse et grave, forte et imagée, se rencontre à profusion dans les Ecritures. Mais il faut aller plus loin pour comprendre le passage allégué de saint Paul. L’Apôtre ne manquait pas de ressources oratoires, on le sait, mais son propos, plus profondément, est théologique : il veut dire que sa prédication est un ministère tout entier fondé sur une force venue d’en haut, et plus précisément sur l’unique vertu de la Croix, Œuvres, I, p. 59. Dans son Avertissement au Catéchisme du Diocèse de Meaux, à Meaux, chez la Veuve Charles, 1691, Bossuet insiste particulièrement sur l’importance d’une catéchèse, aussi bien au Catéchisme que dans les Prônes, qui fasse toujours précéder la morale d’une présentation attentive des Mystères, du Culte divin et des Sacrements. Fénelon s’exprime de manière très voisine dans son ouvrage De l’Éducation des Filles, avec une insistance marquée sur le poids de la narration historique. 43 Œuvres, I, p. 61 sq. 44 Œuvres, I, p. 62. 41 42
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qui confond dans son humiliation la sagesse présomptueuse des hommes. « De nouveau Dieu tire tout du néant, pour convertir le monde, comme pour le former »45. C’est là tout le mystère de la Prédication, lié comme on le constate à celui de la Grâce : « le ministère de la Parole est tout fondé sur la foi : le fruit intérieur de l’Évangile n’est dû qu’à la pure grâce, et à l’efficace de la parole de Dieu »46. Mais Dieu assujettit ses ministres à un ordre extérieur de moyens humains, et d’autant plus les successeurs des Apôtres, qui « n’étant pas inspirés miraculeusement comme eux, ont besoin de se préparer et de se remplir de doctrine et de l’esprit des Ecritures pour former leurs discours »47. Il sera facile alors de faire remarquer, avec toute l’admiration d’un cœur chrétien, la simplicité des paroles de Jésus-Christ. Elles ont le meilleur du goût antique, ne craignent pas le langage figuré, et sont sublimes en bien des endroits, à cette différence près que JésusChrist, maître de sa doctrine, la distribue tranquillement, et sans effort48. Une vraie fréquentation de l’Écriture Toutefois, les interlocuteurs des Dialogues ont beau jeu de faire apparaître la difficulté d’intégrer de manière habituelle, dans la prédication, un rapport heureux à l’Écriture. Fénelon reprend sa critique précédente des « passages détachés », auxquels il oppose une lecture plus ample mettant en valeur la continuité, les principes et l’enchaînement de l’Écriture, « car tout y est suivi »49. Plus encore, cette fréquentation suffisamment étendue, appuyée sur un style lui-même nourri des Écritures, pourrait en donner aux fidèles l’intelligence et le goût, et procurer aux chrétiens une sorte de familiarité sensible : « Représentez-vous quelle autorité aurait un homme qui ne ferait que suivre et expliquer les pensées et les paroles de Dieu même. D’ailleurs, il ferait deux choses à la fois : en expliquant les vérités de l’Écriture, il en expliquerait le texte, et accoutumerait les Chrétiens à joindre le sens et la lettre. Quel avantage pour les accoutumer à se nourrir de ce pain sacré ! »50. À cette lecture fervente et approfondie des Écritures, Fénelon oppose pour les écarter les dissertations morales sur les désordres du monde, faisant allusion à ces sermons un peu mondains qui sont « de beaux raisonnements sur la religion », mais qui ne sont point « la religion même ». Et il ajoute : « Tel fait des sermons qui sont beaux qui ne saurait faire un catéchisme solide, encore moins une homélie »51.
Œuvres, I, p. 64. Œuvres, I, p. 65. 47 Œuvres, I, p. 66. 48 Œuvres, I, p. 68. 49 Œuvres, I, p. 69. 50 Cette accoutumance heureuse et positive, qui est aussi un attrait, est, pour Bossuet aussi bien que pour Fénelon, une des fins explicites de la prédication. Rejetant tout ce qui pourrait ressembler à une concurrence soucieuse de réputation et de succès, Fénelon affirme, dès le début du Dialogue Premier : « Je ne veux point d’un prédicateur qui me dégoûte des autres ; au contraire, je cherche un homme qui me donne un tel goût et une telle estime pour la parole de Dieu, que j’en sois plus disposé à l’écouter partout ailleurs « Œuvres, I, p. 3. 51 Œuvres, I, p. 70. 45 46
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Revenir à l’homélie ? Le terme « Homélie », qui sent encore son grec à l’époque, renvoyait sans peine aux lectures des Troisièmes Nocturnes du Bréviaire, et ne manquait pas d’évoquer la figure et l’œuvre de saint Jean Chrysostome, considéré de l’aveu de tous comme le maître du genre. Et Fénelon, en quelques pages pleines de feu, s’en vient à évoquer, à la manière de Claude Fleury52, ce qui leur apparaît bien comme l’âge d’or patristique de la prédication chrétienne, et, les appuis que cette prédication doit chercher dans l’Écriture et dans les pratiques séculaires de l’Église, notoirement dans le culte divin et les sacrements. La prédication, acte pastoral La première leçon à tirer de cet âge exemplaire est une réestimation pastorale du ministère de la Parole, première charge de l’Evêque. L’interlocuteur désigné par la lettre C, chrétien instruit et dévot, quelque fois amené à forcer certaines affirmations pour mieux permettre au maître de la conversation de nuancer le propos avec bienséance, ne craint pas de renchérir : « Il ne faudrait communément laisser prêcher que les pasteurs. Ce serait le moyen de rendre à la chaire la simplicité et l’autorité qu’elle doit avoir ; car les pasteurs qui joindraient à l’expérience du travail et de la conduite des âmes la science des Écritures, parleraient d’une manière bien plus convenable aux besoins de leurs auditeurs ; au lieu que les prédicateurs qui n’ont que la spéculation entrent moins bien dans les difficultés, ne se proportionnent guère aux esprits, et parlent d’une manière plus vague, outre la grâce attachée à la voix du pasteur »53. Cette voix serait celle « d’un père qui parlât à ses enfants avec tendresse « et non « d’un déclamateur qui prononçât avec emphase »54. La formation du pasteur prédicateur donnerait une priorité vraiment religieuse à l’étude de la Sainte Écriture, tant pour la science que pour le goût. La fréquentation des Pères, comme interprètes autorisés des Écritures dans le sens de l’Église, est indispensable, même si l’on est en droit d’écarter les sens seulement pieux et les interprétations trop allégoriques.
52 On pense surtout à : Claude Fleury, Les mœurs des Chrétiens, 2e éd. corrigée et augmentée, Paris, Veuve Gervais Clouzier, 1683, p. 228-237. 53 Œuvres, I, p. 72. Cette grâce est habituellement rattachée dans les Manuels ou dans les Instructions des Rituels à la Messe de Paroisse, et tout principalement à l’intervention du pasteur au Prône. On peut consulter un des plus estimés : Mathieu Beuvelet, Instruction sur le Manuel par forme de demandes et réponses familières pour servir à ceux qui dans les Séminaires se préparent à l’administration des sacrements, 7e éd., Lyon, Antoine Laurens, 1677 (1re éd. 1655), chap. iii, « La messe paroissiale », § « Du prosne de la Messe paroissiale », p. 216-229. 54 Œuvres, I, p. 71. Dans son Discours sur la Prédication, cité plus haut, Claude Fleury, proche de Fénelon comme nous l’avons vu, après avoir affirmé d’une manière assez radicale que le ministère de la parole de Dieu, tâche première de l’Évêque, dès les premiers temps de l’Église, et qui, dans ces premiers temps, connut un âge d’or d’une merveilleuse fécondité, n’était en aucune façon lié à une maîtrise d’un quelconque art oratoire, fait porter la responsabilité d’un détournement de la prédication hors de ses voies évangéliques, sur sa professionnalisation, et son accaparement par des spécialistes, séculiers carriéristes, et surtout religieux à la recherche d’auditoires de prestige. Rappelant les instructions du concile de Trente, Fleury préconise une revalorisation d’une exhortation familière sur les textes de l’Écriture, en particulier au Prône de la Messe de paroisse. Cf. C. Fleury, Discours sur l’Histoire…, p. 391-410.
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Sagesse et civilité Mais Fénelon va plus loin, et, d’une certaine façon, répond à l’objection que B. lui faisait au début du Dialogue premier, sur la contribution de l’éloquence à engendrer une riche civilité, un vrai courant d’échange profond et bienveillant entre des êtres pensants et parlants. Les Pères en ce point « sont nos maîtres », et Fénelon trace en quelques lignes un profil élogieux de ce que, à ses yeux, représente l’Evêque, et par extension un ministre parfait de la Parole : « C’étaient des esprits élevés, de grandes âmes pleines de sentiments héroïques, des gens qui avaient une expérience merveilleuse des esprits et des mœurs des hommes, qui avaient acquis une grande autorité, et une grande facilité de parler. On voit même qu’ils étaient très polis, c’est-à-dire parfaitement instruits de toutes les bienséances, soit pour écrire, soit pour parler en public, soit pour converser familièrement, soit pour remplir toutes les fonctions de la vie civile… Aussi trouve-t-on dans leurs écrits une politesse, non seulement de paroles, mais de sentiments et de mœurs, qu’on ne trouve point dans les écrivains des siècles suivants. Cette politesse, qui s’accorde très bien avec la simplicité, et qui les rendait gracieux et insinuants, faisait de grands effets pour la religion… Ainsi, après l’Écriture, voilà les sources pures de bons sermons »55. Mais la matière de la Prédication reste la Religion elle-même en tant qu’historique et effective, la suite des Deux Testaments, Jésus-Christ et ses mystères, la suite de l’Église, mais aussi les sacrements, les traditions, les disciplines, l’office et les cérémonies de l’Église… « Toutes ces instructions affermiraient la foi, donneraient une haute idée de la religion, et feraient que le peuple profiterait pour son édification de tout ce qu’il voit dans l’Église : au lieu qu’avec l’instruction superficielle qu’on lui donne, il ne comprend presque rien de tout ce qu’il voit, et il n’a même qu’une idée très confuse de ce qu’il entend dire au prédicateur »56. Le catéchisme et le Prône Insensiblement, c’est toute la catéchèse chrétienne qui se voit remise en cause, et, sur ce terrain, les protagonistes des Dialogues ne peuvent pas ne pas rencontrer les questions posées depuis des décennies sur le terrain pastoral. Une des premières difficultés tient, depuis les propositions du Catechismus ad Parochos, à la difficulté de concilier un enseignement doctrinal méthodique, se voulant complet, avec, d’une part, le déroulement historique des événements du salut, et, d’autre part, une connaissance suffisante des passages les plus décisifs des Livres Saints, elle-même en rapport avec le cycle, riche bien qu’incomplet, des lectures faites aux Messes des Dimanches et des Fêtes. Le Catéchisme historique de Claude Fleury, que Fénelon recommandera dans son ouvrage de l’Éducation des Filles, sera un essai de réponse à la première de ces difficultés. Pour ce qui regarde la deuxième, les Dialogues proposent une rénovation de la prédication dominicale, au Prône de la Messe de Paroisse, après l’Évangile57. « Je voudrais que le prédicateur, quel qu’il fût, s’écrie l’interlocuteur Œuvres, I, p. 74. Œuvres, I, p. 76-77. 57 Ce n’est guère avant cette époque que l’on peut observer des indices d’abord assez dispersés d’un usage de lire les Évangiles des dimanches et des Fêtes en français au cours du Prône, usage qui se diffusera assez largement dans le cours du xviiie siècle, comme on peut le constater à la lecture des Rituels diocésains. 55 56
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C., toujours un peu insistant, fit ses sermons de manière qu’ils ne lui fussent point fort pénibles, et qu’ainsi, il puisse prêcher souvent. Il faudrait que ses sermons fussent courts, et qu’il pût sans lasser le peuple, prêcher tous les dimanches après l’Évangile »58. On devine que pour une telle entreprise, le modèle le meilleur d’une explication riche et familière d’un texte de l’Écriture est avant tout patristique, en dépit de bien des défauts que l’on peut relever chez les Pères et qui tiennent souvent aux habitudes de l’époque. Mais il faut sans doute être plus réservé qu’ils ne le furent vis-à-vis des explications de type allégorique. Elles étaient du goût des Orientaux, mais surtout elles représentaient une sorte de diversification du sens pour des auditeurs beaucoup plus familiers du sens littéral et de la continuité des récits et des textes que les auditeurs de ce temps. II ne faut pas quitter le sens littéral, à condition « d’en concevoir toute la grandeur »59. Et Fénelon ajoute une ardente profession de foi de prédicateur biblique et évangélique, qui nous servira de conclusion : On trouve toutes les vérités et tout le détail des mœurs dans la lettre de l’Écriture sainte ; et on l’y trouve, non seulement avec une autorité et une beauté merveilleuse, mais encore avec une abondance inépuisable : en s’y attachant, un prédicateur aurait toujours sans peine un grand nombre de choses nouvelles et grandes à dire. C’est un mal déplorable de voir combien ce trésor est négligé par ceux mêmes qui l’ont tous les jours entre les mains. Si on s’attachait à cette méthode ancienne de faire des homélies, il y aurait deux sortes de prédicateurs. Les uns qui n’ayant ni la vivacité ni le génie poétique, expliqueraient simplement l’Ecriture sans en prendre le tour noble et vif. Pourvu qu’ils le fissent d’une manière solide et exemplaire, ils ne laisseraient pas d’être d’excellents prédicateurs. Ils auraient ce que demande saint Ambroise, une diction pure, simple, claire, pleine de poids et de gravité, sans y affecter l’élégance, ni mépriser la douceur et l’agrément. Les autres ayant le génie poétique expliqueraient l’Ecriture avec le style et les figures de l’Ecriture même, et ils seraient par là des prédicateurs achevés. Les uns instruiraient d’une manière forte et vénérable ; les autres ajouteraient à la force de l’instruction la sublimité, l’enthousiasme et la véhémence de l’Ecriture ; en sorte qu’elle serait, pour ainsi dire, tout entière et vivante en eux autant qu’elle peut l’être dans des hommes qui ne sont point miraculeusement inspirés d’en haut60.
58 Œuvres, I, p. 77. Un obstacle sérieux résidait dans la longueur du Prône : long formulaire de Prières publiques, informations et annonces (bans, mandements, annonces des Fêtes, jeûnes…), censures ecclésiastiques, abrégé de la Doctrine chrétienne, prières, Credo, récitation des Commandements. La routine y était une menace permanente et beaucoup de Curés ne prêchaient pas. Une formule abrégée était souvent prévue pour laisser place à une prédication qui ne devait pas, normalement, excéder la demi-heure. Des auteurs, souvent plus zélés que talentueux, proposeront dans le cours du xviiie siècle des séries de Prônes ou d’Homélies annuelles. Les Prônes de Cochin comptent parmi les plus connus. On peut en voir un autre exemple dans Jean-François Brunet, Homélies pour les dimanches de l’Année en forme de Prônes, Paris, chez Charles-Pierre Berton, 1776. (Si le sujet traité est bien en rapport avec l’Évangile du jour, les dites Homélies gardent, du sermon, la composition impérative des discours écrits : Exorde, Présentation de la division, Premier point, Deuxième point [quelquefois Troisième point], courte conclusion le plus souvent exhortative.) 59 Œuvres, I, p. 85. 60 Œuvres, 1, p. 85-86.
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Chant grégorien et Plain-chant
L’image idéale du Chantre carolingien Un personnage controversé Les documents ne manquent pas qui nous permettraient de désidéaliser quelque peu la silhouette du Chantre carolingien. La critique du chantre vaniteux et arrogant, plein de suffisance et de jactance est d’ailleurs assez commune depuis saint Jérôme, quand ce n’est pas depuis Horace1. On sait, par ailleurs, les décisions que dut prendre saint Grégoire le Grand, lors du Concile Romain de 595 et qu’Agobard ne manquera pas de rappeler2. Ces critiques font souvent corps avec l’expression pas vraiment rare des réticences des Pères et des Conciles vis-à-vis de la musique et du chant. Si saint Jérôme arrive en tête pour la vigueur de l’expression, les loci incontournables en sont évidemment le Livre X des Confessions, et les rétractations désabusées du Livre VI du De Musica de Saint Augustin3. À l’époque de Louis le Pieux, les choses semblent prendre une tournure plus précise dans un contexte où les questions ne semblent plus se poser d’une manière générale et théorique, mais semblent au contraire émerger des difficultés mêmes de la pratique créées par l’entreprise, cette fois systématique, de romanisation menée depuis le règne de Pépin le Bref et, semble-t-il, régulièrement relancée, comme en témoignent l’Admonitio generalis de 789 et le Capitulaire de Thionville en 805, qui consacre la prééminence de l’adaptation messine du Chant romain, le Concile d’Aix de 816, etc. Les critiques, quand il s’en trouve, déplorent une certaine incompétence des Chantres dans les initiatives qu’ils prennent en matière de culte divin, par exemple dans le choix des versets qui leur reviennent au cours des Répons de l’Office nocturne (Lettre de Hélisachar In L’art du Chantre Carolingien, C.-J. Demolière (dir.), Metz, Éditions Serpenoise, 2004, p. 169-176. Saint Jérôme, Lettre 52, ad Nepotianum, PL 22, col. 532 ; Horace, Satires, L. 1, 2 & 3, à propos du personnage de Tigellius. 2 Grégoire le Grand, Ep. 8, 57 (MGH Epistolae, I, p. 363) ; cf. Alexandre Faivre, Naissance d’une hiérarchie. Les premières étapes du cursus clérical, Paris, Beauchesne, 1977, p. 360-361. 3 Les passages les plus remarquables des Ecrits patristiques concernant le chant et la musique sont consultables commodément dans James McKinnon, Music in early christian literature, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, voir par exemple saint Jérôme, Commentaire de l’Epitre aux Ephésiens, (chap. 3, v. 5 sq.), PL 26, col. 528-529. L’ouvrage de J. McKinnon a, depuis la publication de cet article, fait l’objet d’une traduction française : Musique, chant et Psalmodie. Les textes de l’Antiquité chrétienne, trad. par Catherine Siegel, Turnhout, Brepols (coll. liturgique « Mysteria »), 2006. *
1
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 329-337 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119013
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à Nebridius4), question qui, on le voit, dépasse le domaine du chant, pour poser celle des véritables responsabilités en matière de culte canonique. Agobard, aux alentours de 830, représente un pôle de résistance à toute forme d’excessus en matière de chant sacré. Ce n’est pas par manque de considération pour l’ordo Psallendi, bien au contraire, comme en témoigne le chapitre final de sa lettre De Antiphonario, mais ce service ne lui paraît pas bien rempli par la conception que, d’après lui, s’en font des cantores, carriéristes trop imbus de leur savoir et de leur prestige. L’Evêque de Lyon déplore en particulier le temps gaspillé in parando et confirmando cantu, alors qu’il serait plus utile de le consacrer à l’étude des Saintes Lettres5, argument que reprendra presque mot pour mot Gui d’Arezzo, et qui fondera la recherche d’une méthode simplifiée de notation et de lecture musicale à vue, un siècle et demi plus tard. Le concile d’Aix de 816, dans son chapitre De Cantoribus, qui constitue une belle admonestation aux Chantres, semble témoigner d’une vision plus irénique de la fonction et de ses agents, mais on y croit nécessaire toutefois d’insister sur le devoir pour les chantres d’être « bons compagnons » (socios) et dans le dernier paragraphe, on les exhorte à ne pas faire preuve de rétention malveillante d’information, en refusant de partager leur art et leur savoir6. Une dizaine d’années auparavant, Angilramne, évêque de Metz, n’avait pas hésité à revaloriser les honoraires ad actum des premiers chantres de sa Schola, afin, écrit-il, de favoriser leur zèle7. Le séjour près d’un Maître qualifié pouvait coûter fort cher et éveiller des jalousies, comme ce fut le cas lorsqu’Abbon de Fleury cherchait à parfaire sa formation à Orléans8. Il apparaît donc que la coopération des Chantres à l’œuvre de romanisation de la Liturgie, tant de la Messe que de l’Office divin, se présentait à tous comme capitale, qu’elle mettait en jeu des personnages de haut rang et que les plus qualifiés d’entre eux, en art et en position, pouvaient bénéficier d’un réel prestige, avantage qu’en tous temps les hommes de moindre vertu ont toujours pu détourner à leur simple profit, sans en être pour autant en mesure de parvenir à changer par là le sens et la portée de leur fonction. C’est sur ce dernier point que nous voudrions insister. L’époque de romanisation liturgique qui voit l’aménagement du répertoire dit grégorien est aussi une époque qui s’efforce d’accompagner ces changements d’un large effort de pensée et, on le sait, d’une campagne de formation et de diffusion sur laquelle nous aimerions être mieux renseignés. Le fait qu’on ait abondamment souligné le caractère compilatoire et glossateur, voire bricoleur, de l’activité littéraire et pédagogique de ce temps, ce qui ne saurait se nier, a peut-être masqué la réelle montée à la conscience des magistri de tous niveaux, d’une représentation On peut consulter cette lettre dans Philippe Bernard, Du chant romain au chant grégorien, Paris, Éditions du Cerf (« Patrimoines Christianisme »), 1996, p. 740-744. 5 Saint Agobard, De Antiphonario (ad cantores Ecclesiae lugdunensis), in Opera omnia, Ed. L. Van Acker, Turnhout, Brepols, CCCM 52, p. 335-351. 6 Ce chapitre « De Cantoribus » issu du Concile d’Aix peut être consulté dans une compilation plus tardive de la Regula Canonicorum, PL 89, col. 1057-1087. 7 Michel Andrieu, « Règlement d’Angilramne de Metz (768-791) fixant les honoraires de quelques fonctions liturgiques », Recherches de Sciences Religieuses, 10 (1930), p. 349-369. 8 Pierre Riché, Les Écoles et l’Enseignement dans l’Occident chrétien de la fin du ve siècle au milieu du xe siècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 358. 4
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renouvelée des rôles, des fonctions, de leur valeur et de leur histoire. La haute personnalité d’Alcuin, son souci d’intégrer l’Office divin à une vie de culture et de sagesse, se révèlent en sa correspondance9 L’œuvre de Walafrid Strabon en est un bon exemple pour ce qui relève de la mise en perspective historique, et celle d’Amalaire rayonne, à travers sa belle culture patristique, d’une imagination vive et d’une vision intuitive des fonctions liturgiques en de nombreux points vraiment pénétrante10.
La Traditio canendi du Culte chrétien Si la transformation et le développement de l’ars cantilenae déterminent à cette époque une réestimation pratique du rôle du Chantre, une désidérabilité de la charge, le prestige d’une fonction qui pour certains prend place dans ce qui ressemble bien à un profil de carrière ecclésiastique11, la figure du cantor s’inscrit pour tous dans ce que l’on doit bien appeler la traditio canendi du Culte chrétien. Agobard, qu’on ne saurait soupçonner de complaisance envers les dérives d’un art musical sans règles sûres, affirme la continuité dans la vie de l’Église de l’ordo psallendi, dont le Livre de l’Antiphonaire atteste la légitimité. Et c’est au nom même de cette continuité qu’il critique certaines initiatives, et préconise quelques (rares) aménagements12. Cette transmission vive de l’acte psalmodique (Psautier davidique et Cantiques bibliques) reste attachée à la figure du cantor, ou Psalmiste, le maître du Verset, figure particulièrement attachante du service ecclésiastique dans l’Église ancienne. Les témoignages s’en multiplient autour du ive siècle, comme cette épitaphe romaine du temps du Pape Célestin, que cite Charles Pietri : « Davitici cantor carminis voce psalmos modulatus et arte »13. Cette appréciation d’un « Office » qui supposait une excellence tant en ressources vocales que dans l’art de s’en servir (voce et arte) se retrouve en propres termes dans un chapitre du De Ecclesiasticis Officiis d’Isidore de Séville, ouvrage parmi les plus présents dans les Bibliothèques carolingiennes14. Après avoir rappelé la filiation davidique des Psalmistes, lsidore définissait en quelque sorte la vocation « impressive » de la psalmodie chrétienne : les chantres sont entretenus par l’Église pour tenir en éveil les âmes des auditeurs et les entraîner vers les seuls biens désirables par un art qui les charme et les touche. Quelques chapitres auparavant, Isidore, traitant cette fois de la Psamodie proprement dite, avait insisté, citant Entre autres : Alcuin, Episolæ, PL 100, Ad fratres…, col. 298. Walafrid Strabon, De Ecclesiasticarum rerum exordiis et incrementis, PL 114, col. 919-964 ; Amalarii episcopi Opera liturgica omnia, éd. J.-M. Hanssens, 3 vol., Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, 1948-1950. 11 Cet itinéraire promotionnel pouvait gagner en prestige d’être passé par Metz, comme on le voit dans le cas d’Aldric, jeune noble franc attiré par la cléricature et la formation more mettense. Il devient clerc expert (peritus) en chant et en grammaire, diacre, prêtre (ordonné par Drogon), puis Primicerius de la Cathédrale, enfin à 32 ans, evêque du Mans. Jean-Baptiste Pelt, Études sur la cathédrale de Metz, La Liturgie, t. 1, Metz, 1937, p. 134. 12 Agobard, De Antiphonario…, chap. xix, p. 351. 13 Charles Pietri, Romana christiana. Recherches sur l’Église de Rome son organisation, sa politique son idéologie de Miltiade à Sixte III (311-440), Rome, 1976, p. 577. 14 Isidore de Séville, De Ecclesiasticis Officiis, éd. C. M. Lawson, Corpus Christianorum SL, Brepols, 1989, l. II, chap. 12. 9
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Augustin, sur son rapport à la fragilité de la condition humaine commune, et à l’opportunité dans laquelle cette dernière se trouvait, par grâce, d’être en quelque façon saisie, déplacée, entraînée, dans le frémissement même de la lyrique psalmique et du chant, de telle façon que ceux qui n’auraient pas été touchés (non compunguntur) par les mots puissent l’être par la suavitas de la mélodie15. Les passages du Livre X des Confessions, auxquels se réfère Isidore, de même que certains passages des Enarrationes in Psalmos d’Augustin gardaient pour les lecteurs carolingiens le souvenir de ce temps où le Psalmiste coopérait tout près du Pontife à la proclamation de la Parole de Dieu, et par là-même à l’œuvre de la doctrina christiana, ouvrant au Prédicateur un espace kerygmatiquement préparé pour son commentaire. On sait qu’Augustin, qui s’avoue vulnérable au pouvoir des sons, n’est pas loin de rejeter comme truquages et bagatelles les productions de l’art musical en vue d’une juste composition de l’âme, même s’il admet le rôle pacifiant et eurythmique de certaine métrique à l’œuvre dans les Hymnes de son maître Ambroise16. L’art musical ne saurait constituer un accès possible à l’ordre tout théologal de la charité. Plus encore, Augustin met en garde tout artiste contre cet orgueil subtil que risque de lui donner sa capacité d’agir sur autrui, et de se « soumettre d’autres âmes » ; seules la probité et la pureté des mystères chrétiens peuvent garantir l’action toute intérieure du Maître divin. Aussi, deux données pourront dès lors transformer le rapport ambigu à la suavitas du chant : la voix de l’Église en ses saintes assemblées, sacramentum vocale qui put saisir jusqu’aux larmes le retraitant de Cassiciacum, et la jonction en acte de ce chant avec le lyrisme du Psaume et de la Louange, rhétorique sensible de l’âme, capable cette fois de briser les résistances et d’ouvrir le chemin de l’affectus pietatis. Pour Augustin, d’ailleurs, cette attitude psalmique intériorisée, chant intérieur et sans cesse nouveau, comme l’affirmait déjà Clément d’Alexandrie, finit par se confondre avec la vie sanctifiée, puisque tout psaume est du Christ. Et c’est quand l’âme a atteint le silence d’une telle rencontre que peut jaillir au dehors le jubilus ; qui sine verbis, proclame par son seul fait que le salut opère non necessitate sed delectatione, comme aimera le redire Amalaire. Cette vision que l’on peut dire « théologale » de la Psalmodie, lot commun de la littérature patristique, nourrira, on le devine aisément, la psalmodie ascétique des communautés monastiques, où le psaume constitue comme un chemin pour la prière17 mais c’est elle aussi, comme on le voit en Isidore, qui fonde le service ecclésiastique du Chantre. La stratification séculaire de la Sainte Liturgie en gardera la place emblématique et mémoriale dans le versus du Graduel. Dans cette forme musicale, que le répertoire romanofranc amènera à un état de si haute perfection, ne peut-on pas penser que la position élevée des teneurs (vox excelsa, acuta, liquida), leur recharge sonore à l’aide d’intervalles montants et de sons repercutés constitue comme une sorte d’icône sonore de ce « chant long », cette hyper-psalmodie d’hier à demain, qui d’une certaine façon traverse l’Église d’une liturgie à l’autre, comme un horizon tendu, perspective eschatologique familière à Amalaire, passage du chant et chant du passage. 15 Le substantif suavitas est difficile à traduire en français : il connote l’agrémént, le goût, la prégnance heureuse d’une sensation, d’une qualité éprouvée avec bonheur. 16 Jacques Perret, « Aux origines de l’hymnodie latine. L’apport de la civilisation romaine », LMD, 173 (1988), p. 41-60. 17 Adalbert de Vogüé, « Psalmodier n’est pas prier », Ecclesia Orans, 1 (1989), p. 7-32.
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Cette conception que nous avons dit « impressive », de l’acte psalmodique, pour la distinguer d’un engagement « expressif », centré sur les émois de l’émetteur, logique bien improbable en milieu liturgique et rituel, et pour l’écarter d’un rôle simplement décoratif ou ostentatoire, est réexprimée fortement dans les canons du Concile d’Aix de 816, qui une fois encore, s’en tient au lexique et à la phraséologie d’Augustin et d’Isidore : …que la mélodie (des Chantres) élève les âmes du peuple qui les entoure jusqu’à la remémoration (memoria) et l’amour des choses célestes, non seulement par la haute portée des mots, mais encore par la suavitas des intonations (tonorum) que l’on fait entendre. Il convient donc que le cantor comme l’ont enseigné les Saints Pères, soit remarquable et distingué par la voix et par l’art de manière à ce qu’il saisisse l’âme de ses auditeurs ; par une sorte de diversion heureuse18. …Les Psaumes à l’église doivent être récités ni précipitamment (cursim), ni avec des voix élevées, désordonnées, mal dosées (intemperatis), mais d’une manière égale (plane), et distinctement, de sorte que l’esprit des récitants soit tranquillement nourri, et que les oreilles des auditeurs soient charmées de leur belle diction (pronuntiatio).
On remarquera que cette logique « impressive » de la Psalmodie est étendue dans ce chapitre à la récitation commune, tranquille et claire (plane et dilucide) des Psaumes dans l’Office : la Psalmodie est censée agir sur la mens des psalmodiants, et saisir avec bonheur les oreilles des auditeurs par la vertu même de l’actio pronuntiandi. Toutefois, et la remarque est d’importance, ce type de récitation à voix tranquille et tempérée, se distingue absolument de l’art vocal des chantres caractérisé par la vox excelsa : « …quoique le son de la cantilena dans d’autres offices soit habituellement produit d’une voix élevée, il faut cependant éviter une voix de ce type (hujus modi) dans la récitation des Psaumes. » Il va sans dire que la lecture de ces chaînes de citations finalement assez redondantes sur les effets « impressifs » de la Psalmodie, ne manque pas de nous faire nous poser la question de leur réelle intentionnalité et, corrélativement, de leur effectivité pratique. Ne faut-il pas y voir quelques lieux communs sans portée, tant leur prévisibilité est grande et leur charge d’information par là-même très appauvrie ? – Outre qu’il faille remarquer que cet effet d’aplatissement est surtout sensible pour nous, il est possible de le tempérer par trois considérations, sinon décisives, du moins suffisamment interrogatives : C’est toujours dans ce sens que se dirige la pensée qui anime les Pères ou les magistri quand il s’agit de définir la fonction du chantre et de son chant. C’est une sorte d’explication par défaut, qui, à tout le moins écarte tout recours explicite à d’autres catégories de justification. Ces réaffirmations d’un idéal que l’on sait antique, et fondé en auctoritates, sont produites dans une situation où la valeur de continuité d’une tradition est précisément le moteur d’un mouvement de restauration et de réforme en cours. Oblectamenta dulcedinis, n’évoque sans doute pas une « musique douce » ! Oblectamenta connote une sensation plaisante et surtout dégagée de toute contraine. La fonction de « diversion heureuse » se retrouvera en partie dans les conceptions d’Amalaire, selon une vision cette fois toute eschatologique. 18
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Certains commentateurs s’efforceront de relire et de faire relire ces textes de près, et en développeront une exégèse parfois inattendue, ou tout au moins formulée avec un certain bonheur d’expression qui en renouvelle la portée, comme nous le verrons, par exemple chez Aurélien de Réomé ou Amalaire.
La voix Raban Maur, autre disciple d’Alcuin, dans ses compilations pédagogiques, ne pourra pas, lui non plus, éviter de remettre en honneur les textes d’Isidore de Séville, les réaménageant d’ailleurs quelque peu. Il bloque en un même chapitre ce qui concerne les Psaumes et ce qui concerne le Psalmiste, et complète certains passages par un recours aux Étymologies, comme par exemple lorsqu’il s’agit de traiter de la voix. Cette question n’a jamais disparu des préoccupations des Pères depuis le Commentaire de saint Cyprien sur l’Oraison Dominicale. De son côté, la liturgie se verra recommander le chant una voce contre toutes formes d’hétérophonie et plus encore de désordre19. Chez Isidore, et du fait même chez Raban Maur, les considérations sur la voix du Lecteur et du Chantre, pourraient relever d’un chapitre De Actione, à la fin d’un traité de Rhétorique : …La voix (du Chantre) ne sera ni dure, ni enrouée, ni discordante, mais bien chantante, harmonieuse, claire et élevée, ayant une sonorité et une conduite mélodique en accord avec une religion sainte. Elle ne fera donc pas entendre un art de tragédien, mais un art qui dans sa modulatio même manifeste une simplicité chrétienne, qui ne sente pas la posture des musiciens ou l’art théâtral, mais qui exerce plutôt une véritable compunctio sur ses auditeurs. La voix parfaite est haute, sonore et harmonieuse. Haute, pour se soutenir dans l’aigu ; sonore, pour bien porter jusqu’aux oreilles ; harmonieuse, pour charmer les âmes de ceux qui l’entendent.20
Une rhétorique de l’âme Cette proximité explicite d’un ars bene dicendi nous permet de saisir à quel point les conceptions chrétiennes concernant le chant tendent, dès qu’il s’y agit non plus d’une vision générale mais d’actes effectifs du Culte et d’autant plus s’il y va de la communication des 19 Nicetas de Remesiana, De Psalmodiae bono, PL Supplément III, p. 191-198. Voir aussi Johannes Quasten, Music and worship in pagan and christian Antiquity, 3e ed., Washington, National Association of Pastoral Musicians, 1983, p. 66-71. 20 « Vox autem ejus non asper, vel rauca, vel dissona, sed canora erit, suavis, liquida atque acuta, habens sonum et melodiam sanctae religionis congruentem, non quae tragicam exclamet artem, sed quae christianam simplicitatem in ipsa modulatione demonstret, neque musico gestu, vel theatrali arte redoleat, sed quae compunctionem magis audientibus faciat. Perfecta vox autem est alta, clara et suavis. Alta, ut in sublime sufficiat, clara, ut aures adimpleat, suavis, ut animis audientium blandiatur » ; Raban Maur, De Clericorum Institutione, PL 107, L. II, C. 48, col. 361-362.
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Saintes Ecritures, et de la memoria chrétienne à s’écarter des conceptions cosmologiques, voire numérologiques issues de Martianus Capella ou de Cassiodore, pour engager une vision plus rhétoricienne, centrée, nous l’avons dit, sur la communication impressive, et dont un résultat sera de bouleverser quelque peu la réflexion sur les effectus musicae, un peu à l’étroit dans sa vision de la musica humana. C’est cette conception que l’on retrouve dans des textes pédagogiques tels que la Musica disciplina d’Aurélien de Réôme21. Touchant la Musique en général, l’auteur s’en tient à une vulgate reprise de Cassiodore, qu’il renouvelle d’ailleurs par une belle vision de la louange issue de la Création, mais dès qu’il aborde les effets du chant ecclésiastique saisi simplement dans l’ordo missae, toute velléité d’approche spéculative, voire cosmologique, s’efface au profit de cette conception que nous nommions rhétorique de l’âme : il ne s’agit plus que de toucher, ébranler, briser les résistances, et, dans une perspective augustinienne, engager la dimension mémoriale de l’existence. On n’a peut-être pas assez remarqué le petit sommaire pédagogique des Chants de la Messe que propose le chapitre XX de la même Musica disciplina, et dont on peut penser qu’il nous donne un échantillon très vraisemblable de ce qui pouvait être enseigné directement aux chantres. Les quelques lignes consacrées à l’Agnus Dei, vraiment admirables, dépassent le banal objectif d’un chant convenable ou réussi, pour ouvrir vers une riche sacramentalité : À l’intention de ceux qui communient, on chante un premier canticum : Agnus Dei qui tollis peccata mundi, miserere nobis. Ainsi, les fidèles qui communient au Corps et au Sang du Seigneur le reçoivent de bouche, mais en même temps, ils se désaltèrent de la modulatio vocis (la mélodie vocale), et, par elle, tandis qu’ils goûtent Celui-là même qui, si étonnamment, se fait pour eux nourriture corporelle, ils se le remémorent (recolent) crucifié, mort, enseveli, et supplient d’enlever leurs péchés Celui que l’Église toute entière confesse être venu pour celàmême. On y ajoute aussi un autre carmen (celui que l’on appelle Communion), afin que par ce chant, au moment même où il reçoit ce bienfait tout céleste, l’esprit du Peuple fidèle soit enlevé, attiré, suspendu dans la contemplation des choses d’en haut, par une mélodie et un chant de la plus grande douceur.22
Amalaire : le chantre et le culte lyrique Il ne peut y avoir aucun doute que c’est bien avec Amalaire, autre élève d’Alcuin, que la figure idéale du Chantre et du Chant prend une dimension nouvelle, dans une conception visionnaire et eschatologique de la Liturgie. On sent chez lui une passion de comprendre et de communiquer, d’éveiller, de convaincre23, mais sa grande habileté, toutefois, est de ne jamais séparer l’art et la fonction des cantores de tout l’ensemble d’une Liturgie considérée dans Aurélien de Réomé, Musica Disciplina, in Scriptores ecclesiastices de Musica, San-Blasianis, 1784, t. 1, p. 27-63. 22 Ibid., p. 60-61. Les termes sont ceux qu’en un autre temps retiendra l’Antienne O sacrum convivium : recolitur memoria passionis ejus. 23 Cf. la préface Gloriosissime du Liber Officialis. Par exemple : « …longa esurie avidus, non frenum passus sum timoris alicujus magistri, sed illico mente, gratias agens Deo scripsi quod sensi. », Amalarii episcopi…, t. ii, p. 19. 21
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sa dimension épiphanique, sacerdotale et soigneusement hiérarchisée. L’herméneutique allégorique, qu’il n’invente pas, et pour laquelle il semble éprouver la même délectation que pour le chant lui-même, a pu cacher à bien des Liturgistes modernes la rare pénétration poétique de son intelligence, que Durand de Mende, plus scolaire, n’atteindra que rarement. Dans le Liber Officialis composé et diffusé dans les dix années qui suivent le Concile d’Aix, les énoncés les plus importants concernant les chantres et le chant sont regroupés dans le commentaire suivi de la première partie de la Messe, de l’Introït à l’Offertoire24. Nous n’en retiendrons que quelques aspects, souvent imagés, dont on peut penser qu’ils ont pu frapper et réconforter quelque « chantre carolingien » sur les bords de la Moselle, du Rhin, ou de la Loire.
Le Chorus Cantorum Pour Amalaire, l’ars cantilenae est lié a la schola des Chantres, petit groupe très hiérarchisé d’acteurs chantants, à la fois autonome et totalement intégré à la scène liturgique. D’emblée, Amalaire se démarque d’un point de vue simplement fonctionnel, ou même, si l’on peut le dire sans anachronisme, artistique, pour envisager la portée théologique de cet élément de la Liturgie : le chorus cantorum est lié à la « convocation » de l’Église, à laquelle il donne une figure, et dans le site même, une actualisation gracieuse. En effet, si les Chantres n’ont pas d’eux-mêmes le pouvoir de « convoquer » l’Église, il leur revient, en quelque sorte, d’exprimer la manière, ou le mode de cette convocation : ils le font à voix nue, sans médiation instrumentale, pour signifier que la convocation du Peuple se fait suavitate et modulatione vocis. Car, comme le dit saint Augustin, ceux que Dieu attire, il les attire delectatione non necessitate, non par contrainte mais par attachement. Et, continue le liturgiste messin, c’est pour cela même que la « vox dulcis cantorum » (la voix touchante des cantores) est employée sans autre signification que d’entraîner le peuple chrétien, par un charme approprié (dulcedine idonea) à reconnaître et à confesser le Seigneur25. Et Amalaire distend soudain sa vision bien au delà de la simple Assemblée célébrante, pour en déployer l’horizon eschatologique (forme de pensée et d’écriture qui lui sont assez familières) : voici le Christ, Dominus psallentum(sic), advenant, précédé de ces myriades de fidèles et de la sainte hiérarchie de son Église, au milieu desquels ces praecones psallentes qu’il envoie disposer toutes choses pour sa venue. Mais Amalaire n’en oublie pas pour autant la fonction des Chantres ordinaires, et leur mission de disposer les cœurs à quelque conversion : « Quapropter cantores, id est laudatores adventus Domini, adnuntiant tempus esse ut corda patrum convertantur in filios »26.
Ibid., t. ii : « Liber Officialis », Livre III, chap. 1-19, p. 255-322. On consultera aussi : Anders Ekenberg, Cur cantatur ? Die Funktionen des liturgischen Gesanges nach den Autoren der Karolingerzeit, Stockholm, Almquist et Wiksell Int., 1987. 25 Ibid., p. 273. 26 Ibid., p. 279. 24
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Le laboureur des cœurs Amalaire, poursuivant son commentaire des actions et des scènes de la Messe, rencontre bientôt la figure du Lecteur et du Psalmiste. Il en accentuera la différenciation : à l’un la pronuntiatio, à l’autre la modulatio, comme l’avait déjà fait observer Isidore27. De cette modulatio, qui apparaît bien comme la plus haute en son espèce dans le Répons et le Verset du Graduel, et qui devra faire appel aux meilleures ressources de la musica, Amalaire dégage la forme cérémonielle, l’action et le site liturgiques. Le passage où il décrit l’appréhension du cantor, au moment d’exécuter le Verset, sur la haute marche de l’ambon, n’a pu être rédigé que par un homme d’expérience, au fait de la charge et de la dignité d’un tel officium28. Mais il lui en faut faire apparaître la signification qui en éclairera la fonction et la grâce propre. Amalaire ne craint pas dès lors d’articuler en deux volets complémentaires tout l’accomplissement de la Liturgie de la Parole, où l’on peut voir sous la catégorie générale de la prophétie se différencier, et même contraster l’action du lecteur et celle du cantor. Le lecteur lit, il a affaire à la lex scripta data in tabulis, son action s’apparente à celle de l’École, de l’enseignement des éléments d’un art ou d’une science29. Le cantor chante, il ne lit pas : s’il tient ses tablettes, c’est comme insigne de sa fonction sine ulla necessitate legendi30. Du Prophète, le cantor garde la voix, le ton, l’engagement sonore ; il en fait sa modulatio, le lyrisme de son Verset, par où il se comporte comme un éveilleur de somnolents et surtout un « laboureur des cœurs », fendant les terres dures du soc de la compunctio31. À la discipline de l’École, il fait succéder la convivialité des Noces, auxquelles il lui revient de convoquer les invités. C’est dire à quel point le cantor est tenu de faire appel à toutes les ressources de l’art musical, qui comme on le sait, selon Boèce, possède de par sa nature même un pouvoir d’atteindre et d’ébranler à la fois le corps et l’âme. Et peut-être sera-t-il lui-même atteint par son propre chant, quand par exemple le verset de l’Alleluia s’épanouira en lui comme un réel désir de la joie céleste, que la louange en bouche ravive en la mémoire32.
Le témoignage du répertoire L’obscurité règne encore en grande partie sur les lieux et les personnes, les institutions qui se sont trouvés impliqués dans le processus qui aboutit à la production du chant romain-grégorien, répertoire qui éclate de génie, d’art et de délectabilité chrétienne. Nous avons simplement voulu montrer que cette étonnante entreprise ne manquait pas de disposer dans son immédiat voisinage d’une pensée ardente et active, sûre de s’insérer dans une vivante continuité, relisant les Maîtres, mais s’ouvrant à la novation sans trop le savoir peut-être, de par une conscience sans doute accrue de l’horizon théologal et ecclésiastique de ce qu’elle avait à accomplir. Ibid., p. 292. « In versu necesse est ut suas cogitationes ad se trahat, et secum cogitet quomodo aut quid a magistro didicisset. Versus timore non est ausus alte levare responsorium ; nescit quomodo finiat versum… », ibid., p. 298. 29 Ibid., p. 294-295. 30 Ibid., p. 303-304. 31 « Arat qui aratro compunctionis scindit corda ; nulli dubium quin per dulcedinem modulationis scindantur corda etiam carnalia, et sese aperiant more sulci in confessione vocis et lacrimarum », ibid., p. 296. 32 Ibid., p. 301. 27 28
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Salve Regina. Musiques festives mariales du grégorien au 17e siècle. Les œuvres rassemblées sur ce disque, pour la plus grande partie des Motets consacrés à la Vierge, constituent ce que les Anciens auraient appelé un recueil de « Meslanges » ou de pièces mêlées. Moyennant l’art et les soins d’un calligraphe, on pouvait disposer de tels ensembles en faveur d’un mécène ou de quelque personnage important ; ce pouvait être aussi le travail d’un collectionneur, d’un amateur fervent désireux de faire œuvre de piété ou de sauvegarder quelque ouvrage des plus excellents compositeurs de son temps. De la même façon, les armoires des Maîtrises voyaient sédimenter les œuvres de leur Répertoire, jusqu’à ce que les changements de goût, voire les réformes liturgiques, finissent par rendre caduques des productions musicales dont le partage d’une même conjoncture stylistique rendait possible la pratique simultanée. La novation ne se portait pas d’ailleurs à égalité sur tous les points de l’usage : certaines fêtes liturgiques gardaient couic des objets précieux et domiciliés, si l’on peut dire, telle œuvre polyphonique, res facta, incorporée au coutumier musical et rituel et maintenue quelquefois en cette place élue bien au delà du temps et du goût qui l’avaient vu naître. Ce double horizon de la mémoire « antique » et des acquis de la nouveauté trouvait une sorte d’organon dans les techniques du Cantus Firmus, qui survivront, comme on le sait, aux ébranlements monteverdiens. Le répertoire du Chant Ecclésiastique pouvait même fournir en des circonstances frappantes, et en dehors du cursus canonique, quelque motif connu de tous. Le Motet Jubilate Deo – Gaudeamus de Cristobal de Morales, écrit en 1534, à l’occasion d’une rencontre combien diplomatique préparée par le Pape entre Charles-Quint et François Ier, utilise sous forme de Cantus obstiné le début de l’Introït de la Toussaint et de la Fête de l’Assomption. Introduisant dans l’organisation et le déploiement de la ‘recherche’ cet élément significatif, le compositeur y retrouve à la fois la circularité de la construction litanique et la vieille technique littéraire et scolastique du versus cum auctoritate. Il nous semble qu’il faille, dans cette œuvre d’un musicien supérieur, voir autre chose qu’une curiosité de rhétorique musicale. Ce Motet, dans sa configuration si marquée, fait apparaître avec évidence ce qui est peut-être bien l’essence de tout motet : un espace actif
In Salve Regina. Musiques festives mariales du grégorien au 17e siècle. Ensemble A Sei Voci, Jean Boyer (orgue), dir. B. Fabre-Garrus. Levallois, Musidisc (MU 750), 1988. (Œuvres de C. De Morales, Ch. Raquet, G. Gabrieli, G. Dufay, F. Guerrero, G. Frescobaldi, F. Correa de Arauxo, J. Titelouze.) *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 339-341 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.120348
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d’entendement. Pour l’oreille qui se veut « ricercariste » (et c’est justement son plaisir), il se trouve là un travail de la musique sur elle-même qui la constitue comme un espace où des vocables et des « dictions », bien plus qu’assertés, sont d’abord donnés à entendre et disposés comme en réciprocité de perspectives pour instituer le site rituel ou cérémoniel du chant. Le dit se renouvelle dans le dire et la composition du redire : il y a lieu d’entendre encore… Dans ce type d’élocution musicale, l’émotion ne saurait être antécédente, puisqu’elle naît du trouble des mots et des figures de leurs dictions mêlées : émotion de l’entendement, quand le chant se porte vers le chantable, le langage est toujours le premier touché. Dans la tradition du chant liturgique, la condition « ex auditu » de la foi et du culte conduisait assez naturellement à donner un tel statut (un être-là statutaire et testamentaire) aux formulations majeures des prières et des chants, et la musique, suspendant momentanément le mouvement premier de l’assertion ou de l’adresse, construisait pour le texte un site d’engendrement et de mémoire, et pour parler comme saint Augustin, un site de reconnaissance. Du texte au dire du texte (ici, l’actio canendi), la prière effectuée s’enchante d’être prière possible, et s’échappe comme en elle-même, et dès lors, l’accomplissement formel de l’acte musical vient soutenir l’inachèvement de la prière, c’est-à dire sa grâce en quelque façon. Gue l’on écoute ici l’Ave Virgo Sanctissima de Francisco Guerrero comme un parcours, un itinéraire : galerie d’images et de vocables, volupté de dire et de regard mêlés c’est-à-dire musique de tendresse et d’approche. L’orgue (dont l’époque contemporaine des œuvres retenues voit la montée en gloire aux parois des églises) participera hautement à cette circulation hiérophonique et à l’entretien (c’est le sens du terme latin cultus) dans l’espace architectural même, et en tant que tel, de cette capacité de susciter un lieu d’entente et de combinaisons musicales qui se diversifiât en mémoire et mouvement. Car, loin de donner une « forme humaine » à ce qui serait la musique des êtres et des choses, des vents et des oiseaux, l’orgue, selon nous, viendrait plutôt donner une « forme cosmique » à la voix et aux accents humains, en cela même que, comme machine (« l’une des plus admirables machines pneumatiques qui furent jamais inventées », écrit joliment Mersenne) et loin du corps, il est tout entier corps, et, par nature et par destination, organe de transfert en puissance, translatio cum virtute, comme Cicéron l’écrit de la métaphore. Le même Père Mersenne, contemporain et ami de Charles Raquet, dont il retranscrit la Fantaisie, enregistrée ici par Jean Boyer, dans son exemplaire de l’Harmonie Universelle (1636), était au plus haut point sensible à l’aspect « machinique » de l’orgue voire à son aspect d’automate et de robot chantant. Il s’émerveille de la physique des tuyaux, appeaux, sifflets, et va même jusqu’à rêver d’un moyen de faire produire à l’orgue les voyelles et les consonnes du langage (« je laisse la recherche des consonnes aux habiles facteurs », écrit-il, conscient de la difficulté de l’entreprise). Il envisage avec le plus grand sérieux de faire chanter ainsi à quatre parties sur l’orgue les dictions du Sanctus et de l’Agnus Dei. Et ce serait sottise de s’en offusquer, car le savant homme dispose d’une étonnante argumentation théologique pour étayer sa proposition : c’est sur la voix de l’homme, sur sa nature d’être vocal et parlant, que repose la capacité de saisir comme voix toutes les sonorités et toutes les voix du monde, d’en créer de nouvelles, de les transférer dans un espace de composition où l’homme en joue pour sa délectation, et par là-même pour la gloire de Dieu. « Car, dit-il, 340
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on peut appliquer ce que l’on chante le jour de la Pentecôte à la voix de l’homme, à scavoir « quod continet omnia scientiam habet vocis », car l’homme n’a pas seulement la science mais la pratique de toutes sortes de voix, dont la plus excellente est celle qu’il emploie à chanter les louanges de Dieu. » Ainsi, quand ce disque, par un dernier aspect de sa composition sous le signe du « Méslange », vient, cette fois, mêler l’orgue et les voix, il nous fait entrer et nous tient délectablement dans un champ d’intelligibilité musicale, et donc de plaisir, où l’interpénétration de la musica humana et de la musica organica, leurs jeux de transfert et d’alternance, participent à la même logique d’organisation et de développement par « poids, nombre et mesure ». C’est par là qu’elles rejoignent la musica mundana et que les « dictions » des mystères chantés, les invocations remémorées des Antiennes saisonnières (Alma Redemptoris Mater, Regina cœli, Salve Regina…) elles-mêmes remplies de figures humaines et célestes, se mêlent en quelque façon à l’autre chant, silencieux celui-là, mais qu’une parole habite, de la Création et des Cycles du Temps. Car il fallait pouvoir dire du compositeur du Motet, toutes proportions gardées, que lui-aussi « a disposé toutes choses suaviter », pour le bonheur d’entendre encore.
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Le plain-chant dans la pratique ecclésiastique aux lendemains du concile de Trente et des réformes postconciliaires Réforme générale, réforme du culte, réforme du chant Notre première tâche de musicologues me semble être de prendre une mesure suffisante au niveau d’analyse qui est le nôtre du phénomène multiforme mais prégnant qu’a constitué la Réforme Catholique, à la suite du concile de Trente, et des incidences de ce mouvement sur les formes, la pratique, l’image de valeur du chant ecclésiastique. Le concile de Trente, on le sait, n’a pas été seulement doctrinal, mais tout autant disciplinaire et réformateur. Partageant une préoccupation qui lui est largement antérieure, il se donne pour tâche une rénovation générale de l’Église, de l’épiscopat, du clergé, des institutions ecclésiastiques, du culte divin. Cette rénovation se veut à la fois institutionnelle, spirituelle et morale, engageant un grand effort de prédication et de catéchèse en direction des populations1. In Plain-chant et Liturgie en France au XVIIe siècle, J. Duron (dir.), Paris / Versailles, Klincksieck / Éditions du Centre de Musique Baroque de Versailles, 1997, p. 13-30. 1 Un point de vue d’ensemble est donné dans Histoire de la France religieuse, éds J. Le Goff et R. Rémond, Paris, Seuil, 1988, t 2, « Du Christianisme flamboyant à l’aube des Lumières : xive-xviiie siècles », François Lebrun (dir.) et t. 3, « Le Temps des confessions, 1530-1620/30 », Marc Venard (dir.) et dans Histoire du Christianisme des origines à nos jours, éds J.-M. Mayeur, Ch. Pietri, A. Vauchez et M. Venard, t. viii, Paris, Desclée, 1993. On pourra consulter : Hubert Jedin, Crise et dénouement du concile de Trente, 1562-1563 (traduit de l’allemand Krisis und Abschluss des Trienter Konzils), Paris, Desclée, 1965 ; Léopold Willaert, « Après le concile de Trente, la Restauration catholique, 1563-1648 », Histoire de l’Église, fondée par A. Fliche et V. Martin, t. xviii (1), Paris, Bloud et Gay, 1960 ; Nicole Lemaître, Saint Pie V, Paris, Fayard, 1994. L’esprit borroméen qui anime l’épiscopat et les responsables religieux de ce côté-ci des Alpes apparaît parfaitement dans Paul Broutin, La Réforme pastorale en France au xviie siècle. Recherches sur la tradition pastorale en France après le concile de Trente, Paris, Desclée et Cie, 1956, 2 tomes. Cette observation oblige à nuancer quelque peu en matière de culte l’argument, repris sans contrôle depuis les Institutions liturgiques de Dom Guéranger, sur ce point d’ailleurs lues trop vite, d’un gallicanisme d’opposition qui paraît avoir été surtout le fait des institutions parlementaires. Quant à là mauvaise volonté des chapitres, elle tient sans doute avant tout à une position de défense des usages tout autant que des privilèges. Dans son ensemble, l’épiscopat du royaume est acquis aux réformes tridentines, à commencer par celles du Bréviaire et du Missel. On pourra suivre le cours des événements aux chapitres qui y sont consacrés dans les nombreux volumes de l’Histoire des Diocèses de France, nouv. série, éds B. Plongeron et A. Vauchez, Paris, Beauchesne, en particulier Madeleine Foisil, Le Diocèse de Paris, éd. B. Plongeron, Paris, Beauchesne, 1987, t. 1, p. 215-324, et François Laplanche, Le Diocèse d’Angers, éd. François Lebrun, p. 92-125. En ce qui concerne la suite du xviie siècle, le maître livre reste bien sûr *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 343-361 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119014
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Même si certains historiens tendent aujourd’hui à modérer quelque peu le diagnostic de décadence que l’on serait en droit de porter sur la vie religieuse dans les années qui précèdent la tenue du Concile, une certaine convergence des informations semble difficile à nier : elle concerne en premier lieu la carence du culte et du clergé catholiques en équipement, en savoir-faire, en diligence d’application, en prestige social et en ce qu’on pense être la sainteté de la vie. Ce diagnostic de dégradation est en tout cas celui des réformateurs conciliaires qui déclarent le Concile réuni « ut emendaret abusus et mores christianorum corruptissimos » (Decretum suspensionis Concilii, 28 avril 1552)2. C’est bien celui des membres des commissions chargées dès la première session de préparer les décrets de réforme, et, dans la hâte que l’on devine, les interminables textes des trois dernières sessions (juillet, novembre, décembre 1563). Cette hantise de redresser, corriger, restaurer les pratiques et les mœurs, son lexique : emendare, restituere, corrigere, purgare, reformare se retrouveront tels quels dans les textes apostoliques promulguant les nouveaux livres liturgiques, et, ce sera notre premier point d’insistance, on peut voir là un des traits marquants de la nouvelle mentalité qui s’instaure, dont l’action se fera sentir à tous les niveaux de la vie ecclésiastique, sans oublier bien sûr en son ordre et à son rang le domaine du chant sacré. Trois mots nous semblent pouvoir en résumer l’essentiel : a. « Réforme » : reprendre les abus, les carences, corriger les désordres. b. « Restauration » : revenir à ce qu’on pense être une logique droite des pratiques telle qu’on pouvait la connaître dans son état premier, donc antique. Un corrélat de cette position pourrait conduire à des initiatives de désencombrement. c. (éventuellement) « Amélioration », mettre in aptiorem formam en fonction de critères bien fondés théologiquement ou pastoralement, au risque d’une tension entre restitutio certa et réaménagement opportun, comme on l’avait vu à propos du Bréviaire de Quinonez ou de la rectification des hymnes une première fois déjà sous Léon X. On voit d’emblée la portée de ces trois points de vue en matière de chant ecclésiastique et peut-être aussi les contradictions qui s’y inscrivent, s’il s’agit d’identifier les abus et les désordres, d’ouvrir un domaine de savoir rétrospectif à la recherche d’une légitimité fondée sur l’antiquité de l’usage, sans toutefois fermer la porte à ce qu’on pense être une amélioration, comme on le verra en matière de prosodie et de prononciation.
Jeanne Ferté, La Vie religieuse dans les campagnes parisiennes (1622-1695), Paris, Vrin, 1962. L’histoire musicale ne peut désormais ignorer la masse des informations amenée par Denise Launay, La Musique religieuse en France du concile de Trente à 1804, Paris, Éditions Klincksieck (« Publications de la Société française de Musicologie »), 1993. 2 Les décrets du concile de Trente sont aujourd’hui facilement accessibles dans Les conciles œcuméniques, Giuseppe Alberigo (dir.), édition française sous la direction de A. Duval, B. Lauret, H. Legrand, J. Moingt, B. Sesboué, Paris, Éditions du Cerf, 1994, t. II-2, « Les Décrets, Trente à Vatican II », p. 1341-1623 (texte latin et traduction française).
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Les textes conciliaires Des textes conciliaires eux-mêmes, dont on sait que quelques lignes seulement touchent directement au chant ou à la musique, on retiendra surtout : –– à la Session 13, chap. 5, canon 6, l’importance accordée aux cérémonies et à leur valeur pastorale et religieuse ; –– à la Session 21, la difficile question des ressources et des équipements propres à assurer la vie religieuse et le culte divin dans les divers types d’établissements ecclésiastiques ; –– à la Session 22, les décrets de réforme consacrés à la dignité de la célébration de la messe. On y énumère de nombreuses recommandations de discipline commune (bon ordre, décence, abus) auxquelles, entre autres parties concernées, les orgues et les organistes sont invités au passage à se conformer. Mais c’est sans doute la 24e Session (novembre 1563) qui apporte à notre sujet les éléments les plus décisifs. Au Canon 12 du Décret de réforme3, le Concile rappelle d’abord que les bénéficiers sont tenus de prendre part effectivement aux offices, « per se et non per substitutos », d’assister l’évêque lors des offices pontificaux, « atque in choro ad psallendum instituto, Hymnis et Canticis Dei nomen reverenter, distincte, devoteque laudare ».
Une « morale » de l’acte de chant Il nous semble que cette insistance apparemment banale sur la propreté et le niveau suffisant d’engagement personnel dans l’actio canendi ne doit pas être minimisée. Les trois adverbes reverenter, distincte, devote, si souvent répétés par la suite, ne doivent pas être considérés, pensons-nous, comme une énumération simplement rhétorique ou pieuse : ils composent un véritable paradigme où sont contenus les éléments fondamentaux d’une morale de l’acte de chant dont les conséquences pourront être très grandes sur la pratique lorsqu’elles seront prises au sérieux par quelque réformateur, tel Vincent de Paul, par exemple, dans ses premières conférences ecclésiastiques pour la formation des prêtres à Saint-Lazare. « Reverenter » fait directement allusion à une disposition d’esprit et de corps en rapport avec l’officium debitum, et valorise la disponibilité religieuse à accomplir une action réglée reconnue comme telle. « Distincte » ouvre le domaine de la probité en matière d’actio pronuntiandi. Dans ce rappel apparemment sans nouveauté de la discipline ecclésiastique, il nous semble qu’on peut observer en premier lieu la continuité d’une insistance sur la valeur religieuse de l’articulation « labialiter » du texte et donc de sa production dans les limites d’une honnête 3
Ibid., p. 1556-1559.
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intégrité physique. Mais en même temps, et cette fois, avec toute la force de la conjoncture, on peut y voir le point et l’ouverture par où vont se manifester, dans une perspective de réforme générale, les requêtes venant autant des milieux humanistes que des milieux spirituels d’une restauration en profondeur du rapport religieux à la langue et à l’actio dicendi. Le culte et le chant des Divins Offices deviennent alors les lieux insignes d’une orthopraxie langagière, intéressant la vertu de religion, et donc, entre autres initiatives, la simple signalisation des syllabes accentuées pour les mots latins de plus de deux syllabes dans les éditions postconciliaires du bréviaire et du missel constituera une évidente et toute pratique manifestation. La correction phonétique et grammaticale reste bien sûr une question de discipline : décence de l’uniformité contre toute forme de trouble ou de désordre. Mais « discipline », et ceci est bien conforme aux usages anciens du mot, dit certainement davantage : il y va d’une mobilisation plus générale pour une réappropriation de tout un fonctionnement parlant, d’une langue, bien sûr, et d’un corpus de textes reçus, mais dont on attend qu’elle produise les heureux effets d’une performance juste, constante, établie, non seulement quant à l’expérience des significations, mais quant à son lien même à la composition du corps et à la production d’une image sociale restaurée de la silhouette parlante, priante et chantante des ministres du culte. L’adverbe « devote » manifeste le point où la règle ne peut que se transformer en exhortation. Mais sa simple énonciation présuppose que l’actio canendi, au-delà de la révérence à la règle et de l’intégrité assurée de son expression linguistique, intéresse ce que l’on pourrait appeler l’expérience religieuse, et plus précisément le mouvement des attachements et de la piété. Certains réformateurs n’hésiteront pas, comme Pierre Fourier dès 1598 en sa paroisse de Mattaincourt, à s’avancer vers une conception presque lyrique des chants de l’Église4, d’autres, comme les Mauristes, s’en feront une conception plus hiératique, d’autres, et non des moindres comme les Religieuses de la Visitation, choisiront les voies d’un ascétisme musical, personne ne pourra à un moment ou à un autre éviter de placer le chant, la « bona psalmodia », sur le terrain des « émotions de piété » et de leur vertueuse régulation5.
Responsabilités des Synodes provinciaux La Session 24 du Concile, en son Décret de réforme, en matière, cette fois, de responsabilité institutionnelle concernant l’organisation du cérémonial et du chant, apporte des éléments absolument décisifs6. L’aménagement et la détermination de ce qu’il convient de faire en matière de chant et de musique sont déclarés relever du Synode provincial : 4 Hélène Derréal, Missionnaire de la Contre-Réforme, saint Pierre Fourier et l’institution de la Congrégation de Notre-Dame, Paris, Plon (« Civilisations d’hier et d’aujourd’hui »), 1965. 5 Cf. Dans cet ouvrage, notre article : « Célébrer dévotement après le Concile de Trente », LMD 218, supra p. 291-308. 6 Cf. Les conciles…op. cit., p. 1556-1559.
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Cætera, quæ ad debitum in divinis officiis regimen spectant, deque congrua in his canendi seu modulandi ratione, de certa lege in choro conveniendi et permanendi, simulque de omnibus ecclesiæ ministris, quæ necessaria erunt, et si qua hujusmodi : Synodus Provincialis pro cujusque Provinciæ utilitate et moribus certam cuique formulam præscribet.
On sait qu’une des perspectives institutionnelles des Pères du Concile était de restaurer l’autorité locale dans l’Église par la tenue régulière de Synodes provinciaux. Charles Borromée en donnera l’exemple à Milan, et ils seront nombreux en France dans le demi-siècle qui suit la clôture du Concile. En ce qui nous concerne, et quelle qu’ait pu être la destinée ultérieure de ces instances provinciales, il nous est important de constater que devant les « diversarum Ecclesiarum diversæ consuetudines » dont parlera avec humour le cardinal Bona7 et dont la constatation se retrouverait aussi chez Jumilhac8, le Concile avait d’emblée adopté une attitude non seulement prudente mais respectueuse. Les Pères avaient sans doute le sentiment que leurs antiphonaires et leurs graduels, en dépit de nombreuses variantes locales immémoriales, et de leurs particularités de calendrier, restaient globalement « grégoriens », et par là même se manifestaient suffisamment comme chant de l’Église. Urger en de telles matières pouvait même à certains apparaître comme un abus. Aussi lorsqu’une certaine unité, d’ailleurs favorablement accueillie, de l’ordo psallendi se matérialisera dans la publication du Bréviaire romain, l’ordo canendi ne suivra pas nécessairement. On considérera l’unité de la prière et de l’Office divin comme assurée en droit par la teneur littérale des textes prescrits, l’exactitude des Rubriques et du Calendrier ; les variantes locales de la forma modulationis ne seront pas censées y faire obstacle. Autrement dit, la conformité du chant et de certains détails cérémoniaux n’apparaissait pas comme nécessaire à l’unité de l’Office divin, valeur à laquelle le plus grand nombre était cependant très attaché.
L’introuvable forma modulationis et le maquis éditorial Les dernières sessions du Concile de Trente (1562-1563), entre autres sujets de réforme ecclésiastique, mettent en chantier, on vient de le voir, une révision du Bréviaire et du Missel. Une commission conciliaire constituée en juin 1563 n’a évidemment pas eu le temps d’achever son travail quand le Concile se termine (4 décembre 1563). Le Concile s’en remet au souverain pontife pour la production de nouveaux ouvrages, et, comme on l’a vu, aux instances provinciales pour ce qui regarde l’aménagement du chant et des dispositions cérémonielles. Cardinal Giovanni Bona, « Rerum Liturgicarum Libri Duo (1670) », Opera Omnia, Anvers, J.-B. Verdussen, 1723, t. ii, chap. 2, p. 309. 8 Dom Pierre Benoît de Jumilhac, La Science et la Pratique du Plain-chant, 2e éd. scrupuleusement réimprimée d’après l’édition originale […] par Th. Nisard et A. Le Clercq, Paris, 1857 (1re éd. 1673), p. 274. Gavantus sur ce point exprimera clairement le sentiment des autorités romaines, quand il écrira, à propos des cérémonies de l’Office : « Proprios mores unaquæque habet Ecclesia, et laudabiles consuetudines, quas non tolli a Caeremoniali Roman. […] sæpius declaravit Sacra Rituum Congregat. Sed videant Episcopi, ut ita pugnent cum universali Ecclesia, ut peritorum judicio minus sint laudabiles consuetudines », Thesaurus Sacrorum Rituum ab D.Bartholomaeo Gavanto…cum novis observationibus C. M. Merati, Venetiis, ex Typographia Balleoniana, 1749, tomus II, sect. 10, c. 2, § 1., p. 253). On devine par la teneur des dernières propositions la porte ainsi ouverte à une belle casuistique. 7
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Les commissions romaines travailleront non sans une certaine hâte. Le Breviarum Romanum paraît en 1568 (bulle « Quod a nobis »), le Missale Romanum en 1570 (constitution « Quo primum tempore ») sous le pontificat de Pie V. Des révisions s’imposeront assez vite : rééquilibrage du calendrier, corrections de nombreuses fautes matérielles, fêtes nouvelles, etc. Les circuits de diffusion restent très confus et favorisent des éditions médiocres. La création en 1587 de la Typographia Vaticana par Sixte Quint, et les nouvelles dispositions canoniques concernant la reproduction des textes prises par Clément VIII lors d’une révision du Bréviaire (1602) et du Missel (1604) donneront une meilleure assise éditoriale à la version romaine faisant autorité. Le Bréviaire dans son rapport au chant de l’office Le Bréviaire qui fournit l’ordonnancement et la teneur littérale des chants, des lectures et des prières de l’office des Heures ne contient aucune notation musicale même si, d’une certaine façon, il peut être déjà considéré comme un livre de chant : la structure formelle des actions chantées, directe, antiphonique, responsoriale, strophique y est parfaitement apparente, les psaumes distribués soigneusement en stiques y sont ornés d’une ponctuation spécifique (punctum, gemine punctum, commata) permettant l’exécution correcte des toni et complétée plus tard, à l’initiative d’Urbain VIII, par l’introduction de l’astérisque pour marquer la médiante. Le souci d’une meilleure qualité de la prononciation, partagé par Pie V, y introduisit l’usage, repris par le Missel, de marquer la syllabe accentuée dans les mots de plus de deux syllabes. Quant à la ponctuation générale, (qui fera l’objet de révisions et de corrections) son importance est décisive, au moins dans l’idéal, pour le chant varié autant que pour la psalmodie, puisqu’on sait que les chantres étaient amenés à proportionner les allongements des cadences intermédiaires à l’existence et à la qualité des interpunctiones et distinctiones, et ceci en l’absence de toute indication dans la notation elle-même (indication que le système des barres de mots, dans les nombreux livres où il était en vigueur, aurait, d’ailleurs, rendu très difficile à matérialiser). Nous remarquons par là même que ce que l’on pourrait désigner comme l’institution graphique du plain-chant est, au moins en droit, déjà largement constituée en amont de la notation guidonienne des livres de chœur et des livres manuels. Non seulement le Bréviaire est un livre tout à fait suffisant pour la seule psalmodie et l’exécution de l’office in directum, – des bréviaires français iront jusqu’à y porter les indications chiffrées des tons ecclésiastiques et les lettres des distinctiones psalmodiques mais il va jouer par rapport aux Antiphonaires notés, sur tous les points que nous avons dits et dont la portée proprement musicale ne saurait échapper, le rôle de livre en référence. Par contre, pour ce qui est de la forma modulationis cantus, le texte et l’ordonnancement du Bréviaire supposaient que l’on se reporte aux versions de l’Antiphonaire en usage, moyennant les ajustements rendus nécessaires par le nouveau dispositif en vigueur. Il semble qu’une période d’assez grand flottement, voire de « bricolage » ait eu cours, mais qui ne devait guère émouvoir les chantres habitués depuis toujours à réagir super librum. On a toutefois des traces très avant dans le xviie siècle de cet inconfort provoqué par l’hétérogénéité, la péremption, le remplacement des livres de chant. À la Sainte-Chapelle
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de Paris après une période marquée par les troubles civils, les faits de guerre, les pénuries financières, c’est, selon Michel Brenet, en 1610, que sont engagées des dépenses pour « notte et escripture des antiphonaires et correction des Livres de chant de laditte Église pour les faire servir à l’usage du service de Romme nouvellement ordonné en ladite Chapelle »9. Jean Millet fait état d’une pratique confirmée par ailleurs : « Les vieux Livres dont on se sert dans ce diocèse, qui sont pour la pluspart nottés sont passés trois cents ans »10. Un des savoir-faire des chantres était certainement de pouvoir corriger in actu et in situ les notations défaillantes. Les vrais problèmes surgiront quand, dans l’esprit qui prévalait partout de restauration, de correction, voire d’amélioration, on se mit en devoir de produire des éditions nouvelles de l’Antiphonaire. Les notations du Missel À la différence du Bréviaire, outre le texte de tous les chants qu’il convient au prêtre célébrant de lire en son particulier lors de la messe solennelle, le Missel (1574, 1604) comporte en chant noté, faisant donc partie de la substance même de son contenu, et donc en droit soumis à la reproduction conforme, les intonations du célébrant pour le Gloria et le Credo, les toni Communes des préfaces, du Pater noster, les Ite missa est, et, pour la liturgie du Samedi saint, le chant de l’Exultet, les litanies des Saints, l’intonation de l’antienne Vespere autem Sabbati. Ces éléments notés, dans un livre d’une autorité et d’un prestige tels que ceux du Missel, ont certainement pu contribuer à renforcer une certaine sacralité de la notation traditionnelle du plain-chant, et du point de vue typographique ils présentaient des solutions dont il sera difficile de s’écarter, obligeant les imprimeurs à prendre de nouvelles dispositions. Il va sans dire que les notations du Missel joueront également un rôle décisif dans l’aménagement et la diffusion de la déclamation accentuelle : c’est sans doute dans les notations des toni Communes du Missel qu’il faut chercher, et ce, bien avant le Directorium chori de Guidetti (1582), le système de notation à trois valeurs (carrée caudée, carrée simple, losangée) pour les émissions syllabiques, qui deviendra, comme on le sait, un des piliers de l’institution graphique du plain-chant. Le Pontifical de 1600 C’est avec l’édition du Pontificale romanum (constitution « Ex quo Ecclesia Dei », de Clément VIII en 1596), que les choses semblent prendre une nouvelle tournure : dans le texte de promulgation, le pontife fait l’éloge des réformes précédentes, invoque la nécessité de présenter un nouveau livre des rites réservés aux Praesules ecclesiastici. En raison du Michel Brenet, Les Musiciens de la Sainte-Chapelle du Palais. Documents inédits recueillis et annotés, Paris, A. Picard, 1910 (reprint, Genève, Alinkoff-Reprint, 1973). 10 Jean Millet, Directoire du Chant grégorien, Lyon, J. Grégoire, libraire, 1666, p. 40. 9
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manque de convenance de certaines traditions locales, de l’incorrection matérielle des livres jusque-là en usage, de la rédaction trop obscure de certaines rubriques, on a désiré mettre au jour un livre corrigé, restitué, contrôlé par des experts sur les meilleures sources de la Bibliothèque Vaticane, « in vetustis libris ex gravissimis scriptoribus ». Or, c’est dans la suite immédiate du texte de cette constitution que ces mêmes principes vont être explicitement et pour la première fois dans un tel type de document, appliqués au plain-chant. En effet, le Pontifical, bien qu’il ne soit pas un livre de chœur, donne de très larges extraits de plain-chant noté, dans une typographie particulièrement soignée, mais dont les principes diffèrent de ceux du missel : toni Communes convenant aux actes chantés des ministres célébrants, mais également de nombreux répons, hymnes, antiennes, psalmodies, pour des fonctions liturgiques aussi importantes que les ordinations ou la dédicace des églises. Plus que dans l’équivoque bref de Grégoire XIII à Palestrina et Annibal Zoilo, du 25 octobre 1577, étudié et peut-être un peu surestimé dans les remarquables travaux de Dom Molitor, P. Wagner, A. Gastoué au début de ce siècle11, nous avons dans ce texte de promulgation du pontifical (et Gastoué l’avait bien vu) l’expression de ce que pouvait être la doctrine prévalant à l’extrême fin du siècle dans certains milieux réformateurs romains en matière de restauration du chant ecclésiastique. Au milieu des innombrables activités et réorganisations postconciliaires, qui voient croître l’autorité du Saint-Siège, on y découvre également que l’idée d’un travail de « restitution » de la « forma modulationis cantus » avait pu en haut lieu faire son chemin. Les faits montreront qu’il se révélera impossible de l’appliquer au Graduel et à l’Antiphonaire. Cette révision de la forma modulationis dans l’unique cadre du Pontifical, menée à bien par Giovanni Dragoni et Luca Marenzio était soigneusement définie dans le document de promulgation : …ac denique cantu plano in aptiorem modulationis formam (per multis syllabis, pro temporum natura ubi ratio eas produci et corripi postulabat, contra quam prius in antiquo Pontificali expressum erat, magis apposite extensis vel contractis)
Faut-il voir dans ce texte, comme semble tenté de le faire Gastoué, la charte quasi officielle de la correptio cantus, de l’abrègement du chant ? Sa formulation semble bien concerner avant tout la prise en compte de la valeur quantitative des syllabes pour déterminer leur charge de vocalisation et il est clair à la lecture que les musiciens chargés de la révision des chants du pontifical ne se sont pas engagés dans des opérations d’abrègement. Ils ont respecté la prolixité des pièces du Répertoire qu’ils étaient amenés à reproduire (les Répons, en particulier) en modifiant seulement le point d’établissement syllabique de la vocalise et en pratiquant l’effacement de la pénultième brève des proparoxytons. Cependant, c’est surtout à partir de cette époque, sans qu’on puisse déterminer avec précision le double processus de sa définition et de sa diffusion, que la préoccupation et la pratique de la correptio cantus
Dom Raphael Molitor, Die nachtridentinische Choralreform, 2 tomes, Leipzig, Leuckart, 1901-1902 ; Amédé Gastoué, Le Graduel et l’Antiphonaire romains, histoire et description, Lyon, Janin, 1913 ; Peter Wagner, « Histoire d’un livre de Plain-chant », La Tribune de Saint-Gervais, 10-11 (1903). 11
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apparaissent en de multiples points et sous des formes différentes : débats, prescriptions synodales, initiatives éditoriales. Correptio Cantus Il semble, si l’on en croit de nombreux témoignages, que la trop grande « prolixité » du plain-chant soit apparue à beaucoup comme une superfluité, donc un abus ou un manque de goût, une rusticité de chantres de village, ou comme une fatigue inutile, un poids trop lourd. D’autre part, et l’exemple des rédacteurs des versions verbo-mélodiques du Pontifical l’avait bien montré, l’intégration du texte dans la conduite mélodique du chant ecclésiastique était considérée par les néo-latinistes comme maladroite et grammaticalement défaillante en ce qu’elle n’honorait pas suffisamment l’accentuation dans les récitations, les mouvements mélodiques simplement syllabiques, ou peu ornés, et qu’elle faisait porter de longues traînées de notes à des syllabes prosodiquement brèves ou atones, nuisant par là, pensaiton, à l’intelligibilité du texte et à son appropriation dévote. Les anciens théoriciens, tel Jean Le Munerat, ou leurs continuateurs, tel Jacques Éveillon, distinguaient bien les logiques différentes de l’accentus et du concentus (ou cantus)12, mais les oreilles formées à la néolatinité étaient devenues sans doute plus pointilleuses et réclamaient la généralisation des règles de l’accentus à la totalité du répertoire, pratique que les chantres furent ici ou là amenés à réaliser super librum, et dont on a comme une trace par l’introduction dans la notation, de manière jamais vraiment systématique, il est vrai, de carrées caudées isolées sur émission syllabique accentuée, qu’on ne saurait confondre ni avec les anciennes virgas culminantes, ni avec le groupe carrée caudée-losangée des formules proparoxytoniques. Il est aussi possible que la technique du faux-bourdon, plus homophone et déclamatoire, et dont la fortune est immense à cette même époque, ait fait apparaître en ce point un nouvel équilibre, plus satisfaisant pour les musiciens. La conjugaison de ces données conduisit certainement les chantres à des pratiques abréviatives de correptio à vue, au lutrin, ou par ratures sur les anciens livres. Jean Millet, dans le chapitre de son Directoire du Chant Grégorien, consacré aux « Nottes inutiles qui se rencontrent dans les vieux Livres et la façon de les retrancher »13 y fait allusion de manière particulièrement claire. Il est difficile de suivre A. Gastoué dans son interprétation minimaliste des décrets publiés par les Synodes provinciaux de Cambrai et de Reims (1565)14. La reprise qu’en fait un 12 Jean Le Munerat, De moderatione et concordia grammatice et musice, à la suite du Martyrologium Usuardi, Paris, 1490 ; Jacques Éveillon, Liber de recta ratione psallendi, Flexiæ (La Flèche), G. Laboe, 1646. Le rédacteur de la « Onzième Instruction sur le Chant de l’Église » jointe au Rituel romain du Pape Paul V à l’usage du Diocèse d’Alet…, Paris, Ch. Savreux, 1667, un peu découragé devant les incohérences de la notation, écrit qu’on doit « plutost observer en chantant la quantité des syllabes que celle des notes, parce que tous les livres sont pleins de fautes ». 13 J. Millet, Directoire…op. cit., p. 42-46. 14 A. Gastoué, Le Graduel…op. cit., p. 165-172.
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nouveau Synode tenu à Reims en 1583 semble claire : on ne peut passer trop de temps dans le chant « in producendis syllabis et dictionibus per numerosiorem notularum sonum », ni par des neumes encore ajoutés aux antiennes (Mansi, 34, col. 686). Perplexités éditoriales Ainsi, lorsque les instances locales, conformément aux décisions conciliaires, se verront dans la nécessité de produire de nouvelles éditions du graduel et de l’antiphonaire, la première opération nécessaire semble bien avoir été d’en harmoniser la disposition générale et la teneur littérale avec les éditions corrigées et restituées du bréviaire et du missel romains (éditions « juxta Missale, juxta Breviarum recognitum »). Mais pour ce qui regarde la forma modulationis cantus, il n’existait pas d’editio recognita, pas plus pour le Graduel que pour l’Antiphonaire, l’édition produite à Rome par la Medicea (préparée par Anerio et Soriano dans l’esprit d’une correptio cantus particulièrement radicale) ne pouvant prétendre à ce statut. Par la suite, les éditeurs du Rituale Romanum, paru en 1614 sans notation musicale, n’hésiteront pas pas à tronquer et simplifier les répons et antiennes de l’Office des morts et de l’ordo exsequiarum. Ainsi, les instances romaines avaient donné l’exemple d’une relative incohérence et, par l’insistance des textes de promulgation, par les formules proposées pour les chants du Pontifical et plus tard du Rituel, par des initiatives éditoriales revendiquant une légitimité locale, avaient ouvert la voie à des entreprises qui oscilleraient entre : –– des restitutions documentées, voire préarchéologiques, par consultation de sources antérieures, mais n’excluant pas des aménagements inspirés de ce que l’on pensait être les règles antiques, en matière de tons ecclésiastiques par exemple (modulatio « restituta »), –– des réaménagements inspirés par des conceptions théoriques ou éthiques de l’art du chant et de la déclamation (modulatio « concinnata »), –– des simplifications pour des raisons de commodités ou de dévotion (modulatio « accomodata »), –– des réalisations vraiment nouvelles, tenant compte des évolutions du goût et du sens musical provoquées en partie par les transformations précédentes. Le plain-chant pourrait ainsi apparaître comme déployé entre deux pôles particulièrement actifs : une conception unitaire, dans la continuité volontaire de la pratique antérieure, comme chez les Chartreux, ou déjà protoarchéologique, comme chez les Mauristes, intégrant chez presque tous le minimum de correction prosodique. Elle pourra s’appuyer, en particulier dans le xviie siècle français avancé, sur une effective revalorisation culturelle et religieuse, coextensive à l’efflorescence des ordres religieux, la réorganisation de certains chapitres (Rouen, Lyon), ainsi qu’aux premiers résultats des entreprises d’éducation du clergé. Ce point de vue, en dépit du paradoxe, est parfaitement compatible avec la maîtrise des règles de composition à laquelle on pense bien pouvoir parvenir pour
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réaliser des plains-chants dignes des anciens, art et science dont G.-G. Nivers donnera un témoignage saisissant dans la composition intégrale de l’Antiphonaire de Cluny15. Mais, par ailleurs, par une sorte d’extension pratique de son concept, le plain-chant se présentera sous la forme d’une pratique multiple donnant naissance au terme d’un parcours en dégradé à des formes très originales de monodies liturgiques, souvent apparues et pensées en milieu conventuel (Val-de-Grâce, Bénédictines du Calvaire, Cisterciennes de Port-Royal) à proximité des psalmodies in directum élues par les ordres les plus sévères, mais qui, dans le cadre très vivant d’une religion très urbanisée, n’auraient pas pu totalement s’abstraire du voisinage du faux-bourdon, de l’air, de l’élocution du motet, ou même comme chez Nivers, des nouvelles techniques de récit utilisées à l’orgue : « modulatio temperata », cette fois, ne serait-ce que par le mélange qu’elle opère, plus subtilement sans doute qu’on ne l’a dit, de la tonalité ecclésiastique et de la tonalité mondaine. Les monastères féminins, mais pas seulement eux, si l’on pense aux chants de l’oratoire et à nombre de messes en plainchant, seront, comme on le sait, de grands utilisateurs de ces plains-chants, « accommodés » en fonction de leurs possibilités vocales, de leur sensibilité religieuse, de leur conception de l’acte de chant16.
Vers l’actio canendi La notion de forma modulationis dont nous avons repéré l’usage dans le lexique des documents officiels, nous permet de mettre en œuvre en ce point de notre exposé une distinction théorique dont la portée apparaîtra clairement, nous l’espérons, en même temps que ses limites et les nécessaires précautions à joindre à son usage : si les notations contenues dans les livres liturgiques consignent la forma modulationis, l’exécution au chœur relève de l’actio canendi, et il ne saurait y avoir un rapport de totale adéquation entre les deux. La forma modulationis peut être désignée comme un parcours mélodique per acutum et grave intégré comme chant par une distribution mobile de valeurs temporelles liée à la profération d’un texte. Un codage graphique relativement simple permet d’en rendre compte. Cette forma modulationis se trouve réalisée par des conduites vocales, actes de production vive, qui ne se ramènent pas à une simple instance d’exécution, et pour lesquelles le concept moderne d’interprétation peut sembler inadéquat. L’actio canendi obéit en effet à des codes qui lui sont propres, reçus par exemple à l’intérieur d’une famille religieuse, d’une région, en rapport avec les manières dont on conçoit la « présentation de soi » dans l’acte individuel ou collectif de chant et les comportements L’Antiphonarium Cluniacense correspondant au nouveau Bréviaire de la même Congrégation est publié en 1693, sur ordre du cardinal de Bouillon. Les approbations sont de 1690 et 1691. Cet important ouvrage de G.-G. Nivers, non signalé dans les œuvres de cet auteur, et dont nous avons eu la chance de pouvoir prendre connaissance, devra certainement faire l’objet d’une étude dans la thèse très attendue de Cécile Davy-Rigaux. 16 Cf Monique Brulin, « Le plain-chant comme acte de chant au xviie siècle en France », in Plain chant et Liturgie en France, op. cit. p. 31-57 et de Philippe Vendrix, « Pour les Grands et les autres : la réforme oratorienne du plain-chant », ibid. p. 87-96. 15
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connotant le distingué, le rustique, le léger, le grave, le dévot. L’appareil cantoral et son site rituel (lutrin paroissial, tribune visible ou invisible, avant-chœur, stalles se faisant face…) en modifient nécessairement les données en y introduisant un élément de sociabilité immanent à l’acte de production musicale, sans parler des conduites d’ornementation, de glose, de chant sur le livre, voire d’hétérophonie vocale ou instrumentale. Les préoccupations humanistes concernant l’ars bene pronuntiandi se situaient, d’une certaine façon, entre ces deux domaines du fait qu’elles tentaient d’inscrire dans la substance même de la formule musicale une redistribution des éléments déterminée par les règles de la prosodie et de la grammaire, et capable, pensait-on sans doute, d’engendrer, en amont, un nouvel équilibre des verba et de la modulatio et, en aval, des pratiques et des allures de chant rénovées dans leur urbanité et leur concinnitas. Ce domaine de l’actio canendi peut être approché, on s’en doute, à partir de multiples points de vue. Nous nous contenterons seulement ici d’en retenir deux dont nous esquisserons les contenus. Le premier concerne la conception que l’on pourrait dire « officiale » de cet acte de chant, dans une certaine opposition à ce que nous concevons comme conduite « artistique » dans le cadre moderne de la communication du concert ou du disque, par exemple. Le second concerne le cérémonial qui règle non seulement la forme des actions musicales chantées, mais le déroulement du chant en tant qu’acte rituel. Chanter par office Par conception « officiale » de l’actio canendi, nous entendons le fait que le plainchant, dans le cadre canonique légitime de la messe, de l’Office divin ou de toute autre fonction liturgique, ne relevait pas d’une esthétique de bon plaisir (per obsequium) mais se présentait comme une tâche prescrite attachée à un engagement statutaire (per officium), comme c’était le cas à la suite de l’obtention d’un bénéfice ecclésiastique ou d’une profession religieuse, ou même plus largement dans le cadre théologique du culte chrétien comme cultum debitum. Le Concile de Trente avait exprimé en termes appuyés, nous l’avons vu, la norme ecclésiastique concernant le chant effectif de l’office par les clercs bénéficiers (Session 24, Décret de réforme, C.12. qu’Antoine Godeau, devenu évêque de Grasse, traduisait joliment : « Tous psalmodieront hautement afin de gagner leur distribution en conscience » : Ordonnances et instructions synodales, 1644, Titre XII). Même si l’histoire des réformes post-tridentines a pu montrer la difficulté d’application de ces principes, voire leurs conséquences procédurières pour nous toujours un peu surprenantes, leur portée générale ne peut échapper à l’analyste des pratiques cantorales. Ainsi, certaines parties de l’office pouvaient être exécutées par des ecclésiastiques ou des religieux sans ressources musicales particulières, et quelquefois dans des conditions apparemment précaires qui n’entravaient nullement leur valeur cultuelle ou religieuse. À une question demandant si l’on ne devait pas attribuer certaines actions de chant à des « Canonicis in cantu magis instructis », plutôt que de suivre l’ordre des préséances ou des anciennetés,
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la Sacrée Congrégation des Rites répond qu’il faut toujours suivre l’ordre d’ancienneté « non attenta majori habilitate et experientia modulandi » (Decreta authentica, 7 septembre 1658)17. On peut penser que cette conception du chant a déterminé sans doute une simplification de sa stylistique de production, et amené les apprentissages per usum et les habitudes locales à prendre une importance considérable dans la stabilisation des usages. Toutefois, si l’on peut voir dans cette conception « officiale », voire « intercessorale », du chant ecclésiastique, une des causes de son éventuelle routinisation (mais, à côté d’une routinisation mécanique, il n’y a guère de vie liturgique qui ne se fonde sur un niveau subtil de « routinisation heureuse »), il faut y voir aussi sans doute le fondement de sa ferveur. En effet, l’amour des cérémonies et du chant des offices est un trait commun de la littérature hagiographique concernant les grands personnages de la Réforme Catholique : Vincent de Paul, François de Sales, Pierre Fourier, Adrien Bourdoise, Jean-Jacques Olier, après les modèles italiens de Charles Borromée ou de Robert Bellarmin. Les Dames ne sont d’ailleurs pas en reste quand on pense aux réformes menées par Marie de Beauvilliers à Montmartre, Antoinette d’Orléans chez ses Calvairiennes, Marguerite d’Arbouze au Val-deGrâce, Mechtilde de Bar chez les Bénédictines du Saint-Sacrement. Alain de Solminihac, rétablissant la règle de saint Augustin en son abbaye de Chancelade est présenté par ses biographes comme fort exigeant sur la qualité du plainchant. Il le pratiquait lui-même avec ferveur et conduisait les répétitions18. On peut ainsi penser que la dimension d’officium debitum se trouvait comme relayée et dépassée, sans toutefois quitter son axe propre, par des valeurs telles que celle de la « canora decoraque laudatio », selon l’idée que l’on se faisait de la grandeur divine, de l’édification des fidèles par la décence et la gravité des actions cultuelles et en particulier de la prononciation des textes sacrés, comme on le verrait chez Jean-Jacques Olier à la paroisse et au séminaire de Saint-Sulpice, du rapport de l’Office divin et du chant à l’entretien et au progrès de la vie religieuse et de l’affectus pietatis, comme on le voit si bien décrit dans les Constitutions du Monastère de Port-Royal19. Le cérémonial du chant À cette conception de l’Officium choral est étroitement liée celle de Cérémonial du chant. On pourrait y consacrer de longues pages. Nous nous contenterons de rappeler quelques points essentiels, en faisant observer, toutefois, que seules, des études monographiques sur les cérémoniaux des églises séculières et conventuelles permettent de prendre connaissance de l’ordonnance et du déroulement d’une fonction liturgique dans son intégralité et ses caractères propres. 17 Cf. Sacrorum Rituum Congregationis, Decreta authentica… alphabetico ordine collecta, Leodii, J. G. Tardinois, 1850, p. 109. 18 Christian Dumoulin, Alain de Solminihac, Paris, Téqui, 1981. 19 Les Constitutions du Monastère de Port-Royal du Saint-Sacrement, Paris, G. Desprez et J. Desessarts, 1721.
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L’aspect cérémoniel d’un acte de chant tient en premier lieu au fait qu’il est engagé dans la logique et l’effectuation d’une action de culte. Il peut par lui-même constituer un acte rituel, comme le chant de l’Évangile par le diacre, le chant du graduel par les chantres, le chant d’une hymne par tout le chœur, ou accompagner le déroulement d’un rite, comme l’antienne d’offertoire, le chant de l’Agnus Dei, les chants déambulatoires tenant un peu de ces deux aspects. Le doublage par le prêtre célébrant de tous les textes des chants avait, il est vrai, dans le Ritus servandus de la messe quelque peu obscurci cette logique rituelle, et amené le risque de voir le chant renvoyé sur une position de supplément décoratif. Mais on peut lire dans les livres de cérémonie, nombreux à paraître après 165520, et dont le modèle La division des matières en ce qui concerne l’accomplissement des fonctions du culte rend quelquefois leur approche malaisée. Il importe en effet de distinguer d’abord les « Rubriques » : imprimées dans les livres liturgiques, elles consignent la forme des actes prescrits, dans leur dimension littérale et fonctionnelle, et leur distribution significative dans le temps (calendrier, horaire, ordre séquentiel dans l’office). Le Bréviaire, conçu avant tout comme texte prescrit et livre manuel adapté à la récitation individuelle, pratiquement s’y tient. Le Missel, par contre, ajoute aux Rubriques un Ritus Servandus in celebratione Missæ, qui prescrit la manière d’accomplir les actes définis par les Rubriques, compte tenu de leurs aspects posturaux, manipulatoires, instrumentaux. Les rites ainsi conçus peuvent alors être désignés comme des « cérémonies ». Le point de vue cérémoniel s’accentue encore davantage quand apparaissent dans les fonctions publiques du culte les questions concernant le degré de solennité, la détermination des préséances, l’articulation convenable entre les actions et les conduites des divers « officiers », la consignation des attitudes et des mouvements dus au déploiement de l’appareil célébrant dans un espace marqué par de nombreux signes de valeur, engageant orientation, posture, et, d’une certaine manière, des phases variables de tension ou de relative détente. La codification de ces conduites cérémonielles est le propre du livre dit Cæremoniale. Le statut de droit coutumier y était prépondérant. Toutefois, la publication à Rome, en 1600, par l’autorité de Clément VIII, du Cæremoniale episcoporum, sans nier ce trait si éminemment ecclésiastique (constitution Cum novissime du 14 juillet 1600) constituait une tentative très ferme d’unification du cérémonial dans une stratégie globale de renforcement de la figure et du rang de l’évêque. Du point de vue de la musique et du chant, il convient d’observer que si le Missel, le Pontifical, le Rituel contiennent un nombre plus ou moins élevé de chant notés, en vue d’une utilisation directe dans le cadre de la célébration, les prescriptions cérémonielles concernant le chant et les acteurs du chant, les règlements et les principes gouvernant le jeu des orgues apparaissent dans le Cæremoniale et les ouvrages qui en dérivent. L’harmonisation entre ces divers livres n’est pas totale. Leur confrontation entre eux, avec les anciens livres romains, comme avec les usages vénérables des églises particulières va ouvrir la porte à une savante littérature canonico-liturgique intégrant les réponses et décisions de la Sacrorum Rituum Congregatio (érigée par SixteQuint en 1587) et les commentaires des experts. Au premier rang de ces ouvrages, on doit placer le Thesaurus sacrorum rituum publié en 1628 par Bartolomeo Gavanti, (désigné le plus souvent par son nom latinisé de Gavantus), religieux barnabite, consulteur de la Congrégation des Rites, et très engagé dans les révisions des éditions romaines. Son travail, qui connut de nombreuses éditions, compléments, adaptations est avant tout un commentaire littéral des Rubriques et du Ritus servandus du Missel, ainsi que des Rubriques générales du Bréviaire. Deux courts chapitres seulement sont consacrés en fin d’ouvrage aux cérémonies des heures canoniques récitées in Choro. On ne saurait donc s’étonner de l’absence dans cet ouvrage, comme dans l’Abrégé qu’en donnera en 1636, à Toulouse, l’oratorien Claude Arnaud, d’indications concernant la musique ou le chant, ce n’est pas leur objet. Par contre, c’est à un Bénédictin français, Dom Michel Bauldry, que l’on devra un ouvrage appelé lui aussi à une grande diffusion et consacré cette fois au cérémonial. Cet auteur a travaillé à Rome, a visité de nombreuses églises du monde chrétien, s’est entretenu à Paris avec ses confrères Mauristes, avec les prêtres de la première communauté de Saint-Sulpice, les prêtres de la Mission et de Saint-Nicolas. Il achève en 1636 son Manuale sacrarum cæremoniarum juxta Ritum S. Romanæ Ecclesiæ, qui paraîtra l’année suivante à Paris, chez Billaine, 20
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restait le Cæremoniale episcoporum publié à Rome en 1600, à quel point, lors des fonctions solennelles, cette logique d’intégration, si musicale en son ordre, demeurait fondamentale. En effet, le chant y est toujours un élément intégrant ce qu’on pourrait appeler un site-action : on y saisit non seulement une distribution hiérarchique d’acteurs et de rôles chantants, mais, rendue sensible par l’économie même de la manifestation chantée, une détermination des places, orientations, distances, niveaux, polarisations autour d’objets de suivi d’une nouvelle édition augmentée en 1646, qui fera autorité. C’est au même auteur que l’on doit aussi le magnifique Cérémonial de la Congrégation de Saint-Maur, imprimé en 1645, et réédité en 1680. Si le Cæremoniale canonicorum de l’Oratorien Nicolas de Bralion (Paris, 1657), est encore en latin, les efforts de diffusion et d’information en direction du clergé aboutiront à des adaptations, en français cette fois, du Ritus servandus et du Cæremoniale episcoporum. Ainsi, en 1645, l’Assemblée générale du Clergé de France avait demandé au chanoine Du Molin, primicier en la sainte Église d’Arles, auteur d’une adaptation partielle, de dresser la pratique des cérémonies de l’office et de la messe d’une manière accessible à des lecteurs non spécialistes. Approuvée par l’Assemblée générale en novembre 1656, la Pratique des Cérémonies de l’Église selon l’usage romain paraît en 1657, à Paris, chez Clopejau. L’auteur suit de très près le Cœremoniale episcoporum, avec ici ou là de minimes variantes tenant compte d’usages immémoriaux, comme l’admettait d’ailleurs la jurisprudence romaine. Les prêtres de la Mission (Lazaristes) dans la ligne de leur activité de formation du clergé donnaient à leur tour en 1662 un Manuel des Cérémonies romaines, comme celui de Bauldry fruit de confrontations et d’échanges, et rédigé dans un français qui apparaît aujourd’hui plus « moderne » que le commentaire un peu laborieux de Du Molin. Il sera réédité en 1670, et remanié lors d’une seconde édition en 1684, Paris, chez E. Langlois et J.-F. Dubois. Les ouvrages de Martin Sonnet, prêtre bénéficier de l’Église de Paris, sont « bien connus des musicologues » (Denise Launay). Comme Censeur de l’Archevêque et de ses Grands Vicaires, l’approbation qu’il donne en 1662, à l’ouvrage des prêtres de la Mission ne semble pas dénuée de réticences, non pas tant vis-à-vis de la valeur intrinsèque de ce travail que vis-à-vis d’une extension indue de son autorité à des ecclésiastiques qui ne seraient pas « obligés de droit ou par une coutume ancienne de pratiques les susdites Cérémonies ». Appliquée aux cérémonies romaines, la proposition ne manque pas cette fois de saveur gallicane. En attendant un travail plus approfondi sur l’œuvre de M. Sonnet, qui pourrait en éclairer la genèse et les circonstances, on ne peut pas ne pas la situer, à tout le moins, comme participant d’une tendance plus générale qui se manifeste en de nombreux endroits du monde catholique, au fur et à mesure que se développent les réformes liturgiques, tendance qui s’efforce de limiter la romanisation totale du cérémonial au profit d’un maintien, voire d’un retour, à des usages locaux anciens et vénérables, quand ce n’est pas de redonner la primeur au droit coutumier contre ce qu’on pense être une prérogative trop étendue du Saint-Siège, en matière de droit liturgique. De Martin Sonnet, on connaît le Directorium Chori seu Ceremoniale Sanctæ et Metropolitanæ Ecclesiæ ac Diocesis Pariensiensis, juxta Rituum et Cantum ejusdem Ecclesiæ […], Paris, Cramoisy et Clopejau, 1656, un Cérémonial de l’Église pour les personnes laïques, imprimé par le commandement de MM. les Vicaires Généraux de Mgr le cardinal de Retz, Paris, P. Targa, 1658, le Ceremoniale Parisiense ad usum omnium Ecclesiarum Collegiatarum, Parochialium et aliarum Urbis et Diocesis Parisiensis, juxta sacras et antiquos Ritus sacro-sanctæ Ecclesiæ Metropolitance Parisensis, Paris, Cramoisy et Clopejau (certains exemplaires « sumptibus auctoris »), 1662. C’est également le même Martin Sonnet qui signe la Monitio placée en tête du remarquable Graduale juxta Missale Parisiense, publié du consentement de l’Archevêque (J. F. P. de Gondy, cardinal de Retz) et du Chapitre, chez les mêmes éditeurs en la même année 1662. Autant d’ouvrages tout à fait fondamentaux pour la connaissance du chant ecclésiastique à Paris, comme l’avait bien vu notre regrettée Denise Launay, dans une partie de son ouvrage qui malheureusement n’a pas pu être porté à un point de suffisant achèvement. [Depuis sa rédaction, cette note se voit largement complétée par les apports des séminaires qui ont conduit à la publication de l’ouvrage : Les cérémoniaux catholiques en France à l’époque moderne, sous la direction de C. Davy-Rigaux, B. Dompnier, O. Hurel, Brepols, 2009 (ELSEM, 1).]
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valeur (livre, pupitre, lutrin, autel, croix fixes ou mobiles, et, bien sûr, effigies des saints et espèces eucharistiques). Ce site rituel était matérialisé par l’architecture réglant la disposition des lieux, mais aussi par les vêtements et parements, dont on sait quels rôles ils ne manquent pas de jouer dans l’économie posturale, allure, orientation, maintien. La chape des chantres, véritable entrave, et ornée en fonction du degré de solennité des fêtes, n’était pas sans incidence à la fois physique et symbolique sur le tempo, l’émission vocale et, d’une manière plus générale, sur l’inscription du chanteur et du chant dans une scène sacrée, familière ou solennelle. Scène destinée autant à voir qu’à entendre, et, pourrait-on dire, à s’y comporter. De cette logique du cérémonial, nous ne retiendrons que trois aspects : –– Le rapport de l’actio canendi avec des actions concomitantes, centrales ou auxiliaires ; la scène sacrée de l’élévation, avec ses nombreuses variantes cérémonielles, en reste un exemple fameux, mais c’est tout au long du déroulement d’une fonction liturgique qu’apparaîtraient à l’observateur ces intrications incessantes : déplacements de personnes et d’objets, prises de site individuelles ou collectives, encensements, etc. –– Les cérémonies intéressant l’acte de chant lui-même et ses protagonistes : comme tout acte liturgique l’acte de chant tend à se signaler en tant que tel par un marquage et une reconnaissance plus ou moins appuyés de son propre site, de sa temporalité, du rapport aux partenaires et aux assistants, mais surtout il donnera lieu à une cérémonialisation quelquefois surprenante des opérations musicales fonctionnelles : intimation du ton, intonations, reprises et ces fameuses périélèses qui remplissent les livres de plainchant parisien ; les règles qui président à la rectio chori essaient d’éviter la trivialité d’actes relevant de la classe de solfège : « prendre le son à la touche » et réduire par là l’orgue, instrument cérémoniel par excellence, à n’être qu’un guide-chant, est un acte regrettable qui n’honore pas le chantre et encore moins le noble instrument21. Par contre, les jours où le cérémonial le prévoit, le grand-orgue participera à la rectio chori, et gouvernera le ton du chœur par le cérémonial du grand plein-jeu sur une première strophe, ou un premier verset, et l’habileté de ses alternances à gloser, de près ou de loin, les tons de l’Église. –– La variété des « tempi » du chant et des chants, en fonction du degré de solennité ou de telle ou telle situation prescrite par le cérémonial est une des données les plus communes et les plus banales de la pratique ancienne du plain-chant. Les livres de cérémonies sont faciles à consulter sur ce point. Le Directorium chori de Guidetti (Rome, 1586, nombreuses rééditions en Europe au cours du xviie siècle) en définit clairement la discipline : même si, écrit-il, la notation reste la même pour l’office festif et pour l’office férial, les chantres et tous les ministres intéressés devront évidemment faire apparaître la différence : « …licet cantus tam diei festivi, et solemnis, quam ferialis, L’expression est de J. Millet, Directoire…op. cit., p. 106. Voir les hésitations et les recommandations de P.-B. Jumilhac, La Science…op. cit., p. 234.
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iisdem notis designatur […], tamen quo dies erit solemnior ; eo majori cum gravitate, et dignitate in canendo vox sustentanda, et moderanda est […]22 ; et pour réaliser cette exécution du chant « differentialiter » selon l’expression déjà ancienne de Conrad de Saverne23, certains livres de chœur plus tardifs, non contents de signaler les moments qui requièrent de chanter « lente et gravi mensura », iront jusqu’à distinguer trois degrés dans les allures : mensura gravis, mensura gravior, mensura gravissima24. On devine l’importance de ces dernières considérations pour la connaissance de l’actio canendi et de ses conditions effectives. D’une part, il est clair qu’il ne s’agit pas seulement de tempo, comme nous l’écrivions anachroniquement par nécessité : la gravitas et la dignitas dont parle Guidetti sont tout autant affaire de posture, de maintien, d’ambiance vécue, d’interaction célébrante, et, là où la discipline du chœur le prévoyait, on comprend que l’ornementation éventuelle de la ligne de chant, voire quelque apport hétérophonique, aient pu venir dans un tel cadre en toute bienséance (et sans doute délectabilité) donner du corps à l’acte même de solennisation. D’autre part, on devine que ce qui apparaît pour nous comme des problèmes d’interprétation, en particulier de rythmique, ne peut pas être abordé sans prendre en considération la différenciation cérémonielle des allures. Ainsi, l’allongement des pénultièmes est inutile si l’on chante très lentement, mais il tend à s’imposer pour éviter un effet de syncope si l’on se tient à une allure plus rapide. Le découpage du flux verbomélodique en unité de deux ou trois valeurs brèves comme semble le suggérer Nivers dans sa Dissertation semblerait évoquer un débit aisé, mais l’obscurité de beaucoup d’auteurs sur ce sujet, à commencer par Jumilhac, s’expliquerait volontiers par l’hétérogénéité du phénomène à analyser dont nous avons dit l’origine cérémonielle. Beaucoup d’autres éléments seraient sans doute à prendre en compte dans la reconstitution de cette éthologie du culte et des conduites de chant. Une grande partie de sa vocalité nous échappe, du fait même de son intime liaison avec des codes comportementaux dont nous ne connaissons que les aspects prescrits, voire idéalisés. La simple observation de documents iconographiques, à commencer par les vignettes du pontifical, nous introduit souvent dans un univers dont la raideur, la contention semblent absentes. Et comment ne pas penser aux changements qui, sur une période aussi étendue 22 Directorium Chori ad usum omnium Ecclesiarum Cathedralium, et Collegiatarum, a Joanne Guidetto olim editum, et nuper ad novam Romani Breviarii correctionem ex precepto Clementis VIII impressam restitutum […], Monachii, apud Nicolaum Henricum, 1618, « De modo utendi Directorio », in fine. L’importance de l’ouvrage de Guidetti avait été signalée en son temps par Gastoué. 23 Cf. Joseph Dyer, « Singing with proper refinement from De Modo bene Cantandi by Conrad von Zabern », Early Music, 6 (1978/2), p. 207-227. 24 Martin Sonnet à la Pars Prima, cap. 5, de son Cæremoniale Parisiense de 1662, aborde la question avec ampleur, en particulier aux titres 4, p. 31, et 21, p. 36. Il en arrive, d’une manière quelque peu systématique, il est vrai, à définir cinq degrés de « mensura », suivant la classification des fêtes adoptée par le Breviarium Parisiense : « In festis enim Primæ Classis majoris et minoris cantatur divinum officium modulatissime, pausa et mensura tardissima, ac lentissime, nec non et gravissime. In festis Secundæ classis majoris et minoris, cantatur gravius. In festis duplicibus majoribus et minoribus, ac in Dominicis, cantatur graviter. In festis semidupl. et infra octavas semidupl., cantatur leviter. In feriis denique, festis simplicibus et infra octavas simplices, cantatur levius ».
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que celle que nous avons prise en considération, ont nécessairement affecté les mœurs, les modes du paraître et du dire, comment ne pas songer aux décalages instaurés de ce fait même entre les groupes sociaux, sans parler, bien sûr, de tout ce qui touche à l’aventure intérieure de la religion.
Annexe. Intitulés et dates de promulgation des livres liturgiques romains En 1614, la constitution Apostolicæ Sedi du Pape Paul V, en tête du Rituale Romanum, rappelle l’activité éditoriale du Saint-Siège en matière de livres liturgiques. Elle énumère dans l’ordre : le Bréviaire le Missel le Pontifical le Cérémonial
–– Breviarum Romanum, ex decreto S. S. Concilii Tridentini restitutum, Pii V, Pontif. Maxi., jussu editum Bulle Quod a nobis, 15 juillet 1568 Révision : Clément VIII, bulle Cum in eccIesia, 10 mai 1602 Révision : Urbain VIII, bulle Divinam psalmodiam, 25 janvier 1631
–– Missale Romanum, ex decreto sacrosancti Concilii Tridentini restitutum, Pii V, Pontif. Max., jussu editum Constitution Quo primum tempore, 14 juillet 1570 Révision : Clément VIII, bref Cum sanctissimum, 7 juillet 1604 Révision : Urbain VIII, bref Si quid est in rebus, 2 septembre 1634
À la suite des ces révisions, les intitulés du Bréviaire et du Missel mentionnent : Clementis VIII, Urbani VIII auctoritate recognitum. La promulgation par saint Pie V du Missel et du Bréviaire laissait aux éditeursimprimeurs le droit de reproduire ces livres, sans modification. À partir de Clément VIII, la Typographia Vaticana, fondée par Sixte-Quint (27 avril 1587), a seule le droit d’imprimer les livres romains. Les éditeurs devront obtenir une permission de les imprimer juxta exemplar, sous le contrôle des ordinaires des lieux. Les chants de l’office, dont la distribution, les formes, les textes sont consignés dans le Bréviaire, sont notés dans les Antiphonaires. Les chants de la messe, à l’exception des récitatifs des ministres sacrés (Préfaces, Exultet,…) et des intonations du Gloria in excelsis et du Credo, notés dans le Missel, sont notés dans les Graduels. Il n’y a pas d’édition « officielle » de l’Antiphonaire et du Graduel. Leur publication sera dite juxta breviarum ou juxta missale et relève des ordinaires diocésains ou religieux compétents.
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Le plain-chant dans la pratique ecclésiastique
–– Pontificale Romanum, Clementis VIII, Pont. Max., jussu restitutum atque editum Constitution. Ex quo in ecclesia, 10 février 1596
Outre les récitatifs chantés par les ministres sacrés, le Pontifical contient le chant noté de nombreux antiennes et répons de la dédicace des églises et de cérémonies diverses. –– Cæremoniale Episcoporum, jussu Clementis VIII, Pontificis Maximi novissime reformatum Constitution Cum novissime Pontificale, 14 juillet 1600
–– Breviarum Monasticum, Pauli V jussu editum, pro omnibus sub regula S. Patris Benedicti militantibus Bulle Ex injuncto Nobis, ler octobre 1612
–– Rituale Romanum, Pauli V, Pont. Max., jussu editum Bulle Apostolicæ Sedi, 17 juin 1614
Le Rituel romain contient les chants notés de l’office des défunts, des funérailles et certaines processions (Purification, Rameaux, Corpus Christi, rogations et diverses circonstances).
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Note de lecture : Plain-chant et liturgie en France au xviie siècle (Textes réunis par Jean Duron, Éditions du Centre de Musique baroque de Versailles, Éditions Klincksieck, Fondation Royaumont, 1997, 363 p.)
Ce volume, très soigneusement présenté, est le résultat d’un colloque tenu en octobre 1992 à l’Abbaye de Royaumont. Il fait honneur à l’activité éditoriale de l’Atelier d’études du Centre de Musique baroque de Versailles, dirigé par Jean Duron, activité à laquelle on doit depuis dix ans la publication d’un important corpus monumental d’œuvres religieuses de compositeurs français des xviie et xviiie siècles (Moulinié, Dumont, Charpentier, Brossard, Hardouin …), auquel s’adjoint une collection plus pratique de Cahiers de Musique, dirigée par Jean Lionnet. Une série de Catalogues, Études, Éditions de textes prend place dans le Domaine Musicologique, collection d’études publiées sous la direction de François Lesure aux Éditions Klincksieck. Le premier volume de la série est consacré à un Catalogue thématique de l’œuvre de Sébastien de Brossard1, le second est le recueil que nous présentons ici. Il est dédié à la mémoire de Denise Launay, figure particulièrement attachante de la musicologie française, disparue peu de temps après ce Colloque, au moment où paraissait son gros ouvrage consacré à la musique religieuse en France du Concile de Trente à l’époque du Concordat napoléonien2. On estimera sans peine que ce Colloque et d’une manière plus générale les travaux et recherches de l’Atelier d’études du C. M. B. V. intéressent au premier chef les historiens de la Liturgie et de la musique d’Église. La période qu’ils couvrent étant, comme on le sait, celle d’une efflorescence impressionnante des formes multiples d’expression du Culte chrétien, et de la Liturgie en particulier. C’est surtout de ce point de vue que ce compte-rendu prend place dans La Maison-Dieu. Les matières de l’ouvrage sont réparties en quatre sections, qui, sans être d’une totale rigueur, donnent une idée assez juste du champ d’observation et des points de vue
In La Maison-Dieu, 215, (1998/3), p. 151-153. Jean Duron, L’œuvre de Sébastien de Brossard (1655-1730), Catalogue thématique, Publications du Centre de Musique baroque de Versailles, Éditions Klincksieck, 1995. 2 Denise Launay, La Musique religieuse en France du Concile de Trente à 1804, Paris, Publications de la Société française de musicologie, Éditions Klincksieck, 1993. *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 363-371 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119015
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adoptés : I. L’acte musical (Jean-Yves Hameline3, Monique Brulin [I], Patricia M. Ranum). II. Nouvelles pratiques (Philippe Vendrix, Denise Launay, Monique Brulin [II], Jean Duron). III. La musique. (Marie-Noël Colette, Cécile Davy-Rigaux, Richard Sherr). IV. Le plainchant français hors de France (plus précisément au Canada [Jean-Pierre Pinson] et dans la continuité d’une communauté visitandine de Naples [Dinko Fabris]). L’insistance sur l’acte musical en matière de plain-chant, point de vue bien mis en avant par ce Colloque, nous apparaît comme une donnée essentielle qui permet, d’une part, de sortir la musicologie d’une perspective exclusivement textuelle, ou chartiste, et surtout, d’honorer un trait de la pratique musicale de cette époque qui, comme l’avait fait remarquer il y a beau temps déjà Jean-Michel Vaccaro4, tend à accentuer, dans la communication d’une œuvre musicale, l’importance accordée à l’instance propre de l’exécution, voire à l’action propre de l’interprète, autant ou plus qu’à s’en remettre aux pouvoirs propres de la res facta. Nous avions pour notre part, dans ce Colloque essayé de redonner vigueur à la vieille distinction entre forma modulationis et actio canendi5, pour montrer à quel point la seconde de ces instances recevait ses aspects polymorphes des exigences du calendrier ou du Cérémonial, quand ce n’était pas de la décence ou de la juste émotion de piété, jusqu’à former un ethos caractéristique, comme on le voit dans une partie de l’œuvre de G. G.Nivers, analysée en cet ouvrage par Monique Brulin, Patricia M. Ranum, Richard Sherr6. C’est à ce titre que prend place dans ce volume l’importante question de l’actio pronuntiandi, et de la latinité liturgique, si l’on peut dire. Il est d’ailleurs possible, pour un lecteur peu familiarisé avec les notations des Livres liturgiques de cette époque, de se faire une idée de leur logique et de leur évolution à la simple observation des très nombreux exemples musicaux et fac-similés qui constituent une des richesses de l’ouvrage. Le Concile de Trente avait engagé une réforme des tâches liées aux astreintes cultuelles des bénéficiers et des religieux, dans le sens d’une intégrité des actions et d’une décence retrouvée de la manière. Au premier rang de ces réformes, les décrets de réformation et les praenotanda des Livres liturgiques plaçaient l’intégrité et la décence de la production à vive voix des textes, condition, pensait-on, d’une dignité retrouvée des ministres du culte et
Il n’est pas sans doute d’une entière convenance que l’on ait à rendre compte d’un ouvrage auquel on a soimême participé, et pour lequel on a bénéficié d’une amicale collégialité de la part des autres participants. Je les prie de voir en ces lignes une prolongation des discussions auxquelles cette rencontre avait donné lieu. Des réserves émises ici ou là n’entame en rien la sérieuse considération dans laquelle je tiens leurs beaux travaux. 4 Jean-Michel Vaccaro, « Poésie et musique : le contrepoint des formes à la fin du xvie siècle », Arts du Spectacle et histoire des idées, recueil offert en hommage à Jean Jacquot, Tours, Centre d’Études supérieures de la Renaissance, 1984, p. 213-228, in fine. 5 Jean-Yves Hameline, « Le plain-chant dans la pratique ecclésiastique aux lendemains du Concile de Trente et des réformes postconciliaires », p. 13-30. 6 Monique Brulin, « Le plain-chant comme acte de chant au xviie siècle en France », p. 13-57. Patricia M. Ranum, « “Le chant doit perfectionner la prononciation, & non pas la corrompre”. L’accentuation du chant grégorien d’après les traités de Dom Jacques Le Clerc et dans le chant de Guillaume-Gabriel Nivers. », p. 59-83. Richard Sherr, « Guillaume-Gabriel Nivers and his editions (and recompositions) of chant “pour les dames religieuses” », p. 237-245. 3
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d’un meilleur acheminement de la dévotion7. Les récitatifs liturgiques (prières et lectures) et la psalmodie feront l’objet de soins particuliers, comme on peut le constater dans la typographie et la notation des Missels ou dans des ouvrages comme le Directorium Chori de Guidetti, souvent réimprimé à Rome et en Europe. Le Missel et le Bréviaire Romains intégreront l’accentuation en marquant d’un accent typographique les syllabes accentuées des mots de plus de deux syllabes, l’accent affectant normalement la première syllabe des mots dissyllabiques étant « supposé ». C’est bien ce type d’accentuation qui apparaît dans la notation quantitative à trois valeurs, longue, brève, semi-brève, décrite et utilisée par Guidetti : le notateur y rend compte d’une accentuation déjà quelque peu diversifiée en fonction des exigences du débit déclamatoire, comme on peut le voir dans la notation intégrale des Oraisons, Capitules et Leçons, Psaume Venite des Matines, Lamentations… Mais c’est une prosodie accentuelle, beaucoup plus serrée, où l’accent revêt une valeur presque morphologique que l’on rencontrera en France, sous Louis XIII, dans les productions de l’Oratoire, et que louera le Père Mersenne. Philippe Vendrix en reproduit un échantillon, et il est évident pour tout lecteur de l’Harmonie Universelle que le rapprochement avec la musique mesurée à l’Antique s’impose8. Il est frappant de voir cette prosodie appliquée très fermement dans les récitatifs in directum (« à droite voix ») de la Visitation Sainte Marie9. C’est cette même prosodie accentuelle serrée liée à un débit presqu’exclusivement syllabique que l’on retrouve dans les répertoires des Bénédictines du Val de Grâce (Chants de l’Office, Chants de la Messe, I660), des Bénédictines du Calvaire, (vers 1660) et dans un recueil publié par Ballard en 1664 dont M.-A. Charpentier tirera le thème de sa Messe Assumpta est. On peut penser que c’est un tel type de conduite vocale-verbale que, dès son Graduel de 1658, Nivers tente de rapprocher du chant grégorien par la réintroduction, même modérée du mélisme et corrélativement par un certain assouplissement du débit accentuel : multiplication des semi-brèves intercalaires, isolées ou en nombre, désaccentuation de l’un ou l’autre mot dans des séquences comportant des monosyllabes ou des enchaînements de dissyllabes. C’est ce primat donné au geste phrastique, à son heureuse et bienséante conduction qui, finalement, apparaît à la lecture des tableaux confectionnés par Richard Sherr, plutôt qu’une maladroite récidive de la correptio cantus. L’originalité du travail stylistique de Nivers, vers ce qui apparaît bien comme une « rhétorique extensive du chant sacré » selon l’heureuse expression de Monique Brulin est dans tout ce Colloque amenée à une belle évidence, et permet sans doute de répondre affirmativement à la question posé par notre collègue américain d’une pertinence artistique de cette partie de l’œuvre de Nivers10. Il va sans dire que ce problème de l’accentuation, tout à la fois notée, supposée, et/ou effectivement produite dans l’action parlée ou chantée mériterait d’être repris pour lui-même et sans doute bien en amont des réformes issues du Concile de Trente. La question se pose en On pourra comparer l’état de la référence au Concile de Trente dans le texte cité par Patricia M. Ranum, p. 83, concernant le chant des Cisterciennes de Port-Royal-des-Champs en 1679, avec ce que nous en disons dans notre propre article, p. 15-16. 8 Philippe Vendrix, « Pour les Grands et pour les autres, la réforme oratorienne du Plain-chant », p. 87-96. 9 Dinko Fabris, « “Le chant de trois notes” : une tradition musicale du xviie siècle chez les sœurs de l’Ordre de la Visitation de Sainte Marie », p. 265-283. 10 Richard Scherr, art. cit., p. 245. 7
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effet très tôt (et dans la notation des récitatifs chantés du Missel, dès le début du xvie siècle) de concilier en matière d’accentuation (ramenée pratiquement à une insistance par allongement) l’instance de la langue, qui détermine les accentuables, et l’instance du discours, qui détermine les accentuées, en fonction de l’allure, soutenue ou non, du débit, des rections grammaticales, du régime flexible des groupements syntaxiques et des pauses. L’instance du discours amène nécessairement des phénomènes de désaccentuation (par suppression ou déplacement), ou, à l’inverse de suraccentuation sémantique ou syntaxique. On voit ces phénomènes en formation dans le Directorium chori de Guidetti, en particulier dans la notation in extenso qu’il donne du Psaume 93, Venite exultemus Domino (Invitatoire des Matines, une des rares psalmodies à être ainsi notée dans les Livres d’Église, et qui, pour cette raison mériterait une analyse comparative). Les chantres romains, en particulier, antéposent souvent la syllabe allongée de mots longs proparoxytoniques. L’accentuation typographique (autre instance, non confusible avec les précédentes, au moins dans son principe – et sur ce point, nous nous séparons quelque peu du point de vue de Mme Ranum), laissant les dissyllabes et monosyllabes sans marque typographique, abandonnait à l’instance du discours la tâche de régler les petites mais irritantes questions des successions et entremêlements de dissyllabes et de monosyllabes, et leur adaptation parfois difficile aux formules psalmodiques de médiante et de terminaison.. La pratique quotidienne du Psautier et des autres textes liturgiques avait d’ailleurs vite fait de repérer les passages litigieux. Toutefois, l’intérêt historique d’une observation de Dom Jacques Le Clerc rapportée par Mme Ranum est en ce point difficilement contestable : il aurait été dans l’usage de certains chantres et autres psalmodiants de l’Office de n’accentuer, en chant cette fois, que les syllabes marquées typographiquement par les Bréviaires, et cet usage aurait constitué une sorte d’accentuation psalmodique minimale dont l’éminente musicologue souligne la prégnance pour toute la musique écrite en France sur les Psaumes11. Un tel fait demanderait à être corroboré par d’autres observations, que la rareté des psalmodies intégralement notées rend toutefois difficiles à mener. Il nous semble qu’au moins une autre forme de « psalmodie minimale »12 existait antérieurement ou conjointement : elle consistait en un débit égal de toutes les syllabes, à l’exception des formules d’intonation (ramenées à une longue pour les versets commençant directement sur la teneur), de médiante et de terminaison, avec toutefois le respect de la ponctuation, et peut-on supposer, du sens. Un grand nombre de livres d’Église, voire de Bréviaires de modeste coût, ne comportait pas du tout d’accents typographiques. 11 Cette pratique semble bien sous-jacente à l’un ou l’autre échantillon de Psaume 93, Venite exultemus que nous avons pu consulter dans des Processionnaux franciscains. Par contre, nous avons de la peine à en discerner une véritable trace dans des Psaumes musicalisés de Charpentier, (Beatus vir, Confitebor) ou de Campra. Quant aux Leçons de Ténèbres de Charpentier, elles semblent bien plutôt suivre d’assez près les solutions proposées par Guidetti. 12 Nous n’arrivons pas (mais peut-être est-ce à cause de notre passé de chantre et de maître de chœur) à imaginer que la notation typographique des accents dans les Livres liturgiques aient jamais eu la valeur restrictive que leur attache notre respectée collègue. Lorsque Dom Le Clerc écrit qu’il faut allonger « une syllabe qui a l’accent », il désigne par là, comme tous ses confrères, (Jumilhac, Millet, Nivers ou même plus tard la Feillée) aussi bien les syllabes à accent marqué que celles à accent supposé, d’ailleurs, Mme Ranum se voit obligée d’ajouter entre crochets la mention « dans le bréviaire », ce que précisément l’éminent Mauriste ne disait pas. Il est d’ailleurs tout à fait évident de le voir donner aussitôt une liste de mots « accentuables en langue » comportant des dissyllabes, comme il se doit non marqués d’accents typographiques.
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On voit donc que des musiciens comme G. G. Nivers (et Dom Jacques Le Clerc ou même plus tard Brossard) se trouvent pris entre des solutions assez divergentes, qui ne leur donnent pas satisfaction : d’un côté, les chants à progrès mélodique syllabique, marqués par une prosodie quantitative appuyée, ou l’accentuation est tirée analogiquement vers une métrique assez courte de longues et de brèves, celle même que Dom Le Clerc trouve chaotique et disgrâcieuse, de l’autre un débit uniforme et peu oratoire, avec en tierce possibilité une solution de routine, sans justification théorique, de n’accentuer en chant que les syllabes marquées typographiquement dans les Livres, solution qui devait rendre quasiment impossible à chanter décemment un nombre tout de même non négligeable de versets psalmodiques ne comportant que des dissyllabes et des monosyllabes, à commencer par le troisième verset du Magnificat. Il est dommage que par suite de la confusion engendrée par l’interprétation restrictive du marquage typographique des accents, la solution proposée par Dom Le Clerc n’apparaisse jamais clairement. La solution que choisit Nivers, dès 1658, est finalement assez proche de celle que définit Droüaux dans sa Nouvelle Méthode13 où le débit psalmodique est présenté comme l’utilisation heureuse des valeurs longues, brève, semi-brève en les appliquant « sur les syllabes de chaque diction, (en en faisant) une espèce d’accord et d’harmonie, par le mélange de plusieurs dictions enclavées les unes dans les autres. » Et Droüaux de dresser aussitôt des tableaux fort ingénieux dans lesquels il est clair que l’absence d’accents typographiques n’apparaît pas comme restrictive. De même, les psalmodies intégralement notées par Nivers dans son Antiphonaire Romain de 1701 (Venite exultemus, Exaudiat te…) font apparaître sa grande liberté de traitement quantitatif, quand il s’agit de passer des « accentuables de langue » aux « accentuées de discours » : en particulier, la désaccentuation des proparoxytons, marqués typographiquement, est aussi fréquente que celles de dissyllabes paroxytoniques, voire de monosyllabes par ailleurs accentuables dans un discours soutenu ou à plus forte raison musicalement développé. Ainsi, cette question de l’accentuation, inséparable de celle du phrasé et de la formation intérieure du sens, reste une des clés à cette époque d’un ars bene dicendi qu’on voudrait fondre avec l’ars bene modulandi. De cet art du chant on devine ce que des musiciens et des spirituels de cette époque ont entendu de proprement théologique, voire de théologal, comme lien vivant et vécu de la piété d’attachement et de la dilectio cordis. Monique Brulin, dont on attend la publication de la thèse, annoncée par la maison Beauchesne14, à Paris, fait bien apparaître comment se construit ce mouvement qui est un passage vers le non-lieu où la voix se perd et le cœur se trouve, justement dépossédé, si l’on peut dire…Philippe Vendrix, sagace dix-septièmiste, avance à propos des Chants de l’Oratoire, consignés dans la Brevis psalmodiae ratio du P. François Bourgoing, en 1634, une hypothèse assez tentante : les chants relativement simplifiés consignés dans cet ouvrage ne correspondraient pas aux relations rapportées par les chroniqueurs de l’Oratoire faisant état d’un haut niveau de production 13 Droüaux (le Sieur), Nouvelle Méthode pour apprendre le Plain-chant, divisée en trois parties, à Paris, chez Jacques Hérissant, 1690, p. 145-147. Il s’agit d’une des nombreuses rééditions de cet ouvrage, édité pour la première fois en 1674. Il se trouve que l’édition dont j’ai pu consulter un exemplaire ne figure pas dans le Catalogue établi par Bénédicte Mariolle, où les ouvrages de Droüaux (Henri-Blaise) sont rassemblés au no 22. 14 Le Verbe et la voix, Théologie historique no 106.
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musicale en la Maison nouvellement installée au Louvre et adoptée par la Cour. Musique sans doute perdue. Les chants syllabiques, que pourtant Mersenne admirait (surtout sans doute pour le geste vocal auxquels ils donnaient forme), serait à comprendre dans une perspective de pastorale ecclésiastique auprès des populations dans les localités démunies d’appareil musical suffisant. Certains de ces chants, tel le Rorate coeli desuper, ont effectivement connu une diffusion considérable, mais précisément, les versions ornées que l’on peut en consulter, laisserait peut-être entendre que l’exécution de ces chants pouvaient les porter à un niveau de musicalité qui obligerait à nuancer quelque peu l’hypothèse de Ph. Vendrix15. L’historien de la Liturgie aura grand profit à prendre connaissance des communications de Denise Launay, Monique Brulin (II), de Marie-Noël Colette et de Cécile Davy-Rigaux16. Monique Brulin donne aux musicologues la possibilité de prendre connaissance pour la première fois de l’Antiphonaire qui fait corps avec le Bréviaire de Harlay, et qui a Claude Chastelain, préchantre de Notre-Dame, comme principal artisan. L’article, malheureusement inachevé, de notre regrettée Denise Launay, replace la parution de ce Bréviaire dans l’effervescence polémique de l’époque, et permet de se faire une idée de la stature du personnage. Quant à l’Antiphonier, dont l’esprit et le système de notation étaient connus par le Traité de Lebeuf, on en avait perdu la trace. C’est sur une indication de Michel Huglo que la localisation d’un exemplaire à la Bibliothèque de la Sorbonne fut rendue possible, et qu’il put être inventorié et décrit par Monique Brulin. Outre sa valeur documentaire et historique, cet ouvrage permet de prendre la mesure des conceptions touchant la nature et l’exécution du plain chant dans le milieu des réformateurs parisiens. Le souci de consigner un phrasé et de soigneuses négociations cadentielles me paraît plus important que les longues considérations sur le cérémonial intonatoire des périélèses particulièrement sophistiqué à Paris. Marie-Noël Colette met toute son savoir-faire de médiéviste pour explorer les chants des Offices de la Semaine sainte dans les Livres Parisiens. Avançant dans le xviiie siècle, elle fait bien apparaître la discontinuité de la tradition des chants produite par le Bréviaire de Vintimille, mais avec un joli paradoxe qu’elle est la première à signaler : Lebeuf, artisan du Vintimille, dans les rares cas où ce Bréviaire maintient les usages antérieurs, est plus fidèle, par souci archéologique, aux traditions médiévales de la ligne chantée, que son maître Chastelain, qui maintient les répons anciens, mais avec moins de scrupule quant à leur tradition mélodique. Les pages de conclusion de ce bel article de recherche et de méthode rejoignent les perspectives générales que nous évoquions en mentionnant une continuité paradoxale dans une certaine pluralité du chant d’Église. C’est une pluralité bien circonscrite, et rapportée avec un soin et une probité documentaire remarquables, que décrit Cécile Davy-Rigaux, constatant une tradition musicale divergente entre le répertoire des chapelains de la Chapelle-Musique, et celui des Prêtres de C’est sans doute la lecture d’une fiche mal classée qui fait faire à Jumilhac l’éloge du chant des Oratoriens. Le passage cité p. 95 est en fait une citation par Jumilhac d’un passage de la musica pratica de Franchino Gaffurio, se référant lui-même à Gui d’Arezzo. 16 Denise Launay, « Claude Chastelain : “Réponses aux remarques sur le nouveau Bréviaire de Paris” », Monique Brulin, « L’Antiphonier de Paris de 1681 » p. 109-123. Marie-Noël Colette, « La Semaine sainte à Paris à l’époque baroque », p. 187-215. Cécile Davy-Rigaux, « Plain-chant et liturgie à la Chapelle royale de Versailles (1682-1703) », p. 217-236. 15
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la Mission (Lazaristes), chargés de tâches pastorales au Château, ou à la Chapelle Saint-Louis des Invalides. Il s’agit dans les deux cas du plain-chant « romain », mais dans l’un dont la pratique remonte peut-être à l’adoption par Henri III du Missel et du Bréviaire romains, on dût y adjoindre une version acceptable du Graduel et de l’Antiphonaire qui engendra sa propre tradition, dans l’autre, on voit des prêtres congréganistes adopter une sorte de version consensuelle commune à un certain nombre d’ordres religieux. Divergence sans doute tolérée, et même statutaire, dans la mesure où elle participait de l’identité de groupes chantants parfaitement respectables et respectés, et que la notation, d’une certaine façon, garantissait. Jean Duron17 est conscient d’ouvrir un domaine nouveau aux recherches musicologiques et d’enrichir la connaissance des circonstances et du milieu dans lesquels se développent et se différencient les formes multiples de la musique religieuse. À partir d’une interrogation posée par l’édition des œuvres monumentales d’auteurs tels que Sébastien de Brossard, sa recherche s’est intéressée aux auteurs de textes destinés à être mis en musique, et dont certains l’ont été effectivement. Jean Duron, qui, il y a quelques années avait mis en évidence les publications de Pierre Portes, n’est pas loin de penser que l’on devrait voir dans cette production de textes une activité tout à fait spécifique. Il est facile en effet de l’imaginer potentiellement déterminante en ce qui regarde bien des aspects de l’œuvre proprement musicale : disposition des parties, thématique, lexique, figuralisme, accent lyrique, etc. Jean Duron retient deux grands domaines, l’un intéresse d’emblée les plain-chantistes par son lien direct à l’hymnodie de l’Office, l’autre concerne davantage des textes de circonstances et de dévotion, dont le motet sera le support musical le plus plausible. Mais on sait toutefois que la frontière entre le motet monodique et certaines formes de plain-chant « accomodé » se fait par moment très indécise. Cet article fera certainement date dans la musicographie religieuse du xviie siècle, et le catalogue qu’il propose, outre son intérêt immédiat, annonce déjà la forme que pourra prendre une documentation encore plus étendue. C’est en raison même de son importance que nous ne pouvons pas ne pas exprimer quelques regrets sur ce qui nous apparaît comme des faiblesses. La partie historique, concernant les réformes des livres liturgiques de Paris et des Diocèses de France, nous a semblé avoir été écrite à la hâte et sans renouvellement sérieux de la documentation. Certains faits, à partir d’une simple concomitance de lieux ou de dates, sont présentés comme solidaires ou interdépendants (la réédition du Bréviaire de Gondy, les publications de Pierre Perrin, la nomination de Robert et Dumont…) amenant l’auteur à grossir le rôle de certains acteurs ou de certains évènements. Ainsi, l’orientation, voire la coloration, « gallicane » est d’abord présentée comme une sorte de détonateur commun à ces activités solidaires mentionnées en désordre, avant d’être quelque peu désamorcée (p. 144) par la constatation désabusée, mais sans doute plus juste, qu’il s’agit là d’un phénomène européen, lié à l’expansion d’un nouveau style de motet. Par ailleurs, le vocabulaire canonique concernant les institutions ecclésiastiques ou liturgiques manque trop souvent de rigueur : écrire « évêché » pour « diocèse » n’est sans doute pas un très grand malheur, mais la confusion de toutes les 17 Jean Duron, « Les “paroles de musique” : quelques réflexions sur la poésie religieuse néo-latine sous le règne de Louis XIV », p. 125-184. [Depuis la publication de cette note de lecture est paru par les soins de : Nathalie Berton-Blivet, Catalogue du Motet imprimé en France (1647-1789), Paris, Société Française de Musicologie, 2011, 1270 p.]
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instances de l’institution ecclésiastique finit par engendrer le doute sur la réelle saisie des questions à un niveau plus élaboré que celui d’une simple vulgate répétitive. Quand Jean Duron parle d’une « condamnation de ces textes (néo-gallicans) par l’Église de France » (au xixe siècle), aucun de ces termes ne correspond à une vraie formulation canonique : il ne s’agit pas d’une « condamnation », jamais les Hymnes de Santeul et autres Hymnes néolatins n’ont été « condamnés » ; ils se sont maintenus dans la prière officielle de l’Église de Paris, au moins jusqu’en 1873, et pour des prêtres âgés ayant obtenu dispense, certainement plus tard, sans compter ceux qui ont subsisté au Propre Diocésain, approuvé d’ailleurs par le niveau d’autorité compétente du Saint-Siège. Quant à « l’Église de France », on ne voit pas à quelle instance il est ici fait allusion. Les Évêques pour leurs Diocèses respectifs ont décidés l’adoption des Livres Romains en leur nom propre et en ordre dispersé, et les Hymnes en question n’étaient pas utilisés de la même manière partout. Certes, un courant d’opinion ou domine un jeune clergé et un laïcat ultramontains se feront une cible des Livres liturgiques des Diocèses français, mais ces derniers ont aussi leurs défenseurs et je ne vois pas qu’il ait fallu à Montalant-Bougleux un courage particulier pour prendre la défense de J. B. Santeul, tout près d’un temps où Dom Guéranger doit polémiquer pied à pied avec l’Archevêque de Toulouse ou l’évêque d’Orléans. Ces confusions sont plus graves lorsqu’elles concernent le xviie siècle : lorsque Marc Fumaroli parle, non sans nuance, d’un « style gallican », d’ailleurs « pluriel », Jean Duron traduit « Église gallicane ». S’il a lu Furetière, il sait pourtant que cet adjectif est d’une utilisation restreinte, utilisé surtout dans l’expression « libertés de l’Église gallicane », par laquelle, continue Furetière, est désignée « l’Assemblée des Prélats de France ». Or cette Assemblée n’a pas à connaître des compétences propres de chaque Évêque concernant la promulgation de Livres Diocésains. Plus encore, il faut sans doute redire qu’il n’y a pas de « rite gallican ». Les Diocèses de France, certainement plus soucieux de leur autonomie diocésaine que d’une unité « gallicane », mais partageant pour beaucoup une « attitude » commune qu’à bon droit on peut baptiser du même adjectif, se sont donnés de nouveaux Bréviaires et de nouveaux Missels, dans un temps où Benoît XIV n’était pas loin de s’inspirer de quelques unes de leurs conceptions pour une réforme du Bréviaire romain qui était souhaitée un peu partout. Aucun n’a jamais eu l’idée de toucher au canon de la Messe (car les Amen de Meaux18 ne sont à tout prendre que des adjonctions), et l’on peut penser à bon droit avec Pierre Jounel19, que dans une perspective de liturgie comparée, c’est sur ce point que se différencient proprement les Rites au sens strict du mot, et non sur les aménagements du Lectionnaire, la distribution hebdomadaire des Psaumes, le Calendrier des Saints, la composition des chants. Aussi ce même éminent liturgiste propose, si l’on veut se maintenir dans une perspective de liturgie comparée, de parler plus justement de Liturgies romanofrançaises, la qualification de « néo-gallicanes » étant historiquement erronée. Il faudrait dire ici les « fameux » Amen. Cet adjectif qui revient six fois sous la plume du savant musicologue trahit sans doute une sympathique véhémence, et la mise en évidence au fil de son discours d’un fait ou d’un document qui lui apparaît particulièrement saillant. Mais on peut se demander pour qui, et en fonction de quel jugement commun, ici rapporté par l’adjectif « fameux », on peut ainsi qualifier les « Remarques… » de Chastelain ou les Rubriques musicales du Bréviaire ? p. 142. 19 P. Jounel, « Les sources liturgiques anciennes et les Missels français au xviiie siècle », dans Histoire de la Messe, Angers, 1979. 18
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Note de lecture : Plain-chant et liturgie en France au xviie siècle
Finalement, on peut se demander si l’auteur n’aurait pas mieux fait de contenir quelque peu sa générosité et son plaidoyer de réhabilitation, et de s’en tenir à présenter le résultat de ses recherches (remarquables, nous l’avons dit) concernant ces « fournisseurs » de textes, leurs théories sur la mise-en-musique, leur idéologie, leur stylistique, et les conséquences de ces pratiques sur la production musicale, n’élargissant son point de vue qu’avec précaution, et évitant peut-être le procès historique. Car, polémiquant avec Dom Guéranger, il ne fait qu’inverser les signes, sans déplacer la problématique, que finalement il reçoit de son adversaire On ne se débarrasse pas si facilement du xixe siècle, sauf à en faire un objet historique, y compris dans ses valeurs, ses choix, ses rejets, sans engager de débats avec les morts20. La communication de Jean-Pierre Pinson21 présente une sorte de contre-épreuve en matière de diffusion et de pratique du Plain-chant. Le corpus des livres conservés dans les bibliothèques du Québec, bien que considérable, pouvait permettre d’en prendre une vue d’ensemble. C’est à ce travail que s’est attelé Jean-Pierre Pinson, dans le cadre d’une recherche menée sous les auspices de l’Université Laval. Il est tout à fait passionnant de suivre sous sa direction les vagues successives de diffusion des plains-chants produits en France, et dont certains comme les Messes de Dumont, les œuvres de La Feillée, la Messe dite « Bordelaise » constitueront le fond d’un « baroque paysan » des deux côtés de l’Océan. Jean-Louis Pinson n’a pas de peine à dégager le rôle primordial des sociétés religieuses missionnaires, des Hospitalières, des Sulpiciens. Les réalisations de plain-chant dans certaines langues Amérindiennes sont des documents émouvants. Il y a aussi information et émotion dans la communication de Dinko Fabris22, qui, avec une finesse toute italienne, part d’un incident somme toute biographique, pour nous conter ses contacts et ses recherches auprès d’une Communauté de Visitandines de Naples. De fil en aiguille le métier du musicologue vient relayer la curiosité du promeneur et nous vaut un contact très savoureux avec la poétique quotidienne, et la continuité étonnante d’un des plains-chants les plus dépouillés qui soient. Signalons enfin qu’un des apports scientifiques les plus considérables de cet ouvrage réside dans la Bibliographie des ouvrages théoriques traitant du plain-chant (1582-1789) établie avec le plus grand soin par Bénédicte Mariolle. 83 ouvrages sont proposés suivant une méthodologie parfaite, avec présentation de leurs Tables analytiques détaillées.
20 Il reste que l’article de Jean Duron est quelque peu déparé par une coquille répétée, que le lecteur corrigera sans peine, concernant l’intitulé des « Institutions Liturgiques » de Dom Guéranger. D’autre part, le texte de Santeul cité dans l’Annexe V (« De quelle manière et dans quelles dispositions le clergé doit chanter l’Office divin ») est publié, dans sa version latine et française, non pas dans les Santoliana de Dinouart, mais dans les Hymni Sacri, editio novissima, Paris, 1698, qui se donne comme éditée pour la première fois en 1689, et dont les planches notées sont reproduites à l’annexe VI. Dans son Traité de 1649, Léonard Poisson qui cite ces deux textes, attribue la version française à un certain M. Germain Du Puy, chanoine de Saint-Jacques de l’Hôpital. Il est regrettable que dans l’Annexe V, le texte en vers français ait été mal reproduit, les vers 33-73 doivent être déplacés après le vers 114, p. 166. 21 Jean-Pierre Pinson, « le Plain-chant en Nouvelle-France aux xviie et xviiie siècles : vers une première synthèse », p. 249-264. 22 Dinko Fabris, « “Le chant de trois notes” : une tradition musicale du xviiie siècle chez les Sœurs de l’Ordre de la Visitation de Marie », p. 265-283.
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Sébastien de Brossard et le plain-chant « …J’ai pesé chaque note au poids du sanctuaire. » Sébastien de Brossard1
Le premier quart du xviiie siècle voit se déployer à Meaux une intense activité éditoriale et une refonte complète des Livres d’Église, sous l’autorité de l’évêque Henri de Thyard de Bissy, successeur de Bossuet. On y recense les ouvrages suivants : –– Missale Meldense (1709), à Paris, chez J.-B.-C. Ballard [SdB.293], –– Breviarium Meldense (1713), à Meaux, chez F. Alart, –– Graduale Meldense (1714), à Paris, chez Louis Sevestre [SdB.294], –– Antiphonarium Meldense (1718), à Paris, chez Louis Sevestre [SdB.295], –– Processionnal à l’usage des Paroisses du Diocèse de Meaux (1724), à Paris, chez Louis Sevestre [SdB.296]. Dans ce dernier ouvrage, le mandement d’introduction, les rubriques et huit pages sur « les différentes figures de notes » sont rédigés en français, « pour la commodité des Paroisses où les maîtres d’école ne savent pas le latin ». Cette activité rédactionnelle, compositionnelle, éditoriale, s’étend sur près de vingtcinq ans. Par là même elle apparaît comme une action concertée, tenace, coûteuse, exigeant le renouvellement des commissions de travail, et appuyée, on peut le penser, par une réelle volonté de l’évêque. Une touche de désordre au début de cette entreprise en laisse entrevoir un côté un peu effervescent, et conduit au moins à penser que les choses ne se déroulaient pas dans l’indifférence. On sait en effet comment l’abbé Le Dieu déclencha une querelle qui « fit grand bruit » à l’occasion de la publication du Missel. * In Sébastien de Brossard musicien, J. Duron (dir.), Paris / Versailles, Klincksieck / Éditions du Centre de Musique Baroque de Versailles, 1998, p. 141-161. 1 Pour la maîtrise de l’Église Cathédrale d’Evreux, cité par Jean Duron, L’Œuvre de Sébastien de Brossard (1655-1730). Catalogue thématique, Versailles/ Paris, Éditions du CMBV ; Éditions Klincksieck, 1995, p. xxxv. Nous renvoyons à ce Catalogue thématique sous le sigle [SdB], suivi du numéro de classement.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 373-395 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119016
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Lecteur des ouvrages de Dom Claude de Vert2, lesquels reflétaient les ardeurs d’un débat public déjà bien entamé, l’abbé Le Dieu, persuadé du bien-fondé de la lecture du Canon de la Messe à haute voix, introduisit dans le texte du Missel des R/ Amen destinés à être répondus par les assistants, y compris à la suite des paroles de la Consécration. Pour appuyer cette pratique, il interprétait l’expression submissa voce du Missel romain comme l’équivalent de sine cantu. Le Missale Meldense parut avec des cartons cachant les passages incriminés, et une page imprimée à la fin comportant les désaveux du chapitre et la condamnation de l’évêque. L’abbé Le Dieu publia un ouvrage pour la défense de ses Amen. L’affaire prit une dimension ecclésiastique et déclencha de nombreuses réactions. On peut en mesurer l’ampleur en consultant deux mémoires qui tentèrent aussitôt de faire le point sur les fondements historiques et juridiques d’une telle initiative3. Celui de l’oratorien Pierre Le Brun, un des meilleurs liturgistes de l’époque, vaut toujours d’être consulté4. L’activité qui occupe l’évêque de Meaux et ses commissaires se rattache, à l’évidence, à un courant déjà très vif de réformes des livres liturgiques diocésains, à la suite des réformes parisiennes du Bréviaire (1680) et du Missel (1684) lesquelles commandent celles de l’Antiphonaire (1681) et du Graduel (1689) sous l’épiscopat de Harlay, entreprise à laquelle se joignent la préparation et la publication du Bréviaire de Vienne (1678). Les reproches faits aux anciens livres semblent avoir porté surtout sur l’inadéquation du Calendrier et du cycle des lectures bibliques. On note aussi l’insatisfaction de certains prêtres, désormais plus instruits, par rapport au Bréviaire Romain : trop long, pas assez sûr dans ses aspects philologiques et historiques, peu édifiant, et manquant de qualités littéraires et de belle latinité5. Le Bréviaire de Cluny (1686) allait jouer le rôle de prototype d’une réforme radicale et c’est dans ce climat général qu’un petit monde de liturgistes, une petite « république », aurait-on dit, à la fois de savants ou tout au moins d’érudits, soucieux d’améliorations et de retour aux sources, et très jaloux de leur autonomie nationale et diocésaine, vont opérer les refontes des bréviaires d’Orléans (1693), Sens (1702), Narbonne (1709), Limoges (1710), Meaux (1713), Angers (1717, Troyes (1718). Meaux, dont Paris est la métropole ecclésiastique, subit très fortement l’attraction du modèle parisien. L’évêque le déclare sans ambages dans le mandement de publication de son Missel6. Les liens des notables ecclésiastiques de Meaux avec les érudits réformistes de la capitale sont par ailleurs connus, et nous retiendrons particulièrement ceux que Brossard 2 Dom Claude de Vert, Explication simple, littérale et historique des Cérémonies de l’Église, Paris, Fl. Delaulne, 1706. 3 Pierre Le Lorrain de Vallemont, Du secret des mystères ou l’apologie de la Rubrique des missels…, Paris, Le Conte et Montanant, 1710 ; Pierre Le Brun, Explication de la Messe contenant les Dissertations historiques et dogmatiques…, Paris, Veuve Delaulne, 1726. 4 On sait que Dom Guéranger, au deuxième Tome de ses Institutions Liturgiques, réchauffa la querelle avec sa véhémence coutumière, mais produisit de très nombreuses pièces du dossier, y compris de larges extraits des Mémoires de Le Dieu : Inst. lit., 2e éd., t. ii, p. 135-141 et 719-761. 5 Aux documents présentés par Dom Guéranger, on joindra : Denise Launay, « Claude Chastelain, Réponse aux remarques sur le nouveau Bréviaire de Paris », Plain-chant et liturgie en France au xviie siècle, éd. J. Duron, Versailles/ Paris, Éditions du CMBV/ Éditions Klincksieck, 1997, p. 97-107. 6 « […] facto itaque, juxta antiquum totius Ecclesiæ ritum ac nostræ, eruditissima Ecclesia Parisiensi Metropoli nostra præeunte ac prælucente », Missale Meldense, 1709, mandement d’introduction.
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entretient avec Claude Chastelain, l’un des artisans importants de la refonte sous Harlay du Bréviaire et de l’Antiphonaire de Paris. La participation de Brossard à la confection de l’Antiphonaire et du Graduel est reconnue publiquement par l’évêque dans le Mandement qui introduit le Processionnal : Après la réformation du Graduel et de l’Antiphonier de ce Diocèse, il était d’autant plus nécessaire […] de vous donner un nouveau Processionnal qu’il ne restait plus aucun exemplaire de l’ancien, et que l’uniformité de l’Office divin exigeait qu’on le rendît conforme à ces deux premiers livres. Nous avons donc crû devoir charger de ce soin le sieur Sébastien de Brossard, chanoine de notre Église, dont nous avions déjà employé les travaux avec succès pour la composition du Graduel et de l’Antiphonier.
Lui-même fait allusion à sa participation en termes parfaitement clairs dans le texte manuscrit du projet de Rubricæ generales que nous présenterons plus loin. Peut-on estimer que Brossard a participé également à la préparation du Missel ? C’est ce que pense Jean Duron en incluant et en présentant cet ouvrage en SdB.293 de son Catalogue thématique : de fait, même si Brossard n’est pas nommé dans les Mémoires de Le Dieu, ou parmi les commissaires dont on trouve les noms au bas du texte imprimé par lequel ils se désolidarisent du chancelier7, il n’est pas interdit de penser qu’il a pu être mêlé à certains travaux de préparation et de réalisation. Il a pu jouer un rôle d’intermédiaire auprès de l’éditeur parisien Ballard8. Il a pu réviser la notation musicale des parties chantées (Préfaces, Intonations, Chants de la Passion) laquelle semble bien présenter les caractéristiques typographiques qu’il décrira dans la Præfatio préparée pour le Graduel. D’autre part, le choix de nouveaux textes du Propre pour un certain nombre d’offices supposait, comme Brossard lui-même l’exposera dans les Rubricæ, soit qu’on y utilise des chants déjà existants, soit qu’on en adapte ou qu’on en compose de nouveaux. On peut imaginer que ceci ne se fasse pas sans une consultation du « compositeur ». Enfin la manière dont Brossard fait l’éloge de la grande probité du Missel quant à la ponctuation et à l’accentuation des textes, et l’utilisation pour cette dernière des procédés qu’il exposera et défendra longuement, sont autant de faits qui suggèrent une participation au moins prochaine. On peut aussi penser que la question est sans doute mal posée. Il apparaît bien que l’ensemble des réformes éditoriales préparées à Meaux forment un tout, dans la mesure où les divers Livres sont solidaires les uns des autres (en particulier dans la mesure où le Missel commande le Graduel, et le Bréviaire, l’Antiphonaire)9. Si Brossard est en charge des deux grands livres de chant, ce travail, à vrai
On y lit les noms de Pierre Morin, chantre et chanoine, Étienne Fouquet, chanoine, Simon-Michel Trouvé, théologal, « tous trois commissaires nommez par le chapitre, pour travailler au nouveau Missel du Diocèse, et seuls restant avec Monsieur Ledieu, chanoine et chancelier, des sept commissaires nommez, les autres trois étant morts ». 8 Cf. J. Duron, L’Œuvre de Sébastien de Brossard…op. cit., p. lii-lix et p. 397. 9 « […] pour la perfection de la Liturgie et rendre le Missel utile au peuple, écrit Le Dieu, le 28 novembre 1708, il faut nécessairement faire imprimer un graduel dont la cathédrale même et toutes les paroisses ont besoin, n’étant plus possible de faire de nouvelles additions et corrections par des ratures, et en collant des papiers sur les feuilles des anciens graduels manuscrits, parce que ces anciens livres en sont déjà tout défigurés, et ne peuvent plus servir à cause des changements faits dans le nouveau missel. Ce prélat craint la dépense ; mais il faut insister pour le graduel, parce que sans graduel le missel est inutile. » Cité dans : Institutions liturgiques, 2e éd., t. ii, p. 744. 7
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dire énorme, suffit à l’occuper, voire à le préoccuper, et à lui conférer une place spécifique dans l’opération d’ensemble.
Le plain-chant dans l’œuvre et les ouvrages de Brossard La reprise en considération de la personnalité et de l’œuvre de Sébastien de Brossard n’a donc pas fini d’apporter de nouveaux éléments à un dossier déjà bien fourni. Sur le point qui nous occupe, on pourrait s’étonner peut-être de voir Brossard, collectionneur savant, théoricien informé, au premier rang des musici de son temps, et reconnu désormais comme un compositeur considérable, s’investir avec un sérieux difficilement contestable dans une entreprise de restauration et d’édition des livres de chant diocésains. On aurait sans doute tort. On ne saurait négliger, d’abord, le réel attachement dont semble témoigner Brossard pour ses tâches ordinaires de maître de musique à la cathédrale, pour les entreprises exceptionnelles du chapitre et, plus largement, de l’institution diocésaine, même s’il lui arrive d’en estimer le poids très lourd10. Nous serions plus sensible au fait que l’application de Brossard au plain-chant et d’une manière plus générale à tout le domaine du cantus ecclesiasticus (à l’exception peut-être de l’orgue, pour lequel il ne semble guère avoir de sympathie particulière) complète pour nous sa physionomie non seulement d’homme d’Église, mais de musicien tout court, et nous permet d’admirer par là même l’étendue de sa science et peut-être d’appréhender mieux, en ce champ d’application comme en d’autres, quelques traits de sa sensibilité.
Le plain-chant : une pratique revalorisée Il faut sans doute reconnaître que l’application d’un musicien au plain-chant à la fin du xviie, et au début du xviiie siècle, s’appuie sur une revalorisation à la fois pratique et savante de cette partie de l’art du chant à l’église, à une époque où son extension même n’exclut pas la menace de routine et d’usure. D’une position quelque peu misérable, et culturellement reléguée, qui est sa condition générale avant 1650, le chant ecclésiastique semble avoir crû en reconnaissance et dignité dans la seconde moitié du siècle, sans nul doute en corrélation avec le développement et la prospérité des ordres religieux, des églises capitulaires et collégiales, des établissements de formation du clergé, où, en milieu lazariste, eudiste et surtout sulpicien, en dépit d’une vision austère de l’art musical, on insiste sur la grandeur et la perfection des cérémonies. La pratique éclairée du plain-chant comporte aussi, pense-t-on, des rudiments de grammaire musicale (connaissances des Toni Communes, des formules psalmodiques, des modes ecclésiastiques) qui lui donnent le statut d’un langage, et amènent le plain-chantiste à adapter, voire, quand ses responsabilités l’exigent, à composer des pièces nouvelles. Le plain-chant suppose aussi la maîtrise suffisante d’un ars canendi, J. Duron, L’Œuvre de Sébastien de Brossard…op. cit., p. xvi-xvii. Voir aussi : Georges Asselineau, « Sébastien de Brossard à Meaux », Le concert des muses, promenade musicale dans le baroque français, Versailles/ Paris, Éditions du CMBV/ Éditions Klincksieck, 1997, p. 67-75.
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qui par ailleurs se cherche et reste une pratique ouverte, réglée par le Cérémonial de sa mise-en-œuvre11, par les traditions cantorales locales, ou par les exigences musicales d’un « bon maître ». On apprend ainsi avec intérêt que Brossard, comme il l’écrit à Chastelain, a pu avoir sur ce point tiré profit de ses activités d’enseignement au Séminaire diocésain de Strasbourg, lors de son séjour dans cette ville12.
Un contexte d’érudition et de réforme En outre, l’intérêt et la considération pour le plain-chant ne peuvent pas se séparer dans les dernières décennies du xviie siècle, croyons-nous, d’un intérêt plus général pour la chose liturgique, sa science et sa pratique, et, préoccupation de beaucoup de bons esprits, la recherche pour elle d’une aptior forma. L’érudition en matière de liturgie participe d’ailleurs d’un mouvement plus large d’érudition ecclésiastique, dans laquelle les formes, l’histoire, l’archéologie du culte chrétien tiennent une place respectable13 et, conjointement, l’érudition et l’archéologie concernant les formes et l’histoire du chant ecclésiastique14. Il va sans dire que Brossard tient une place élevée dans ce courant d’intérêt et de recherche. Mais lui-même sait faire état des travaux de ses contemporains : si l’œuvre de Nivers ne semble pas lui être particulièrement présente (et dans une correspondance avec Chastelain, il le critique assez vertement, et non sans quelque mépris, d’employer l’expression plain-chant en méconnaissance de la bonne étymologie15), il cite avec de grands éloges le « plus excellent Traité qui ait peut-être jamais paru touchant la Science et la pratique du PlainChant » donné en 1673 par « un savant Bénédictin » que nous savons aujourd’hui être Dom Pierre-Benoît de Jumilhac16. Conscient de faire partie non seulement de la « République des Le feuillet d’esquisse 18 du Catalogue thématique de Jean Duron (p. 452) permet de discerner clairement deux pratiques du plain-chant, l’une de plain-chant « plane », noté en semi-brèves et rondes, l’autre de plain-chant ad mensuram en a, formant une suite ininterrompue de blanches, mode d’exécution habituellement employé avec un contrepoint, ou fleuretis réalisé sur le livre (cf. SdB.275). 12 Cf. Yolande de Brossard, « La vie de Sébastien de Brossard (1655-1730) », Le concert des muses…op. cit., p. 169-175. 13 On lira sur ce point : Bruno Neveu, Érudition et religion aux xviie et xviiie siècles, Paris, Albin Michel, 1994, en particulier « La vie érudite à Paris à la fin du xviie siècle d’après les papiers du P. Léonard de Sainte-Catherine (1695-1706) », p. 25-92. 14 Cf. J. Duron, L’Œuvre de Sébastien de Brossard…op. cit., p. xvi-xvii. Voir aussi : G. Asselineau, « Sébastien de Brossard… », art. cit. p. 67-75. 15 Brossard a-t-il vraiment lu Nivers ? On peut se le demander, car l’organiste de Saint-Sulpice s’explique assez abondamment sur l’emploi des deux orthographes ; cf. Guillaume-Gabriel Nivers, Dissertation sur le Chant grégorien dédiée au Roy, Paris, chez l’Auteur, 1683, p. 91-93. 16 Dans la classe des « Auteurs qui ont écrit en français », la quatrième du Catalogue des Auteurs du Dictionnaire de 1703, on peut lire « Le Bénédictin, ou le R. P. Jumilhac », et, parmi les auteurs ayant écrit des ouvrages traitant du Plain-Chant, les noms du Sr. Droüaux, et du Sr. Nivers. L’ouvrage de Jumilhac peut être aisément consulté dans l’édition qu’en ont donnée Théodore Nisard et Alexandre Le Clercq, à Paris en 1847. Sur les traités de plain-chant à l’époque qui nous occupe, on pourra consulter : Philippe Lescat, Méthodes et traités musicaux en France, 1600-1800, Paris, Institut de Pédagogie musicale et chorégraphique, 1991, p. 139-145, et Bénédicte Mariolle, « Bibliographie des ouvrages théoriques traitant du plain-chant (1582-1789) », Plain-chant et liturgie…op. cit., p. 285-356. Cette Bibliographie contient une Table analytique détaillée de tous les Traités mentionnés dans la suite de notre article. 11
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Lettres » mais de la « République musicale », Brossard partage avec de nombreux sectateurs de ce petit monde non seulement l’érudition mais le désir de réforme ou tout au moins d’amélioration instruite.
Brossard, maître de plain-chant La connaissance de Brossard plain-chantiste exigerait certainement d’abord celle de sa pratique et de son expérience : que savons-nous de ses années de jeunesse et de contacts éventuels avec les chantres parisiens ? La correspondance avec Chastelain, contemporaine de la publication du Dictionnaire, et dans laquelle le maître parisien lui donne les signes de la plus grande considération, n’y fait aucune allusion, et Brossard semble bien, concernant cette époque, user d’une chronologie assez approximative en attribuant, sur la foi d’une ressemblance de nom propre, un contact de Chastelain avec Mersenne ! Erreur que son correspondant relève avec un certain humour17. À Strasbourg, il déclare avoir été chargé d’un enseignement du plain-chant au séminaire, en plus de ses fonctions au chœur de la cathédrale, dont par ailleurs nous ne connaissons pas bien les attributions. À Meaux, il ne fait pas de doute que la Rectio chori l’amenait à gouverner au moins la partie du chant ecclésiastique qui était exécutée par les chanteurs dépendant précisément de ce gouvernement, et la charge qu’il reçoit de préparer la nouvelle édition du Graduel et de l’Antiphonaire, alors que Le Dieu écrit avoir envisagé d’utiliser plutôt les Livres de chant parisiens, et de remanier le Missel en conséquence, pourrait laisser supposer de sa part une certaine initiative.
Modes et tons : lectures anciennes, lectures modernes Il est certain en tous cas que, dans ce domaine comme en d’autres, son esprit curieux et appliqué l’amènera à un niveau de réflexion théorique qui lui permet de dialoguer de plain pied, si ce n’est en position de supériorité, avec les sommités du moment. La lecture du Dictionnaire de 1703 fait apparaître le côté « scientifique » des intérêts de Brossard pour le plain-chant, avec le très grand développement des articles concernant la théorie et l’histoire (surtout ancienne) des modes, des tons et des échelles. Ses conceptions et son savoir accumulé en ces matières apparaissent particulièrement aux articles MODO, SYSTEMA, et TUONO. Il donnera dans ce dernier article, pour chacun des huit Tons de l’Église un chant de sa composition sur Kyrie eleison, exprimant les propriétés et l’étendue de chaque Ton. Ces huit fragments d’égale dimension bien alignés les uns au-dessus des autres sur la colonne du Dictionnaire constituent dès lors une sorte de paradigme visuel qui fait l’éloge du talent pédagogique de Brossard, et peuvent donner une idée de ses méthodes. C’est à l’époque de la publication du Dictionnaire que Brossard entamera avec Claude Chastelain une correspondance qui aboutira à la rédaction d’une Dissertation sur les Modes ou Tons des chants de l’Église, quarante pages d’un texte inachevé (SdB.274). C’est un long exposé très serré et d’une grande fermeté de rédaction, réalisé au terme d’une relecture qui 17
Lettre du 8 décembre 1702.
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semble bien avoir été effective d’auteurs anciens et modernes. Les anciens sont présents à travers Boèce et surtout à travers les Antiquæ musicæ auctores septem de Meibomius (Amsterdam, 1652). On trouve au nombre des modernes invoqués Gaffurio, Zarlino, Bontempi, Kircher, Mersenne, et avec de grands éloges Jumilhac, mais à la différence de ce que l’on peut constater dans de nombreuses pages de la Dissertation de Nivers, le texte de Brossard n’a rien d’une compilation, c’est une discussion serrée conduite point par point. Elle mériterait d’être réexplorée, voire publiée. Nous ne pouvons guère ici en exposer le contenu, mais simplement signaler quelques convictions de Brossard qui y apparaissent avec netteté, car c’est une critique très pénétrante de la théorie des modes et des tons qui paraît au moment où le « sentiment de l’oreille » est en train d’intégrer les données de la tonalité et de la grammaire harmonique moderne, et qui par là confirme bien la position de Brossard comme musicien de transition18. Brossard s’écarte d’emblée de Chastelain, et par là de Glarean fort bien réexposé par Jumilhac (partie IV, chap. 2) : il rejette la division en douze modes, et voit dans l’éolien construit sur l’octave de la, l’équivalent du Dorien construit sur l’octave de ré. À condition, bien sûr, de « supposer » (c’est le terme qu’il emploie) dans cette octave la présence constitutive du si bémol, exprimant dans les modes mineurs le demi-ton exigé par l’oreille et la nature au-dessus de la quinte initiale. Il discerne très bien la basse antiquité de la distinction des Modes en Authentiques et plagaux, ignorée des auteurs rassemblés par Meibomius, comme de Boèce ou de Cassiodore et se moque de la métaphore qui en fait des maîtres (Magistri) et des serviteurs (Ministri serviles), et d’une manière générale de tout ce qui dans la théorie musicale fait appel à des raisons « ridicules » de ce type. Pour lui, le plagal et l’authente sont un seul et même mode, variant seulement par l’ambitus accordée à la voix dans les chants (« Pierre sur une montagne et Pierre dans un abyme sont un seul et même Pierre »). Il affirme dès lors la parfaite inutilité du partage des divisions de l’octave en division harmonique (quinte + quarte) et division arithmétique (quarte + quinte) et verrait plutôt dans l’octave la présence de deux tétracordes disjoints avec un ton central, ce qui l’amène à repousser une octave de fa comportant le si bécarre. Allant plus loin et s’appuyant sur l’Euclide de Meibomius, il affirme la portée structurelle de l’octave divisée en douze demi-tons et l’équivalence des octaves entre elles. Les modes sont dès lors des « espèces de l’octave » « différenciées par les différentes positions de leurs semi-tons et non pas simplement par la nature des quartes et des quintes dont elles sont composées ». Et Brossard sur ce point désavoue certains passages du Dictionnaire, où il s’est laissé emporter, écrit-il, par « le torrent de l’opinion commune ». C’était pourtant bien déjà dans le Dictionnaire, à l’article MODO, qu’il affirmait la prégnance de l’octave ainsi constituée et de ses douze répliques équivalentes. Finalement, affirme-t-il à Chastelain, la division très générale en modes majeurs et modes mineurs est « la meilleure et la plus sûre de toutes »19. Jean Duron, « Un portrait de Sébastien de Brossard », Le concert des muses…op. cit., p. 187 sq. À Chastelain, il affirme avec embarras avoir été un des premiers promoteurs de cette division, à la suite de conversations de jeunesse avec le mathématicien anglais Morland, mais avoir été, par la suite, « prévenu » de sa découverte par les travaux de Loulié, Ozanam et Masson. 18 19
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N’est-ce pas dans ces deux modes que l’on peut discerner les « chordes essentielles » : finale, médiante, dominante, les « chordes naturelles », qui permettent de « faire un beau chant ou une harmonie gratieuse », à savoir le demi-ton, soit naturel, soit accidentel, sous la finale, pour les modes mineurs, un demi-ton au-dessus de leur dominante, pour les majeurs un ton plein au-dessus de leur dominante, et enfin des « chordes nécessaires » : ton plein au-dessus de la finale, ton plein au-dessous de la dominante20 ? On peut dès lors raisonnablement se demander ce que deviennent les huit modes ecclésiastiques dans cette réorganisation de l’univers tonal. Il semble que la position de Brossard se fasse alors très pragmatique : ces modes tout simplement existent et sont transmis par l’usage. Nous serions toutefois tentés de penser qu’il s’est mis sur la voie de résoudre la question avec une remarquable élégance. Dans sa Dissertation à Chastelain, (paragr. LXVI, p. 56), il fait allusion aux nomoi des Grecs qui étaient des manières de construire les chants et de les différencier par des propriétés mélodiques, ce qui fait voir dans le mode « en fait de musique, cette sage disposition des sons renfermée dans l’étendue de chaque octave, et proportionnée aux paroles, ou au sujet, ou à la fin pour laquelle on la fait » (id., paragr. LXVII, p. 59). Ne serait-ce pas là le vrai statut des modes ecclésiastiques21 ? Et ne seraitce pas ce qu’il fait, lui Brossard, quand il construit pour chaque appellation modale un paradigme chantable et qu’il ne se contente pas seulement de transcrire une échelle, ou quand il affirmera composer « dans le charactère du chant grégorien » ? Si, en fait, « il n’y a que le mode de C sol ut qui soit diatonique ou naturel » et qui dès lors constitue de facto l’équivalent d’un système étendu, il n’y a pas de difficulté majeure à y inscrire des modes s’y différenciant par la place de leur finale et de leur dominante, de leurs chordes chantantes, de leurs ressources cadentielles, ces dispositions ne relevant pas tant de la nature que de l’usage immémorial, pas plus qu’il n’y a de difficulté à rendre ces manières de chant « plus naturelles » par un usage avisé du dièse ou du bémol.
Le maître de chant de l’Église de Meaux C’est donc à un savant de haut vol que l’Église de Meaux confie la revision de ses Livres diocésains. Brossard devra nécessairement y déployer par moment ses qualités d’arrangeur, pour reprendre l’expression de Jean Duron22. Pour des raisons surtout matérielles, il n’a pas été possible de mener à bien l’enquête que ce dernier recommandait, et qui, à partir d’une Dictionnaire de Musique, Paris, 1703, art. MODO, in fine. Nous ne résistons pas en ce point à retranscrire la définition étendue qu’il en donne au paragraphe XIII de la Dissertation à Chastelain, très proche, il est vrai de celle du Dictionnaire, mais plus ferme et plus développée : « Un mode ou un ton n’est rien autre chose qu’une certaine manière d’arranger plusieurs sons, qui nous détermine à commencer, et surtout à continuer et à finir ou à terminer cet arrangement, dans une certaine étendue et par certains sons plutôt que par d’autres, en sorte que cet arrangement produise une Mélodie agréable, ou un beau chant. Par conséquent, quand nous aurons déterminé 1o quels sons sont propres à terminer un Chant, 2o quels sons il faut employer pour le continuer, 3o quels sons sont nécessaires pour le commencer, 4o enfin quelle étendue vers le grave ou l’aigu on doit donner à tous ces sons, nous aurons expliqué suffisamment en quoy consiste proprement le mode ». 22 J. Duron, L’Œuvre de Sébastien de Brossard…op. cit., p. xxxviii. 20
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comparaison établie entre les « anciens livres liturgiques meldois », les Livres de Paris, et les nouveaux Livres publiés sous Thyard de Bissy, aurait permis « de définir la part exacte de Brossard dans la composition des plains-chants, mais aussi dans la normalisation, l’ornementation du chant liturgique à Meaux »23. En attendant les résultats de ce souhaitable travail, il se trouve que nous pouvons connaître la pensée et les objectifs de Brossard plain-chantiste au moment où il entreprend la révision des Livres de Meaux, par l’étude de plusieurs documents dûs à Brossard luimême, et dont un seulement recevra les honneurs de l’impression. Trois de ces textes sont répertoriés par Jean Duron dans le Catalogue thématique au chiffre SdB.280. Nous les rappelons ici pour mémoire : 1. Un projet de Rubricæ generales cantus meldensis, SdB.280 A, brouillon autographe de 17 pages, certaines très raturées et de lecture parfois difficile. 2. Un projet de Præfatio seu observationes ad hujus gradualis usum necessariæ, SdB.280 B. Ce texte nous parvient sous la forme d’un brouillon autographe de 12 pages, et dans une copie également de douze pages, mise au net par un copiste, et destinée sans nul doute à une communication extérieure, peut-être à l’imprimeur. 3. Un Mémoire touchant l’impression du Graduel de Meaux. Observations générales. Texte de 7 pages. L’écriture est d’un copiste, mais il apparaît bien que les exemples de notation musicale qu’il contient sont de la main de Brossard. Ce sont des consignes très détaillées données à l’imprimeur, précédant les formules du contrat passé entre l’évêque, ses mandants, et l’imprimeur Louis Sevestre (à Paris, le 11 mars 1712), Arch. Melun 77 / 15 G3. 4. Huit pages imprimées à la fin du Processionnal de 1724, en français : des différentes figures de notes et de leur signification et valeur, SdB.280 D. Ce texte qui semble quelque peu contraint par l’exiguïté de la place dont il dispose, comporte pourtant des indications d’une grande importance concernant l’exécution chantée, en particulier la distribution des allongements.
Le projet de Rubricæ generales Le texte manuscrit intitulé Rubricæ generales, bien que visant le cantus meldensis en général est explicitement lié à la publication du Graduale (1714), qu’il annonce dans son Prœmium, de manière particulièrement solennelle. C’est un brouillon, en certains endroits hâtif et raturé, avec des développements redondants, parfois confus. La Præfatio, mise au net pour communication, en apparaît à l’évidence comme une réduction, avec des choix pratiques (simplification de la présentation des tons et des modes, par exemple) dus peutêtre à des observations et des réticences de l’entourage au premier projet de Brossard. Nous
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Ibid., p. lxxxix.
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écartant de la solution que présente Jean Duron en SdB.280 du Catalogue thématique, nous conclurions plutôt à la priorité chronologique du texte intitulé Rubricæ Generales24. On peut en outre faire remarquer (comme d’ailleurs on a pu le faire à Brossard luimême à l’époque) que ce texte ne correspond guère à ce qu’on entendait habituellement par « rubriques », en tête d’un livre liturgique. Le texte rédigé par Brossard est en fait un commentaire des choix éditoriaux concernant le nouvel aménagement du répertoire, la codification graphique du chant, et, à partir de cette dernière, un exposé de règles d’exécution. Certaines sont d’ordre rubrical, comme tout ce qui concerne la forme des actions de chant et leurs acteurs, mais d’autres, et les plus nombreuses, relèvent de ce que l’on pourrait appeler une stylistique, sans parler des longs développements théoriques que Brossard croit bon d’y ajouter. Autant de pages qui correspondraient bien dans les préoccupations de leur auteur à un projet de Traité de Chant ecclésiastique auquel il fait allusion à la fin de la Præfatio25, qui, comme beaucoup d’autres projets, restera dans ses dossiers. On peut faire remarquer encore que les éléments proprement rubricaux concernant les actions chantées de la messe solennelle (distribution dans le temps, agents concernés, insignes, mise en œuvre, cérémonial…) avaient été très abondamment traités par le Ritus servandus intégré dans le Missale Meldense de 1709, (à la différence du Missale Romanum, plus préoccupé de la messe basse). Ce missel diocésain était répandu dans les paroisses et pouvait donc être consulté par les ecclésiastiques. Cette ressource rendait certainement moins nécessaire la publication en tête du Graduel d’un corps de Rubriques générales. Le choix des liturgistes meldois, et Brossard s’en flatte d’ailleurs, fut plutôt de multiplier dans le corps même du Graduel et de l’Antiphonaire les indications rubricales nécessaires aux chantres pour l’exécution immédiate. Toutefois, par une sorte d’inconséquence qui renseigne peut-être sur les réelles préoccupations du maître de musique, il ne rédigera pas la troisième partie annoncée, celle-là plus proprement « rubricale », concernant les Toni communes et autres accessoires du chant sacré. 24 Les sommaires du projet de Rubricæ generales et de la Præfatio sont énoncés en SdB.280. Rappelons seulement ici que dans le cas des Rubricæ, Brossard annonce trois parties dont il ne rédigera pas la troisième. La première traite des particularités propres à cette édition du Graduel : le texte et la ponctuation, les signes d’accentuation, les principes de révision et de correction, les indications concernant la répartition des rôles dans les actions chantées, les indications modales élémentaires. La seconde partie comporte cinq articles : l’article 1 traite des différentes figures des notes (Brossard insiste longuement sur la normalisation qu’il introduit pour préciser la signification des caudæ). L’article 2 traite des lignes verticales et de leur hiérarchie, l’article 3 des respirations des coupes et des repos, l’article 4 des neumes (il s’agit ici en fait des périélèses d’intonation pour lesquelles Brossard n’emploie pas le terme parisien, et sur la graphie desquelles il hésitera d’un livre à l’autre), l’article 5 est consacré aux cruciculæ, petites croix en forme d’x, indiquant un ornement (en français tremblement). 25 « […] cumque aliunde hæc omnia amplius ac methodicè vobis explicare constituerimus, in tractatu gallicè scripto, ut ab omnibus intelligi possit, quem brevi Deo juvante, et Annuente Illmo DD. nostro Episcopo sumus daturi. » (in fine, paragr. XII) On peut remarquer que dans les Rubricæ generales qu’il place en tête de l’Antiphonarium Parisiense de 1681, Chastelain, après un court premier chapitre sur le chant en général et la présentation des huit tons ecclésiastiques, traite dans le détail des formes du chant dans l’office et de leur mise en œuvre par le chœur. On arrive mal à se défendre de cette idée que Brossard, tout en reprenant l’intitulé de l’ouvrage parisien, entend bien présenter et défendre une œuvre qui lui est personnelle, et qui concerne surtout l’exécution du chant.
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Il est possible que la relative impropriété du titre : Rubricæ generales ait été soulignée à Brossard par ses confrères de la commission épiscopale, ce qui expliquerait qu’il le transforme en « Præfatio seu observationes ad hujus Gradualis usum necessariæ ». Quant à ce nouveau texte, présentant les aspects d’une proposition définitive, il ne répondait pas beaucoup plus que le précédent à ce qu’on attendait en tête d’un Graduel. Le fait qu’il soit rédigé en latin pouvait aussi constituer un argument invoquant l’ignorance des chantres, seuls vraiment concernés par le contenu du propos. Il faut donc admettre que Brossard n’a pas su convaincre ses partenaires du bienfondé de son projet, trop personnel sans doute. Ne serait-ce pas dès lors à une certaine obstination de sa part, ainsi qu’à ses liens personnels avec l’évêque, qu’il faut attribuer la publication en 1724 des 8 pages, en français cette fois, à la fin du Processionnal ? On a pu lire (SdB.280, in fine) les remarques un peu désabusées qui accompagnent le dossier qu’il conserve toutefois de ces pièces où il avait sans doute mis beaucoup de ses convictions : On ne jugea pas à propos de les faire imprimer à la teste du graduel, tant pour épargner en dépenses que parce qu’on les trouva trop longues (pauvres raisons cependant). C’est ce qui fait que ces cahiers manuscripts me sont demeurez ; je n’ai pas cependant juger à propos de les supprimer tout à fait, car il y a beaucoup de choses assez curieuses et nécessaires à sçavoir. Dans la suitte, quand il fut question d’imprimer le Processional de meaux, je fis entendre que pour le soulagement des maîtres d’escholle de la campagne, il serait à propos d’y faire imprimer les rubriques en françois ; ce qui ayant esté conclus je mis en françois ces Rubriques cy dessus et on les trouvera imprimées à la fin dud. Processional.
Jean Duron fait remarquer très justement en ce point que Brossard simplifie quelque peu les événements, et que le texte publié dans le Processional ne représente qu’un chapitre, au texte d’ailleurs passablement remanié, des ensembles précédents.
Les convictions du maître de chœur Il est donc difficile de choisir dans ces textes celui qui représenterait au mieux la pensée de Brossard. La Præfatio apparait sans doute comme le texte le mieux préparé en vue d’une diffusion extérieure, au prix, nous l’avons vu, d’une réduction importante du contenu des Rubricæ. Il nous semble toutefois que, d’un texte à l’autre, les convictions majeures du maître de musique varient peu. Elles le situent dans une position à la fois très voisine de celle des plain-chantistes les plus notables de la génération précédente (Chastelain, Jumilhac, ou même Droüaux et Nivers26) et de la génération suivante (tels que Lebeuf ou Poisson27), du fait que les problèmes à résoudre sont les mêmes : qualité 26 Henri-Blaise DroÜaux, Nouvelle méthode pour apprendre le plain-chant…, Paris, G. Blaizot, 1674. Rééditions jusqu’en 1705. G-G. Nivers, Dissertation…op. cit. 27 L’abbé Jean Lebeuf, Traité historique et pratique sur le chant ecclésiastique […] suivant l’usage présent du Diocèse de Paris, Paris, J. B. Hérissant, 1741. Il est à constater que Lebeuf, qui pourtant se situe dans la mouvance de Chastelain, et qui se trouve lié à l’Église voisine d’Auxerre, ne dit pas un mot de Brossard et des livres de Meaux. Léonard Poisson, Traité théorique et pratique du Plain-chant appelé Grégorien […] ouvrage utile à toutes
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et pertinence de la notation, accentuation et phraséologie en rapport avec une correcte latinité, position à prendre par rapport à l’allure générale du débit, à l’æqualitas canendi, à une éventuelle différenciation des valeurs quantitatives, à une éventuelle ornementation, elle-même rapportée à la conception que l’on se fait de l’art du chant appliquée à ce type de répertoire. Or sur ces différents points, la position de Brossard, sans être extravagante, n’est pas non plus commune. D’une manière générale, cette liberté reflète, nous l’avons dit, l’aspect encore relativement « ouvert » à cette époque de l’interprétation du plainchant, mais peut-être l’originalité de Brossard tient-elle à son souci de « musicaliser », de tirer vers la « musique », un répertoire que sa conception déjà évolutive de l’histoire des formes musicales le fait considérer comme imparfait même s’il reste respectable par son antiquité et sa valeur religieuse28.
Une musique imparfaite … à parfaire Il ne s’agit pas là, semble-t-il d’une question d’humeur ni d’une affaire de goût, c’est dans le devenir historique de la grammaire musicale elle-même que Brossard détecte le processus qui déclenche le passage du cantus à la musica. Il revient là-dessus à plusieurs reprises. À l’article CANTO du Dictionnaire, la déclaration est sans équivoque : « […] canto fermo, veut dire cette musique imparfaite et à Nottes égales, qu’on nomme Chant Grégorien ou Plain-Chant ». À l’article SYSTEMA, exposant le système de Gui d’Arezzo, il lui objecte quatre incommodités : les muances, l’impossibilité d’y inscrire les cordes chromatiques, son peu d’étendue, quant à la quatrième, elle « étoit que les nottes de ce système étant presque toutes d’égales valeur, on ne pouvait marquer cette variété de mesure et de mouvement qui cependant font un des plus grands agréments des chants et de la musique ». Et Brossard d’en appeler au système moderne, qui, écrit-il, « n’est qu’une augmentation ou une perfection du système de Guy Arétin » et par lequel se trouvent dépassées ces quatre difficultés. La résolution de la quatrième permet à Brossard de préciser sa pensée concernant le mouvement des valeurs : […] comme l’égalité des notes du système de Guy Arétin rendoit les Chants trop uniformes, qu’elle les privoit de cette variété de mouvements, tantôt lents tantôt vites qui en sont le plus grand agrément, et qu’elle obligeoit souvent à prononcer très désagréablement les sillabes du Texte : Le fameux Jean des Murs Docteur de Paris inventa, vers l’an 1353, les différentes figures des Notes […] qui font connaître tout d’un coup combien de temps précisément doit durer chaque son.
les Eglises, Paris, Ph. N. Lottin et J. H. Butard, 1750. Poisson vise-t-il Brossard quand il s’en prend aux musiciens contrapuntistes qui se mêlent de plain-chant ? Cela ne l’empêche pas de citer le Dictionnaire à plusieurs reprises. Il critique toutefois les Livres de Meaux « où, écrit-il, on a corrigé aucun des défauts de l’ancien Office du SS. Sacrement ; mais bien plus, on a fait les mêmes fautes, non seulement dans les pièces imitées, mais dans les pièces de nouvelle composition ». Il cite alors une Antienne de Meaux dont il corrige le découpage textuel, sans vraiment convaincre d’ailleurs (L. Poisson, Traité…op. cit., p. 104). 28 Ce rapprochement du plain-chant et de la musique rejoint bien cette conception unifiée de l’ars musica qui apparaît de manière si étonnante dans le mémoire adressé au Chapitre de Sisteron, repris dans la Dissertation touchant la musique des Églises (SdB.273).
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Dans la Dissertation sur les modes ou tons des chants de l’Église, adressée à Chastelain (SdB.274), Brossard reprend l’argumentation du Dictionnaire, et loue encore une fois le passage heureux vers l’ars mensurabilis, qui n’est pour lui pas autre chose que le passage du plain-chant vers la musique. On l’inscrira donc volontiers, mais en tenant compte de la prudence et du génie musical qui lui sont personnels, dans la ligne des réformateurs du plain-chant, ne craignant pas comme le faisait Jean Millet29, de critiquer les longues traînées de notes qui rendent souvent ce chant interminable, et surtout leurs emplacements fâcheux sur des syllabes atones. Mais on aurait tort de le prendre pour un humaniste devenu barbare à force de raffinement : il n’ignore pas que le plain-chant a pour lui, dans son imperfection même, le prestige de l’Antiquité, et qu’il est né dans l’Église au contact de la musique des Anciens. Plus décisivement, il sait que le plain-chant est un langage constitué d’une grammaire qui lui est propre : il affirmera clairement ses positions et sa stratégie dans le projet de Rubricæ generales au paragraphe IV de la Prima pars : Dans tous les cas où les textes ne diffèrent pas des textes de l’ancien Missel, nous avons conservé les anciens chants largement connus de tous ; à l’exception de quelques-uns à l’évidence mal composés (pessime compositis), que nous avons estimé nécessaire de corriger complètement ou de remplacer par d’autres. Nous avons fait une exception pour ces très longues traînées de notes (tractibus notarum) que l’on trouve si fréquemment dans les vieux livres sur une même syllabe, alors que (ce qui est très mauvais) elle est extrêmement brève. Comme le plus souvent elles ne produisent rien si ce n’est le dégoût et l’ennui aussi bien des chanteurs que des auditeurs, nous les avons complètement retranchées de cet ouvrage, ne retenant seulement celles qu’une longue habitude a gravé dans la mémoire de presque tous, ou celles qu’un chant bien réglé, la quantité (quantitas) et la prononciation régulières des syllabes non seulement toléraient mais même exigeaient … Lorsque nous avons trouvé des textes totalement différents des textes de l’ancien Missel, ou bien nous avons composé des chants entièrement nouveaux, présentant toutefois autant que faire se peut la forme et le vrai caractère du chant grégorien (cantus gregoriani formam et verum characterem), ou bien, à chaque fois que nous avons pu le faire commodément, nous avons appliqué à ces textes nouveaux quelques-uns des meilleurs chants anciens, et souvent de manière suffisamment satisfaisante (tam feliciter) pour que ces chants paraissent avoir été expressément composés pour ces textes nouveaux, comme on pourra le voir dans toute la messe pour les Prêtres défunts, et dans beaucoup de Graduels, Traits, etc. Brossard déclare avoir composé cet introït pour la Messe d’enterrement d’un évêque ou d’un prêtre « dans le caractère du chant grégorien ». C’est un texte nouveau pour lequel Brossard adapte la mélodie de l’introït romain Requiem æternam.
Millet est un ardent partisan de la correptio cantus, c’est-à-dire du retranchement de certaines notes jugées encombrantes : Cf. Jean Millet, Directoire du Chant grégorien, Lyon, Grégoire, 1666. En particulier, Première partie, chap. xxviii, « des nottes inutiles qui se rencontrent dans les vieux livres et la façon de les retrancher », p. 42-46. 29
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Fig. 1. Sébastien de Brossard, introït « Respice Domine in testamentum » (SdB.294) dans Graduale Meldense, Paris, Louis Sevestre, 1714, p. ccxj. Collection privée © Emmanuelle Duron-Moreels La notation utilise cinq figures de notes. La losangée, note brève sur les pénultièmes atones, la carrée commune ou moyenne, la caudée à gauche qui n’a pas d’effet d’allongement, sauf au degré inférieur d’une tierce montante (obliviscáris), la caudée à droite qui a effet d’allongement (testaméntum, tradas, confiténtes), la note double. On remarquera les cruciculæ, indiquant un tremblement.
Brossard, rector chori Plutôt que de nous livrer à une analyse linéaire de chacun des documents, nous voudrions essayer de dégager à partir de ces textes quelques traits majeurs de la figure de Brossard, maître de chant, dans son souci d’apporter à la composition et à l’exécution du chant ecclésiastique un taux élevé, ou tout au moins honorable, de « chantabilité ».
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Comme nous l’avons déjà constaté, le souci de Brossard est de briser, de la manière la plus « musicale » à ses yeux, la monotonie d’un chant égal et uniforme, mais, ce faisant, sans perdre de vue ce qui fait la majesté et l’ampleur de ce planus cantus. Question classique chez les Maîtres plain-chantistes comme on le voit chez Nivers et chez Jumilhac, ou dans les écrits plus récemment mis en lumière de Dom Jacques Le Clerc30. Les réponses qu’il y apporte sont d’un bon musicien et par moment tout à fait comparables à celles de ses devanciers, mais elles sont sur un point ou sur un autre vraiment originales et se trouvent prendre dans ce qui est l’esquisse d’un Traité, une fermeté que leur donne précisément ce cadre systématique. Trois groupes de questions peuvent être dégagés des écrits de Brossard. Le premier concerne ce que nous nommerions l’accentuation et le phrasé, le second, en corrélation étroite avec le premier, porte sur la différenciation quantitative des valeurs de durée, en particulier sur la distribution des longæ et des notæ insistantes. Le troisième concerne l’ornementation vocale de la ligne de chant, en rapport lui aussi avec les deux premiers.
En chantant : former le sens Un souci primordial du maître apparaît bien d’intégrer le chant dans la respiration intelligemment distribuée et maintenue du chanteur, en fonction des « périodes » et de l’enchaînement du discours verbal et musical. C’est l’objet de l’article 3 du projet de Rubricæ generales où Brossard ne craint pas de développer longuement, et peut-être un peu lourdement, une description de l’appareil respiratoire. Mais la manière dont il insiste sur la continuité intelligente du flux verbo-mélodique vaut la peine d’être notée : à la règle commune de ne pas respirer dans un mot commencé, règle que la notation des livres de chœur venait trop ostensiblement appuyer par le système des barres de mots (que de son côté avait supprimé Nivers), Brossard ajoute la nécessité de lier entre eux les mots que joignent le sens ou la grammaire. Et pour légitimer ce point, il fait appel au jugement auditif et au sentiment linguistique de l’auditeur31, évoquant la possibilité pour les respirations G.-G. Nivers, Dissertation…op. cit., chap. x, p. 89. Denise Launay, « Un esprit critique au temps de Jumilhac : dom Jacques Le Clerc, bénédictin de la Congrégation de Saint Maur », Études grégoriennes, 19 (1980), p. 197-219. La confrontation des positions de Nivers et de Le Clerc a été menée avec une grande ampleur par Patricia M. Ranum, « “Le chant doit perfectionner la prononciation, et non pas la corrompre”. L’accentuation du chant grégorien d’après les traités de Dom Jacques Le Clerc et dans le chant de Guillaume-Gabriel Nivers », Plain-chant et Liturgie en France au xviie siècle…op. cit. p. 59-83. La question sera certainement reprise et réinventoriée dans la thèse en préparation de Cécile Davy-Rigaux sur l’œuvre de plain-chant de Nivers. [ Cette thèse a donné lieu, par la suite, à un ouvrage du premier rang pour notre sujet : Cécile Davy-Rigaux : Guillaume-Gabriel Nivers, Un art du Chant grégorien sous le règne de Louis XIV, Paris, CNRS-Éditions, (Coll. Sciences de la Musique) 2004]. La prise en compte dans la psaltique de Nivers entre le tractus notarum (l’ancien accentus des médiévaux ou distribution des mots sur la corde psalmodique, et la variatio cantus (l’ancien concentus ou ce qui concerne les formulations des intonations, médiantes, terminaisons) amènerait à analyser quelquefois un peu différemment la fine dynamique accentuelle qu’il fait apparaître dans ses psalmodies solennelles entièrement notées. 31 Cette observation est importante ; elle montre que Brossard ne fait pas appel à une sorte de correction grammaticale « en soi », mais qu’il intègre au sentiment même du flux verbo-mélodique, chez le chanteur et chez 30
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mal placées de produire des faux-sens (sensus falsi), et, pour toutes ces incongruités, d’encombrer péniblement l’oreille. Comme les auteurs de traités similaires, Brossard prévoit une hiérarchisation des degrés de repos pour la voix, avec ou sans respiration. Elle est pour lui de trois degrés et sera signalée par des barres verticales de différentes longueurs. Elle devra s’articuler avec la ponctuation, que les correcteurs du Missel, insiste-t-il, ont revue avec soin. Les barres de mots toutefois sont maintenues, rendant plus difficiles la lecture de cette hiérarchisation32.
L’accentuation et la belle latinité Un second souci de Brossard est moins phraséologique et plus morphologique, si l’on peut dire. Il tient à la correcte latinité de l’exécution, et pour cela même à la correcte latinité du texte écrit, dans tout ce qui regarde la notation de la prononciation (sincera latinarum vocum pronuntiatio). Il traitera donc longuement des accents, soulignant d’entrée l’importance d’une correcte accentuation pour animer le chant (accentus… veluti anima omnium cantuum), par la juste distribution des notes que l’on allonge et de celles que l’on abrège. Sa doctrine de l’accent est tout à fait orthodoxe, mais on sent chez lui comme chez Nivers un souci de réduire quelque peu la distance qui séparait habituellement dans le chant ecclésiastique la quantité prosodique ou poétique de la quantité de prononciation, cette dernière ramenée purement et simplement, comme on le sait, à l’allongement de la syllabe accentuée et à l’abrègement des pénultièmes atones. Ce souci, qui rejoint bien ce que nous avons dit de sa tentative de dépasser une certaine imperfection musicale native du plain-chant, s’exprime au moins de deux manières : d’une part, il introduit la notion de valeur indifféremment brève ou longue pour les monosyllabes et les finales de mot, et il prône l’abrègement de la pré-accentuée, surtout s’il s’agit d’une voyelle précédant une autre voyelle comme dans le cas du mot afflictionibus, avec toutefois une exception pour le cas où cette syllabe pré-accentuée serait notoirement longue (si par exemple fermée par le récepteur, le gouvernement linéaire des mots les uns par rapports aux autres (comme par exemple le rapport sujet-verbe, ou plus encore pour le chant figuré, et tout ce qui relève du stilo motectico. On entend aujourd’hui beaucoup d’exécutants, par ailleurs excellents, relever avec trop d’éclatante monotonie les accents individuels des mots au détriment des sensibles rections et des groupements intelligibles. Pour Brossard, c’est une violence qui s’exerce dans l’audition même (per aures ut ita dicam obtrudantur). Sur ce souci de Brossard pour la correcte respiration du chanteur, ou pourra lire la citation extraite du premier livre d’Airs sérieux et à boire (1691), faite par J. Duron, « Un portrait… », p. 185. 32 Il est difficile de mieux définir ce « mouvement varié » du plain-chant que ne le fait le correspondant du Mercure de France (mai 1729), cité par Marie-Noël Colette, « La Semaine sainte à Paris à l’époque baroque », Plain-chant et Liturgie en France au xviie siècle…op. cit. p. 214. Critiquant la battue égale de toutes les notes exigée par le chant sur le livre, il écrit : « […] ce n’est plus le mouvement libre et aisé du Plain-Chant qu’elles suivent, ce n’est plus un mouvement reglé rythmiquement par la suite du discours, par les liaisons des phrases et des parties périodiques du texte qui demandent un mélange de brèves, de communes et de longues, et qui exigent des pauses et des respirations de temps en temps. C’est un mouvement aveugle, sans cessation, sans interruption, et d’une égalité contraire à l’établissement du Chant Ecclesiastique appelé grégorien, un mouvement qui ne convient gueres qu’à de grosses voix et non à des voix legeres et aisées ; un mouvement enfin, pour la pratique duquel il faut être beaucoup plus imperturbable dans la reddition des sons sur chaque corde, que dans le mouvement varié du Chant simple appelé Plain-Chant. »
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deux consonnes). Par ailleurs, on sait que, pour ne pas multiplier les signes typographiques, le système de notation de la syllabe accentuée, issu de la pratique des éditeurs romains, ne prévoyait pas la nécessité de marquer d’un accent aigu la première syllabe des mots accentuables de deux syllabes, dont la valeur accentuelle était évidente. Le Missel de Meaux étend cette pratique mais, semble-t-il, sans une totale rigueur, aux mots de trois syllabes et plus dont la pénultième accentuée est notoirement longue : diphtongue ou terminée par deux consonnes, et où par conséquent on doit « supposer » l’accent par le simple repérage de cette longueur, ce qui exigeait du chanteur ou du lecteur une réelle attention à ce genre de qualification syllabique. Brossard ne gardera cette règle que pour les diphtongues æ/œ pour lesquelles les imprimeurs ne disposaient pas toujours du matériel nécessaire. Tous ces faits, qui semblent relever d’une logique du détail attestent à l’évidence une grande sensibilité latine chez les lettrés de Meaux, et chez Brossard, familier de la prosodie poétique des auteurs latins anciens ou modernes, un souci de rendre le chant plus animé et plus élégant par une différenciation plus subtile de l’énonciation syllabique, pratique dont il attend sans doute des fruits pour la sensibilité linguistique du chanteur. On trouve une position très voisine chez Nivers, soucieux comme Brossard de briser la double hégémonie de la note égale, et de la seule quantité de prononciation, sans pourtant devoir renoncer à la supériorité de la raison musicale sur la raison grammaticale. Nivers élaborera d’une manière assez exceptionnelle une sorte de « psaltique » raisonnée dont il notera soigneusement le débit dans ses chants des Psaumes aux Vespres des fêtes solennelles33. Beaucoup d’auteurs par contre restent très évasifs, n’arrivant pas à faire le lien entre le domaine de la récitation psalmodique et le domaine du plain-chant mélodique. Leurs aveux d’impuissance sont même quelquefois touchants, comme celui du rédacteur d’une Instruction sur le chant de l’Église, à la fin du Rituel d’Alet : « Les longues et les brèves se connoissent par la figure… Mais on doit plutost observer en chantant la quantité des syllabes que celle des notes, parce que tous les livres sont pleins de fautes, et qu’il y a la plupart du temps des notes brèves sur les syllabes longues, et des notes longues sur les syllabes brèves »34. Brossard essaiera d’aller le plus loin possible pour supprimer l’ambigüité de la notation.
Brèves et longues dans le mouvement du chant Le deuxième groupe de questions touche la distribution heureuse des valeurs quantitatives (brèves, longues, semi-longues), non seulement in verbis mais dans le mouvement même du chant, intégrant les mélismes, le sentiment mélodique, la négociation heureuse des cadences. Certes, le rapport au texte est premier dans cette détermination, mais Brossard introduit dans sa synthèse deux éléments tout à fait originaux : la vertu 33 G.-G. Nivers, Dissertation…op. cit., chap. x, p. 173-188 et Antiphonarium Monasticum…, Paris, l’auteur, 1687, p. lxviii-lxxxxviii. Les antiphonaires de Nivers destinés aux Religieuses contiennent un résumé succint des « Règles générales » du chant des Psaumes. On le trouvera reproduit dans B. Mariolle, « Bibliographie… » art. cit., no 35, p. 320, d’après une publication de 1696. 34 Rituel Romain du Pape Paul V à l’usage du Diocèse d’Alet…, Paris, Charles Savreux, 1667, p. 292.
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de l’accent dans un trait de plusieurs notes placé sur une syllabe accentuée s’exerce par un allongement de la dernière note de ce trait, même s’il n’est que de deux notes. Cette pratique tend à briser quelque peu la monotonie d’un flux rythmique longue/brève/longue par une sorte de contre-flux brève/ longue/longue, qui introduit une variété sans rien faire perdre de la gravité requise. L’autre élément est plus surprenant : au départ et dans le cours d’un mélisme, la première note d’une tierce ascendante, quelle que soit la position de cette tierce, doit toujours être allongée. Dans un passage malheureusement très difficile à lire des Rubricæ generales Brossard semble faire allusion à une notula qui évoquerait une sorte de coulement de cette tierce, amenant l’allongement antécédent de la première note. Par ailleurs, il prescrit pour les conclusives l’allongement des pénultièmes, sauf s’il s’agit d’une syllabe brève atone.
Tremblements et cadences : les cruciculæ Brossard prône une ornementation bien réglée, qui réduirait l’écart fâcheux entre une notation qui habituellement l’ignore, et une pratique des chantres qui la réalise sans discernement ni discrétion. Elle consiste en l’exécution d’un ornement simple correspondant en français au tremblement ou à la cadence, noté par une crucicula en forme de croix de saint André. Ce tremblement s’exécute sous la forme d’une oscillation rapide entre la note supérieure et la note marquée de la crucicula. Il entraîne à la fin du chant l’allongement de la pénultième chantée, et doit être évité sur des syllabes brèves et sur les pénultièmes verbales atones. Brossard en affirme le caractère « non absolument nécessaire », et recommande de s’en abstenir au chanteur ne disposant pas de ressources vocales suffisantes ou de l’exemple vivant d’un bon maître, remarquant au passage que l’exécution avec propreté de ces ornements présente de grandes difficultés à s’enseigner par écrit. En pratique, pour éviter les risques de désordre, il dit avoir préféré noter avec soin les emplacements de ces ornements. On peut remarquer toutefois qu’ils sont plus abondants dans le Processionnal de 1724, d’une manière générale, et pour l’une ou l’autre pièce ayant déjà été notée et ornementée dans le Graduel.
Une révision de la notation Restait la redoutable question de la codification graphique de ce chant quand il s’agissait de mêler harmonieusement ars bene dicendi et ars bene modulandi. Beaucoup d’imprimeurs s’y perdaient, et de bons maîtres avouaient préférer traiter ces questions in vivo. On peut d’ailleurs se demander si une certaine indifférenciation de la notation, celle par exemple qui se généralise à travers les suites uniformes de carrées non caudées (à l’exception, bien sûr, de la pénultième atone) que l’on observe dans les publications de Nivers et dans les Livres de Vintimille, et plus généralement dans tout ce qui sort de chez Ballard, ou celle même qui distribue un peu au hasard, et pour des raisons plus graphiques que musicales les caudæ vers le haut ou vers le bas, à gauche ou à droite de la note, et maintient des suites descendantes de rhomboïdes après une caudée culminante sans autres
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raisons qu’esthétique ou visuelle, ne cache pas une donnée plus fondamentale concernant le régime de l’actio canendi propre à ce répertoire : plus que le symptôme contagieux d’une routinisation, phénomène qu’ont surtout souligné les réformateurs modernes et qu’on ne saurait nier non plus a priori, il s’agirait plutôt du maintien en ce domaine du principe au nom duquel on laisse aux protagonistes d’une action musicale l’initiative de régler les paramètres actifs de cette action, qu’ils soient personnels ou de droit coutumier, où comme dans le cas des allures du plain-chant, réglés par le Cérémonial. Par contre, un peu comme à la même époque, nous voyons François Couperin revendiquer d’écrire tout ce que devait exécuter l’interprète, et prier ce dernier d’éviter les ornements de son cru (ce que ce dernier, d’ailleurs, ne faisait sans doute pas), nous voyons Brossard tenter de rationaliser la notation et de donner une forme graphique à ce qui pour un chanteur relèverait normalement de sa science et de son art ou des habitudes du chœur. Les Livres de Paris, sous Harlay, avaient tenté quelque peu de corriger cette uniformisation par l’adjonction de points d’augmentation, par la différenciation des losangées et des rhomboïdes, par l’utilisation de la carrée doublement caudée, et, surtout par l’emploi de valeurs doublées aux cadences médianes, finales et, ici ou là, dans des soulignements d’accents ou de telle ou telle note d’un mélisme, ces notes « marquées » pouvant être ornées d’une « modica trepidatio »35. D’autres éditeurs tels que Pierre Valfray à Lyon, à l’instar du Graduale Parisiense de 1662, préparé par Martin Sonnet, avaient gardé une allure graphique plus proche de la notation médiévale avec ses « climacus »36, et même chez Sonnet des « porrectus » formant « écharpe », comme dira Brossard reprenant le jargon des imprimeurs. On retrouve cette notation mixte dans de nombreux livres diocésains au cours des décennies suivantes. La plus grande difficulté posée par ces graphismes consistait dans l’interprétation correcte des carrées caudées, lesquelles, comme « virga culminante » ou comme carrée munie d’une cauda de liaison, ne subissaient normalement aucun allongement, ce qui n’était pas le cas pour de mêmes carrées caudées légèrement séparées dans un mélisme ou coïncidant avec une émission syllabique isolée. Brossard va essayer de trouver un remède à ce désordre : il supprime les traits descendants de « rhomboïdes », et en principe, déclare rattacher sans équivoque un effet d’allongement à la cauda située à droite des carrées caudées, qu’elles soient en émission syllabique, sur de vraies longues d’accentuation, ou en composition, dans le cours ou en fin de mélisme. En fait, la notation du Graduel ne semble pas tout à fait au point, et Brossard n’hésite pas à recommander d’ajouter ici ou là à la main quelques caudæ manifestement manquantes. D’autre part, le choix des caractères ne permettait pas toujours de distinguer dans des groupes en composition la cauda de liaison de la cauda d’allongement. Par contre, la notation du Processionnal de 1724 multipliera les caudæ conformes à la nouvelle doctrine, au point de conférer à la notation une physionomie assez inattendue, et qui sans doute de ce fait, ne conquerra pas d’adeptes. On pourra consulter : Monique Brulin, « L’Antiphonier de Paris en 1681 », Plain-Chant et Liturgie au xviie siècle…op. cit. p. 109-123. 36 Par un anachronisme volontaire, nous utilisons ici des termes empruntés à la nomenclature de l’Édition Vaticane du Graduale Romanum de 1907 (de notularum cantus figuris et usu) pour la commodité des familiers de cette notation qui nous liront. 35
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Fig. 2. Sébastien de Brossard, antienne « Ecce aquae redundantes » (SdB.294) dans Graduale Meldense, Paris, Louis Sevestre, 1714, n. p. en tête du volume. Collection privée © Emmanuelle Duron-Moreels
Fig. 3. Sébastien de Brossard, antienne « Ecce aquae redundantes » (SdB.296) dans Processional à l’usage des paroisses du diocèse de Meaux, Paris, Louis Sevestre, 1724, n. p. en tête du volume. Collection privée © Emmanuelle Duron-Moreels
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L’antienne Ecce aquæ pour l’aspersion au temps pascal s’inspire de l’antienne romaine Vidi aquam qu’elle remplace. Deux versions permettent d’apercevoir les précisions que Brossard apporte dans la figuration des notæ insistantes. Brossard a orné de caudæ à droite les notes sur lesquelles les chantres auraient pu hésiter. Les cruciculæ, sont plus nombreuses. Mais l’allure visuelle de la notation se complique quelque peu. On a peut-être là la raison de l’insistance de Brossard à placer dans le Processionnal ses huit pages sur les « différentes figures des notes, leur signification et valeur » :
Fig. 4. Sébastien de Brossard, « Des différentes figures des notes, & de leur signification & valeurs » (SdB.296) dans Processional à l’usage des paroisses du diocèse de Meaux, Paris, Louis Sevestre, 1724, n. p. en fin de volume. Collection privée © Emmanuelle Duron-Moreels
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Le bonheur du chant dans la musique d’église Antoine Arnauld dans sa Dissertation quadripartite propose une liste non limitative de péchés véniels de médiocre importance. Il n’en exagère pas la portée. Il les considère comme des poussières de l’âme. Ce sont, par exemple, des paroles oiseuses, des distractions légères dans la récitation de l’Office divin. Mais ce peut être aussi « un goût excessif pris au plaisir des chants d’Église1 ». Quiconque disposait d’un peu de culture ecclésiastique pouvait remarquer dans cette dernière formulation une réminiscence particulièrement explicite d’un passage plus que fameux des Confessions de saint Augustin (Livre X, chap. 23), où le saint auteur se reprochait comme d’une action coupable le fait, à l’audition d’un chant d’Église, de s’être complu davantage à la musicalité de la mélodie qu’à la signification religieuse des paroles2. Cette vision des choses pouvait commander des prescriptions de détails, et très concrètes en leur ordre. Ainsi, dans le Règlement pour les Enfants que Jacqueline Pascal (Sœur SainteEuphémie) soumet en 1657, à son Directeur, M. Singlin, il est prescrit que les Enfants « ne parlent point du chant des Sœurs, en disant qu’une sœur chante mieux qu’une autre, ni des fautes qui auraient pu être faites au chœur ». Cette retenue n’est d’ailleurs qu’une application dans le domaine du chant d’une attitude plus générale d’abstention et de réserve vis-à-vis de tout jugement, concernant, par exemple les communions des Sœurs ou de leurs compagnes. Mais l’appréciation ou la dépréciation évaluative porte bien en ce cas sur une qualité ou un défaut en matière de chant ou de musique, attitude jugée par elle-même à tout le moins répréhensible3. Même si l’on peut considérer que l’on se trouve ici aux prises avec une matière somme toute mineure, l’appel à l’autorité de saint Augustin confère à ces petites choses de chant ou de musique un poids incontestable et comme une portée exemplaire, dans le débat chronique, * In Le plaisir musical en France au xviie siècle, Th. Favier et M. Couvreur (dir.), Liège, Mardaga (« MusiqueMusicologie »), 2006, p. 97-106. 1 Jean Laporte, La doctrine de Port-Royal : la Morale d’après Arnauld, vol. I, Paris, J. Vrin, 1951, p. 74. 2 Confessions, Livre X, chap. 23. On consultera aussi : Philippe Vendrix, « L’augustinisme musical en France au xviie siècle », Revue française de Musicologie, 78 (1992/2), p. 237-255. L’auteur, d’une manière particulièrement approfondie, s’intéresse surtout aux lectures du De musica et à leurs conséquences sur la fondation d’une « esthétique » musicale dès le début du xviie siècle, et particulièrement en France chez des auteurs tels que Descartes, Mersenne, René Ouvrard. 3 Victor Cousin, Jacqueline Pascal. Premières études sur les Femmes illustres et la Société du xviie siècle, (1856), Dixième édition, Paris, Librairie Académique Perrin, 1894, Appendice 2, p. 370 On trouverait dans de nombreux Cérémoniaux une prescription voisine : ne pas manifester de réprobation, ni intervenir en cas de faute ou d’erreur dans l’exécution chorale. Mais il s’agit surtout en ce cas du bon ordre de l’Office et du rejet de tout empiètement individuel sur l’autorité des Rectores Chori.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 397-405 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119017
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et par moment fiévreux, où l’on s’interroge sur l’intégration à la fois morale et intellectuelle du « plaisirs des sens » dans le juste déploiement d’une vie vertueuse et l’appropriation sanctifiante des exercices de la Religion4.
Un texte paradigmatique Parmi tous les textes faisant fonction d’autorités en matière de chant et de musique d’Église, le passage cité des Confessions, même s’il est souvent ramené à la lecture abrégée qu’en fit Isidore de Séville, non sans simplification d’ailleurs5, occupe une place qu’on pourrait dire exorbitante. Il est vrai qu’il contient, dans une forme littéraire difficilement oubliable, tous les éléments qui sont susceptibles d’entrer dans une problématique du chant d’Église, mais il le fait à la manière augustinienne : l’auteur des Confessions les expose comme un problème personnel, prenant à travers l’expérience éprouvante qu’il en fait une portée d’interrogation générale. Entre les deux extrêmes du defectus et de l’excessus, Augustin définit un entre-deux, comme saura le faire Pascal. Il ne s’agit pas de l’inertie d’un centrisme, mais plutôt d’un espace hétérogène d’affrontement et de défis : « fluctuo inter periculum voluptatis et experimentum salubritatis », écrit-il, avant d’ajouter qu’on ne saurait en de telles matières proférer des avis irrévocables. Mais il faut sans doute aller plus loin quand on sait à quel point la lecture et la relecture d’Augustin accompagnent les cheminements malaisés de la pensée chrétienne de saint François de Sales à Bossuet. On peut ainsi relever dans le texte cité des Confessions les points qui constitueront les amorces de tous les débats à venir. Un premier de ces points se tient dans l’extrême personnalisation de la problématique : la question n’est pas abordée d’emblée comme un problème de discipline ecclésiastique, mais comme une épreuve et un affrontement, dans la trame même de l’existence et de ses choix salutaires ou mortifères : par l’attrait du chant, vox suavis et artificiosa, Augustin se trouve aux prises avec un étrange lui-même, véritablement travaillé par un mouvement secret dont la fin et le mode lui échappent : tout plaisir est une attirance, et « tous les affects de notre âme trouvent dans la voix et le chant, par une sorte de connivence secrète, un mouvement qui leur ressemble et les entraîne selon leur diversité même. »6 4 Jean Laporte consacre un long chapitre aux débats qui opposent sur ce sujet Pierre Bayle, Antoine Arnauld et le P. Malebranche, commentant de près la Dissertation sur le prétendu Bonheur des Plaisirs des sens du même Antoine Arnauld. J. Laporte, La doctrine de Port-Royal…op. cit., p. 139-159. 5 On trouve un exemple de résumé des propositions augustiniennes dans la citation que fait Jacques Éveillon d’un passage attribué à Isidore : Cum Christianum, non vocis modulatio, sed tantum verba divina quae ibi dicuntur, debeant commovere, nescio quo tamen pacto modulatione canentis major nascitur compunctio cordis. Jacobus Eveillon, De recta ratione psallendi Liber, La Flèche, 1646, p. 42. Voir aussi : Claude Villette, Les Raisons de l’Office et des cérémonies qui se font en l’Église Catholique, Apostolique et Romaine, 2e éd., Rouen, Manassez de Preaulx, 1625, encore imprégné des formulations de Durand de Mende, mais proposant une vision très positive des formes et des fonctions du Culte Divin. Voir en particulier : Du chant de l’Église, p. 236-239, avec citation obligée du passage Quantum flevi… du Livre IX, chap. 6 des Confessions, p. 238. 6 « Omnes affectus spiritus nostri pro sui diversitate habere proprios modos in voce atque cantu, quorum nescio qua occulta familiaritate excitentur », ibid.
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Cette conception des pouvoirs de la musique et du chant orientera vers un domaine qu’on peut bien dire psychologique la vieille théorie des effectus musices, qui reste encore si fortement présente chez Pierre Maillart7, ou même chez Dom Pierre-Benoît de Jumilhac8, eux-mêmes lecteurs de Boèce et des plus importants auteurs médiévaux9. Le mécanisme secret qui commande le charme et l’émotion propre à l’action de la voix chantée et chantante ne semble pas évoqué par Augustin sans quelque admiration. Mais c’est pour mieux y dénoncer la menace d’une chaîne et d’un esclavage. Car ce chapitre 23, où il est ainsi question du chant de l’Église, n’est qu’un passage somme toute incident d’un grand Traité des Concupiscences. Il ne s’agit pas tant pour Augustin d’opposer un principe spirituel à une matérialité tristement corporelle, mais de résoudre cette tension aux extrêmes d’un principe spirituel d’amour et de liberté aux prises avec les chaînes (vincula mea) des attirances sensibles, que l’état endémique de péché redouble et renforce. L’homme est un être faible que tirent de tous côtés les attirances auxquelles l’exposent sa nature d’être sensible et tout son organisme perceptif. Tout le propos de ce chapitre 23 se tient comme sur une ligne de crête entre periculum voluptatis et experimentum salubritatis qui, l’un comme l’autre, et c’est là tout l’originalité de la vision augustinienne, utilisent les mêmes voies et les mêmes moyens. Seul peut les redresser l’esprit droit sous la grâce, un esprit qui d’ailleurs se sait faible et ne saurait récuser sans orgueil le chemin d’émotion et de tendresse que le chant bien conçu et bien conduit, cum liquida voce et convenientissima modulatione offre au mouvement de sa piété, au moyen des charmes de l’oreille (oblectamenta aurium). Pierre Maillart, Les Tons ou Discours sur les Modes de musique et les tons de l’Église et la distinction d’iceux, Tournai, Martin, 1610 (réimpression, Genève, Minkoff Reprints, 1972). 8 [Dom Pierre-Benoît de Jumilhac], La Science et la Pratique du Plain-chant […] (1673), Deuxième édition scrupuleusement réimprimée d’après l’Édition originale…par Th. Nisard et A. Le Clercq, Paris, A. Le Clercq et Th. Nisard, 1857. Cécile Davy-Rigaux, « Dom Pierre-Benoît de Jumilhac, promoteur et gardien de la science du Chant de l’Église », Revue Mabillon, t. 74, 13, (2002), p. 89-105. 9 Boèce, lui-même héritier des musicographes et moralistes grecs (et en tout premier lieu de Platon) et latins (Macrobe, Martianus Capella), avait donné pour le Moyen Âge latin un modèle d’organisation des contenus pour tout traité De Musica à venir. Le Premier Livre du de Institutione musica s’interroge sur les pouvoirs, les fonctions, le bon usage de la musique. L’Auteur s’y efforce de distinguer et surtout d’articuler entre eux les divers domaines où est censée se déployer l’influence de l’ars musica : une cosmologie intégrant d’une certaine façon la nature humaine, articulée à une psychologie des affects et des passions, domaine s’ouvrant sur la possibilité d’une thérapie musicale, et d’une pédagogie morale, dont Platon avait exprimé fortement les principes. À la fin du xve siècle, Johannes Tinctoris dans son Complexus Viginti effectuum nobilis artis musices présentait comme un sommaire assez simplifié de la pensée médiévale en matière de théologie de la musique. Gioseffo Zarlino dans ses Istitutioni Harmoniche donnait de cette problématique la version « humaniste » la plus autorisée. ( Gioseffo Zarlino, Le Istitutioni Harmoniche, Venetia, 1561. Saggi introduttivi di/ Introductory studies by Iain Fenlon e Polo Da Col…/…, Arnaldo Forni, Editore, 1999.) Par la suite deux questions insistantes, en rapport sans doute avec l’évolution même du langage musical, se poseront sur le pouvoir des modes et des jeux d’intervalles en particulier chromatiques, et sur la différence de situation et d’efficacité entre la musique antique et la moderne. L’approche se voudra plus « scientifique » avec Descartes (voir : André Pirro, Descartes et la musique, Paris, Fischbacher, 1907, Reprint : Minkoff, Genève, 1973.), Marin Mersenne (Harmonie Universelle contenant la théorie et la pratique de la Musique, Paris 1636, Édition fac-similé …/… CNRS, Paris, 1963), ou Athanase Kirscher (Musurgia Universalis seu Ars magna consoni et dissoni, Roma, 1650). Voir sur ces questions la mise en perspective proposée par Philippe Vendrix, en tête de l’article cité plus haut, et l’importance accordée par cet auteur au De Musica libri septem de l’espagnol Francesco de Salinas (Salamanca, 1577). 7
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On saisit dès lors l’importance et le bonheur des larmes. Car le chant a quelque chose à voir avec une distillation mettant en jeu la voix, l’oreille et le cœur10. C’est aussi le chant qui peut conserver le pouvoir d’émotion de certains souvenirs liés aux plus décisives expériences spirituelles, surtout quand cette mémoire vive tient son inscription et son pouvoir de reviviscence de la précédence et de la souveraine droiture des chants de l’Église en ses Assemblées. Ainsi, le chant peut, sans cesser d’être chant et art du chant, s’inscrire, par condescendance divine, et sans nécessité, dans une aventure de l’amour divin, mais comme un transit fragile. Et personne ne peut en parler librement s’il n’a pas mesuré aussi le danger que représente son mésusage, et son détournement, quand le chant n’est plus que bagatelle dérisoire ou esclavage voluptueux. On comprend dès lors le renversement augustinien : c’est le texte, les verba divina, qui éclairent et saisissent la modulatio l’attirant par leur pouvoir dans la lumière des significations heureuses et des exclamations portées par les Noms divins. Mais c’est la suavitas propre à la mélodie qui par grâce et par occasion peut toucher, émouvoir, et surtout compungere animam, c’est-à- dire briser les résistances. Une tradition remontant à Isidore et à Amalaire voyait dans l’articulation de l’Antienne et du Psaume ce jeu d’échange entre la rigueur ascétique du récitatif et le plaisir mélodique de la Cantilène. Pierre Nicole, peu porté comme on le sait sur les nugae (bagatelles) de l’art musical, se fait l’écho tardif et un peu étonnant de cette vision toute médiévale : Les Antiennes signifient la joie et les consolations que Dieu mêle parmi les travaux et les prières représentées par les Pseaumes, pour montrer que nous ne les pouvons soutenir sans la joie que Dieu répand quelquefois dans les âmes de ceux qui souffrent ; c’est pourquoi le chant des Antiennes est plus travaillé que celui des Pseaumes.
Mais le dolorisme de Nicole, celui même qui rend si pesant le commentaire des Psaumes de Le Maistre de Sacy, lui fait tout de même ajouter, comme si la concession au plaisir mélodique, pourtant constitutif de l’Antienne, avait été trop tolérante : « Les Antiennes sont courtes, parce que les consolations de Dieu sont courtes en cette vie, en comparaison des travaux : ce sont comme des miettes qui tombent de la Table du Ciel. »11 C’est ce qu’Augustin exprimait avec une précision lyrique dans un autre passage où il se remémore le temps de sa conversion et les chants de l’Église de Milan : Quantum flevi in hymnis et canticis tuis suave sonantis ecclesiae tuae conmotus acriter ! Voces illae influebant auribus meis, et eliquabatur veritas in cor meum, et exaestuebat inde affectus pietatis et currebant lacrimae et bene mihi erat cum eis. Confessions, Livre IX, chap. 6, § 14. Pierre Corneille se souviendrait-il des expressions augustiniennes lorsqu’il explique à ses auditeurs de l’Académie Française (22 janvier 1647) que la joie le rend muet, et que la félicité d’un héros est pratiquement impossible à rendre au Théâtre : « La joie n’est qu’un épanouissement du cœur, et si j’ose me servir d’un terme dont la dévotion s’est saisie, une certaine liquéfaction intérieure, qui s’épanchant dans l’homme tout entier, relâche toutes les puissances de son âme ; de sorte qu’au lieu que les autres passions y excitent des orages et des tempêtes, dont les éclats sortent au dehors avec impétuosité et violence, celle-ci n’y produit qu’une langueur, qui tient quelque chose de l’extase, et qui se contentant de se mêler et de se rendre visible dans tous les traits extérieurs, laisse l’esprit dans l’impuissance de l’exprimer. » Pierre Corneille, Œuvres, Paris, 1756, t. x, p. 60-61. 11 Pierre Nicole, Instructions théologiques et Morales sur l’Oraison Dominicale, la Salutation Angélique, la Ste Messe, et les autres prières de l’Église, La Haye, chez Adrien Moettens, 1719, p. 169. 10
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Comme on le voit tout est à pied d’œuvre avec le texte d’Augustin, pour engager un débat de soi interminable. Le fluctuo augustinien justifie déjà par avance les prises de position positives ou négatives, donnant des arguments approfondis à l’un et l’autre camp. Mais on voit aussi se dessiner des profils différenciés d’approche et de raisonnement : entrée ascétique et morale, relation conflictuelle de l’esprit et de la chair, concupiscence et culpabilité, pouvoir de la musique, convenance des formes, primat du texte, précédence des Hymnes et Cantiques de l’Église, force incoercible du lyrisme chrétien. Tous les débateurs à venir trouveront dans ce texte un point d’ancrage pour autoriser leurs arguments et leurs désaccords.
User des choses, ne pas en jouir Mais, pour Augustin, et pour ses lecteurs du xviie siècle, ce débat sur l’acceptabilité du chant à l’Église n’est jamais qu’un point d’application d’un des principes les plus fondamentaux d’une bona vita selon la Loi nouvelle : « Res ergo aliae sunt quibus fruendum est, aliae quibus utendum » (« Il y a des choses dont on jouit, et d’autres dont on use. ») : la distinction entre fruor et utor, jouissance et usage, affirmée si fortement en manière de porche d’ouverture au début du De Doctrina christiana12, permet à Augustin de réserver à Dieu seul, saisi dans son mystère trinitaire, la fruitio ultime qui donne un sens à tout l’acheminement d’une existence. L’usage des choses est bon à condition qu’il s’intègre pleinement et heureusement dans cette pérégrination ou cette navigation. Mais que de risques de s’arrêter en route, ou même de se détourner du but, car la fruitio est un autre nom de l’amour, et ne saurait dès lors s’achever en la créature. Même si Pascal ou Arnauld se font les chantres de cette distinction capitale, on ne saurait évidemment la réserver à des milieux « jansénistes ». C’est une position commune à tous les spirituels. Jean-Joseph Surin, saint homme de la Compagnie de Jésus, proche du Prince de Conti au temps de sa dévotion, parmi beaucoup d’autres auteurs, en formule l’essentiel dans le commentaire d’un verset Disce exteriora contemnere de l’Imitation de Jésus-Christ : (II, chap. I, 1) : Pour ce que combien que les choses créées se présentent à lui (l’homme), et lui frappent les sens, néanmoins il ne s’arrête pas à elles, mais les outrepasse, allant au-delà de leurs attraits ou beautés ; ou s’il les envisage, incontinent il s’élève à Dieu, les délaissant du tout en ellesmêmes, et n’y faisant aucune pause, que pour en goûter et aimer Dieu davantage. L’homme extérieur au contraire s’arrête à elles, les admire, les prise et les aime sans se souvenir de Dieu, et sans concevoir de l’amour pour lui ; mais se prend d’affection à elles, s’y complait, et tâche d’en jouir ; et son dessein en cela est si grand qu’il oublie Dieu jusqu’à lui désobéir et le méconnaître13.
Le délaissement des créatures intègrera un mépris des signes extérieurs de richesse et de grandeurs humaines, un souci d’éviter toute curiosité envers des objets frappants, rares Saint Augustin, De Doctrina christiana, Livre I, chap. 3. Jean-Joseph Surin, Les fondements de la vie spirituelle tirés du livre de l’Imitation de Jésus-Christ, éd. F. Cavallera, Paris, Éditions Spes, 1930, p. 96. 12 13
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ou lointains, un grand soin de ne pas se laisser aller à une précipitation trop empressée d’action ou de parole. Le Royaume de Dieu est une réalité toute intérieure, mais elle est une vraie royauté qui n’a rien à envier avec la vie magnifique et délicieuse des Rois et des Grands. Car, on ne le dira jamais assez, pour beaucoup de spirituels, le plaisir musical est un plaisir de mauvaise compagnie lié qu’il est au luxe, à la magnificence d’une société vicieuse et dure aux pauvres. Réticence souvent partagée par de bons esprits, libertins de pensée, lecteurs de Sénèque ou d’Epictète comme Pierre Bayle, par exemple14. Ce lien de la pratique distinguée de l’art musical avec les mœurs d’une société dont on dénonce la démoralisation par la convoitise, le jeu et l’argent, peut sans doute expliquer aussi la sévérité de bien des positions comme celles de Bossuet ou du P. Le Brun lors de la querelle du Théâtre. Mais un texte comme celui de Surin ouvre aussi tout grand le porche de l’ascétisme, ou même de la mystique, domaines qui, on le devine, à la fois débordent et contiennent notre maigre sujet. On peut toutefois remarquer que précisément chez des spirituels particulièrement attachés à la mortification des sens et à la condamnation du monde, le chant des Divins Offices, mais aussi le chant des Cantiques sur des Airs familiers, comme on le voit chez Surin, justement, mais aussi chez Pierre Fourrier, François de Sales, Saint-Cyran dans sa prison, Fénelon et Madame Guyon et tant d’autres, pouvaient constituer comme des havres bénis de tranquille piété et de droite délectation15.
« Memor fui Dei, & delectatus sum » (Ps. 76, 4) Car, il faut bien prononcer le mot et s’interroger encore une fois sur le statut du délectable. Car en ce qui concerne le chant et l’action de chant on ne peut nier que s’il est bien une chose dont on use, une certaine delectatio fait partie de la chose même, ne seraitce que dans la préoccupation toute ecclésiastique d’une actio bene cantandi ou d’une recta ratio psallendi16. Or la lecture de saint Augustin pouvait aussi déplacer la problématique des Les positions de Pierre Bayle sont détaillées par Jean Laporte, dans l’ouvrage et le passage cités plus haut. Il est possible (et j’en dois la suggestion à Thierry Favier) que le chant des Cantiques spirituels sur des Vaudevilles, ou « Airs répandus dans le public » (selon l’expression de l’éditeur Balard, en la Préface de la Clé des Chansonniers, Paris, 1717), et dont les conditions d’emploi étaient multiples, depuis les jeux littéraires de sociétés, les couplets politiques, les tréteaux du Théâtre de la Foire, les missions et les catéchismes, ait pu apparaître, dans sa paradoxale simplicité, comme assez proche d’une sage modestie, qui sans se priver du plaisir du chant, s’abstiendrait de viser à une quelconque ostentation d’art ou de gloire. Jean-Henri d’Anglebert, comme on le sait sans doute, en fait l’éloge dans la Préface de ses Pièces de Clavecin, Paris, chez l’Autheur (1689) : « J’ay ajouté quelques Vaudevilles, et l’ay fait pour remplir des fins de pages qui se seroient trouvées inutiles sans cela. Il est pourtant vray de dire que ces sortes de petits Airs sont d’une finesse extraordinaire, et qu’ils ont une simplicité noble qui a toujours plu à tout le monde. » 16 Il faudrait sans doute rattacher à cette préoccupation l’objectif même des éditions des Livres de chœur, ad meliorem formam, ou selon la formule que l’on peut le lire en tête d’une édition toulousaine : « Omnia a peritissimis Musicis in dulciorem concentum ordinata et a mendis diligenter expurgata » (Supplementum ad Graduale Romanum…, Tolosa, Johan. Guillemette, 1727). G. G. Nivers n’hésitait pas à voir dans une juste ornementation une manière agréable et heureuse de négocier l’action chantante. Préconisant un usage avisé du port de voix, il précise « Haec levis notula quae fit celeriter ad libitum (gallice, port de voix) confert ad vocem jucunde transferendam, quae forma decorè servari potest in simili transitu. Deo nostro sit jucunda decoraque laudatio. ». Guillaume Gabriel Nivers, Dissertation sur le Chant grégorien dédiée au Roy, À Paris, aux dépens de l’Auteur, 14 15
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concupiscences vers une théologie morale des actes humains, leur intentionnalité, leur sens, dégageant d’une certaine façon la musique et le chant d’une approche simplement horrifiée par le vice et les dérives de la volupté. Le schéma classique de l’acte vertueux était parfaitement exposé par François de Sales dans l’Introduction à la vie dévote17 : il est le même pour l’acte vertueux que pour l’acte peccamineux, et décomposable en trois phases auxquelles s’ajoute un prolongement conséquentiel : inspiration (ou tentation), délectation, consentement, effets. L’acte proprement volontaire n’est complet qu’avec le consentement. Or dans un acte chanté du Culte divin, le chant se tient à la fois sur la phase de l’inspiration comme occasion à saisir (paroles, circonstances, grâce faite à l’Église), et sur le versant de la délectation puisqu’il se lie à l’art musical et à sa valeur immanente pour dire le bonheur et le goût du Culte divin, la promesse du ciel, la joie des Anges. S’il s’arrête à la simple délectation artiste, il est peutêtre coupable de sensualité, mais surtout il est incomplet, et donc théologalement défaillant. Ainsi, dans la perspective classique, celle des Scholastiques et de François de Sales, mais fondée aussi sur un apport augustinien, la delectatio est réelle et recevable si, en amont elle se fonde en inspiration, en juste situation, en occasionnalité, en aval si elle s’accomplit dans un suffisant consentement à ce qu’elle porte et signifie. Ainsi, le chant peut découvrir son bonheur dans son mouvement même, et dans son engagement vocal et mélodique, celui-là même qui subsiste minimalement dans la récitation in directum des Visitandines ou des Carmélites18. Et la simple fréquentation des Psaumes les plus usuels est suffisante pour faire apparaître que les formulations du Psautier Davidique, non seulement justifient le chant, mais, dans les réalisations de l’Antiphonaire ou du Graduel, le justifient en chantant que l’on chante, dans une sorte de redoublement performatif. La laus vocalis s’épanouit en louange de la louange, et l’Invitatoire le répète tous les jours au début de l’Office, avec les accents du Psaume 94. Mais l’âme n’en est pas tranquillisée pour autant. Car cette invitation pressante, et proprement théologale, peut n’aboutir qu’à exacerber l’articulation difficile entre l’intériorisation corde et mente de l’attitude hymnodique et son extériorisation in voce et cantu dans un acte physique et source potentielle d’une delectatio qui en exprime l’essence, au risque d’en perturber l’achèvement.
1683, p. 176. On pourra lire à ce propos la contribution de Cécile Davy-Rigaux à ce même Colloque : « Plaisir musical et élévation de l’âme dans les nouveaux chants ecclésiastiques », in Le plaisir musical en France au xviie siècle…op. cit. p. 191-208. 17 II, chap. 18. 18 Monique Brulin a bien montré l’importance du geste vocal cherchant sa forme et son accomplissement heureux dans la ligne et l’ornement, la scansion et les pauses : Monique Brulin, Le Verbe et la Voix. La manifestation vocale dans le culte en France au xviie siècle, Paris, Beauchesne (« Théologie historique », 106), 1998. On consultera cet ouvrage en particulier pour prendre connaissance des auteurs majeurs que sont sur la matière de cette communication Louis Thomassin, Dom Jumilhac, G. G. Nivers, Pierre Nicole, Jean Grancolas. Du même auteur : « Le plain-chant comme acte de chant au xviie siècle en France », in Plain-chant et liturgie en France au xviie siècle, éd. Jean Duron, Versailles, Éditions du Centre de Musique baroque de Versailles/ Paris, Éditions Klincksieck, 1997, p. 31-57.
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On devine dès lors la fonction régulatrice que peut apporter la forme et la canonicité du plain-chant et le relatif confort moral qui peut résulter du dédoublement de l’horizon du chant d’église en cantus et musica, par où l’on peut voir se déplacer sur la musica les voluptés censées accompagner une pratique délibérément artistique, le cantus relevant plutôt d’une expérience rituelle ou cérémonielle, sous la protection des Huit modes ecclésiastiques qui y constituent comme une sorte de matrice à la fois productive et régulatrice. Il est clair qu’une telle vision de l’art musical et de la délectation qui lui est comme immanente, peut être considérée comme une censure, un coffrage inhibiteur, une stérilisation de l’imagination, mais à l’inverse comme une stimulation puissante et le secret d’un ton ou d’une ferveur. La puissance des œuvres musicales de Marc-Antoine Charpentier ou de Sébastien de Brossard, sans parler du Requiem de Campra ou des Leçons de Ténèbres de Couperin ne tient-elle pas tout simplement au fait que ces compositeurs ont su faire de leurs œuvres un véritable transit du délectable vers ce qui l’accomplit sans le clore en toute droiture et excellence ? Tout se passe comme si l’hésitation augustinienne se faisait constitutive d’une sensibilité à la sensibilité même, position paradoxale en ce qu’elle est en possibilité d’engendrer la crispation rigoriste ou son contraire, indécision qui garde vive l’approche du domaine et garde à la delectatio son caractère de grâce. Mais, par ailleurs, la problématique continue sa fuite en avant, quand l’opposition ne se fait plus entre le plaisir et sa censure, mais entre le plaisir et l’obligation, l’obsequium et l’officium, car la louange divine est coûteuse, et pour les clercs bénéficiers et les religieux tenus par vœux, relève du devoir journalier. On voit dès lors l’argumentation se retourner, de soupçonneuse se faire incitatrice, et des auteurs exalter les bienfaits et les grâces d’un accomplissement non seulement ponctuel, mais fervent et cordial, des actions chantées du Culte divin19.
Un visionnaire, des Anges et des Orgues Jean-Jacques Olier, restaurateur de la dignité du Culte à Saint-Sulpice et promoteur ardent d’un nouveau clergé, est un visionnaire qui a beaucoup lu Denys l’Aéropagite : le bonheur du chant tient au fait qu’il est une dilatation de la religion, ce dernier terme étant pris dans le sens bérullien de lien de connaissance et d’attachement total et totalisant à la Divinité : Le Fils de Dieu est muet sur nos Autels, mais il anime de son Esprit les prêtres, pour publier en eux les louanges de son Père, et on entend sa voix comme la voix d’une multitude… JésusChrist, unique dans sa religion et dans ses hommages qu’il rend à Dieu dans le cœur des Prêtres, se sert des Anges dans le ciel pour dilater spirituellement sa religion, et il se sert sur la terre de l’organe des hommes pour la dilater corporellement faisant ainsi en la terre et au ciel un concert perpétuel de louanges divines. Ce doit être là la consolation de ceux qui chantent le plain-chant, qui, dans ses mesures et dans ses pauses, est réglé sur la méthode et sur la règle Nous nous permettons de renvoyer à notre article : Jean-Yves Hameline, « Célébrer dévotement après le concile de Trente », LMD, 218 (1999/2), p. 7-37. Dans le présent ouvrage p. 291-308. 19
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ordinaire de Dieu. Car comme il fait tout avec poids et mesure, et avec société et unité dans l’Église du ciel et de la terre, il fait aussi que le chant se trouve tellement réglé, que de plusieurs il ne fait qu’une voix, ou plutôt qu’une seule harmonie…Et (ces âmes) sont de plus en société avec Jésus-Christ même, à qui elles servent de supplément, pour être entendu de l’Église par leur organe ; ainsi elles sont l’achèvement et la plénitude de Jésus-Christ, qui dilate et multiplie par eux les louanges de son Père… C’est pourquoi que tous les chantres se perdent en JésusChrist, et qu’ils s’y tiennent incessamment unis, pour être animés d’un profond respect, d’un vif amour, et d’une parfaite religion en leurs louanges. C’est à quoi je vous exhorte20…
Ce texte un peu effervescent d’un spirituel par ailleurs connu pour ses austérités et son esprit de pénitence, laisserait bien entendre que le bonheur du chanteur est lié finalement au bonheur du chant lui-même dans ce qu’il a de diffusif et de dilatatoire, mais aussi de savant et de réglé. L’image des Anges, si tenace, et si fortement présente dans l’iconographie, la décoration des boiseries ou des buffets d’Orgues, ne doit pas être négligée, en particulier dans le fait qu’ils participent sous cette forme imaginée au bonheur du chant, dont ils attestent par delà toute mauvaise conscience, en dehors de toute fâcheuse concupiscence, la force et la grâce et la haute intellectualité. Dans le site cérémoniel, les jours ou le Calendrier le prévoit, c’est l’orgue, participant au « gouvernement du chœur », qui introduit le chant comme chant du lieu et mémoire des Hymnes de l’Église ou de l’ut ré mi fa sol la où se tient en réserve active la science, et la chantabilité. Nicolas de Grigny en savait certainement beaucoup sur le bonheur du chant lorsqu’il composait la strophe inaugurale du Veni Creator ou du Pange lingua.
20 Jean-Jacques Olier, Lettres spirituelles de M. Olier, Curé de la Paroisse et fondateur du Séminaire de SaintSulpice, 2 tomes, Paris, Vve Poussielgue-Rusand, 1862, t. 1 : « Lettre XCIII », p. 364-368. Du même auteur on peut lire aussi la Lettre XCIV, p. 369-372, sur les Orgues, « ce qu’ils représentent dans l’Église, et pourquoi on s’en sert dans les offices Divins, plutôt que d’autres instruments ».
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Guillaume-Gabriel Nivers (1632-1714), Messe, Suites et Motets Il y a quelques soixante-dix ans, Félix Raugel, musicologue estimé, publiait une Anthologie des Maîtres français de l’Orgue, qui fut pour les jeunes organistes du milieu du siècle dernier une initiation décisive. Raugel avait demandé une Préface à CharlesMarie Widor dont la lecture pouvait être estimée un peu décourageante : pour Widor, en dépit d’un intérêt surtout archéologique attaché à ces maîtres du second rang, liés à des instruments mécaniquement défectueux et criards, le véritable orgue religieux était à venir : Bach et plus encore le miracle symphonique attaché au nom de Cavaillé-Coll, et destiné à prendre en charge une religiosité moins superficielle. On retrouvait aussi fréquemment chez des musicographes les plus sérieux (Henri Quittard estimait en 1901 que l’influence de Chambonnières avait gâté le style de l’orgue et de ses élèves) cette idée que le clavecin avait mondanisé l’orgue de Titelouze ou de Roberday, de sorte que l’orgue, l’art des organistes, leurs compositions, restaient toujours quelque peu entachés de mauvaise conscience profanisante. La meilleure connaissance que nous avons acquise de ce répertoire, l’intérêt porté à la facture, au diapason, à la conduite et à l’ornementation du jeu, quelques beaux enregistrements antérieurs à celui-ci, nous ont amenés à entendre tout autrement cette musique. Et pour celle de Nivers, son lien à une expérience religieuse vive et profonde apparaît de plus en plus comme le ressort le plus décisif de sa surprenante et originale musicalité. Presque exact contemporain de Louis XIV (et de Lully), peu courtisan, mais paraissant avoir bénéficié d’une réelle considération de la part du Monarque mélomane, en particulier à Saint-Cyr, après 1686, où il organise et supervise le chant et la musique des Messes et des Offices, Guillaume Nivers a commencé sa carrière d’organiste à SaintSulpice, sans doute en 1654. Mais on peut supposer qu’il fréquentait assidûment la Paroisse et ses Offices dès l’âge de douze ans, et qu’il a pu ainsi bénéficier au tout premier rang de l’action pastorale et du rayonnement spirituel et intellectuel de Jean-Jacques Olier (16081657) et des prêtres que celui-ci avait rassemblé autour de lui, avant de fonder un Séminaire, vite célèbre dans toute la catholicité, lequel bénéficiera également de La protection royale. La Paroisse Saint-Sulpice, immense territoire au sud de l’Abbaye de Saint-Germain des Prés, dont elle dépend, avait été l’objet sous l’impulsion de M. Olier, disciple de Bérulle, de Condren, ami de saint Vincent de Paul, d’une reconquête catholique, dans l’esprit de saint Charles Borromée : conversion des mœurs, religion intériorisée, soin extrême apporté aux célébrations du Culte divin. De nombreuses maisons religieuses se développent dans le voisinage. Nivers entretiendra des liens étroits, jusqu’à ta fin de sa vie, avec les Bénédictines
In Guillaume-Gabriel Nivers. Messe, Suites et Motets, Keï Koïto (orgue), Ensemble Gilles Binchois, dir. Dominique Vellard, Paris, Radio France (TEM 316033/34), 2006.
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 407-410 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119018
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du Saint-Sacrement, ses voisines, lesquelles partagent avec les prêtres de la Paroisse une commune dévotion à l’Eucharistie. Le recueil des Motets de 1689, témoigne autant de l’extraordinaire personnalité musicale de Nivers que de la sensibilité riche et fervente de ses aimables, et pourtant si ascétiques voisines.
Trois Livres d’Orgue : 1665, 1667, 1675 On ne peut pas, en partant des années de formation et d’engagement professionnel de Nivers, ne pas évoquer L’extraordinaire conjoncture des années 1650-1675 et du début du règne de Louis XIV, où se jouait l’avenir d’une culture, d’une société et d’un Royaume. Théâtre, littérature, arts, bruits de guerre et de paix : une sorte de juvénilité à la fois heureuse et tragique qui saisit Les choses et les gens. Entre les plaisirs de la Ville et les mœurs de la Cour, Guillaume Nivers nous dit avoir choisi, et avoir suivi « l’inclination de toute sa vie pour la composition de musique purement ecclésiastique », et en tout premier lieu pour le Chant grégorien, qu’il servira continûment par des recherches, des éditions, des ouvrages pédagogiques1. C’est tout à fait résolument qu’il s’engage au service du Culte divin. Car la Religion est elle-même en mouvement : depuis le début, du siècle, La réforme des institutions ecclésiastiques est liée à un profond remaniement de l’expérience religieuse individuelle (mystique, dévotion) et collective (essor étonnant du monachisme, en particulier féminin). On y développe aussi une conscience aiguë du malheur religieux et des forces hostiles : vices, argent, jeu, violences, faux honneur, pompes vaines, où se mêle la musique, souvent liée aux mœurs d’une société arrogante et dure aux pauvres. Port-Royal constituera comme un front du refus. À Saint-Sulpice, toutefois, où l’on ne pactise pas avec Le vice et L’injustice, une profonde théologie du Sacrifice, que Jean-Jacques Olier a reçu de Charles de Condren, soutient une intense dévotion eucharistique et un investissement heureux et poétique du culte divin dans sa dimension festive et laudative : sainte joie de l’âme emportée par le Sacrifice de Jésus-Christ dans une eucharistie de louange. « Nous avons en notre cœur la religion même de Jésus-Christ. » écrit M. Olier, dans le Traité des Saints Ordres, publié en 1675, après sa mort, la même année que le Troisième Livre d’Orgue de Nivers : Celui-ci pouvait y lire, et il L’avait entendu prêcher, que « l’Église est la même ici bas et dans le paradis, et se sert dès ici bas des ornements dont elle doit être éternellement revêtue « Olier parle des vêtements des Clercs et de La parure du Sanctuaire, avec les mêmes mots et te même système de pensée qu’il emploiera pour parler de l’orgue, dans une lettre étonnante. Il voit dans l’Office divin une application de louange, de dilection et de jubilation perpétuelle envers Dieu. Au point qu’il y a comme un deuil à sortir de l’Église, où l’on trouve « une grande joie et une paix profonde dans les offices qui s’y font et les fonctions qui s’y exercent ». À Saint-Sulpice, Nivers est en contact avec les successeurs immédiats de J. J. Olier. L’un des prêtres de la communauté, M. Charles Picoté, possède un « cabinet d’orgue » dont Nivers vantera l’excellence du cromorne. Sous la régie de M. M. de Bretonvilliers et Raguier de Il faut lire : Cécile Davy-Rigaux, Guillaume-Gabriel Nivers, Un art du Chant Grégorien sous le règne de Louis XIV, Paris, CNRS Éditions (« Science de la Musique »), 2004. 1
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Guillaume-Gabriel Nivers (1632-1714), Messe, Suites et Motets
Poussé, le service divin à la Paroisse Saint Sulpice, auquel se joignent les clercs du Séminaire, passe pour un des mieux réglé et des plus fervents de Paris. D’une manière plus générale, quand les ressources des Fabriques le permettent, l’orgue, à cette époque, participe d’un aménagement général des conditions du culte divin : réfection des édifices, retables, porches, stalles, chœurs, lutrins… À Paris, la petite population des organistes et des artisans arganiers, qui se veut unie par des liens de considération amicales, sans subir tes contraintes d’une quelconque corporation, est riche de talents et de traditions (que l’on pense aux dynasties des Richard, La Barre, Thomelin, Couperin, et aux riches individualités de Dumont, de Lebègue ou de Gigault, quand ce n’est pas au génie de d’Anglebert) mais ouverte à l’innovation et à l’initiative. Le Cérémonial des Evêques de 1600, en son Livre 1, chapitre 28, avait accordé à l’Orgue une place privilégiée, en lui affectant des tâches cérémonielles et calendaires. L’orgue participe à la rectio chori, au gouvernement du chœur : il constitue lui-même, à de certains moments une sorte de chœur figuratif. Il est pour l’Église, derrière l’ordre presque mathématique de sa façade, comme la réserve de son Hymne, symbolisée par l’ut ré mi fa sol la et les Huit Modes du Plain-Chant. Dans l’édifice sacré, souvent à distance du sanctuaire, il figure le chant qui est en deçà et au-delà du chant, celui du ciel, Anges ou Cosmos. Ainsi, dans la conception des spirituels de Saint-Sulpice et de Guillaume-Gabriel Nivers leur disciple et collaborateur, l’art musical n’est pas une prime de diversion accordée avec parcimonie et mauvaise conscience à une population rétive à l’observance religieuse. Il entre de plein droit dans la rectitude chaleureuse et empressée (on disait « dévote «) du Culte divin. Tout se passe comme si l’orgue n’était pas seulement toléré, mais aimé. Plus qu’un décor (ce qu’il est), l’art de l’organiste constitue une agogie, c’est-à-dire un acheminement, une guidance du cœur, une invitation, dans le cadre d’un culte qui annonce le bonheur que le Sacrifice rend possible. On attend seulement de l’art musical qu’il soit musical jusqu’au point d’élaborer ses propres règles de décence : quod decet, règle de suprême rhétorique avant d’être règlement disciplinaire. Tous les historiens de la musique ont signalé à bon droit la modernité du premier Livre d’Orgue de 1665. Celui-ci réalise à sa façon pour « l’équipage du Roi du Ciel « ce qui se cherchait dans le Ballet, creuset « expérimental « des formes musicales actives, lequel connaît un nouvel essor entre 1651 et 1670, en particulier sous l’influence de Lully : pouvoir nouer une continuité de l’action scénique par le moyen même de la discontinuité contrastée et calibrée des formes et des interventions musicales. Dans le cadre du Sanctuaire, à la suite de J. J. Olier, Nivers s’appuie sur une théologie très figuraliste de l’alternance entre les actions du chœur, et les récits et les couplets de l’orgue. Le principe unificateur restant chez Nivers la référence aux « Huit Tons de l’Église », dont, dans les suites de pièces destinées à l’Office divin, chacun est annoncé et conclu par ses merveilleux Pleins Jeux, polyphonies serrées et chantantes, avec des allures de Pavane. Un texte de J. J. Olier, que Guillaume-Gabriel Nivers ne devait pas lire sans émotion, exprimait merveilleusement ce partenariat quasiment orchestique entre la figure de l’Orgue et la figure des Ministres de l’Autel à un moment assez solennel de la Messe chantée : 409
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…le Diacre et te Sous-Diacre montent auprès du Prêtre pour dire le Sanctus en témoignant que l’Église de la Terre, le Nouveau et l’Ancien Testament se joignent et s’unissent à JésusChrist pour glorifier Dieu en luy et avec luy, et pour avoir part avec luy à la louange des Bienheureux. Et pour cela même, l’Orgue qui signifie la musique du ciel et les louanges des bienheureux joue au Sanctus. Il chante par deux fois Sanctus, pour représenter que cette louange est la louange du Ciel, et que l’Église (ou les Chappiers qui la représentent) chante une fois au milieu, pour dire qu’elle se mesle, et qu’elle tasche de prendre part, et de se perdre dans les louanges du Paradis.2
L’orgue de Nivers est un orgue heureux.
Explication des Cérémonies de la Grand Messe de Paroisse selon l’usage romain, par Monsieur Olier, prestre…, Paris, J. Langlois, 1687, p. 281. 2
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Les Messes d’Henry Dumont « … Il mourut en 1684, et laissa plusieurs messes en plain-chant, dont l’une se chante dans toutes les églises de France, dans les jours de solennité. À une époque où la tradition grégorienne était perdue, il était difficile de produire avec le plain-chant de plus grands effets que DU MONT ne l’a fait dans cette composition qu’une popularité de cent cinquante années n’a point usée jusqu’ici. » Dom Prosper Guéranger, Institutions liturgiques, Tome Deuxième, p. 84. « … On a encore de lui cinq grandes Messes d’un très beau chant, appelées Messes Royales, que l’on chante dans plusieurs couvents de Paris, comme aux Grands Cordeliers et aux Carmes de la place Maubert, etc. Ces ouvrages sont imprimés à Paris, chez Ballard. » Titon du Tillet, Le Parnasse français, 1732.
L’an 1669 paraissent à Paris, chez Robert Ballard, dans le grand format d’un livre de lutrin, Cinq Messes en Plain-chant, composées et dédiées au Révérend Père de La Mercy, du Couvent de Paris. L’auteur en est M. H. Du Mont, abbé de Silly et maître de la Musique de la Chapelle du roi. Une mention de trois lignes, à la suite du titre et de la dédicace, les dit « propres pour toutes sortes de Religieux et de Religieuses, de quelque ordre qu’ils soient », et précise qu’elles « se peuvent chanter toutes les Bonnes Festes de l’Année ». Quelques mois auparavant, en 1668, Jean de La Fontaine avait fait paraître le premier volume de ses Fables. En dépit de l’incongruité certaine d’un tel rapprochement, il faut reconnaître qu’avec les Fables et les Messes nous nous trouvons devant deux « objets sonores » qui s’intégreront comme sans doute bien peu d’autres dans le patrimoine récitant et chantant des populations françaises : les Fables au collège et à l’école, les Messes de Du Mont à la chapelle ou au lutrin paroissial. Sous Louis-Philippe, l’instituteur, issu des récentes lois Guizot, le vendredi pourra faire apprendre à ses élèves Le Loup et l’Agneau, et entonner, le dimanche au lutrin, le Credo de la Messe royale, comme il avait pu les consigner par écrit, quelques années auparavant, dans ses cahiers d’élève maître. L’auteur de ces lignes a chanté et entendu chanter dans l’église paroissiale de son enfance, en concurrence avec l’un ou l’autre ordinaire du Kyriale Vatican, les Messes du premier et du sixième ton. En 1992, In Le Concert des Muses. Promenade musicale dans le Baroque français, J. Lionnet (dir.), Paris / Versailles, Klincksieck / Centre de Musique Baroque de Versailles, 1997, p. 221-231. *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 411-419 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119019
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certaines liturgies de fête ou de pèlerinage peuvent encore ici et là retentir des accents et des inflexions mélodiques du Credo de la Messe du premier ton, si caractéristique de l’emphase, du mélos, de la souple conduite de la phrase chantée baroque, avec ses scansions cadentielles et ses chutes. Et cela, en dépit des transformations que l’usage n’a pas manqué d’y introduire, pour ne rien dire des manipulations éditoriales auxquelles ces compositions, comme on s’en doute bien, ont été soumises au cours de trois siècles et demi d’usage et de transcriptions. Il convient aussi de noter que les appellations elles-mêmes se sont vu modifiées par les éditeurs et annotateurs successifs. La mention « plain-chant musical » apparaît sur la page de titre de la quatrième édition, en 1701, chez Christophe Ballard, lequel tient aussi à préciser que ces cinq Messes sont « appelées Messes royales ». Par la suite, cette glorieuse appellation s’attachera à la Messe du premier ton et à son illustre Credo. Les cinq Messes en plain-chant de Henry Du Mont participent d’un très large mouvement de réforme, de rénovation, de réaménagement du chant d’Église, au cours du xviie siècle, dans les grandes nations catholiques. Ce mouvement est en relation avec un renouvellement impressionnant des ordres religieux, et peut-être plus encore, avec une conjoncture qui impose à la sensibilité chrétienne une nouvelle caractérisation de ses moyens d’expression et d’expérience ; non sans mal quand il s’agit, encore une fois, de naviguer entre les écueils contradictoires du defectus et de l’excessus, du mondain et du rustique, du désert et de l’urbanité. Comment aussi faire passer la réforme religieuse des milieux dévots à la masse des fidèles, tant personnes du peuple que « grands » et notables ? Des pasteurs tels que Bourdoise, Olier, Condren centrent tous leurs efforts sur une réforme des mœurs, et, avant tout, sur le rétablissement de l’institution cléricale. Cette réforme est, pour eux, impossible sans la réintroduction dans les formes du culte extérieur de la décence, de la dignité, d’une réelle distinction d’allure et d’appareil. Mais elle est inutile si elle ne trouve pas le chemin d’une vraie piété, d’une dévotion qui soit mouvement du cœur vers les choses de la foi et du salut. La dignité du culte, dans ses formes les plus largement publiques, passe par un appareil de majesté et de grandeur, dans ses formes les plus quotidiennes par une urbanité tempérée qui n’exclut pas l’austérité de vie ; la dévotion par des accents touchants, graves et naturels, dans une époque où la « présentation de soi en public », pour parler comme Erwin Goffman, est en train de subir une mutation profonde. Comme aimait à le faire remarquer le chevalier de Méré, les femmes donnent le ton dans la diffusion de l’honnêteté et du bel air. Et les couvents féminins souvent se trouveront aux points les plus sensibles de ce mouvement de rénovation des formes expressives du culte et de l’office divin. Ainsi en est-il, par exemple, de la réforme qu’entreprend, au début du siècle, la mère Marguerite d’Arbouze, abbesse du Val-de-Grâce, personne de condition, d’une exceptionnelle sainteté de vie, douée des meilleurs talents musicaux pour le chant et la composition. Elle combine l’ascétisme (interdiction des instruments) avec le charme d’une expression chantée musicale et dévote, apprenant à ses moniales la netteté de la prononciation, la belle manière de chant, et surtout la dévotion intérieure. Anne d’Autriche aimait à se retrouver aux offices du Val-de-Grâce ; il est dit aussi de l’abbesse qu’elle « supprima la prolixité du chant, comme les prières vocales superflues ». 412
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Cette suppression de la « prolixité » du chant est un thème fréquemment rebattu chez les plains-chantistes et les liturgistes de la fin du xvie et du début du xviie siècle. Le chant ecclésiastique participe à cette époque de la même apparence ennuyeuse et rustique et du peu de réputation qui s’attache à la pratique du culte chrétien. Sur la fin de sa vie, Vincent de Paul rappelait le lamentable état dans lequel il l’avait connu au temps de sa jeunesse : à l’incurie et souvent à la grossièreté des prêtres correspondaient au lutrin de longues enfilades de notes « pleines » et interminables, que les gloses des chantres ne semblaient pas pouvoir sauver d’une routine basse et monotone. À l’opposé le recours aux fastes de la Musica ne diminuait en rien la prolixité et risquait de faire basculer le chant dans le trop d’ostentation et de mondanité. À l’époque où la mère d’Arbouze réformait la liturgie du Val-de-Grâce, les Pères de l’Oratoire, dans leur maison jouxtant le Louvre, attiraient la Cour par des offices où l’art du chant, sans rien vouloir perdre de sa gravité ecclésiastique, ne craignait pas de s’écarter du répertoire et des manières du plain-chant établi, pour se rapprocher, satis urbaniter, d’un chant plus au goût des gens de goût. Compagnie de prêtres qui offraient, à l’étonnement des gens du bel air, de voir « célébrer la messe par des personnes distinguées », les oratoriens, sous l’impulsion de leur fondateur, le cardinal de Bérulle, inauguraient un plain-chant nouveau, dont un de leurs maîtres de chant publiera le Directorium Chori en 1634. On pensait avoir débarrassé ce plain-chant de ses inélégantes et encombrantes vocalises, de ses barbarismes prosodiques et accentuels, et l’avoir ramené à une déclamation souple, distribuant adroitement brèves et longues dans des figures rappelant plutôt les combinaisons des pieds de la prosodie antique. Le mélos, sans quitter véritablement le terrain des modes ecclésiastiques, y était plus immédiat, plus chantant, mêlant le charme à la gravité. La manière de chant pouvait, sans corruption toutefois, se rapprocher de celle de l’Air, avec ici ou là, et modérément, quelques sons flattés, coulements heureux, cadences bien battues. Ni virtuosité ni monotonie, mais priorité donnée à une juste caractérisation, à une dévotion aisée et sage, à un grand respect du texte sacré dans une belle et adroite prononciation. Mersenne les en félicite au Traité de la voix et des chants de son Harmonie universelle (1636). Ce sont des principes similaires qui guident le jeune Guillaume-Gabriel Nivers, lorsque, fréquentant peut-être, en voisin, les bénédictines du Saint-Sacrement dont la mère Mechtilde de Bar vient de réformer la vie commune et la liturgie, il compile et aménage un Graduel et un Antiphonaire destinés à de telles familles de religieuses. Les Approbations, datées de 1657, dont avait sans doute besoin un musicien encore jeune, et qu’il ne manquera pas de reproduire dans les éditions ultérieures, expriment avec clarté les objectifs, voire les heureuses qualités de ces publications. Au titre qui annonçait une modulatio concinne disposita, les censeurs députés par l’archevêque de Paris ajoutent que, dans la mélodie du chant composé par le sieur Nivers « pour la commodité et le soulagement des Religieuses », il n’y a « rien qui ne ressente la piété et la dévotion, et que la brièveté et le retranchement de quantité de nottes non nécessaires n’avaient rien ôté de la qualité et de la bienséance que requiert le service de Dieu ». Un autre censeur trace en quelques mots le programme idéal d’une musique d’Église rénovée dont « la douceur et la mélodie du chant » puissent être « très propre[s] à élever l’esprit au ciel et à toucher les cœurs ». Elle le sera « si à l’étendue des notes, elle est juste et raisonnable. Si à l’harmonie des cadences et des modes, elle est douce
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et facile. Si à la brièveté, elle est sans dégoût et sans confusion. Si enfin à l’esprit qui l’anime et qui lui donne le mouvement […], il est conforme et aux paroles et au sens. » Ces quatre points, qui définissent bien la modulation proportionnée dont rêvent alors un certain nombre de musiciens pour l’amélioration du chant des offices, nous paraissent s’appliquer parfaitement à la proposition d’Henry Du Mont, quand il compose ses Cinq Messes, à condition d’y ajouter sans doute, selon l’expression d’un auteur de la génération suivante, « une exécution grave, remplie de feu et d’onction ». L’édition de 1669 est fort soignée : place des syllabes sous les notes, doubles barres, demi-barres placées tantôt en haut, tantôt en bas de la portée, suivant la zone grave ou aiguë de déploiement de la ligne chantée, dièses aux endroits accoutumés… Bandeaux et lettrines renforcent le bel air de l’ensemble. L’éditeur Ballard utilise ici, sur quatre lignes, une notation fondée sur le jeu de deux valeurs de durée, la carrée et la losangée. Ce type de notation rompait définitivement avec l’ancienne notation gothique. La liaison des sons est toutefois clairement lisible, sans pliques et sans queues, par l’emplacement des syllabes sous la notation musicale. C’est seulement dans le Credo, composé dans un cinquième ton en fa, et placé curieusement dans la Messe du quatrième ton, qu’apparaissent en trois endroits assez fugitifs des valeurs plus petites que la losangée, sous la forme d’une ou de deux semi-minimes caudées, dont la fonction évoque un monnayage d’intervalle ascendant (tierce mineure ou quarte) vers un degré attractif et chantant. Faut-il y voir une suggestion relevant de l’actio canendi et comme telle applicable à d’autres passages ? Il est difficile d’en décider, d’autant que ce type d’indication est rare, et que, d’une manière générale, la notation ne propose aucun signe d’ornement. Il semble avéré que les carrées et les losangées s’opposent ici comme valeurs longues et brèves. En 1677, le père Souhaitty, transcrivant, « avec la permission de ce rare et excellent homme », la Messe du premier ton de Du Mont dans un système de notation chiffrée, accole un / aux chiffres correspondant à une note losangée. « Ce signe, écrit-il, veut dire légèrement, sans bannir la gravité de ce chant. » En 1701, un religieux, organiste d’un couvent de Lisieux, le père Paul d’Amance publie Six Messes en plain-chant musical, chez Christophe Ballard, dans une présentation calquée sur celle des Messes de Du Mont. Un Avis, placé à la fin du volume, précise « qu’il faut observer les longues et les brèves, demeurant davantage sur les Quarrées que sur les autres, ce qui est absolument nécessaire pour chanter agréablement cette sorte de Plain-Chant Musical, qui est de même que celuy des Messes de M. Du Mont ». L’édition de 1701 (4e édition), en dépit d’une apparence très similaire à celle de 1669, présente beaucoup de négligences : les doubles barres, indiquant l’emplacement d’une alternance chorale, sont quelquefois supprimées, et surtout, le soin extrême apporté par l’annotateur de 1669 à la notation des demi-barres a, cette fois, largement disparu, rendant très difficilement lisible la construction segmentaire, et, par là même le déploiement si heureusement proportionné de la ligne mélodico-textuelle. Le discours musical de Du Mont dans ses Cinq Messes apparaît à l’évidence comme très fortement concerté et maîtrisé. Le compositeur s’est fait une image ferme de son « plain414
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chant » et il s’y tient, jusqu’à frôler parfois l’esprit de système et le procédé. Les comparaisons que l’on serait tenté de faire avec d’autres productions similaires, celle du père d’Amance que nous avons citée, ou, entre beaucoup, les huit formules de Kyrie eleison que Sébastien de Brossard utilise comme Tonaire-Mémento dans son Dictionnaire de Musique, montreraient à quel point il est facile d’enliser la modulation dans des proportions mal distribuées. Le plain-chant composé par Du Mont est une pure monodie, mettant « en chant » les textes canoniques de l’ordinaire de la messe. Il ne traite pas les intonations du célébrant, ni l’Ite missa est, fixés dans le Missel, ni la troisième invocation de l’Agnus Dei avec sa réponse (Dona nobis pacem), qui se calquent sans difficulté sur la mélodie de la première. Le texte sacré est chanté de suite, intégralement, sans aucune répétition, ce qui le tient d’emblée à distance de l’écriture du motet. Une première réussite de Du Mont nous semble l’équilibre qu’il paraît atteindre entre le débit syllabique monnayé prosodiquement par la distribution des brèves et des longues et les éléments mélismatiques qui viennent adroitement dilater la déclamation. Cette distribution proportionnée du débit syllabique et de l’amplification mélismatique est heureusement utilisée dans la différenciation des pièces. Les invocations du Kyrie sont purement mélismatiques. Les trois acclamations du Sanctus et les Amen rappellent en un moindre développement les mélismes du Kyrie. L’Agnus Dei est intentionnellement traité presque syllabiquement. Le débit du Gloria et du Credo utilise de courts mélismes, relativement peu nombreux mais bien situés, libérant une emphase accentuelle, une amplification vocalique, appuyant la prégnance des attractions harmonico-modales. Ces « neumes » dépassent rarement des configurations de deux notes, comparables aux groupements élémentaires du pes ou de la clivis de l’ancien plain-chant, ce qui met d’autant plus en évidence les quelques dilatations vocaliques plus étendues. Nous insisterions volontiers, en deuxième lieu, sur l’extrême adresse de la construction segmentaire. La hiérarchie d’emboîtement, bien connue des plain-chantistes, qui s’établit entre le mot, le segment grammatical, la phrase complète avec cadence et le développement suffisamment soutenu de l’ensemble, nous paraît réalisée de manière exemplaire, en particulier dans les grandes pièces à développement continu et libre comme le Gloria in excelsis et le Credo. L’économie des cadences, leur distribution étagée, l’avancée et le recul des attractions harmonico-modales dans un respect aisé des potentialités de l’échelle intégrale, la prise en charge pleine et ferme du texte, n’excluant pas ici ou là quelques madrigalismes jamais incongrus, donnent à ces monodies une complétude sonore qui ne souffre guère de la comparaison avec l’une ou l’autre production médiévale retenue dans le Kyriale Vatican. La segmentation des lignes mélismatiques, en particulier de l’ensemble formé par les trois Sanctus, libère même des fragments d’une très grande beauté intrinsèque. Certains pourraient constituer de merveilleux motifs pour une Fugue ou un Caprice dans le style de Roberday, sans qu’on y sente pour autant la manipulation préalable à un contrepoint prévisible comme dans certaines réalisations de Canto fratto italien. Cette référence à la phraséologie et au débit des compositions de Roberday pourrait mettre sur la voie d’une 415
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allure et d’un « tempo » d’exécution, à tout le moins évoquer une sorte de voisinage d’audibilité et de gouvernement de l’oreille. Henri Quittard avait déjà souligné, dans son ouvrage de 1911, la belle tenue modale des Cinq Messes de Du Mont. Il est possible que les sensibilisations de cadences, tant finales qu’intermédiaires, aient entraîné les oreilles modernes, par défaut de véritable familiarité d’écoute, vers une exagération de la dérive tonale de ces « modes ecclésiastiques ». Si l’on peut admettre que l’écart différenciant certains modes tend à s’estomper, que certaines attractions mélodiques semblent de plus en plus relever d’une intrigue harmonique implicite, qui place ces monodies dans une sorte de zone intermédiaire, non sans charme, entre prégnance modale et attraction tonale, on ne peut qu’être impressionné par l’individualité que Du Mont parvient à donner, sans peine ni contorsions, à chacun des cinq modes ecclésiastiques qu’il utilise. Une tendance à systématiser quelque peu la composition apparaît même dans des transpositions d’un mode à l’autre de configurations mélodiques similaires. Au sujet de l’interprétation de ces monodies, dont la solution ne pourra jamais se décider, en dernière instance, qu’au chœur, nous nous contenterons de ne retenir que deux groupes de difficultés. Le premier concerne l’allure générale du débit musical, ce que nous désignons habituellement par « tempo ». La page de titre de l’édition de 1669 évoque les « Bonnes Fetes de l’Année ». Cette connotation festive ne peut pas ne pas évoquer la prescription, si généralement établie, de proportionner l’allure au degré plus ou moins élevé de la solennité. Mensuca gravis, gravior, gravissima ? Les Rectores Chori en réglaient le choix, suivant le cérémonial et les circonstances. Considérées vraiment comme du plain-chant, les Messes de Du Mont ne pouvaient guère échapper à cette règle. Toutefois, le désir, assez commun à cette époque, de « soulager » le chœur, d’abréger la prolixité du chant, pourrait plaider en faveur d’une allure ample et bien chantante, ne négligeant pas toutefois de négocier finement certaines inflexions de détail, investissant vocalement le texte avec « poids, nombre et mesure », pour atteindre à quelque « gravité dévote », laquelle dénotait plus un caractère général de la production chantée et du rapport vocal à l’espace dans lequel elle se déployait qu’une pure et simple lenteur et encore moins une quelconque morosité. L’onction était la catégorie qui désignait une telle action investie avec grâce et sensibilité proportionnée. Un deuxième groupe de difficultés tient, comme nous l’avons fait remarquer, à l’absence de notation de conduites vocales relevant de l’actio canendi. On peut penser que ces monodies, destinées à une exécution au chœur, voire en alternance de demi-chœurs ou même des chantres et du chœur, excluent par là même fredons, passages et diminutions. Leur pureté de ligne, leur beau maintien dans la conduite de la modulatio cantus pourraient convaincre un interprète moderne de s’en contenter, sans les déflorer par ce qui lui apparaîtrait comme adjonctions inutiles. Il est pourtant difficile d’imaginer qu’elles n’aient pas requis les agréments appropriés ordinairement à ce type d’exécution chantée et dont d’autres documents nous offrent des témoignages vraiment convergents. Les livres de Nivers, ceux du Val-de-Grâce, ou même la Paraphrase des Psaumes de Godeau, mise en musique par T. Gobert (chez P. Petit, 1672), pour ne citer qu’eux, notent le tremblement simple (marqué d’une croix) et les cadences (marquées d’un 416
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astérisque), d’une manière évidemment non limitative. À ces deux ornements d’usage et de goût, il conviendrait sans doute d’ajouter ports de voix (comme on les voit notés dans les manuscrits du Val-de-Grâce) et roulements, dans une proportion et une place justes. Il va sans dire que ces usages pouvaient varier d’une communauté à l’autre, d’un couvent d’hommes à un couvent de femmes, et que les voix quasi solistes des chantres pouvaient orner le chant en proportion plus grande que les voix du chœur. Il se trouve que, de ces usages, la diffusion graphique des Messes de Du Mont se révèle particulièrement éclairante. En effet, si les rééditions que fait Ballard, la transcription de Souhaitty, semblent attester un succès réel de ces œuvres dans le cercle des éditeurs parisiens, nous voyons très tôt apparaître dans des livres d’Église, le plus souvent diocésains, des transcriptions dont les annotateurs s’écartent des premières éditions parisiennes, non seulement parce qu’ils ne disposent pas du matériel typographique de Ballard, mais parce qu’il semble qu’ils aient préféré noter une version consignant la pratique et les manières de chant localement établies. Dans un premier groupe, ces pratiques que l’on pourrait dire de « réception » témoignent d’une tendance à l’égalisation des durées, exception faite, bien sûr, de la pénultième faible des proparoxytons. Cette notation intégrera même, dès le début du xviiie siècle, les habitudes néo-gallicanes : périélèses intonatoires, allongement des pénultièmes cadentielles, éventuellement quelques machicotages. Elle brouillera fortement, surtout, dans les mélismes des Kyrie, la segmentation originelle. Un second groupe est constitué par des versions écrites dont les annotateurs, en vue d’éditions imprimées, éventuellement exécutées au tampon ou au pochoir, ou même de réalisations manuscrites, transcrivent, quelquefois très soigneusement, la différenciation des durées et des conduites vocales devenues sans doute partie intégrante et quelque peu figée de la tradition chantée. Ainsi, par exemple, le notateur d’un « Credo de M. Du Mont » dans un Office de l’Église noté, édité à Paris en 1778, reproduit avec un soin confondant des conduites de chant qui auraient pu être proposées par M. Nivers un siècle auparavant. À ce titre, les éditions diocésaines tentant de reconstituer le patrimoine chanté entre 1820 et 1840 et, en général, beaucoup d’éditions du xixe siècle peuvent être consultées avec fruit. Leur confrontation permettrait de reconstituer, pour les plus recopiées de ces Messes (celles des premier, deuxième et sixième tons), non pas des « variantes », mais l’éventail de déploiement de la variation chantée à laquelle l’actio canendi était normalement soumise. Il se trouve que l’existence de ces deux courants de réception-tradition trouve une confirmation par la présence dans un Graduel et Processionnal de Clermont, en 1847, de deux versions de la « Messe de Du Mont » (celle du premier ton, bien sûr), l’une au nombre des Chants de l’ordinaire, l’autre au nombre des Chants divers avec la mention « chant primitif », ou même « texte primitif ». La présence de ces deux versions n’est pas, selon nous, à rapporter uniquement au souci archéologique qui se fait jour à cette époque, mais sans doute à de réelles divergences existant dans la pratique. L’action des réformateurs du plain-chant à l’époque des Nisard, Danjou, d’Ortigue, et des promoteurs de l’édition rémo-cambraisienne (1852) ou de celle de Digne (1850) 417
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soumettra les Messes de Du Mont à une transformation anachronique qui tendra à les ramener à la norme des pièces de l’ordinaire du répertoire « grégorien ». Henri Quittard, admirateur de la probité scientifique des éditeurs solesmiens de la Paléographie musicale, pourra leur reprocher de n’avoir pas appliqué aux Messes de Du Mont reproduites dans leurs livres usuels la méthode et le respect qu’ils s’efforçaient alors de déployer à l’égard des « mélodies grégoriennes ». À vrai dire, le camp des réformateurs grégoriens était divisé quant à l’appréciation des Messes de Du Mont. Il est vrai qu’elles subsistaient au milieu d’un répertoire abondant de « Messes en Plain-Chant musical » appartenant à une tout autre génération, et dont les compositions de l’abbé de La Feillée avaient, pour la seconde moitié du xviiie siècle, proposé la grammaire et les modèles. Les vocalisations de la Messe Trompette, dite Bourdeloise, dite chartraine, leur apparaissaient inconvenantes, sinon ridicules. La première et sérieuse attaque était venue de l’abbé Léonard Poisson, auteur d’un des plus respectables traités de plain-chant écrits en langue française (1750). Il reproche aux « nouveaux Compositeurs, à l’exemple de M. Du Mont, et de quelques autres », d’avoir « ajusté la même modulation sur le Kyrie, le Gloria in excelsis, le Credo, le Sanctus, l’Agnus Dei et l’Ite missa est : comme si ces pièces, totalement différentes les unes des autres, étaient susceptibles des mêmes tournures. Le même Chant répété tant de fois, dans une même Messe, n’est bon qu’à ennuyer et à dégoûter de l’Office… Qu’y a-t-il de plus stérile en mélodie qu’une même modulation partout et pour des Pièces qui doivent exciter des sentiments très différents ? » Et Léonard Poisson n’a aucune peine à faire remarquer que la distribution des tons ecclésiastiques dans l’organisation traditionnelle des chants de l’ordinaire obéit à une tout autre logique. Il est assurément important de faire observer que depuis l’époque des chants de l’Oratoire et des premières compositions de G.-G. Nivers, la connaissance et la pratique du plain-chant avaient retrouvé une dignité certaine, déterminant dans l’exercice du culte une belle tenue cérémonielle, comme en témoignent le grand ouvrage de Jumilhac (1674) ou l’œuvre de Claude Chastelain à Notre-Dame de Paris. Les oratoriens, rééditant leur Directorium Chori, en 1754, devront l’accompagner d’une préface qui constitue une véritable apologie de ce chant particulier, répondant à des critiques dans lesquelles certaines maisons oratoriennes exprimaient le désir d’un retour au chant ecclésiastique commun. Les musicographes du xixe siècle sont partagés entre une admiration pour le Du Mont de la légende diffusée par Fétis, où l’on voit le musicien résilier sa place à la Chapelle du roi, pour ne pas y voir introduire les instruments « profanes », une réelle estime pour le Credo de la Messe royale et le rejet qu’ils font du principe même de ces plains-chants musicaux. Presque tous, par méconnaissance des œuvres, tiennent Du Mont pour un compositeur, estimable certes, mais ne méritant guère autre chose qu’une mention historique. Adrien de La Fage est sans doute le plus expéditif. Il regrette, dans son Cours complet de plain-chant (1855), « qu’une de ces monotones et vides compositions, ouvrage d’un fort médiocre musicien de la fin du xviie siècle, soit encore chantée dans presque toute la France ». Reprenant l’argumentation de Poisson, il retranscrit le Kyrie du premier ton dans une version égalisée et mutilée : « Qu’y trouvons-nous autre chose, écrit-il, qu’une idée
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commune, une mélodie rebattue, une modulation de la plus grande vulgarité exposée le plus vulgairement possible ? » Le Dictionnaire de plain-chant de Joseph d’Ortigue (1853), si estimable par ailleurs, n’est pas beaucoup plus tendre. Félix Clément, dans sa Méthode complète de plain-chant (1854), est plus nuancé. Son jugement n’est pas très éloigné de celui de Dom Guéranger que nous avons cité en exergue. Avant d’opposer au principe d’unité modale l’argumentation désormais classique de Léonard Poisson, il concède qu’« assurément la Messe de Du Mont est une composition remarquable, et la seule à notre connaissance qui puisse être citée avec éloge depuis deux siècles ». Le reproche qu’il fait ensuite à Du Mont d’avoir cédé au goût de son époque pour des mélodies grandioses, marquées par une « majestueuse emphase », nous renseigne évidemment davantage sur ce qu’elles étaient devenues au milieu du xixe siècle dans la célébration des messes solennelles, à laquelle se mêlait d’ailleurs depuis quelque temps l’accompagnement des orgues de chœur. L’auteur le plus original, une fois de plus, est Stephen Morelot, éminence grise de la musicographie du xixe siècle en matière de chant d’Église. Dans la Revue de musique religieuse, populaire et classique de F. Danjou, en 1848, il prend acte de la popularité du nom de Du Mont, attaché « à une messe en plain-chant, que toutes les églises de France répètent encore après un siècle et demi ». Mais, militant pour un retour à l’intégrité du plain-chant, il met ses lecteurs en garde contre les mauvais effets engendrés pour l’oreille par ces musiques de conception bâtarde, qui lui apparaissent comme une compromission. Toutefois, son intelligence des choses de musique lui permet, dans le fil de son texte, de décrire finement les raisons d’un incontestable succès : « Les personnes qui, sans avoir beaucoup réfléchi sur les conditions de ce chant, sont néanmoins accessibles aux grandes impressions qu’il produit, considèrent la Messe royale comme le type de la perfection en ce genre de musique. L’air de grandeur qui se fait remarquer dans cette composition, son unité, résultat de l’obligation que l’auteur s’est imposée de se renfermer dans une seule mélodie dont les différentes parties de la messe présentent un développement presque toujours heureux, la marche facile et naturelle de cette mélodie, bien faite pour devenir populaire, ne sont pas les seules causes du succès qu’a obtenu cette composition. L’influence de la tonalité moderne qui s’est fait sentir, sans doute à l’insu de l’auteur, nous paraît être pour quelque chose dans l’admiration dont elle est l’objet. Du Mont n’a pu secouer entièrement le joug de ses habitudes de musicien, en sorte que son inspiration s’est trouvée jetée comme par force dans un moule qu’il n’avait pas choisi. Il en est résulté que le public habitué à la tonalité moderne, mais pénétré encore d’une sorte de respect traditionnel pour la majestueuse gravité du chant d’Église, a reporté avec empressement son admiration pour une œuvre qui conciliait assez bien ses goûts nouveaux et ses habitudes anciennes. » [Depuis la rédaction déjà ancienne de cet article un certain nombre de travaux et d’enregistements ont renouvelé l’approche et l’estimation du répertoire des Messes en plainchant musical. Nous ne citerons que : Cécile Davy-Rigaux, « Les Messes en Plain-chant musical en France à l’époque moderne », Études Grégoriennes, XXXVIII, 2011, Actes du Colloque 1000 ans de chant grégorien (9-10 sept. 2010), p. 201-231. Article enrichi de très nombreux fac-similés.]
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Le Chant ecclésiastique à l’époque de Dom Bedos [Invité par les organisateurs du Colloque Dom Bedos de Celles, mémorialiste de la facture d’orgue, tenu à Bordeaux en 2006, à présenter une communication sur le chant ecclésiastique à l’époque de Dom Bédos (1709-1779), l’Auteur, aux prises avec de sérieux problèmes de santé, avait dû se contenter de rédiger une note succincte qui fut présentée aux participants du Colloque par Xavier Bisaro. On a cru bon de la reproduire ici, en tant que contribution, même partielle, à un domaine de recherche et de travaux connaissant un bel essor au cours des dernières décennies.]
Le plain-chant, en usage dans le service divin (office des heures, messes solennelles et messes chantées, funérailles et autres cérémonies fixées dans les livres liturgiques) est ce chant consigné en notes carrées, sur quatre lignes, dans les Antiphonaires, Graduels, Psautiers, Processionnaux… Cette notation le distingue comme Cantus, de tout ce qui relève de la Musica. Dans les grandes églises où il y a « musique « (chapitre cathédral ou collégial, monastères ou maisons religieuses), ces deux catégories d’actions musicales peuvent être confiées à des groupes d’exécutants de statuts différents. L’organiste (et le grand-orgue), par son jeu initial et en alternance, comme par son intégration cérémonielle, selon les prescriptions du calendrier coutumier des fêtes et des services, peut être considéré comme se rattachant à la sphère du Cantus. La physionomie musicale du plain-chant se distingue de celle de la Musica par sa nature de monodie soumise à la modalité ecclésiastique, celle des huit tons de l’Église, que les formules psalmodiques entretiennent pour les oreilles en un état que l’on peut dire structurel et génératif. En dépit d’une dérive tonale vers la seule différenciation majeur-mineur, dont de grands musicographes comme Sébastien de Brossard reconnaissent le caractère inexorable, la grammaire et l’oreille modale différencient encore assez sensiblement les trois positions des échelles de ré, mi et fa. Et les traités (Jumilhac (1673), Nivers (1683), Lebeuf (1741), Poisson (1750)…) accordent une place toujours importante à l’exposé des modes et tons ecclésiastiques1. On peut estimer que les plains-chants composés pour les nouveaux In Les Cahiers de l’ARTES. Dom Bedos de Celles, mémorialiste universel de la facture d’orgue, 2 (2007), p. 215-220. Dom François Bedos de Celles (1709-1779), moine bénédictin, musicographe de culture scientifique et facteur d’orgues. Personnage d’envergure qui laisse un vaste ouvrage encyclopédique : L’Art du facteur d’orgue, qui fait autorité en la matière. 1 La bibliographie du sujet s’est très heureusement enrichie ces dernières années. Nous nous contenterons de citer dans cette note : Cécile Davy-Rigaux, « Dom Pierre-Benoît de Jumilhac, promoteur et gardien de la science du chant de l’Église », Revue Mabillon, nouv. série, 13 (t. 14), 2002, p. 89-105 ; Cécile Davy-Rigaux, Guillaume-Gabriel Nivers. Un art du chant grégorien sous le règne de Louis XIV, Paris, CNRS Éditions (« Sciences *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 421-424 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.120349
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Livres parisiens (1736 et sq.) et diocésains renforceront plutôt la fidélité aux échelles et aux formules mélodiques et cadentielles des anciens modes, liés assez facilement au prestige de l’Antiquité. Cette orientation de la science et du goût pour l’Antique connaîtra d’ailleurs un certain succès vers la fin du siècle, selon un mouvement que l’on peut aussi observer dans le décor et l’architecture, ou même dans les conceptions et réalisations musicales d’un Blainville ou d’un Lesueur. Cette conception d’un chant grave, d’une noble simplicité, pour un clergé instruit et soucieux de dignité et de révérence (on peut penser au Vicaire savoyard de l’Émile et à la manière digne et pénétrée dont il célèbre, même sans la foi, les Saints Mystères) engendre ce qu’un musicographe du xixe siècle appellera la planitude du chant ecclésiastique. Le débit en est soutenu et lent, presque de pulsation unaire. Les meilleurs maîtres y décèlent la possibilité d’en faire un flux à la fois égal et différencié par l’activité mentale et morale des chanteurs, invités, selon Brossard, à « former le sens » en chantant. L’abbé Léonard Poisson dans le dernier chapitre de son important Traité consacre à la « manière de bien chanter » neuf pages sérieuses, qui, au moins chez les maîtres, attestent l’existence d’un véritable art du plain-chant. Il est sans doute plus difficile de connaître les composantes musicales et éthologiques de ce qui s’est établi comme pratiques coutumières dans la culture des chantres paroissiaux, en deçà et bien au-delà de la Révolution. Pratiques que prendront souvent pour cible les réformateurs du plain-chant et de la musique d’église au xixe siècle avec une belle unanimité, mais qu’une meilleure connaissance des pratiques du chant en milieu traditionnel actif invite à reconsidérer2. Cette « planitude » du chant ecclésiastique est toutefois amenée à se différencier en poids de « gravité « variable, selon le degré de solennité de la cérémonie. On pourra chanter la même mélodie (forma modulationis) selon trois degrés d’allure : mensura gravis, mensura gravior, mensura gravissima, dans un cadre cérémoniel où parements et insignes, chapes, luminaires, nombre de ministres parés, sonneries et jeu des orgues composent entre eux une scène qualifiée selon les règles d’un protocole férial ou festif. Le texte à chanter est d’un latin ecclésiastique dont la prononciation utilise la phonétique du français parlé. Pour ce qui relève de la prosodie, ce latin est marqué depuis la Renaissance par l’allongement de la syllabe accentuée, avec, dans le cas des proparoxytons (dominus, ecclesia, filius hominis…), l’abrègement de la pénultième. On peut noter aussi de la Musique »), 2004 ; Monique Brulin, Le Verbe et la Voix. La manifestation vocale dans le culte en France au xviie siècle, Paris, Beauchesne (« Théologie Historique », 106), 1998. La thèse de Xavier Bisaro renouvelle profondément la connaissance des pratiques ecclésiastiques cantorales pour tout le xviiie siècle, en particulier pour la composition et la diffusion des répertoires parisiens liés à la publication des Livres liturgiques de l’Archevêque Vintimille, à partir de 1736. Xavier Bisaro, L’œuvre liturgique et musicologique de l’abbé Jean Lebeuf (1687-1760). Histoire, réforme et devenir du plain-chant en France au xviiie siècle, thèse de doctorat, Tours, Université François Rabelais, 2005, 703 pages, annexes : 435 pages ; Xavier Bisaro, « Le plain-chantiste en son atelier : proposition d’une méthode d’analyse du plain-chant néo-gallican au travers du Traité de L. Poisson », Musurgia, XI (2004/1-2), p. 73-93 ; Jean-Yves Hameline, « Sébastien de Brossard et le plain-chant », Sébastien de Brossard musicien, éd. J. Duron, Versailles, Éditions du CMBV/ Paris, Éditions Klincksieck, 1998, p. 141-161 [cf. p. 373-395 dans le présent ouvrage]. 2 Marcel Pérès, Jacques Cheyronnaud, Les Voix du plain-chant, Paris, Desclée de Brouwer (« Texte et voix »), 2001.
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Le Chant ecclésiastique à l’époque de Dom Bedos
des abrègements moins systématiques de syllabes pré-toniques. Les Livres romains (en particulier les récitatifs du célébrant dans le missel et le pontifical) en avaient donné le modèle. Cette prosodie accentuelle s’écartait donc de la prosodie syllabique en longues et brèves dont étaient constitués les différents pieds de la poésie métrique. Celle-ci subsiste toutefois dans le texte des hymnes. Ainsi on pouvait classer l’ensemble des chants du service divin en trois catégories : les récitatifs (prières, lectures, psalmodie), les chants poétiques ou métriques (hymnes et proses), les chants mélodiques du Propre et de l’Ordinaire, de l’antiphonaire et du responsorial. Cette conception et cette pratique du latin ecclésiastique avaient engendré un type de notation à trois valeurs, dont l’usage au xviiie siècle est tout à fait généralisé : la carrée caudée ou longue, la carrée simple ou commune, la losangée ou brève. On voit disparaître les éléments les plus voyants de l’ancienne notation carrée neumatique : pliques (ou « écharpes ») et succession de rhomboïdes descendantes après une note caudée culminante (ancien climacus). Les notes carrées s’enchaînent les unes après les autres, rendant difficile, au-delà de trois notes, la perception de regroupements dans la succession des sons. Problème qui ne semble pas avoir beaucoup retenu l’attention des chantres. Comme nous l’avons fait remarquer à l’égard des tons ecclésiastiques, l’introduction des nouveaux plain-chants vient plutôt renforcer l’intérêt porté à la probité de l’énonciation du texte et à son exactitude grammaticale. En vue d’aider les piètres latinistes, on a généralement maintenu l’usage des barres de mots, dont Nivers avait dénoncé une certaine nocivité. Dans la pratique psalmodique, l’accentuation active réelle qui, au xviie siècle, oscille entre débit égal, accentuation intégrale et accentuation réduite (seules les syllabes portant l’accent typographiques sont allongées dans le chant) s’en tient désormais à ce troisième modèle. Les récitatifs notés des Préfaces, aux pages centrales des Missels, témoignent pourtant la plupart du temps d’une accentuation intégrale dont une réalisation soigneuse et bien sonante pouvait créer un moment magnifique. À l’inverse, il subsiste une réelle difficulté à prendre la mesure de ce qui dès le xviiie siècle est jugé par les meilleurs maîtres comme une regrettable incorrection, à savoir l’influence de la prononciation du français (ascendante avec finale sonore marquée à la fin des groupes, voire des mots) sur la déclamation ou la simple lecture du latin, engendrant une accentuation oxytonique avec prédominance de groupements se rapprochant de l’iambe (brève-longue) ou de l’anapeste (brève-brève-longue). La variabilité des tempi pour une même mélodie rend sans doute difficile aux notateurs d’indiquer clairement des indications que nous dirions « rythmiques ». Ainsi, l’allongement des pénultièmes en fin de phrase est inapproprié en mensura gravior, mais permet d’éviter un effet de syncope en mensura gravis, ou en chant férial notoirement accéléré (rotunditer). De même la mesure exacte de la succession de valeurs longue-brève-commune, peut varier selon le tempo et l’allure générale de la pièce. Le Cantus ecclesiasticus reste une pratique cérémonielle, attachée au devoir du service divin, au moins pour les clercs et les bénéficiers, avant d’être une pratique « artistique »
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au sens moderne du mot. Des traces, presque matérielles, de cette logique cérémonielle, apparaissent dans les périélèses, ponctuation cadentielle suspensive qui souligne une intonation, annonce une modification du dispositif choral, et que la coutume parisienne multiplie au point d’alourdir quelque peu la continuité du chant. Mais la belle allure du chant est aussi un devoir de religion. Un des soins apporté à l’actio canendi consiste en sa juste ornementation. Ornementation quelquefois réduite à la modica trepidatio des tournures cadentielles, la plupart du temps, non notée, mais n’ignorant pas, compte tenu des habitudes locales, tierces coulées, appoggiatures d’attaque, tremblements sur les longues ou sur les premières notes d’un groupe descendant, etc. On peut recueillir de nombreux témoignages sur l’ornementation liée au Ton spécial des Lamentations. Il faut y joindre aussi les pratiques hétérophoniques du chant sur le livre, étudiées par Jean-Paul Montagnier3. Et que dire alors des ajouts instrumentaux, telle que la pratique assez mal connue du serpent ? Il est possible que les lutrins des petites églises aient aimé, précisément en raison de leur faible équipement cantoral, se renforcer de quelque instrument monodique grave, comme on le verra au xixe siècle. On peut sans doute observer un certain écart entre un goût sévère pour le plain-chant pur et le goût des embellissements plus ou moins bien tempérés, qui s’exprime dans des plains-chants plus populaires « prétintaillés des ornements de notre musique », comme l’écrit Jean-Jacques Rousseau. Succès des messes de Dumont, de la Baptiste, de la Messe trompette. Réédition des ouvrages de La Feillée. Faut-il y voir un point de rupture de l’idéal du chant ecclésiastique, ou un témoignage de la réformation de son irréductible hétérogénéité ? Celle dont témoignerait à sa manière l’hétérogénéité même du répertoire des organistes.
Louis-Joseph Marchand, Henry Madin, Traité du Contrepoint simple, éd. J.-P. Montagnier, Paris, Société Française de Musicologie (« Publications de la Société Française de Musicologie »), 2004. [La pratique et le répertoire du Serpent, et son implication dans l’action du Lutrin des Chantres, ont donné lieu à de beaux travaux (Volny Hostiou) et de convaicantes exécutions depuis une décennie (Bernard Fourtet, Michel Godard, Volny Hostiou, Michel Nègre).]
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Musiques d’Ancien Régime
Orner le jeu, orner le chant [Ce texte fut rédigé à l’occasion d’un Colloque tenu au Grand Auditorium du Louvre en marge d’une Exposition organisée en 2002, par le Département des Objets d’Art, Un temps d’exubérance, les arts décoratifs sous Louis XIII et Anne d’Autriche. Emmanuel Coquery, conservateur au même Département, organisateur de l’Exposition et du Colloque, et auteur d’une remarquable Introduction en tête de cette publication du premier rang, tenait absolument à faire figurer le geste musical et sa codification graphique, dans une perspective de confrontation des pratiques et des grammaires artistiques. Il en avait amicalement demandé le service à l’Auteur. Ce texte qui exigea des rafraichissements de documentation et quelques veilles de réflexion théorique, ne prétend pas, c’est évident, dire le dernier mot sur une question qui reste toujours difficile à bien cerner et délimiter, et au sujet de laquelle les travaux ne manquent pas.]
Il y a une vingtaine d’années, l’auteur de ces lignes jouait une pièce de Louis Couperin devant l’un de ses neveux, qui avait à l’époque six ou sept ans, sur un clavecin par ailleurs très respectable. Le garçon me regarde, et puis s’approche et dit : « Pourquoi tu joues toujours des zigzags ? –– Je joue des zigzags ? –– Ben oui. (Et mon jeune interlocuteur remuait sa main pour figurer la chose :) Tu joues toujours des zigzags. –– Vois-tu, c’est assez extraordinaire ce que tu dis, parce que si tu regardes la partition, précisément, ce qui s’appelle un tremblement, cela se note avec un petit zigzag. –– Mais… mais pourquoi tu fais toujours des zigzags ? » Évidemment, si je pouvais répondre à la question, les problèmes de notre colloque seraient résolus ! Puis le garçon ajoute : « Mais je crois quand même qu’il ne faut pas en faire de trop. » Le jeune auditeur avait déjà un point de vue sur la question. Mais, dans le fond, il touchait exactement le problème qui nous préoccupe. La question des « ornements », que nous envisagerons principalement dans l’exécution des œuvres vocales et des œuvres de clavier à l’époque dite baroque, est en elle-même, et par nature, pourrait-on dire, sujette à controverse (« …les Maîtres eux-mêmes ne s’entendent pas ! », écrit Montéclair). Elle donne lieu à des débats faisant appel au goût (goust du chant, In Rinceaux et Figures. L’ornement en France au XVIIe siècle, E. Coquery (dir.), Paris, Éditions Monelle Hayot, Musée du Louvre-Éditions, 2005, p. 227-238. *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 427-442 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119020
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propreté du toucher), au jugement (agréement). Toute exécution met en jeu (c’est bien le mot) une décision pratique de dosage et de mesure, car l’ornement comporte toujours une figure et une action : plaisir « distingué », dédoublé, en ce qu’il provient et de la figure et de la justesse de son emploi. Il ne peut donc exister, pas plus hier qu’aujourd’hui, une science exacte de l’ornementation, même si un très grand savoir est nécessaire, non pas pour faire comme faisaient les anciens, ce qui est sans doute une mauvaise voie et, qui plus est, sans issue, mais pour accéder autant que faire se peut à la liberté et à l’initiative dont ils disposaient en ces matières mêmes, ainsi qu’aux éléments fondateurs de leur jugement et de leur plaisir. La question est toutefois troublée, surtout du côté de la tradition des maîtres français, par un souci d’introduire dans ce domaine indécis et fuyant, mais souverain, un minimum d’ordre et de grammaire. La multiplication des tables d’ornements, leur ingéniosité méthodique, ont engagé leur relecture moderne dans une sorte de philologie musicale et d’érudition comparative, indispensable, certes, mais dont le souci du détail a pu quelquefois cacher une vision d’ensemble et obscurcir une certaine compréhension du phénomène saisi dans sa nature et dans les heureuses contradictions qui en fondent la délectabilité et le charme. Dans les documents qui leur avaient été obligeamment distribués, les auditeurs du colloque pouvaient trouver une table d’ornementation empruntée à un petit traité français, Principe pour apprendre la musique de Michel L’Affilard (Paris, 1705), qui donnait une idée de ce que pouvaient être la nomenclature, la graphie et la clé de lecture, à tout le moins solfégique, de ces conventions graphiques (fig. 1). La conviction générale restait néanmoins qu’une parfaite maîtrise de cette grammaire d’exécution relevait d’une démonstration pratique, et qu’une grande partie de cette activité ornementale échappait à toute notation. Bénigne de Bacilly, un maître de chant de la génération précédente, celle de Lambert et de Lully, avait parfaitement exprimé cette conviction commune : Comme en toutes choses on fait difference entre la beauté et l’agrément, il en est de mesme dans le Chant, où sans doute une Pièce de Musique peut estre belle, et ne plaira pas, faute d’être exécutée avec les ornemens nécessaires, desquels ornemens la pluspart ne se marquent point d’ordinaire sur le papier, soit parce qu’en effet ils ne se pussent marquer par le défaut de Caractères propres pour cela, soit que l’on ait jugé que la trop grande quantité de marques embarasseroit et osteroit la netteté d’un Air, et ferait quelque sorte de confusion ; outre que ce n’est rien de marquer les choses, si l’on ne les scait former avec les circonstances nécessaires, ce qui en fait toute la difficulté1.
1 Bénigne [Bertrand] de Bacilly, L’Art de bien chanter […] augmenté d’un discours qui sert de réponse à la critique de ce traité et d’une plus ample instruction pour ceux qui aspirent à la perfection de cet art, Paris, l’Autheur, 1679 (1re éd., sous le titre Remarques curieuses sur l’art de bien chanter, et particulièrement pour ce qui regarde le chant françois, 1668), rééd. en fac-similé, Genève, Minkoff, 1971, p. 135.
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Orner le jeu, orner le chant
Fig. 1. Michel L’Affilard, Principe très-faciles pour apprendre la musique, Paris, 1705, p. 26-27. Royaumont, Bibliothèque François Lang © IReMus
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Fig. 2. Michel Pignolet de Montéclair, Nouvelle Methode pour apprendre la Musique, Paris, l’Auteur, 1709, p. 41. Royaumont, Bibliothèque François Lang © IReMus
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Orner le jeu, orner le chant
C’est le jeu qui est orné L’hypothèse que nous proposons est la suivante : la fréquentation des œuvres, leur exécution publique dans des cadres et sur des instruments adéquats, la lecture attentive des écrits anciens, et, plus que tout, une vraie volupté émerveillée attachée à la chose, ont, ces dernières années, déplacé la question : d’une lecture un peu grammaticale et philologique des ornements, on serait passé à une conception plus globalement comportementale (on aurait dit « morale » du temps de Malebranche) de l’ornementation, conçue, cette fois comme action, allure, culture sensible, production vive. Dans cette perspective, celle d’un art de la performance, pour parler comme les linguistes, c’est le jeu qui est orné. François Couperin s’en exprimait avec simplicité parlant d’un double tremblement de tierce simultané, certes difficile : « Si l’on pouvait gagner cette pratique, écrivait-il, cela donnerait un grand ornement au jeu. » Le jeu ainsi s’ornant apparaît bien comme instance d’achèvement actif. Pour simplifier, on pourrait dire que les interprètes (et les luthiers) nous ont appris qu’on n’exécute pas des ornements, comme s’il s’agissait d’intégrer quelque chose, mais qu’on produit par l’ornement l’intégration active et suffisamment heureuse d’un discours musical toujours potentiel, dans le mouvement même de sa communication sonore. Ainsi peut-on espérer parvenir justement à un jeu orné qui séduise, qui convainque, qui puisse vraiment remplir de volupté et de bonheur par son charme, par le fait qu’il s’impose avec tendresse ou majesté, langueur ou fermeté, mais toujours avec esprit, comme nous venons de l’entendre, de ce jeu si intelligent, et en même temps si sensible, de Gustav Leonhardt2. Resterait à comprendre quelle est la nature subtile de ce plaisir que l’ornement vient procurer, et que son absence, d’une certaine manière, diminue ou fait disparaître. L’ornement aurait-il comme fonction d’annoncer, en amont de toutes ses fonctions syntaxiques, rhétoriques, rythmiques ou ponctuationnelles, qu’il y a lieu de plaire, et pour l’exécutant d’engager sa foi dans l’enchantement qu’il produit ?
Effacement et résurgences On ne peut toutefois prendre une claire vue de la question sans engager un minimum de mise en perspective historique : La question des « ornements », et de leur réalisation dans l’édition et l’exécution musicales, prend une tournure moderne lorsque se transforme le socle culturel qui fondait les usages, les attentes, les goûts, leur transmission et leur entretien. On peut en prendre la mesure dans les affirmations de François-André Danican-Philidor, contemporain de Diderot et de Rousseau, en la préface à son opéra Ernelinde en 1768. Il dit vouloir s’attacher à la simplicité du récitatif en suivant au plus près la prosodie française et qu’il a pris sur lui de « bannir tous agrémens, comme ports de voix, martellements, coulés &c… », position « éclairée » à rapprocher de celle de Rousseau ou même de Gluck. Avant le début de cette communication, les auditeurs présents avaient pu entendre une allemande en ré mineur de Louis Couperin, dans un enregistrement de Gustav Leonhardt, Armand-Louis [Couperin]. FrançoisLouis Couperin. Pièces de clavecin, Philips (420939), 1988. 2
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Carl Philipp Emanuel Bach n’ignore pas Couperin, dont il vante la mesure et la sagesse, et semble bien regretter qu’on ne joue plus les œuvres des compositeurs de cette déjà lointaine époque, mais il apparaît comme le promoteur majeur du style sonatiste, qui bouleverse non seulement l’écriture mais le geste musical et le projet esthétique. À quoi s’ajouteront la diffusion du pianoforte, et d’une manière plus générale la transformation de la lutherie et des méthodes de jeu, entre 1770 et 1820. Toutefois, une partie du répertoire antérieur, sans doute plus tenace qu’on l’a cru, se maintient, en particulier dans les pratiques de formation (« exercices » de Scarlatti ou de Durante, fugues de Haendel ou de Porpora), ou, comme c’est le cas pour la musique de Jean-Sébastien Bach, avec sa réestimation et son érection en modèle pédagogique, comme on peut le voir dans l’édition par Carl Czerny du Clavier bien tempéré. Avec le développement de la littérature pour le piano, on voit aussi se constituer des anthologies présentant des pièces d’origine « ancienne », comme c’est le cas de la 5e édition de la méthode de Clementi, publiée en 1811, où l’on peut lire des pièces de Couperin et de Corelli, au voisinage de « chants nationaux » et de préludes modernes. S’il n’est pas exclu que se maintiennent ici ou là des traditions d’exécution, tant une certaine dischronie est la règle dans l’étalement temporel de l’évolution musicale, la transformation du goût et de la facture instrumentale ne peut que poser la question de la pertinence et du mode d’exécution de ces « ornements » ou « embellissements ». Sont-ils superflus ? Faut-il les jouer ? Comment les jouer ? Plus radicalement, quel est leur rôle dans la forme achevée de l’œuvre qui naît de l’exécution ? Le débat est sensible dès le début du xixe siècle. Il subsistera longtemps, comme on peut en juger par la surprenante préface que Maurice Emmanuel, musicien et savant incontesté, donne au Traité des signes et des agréments de Paul Brunold, en 1925 : selon M. Emmanuel, la pratique des agréments est sans doute concevable sur des clavecins restaurés, mais constitue, depuis l’origine, une erreur à l’orgue, comme on peut le constater dans la défiguration qu’apportent les agréments aux contrepoints si savants de Nicolas de Grigny. Lequel Grigny, comme on le sait, les a multipliés à plaisir, ce qui, venant d’un tel musicien, aurait pu, pensons-nous, donner à réfléchir.
Le cas Jean-Sébastien Bach Dès l’époque de Beethoven et de Czerny, sous l’influence aussi de Johann Nikolaus Forkel, auteur de la première biographie de Jean-Sébastien Bach (1802) et de maints musicographes allemands, Bach prend figure de pédagogue transcendant3. Mais que faire des « ornements » dans la réédition et l’exécution de ses œuvres ? Les considérations émises à ce sujet peuvent se regrouper sous trois rubriques : la pratique des ornements chez Bach, même si Forkel affirme de la part du Cantor une certaine réticence à leur emploi excessif, participe d’un goût périmé, et en son fond, discutable. Bach, par ailleurs, n’a laissé qu’une petite table d’ornements dans le livre d’études de Wilhem Friedemann, celle-ci d’origine française. Enfin, Bach semble bien ne pas tout noter et laisser une partie de l’ornementation à l’initiative de l’interprète. 3 La biographie de J. N. Forkel, ainsi que d’abondants documents, sont consultables dans Gilles Cantagrel, Bach en son temps, Paris, Hachette, 1982.
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Orner le jeu, orner le chant
À l’époque des grandes publications de la Société Bach (1851 sq.), on prend le parti de ne pas censurer les ornements notés (comme avait pu le faire Czerny), mais chez les exécutants les difficultés demeurent : faut-il les jouer, ou même en rajouter ? Comment les réaliser ? Les tables issues des ouvrages de Carl Philipp Emanuel Bach, Friedrich Wilhem Marpurg, Johann Joachim Quantz, Leopold Mozart, ne semblent pas entièrement satisfaisantes. On perçoit toutefois de plus en plus que la juste estimation des « ornements » et de l’ornementation ne peut être laissée de côté dans l’approche de toute la musique ancienne4. Aristide et Louise Farrenc, dès 1860, dans les livraisons du Trésor des pianistes, donnent l’exemple d’éditions très proches des originaux, et d’une gravure magnifique. En 1888, Johannes Brahms et Friedrich Chrysander publient une très belle édition, encore tout à fait utilisable, des œuvres de clavier de François Couperin, et comme les Farrenc, font préparer de nouveaux poinçons pour une gravure plus exacte des ornements.
Musical Ornementation : concept en extension Un pas important dans la confrontation des pratiques et des théories concernant l’ornementation fut effectué par le travail d’Edward Dannreuther, un pianiste qui vivait à Londres, promoteur ardent du théâtre wagnérien (on sait d’ailleurs que Wagner s’intéressait à la musique ancienne). Dans les deux volumes de Musical Ornementation, parus chez Novello à Londres en 1893 et 1895, Dannreuther tente une lecture successive et comparée de tous les systèmes d’ornementation, depuis le milieu de la Renaissance jusqu’à Carl Philipp Emanuel Bach. Et, paradoxalement, c’est peut-être son souci d’exhaustivité qui va constituer l’obstacle dont il aura le plus de peine à se défaire, à savoir une extension difficile à contrôler de la notion même d’ornementation, où l’on trouve regroupés des phénomènes de nature et d’âge divers dont on ne sait pas très bien s’ils sont du même ordre. On y découvre par exemple les gloses violonistiques des adagios lents de Corelli. On peut s’interroger. S’agit-il d’ornementation ou s’agit-il d’une performance musicale qui aurait sa nature propre et qui ferait appel à une invention musicale spécifique, dépassant le simple ornement du jeu ? Où placer les chorals ornés de Buxtehude ou de Jean-Sébastien Bach, gloses intégrales d’une mélodie connue par ailleurs ? Faut-il considérer comme équivalents les doubles des mouvements issus de la danse ou des chants à couplets et les simples reprises introduisant des tournures ornementales et des grâces nouvelles, comme nous avons pu le remarquer dans l’enregistrement diffusé lors de ce colloque, Gustav Leonhardt a joué les reprises de l’allemande : il appliquait une requête de cette époque qui conduit l’exécutant à éviter de jouer deux fois la même chose de la même façon. Donc, quand il recommence, il ajoute, il diversifie ; faut-il dire qu’il orne davantage, ou qu’il orne différemment, distribuant à sa façon, et dans une juste mesure, une réelle prime de plaisir ? C’est ce qu’exprimait Jean Léonor Le Gallois dans sa Lettre à Melle Regnault de Solier
On lira à ce sujet la remarquable préface de Ralph Kirkpatrick à la traduction partielle du grand ouvrage de Carl Philipp Emanuel Bach, sous le titre Essai sur la vraie manière de jouer les instruments à clavier, Paris, J.-C. Lattès, 1979. 4
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touchant la musique (1680), à propos du jeu de Jacques Champion de Chambonnières, le maître de d’Anglebert et des Couperin : Toutes les fois qu’il jouait une pièce il y mêlait de nouvelles beautés par des ports de voix, des passages et des agréments différents, avec des doubles cadences. Enfin, il les diversifiait tellement par toutes ces beautés différentes qu’il y faisait toujours trouver de nouvelles grâces. Et c’est ce qui a fait que chacun se l’est proposé à imiter comme un parfait modèle5.
On peut se demander si cette extension théorique du concept d’ornementation, jusqu’à en brouiller les capacités descriptives et catégorisantes, n’est pas, tout compte fait, une sorte de projection intellectuelle du phénomène lui-même. Il est possible, certes, de distinguer, en un premier temps, une ornementation qu’on pourrait dire d’exécution, centrée sur la plastique active du geste et l’action de production autogène d’un énoncé musical. Cette stylistique active pourrait s’adjoindre une ornementation de caractérisation, censée rendre le chant ou le jeu plus tendre, plus héroïque, plus expressif dans un registre donné, suivant une heureuse diversification et quasi-modulation dans le temps. Mais très vite apparaît un acte productif où, par un renversement quelquefois subtil, voire imperceptible, mais très souvent explicite et manifeste, le plan de l’expression se transforme en plan du contenu, et fait de l’ornementation l’objectif même du propos, dans une logique d’excellence, de parure, de virtuosité. La formalisation de cette dernière fonction aboutirait à des tâches musicales d’invention qu’on pourrait dire proprement compositionnelles (même si improvisées) : doubles, variations, partitas, et tout le domaine désigné par l’emploi de la division, ou de la diminution6. Dans cette perspective, l’ornementation du chant et du jeu instrumental apparaît bien comme un phénomène en continuité pluriséculaire (à tout le moins morphologique) avec des pratiques attestées en milieu traditionnel, hautement cultivé quant il s’agit de l’Asie du Sud-Est, du Moyen-Orient ou du Maghreb arabe, ou avec celle de la coloration médiévale7. Marin Mersenne n’était pas loin de voir dans cet aspect vibratile de la musique une donnée première. Dans son grand ouvrage Harmonie Universelle de 16368, au « Traité de la voix et des chants, Livre I, de la voix, Proposition 32 : Expliquer par quels mouvements des organes se font les passages et les fredons dont on use en chantant », il écrit :
5 La Lettre de J. L. Le Gallois est reproduite dans Louis Couperin, Pièces de clavecin, édit. D. Moroney, Monaco, Paul Brunold, 1985, p. 38-39. 6 H. M. Brown distingue, pour le xvie siècle, l’ornement pour une note seule (mordants, tremblements) et les passages continus. Logiques différentes qui parfois se rejoignent, de même que l’ornement rhétorique de simple diction peut glisser vers le descriptif et le figural madrigalesque, ou vers l’humoral et l’affect (Caccini). Voir Howard Mayer Brown, Embellishing sixteenth century music, London, Oxford University Press, 1976 ; trad. fr. L’Ornementation dans la musique du xvie siècle, Presses universitaires de Lyon, 1991. 7 La tentation d’un rapprochement trop rapide entre des cadres culturels sans doute plus divergents qu’un consensus anthropologique pourrait le penser gagnerait à se tempérer par la lecture de Raymond Court, La Vérité de l’art ? Essai sur la figure et le sacré, Paris, Ereme, 2003, en particulier le développement consacré à « La figure et l’ornement », p. 114-123. 8 Marin Mersenne, Harmonie universelle, contenant la théorie et la pratique de la musique, Paris, (1636), édition fac-similé, 3 vol., Paris, CNRS, 1963.
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Orner le jeu, orner le chant
[…] de toutes les Nations qui apprennent à chanter, et qui font des passages de la gorge, les Italiens mêmes qui font une particulière possession de la Musique, et des récits, avouent que les François font le mieux les passages, dont il n’est pas possible d’expliquer la beauté et la douceur, si l’oreille ne les oit, car le gazoüil ou le murmure des eaux, et le chant des rossignols n’est pas si agréable ; et je ne trouve rien dans la nature, dont le rapport nous puisse faire comprendre ces passages, qui sont plus ravissants que les fredons, car ils sont la quintessence de la Musique9.
Mersenne s’efforce alors de donner à « cette diminution & à cet ornement de la voix » une base physiologique10. À la Proposition 37, il distingue bien l’intégration solfégique de l’air à chanter : justesse des intervalles et maintien du ton, pour lesquels l’usage d’une aide instrumentale est utile. Il en va autrement quand il s’agit de « donner la grâce aux chants & aux passages qui dépendent des roulements de gorge, et des autres délicatesses & tremblements dont on use maintenant pour porter la voix du grave à l’aigu, & de l’aigu au grave ; c’est pourquoi, [si le chanteur] veut perfectionner sa voix, il a besoin d’un Maître, à raison que les instruments ne peuvent enseigner de certains charmes que l’on invente tous les jours pour embellir les chants, et pour enrichir les concerts »11. Gilbert Rouget, dans un article célèbre de la revue L’Homme, avait, dans les années 1960, tenté de montrer que le développement de la musique reposait sur cet antagonisme permanent et constitutif entre diastématie d’intervalles et continuum chromatique : Continu/discontinu, chromatique/diatonique, parlando/cantando, tonal/ atonal, cette série d’oppositions définirait-elle deux catégories fondamentales de l’organisation des sons musicaux ? Données avec la musique, opposées mais complémentaires, elles seraient dans des rapports d’incessante dialectique qui expliqueraient peut-être, en partie, l’extraordinaire variété des systèmes musicaux dans le temps et dans l’espace12.
Cet antagonisme de potentialité apparaît bien comme constitutif de l’activité même d’ornementation. C’est aussi son aspect quelque peu pulsionnel, ou à tout le moins expansif et consummatoire, qui peut expliquer qu’un plaisir « distingué », comme nous l’avons dit, pourra naître de son habile régulation dans le cadre d’une communication aussi expressive que civile. Ainsi, à l’époque de l’Air sérieux où s’illustrent Michel Lambert, Joseph Chabanceau de La Barre, Bénigne de Bacilly, il est possible de dégager trois domaines où peut se déployer l’activité d’ornementation. La première est liée à l’actio canendi, ornementation de belle manière, ou de belle exécution (goût du chant…) dont le modèle reste la déclamation instruite, polie, efficace. Les deux autres domaines concerneraient des ornements qu’on pourrait dire plus proprement d’élocution, suivant deux axes de développements, l’un se rapprochant de l’esprit madrigaliste par l’emploi d’une grammaire descriptive ou expressionniste, dont par ailleurs on craint la banalité, l’autre se portant vers la prime virtuose de plaisir par le moyen de gloses, doubles, diminutions et passages13. Ibid., t. ii, livre premier, p. 40. Ibid., p. 41. 11 Ibid., p. 47. 12 Gilbert Rouget, « Un chromatisme africain », L’Homme, 1, (1961-1963), p. 32-46. 13 Georgie Durosoir, La musique vocale profane au xviie siècle, Paris, Klincksieck, 1994 ; Catherine Massip, L’art de bien chanter : Michel Lambert (1610-1696), Paris, Société française de musicologie, 1999. 9
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Orner le jeu Nous voudrions nous attarder quelque peu sur ce que nous avons appelé le domaine de l’ornement de simple exécution, par où s’élabore une stylistique de l’action musicale in situ, in actu, phase qui, dans le schéma séquentiel de la rhétorique, correspond à celui de l’actio pronuntiandi, où l’activité d’orner correspond sans doute, en amont de toute intentionnalité sémantique ou pathique, à une véritable foi première dans l’existence même des ressources musicales que recèle la composition, ce qui peut expliquer cette espèce de fermeté et de force, voire de générosité, qui ressort de toute belle ornementation. Considéré dans son déploiement en aval, le jeu orné se présente alors comme une triple négociation active entre l’œuvre, l’instrument (ou la voix) et ses sonorités propres, et la situation de communication, avec ses enjeux de plaisir et de liberté, de convenance et de connivence. L’ornementation est conçue, cette fois, comme action intégrante, production vive et, d’une certaine manière, acheminée. Une triple négociation est donc due à cet agent qu’est le musicien, entre l’œuvre pensée, achevée, inachevée, toujours potentielle, et l’instrument ou la voix avec ses sonorités propres. Parce qu’il se crée toujours une négociation avec l’instrument, de même qu’il existe une négociation du brodeur avec la matière, l’ornemaniste est tenu de rendre vivant et intelligent un mur, de lui faire perdre sa dureté, ou son manque d’imagination, son manque de présence, sa lourdeur. S’il fallait esquisser une comparaison avec l’architecture, et reprendre la distinction entre élément portant et élément porté, on pourrait presque dire que, contrairement à l’apparence physique, l’ornement n’est pas psychologiquement un élément porté, dans la mesure même où il porte, supporte, règle et entretient la perception, jusqu’au point où elle se confond avec l’investissement heureux de l’acte d’habiter ou d’entendre. On verrait alors à quel point l’ornement, contrairement à ce que l’on croit, est souvent un vide, un allégement et non pas un plein et une saturation, à moins que ne lui soit justement affiliée une fonction comparable au graphisme du plein et du délié. La projection graphique de la ligne musicale peut même renforcer la portée de la comparaison. On pourra s’en rendre compte dans la réalisation typographique des deux versions du Credo d’Henri Dumont (fig. 3 et 4), et des deux couplets de l’Air de Joseph Chabanceau de La Barre (fig. 5 et 6) : la version ornée, dans sa projection graphique, apparaît plus légère à l’œil que la version simple. Ne pourrait-on pas en dire autant des fleurs sur les chasubles que nous montrent Christiane Aribaud ou Danièle Véron-Denise14 ? Prises absolument (ce qui vient à les séparer de leur mode de signifiance et de délectabilité), elles peuvent donner l’impression d’une saturation, mais prises dans la négociation ornementale que nous avons dite, elles composent avec le tissu, le personnage porteur, la scène sacrée, la gravitation des choses. La fleur, naturellement ornementale, est alors une béance intelligente et sensible, présence et mémoire, amabilité.
Voir dans Rinceaux & Figures, op. cit., Danièle Véron-Denise, « La place et le rôle de la fleur dans la broderie du xviie siècle », p. 101-111. Christine Aribaud, « Enjeux dogmatiques et jeux plastiques dans la broderie religieuse », p. 181-199. 14
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Fig. 3. Henri Dumont, Credo de la messe du premier ton dans Cinq messes en plain-chant musical, Paris, Christophe Ballard, 1701, p. 5. Collection privée © IReMus
Fig. 4. Henri Dumont, Credo de la messe du premier ton dans Processional pour l’Abbaye royale de Chelles, édit. Jean-Baptiste Morin, Paris, 1726, p. 325. Collection privée © IReMus
Négociation avec la situation de communication ; c’est-à-dire non seulement avec les auditeurs, mais avec le lieu, espace acoustique et espace psychologique, et les déterminations de sociabilité dans lesquelles l’audition se déroule. Avec des enjeux qui sont des enjeux de plaisir, selon un code à la fois de contrainte, parce qu’il y a des attentes, et de liberté, car on veut être surpris, on veut être ravi, on veut être emporté ; code de convenances bien sûr, on l’a dit, c’est le maître mot, tout le monde l’emploie, mais bien plus encore de connivences, car, d’une certaine façon, le musicien doit entrer dans une sorte d’échange et de circulation du plaisir d’exister, tel que l’art de la conversation en avait donné le modèle.
Affaire de mœurs Ce que nous appelons situation de communication ouvre, on le devine, sur les déterminations dues aux situations historiques, et aux mœurs, quand ce n’est pas aux modes. Nous en retiendrons deux aspects particulièrement liés aux pratiques du chant et de la musique dans la France du xviie siècle. C’est d’abord l’importance accordée à tout ce qui relève de l’actio dicendi, de la juste prononciation, et d’une qualification du locuteur par la grâce ou la dignité de sa parole : dignitas verborum, disaient les anciens rhétoriciens. L’ars bene dicendi n’est pas seulement affaire de grammaire, mais de comportement, d’allure, de liberté et de discernement communicationnel. Le propos n’est rien sans l’art de son heureux acheminement, et, bien sûr, ce sont les dames qui en donneront les modèles. L’ornement se déplace vers l’agréement, qualification qui affecte une allure, un jeu de soi en extériorité suffisamment vraie et soucieuse de plaire avec grâce. Pour faire honneur aux gens d’Église, il est équitable de faire 437
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remarquer que le latin d’Église et sa juste prosodie, renouvelée par la notation des livres liturgiques issus du concile de Trente, ne seront pas sans influence sur la transformation de la culture, de l’allure et de la sociabilité d’un clergé formé dans les nouveaux séminaires. Dom Benoît de Jumilhac, le plus savant des plain-chantistes du xviie siècle, rappelle que Quintilien avait placé l’art de l’orateur in vocibus et in corpore : Il y en a même qui étendent le sujet de cette science [la science du chant] jusques au corps parce que l’adresse dont [le chanteur] use dans ses exercices, la grâce et la bienséance qu’il observe dans son port, dans son geste, et dans le reste de ses actions doivent être ajustées avec des proportions semblables aux harmoniques pour être convenables et causer de l’agréement. De sorte qu’il y a un certain mode, ou manière de mouvoir convenablement la voix par tous les degrés harmoniques, que l’on nomme modulation : il y aussi un certain mode ou manière de mouvoir et maintenir le corps avec tous ses membres dans l’exercice et la bienséance convenable, dont l’un s’appelle souplesse et l’autre modestie. Cet avantage n’est pas peu considérable, puisqu’il sert à former tout ce qu’il est de l’extérieur de l’homme ; et à regler et modérer dans la jeunesse les deux excès qui luy sont les plus ordinaires, à cause de l’agitation et du mouvement continuel où elle a naturellement accoûtumé de laisser aller et la voix et le corps15.
Les effets de la musique On peut évoquer aussi un déplacement de ce qu’on appelait les effectus musice, les effets qu’on attend de la musique. Le modèle prédominant est un modèle langagier, dont une des conséquences est la mise en musique de situations de langage, plainte, confidence, dialogue, prière… Mais, corrélativement on peut discerner aussi un déplacement du pouvoir de la musique de l’opus operatum vers l’opus operantis. Ces termes empruntés à la scolastique classique expriment avec concision un transit d’intérêt qui s’opère de l’action propre de l’œuvre, que les médiévaux appelaient joliment « chose faite », res facta, à l’action circonstancielle de l’artiste, dans un cadre reçu de production-réception. Dans la logique de l’opus operatum, la musique est censée fonctionner par ses propres pouvoirs, qui sont les pouvoirs de sa construction, de son harmonie, des modes qu’elle emploie, de ses rythmes, peut-être de sa prosodie. En revanche, si un déplacement ou une insistance met en valeur l’opus operantis, on attend de la musique qu’elle déploie ses pouvoirs plutôt par l’action propre du musicien ou des musiciens, dont l’initiative et la liberté d’intervention grandissent et deviennent par ellesmêmes un objet d’attente et de plaisir. Certaines « compositions » pourront même présenter un aspect schématique ouvrant à l’exécutant, chanteur ou luthiste, un champ particulièrement fructueux à son invention, à sa science et à son talent. Le pouvoir de la musique, sans jamais aller jusqu’à se passer des ressources offertes par une structure au moins minimale, se détache vers l’action de l’exécutant dans une scène de la présentation de soi et de l’action heureuse sur autrui, c’est-à-dire d’une action recevable, et comme on le dit, d’une manière encore toute Dom Pierre‒Benoît de Jumilhac, La Science et la pratique du plain-chant […], Paris, L. Bilaine, 1673 (rééd. Paris, Th. Nisard et A. Le Clercq, 1847), chap. iii, « De l’excellence de la science du chant », p. 24. 15
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proche de l’étymologie, agréable, digne d’être agréée, et bien sûr, applaudie. Pour désigner ce type de communication heureuse, où valeur et valorisation se trouvent partagées entre l’artiste et son audience, Bénigne de Bacilly emploie les mêmes termes (avec un peu moins d’élégance, sans doute), que son contemporain le chevalier de Méré16.
La conversation et la danse L’action ornementale, le jeu orné, peuvent, en simplifiant les choses, être rapportés à un double modèle : le premier se rattache au domaine de la civilité privée ou domestique (nous ne disons pas intime), c’est l’art de la conversation, le second à celui de la civilité publique, c’est celui du ballet. Dans l’un et l’autre cas il y va de la présentation de soi devant autrui, du maintien, ou de ce qu’on appelle « le bel air ». On sait le rôle que le ballet, dont la personne royale consacrera la valeur et le charme, joua au même titre que le théâtre, l’escrime et l’équitation dans les collèges jésuites ; la danse faisait partie de cette éducation de la présentation de soi. Il en subsistera des traces dans l’exécution ornée des divers mouvements de la suite. Dans l’allemande que nous avons entendue lors du colloque, il reste quelque chose, non seulement d’une caractérisation musicale, mais d’une caractérisation éthologique, c’est-à-dire d’une manière d’engager son propos et son image dans un geste parfait. Si l’on entendait à la suite de cette allemande, par exemple, une courante rapide, plutôt de type italien, et une courante française, au contraire solennelle et grave, on s’apercevrait que, chaque fois, la solution n’est pas d’abord une solution que nous dirions musicale, mais une solution comportementale et gestuelle ; et il faut que le musicien justement, trouve, non seulement les bons sons, mais aussi le bon geste, l’étalement de ce mouvement dans le temps, les suspensions de cadence, les reprises intéressantes qui rechargent l’intérêt et redonnent de la vie à la physionomie, à l’allure. Ce que nous appelons les agréments, ou les ornements, ce sont d’abord les moyens dont dispose l’artiste pour intégrer et lier son jeu, indissolublement de manière physique et intelligible, en sauvegardant, même au plus loin de toute danse réelle, l’inscription gestuelle de l’intrigue harmonique et rythmique17. On a donc comme modèles le ballet d’un côté, et de l’autre, la conversation, la civilité de l’espace public et la civilité de la chambre, et peut-être davantage le bel esprit tel que le définit Bouhours, que le bel air, mais tous intègrent un projet d’excellence, au risque, on le sait, de la vanité, qui fait tout basculer dans le dérisoire ou la sottise ; et c’est peut-être de ce côté-là qu’il faut chercher aussi une des significations de l’ornatus18. Chevalier de Méré, Œuvres complètes, t. ii : « Les discours : Des agréments De l’esprit, De la conversation », éd. Ch.-H. Boudhors, Paris, Fernand Roches, 1930. 17 À l’art de la conversation, il faudrait aussi joindre le domaine de la parole publique, et particulièrement celui de la prédication. Le passage de la parole à son « ornement naturel » qu’est le chant pourra être étudié dans Monique Brulin, Le Verbe et la Voix. La manifestation vocale dans le culte en France au xviie siècle, Paris, Beauchesne, 1998. L’importance du théâtre dans l’éducation et ses difficultés apparaissent bien dans Anne Piéjus, Le Théâtre des Demoiselles. Tragédie et musique à Saint-Cyr à la fin du Grand Siècle, Paris, Société française de musicologie, 2000. 18 Dominique Bouhours (Père), Entretiens d’Ariste et d’Eugène [1671], éd. R. Radouant, Paris, Bossard, 1920. 16
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Fig. 5. Joseph Chabanceau de La Barre, rondeau « Plus je pense à ma Maistresse [1er couplet] », dans Airs à deux parties, avec les seconds couplets en diminution, Paris, Robert Ballard, 1669, fol. 21v. Paris, BnF, Département de la musique, Vm7 502 © BnF.
Ornatus L’ornatus (le mot est cicéronien, employé pour désigner la belle apparence, ou mieux, le bel apparaître, quand précisément, ils sont justes) intègre un projet d’excellence, une visée méliorative, voire de virtuosité élégante, ou magnifique, et de plaisir conquis, mais il intègre comme ornement suprême sa propre moderatio. C’est l’enseignement de Méré. C’est aussi celui de La Fontaine dans sa lettre à Maucroix, à la louange de Molière, dont l’art tout urbain ramène Térence contre la rusticité de Plaute : « Et maintenant il 440
Orner le jeu, orner le chant
Fig. 6. Joseph Chabanceau de La Barre, rondeau « Plus je pense à ma Maistresse [2e couplet] », dans Airs à deux parties, avec les seconds couplets en diminution, Paris, Robert Ballard, 1669, fol. 22r. Paris, BnF, Département de la musique, Vm7 502 © BnF.
ne faut pas / Quitter la nature d’un pas (mais, bien sûr, la fête était magnifique…). » La dialectique de la nature et de l’artifice n’en finit d’ailleurs pas : « et celui-là pécherait contre les lois de la bienséance en prenant à tâche de les observer, dans un cadre qui ne les requiert pas »19. Nous voici bien devant un premier paradoxe : seul l’ornement peut sauver l’ornement, dans une démarche qui fait son plaisir de l’instabilité. Entre le défaut et Jean de La Fontaine, Préface à Contes et nouvelles en vers, (1665), Œuvres, édition établie par André Versaille, Paris, Éditions Complexe, 1995, p. 215. 19
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l’excès, faut-il donc rechercher la juste mesure, laquelle n’est jamais au centre, comme on le sait ? Et s’il s’agissait plutôt de juste démesure ? Dans une correspondance adressée à une simple religieuse, saint François de Sales avait une phrase superbe, courte et intelligente, au bord du génie, sans doute l’une des plus aiguisées que l’on puisse citer pour saisir certains aspects de ce que nous appelons l’esprit ou la culture baroque : « Ma sœur, le haut point de la vertu c’est de corriger l’immodération modérément. » Comment ne pas aller trop loin tout en allant vraiment très loin, ou peut-être ailleurs ? L’ornatus peut se déployer en ostentation, narcissisme, arrogance, bel esprit au mauvais sens du mot. Il dispose aussi de trésors de finesse et de grâce gratuite. Car la grâce définit justement la juste démesure, puisque toujours en excès et sans prévisibilité certaine. Les théologiens parlent de gratia gratis data, comme si ce qui est sans nécessité tournait à l’essentiel. L’ornement, gracieuseté, à la limite où l’œuvre se faisant, et l’artiste se perdant, ne puissent se glorifier que de leur épiphanie transitoire et de leur propre perte. La fugitivité y prendrait-elle alors la dignité de ce qui se sait tel : Narcisse entre la rive et l’eau glacée, ou quelque éclair de paradis20 ?
La communication s’était achevée par l’audition d’un air de Joseph Chabanceau de La Barre (Fig. 4 et 5) : Joseph Chabanceau de la Barre. Airs à deux parties, Stephan Van Dyck (chant), Stephen Stubbs (luth), Ricercar (233352), 1998. 20
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Fig. 1. Louis Le Nain (attr.), Repas de paysans (1642), huile sur toile, 97 × 122 cm. Paris, musée du Louvre, Inv. MI 1088 © RMN - Gérard Blot. Presque tous les commentateurs font de ce tableau une lecture évangélique, évoquant une étrange Visitation, avec, sur la table les signes de la commensalité eucharistique. La scène est d’intérieur. Mais un jeune garçon joue du violon comme s’il pratiquait, par une musique de peu de chose, une ouverture non pas vers une lumière ou un paysage, mais vers l’essence musicale de cette commensalité, divine, en l’occurrence, dont le chant dit le bonheur et la saisissante simplicité. On aime à imaginer que le jeune musicien ait pu être un des frères Couperin, quelque part dans la plaine, vers Chaumes-en-Brie.
C’est peut-être pour le xviie siècle de Louis XIV (1643-1715) qu’il pourrait s’imposer d’écrire une histoire musicale de la religion, plus qu’une histoire de la musique religieuse. Certes, le projet fait peur, et nous ne pouvons ici qu’en esquisser quelques traits, laissant à un Henri Bremond à venir la tâche d’en explorer les réserves. *
In Regards sur la Musique au temps de Louis XIV, J. Duron (dir.), Versailles / Sprimont, Centre de Musique Baroque de Versailles / Mardaga, 2007, p. 25-49.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 443-463 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119021
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La « religion » produit du chant et de la musique. L’extériorité active du Culte divin, ce qu’on appelle les « rites et cérémonies », mais à laquelle la catholicité post-tridentine ajoute de multiples formes de dévotions publiques, intègre, on le sait bien, des actions musicales, mais il faut prendre ce terme de « religion » dans le sens pleinement théologique qu’il avait au xviie siècle de manifestation concertée (et concertante), personnelle et collective par laquelle prend figure active et s’entretient le socle commun de la foi théologale dans la prière des fidèles et les formes du Culte de l’Église. Apparaît dès lors et d’emblée le statut de la religion, et plus précisément de l’institution ecclésiastique, comme système effectif d’emprise, disposant de la pression longue, latente, du calendrier, de la coutume, de l’état civil, et de la pression courte plus immédiate des réformes religieuses, des campagnes de conversion, des renouvellements des formes de la dévotion, des pieuses industries de la propaganda Fidei1. Dans cette perspective, il a semblé nécessaire, en première analyse, de considérer la pratique de la musique et du chant comme ayant été un moyen particulièrement efficace de toucher, voire persuader, ou même séduire, les populations et de renouveler pour cela les supports du message catholique. Les conducteurs de la Pastorale post-tridentine, à l’image de Charles Borromée, prestigieux modèle, en sont convaincus, et sans doute aussi les Pères de la Compagnie de Jésus dans leurs Collèges et dans les fêtes spectaculaires qu’ils organisent pour la canonisation de leurs initiateurs. Il est incontestable que le chant et la musique ont été considérés par de bons musiciens et de saints pasteurs comme des adjuvants à la prédication, à la diffusion de la Doctrine chrétienne, et, certes dans une perspective moins immédiatement soucieuse d’efficacité, comme moyen d’assurer la splendeur et la dignité du Culte divin, au prix toutefois, de la part de certains spirituels, d’une attitude de concession à la fragilité humaine et de beaucoup de méfiance pour ce qui restait à leurs yeux une arme à double tranchant. Nous aimerions déplacer un peu notre regard, et prendre en considération les conséquences rétroactives des médiations qu’une telle pastorale met en œuvre et chercher à déceler dans cette extraordinaire déploiement d’une musique religieuse qui nous touche encore aujourd’hui, ce qui la constitue aussi comme une expérience et une épreuve, sachant qu’aucune institution ne peut transformer son discours et ses comportement ad extra sans engager son lien propre avec ce qui fait la force même et la syntaxe de sa croyance. On a le plus souvent traité le catholicisme « baroque » dans une perspective uniment d’action extravertie. Et certes la chose est évidente. Nous aimerions plutôt nous persuader avec Henri Bremond2 que le xviie siècle est celui où le catholicisme issu des orientations du concile de Trente, se présente et se vit en premier lieu comme une religion qui se veut intérieure à l’épreuve de son inévitable extériorité, et telle que l’on pourrait l’évoquer, à la suite d’un grand spirituel de l’époque, comme le « sublime commerce de l’âme avec Dieu ». 1 Annick Fiaschi, « La musique en France dans la seconde moitié du xviie siècle : instrument du pouvoir politique et religieux », Ostinato rigore. Revue internationale d’études musicales (« Les musiciens au temps de Louis XIV »), 8/9 (1997), p. 11-20. 2 Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, t. iv : « La conquête mystique. L’École de PortRoyal », Paris, Bloud et Gay, 1920, Avant-propos, p. i.
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Chanter Dieu sous Louis XIV
Toute l’École française de théologie spirituelle, on le sait bien, (et J.-J. Olier fera passer cette théologie à vivre autant qu’à penser dans la formation des prêtres) se centre sur la « religion de Jésus-Christ », dont l’intériorité même, et toute divine, ne peut pas atteindre les christi fideles sans passer par l’extériorité, sublime, elle aussi, et la vis significativa du Saint Sacrifice et du Saint Sacrement. Il est aisé de voir dans ces scènes sacrées de la Messe, de l’exposition du Saint-Sacrement, des mystères des Fêtes du Cycle annuel de Noël et de Pâques, dans la figure bénie chaque jour de la Vierge Marie, l’extension, certes dévote et productrice d’art, d’un appareil d’emprise en direction des peuples, au sein duquel la musique viendrait apporter une prime de confort et d’attirance. Nous aimerions plutôt nous interroger sur ce que le chant et la musique pouvaient apporter d’instance critique, et donner à l’expérience d’une telle religion une forme investigatrice de ses propres réserves, au risque de les affaiblir en banalités communes, ou, au contraire, de les porter jusqu’à des interrogations déchirantes, ou des illuminations secrètes3. Il nous paraît impossible de saisir la force potentielle attachée aux œuvres de la « musique religieuse » au xviie siècle, et certainement sous Louis XIV, quand cette expérience à la fois portera ses fruits et connaîtra ses limites historiques, sans avoir appréhendé ces harmoniques possibles du cœur, qui se cherchent et quelquefois se laissent entre-deviner, dans l’aventure d’une telle « religion », et, à des degrés d’intensité divers, dans sa musique.
La musique entre le défaut et l’excès Restait à traverser, ou à intégrer comme instance insatisfaite, donc comme surcroît de sensibilité, le moment du fluctuo augustinien, cette redoutable hésitation (je flotte, écrit-il) entre le péril divertissant de la voluptas aurium, esclavage des sens ou bagatelle dérisoire, et l’irrésistibilité des larmes qu’arrache au cœur croyant un chant bien conduit cum liquida voce et convenientissima modulatione, par où la parole de Dieu, et le chant des Psaumes en particulier, se fait véritablement charmeur et charmant. Peut-être faut-il considérer la problématique du Livre X des Confessions (référence obligée sous Louis XIV, de quelque assertion que ce soit concernant le chant et la musique à l’église) dont le ton pathétique et l’accent lyrique sont déjà, d’une certaine façon, une solution au problème, comme un aiguillon, plutôt que comme un éteignoir, et, comme la production et l’entretien d’une sensibilité en quelque sorte relayée par son inquiétude même. Saint-Cyran chante dans sa cellule de la Bastille. L’austère Surin écrit des strophes sur des airs du Pont-Neuf. Fénelon et Marie Guyon s’envoient des cantiques. François de Sales insère des strophes de Psaumes à chanter dans son Traité de l’Amour de Dieu. Reste qu’entre le defectus et l’excessus, la méfiance vis-à-vis de tout attachement par trop voluptueux à la musique et au chant aura souvent le dernier mot, à tout le moins dans le discours vertueux, qui ne manquera pas de s’appuyer sur les assertions désabusées du Livre VI, du De Musica Ceux et celles qui ont entendu Henri Ledroit chanter l’O pia Deitas, de G.-G. Nivers, ou les Demoiselles de Saint-Cyr l’O Sacramentum du même, ou l’Inviolata de Marc-Antoine Charpentier, comprennent certainement sans peine ce que nous voulons dire. Et, bien sûr, on pourrait en citer bien d’autres compositeurs et interprètes.
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du même saint Augustin et ses rétractations tardives au souvenir de l’intérêt qu’il avait pu porter à de telles bagatelles (nugæ, c’est son mot). Bagatelles qui, toutefois, à la différence du Théâtre ou de l’Opéra, lorsqu’elles constitueront la musique et le chant des Divins Offices ne pourront éviter l’épreuve d’un jugement de vérité, à la vue des Autels, loin des conventions de la fable ou de la fiction, posant la question redoutable de leur juste convenance et de leur loyauté de facture et d’exécution. Reste également que la perspective d’une « histoire musicale de la Religion » impose d’intégrer aussi l’histoire de l’irréligion : libertinage, résistance à la pression dévote, de la part d’esprits droits et honnêtes, mais aussi dérive « funeste » des passions et des vices : le jeu, le lucre, l’orgueil, dont la Cour donne l’exemple… La musique, plaisir de mauvaise compagnie, serait-elle toujours, et nécessairement, du côté du péché, de la violence d’une société dure aux pauvres, jalouse de ses plaisirs et de son rang ? Plus grave encore, la transformation latente, et de plus en plus explicitée par des écrits savants et des libelles hostiles vers la fin du règne, du socle intellectuel et affectif qui fonde la vision du monde, l’exercice de la raison et l’expérience de soi. On peut être tenté par une hypothèse : la musique conserverait, au sein même de son a-confessionnalité de structure une potentialité d’éveiller le monde intérieur selon sa manière propre de musique, pour le divertissement des uns et la dévotion des autres, mais l’urgence de la dévotion justement vécue ne serait pas sans pouvoir pour en modeler et remodeler les contours, et laisser subsister les traces de son bonheur ou de ses angoisses.
Ars musica Dom Pierre-Benoît de Jumilhac, le plus savant Mauriste en matière de chant ecclésiastique, n’ignore pas la distinction héritée des pratiques médiévales entre le cantus et la musica, mais, tout à fait médiéval en cela même, il revendique bien haut le rattachement de ces deux domaines à l’unicité de l’art musical. L’époque, d’ailleurs, ignore le concept de « musique sacrée » tel que se le donneront le pré-romantisme et le romantisme. Sébastien de Brossard, dans son Dictionnaire de musique, publié en 1703, énumère quarante-sept adjectifs pouvant qualifier le substantif musica (antiqua, arithmetica, ecclesiastica…) sans y introduire l’expression musica sacra. Il n’y a pas de « musique sacrée » dans un monde macrocosmique encore considéré dans son unité étagée et hiérarchique, où les éléments, comme en miroir, se reflètent les uns dans les autres, ouvrant l’art des poètes au jeu des métaphores. La musique dans ce cosmos étagé figure et engage quelque chose comme un mouvement, à la fois gracieux et ordonné, un transit, un passage, du bourgeois au berger, de l’homme d’épée à l’amoureux déçu ou comblé, de Louis à Roger, de la précieuse à la dévote, de la terre au ciel, des humains aux anges, comme on le verra sur les parois de la Chapelle de Versailles4. Il reste au musicien à employer les ressources de son art pour faire de ce passage une action juste et adaptée à l’occasion et aux circonstances, selon des critères engageant le Aron Kibedi-Varga, « À la recherche d’un style baroque dans la poésie française. Poésie et vision du monde », Style et littérature, éds P. Guiraud, P. Zumthor, A. Kibédi-Varga, J.-A.-G. Tans, La Haye, Van Goor Zonen, 1962. 4
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goût et le jugement, selon qu’il s’agit de la Chambre, du Spectacle ou de l’Église, comme on prendra l’habitude de distinguer. Car c’est bien de convenance qu’il s’agit, mais au sens le plus déterminant de ce mot, devenu dans notre lexique quelque peu démodé, mais dont on sait qu’il est une des clés de l’Ars rhetorica5. La Musique en elle-même participe à l’indifférence magnifique des mathématiques. C’est son emploi, sa pratique, l’usage de ses pouvoirs sur le domaine mouvant des passions, qui peuvent en faire une action de sagesse ou, à l’inverse, une action déréglée6. Musique du débauché et non musique du sage, pour reprendre les termes de saint Augustin, au Livre IV, c. XVI, du De Doctrina christiana, bréviaire au xviie siècle des prédicateurs et des catéchistes. Pour le spirituel, la musique est une conduite à risques, mais c’est ce risque qui sans doute fait la force de son chant, lorsque le cœur chrétien se laisse prendre et conduire par ce chant même et l’art musical de la convenientissima modulatio, vers des biens dont seul peut-être le chant est capable d’annoncer et de louer la droiture et la délectabilité. La défense et illustration du chant à l’église, et particulièrement du chant des poèmes sacrés du Psautier Davidique, s’appuie, pour les auteurs du xviie siècle, sur les Commentaires du psaume 1, de saint Basile, de saint Jean Chrysostome et de saint Ambroise. On aime à faire remarquer combien ces redoutables prédicateurs n’ont aucune complaisance pour tout ce qui laisserait soupçonner quelque relâchement sensuel, et que leur amour de la pénitence confine à l’héroïsme. Raison de plus pour écouter leur apologie du « chant mélodieux de l’Église ». L’Oratorien Louis Thomassin, un des grands connaisseurs de la littérature patristique et des institutions de l’Église ancienne, dans son Traité de l’Office divin écrit : « Saint Basile est l’homme du monde qui a été le moins indulgent pour ce qui regarde les plaisirs des sens ; mais quand ce plaisir est en soy modéré et sobre, et que d’ailleurs il sert à faire couler dans l’âme la piété, la sagesse, la vertu, la paix, la charité, tel qu’est le plaisir que peut donner la Psalmodie Ecclésiastique : Saint Basile mesme n’a garde de s’y opposer, et c’est trop prétendre de vouloir l’encherir sur lui en severité ». Commentant ensuite un texte très connu de saint Jean Chrysostome, il ne craint pas d’écrire que « ç’a esté une bonté paternelle de Dieu, de nous flatter & de nous attirer par où nous étions le plus sensibles, par l’harmonie & le chant, & par cette adresse à faire entrer dans nos cœurs ses mysteres & ses loix d’ailleurs souvent assez austères ». Et Thomassin de rappeler ce passage, cité à plusieurs reprises par les réformateurs protestants, où Chrysostome évoque « l’exemple des enfants, des voyageurs, des laboureurs, des vignerons, des matelots, des 5 « La Musique de soi-même est un art pur, innocent, agréable à Dieu » écrit Le Cerf de La Viéville : son usage vraiment musical à l’Église est affaire de justesse et de convenance. Moyennant quoi, dans son Discours sur la Musique d’Église, Le Cerf rédige une des meilleures rhétoriques jamais écrites en français sur les exigences auxquelles sont soumises la composition et l’exécution de la musique à l’Église. Il est dommage que ses préventions contre les dérives italianisantes et ses jugements infondés sur la musique de Charpentier aient souvent détourné les musicographes d’une lecture attentive de ce remarquable petit Traité. Voir Jean-Laurent Le Cerf de La Viéville de Fresneuse, Comparaison de la Musique italienne et de la Musique Françoise…, Troisième partie, à Bruxelles, 1706 ; reprint, Genève, Éditions Minkoff, 1972, p. 102. 6 La pratique des parodies, consistant à « travestir » des airs profanes en compositions religieuses peut être jugée par les uns inconvenante et au sens strict « déplacée », et par les autres tout à fait légitime, en raison même de cette indifférence relative du support musical. Voir Thierry Favier, « Plaisir musical et parodies spirituelles : les visages multiples de la réminiscence », Le plaisir musical en France au xviie siècle, éds Thierry Favier et Manuel Couvreur, Sprimont, Mardaga, 2006, p. 115-127.
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hommes & des femmes, dont le travail est adoucy, la tristesse dissipée, la colère apaisée, toutes les passions enchantées par l’harmonie de la voix & des instruments, sur tout quand on se joint plusieurs ensemble, & qu’on chante d’un commun concert ». Mais l’excellent Thomassin va certainement plus loin, et son assertion résonne d’un autre son lorsqu’on la met en rapport avec la christologie tant royale qu’eucharistique, si familière aux spirituels de son temps : « La psalmodie, toujours selon Chrysostome, sert à inviter Jésus-Christ… les Pseaumes introduisent Jésus-Christ dans nos cœurs & dans nos maisons, et avec luy la paix, la charité & la pureté : Ita qui vocant David cum cithara, intus Christum per ipsum vocant ». Le Commentaire du psaume 1 de saint Ambroise, le maître de saint Augustin, est pour les auteurs comme la charte de la Psalmodie et de l’Hymnodie dans l’Église de Jésus-Christ : c’est par le chemin délectable du Psaume, qu’il accompagne de sa cithare, que David pénitent réapprend, par une anagogie toute de bienveillance et de douceur, que la grâce qui lui est faite lui ouvre la voie d’une autre délectation, bien sûr la seule qui vaille, laquelle par le chant passe le chant sans perdre ce qui dans le chant est admiration et connivence7.
Une géographie sonore Si Paris se couvre de couvents (77 établissements conventuels créés entre 1600 et 1670), c’est, à tous les niveaux prévus par les règles et les coutumiers, la multiplication d’une surface chantante, si l’on peut dire. Si les Visitandines ne chantent que sur deux notes et un demi-ton, le plain-chant nu des Cisterciennes de Port-Royal émeut tous ceux qui l’entendent, les Bénédictines du Val de Grâce ont eu avec la Mère Marguerite d’Arbouze une réformatrice musicienne et maintiendront leur réputation et leur répertoire original et Guillaume-Gabriel Nivers, encore tout jeune se consacre à la composition d’un nouveau plain-chant mieux adapté aux requêtes de la piété et de la féminité des cloîtres8. Le PortRoyal de Paris, même après la résorption de la résistance au Formulaire, ne changera guère le ton et le caractère de sa pratique chantée en faisant appel au talent de Marc-Antoine Charpentier9. L’abbé Saurin, paraphrasant en français l’Hymne du Martyre de saint Denis à Montmartre, du Victorin Jean Santeul, évoque le chant des religieuses : Autour de ces tombeaux, des Vierges vigilantes, Par mille chants pieux font retentir les airs : Attendant leur Epoux, leurs bouches éloquentes, Et les jours & les nuits forment de saints concerts10. Le P. Louis Thomassin, Traité de l’Office divin, Paris, chez François Muguet, 1686, chap. xxiv, p. 440-443. Cécile Davy-Rigaux, « Plaisir musical et élévation de l’âme dans les nouveaux chants ecclésiastiques », Le plaisir musical en France au xviie siècle, Wavre, Mardaga, 2006, p. 191-208. 9 Par exemple le Messe pour le Port-Royal, éd. C. Cessac, Versailles, Éditions du CMBV, 2001. 10 Traduction en vers françois des Hymnes de Monsieur de Santeul, 3e éd., Paris, chez la Veuve Daniel Hortemels, 1699, p. 291. 7 8
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Il existe, certes, un danger d’idéaliser et d’embellir les situations, mais il n’est pas plus grand que le danger de négliger des faits dont la force est d’être ordinaires, car il se trouve précisément que le chant des Bénédictines de Montmartre, dans le souvenir de la Mère Marie de Beauvilliers, réformatrice du Monastère sous Louis XIII, était à Paris en grande réputation, et les Almanachs ne manqueront pas d’indiquer les monastères où, à certains jours de fêtes, on peut entendre de « belles voix de religieuses », et pas seulement à Longchamp pour les Ténèbres. Les Monastères masculins ne sont pas en reste. Et la géographie sacrée des villes du Royaume déploie son quadrillage de maisons de Jacobins, Carmes, Capucins et Récollets, Augustins, Fils de saint Benoît, diversifiées en branches réformées, et d’implantation ancienne ou récentes, et par où se fera sentir dans certains cas l’influence italienne. La famille franciscaine traditionnellement s’intéresse au chant, et des religieux franciscains italiens comptent, on le sait, parmi les grands noms des compositeurs soucieux de renouveler la musique d’église, aussi bien dans les formes innovantes du motet monodique que dans la musique d’orgue et la théorie musicale11. On peut aussi être frappé du fait que le monachisme de la grande tradition bénédictine, relayé par les familles rattachées à la Règle de saint Augustin, comme Sainte-Geneviève de Paris est devenu, à l’époque où nous sommes, un phénomène très largement urbain et suburbain, contribuant pour une part importante à l’évolution proprement urbanistique et à la physionomie des villes12. À Paris (on pense à Sainte-Geneviève, à Saint-Germain-desPrés) et dans beaucoup d’agglomérations urbaines du Royaume, les réformes engagées dans toutes les branches de la famille bénédictine et augustinienne seront d’un grand poids dans la réinscription du Culte divin et de la divine psalmodie dans le cadre permanent de la vie et de la culture citadine. On peut penser que l’existence de cet horizon métaphorique constitué par la permanence de l’Office divin, sous sa forme la plus canonique, appuyé sur une réestimation de l’ancien plain-chant grégorien, ne pouvait que renforcer les effets de différenciation et de stratification propres au devenir historique de la pratique musicale ecclésiastique. Et ce chant consacré par son antiquité et par une noblesse simple et vraiment religieuse qu’on souhaitait reconquérir, attestait le sérieux de l’Officium debitum et le caractère premier de l’acte de chant dans le service de l’Église. Ce fond d’horizon, restitué à sa valeur et à ce que les Anciens appelaient sa suavitas permettait sans doute d’apprécier comme telle la force d’innovation, le caractère festif et « moderne » de certaines productions musicales souvent liées à des initiatives nouvelles en matière de culte divin et d’action pastorale en direction des Fidèles : prédications, stations, Quarante Heures, cérémonies figuratives, processions et ostensions. François Couperin encore tout jeune, se fait envoyer par un de ses cousins un livre d’orgue du Franciscain G. B. Fasolo, dont il utilisera l’un ou l’autre motif dans ses Messes d’orgue. 12 De ce point de vue et a contrario, la fuite de Rancé à la Trappe de Soligny, et le refuge des « Solitaires » dans « l’affreux vallon » des Champs pouvaient justement apparaître comme un retour à la position intransigeante des Ermites ou des Pères du Désert. 11
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Fig. 2. Bernard Picart, La procession du Saint-Sacrement le jour de la Fête-Dieu, gravure, 34 × 90 cm. Dans Jean-Frédéric Bernard, « Cérémonies et coutumes des catholiques romains », Cérémonies et Coutumes religieuses de tous les Peuples du Monde, Amsterdam, J.-F. Bernard, 1723-1743, vol. II, planche dépliée en regard de la p. 58. Collection privée © IReMus. Les musiciens sont groupés à la fenêtre. Peut-être jouent-ils quelque musique pour un Reposoir, comme en écrivit Marc-Antoine Charpentier, ou quelque Fantaisie dans le mode de mi du Pange lingua, comme Louis Couperin en avait disposée vers le milieu du siècle pour les instruments ou pour les orgues. Car la station ne peut guère s’imaginer sans quelque commensalité musicale.
Les historiens de la Musique accordent souvent une place plus marquée aux réalisations des Jésuites, en leurs maisons professes, leurs grandes églises (Henry Du Mont à Saint-Paul), et leurs prestigieux Collèges (Marc-Antoine Charpentier à Louis-le-Grand), ou à celles des Théatins de SainteAnne-la-Royale (où officiera Paolo Lorenzani). Les choix que font ces religieux de produire des événements musicaux destinés à prendre place, non sans coup de pouce publicitaire, appuyé par les échos du Mercure Galant, ni sans lien de fréquentation avec la société distinguée, dans la vie musicale la plus active en matière de production et de valeur, correspond aussi à des stratégies religieuses d’alliance avec les courants culturels estimés les plus porteurs, et leur souci de se concilier le monde, ce que pouvaient leur reprocher des milieux plus rigoristes. On connaît moins bien le régime que pouvaient connaître les appareils cantoraux et musicaux des Paroisses. Leur localisation dans les villes, leur rattachement éventuel à des institutions de tutelle (paroisses royales, par exemple, où liées à des Abbayes), leurs moyens financiers, leur gouvernement confié à des ecclésiastiques instruits ou même gradués, et soucieux de la dignité du Culte divin, voire une réelle concurrence entre paroisses voisines des centres villes, anciennes et bien dotées, et entre les propositions paroissiales et celles des grands couvents, étaient autant de facteurs pouvant contribuer aux choix des répertoires ordinaires et extraordinaires, au recrutement des chantres et des autres artistes musiciens.
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La haute figure de l’orgue d’église À Saint-Sulpice, modèle de paroisse réglée et fervente, le plain-chant est à l’honneur, mais on attache beaucoup de prix au jeu des Orgues, et aux cérémonies en l’honneur du Saint-Sacrement, où le chant des motets peut trouver sa place. Cet attachement à la figure mobilière et acoustique des Orgues est certainement un trait majeur de l’ethos sonore dont se pourvoient les Églises suffisamment fortunées du Royaume. Le plein-jeu de l’orgue français, riche, profond et coloré appelle un mouvement calme, soutenu, brillant mais pacifique, évoquant une gloire riche de sa propre réserve. Les tribunes des orgues aux Églises des bonnes villes du Royaume sont souvent occupées par des musiciens qui inaugurent dans ce genre de poste une carrière prometteuse. La Province n’est pas en reste : on pense à Jacques Boyvin à Rouen, Nicolas de Grigny à Reims après Saint-Denis, Gilles Jullien à Chartres, Pierre Du Mage à Laon. Les Paroisses et les grands couvents de Paris engagent des titulaires qui comptent parmi les premiers musiciens du Royaume : Jean-Baptiste Buterne à Saint-Étienne du Mont, François Couperin à Saint-Gervais, Nicolas Gigault à Saint-Nicolas-des-Champs, Nicolas Lebègue, un des meilleurs maîtres du temps, à Saint-Merri, Louis Marchand aux Cordeliers, Guillaume-Gabriel Nivers à Saint-Sulpice, André Raison aux Jacobins et à Sainte-Geneviève, Jacques Thomelin à Saint-Germain-des-Prés, tous hauts praticiens de l’improvisation. Par leur valeur musicale et l’intelligence de leur fonction ces artistes maintiennent à un très haut niveau l’intérêt pour la qualité de la facture, auquel répondent des ateliers et des artisans du premier rang. Tous ces musiciens participent aussi, le plus souvent, aux activités musicales de la Ville et de la Cour, formant une petite république apparemment confraternelle et étonnamment endogamique. Dans sa Dissertation de 1683, G.-G. Nivers, qui ne parle pas sans autorité et connaissance des choses, fait l’éloge du sérieux et de la belle application de ses collègues aux claviers des Orgues de Paris. On ne saurait oublier que dans beaucoup de couvents féminins, des religieuses, dont certaines avaient acquis une réelle compétence au clavier avant leur entrée au Noviciat, et quelquefois filles d’organistes, comme ce fut le cas de la Mère Marie-Cécile Couperin à Maubuisson, pouvaient être amenées à tenir des orgues, certes plus modestes que ceux de leurs concurrents masculins, mais participants à l’étonnante popularité d’un art organistique où s’exprimait quelque chose du « sublime commerce » de la religion, et du bonheur possible du Culte divin.
Le temps des chapitres Les institutions capitulaires pouvaient également être très attachées à la valeur de leur image, et à leur rang dans la production d’une musique appréciée des connaisseurs. La Sainte-Chapelle du Palais, à quelques centaines de mètres de Notre-Dame et de l’enclos du Vénérable Chapitre, se trouvait rattachée à l’institution royale et à celle du Parlement. Sa musique, disposant de hauts moyens institutionnels et financiers, pouvait rivaliser avec les meilleures du Royaume, engager des Maîtres du premier rang (René Ouvrard, MarcAntoine Charpentier, Nicolas Bernier…) et, dans un cadre très traditionaliste, intégrer une « tradition du prestige » qui l’ouvrait à des créations originales, comme en témoigne la participation de Marc-Antoine Charpentier, lors des Cérémonies annuelles de rentrée du Parlement, (Messe rouge du 12 novembre), ou la composition de la Missa Assumpta est. 451
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La fin du siècle connaît déjà certainement une belle prospérité de l’appareil chantant des Chapitres cathédraux13. Le Cerf de La Viéville, qui souligne cette qualité générale, fait l’éloge de ce qu’il constate à Rouen, sa ville d’origine, et à la Cathédrale Notre-Dame de Paris. Le passage vaut d’être cité encore une fois : Représentez-vous ce Chœur vaste et un peu sombre, rempli de Chanoines plus modestes qu’ailleurs ce me semble : d’une longue suite de Chapelains, d’un gros de Musiciens, & de douze enfans de Chœur : tout cela d’une figure uniforme suivant leurs rangs, propres, nets, ayant la mine d’être bien entretenus & bien payez, et au milieu un Compositeur qui bat la mesure. Le silence est profond, la modestie paroît sur le visage des Chanteurs, (un Chapitre qui a l’air dévot, n’est pas d’humeur à souffrir, que ceux qui dépendent de lui ne l’ayent pas). Ils prononcent, ils chantent, ils animent ce qu’ils disent en gens instruits de longue main, ou qu’on instruit soigneusement. Doutez-vous que plusieurs motets exécutés de cette sorte, n’ayent eu le succès auquel tend toute la Musique d’Église, n’ayent remué le cœur des assistans, ne les ayent attendris, échauffer pour Dieu ? Je ne vous parle point au hazard. J’ai entendu moi-même plus d’une fois des Pièces de Campra, embellies par une exécution, telle que je vous la dépeins… J’aurais fort souhaité d’entendre ainsi exécuter dans le Chœur, *In te Domine spes unica mea, le meilleur de tous les motets que je connaisse, & qui est d’une bonté exquise & véritable, ou je suis trompé, expressif, simple, agréable, d’un chant dévôt et gracieux. Je me persuade que le plaisir que cette pièce nous fit deux fois de suite à trente personnes & à moi chez Mr… Qui voulut bien que nous la redemandassions, se serait changé en nous tous à la vüe de l’Autel, en violente émotion de piété14.
La « musique portante » du calendrier et des saisons Si le Paris des Paroisses et des Couvents, à la mesure de leurs situations et de leurs moyens, est une surface chantante, on peut parler pour la Ville, et à la mesure de sa tradition propre, pour la Campagne, d’un calendrier chantant. La vie commune des populations ne connaît pas de distinction aussi tranchée que la nôtre entre calendrier religieux et calendrier civil. La lecture des Almanachs royaux en témoigne, où on lit en vrac quoiqu’en ordre chronologique quotidien, l’annonce des Dimanches et des Fêtes, avec l’indication des lectures du Missel, les observances et les jeûnes, les ouvertures des sessions parlementaires, les séances académiques et universitaires, les Foires et marchés, les processions, ostensions de reliques, Messes de fondations ou de Confréries, les anniversaires festifs ou funèbres, car les célébrations civiles comportent le plus souvent une face religieuse, festive ou suppliante. Le Répons Media vita in morte sumus avec son saisissant refrain fait encore frémir comme au Moyen-Âge, en temps de pénitence ou de calamité publique, et les accents du Te Deum ou du Miserere font toujours se dresser les oreilles chrétiennes, au même titre que les sonneries et les carillons de deuil ou de liesse. Maîtrises et Chapelles aux xviie & xviiie siècles, éd. B. Dompnier, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2003. L’activité des Maîtrises dans les institutions capitulaires des Cathédrales et des riches collégiales est marquée, et certainement stimulée, par la circulation importante des Maîtres de musique à travers le Royaume. 14 F.-L. Le Cerf de La Viéville, Comparaison…, 3e partie, p. 192-193. 13
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Tous les auteurs soulignent l’articulation du calendrier cultuel avec le calendrier des saisons, des mois et des jours. L’Avent et Noël, vers le cœur de l’hiver, avec le séjour obligé à la maison pour raison de froidure et de longueur des nuits, ouvre une période de réjouissances domestiques, où dominent la littérature et la musique des Noëls, là où les Bergers de l’Évangile font concurrence à ceux de Théocrite ou de Racan, sur des airs de branle de Poitou ou d’ailleurs, Noëls qui redisent la mémoire enchantée de l’innocence des champs, et le vieux fond provincial du moderne Royaume, et que les clavecinistes ne manquent pas de varier chez les bourgeois et les duchesses. Et voici le Carnaval, avant la période austère du Carême. Du dimanche de la Quinquagésime jusqu’à celui de Quasimodo, c’est la fermeture des Théâtres, mais après l’intensité tragique des Jours Saints, Pâques et ses Alleluias consonnent au Printemps, lequel garde son coutumier profane avec les fêtes de Mai. Quand il fait bon être dehors la Procession du Corpus Christi traverse la ville fleurie et tapissée. À la campagne, les travaux de l’été culminent avec la fête de l’Assomption, dont Louis XIII fit une sorte de fête patronale du Royaume. L’automne, temps des récoltes, des vendanges, des foires, des marchés, des changements d’emploi, des rentrées institutionnelles, des derniers dimanches verts, voit son horizon peu à peu s’assombrir jusqu’à la Toussaint et l’évocation des Fidèles défunts, solennités particulièrement saisissantes dans un cadre de vie où la mort est quotidiennement présente et menaçante. Ce rappel n’est pas seulement banal et comme nous serions peut-être tentés de le dire : « folklorique ». Car cette structure portante, et, au fond, toute musicale en sa logique et ses différenciations séquentielles, que constitue ce calendrier à la fois mystique (la recensio des Mystères, de la vie et des œuvres de Jésus-Christ, au cours du circulum anni), cosmique et sociétal, soutient une pratique du chant et de la musique qui diffère de la nôtre en bien des points, marqués que nous sommes par une culture du catalogue et de l’abondance immédiate. Chant et musique entrent dans un cycle où viennent jouer le paraître et le disparaître, la jouissance et l’abstinence. L’orgue se tait à l’Église après le chant du Creator alme siderum aux Premières Vêpres du Premier dimanche de l’Avent, jusqu’à Noël. Il se tait aussi en Carême, et presque unanimement aux cérémonies funèbres. Sa connotation est euphorique et heureuse. Certaines actions musicales, et des plus hautes, ne reviennent qu’une fois par an, marquant de leur couleur heureuse ou terrible, un passage du temps et d’une certaine façon, un accomplissement irréversible de destinée, dans l’attente d’une problématique « prochaine fois ». Ainsi ce dramatisme difficile à égaler des Leçons de Ténèbres lors des Trois Jours Saints, où se croisent les destins et les figures de l’âme, de la Ville, et le pathétique appel à la conversion du cœur. Il y a même des musiques du matin et des musiques du soir, car la Messe doit se célébrer avant une heure, et le « Benedicamus Domino » des Vêpres, que dans l’usage des Maîtrises, on réservait aux voix d’enfants, rejoignait le tintement des cloches pour marquer la déclinaison du jour et l’achèvement de la trêve dominicale. Ainsi, s’il y a « esthétique », ce n’est pas celle de la valeur absolue, mais plutôt celle de la grâce, du moment, de la connivence, on disait : de l’occasion, ou de la convenientissima modulatio. On devine aisément à quel point ce lien des actions musicales, des mélodies propres avec le déroulement cyclique ou occasionnel du temps pouvait donner à la pratique musicale, aussi bien dans la sphère savante que dans la sphère populaire, une autre portée que celle d’un simple exercice même cultivé. 453
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Mais la musique est aussi certainement travaillée par un tropisme contraire. Sa force contextuante, et sa capacité d’intégrer et de colorer d’humeurs heureuses et malheureuses l’accomplissement froid des destinées, qu’elles soient celles de la nature, ou celle des habitants des cités et des villages, connaît un mouvement inverse, une autosuffisance de jouissance propre et une capacité de décontextuer et de s’abstraire comme plaisir désaffecté, qui pourra être pensée par certains comme une libération, et une réelle poussée de sécularisation. Avec, comme conséquence inévitable la reformation d’une sociabilité et d’une économie nouvelle au Concert et les dérives qui pourront menacer plus tard un enseignement exclusivement méthodique. Certains bons esprits vont jusqu’à penser que cet antagonisme de potentialité risque de se maintenir aussi longtemps que la musique elle-même, au gré des avatars et des transformations des sociétés et des cultures.
L’aventure de la latinité chantante On connaît l’importance accordée dans la réforme catholique issue des Décrets du Concile de Trente, et relayée par les modèles de la pastorale borroméenne, à la décence du Culte divin et à la dignité du Clergé. Cette préoccupation sera à l’origine d’un renouveau des dispositions cérémonielles de la Messe et de l’Office divin. C’est à cette allure rénovée, lestée de gravité et de piété ferme et droite, qu’il faut rattacher l’impératif d’un ars bene loquendi, intégré à la « présentation de soi » et à la figure recomposée du prêtre célébrant. Il a pu être tentant de rapporter d’emblée cet intérêt pour « le texte », comme nous disons, à un souci prédominant de pastorale, voire de propagande. Mais la fin de l’actio pronuntiandi ne s’épuise pas dans le simple acheminement réussi d’un message ou d’un discours, elle est une rencontre avec la langue, sa grammaire, sa syntaxe, ses sonorités porteuses, dont la gestualité sonore qualifie le locuteur par sa probité et ses soins. Appliqué à la langue latine, cet art humaniste s’introduit dans la notation des récitatifs du Missale romanum de 1570, en particulier des Préfaces et du Pater noster, avec leurs formules simples et solennelles et leur mise en valeur d’une prosodie accentuelle distincte de la prosodie métrique des poètes et des hymnodes. Cette notation prosodique sera particulièrement soignée dans les éditions parisiennes des Livres d’autel. On ne saurait assez estimer l’importance musicale et culturelle de cette nouvelle latinité ecclésiastique, reléguant les prononciations issues du bas Moyen âge, ou liées à la pratique des écoles et du Droit, au rang de barbarismes de moins en moins supportables dans le cadre d’un culte divin renouvelant en ce point toute son écologie sonore et sa vocalité. On trouve dans les archives des Chapitres les traces de dissensions très vives concernant la réception et l’adoption de cette nouvelle latinité. La constitution de cette nouvelle oreille, et ce soin exigé par la juste déclamation du latin auront tout au long du xviie siècle, et à la mesure de l’essor des institutions ecclésiastiques (chapitres, séminaires, établissements d’enseignement) et des ordres religieux, des conséquences d’importance. Dans la France de Louis XIII, par l’intervention de musiciens encore sous le charme de la musique mesurée à l’antique, les Pères de l’Oratoire, parmi lesquels le Cardinal de Bérulle réinventait une intellectualité catholique des Mystères de la foi, avaient créé un chant syllabique, à la fois souple et grave, à la prosodie accentuelle particulièrement différenciée et soignée. Les Visitandines renforçaient paradoxalement ce 454
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primat de la récitation prosodiée par l’ascétisme de leur recto-tono, à peine modulé aux cadences du texte. Les monastères de femmes se doteront de plains-chants nouveaux, d’une latinité très soignée, dont Guillaume-Gabriel Nivers, dès 1658, dans ses Graduels et ses Antiphonaires monastiques corrige quelque peu le syllabisme, par un retour la fois mélismatique et modal vers le caractère du chant grégorien, tout en gardant, à la mesure de ce qu’il pense être les qualités proprement féminines de l’élocution publique, une élégante conduction de l’énonciation chantée15. On peut être frappé, tout au long du xviie siècle, d’un véritable essor du chant ecclésiastique, et, en particulier, de la fin de la sévère relégation culturelle dans laquelle se trouvait tenu le plain-chant. Le développement des disciplines archéologiques, l’intérêt pour les sources du Culte divin, l’impulsion donnée par les instances romaines pour une correction, voire une amélioration des Livres d’Autels, avaient engagé les réformateurs français vers une réestimation du plain-chant. On connaît les noms et les travaux de Dom Pierre-Benoît de Jumilhac, de Guillaume-Gabriel Nivers, de Claude Chastelain à NotreDame, de Sébastien de Brossard, à Meaux. On ne saurait non plus négliger un impressionnant mouvement de réestimation des Cérémonies de l’Église et des rites sacrés, dont on a souligné très vite les éventuelles dérives formalistes ou ostentatoires, certes toujours menaçantes, sans percevoir qu’elles étaient d’abord, et en premier lieu pour le nouveau clergé et les communautés religieuses soucieuses de réforme, le support privilégié de cet exercice de la vertu de religion, par lequel l’âme en proie à ses crispations intérieures, ses scrupules et ses peurs pouvait d’une certaine façon s’en délivrer par l’action sainte, les conduites corporelles, la prière vocale partagée, le chant des Divins Offices. Cet amour des cérémonies et du chant devient presque un trait commun de la littérature hagiographique concernant de grandes figures de la Réforme catholique, que ce soit les héritiers de Bérulle ou de saint François de Sales, un saint Pierre Fourier à Mattaincourt, faisant chanter toute sa paroisse, saint Vincent de Paul, Adrien Bourdoise et Jean-Jacques Olier, dans leurs entreprises de formation cléricales. Alain de Solminihac, saint évêque de Cahors, pratiquait le plain-chant avec ferveur et conduisait lui-même les répétitions. Il convient donc de souligner le lien de cette actio pronuntiandi, juste et suffisamment aisée, à la « composition de l’homme extérieur » dans le cadre de l’effectuation des Divins Offices, et du « sacrifice des lèvres », qui n’est pas expression immédiate de soi, mais disposition à prendre place et à être pris, sans saturation abusive, dans une action prédisposée, au risque, on le sait bien, d’une stratégie de l’apparence, dont les moralistes pouvaient aisément dénoncer la fallacia, mais qui trouvait sa justification dans l’accomplissement réglé de la charge officiale, ou du vœu monastique. Cette valeur d’acte de juste et bonne religion accordée à l’actio bene loquendi, au moins comme idéal auquel on s’efforçait de tendre, et dont on voit bien le retentissement sur toute l’économie posturale, formait le Monique Brulin, Le Verbe et la Voix. La manifestation vocale dans le Culte en France au xviie siècle, Paris, Beauchesne (« Théologie Historique », 106), 1998 ; Cécile Davy-Rigaux, Guillaume-Gabriel Nivers. Un art du chant grégorien sous le règne de Louis XIV, Paris, CNRS Éditions (« Sciences de la Musique »), 2004. 15
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fond de l’éducation cérémonielle des clercs, mais il va sans dire qu’on ne saurait diminuer l’importance de cette discipline linguistique, et de ses enchantements potentiels, dans la constitution de l’art des meilleurs d’entre les musiciens, car cette prosodie latine soutenue et comme sacralisée par son usage à l’autel amenait le chanteur et le musicien vers le respect de l’acte d’abord logique de la production du sens par la juste conduction du texte. C’est à cette latinité, redevenue vivante en quelque façon, que l’on devait la captation émerveillée d’un certain frémissement biblique dans les récits narratifs, les prières ou les dialogues des Histoires sacrées dont Carissimi avait donné le modèle à l’Europe catholique et même luthérienne. Pour le musicien d’aujourd’hui qui peut accéder dans la pratique de cette musique à cette intelligence active du mouvement même de la langue, il est clair que la maîtrise souveraine en ce domaine de compositeurs comme Charpentier, Lalande, Campra ou Desmarest est une source incomparable de satisfaction de l’oreille et du cœur. C’est cette exactitude morphologique et syntaxique, et sa prégnance constante comme langue portante, qui permet au développement figuratif et rhétorique de n’être pas convenu ou même ridicule, comme Le Cerf de La Viéville le racontait, en déplorant d’ailleurs les railleries des courtisans, du motet présenté par un concurrent malheureux au concours de 1683, lors du renouvellement des attributions des charges musicales de la Chapelle du Roi16.
Scène sacrée On a beaucoup insisté, quand il s’agissait de décrire quelques aspects particulièrement constitutifs de la société louis-quatorzienne, sur les traits d’ostensivité et de mise en spectacle, si l’on peut dire, des formes portantes de la vie sociale, du pouvoir monarchique, de la hiérarchie des emplois et des fonctions, des rangs et des insignes. On a insisté aussi sur l’importance, dans un état de société habituellement violent et rude à vivre, sur la passion du spectacle, et particulièrement du spectacle festif ou événementiel, de la rue, de la place, du marché, ou du pont, vieux ou neuf. Jacques Scherer y voit une passion essentiellement populaire, pour un peuple qui, en province surtout, écrit-il, s’ennuie17. L’abbé de Pure, comme on sait, s’étend aussi longuement que nécessaire sur les carrousels, les bals, les mascarades, les actions sportives, les défilés et exercices militaires, les feux d’artifices, les Entrées princières, dans son ouvrage sur les Spectacles anciens et nouveaux18. Il est facile de souligner à quel point, à la différence du modèle réformé centré sur la Schola Domini, et dans la continuité des usages médiévaux, et certainement marquée en France par les manifestations de la Ligue, et par les initiatives d’une pastorale de l’espace public, telle que la pensent en milieu populaire Franciscains et Capucins, et que les Missions prêchées par les Jésuites, et plus tard par les Lazaristes ou les Eudistes, porteront dans les campagnes, la religion post-tridentine est une religion de la rue, de la route, et de l’espace ouvert. La procession, figure du pèlerinage terrestre, et (lorsque le cérémonial est J.-L. Le Cerf de La Viéville, Comparaison…, 3e partie, p. 139-143. Jacques Scherer, La dramaturgie classique en France, Paris, Librairie Nizet, 1986, p. 160. 18 Michel de Pure, Idée des Spectacles anciens et nouveaux […] par M. M. D. P., Paris, M. Brunet, 1668 (reprint Genève, Minkoff, 1972). 16
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respecté, ce qui ne va pas toujours sans peine) manifestation de l’ordre et de l’organisation ecclésiastiques, est une activité habituelle, fréquente et familière, à l’intérieur des édifices, sur leurs pourtours et leurs accès, d’une église à l’autre, sans parler des processions générales calendaires ou exceptionnelles, festives ou pénitentielles. Et qui dit processions dit le plus souvent stations : les chantres, ou la musique, y font entendre un Répons, un Motet, voire une pièce instrumentale, alors que le parcours a pu se dérouler au son des Hymnes, de quelque Antienne, ou, selon les circonstances et le cérémonial, de quelque musique de cortège. Le chant et la musique dans les formes reçues du Culte divin sont les biens d’un peuple qui bouge, et d’actions cultuelles largement déployées et mouvantes. Le chant donne au déplacement sa forme achevée et son sens de cortège. C’est cette logique de la mobilité qui sans doute confère une puissance si contrastante aux moments où l’on s’arrête, où l’on fait station, où se compose un site d’attention et d’attente, comme lors de l’Élévation de la Messe. Au plus haut niveau de cette logique ostensive, liée en quelque façon à l’appareil même de l’État et de la Monarchie, on a pu prendre la mesure de la promotion et des transformations formelles et idéologiques du Ballet de Cour et des Fêtes royales : spectacle dédié au spectacle, avec son imaginaire fabuleux-romanesque, sa haute chorégraphie, sa professionnalisation et la transformation multiplicative du principe de l’ostension, quand le Prince est donné à voir comme spectateur, fondant ainsi une logique d’inclusion paradoxale entre la scène, le « public » et la présence royale. C’est l’ostension même qui se montrant est montrée. La chose est absorbée dans sa nature épiphanique19. Dans sa version théâtrale, la logique du spectacle sera elle-même tiraillée entre l’extériorité du Ballet et de l’Opéra, et l’intériorité de la tragédie en son illocation restreinte et contraignante, que Racine porte à son comble. Mais la musique, par elle-même re-dispose et différencie dans sa portée projective le rapport de l’extérieur et de l’intérieur, gardant ainsi à l’Opéra l’opportunité de n’être pas que spectacle et bagatelle. Reste que le merveilleux, qui s’atténue dans le théâtre lui-même, devient mystère redoutable à la vue des Autels et dans le témoignage de l’Écriture Sainte. Serait-ce l’antifable ? La musique, medium « critique », tirant vers le merveilleux, l’extériorité divertissante, ou bien ouvrant au réalisme de l’âme, et de ses « transports », in timore et tremore. La Scène sacrée de la Messe connaît apparemment une tension entre la multiplication des célébrations de la messe basse, engendrant presque inévitablement une routinisation sans cesse dénoncée par les autorités spirituelles, et le déploiement cérémoniel et musical de la Messe solennelle. L’abbé d’Aubignac, théoricien aigu du théâtre, invoquait en 1657, pour le succès d’un projet dramatique la présence de trois données : une belle passion, une forte intrigue, un spectacle extraordinaire20. La Théologie du Sacrifice (même sans aller jusqu’aux saisissements visionnaires de Condren), et la lecture allégorique des divers moments de la Messe basse en rapport avec les événements évangéliques de la Passion, répondaient plus qu’il était même possible de l’imaginer, aux deux premiers éléments. Quant au « spectacle extraordinaire », il était tout intérieur, dans ce theatrum spirituale en réserve dans les capacités 19 20
Philippe Beaussant, Louis XIV artiste, Paris, Payot, 1999 et 2005, p. 31 sq. et passim. J. Scherer, La dramaturgie…, p. 170.
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de l’âme chrétienne à prendre en « considération » l’aventure du salut et de son propre destin. Aussi ne doit-on pas s’étonner que ce soit précisément la messe basse, qui dans son cérémonial rigoureux et restreint, l’extrême densité et resserrement temporel et spatial de son action, la stéréotypie de sa gestuelle, ait pu apparaître comme une sorte de noyau dont la célébration solennelle et chantée n’était, au fond, qu’un déploiement glorieux et significatif. Cette dichotomie partielle entre les actions de l’Autel et les actions du Chœur, d’origine médiévale, et renforcée par les dispositions du Ritus servandus du Missel de 1570, libérait d’une certaine façon les interventions musicales d’une stricte adéquation rituelle, les orientait plutôt vers une logique d’accompagnement des cérémonies générales ou même de couverture des actions non audibles des ministres sacrés à l’Autel. La scène de l’Élévation trouvait sa force, et ce trait de « spectacle extraordinaire » signalé par d’Aubignac, par le lien et la concordance momentanée qu’elle rétablissait de manière frappante et saillante entre l’action à l’Autel, sa gestuelle révérée et attendue, et l’aspect stationnaire du dispositif cérémoniel global avec l’agenouillement général et les encensements. Le Cérémonial de Paris, pour les messes exécutées en plain-chant, prévoyait à cet instant le chant de l’O salutaris du Huitième ton, par deux petits choristes, à genoux sur le pavé du sanctuaire, et bien sûr, dans le mouvement très lent d’une mensura gravissima. Les musiciens qui écriront des compositions pour l’Élévation sauront parfaitement qu’il s’agit d’un site-action où, à la différence de ce qui se passe au théâtre, le « public » est certainement plus silencieux et concentré. Il n’a pas besoin d’être maintenu en respect par la tirade21. C’est un peu l’inversion de notre situation actuelle : non pas l’attention pour la musique, mais la musique pour un surcroît d’attention, ce dernier concept étant plutôt à prendre dans le sens plénier, presque existentiel que lui donne Malebranche, comme invitation à « se trouver là ». Sans doute en sera-t-il de même à Versailles, en ce qui concerne la « présence » du Roi, toutes choses religieusement égales, par ailleurs.
Un analyseur subtil : le petit motet au Saint-Sacrement Marcel Poëte observe la transformation de l’espace architectural des Églises : forme rectangulaire, avec une légère saillie pour l’abside, vaisseau central avec de simples passages latéraux, des lieux de culte « où il semble que la divinité soit mise à la portée de l’homme et qui s’offrent à la société comme de vastes salons où l’on vient converser avec Dieu »22. Ce que M. Poëte ne semble pas voir, c’est que c’est précisément cette étrange proximité qui peut se changer en terreur sainte, sauf si vient y retentir la modulatio de l’Hymne ou du Motet, et la bénédiction de la bienveillance divine, qui a son annonce, sa connivence, et quelque chose d’une grâce parmi les plus gratuites et les plus gracieuses, dans le bien dire de la prière et du chant. La mise en scène sacrée de l’Exposition du Saint Sacrement est indissociable d’une dimension hymnodique, où le minimum exigé par le cérémonial pourra côtoyer les produits les plus subtils de la composition des meilleurs maîtres du moment. La gloire de la Sainte Hostie est une gloire qui se chante, pour procéder du cœur, au moins en figure et en puissance, sinon Cité par J. Scherer, ibid., p. 227. Marcel PoËte, Une vie de Cité. Paris de sa naissance à nos jours, t. iii : « La spiritualité de la cité classique, les origines de la cité moderne (xvie-xviie siècles) », Paris, Auguste Picard, 1931, p. 298. 21 22
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en acte et en dévotion assumée. Le Cerf avait trouvé la formule frappante que nous avons lue en parlant d’un motet de Campra, entendu dans une compagnie, lequel ne manquerait pas d’engendrer une violente émotion de piété, s’il était exécuté, disait-il, à la vue des Autels. Le saisissement sacré devant le Saint-Sacrement était sans doute à la mesure de l’horreur du blasphème et du sacrilège. Le chant rendait cet espace habitable, et surtout heureux, ouvrant vers la dévotion possible le cœur indifférent, et calmant, peut-être, ceux qu’une terreur sacrée aurait paralysés. Car la tarditas du chant, selon Boèce, introduit la crainte ou la retenue là où s’emporterait une flamme trop vive, mais sa suavitas introduit l’affect là où la crainte aurait suspendu tout désir. Cette oscillation nous semble être la clef du régime expressif si original du petit motet, et dont l’accent nous touche encore. Le motet monodique, le plus souvent appuyé sur un continuo instrumental, trouve sa première forme en milieu franciscain italien, très conciliaire et dévot, dans le sillage des Concerti ecclesiastici de Ludovico Viadana, qui connaît par la suite une expansion européenne, dont Liège, constituera une plaque tournante. Henry Du Mont en sera un des promoteurs à Paris. Ce « petit motet », comme on le nomme d’une manière un peu indécise mais commode, très lié, comme on le sait, à la dévotion eucharistique, mais rayonnant de sa centralité eucharistique sur la figure aimée de la Vierge et des Saints, se constituera en France une sorte de grammaire poétique et musicale assez consensuelle, où, à côté de Charpentier, Nivers, Bouteiller, Danielis, Bernier, Campra, Brossard, Couperin, des musiciens du bon second rang peuvent accéder avec bonheur, tellement cette forme très vivante et productive semble détenir une plausibilité religieuse qui, dans la conjoncture, est évidente. Cette grammaire connaît sa mouvance française et ses tropismes italianisants, et elle évoluera sur la fin du siècle vers des compositions à sections qui la rapprocheront des pratiques italiennes, sans mettre en cause pour autant, nous semble-t-il, ce qui constituait en deçà des variantes stylistiques son ancrage dans l’expérience du Culte divin. Car nous serions tentés, dans une perspective de moyenne durée, de mettre l’essor de cette forme d’expression en rapport, au moins comme figure d’appui, avec un certain déplacement de la religion, déjà amorcé dans la Devotio moderna et le Quatrième Livre de l’Imitation, du côté de l’expérience individuelle, reconnaissant la valeur d’une véritable liberté intérieure et des mouvements du cœur. Elle se situe ainsi, de manière lointaine, mais particulièrement significative, dans la mouvance anthropologique du Concile de Trente, en sa grande Session VI de 1547, de justificatione, reconnaissant que l’assentiment à la grâce est possible, et qu’il n’y a pas de prédestination inexorable au mal (Session VI, Canon 17, DZ 827). Le motet contient et présuppose cette assertion du fait même qu’il chante, et librement. La grammaire dévote du Motet monodique ou à peu de voix, peut être rapprochée de celle qui appareille les milliers de pages de livres de spiritualité, de tous niveaux, qui effrayaient Henri Bremond. Mais ce rapprochement risque de faire passer à côté d’une spécificité propre à la composition musicale. Si tous les textes utilisés pour les Motets n’ont pas toujours la qualité de ceux de Pierre Perrin, de Pierre Portes23, si certains sont médiocres Jean Duron, « Les Paroles de musique sous le règne de Louis XIV », Plain chant et liturgie en France au xviie siècle, éd. J. Duron, Versailles, Éditions du CMBV/ Paris, Éditions Klincksieck, 1997, p. 125-184. [ La littérature des Motets ne peut plus être abordée au moment où nous rééditons cet article sans tenir compte du décisif
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ou insupportablement bavards, la musique en resserre la portée, les soumet à une sorte de modélisation formelle, où l’auditeur dévot se trouve en pays connu, mais la musique s’y manifeste aussi comme une icône sonore active qui traduit d’emblée une directionnalité et une orientation de l’âme. J.-J. Olier y verra comme une « dilatation », tranquille ou pathétique, mais toujours en rapport avec une adresse ou un mouvement, une impulsion spirituelle. C’est sur cet appui, doublé, comme nous l’avons dit, d’une aisance prosodique suffisante, que le musicien développe l’énonciation de son texte et en dispose le régime interprétatif, intense ou minimal, et l’intelligence cordiale de son propos, voire le régime mélismatique ou madrigalisant selon son génie, ou son attachement pour les Goûts réunis24. La lecture de certains passages de la Journée chrétienne de Jean-Jacques Olier, que Guillaume Gabriel Nivers avait certainement lus et médités, et qui apparaissent comme de véritables petits poèmes en prose, avec leur rythmique, leurs mouvements, leur oscillation, sont peut-être une clef pour entendre le ton inimitable des Motets de 1689, de l’organiste de Saint-Sulpice, et d’une manière plus générale pour saisir la proximité de cette écriture dévote avec le mouvement et l’oscillation, souvent plus tendre que rhétoricienne, de l’écriture et de l’impulsion chantante du Motet qui peuvent être pensées comme la continuation dans l’Église de la fonction hymnodique et psalmodique inscrite au cœur des Saintes Écritures : Mon Dieu j’adore cet Esprit répandu dans vos prophètes qui ont écrit ces psaumes et ces cantiques si aimables que l’on chante. La pureté de leur état et la sublimité de leurs pensées et de leurs sentiments me confond et m’anéantit en votre présence. Leurs transports amoureux, leurs dispositions saintes, la diversité des mouvements qui les remplit ne peuvent être compris par une âme terrestre comme la mienne, je les adore sans les comprendre, et j’adhère à l’Esprit qui les a produits dans leur cœur25. Que l’Église, ô mon Seigneur Jésus, dilate ce que vous renfermez en vous seul, et qu’elle exprime au dehors d’elle-même cette religion divine que vous avez pour votre Père dans le secret de votre cœur, dans le ciel et sur nos autels. O quel ciel, quelle musique, quelle sainte harmonie dans ces lieux saints ! O que la foi me fait entendre, au travers de ces tabernacles, de merveilleux cantiques, que l’âme de Jésus Christ rend à Dieu avec tous les Anges et les Saints qui l’y accompagnent ! Donc, ô mon Dieu, que toutes ces louanges, et tous ces cantiques, ces psaumes, ces hymnes, que nous allons chanter à votre honneur, ne soient que l’expression de l’intérieur de Jésus-Christ ; et que ma bouche ne vous dise que ce que l’âme de mon Sauveur vous dit en elle-même26 !
Catalogue du Motet imprimé en France (1647-1789) publié par les soins de Nathalie Berton-Blivet, Paris, Société Française de Musicologie, 2011.] 24 Robert Fajon, « Du quiétisme et de l’opéra. Essai sur l’expression du sentiment religieux dans les petits motets de Campra », Ostinato rigore. Revue internationale d’études musicales (« Les musiciens au temps de Louis XIV »), 8/9 (1997), p. 237-252. 25 Cité dans H. Bremond, Histoire littéraire…, t. iii : « La conquête mystique. L’École Française », Paris, Bloud et Gay, 1929, p. 464. Bremond propose une analyse proprement musicale de l’un ou l’autre de ces « actes » ou petits poèmes, p. 467-472, qui constitue une véritable illumination pour le musicien. 26 Ibid., p. 465.
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Il se peut que le lyrisme du fondateur de Saint-Sulpice paraisse bien loin de nos préoccupations de mélomanes du xxie siècle. Et bien des contemporains ne manquaient pas de s’interroger sur la sincérité des assertions et des épanchements que le Motet mettait sur les lèvres des chanteurs. En effet, s’il fallait voir dans le « petit motet », au Salut, chez les Dames religieuses, ou même dans les compagnies où l’on déploie une pratique musicale de société, suivant le témoignage de Le Cerf, une sorte d’équivalent d’une civilité honnête et d’une « galanterie vertueuse » pour les choses divines, sans doute retrouverait-on dans sa pratique les mêmes contradictions que dans l’exercice de la civilité devenue un art de paraître et d’être agréé : instance immorale pour Pascal, ou Alceste, ou La Rochefoucauld27. Ou plutôt instance « équivoque », car laissant relativement libre le jeu de l’appropriation, et de la vérité. Jusqu’aux larmes comme ce fut le cas pour Mme de Glapion, éducatrice de haut rang à Saint-Cyr, qu’un Motet de Nivers ébranla jusqu’au fond de l’âme. Mais tout le monde connaît, sur l’autre versant de la pente, la mondanisation de l’Office des Ténèbres réprouvée par l’Archevêque en 1674, mondanisation qui lorsqu’il s’agit du chef-d’œuvre absolu de François Couperin, s’arrête avec évidence à la porte de l’atelier du musicien. Saint Jean Eudes évoquera, dans des cas similaires, un emprunt justifié au « trésor de l’Église », et une communion à la prière et à la louange des Saints, au point que certains excès dans l’énoncé puissent devenir, paradoxalement, une garantie de la modestie de l’emprunteur. Il trouve une formulation heureuse et comme un dédoublement du plan de l’expression, où la musique exprimerait l’instance inchoative d’un « désir de dire » : il écrit : « en disant ces paroles (Adoramus te, Domine Jesu) désirez de les dire, autant qu’il se peut, en toute humilité, dévotion et amour du ciel et de la terre, et pour toutes les créatures qui sont en l’univers »28. Le chant est cet intermédiaire intermittent, qui donne une forme fugitive et fixe au désir de dire, et invite l’âme à le faire sien, sans pouvoir l’y contraindre. Mais le chant sur son autre face, peut assouvir un plaisir sans grâce salutaire ou n’être qu’un écoulement sans fruit. Comme toute conduite cérémonielle, il peut dériver vers la fallacia ou le faux-semblant. Et pour les lecteurs de saint Augustin, l’illusion en Musique, ne tient pas à la représentation, comme en peinture, mais au fait que la vérité de sa grâce peut être détournée, et demeurer liée au seul divertissement, et sa visitation méconnue. Car le chant du motet ne rend pas la dévotion inéluctable, seulement possible. L’hypocrisie constitutive du chant qui est toujours le chant d’un autre, se transforme, presque ironiquement, en espace de liberté possible de l’entendre ou non, et d’y assentir. Feindre au profit du vrai, dira Le Cerf. Chemin gracieux de grâce gratuite, et sans nécessité. C’est aussi cette liberté d’écoute que ce répertoire nous laisse.
Le roi et les psaumes Nous ne voudrions pas donner l’impression de ramener l’immense production musicale qui puisera dans le Psautier davidique ses textes les plus décisifs à la seule pratique versaillaise du Grand Motet, qu’illustrent les noms de Henry Du Mont, Pierre Robert, ou Alain Couprie, « La Cour et l’idéal de l’Honnêteté », Le xviie siècle. Diversité et cohérence, éd. Jacques Truchet, Paris, Berger-Levrault, 1992, p. 179-187. 28 Saint Jean Eudes, Œuvres complètes, Paris, Gabriel Beauchesne, 1905, t. 1, Le Royaume de Jésus, 1, § 2, p. 99. 27
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Michel-Richard de Lalande. Nous avons dit la permanence latente de la Psalmodie de l’Office divin, à laquelle il conviendrait d’ajouter la dispersion fragmentaire et incisive de tant de versets du Psautier dans l’Antiphonaire de la Messe et le Responsorial. Cependant on ne saurait ignorer la prégnance du Psautier davidique, non seulement pour constituer les éléments partiels d’une Politique tirée de l’Écriture sainte, mais ce qu’il faut bien appeler une religion royale. Le Livres des Psaumes apparaît comme un extraordinaire magasin des gestes héroïques et des prières, des saints, des patriarches, et bien sûr du Christ en ses mystères. Mais il reste Psautier de David et comme tel, pour les lecteurs du xviie siècle, la manifestation d’une religion du Roi, revêtu de l’onction et d’une légitimité sacrée, chargé d’un Peuple, en butte à des travers politiques, engagé dans des opérations militaires et des problèmes dynastiques. Les devoirs du monarque psalmique ne peuvent être assurés sans des secours providentiels particuliers, qui peuvent le conduire à la repentance, comme on l’entend chanter dans le Psaume 50 : Miserere. Ainsi, le Psautier davidique interpose entre le monde proprement religieux de la vie dévote ou du calendrier ecclésiastique de l’Office divin un imaginaire héroïco-biblique, riche de mille « situations dramatiques » et politiques. De même on pourra évoquer une audition indissociablement religieuse et « politique », actualisée chaque année des Lamentations de Jérémie, par une saisissante communication des idiomes où s’échangent les figures troublées de la Ville, de l’âme et du Royaume détruit. Car, d’une certaine façon, ce qui est du Roi l’est aussi du Fidèle, et le Psautier est comme un champ lexical et figuratif où s’élabore un échange incessant d’adresses et de figures entre un Dieu, Roi infiniment Roi, la Seigneurie de son Messie, sujet d’une onction au-dessus de toute onction, le Peuple en butte à son destin, et la personne royale issue du Sacre. Il est frappant de lire dans les notices psalmiques des Paraphrases de Godeau, ce glissement constant de la situation du simple fidèle à celle du Monarque, et la recherche d’un lexique monarchique aux sonorités françaises, comparable à la singularité frappante des Psaumes latins les plus connus, comme l’inévitable Psaume 19, Exaudiat. « Image mortelle de l’immortelle autorité »29, comment Louis-Dieudonné, Roi Très Chrétien, musicien que l’on sait, n’assurerait-il pas par la Musique une « société » raisonnable, mais certainement aussi inattendue et surprenante, entre le Roi du Royaume et la Divinité Trinitaire révélée en son Messie, Psalmiste et Roi. On est tenté d’appliquer à la musique de la Chapelle ce que Philippe Beaussant dit du Roman (Alcine, Roland, Tancrède ou le Grand Cyrus), lequel devient vrai, lorsque le Roi en assume la fiction par une sorte d’incarnation paradoxale. À la vue des Autels, la présence du Roi, et la capacité de son écoute se soumettent à la vérité d’une autre présence et d’une autre scène, à la fois hospitalière et impitoyable. La musique de Lalande, que Louis XIV écoute avec une oreille exceptionnelle, n’a dès lors plus rien d’une flatterie, ni même d’une pompe, elle négocie la vérité d’une majesté terrestre à la vue, certes invisible hors des signes sacrés, de cette autre insaisissable Majesté qui la fonde, et pour laquelle l’art musical, et la science Jacques-Bénigne Bossuet, « Sermon sur le devoir des Rois », Bossuet, Sermons, le Carême du Louvre, éd. C. Cagnat-Debœuf, Paris, Gallimard (« Folio-classique »), 2001, p. 236. Tout le Sermon, bien sûr, est à lire, avec les notes précieuses de l’éditrice.
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du musicien, relayée par l’oreille savante de l’auditeur royal créent un espace traversable, un parvis sonore où se tenir en toute justice et justesse. Pourquoi ne pas imaginer, comme y invite Philippe Beaussant, que le roi danseur, hier ami de Molière et complice de Lully, n’ait rien perdu de ses capacités d’acteur, de promoteur et d’auditeur qualifié. Le Psaume de la Chapelle, qui met en scène à travers les situations et les affects du Psalmiste royal l’horizon permanent d’une prédestination politique et religieuse, ne dirait-il pas dès lors le secret de la « religion » du Roi, « sublime commerce », certes, mais où l’ordre même et la puissance de l’art qui soumet les Rois, permettaient peut-être, analogiquement, à l’ego du Monarque de se tenir ému, et, pourquoi pas, chrétiennement modeste, donc heureux, devant l’incommensurable grandeur divine, et ses terribles devoirs. Michèle Ménard observe aussi, sur la fin du règne, un décalage un peu surprenant entre le domaine des arts religieux, qu’elle estime profondément post-tridentin et nourri de théologie, et celui de la pensée, entraînée dans la « crise de la conscience européenne »30. La Musique, au moins jusqu’à Brossard et Couperin, serait-elle comme un dernier écho du frémissement spirituel du début du xviie siècle, en une conjoncture qui voit aussi un certain « crépuscule » de la mystique ? La musique la plus musique du xviie siècle finissant, dans une conjoncture où va s’affaiblissant l’emprise chrétienne sur les élites, serait-elle capable encore d’aller explorer les réserves de la conscience chrétienne et du cœur chrétien et de les ouvrir d’un rien à l’aventure hymnodique de l’âme, emportée dans des contours inconnus d’elle-même, aux confins de la tendresse eucharistique, au détour d’un motet de Danielis ou de Lorenzani, d’un Répons de Nivers ou de l’Ubi es de Campra ?
Michèle Ménard, « Art religieux », Dictionnaire du Grand Siècle, éd. Fr. Bluche, nouv. éd., Paris, Fayard, 2005, p. 116-118. 30
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François Couperin : la Messe propre pour les Couvents de Religieux et Religieuses François Couperin, dit Le Grand (1668-1733), tient l’orgue de l’église Saint-Gervais à Paris, dans le quartier du Marais, de 1685 à 1723. Avant lui, son père, Charles Couperin et son oncle Louis, mort prématurément en 1661, en avaient touché les claviers, assurant, au milieu d’un nombre impressionnant de neveux et nièces, instrumentistes ou chanteuses, la notoriété d’une famille exceptionnelle. En 1693, François Couperin succède à l’un de ses maîtres, Jacques Thomelin, à l’un des quatre postes d’organiste de la Chapelle du Roi. Deux ans auparavant, il avait imposé à toute la classe musicale parisienne la reconnaissance de son grand talent, et s’était fait remarquer comme un vrai maître en dépit de son jeune âge (il n’avait pas encore vingt-deux ans) par la composition d’un livre de Pièces d’Orgue consistantes en deux Messes, l’une à l’usage ordinaire des Paroisses pour les Fêtes Solennelles, l’autre propre pour les Couvents de Religieux et Religieuses. Un Privilège du Roi, daté du 2 septembre 1690, et un « certificat » très louangeur de Michel-Richard de La Lande, protecteur certain du jeune artiste, accompagnait la mise en vente et la circulation sous forme manuscrite de ces deux chefs-d’œuvre. Il est incontestable, et c’est pour notre plus grand bonheur, que ces deux Messes, composées à un moment où l’Orgue Parisien (dont quinze ans auparavant Nicolas Lebègue, en tête de son Premier Livre d’Orgue proclamait la nouvelle suprématie) n’avait pas encore épuisé ses effets de novation et ses ressources créatives, respirent une sorte de santé juvénile immédiatement sensible, et lient d’une manière qui sera celle encore du compositeur accompli, la science et le charme. La Messe propre pour les Couvents de Religieux et Religieuses adapte l’ordonnancement général et l’esthétique d’un art de l’orgue bien établis dans la liturgie catholique, à la sensibilité et au goût d’un couvent parisien (et l’on sait combien ils sont nombreux et fréquentés aussi bien sur la rive droite, de Saint-Germain-des-Prés à la rue Saint-Jacques, et au-delà, que sur la rive gauche, et précisément dans le quartier du Marais où résident les Couperin). Au début du siècle, le Cæremoniale Episcoporum (Livre I. c. 28) avait définit l’orgue comme un instrument « euphorique », dont la pratique devait marquer les jours de fête, quand s’arrêtait le courant ordinaire de la vie laborieuse ou mercantile. Le jeu de l’instrument rythmait le
In François Couperin. Messe pour les Couvents, Olivier Vernet (orgue), Schola grégorienne La Fidelissima, dir. Josep Cabré, Ligia Digital (Lidi 0104041-96), 1996.
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 465-466 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119022
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calendrier par un jeu contrasté de manifestation, de suspension et d’attente : cycle annuel des fêtes carillonnées aussi bien que la grande abstinence du Carême. Il colorait aussi les manifestations provoquées par les circonstances de la vie publique : entrées princières, défilés des Corps de Ville, Te Deum, ostension de Reliques, processions et vœux… Dans le déroulement des Offices, quand le calendrier prévoyait sa participation, et selon un dosage de solennisation savamment gradué, l’orgue se présentait d’abord comme un partenaire plénier et indépendant de la liturgie chantée. Suivant le principe séculaire de l’alternance, que ce disque met en œuvre tout au long, l’orgue n’accompagne pas les chants du chœur, mais alterne avec lui, prenant donc la part qui lui revient dans l’exécution des chants requis : Hymnes de l’Office, Magnificat des Vêpres, chants anciens ou nouvellement composés de l’Ordinaire de la Messe… Il participait par là-même au « gouvernement du chœur » : c’est l’art de l’orgue et de l’organiste qui permettait d’imposer la couleur, encore suffisamment différenciée, des Modes ecclésiastiques, de régler l’allure selon le degré de la fête ou la nature propre de l’action liturgique. Mais le rôle de l’orgue s’apparentait aussi à celui d’un Maître de Cérémonie en matière de son, de rythme, d’architecture du temps, ouvrant symboliquement des portes, accompagnant des déplacements, disposant le lieu et les habitants du lieu en vue et à la vue de la scène sacrée. Celle-ci n’était pas loin, d’ailleurs, d’être conçue comme une sorte de rendez-vous à la fois familier et sublime du Ciel et de la Terre, convoquant les esprits célestes à l’adoration de la Sainte Hostie, ou quelques bergers champêtres en un trio de flûtes pastorales. Et c’est au Ballet de Cour que les organistes de la génération qui précède François Couperin avaient pu emprunter la dignité et l’allure noble des danses protocolaires, la différenciation successive des sites et des mouvements ; mais tel récit pathétique et tendre pouvait aussi se souvenir du jeu de la viole de gambe, ou des délicatesses du chant « fleuri ». Si certains Ordres religieux restaient attachés aux chants de l’Antiphonaire et du Graduel Romains, auxquels d’ailleurs il importerait de faire retrouver une dignité quelque peu perdue, beaucoup de communautés religieuses d’hommes et de femmes utilisaient des plains-chants nouveaux plus en rapport avec leur piété et leur sensibilité, en particulier pour les chants de l’ordinaire de la Messe. Les chants de Bénédictines du Val-de-Grâce, de Montmartre étaient célèbres dans Paris. Guillaume Gabriel Nivers dès 1658 avait composé des Messes en plain-chant, dont une de « Première classe », du Sixième Ton, très utilisée dans les Couvents féminins. Beaucoup de catholiques français connaissent encore des bribes de Messes d’Henri Dumont, publiées en 1669. Josep Cabré propose ici d’entendre la Messe des Couvents alternée avec un Ordinaire chanté de la Messe qui compte parmi les plus populaires que la France ait connu, et dont la pratique s’est maintenue jusqu’à l’aube du xxe siècle. On l’appelait la Messe Baptiste, en rapport avec une attribution, évidemment conjecturale, au très illustre Jean-Baptiste Lully, ou peut-être à tout le moins à son fils et successeur du même nom, que l’on savait avoir été pourvu d’un bénéfice ecclésiastique. Un processionnal « à l’usage des Religieux et des Religieuses de l’Ordre de Saint-François », imprimé à Paris en 1694, la donne avec une autre du Cinquième Ton, comme une « Messe de l’Ordre », ce qui nous ramène bien vers la pratique et le goût d’une communauté d’hommes ou de femmes à une époque tout à fait contemporaine de la Messe de François Couperin. 466
François Couperin : Messe à l’usage ordinaire des Paroisses pour les Festes Solennelles L’an 1690, un jeune organiste de 21 ans, François Couperin, obtient un Privilège du Roi pour la publication de Pièces d’orgue consistant en deux Messes, l’une à l’usage ordinaire des Paroisses pour les Festes solennelles, l’autre propre pour les Couvents de Religieux et Religieuses. Ce Privilège fut gravé mais la diffusion de l’œuvre, qui nous reste inconnue, demeura manuscrite. Il était, suivant l’usage, accompagné d’une approbation. Le signataire en était Michel-Richard Delalande, Maître de musique à la Chapelle du Roi, dont les liens avec le jeune Couperin étaient connus : Delalande avait été amené à assurer, au moins nominativement, l’intérim du service de l’orgue de Saint-Gervais, à la mort de Charles Couperin, père de François, alors âgé de onze ans. « Je certifie, écrit-il, avoir examiné les présentes pièces d’orgue du Sieur Couperin, par ordre de Monseigneur le Chancelier, que j’ai trouvées fort belles et dignes d’être données au public. » Le patronage de Delalande donne une idée de l’entourage dont avait pu bénéficier François Couperin, dans sa famille, où la mémoire de l’oncle Louis et de son œuvre restait vivace et glorieuse, et dans ce microcosme parisien des organistes, clavecinistes, violistes, dont plus d’un servaient le Roi ou les Princes, et où régnait une haute conscience et souvent une réelle confraternité. On ne peut s’empêcher de penser à propos de ces deux Messes, où se manifeste une telle maîtrise de toutes les formes variées de toucher l’orgue, à l’œuvre d’un compagnon s’imposant par là comme un Maître parmi ses pairs. Les années qui suivent vont d’ailleurs consacrer la notoriété de l’auteur par la composition de sonates en trio, comme La Steinkerque en 1692. Cette même année, dans le Livre commode des Adresses de Paris de Du Pradel (le Bottin professionnel du temps), on voit le nom de Couperin mentionné comme professeur d’orgue et de clavecin, aux côtés de deux célébrités aussi indiscutées que Nicolas Lebègue et Jacques Thomelin. C’est d’ailleurs à ce dernier, qui fut un de ses maîtres, que François Couperin succède en 1695 comme organiste de la Chapelle du Roi.
In François Couperin. Messe Solennelle à l’usage des Paroisses, Olivier Vernet (orgue), Ensemble Jacques Moderne, dir. Jean-Yves Hameline, Ligia Digital (Lidi 0104089-00), 2000.
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 467-469 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119023
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Les deux Messes de François Couperin sont la manifestation évidente d’un art de l’orgue particulièrement vif et productif à l’époque de leur composition. Dans sa Dissertation sur le Chant grégorien de 1683, Guillaume-Gabriel Nivers, dont la première publication d’un Livre d’Orgue remontait à 1660, avait fait l’éloge de la compétence et du sérieux de ses confrères aux tribunes de Paris dans la réalisation de leur service ecclésiastique. Et dans son Livre d’Orgue de 1676, Nicolas Lebègue avait proclamé la suprématie de la nouvelle esthétique pour laquelle une nouvelle facture et de nouveaux registres sonores appelaient un nouveau toucher, et donc un goût nouveau et un répertoire. Dans les cinq années qui précèdent la mise-au-jour des Pièces d’Orgue de Couperin paraissent des Livres d’Orgue dûs à Nicolas Gigault, André Raison, Gilles Jullien et Jacques Boyvin. Cet art de l’orgue est lié à une évolution des cérémonies du culte dont des paroisses « ferventes et réglées » comme celle de Saint-Sulpice ont pu donner l’exemple. Gravité, certes, mais aussi dévotion et richesse de la palette des sentiments chrétiens, doivent gouverner la célébration. On y a une conscience très haute que la scène sacrée mêle mystérieusement les accents de la terre et du ciel, et que l’équipage du Roi du ciel (surtout dans le Très saint Sacrement de l’Autel) ne doit rien avoir à envier à celui des Puissants, en splendeur, noblesse, grâce et variété de l’expression. L’orgue, selon Jean-Jacques Olier, curé de Saint-Sulpice et premier éducateur du clergé en son temps, évoque par sa constitution mécanique et sonore les voix tantôt mêlées, tantôt distinctes, du monde, des Anges et de l’Église. Son jeu élargit l’horizon du cœur et annonce la joie céleste. Le Cæremoniale Episcoporum avait, au début du siècle, consacré très officiellement la place de l’orgue dans les cérémonies de l’Église : instrument festif, donc réservé à certains jours, prohibé en d’autres temps, l’orgue, au même titre que le nombre des officiants, leurs parures, les luminaires, les encensements, participe à la solennisation du culte. Mais c’est pour y introduire une dynamique de moments et de scènes successives dont il définit le caractère et souligne les enchaînements. Par dessus tout, il dialogue avec le chœur des chantres ou des clercs suivant le principe de l’alternance. C’est à l’orgue que revient par son jeu initial de gouverner le ton du chœur lors des Hymnes, des Proses, du Magnificat, des Chants de l’ordinaire de la Messe, Credo excepté. Ses interventions sont également prévues lors de processions, d’ostensions, de stations de prédication ; on attend par conséquent de l’organiste outre son talent de musicien « harmoniste », selon le terme de l’époque, un talent égal de musicien « actionniste », selon l’exemple qu’avait donné tant dans le Ballet que dans l’Opéra l’incomparable M. de Lully. L’orgue des Messes de François Couperin est donc en premier lieu un partenaire choral. L’Offertoire mis à part, pièce autonome qui pouvait prendre des proportions étendues, toutes les autres pièces sont liées à l’exécution du plain-chant, et retrouvent leur intégrité dans une exécution en alternance. Reste qu’il s’agit d’un service destiné aux « Festes Solemnelles », au sein desquelles l’usage de l’orgue venait mettre en valeur les offices principaux célébrés ces jours-là. À Saint-Gervais, où officie Couperin, le service liturgique commençait la veille par les Premières Vêpres suivies des Complies, à deux heures et demie. Matines et Laudes étaient chantées à cinq heures. Le jour même de la Fête, Prime était chantée à sept heures et demie,
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François Couperin : Messe à l’usage ordinaire des Paroisses
suivie d’une Messe haute (c’est-à-dire chantée mais moins solennellement). Venait ensuite, à neuf heures et demie, un ensemble imposant comprenant Tierce, Messe de Cérémonie, et Sexte. L’après-midi à deux heures et demie : Sermon, None, Vêpres, Complies et Salut. Qu’on imagine évidemment un nombreux clergé, les chantres parés, les sonneries de cloches, les fidèles qui vont et viennent. On peut penser que le service de l’orgue tel qu’il se présente dans la Messe des Paroisses est destiné à ce type de « Messe de Cérémonie ». Le très court Plein Jeu qui suit l’ite Missa est s’expliquant par le chant immédiat de Sexte au chœur sitôt que les ministres sacrés de la Messe ont quitté le sanctuaire. Quant à l’expression « pour l’usage ordinaire des Paroisses », elle désigne sans nul doute l’emploi habituel dans ces circonstances des plains-chants de la Messe dite « Cunctipotens », désignant un groupement traditionnel de chants de l’Ordinaire bien stabilisé depuis la fin du Moyen Âge, et devenu la « messe d’orgue » par excellence. À ces plains-chants de l’Ordinaire, auxquels s’ajoutaient normalement en France, l’O salutaris de l’Élévation et la Prière pour le Roi (Domine, salvum fac regem), on a cru bon d’ajouter quelques pièces chantées du Propre, qui honorent ainsi les différents types d’exécution du chant ecclésiastique, avec ou sans le jeu des orgues et rapprochent un peu le temps de l’écoute du temps et de la poétique de la célébration. Les chants du Propre sont ceux de la Messe de Saint-Louis, extraits du Graduale Parisiense, publié par ordre de l’Archevêque François de Harlay en 1687. C’était aussi une manière de saluer le bel espace sacré de l’église du Prytanée de La Flèche, dédiée par le roi de France à son glorieux et saint ancêtre.
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Les Leçons de Ténèbres à une et deux voix « J’avoueray de bonne foy, que j’ayme beaucoup mieux ce qui me touche, que ce qui me surprend ». Préface du Premier Livre de Pièces de clavecin, 1713.
On peut sans doute compter au nombre des plus belles émotions qui ont marqué la réappropriation contemporaine de la musique dite baroque l’audition émerveillée (et qui ne cesse pas de l’être) des Leçons de Tenèbres de François Couperin : à coup sûr l’une des trois partitions qu’on emporterait avec soi s’il fallait finir ses jours sur une île déserte. Tout y est frappant et du grand premier rang, à commencer par la retenue même du discours et la maîtrise de ses proportions, la latinité superbe, le jeu sans cesse relancé des sentiments et des affects, et par-dessus tout ce ton et cette couleur qui saisissent l’oreille dès la première incise comme pour créer une aire d’audibilité dont l’enchantement ne se relâche plus, et dont les accents et les mélismes hanteront désormais la mémoire, comme d’un bonheur paradoxal et singulier, merveilleuse blessure dont on ne guérit pas. La partition gravée de ces Leçons de Tenèbres à une et à deux voix pour le Premier Jour, c’est à dire le Mercredi, est accompagnée d’un Extrait du Privilège du Roy pour la publication de toute sorte de musique vocale ou instrumentale, daté de 1713. Dans la préface du Second Livre de Pièces de clavecin, paru en 1717, Couperin fait état d’une surcharge de travail (« …toujours des devoirs tant à la cour que dans le public ; et par dessus tout une santé très délicate »). Parmi ses travaux récents, L’Art de toucher le Clavecin, auquel il attache une importance primordiale pour la juste compréhension de sa musique. Il y ajoute « la composition de neuf leçons de Tenèbres à une et à deux voix, dont les trois du premier jour sont déjà gravées et en vente ». L’œuvre (à tout le moins dans sa facture définitive) a donc vu le jour entre ces deux dates, et sans doute plus près de la deuxième. On constate donc facilement que c’est pour Couperin une époque de pleine activité et de haute conscience : il approche de la cinquantaine et il prend sur lui d’exercer une sorte de magistère musical, aimable certes, mais qu’il sait incontestable en matière de goût, de composition et d’exécution. On peut penser qu’il s’est attaché au travail des Leçons avec le même soin et la même recherche de l’unique musique qu’il savait alors être en lui, et qui entrerait avec le texte sacré dans une si singulière connivence.
In François Couperin (1668-1733), C. Cessac (dir.), Versailles, Centre de Musique Baroque de Versailles, 2000, p. 143-154. *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 471-480 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119024
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La partition des Leçons est précédée d’un Avertissement : Je composai il y a quelques années trois Leçons de Tenèbres pour le Vendredy Saint, à la prière des Dames Religieuses de L**. ou elles furent chantées avec succez cela m’a determiné depuis quelques mois à composer celles du Mercredy, et du Jeudy : Cependant je ne donne a present que les trois du premier jour, n’ayant pas assez de temps d’icy au Carême pour faire graver les six autres. Les premières et secondes Leçons de chaque jour seront toujours à une voix, et les troisièmes à deux ; ainsy deux Voix suffiront pour les exécuter : quoyque le Chant en soit notté sur la clé de dessus, toutes autres espèces de Voix pourront les chanter, d’autant que la plus part des personnes d’aujourd’huy qui accompagnent scavent transposer. Je donneray les six autres trois à trois si le Public est content de celles cy. Si l’on peut joindre une basse de Viole, ou de Violon à l’accompagnement de L’Orgue ou du Clavecin cela fera bien.
On s’interroge évidemment sur le sort de ces Leçons du Vendredi, chantées à l’Abbaye de Longchamp « avec succès », et dont des copies certainement circulèrent. On ne sait pas non plus si c’est à l’intention du même Monastère, connu et fréquenté pour la haute qualité de ses cérémonies et de sa musique, que celles du Mercredi que nous connaissons aujourd’hui ont été composées. Mais il est clair, à la lecture de cet Avertissement que Couperin vise un public d’exécutants et d’auditeurs plus diversifié. On sait par ailleurs que les amateurs ne se faisaient pas faute d’exécuter chez eux, hors « la vue des Autels », mais souvent en accord avec le calendrier de l’Église, ce type de littérature musicale (petits Motets, Airs spirituels) dont discutaient les gens de goût1. Mais comment interpréter la clause, certes conventionnelle en sa formulation, par laquelle Couperin promet la publication des autres Leçons du Jeudi et du Vendredi, et dont on sait qu’elle n’aura pas de suite ? Fatigue, intérêt premier porté à l’œuvre de clavecin, lenteur chronique chez lui des activités éditoriales ? Peut-être faudrait-il prendre en compte la publication et la diffusion précisément vers cette époque et dans les décennies qui suivent de Leçons de Ténèbres composées en plain-chant musical, à commencer par celle de Guillaume-Gabriel Nivers qui feront le tour de la France2, et faire l’hypothèse que la solution qu’elles proposaient pouvait peut-être apparaître dans les milieux conventuels comme plus convenable aux exigences du Culte divin aux yeux des tenants de la discipline ecclésiastique dont les réticences envers une certaine mondanisation de l’Office des Ténèbres étaient patentes, en particulier depuis les Statuts synodaux publiés Le Cerf de La Viéville est un bon témoin de ces pratiques. On le voit faire allusion à un motet de Campra exécuté chez un particulier devant trente personnes. Jean-Laurent Le Cerf de La Viéville, « Discours sur la Musique d’Église », Comparaison de la Musique française et italienne, Troisième partie, Bruxelles, chez F. Foppens, 1706 (repr. Genève, Minkoff, 1972), p. 193. La connaissance des Liturgies des Ténèbres a été renouvelée par les travaux de Sébastien Gaudelus, Les Offices des Ténèbres en France aux xviie et xviiie siècles, Paris, École Nationale des Chartes, 1999. p. 209-216 [publié : Les offices de Ténèbres en France 1650-1790, Paris, CNRS-Éditions, 2005.] 2 On ne peut guère éviter ici encore de citer Le Cerf : « je ne serais point fâché qu’on défendit la Musique à Ténèbres, comme plusieurs Evêques l’ont fait par des Mandements exprès. Non qu’elle ne pût convenir à merveilles sur les Lamentations de Jéremie, mais parce que je suis persuadé que le plein-chant de ces leçons est aussi tendre que ces leçons mêmes, et c’est beaucoup dire.I1 faudrait seulement qu’un bon maître le retouchât, pour lui donner quelque variété de mesure et de cadences, et pour le fixer. Après quoi il seroit digne d’être seul reçu dans toutes les Églises du monde », J.-L. Le Cerf de La Viéville, « Discours… », p. 99. Sébastien Gaudelus avance l’hypothèse très fondée d’un déclin des offices de Ténèbres en musique par la concurrence du Concert Spirituel, à partir de 1725. S. Gaudelus, « Les Offices des Ténèbres… », p. 214. 1
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Les Leçons de Ténèbres à une et deux voix
par François de Harlay en 1674, dont les dispositions concernant les Musiques qui se chantent dans les Églises sont reprises à l’article XXXIII des Statuts synodaux publiés dans le Synode général par Louis-Antoine de Noailles en 1697. Car l’Office des Ténèbres avait pris une place considérable dans l’imaginaire et la sensibilité des populations parmi les autres Offices pourtant particulièrement exceptionnels et saillants de la Semaine sainte. Le calendrier ecclésiastique avait en propre l’art de mêler le cours ordinaire surtout hebdomadaire du temps avec des célébrations uniques, de cadence annuelle, dont le retour, attendu, pouvait être vécu avec intensité. Les cérémonies de la Semaine sainte, outre le bouleversement qu’elles apportaient dans l’organisation horaire des offices religieux, comportaient ce caractère exceptionnel des cérémonies annuelles et, en particulier, frappaient les esprits par un mélange très caractéristique et très contrastant de haute et grave solennisation (Sépulcre, Absolutions, Mandatum du Jeudi-Saint, Adoration de la Croix du Vendredi, sans parler de la « visite aux églises », et des « stations » de prédication) avec un dépouillement sobre, presque ascétique des Offices, dont les savants connaissaient la haute antiquité, mais que l’on interprétait volontiers comme une restriction de deuil, conforme à ce que les prédicateurs présentaient comme un temps de déploration pour l’Église. Or cette attitude toute religieuse de déploration et d’appel au retour à Dieu trouvait dans les Lamentations du Prophète Jérémie sa forme, ses expressions décisives et sa fondation biblique. Son association, bien que moderne, avec une cérémonie célébrée à la tombée du jour, que ponctuait l’extinction rituelle des cierges (même si les savants pouvaient expliquer que c’était le phénomène inverse, à savoir l’arrivée de l’aurore, qui avait justifié cette disparition de l’éclairage, lorsque l’Office se terminait au petit matin) en avait accentué le dramatisme, comme l’accentuait aussi cet étonnant strepitus, très apprécié des enfants de chœur, évoquant à la fin de l’Office, quelque tumulte sacré d’interprétation indécise. Ces pratiques particulièrement frappantes de l’Office des Ténèbres avaient laissé des traces dans la culture commune et marqué l’une ou l’autre expression de la langue. Selon Alain Rey et ses collaborateurs, le substantif « jérémiades » (employé le plus souvent au pluriel) apparaît dans un texte écrit en 1738, mais le Dictionnaire de Trévoux en 1743 semble faire allusion à un usage parlé bien antérieur. On parlait même des « jérémies » pour désigner les Leçons des trois Jours Saints3. Une sorte de consensus semble aussi s’être constitué sur le caractère triste et plaintif, voire lugubre, du chant sur lequel les Lamentations étaient exécutées. Ainsi, Furetière, en 1690, définit le substantif féminin Lamentation comme « plainte, doléance qui se fait avec pleurs et gémissements ». Et comme exemple pertinent d’usage, il ajoute aussitôt : « Les Lamentations de Jeremie sont chantées sur un chant triste ». L’adjectif « Lamentable » est lui aussi, dans le même ouvrage mis en rapport avec le massacre des Innocents, ou avec le sac d’une ville ou « on entend des cris lamentables de vieillards, de femmes et d’enfants ». On connaissait dans les milieux du chant d’Église l’expression de tono lugubri où la forme quasi adverbiale de l’ablatif désignait à la fois un répertoire et une manière de l’exécuter. Furetière s’en souvient Dictionnaire historique de la Langue française, éd. A. Rey, Paris, Dictionnaire Robert, 2e éd., t. ii, art. jérémiade, p. 1913.
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aussi : « Il y a, écrit-il, des musiques, des chants, des tons lugubres. Les cloches ont quelquefois un son lugubre ». Un peu plus loin, il complète : « Les Lamentations de Jeremie se chantent lugubrement ». À l’article Tenèbres, expression qui se dit « des Matines qui commencent l’office des Féries Majeures de la Semaine sainte », il ne peut se retenir d’ajouter : « les Leçons de tenèbres sont les lamentations de Jeremie qu’on chante sur des tons plaintifs4 ». Ce Ton des Lamentations, encore que très particulier et très reconnaissable à l’oreille, car il s’apparente plus à un nome qu’à un mode défini seulement par son échelle5, se rapprochait très sensiblement d’une formule de psalmodie solennelle proche de celle du 6e Ton ecclésiastique. C’est bien ce que l’on trouve indiqué à la rubrique du Cæremoniale Parisiense, rédigé par Martin Sonnet, sur commission de l’Archevêque, et publié en 1662 : Tres priores lectiones primi Nocturni seu Lamentationes Jeremiæ Prophetæ cantantur ad Aquilam in medio Chori a tribus diversis Clericis pueris Chori in cantu particulari de 6. Tono, qui notatur in Antiphonali Parisiensi lente et mensura gravi : in Ecclesiis autem in quibus Musica est in usu, cantabuntur eadem Lamentationes Musice ad modulos lugubres et tristes, vel in contrapuncto vel in cantu figurato Ecclesiastico et gravi6.
La détermination du Mode, en lien, pensait-on, avec le caractère ou l’ethos de la mélodie, était un objet de discussion entre les doctes : ainsi Jean Millet, dans son Directoire de chant grégorien, se trouvait aux prises avec une double difficulté : le classement modal qu’il adopte, à la suite de Glarean, l’amène à affecter la formule mélodique des Lamentations au Douzième Mode varié, nommé Sous-Ionique, sorte d’échelle d’ut majeur, avec la place caractéristique du demi-ton entre mi et fa, mais qui n’utiliserait que les degrés de la Quinte initiale et de la Quarte grave. Transposé en Fa pour la commodité des chantres, ce mode, pour les voix élevées, s’écrivait plutôt en ut. Couperin le notera encore un ton plus haut, ce qui pouvait encore en accentuer l’affect propre. Sur ce point, Millet fait état d’un certain dissentiment entre les théoriciens : Ce mode, écrit-il, a une douceur en soy, qui tire en quelque façon sur la tristesse, & qui porte les esprits à la compassion : Il y a des personnes qui sont d’autre sentiment, mettant ce Mode au nombre de ceux, qui portent la joye dans le cœur : pour moy j’estime, que s’il a quelque chose de joyeux, il ne l’a que par la communication de son Authentique. Les Lamentations de Jeremie, que l’on chante les trois derniers jours de la Semaine Sainte, estans de ce Mode, prouvent assez ce que je dis : il se remarque encor à l’Hymne de Notre-Dame, Languentibus in purgatorio, à l’Introite Requiem æternam, à la prose Inviolata. Enfin quasi tous les Chants de ce Mode, ont, avec la douceur qui leur est naturelle, quelque chose de lamentable7. Antoine Furetière, Dictionnaire Universel contenant tous les mots français tant vieux que modernes, La Haye et Rotterdam, chez Arnout et Reinier Leers, 1690, t. 2. 5 Sébastien de Brossard avait bien saisi cette différence qui justifiait pour lui le maintien du système des Huit tons ecclésiastiques, en dépit d’une généralisation désormais acquise de la grammaire tonale. 6 « Les trois premières lectures du Premier Nocturne sont chantées à l’Aigle au milieu du chœur par trois différents petits Clercs du Chœur sur un chant spécial du Sixième ton, tel qu’il est noté dans l’Antiphonale Parisiense, lentement et d’une allure grave : dans les Églises où la Musique est en usage, ces mêmes Lamentations seront chantées en musique sur des airs lugubres et tristes, soit en Contrepoint, soit en Chant figuré ecclésiastique et grave ». 7 Jean Millet, Directoire de chant grégorien, Lyon, J. Grégoire, 1666. p. 91. Le Directorium Chori de 1634 transmettra le Rorate cœli desuper des Pères de l’Oratoire, appelé à devenir un des chants les plus populaires du 4
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Toutefois la formule mélodique de la lectio utilisée en France s’écartait sensiblement de la formule romaine généralisée par les éditions européennes du Directorium chori de Guidetti. Elle en accentuait le caractère de « plainte » par sa formule de médiante, où la corde structurelle atteinte par les deux degrés de la tierce majeure montante de l’inchoatio se dégageait par une échappée de quarte avant de dessiner une sorte d’arabesque insistante autour du demi-ton supérieur que les chantres soulignaient d’un tremblement allongé sur la pénultième. Deux formules de terminatio distinguaient les cadences intermédiaires d’une cadence plus conclusive terminant les strophes par un mélisme significatif, précédant l’énonciation de la lettre hébraïque commençant le Verset suivant, après une petite pause :
Fig. 1. Guidetti, Directorium chori, Ton des lamentations.
Cette formule récitative usuelle en France, est déjà parfaitement identifiable dans une réalisation polyphonique d’Antoine de Févin, au début du xvie siècle. C’est elle que l’on trouve majoritairement dans les Livres d’Église (Passionnaires, Processionaux, Toni communes) imprimés en France. C’est cette même formule, et non celle de Guidetti, que gloseront Michel Lambert ou Marc-Antoine Charpentier. C’est elle que « retouchera » Guillaume-Gabriel Nivers, dans un souci de musicaliser quelque peu un chant qui puisse rester toutefois parfaitement ecclésiastique8. Elle se maintiendra dans la plupart des Livres d’Église du xviiie siècle, où la notation fera apparaître à l’occasion les conduites ornementales relativement stabilisées des chantres. Car les pratiques cantorales, tant dans les communautés d’hommes que de femmes, avaient souvent convergé pour accorder à l’exécution des Leçons de ténèbres un traitement particulier, en connivence avec leur statut biblique de poésie chantée, et dans le cas, particulièrement lyrique. Les exemples romains et italiens ne manquaient pas, et Guidetti s’abstenait même, dans son Directorium chori, de noter les deux premières Leçons de chaque Premier Nocturne du catholicisme français. Ses admirables Versets ne sont pas autre chose que des citations du texte et de la mélodie des Lamentations. 8 Guillaume G. Nivers laisse au moins trois réalisations des Leçons de Ténèbres. Celle qu’il présente dans Passiones DNJC cum Lamentationibus Jeremiæ Prophetæ, quarum modulatio correcta et concinnata, est publiée chez l’Auteur en 1684. Elle a pu faire suite à une édition publiée chez Ballard, l’année précédente. Elle fut suivie d’un nombre considérable de rééditions et d’adaptations dans des livres diocésains jusqu’au milieu du xixe siécle. Une seconde réalisation ne consistait qu’en un aménagement de la formule romaine et fut imprimée dans les Livres de Saint-Cyr. En 1704, Nivers édite à compte d’auteur une version gravée, en chant figuré monodique, peu éloignée du style de ses Motets les plus ornés du recueil de 1689. Cf. Cécile Davy-Rigaux, L’œuvre de plain-chant de G. G.Nivers. Un art du chant Grégorien sous le règne de Louis XIV, thèse de doctorat, Université François Rabelais de Tours, ENS, CNSM de Paris, 1999, p. 576-577.
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fait, écrit-il, que seule la troisième était chantée par un chantre isolé9. Là même où le plus gros de l’Office était chanté en ton droit, on pouvait accorder au chant des Leçons un traitement plus soigneux, tant prosodique que vocal. Ainsi les Ursulines de Paris les chantent in directum avec une seule inflexion de voix au ton inférieur en fin de phrase, mais le Cérémonial de 1656 demande qu’elles soient chantées « par les meilleures voix du Noviciat ». À Saint-Cyr, selon les Constitutions de 1686, il est prévu que « les Dames chanteront le Premier Nocturne des Tenèbres les trois jours de la Semaine sainte », celui qui précisément contient le chant des Lamentations, alors qu’il est vraisemblable que le reste de l’office était exécuté en ton droit10. Les chantres expérimentés ne se faisaient pas faute d’orner, voire de fleurir quelque peu la formule ecclésiastique de la lectio, selon des procédés aujourd’hui mieux connus, au point que la frontière entre l’exécution en pur plain-chant et celle que Martin Sonnet désigne comme in cantu figurato Ecclesiastico et gravi pouvait apparaître comme indécise. Il est possible que les gloses de Michel Lambert, analysées dans l’ouvrage désormais indispensable de Catherine Massip11, ait trouvé ainsi dans certaines pratiques du chant ecclésiastique (voir fig. 2 et 3 ci-dessous) non pas bien sûr des modèles mais des manières qui n’étaient pas sans parenté, et qui pouvaient rendre plausible et même séduisant pour les gens de goût de la cour ou de la ville, son recours à un art du chant, et plus précisément de l’Air, plus élaboré en sa trame et en ses embellissements :
Fig. 2. Passiones quatuor in majoris hebdomada cantari solitae. Cum lectionibus Tribui ante Pascha, Paris, Ballard, 1655, fol. 106r. Royaumont, Bibliothèque François Lang, Fonds J.-Y. Hameline © IReMus.
Fig. 2bis. Transcription des annotations manuscrites de la Fig. 2. 9 Directorium Chori usum omnium Ecclesiarum Cathedralium et Collegiatarum, a Joanne Guidetto olim editum, et nuper ad novam romani Breviarii correctionem ex proecepto Clementis VIII impressam restitutum… Munich, apud Nicolaum Henricum, 1618, p. 174. Ce remaniement de l’œuvre du maître romain en est la forme la plus répandue dans l’Europe catholique dans des éditions romaines ou étrangères. Une édition romaine de 1642 comporte la même indication. 10 Cité par Catherine Cessac, Nicolas Clérambault, Paris, Fayard, 1998, p. 67. 11 Nous nous permettons ici toutefois d’adopter un point de vue différent de celui que l’auteur propose à la suite de Theodor Käser, aux pages 218-228 de son bel ouvrage L’art de bien chanter : Michel Lambert (1610-1696), Paris, Société française de musicologie, 1999.
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Les Leçons de Ténèbres à une et deux voix
Fig. 3. Passiones quatuor in majoris hebdomada cantari solitae. Cum lectionibus Tribui ante Pascha, Paris, Ballard, 1655, fol. 107r. Royaumont, Bibliothèque François Lang, Fonds J.-Y. Hameline © IReMus.
Fig. 3bis. Transcription des annotations manuscrites de la Fig. 3.
Toutefois, avec les Leçons de Lambert, un certain modèle de Musique aux Ténèbres est en train de trouver une forme originale, qui deviendra dans la vie du Tout-Paris commentée par les frères Loret, une occasion attendue d’événements musicaux concernant au premier chef un monde d’amateurs et de connaisseurs, où la Cour donne l’exemple. Et quelque en ait été la dérive mondaine12, si tant est que nous puissions aisément en juger, nous nous rallions volontiers à l’opinion de Philippe Beaussant faisant remarquer qu’une telle circonstance n’a en tout cas pas empêché les plus estimés des musiciens, Charpentier et de Lalande, et Couperin en tout premier lieu, de créer des œuvres d’une rare pénétration religieuse. En regard d’une gravure représentant la prise de Jérusalem, Couperin avait pu lire dans l’Histoire du Vieux et du Nouveau Testament, représentée avec des figures et des explications édifiantes, publiée par le Sieur de Royaumont en 1669, et abondamment rééditée par la suite, Le côté mondain de l’exécution des Ténèbres, et en particulier à l’Abbaye de Longchamp, avait jusqu’au milieu du xixe siècle laissé une sorte de souvenir lointain quasiment passé en proverbe. En 1852, un ecclésiastique, l’abbé Ambroise Guillois, auteur d’une Théologie dogmatique et morale à l’usage des Fidèles, agrémente son texte de Traits Historiques. Au Tome Quatrième concernant la liturgie, il traite de L’origine des promenades de Longchamps : « À l’office de ténèbres, écrit-il, les lamentations de Jérémie se chantent sur des airs composés avec soin et d’une mélancolie touchante. Vers la fin du siècle dernier, on en avait fait, dans quelques églises, l’objet d’un luxe pieux qui n’était peut-être pas tout à fait selon le cœur de Dieu. On cherchait, surtout dans les communautés de femmes, les voix les plus pures et les plus touchantes, et personne n’ignore que les promenades, si connues à Paris sous le nom de Longchamps, remontent à l’usage où l’on était d’aller entendre les lamentations de Jérémie à l’abbaye de ce nom ». Ambroise Guillois, Explication historique, dogmatique, morale, liturgique et canonique du Catéchisme, 8e éd., Le Mans, Monnoyer et Loyer, 1856, p. 502. 12
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la relation des circonstances qui occasionnèrent la rédaction du poème acrostiche, placé à la fin du Livre de Jérémie : Le siège de Jerusalem que Nabuchodonosor tint si longtemps environnée de toutes ses troupes, la réduisit à une famine effroyable ; et après deux ans de siège, on donna à la ville un grand assaut et on y fit brêche. Ce fut alors que tous les Juifs parurent dans une grande consternation. Tout ce qu’il y avait de gens de cœur s’enfuirent pendant les ténèbres de la nuit… Nabuchodonosor envoya ensuite Nabuzardan à Jerusalem pour achever d’en emmener tout le peuple, de piller toutes les richesses qui pouvaient y être restées, de brûler le Temple, le Palais du roi et toutes les maisons, et d’abattre toutes les murailles, ne laissant que très peu de gens pauvres dans le pays… Ce fut là l’état funeste où fut réduite Jérusalem pour les péchez de son Prince et de son peuple. Le Prophète Jérémie le décrit de manière si vive dans ses Lamentations, qu’il faut être bien dur pour n’en être pas touché ; et il fait bien voir que c’est s’attrister saintement et s’affliger heureusement, comme dit saint Augustin, que d’avoir une grande compassion des désordres et des châtiments des pécheurs, au même temps qu’on a une horreur et une extrême aversion du péché même.
L’interprétation de ces Lamentations, et en particulier de l’ardent « Jerusalem, convertere ad Dominum Deum tuum » qui clôt chacune des Leçons ne laissait en effet subsister aucune ambiguïté : prédicateurs et commentateurs y voyaient, à la suite de celle des habitants de Jérusalem, l’expression de la déploration des âmes chrétiennes aux prises avec les servitudes du péché et avec toutes les violences qu’il engendre : Les Leçons du premier Nocturne, écrit l’auteur, il est vrai un peu janséniste, d’une Préface sur l’Office du Jeudy Saint, sont prises des Lamentations de Jérémie, c’est à dire de ces chants lugubres par lesquels le Prophète déploroit autrefois la ruine de Jérusalem, et encore plus les péchés par lesquels cette ville ingrate avait irrité Dieu contre elle…I1 est donc bon de voir dans les malheurs qui accablèrent les Juifs au temps de Jeremie, une image des peines qui nous sont duês…II n’est rien arrivé à Jerusalem qui n’arrive à une âme pécheresse, et chacun en lisant les malheurs dont Dieu punit cette ville, doit en faire l’application à soi-même.
Mais les commentateurs faisaient aussi le rapprochement avec le passage de l’Évangile de Saint Luc, où le Christ portant sa croix dit aux femmes qui se lamentaient sur le bord du chemin : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais sur vous et sur vos petits ». Bossuet, dans un sermon de jeunesse, ne craint pas d’en faire l’application au peuple de ses contemporains et aux violences et ruines issues des guerres civiles à peine terminées, mais, fidèle à la tradition des Pères, il commente ce passage jusqu’à y voir la compassion du Christ lui-même pour celles et ceux qui n’ont pas su le reconnaître. Dans cette perspective, l’invitation à revenir, « Jerusalem, convertere », prend place dans la bouche du Christ, à l’image des Impropères du Vendredi saint, ou du Répons « O vos omnes », audacieusement détourné par la liturgie même de son sens primitif, et dont le texte est présent à la lettre « Lamed » de la Troisième Leçon. L’extraordinaire mélange de gravité et de tendresse, de violence et de charme, le respect absolu du verbe en la hiérarchisation du moindre de ses accents, la majesté noble de l’ensemble qui caractérise si fortement les Leçons de Couperin, ne viendrait-elle pas en son fond de cette figure christique, en dernière instance, comme en filigrane d’ombre et de lumière, par où se réduisent du même coup toutes forfanteries de musicien, ou rodomontades de dénonciateur du vice. Couperin qui, entre tous les musiciens, entend et conçoit si juste, irait-il, cette fois, jusqu’à faire chanter le 478
Les Leçons de Ténèbres à une et deux voix
Juste, « au temps de sa mortalité et de ses peines », selon l’expression de saint François de Sales, et nous apporterait-il, le temps d’une musique, comme une sorte de dénouement momentané (et par là utopique sinon prophétique) de l’antinomie qui a taraudé la conscience augustinienne de son siècle, écartelée entre le mal et le bonheur ? Nous ne voulons pas répéter ici les éléments d’analyse que Philippe Beaussant a consacrés aux Leçons de Ténèbres13. Le lecteur en fera son profit. La structure formelle de l’œuvre : Incipit, Lettre hébraïque, Verset est tout à fait manifeste, avec à la fin de chacune des trois leçons, l’exhortation « Jerusalem, convertere ». Les Lettres hébraïques, d’une dimension toujours parfaitement maîtrisée, sont traitées en style quasi instrumental et mélismatique, où le flux mélodique appuie son apparente spontanéité sur des marches harmoniques d’une grande rigueur. On peut les rapprocher de la lettre ornée des manuscrits ou des livres précieux, comme une sorte de porche, entrée anagogique dans l’univers que le Livre saint contient et que la Lettre annonce comme à entendre. L’énonciation du texte se partage en passages désignés par Couperin comme « Récitatif », et d’autres, marqués d’un signe de mesure ou d’une indication de caractère, d’un chant plus soutenu dans ses mouvements d’intervalles et son intrigue harmonique, dont une étonnante Passacaille, notée « tendrement », au Verset « Recordata est ». Le déploiement de l’ensemble, jamais déséquilibré en ses proportions (et, sur ce point la leçon de l’Incomparable M. de Lully a été entendue), s’appuie sur un parcours tonal à la fois homogène et audacieux. L’alternance majeur-mineur étendue aux tons relatifs permet l’accès jusqu’à ce fa mineur, encore assez exceptionnel à cette époque, du verset « Viæ Sion lugent ». Des marches chromatiques le plus souvent descendantes et retenues font un contraste saisissant avec des marches de quintes ou de quartes, montantes cette fois, qui surtout dans la musicalisation des Lettres hébraïques, apportent au melos vocal-instrumental son ampleur tendre et large. Une des plus impressionnantes qualités de ce chef-d’œuvre reste sa prosodie, et sa belle latinité. Un premier niveau d’écriture en est d’abord, pourrait-on dire, d’évitement : pas de faux accents ni de segmentations malencontreuses dans la succession des mots. La quantité ecclésiastique est respectée de bout en bout « par défaut », pourrait-on dire. Un peu comme l’orthographe qu’on ne « voit pas », c’est ce niveau d’expression qui, dans l’ordre phonique et déjà intelligible, définit la véritable « aisance » pour l’oreille et l’esprit. Sur ce flux qui établit le discours sur une base linguistique réglée et économique va dès lors pouvoir se déployer une « accentuation », c’est-à-dire un courant expressif articulé sur une véritable activité contrastive. À la différence de la lectio liturgique, ou de la psalmodie, Couperin, qui engage un discours soutenu, utilise peu la désaccentuation. On pourrait parler plutôt de suraccentuation hiérarchisée, souvent compensée par un rapport d’équidistance, voire d’unisson mélodique, entre l’accent et la finale, donnant un traitement privilégié à la cadence spondaïque, considérée par les Latins comme religieuse entre toutes. Ainsi se met en place une remarquable hiérarchisation des niveaux où se fondent mouvement, intelligibilité et affect, du simple monème, jamais bousculé, au syntagme de voisinage immédiat, au courant proprement phrastique, jusqu’aux procédés oratoires de la répétition ou du déploiement 13
Philippe Beaussant, François Couperin, Paris, Fayard, 1980, p. 209-228.
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mélismatique. Par ailleurs, Couperin avait sans doute parfaitement saisi (c’est-à-dire entendu) à quel point le texte des Lamentations était parsemé de ce que les graphologues appellent quelquefois des « mots affectifs », faisant saillance, et que la prononciation commune du latin très proche des sonorités familières de la langue française rendait sensible à l’auditeur en une sorte de mosaïque sonore à fonction phonique et sémantique. Ce beau traitement du latin ecclésiastique, qui n’est certes pas propre à Couperin, mais qui se manifeste avec tant de large fermeté dans les Leçons de Ténèbres, avait été sans doute rendu plus facile par la publication, dans des Livres d’Église, autour, peut-on penser, de la publication du Bréviaire de Harlay, et de l’Antiphonier de Paris de 1681, de versions prosodiquement plus élaborées. Si le système graphique à trois valeurs reste bien celui des Livres en usage, le notateur y a multiplié les brèves cursives pré-accentuelles et les enjambements de mots, et de la sorte redistribué tout le flux de la lectio en un véritable Récitatif animé. On peut se demander si Couperin n’a pas eu entre les mains le Totum Officium Hebdomadæ Sanctæ sculptum et notatum ad usum Ecclesiæ Parisiensis juxta novum Breviarium Parisiis publié sans doute peu de temps après la parution du Bréviaire, par les soins de Claude de Hansy, dont la veuve par la suite produira au moins quatre nouvelles éditions.
Fig. 4. Officium Hebdomadae Sanctae, Paris, Veuve de Hansy, 4e édition, s.d.
Un travail similaire, nous l’avons vu, avait été publié par G. G. Nivers. La comparaison de ces différentes éditions prosodiquement retravaillées, ne faisant peut-être que reprendre une pratique observée par certains chantres soucieux de juste prononciation, permet de se faire une idée de l’audibilité du latin d’Église, à tout le moins dans certains milieux conventuels ou ecclésiastiques. On pourrait même se demander si ce que Couperin désigne par « Récitatif » n’est pas purement et simplement une référence à la version prosodique éditée dans le Totum Officium, tellement la parenté entre les choix prosodiques respectifs y est étroite, compte tenu, bien sûr chez Couperin, de l’absence des formules de la mediatio et de la terminatio, et d’un jeu plus varié de valeurs quantitatives. 480
Carlo Gesualdo, Répons du Vendredi Saint Deux tentations menacent quiconque veut parler aujourd’hui de Carlo Gesualdo, Prince de Venosa (c. 1560-1613) : la surenchère ou le haussement d’épaules. Aristocrate péninsulaire, hautain, passionné d’art musical, criminel finissant dans une sorte de mysticisme sombre, harmoniste aux étranges détours, sans ascendance ni postérité, comme un Melchisédech un peu satanique croisé à un carrefour de l’histoire… tout a été dit de ce destin shakespearien (moins les brumes). À l’opposé, ceux, que ce trop de romanesque irrite, sont tentés de ramener les écarts trop voyants d’un tel destin à la norme de son siècle. Ils font remarquer la violence habituelle qui gère les rapports entre les familles titrées, en noms et en terres, d’Italie ou d’Espagne, l’errance universelle des esprits en cette fin du xvie siècle, et, pour ce qui regarde la musique un état général de recherches du côté du chromatisme et des moyens expressifs du discours, où l’on voit poètes et musiciens tenter de concilier la rhétorique expressive, la coloration intonatoire, la figuration scénique, la déclamation cadencée, avec la spéculation énigmatique, les détours surprenants d’une harmonie rompue, les calculs savants, renouvelés des Anciens, sur les échelles musicales, voire sur les micro-intervalles. Et, de ce point de vue, il est clair que Gesualdo est bien de son époque. Mais, on l’a dit, dans une conjoncture où l’artiste n’est rien sans le Prince, sans quelque haute fréquentation ou parrainage, Gesualdo est à lui-même, et seul, son propre mécène ; et rien ne le mène, si ce n’est son démon intérieur, tout ensemble destin et pulsion. Pas d’autre détermination décisive chez lui qu’interne. Là où d’autres hésitent ou calculent, Gesualdo s’enfonce et crée la forêt où il se perd. Les Répons à six voix pour les Matines des trois Jours Saints (plus connues sous le nom d’Offices des Ténèbres) sont écrits par Gesualdo à l’extrême fin de sa vie (1611). Leur découverte est récente. Ils sont plus qu’un chef-d’œuvre : un moment de fulgurance sombre autour de la figure christique du prophète trahi, broyé, mis à mort. Car c’est bien dans ces Répons que l’on peut prendre la mesure de tout ce que recèle en possibilités de signifiance à tous niveaux de profondeur, la figure du Christ-Passion, que la Liturgie met au travail lors des cérémonies des trois Jours Saints.
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In Carlo Gesualdo. Répons du Vendredi Saint, Ensemble A Sei voci, Erato (4509-97411-2), 1983.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 481-482 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119025
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Les Répons (neuf grandes pièces chantées qui suivent chacune des trois lectures de chacun des trois Nocturnes) composent, dans le déroulement de la liturgie de l’Office, un moment intermédiaire assez paradoxal. Leur forme, à reprises, manifeste la convention de cette action musicale, sa circularité, sa clôture ; quelque chose aussi comme une scansion énigmatique par quoi certains textes font retour (mots, noms divins, cris, figures) comme s’ils se confondaient avec l’espace où l’on se tient en ce temps-là. Les textes des Répons, fixés dans cet autre âge rhétorique qu’est le moment liturgique carolingien, recomposent avec une liberté parfois surprenant des éléments empruntés à divers passages des deux Testaments, tantôt raccourcis frappants, tantôt retard de l’action dans une sorte de lamentation chorale, tantôt narration et dialogue, avec, dans tous les cas, la mise en évidence propre à un tableau, entre deux actions liturgiques. Leur puissance dramatique et théatrogénique est unique à cette époque attendue et redoutée du cycle liturgique. Mais la clôture de la forme responsoriale, le jeu de la citation et de l’intertextualité biblique, l’intégration de ce moment liminal dans le fil des psalmodie et des lectures, tendent à en faire un théâtre concentré sur la seule scène des mots, des voix, des figures. Tomás Luis de Victoria, en 1585, donnait de ces Répons une version éclatante, pleinement dramatique et expressive, toute centrée sur la sensibilité de l’auditeur invité à considérer et à compatir ; merveilles de rhétorique sacrée, reléguant dans l’académisme les aspects les plus faibles des conventions madrigalesques. Carlo Gesualdo, quant à lui, porte le madrigalisme à son point de rupture par une sorte d’outrepassement de toutes ses conventions, et par leur greffe sur ce qu’il porte en lui de clairvoyance nocturne. Plus de discours continu, mais des blocs de vocables, de dictions, d’espace vocalisé, d’enchaînements d’accords qui passent en visions plus transversales que successives. Théâtre sans tréteaux, et sans bateleurs autres que pulsions entrecroisées qui affleurent, se disent en figures, font jeu de se nouer et de se séparer, portées par la syntaxe et le lexique sacrés. Tels apparaissent les Répons de Gesualdo, passion de la musique.
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Carlo Gesualdo, Répons de la Semaine Sainte Dans la nuit du 16 octobre 1590, l’héritier d’une famille princière du Sud de l’Italie fait assassiner sous ses yeux sa femme et l’amant de celle-ci. Les deux victimes sont illustres, nobles, enviées. On la dit d’une grande beauté ; lui est un Carafa, duc d’Andria et autres lieux… Tout le royaume de Naples est en émoi, et bien au-delà dans la péninsule. Pendant de longues années, les poètes, les chanteurs de complaintes, les faiseurs de romans rediront le sort triste et fameux des deux amants réunis dans la tombe. Piètre renommée pourtant, en regard de celle qui attend le meurtrier, Carlo Gesualdo, Prince de Venosa, musicien au nombre des plus grands, dont, en plein vingtième siècle, Igor Stravinsky découvrait avec stupéfaction l’immense et violente modernité. À vrai dire, une certaine musicologie ne cache guère son embarras devant les aspects sordides du fait divers (même dans sa version princière), comme devant la violence, l’étrangeté, voire la folie du personnage. Carlo Gesualdo et son destin funeste lui importent beaucoup moins que sa musique : tels ses Livres de Madrigaux, publiés à partir de 1594, dont l’écriture musicale ne cesse de progresser en audaces, en inventions surprenantes, tant du point de vue de l’enchaînement des accords immédiat ou lointain que du traitement libre et outré du texte, tels, en 1611, deux ans avant sa mort, ses Responsoria à six voix, dont la redécouverte récente (1957) n’a fait que porter plus loin encore l’idée que l’on pouvait se faire de la puissance créatrice de leur auteur. Mais la règle de s’en tenir aux seules œuvres, indiscutable, certes, en son ordre, semble inappropriée dans le cas présent, presque dérisoire en son académisme craintif, tant une telle musique semble faire corps avec le destin qui l’accomplit et s’accomplit en elle, touchant dans sa singularité même (celle de l’homme, de son temps, de sa société), à l’universalité de toute violence et de toute passion passée ou à venir. Carlo Gesualdo est d’abord un musicien qui, paradoxalement, se soucie peu d’une certaine musique de son temps, celle même qui prédomine et va installer pour longtemps le primat du « bien parler en chantant » pour raconter, pour émouvoir, pour jouer la comédie et pleurer la tragédie. La musique du Prince de Venosa, austère et totalement aristocratique, n’a rien a voir avec le rapprochement que les compositeurs monodistes (Caccini, Cavalieri…) font de leurs airs à chanter avec les villanelles à la vénitienne. Aucun goût chez lui pour la Pastorale, telle que la popularise l’Aminta de son ami Torquato Tasso, à Florence en 1590. La nature est absente de son univers imaginaire, et tout ce qui pourrait ressembler à un
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In Carlo Gesualdo. Répons de la Semaine Sainte, Ensemble A Sei Voci, Erato (ECD 75354), 1987.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 483-485 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119026
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public. Plus encore, on l’a fait remarquer, il est, et de très haut, son propre mécène ; ses seules contraintes, terribles, sont intérieures. Bien sûr, il n’est pas le seul à faire du champ de la recherche musicale un terrain privilégié de la mélancolie presque suicidaire d’une époque. Il sait, comme ses contemporains anglais, les poètes et musiciens élisabéthains, que l’homme n’est qu’une marionnette dans les mains du destin, et que, comme l’écrit Ralegh, « only, we die in earnest, seule la mort est sérieuse », et sans doute aussi la musique, dans son étroite parenté avec la mort même, en ce qu’elle fait passer sans cesse le musicien, ainsi mis à mal, du théâtre du dehors, tout de chair et de sang, au théâtre du dedans, où l’âme dans des visions obscures et des cris figurés, s’arrache et se détache, comme en travail de contre-naissance. Quel paradoxe de voir ainsi exprimer dans la forme du contrepoint à cinq et six voix, hérité de Josquin (qui le précéda d’un siècle à Ferrare) et des perspectives constructivistes d’un Moyen Âge qui y lisait l’ordre du monde, non pas comme chez les Madrigalistes anglais, le trouble de l’émotion, mais le mouvement même d’un théâtre singulier et universel conduit à sa perte. Et lorsque Gesualdo, en mal de rédemption et de passage, se tourne vers sa religion, c’est pour rencontrer la Figure du Christ-Dieu, lui-même homme prédestiné à la mort violente, criant l’O vos omnes qui transitis aux passants du chemin, et lui-même passant, à travers les figures et les scènes de la Passion, du théâtre de la cruauté humaine vers les lieux où la vérité rend libre (inter mortuos liber Resp. VIII Æstimatus sum du Samedi-Saint). On ne saurait donc assez estimer, selon nous, la portée des Responsoria dans l’œuvre totale de Gesualdo. Jamais, sans doute, le musicien solitaire, qui dans les dernières années de sa vie faisait construire un couvent de capucins et se livrait à des pénitences ambiguës, n’aura rencontré de texte et d’argument plus propices à développer sa dramaturgie musicale intérieure. Les Répons de l’Office des Matines des Trois Jours Saints (plus connu sous le nom d’Office des Ténèbres), sont de grandes pièces chantées, qui font suite à des lectures (trois lectures suivies chacune d’un Répons à chacun des trois Nocturnes). La forme musicale de ces chants liturgiques tient son nom d’une reprise, faite par le chœur, de la première partie des Répons, après un Verset, généralement plus « récitatif », chanté par des solistes. Le retour du texte, cette circularité, ne va pas sans briser le fil d’une pure narration, d’un discours-pour-simplement-dire. Il ne s’agit pas non plus d’une emphase ni d’une insistance. On penserait plutôt à une sorte de chorégraphie textuelle, tel un objet ou un personnage qui repasserait en cours d’un défilé tournoyant. Le texte utilisé par la liturgie pour ces Répons de la Semaine sainte est d’ailleurs d’une teneur assez particulière : des fragments des deux Testaments, des gloses, sont librement réassemblés pour composer des narrations aux détails frappants (Velum templi scissum est, Tenebrae factæ sunt…), des « paroles » mises dans la bouche du Christ (Tristis est anima mea…), des lamentations chorales (O vos omnes, Plange quasi virgo, Ecce quomodo moritur justus…), des imprécations (Judas mercatur pessimus…). La part belle y est donnée à la figure du Serviteur souffrant du Livre d’Isaïe (Sicut ovis…). En tout état de cause, il s’agit toujours d’un tableau, dans un
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Carlo Gesualdo, Répons de la Semaine Sainte
moment liminal du déroulement de l’Office, où l’attention (le regard, l’oreille), est attirée transversalement vers quelque scène remémorée, quelque parole, sentence, prophétie, déjà entendues qui font retour à ce moment sacré du cycle liturgique et de nouveau font leur « travail » de décentrement et d’intertextualité. Tomas Luis de Victoria, en 1585, avait donné de ces Responsoria une version pleinement dramatique et expressive, toute centrée sur la sensibilité de l’auditeur, invité à considérer et à compatir. Gesualdo semble n’avoir pas d’auditeurs, comme s’il ne connaissait pas d’autre préoccupation que de faire entendre le texte au texte même. La communication rhétorique soucieuse de convaincre, de toucher, de plaire, est ici bousculée, comme est bousculé le madrigalisme porté à un point de rupture par une sorte d’outrepassement de toutes ses conventions. Le discours, dans sa continuité, son phrasé, sa respiration, sa ligne, est malmené, brisé : des blocs de vocables, de noms sacrés, de lieux-dits, de citations elliptiques, passent comme des visions portées par les tournoiements d’un chromatisme d’accords et des dictions d’une prosodie tout à la fois visuelle et phonique. Il ne pouvait guère y avoir connaturalité plus fascinante entre le dit et la mort de Celui-là, le Juste, à Jérusalem, et le dire, cette consomption de la musique, dans l’impasse, obscure et lumineuse.
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« Latinité » de Marc-Antoine Charpentier Nous proposons cette communication comme un essai de justification d’une impression globale, presque d’une évidence, issue de la fréquentation des œuvres : il nous apparaît que le latin chanté de Marc-Antoine Charpentier n’est pas seulement le latin correct d’un musicien correct, bien au fait des règles suivies par les meilleurs maîtres du chant ecclésiastique. La pratique du latin est chez lui heureuse et d’une constante aisance. L’idiome de Cicéron, de saint Augustin ou du Bréviaire romain est pour lui une langue phoniquement, rythmiquement et sémantiquement vivante. Et cette ressource est une des composantes majeures de sa musicalité. Nous nous proposons donc de tester cette impression par une étude de première approche, forcément partielle, en souhaitant que des travaux ultérieurs viennent la compléter. Deux difficultés toutefois surgissent d’emblée. D’abord, cette aisance dans la pratique chantée du latin, aussi bien dans le récitatif que dans l’écriture chorale, n’est sans doute pas un privilège de Marc-Antoine Charpentier. On ne saurait chez lui la rapporter sans plus à une orientation italienne, ou même ultra-montaine, même si, dans le cas de notre musicien, la prégnance des modèles italiens n’est pas douteuse. Les musicistes régnicoles éclairés (Oratoriens, Nivers, Millet, Droüaux, Chastelain), les éducateurs du clergé et du peuple des collèges, pratiquent un latin d’église tout à fait comparable dans ses bases phonologiques et grammaticales à celui de Charpentier. L’étude des récitatifs notés dans les livres d’église (préfaces du Missel et du Pontifical, Passionnaires, Directoires de chœur, notation extensive des nombreuses variantes formulaires du psaume 94 dans les Antiphonaires ou Psautiers, etc.) permet de se faire une idée assez précise de la déclamation cérémonielle et de sa grammaire d’exécution. On peut remarquer aussi le soin apporté à la reproduction, voire à l’amélioration de la notation de ces récits, dans les rééditions parisiennes des livres d’autel et de lutrins, en particulier dans la notation intégrale des préfaces, en progrès de soin et de précision par rapport aux notations des livres typiques romains, dont on sait les avanies éditoriales dans la Ville éternelle. Cette grammaire d’exécution semble bien s’être généralisée au point de former une pratique commune à des musiciens tels que Du Mont, Campra, Lalande, Lully, Danielis, Brossard ou Clérambault. En revanche, dans le Te Deum de Tabart par exemple, on est en présence d’un latin chanté un peu chaotique. Et l’on trouvera aussi chez Menault, moins de régularité et d’aisance. Il va sans dire qu’une étude comparative de la pratique chantée du latin chez les différents *
In Les Manuscrits autographes de Marc-Antoine Charpentier, C. Cessac (dir.), Versailles / Spirmont, Centre de Musique Baroque de Versailles / Mardaga (« Musique-Musicologie »), 2007, p. 71-81.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 487-498 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119027
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compositeurs contemporains de Charpentier reste à faire. Mais il n’est pas exclu de pouvoir faire l’hypothèse d’une extension et d’un affermissement de cette grammaire déclamatoire en matière de composition musicale latine dans l’avancée même du xviie siècle. On pourrait être tenté de la corréler avec la prospérité de l’établissement ecclésiastique et monastique, la formation du clergé, l’enseignement des collèges, toutes choses bien connues1. Une deuxième difficulté porte sur le partage qu’il faudrait sans doute faire entre ce qui concerne proprement la langue latine, le respect de sa morphologie active et des liens syntaxiques immédiats, et ce qui relèverait plutôt de l’intention et de l’habileté proprement rhétoriques. Le génie de Charpentier est peut-être de ne pas dissocier les deux, et dans l’établissement du modelage rhétorique de son propos, de tirer parti avec aisance des ressources morphologiques et syntaxiques de la langue latine et de la tradition rhétorique, appuyée sur Cicéron et Quintilien, et que l’enseignement des Jésuites diffuse dans ses collèges2. Marc-Antoine Charpentier ne s’exprime pas seulement correctement ; il chante le latin avec éloquence : Ars bene loquendi. Après ces préalables, je me permettrai d’avancer trois citations en amorce au développement qui suivra : –– Comment apprécier le jugement de Françoise Waquet, dans son érudite étude de l’Epitaphium Carpentarii3 ? On peut y lire que le style de la dite épitaphe « traduit la pratique d’un homme, qui, comme Charpentier, ne serait pas un latiniste de métier, mais n’aurait pas moins une teinture de latin ». Catherine Cessac est tentée d’affirmer que le texte est de Charpentier, et qu’il possédait sérieusement le latin4. C’était une conclusion à laquelle parvient Patricia M. Ranum5. Je me rangerais volontiers à l’avis de ces savantes personnes. En tout cas, il me paraît évident que Charpentier entend bien le latin et le chante à son aise.
Dans une discussion assez inamicale avec Perrault au sujet de Longin, Boileau, après avoir invoqué l’autorité d’Horace critiquant la trop grande ouverture de la bouche pour prononcer le futur cantabo, croit bon d’ajouter assez perfidement : « [M. Perrault] trouvera bon que je lui apprenne qu’il n’est pas vrai que l’A de cana dans Arma virumque cana se doive prononcer comme l’A de cantabo ; et que c’est une erreur qu’il a sucée dans le collège, où l’on a cette mauvaise méthode de prononcer les brèves dans les dissyllabes latins, comme si c’étaient des longues », « Réflexions critiques… sur quelques passages du Rhéteur Longin », Œuvres complètes de Boileau, éd. Ch. Lahure, Paris, Hachette, 1857, p. 356. 2 Les bibliographes signalent au nombre des ouvrages dus à des Jésuites, Cipriano Soarez, De arte rhetorica libri tres ex Aristotele, Cicerone et Quintiliano praecipue deprompti, 1560 (rééd. Paris, 1584). Bibliographie extensive dans : Marc Fumaroli, L’âge de l’éloquence. Rhétorique et « res litteraria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Librairie Droz (« Hautes Études médiévales et modernes », 43), 1980, p. 707 sq. 3 Françoise Waquet, « L’Epitaphium Carpentarii : une analyse littéraire », Marc-Antoine Charpentier, un musicien retrouvé, Liège, Mardaga (« Études du CMBV », 6), 2005, p. 390. 4 Catherine Cessac, Marc-Antoine Charpentier, Paris, Fayard, 2004, p. 457. 5 Patricia M. Ranum, Portraits around Marc Antoine Charpentier, Baltimore, l’Auteur, 2004, p. 521-522. 1
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« Latinité » de Marc-Antoine Charpentier
–– On lit dans le Journal de Trévoux, en août 1709 : « Il est vrai que M. Charpentier, qui n’a cédé à personne dans la musique latine, n’a pas réussi également dans la musique française. »6 ; –– Catherine Cessac cite également, à propos du cénacle italianisant de l’abbé Mathieu les alexandrins de Serré de Rieux : De tous les connaisseurs il fut l’asile ouvert. Les exécutions vives et difficiles Firent de l’art du chant des élèves habiles ; Et le latin offrant plus de fécondité Dans un tour tout nouveau savamment fut traité7.
On peut se demander ce qu’il en est au juste de ce tour tout nouveau ?
Au plus loin de la scansion oxytonique Il est clair qu’on ne trouvera pas dans les œuvres de Charpentier une prosodie comparable à celle que proposent Boesset ou Menault dans les extraits suivants :
Œ e e l e E q. e E e le l============================== &b c e e lH e q #q e e l h = Do - mi - ne,
Do - mi - ne sal - vum,
sal-vum, sal - vum fac Re - gem,
Do - mi - ne
Boesset, Domine salvum
Q Q nQ bQ E E Q Q Q E E Q H Q l=============================== &b l l = l Glo - ri - a
Pa
-
tri,
glo - ri - a
Pa
-
tri
et
Fi
-
li -
- o
Menault, Vêpres à deux chœurs
La scansion oxytonique est ici patente, même si elle n’est pas constante dans le reste de l’œuvre de l’un et l’autre compositeur, en particulier chez Boesset8. Mais le reste C. Cessac, Marc-Antoine Charpentier, op. cit. p. 24. Ibid., p. 48. 8 Cette scansion oxytonique est bien celle qui semble s’imposer dans une pièce de vers à l’époque même de Boesset, et témoigne suffisamment de ce que pouvait être le mode de prononciation le plus commun, celui qui s’est imposé dans les mots courants issus du latin : « Je vous ay dit en vérité Au premier benedicite, Vous respondites : Dominus Nos et ea que sumus (Alors je vous dis) sumpturi Benedicat dextera Christi. » 6 7
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de la composition chez Menault laisse apparaître surtout une grande indétermination de l’organisation du flux verbal à tous les niveaux : accentuation variable sans homogénéité ou régularité, groupements syntaxiques courts sans pertinence, répétitions de pur remplissage. Ces trois niveaux se présenteront tout autrement chez Marc-Antoine Charpentier : –– Accentuation homogène en son principe et jamais mécanique. –– Dynamique du propos liée à de justes et différenciées liaisons syntaxiques (juncturæ) : rections, liens épithétiques, appellatifs, dans des valeurs temporelles jamais distendues au point de rendre inaudible la formation du sens et le lien syntaxique. –– Procédés rhétoriques de répétitions, gradation, amplification appuyés sur les ressources morphologiques et syntaxiques de la langue9.
Distribution accentuelle et phraséologie L’accentuation comme action (actio pronuntiandi) déborde le simple problème de la place et des propriétés de la syllabe dite « accentuée ». À un premier niveau d’énonciation (nous l’appelons morphologique ou en langue), elle concerne la communicabilité phoniquerythmique-sémantique (oreille, rythme, sens) de l’intégralité du lexème : segment antétonique, syllabe accentuée, fermeture. À un deuxième niveau, il convient d’intégrer la détermination accentuelle virtuelle morphologique dans le mouvement du discours et l’intentionnalité actualisée du dire : accentuation en discours. Cicéron et Quintilien soulignaient déjà la monotonie d’une mise en évidence trop constante de l’accent morphologique10. À la différence du cantus, dans le stilo motectico, sur le courant d’une valeur syllabique commune, le flux accentuel peut diminuer ou augmenter les valeurs syllabiques, jusqu’à entraîner une relative désaccentuation morphématique ou à l’inverse la recherche d’une articulation élargie, voire soutenue, ou même figurative. Hypothèse : la latinité auditive (mentale) d’un compositeur peut être estimée à son habileté à négocier intelligemment (et euphoniquement) l’articulation de ces deux niveaux.
« Sermon fort joyeulx pour l’entrée de table », Recueil de poésies françoises,…réunies et annotées par Anatole de Montaiglon, II, Paris, P. Jannet, 1855, p. 147. On consultera aussi Jacques Barbier, Une doulce parole… De la prononciation française et latine dans la musique de la Renaissance, Paris, Éditions Van de Velde, 2003 et P. Ranum, Portraits…, p. 522. 9 Toutefois, une étude approfondie et surtout plus étendue devrait tenir compte de procédés à différencier selon la nature de l’elocutio musicale ; par exemple, dans les histoires sacrées : pur récitatif (narratio, historia), dialogues vifs, chœurs homophones, chœurs de récits narratifs, chœurs « expressifs », airs de chant (avec basse en mouvement harmonique), air de mouvement, etc. Les messes et certains motets sur des textes très usuels posent un problème plus compliqué (ou plus simple) ; le compositeur doit s’affronter à deux niveaux de détermination : – la communicabilité du texte canonique ; – les solutions prosodiques établies en tradition, et quelquefois très routinières, sur des textes connus de tous. 10 Cf. Jules Marouzeau, Traité de Stylistique appliquée au latin, Paris, Les Belles Lettres (« Collection d’Études latines, Série scientifique », XII), 1935, p. 65.
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« Latinité » de Marc-Antoine Charpentier
Distribution accentuelle dans le débit du latin ecclésiastique On ne peut éviter un rappel des principes. À la sortie du Moyen Âge, le débit du latin ecclésiastique récité ou chanté reposait en premier lieu sur l’équivalence quantitative pratique des syllabes avec, pour les francophones, une délimitation des éléments significatifs de la chaîne parlée reposant sur un marquage oxytonique de la fin des segments. Les principes humanistes tentèrent de redonner vie à deux types très hétérogènes de distribution linéaire : la différenciation quantitative brève-longue pour la poésie métrique, la distribution accentuelle contrastive par allongement de la syllabe accentuée pour la lecture publique et le chant ecclésiastique. La correction morphologique intégrera pour les mots accentués le respect de trois positions accentuelles : oxytonique, paroxytonique, proparoxytonique pour les mots accentués. La notation à trois valeurs (commune, longue, brève), utilisée dans les missels (tons des préfaces) et fortement légitimée par sa diffusion dans le Directorium Chori de Joannes Guidetti11, en établit la norme dans la pratique chantée. Il convient toutefois d’observer la différence de traitement qui se produit entre ton solennel et ton férial, et opérer les distinctions nécessaires entre les récitatifs des ministres sacrés, la psalmodie, l’hymnodie métrique, le chant composé (lui-même syllabique, orné ou mélismatique). Trois questions se poseront avec insistance : –– Faut-il introduire le respect de la quantité accentuelle dans les chants composés ? –– Quelle distribution de valeurs introduire dans l’hymnodie chantée ? –– Comment traiter le débit psalmodique ?
Les premières règles sont négatives, ou d’évitement La première règle consiste à ne pas accentuer fâcheusement les brèves inaccentuables. Les humanistes considéraient cette pratique comme un véritable barbarisme. On sait que ce principe conduira à une révision drastique du plain-chant médiéval, en particulier par la proscription de toute mélisation de la pénultième brève des proparoxytons, et le rejet de la scansion oxytonique, présente dans la pratique française, mais considérée comme fautive par les musiciens éclairés et les musicistes réformateurs. Ici, ce serait faire injure à MarcAntoine Charpentier que de le mettre en examen de barbarisme. Une seconde règle, connue et redoutée des maîtres de chant, prescrit d’éviter de former des dictions équivoques ou cacophoniques, ou des juncturæ inintelligibles ou ridicules. Qui n’a pas entendu des [gloriapatriet], [daroburfer], [dominesalvum]12… ? 11 Le Directorium Chori, édité d’abord à Rome en 1582 en vue des usages romains, connaît une diffusion européenne à partir d’une édition remaniée en fonction des corrections du Bréviaire dues à Clément VIII. Nous le citons d’après une édition munichoise : Directorium Chori ad usum omnium Ecclesiarum Cathedralium, & Collegiatarum…, Monachii, apud Nicolaüm Henricum, 1618. 12 Pour la récréation du lecteur, on peut se permettre d’évoquer l’expérience d’une certaine stupéfaction ressentie à l’écoute d’une chanteuse, par ailleurs connue et distinguée, qui, dûment accompagnée du positif et de la viole, exécutait un motet de Charpentier, qui commençait par ces mots étranges : Sol avive batinantris. Il fallut un moment pour saisir qu’il y avait lieu d’entendre : Sola vivebat in antris (Magdalena).
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Distribution accentuelle dans le cas de la psalmodie La distribution accentuelle dans les versets de la psalmodie formulaire peut offrir un bon témoignage de la sensibilité prosodique d’un musicien. Elle s’exerce, en l’occurrence, sur un débit particulièrement cursif, ou joue, comme par une sorte de ponctuation temporelle, sur la différenciation séquentielle entre accentus (corde récitative) et concentus (formules mélodiques d’intonatio, mediatio, terminatio). Au risque de simplifier quelque peu les choses, on peut observer quatre types de solution en usage à l’époque de Charpentier : –– Débit égal, avec quelquefois, pour des raisons pratiques, l’allongement de la première syllabe du verset. L’allongement des ultièmes allait de soi, mais dépendait aussi des règles cérémonielles commandant l’allure et le taux de gravité du débit. –– Accentuation que l’on peut dire intégrale, comprenant dès lors les dissyllabes. Certains auteurs (Millet, Éveillon…) en fournissent des exemples dans les fragments notés de leurs ouvrages13. –– D’autres, tels que Nivers ou Droüaux, préconisent ce que l’on pourrait appeler une accentuation compensée, évitant la monotonie de l’accentuation intégrale par un choix raisonnable de points d’accentuation en rapport avec le mouvement et le calibre du verset, et le respect minimal de quelques brèves de quantité14. –– Une solution pratique consistera à s’en tenir à l’accent typographique des bréviaires, par une sorte de principe minimal de précaution prosodique, apparemment sans appui théorique. Parmi les œuvres consignées dans les Mélanges, un document permet de discerner la position de Charpentier concernant la distribution accentuelle dans le débit psalmodique : (accentus)
•
(concentus)
•
•
•
1. De pro - fún - dis cla - má - vi
•
•
•
• • • • 3. Qui - a
.../...
tu - æ
l
•
•
8. Et
ip - se
•
•
•
•
e - xau - di
vo - cem me - am :
•
in - ten - dén - tes, * in vo - cem de - pre - ca - ti - ó - nis me - æ
• • • •
a - pud te pro - pi - ti - á - ti - o
•
•
*: Do - mi - ne,
ad te, Dó - mi ne
•
2. Fi - ant au - res
l
•
l
• • • • •
•
est *: et prop-ter le-gem tu - am sus - tí - nu - i
l
te, Dó- mi - ne
(sic)
•
•
•
•
•
ré - di - met Is - ra - el, * ex óm - ni - bus i - ni - qui - tá - ti - bus
e - jus.
ll ll ll ll
Marc-Antoine Charpentier, psaume De profundis (H.156). Jacques Éveillon, De recta ratione psallendi, La Flèche, apud Gervasium Laboe, 1646 ; Jean Millet, Le Directoire du Chant grégorien, Lyon, chez Grégoire, 1666. 14 Guillaume-Gabriel Nivers, Dissertation sur le Chant Grégorien dédiée au Roy, Paris, Aux dépens de l’Autheur, 1683. Consulter Cécile Davy-Rigaux, Guillaume-Gabriel Nivers. Un art du chant grégorien sous le règne de Louis XIV, Paris, CNRS Éditions (« Sciences de la Musique »), 2004, p. 114 ; et Estienne Droüaux, Nouvelle Méthode pour apprendre le Plain-chant, Paris, chez Jacques Hérissant, 1690. 13
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« Latinité » de Marc-Antoine Charpentier
Le compositeur pratique ici ce que nous avons désigné comme une accentuation compensée. Charpentier délaisse l’accentuation intégrale, qui allongerait toutes les syllabes accentuables en langue. Sans doute la juge-t-il trop monotone ou mécanique ? La solution qu’il propose est proche de celle de G.-G. Nivers expose dans sa Dissertation de 1683.
Distribution accentuelle et elocutio rhétorique Le musicien travaille sur un texte déjà disposé quant à l’elocutio. On conçoit dès lors tout l’intérêt d’un travail sur l’apport des fournisseurs de textes : Pierre Perrin, Pierre Portes, et certainement beaucoup d’autres qu’on aimerait bien connaître sur le chemin ouvert par Jean Duron15. Toutefois, pour les psaumes les plus usités, les chants de l’ordinaire de la messe, la mémorisation collective joindra souvent à l’énoncé proprement dit une sorte de routine pré-prosodique engendrée par la pratique chantée de la messe et de l’office divin, laquelle pourra aussi bien entraver que favoriser la composition. Mais le musicien, dans la distribution séquentielle du processus rhétorique, n’est pas simplement tenu à réaliser l’actio pronuntiandi, comme simple passage à l’acte vif et communicatif d’un énoncé formé en texte par le travail de l’elocutio. Il vaudrait mieux considérer l’actio canendi du chant composé, comme une véritable translation introduisant une nouvelle instance trans-élocutoire, comme si le processus rhétorique était repoussé d’un rang, entre l’instance de l’elocutio et celle de l’actio. Le musicien dispose en effet d’une initiative certaine dans la redistribution active des segmentations syntaxico-rythmiques et des cadences, et dans le cadre d’une recevabilité stylistique (stilo motectico), de suspension du débit, de modification des valeurs quantitatives, de répétitions de mots ou de segments du texte. Il traite aussi le flux accentuel, le portant du niveau morphologique au niveau proprement oratoire. Ce qui relèverait dans l’actio pronuntiandi d’un niveau suprasegmental intonatoire se trouve mélodiquement projeté, et enrichi éventuellement de figuration sémantique ou iconique, ou d’accents d’insistance. Par rapport au récitatif de l’autel ou du lutrin, tenu d’abord à la dignitas verborum d’une belle grammaticalité, à la différence de la Psalmodie, dont nous avons parlé, mais où l’accent n’est jamais en phase avec un tactus régulier, le stilo motectico s’ouvre à un débit plus souple et intègre la distribution accentuelle à la dynamique discursive de la phrase (action et figuration). En prosodie métrique, les amateurs de vers latins (et ils ne sont pas rares dans les collèges et même les chapitres) savent qu’il n’y a pas coïncidence de l’accent et de la longueur, de l’accent et de la thésis métrique, sauf à rechercher quelque clausule heureuse comme on le voit à la cadence de l’hexamètre dactylique. En prosodie accentuelle prosaïque, sur un fond de tactus propice à la distribution eurythmique des temps marqués, la composition est à la recherche de combinaisons plus libres liées à la segmentation syntaxico-rythmique, à la dynamique suprasegmentale. Jean Duron, « Les “Paroles de musique” : quelques réflexions sur la poésie religieuse néo-latine en France sous le règne de Louis XIV », Plain-chant et liturgie en France au xviie siècle, éd. J. Duron, Versailles, Éditions du CMBV/ Paris, Éditions Klincksieck, 1997, p. 125-184. 15
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Un exemple permettra d’observer le traitement par le musicien de l’articulation de l’accentuation virtuelle en langue avec l’accentuation actualisée en discours, et la distribution selon laquelle il dispose les juncturæ, et modifie des valeurs quantitatives syllabiques au profit d’une emphase générale : a • •
•
• •
•
•
l
•
•
•
• •
•
l
• •
Se - ni - ó - res pó - pu - li con - sí - li - um fe - cé- runt ut Je-sum do - lo te - né- rent ut oc - cí - de -rent.
]“
.
•
Se - ni - ó - res pó - pu - li
• •
}”
b •
•
.
con - sí - li - um fe - cé- runt
•
et oc - cí - de -rent,
]“
•
ut JE - SUM
• •
• ut
JE-SUM
}” .
•
do - lo te - né- rent
• •
do - lo te - né - rent
•
l
•
et oc - cí - de -rent,
•
.
et oc - cí - de -rent.
ll
Marc-Antoine Charpentier, Septième répons « Seniores populi » (H.117).
On peut observer l’articulation des trois niveaux : « Quantité de prononciation »16, notée en a, demeurant virtuelle, mais prégnante ; l’inversion des valeurs (longue pour brève) produirait un barbarisme. En b, réalisation en discours : segmentation syntaxique (juncturæ) et emphase (surdétermination assertive) par répétitions et amplification de valeurs syllabiques. Nous pensons ainsi pouvoir dégager deux procédés où Marc-Antoine Charpentier semble être passé maître, et qui constituent une bonne indication de son audition du latin, comme langue vivante. –– Procédés d’élargissement et/ou d’accélération du débit fondés sur la différenciation entre schème paroxytonique et proparoxytonique, et son habileté à en tirer parti pour articuler les deux niveaux de production, morphologique et élocutoire. –– Charpentier y ajoute une grande sensibilité à ce que l’on pourrait appeler l’équiparité dactylique et spondaïque, pour reprendre des expressions anciennes, et qu’il ne faut pas confondre avec une oxytonisation. Cette équiparité du posé de l’accent et du posé de la finale devient pour lui, dans la manière même dont il la module, une ressource majeure pour la gestion trans-élocutoire du débit.
Q. E Q E XX E E E. X Q. E E. X H c Œ H e e e. X l h = l============================== & l l l l
•
Sol,
l
con-tra Ga - baon
ne mo - ve - a
-
ris,
l
et
Lu - na contra vallem A - ja -lon,
U E E E. X E X X E E Q E E E E E. X E X X Q w C l=============================== & =l l l l l •
do - nec ul - cis - ca - tur se gens fi-de - lis
de
om - ni-bus
i - ni-mi - cis
su -
- is.
Marc-Antoine Charpentier, Josue (H.404).
16 L’expression est de G.-G. Nivers qui oppose cette « quantité de prononciation », propre à la mise en valeur de l’accentuation que nous avons dite « morphologique », à la « quantité de grammaire », attachée à la valeur longue ou brève des syllabes, fondement, comme on le sait de la prosodie métrique. Voir G.-G. Nivers, Dissertation…, p. 89-91 ; et l’ouvrage de C. Davy-Rigaux, Guillaume-Gabriel Nivers…
494
« Latinité » de Marc-Antoine Charpentier
Dans ce débit rapide et soutenu, on peut repérer l’installation du mot, voire du morphème équivalent au mot : [ulciscatur se], [factus est], [locutus est], considérés comme proparoxytons, sur sa base d’équidistance, souvent sur la même corde. Ce n’est que sur cette base, qui garantit l’intégrité phonique-sémantique du mot, que peut se considérer le contact avec le mot suivant : stase ou enchaînement par apocope, ou césure. Ainsi la deuxième syllabe d’un « spondée » posé, peut évidemment être apocopée et abrégée pour l’enchaînement sans perdre sa valeur et sa justesse d’établissement prosodique équidistant :
« « « ««« « « ««« «« ««««««« «
« «« « ««« ««
‰ e œ œ œ œ lœ œ œ œ œ lœ œ . œ œ œ œ œ œ œ œ œ œ ‰ e q
œ œœq
l
Et semen meum,et semen meum constitu- it super multas rati-ó-nes
œ œ œ œ œ lœ q
l
l
q ll
et re - ges populo - rum o - rientur ex e - o.
Marc-Antoine Charpentier, Sacrificium Abrahæ (H.402).
On peut rattacher à ce principe ce qui en est comme la modulation prosodique, à savoir le fait de transformer, le plus souvent par amplification quantitative, pour des raisons expressives ou figuratives, le schème prosodique accentuel une fois qu’il a été énoncé ad normam. À l’inverse, dans des cas de liaison syntaxique particulièrement impérative, les proparoxytons peuvent voir leurs deux syllabes terminales serrées en valeurs courtes, au profit de l’accent suivant : •
l
l
•
•
Te Dó - mi -num, Te
l
l
•
.
l
l
•
Dó - mi-num con - fi - té - mur.
«« ««««
ll
Marc-Antoine Charpentier, Te Deum (H.146).
3 q
q
q
Cum Sanc - to
l q.
e œ œ lq l
œ œ œ œ lq
Spí - ri - tu in gló - ri - a De - i
q
Pa - tris,
l
q
in
l q.
«« ««
e œ œ lq l
œ œ
gló - ri - a, in gló - ri - a
Marc-Antoine Charpentier, Messe pour le Samedi de Pâques (H.8).
Il importe de remarquer que c’est la prégnance et l’importance statistique du schème accentuel ad normam, qui fondent la portée oratoire des transformations engendrées par la conduite discursive. Chez des musiciens moins sûrs auditivement de cette assiette morphologique, les transformations des valeurs dans la constitution du discours apparaissent plutôt comme une dispersion du signal, et manquent de cette fermeté logique, qui, chez les plus grands, comme Charpentier, se déploie en véritable bonheur de l’oreille latiniste et musicienne.
Traitement des syllabes antétoniques Selon les nécessités du discours, Charpentier utilise les accentuables antécédentes pour manifester le caractère soutenu, voire emphatique de l’énoncé. Il peut également abréger les antétoniques pour créer un courant marqué d’accentuation active. Ces procédés
495
Partie 5
sont classiques. Le soulignement par allongement s’impose pour des nécessités quantitatives dans les mots en -tio, -tionis, par action rétroactive de la brève antétonique, comme on l’entend dans les prosodies « obligées » de l’ordinaire de la messe, du type : resurrEctionem mortuOrum, mais également : consubstAntialem PAtris. Il me semble toutefois déceler chez Charpentier une réelle habileté dans le choix des accentuables antétoniques, qu’on ne saurait réduire à l’emprunt indifférent d’« accents secondaires ». On peut observer chez lui le soulignement d’« accents primitifs », liés au radical, en vue d’un discours soutenu sémantiquement fondé, ou pour permettre un enchaînement plus vif selon le lien syntaxique ou sémantique avec le morphème suivant par allégement de l’accentuée morphologique. Nous verrions volontiers en ce point l’indice d’une audition instruite et vivante des virtualités phoniques et dynamiques de la langue17.
»»
Q . E H E. X Q. E Q Q # q q Q. E # H Q Q w Q . E mœ œ Q H H h. =============================== & l l l l l l l = l m
l
sús - ci - pe
depre-ca - ti-ó-nem nostram, sús -ci - pe de- pre - ca -
- ti - ó - nem nos
-
tram.
Marc-Antoine Charpentier, Messe pour le Port-Royal (H.5).
Airs de chant et stilo motectico L’organisation du débit et la distribution des valeurs de quantité et de mouvement est sans doute à rapprocher de la « périodologie » cicéronienne : unification (euphonique, rythmique, « nombreuse ») dans la phrase (propos sémantique et flux énonciatif) d’une assertion principale et de ses accessoires. On s’intéresse à une certaine symétrie des kola (isocolie), marquée chacune par leur distribution terminale, voire par la recherche de clausules eurythmiques. En latin ecclésiastique, la distribution faisant nombre (numerositas) recherche des segments dépassant le mot mais propices à l’établissement actif du sens (sa formation, comme dit Brossard18). L’attention phonique est éveillée et stimulée par des jeux allitératifs : anaphore, assonance, chiasmes, antithèses. La distribution des composants formant les juncturæ peut rechercher à se centrer de manière à ce qu’une seconde partie reproduise 17 Au dernier verset du psaume 136, Super flumina (H.170), on peut lire : BeAtus qui reTRIbuet tibi retriBUtionem tuam quam reTRIbuisti nobis. Les trois places différentes de la syllabe accentuée pour des formations dérivées de trois mots de la même famille rend un peu surprenante l’accentuation particulièrement nette en discours de la syllabe [bu] du mot [retribUtionem]. La consultation des dictionnaires indique bien que le supin [retriBUtum] du verbe [retribuere] sur lequel est formé le substantif est précisément accentué sur la syllabe [bu]. 18 Jean-Yves Hameline, « Sébastien de Brossard et le Plain-chant », Sébastien de Brossard musicien, éd. J. Duron, Versailles, Éditions du CMBV/ Paris, Éditions Klincksieck, 1998, voir supra, p. 373-395.
496
« Latinité » de Marc-Antoine Charpentier
approximativement celles de la première, mais en ordre inverse, comme on le voit dans certaines dispositions de l’hexamètre dactylique :
•
()
•
ter - rí - bi - le,
•
•
ter - rí - bi - le
•
no - men e - jus
Marc-Antoine Charpentier, a. Confitebor tibi Domine (H.220).
es - cam de - dit es - cam de - dit
ti - mén - ti - bus se, ti - mén - ti - bus se.
b. id. •
in
•
in
•
•
•
•
me - mó - ri -
a
me - mó - ri -
a
•
•
•
•
•
•
•
•
æ - tér - na, æ - tér - na,
• ab
•
ab
au - di - ti - ó - ne
ma - la,
au - di - ti - ó - ne
ma - la
•
•
•
e - rit
jus - tus ;
•
•
non
•
ti - mé - bit,
• non
ti - mé - bit.
Marc-Antoine Charpentier, c. Beatus vir qui timet Dominum (H.221).
mi - se - ré - re,
mi - se - ré - re no - bis,
mi - se - re - re,
mi - se - re - re, mi - se - ré - re
no - bis,
Marc-Antoine Charpentier, d. Messe pour M. Mauroy (H.6).
On pourrait opposer ici une gradation suspensive par soustraction à une gradation amplificatrice par addition. Mais nous voyons bien dans cet exemple à quel point l’audition morphologique prégnante de la chaîne parlée latine s’articule avec cette activité que nous avons dite trans-élocutoire, qui redispose les segments, s’appuyant sur cette latinité toute
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d’audibilité avant tout mentale qui fait sa force et son assise. Dignitas verborum, necnon latinitatis. Dans sa préface à un ouvrage consacré à l’œuvre pédagogique du Père Joseph Jouvancy, jésuite contemporain de Marc-Antoine Charpentier19, Jean-Claude Chevalier insiste sur l’importance de l’enseignement des langues et sur le polyglottisme des Jésuites. Il souligne le privilège accordé au principe, et à la pratique, de la translation linguistique et de la transformation des énoncés. Ne peut-on pas penser que la mise en chant n’est jamais qu’une transformation de plus. Translatio cum virtute. N’est-ce pas la définition cicéronienne de la métaphore ?
André Collinot, Francine Mazière, L’exercice de la parole. Fragment d’une rhétorique jésuite, Paris, Éditions des Cendres, 1987 (Archives du commentaire).
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M.-A. Charpentier, Pastorale sur la naissance de N. S. Jésus-Christ Rendant compte à ses lecteurs de la représentation de trois opéras, au nombre desquels le David et Jonathas de M.-A. Charpentier, en 1688, le chroniqueur du Mercure Galant nous permet de comprendre comment a pu être vécue par les contemporains l’extraordinaire explosion de musique qui marque les trente dernières années du xviie siècle français. Au cours de la représentation des tragédies, écrit-il, on faisait des Ballets, parce que depuis toujours la danse est nécessaire et agréable, « mais, depuis que la musique est en règne, on a trouvé à propos d’y en mêler, afin de rendre ces divertissements complets ». L’opéra lullyste, bien sûr, représentera aux yeux de tous à la fois la plénitude de ce « règne de la musique » et son achèvement formel. La Pastorale sur la Naissance de N. S. Jésus-Christ de M.-A. Charpentier, contemporaine sans doute des premiers grands opéras qui viennent bouleverser l’horizon musical français, doit être replacée dans cette période, étonnante en invention et en intensité créatrice, à la recherche d’une musique unissant dans une rhétorique totale la puissance du voir et de l’entendre, la pulsation du corps dansant et du corps parlant, l’émotion du rire et des larmes. M.-A. Charpentier, au tournant des années 1670, y apporte un savoir-faire et une expérience puisés à la source italienne, et plus précisément romaine, certainement stimulés par sa courte mais décisive collaboration avec Molière et la ferveur d’une élite parisienne pour la littérature et les musiques d’Outre-Monts. De cette conjoncture la Pastorale sur la Nativité tient, sans doute, cette fraîcheur, cette puissance, cette concision propre à certains moments quasiment fondateurs (que l’on pense à la déclamation française, à ce grand « Récit chanté », par exemple) où soudain ce qui n’était jusque là qu’entrevu ou dispersé en différents domaines devient irrésistiblement possible, si l’on peut dire. Elle tient aussi son pouvoir de son sujet et de toutes les possibilités que le thème et le temps de la Nativité offraient à cette époque en manière de convictions religieuses et de mœurs musicales.
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In Marc-Antoine Charpentier. Pastorale, Ensemble vocal et instrumental Les Arts Florissants, dir. William Christie, Harmonia Mundi (HM 1082), 1981.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 499-501 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119028
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Lorsqu’avait retenti sous les voûtes des églises du Royaume les premières notes de l’hymne Conditor alme syderum, alterné entre l’orgue et les chantres, lors du Premier Dimanche de l’Avent, s’ouvrait un temps qui recevait sa marque et son caractère propre d’un certain nombre de pratiques musicales spécifiques, à l’église, à la maison, à la Cour, dans la rue. Les rimeurs, urbains et ruraux, parisiens et provinciaux, de « Noëls », sont nombreux en cette fin du xviie siècle : Colletet, Françoise Pascal, Pellegrin laissent des centaines de « Noëls nouveaux », mi-civils, mi-rustiques sur les timbres noëliques les plus connus que glosent les organistes à la Tribune, ou dans la maison des Grands et des Bourgeois. M.-A. Charpentier semble avoir eu un certain penchant à traiter musicalement cette littérature noëlique depuis de simples arrangements instrumentaux jusqu’à la très justement fameuse « Messe de Minuit ». Si la Pastorale sur la Nativité ne contient aucune citation de « Noëls » usuels, ce qui est exclu par le genre lui-même, son argument, son texte, l’éventail des thèmes traités, le matériel des rimes, le lexique et le formulaire religieux ne s’écartent guère de ce que l’on peut découvrir en feuilletant les recueils de l’abbé Pellegrin, avec toutefois un ton plus sérieux, presque tragique, l’élimination de toute rusticité, une très grande fidélité à la lettre de l’Écriture Sainte (on dirait volontiers un « biblisme ») qui l’apparente presque à une prédication ; trait certainement recueilli auprès de Carissimi et des musiciens romains. C’est ce caractère propre au temps et à la fête de Noël qui va permettre aussi la conjonction de deux domaines habituellement disjoints, sinon antagonistes, celui de la Pastorale profane, héritage « païen » de Théocrite, Bion, Moschus, Virgile et de leurs émules modernes, et celui de l’Histoire Sacrée proprement dite, réduisant d’un coup toute la distance que cette époque de dévotion et de rigueur ne manquait pas d’introduire entre la Fable pastorale (« l’aimable imposture » dont parle Fontenelle) et les abords redoutables du Dieu de Vérité. La Pastorale en musique est, en France, après l’Italie, un genre florissant, en particulier dans sa version locale du Ballet de Cour, dont naîtra l’Opéra. Lully y forge sa manière, la prestance et la prestesse orchestique de ses « symphonies », sa maîtrise du lieu scénique. Mais c’est précisément contre les fadaises des Bergeries en musique, auxquelles il veut substituer des situations héroïques et dramatiques, qu’il crée avec Quinault la Tragédie lyrique. Dans Alceste, en 1674, les Bergers ne sont plus que des comparses, choristes inévitables et bien commodes pour chanter et danser une scène finale à l’invitation d’Apollon. Une Pastorale de la Nativité (genre qui lui aussi survivra longtemps) permet à sa manière d’éviter l’affadissement du genre. Elle peut se permettre de conserver tous les traits formels propres à la narration musicale de la Fable, mais avec, si l’on peut dire, l’affabulation en moins. Le ressort dramatique s’y déplace de l’intrigue amoureuse de Cloris et de Lycidas, vers l’histoire du Salut et les grandes figures de la Révélation chrétienne, sans toutefois aller jusqu’à déployer les sombres couleurs des Leçons de Ténèbres ou des Orationes de Christi morte. Dialogues de Bergers et de Bergères, exhortations mutuelles, interventions célestes, oracles, scènes de la vie champêtre sous forme de danses, de joutes orales et instrumentales, tous ces traits sont présents dans la Pastorale de Noël. Mais c’est surtout son caractère, son ethos propre que la Pastorale sacrée emprunte à sa rivale, à savoir son déploiement musical dans le registre du « tendre ».
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M.-A. Charpentier, Pastorale sur la naissance de N. S. Jésus-Christ
Fontenelle, dans son Discours sur la nature de l’Églogue, après avoir vanté l’antiquité de la condition des Bergers de la Fable, leur état de nature paisible, avant que ne se répande la corruption engendrée par les villes, le commerce, les instances politiques, montre qu’ignorant à la fois le travail servile et l’ambition, ces heureux pasteurs ne peuvent avoir d’autre histoire que celle de leurs passions amoureuses. Aussi, une véritable églogue, comme toute poésie « pastorale », doit se tenir à distance du registre « galant », trop léger, et du registre « héroïque », trop appuyé, trop ambitieux : son champ propre est le « tendre », mélange subtil de force et de douceur, de vérité et d’ironie. On y joue à la paix, comme les héros à la guerre. On la retrouve et on la perd encore, avec la complicité de la nature. Dans ce registre rhétorique, le cœur est mu doucement, s’émeut de son émotion, et s’en enchante à petit bruit. « Pour plaire, il faut toucher » fait dire à un de ses bergers Longepierre, officier des armées de Louis XIV, qui consacre ses loisirs à traduire Théocrite et Moschus et à faire la théorie du genre pastoral. Je propose au lecteur d’entendre dans cet esprit la Pastorale sur la Nativité de M.-A. Charpentier. Car si elle est une musique facile et agréable à écouter, elle demeure, peut-être plus qu’on ne le croit, difficile à entendre. L’organisation très habile du livret, sa belle narrativité, l’opposition des scènes de la Terre et du Ciel, la vivacité des dialogues, la solennité des Oracles, autant de merveilleux enchantements. Mais, pour parler comme l’Évangile, le « trésor caché » de cette musique réside, à notre avis, dans le juste rapport et l’ordre pertinent de l’émotion et du plaisir. Movere, delectare, docere, sont les trois objectifs de l’art rhétorique. M.-A. Charpentier, indiscutablement, veut d’abord toucher, et par là-même plaire et faire comprendre. Entrant dans ce projet, l’auditeur peut alors vraiment entendre cette musique, et par cette musique même, dans l’appropriation de son mouvement propre, des thèmes qu’elle agite, des paroles qu’elle profère, des Noms Divins qu’elle prononce, des figures de l’ici-bas et de l’au-delà qu’elle met en scène, des soupirs, des silences et des échos dont elle scande sa durée, saisir ce passage du tragique de ce qu’il faut bien appeler la condition humaine, à l’émotion douce et au simple bonheur dont on sait désormais le prix ; en être émerveillé, et s’émerveiller de cette émotion même.
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Le Motet pour voix seules à l’époque de Marc Antoine Charpentier En l’année 1669, l’éditeur Pierre Petit publie à Paris l’Histoire du Vieux et du Nouveau Testament représentée avec des figures et des explications édifiantes […] ; le Sieur de Royaumont, auteur de l’ouvrage, expose au Dauphin, dans sa Préface, que ce livre lui « pourra donner une entrée facile dans ces Histoires Sacrées d’une manière très agréable, en les lui représentant dépeintes dans des figures, et en faisant ainsi passer de ses yeux dans son esprit des instructions très importantes. » Et de fait, il n’est guère de plaisir plus grand pour les yeux que de feuilleter les 536 pages et les 264 figures de ce classique de la culture baroque française. Cet appel au regard, cette mise-sous-les-yeux des scènes bibliques et évangéliques dans un décor tout proche de celui du théâtre avec ses palais, ses perspectives de ville, ses intérieurs domestiques, ses échappées sur la campagne, ses défilés de troupes armées, ses évocations pastorales, ont été de nos jours fortement soulignés par les meilleurs historiens comme l’un des traits marquants de cet immense mouvement d’acculturation biblique et liturgique qui accompagne la mise en œuvre de la réforme catholique. La parole de Dieu n’y est pas seulement prêchée, entendue, encore moins ramenée à quelque secret colloque : tout le catholicisme de la fin du xviie siècle latin veut voir pour s’émouvoir. La réponse à une certaine intransigeance iconophobe de la Réforme protestante est là dans cette prolifération des tableaux, des images, des gravures, des scènes. Le Baptistère de Guimiliau, les retables érigés aux frais des riches tisserands bretons ou des paysans fortunés du Maine dans les trente dernières années du siècle nous donnent une idée de cette pulsion d’une époque à tenir sous ses yeux un univers, à la fois ici et ailleurs, une autre scène où formes, objets, corps, gestes, attitudes des Personnes divines et des Saints personnages des Évangiles sont assemblés, donnés à voir, presqu’à toucher (cette douceur de la ronde-bosse pour le regard…). Des musiciens, qui ne sont pas toujours des anges, y sont quelquefois présents et l’art des buffets d’orgue, en position de vis-à-vis, prendra sur lui de situer dans le jeu des figures, non pas je ne sais quel paganisme en face de l’Évangile ou du
In Marc-Antoine Charpentier. Motets à voix seule & à deux voix, Ensemble Concerto vocale, dir. René Jacobs, Harmonia Mundi (HMC 1149), 1984. *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 503-506 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119029
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monde théologal, mais la place et la visualisation frappante de la machine sonore chargée de donner voix, irisation et couleur au cosmos, à la nature, à la symphonie humaine, aux chœurs invisibles. Les Rhétoriciens reprenaient pour décrire cet art de représenter avec force, cum virtute, le vieux terme grec d’hypotypose : action de mettre une figure sous les yeux, donner à voir, à éprouver, en extrayant d’un récit, d’une conjoncture dramatique, les traits formels susceptibles de recréer une vive émotion, un effet de saisissement, une fiction vraie. Car point ici de vérisme, et cet art à la fois le plus savant et le plus populaire, au prix de sa fiction et en dépit de ses dérives académiques, nous touche encore aujourd’hui par tant de réussites singulières ; sans compter l’émotion plus générale du propos lui-même, lorsqu’une piété, quelquefois très instruite, celle de La Tour, Poussin, Le Brun, ou, pourquoi pas, celle de Nivers, Brossard, Charpentier, Couperin, ou celle, plus commune, de ces petits peintres de « Christ ou Teste de Sauveur à un franc », s’affronte à de tels sujets et fait violence à l’invisible. Il nous semble que la littérature musicale des Motets, dont la fortune en France est très grande depuis les Cantica Sacra d’Henri Dumont en 1652, est un fait culturel à situer tout entier dans cette perspective. Il n’est pas jusqu’au circuit de diffusion et d’appropriation de cette pratique musicale en Europe qui ne présente avec l’art des peintres et des sculpteurs itinérants ou sédentaires des points de ressemblance frappante : on pourrait, non sans quelque irrévérence, à propos de Dumont et de ses continuateurs, parler d’un Euro-Motet (!) quand on voit le dit Dumont reprendre la manière de son compatriote L. Pietkin, qui lui-même emprunte aux florilèges allemands. Lesquels, bien sûr, empruntent aux Italiens (Grandi, Cifra, Anerio, Viadana…). À vrai dire, rien de plus indécis que le contenu de ce terme « Motet » dans ces dernières décennies du xviie siècle. Il semble bien désigner un domaine de la pratique musicale plus qu’une « forme » compositionnelle aisément descriptible, et surtout unifiée. Les documents ecclésiastiques (Cérémoniaux, Rubriques, Directoires et Livres de Chœur…) l’ignorent, ne disposant pas du terme latin adéquat. Lorsque le Ceremoniale Parisiense de 1703 prescrit l’ordre des cérémonies qui, bien que se situant extra cursum canonicum, relèvent de sa compétence (il s’agit de ce qu’on appelle, vulgo dictu, les « Saluts »), il désigne les diverses actions musicales chantées par leurs appellations canoniques, Répons, Antiennes, Versets, Proses… Les Livres de chœur qui introduisent un chant à l’Élévation, comme le Graduel monastique de Nivers, ou tel Processionnal franciscain à l’Élévation de la Messe des Morts, mentionnent simplement la rubrique ad elevationem sans désigner autrement l’action musicale en cours. En fait, le Motet tend à s’installer comme une hymnodie complémentaire dans les interstices laissés disponibles par le cadre canonique (à l’Élévation, par exemple, aux messes basses…) et dans les cérémonies ecclésiastiques et religieuses qui se multiplient sur les marges et hors de ce cadre : stations, processions, saluts, cérémonies de circonstances, sermons. Ainsi deux des motets de M.-A. Charpentier, enregistrés pour ce disque (O Crux Ave, Popule meus) sont destinés à être chantés aux deux pauses que fait traditionnellement le prédicateur après le premier et le second point du Sermon de la Passion. Il est la forme la plus accoutumée de musique vocale utilisée lors des Messes Basses auxquelles assistent les 504
Le Motet pour voix seules à l’époque de Marc-Antoine Charpentier
personnes de haut rang et, comme le faisait déjà remarquer Dumont, il est particulièrement apprécié des Dames Religieuses « qui ayment les Motets à peu de voix aisés à chanter avec la partie pour l’orgue ou pour une basse de viole ». Les Ursulines de Dijon, dans le Graduel en plain-chant figuré que leur compose le Chanoine Derey, multiplient les Mottets (sic) pour l’Élévation suivant les temps liturgiques, et les Mottets pour les diverses circonstances de la vie conventuelle et spirituelle. On sait également la place que tiendra le Motet dans la formation et l’entretien journalier de cette ambiance si particulière, à la fois austère et chaleureuse, de la Maison Royale de saint Cyr, où officient à l’orgue Nivers et Clérambault. Ainsi, en face du canonique et sévère plain-chant (le Cantus), le terme général de « Motet » finit par désigner tout le domaine laissé au déploiement de la Musica, zone privilégiée où va se rechercher et s’exprimer une nouvelle sensibilité. Sébastien de Brossard, encore une fois sage et avisé dans ses discernements, voit bien que le stylo motectico (déjà repéré par Kircher) participe du ricercare, de la recherche, de tout ce que la mise en œuvre de la musica moderna comporte d’exploration, de virtualités combinatoires, de science et d’art (la musica artificialis, « celle qui se règle sur les principes de l’art »), comme en témoigne la proximité des genres dans certaines publications italiennes telles que l’Organo suonarino de Banchieri, par exemple, mais se caractérise aussi par l’intense concentration de son propos sur l’aspect pathétique, évocateur, on pourrait dire scénique, de la communication. « C’est un style varié, fleury et susceptible de tous les ornements de l’art, propre par conséquent à exprimer les diverses passions, mais surtout l’admiration, l’étonnement, la douleur… ». Et c’est bien sûr, le « Motet à peu de voix », de par la réduction de ses moyens, de par son intégration dans une action située le plus souvent « à la vue des Autels », comme le répète plusieurs fois Le Cerf, apparaît comme éminemment propice à la recherche méticuleuse et ajustée (congruente) de la composition du lieu, de la justesse de la courbe intonatoire et prosodique, qui, à l’instar d’un geste bienséant, d’une attitude significative, donne toutes ses dimensions à l’art musical comme art comportemental. Michèle Ménard dans son bel ouvrage sur les retables de l’ancien diocèse du Mans1 a pris un soin extrême à faire apparaître les règles de la composition des attitudes qui donnent à ces populations de statues tant d’humanité et de bonheur d’être. Cette « civilité » posturale, tout à la fois de ce monde et d’un tout autre, la voilà dans le motet vocal toute entière investie dans la courbe du dire. Non pas du seul bien dire, mais du dire vrai (semblable), du dire justement touchant qui donne voix, ici et maintenant, dans l’espace-temps de la fiction produite et tenue entre les quelques mesures instrumentales d’introduction et de conclusion, à la prière, à la demande, à la narration, à l’extase eucharistique, mais plus encore à Madeleine, la Parfaite Amante, à l’Époux du Cantique, au chrétien fidèle qui prie, demande, s’extasie, s’attendrit de compassion. L’importance du motet au Saint-Sacrement ou des motets pour l’Élévation est incompréhensible si on ne la comprend comme l’appropriation d’une attitude engagée dans Michèle MÉnard, Une histoire des mentalités religieuses aux xviie et xviiie siècles, Mille retables de l’Ancien diocèse du Mans, Paris, Beauchesne, 1980. 1
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la composition d’une scène sacrée où, même sans regards effectifs, tout est visuel, c’est-àdire en rapport avec l’admirable. Ainsi faut-il entendre soupirs, exclamations, « aspirations dévotes ». La tradition des « O », qui fera la fortune à cette même époque des grandes antiennes de l’Avent, retrouve ici ce qu’Amalaire, en un autre temps de réforme et de culture rhétoricienne, désignait comme jeu entremêlé de la voix et du regard : O mysterium, O prodigium, O res mirabilis, O Salutaris Hostia, et tous les Ave, Salve et autres termes d’adresse, que l’art vocal comme le retable et ses jeux d’attitudes, et plus peut-être que le tableau de plate peinture, situe entre la perception la plus ferme et la tension la plus transverse vers un autre horizon pour les yeux de l’âme et pour le cœur. Dans cette fiction, l’hypotypose se resserre en une boucle troublante, car c’est ici le sujet lui-même qui se voit mis en scène, et pour ainsi dire est amené à se voir croyant, à s’entendre soupirer ou prononcer les Noms Divins. Il n’est pas besoin d’être grand psychologue pour deviner dans ce dédoublement la dérive possible (et statistiquement inévitable) vers les formalismes les plus vides et les tics compositionnels les plus fatigués. Mais il suffit aussi de peu de chose (le « je ne sais quoi » de Bouhours) pour que naisse l’émotion de se laisser émouvoir qui est peut-être une des clés du registre si français du tendre. Bossuet ou Boileau déniaient à la musique la possibilité d’exprimer les passions vertueuses et fortes. Le motet pour voix seule, ou « pour peu de voix » effectivement quelquefois se fatigue à vouloir trop figurer, sermonner trop emphatiquement, quand il ne sombre pas dans la mondanité. Mais rien ne le remplace, à sa meilleure époque et chez les meilleurs maîtres (et avec M.-A. Charpentier, à coup sûr, nous y sommes), pour doucement troubler le sujet du désir chrétien, ébranler ses défenses (et en cela il est en-deçà et au-delà de la vertu) et lui laisser entrevoir les ombres claires ou obscures d’un autre désir et d’une autre compassion.
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Le cantique sur vaudeville à l’époque de Montfort et de Pellegrin Il faut sans doute résolument placer le cantique dans la catégorie sociologique des « phénomènes indécis ». Il l’est bien, aux yeux mêmes de ses promoteurs, ainsi qu’en fait foi la variabilité de ses appellations : cantiques, chansons spirituelles, odes sacrées, opuscules lyriques, etc1. Si le terme cantique spirituel l’emporte très largement en tête des recueils, au fur et à mesure qu’on avance dans le xviie siècle, il est difficile, même au prix d’une lecture attentive de son œuvre abondante, de déterminer, par exemple, ce qui fait la différence pour l’abbé Pellegrin entre le cantique et la chanson spirituelle, alors que les deux étiquettes apparaissent relativement différenciées dans l’intitulé de ses ouvrages et se maintiennent dans ses nombreuses rééditions2. Il n’est sans doute pas inopportun de rappeler toutefois que le terme même de cantique désigne, à cette époque, ce que nous appelons aujourd’hui le texte, c’est-à-dire cette sorte de petit poème strophique consacré à quelque sujet de piété ou de religion, et proposé à la lecture ou au chant3. On considérera comme révélatrice à cet égard, l’expression « mis en
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In Ethnologie française XI, (1981/3), p. 251-255. Amédée GastouÉ, Le cantique populaire en France, ses sources, son histoire, augmentés d’une bibliographie générale des anciens cantiques et Noëls, Lyon, Janin, 1924 ; Jacques Cheyronnaud, « Variations sur le thème : chant religieux populaire », LMD, 131 (1977), p. 127-157. 2 L’abbé Simon-Joseph Pellegrin (1663-1745) est un ecclésiastique et homme de lettres que l’on a sans doute trop brocardé à la suite des quelques épigrammes acerbes dont il a fait l’objet. Librettiste de J.-P. Rameau pour Hippolyte et Aricie, il laisse une œuvre énorme, en particulier la série des Noëls nouveaux, chansons et cantiques spirituels sur divers passages de l’Écriture sainte et sur différents sujets de morale, composés sur les plus beaux chants des noëls anciens, sur des airs de l’Opéra et vaudevilles choisis, notés pour en faciliter le chant, à Paris, chez Nicolas Le Clerc. Parution par fascicule et rééditions successives à partir de 1701. Un bon nombre de ses cantiques passeront dans les anthologies, et quelques-uns seront attribués au père de Montfort. Cf. François Fradet, Les œuvres du bienheureux de Montfort, poète mystique et populaire. Les cantiques, avec étude critique et notes, Paris, Beauchesne, 1929 ; Cuthbert Girldestone, La tragédie lyrique (1673-1750) considérée comme genre littéraire, Paris-Genève, Droz, 1972, p. 245-267. 3 Cf. Laurent Durand, prêtre du diocèse de Toulon, préface des Cantiques de l’âme dévote, Marseille, chez Mesnier, nouvelle édition, 1724. Il s’adresse ainsi au lecteur chrétien : « Je te conseille de te rendre ces Cantiques familiers ou en les récitant ou les chantant ; j’espère qu’ils te tiendront en présence de Dieu, et qu’ils réchaufferont ton cœur pour le bien. » 1
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 507-514 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119030
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cantiques4 » appliquée à tel ou tel sujet de la Doctrine ou de l’Ecriture Sainte (comme on dit « mis en images »), dans ce qu’elle fait bien apparaître qu’il s’agit par là d’un certain traitement qu’on leur fait subir en fonction de contraintes véhiculaires, voire de l’ethos propre à un genre ou à une pratique. On trouverait une même et générale indécision concernant les domaines de la pratique du cantique, les objectifs qu’on lui assigne explicitement et, du point de vue de l’observation rétrospective, les fonctions qu’on pouvait être tenté de lui attribuer. D’une manière évidemment très schématique, on peut dire que la forme du cantique, tel qu’il se stabilise au temps de Montfort et de Pellegrin, se dégage peu à peu, dans le cours du xviie siècle, d’expériences sans doute convergentes, mais dont l’hétérogénéité d’origine laissera au cantique cette grande ambiguïté de forme, de statut et de fonction. On connaît, dès la fin du xvie siècle, un certain nombre d’adaptations françaises des Hymnes de l’Église, telles qu’en propose par exemple le jésuite Michel Coyssard5. Les mélodies sont celles-mêmes du plain-chant, ou des paraphrases musicales s’en inspirant, mais aussi des airs nouveaux dont le goût suit l’évolution de la langue musicale, plus précisément la mode des airs de cour (du genre sérieux, s’entend). Les Psautiers en français, nombreux à cette époque, mais principalement ceux de Philippe Desportes et d’Antoine Godeau, évêque de Vence, donnent lieu à des mises en musique où la recherche de réalisations aisées à chanter est aussi évidente que la difficulté qu’elles auront à s’imposer. Les modèles restent, bien sûr, ceux du Psautier huguenot, similitude, qui, sans doute, freine la diffusion et la pratique d’une forme jugée par beaucoup trop proche de celle des « Religionnaires6 ». Poursuivant une pratique très répandue au xvie siècle, en milieu réformé surtout, certains éditeurs proposent des recueils de « parodies », c’est-à-dire d’adaptations de textes religieux, latins ou français, sur des réalisations musicales préexistantes, instrumentales ou vocales. Ce type de recueils, représenté à l’excès par ceux de Peter Philipps ou de la Cauchie7, et dont les intitulés ont fait les délices des amateurs modernes de pittoresque, est surtout destinée à la société cultivée pour d’éventuelles récréations musicales, objectif que ne perdront jamais de vue le plus grand nombre de recueils de cantiques spirituels du siècle suivant, et tout spécialement les Opuscules sacrés et lyriques de Saint-Sulpice, de 1772. Ainsi en est-il pour un des recueils de Pellegrin, Histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament, avec le fruit qu’on doit en tirer, le tout mis en cantique sur des Airs choisis […], 3e éd., Paris, Le Clerc, 1743. 5 Le père Michel Coyssard, jésuite auvergnat (1547-1623). Une partie de ses Paraphrases des Hymnes a été publiée en partitions modernes par Denise Launay, aux Éditions ouvrières, Paris. 6 On consultera : Denise Launay, « La paraphrase des Psaumes de Godeau et les musiciens qui l’ont illustrée », Antoine Godeau (1605-1672), Paris, Klincksieck (coll. « Actes et colloques » sous la direction d’Yves Giraud), 1975, p. 235-250. Du même auteur, Anthologie du Psaume français polyphonique (1610-1663), Paris, Éditions ouvrières, 2 vol., 1974, 1976. Sur la musique religieuse de cette époque, on consultera également son Anthologie du motet latin polyphonique en France (1609-1661), Paris, Heugel et Cie, 1963. 7 Il s’agit ici des inévitables Rossignols spirituels ligués en duo […], Valenciennes, chez Jean Vervliet, 1616, et de la Pieuse Alouette avec son tirelire […], chez le même éditeur en 1619. 4
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Le cantique sur vaudeville à l’époque de Montfort et de Pellegrin
Le renouveau de la dévotion provoque la publication de toute une littérature poétique d’inspiration religieuse, et même quelquefois mystique. Des auteurs comme Surin, Martial de Brive, Mme Guyon, joignent quelquefois, à l’ode ou au sonnet, le cantique, petit poème strophique restitué à la lecture ou au chant. Des musiciens pourront proposer pour eux des airs nouveaux, mais l’usage est aussi d’utiliser des airs déjà existants, choisis pour leur commodité ou leur agrément. De cette époque de fondation du cantique français on constate l’impossibilité d’acclimater sur des textes proposés un support musical qui s’impose et puisse fonder un répertoire proprement dit. Godeau, par exemple, souhaitait pour ses psaumes une musique simple, directe et, comme l’écrit un de ses musiciens, « à la portée de tous, pouvant avoir accès chez les artisans de la campagne comme dans la maison des grands. » Cette gageure, les compilateurs genevois du Psautier huguenot l’avait réalisée, appuyés, il faut le dire, sur un courant puissant de rénovation religieuse auquel participaient les élites sociales elles-mêmes. Le meilleur des musiciens de Godeau, Thomas Gobert, réalisera, au prix de plusieurs révisions8, des Airs souvent agréables, quelquefois d’une belle force. Mais la langue de Godeau est molle, emphatique, et la musique de Gobert, souvent gênée par des vers très longs, par un mouvement syntaxico-rythmique très plat, est la plupart du temps fragile, incapable de résister à un usage public, constant et, pour parler comme aujourd’hui, « populaire ». D’un autre côté, il faut bien le constater, les auteurs, compilateurs, éditeurs de cantiques s’adressent à deux clientèles tout à fait différentes. D’un côté, le monde des missions, des exercices paroissiaux, des catéchismes. De l’autre, celui des dévôts, des cercles pieux, des « jeunes personnes » dont la pratique musicale est l’ornement nécessaire de certaines églises et chapelles de religieux9. Comme le faisait remarquer François Lesure à propos de la chanson française au xvie siècle, pour qu’une forme soit pratiquée avec succès, et partant diffusée, il est nécessaire qu’un certain nombre de facteurs convergent et se rencontrent, en rapport, cela va sans dire, avec des modes de vie et des intérêts de groupes sociaux10. Seule la composition sur vaudeville11 dans la France de la fin du xviie siècle, allait permettre au « cantique » d’être doté d’un support et d’une forme qui puissent lui donner 8 Cf. Antoine Godeau (évêque de Grasse et de Vence), Paraphrases des Pseaumes de David en vers français, 6e éd. revue exactement et les chants corrigés rendus propres et justes pour tous les couplets, par Thomas Gobert, (Dessus), Paris, Pierre Petit, 1672. 9 Cf. Robert Mandrou, De la culture populaire aux xviie et xviiie siècles, Paris, Stock, 1964 ; Jean QuÉniart, Les hommes, l’Église et Dieu dans la France du xviiie siècle, Paris, Hachette, 1978, p. 113-119. 10 François Lesure, « Eléments populaires dans la chanson française au début du xvie siècle », Musique et poésie au xvie siècle, colloque international, Paris, Éditions du CNRS, 1954, p. 178. 11 Sur les vaudevilles on consultera avec intérêt les textes de la préface de J. B. Christophe Ballard à la Clef des chansonniers ou Recueil de vaudevilles depuis cent ans et plus […], Paris, au Mont-Parnasse, Tome 1 & 2, 1717, ou celle de Le Sage et d’Orneval au Théâtre de la Foire, Amsterdam, t. 1, 1723. Ballard écrit : « L’idée de ce recueil n’est pas de donner des Airs tout à fait inconnus ; leur nom suppose le contraire puisque le Vaudeville ne s’entend que des airs répandus dans le public, ce qui, somme toute, est une des meilleurs
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les chances d’une pratique vraiment étendue, au moins virtuellement, à la population dans son ensemble12. Pour que le cantique populaire de langue française puisse connaître une grande diffusion, il fallait sans doute que soient réunies des conditions touchant ses possibilités formelles : un certain état de la langue et, corrélativement, la fixation d’une stylistique, d’une phraséologie, d’un vocabulaire convenables. Il est frappant de voir que les répertoires proposés en langues régionales, en particulier par le chanoine Amilhia pour la région toulousaine, et le père Maunoir pour la Bretagne, précèdent chronologiquement et en force d’implantation le répertoire de langue française13. Pour la constitution de ce répertoire, les conditions d’accession à une forme suffisamment générique ne semblent guère réunies avant le dernier tiers du siècle. Paulette Leblanc, dans son étude sur les Paraphrases françaises des Psaumes, a bien montré, semble-til, cet aspect encore peu intégré de la langue et l’extrême dispersion stylistique qui entraîne la caducité rapide des propositions paraphrastiques14. Avec la stabilisation (à tout le moins littéraire, et certainement lettrée) de la langue, phénomène où se croisent, comme on le sait, sémiotique et morale15, la seconde moitié du siècle apporte une comparable stylisation des « petits genres », en rapport avec une pratique marquée par la convention et l’extrême prévisibilité du cadre. Quinault (avec du génie littéraire) détermine pour longtemps un point d’équilibre dans la stylistique de la tragédie lyrique, mais il conviendrait également de prendre en compte les réalisations du Théâtre de
définitions qu’on puisse encore en donner. » L’article de Simone Wallon sur le vaudeville dans l’Encyclopédie de la musique, Paris, Fasquelle, 1959-1961, dit l’essentiel en peu de place. Sur le rapport des vaudevilles avec la chanson folklorique, cf. Pierre Coirault, Notre chanson folklorique. Étude d’information générale, Paris, A. Picard, 1942. 12 Cette circulation des vaudevilles depuis la cour des Grands jusque dans la chaumière rustique se voit portée soit à l’actif, soit au passif de cette pratique musicale. François Coletet, noëliste parisien, n’hésite pas à l’auréoler d’une faveur royale. Dans la préface du Nouveau recueil de noëls, Paris, chez Raffle, 1672, parlant des vaudevilles, il évoque ces « Airs qui ont particulièrement eu l’avantage de flatter l’oreille délicate de notre puissant monarque, dans les divertissements innocents qui ont délassé de temps en temps son esprit infatigable. » Cité par Henri Poulaille, in La Grande et belle Bible des noëls anciens. Anthologie xviie-xviiie siècles, Paris, Albin Michel, 1950, p. 153. À la même époque, Bénigne de Bacilly, grand maître à chanter sur la place de Paris, fait aussi l’éloge des Petits Airs et retourne l’épithète dépréciative de « Pont-Neuf » en louange de fait : un air ainsi caractérisé risque de présenter les qualités primordiales de concision, de netteté de coupe, de mémorisation agréable et aisée. Cf. Bénigne de Bacilly, L’art de bien chanter […], Paris, chez l’autheur, 1679, p. 104-108. Et lorsque en 1689, Henri d’Anglebert publie son Premier livre de pièces de clavecin, il mentionne dans sa préface : « J’ay ajouté quelques vaudevilles, et l’ay fait principalement pour remplir les fins de page qui se seroient trouvés inutiles sans cela. Il est pourtant vray de dire que ces sortes de Petits Airs sont d’une finesse extraordinaire, qu’ils ont une simplicité noble qui a toujours plû à tout le monde. » Fac-similé dans Kenneth Gilbert, J.-H. d’Anglebert, Pièces de clavecin, Paris, Heugel, 1975, p. xiv. Et, de ce point de vue, on peut remarquer que les éditeurs de cantiques se flatteront toujours de proposer « les plus beaux airs » ou, à tout le moins, des « Airs choisis ». 13 Jean-Yves Hameline, « Amilhia dans la stratégie du cantique aux xixe et xxe siècles », Annales de l’Institut d’Estudis occitans, 3 (1978), p. 91-108. 14 Paulette Leblanc, Les paraphrases des Psaumes à la fin de la période baroque (1610-1660), Paris, PUF, 1960. 15 Cf. Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française des origines à 1900, t. iv : « La langue classique (16611715) », Paris, Armand Colin, 1913.
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la Foire, les répertoires de Brunettes, d’airs nouveaux et d’airs à boire, de parodies bachiques, vaudevilles de tous ordres. Cette stabilisation de la langue et des « petits genres » converge, dans le dernier tiers du siècle, avec une stabilisation corrélative du support musical. Précédé en ce domaine par l’extraordinaire laboratoire du Pont-Neuf, à l’époque de Lambert, Bacilly, Lully, s’instaure pour une longue période un équilibre assez heureux entre la coupe ferme des musiques de mouvement (danses à reprises, marches…) et la grâce de l’air à chanter, qui tout en restant susceptible de tous les embellissements du chant, n’en connaît pas moins, dans ses petites formes, une régularisation prosodique, tonale et structurale. Elle produit dans un grand nombre de cas des petits chefs-d’œuvre de concision et, pourrait-on dire, de chantabilité, favorables à la mémorisation et à la circulation de bouche à oreille. Le corpus des vaudevilles, c’est-à-dire, comme l’écrit l’éditeur Ballard en tête de son recueil de 171716, des Airs répandus dans le public, constitue à la fin du xviie siècle un ensemble de supports mélodiques véhiculaires, dans une société où il est inconstestable que le vecteur oral-musical constitue un des éléments majeurs de la communication culturelle. Ainsi peut-on être amené à comprendre que le scandale causé par la pratique du cantique ou de la chanson spirituelle utilisant le système général de l’emprunt, ou de la parodie17 n’est pas, on le devine, dans le rapprochement éventuel d’une « formule désignative18 » burlesque ou légère avec un intitulé de cantique gravement religieux, même si l’on voit certains éditeurs de recueils prendre à ce sujet quelques précautions19. Le scandale, ou à tout le moins la gêne, sont causés, selon nous, par le fait de placer ainsi le cantique et la chanson spirituelle dans une situation d’extra-territorialité par rapport à la langue et au chant ecclésiastiques, au mode de rédaction des formules de la foi (ici réduites en chansons, soumises aux contraintes des petits vers et des rimes incongrues), aux conduites convenables de réalisation vocale et de « gravité » propres aux choses de la J. B. Christophe Ballard à la Clef des chansonniers La Clef des Chansonniers, op. cit. Le terme parodie est employé sans nuance péjorative pour désigner toute situation où la musique, qu’elle soit verbale ou instrumentale, existe antérieurement aux paroles composées plus ou moins habilement par le parodiste. Ainsi Rameau, dans plusieurs de ses opéras (Air des « Niais de Sologne » dans Dardanus), fait parodier à ses librettistes quelques pièces instrumentales déjà connues. C’est un système général d’échange et de substitution de textes qui ne comporte à cette époque aucune connotation négative. Parmi ces parodies, certaines peuvent être humoristiques, voire satiriques. Tout grand opéra était parodié dans l’immédiat. Jean-Jacques Rousseau, dans son Dictionnaire de Musique, Paris, Vve Duchemin, 1768, après avoir donné la définition technique habituelle de la parodie, ajoute même que « toute chanson est “parodie” après le premier couplet », soulignant ainsi un des paradoxes de la composition strophique. 18 J’emprunte cette excellente expression à Jacques Cheyronnaud. Elle exprime bien la nécessité où se trouvaient les auteurs de permettre à leurs lecteurs d’identifier rapidement, par son refrain, ou par son trait le plus connu, l’Air sur lequel ils proposaient de chanter leurs textes. 19 Les éditeurs s’efforcent de choisir une formule désignative renvoyant de préférence à un cantique suffisamment connu pour pouvoir éviter la formule renvoyant à une chanson profane. Ainsi s’en explique dans un avis l’éditeur des Cantiques spirituels sur divers sujets de la Doctrine et de la Morale chrétienne, Paris, Lottin, 1728 : « Au lieu d’employer les premières paroles des chansons profanes, dont on se sert ordinairement pour indiquer les chants, nous leur avons substitué les premiers mots des Cantiques les plus connus de M. Pellegrin et autres poètes chrétiens, composés sur les mêmes chants. » 16 17
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religion. Cela revenait à les engager sans précautions et avec un grand risque sur un territoire extérieur à l’Église, en concurrence directe, par l’utilisation d’un même support et d’une même technique de production et de diffusion, avec les forces dangereuses et réversibles de la chanson satirique ou politique, de l’air de table et de divertissement, de la complainte de rue, de la parodie ad infinitum, dont la première règle est de pouvoir se retourner contre ses modèles, et dont les lieux propres sont la rue, la chambre, les couloirs de la Cour ou des Palais, le Pont-Neuf, le marché ou la foire, c’est-à-dire partout sauf à l’Église et dans les enclaves proprement religieuses. On comprend alors que, s’avançant sur le terrain propre du vaudeville, par nature d’usage indécis et de voisinage compromettant, la pratique du cantique n’ait pu accéder que très lentement à un niveau de légitimité acceptable en milieu ecclésiastique catholique. Ainsi, en 1711, l’année même de la mort de Louis-Marie Grignon de Montfort, le sixième supérieur général des prêtres de la Mission (lazaristes), à la suite des demandes réitérées de quelques-uns de ses missionnaires, réprouve sans équivoque l’usage des cantiques au cours des missions : Il faut, autant qu’il est possible, nous en tenir à notre ancien usage, qui ne permet pas de chanter autre chose en mission que les commandements de Dieu et les litanies de la Vierge. L’expérience qu’on allègue fait voir et comme toucher que ces cantiques dissipent l’esprit de componction qui fait le fond de la pénitence chrétienne ; d’où il est clair qu’il ne faut pas les introduire ni devant, ni après la prédication ; peut-être en pourrait-on souffrir quelques-uns avant ou après le catéchisme. Que si nos Seigneurs les Évêques, de leur propre mouvement, sans aucune sollicitation de notre part, et après nos très humbles remontrances, nous ordonnaient d’en chanter, il faudrait obéir, et convenir avec eux de ceux qui ne pourraient produire que de bons effets20.
Et si la pratique du cantique spirituel fait son entrée petit à petit dans les instructions et méthodes de catéchismes dans le cours de xviiie siècle, on peut remarquer que Collet, autre lazariste et théologien très écouté du clergé, n’y fait aucune allusion dans son Traité des devoirs d’un pasteur, le manuel de pastorale pratique le plus lu, sans doute, au xviiie siècle. Le seul passage où il envisage l’usage éventuel de cantiques se présente sous la forme d’une concession réticente, en rapport avec une situation délicate, dont le caractère concret nous renseigne plus qu’un long discours sur les relations quelquefois difficiles entre un curé et ses paroissiens. Il s’agit « d’empêcher la dissipation si ordinaire aux gens21 » lorsqu’on les conduit d’une paroisse à l’autre pour le rendez-vous de confirmation, où l’évêque officie. Collet avance que, dans un tel cas, il peut être opportun de « leur faire sanctifier la marche par de saints cantiques », mais il ajoute aussitôt qu’il s’agit surtout de « ceux que l’Église a établis pour attirer l’Esprit qui renouvelle la face de la terre. » Le modèle invoqué ici par Collet est celui d’une quasi-procession où l’on chanterait le Veni Creator, ou quelques autres hymnes liturgiques, en évitant par là-même de s’écarter du territoire sonore marqué par les chants de l’Église et 20 Recueil des principales circulaires des supérieurs généraux de la Congrégation de la Mission, t. 1, Paris, G. Chamerot, 1877, p. 259. 21 Cité d’après M. Collet (prêtre de la Congrégation des missions), Traité des devoirs d’un Pasteur qui veut se sauver en sauvant son peuple. Ouvrage qui peut servir à tous ceux qui sont dans le Saint Ministère, 4e éd., Paris, Héri, 1758, p. 338.
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leur discipline musicale propre. Car toute excursion (c’est bien le mot) hors de ce sanctuaire figuré ne manquerait pas d’entraîner vers la zone détestable des « airs lubriques de l’opéra » ou des « chansons sales », dont il est question dans le même traité à propos de la chaumière rustique ou de la taverne22. Un contemporain de Collet, missionnaire jésuite de renom, le père Du Plessis, préconise beaucoup plus largement l’emploi des cantiques, suivant par là une tradition propre à sa famille religieuse23. Ses Avis et pratiques sur les cantiques spirituels sont clairs là-dessus. Mais une lecture attentive de toutes les descriptions qu’il donne des divers Exercices de dévotion proposés dans le cours des missions, montre à quel point est préservé, au moins en droit, l’espace liturgique marqué par les chants de l’Église : les cérémonies de renouvellement des promesses, l’amende honorable au Saint-Sacrement, la consécration des familles à la Vierge, l’honneur rendu aux anges gardiens, ne comportent pas de cantiques, mais une hymnodie latine à vocation populaire, elle-même distincte, par ses traits formels, littéraires, musicaux, fonctionnels, des plains-chants de la messe et de l’office24. L’hésitation ecclésiastique approche de la contradiction dans la préface qu’ajoute à une de ses nombreuses rééditions l’éditeur du Goujet-Boyer de 172725. C’est une instruction relativement étendue où l’auteur justifie l’usage des cantiques spirituels par des arguments prévisibles d’autorité et de tradition. Il développe également l’idée, répandue dans ce genre de littérature, d’une substitution de ce répertoire spirituel à celui des mauvaises chansons, par concession à « ce goût naturel du chant » qui, en dépit de ses détournements impurs, dus au péché, a Dieu pour auteur. Mais la deuxième partie de l’Instruction est un véritable code pratique et moral d’exécution. La modestie requise dans la « manière de chanter les saints cantiques », la multiplication des recommandations touchant les multiples aspects du comportement et des dispositions intérieures des éventuels chanteurs finissent par faire de cet acte, somme toute assez fruste dans bien des cas, un lieu de contention et d’acrobatie spirituelle, quand ce n’est pas casuistique, qui rend vraiment douteuse la généralisation d’un tel modèle. Le sujet même du discours, le caractère approfondi des observations, présupposent (et c’est là une part de son intérêt symptomatique) une vie de société, tant urbaine que rurale, où la pratique du chant et de certaines formes de musique joue un rôle permanent et important, faisant échapper à la tutelle ecclésiastique une part majeure du modelage de la sensibilité, quand ce n’est pas des mœurs elles-mêmes.
Ibid., p. 498 et 501. Avis et Pratiques pour profiter de la Mission et de la Retraite et en conserver le fruit à l’usage des Missions et des Retraites du Père Du Plessis, de la Compagnie de Jésus […], Paris, chez Guérin, 1744, p. 114-117. 24 On devrait tenter d’établir ainsi des espaces hiérarchisés de répertoires, en rapport avec une catégorisation plus fine que celle qui opposera dans l’argumentation canonique moderne le « liturgique » au « non-liturgique ». Toutes choses égales par ailleurs, il conviendrait sans doute de s’inspirer de cette sorte de « proxémique institutionnelle » dégagée par Michel Vovelle à propos des contributions du colloque du Centre méridional d’histoire sociale des mentalités en 1976 sur les ex-voto, de la statuaire, de l’aménagement hiérarchique de l’espace religieux : « Iconographie et histoire des mentalités, les enseignements d’un colloque », Ethnologie française, 8/2-3 (1978), p. 173-190. 25 Cantiques spirituels sur divers sujets de la Doctrine et de la Morale chrétienne […], nouv. éd., Paris, du fond de la Veuve Lottin, chez Butard, 1767, p. 1-18. 22 23
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Il reste que ces recueils proposent et diffusent un modèle de cantiques cette fois relativement stabilisé, et dont l’aspect « artificieux » tient sans doute à la conventionnalité propre aux petits genres, comme nous l’avons dit, mais plus encore au fait que les auteurs essaient de parer sans cesse à tout ce que le genre comporte à leurs yeux de dérives possibles et d’incongruité éventuelle par une surenchère de correction et d’effets de noblesse, dont le résultat peut d’ailleurs aboutir à l’inverse du but recherché. Il faut sans doute faire un sort à part aux Cantiques de l’âme dévote de Laurent Durand26 qui, beaucoup plus qu’aux exercices collectifs des paroisses et des missions, semblent s’adresser à la dévotion domestique, à la piété de type narratif ou légendaire, dans un langage à la fois amphigourique et familier, de teneur modeste, mais souvent d’une belle musicalité phonique, qui explique peut-être son extraordinaire et tenace diffusion. (On connaît des éditions à l’identique de ce recueil jusqu’en 1840.) Les librairies de colportage puiseront chez Laurent Durand une partie de leurs complaintes les plus fameuses (L’Enfant prodigue, Joseph vendu par ses frères, Lazare, Geneviève de Brabant). Et par là nous rencontrons le petit monde du colportage, des places et des marchés, avec ses montreurs et ses crieurs de nouvelles, qui dans la géographie des acteurs du cantique constitue un tiers état sur lequel on souhaiterait en savoir davantage. Mais, suivant un paradoxe qui n’étonnera sans doute pas le folkloriste ou l’ethnologue, il est possible que cette stylistique même du cantique, son français solennel, ses rimes privilégiées, sa phraséologie chantante et « endimanchée », son fonctionnement générique, comparable par certains côtés à la solennité familière, au hiératisme naïf de l’imagerie polychrome, ait justement pu produire, sinon un art populaire, une pratique dont l’appropriation par certaines catégories de population ait pu être chaleureuse et spécifique. Le cantique, de par la nature indécise de sa forme et de son exécution même, est ainsi amené à constituer, dans le tissu des pratiques quotidiennes et des pratiques plus proches des choses d’Église ; un moment particulièrement « sensible » par son mode global de « toucher à la religion ».
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Laurent Durand, Cantiques de l’âme dévote, op. cit.
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Chant, musique d’église et mouvement liturgique aux xixe et xxe siècles
Que le « chant choral » ne date pas d’hier. Esquisse d’une sociologie historique des pratiques chorales en France Lorsqu’on utilise l’expression « chant choral », il est une difficulté dont on doit avoir bien conscience : le « chant choral », comme essence intemporelle, ou forme à priori d’activité musicale, n’existe pas. On mesure donc l’absence totale de signification d’une assertion comme la suivante, dont on trouverait mille variances dans les bons auteurs : « … l’origine du chant choral remonte à l’enfance même du monde » (Raugel, 1957). Bien différente et autrement plus vraie est la perspective proposée par Jacques Chailley et que nous ferons nôtre : […] il est probable que dès l’origine des temps on ait chanté […] Mais si, à partir de là, par des analogies abusives, on projetait sur le passé l’image actuelle du chant choral […] on se ferait les idées les plus fausses. (Chailley, 1968.)
Retenons particulièrement l’emploi du mot image. On peut penser, en effet, qu’un des rôles historiques du Mouvement A Cœur Joie a été, dans une conjoncture bien déterminée, de produire une certaine image du chant choral, impliquée dans une stratégie d’action sociale (dite « éducation populaire »), en référence à des idéaux touchant la forme de la société, la nature de rapports sociaux, la hiérarchie des valeurs différenciant le bon et le mauvais, le beau et le vulgaire. Plus précisément, nous dirons que le Mouvement ACJ a proposé et répandu, par action prosélyte, un certain modèle de pratique chorale ; que ce modèle laisse apparaitre aujourd’hui, à la foi son originalité et ses limites, et peut-être aux yeux de certains l’ambiguïté de ses présupposés. Par « modèle », nous entendons la forme observable et récurrente que prend une pratique et que vient appuyer et justifier un discours sur les fins et les moyens. Ce modèle est normatif, en ce sens qu’il prescrit, par règlement ou par suggestion tacite, le choix des objets (répertoire), la forme des procès (concert, réunions diverses, technique de la répétition…), le rôle et le statut des agents (le chef, les choristes), voire les attitudes « mentales », le style de vie des groupes. Ce modèle peut dans certains cas aller jusqu’à déterminer un « sound » au sens où l’on emploie ce mot dans la musique pop, c’est-à-dire une coloration sonore (ici, vocale, et la plupart du temps, « a capella ») a forte charge signalétique et socio-affective. *
In Chant choral, no 1 (1973), p. 3-12.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 517-526 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119031
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Ce modèle de référence, il faut le dire, n’est jamais entièrement confusible avec ses réalisations de fait. Et il y a lieu d’appliquer ici la distinction nécessaire entre le modèle de la pratique, et la pratique du modèle, laquelle est toujours une autre histoire… Nous voudrions, dans les pages qui ont suivre, essayer de reconstituer quelques grandes étapes au cours desquelles se déterminent et se codifient les pratiques musicales auxquelles on attribue aujourd’hui le nom de « chant choral ». Il faudrait, bien sûr, les replacer dans le jeu global des forces sociales s’exerçant, d’une part dans le domaine de la production musicale proprement dite, d’autre part dans le champ plus général des processus économiques et sociaux, culturels et politiques qui les déterminent. Nous nous contenterons sur ce point de quelques notations indicatives. Ce n’est que progressivement, au cours du xixe· siècle, que la pratique du chœur va prendre des formes nouvelles, et surtout conquérir une certaine autonomie, jusqu’à constituer « … un genre de musique tout formé, constituant une branche spéciale de l’art cultivée pour elle-même dans la vie réelle » (Kastner 1854, p. 59). Cette remarquable définition est exemplaire à la fois par la précision de son contenu et l’importance chronologique de sa date. Elle est due à Georges Kastner (1810-1867), musicien d’origine strasbourgeoise, pédagogue et grand érudit, qui en 1854, publie en tête des « Chants de la vie », cycle choral de vingt-huit morceaux pour ténors et basses, une étude extrêmement remarquable sur le chant en chœur pour voix d’hommes : Un fait caractéristique, écrit-il dans sa préface, se rattache au mouvement musical de notre époque : c’est l’extension et la popularité donnée au chant d’ensemble pour voix d’hommes, d’où la formation dans un grand nombre de pays de Sociétés chorales uniquement préoccupées à cultiver et à propager cette espèce de chant. L’esprit d’association, se détournant des voies politiques, où il a si souvent erré, où il a tant de fois engendré de funestes discordes, envahiraitil le domaine de l’harmonie, non plus pour diviser les cœurs mais aussi pour les rallier, comme il rallie aussi les voix, et peur réa1iser de la sorte, au point de vue moral et au point de vue artistique un double progrès ? (Kastner, 1854.)
Les faits auxquels G. Kastner fait allusion sont bien connus. Les années 1850-1865 ont été, en effet, les moments culminants du mouvement de l’Orphéon fondé par B. Wilhem quelque vingt-cinq ans auparavant, et dont le destin dans des conditions certes différentes des nôtres, est cependant pour nous exemplaire à plus d’un titre. À vrai dire, tout semble bien commencer avec un autre géant de l’histoire des pratiques musicales, Alexandre Choron (1771-1834). Sa personnalité, sa position conjoncturelle, son champ d’activité apparaissent rétrospectivement comme la matrice inaugurale où viendra prendre forme la pratique moderne du « chant choral » dans ses contradictions mêmes. Choron, mathématicien de haut niveau, érudit pratiquant les langues sémitiques, était par rapport aux praticiens de la musique de son temps, un marginal et un excentrique. Sa formation polyvalente lui fait dépasser les limites de l’étroit milieu parisien voué à 1’Opéra ou à la Romance. Les Fêtes de la Révolution avaient fait apparaitre le rôle « Sociurgique » du chœur ; et, dans le contexte des utopies sociales pré et post-révolutionnaires, la force, le renouveau, 518
Que le « chant choral » ne date pas d’hier
la pureté de l’origine sont de ce côté là (que l’on pense aux chœurs de la neuvième, 1823) ; le chœur c’est la métaphore du « social », qui hante la conscience des successeurs de J.-J. Rousseau, et demain des adeptes de Ch. Fourier. Mais le chœur, c’est aussi le passé. Les maîtrises sont mortes et avec elles le lieu où la musique pour chœur vivait fonctionnellement. Et pour la première fois de son histoire (au fond bien courte et bien régionale) la musique de l’Europe Occidentale allait subir un premier spasme qui la conduirait à se retourner sur son passé pour survivre : concerts « historiques » de Fétis et de Choron, naissance de la musicologie, restauration du plain-chant, c’est la création du « musée » musical, c’est-à-dire la résurrection d’œuvres désolidarisées des pratique réelles qui leur a aient donné naissance et forme. À l’heure donc où le « chant choral » tend à se déterminer comme pratique musicale autonome, ce poids de la référence au passé, qui culminera à la fin du siècle chez un Charles Bordes, par exemple, pèse déjà très lourd. Mais il fonctionne aussi paradoxalement comme « contrepoids » et est ressenti comme une propulsion, une libération : M. Choron, écrit Joseph d’Ortigue en 1831, avait fait pour les chœurs ce que le Conservatoire avait fait pour les masses d’instrument, pour l’orchestre ; et il avait trouvé le moyen d’obtenir avec des ensembles de voix une exécution aussi chaleureuse, aussi précise, aussi nuancée que l’exécution instrumentale de la Société des Concerts. Et tandis que les directeurs de spectacles s’en allaient demandant à nos jeunes réputations usées quelque friperie nouvelle, quelque vieillerie rhabillée pour couvrir la nudité de leur répertoire, M. Choron seul donnait du neuf, car il puisait dans les trésors de trois siècles. Pour M. Choron, l’ancien c’était le nouveau. (J. d’Ortigue, 1834, p. 104.)
De l’oeuvre de Choron nous dégageons quatre aspects, déterminants. pensons-nous, pour la forme des pratiques chorales à venir. 1) Une pratique « cultivée » du chœur en tant que tel. Elle a pour corollaire le recours « historique » à des formes où le chœur est privilégié : l’oratorio et la cantate (contre l’opéra), la polyphonie sacrée de la Renaissance. On doit sans doute à Choron l’engouement romantique pour un Palestrina mythologique et la vogue, jamais démentie depuis dans les milieux choralistes, de l’Alleluia-du-Messie. 2) Une intégration de la pratique du chant d’ensemble suivant des règles chorales dans l’éducation musicale générale. En conséquence, on verra se développer une certaine connotation « scolaire » du chant choral, corrélative à la destination pédagogique que prend le répertoire et la forme de la « répétition ». On peut se demander qui gagne à ce mariage, inévitable sans doute, mais quelquefois forcé, le chant ou la pédagogie ? Plus grave est sans doute cette autre conséquence à plus longue échéance, qui voit la règle même du chant en chœur, définie dans la pratique cultivée et scolaire devenir le modèle « légitime », c’est-à-dire culturellement digne et convenable, de toute expression musicale vocale collective. 3) Un projet (et un début de réalisation) d’un mouvement d’éducation musicale populaire fondée sur le chant collectif réglé. Le principe souvent repris depuis qui fut le moteur de l’Orphéon, en est que tout homme peut chanter, quel que soit son degré de 519
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culture, et qu’il peut accéder ainsi par le chant collectif à une pratique de l’art musical, et de l’art tout court, considéré comme valeur suprême. 4) La création d’un type moderne de mélomane cultivé, instruit et rendu curieux par l’histoire, pour qui la musique, à l’instar de la littérature, devient un domaine d’érudition savoureuse et sagace. Comme l’écrit un prospectus présentant en 1827 une édition du Messie de Haendel : […] nous invitons tous ceux qui aiment le vrai beau, le grand, le sublime, à faire l’acquisition de la partition du Messie. Les amateurs qui se réunissent pour exécuter les productions des anciennes écoles, et pour les soustraire à l’oubli, les directeurs des concerts, les Sociétés philharmoniques y trouveront des airs et des chœurs d’un effet admirable. Ces moreaux ne ressemblent guère à ce que l’on entend aujourd’hui, et nos gens à la mode ne manqueront pas de leur trouver un air gothique, mais ce gothique durera plus longtemps que le nouveau que nous voyons éclore. (Wangermée, 1948, p. 187.)
Ainsi l’œuvre de Choron et de ses émules allait en quelque sorte greffer sur le corps de la pratique musicale un rejeton ambigu, jamais très bien assimilé, donnant souvent des fruits douteux ou rabougris, le « chant choral », lequel d’ailleurs, à cet époque, ne porte pas encore ce nom. L’Orphéon de B. Wilhem (G. L. Bocquillon, dit Wilhem, 1781-1842) développera l’aspect pédagogique du chant choral et surtout son aspect « Sociétaire ». Vers 1830 apparaissent d’assez nombreuses « Sociétés chorales » à voix d’hommes sans accompagnement. Répandus surtout dans les milieux populaires, petits métiers des villes, populations ouvrières des nouvelles banlieues industrielles, vivant dans des conditions de travail que nous avons peine à imaginer, les Orphéons sont avant tout des associations d’amateurs à but humanitaire et moral. La littérature orphéonique (journal « La France chorale », « Almanach des Orphéons », journal « L’Orphéon », etc.) insiste, dans le style appuyé de l’époque, sur ces finalités auxquelles est soumise en dernier ressort l’activité musicale, et à travers lesquelles nous devinons l’enjeu d’une redoutable stratégie sociale : […] consoler, moraliser, discipliner, tel est le triple bienfait de la musique, tel est le but spécial de l’Orphéon. Sa tâche quotidienne, c’est de faciliter au peuple l’étude et la pratique d’un art qui établit le diapason entre le plaisir et les peines […] Tous ces jeunes gens de la ville et des campagnes, tous ces artistes, quand arrivaient le soir et la fermeture de l’atelier, ne songeaient plus qu’à s’accroupir dans une inepte indifférence… ou bien, attablés devant des pots de bière et de vin, ne se sentaient quelque énergie que pour batailler entre eux au milieu de la fumée de l’ivresse, du couplet obscène, dans les ignobles bacchanales de la guinguette… le chant choral a réveillé tout ce monde enseveli dans les limbes du cabaret. La morale publique, la paix de la maison, le respect des lois, le progrès de l’art, le bien-être physique et intellectuel des familles, tous les graves intérêts de la Société ont gagné à cette popularisation du chant d’ensemble. (J.-F. Vaudin, Almanach des Orphéons, 1863, p. 13.)
La pratique orphéonique prend ses distances par rapport aux « ignobles bacchanales » des cabarets, elle ignorera pratiquement le répertoire traditionnel ; elle diffère également 520
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Fig. 1. Jules Gaidreau, Première réunion, dans le palais de l’Industrie, à Paris, des Orphéonistes de France, au nombre de six mille. Gravure, 22,9 × 32,4 cm publiée dans L’Illustration, vol. XXXIII, no 839, 26 mars 1859, p. 196 © IReMus.
par la pruderie de son répertoire et la règle du « bien-chanter-en-chœur » des nombreuses sociétés bachiques, badines, littéraires et chantantes, et en particulier des « goguettes », réunions chantantes politiques et satiriques, peu prisées des pouvoirs publics. Ainsi cette « promotion culturelle » n’est telle que dans la perspective d’un respect absolu des positions sociales : la préface de la dixième édition du Manuel de Wilhem, ouvrage quasiment officiel est claire sur ce point : […] la méthode doit être populaire ; elle s’adresse à des élèves qui demanderont à la musique un soulagement, une consolation après des travaux nécessaires. Il ne faut pas que l’accessoire, si précieux qu’il puisse être, fasse oublier le principal ; la musique doit rendre aimables des devoirs naturellement austères ; elle ne doit pas en détourner. On écartera donc comme un luxe dangereux tout ce qui dépassera les connaissances élémentaires. (Manuel, 1858, p. VII.)
L’Orphéon est également un lieu exemplaire pour étudier les liens qui peuvent s’établir entre un mouvement d’éducation populaire et les milieux des musiciens « légitimes », en particulier les compositeurs patentés, soutenus par l’État et les pouvoirs publics. Reliée, au moins à Paris, au système général de l’Instruction Publique, l’institution orphéonique va bénéficier du concours de musiciens eux-mêmes liés à l’État par leur appartenance au Conservatoire, aux théâtres nationaux, à l’Institut de France. Gounod dirigera (assez mal semble-t-il d’ailleurs) l’Orphéon parisien pendant quelques années. Fr. Halévy, A. Adam, A. Thomas, F. David, H. Berlioz écriront pour les grandes réunions orphéoniques des chœurs et des hymnes. 521
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La lecture de quelques échantillons parmi cette production assez consternante fait comprendre à quel point l’idéologie et la fonction sociale de l’institution orphéonique constituent une limite absolue à l’expression musicale qu’elles cantonnent dans l’hymnodie morale et patriotique, en dépit du métier, voire du génie de certains compositeurs. (Certaines des compositions de Kastner, citées plus haut et proches de Schubert, mériteraient pourtant de revivre). L’action d’Eugène Delaporte de 1850 à 1862 mériterait à elle seule tout un article. Apôtre et pèlerin du chant choral, il abandonne une situation stable et court de ville en ville. Il organise des rencontres internationales de Sociétés chorales dont une, franco-anglaise, célèbre entre toutes, à Londres en 1860. Il mourra dans la misère en 1886, broyé par un système pour lequel, en dépit de ses rêves, la musique n’est qu’un moyen de domestiquer les masses. À partir de 1870, l’Orphéon déclinera inexorablement. Le répertoire stagne dans la médiocrité : les concours orphéoniques manquent de sérieux. Il est possible qu’après le heure tragiques de la Commune, la conscience de classe des prolétariats industriels se soit fait plus résistante à des entreprises dont l’innocence n’était plus guère crédible. D’ailleurs, avec la montée de la nouvelle classe moyenne, c’est tout le champ de la pratique musicale qui va se déplacer en quelque sorte. Et la fin du siècle va voir s’élaborer un deuxième creuset où se fixera la pratique moderne du « chant choral », la nôtre (à tout le moins, celle qui survit avec nous…). Néanmoins, si l’on excepte la trop fameuse « Nuit de Rameau », adaptation par Laurent de Rillé, un autre de grands leader orphéonistes, du chœur des Prêtresses d’Hippolyte et Aricie, et réadaptée par Joseph Noyon pour la Manécanterie des Petits Chanteurs à la Croix de bois, l’Orphéon aura laissé peu de choses, sauf une pourtant, et considérable, la « chorale », comme forme de groupe social, « association vouée à la pratique du chant choral »1, comme l’écrit excellemment Kastner. Mais le destin de l’institution orphéonique aura ainsi fait apparaître le paradoxe aujourd’hui mieux connu auquel se heurte tout mouvement d’éducation populaire. Plaçant l’art comme valeur suprême et surtout suprapolitique, dans une perspective de négation des rapports dissymétriques de dominants à dominés, pratiquant la musique sous forme d’une activité sérieuse, grave, engageant la dignité de l’individu et du groupe, la mettant en œuvre comme un appareil régulateur des mœurs, mais en fait, impuissant à dépasser un niveau d’acculturation élémentaire et surtout à toucher aux structures même de la production artistique (et à fortiori de la production tout court, sauf à y préparer des agents dociles), l’Orphéon, en dépit ou à cause du dévouement de ses animateurs ne pouvait pas faire autre chose que promouvoir dans les masses une attitude L’usage du terme « chorale » employé substantivement est tardif, et il est permis de croire que la formation de ce vocable et son emploi progressif ne sont pas sans rapport avec la conscience que prend une communauté linguistique de la spécificité d’un objet. Les listes de sociétés orphéoniques (outre des noms glorieux d’Enfants de Lutèce, Carlovingiens, Bardes…) portent des appellations génériques comme Société chorale, Union chorale, Alliance chorale, plus rarement Cercle choral. Une deuxième étape voit apparaître l’emploi d’une appellation abrégée pour désigner un groupe concret localisé : la (Société) chorale de Montélimar, le (Cercle) choral de Belleville, avec hésitation entre le masculin et le féminin. Ainsi en 1859, on peut relever à Paris le choral de l’Odéon, le choral parisien, à Lille le choral Nadaud. Mais la même année, la chorale de Colmar, la chorale de Thann… Ce n’est que bien plus tard qu’on parlera d’une « chorale », comme on dit une « mutuelle ». 1
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de révérence sociale envers les œuvre de l’art hautement légitimes, dont ses balbutiements choraux n’étaient qu’un illusoire avant-goût, mais dont l’accès et la pratique restaient en définitive le privilège des classes cultivées. La « différence cultivée » des gestionnaires du goût et des bonnes mœurs en sortait valorisée et renforcée. Il sera intéressant de voir resurgir le projet d’art populaire avec les Fêtes du Peuple d’Albert Doyen et Georges Chennevière à partir de 1918, autour d’un groupe choral important. Georges Duhamel, leur ami et un peu leur philosophe, dans un esprit proche de Jaurès, essaie de se démarquer de la mentalité de patronage, du cléricalisme laïque ou ecclésiastique, en prônant la pratique de l’art comme chemin de liberté. (Duhamel, 1921)2. Mais c’est peut-être l’apparition d’une nouvelle classe moyenne, brassant paradoxalement d’anciens propriétaires appauvris et d’anciens « pauvres » devenus plus aisés, par suite de l’essor économique et industriel, qui va transformer profondément la mise, et procurer à une nouvelle idéologie chorale un public recruté cette fois dans la bourgeoisie et la petite bourgeoisie françaises. Depuis Choron et Fétis, et les « Concerts historiques » des années 1830, un courant s’est entretenu de pratique dévote de la musique « rétrospective », où l’exploration des mille et une formes des œuvres musicales du passé devenait une sorte d’aventure de l’esprit et du goût. De grands érudits, comme Coussemaker (1805-1876), qui fait revivre la musique médiévale, des esprits d’envergure, comme Joseph d’Ortigue, grand honnête homme parmi les musiciens, des pédagogues, comme Louis Niedermeyer (1802-1861) et son équipe, et beaucoup d’autres, vont créer le climat qui va rendre possible l’apparition du musicien et du mélomane modernes. Sans doute y a-t-il encore du snobisme et des pâmoisons exquises dans les salons du Prince de la Moskowa (1803-1857) où l’on fait entendre à la Société de musique vocale religieuse et classique, Palestrina (toujours lui), et aussi Clément Jannequin (fort expurgé, d’ailleurs, il faut le reconnaître). Mais chez Niedermeyer, Ecole de musique classique et religieuse, où le petit Fauré débarque de son Pamiers natal, on est austère, pur et dur (et certainement heureux, ce qui est une autre affaire…). Le contrepoint des vieilles maitrises y tient lieu de sport violent et d’hygiène générale. On y cultive dans la ferveur et la solidarité Bach, Palestrina (encore lui), le plain-chant et la note de passage… Les choses bougent aussi du côté de la musique d’église, au moins dans quelques cercles éclairés : restauration du plain-chant, et toute l’œuvre de restauration liturgique d’un catholicisme puritain, fervent, ombrageux, voire sectaire dont l’idéal se réalise au lieu « des plus beaux unissons jamais sortis d’un chœur », Solesmes. Et aussi, le « Folklore » ! Au moment où l’industrialisation, la vague d’urbanisation du Second Empire, les chemins de fer, les déplacements déjà importants de population rurale vers les villes, dissolvent irrémédiablement les genres de vie, les répertoires et les formes d’expression traditionnels, la France lettrée se passionne pour le « romancero populaire » ; le nationalisme de Vincent d’Indy et de ses amis fera le reste. On aimera savoir qu’à Lyon, en 1919, une chorale de jeunes ouvriers, affiliée aux « Fêtes du Peuple » est animée par un jeune chef de dix-huit ans, César Geoffray… 2
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Ainsi voit-on naître au cours des dernières années du xixe siècle, parallèlement aux Associations Symphoniques, aux Sociétés de Concerts « Populaires », des Sociétés chorales d’amateurs mixtes. Elles portent souvent le nom de Sainte Cécile, Cécilienne, Cécilia, comme celles de Rouen, d’Angers, Bordeaux, Le Havre, précédant d’une longueur les « Schola Cantorum », filiales de la « Rue St-Jacques », comme celles de Nantes ou de Montpellier. La mixité des sociétés chorales est devenue possible entre gens « d’une certaine éducation » et qui ne sont plus ces sauvages arrachés au Cabaret… À Paris, la Société Bach, de Gustave Bret, impressionne beaucoup. Dans les milieux les plus proches de l’Enseignement musical, Bourgault-Ducoudray, G. Pierné, établissent un dernier pont entre l’héritage scolaire et parascolaire de l’Orphéon et la nouvelle pratique musicale. Tel est bien le diagnostic établi par H. Maréchal, à la conclusion de sa Monographie universelle de l’Orphéon, en 1908 : Au moment où ces lignes sont écrites, la dernière évolution des Sociétés chorales semble se dessiner à l’horizon. Le concert marchant de pair avec le concours, le remplaçant peut-être. L’adjonction de voix de femmes et d’enfants créant de plus nombreuses sociétés à voix mixtes, aptes alors à l’interprétation de tant de chefs-d’œuvre […]. (Maréchal, 1908, p. 189.)
Et Maréchal cite un billet assez péremptoire de Bourgault-Ducoudray : « Ce n’est pas sur les orphéons qu’il fallait faire ton livre, mais sur les sociétés mixtes destinées à les remplacer » (Maréchal, 1908, p. 189). Toutefois, il n’est pas interdit de penser que le parrain (!) du « chant choral » moderne est bien C. Bordes (1863-1909). A la foi du style « catholique-et-français-toujours » et bohême impénitent, il est comme Choron un « excentrique » intuitif, prosélyte, libre visà-vis des pouvoirs publics et des appareil pesants de l’Education Nationale, ouvert à la modernité et homme de tradition. Il fonde le groupe, vite célèbre, des Chanteurs de SaintGervais, une revue, La Tribune de Saint-Gervais, qui unit de manière étonnante la meilleure musicologie de l’époque (Brenet, Borrel, Gastoué, Van der Borren, Parisot…), l’action stratégique (en particulier le renouvellement de la musique d’église) et l’assistance pratique (on publie du répertoire). Ses collections de partitions polyphoniques que viendront relayer les publications d’Henri Expert (l. 863-1952), sont encore pour une bonne partie le fond du répertoire polyphonique de bien des groupes chorals contemporains. Son « Madrigal à la musique » écrit en 1895, pour quatre voix mixtes a capella, sur une traduction, malheureusement médiocre, d’un sonnet de Shakespeare est par son thème, sa forme, sa sonorité chorale, son souci de tradition et de modernité (car Bordes voit bien l’écueil du cécilianisme auquel n’échappe pas la production londonienne de Gounod par exemple) le type même du chœur anti-orphéonique, et le modèle « exquis » que Debussy (dans un moment d’inadvertance ou de génie ?) dépassera infiniment (trois Chansons sur des poèmes de Charles d’Orléans, exécutées en public à Paris le Vendredi saint 1909). Et voici l’apparition d’un objet nouveau (même s’il a d’illustres précédents à la Renaissance), la chanson folklorique harmonisée, véritable mouton à cinq pattes de la pratique musicale. On l’arrangeait d’abord pour chant et piano, mais la voici « choralisée », corsetée, abstraite de ses conditions d’origine, chantée aseptiquement, phrasée comme un
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Fig. 2. Assemblée générale « À cœur Joie ». Metz, Palais des Sports, 1973 © D. Hameline.
choral, fruit du mariage incestueux de la tradition populaire et de l’écriture polyphonique… (mais quelquefois si charmante qu’on en oublie son père et sa mère). L’entre-deux guerres verra se développer le mouvement dont C. Bordes nous apparaissait comme le prototype : le répertoire ancien est exploré, le chant polyphonique liturgique trouve un théoricien de haut vol en Joseph Samson, J. Chailley anime la Psalette Notre-Dame, où revivent Pérotin, Adam de la Halle, Guillaume de Machaut. Les premiers disques de l’Anthologie sonore proposent des réalisations (qu’il faut entendre, ne serait-ce que pour mesurer le chemin parcouru…). C’est du côté du scoutisme que va se réveiller la fibre prosélyte du « chant choral pour le plus grand nombre ». Le cadre est extra-scolaire, entre sur le plein air, le retour à la nature, la discipline d’une vie collective et active où le jeu côtoie la vertu. L’Alauda, avec J. Chailley, groupe choral mixte de jeunes gens, montre une voie et un type de réalisation possible. Plus que Barrès et Maurras, le penseur de référence est Charles Péguy avec son national-socialisme ambigu, sa mystique médiévale, son sens du sacré. Le néochant choral naitra sur la Route, loin des villes, dans un climat d’utopie que la crise de 1940 vient exacerber. Le Père Doncœur, jésuite hors du commun, en exprime bien la « spiritualité ». Alors, César Geoffray… Ouvrages cités : J. Chailley, « Chorale (Musique) », Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia universalis France, 1968, vol. IV, p. 437-439. G. Duhamel, La musique libératrice, Paris, Cahiers des Fêtes du Peuple, 1921. G. Kastner, Les chants de la vie. Cycle choral […] précédé de recherches historiques et de considérations générales sur le chant en chœur pour voix d’hommes, Paris, Brandus et Cie, 1854.
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H. Maréchal, Monographie universelle de l’Orphéon, Paris, Delagrave, 1908. J. D’Ortigue, La musique à l’église, Paris, Didier et Cie, 1861. F. Raugel, « Chant chorale », Larousse de la Musique, Paris, Larousse, 1857, vol. 1, p. 180. J.-F. Vaudin, « Wilhem et Béranger », Almanach des Orphéons, 1ère année, 1863, p. 9-17. R. Wangermée, « Les premiers concerts historiques à Paris », Mélanges E. Closson, Bruxelles, Société belge de Musicologie, 1948, p. 185-196. Wilhem, Manuel musical à l’usage des lycées. […] Dixième édition. Préface de J.-J. Porchat, Paris, Pérrotin, 1858.
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Franz Liszt, Missa choralis C’est devenu le plus banal des lieux communs que de souligner dans la vie et l’œuvre de Franz Liszt (1811-1886), l’aspect contradictoire de ses attachements et de ses intérêts. Lui-même en était le premier conscient, passant de la plus extrême passion à la plus lucide et désertique distance ; et, lui-même, pour ses amis, et pour ses irréductibles ennemis, jamais vraiment là où on aurait pu l’attendre. Aussi fut-il (et ce l’est encore) très difficile pour le public des mélomanes, ou pour la plume des musicographes de recevoir (il ne s’agit pas bien sûr d’aimer) l’œuvre et l’existence de Liszt dans sa totalité : il y aurait le vrai Liszt, le musicien, et puis le Liszt fâcheux, dévoyé dans ses entreprises de cirque musical, au goût douteux, ou tristement entêté de musique d’église… Notre époque, à la faveur d’une meilleure connaissance du xixe siècle, et par la grâce de quelques grands exécutants, a rendu justice à la valeur des « transcriptions » et autres « Réminiscences », héritières de ces pots-pourris de salons où Steibelt avait précédé Herz, Bertini, Thalberg et autres athlètes du clavier, mais que Liszt transformait en une sorte d’exploration et d’exposition lucide et passionnée de ce que son siècle recelait de musique disponible. La musique religieuse de Liszt reste encore en grande partie à recevoir ; car à l’intérieur de ce domaine, aux frontières si mouvantes, l’extrême disparate des objets, des objectifs, des genres, des moyens employés est peut-être plus déroutant encore. Bien sûr, tout le monde admet que la préoccupation religieuse, la question de Dieu, de la prière, de l’arrachement contemplatif, furent chez Liszt un horizon permanent, avec de temps à autres, des crises décisives. On sait aussi que certaines grandes œuvres de piano appartiennent à. ce registre de l’expérience Lisztienne, comme ces Jeux d’eau de la Villa d’Este où l’apparente intention descriptive cache, en fait, une vision à la fois totalement extérieure et totalement intérieure, inspiré d’un passage de l’Évangile de Saint Jean. On a reconnu la puissance des grands Oratorios et de « Christus » en particulier dont Brahms se gaussait si fort. Mais que dire de la Messe de Gran, du Psaume XIII et des autres Psaumes, du Requiem,
In Franz Liszt. Missa choralis. Salve Regina. Ave verum, Georges Guillard (orgue), Ensemble vocal Stéphane Caillat, dir. Stéphane Caillat, Private Press, 1983. *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 527-529 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119032
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et aussi de ce qu’il faut bien appeler suivant une expression du temps, la « petite musique d’église » ? Le terme ne risque d’évoquer chez le mélomane distingué que l’état calamiteux quasi chronique du genre, et le fait s’étonner quand il apprend que l’immense Liszt ait pu s’intéresser avec un certain feu à ce domaine si peu reluisant de la création musicale ; et d’invoquer comme excuses, ou à tout le moins comme circonstances atténuantes, la sénilité du vieil homme, sa soumission au Saint-Siège, sa faiblesse envers l’un ou l’autre solliciteur… L’histoire est bien différente, et si par la force des choses la production de musique pour l’église dans la période du séjour à Weimar est assez sporadique, l’intérêt de Liszt pour la musique d’église, et même pour la partie la plus modeste (parce qu’usuelle) de ce répertoire est dans sa vie une affaire déjà ancienne. Et, à la différence de beaucoup de musiciens de formation sérieuse dont les Tantum ergo et les O salutaris n’attestent qu’une facture honnête et beaucoup d’ennui, Liszt va inscrire ses projets de musique d’église dans une perspective beaucoup plus large, celle d’une véritable « régénération » sociale et religieuse du catholicisme. En effet, sa fréquentation de Lamennais et de quelques-uns de ses amis, dont Joseph d’Ortigue, toute proche de ses contacts avec des Saint-Simoniens comme Enfantin, Félicien David, Nourrit ou avec des militants de la culture musicale du peuple, tels que l’abbé Mainzer, sans parler de personnalités comme Pierre Leroux ou Georges Sand, lui fait percevoir, au tournant des années 1830-1840, toute la portée « sociale » (on disait aussi « humanitaire ») d’une rénovation des moyens d’expression pour former la conscience d’un peuple. D’Ortigue, Montalembert, Rio, appliqueront cette intuition à la réforme du chant d’église et de l’art sacré. Le futur Dom Guéranger qui lui aussi fréquentera les cercles mennaisiens y puisera l’idée d’une rénovation liturgique et monastique. C’est alors que Liszt écrit sur le sujet en 1834 un article tout vibrant dans la Gazette Musicale. Au delà du public qui fait de lui l’artiste le plus fêté du monde, il aperçoit « le peuple de Dieu » au sein duquel l’artiste musicien est appelé à être tantôt le Chantre et le Rhapsode prophétique, tantôt l’artisan probe et appliqué qui fournit à ses frères la musique de leurs chants de tous les jours. Mais cette « régénération », comme on disait alors à longueur de colonnes, restait aussi difficile à concevoir qu’à réaliser dans les faits. Car l’heure est à l’hypocrisie routinière, à la médiocrité mondaine, ou comme ce sera surtout le cas du Mouvement cécilien allemand de Ratisbonne, à la méthodique imitation des modèles palestriniens. C’est précisément tout cela que Liszt refuse. Comme d’Ortigue, dont il lira et conservera le Dictionnaire de plain-chant et de musique d’église, il pense que la musique d’église se régénèrera à partir du plain-chant ; pas le plain-chant tel que le restaureront Dom Pothier et les fils de Dom Guéranger à Solesmes, à la fin du siècle, auquel plus tard Liszt se ralliera, mais le plain-chant plus égal et plus droit des éditions de Lambillotte ; celui surtout des Hymnes, des Proses, des Chants de l’Ordinaire, (le Credo,dont celui du Premier Ton de Dumont, et le Pater Noster), de quelques belles Antiennes de l’Office dont Liszt ne se lasse pas et qui jalonnent tant de ses œuvres vocales ou même symphoniques. Comme d’Ortigue et Niedermeyer il met « aux cimes de l’art catholique » Palestrina, Lassus et… Bach. Mais en prenant garde de ne jamais les imiter servilement. À cet esprit il joint aussi quelque 528
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chose du « caractère hongrois mêlé au caractère ecclésiastique », sur une trame harmonique totalement déliée des formes de prégnance tonale issue de Haydn ou de Mozart. Le résultat est une musique sérieuse, quelquefois même besogneuse, jamais écrite d’une plume molle ou légère, et en cela aussi peu italienne que possible, mais également débarrassée de tous les risques de convention, sinon de lourdeur qu’apporte souvent une écriture inspirée du choral et marquée par la tyrannie de la note de passage ; musique étrangement (et scandaleusement) libre pour qui connait un peu le répertoire des Messes en musique et des Saluts du Saint-Sacrement au temps d’Offenbach ou d’Ambroise Thomas. Par ses dimensions et par les moyens d’expression qu’elle met en œuvre, la Missa choralis se situe à mi-chemin entre les Messes monumentales où le dramatisme et le romantisme très berliozien des Oratorios se réintroduit dans les textes de l’Ordinaire, et les courts Motets de quelques lignes, dont quelques-uns sont de purs joyaux de concision et de ferveur. Contemporaine des très grands chefs d’œuvre que sont la Légende de SainteÉlizabeth, les Deux légendes pour piano, l’oratorio Christus, Liszt compose cette messe à Rome pour le dix-huitième centenaire du Siège Pontifical. Le fait, selon E. Haraszti, est à mettre en rapport avec l’espoir très concret que Liszt, à cette époque de son entrée dans l’état ecclésiastique, nourrit de jouer un rôle quelque peu officiel dans la réforme du chant d’église. Le titre même de l’œuvre et l’utilisation de thèmes empruntés au plain-chant disent son orientation « cécilienne ». Mais à y regarder de près, l’œuvre est aussi peu cécilienne que possible : contrastes incessants, dramatisme, emphase presque « quarante-huitarde », rejet de tout contrepoint vocal routinier, procédés de répétitions, d’insistance, prosodie passant de l’homophonie à de subtils effets hétérophoniques, discontinuité de l’accompagnement instrumental, et surtout une écriture harmonique à la fois archaïque et neuve, finalement aussi éloignée de Bach que de Palestrina, où l’absence de contrainte interne fonde un temps musical dépourvu de toute obsessionnalité. La musique d’église de Liszt – et, sans doute, faut-il le regretter – n’a eu que peu d’influence sur la pratique effective du culte catholique. La Schola de Bordes et de d’Indy, sur des positions théoriques très proches, proposera d’autres voies, et avec la réforme grégorienne, le retour à des répertoires anciens et confirmés l’emportera largement sur la création, la novation, et la recherche. Vers 1930, l’abbé Brun, dans un recueil de Motets qui se voulait novateur, et qui effectivement l’était, publie un O salutaris de Liszt à deux voix et orgue : simple, déroutant, totalement abstinent de la moindre réminiscence, sorte d’épure comme Matisse en dessinait à la fin de sa vie. À cinquante ans de distance, c’est toutefois la seule pièce de ce recueil, qui, véritablement, fascine encore.
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Le son de l’histoire. Chant et musique dans la restauration catholique (xixe siècle) « Ce qui nous perd aujourd’hui c’est l’ignorance de ce passé sans lequel, pourtant, on espérerait en vain comprendre et terminer les questions présentes. » Dom Prosper guéranger
La musique d’église dans le xixe siècle La traversée du xixe siècle a été déterminante pour la constitution des formes modernes de la pratique musicale à l’église. À ce titre, il faut se persuader que la connaissance historique du xixe siècle n’est pas seulement l’approche pittoresque d’une époque « révolue », mais la saisie d’un grand nombre de processus actuellement en cours, sans parler de l’héritage encore massif qui se maintient sous forme d’habitus culturels, de conduites de perceptions, de coutumes langagières, de divisions du travail intellectuel. Cette nécessité d’un véritable déchiffrement du xixe siècle pour comprendre les processus dans lesquels nous sommes pris aujourd’hui est un sujet d’insistance de la part d’un certain nombre d’historiens, que ce soit dans le domaine littéraire, dans le champ politique ou comme prolégomène à toute tentative « d’introduction au devenir du catholicisme actuel ». Comme l’écrit Pierre Barberis : Il y a tout un travail de déchiffrage scientifique qui est fait pour des périodes assez anciennes, mais il demeure relativement peu satisfaisant pour le xixe siècle, par exemple. S’il y a résistance, blocage, si les efforts n’ont pas été réellement faits pour décoder la réalité historique du xixe siècle, c’est peut-être en raison de la profonde ressemblance, de la profonde continuité entre ce xixe siècle et notre époque. Posé en termes clairs, le problème des rapports entre les soubresauts, les crises économiques du xixe siècle et l’évolution culturelle du xixe siècle, conduirait à une réflexion non seulement sur le xixe siècle, mais sur les problèmes
In La Maison-Dieu, 131 (1977), p. 5-47. [Cet article était paru sous le titre : « Le son de l’Histoire. Chant et musique dans la restauration catholique », exemple d’un certain maniérisme littéraire qui sévissait à cette époque (1977), et qui valut à cet article de passer pratiquement inaperçu dans les milieux musicologiques.] *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 531-561 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119033
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immédiatement contemporains. Ce n’est pas un hasard si l’histoire de la Restauration n’est pas réellement faite. C’est une époque profondément négligée1.
Le xixe siècle est caractérisé par un profond réaménagement de l’espace culturel, « culture » étant pris ici au sens stratégique du mot, c’est-à-dire la lutte pour l’établissement et le contrôle du système cognitif et des mœurs. Nous n’en signalerons que quelques traits qui pourront expliquer comment la pratique de la musique à l’Église à la fois conserve ses caractères et ses contradictions permanentes, mais se voit entraînée dans un jeu social où de nouveaux acteurs et de nouvelles conditions de fonctionnement, lui imposent la recherche de dispositions nouvelles, l’obligeant à redéfinir ses critères internes et externes, de « dignité », de « convenance ». Musique sous tutelle scolaire Le phénomène le plus important est sans doute la généralisation d’un modèle de culture prescrite fondé sur l’institution scolaire, à vocation universelle et « nationale », et fortement hiérarchisée. Tout au long du siècle, l’instruction va se répandre pénétrant, bien sûr, de manière très variable les différentes régions du pays, selon l’avancée des chemins de fer, les courants d’industrialisation, les aménagements urbains. Mais ce n’est pas tant cet aspect d’extension quantitative qui est visé que l’aspect ici proprement structurel, tenant au modèle nouveau qu’il introduit d’engendrement et de régulation culturels. Avec l’École, la police ou la civilité des moyens d’expression (langue « française », orthographe, et pour ce qui nous regarde, règles du bien-chanter-en-chœur…) deviennent affaire d’état : ses règles sont laïques, sa morale officiellement pudibonde, elle tend à niveler les usages et à réduire les particularités. Par contraste (on devrait mieux dire : dialectiquement) se constitue le champ du « vulgaire », différent de ce qui, hier, était simplement « barbare ». Le « populaire » se scinde en deux catégories de valeur, d’un côté le populacier, trivial, rustre, malappris, parlantmal et chantant laid ; de l’autre, ce qui tient du « Peuple », au sens noble du mot (si l’on peut dire), c’est-à-dire ce qui est en passe de devenir « folklorique », si ce mot indique bien
1 « Écrire, pour quoi ? pour qui ? » Dialogues de France-Culture, renoble : Presses Universitaires de Grenoble, 1974, p. 52. Au milieu d’une littérature abondante, on pourra lire en priorité Émile Poulat, Église contre Bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, Paris, Casterman, 1977. D’autres historiens, comme Bernard Plongeron, insistent à bon droit sur le caractère exemplaire des tensions qui agitent la société religieuse française dans les trente dernières années du xviiie siècle ; cf. « L’aveu, une lecture historique », Autrement (2), 1975, p. 48-59, et La vie quotidienne du clergé français au xviiie siècle. Paris, Hachette, 1974 ; également : Civilisation chrétienne – Approche historique d’une idéologie – xviiie-xixe siècles, éds J.-R. Derré, J. Gadille, X. de Montclos, B. Plongeron, Paris, Beauchesne (« E. N. E. A. »), 1975 ; Pierre Thibault, Savoir et Pouvoir. Philosophie thomiste et politique cléricale au xixe siècle, Québec, Presses de l’Université Laval, 1972.
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l’inscription, forcément censurante, des cultures orales et coutumières dans l’encyclopédie lettrée, moyennant la disparition même de leurs traits d’oralité et de coutume2. L’École (qu’elle soit de Belles-Lettres ou de Musique), et le type de régulation culturelle qu’elle fonde, tendent à favoriser en matière de culture des positions centristes, par généralisation de modèles moyens, valant par l’évitement des écarts, la correction dans l’application des règles, la production d’un plaisir pouvant avoir son lieu dans l’École même (c’est-à-dire scolairement bien-séant) – les « poésies » des manuels scolaires, tant chrétiens que laïques, peuvent en donner une idée. Correction Ces traits marqueront particulièrement l’enseignement musical, et l’effort d’instruction populaire par le chant commun dans la pratique des Orphéons et dans les Écoles de la Ville de Paris. Dans un article publié il y a quelques années3, nous avions essayé de montrer comment la pratique chorale orphéonique, appliquant à des masses populaires, surtout urbaines, les règles du bien-chanter-en-chœur issues des expériences d’Alexandre Choron avait opposé avec force un modèle convenable, juste, propre, du chant aux pratiques vocales « vulgaires » des cabarets, des goguettes, des lutrins, et aux pratiques maniérées et immodestes du salon mondain. Elle créait par là, pour l’ouvrier et le petit employé, une honnête récréation, mais en aboutissant, en fait, à leur faire intérioriser juste ce qu’il fallait (et pas plus qu’il ne fallait) de « culture musicale » pour apprécier à sa juste valeur les prestiges inaccessibles de la culture dominante : inculcation d’un habitus de révérence sociale envers les œuvres, et peut-être plus encore envers les règles de l’art hautement légitime, dont l’accès et la pratique restaient en définitive le privilège des classes cultivées. Ce type de régulation s’appliquera très largement à la musique d’Église, celle du moins qui apparaît dans les catalogues des Editeurs et croîtra en même temps que s’étendra la culture lettrée. Primat de l’écriture L’écart est désormais consommé entre une pratique « coutumière » et/ou intégrée de la musique, à l’Église comme dans la vie sociale, et sa pratique « légitime », marquée par la correction de type scolaire. Ce primat de « l’écriture distinguée « deviendra, beaucoup plus que la coutume, beaucoup plus que la fonctionnalité liturgique (apanage, nous le verrons, On lira sur ce sujet la contribution « auto-biographique » de Michel Scouarnec, dans la même livraison de La Maison-Dieu, 131, (1977) « Un itinéraire musical » p. 49-62, montrant la censure exercée sur les pratiques linguistiques et musicales « traditionnelles » et coutumières, dans l’éducation d’un jeune clerc en Bretagne à une époque encore proche et qui, sur ce point, ne se différenciait pas de celle de l’instituteur à l’École Normale. Sur la constitution de la « science folklorique » et ses problèmes de catégorisation, voir dans ce même numéro de LMD : Jacques Cheyronnaud, « Variations sur le thème “chant religieux populaire” », p. 121-157. 3 Jean-Yves Hameline, « Que le chant choral ne date que d’hier », Chant Choral, 1 (1973), p. 3-12. Reproduit dans cet ouvrage p. 517-526. [Sur ce sujet, on aime signaler la publication entre temps de : Philippe Gumplowicz, Les travaux d’Orphée, 150 ans de vie musicale amateur en France, Harmonies, Chorales, Fanfares, Paris, Aubier (Coll.Historique), 1987.] 2
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des « intransigeants »), le critère de légitimité, d’acceptabilité que le modèle bourgeois de la culture tendra à imposer à l’Église, la faisant ainsi rendre hommage au système de production dominant, et la privant de fait de toute possibilité de décision concernant les critères de bienséance. Hommage qui lui fait ouvrir toutes grandes ses portes à l’académisme et à la prolifération d’O Salutaris et de Tantum-Ergo-en-si-bémol dûs à d’honnêtes faiseurs4, formés pour la plupart dans les Conservatoires et dont les noms, s’ils n’apparaissent pas dans les Histoires de la Musique, peuplent les catalogues de Regnier-Canaux, Choudens, Heugel, Durand ou Alphonse-Leduc. Car le primat de « l’écriture » est tel qu’il constitue le laisser-passer qui favorise l’entrée à l’Église des formes musicales les plus enseignées, ou les plus pratiquées par les musiciens, et les plus à la portée des compositeurs des second et troisième rangs (dont la seule défense est de produire des œuvres « écrites » et agréables). Mais c’est à cause de ce même primat que la parade des rigoristes ne pourra être, elle aussi, que d’écriture : style sévère, grave, ancien, alla Palestrina, fugato, musique « sérieuse », porte ouverte vers l’académisme, voire le cécilianisme. Art moyen ou art minable ? Ainsi, le répertoire de la Musique d’Église, comparable en cela aux répertoires des Écoles, des Orphéons, des Sociétés de Musique, des suppléments musicaux de périodiques à grand tirage, se présentera le plus souvent comme un répertoire asservi, comme un art moyen5, condamné à la médiocrité moins par manque de goût ou d’invention que par position dans le champ social de la distribution de la culture : cet étage n’ayant pas d’autre fonction dans la distribution (tout en pouvant, par ailleurs, assurer un convenable service et ne pas toujours manquer d’agrément) que de consacrer les valeurs reçues auxquelles, précisément, il n’atteint pas mais dont il confirme le code de production (écriture) et le code de perception (« écouter-de-la-musique »). On comprend alors qu’il n’y ait paradoxe qu’apparent à ce que, du côté des praticiens supérieurs, (ou s’estimant tels), touchant de près soit aux sphères de l’Avant-garde, soit aux sphères de la musique confirmée, le mépris soit facile pour cet art de seconde zone. Dois-je parler de la musique religieuse, et avons-nous bien en France des compositeurs pour ce genre de musique ?, se demande Oscar Comettant, en 1862. Le catalogue des éditeurs dit oui, mais ma conscience dit non. Si jamais la spéculation prit la place de l’art, c’est surtout en matière de composition religieuse. On ne saurait rien imaginer de plus plat, de plus banal et de plus niais que ces milliers de petits motets et de petites messes écrits pour de petites chapelles, par de petits compositeurs pour de petites voix avec accompagnement de petites orgues. En vérité, il faut que la bonté du Créateur soit infinie pour qu’il accepte sans courroux
4 Joseph d’Ortigue parle, à leur propos, des « triomphateurs des Saluts et des Mois de Marie », Joseph d’ortigue, La Musique à l’Église, Paris, Didier, 1861, p. 318. 5 On fait allusion ici aux travaux de Pierre Bourdieu, en particulier Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965 ; L’Amour de l’art, les musées d’art européen et leur public, Paris, Minuit, 1969.
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ce tas de petits hommages à deux sous la page. Ne vaudrait-il pas beaucoup mieux se taire que de chanter ainsi6 ?
L’art de masse et l’art pour les artistes En faisant allusion au passage à l’art d’« Avant-garde », nous touchons un autre trait qui, par rapport aux époques antérieures, modifie assez sensiblement le statut de la production culturelle. L’art musical des plus grands créateurs (le dernier Mozart, Beethoven, bien sûr, mais également Berlioz, Liszt, Wagner…) apparaît de plus en plus comme un art de rupture, engageant avec les codes établis des batailles sans merci. Le cas de Berlioz est exemplaire : irréductible briseur de codes, recherchant désespérément les honneurs (et les subsides) d’une Société qui finalement l’honore, mais le joue peu et l’entend mal. Robert Wangermée signale comme un des faits majeurs de l’histoire des pratiques musicales au xixe siècle l’apparition d’un, art de masse sous la forme de l’Opéra bourgeois, vulgarisant, avec Scribe, des sous-produits de la mythologie romantique dont va se contredistinguer la musique « pure », art soumis à d’autres règles et destiné à un autre public. […] le grand opéra du xixe siècle a été une manifestation particulièrement significative de cette scission de l’art en deux parts qui s’est marquée au moment même où la démocratie tendait à s’affirmer à travers toute la société. D’une part, un art de masse qui, en visant à donner des satisfactions esthétiques au plus grand nombre, se « commercialisait », acceptait de se dévaluer ; en face, un art qui se refusait à séduire, qui méprisait les concessions, qui ne voulait plus tenir compte des goûts et des vœux du public, un « art pour les artistes ». C’est dans la société industrielle d’aujourd’hui qu’on a pris clairement conscience de la dualité de l’art. Les intellectuels et les artistes eux-mêmes n’attachent d’importance qu’à un art qu’on peut appeler de « haute culture » ; ils méprisent l’art de masse. En fait, cette rupture a commencé à se marquer au début du siècle dernier. En musique, elle s’est manifestée par une opposition entre une « musique légère », fabriquée pour plaire au plus grand nombre, et une « musique sérieuse », une « grande musique » qui délibérément ne prétendait s’adresser qu’à une élite, à ceux qui faisaient l’effort de s’initier à son langage7.
Ainsi se constitue, en marge de la bourgeoisie, et surtout de la moyenne bourgeoisie en voie d’accroissement, une « classe pensante » de littérateurs et d’artistes qui se détache du reste de la société instruite et, tout à la fois, inquiète et fascine. Les « catholiques de rupture », autour de Lamennais par exemple, se trouveront souvent conduits à côtoyer, réellement ou idéologiquement, ces milieux actifs8. Joseph d’Ortigue, artisan convaincu et théoricien Oscar Comettant, Musique et Musiciens, Paris, Pagnerre, 1862, p. 44. Robert WangermÉe, « Introduction à une sociologie de l’Opéra », Critique Sociologique et critique psychanalytique, Bruxelles, Éditions de l’Institut de Sociologie, Université Libre de Bruxelles, 1970, p. 65. 8 C’est sous la protection de Victor Hugo que Montalembert place, en 1833, ses efforts en faveur d’une cause dont le poète s’est fait le champion : la sauvegarde de « notre art national, de nos monuments historiques, des sublimes débris de notre passé ». Charles Forbes de Montalembert, Du Vandalisme et du Catholicisme dans l’art, Paris, Débécourt, 1839, p. 1. On pensera aussi aux échanges intenses entre Liszt, George Sand, et Lamennais. Cf. Thérèse Marix-Spire, Les Romantiques et la musique. Le cas George Sand, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1954. 6 7
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profond de la réforme du chant liturgique, ami et confident de Berlioz, représente ce type de catholique acquis aux arts contemporains, mais, au nom même de ce choix, soucieux de l’intégrité la plus rigoureuse de l’art chrétien. L’impossible tâche de la musique d’église La musique d’église, aux prises avec la définition de ses convenances, se trouve donc affrontée à ses vieux démons, mais comme dans l’évangile, ils sont partis chercher du renfort dans la campagne ! Aussi la tâche apparaît-elle comme difficile, et la marge de manœuvre bien étroite : comment accomplir les fonctions sacrées, retenir le peuple à l’église (plaire, en un mot)9, émouvoir, sans, d’une part, tomber dans la profanité, la frivolité, la lascivité menaçantes en tout acte musical et, d’autre part, sans encourir la raillerie et le mépris des classes populaires envers la préciosité et les « belles manières », le mépris des gens instruits envers la vulgarité et l’incorrection, le mépris des artistes avancés envers la banalité ou l’académisme, sans oublier la hantise de la catholicité française des années 1830 vis-à-vis du mépris et des sarcasmes des « impies », des « ennemis » de Dieu, et en général des héritiers des Lumières ? Cette matrice des mépris éventuels et à éviter (mais comment ? c’est toute la question !) compose une petite sociologie portative de la musique d’église qui n’a sans doute pas aujourd’hui perdu son intérêt, tant la structuration du champ de la culture est marquée par la forme qu’il prend dans la France du xixe siècle. On en jugera par les questions soulevées au Congrès « Musiques et Célébrations » de l’Union fédérale française de musique sacrée, en juillet 1977, et dans les comptes rendus auxquels il a donné lieu, touchant la « respectabilité » de la musique d’Église10.
La musique d’église et la « question catholique » Mais la question posée à la musique d’Église par les conditions qui lui sont faites dans la société du xixe siècle (et partant, la nôtre), est sans doute encore d’une autre ampleur et, religieusement parlant, plus radicale. C’est, dépassant et intégrant la musique, la question même de l’existence (ou non) d’un art catholique, et dépassant et intégrant la question de l’art, 9 Cet argument, qui nous étonne, est fréquent dans les documents épiscopaux et dans les écrits traitant de la musique à l’église. Ainsi, Mgr Parisis écrit et en 1846 : « Par l’effet inévitable de cette horrible exécution des chants sacrés, ils deviennent d’abord tout à fait inutiles puisqu’ils n’atteignent nullement leur but qui est d’attirer à l’Église et de favoriser la prière, et de plus, ils finissent par être positivement et directement nuisibles à la Religion, d’abord par le dégoût qu’ils inspirent plus ou moins pour les Saints Offices à ceux qui ne s’en rendent pas bien compte ; ensuite par les censures amères et les dérisions cruelles qu’ils provoquent, et justifient dans un sens, de la part des ennemis de Dieu ». Instruction pastorale sur le chant de l’Église, Paris, Lecoffre, 2e éd., 1854, p. 10. 10 Voir dans le même numéro de La Maison-Dieu, 131 (1977), p. 159-199 l’article de Daniel Hameline, « Idéologies et pratiques de la musique liturgique. Le Congrès de l’U. F. F. M. S. ». Voir également Jacques Lonchamp, Le Monde, 5 juillet 1977 ; Nicole Berthet, Communautés et liturgie, 5 (1977), p. 442-449 ; Jo Akepsimas, Michel Scouarnec, Gaëtan de Courrèges, Signes d’Aujourd’hui, 13-14 (1977), p. 7-11.
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la question de ce que Dom Guéranger désigne comme la « forme sociale de la Religion »11, liée en définitive au statut culturel et politique que l’Église cherche à se constituer dans la société moderne. 1830, ou « Dieu et la liberté » Le « mouvement liturgique » (l’expression est « d’époque »)12 désigne d’abord le retour à la liturgie romaine dans les diocèses français, puis l’intérêt croissant qu’un groupe, d’abord restreint puis de plus en plus influent de prêtres et de fidèles « catholiques », attache à la chose liturgique, au domaine des arts sacrés, à la participation des fidèles13, dans un esprit de rénovation et de restauration sociales. Le mouvement est inséparable de ce qu’il est convenu d’appeler, dans les années 1830, la « question catholique »14, au sujet de laquelle s’illustrent Lamennais et ses disciples, et qui commandera la distribution des positions et l’établissement des stratégies ecclésiastiques d’un concile du Vatican à l’autre, comme le montre E. Poulat dans l’ouvrage que nous avons cité15. La problématique lamenaisienne est tout à fait présente dans un des écrits de jeunesse de Dom Guéranger, paru sans nom d’auteur, traitant de l’élection et de la nomination des évêques16. Guéranger esquisse une histoire des états successifs qui affectent le rapport entre l’Église et la Société17. Trois états de la société, dans l’espoir d’un quatrième Le premier état, réalisé au moyen âge, est celui de la « Société chrétienne », fondée tout entière sur l’ordre religieux, dont l’Église est l’âme, et la Société civile, le corps. Le prince chrétien, s’il est fidèle à ses devoirs, comme le fut Charlemagne, est « ministre de Dieu Prosper Guéranger, « Lettre à Mgr l’Archevêque de Rheims », Inst. lit.,, 2e éd., t. iii, Paris, Victor Palmé, 1883, p. 453-590 et passim. Cette partie de notre travail a fait l’objet d’une communication à l’Association Française de Sociologie Religieuse, en novembre 1975. L’Auteur remercie J. Sutter de son compte rendu réalisé à partir de l’enregistrement sonore. 12 Voir, par exemple, la manière dont un contemporain acquis au dit « mouvement » en fait une description rapide : L’abbé Esprit-Gustave Jouve, Du mouvement liturgique en France durant le xixe siècle, Paris, Blériot, 1860, p. 7-14. 13 « Espérons que le mouvement liturgique qui s’étend et se propage réveillera aussi chez les fidèles le sens de l’Office divin ; que leur assistance à l’église deviendra plus intelligente, et que le temps approche où, pénétrés de l’esprit de la liturgie, ils sentiront le besoin de s’associer aux chants sacrés », Inst. lit., 2e éd., t. iii, p. 167. 14 Prosper Guéranger, Défense des Institutions Liturgiques, Paris, Sagnier et Bray/ Le Mans, Fleuriot, 1844, p. vii-ix. 15 Émile Poulat, Église contre Bourgeoisie…op. cit. Nous renvoyons à cet ouvrage et aux autres publications du même auteur pour la description de la position et du mouvement « intransigeant ». 16 Prosper Guéranger, De l’élection et de la nomination des Évéques, Paris, Librairie Catholique, Éditions Bricon, 1831. Réédition dans Mélanges de liturgie, d’Histoire et de Théologie, Solesmes, Impr. St-Pierre, 1887, p. 139-345. Cf. Antoine Des Mazis, « La vocation bénédictine de Dom Guéranger. Milieu et influences », Revue Bénédictine, 1-2 (1973), p. 119-180 ; Ernest Sevrin, Dom Guéranger et Lamennais, Paris, Vrin, 1933 ; Jean-René Derré, Lamennais et ses amis dans le mouvement des idées à l’époque romantique, Paris, Klincksieck, 1962. 17 P. Guéranger, De l’élection…, chap. xv, p. 237-241. 11
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pour le bien du monde et emploie tous ses soins à assurer l’indépendance et la dignité de l’Église »18, laquelle exerce sa souveraine influence par la foi qu’on a en elle, et qui, en cet âge, est incontestée. Le second état est caractérisé par la « sécularisation » que proclame pour elle la société moderne, et qui se confond avec le temps et l’esprit de la Réforme. Le prince chrétien y devient le potentat abusif d’une Église asservie et soumise. « Attachés à l’Église par le fond de leurs entrailles, les rois croyaient la protéger, et ils l’asservissaient faute d’avoir compris que du moment où la puissance spirituelle a cessé d’être la raison première d’une société, elle ne peut rester l’alliée du pouvoir sans compromettre sa propre liberté19. » L’image même de cet asservissement, que Montalembert lira dans l’architecture et la décoration imposées par Louis XIV et ses évêques serviles, apparaît dans la position honnie de l’Église gallicane. La troisième étape est celle d’une société qui a profondément « renié Dieu » dans son être social et politique. L’alliance de l’Église et d’une telle société n’a plus aucun sens. Les croyances se replient sur le monde individuel. L’Église ne peut y naviguer que comme une Arche libératrice, gardant « les espérances du genre humain »20. Car la quatrième étape ne pourrait être qu’un retour au modèle théocratique, cette fois universel, dans lequel le Pape, « lorsque le jour sera venu où la profonde misère des peuples l’appellera à son secours »21, jouerait le rôle d’un gardien suprême des libertés et de la foi, se donnant pour tâche l’« omnia instaurare in Christo » par lequel Pie X définira sa tâche de Pape « intransigeant ». La recomposition du « sanctuaire » La liturgie, et tout ce qui touche aux « formes de la Religion », et principalement à ses formes sociales, sera directement intéressée dans ce passage de la troisième à la quatrième étape qui définira la « Restauration catholique ». Car de cette Église libre, la liturgie serait le cœur et, à la fois métaphoriquement et métonymiquement, le « Sanctuaire »22. La comparaison de l’Arche est ici importante, et tout ce qui s’exprimera à cette époque en termes de rupture, de différence, de retranchement. Car cette contre-société intransigeante doit se constituer une sacralité sociale interne : et d’abord un corps de formes et de langage, inconfusible avec celui du monde, fondé en nature et en tradition, condition même, dans l’esprit de la philosophie linguistique de De Bonald, de toute socialité. Le « sanctuaire », dont le monastère, espace de liberté et de vie catholique intégrale, est aussi une des répliques, est soumis à un réinvestissement radical. Il n’est plus seulement le lieu Ibid., p. 104. Ibid., p. 239. 20 Ibid., p. 241. 21 Ibid., p. 281. 22 « L’autorité de César expire aux portes du sanctuaire ; libre à jamais dans l’enceinte de ses temples, l’Église se fait gloire de la méconnaître », ibid., p. 54. Il resterait, bien sûr, à examiner, au sein de la topographie « intransigeante », la place que tient le « Mouvement liturgique », en particulier dans ses rapports ambigus à la sphère proprement politique. 18 19
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où pouvait se déployer fastueusement l’équipage du Roi du Ciel, mais l’enclos séparé où s’accomplit le mystère, où l’Église communique avec sa propre nature, se constitue dans son être sacerdotal et hiérarchique, fait l’expérience d’une « poétique » des choses divines. La liturgie, « langue » de l’Église Dans cette perspective « intransigeante », l’hétéronomie du sanctuaire et de la liturgie est poussée à son maximum23. Il faut prendre dans toute sa portée conceptuelle (et non seulement métaphorique) l’affirmation du jeune Guéranger, dans les articles qu’il donne au Mémorial Catholique en 1830, que « la liturgie est la langue de l’Église »24. La perspective est ici bonaldienne, la langue n’est pas seulement un outil pragmatique, mais le principe même qui organise pour une société donnée le système des idées et des connaissances : Gardienne fidèle et perpétuelle du dépôt sacré des vérités fondamentales de l’ordre social, la société, considérée en général, en donne communication à tous ses enfants à mesure qu’ils entrent dans la grande famille. Elle leur en dévoile le secret par la langue qu’elle leur enseigne ; et, chose admirable ! c’est toujours aux plus simples et aux moins instruits, aux mères, aux nourrices, aux compagnons de nos jeux et de notre enfance qu’elle confie les premières fonctions de cet enseignement… Ainsi la connaissance des vérités sociales, objet des idées générales, se trouve dans la société et nous est donnée par la société25.
Par un dépassement audacieux, mais significatif, Guéranger applique à la liturgie même ce que Bonald disait de la médiation socio-linguistique, bloquant dans la liturgie l’ordre de la plus haute dogmatique et du sentiment le plus catholique26. Cette langue ne peut être que d’origine divine, donnée à l’homme par Autre que l’homme. Tout changement dans son ordonnance ne peut être que corruption, altération. « L’Antiquité doit être un de ses caractères essentiels »27. Ainsi la liturgie est-elle la condition d’un remodelage interne d’une véritable société chrétienne recentrée cette fois sur elle-même au prix d’un effort impressionnant pour se reconstituer un être d’expression, un corps parlant 23 Cf. le reproche que Guéranger fait au P. Papenbrock dans l’affaire des Rites chinois, de « perdre de vue la distinction capitale entre la chaire et l’autel » – cœur de l’argumentation guérangerienne en faveur des langues liturgiques, Inst. lit., 2e éd., t. iii, p. 136. 24 Mélanges de Liturgie, d’histoire et de théologie, Solesmes, 1887, p. 7. Id., p. 5 : « …le culte est le corps de la Religion ; par la même raison la liturgie en est l’expression, le langage ; donc, point de connaissance parfaite de l’Église sans celle de la Liturgie. En vain, connaîtrez-vous un peuple dans ses principales habitudes, son génie, sa pensée ne se dévoileront tout à fait à vous que lorsque vous aurez pénétré les mystères de son langage ». 25 Louis de Bonald, Recherches philosophiques sur les premiers objets des connaissances morales, Paris, A. Le Clère, 1818, t. i, p. 103. « La parole est pour nous comme la vie, dont nous jouissons sans connaître ce qu’elle est et sans réfléchir à ce qui l’entretient. Et cependant, l’être, la société, le temps, l’univers, tout entre dans cette magnifique composition », id., p. 139. 26 Bonald, en effet, place le culte et éminemment l’action sacrificielle au nombre des actions publiques par lesquelles les sociétés ont toujours manifesté le « sentiment de la divinité », car la société, « qui n’a rien à craindre ou espérer de l’homme, ne peut déguiser ses sentiments ; et chez elle les actions publiques sont l’expression certaine d’un sentiment général, comme le langage universel est l’expression infaillible des idées communes ». L. de Bonald, Recherches Philosophiques…op. cit., t. ii, p. 35. 27 P. Guéranger, Mélanges de Liturgie…op. cit.., p. 7.
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et célébrant, un espace de pensée et de culture proprement et exclusivement catholique, promesse et source d’un renouveau de l’esprit chrétien, sans compromis, ni compromission pas plus avec l’Ancien Régime, qu’avec la société issue de la Révolution Bourgeoise. Cette confiance accordée à la médiation sociale religieuse et à ses supports sensibles, porte ouverte à un empirisme de fait en des matières aussi dogmatiques, n’est évidemment tenable qu’au prix d’un implacable fixisme, et d’une intransigeance absolue en matière de pureté. « Legem credendi statuat lex supplicandi », l’adage du Pape Célestin que Guéranger remet en circulation28 exprime bien une contradiction, dans la mesure même où il ouvre la porte à ce « réformisme intransigeant » qui oscille déjà chez l’abbé de Solesmes entre la fidélité littérale (qui ouvrira le champ de la surenchère, mais aussi de la science archéologique) et la fidélité à l’esprit qui s’exprime chez lui par cette catégorie de « l’onction », mens divinior, saisie intime et vérification du sens catholique (qui ouvrira le champ des réévaluations subjectives)29. Un art catholique On comprend dès lors à quel point la question d’un art catholique, et d’une musique d’Église, est vraiment tout autre chose qu’un engouement pour un Moyen Âge d’opérette, sur les marges du Romantisme. Le Moyen Âge, « ce symbole de la constitution libre et chrétienne, cet hiéroglyphe de l’avenir », comme l’écrit Lacordaire30, non seulement représente un état structural de société chrétienne, en dépit des bavures de l’histoire, mais un état culturel à la fois suffisamment avancé pour rassembler les richesses d’une longue tradition, et précisément situé avant le grand moment des ruptures et des « altérations », à savoir la Renaissance et les deux siècles qui la suivent31. Lorsque Montalembert se fait le champion d’un retour au style ogival, à l’esprit médiéval dont témoignent Overbeck et ses amis, il le fait toujours par opposition et rejet de l’art païen de la Rome des palais et des coupoles, et de la France des façades baroques et des temples pseudo-égyptiens. Le retour au moyen âge est d’abord une manière de nier des formes d’art qui n’étaient que des formes de servitude, celles-mêmes qu’au lendemain de la
Voir en particulier son commentaire, dans la « Lettre à Mgr l’Archevêque de Rheims », Inst. lit., 2e éd., t. iii, p. 459. 29 « L’onction », catégorie connotative faisant appel à l’expérience de l’ethos du groupe social par les individus, fait l’objet du quatrième article donné par Guéranger au Mémorial Catholique en 1830 ; voir Mélanges de Liturgie… op. cit., p. 92-100. 30 L’Avenir, 20 octobre 1930 ; Mélanges Catholiques, extraits de L’Avenir, t. ii, Paris, Agence générale pour la liberté religieuse, 1831, p. 360. 31 Le rapport existant entre les réformes de l’architecture religieuse et celle de la musique est un thème fréquemment traité par les auteurs. Entre autres : J. d’Ortigue, La Musique à l’église… op. cit. p. 329-339, « l’architecture chrétienne et la musique chrétienne » ; Inst. lit., t. i, p. 13.-14 ; t. ii, p. 693-697 ; t. iii, p. xi-xii ; E.-G. Jouve, Dictionnaire d’esthétique chrétienne […], Paris, Migne, 1856, passim, et, en particulier, art. « Ogival » (style), col. 445-455, où l’auteur discute la thèse de Vitet, qui montrait dans l’art gothique une forme laïque d’émancipation religieuse, « sécularisation » (sic) s’opposant au caractère monastique et clérical de l’art roman. 28
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Révolution les gouvernements concordataires imposent, par commandes de l’État, pour la conception architecturale et la décoration des églises de France32. Après deux siècles de paganisation des oreilles Dans l’ordre musical les choses, pour être un peu moins évidentes, n’en sont pas moins marquées aux yeux des réformateurs par une coupure décisive : la révolution monteverdienne qui, introduisant la dissonnance sous forme de l’attraction de la sensible dans l’accord de la septième de dominante, rompt définitivement le système de la tonalité antique et fait passer la musique du côté de l’expression des passions, ouvrant en même temps la porte au style dramatique et à la tonalité moderne. Cette thèse, dont on retrouve certains traits dans les pages remarquables que Cl. Levi-Strauss a consacré à l’évolution de la musique européenne dans le « Finale » de ses « Mythologiques »33, est due à F.-J. Fétis dont l’influence théorique fut déterminante sur toute la première moitié du xixe siècle34. Joseph d’Ortigue la reprend et par bien des côtés la développe en accentuant l’opposition, pour lui irréductible et radicale, entre les deux systèmes, celui du plain-chant et celui de la musique moderne. Le concept de « tonalité » est ici capital. S’appuyant sur les travaux de Villoteau, d’Ortigue désigne par ce terme les divers types « d’organisations musicales » observables chez les peuples, en rapport avec des circonstances de langue, de climat, de mœurs, en un mot de société. La tonalité prise dans ce sens désigne alors l’appareillage perceptif qui, dans un ensemble social donné, conditionne le « sens musical » et s’exprime par « les conditions tonales propres à chaque système musical en raison des intervalles dont il se compose, de leurs propriétés, de leurs fonctions »35. Le plain-chant et la tonalité ecclésiastique L’Église, comme société parfaite, n’a pas pu ne pas avoir sa langue propre, son système propre, et à bon droit peut-on parler de tonalité ecclésiastique. C’est dans ce sens que d’Ortigue peut déclarer que « le plain-chant, c’est le produit de l’esprit social du catholicisme »36. Aussi bien, le danger ne viendra pas tant de l’envahissement du sanctuaire par des musiques profanes, que de la corruption de l’oreille elle-même dans son équipement perceptif et, partant, des mœurs elles-mêmes dans un processus qui affecte toute une civilisation.
32 Charles Forbes de Montalembert, Du Vandalisme et du Catholicisme dans l’art, Paris, Debécourt, 1839. En particulier « de l’état actuel de l’art religieux en France », (1837), p. 159-204. 33 Claude Levi-Strauss, L’Homme-Nu, Paris, Plon, 1971, p. 582-585. 34 François-Joseph Fétis, « Résumé philosophique de l’histoire de la musique », Biographie universelle des Musiciens, t. i, Paris, H. Fournier, 1835, p. ccxx-ccxxii. 35 Joseph d’Ortigue, Dictionnaire de Plain-Chant et de Musique Religieuse, Paris, Migne, 1853, article « Tonalité », col. 1455. 36 J. d’Ortigue, La Musique…, Paris, Didier, 1861, p. 366.
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[…] les révolutions qui s’opèrent dans les arts, comme celles qui s’opèrent dans les empires, se font malgré ceux qui les font. Rarement l’action de l’homme est en harmonie avec sa volonté. L’homme n’a l’idée que d’un progrès, d’une amélioration, d’une réforme ; mais un instinct dont il n’a pas conscience le pousse à une révolution. Cette révolution est bien le fait de tels ou tels hommes en particulier, puisqu’ils en ont été les instruments ; mais, moralement, elle est l’œuvre de la civilisation entière ; elle est le produit, la résultante des éléments amoncelés de longue main dans la société, éléments divers, les uns sympathiques, les autres hétérogènes aux apparences, qui finissent pourtant par se combiner, et, comme l’électricité, par faire explosion sur un seul point. M. Fétis s’écrie : « Admirable coïncidence de deux idées fécondes ! Le drame musical prend naissance… Alors le besoin inspire le génie, et tout ce qui peut donner la vie à la musique mondaine est créé d’un seul coup. » Mais la création du drame musical et celle de la tonalité mondaine ne sont que deux faits, deux conséquences, deux accidents bien minimes dans cette transformation plus complète, plus générale, qui déjà avait envahi les profondeurs comme les points culminants de l’ordre social, et qui, de proche en proche, devait s’étendre à toutes les conceptions. Il n’y avait pas deux idées fécondes se rencontrant fortuitement. Il n’y en avait qu’une seule, et ces révolutions partielles dans l’histoire du drame musical et celle de la tonalité offrent le tableau, si radicales qu’elles fussent, n’étaient autre chose que le contre-coup de ce que le principe d’émancipation intellectuelle, l’expansion de l’individualité humaine, la théorie du libre examen, proclamés par la science du xvie siècle et la réforme, avaient produit dans les zones supérieures de la pensée. Le besoin inspire le génie ! voilà le vrai mot. Bonne ou mauvaise, une fois déterminée la tendance d’une époque, tout se développe harmoniquement dans le même sens, car la première loi de l’esprit humain, c’est l’unité37.
Aussi, l’entreprise de restauration du chant et de la musique d’église que prône d’Ortigue se présente véritablement comme une entreprise de purification des oreilles (donc des mœurs) : « Nous avons poursuivi partout la note sensible, la modulation, la dissonance, le triton, l’harmonie, l’orgue d’accompagnement, la prétendue musique religieuse moderne, contre les ennemis mortels de cette même tonalité »38. Musique séparée D’Ortigue dramatise d’ailleurs le débat, qu’il vit très profondément dans son expérience musicale. Signataire de la Déclaration des Rédacteurs de l’Avenir, le 2 février 1831, il est acquis profondément aux idées mennaisiennes et met son espoir dans un renouvellement de l’Église par une désolidarisation complète à l’égard de là civilisation du despotisme et de l’argent. Il ne voit pas d’autre issue qu’une séparation absolue. Pourtant, comme musicien de progrès et comme critique, il vit journalièrement une autre expérience, et si la musique de son ami Berlioz lui apparaît, comme celle de Liszt, de Gounod, receler des possibilités d’expression « religieuse », il les ressent comme a-confessionnelles, hommage qu’une société fait à une religion dé-socialisée, sans corps ecclésiastique, de type « libéral », pour reprendre les catégories d’E. Poulat.
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J. d’Ortigue, Dictionnaire de Plain-chant…op. cit. col. 1475-1476. Ibid., Préface, p. xxii.
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N’est-il pas trop tard ? Le drame commence, ou plutôt continue (car il est à ses yeux entamé depuis trois siècles), quand d’Ortigue se demande si une restauration qui toucherait à ce point l’ancrage du sens catholique dans la sensibilité même, est encore possible, si cette langue n’est pas définitivement morte, si la restauration projetée n’est pas une mise au musée d’un répertoire fossile, classé à tout jamais dans un des tiroirs de la « musique ancienne ». La Préface du Dictionnaire du Plain-Chant, et l’article « Tonalité » du même ouvrage, semble par moment laisser entendre que l’impasse est totale : … Quand nous parlons de la coexistence des deux tonalités, nous avons en vue les gens qui se figurent pouvoir réinstaller dans l’oreille des peuples le chant grégorien, tandis qu’il est démontré que le chant grégorien est presqu’entièrement absorbé par la musique moderne ; et ceux qui s’obstinent à formuler, en dehors de ce même chant grégorien, une musique religieuse distincte de la musique profane39.
Ce qui équivaut à fermer toutes les issues, puisque : 1) la musique religieuse ne peut qu’être distincte de la musique profane, 2) elle ne peut réaliser cette distinction que par son éthos « ecclésiastique », c’est-à-dire par son rapprochement avec la « tonalité » du plainchant. Or, 3) celle-ci est définitivement disparue sous les coups de la société moderne. L’oreille du peuple Un seul espoir pourtant, l’oreille du peuple, en certaines régions où l’on garde, avec les dialectes régionaux momentanément à l’abri du français (l’argument est important pour le provençal d’Ortigue), la pratique orale et traditionnelle de l’ancienne tonalité. Mais comment préserver le peuple de l’uniformisation qu’entraînera fatalement pour lui l’essor de la civilisation industrielle et bourgeoise ? D’Ortigue y voit une des missions de l’Église, et une des fonctions du plain-chant, conviction dans la vocation populaire de la Réforme liturgique qu’il partage avec Guéranger et en général tous les « intransigeants ». Le rythme, problème politique Il est un autre secteur où le chant sacré va pouvoir prendre ses distances vis-à-vis de la musique imposée par trois siècles de paganisme : celui du rythme. Le rythme d’un
39 Ibid., article « Tonalité », col. 1496-1507. « Aujourd’hui, en 1853, cette pauvre tonalité du plain-chant, traquée dans le sanctuaire, a trouvé un dernier asile dans certains rangs du peuple et dans certains recoins de la France où le peuple, le peuple des campagnes et des dialectes, par cela même moins en contact avec les choses bonnes ou mauvaises de la civilisation moderne, est devenu le dépositaire des anciennes coutumes et traditions nationales ». Il ne faut jamais perdre de vue non plus cet argument de préservation contre le français, langue d’asservissement à la société bourgeoise et laïque, dans le plaidoyer pour le maintien exclusif du latin au sanctuaire. Cf., Inst. lit., 2è éd., t. ii, p. 671 : « L’esprit catholique de ces populations simples se débat contre les entraves qu’on lui impose… la destruction de la Liturgie Romaine en Basse-Bretagne, combinée avec la proscription de la langue jusqu’ici parlée dans cette contrée, amènera pour résultat de faire de ce peuple grossier le pire de tous ».
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chant vraiment ecclésiastique, parce qu’il est lié à l’énonciation d’un texte40, parce qu’il doit en outre éviter toute agitation extérieure, à la différence de « la musique du monde qui agite et veut agiter »41, et surtout parce qu’il ne saurait être entravé, doit rejeter résolument hors du sanctuaire la « cadence », la carrure, voire la Mesure pure et simple. La notion de « rythme libre », qui n’est pas sans précédents, ne serait-ce que dans la notion de « numero oratorio » chez Baïni, connaît vers 1855 une très grande fortune. Cherchant à déterminer les « principaux caractères du chant grégorien », l’abbé Jules Bonhomme se rallie avec de bons auteurs à « l’idée d’un rythme libre et dégagé de la mesure dans le plain-chant »42 et l’abbé A. Gontier propose en 1859 la formulation frappante qui connaîtra la fortune que l’on sait : « Le Plain-Chant est une récitation modulée, dont les notes ont une valeur indéterminée et dont le rythme, essentiellement libre, est celui du discours. »43 Cette proposition, quelle que soit sa pertinence musicologique, doit être ici entendue dans sa teneur « revendicative » et presque libertaire, comme moment décisif de cette « seconde révolution pacifique » que Dom Guéranger, dans son Approbation, déclare apercevoir dans le retour au Plain-chant ainsi libéré, après le retour à la Liturgie Romaine. Briser les carapaces On ne peut pas ne pas rapprocher cette requête de liberté en faveur du plain-chant appelé à quitter la carapace dans laquelle le tenait l’exécution à notes égales et battues, héritée de l’Ancien Régime, d’une autre requête très frappante en son analogie et qui, à l’époque de la publication des Institutions Liturgiques fit scandale : celle de Dom Guéranger en faveur d’un dégel du costume liturgique. Reprenant une expression du célèbre archéologiste anglais Welby Pugin, Guéranger s’en prenait aux « étuis de violon », forme caricaturale où en étaient arrivées les chasubles, raidies par le bougran, et taillées sans souci de vêtir, « car, écrit-il, il faudra bien que nos costumes sacrés participent à cette régénération »44. Dans l’esprit de la réforme intransigeante, si la liturgie est un langage central articulant entre eux des langages particuliers, tous doivent signifier la même chose et certainement, en premier lieu, la liberté retrouvée du sanctuaire. Un « corps de musique » catholique Ainsi voit-on que la restauration de la musique d’église, qui fait corps avec la restauration de la liturgie, est cette fois beaucoup plus qu’une simple application des 40 L’adage fameux de Mgr Parisis : « Le chant pour les paroles, et non pas les paroles pour le chant », principe « qui n’est pas celui de la musique mondaine » permet à cet auteur de donner une très grande rigueur à sa description du chant de l’Église, mais, ce faisant, il reprend une argumentation qui caractérise presque toutes les périodes de restauration comme si une des dérives permanentes du chant sacré consistait à se désolidariser sans cesse d’une « fonction discursive », voire « assertive » que lui imposerait le primat du sémantique dans le système judéo-chrétien, Mgr Parisis, Instruction…, p. 28. 41 Ibid., p. 33. 42 Jules Bonhomme, Principes d’une véritable restauration du chant grégorien, Paris, Lecoffre, 1857, p. 71-81. 43 Abbé Augustin Gontier, Méthode raisonnée de Plain-Chant, Paris/Le Mans, Palmé/Monnoyer, 1859, p. 1. 44 Inst. lit., t. ii, p. 694 sq. et t. iii, p. xi-xii. Voir aussi Jean-Philippe Schmit, Nouveau Manuel complet de l’architecte des Monuments religieux […], Paris, Encyclopédie Roret, 1845, chap. xxi, p. 176-177.
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consignes « rigoristes » traditionnelles touchant l’envahissement du sanctuaire par des musiques théatrales et mondaines. Bien sûr, les auteurs ne manquent pas de reprendre les positions classiques des Pères et des Pasteurs post-tridentins, sur les dangers de la musique et sa nature excessive car la menace se fait plus grande au xixe siècle, avec l’extension importante de la pratique musicale dans les classes de la population qui accèdent à la culture, et l’apparition d’un art théâtral de masse qui impose sa loi et son goût, rendant les obligations plus véhémentes, les diagnostics plus sombres. Mais, plus qu’une question de rigueur, de dignité interne, de convenance, cela devient une véritable question d’identité chrétienne, dans un monde bourgeois laïcisé et laïcisant. En face des musiques mondaines, bonnes ou mauvaises, les restaurateurs de la musique d’église vont définir les musiques porteuses de l’éthos catholique, c’est-à-dire ayant d’abord valeur de différence. Ces musiques seront empruntées aux âges qui ont précédé la rupture tonale : le Chant grégorien, bien sûr, partie intégrante de la liturgie, et participant de son autorité, de son antiquité, de son universalité, de son « onction » ; Palestrina, cette « deuxième musique religieuse », dernier miracle d’expression grave, sublime, tempérée, avant la rupture monteverdienne. Les autres musiques admises le seront dans la mesure où elles se démarqueront de l’art bourgeois dominant. Ainsi Niedermeyer et d’Ortigue, fondant La Maîtrise, Journal de Musique religieuse, dans leur éditorial du 10 avril 1857, ajouteront à saint Grégoire et à Palestrina : « Pour l’orgue, nous disons J. S. Bach », dont l’œuvre de clavier représente en 1850 un contre-poison assez robuste aux productions vaniteuses des pianistes organistes de la capitale45. D’Ortigue poussera parfois « l’intransigeance » jusqu’à des détails inattendus, allant jusqu’à proposer le maintien du « diapason d’église « pour éviter toute confusion avec celui des théâtres ou des salles de concert et parer ainsi à une « absorption de l’art religieux dans l’art moderne »46. De la même façon, reprenant la leçon de Choron, il opposera l’école italienne de Durante, Leo, Marcello à laquelle très justement il rattache Haendel, aux compromissions de l’école italienne « moderne » où le théâtre règne cette fois en maître comme on ne le voit que trop dans le Stabat Mater de Rossini, que préfigurait celui, trop capricieux, de Pergolèse, quand ce n’est pas le Miserere du Père Baïni, saint homme et savant théoricien, coupable de faire entrer ainsi, à son insu, le diable dans la bergerie vaticane47. Dispersion et résistances Guéranger pour la liturgie, d’Ortigue pour la musique religieuse, représentent à l’état presque pur la position « intransigeante » en ces matières. L’un et l’autre font preuve d’une conscience aiguë des aspects sociaux, voire politiques, des processus en cours et des enjeux profonds. Mais, sur le terrain et parmi la population des clercs et des laïcs engagés dans la bataille, la gamme des prises de positions et des engagements pratiques est beaucoup plus fluide, les conséquences des positions théoriques, souvent moins radicales. Bien plus, on 45 D’Ortigue leur oppose la virtuosité rigoureuse de Lemmens, jouant Bach, lors de sa visite à Paris en 1852. J. d’Ortigue, La Musique à l’église… op. cit. p. 171-185. 46 La Maîtrise, 5 (15 août 1858), col. 76. 47 J. d’Ortigue, La Musique à l’église… op. cit., p. 136-153 ; et Dictionnaire de Plain-chant… op. cit. col. 1493-1494.
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serait amené plutôt à voir dans les divergences de détails qui vont déchirer le camp des réformateurs (à propos de la pénultième brève, des éditions abrégées, de la notion de version primitive, de l’autorité des manuscrits, du temps de l’exécution, de l’accompagnement, de la prononciation du latin, etc.) un trait constitutif de l’éclatement pratique des positions intransigeantes et des surenchères, toujours possibles, à la fidélité. Berlioz Il y a aussi ceux qui ne comprennent pas ou qui, comprenant très bien, refusent. Berlioz recense pour les lecteurs de ses chroniques musicales, l’ouvrage de son ami d’Ortigue, La Musique à l’Église48 qu’il juge sérieux, probe, indispensable à tout musicien touchant au domaine religieux. Il partage absolument la sévérité de l’auteur pour les musiques trop profanes, trop théâtrales, mais il ne comprend pas pourquoi « il ne saurait exister de véritable musique religieuse hors de la tonalité ecclésiastique, de sorte que l’Ave verum de Mozart, cette expression sublime de l’adoration extatique, qui n’est point dans la tonalité ecclésiastique, ne devrait pas être considéré comme de la vraie musique religieuse »49. Quant au plain-chant, fils de la musique des païens, il ne voit pas quel titre il aurait à être estimé plus digne de chanter les louanges de Dieu que la musique, « découverte moderne des chrétiens eux-mêmes, avec ses richesses de toute espèce que le plain-chant ne possède pas »50. Scudo contre les « sacristains » Pierre Paul Scudo, quant à lui, comprend très bien les positions des « intransigeants » mais, précisément, les refuse. Ancien disciple de Choron, il en a reçu le goût d’une philosophie musicale, presque d’une religion de la musique, mais justement d’une religion et d’une musique sans dogme et sans Église. « Quoi qu’en disent ses chefs et ses prétendus docteurs, l’Église n’a plus d’art et plus de poésie qui lui soient propres. Son idéal s’est écroulé, et il ne peut satisfaire aux ardeurs généreuses, aux espérances infinies d’un peuple libre qui voit Dieu face à face, et qui l’adore dans les grandes lois qui régissent le monde qu’il a créé »51. D’ailleurs toute l’histoire de la musique est à lire en inversant la lecture de d’Ortigue et autres « sacristains » : c’est seulement à la Renaissance avec l’apparition de la conscience individuelle que la musique religieuse a pu exister, qui culminera dans les chefs-d’œuvre de J. Haydn et de Mozart. Ces citations de deux critiques importants, interlocuteurs de d’Ortigue, leur contemporain, et dont on pourrait multiplier les exemples comparables, montrent combien dans le milieu des musiciens dont un grand nombre travaillent pour l’Église (que l’on pense Repris dans À travers chants, 4e éd., Paris, Calmann-Lévy, 1883, p. 258-263. Ibid., p. 261. 50 Ibid., p. 251. 51 Extrait de La Revue des Deux Mondes, cité dans O. Comettant, Musique…op. cit., p. 45. Voir aussi Paul Scudo, Critique et Littérature musicales, 2e éd., Paris, Victor Lecou (« De la Musique religieuse »), 1852, p. 313-321. Voir aussi la réponse de J. d’Ortigue, La Musique…, p. 154-161. 48 49
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à Fauré, Saint-Saëns, Widor, et à leurs réactions agacées et amusées lors de la publication du Motu Proprio de Pie X, les sacristains du moment étant cette fois les gens de la Schola), les arguments autres qu’esthétiques, et d’une esthétique fondée sur une sorte de religiosité sans contours bien définis, n’ont pratiquement aucun poids quand ils ne sont pas tout simplement ignorés. Ici, la mésentente est totale ; car si l’art musical s’émancipe, figurant l’émancipation même de l’esprit humain, ce n’est pas tant cette fois sous la pression d’un eros voluptueux, ni pour se débarrasser des contraintes liturgiques, mais pour célébrer une autre religion, celle de l’humanité, telle que la conçoivent Michelet, Victor Hugo, SaintSimoniens, Francs-Maçons, et le Lamennais de Paroles d’un Croyant, faisant peser sur la communauté catholique la menace de sa dissolution dans un vaste thème « humanitaire » post-chrétien. Le cas désolant du P. Girod Aussi est-il bien désolant, le cas du Père Girod, jésuite belge. « Nous excuserions, écrit l’abbé J. Bonhomme, les musiciens laïques de donner la préférence à la musique profane sur le chant grégorien, mais nous ne pouvons voir sans peine un religieux, le P. Girod, de la Compagnie de Jésus, accorder, dans un ouvrage d’ailleurs intéressant, trop d’importance à la musique, et cela aux dépens du plain-chant »52. À vrai dire, s’il ne faisait que cela, le P. Girod ne serait qu’un pécheur bien commun, surtout en 1855 où la pratique du plain-chant n’est guère gratifiante aux yeux des musiciens. Son erreur dangereuse est ailleurs, dans une sorte de « libéralisme » esthétique infiniment plus pernicieux : Tous les principes mis en avant pour prouver l’existence d’un art chrétien, dans n’importe quel genre, écrit-il, n’ont nullement abouti à une conclusion logique. Cette idée part d’un sentiment chrétien, estimable en lui-même, mais quelque peu romantique. Elle manque d’appui et ne peut rencontrer pour base ni un principe rationnel et incontestable, ni un fait historique de quelque importance. Encore une fois, l’Église n’a jamais reconnu, jamais admis, un art chrétien53.
Plus que de savoir si l’auteur a tort ou raison (perspective qui n’entre pas dans notre propos), il importe de mesurer toute la distance qui sépare cette attitude de celle des « intransigeants », et en particulier l’absence totale de cette hantise « sociale » qui était tellement présente dans leurs discours et qui les portait à lire l’histoire de l’art comme un destin politique des formes. Pour le P. Girod, effectivement l’indifférence en matière de « formes » pourrait bien se rapporter à une certaine stratégie d’a-politisme qui finalement donnerait raison, en tout état historique, à la culture dominante : éclectisme et pluralisme débouchant en fait sur un hommage au goût du plus fort. « Intransigeantisme », dans l’autre cas, débouchant sur la raideur et l’inquiétude doctrinaire pour sauvegarder l’identité postulée et ses chances de renouveau social.
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J. Bonhomme, Principes…, p. 14-15. R. P. Louis Girod, De la Musique Religieuse, Namur, Douxfils, 1855, p. 54.
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Du masque au visage ou l’avènement du sujet chantant La voie « intransigeante », qui trouvera son « code juridique » dans le Motu Proprio Tra le Sollecitudini de 1903 ne disposera, pour manœuvrer que d’une plate-forme étroite où ces contradictions disperseront souvent ses adeptes dans des querelles intestines dont la préparation de l’Édition Vaticane de Chant Grégorien peut donner une idée54. Car « l’intransigeantisme » en matière de liturgie et de musique doit se battre sur deux fronts, ou mieux, deux frontières, et définir son éthos en écartant d’un côté, l’art barbare des chantres de villes et de villages, de l’autre l’art bourgeois des théâtres et des salons. Les chantres, ou les horreurs du lutrin Les pratiques des chantres sont souvent décrites dans des passages qui, réunis entre eux, fourniraient un fascinant musée des horreurs. Le passage le plus souvent cité est encore dû à Dom Guéranger dont la plume polémique est à l’aise dans ce genre de tableau. Mais on en trouverait des dizaines d’autres chez tous les auteurs qui traitent de la réforme du plainchant. Dom Guéranger, dans l’« approbation » qu’il donne à la Méthode Raisonnée55 du Chanoine Gontier, aborde la question de l’interprétation du plain-chant. Comme presque tous ses contemporains, il constate que ce répertoire est « généralement peu goûté », qu’il ne suscite que dégoût et ennui. Avec sa perspicacité coutumière, il essaie d’en démêler les causes : –– choix d’un diapason trop grave, comme s’en plaignait déjà F. Danjou, attribuant à cette même cause le mutisme obligé des séminaristes et des fidèles de Saint-Sulpice, lors des cérémonies liturgiques tenues dans cette église56, –– conduite vocale brutale et barbare (« une série de grosses notes poussées à pleine poitrine »), –– accompagnement du serpent57 (« aussi affreux de forme que de nom »), –– séparation des chantres par rapport au reste des fidèles qui leur permet de renforcer et de développer leurs abus et renvoi les fidèles à des lectures privées et silencieuses, qui les isolera de la prière liturgique. Ce chant, si tant est qu’on puisse employer ce mot, Pierre Combe, Histoire de la Restauration du Chant grégorien d’après les documents inédits. Solesmes et l’Édition Vaticane, Abbaye de Solesmes, 1969 ; Maurice Blanc, L’enseignement musical de Solesmes et la prière chrétienne, Paris, Éditions de la Schola Cantorum, 1953. 55 A. Gontier, Méthode raisonnée…op. cit., p. x-xii. 56 Félix Danjou, De l’état et de l’avenir du Chant ecclésiastique en France, Paris, Parent-Desbarres, s.d. [1844], p. 14-15. 57 On pourrait aussi penser à constituer une anthologie du serpent d’Église. Danjou dans le texte ci-dessus en fait une description apocalyptique et, un des premiers en France, propose la généralisation de l’accompagnement par l’orgue, F. Danjou, De l’état…, p. 58-59 ; Cf. Émile Leipp, « Le Serpent. Un monstre acoustique », GAM, Bulletin du Groupe d’Acoustique Musicale, 63 (1977), p. 2-12. 54
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ne suggère aucun sentiment et « ne peut rien dire à l’âme », car « il ne viendrait même pas à la pensée que le chant liturgique puisse avoir une expression, un agrément. Vitet, philologue très écouté des milieux plain-chantistes pourra écrire, dans le Journal des Savants : Si saint Grégoire revenait au monde, s’il entendait comment on psalmodie à nos lutrins, comment tantôt par des mugissements inhumains, tantôt par des fredons profanes on défigure les saintes mélodies, il serait tenté de croire que les Goths, les Allobroges ou les Lombards nous ont fait, à nous aussi, récente visite58.
Ces diatribes font au moins mesurer la distance qui sépare deux mondes, et leur violence même invite à y regarder de plus près. Car dans cette campagne généralisée contre les chantres d’église, que Guéranger accuse de « monopoliser » le chant ecclésiastique au détriment de l’assemblée des fidèles, se cache en fait une profonde rupture de tradition touchant les conduites musicales et la place du « chantre » dans la société traditionnelle ; plus radicalement encore il s’agit là peut-être d’un changement qui touche au fonctionnement même de la médiation rituelle. Il se trouve toutefois que ces techniques des chantres ont survécu très longtemps et se sont maintenues en certaines régions jusqu’à nos jours. Des enregistrements permettent parfois d’en analyser les éléments. Et c’est plutôt dans une perspective ethnologique qu’il conviendrait de les considérer59 et de relire les descriptions de leurs impitoyables censeurs. Pour une anthropologie du « cantus » Le « Cantus » (terme générique désignant le plain-chant ecclésiastique) est depuis longtemps séparé de la « Musica ». Mais chacun de ces termes désigne autant un comportement musical global qu’un répertoire proprement dit. La « plain-chantisation » (qu’on nous pardonne cet affreux néologisme) peut affecter des objets issus du domaine proprement « musical », que l’on verra parfois transcrits en notes carrées, comme les cantiques d’Amilia ou de Sandret, éveillant chez les chantres par ce truchement connotatif, les apprentissages et « montages durables » par lesquels se définit un ethos, voire un habitus60 comportemental.
Cité dans J. d’Ortigue, Dictionnaire de Plain-chant…op. cit. col. 1492. Nous nous permettons de souhaiter que J. Cheyronnaud, dont nous avons cité la contribution à cette livraison de La Maison-Dieu (cf. supra note 2) puisse mener à bien sur ce sujet des travaux utilisant les précieux enregistrements du Laboratoire d’Ethnomusicologie de Mlle Cl. Marcel-Dubois, au Musée des Arts et Traditions Populaires. [Vœu largement réalisé depuis 1975, par la thèse et les travaux de ce chercheur. Cf. Marcel Pérès, Jacques Cheyronnaud, Les voix du Plain-chant, Paris, Desclée de Brouwer, (Texte et Voix), 2001.] 60 L’expression est empruntée à P. Bourdieu, Un art moyen…op. cit., p. 21. Au sujet de la notation carrée, comme élément à la fois différentiel et connotatif attaché à la pratique du plain-chant, les réformateurs auront des débats très vifs. 58
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De plus, les deux domaines n’évoluent pas à la même vitesse. Leur principe de « cumulativité » est différent. La « Musica » est soumise à la courte durée, rapidement cumulative (c’est-à-dire intégrant les acquis dans une progression linéaire), fondée sur la novation et la recherche. Le « Cantus » tend à s’installer dans la longue durée61, par une sorte de métissage des innovations ramenées à une conformité acceptable en milieu traditionnel (ce qui s’est passé pour les plain-chants oratoriens, les « messes » de Dumont, les faux-bourdons parisiens, les Hymnes gallicans, les cantiques construits sur vaudevilles ou airs lyriques) et a contribué à leur implantation dans le répertoire et à leur succès extraordinairement durable. Comme tout ce qui touche à la longue durée, le Cantus est peu cumulatif, mais fondé sur la répétition, d’une conformité plus gestuelle que littéraire, plus formelle qu’objectale. Chant masqué ? Le « Cantus » n’est pas sans rapport avec la structure sémiotique du Masque. C’est ce qui apparaît, nous semble-t-il, dans ces manières des chantres. Quand Vitet les tourne en dérision, il n’en relève pas moins deux traits pertinents pour une ethnologie : mugissements et fredons. Une conduite vocale, que les observateurs décrivent comme de registre anormalement grave, caverneuse, sépulcrale, gutturale, rauque, et bien sûr sans « nuances », raide, grossière, tous adjectifs à forte connotation anale ou même utérine. Les « fredons » signalent des conduites d’amplification, d’embellissement (?), d’ornementation facultative, comme cela est fréquent en musique « traditionnelle », mais où nous voyons plutôt un des aspects de ce « métissage » signalé plus haut entre la pratique coutumière des lutrins villageois et l’art des chanteurs et musiciens ambulants en contact avec l’art « agrémenté » des danses et des airs à la mode62. L’extraordinaire succès de la Méthode de l’abbé de La Feillée, de 1746 à 183663, tendrait à le prouver. Et l’on connaît des pages précieuses de Lebeuf64 touchant les pratiques des chants des grandes églises, périélèses et machicotages, en particulier dans l’exécution des Hymnes et des Antiennes, le « chant sur le Livre » constituant une sorte de compromis entre des techniques archaïques ou élémentaires et les acquis historiques du contrepoint et de l’écriture65.
Et plus, sans doute, à installer la longue durée. Pour tout ce qui regarde l’opposition culture orale – culture écrite, voir Michel de Certeau, L’Ecriture de l’Histoire, Paris, Gallimard, 1975, en particulier p. 196-212. 62 Certains de ces ports de voix, appogiatures, cadences sont encore sensibles, et quelquefois notés en toutes lettres dans des transcriptions de « chansons populaires ». II suffit aussi d’examiner de près certains airs de Brydaine (« Plein d’un respect », J. d’Ortigue, Dictionnaire de Plain-chant,…op. cit., Appendice, col. 1549-1560) pour s’en convaincre, intermédiaire entre le plain-chant d’Église et les airs de « briolage ». 63 De La Feillée, Méthode nouvelle pour apprendre parfaitement les règles du Plain-Chant et de la Psalmodie […], 3e éd., Poitiers, Jean Faulcon, 1773. Méthode de Plain-Chant, par La Feillée […], éd. J.-D. Aynès, Lyon, Pelagaud, 1836. 64 L’abbé Lebeuf, Traité historique et pratique sur le chant ecclésiastique […], Paris, Hérinant, 1741, chap. v, p. 226-239 et 268-275. 65 Cf. F. Danjou, De l’état…op. cit., p. 58 (les instruments, serpents ou ophicléides) « sont confiés à des musiciens peu habiles qui, au lieu de jouer purement le chant, se permettent de faire des accompagnements, des broderies, des ornements du plus mauvais goût, imités de l’ancien chant du Livre ou machicotage qu’on a heureusement abandonné ». 61
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Un chant-objet Le « Cantus » ainsi conçu et pratiqué ne relève pas d’un « procès de communication artistique ». Les chantres, artisans du bourg, officiers gagés des villes, ne l’adressent pas aux fidèles ni même, d’une certaine manière, à Dieu. Ils l’exécutent comme tel, en tant qu’objetconduite à reproduire, et avec lui l’intangibilité des rapports que cet objet-conduite entretient avec le reste de l’environnement et de la séquence liturgique, et les positions codées de ses agents66. Cette exécution du « Cantus » est fondamentalement de nature « sémiotique », dans la mesure où elle est la production d’un élément contextué, et de ce fait même contextuant, plus que « sémantique » et a fortiori plus qu’« expressif » au sens romantique du mot. Ainsi s’expliquerait le type de conformité ou d’exactitude qui s’y rencontre et qui ne relève pas de la conformité musicale « écrite », et pas non plus de la catégorie « nuances d’interprétation ». Amplifications, réductions, exécution lente aux jours de fête, rapide aux féries, manque « d’ensemble » dans la réalisation, sont tolérés dans la mesure où ils se situent dans le champ de dispersion du signifiant à produire, c’est-à-dire dans la mesure où un certain nombre de traits produits attestent non l’intégrité d’un message par rapport à un sens (et dans le cas qui nous occupe d’une émotion, d’une expérience), mais l’identité d’un signifiant d’usage. À la limite, et comme « chant masqué », on pourrait invoquer une structure autoparodique du « Cantus », que viendraient appuyer les faits de véritable parodie, dont la pertinence en matière d’ethnographie religieuse n’est plus à démontrer. Comme « chant masqué » encore, le « Cantus » se présente comme un opérateur sémiotique qui ouvre une scène archaïque, où, comme dans un grand nombre de procès rituels, un écart maximal est d’abord posé dans une exagération mimique puis, dans le même mouvement, réduit et joué dans la familiarité, et quelquefois même la désinvolture. Le « naturel », la mélodie et le sujet chantant À ces pratiques « rustiques et sauvages », alliées perfidement aux pratiques mondaines (« prétintailles des ornements de notre musique », écrivait J.-J. Rousseau)67, il n’y aura rien d’autre à opposer que « le naturel », au prix d’une purgation bénéfique à la fois pour la Religion et pour la délectation sensible convenable à une juste dévotion. Dom Guéranger, dans le texte que nous avons cité plus haut, plaide pour un primat donné à l’expression, au sens mélodique : et, effectivement, ce retour du melos dans la liturgie catholique du xixe siècle par le biais de la réforme du plain-chant est un
66 Nous sommes ici très près de la définition de « code restreint » tel que le définit et l’opérationnalise Basil Bernstein, Langage et classes sociales (trad. de l’anglais Class, codes and control), Paris, Minuit, 1975. Et dans cette perspective, la réforme liturgique peut évidemment être analysée comme un passage au « code élaboré ». 67 Cette alliance scélérate se retrouvera dans le cas du Noël d’Adam, Minuit, chrétiens, bête noire des réformateurs de la musique d’Église. Cf. J.-Y. Hameline, « C’est l’heure solennelle… », Jésus ?, 3 (1974), p. 17-22.
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phénomène dont l’importance ne peut être sous-estimée68. Mais ce primat de la conduction mélodique qui, plus tard, trouvera en Dom Mocquereau un praticien et théoricien de stature internationale, est étroitement solidaire d’un certain type de conduite vocale. Et l’on n’insistera jamais assez, nous semble-t-il, sur cet aspect de la réforme musicale que nous décrivons. Ainsi, Lambillotte, demandant pour la mélodie des « interprètes dignes d’elle », propose de « bannir ces chantres rustiques et sauvages qui font sortir du gouffre de leur poitrine des sons rauques dont le bruit est plus propre à épouvanter l’assistance qu’à l’exciter à la dévotion », mais il ajoute : « S’ils veulent demeurer dans nos églises, qu’ils adoucissent leur voix, qu’ils n’oublient jamais que melos vient de meli »69 Un art vocal catholique Il serait extrêmement instructif de suivre dans les manuels et les traités les formulations quelquefois tâtonnantes pour définir ce « sound » de rechange qui définirait convenablement cet art vocal catholique. L’impression qui prévaut est celle d’un mouvement de transformation par étapes portant sur les éléments vraiment déterminants, mais faisant à chaque fois difficulté et suscitant débat et réaction parmi les théoriciens de la pratique. Il semble qu’il y ait eu à ce propos deux modèles de référence. L’un accentuant le caractère de « gravité », de hiératisme propre au plain-chant, gardant encore quelque chose de l’impassibilité du masque ou de la statuaire. On en connaissait des réalisations d’Ancien Régime, par souvenir pour les gens les plus âgés, ou par ouï-dire : le chant des Trappistes, celui de quelques grandes églises ayant gardé des traditions puristes, Lyon qui bannissait les orgues et conservait pour un plain-chant très pur un tempo grave et large, un exécution nombreuse et une grande simplicité70. C’est un peu ce style qu’on voit définir dans le Cérémonial du Diocèse d’Autun, en 1845 : « Le plain-chant doit être chanté d’une voix égale, pleine et soutenue, et sans nuances ni inflexion. Ce genre est celui qui convient aux mélodies dont il est formé, qui sont toujours graves, majestueuses, composées entièrement de notes d’une égale valeur et qui ne laissent pas d’offrir dans leur simplicité des beautés du premier ordre »71. L’autre modèle, qui peu à peu se précisera par la fixation pratique et théorique de ses traits, en fonction aussi de l’expérience du chœur, est davantage soucieux d’une expression mobile, véritablement dynamique, plus allègre, d’un diapason plus élevé, utilisant une conduction vocale très liée. La déclamation du texte, sa juste accentuation, amenant plus tard la réforme de la prononciation du latin, font passer en premier le souci de la dimension « sémantique », voire discursive. Le sujet chantant fait son apparition, phénomène intéressant 68 On pourrait réexaminer tout ce dossier dans la perspective théorique proposés par Jean Séguy, « Rationnel et Emotionnel dans la pratique liturgique catholique », LMD, 124 (1977), p. 73-92. 69 Émile Mathieu de Monter, Louis Lambillotte et ses frères, Paris, Perisse-Ruffet, 1871, p. 66. 70 Cf. Morel de Voleine, « Quelques aperçus sur le chant dans la liturgie, particulièrement dans I’Église de Lyon », La Maîtrise, 4 (1858), col. 62. 71 Cérémonial du diocèse, imprimé par ordre de Mgr l’Evêque d’Autun, Autun, Dejussieu, 1845, p. xxxiv-xxxv. C’est ce registre stylistique que l’on peut observer chez Danjou, Réty, Couturier, et qui se maintiendra contre un certain maniérisme para-solesmien, chez Moissenet et Joseph Samson.
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la structure, et dépassant de beaucoup la dimension d’un simple expressionisme subjectif, même si la « sentimentalité » n’est parfois pas loin72. Au masque, s’oppose cette fois, le visage, mais un visage idéalisé, non plus simplement digne, ou encore, agréable, mais beau. Ainsi, deux traits nous semblent marquer profondément la réforme du chant ecclésiastique, à la fin du xixe siècle surtout, où ils s’accentuent, dans les discours du moins. C’est, d’une part, un processus d’idéalisation de la musique, du chant et, si l’on peut dire, de la matière sonore et vocale, qui déborde de loin le seul domaine du plain-chant ; c’est, d’autre part, l’amorce d’une dérive esthétisante rendue inévitable par la rupture de l’opposition coutumière entre le « Cantus » et la « Musica ». Du contenant au contenu On pourrait chercher un indice de ce processus d’idéalisation qui désormais marque la « voix d’Église » dans une transformation des métaphores renvoyant, au moins hypothétiquement, à un déplacement de la fantasmatique sous-jacente. Le chant coutumier, le « Cantus », est décrit en figures de contenant ou d’organes : voix sépulcrales, caverneuses, gutturales (gosier) mugissantes, registre renforcé par la forme même des instruments d’accompagnement, le serpent et son « bocal », l’ophicléide et son pavillon. Le chant « idéalisé » s’exprime plutôt en terme de contenu, ou plus précisément, de qualité de contenu : liquidité, flexibilité, onctuosité73, douceur, légèreté, legato, fraîcheur, pureté ; ou mieux, de méta-contenu, par la généralisation de la métaphore de l’onction, de la catégorie du « huileux » et de la lubrification74. Ce registre de fantasmatisation ne serait-il pas à mettre en rapport avec la figure très idéale de la Mère-Vierge, « concevant par l’oreille »75 cette « Église » que les « intransigeants » idéalisent tellement (dans la mesure même où ce sont eux qui sont exposés à ne plus en souffrir), figure insistant dans celle de l’Immaculée Conception (« l’oracle attendu du Vatican », ainsi que l’écrit l’Évêque de Nantes), à laquelle l’enfant émerveillé offre une matière En 1890, les séminaristes allemands du Collège germanique seront perplexes devant l’interprétation que donnent du plain-chant leurs confrères français de Santa-Chiara, formés au nouveau style par Dom Mocquereau. « Parmi eux, écrit l’abbé Ginisty, les uns ont été émerveillés, les autres ont accusé ce chant d’un excès de sentimentalisme ». Cité par P. Combe, La Restauration…, p. 157. 73 Cf. Abbé N. Cloet, De la Restauration du chant liturgique […], Plancy, Société St-Victor, 1852, p. 310. 74 Le terme « onction » est pris dans un sens plus restreint que dans les écrits de Guéranger. Cf. R. P. Louis Lambillotte, Esthétique, théorie et pratique du Chant grégorien, Paris, Adrien Le Clère, 1855, p. 16-18. Dom André Mocquereau, L’Art grégorien, son but, ses procédés, ses caractères, Solesmes, Impr. St-Pierre, 1896, p. 34. Ce phénomène est à mettre en parallèle avec la transformation du style d’exécution et de la facture de l’orgue. (Cf. F. Danjou, De l’état…op. cit., p. 59), de la « tyrannie du legato » et du culte de la « note de passage » que prônera Ch. Kœchlin. Horreur du vide, du discontinu ; priorité de la voyelle sur la consonne ? Le retour actuel (encore un retour) à la pratique baroque n’est-elle pas le signe d’un changement de « mentalité », c’est-à-dire d’un nouveau déplacement de la fantasmatique ? 75 Ernst Jones, « La conception de la Vierge par l’oreille », Psychanalyse, Folklore, Religion (trad. de l’anglais), Paris, Payot, 1973, p. 227-290. 72
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si louable et de si bonne odeur, sublime en un mot, mais qui n’est pas non plus séparée de la forme même par laquelle il la conçoit ? En ce sens, la voie offerte à la fantasmatique, dans cette conjoncture, ne serait pas celle d’une « spiritualisation » au sens mystique de « retraite hors du corps par où serait mimé une incompatibilité avec le corps social »76, mais plutôt celle de la construction d’une société idéale par constitution vocale d’un corps sublime où les échanges amoureux auraient définitivement perdu leurs aspects répugnants, cloacaux, tant par l’effacement apparent de la dimension institutionnelle et politique, que par leur inscription dans un registre du tolérable. La constitution d’un véritable eros chrétien dans la société moderne, tant envers l’Église qu’envers les Objets divins, n’était sans doute possible qu’à ce prix. « Prier sur de la beauté » ou la dérive esthétisante Le second des traits dont nous avons fait mention se présente avec les caractères d’une dérive esthétisante77 qui se manifeste par l’application au plain-chant restauré de règles d’interprétation de plus en plus subtiles, la plupart du temps fondées sur une meilleure connaissance archéologique et pratique de l’objet, mais faisant appel à des critères de plus en plus « musicaux ». On peut suivre avec la publication de l’Édition de Reims-Cambrai, des Mélodies grégoriennes de Dom Pothier, des premiers cours et conférences donnés ici ou là (y compris à Rome) par les maîtres solesmiens qu’un art, véritablement art78, est en train de se constituer, auquel s’intéressent de plus en plus les musiciens de progrès et les mélomanes avertis. Ainsi la « sortie » proposée par le Chanoine Gontier était une fausse sortie. Ecartelé entre le statut du « Cantus « et celui de la « Musica », Gontier les repousse aussi bien l’un que l’autre en fondant la restauration stylistique du plain-chant sur une fonctionnalité esthétiquement neutre qu’il décrit comme une « modulation de la voix appliquée à la récitation de la prose liturgique »79. Ce dont le félicite d’Ortigue, conscient d’avoir trop opposé le « plain-chant comme art « à l’autre art qu’était la « Musica ». « Vous, dit-il, vous envisagez le plain-chant en lui-même, dans son essence ; vous le retrempez à sa double source naturelle, la parole, la liturgie »80. Mais cet art non-art allait, et avec la splendeur que l’on sait, se révéler un art suprême qui irait même jusqu’à donner des leçons efficaces aux musiciens du siècle. Par là aussi, la « Musique » refaisait son entrée et, avec elle, les jugements évaluatifs, et la subjectivité esthétique. Brêche, cette fois, dans le dispositif « intransigeant », par le biais de catégories de valeur et de pratiques « artistiques » dont on sait qu’elles sont particulièrement « poreuses » à la pression du siècle. M. de Certeau, L’Ecriture…, p. 170. Qu’on ne voie, dans cette expression, qu’une tentative de description, soumise à discussion. Nous ne pointons pas ici des coupables ! Au contraire, nous pensons que le statut du Beau, tant dans sa conception philosophique que dans son correct usage en tradition chrétienne, demanderait un autre travail, une autre approche conceptuelle et critique. 78 Lire là-dessus les pages de Dom Mocquereau en conclusion de L’Art grégorien…, p. 36. 79 A. Gontier, Méthode raisonnée…, p. 2. 80 Ibid., p. vii. 76 77
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Ainsi prenait corps la situation paradoxale à laquelle était amenée la réforme du chant ecclésiastique, et peut-être avec lui, celle de toute la liturgie : sa recherche d’une base véritablement populaire, si évidente chez Guéranger, d’Ortigue, Parisis, et dans le Motu Proprio de Pie X, et son souci de promotion éducative débouchaient de plus en plus, en dépit des réticences d’un certain nombre de réformateurs convaincus mais pris de vertige devant la difficulté de modifier aussi radicalement les attitudes et les techniques81, sur une pratique musicale d’un niveau de plus en plus élevé82, et surtout dans l’instauration du « temps court » et de la cumulativité accélérée de la surenchère interprétative et exégétique propre aux mouvements de réformes « éclairées ». En tout état de cause, la mise en place d’un chant « traditionnel » se révélait, par la force des choses, une très grande rupture de tradition83, et sans doute, l’entrée dans le dispositif ecclésiastique, par le biais d’un certain aveuglement propre à la position intransigeante, d’un cheval de Troie de la modernité. Une laïcisation du répertoire ? Il est un autre phénomène, plus difficile peut-être à cerner et à analyser, qui tient à une certaine « laïcisation » de fait des répertoires que la réforme « intransigeante » considérait comme intrinsèquement catholiques, par leur intégration dans l’encyclopédie culturelle moderne et par leur pratique dé-contextuée, dé-confessionnalisée, au concert, à la radio, ou sur le plateau du tourne-disque. Il est sans doute nécessaire de comprendre ce phénomène « en profondeur » dans sa dimension socio-historique comme la mise en place, dans la modernité d’un dispositif culturel, d’une organisation du pensable, du convenable, du délectable, par la constitution d’archives84, c’est-à-dire de références et d’objets sacralisés qui, selon les perspectives proposées par Cl. Levi-Strauss85, n’ont pu s’établir que sur la disparition des dispositifs proprement religieux, condamnant à terme et par l’intérieur l’effort de remembrement « intransigeant »86.
C’est ainsi qu’il faut interpréter, nous semble-t-il, en dépit des questions éditoriales et financières, les hésitations de Dom Guéranger quant aux éditions abrégées, celles de Jouve, de Nisard, de Félix Clément, partisans du maintien par prudence des éditions françaises de la fin du xviie siècle (Valfray, Nivers, Balard…), contre les « médiévistes » partisans de l’édition de Reims-Cambrai (1852). 82 C’est ce que reconnaît très clairement Dom Mocquereau dans sa conférence de 1896 à l’Institut Catholique de Paris : L’Art grégorien…op. cit., p. 36. 83 On pourrait en juger par les débats soulevés entre 1910 et 1920 par une des dernières ruptures, le passage à la « prononciation romaine » du latin. 84 Sur ce concept d’archives, voir Pierre Nora, « Mémoires de l’historien, Mémoire de l’Histoire », entretien avec J.-B. Pontalis, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 15 (1977), p. 221-232. Et, bien sûr, Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969 ; en particulier, p. 166-173. 85 Cl. Levi-Strauss, L’Homme-Nu, op. cit., p. 583-584. 86 É. Poulat, Église contre Bourgeoisie…op. cit., montre bien la généralité de ce processus dans son dernier chapitre, particulièrement p. 250. 81
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J.-J. Rousseau, un exotisme de l’intérieur Il n’est pas sans portée, de ce point de vue, que l’un des premiers énoncés où se manifeste précisément le renversement des perspectives trouve son lieu, presque incidemment il est vrai, dans le discours de Jean-Jacques Rousseau, une fois de plus situé à l’articulation (fautil dire à la césure ?) de l’ancien monde et de la modernité ? À l’article « Plain-Chant » du Dictionnaire de Musique87 si souvent cité par la suite, et même par des auteurs pieux que ce patronage embarrasse un peu, Rousseau après avoir montré dans le plain-chant une survivance, déformée certes, mais encore impressionnante de la musique de l’Antiquité, et critiqué les « plains-chants accommodés à la moderne », recommande […] que ces précieux restes de l’antiquité soient fidèlement transmis à ceux qui auront assez de talent et d’autorité pour enrichir le système moderne. Car, écrit-il, loin qu’on doive porter notre Musique dans le plain-chant, je suis persuadé qu’on gagnerait à transporter le plainchant dans notre Musique ; mais il faudrait avoir pour cela beaucoup de goût, encore plus de savoir, et surtout être exempt de préjugés.
Avec Rousseau et son époque, le vent tourne ; et le chant ecclésiastique quitte la relative relégation dans laquelle le tenait la misère de sa destination et de ses conditions habituelles d’exécution, pour réapparaître du côté de la Nature et de l’Antiquité, du Dehors, c’est-à-dire de ce côté d’où peut venir un renouvellement de la sensibilité, dans un état de société un peu trop desséché par le rationalisme des Lumières. C’est l’époque où l’on voit croître l’intérêt pour le moyen âge88, la musique grecque, où se décèle une montée de l’exotisme. On se passionne de nouveau pour la Chine et l’Amérique et, trente ans plus tard, Villoteau arrivera à point pour révéler l’étonnante parenté du plain-chant avec des systèmes musicaux du Proche-Orient89. Rejetant tout compromis, J.-J. Rousseau place délibérément le plain-chant, en dépit de son état de décadence au nombre des systèmes musicaux qu’une société cultivée est appelée à découvrir pour renouveler ses conduites artistiques, ouvrant la porte à un véritable exotisme de l’intérieur, dont se nourrira une partie de la littérature et de la musique romantiques et post-romantiques. Dans le plain-chant, J.-J. Rousseau perçoit, non seulement la règle d’un chant véritablement religieux, mais un « patrimoine » dont il souligne l’incompatibilité avec le système harmonique moderne (annonçant un des thèmes favoris de Fétis et de d’Ortigue). Ainsi se prépare à éclater une certaine contemporanéité de la pratique musicale à elle-même qui était la règle jusqu’au xviiie siècle finissant, pour annoncer un nouvel horizon culturel où viendront se totaliser des apports aussi différents que la perspective historique (naissance de la « musique ancienne » avec Fétis et Choron), les « folklores » nationaux et Jean-Jacques Rousseau, Dictionnaire de Musique, Paris, chez la Veuve Duchesne, 1768, p. 373-378. René Lanson, Le goût du Moyen Âge en France, au xviiie siècle, Paris/Bruxelles, G. Van Oest éditeur, 1926 ; Jacques Chailley, « La Musique médiévale vue par le xviiie et le xixe siècles », Mélanges d’Histoire et d’esthétique musicales offerts à Paul-Marie Masson, t. i, Paris, Richard-Masse, 1955, p. 95-103 ; Théodore Gérold, « Le réveil en France, au xviiie, siècle, de l’intérêt pour la Musique profane du Moyen Âge », Mélanges offerts à Lionel de La Laurencie, Paris, Droz, 1933, p. 223-234. 89 Guillaume-André Villoteau, Recherches sur l’analogie de la musique avec les arts qui ont pour objet l’imitation du langage, Paris, Imprimerie Royale, 1807, 2 vol. 87 88
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régionaux et plus tard les musiques extra-européennes. Le plain-chant y gagne une suprême dignité, et la barbarie, par un mouvement propre aux réformations contestantes, est mise au compte des compromissions modernes. Mais cet hymne à la gloire du plain-chant, l’exaltation de sa différence, donc de ses promesses, et qui semble consonner si fort avec la « restauration grégorienne » du xixe siècle, était en fait, à long terme, annonciatrice de sa laïcisation. Car J.-J. Rousseau le revendique pour enrichir « notre musique » et, bien sûr, le plain-chant l’enrichira ; mais ce sera en payant le prix d’une inscription dans l’horizon mélomane, et aujourd’hui dans l’horizon discophilique, au même titre que les autres formes musicales, classiques ou anciennes, qui composent désormais l’univers des musiques à connaître, phénomène qui constitue pour le plain-chant un transfert massif hors de ses frontières fonctionnelles, calendaires et liturgiques, et qui n’est pas sans évoquer la « beauté du mort », pour reprendre encore une fois une expression célèbre90. Archive contre archive : deux sacralisations Ainsi, dans le mouvement par lequel se constitue la « culture musicale » moderne se rencontrent deux modes de sacralisation, apparemment très proches mais, en fait, contradictoires. Deux sociétés se construisent leurs archives ; l’une, 1’Église, dans un effort pour se doter d’un appareil liturgique rendu à son originalité et d’une musique inconfusible avec celle du monde, fondant une esthétique du refus ; l’autre, la société bourgeoise, pour constituer un patrimoine destiné à transmettre et à fondre en légitimité des habitus perceptifs et judicatifs, de goût et de valeur, fondant une esthétique encyclopédique et totalisatrice sur le musée, l’école et, aujourd’hui, la discothèque. L’une comme l’autre s’appuient sur une conception très philologique et finalement positiviste de l’archive. Mais la dissymétrie des deux positions est patente : celle-ci englobe celle-là, et lui imposera sa loi. Le phénomène serait le même que celui que décrit M. de Certeau, touchant le statut des instances religieuses dans la société moderne : Une configuration sociale, et non plus une hiérarchisation religieuse, est la loi qui détermine des répartitions et définit le « réemploi » des éléments chrétiens tirés du passé. Le fait est encore plus notable au xixe siècle, à propos de la science ou de la question sociale : une société qui n’est plus religieuse impose aux formulations religieuses sa rationalité, ses propres catégories, ses problèmes, son type d’organisation91.
L’avenir « scientifique » du plain-chant À ce titre, on pourra être attentif à la « scientificité » qui se déploie de manière progressive de Dom Guéranger à Dom Mocquereau, et jusqu’aux nouvelles perspectives 90 Michel de Certeau, « La beauté du mort – le concept de culture populaire », La culture au pluriel, Paris, Union générale d’Éditions (« 10/18 »), 1974, p. 55-94. Cf. aussi Michel Vovelle, Métamorphoses de la Fête en Provence de 1750 à 1820, Paris, Aubier-Flammarion, 1976, p. 277-278. 91 M. de Certeau, L’Ecriture…, p. 152.
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ouvertes par les travaux de Dom Jean Claire et de Dom Eugène Cardine. Leur portée musicologique est indiscutable. Mais ne témoigne-t-elle pas, dans sa rigoureuse positivité, d’une « laïcisation » de fait des conduites d’observation et de reconstitution des faits religieux, propre aux écoles théologiques modernes après Duchesne ou Baumstark ? Il n’y a pas de Tradition critique, et la « science » invoquée par Pie X dans la promulgation de l’Édition Vaticane, annonçait forcément l’entrée des faits grégoriens dans la courte durée des acquis scientifiques soumis, comme on le sait, par définition, à révision et à controverses. Seuls, les monastères, reconstituant un véritable milieu traditionnant par la présence simultanée des générations et le primat des apprentissages globaux (transmission de l’ethos intonatif, prosodique, stylistique…) sur les enseignements discursifs, pouvaient sans doute compenser cette rupture. Lendemains de restauration Au terme de ce trop long propos, nous pensons avoir montré que les pratiques musicales d’un groupe social ne constituent pas une « histoire de la musique », mais une histoire socio-politique, c’est-à-dire une lutte pour la maîtrise, le contrôle de l’outil culturel et fantasmatique que représente toujours la musique. L’héritage du « temps des deux Conciles » pèse encore très lourd dans la distribution des rôles, des fonctions, des valeurs, des habitus concernant la « musique d’église » ou le chant liturgique. Écriture Du primat de l’écriture, et du « convenable de conservatoire », nous avons souvent gardé une attitude frileuse devant tout ce qui pouvait amener dans l’acte musical un autre type d’exactitude, et jusqu’à oublier que l’acte musical était aussi ce qui s’accomplit in situ, qu’une certaine « oralité » était encore possible, et que « la musique » était faite pour la plus grande part d’un certain nombre de traits phoniques que le système de cinq lignes n’écrivait pas. L’itinéraire qu’a bien voulu retracer pour nous Michel Scouarnec dans ce même numéro de la Revue92 illustre parfaitement cette sortie hors du monde de la « dignité écrite ». Dignité Mais comme le fait remarquer Claude Duchesneau, l’extension de la culture musicale et de l’audition cultivée pose aussi dans des termes plus aigus qu’il y a cent ou cinquante ans la question de la « dignité sociale » de nos comportements musicaux devant la classe « pensante » et la classe « musicale » ; hantise qu’il n’est pas toujours possible d’exorciser, même lorsqu’il est difficile de comprendre très exactement ce qu’elle signifie.
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Voir supra note 2.
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Le son de l’histoire. Chant et musique dans la restauration catholique (xixe siècle)
Idéalisation Quant à l’idéalisation de la musique et du chant dont nous avons fait état, elle a été la plupart du temps si fortement intériorisée qu’il est difficile à beaucoup de concevoir des actes musicaux ou vocaux faisant une part à quelque autre type de sonorité, de lutherie, de conduite vocale, de fondation motrice ou corporelle. Par exemple, l’énonciation poétique nécessaire à un certain type d’hymnodie, proche de la chanson-à-dire, est souvent complètement déplacée hors de toute efficace, par des conduites vocales et des phrasés de séminaire, de mauvais chant choral, ou de crooners conscients ou inconscients93. *** Mais c’est surtout à une interprétation socio-historique des cent cinquante dernières années que nous avons eu recours, en essayant de situer les idéologies et les pratiques musicales dans un processus social plus compréhensif, affectant l’ensemble du catholicisme, ses tentatives pour s’établir dans et/ou contre la société moderne. La restauration catholique, dans laquelle prend place le « mouvement liturgique » et la réforme de la musique d’église, nous est apparue comme une parade conjoncturelle d’une société religieuse cherchant à (re)constituer un tissu social, une « sacralité » alternative, un éthos proprement chrétien, appuyé sur l’image rétrospective d’une chrétienté. Cette restauration en ce qui concerne le domaine musical a donné lieu à la reconstitution de l’Antiphonaire et du Graduel Romains, pratiquement disparus de l’usage des diocèses français, et dont on ne disposait, pour le reste de la catholicité, que d’éditions imparfaites. Ce répertoire, dont on n’a cessé depuis d’explorer les conditions d’apparition, de diffusion, les procédures de composition, de notation, d’interprétation, a contribué à l’intérieur du « mouvement liturgique » à une prise de conscience de la fonction liturgique des chants, en particulier du lien texte-musique. Comme dépaysement modal, il permettait au sanctuaire de prendre ses distances vis-à-vis de la musique du siècle sans perte de dignité. Toutefois, le mode d’interprétation auquel on l’a le plus souvent soumis n’était pas sans une forte teinture idéalisante. La pratique extensive de ce répertoire, restauré à Solesmes et officialisé dans l’Édition Vaticane, s’étend surtout des années qui suivent la Première Guerre mondiale jusqu’à la fin des années cinquante. Elle correspond à l’époque de la plus grande centralisation romaine qu’ait sans doute connue 1’Église dans toute son histoire, et réalisait, formellement au moins, le projet des restaurateurs « intransigeants » qui, au terme d’une longue lutte, en avaient obtenu, dans le Motu Proprio de Pie X, une confirmation officielle et une formulation remarquable.
Ces phrasés et ces conduites vocales étant aujourd’hui très sérieusement remis en cause pour l’interprétation de toutes musiques « anciennes », y compris, bien sûr, le plain-chant ; sans parler évidemment, de la musique contemporaine. 93
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L’effacement du répertoire grégorien dans la pratique liturgique des paroisses et des institutions catholiques (dont il serait intéressant de connaître l’histoire détaillée et la distribution géographique) tient à un enjeu de déterminations paradoxal. En effet, c’est le maintien de la perspective de restauration catholique qui anime les mouvements liturgiques de l’après-guerre et, au nom de cette perspective, les conduit à chercher d’autres solutions dans un déploiement et une dispersion propres au devenir « intransigeant ». Dispersion des solutions qui apparaît bien dans les compromis présentés par les textes de Vatican II. Mais, d’autre part, s’effaçaient, chez beaucoup, et quelquefois chez les mêmes hommes (car c’est le propre des contradictions « intransigeantes » que d’être souvent le nœud de bien des « crises » individuelles), la plausibilité de la problématique restauratrice et la possibilité de concevoir un modèle fiable d’ecclésialité où la liturgie aurait constitué la langue propre d’une société chrétienne dans tous ses niveaux d’expression, y compris les vêtements, les chants, les attitudes et les objets. Car la musique et plus encore le chant, dans leur dimension métaphorique, sont directement en rapport avec la symbolisation dont le corps social est l’objet et le sujet. Il est possible que l’enjeu du déplacement soit cette ecclésiologie (ou cette ecclésiurgie) pratique, impliquée dans les formes, ce qui confirmerait en les retournant les intuitions prédurkheimiennes de Dom Guéranger. À la figure de la grande Église, toujours pleine et présente, en deçà et au-delà du groupe physiquement rassemblé, suppléant sans cesse à ses défaillances numériques ou spirituelles, assurant l’équivalence de droit de tout acte correctement liturgique, se substitue dans une sorte de brouillard une figure beaucoup plus métonymique centrée sur la « réalité » physique et sociale du groupe présent, tentant par elle, en réponse à la convocation apostolique, de signifier la communion des fidèles dans une Église interstitielle, plus à faire que faite. La forme-musique ne saurait être la même dans les deux cas. Figure idéalisée et idéalisante d’un espace métaphorique, le plain-chant d’église, le choral à notes de passage s’y déployait « sicut incensum in conspectu tuo ». Dans le second modèle, bien représenté par la diffusion élargie de répertoires d’allure « revivaliste », l’action musicale, figure plus métonymique du groupe en acte, et plus limitée à son espace, y est plus communicative, plus interactionnelle, plus « pieuse » aussi quelquefois, voire sectaire ou bavarde. « La dégradation du chant de l’Église catholique, commencée dès longtemps, est arrivée à son dernier période (sic)… », écrivait F.-J. Fétis en 184694. Fallait-il encore une fois entonner ce refrain, dont on sait qu’il jalonne toute l’histoire de la « musique à l’Église » ? Nous avons plutôt essayé de comprendre ce qui s’est passé. Comme l’écrit E. Poulat en transposant la célèbre formule de Loisy : On pourrait, sans paradoxe, dire que l’Église intransigeante du siècle écoulé a aussi annoncé un Royaume qui n’est pas venu et, qu’à Vatican II, elle est retombée sur elle-même, s’accommodant du pluralisme et des idéaux de notre temps comme jadis elle s’était faite au monde gréco94
François-Joseph Fétis, Méthode élémentaire de Plain-Chant, nouv. éd., Paris, Régnier-Canaux, 1862, p. v.
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romain. Rêve, revival, réveil. Mais comme le monde a changé. Jadis aux couleurs libérales, la modernité hésite aujourd’hui entre plusieurs modèles et de multiples voies. Tous les débats d’hier vont renaître avant même qu’aucun d’eux n’ait été conclu, et vont ressurgir toutes les divisions, postérité nombreuse à se partager un héritage intransigeant qui n’est ni dissipé, ni abandonné, ni même inventorié et estimé95.
Et sur le terrain en effet, c’est bien cet éclatement de l’héritage qui est aujourd’hui observable, et ce que l’on pourrait appeler une balkanisation des positions, propre sans doute aux lendemains d’intransigeance et préparée tout au long de ce qui fut un devenir cahotant et contradictoire. Il s’agit là, on le comprend maintenant, de bien autre chose qu’une simple diversité « riche de promesses » à laquelle pourrait correspondre un pluralisme bénisseur96. Pour beaucoup de ceux qui l’ont vécue, ou qui l’ont faite, mûs par ces forces dont parlait d’Ortigue et qu’il est si facile de confondre avec le diable ou le Saint-Esprit, chaque étape de la Réforme traversée, qu’on s’y soit arrêté ou qu’on ait poursuivi la quête, vit aujourd’hui dans la mémoire, quand ce n’est pas sous la forme de quelque manuel abandonné dans un coin de sacristie, comme le maintien ou le débris d’une espérance, celle-là même qui nous rend si proches et si lointaines les positions de Joseph d’Ortigue ou de Prosper Guéranger.
É. Poulat, Église contre Bourgeoisie…op. cit., p. 265. Bien différente d’un éclectisme facile nous paraît la position de Joseph Gelineau, Demain la Liturgie, Paris, Cerf (« Rites et Symboles », 5), 1976, p. 102-118. L’Auteur essaie d’y faire face à la situation d’éclatement que nous avons tenté de décrire. On pourra se faire une idée d’une « géologie » musicale des trente dernières années avec Jean Lebon, « Trente années de musique dans la Liturgie », Musiques et Célébrations, 2 (1977), p. 5-18. Sur le chant grégorien, la place qu’il peut tenir dans l’expérience religieuse contemporaine et dans la vie liturgique d’un certain nombre de groupes chrétiens, on pourra lire les réflexions du chanoine Jean Jeanneteau, « Statut du chant grégorien dans la situation et le climat actuel », Choristes, 48 (1977), p. 8-9. 95 96
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Le plain-chant à la recherche de sa musicalité En amont de la conférence de Dom Mocquereau (14 mars 1896)1 [Dom André Mocquereau, fondateur et directeur de la Paléographie Musicale et Maître de chœur de l’Abbaye Saint Pierre de Solesmes, avait le 14 mars 1896, donné à l’Institut Catholique de Paris, une Conférence très remarquée intitulée : L’art grégorien, son but, ses procédés, ses caractères. L’Institut Catholique, à l’initiative du P. Joseph Doré, Doyen de la Faculté de Théologie, crut utile et honorable de consacrer une journée d’études pour commémorer le centenaire de cet événement. Dans l’impossibilité, pour des raisons de santé, de reprendre in extenso le texte de la conférence qui m’avait été demandée à cette occasion, j’avais adressé à la Rédaction de Transversalités une sorte de résumé condensé de mon intervention. Une certaine concision du propos, si elle appelait à l’évidence l’apport de certains développements, dont certains ont trouvé place dans les articles de cet ouvrage consacrés à la même conjoncture, avait pu paraître à certains lecteurs comme propice à en dégager des linéaments importants. C’est pourquoi nous la transcrivons ici sans changement.]
Au cours du xixe siècle, le plain-chant est tenu en assez piètre estime auprès des musiciens et des gens de goût. On peut même parler à son sujet d’une sorte de « rélégation culturelle ». En dépit d’efforts et de travaux sérieux, la pratique cantorale à l’église ne semble pas dans les faits participer à l’essor général de l’art musical. Sur la fin du siècle, les effets du retour des diocèses de France à la liturgie romaine, la pratique du chant grégorien de plus en plus méthodique dans les grands et les petits séminaires, transforment les conditions générales de sa diffusion. Des musicologues et de dévoués dilettanti s’y intéressent, mais il reste à démontrer au monde musical qu’il existe un « art grégorien », et que cet art-là est même un art musical suprême. C’est l’objectif de la conférence de Dom Mocquereau. On ne peut pas détacher cet objectif de la perspective plus générale d’un renouvellement, voire d’une « régénération », de la société chrétienne et de ses moyens d’expression qui fait corps avec le mouvement liturgique. Ce fut celle de Dom Guéranger et de ses contemporains mennaisiens dès 1830. Sur la fin du siècle, elle reprend vigueur In Transversalités, 63 (1997), p. 189-194. Le texte de la Conférence de Dom Mocquereau a été publié dans la Revue de l’Institut Catholique, puis, avec quelques remaniements dans une brochure de 37 pages, imprimée à Solesmes : R. P. Dom André Mocquereau, L’art grégorien, son but, ses procédés, ses caractères…Solesmes, Imprimerie Saint-Pierre, 1896. *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 563-567 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119034
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avec la question de nouveau posée de l’Art catholique, dont Maurice Denis se fait le théoricien et le plasticien. Un catholicisme divisé Il faut toutefois reconnaître dans le camp catholique une certaine division concernant l’importance à accorder à la restauration du plain-chant, et même tout simplement à la rénovation de la liturgie solennelle de la Messe et de l’Office divin, revue à la mode bénédictine. Le courant ultramontain, la piété des prêtres et des fidèles, semblent se satisfaire davantage d’un attachement à la messe basse, à la communion hors de la messe, à l’adoration eucharistique, à la prédication, à des réunions de piété. Les manifestations publiques font apparaître un catholicisme de processions, de pèlerinages, de vœux, qui dispose d’une hymnodie latine et française bien fournie. Une certaine pompe un peu ostentatoire, qu’attestent bien le répertoire le plus commun des organistes, le mobilier et la décoration des églises de villes et de petites villes, ne fera pas nécessairement bon ménage avec les modèles épurés du chant bénédictin. C’est certainement à S. Pie X que l’on peut prêter un rôle d’unification et la relance institutionnelle de la piété liturgique, dans une perspective pastorale élargie telle que l’entendra la branche belge du Mouvement liturgique avec Dom Lambert Beauduin (La piété de l’Église, 1913). Le monde du chant d’église Toutes les tentatives de réforme du plain-chant au cours du xixe siècle se sont faites sur un fond de critique soutenue des pratiques cantorales en vigueur et des répertoires imprimés dans les Livres diocésains issus des transformations liturgiques du xviiie siècle. Mais la critique porte autant sur le style et les moyens d’exécution. Il est toutefois difficile de démêler aujourd’hui la part d’exagération et de méconnaissance contenue dans les rapports et les critiques des réformateurs. Le répertoire mêlé qui constitue le fond du chant ecclésiastique des diocèses français peut se voir refuser la qualité d’être un art, il n’en constitue pas moins une culture, avec : –– ses institutions spécifiques (le lutrin de village, par exemple) ; –– ses formes établies et son répertoire usuel (Hymnes du calendrier, chants de l’Ordinaire, intégrant au fond médiéval des compositions du xviie et du xviiie siècles, Liturgie des défunts, chants des Saluts et des Processions, Antiennes à la Sainte Vierge…) ; –– ses pratiques diversifiées (chant uni, faux-bourdons, fleuretis, lutrins instrumentaux concurrencés par l’orgue de chœur et, après 1845, par l’harmonium) ; –– sa latinité, avec non seulement la prononciation en « usse » et en « omme », mais la prosodie quantitative accentuelle allongeant la syllabe forte et réduisant la pénultième faible des cadences pro-paroxytoniques ;
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Le plain-chant à la recherche de sa musicalité
–– son allure générale (diapason grave, débit lent, et en nombre de lieux encore soumis à la diversification des tempi selon le degré des fêtes). Si l’on ne peut nier une routinisation et une « décadence » de l’ensemble, peut-être faut-il y voir non pas une décadence du « chant grégorien », mais plutôt l’obsolescence et l’usure d’une forme de plain-chant qu’on dirait aujourd’hui « baroque », dont se perdent le goût, les procédés d’ornementation et les conduites vocales spécifiques, éléments peut-être sauvegardés dans certaines formes bien acculturées d’un « baroque paysan », qui pourront retenir l’attention des ethnomusicologues. Un meilleur plain-chant ? Toutefois, beaucoup de bons esprits sont d’accord sur la recherche d’un meilleur plain-chant, et la question se pose de manière concrète pour le Graduel et l’Antiphonaire avec le retour aux Livres Romains (à Paris, seulement en 1873). On peut distinguer deux tendances : (1) des continuateurs : Ils maintiennent les perspectives d’Ancien Régime : utilisation des éditions du xviie siècle (Nivers, Berthod, Valfray), gravité et uniformité du débit, mais ils pensent les corriger par un diapason plus élevé, une vocalité plus unie et plus linéaire, un bon calibrage des pauses, une prosodie soignée, dans l’esprit des notations post-tridentines, utilisant à bon escient la distribution syllabique des brèves et des longues. On n’est pas loin de rechercher en cette manière de faire la production d’un effet religieux grave et antique, ne permettant aucune confusion entre le chant de l’Église et la musique mondaine. (2) des rénovateurs : La rénovation, dont l’histoire a été faite surtout à partir des travaux solesmiens, portera sur trois plans en étroit rapport les uns avec les autres : on cherche à établir la « note de saint Grégoire » (à savoir une version mélodique qu’on puisse dire authentique), à définir un style d’exécution, à éclairer le tout par une conception approfondie (philosophique voire théologique) de cet acte de chant, comme chant, d’une part, et comme « prière chantée de l’Église », d’autre part. Ce qui ne sera pas sans soulever les questions de son statut canonique et de sa portée esthétique. La note de saint Grégoire L’accord se fera petit à petit sur la nécessité de laisser de côté toute édition tronquée ou abrégée, pour retrouver une version fondée sur la convergence des témoignages manuscrits, sur la pureté diatonique des huit modes, sur une prosodie dégagée de la tyrannie quantitative de l’accent long. Se trouvait dès lors immédiatement posée la question du graphisme de la notation et de l’interprétation des « neumes » dans les manuscrits sans lignes, porte
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ouverte à une archéologie musicale que la publication de la Paléographie musicale, sous la direction de Dom Mocquereau, à partir de 1889, allait porter d’emblée à un très haut niveau de scientificité. Le style de l’exécution Il s’agissait au fond de retrouver une « chantabilité » du plain-chant fondée sur les principes mêmes de sa composition et sur les témoignages des notations anciennes : d’abord écarter la pratique de la « note battue » et tout mensuralisme qui en dériverait ou au contraire voudrait la corriger, élever le diapason, amener le tempo à une allure favorisant la chantabilité, prohiber les adjonctions instrumentales. La ligne solesmienne (Dom Guéranger, Chanoine Gontier, Dom Pothier) affirmera, comme l’avait déjà fait Mgr Parisis dans son Introduction sur le chant de l’Église (Langres, 1846), la priorité du texte et de sa profération intelligente et souple, jusqu’à forger un concept de « rythme oratoire », applicable analogiquement aux développements mélismatiques. Les travaux théoriques de Dom Mocquereau, dès le Tome Troisième de la Paléographie Musicale (1892), s’efforceront de dépasser les faiblesses théoriques et pratiques de cette position par un approfondissement des procédés de composition intégrant texte et mélodie (recherches sur les cursus toniques) et par la conception d’une sorte de solfège fondamental et philosophique du rythme, devant permettre à ses yeux de sortir d’une trop grande indécision quant à l’organisation du flux rythmique, qui rebutait les musiciens. La conférence de 1896 est un bon témoignage de l’esthétique générale qui préside à ces orientations. Quid cantus ? Dans le Dictionnaire de Plain-chant (Migne, 1853) Joseph d’Ortigue avait élevé le débat à un haut niveau de conceptualisation. On en dirait autant de la Méthode raisonnée du Chanoine A. Gontier (1859). La question insistante est celle de « l’expressivité » à reconnaître ou à nier au chant grégorien : elle ne saurait s’apparenter aux procédés d’une musique sensuelle et troublante ; on l’imagine plutôt calme, modérée, apaisante. La conception du « rythme oratoire » et la primauté accordée à un ars bene dicendi dans la production du chant permettrait de sortir élégamment d’une primauté bien romantique de l’affectif et de l’ineffable attachée à l’art musical. Elles rendaient à la ligne grégorienne vivacité, flexibilité, pouvoir de toucher, non sans que surgisse le reproche d’une certaine affèterie. Jules Combarieu, faisant allusion en 1897 à la conférence de Dom Mocquereau (qui de son côté l’avait cité) prend en haute considération les arguments du maître de Solesmes, mais s’étonne : « Comment se fait-il que le plain-chant, dont le propre est de dominer la sensibilité, ait précisément le même rythme que l’éloquence antique, si attachée à exprimer les plus brûlantes passions ? »
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L’art grégorien de Dom Mocquereau, assez proche en fin de compte de l’art du lied ou de la mélodie fauréenne, déboucherait-il en fin de parcours sur une esthétique de salon ? La réponse s’élaborera dans l’expérience du chœur et de la prière chantée. Elle libérera un art vraiment original en son temps de la déclamation monodique dont témoigneront les premiers enregistrements phonographiques, vite célèbres dans le monde entier.
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L’histoire du chant grégorien est avant tout une histoire moderne Ce que nous appelons aujourd’hui « chant grégorien » est le résultat d’une vaste et étonnante entreprise de restauration archéologique et artistique des chants de la messe et de l’office qui préoccupa un grand nombre de chercheurs et de musiciens, dans le cours du xixe siècle, mais à laquelle, en premier lieu et en dernière instance, est attaché le nom des savants et des chantres de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Cette restauration, qui souleva de nombreux débats, en France, en Allemagne et en Italie, dans les dernières décennies du xixe siècle, connut la plus haute consécration institutionnelle dans la décision du pape saint Pie X d’en faire la base d’une Édition vaticane, dont les publications se succèdent, après la parution du Kyriale vatican en 1905 : Graduel romain en 1907 pour les chants de la messe, Antiphonaire romain en 1912, pour les chants de l’office. À la différence du concile de Trente qui avait confié aux instances synodales et provinciales tout ce qui concernait la régulation du chant dont les textes et la distribution avaient été fixés dans le Missel et le Bréviaire, Pie X envisageait pour l’ensemble du rite romain la publication d’une édition musicale unique et seule autorisée. Une dimension ecclésiologique et liturgique Cette restauration archéologique et artistique des chants de la messe et de l’office apparaissait à beaucoup de bons esprits comme une nécessité. En France, en particulier, le retour des diocèses à la liturgie romaine (mouvement auquel Dom Guéranger avait donné une dimension que l’on peut dire ecclésiologique tout autant que liturgique) avait posé le problème théorique et pratique de l’édition de nouveaux livres de chants, et accentué la recherche d’une version musicale que l’on voulait à la fois sûre et commune. Les textes des chants de la messe et de l’office n’avaient guère varié depuis les temps carolingiens, mais les réformateurs (tels qu’on les voit réunis, par exemple, en un important Congrès à Paris, en 1860) s’entendaient tous pour rejeter l’état dans lequel les éditions imprimées, la tradition du chant et l’usage maintenaient le vieux plain-chant. On lui reprochait de n’être plus qu’un art dégradé : chant épelé lourdement en notes égales, diapason grave, tempi exagérément lents, latinité problématique. On ne peut nier toutefois l’insertion des pratiques cantorales des lutrins paroissiaux de villes et de villages dans le cadre coutumier de ce que l’on appellera *
In Célébrer, 362 (2008), p. 13-15 ; 363 (2008), p. 13-17.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 569-575 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119035
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plus tard un art populaire ou traditionnel. Mais ce code coutumier intégrait des pratiques vocales, ou même instrumentales (serpent, ophicléide, violoncelle, basson…), auxquelles ne pouvaient guère s’appliquer les critères artistiques et scientifiques des réformateurs. C’est un peu contre ce type de chant, considéré comme trop rustique et barbare, mais aussi contre le goût mondain des tribunes élégantes des paroisses huppées, que le répertoire nouveau se diffusera, très appuyé sur un beau courant d’intérêt pour la liturgie romaine, la « piété de l’Église » et son histoire, et sur des actions et une stratégie que l’on peut dire militantes (colloques, congrès, associations, revues). Il va sans dire que l’Instruction sur la musique sacrée de saint Pie X, et son motu proprio de promulgation (22 novembre 1903), apportaient à cette campagne de réhabilitation un texte de référence d’une grande tenue rédactionnelle, et, bien sûr, l’intervention de la plus haute autorité magistérielle. À la recherche d’une interprétation Toutefois, de nombreux débats opposèrent les musicologues et les musiciens, chantres et organistes, pas tant sur la teneur mélodique des restitutions savantes (appuyées sur le monument exemplaire de la science musicologique moderne que furent les livraisons de la Paléographie musicale, sous la direction de Dom André Mocquereau, à partir de 1889) que sur le mode d’interprétation : on avait choisi pour les nouveaux livres de chant, à la suite de Dom Joseph Pothier, dans son décisif Liber gradualis de 1883, la belle graphie neumatique sur quatre lignes, reprise des manuscrits des xiie et xiiie siècles et restée largement en usage jusqu’à l’époque du Concile de Trente, et même au-delà. Mais la science de l’interprétation et de la conduite de la voix dans la réalisation chantée conduisait à s’appuyer aussi sur les indications observables dans les manuscrits, notés sans ligne, les plus anciens (fin ixe et xe siècles), au sujet desquelles les savants ne s’accordaient pas toujours. Si presque tout le monde s’entendait sur une remise en valeur de l’énonciation chantée du texte sacré, élément dont on faisait souvent la clé du renouveau musical, et de la réappropriation religieuse de cette forme d’art, le débat le plus aigu portait sur ce que l’on appelait alors la « question rythmique », ou ordonnancement temporel effectif et actif, mesurable ou non, du flux mélodique et verbal. Cette difficile question, dont l’importance pratique et pédagogique n’échappait à personne, et qui présupposait une sorte d’unité stylistique de l’ensemble du répertoire, fut, dans la pratique des chantres et des chœurs, en partie résolue par l’adoption massive des éditions et de la « théorie rythmique » issues des travaux de Dom André Mocquereau (Le Nombre musical ou Rythmique grégorienne, tome I, 1908) et diffusée, surtout dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale, par de nombreux moyens pédagogiques, tels que les Notions sur la rythmique grégorienne de Dom Joseph Gajard, résultat de conférences faites à la Semaine liturgique de la Ligue féminine d’Action catholique, en 1935, auxquels il faut joindre l’exceptionnelle réussite éditoriale des paroissiens grégoriens des éditions Desclée, de Tournai. Ainsi se constituaient et se diffusaient une doctrine et une pédagogie de l’énonciation chantée, qui permettaient une approche à la fois méthodique et relativement aisée, et surtout que l’on pensait fondée en science musicologique et en art musical. Il convient d’ajouter que, dans la pratique paroissiale, le répertoire issu de l’Édition vaticane se présentait le plus souvent muni d’un accompagnement réalisé à l’orgue ou à
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L’histoire du chant grégorien est avant tout une histoire moderne
l’harmonium, pour lequel de bons musiciens pouvaient proposer des réalisations imprimées. La conjonction de ces diverses données, parmi lesquelles il faut discerner une étonnante et très « moderne » féminisation des formations chorales, aboutissait à conférer au « chant grégorien » une allure générale, un caractère, un style, qui en faisait une extraordinaire aventure de la culture musicale de la première moitié du xxe siècle, et, là où il était pratiqué avec excellence, l’apparition d’un art musical certainement inconnu jusqu’alors. Le Requiem de Maurice Duruflé atteste, dans une œuvre dont chaque reprise confirme la perfection, le très haut pouvoir d’engendrement de cette conjoncture musicale. On peut ajouter que, dans les années trente, l’apprentissage et la pratique du chant grégorien renouvelé portaient avec eux un coefficient très actif de nouveauté, voire de modernité, et que certains milieux pouvaient y voir comme le fer de lance d’une réforme liturgique à la française. On peut aussi, à un niveau beaucoup plus modeste, faire remarquer que cette homogénéité de grammaire et de sensibilité musicale, avait pu s’étendre jusqu’à la composition de « cantiques grégoriens », où se font connaître, au temps de la fondation de la Schola cantorum, les noms d’Antonin Lhoumeau, Charles Bordes, et plus tard, ceux de Vincent d’Indy (Pentecosten, 1919), Guy de Lioncourt et Paul Berthier. Un édifice fragile Si l’on peut estimer que le mouvement grégorien est un peu, dans les années vingt et trente, comme un élément moteur d’une rénovation liturgique à la française, on ne peut pas ne pas voir qu’il en constituait un point fragile, pour au moins trois raisons. Une vision archéologique et scientifique Il s’est appuyé sur une vision archéologique et scientifique qui engageait des réformes particulièrement volontaristes, bousculant le temps long de la mise en place propre aux répertoires traditionnels, et soumettant ses acquis à la révision permanente propre à la cumulativité « scientifique » des connaissances. La base musicologique sur laquelle s’appuyait la nouvelle proposition stylistique et surtout l’appel à une esthétique avant tout chorale, qui neutralisait la très grande différenciation stylistique d’un répertoire couvrant des chants de solistes, des chants de schola, des chants communs, allaient rendre fragile, voire irrémédiablement caduque, la « méthode » d’interprétation, par ailleurs très liée à l’accompagnement et nécessairement durcie par la diffusion pédagogique. Une réception sélective La réception vraiment « musicale » de l’Édition vaticane a été inévitablement sélective, dans la mesure où elle touchait surtout les couches cultivées de la population (où, véritable innovation, se recrutaient ses scholae féminines très actives), qu’elle ne s’établissait que plus difficilement en milieu populaire, que bien des chantres ruraux restaient attachés à leurs anciennes pratiques, et qu’elle ne recueillait pas toujours l’adhésion du clergé.
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Une « concurrence » Surtout, le courant d’intérêt pour le chant grégorien, lié nécessairement à la liturgie solennelle des messes chantées, n’a pas toujours convergé avec le courant de piété, lui aussi liturgique, qui, même le dimanche, portait les fidèles les plus dévots vers les messes basses matinales de communion, ou les messes basses de confréries, d’associations, de rassemblements catégoriels (messe mensuelle des hommes, messes des catéchismes, messes minimales des patronages…). La désertion des messes chantées et des vêpres, dans les villes, est un phénomène massif. Auguste Le Guennant, directeur de l’Institut grégorien de Paris, va jusqu’à parler de « crise des offices solennels », lors du Congrès de musique sacrée tenu à Paris en 1937. D’autres modes de participation Les messes basses connaîtront un remaniement décisif de leur cérémonial dans l’introduction du dialogue des fidèles avec le prêtre célébrant, entre 1920 et 1930. Dans certaines de ces messes, dans un souci de participation et d’adaptation à des publics particuliers, on introduisait des « chœurs parlés » et surtout des cantiques, dont certains tendirent à se rapprocher de la fonction des chants latins de la messe solennelle. Ces pratiques, observables dès le début du siècle, dans le cadre des messes spécialisées et des mouvements de jeunesse, seront exploitées méthodiquement dans les années de la Seconde Guerre mondiale et de l’après-guerre, comme l’attestent les nombreux « carnets de chants », missels communautaires, des années cinquante. En 1958, l’Instruction romaine sur la musique sacrée, mettant en œuvre les recommandations de l’encyclique Musicae sacrae disciplina du pape Pie XII, présentait même une sorte de cérémonial de la missa lecta avec chants. Ce modèle se généralisera avec l’usage prédominant des langues vernaculaires. Mais, comme il en allait pour le chant grégorien, l’extension de ce modèle, et surtout la pratique systématique du chant commun, présupposait un intérêt du plus grand nombre des fidèles pour le chant et la liturgie chantée, ce qui n’avait rien et n’a toujours rien d’évident. Des fissures apparaissent En septembre 1958, se tient à Angers un congrès qui réunit les meilleurs maîtres grégoriens de l’époque, autour de Dom Jean Claire et du chanoine Jean Jeanneteau, et dont le signataire de ces lignes fut le jeune secrétaire. Mais, considérée rétrospectivement, à cinquante ans de distance, la situation d’alors apparaît comme assez paradoxale. La science grégorienne progresse. L’expérience musicale et religieuse qui se dégage de la haute pratique de ce répertoire est incontestable. Mais des fissures se manifestent : du côté des praticiens, les éléments de la théorie reçue, les techniques d’analyse, les méthodes pédagogiques, se transforment et, aux yeux de certains, cette évolution met en péril la grammaire d’exécution à large diffusion que l’on pensait bien stabilisée. Par ailleurs, les intérêts et les soucis du champ pastoral se déplacent, et il devient de plus en plus difficile de convaincre le clergé paroissial du bien-fondé d’un investissement suffisant dans ce domaine exigu du culte divin. Alors
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que la science grégorienne s’épanouit (travaux de Dom Jean Claire sur la genèse des échelles modales, de Dom Eugène Cardine sur la lecture des anciennes écritures neumatiques), que des chorales progressent, l’appui de ce mouvement s’effondre dans l’arrière-pays catholique. Quand en 1963 a été approuvée la constitution Sacrosanctum Concilium, le paysage pastoral s’est déjà largement modifié. Par ailleurs, à l’instar de tout ce qui se fait en matière de musique ancienne ou extra-européenne, le répertoire grégorien prend place dans le musée sonore des musiques enregistrées et des initiatives festivalières, et subit de ce fait une paradoxale sécularisation, au plus loin de son insertion dans une action familière du culte divin. Vers une ère nouvelle On peut penser, pourtant, que grâce au progrès de l’interprétation, de la recherche archéologique et philologique, de la meilleure connaissance des répertoires comparables, anciens et extra-européens, de l’action exemplaire de certains chœurs et ensembles vocaux, c’est une ère nouvelle qui s’ouvre, Et fort d’une certaine expérience, et sans engager une autre responsabilité que la nôtre, nous irions jusqu’à ne pas craindre d’affirmer que les formes antiques du répertoire grégorien se trouvent architecturellement plus à l’aise dans un beau déploiement de l’Ordo missae de 1970, plus proche des Ordines Romani, contemporains de leur diffusion dans l’empire franc, que dans le Ritus servandus de 1570, même dans ses variantes adaptées non sans raideur à la messe solennelle. Car il nous semble qu’on ne puisse pas, quand les conditions de leur heureuse intégration sont remplies, imaginer un retour des formes musicales grégoriennes sans retour à un véritable cérémonial du chant, sans lequel ces formes ne sont réduites qu’à une fonction de décor ou de musique d’ambiance, ou de répertoire simplement choral. Un article à venir détaillera la riche différenciation des actions de chant proposée par le répertoire grégorien, et leur intégration originale dans les fonctions liturgiques1. Il serait d’autre part infiniment regrettable que, sous la pression d’une symétrie aussi aveugle que sotte, les formes issues du répertoire grégorien apparaissent lorsque leur mise en œuvre est possible et heureuse, comme réservées à la « forme extraordinaire ». Quelques dates 1840, Dom Prosper Guéranger, Institutions liturgiques, tome 1. 1851, Un important essai de restauration archéologique : le Graduel et l’Antiphonaire de Reims et Cambrai. 1854, Joseph d’Ortigue, Dictionnaire liturgique, historique et théorique de plain-chant & de musique religieuse au Moyen Âge & dans les Temps modernes. 1859, Chanoine Augustin Gontier, Méthode raisonnée de plain-chant. Proche de Solesmes, esquisse d’une théorie du rythme « oratoire ». 1860, À Paris, Congrès pour la restauration du plain-chant et de la musique d’Église. 1880, Dom Joseph Pothier, Les Mélodies grégoriennes d’après la Tradition. Le plus complet et le plus important ouvrage à l’époque de sa publication. D’une haute tenue rédactionnelle et spirituelle. 1
Article dû à Philippe Lenoble, « Chanter le grégorien (3) », Célébrer, 364 (2008), p. 14-15.
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1882, Congrès européen d’Arezzo, auquel participe le futur Pie X. Vœux en faveur d’une entreprise de restauration « scientifique » du chant grégorien. 1883, Liber gradualis, publié par Dom Pothier, formera la base de l’Édition vaticane, lorsque les réticences de la Sacrée Congrégation des rites auront été vaincues. 1889, Premier volume de la Paléographie musicale, à Solesmes, sous la direction de Dom André Mocquereau. Collection de reproductions phototypiques de manuscrits anciens. Une grande première en matière de musicologie scientifique. 1903, Paroissien romain avec signes rythmiques, publié par le même Dom André Mocquereau. 22 novembre 1903, Instruction sur la musique sacrée du pape Pie X, précédée d’un motu proprio accompagnant sa promulgation. Annonce de la mise en chantier de l’Édition vaticane. 1905, Décret de publication du Kyriale (les chants de l’ordinaire de la messe). 1907, Décret de publication du Graduale Romanum (les chants du propre de la messe). 1908, Dom André Mocquereau, Le Nombre musical grégorien, tome I. Fondement théorique et pratique de la Méthode de Solesmes. 1912, Décret de publication de l’Antiphonale Romanum (la plus grande partie des chants de l’office des Heures). 1920, À New York, Congrès international de chant grégorien, d’obédience solesmienne. 1928, Constitution apostolique Divini Cultus du pape Pie XI, pour les vingt-cinq ans du motu proprio du pape Pie X. En France, premières messes radiodiffusées. 1931, « La Voix de son Maître » enregistre les premiers disques de Solesmes. 1934, Publication de l’Antiphonaire monastique : tient compte de nouvelles découvertes pour la restitution des mélodies anciennes. 1937, À Paris, Congrès international de musique sacrée à l’occasion de l’Exposition internationale. Tout le monde s’accorde sur la nécessité d’un grand effort de diffusion et de pédagogie. 1945, Nouvelle traduction latine des Psaumes, utilisable dans l’office. 1951, Dom Joseph Gajard, La Méthode de Solesmes, ses principes constitutifs, ses règles pratiques d’interprétation. 1955, Encyclique Musicae Sacrae Disciplina du pape Pie XII. 1957, À Paris, Troisième Congrès international de musique sacrée. On y fait état des recherches en cours concernant le chant grégorien, ses origines, son interprétation. Mais, à la suite de l’encyclique, un grand nombre d’intervenants du congrès manifestent un très grand intérêt pour certaines formes de chants en langues vernaculaires tenant compte des diverses langues et cultures. 1958, Instruction (de la Sacrée Congrégation des rites) sur la musique sacrée et la liturgie en application des encycliques du pape Pie XII, « Musicae Sacrae Disciplina » et « Mediator Dei ». 1963, Constitution Sacrosanctum Concilium, concile Vatican II. 1967, Instruction Musicam sacram sur la musique dans la sainte liturgie. 1972, Promulgation du nouvel Ordo cantus missae adaptant les chants grégoriens de la messe aux dispositions du nouveau Missel romain. 1974, Publication du nouveau Graduale Sacrosanctae Romanae Ecclesiae, par le soin des moines de Solesmes, auxquels sont dues également les publications suivantes.
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1979, Graduale Triplex : le Graduel précédent muni d’une double notation neumatique ancienne (fin ixe-xe siècles) d’une très grande richesse d’information pour les chanteurs. 1981, Psalterium (Psautier monastique adapté à la nouvelle liturgie des Heures). 1983, Liber hymnarius (les hymnes de l’office). 2005, Liber antiphonarius pro diurnis Horis, I, de Tempore (Les antiennes de la liturgie des Heures au propre du Temps). La confection de ce dernier ouvrage préparé par l’Atelier paléographique de Solesmes peut donner une idée de l’état actuel de la restitution des répertoires anciens.
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L’intérêt pour le chant des fidèles dans le catholicisme français d’Ancien Régime et le premier mouvement liturgique en France « Qu’il est triste le mutisme des lèvres chrétiennes qui semblent n’avoir plus besoin du chant pour exhaler leur prière et lui donner sa forme supérieure. » Dom Guéranger1.
Dans les documents d’Ancien Régime (mais il convient en bien des points de prolonger le dit Ancien Régime jusque vers 1830-1840), le fait que les fidèles assemblés pour un office ou un service du culte divin puissent prendre part aux chants qu’on y fait entendre, ne fait pas de soi l’objet de prescriptions proprement cérémonielles. Les cérémoniaux, les manuels des cérémonies s’occupant, comme leur dénomination l’indique, des « cérémonies du chœur », il est anachronique d’y chercher quoi que ce soit concernant le comportement des fidèles2. Il faut bien sûr aller voir ailleurs. Les lieux à interroger restent en priorité les textes issus des synodes diocésains, les commentaires rubricaux et pastoraux des Rituels, principalement quand ils contiennent des éléments concernant la Messe de paroisse et les Processions, les ouvrages de divers types destinés à la formation du clergé, les Conférences ecclésiastiques et les Catéchismes, surtout lorsqu’ils se présentent d’une manière un peu développée, soit sous la forme de Catéchisme des fêtes, soit lorsqu’ils comportent quelques chapitres consacrés au culte divin3.
In La Maison-Dieu, 241/1 (2005), p. 29-76. Vie de sainte Cécile ; cité par Dom Gaspard Lefebvre, Liturgia, Abbaye de Saint-André par Lophem-lezBruges, 2e éd., 1922, p. 233. 2 C’est tout à fait indirectement que le Caeremoniale Episcoporum (1600), Livre I, ch. v, § 7, fait allusion aux attitudes des fidèles, en ce que les avertissements ou les monitions qui peuvent y être attachés relèvent d’un des maîtres de cérémonie. Le Cérémonial de l’Église pour les personnes laïques imprimé par le commandement de MM. Les Vicaires généraux de Mgr le Cardinal de Retz, par Martin Sonnet, prêtre et chapelain de l’Église de Paris, Paris, chez P. Targa, 1658, reste tout compte fait une intéressante exception. 3 « Catéchisme des fêtes », dans : Jacques-Bénigne Bossuet, Catéchisme du Diocèse de Meaux, Meaux, chez la Veuve Charles, 1691, p. 267-389. Voir aussi les pages remarquables des Instructions générales en forme de Catéchisme […], imprimées par ordre de Mgr C.-J. Colbert, Évêque de Montpellier, Paris, chez Nicolas Semart, t. iii, 1707, en particulier p. 41-44, et p. 96-98. Ouvrage plus connu sous le nom de Catéchisme de Montpellier. *
1
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 577-604 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119036
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Il est clair qu’une telle approche nous met en présence des représentations légitimes, des enseignements, des intentions de l’institution ecclésiastique. La connaissance suffisamment bien fondée historiquement de la réalité des faits (ou, pour parler plus simplement, la réponse à la question : les fidèles chantaient-ils ou non ?) relève d’une autre recherche et d’un autre discours, même s’il arrive que le discours ecclésiastique fasse souvent allusion aux conditions heureuses ou malheureuses qui viennent entraver ou favoriser la réalisation de ses objectifs. Nous ne faisons donc pas l’histoire de la participation des fidèles au chant des offices, mais nous recherchons une documentation (bien sûr, non exhaustive, mais au moins suffisante en un premier temps) qui nous permette de percevoir l’idée qu’on s’en faisait, les moyens que l’on envisageait de prendre pour y parvenir, ce qui constitue tout de même en son lieu d’idée et de projet une partie de cette histoire. On fera seulement remarquer à quel point la pratique du chant des fidèles pouvait être concrètement déterminée par la nature et le type de fréquentation propres à la diversité des offices (messes de paroisse, vêpres, solennités patronales, ostensions et processions…) et extrêmement liée aux modes de sociabilité des communautés locales. Toutes les observations tendent à différencier les régions et les provinces, comme à traiter à part les mœurs de la cour, de la ville, de la campagne4. Dans les livres d’enseignement, comme d’ailleurs dans bien des Rituels ou des livres de chant, il subsiste souvent une certaine indétermination quant aux exécutants des chants de l’Église : dans les Catéchismes des fêtes, par exemple, c’est le pronom « on » qui est employé le plus souvent, comme on peut le lire sous la plume de saint Jean-Baptiste de La Salle : « Pourquoi jeûne-t-on ? Pourquoi prie-t-on debout ? Pourquoi chante-t-on souvent le cantique Alléluia au temps de Pâques5 ? » Mais les formulations les plus fréquentes concernant le chant des fidèles s’en tiennent presque toujours à mentionner le fait de s’unir au chant des prêtres, du chœur ou des chantres, sans que l’on pressente que se constitue du côté des fidèles un partenariat cantoral véritablement constitué, du moins en ce qui résulte de la lecture des directives ecclésiastiques ou des enseignements communs. Contradictions : vision positive et négative La participation effective aux chants de l’Église se trouvait en butte à deux estimations contradictoires. Un très grand effort pastoral (qui allait se trouver relayé par la promotion des écoles populaires avec saint Pierre Fourrier et plus tard saint Jean-Baptiste 4 Jacques Cheyronnaud, Le lutrin d’église et ses chantres au village (xixe-xxe siècle), thèse de doctorat, École des hautes études en sciences sociales, Centre d’Ethnologie française, 1984. Voir aussi : Philippe Loupès, La Vie religieuse en France au xviiie siècle, Paris, Sedes, 1993. Pour le xixe siècle, on se référera à : Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire, Histoire religieuse de la France contemporaine, t. i : « 1800-1880 », Toulouse, Privat (« Bibliothèque historique Privat »), 1985. Voir aussi : Histoire religieuse de la France, xixe-xxe siècle. Problèmes et méthodes, J.-M. Mayeur (dir.), Paris, Beauchesne, 1976. 5 Du culte extérieur et public que les chrétiens sont obligés de rendre à Dieu, et des movens de le lui rendre, Troisième partie, à Paris, chez Antoine Chrétien, 1703, p. 98-99. Réédité en fac-similé dans : Cahiers lasalliens, Textes-Études-Documents, 22, Rome, Maison Saint Jean-Baptiste de La Salle, 1964.
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de La Salle) tendait à l’intériorisation des actes oraux (prière mentale, pensées, affections, actes, prononciation intérieure…) en liaison avec l’extension de la lecture silencieuse, et la recherche d’une maîtrise du monde intérieur des pensées et des affects. Dans une telle perspective, une participation aux chants des prêtres et du chœur qui fût « de coutume ou de routine » pouvait être considérée comme un obstacle matériel, voire grossier, à une juste prière. Sans parler des dangers de dissipation et de désordre attachés de tout temps au chant et à l’art musical par une certaine ligne ascétique ou morale. L’autre perspective était précisément contraire, qui voyait dans les attitudes du corps, dans la « composition de l’homme extérieur », dans l’attention et la dévotion visibles et déterminées, une forme de la confession publique et de l’union manifeste aux actions et intentions de l’Église rendant à Dieu le culte extérieur qui lui est dû. Ainsi, s’unir vocalement aux chants les plus communs des prêtres et du chœur, selon les usages reçus là où l’on se trouvait, pouvait dès lors être admis, voire conseillé, comme un acte positif et méritoire de religion, sans qu’il soit question toutefois de le faire entrer dans l’énumération des formes obligatoires6. Le lutrin paroissial La sociabilité paroissiale, pour ce qui concerne en premier lieu la messe dominicale de paroisse et les vêpres, les offices des défunts, les fêtes ecclésiastiques avec processions ou ostensions, était caractérisée par l’institution du lutrin paroissial et de ses chantres, appareil cantoral dont les ressources humaines et économiques pouvaient, comme on s’en doute, varier considérablement d’une paroisse à l’autre. Le cas du chantre, sonneur, sacristain, agent des « pompes funèbres », n’est pas rare. Et c’était aussi une des tâches des ludi magistri, ou maîtres d’école, dans un grand nombre de diocèses, de conduire et préparer les écoliers aux offices de la paroisse. Le chœur de l’église est l’emplacement réservé du lutrin7, et de ce fait prohibé aux femmes et aux jeunes filles. Par contre, dans un certain nombre de diocèses, avec l’approbation épiscopale, incitation pouvait être faite aux hommes et jeunes gens à venir prendre place au chœur et, dans la mesure de leurs capacités, à mêler leur voix à celle du clergé et des chantres8. Car chanter le plain-chant était reçu comme un acte viril, certainement souligné par un ethos vocal approprié, ethos que la réforme bénédictine, la féminisation importante
Monique Brulin, Le Verbe et la Voix. La manifestation vocale dans le culte en France au xviie siècle, Paris, Beauchesne (« Théologie historique », 106), 1998. Voir aussi : saint Jean-Baptiste de la Salle, Du culte extérieur, op. cit., p. 3-62. Catéchisme de Montpellier, op. cit., p. 34-44. 7 On entend ici par lutrin l’enceinte réservée dans le chœur de l’église aux chantres et à la schola. 8 C’est le cas du Cérémonial de l’Église pour les personnes laïques, de Martin Sonnet, op. cit. chap. iii, § 5. En 1844, l’abbé Pascal, collaborateur pour la liturgie de la série de Dictionnaires publiés dans l’Encyclopédie théologique de l’abbé Migne, signale ce fait et son antiquité : « Aujourd’hui et depuis plusieurs siècles, les hommes sont admis dans l’enceinte du chœur pendant les offices. Ils prennent part au chant, de concert avec les autres laïques dont nous avons parlé (les chantres proprement dits) et qui y sont revêtus du costume ecclésiastique ». Abbé Jean Baptiste-Etienne Pascal, Origines et raison de la liturgie catholique, Migne, 1844, col. 346. 6
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des Scholae grégoriennes ainsi que le modèle choral cécilien, à la fin du xixe siècle et au début du xxe, transformeront définitivement. Disposition en double instance Ce qu’il nous paraît important de retenir, c’est la continuité de cette formulation d’un service du chant ecclésiastique apparenté à une sorte de cléricature élargie, et presque toujours présenté selon une double instance, le peuple étant censé s’unir au chant des prêtres et du chœur. Cette conception, et la manière de l’exprimer, subsistent très largement dans les textes ecclésiastiques du xixe siècle. C’est cette conception qui explique les contradictions apparentes du Motu proprio et de l’Instruction sur la musique sacrée promulgués par Pie X en novembre 19039. De très nombreux exemples pourraient être retenus à la simple lecture des textes ecclésiastiques. Ceux que nous proposerons (dont on nous pardonnera l’énumération un peu fastidieuse), le seront pour donner une idée des contextes où ce type de formulation apparaît.
Ainsi, on la rencontre de manière très incidente (ce qui atteste le caractère non exceptionnel de son emploi) dans un décret du concile provincial de Paris en 1849, repris par une ordonnance synodale de Mgr Sibour en 1850 : Considérant combien il importe que les Fidèles d’un grand Diocèse trouvent dans toutes les églises l’uniformité qui édifie, et qui leur permet de s’unir facilement au chant et aux prières prescrites par la sainte liturgie […].
S’ensuit un règlement concernant la forme et la distribution des chants pour les saluts. La réédition de la célèbre Méthode de plain-chant de La Feillée (Poitiers, 1746) à Lyon, chez Pélagaud, en 1836 et 1846, s’appuie, dès les premiers mots de la Préface, sur ce qui est présenté comme une inclination bien établie du peuple chrétien : Le zèle des fidèles à s’unir au petit nombre des Ministres de l’Église, pour chanter les louanges du Seigneur, nous a engagé à leur présenter la Méthode de La Feillée d’une manière plus utile […]10
Le vicomte Walsh, par ailleurs collaborateur de l’abbé Jean-Baptiste Glaire à la tête de l’Encyclopédie catholique (1839-1848), se veut continuateur de Chateaubriand. Il ne manque pas de talent dans son Tableau des fêtes chrétiennes, ouvrage très apprécié dans les maisons d’éducation. On peut y lire à propos des offices dominicaux à la paroisse :
9 Jean-Yves Hameline, « Le Motu proprio de Pie X et l’Instruction sur la musique sacrée (22 novembre 1903) », LMD, 239 (2004/3), p. 85-120. Dans le présent ouvrage p. 733-753. Voir aussi : Pierre-Marie Gy, « Clerc/ Cléricature », Dictionnaire critique de théologie, éd. Jean-Yves Lacoste, 2e éd., Paris, PUF (« Quadrige »), 2002, p. 230. Et dans le même ouvrage, Daniel Bourgeois, « Laïc/Laïcité », p. 639-642. 10 Il est possible que l’on puisse lire dans cette indication reprise de la réédition de 1808 par J.-D. Aynès, une allusion à l’appauvrissement en ressources humaines et en équipement religieux qui caractérise les deux premières décennies du xixe siècle, aux lendemains de la Révolution, appauvrissement qui aurait pu inciter les fidèles à se porter en avant par mode de suppléance. On retrouvera le même problème posé aux paroisses rurales par la mobilisation des hommes, lors de la Première Guerre mondiale.
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J’aime aussi à entendre les Hymnes du Dimanche chantées par les petits enfants de chœur ; leurs voix si argentines et si pures vont bien avec les voix graves des chantres et avec les majestueux accompagnements de l’orgue. J’aime aussi cette grande voix du peuple dans la nef et les bas-côtés, répondant aux versets, aux antiennes du Sanctuaire. J’aime à écouter la foule chrétienne ; j’aime à me mêler à elle quand elle chante, avec les prêtres, le Kyrie eleison, le Gloria in excelsis, le Credo et l’Agnus Dei11.
Dans le Petit catéchisme liturgique de l’abbé Henri Dutillet, du diocèse de Versailles, paru en1859, et réédité à l’initiative de J. K. Huysmans en 1895, avec de nombreuses éditions ultérieures, à la question : « Par quel moyen les fidèles, qui ne comprennent pas le latin, peuvent-ils s’édifier dans les offices de l’Église ? », on répond : « En suivant les prières dans les livres où se trouvent le latin et le français qu’ils peuvent lire de temps en temps tout en s’unissant aux chants du chœur12. » C’est la même formulation qui sera répétée dans le même ouvrage à propos de l’Office divin, « recueil de prières disposées dans un certain ordre par l’Église pour être chantées par les fidèles réunis aux prêtres, ou récitées par ces derniers, au nom de tous les fidèles qui ne peuvent y assister tous les jours13 ». La fin du même chapitre est plus explicite : Quelle est, demande-t-on, la meilleure manière d’assister aux offices de l’Église ? – C’est de les suivre autant que possible et de chanter avec le chœur, si on sait le faire et si on en a la force, mais on doit observer de ne jamais chanter quand les ministres du chœur chantent seuls, comme aux intonations, et surtout quand c’est l’officiant qui chante14.
Les hymnes et la psalmodie Toutefois, on peut déceler, dans le petit monde des paroisses, une insistance particulière sur la participation des fidèles à la psalmodie et aux hymnes de l’office, et en tout premier lieu à ceux des vêpres du dimanche et des fêtes, apprentissage confié, au moins en théorie, aux ludi magistri des écoles de village. Le témoignage le plus éminent, sur la fin du xviiie siècle, provient d’un musicographe allemand tout à fait considérable, D. Martin Gerbert, abbé de Saint-Blasien en ForêtNoire, auteur d’un ouvrage monumental sur l’histoire du chant ecclésiastique. Parlant de la participation des fidèles à la psalmodie de l’office, il mentionne au passage : « Là où le peuple réalise cela, comme c’est le cas en France, il faut s’en féliciter. » On ne sait si cette affirmation du prestigieux musicographe s’appuie sur des constatations effectives ; elle témoigne à tout le moins de l’opinion qui avait cours à ce sujet dans l’Europe catholique15.
Vicomte Walsh, Tableau, poétique des fêtes chrétiennes, nouv. éd., Paris, Librairie d’Éducation, 1843, p. 38-39. Abbé Henri Dutillet, Petit catéchisme liturgique (1859) et Catéchisme du chant ecclésiastique par l’abbé Adrien Vigourel, Préface par J. K. Huysmans, Paris, Mignard, soixantième édition (sic), 1912, p. 3. 13 Ibid., p. 81. 14 Ibid., p. 89. 15 Martin Gerbert, De cantu et musica sacra a prima Ecclesiae aetate usque ad praesens tempus, Saint-Blasien, 1774, t. i, p. 107, « …ubi populus id facit, ut e. g. in Galliis, laudandum est. » 11 12
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Les recueils de saint Jean-Baptiste de La Salle, réédités au xixe siècle à l’usage des instituteurs et de leurs écoliers, appuient cette incitation à prendre part aux chants de l’office sur la notion de prière publique. De même que « les cérémonies auxquelles les fidèles ont part dans la messe de paroisse sont l’offrande, le pain bénit et le baiser de paix », il convient que, dans la célébration de l’office divin, ils s’unissent « aux prières qui ont été disposées et réglées pour être chantées publiquement ». Louange, instruction, prière sont les trois obligations de l’office divin. Le chant des psaumes, même s’il est rempli d’instructions, relève surtout de la louange, laquelle s’exprime figurativement par le chant alterné des psaumes familiers : Il est bien juste que les fidèles assistent assidûment aux offices divins qui se chantent dans leur paroisse, puisqu’ils n’ont été institués que pour eux, qu’ils doivent tous y participer16.
En 1808, un Manuel chrétien des étudiants, rédigé par un aumônier du Lycée impérial, consacre un long chapitre à l’office divin, exhortant les lycéens et les étudiants à fréquenter les offices de leur paroisse Assistez autant que vous le pourrez, à l’office divin qui se fait dans vos paroisses. Prévenez les distractions, et soutenez votre attention par la lecture des prières que font les ministres sacrés. Si vous en avez le talent, chantez avec eux les louanges du Seigneur. Mais imposez-vous le silence le plus absolu si vous n’êtes propre qu’à troubler le concert de leurs voix. Il ne faut y unir la vôtre, que lorsque vous aurez appris les principales règles du chant ecclésiastique […] Suivez exactement les chantres et la partie du chœur qui sera de votre côté. Songez surtout que ce n’est pas par une’forte voix, mais par un chant véritablement religieux, que vous louerez dignement le Seigneur, en édifiant les fidèles17.
Le même ouvrage développe ensuite un règlement pour le service religieux dans les lycées en XXV articles dont treize sont consacrés au chant ecclésiastique. L’auteur ne craint pas de développer une perspective largement ecclésiologique et universaliste, comme on peut s’y attendre en une telle époque, marquée par la lecture revigorante du Génie du Christianisme de Chateaubriand : L’Église catholique, répandue sur toute la terre, formée de tous les peuples, ne peut avoir qu’un culte convenable à l’universalité des hommes, quel que soit leur âge, quelle que soit leur condition, quels que soient leurs maîtres. C’est pourquoi elle ne prescrit que des cérémonies simples quoique majestueuses, un chant également facile et régulier. Elle invite ses enfants à s’unir à ses ministres, pour chanter les louanges de son époux. Les étudiants français doivent répondre à cette invitation.
Plus tard, au moment même où vont se poser tous les problèmes engendrés par le passage des diocèses à la liturgie romaine, et l’adoption des nouveaux livres de chant, on Les devoirs d’un chrétien envers Dieu, et les moyens de pouvoir bien s’en acquitter par Messire Jean-Baptiste de La Salle […], à Toulouse, 1822, p. 398-399. 17 Yves Bastiou (aumônier du Lycée impérial), Manuel chrétien des étudiants […], à Paris, 1808, p. 77. On remarquera ici à quel point les documents que nous citons expriment, comme nous l’avons dit, les objectifs idéaux de l’institution ecclésiastique, quand on sait par ailleurs quelle était l’indifférence, voire l’hostilité frondeuse des élèves vis-à-vis des « devoirs religieux ». 16
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peut déceler de nombreux témoignages en faveur de cette pratique. La préface de l’édition de Digne du Graduel romain, publiée en 1858, répandue et rééditée dans le plus grand nombre des diocèses du Midi et d’Afrique du Nord, atteste ainsi cette faveur dont semblent bénéficier la psalmodie et l’hymnodie des offices paroissiaux : N’oublions pas de dire […] qu’en raison même de la popularité dont jouit le chant des hymnes et des psaumes, on s’est attaché, dans cette édition, à faciliter par tous les moyens la bonne exécution de ce chant18.
Un marché florissant : les livres notés de petit format Le xviiie siècle n’ignore pas l’édition de livres d’Église de petit format, abrégés et notés, heures notées, chants des offices à l’usage des laïques, hymnes notées extraites des livres de chœur, Semaine sainte ou Quinzaine de Pâques également notées. Le remarquable ensemble éditorial qui permet à la réforme de Vintimille de se diffuser avec ampleur comportait un Graduel de Paris noté pour les Festes et les Dimanches en quatre volumes de petit format, publié par Hérissant en 1738. On trouve même des Heures notées à l’usage de ceux qui aident à chanter le Plain-chant, imprimées à Falaise pour le diocèse de Sées. Au xixe siècle, les entreprises éditoriales de livres de chant comporteront habituellement une gamme très étudiée d’ouvrages de format et de destination soigneusement différenciés. Il y manque rarement des ouvrages de petit format destinés à des usagers laïques, prédécesseurs immédiats des Manuels Paroissiaux qui se multiplieront vers la fin du siècle. Ainsi, l’Office paroissial romain noté en Plainchant… publié par l’Imprimerie Vatar de Rennes, en 1863, d’après la grande édition du Graduel et du Vespéral de 1853, ouvrages largement diffusés dans les diocèses de l’Ouest de la France. La préface de l’ouvrage est éloquente : par-delà les chantres, le livre est destiné à « toutes les personnes qui exécutent le chant de l’Église », dont il vise à améliorer la qualité d’exécution : la psalmodie, qui est si majestueuse lorsqu’elle est exécutée par tous les fidèles, sera plus majestueuse encore, parce qu’avec un peu d’exercice les bonnes habitudes prendront racine dans les masses, et finiront par remplacer la pratique actuelle dont les imperfections ne sont un mystère pour personne19.
Un Paroissien publié à Vannes en 1851, à destination des diocèses bretons, se veut très complet (2000 pages) et surtout utile à l’amélioration du chant des fidèles : « Les Psaumes, liton sur la page de titre, ont été accentués pour faciliter la psalmodie. Les Hymnes, les Proses et autres passages importants ont été notés en plain-chant. » Deux pages sont consacrées à des Règles pour bien chanter : l’introduction exprime une conception des choses qui apparaît bien commune :
Graduel romain […], Dernière édition publiée par la Commission ecclésiastique de Digne, à l’usage des Diocèses d’Aire, Aix, Ajaccio, Alger, Annecy, Auch, Avignon, Bordeaux […], Marseille, J, Mingardon, 1874. Préface, p. xiii. 19 Préface, p. v. 18
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Le chant a été introduit dans les Offices de l’Église pour nous porter à louer Dieu avec plus de ferveur. Il est une expression vive et animée de la foi et de la piété catholique. C’est pourquoi on ne saurait trop exhorter les fidèles à se livrer à ce saint exercice, en unissant leurs voix à celles des ministres de l’Église pendant les Offices divins20.
Les règles du bien chanter se rapprochent, on le devine, de celles que Mgr Parisis développe dans son Instruction pastorale de 1846. Elles définissent une sorte de « civilité chrétienne » du chant commun, comme nous le verrons plus loin. F. Koenig publie, en 1855, chez Adrien Le Clère, éditeur de l’Archevêché, un Paroissien noté en musique, contenant les chants des livres de Paris (nombreuses rééditions, la septième en 1863). Il y ajoute un psautier en musique, contenant la notation intégrale des psaumes de vêpres et de complies pour tous les dimanches et fêtes de l’année. Fidèle aux usages parisiens, il prévoit par un jeu de clés les transpositions usuelles : dominante mi pour les voix graves, dominante ut pour les voix hautes. Mais il ajoute : « Quelle que soit la dominante choisie, les fidèles, sans se préoccuper d’aucune transposition, n’auront qu’à suivre le chant sur la clé de sol » (p. x)21. Après la mort du P. Louis Lambillotte, le P. J. Dufour se fait un devoir filial de publier des éditions pratiques basées sur les travaux et les conclusions théoriques de son aîné. En 1879, il adjoint à une importante bibliothèque de livres de chœur et de chant (et de livres d’accompagnement demandés à César Franck), publiés par les soins de Lethielleux, un petit Abrégé des Livres de chœur pour les Messes, les Vêpres et les Saluts, précédé d’une courte préface méthodique. Les objectifs de l’éditeur sont clairement explicités : Nous avons, en publiant cet abrégé, fait droit à des réclamations nombreuses, inspirées par le zèle de la maison de Dieu. On demandait de toutes parts un livre qui puisse être mis entre les mains des enfants et des personnes qui unissent volontiers leurs voix aux chants communs de la Messe, à ceux des psaumes et des Hymnes, aux motets ordinaires des Saluts, sans être à même de se procurer les Paroissiens complets et autres livres de chœur.
L’auteur signale alors l’effort typographique (effectivement remarquable) réalisé par un des meilleurs éditeurs religieux de la capitale, pour faire tenir la musique notée dans un format réduit et élégant. Il conclut : Il ne s’agit pas en effet de remplacer des livres toujours nécessaires, mais de faciliter à un plus grand nombre de voix une participation facile aux parties les plus goûtées et les plus populaires des chants sacrés.
20 Grand Paroissien romain ou Livres de prières et d’Office divin complet latin et français…/… Vannes, Librairie de la Maison de Lamarzelle, 1851, p. 1085. 21 Nous estimons important de signaler les maisons éditrices des livres notés. L’activité éditoriale est un des aspects les plus déterminants du catholicisme en France au xixe siècle. L’importance respective des éditeurs cités peut être mesurée dans les tables que publie Claude Savart dont l’ouvrage restitue l’horizon économique et intellectuel indispensable à une correcte appréhension des faits que nous rapportons ici : Claude Savart, Les Catholiques en France au xixe siècle. Le Témoignage du livre religieux, Paris, Beauchesne, (« Théologie historique », 73), 1985.
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Où il est question de « transposition » Le dispositif typographique proposé par F. Koenig tenait compte des hauteurs variables où l’on exécutait les chants de l’office, point sensible, qui commençait à faire difficulté. F. Danjou, persuadé que le chant ecclésiastique « ne doit pas être exécuté par quelques voix isolées, mais par la grande voix des fidèles assemblés dans le temple », dans son retentissant rapport sur l’État du chant ecclésiastique en France (c. 1844)22, regrettait la trop fréquente utilisation des transpositions graves qui, injustement à ses yeux, privaient les fidèles, ou, à Saint-Sulpice même, les quelque deux cents séminaristes assistant à l’office, de pouvoir unir leurs voix à celles des chantres ou du chœur. D’une manière générale, ce que l’on estimait être la routine maussade et médiocre des chantres et des lutrins est dénoncée vertement par les tenants de la restauration du plain-chant, l’argument du chant des fidèles jouant alors contre ce qui apparaîtra comme une usurpation indue de la part des chantres. La préface, rédigée par la Commission préparatoire de l’édition du Graduel rémocambraisien en 1854, est féroce : Un malheureux préjugé répandu parmi nos chantres, depuis la plus humble église de village jusqu’aux cathédrales, leur persuade qu’une voix est d’autant plus belle qu’elle est plus forte, et qu’elle peut descendre plus bas dans l’échelle des sons. L’exécution du chant reste livrée à ces tyrans du lutrin, qui psalmodient d’une voix caverneuse, martèlent le chant en donnant à chaque note de vigoureux coups de gosier, et luttent ensemble à force de poumons. Quand cesseront ces lamentables abus ?
Ce passage, dont on trouverait beaucoup d’exemples similaires, est reproduit comme encore de regrettable actualité par l’abbé Jules Delporte au Congrès de Tourcoing, en 191923. Danjou s’élèvera pour les mêmes raisons contre la transposition du plain-chant à la partie supérieure (soprano), tant dans l’accompagnement que dans les faux-bourdons en alternance ou en concomitance avec le peuple : Ce serait, écrit-il, ôter aux mélodies grégoriennes toute leur majesté et toute leur noblesse. Ce chant est fait pour des voix viriles et non pour des voix blanches […] La voix du peuple, c’est la voix de ténor renfermée dans l’étendue d’ut à fa […] et le chant ecclésiastique est fait pour tous les fidèles24.
Cette question, apparemment technique, cache en fait une perception particulièrement intégrée dans la culture établie d’un ethos grave et viril du chant ecclésiastique. Elle sera intensément débattue au Congrès de Paris en 186025. Félix Danjou, De l’état et de l’avenir du chant ecclésiastique en France, Paris, Parent-Desbarres, c. 1844, p. 14, 18 et passim. 23 Abbé Jules Delporte, « La restauration du chant unanime l’Église. Question capitale », La Musique d’église. Compte rendu du Congrès de musique sacrée de Tourcoing 1919 […], Tourcoing, J. Duvivier, 1920, p. 347. 24 Revue de la musique religieuse populaire et classique, 2 (1846), p. 101. 25 Voir : Congrès pour la restauration du plain-chant et de la musique d’église, tenu à Paris les 27, 28, 29, 30 novembre et 1er décembre 1860. Procès-verbaux – Documents – Mémoires, Paris, Typ. Charles de Mourgues, 1862, en part. p. 53-55. 22
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Un enjeu pastoral L’incitation à prendre part à la célébration des offices du culte en s’associant au chant fait corps avec le mouvement de « régénération chrétienne » qui sert de levier et d’horizon idéal à la pastorale du xixe siècle. Une branche particulièrement ardente se constituera en « mouvement liturgique » dans une perspective résolument ultramontaine. Mais l’intérêt pastoral pour le chant des fidèles dépasse largement les frontières dudit « mouvement ». Un Mandement de l’évêque d’Autun, en 1845, en donne assez bien le ton, à la fois nostalgique, des âges de la foi, « où le peuple chantait à l’Église », et un peu effrayé par l’ampleur des tâches pastorales et une certaine misère dans la réalisation des offices divins : Le chant, écrit le prélat, voilà un moyen simple et facile pour donner de l’intérêt à vos offices, pour que tous y prennent part. Il n’y a point de campagne où un pasteur, avec un zèle persévérant, ne puisse parvenir, non seulement à former quelques chantres pour diriger les intonations, mais encore n’y introduise l’usage de faire chanter en chœur tous les fidèles.
La hantise de l’évêque d’Autun rejoint celle d’un grand nombre de ses collègues : comment parer à l’ennui, en particulier à l’ennui des hommes et des jeunes gens, première cause de leur indifférence, de leur absentéisme, voire de leur mauvaise tenue26. On trouve de nombreux passages comparables dans les Actes des conciles provinciaux qui se tiennent dans les premières années du Second Empire, souvent liés, pour ce qui concerne le culte divin, à l’adoption des livres romains27. Pour ce qui concerne la célébration des offices à l’église, la teneur des rappels, souvent appuyés sur les actes des conciles provinciaux consécutifs au concile de Trente, est assez commune : souci pastoral d’amélioration générale, primauté du « plain-chant » sur la « musique », refondations de maîtrises d’enfants de chœur, enseignement réévalué dans les séminaires, promotion du chant commun des fidèles28. Dom Guéranger L’abbé de Solesmes, pour traiter même incidemment de la question qui nous retient, dispose de préalables théologiques qui font toute l’originalité et la force de sa réflexion. Le premier tient à l’affirmation de l’indissolubilité du culte intérieur et du culte extérieur, dont l’origine et le fondement sont ecclésiologiques : de par l’Incarnation du Verbe divin, la religion de l’Église s’appuie pour sa confession de foi, de louange et pour sa prière, sur des
On peut lire à ce sujet de bonnes pages dans : G. Cholvy et Y. M. Hilaire, Histoire religieuse…, p. 133-134. On peut citer : Reims 1849, Avignon 1849, Aix 1850, Albi 1850, Bordeaux 1850, Bourges 1850, Rouen 1850, Toulouse 1850, Auch 1851, Lyon 1859. 28 L’opinion des musiciens réformateurs à une époque proche de ces recommandations épiscopales est bien représentée par Hippolyte RÉty, Études historiques sur le chant religieux et moyens pratiques d’en améliorer l’exécution dans les grandes et les petites paroisses […], Paris, Bray et Retaux/ Lyon, Josserand, 1870. (Ouvrage publié avec de nombreuses recommandations d’évêques). 26 27
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moyens visibles de communication, qui lui permettent d’exercer les actes de sa religion en tant qu’Église29. C’est ce même fondement ecclésiologique de la liturgie qui en détermine le caractère collectif et la nature sociale. Ainsi la forme responsoriale de la psalmodie, telle que saint Ambroise l’introduit à Milan selon les usages de l’Orient chrétien, n’est pas seulement une technique de chant ; elle manifeste par sa forme même la nature de l’Église, « dont la liturgie est la prière à l’état social30 ». On ne s’étonnera donc pas de voir l’abbé de Solesmes préconiser la promotion, chez les fidèles, d’une prise de part active à la liturgie31. Le troisième préalable est la conception théologique que Dom Guéranger se fait du chant : Le culte rendu à Dieu, écrit-il dans la Première lettre à Mgr l’Évêque d’Orléans, se manifeste par les chants sacrés. Par ce mot, il faut entendre non seulement l’harmonie musicale des chants religieux qui n’en est que l’accessoire, mais la lettre même sur laquelle s’exécutent ces chants. Or ceci comprend tout d’abord la totalité des Offices divins qui sont destinés à être chantés, sur divers modes dans toutes leurs parties, et aussi un nombre considérable de formules qui accompagnent la collation des Sacrements et des Sacramentaux. Je n’ai pas besoin sans doute de rappeler que toute poésie est réputée chant, lors même qu’on ne chante pas, et personne n’ignore que la Liturgie tout entière appartient à la poésie, et que c’est pour cela même que le chant en est le complément32.
Argumentation aussi paradoxale que profonde. Le chant de l’Église et le principe de sa musicalité se fondent sur une sorte de musique immanente, théologale en sa source, qui est le lyrisme même de son rapport à Dieu dans le Christ, psalmiste et rhapsode. C’est à ce chant-là que les fidèles sont invités à parvenir par la médiation des chants de l’Église. Mais c’est par l’acte vocal qu’ils en éprouvent l’ecclésialité. C’est avec ces données préalables à l’esprit qu’il faut, nous semble-t-il, lire les autres passages, d’ailleurs connus, de Dom Guéranger, regrettant que des changements irréfléchis à la charge des liturgies diocésaines aient entraîné le mutisme des populations : La suppression des Livres de saint Grégoire, écrit-il, n’était pas seulement une perte pour l’art, c’était une calamité pour la foi des peuples […]. Les Offices divins ne sont utiles au peuple qu’autant qu’ils l’intéressent. Si le peuple chante avec les prêtres, on peut dire qu’il assiste avec plaisir au service divin. Mais si le peuple a chanté dans les Offices, et qu’il vienne tout à coup à garder le silence, à laisser la voix du prêtre retentir seule, on peut dire que la religion a grandement perdu son attrait sur le peuple. C’est pourtant ce qu’on a fait dans la plus grande partie de la France ; aussi le peuple a-t-il, peu à peu, déserté les églises désormais muettes Dom Prosper Guéranger, Nouvelles défenses des Institutions liturgiques. Première lettre à Monseigneur l’Évêque d’Orléans, Le Mans, Fleuriot/ Paris, Sagnier et Bray, 1846, p. 73. 30 Inst. lit., 2e éd., t. i, p. 97-99. 31 Id., Lettre à l’abbé Foisset, 1843, citée par Dom Cuthbert Johnson, Dom Guéranger et le renouveau liturgique (trad. de l’anglais), Paris, Téqui, 1988, p. 218. 32 Ibid., p. 69. 29
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pour lui, du jour où il ne pourrait plus joindre sa voix à celle du prêtre […]. Allez, au contraire, dans une de ces dernières paroisses de la Bretagne, qui ont encore au chœur l’usage du chant romain, vous entendrez le peuple entier chanter du commencement des Offices jusqu’à la fin33.
Dom Guéranger avait posé les bases d’une véritable théologie du chant des assemblées chrétiennes. Mais c’est sans doute Mgr Parisis qui, à l’orée de ce qui deviendra le « mouvement liturgique », affirme que la part des fidèles n’est pas seulement de suppléance, mais bien son principe et sa manifestation liturgique ; elle exprime l’acquittement par toute l’Église de son devoir de culte public. Le chant ecclésiastique, entendu comme « chant de l’Église », débordait ainsi en antériorité logique le chant des ecclésiastiques, au point de transformer, au moins inchoativement, ce que nous avons appelé le principe de la double instance. L’Instruction pastorale de Mgr Parisis L’articulation du retour à la liturgie romaine avec la restauration de la participation chantée des fidèles, elle-même liée à la restauration au moins suffisante du répertoire ecclésiastique, en particulier du plain-chant, apparaît avec clarté dans l’adresse au clergé et aux fidèles de son diocèse que Mgr Parisis place en tête de la deuxième édition, chez J. Lecoffre à Paris, en 1854, de son importante Instruction pastorale sur le chant de l’Église. Mgr Parisis avait été le premier évêque français à décider du retour à la liturgie romaine dans le diocèse de Langres, en 1839, suivi du cardinal Gousset à Reims, en 1842. Il s’en était expliqué dans une publication remarquée : De la question liturgique, en 1846, et la même année avait fait paraître la première édition de son Instruction pastorale sur le chant de l’Église. Dans la nouvelle édition de 1854, le prélat se réjouit de la promptitude avec laquelle les livres romains ont été adoptés dans le diocèse d’Arras, et de l’unité rétablie à la fois dans le diocèse lui-même, et de ce même diocèse avec l’Église universelle. Et, de ce fait, il juge le moment particulièrement favorable pour faire prendre conscience à son clergé et à tous ses diocésains de la nécessité d’une participation plus fervente, plus effective aux rites et cérémonies du culte public, selon le véritable esprit de la religion, et particulièrement par le chant des louanges de Dieu dans les saints offices. Il reprend ensuite sans changement le texte de l’Instruction qu’il avait donné à Langres en 184634. Mgr Parisis est un pasteur attristé par l’état défaillant du chant d’Église. L’image qui est donnée aux populations lui paraît navrante de médiocrité, au point de susciter dégoût et railleries de la part des ennemis de Dieu, et ne contribue pas à édifier le véritable esprit de la religion chez les fidèles et à promouvoir une réelle et fervente « participation à la prière de la grande famille des enfants de Dieu »35. Le chant est une « partie intégrante « du culte chrétien. Les fidèles sont invités à « apporter aux chants sacrés le concours et le tribut de leurs voix « comme on le constate dans les assemblées chrétiennes des premiers siècles, où 33 34 35
Inst. lit., 2e éd., t. ii, p. 375-376. Mgr Parisis, Instruction pastorale sur le chant de l’Église, 2e éd., Paris J. Lecoffre, 1854, p. 6. Ibid., p. 21.
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se rassemblaient riches et pauvres, lettrés et illettrés36. À cette participation, deux obstacles un peu antinomiques, l’indifférence hautaine et la dévotion abusive : Remarquons d’abord que parmi les fidèles qui, mêlés à l’assemblée sainte, ne mêlent cependant pas leur voix aux chants liturgiques, il en est surtout de deux sortes : les uns s’y refusent par un dédain direct et formel, les autres s’en abstiennent par préférence pour leurs dévotions privées37.
Comme Dom Guéranger, Mgr Parisis est obsédé par le spectre de l’individualisme, trait qu’il déclare appartenir à « l’égarement actuel des idées publiques38 ». À l’individualisme s’ajoute le « respect humain ». Sur ce point, la réprobation du prélat est particulièrement appuyée, rejoignant par là une préoccupation pastorale majeure de son époque. Il stigmatise sévèrement ces hommes qui, pendant nos divins Offices, quand ils y viennent encore, ne veulent ni tenir dans leurs mains un livre de prières, ni faire sortir de leurs lèvres un seul mot de chant sacré ; qui préfèrent rester dans une inaction complète et de corps et d’esprit, aussi fatigante pour eux-mêmes que tristement significative pour le public qui les voit, plutôt que de prendre une part naturelle à ces psalmodies si faciles, à ces cantiques si véritablement harmonieux39.
On peut se demander rétrospectivement si ce diagnostic n’est pas un peu rapide car, en cette époque qui connaît aussi une dissolution croissante des médiations de la société traditionnelle à prédominance rurale, cette rétention de toute manifestation extérieure à l’église, apparaît bien caractéristique d’une « religion des hommes », sans doute un peu désemparée lorsque aucune institutionnalisation de la sociabilité ne lui donne une légitimité et une honorabilité partagée, ou à tout le moins assumable en public, rétention que le prélat porte d’emblée au compte de l’indifférence religieuse. On opposera souvent à ce « respect humain » la grande voix des nefs de fidèles réunis pour des stations extraordinaires de carême ou de mission, comme celle des cinq mille auditeurs du P. de Ravignan ou du P. Lacordaire à Notre-Dame chantant l’Attende, Domine ou le Stabat ; ou comme la voix des fidèles réunis dans la cathédrale d’Orléans par Mgr Dupanloup, lors du carême 1858. Son biographe écrit : Quelque chose qui frappa vivement les Orléanais dans cette retraite, ce fut le Miserere et le Stabat chantés comme d’une seule voix par toute cette foule. Nous disions tout à l’heure quelle importance il [Mgr Dupanloup] attachait au chant, surtout au chant des fidèles, de la foule. Son instinct d’apôtre ne le trompait pas : il voulut faire chanter à ces réunions ; et, comme un missionnaire, il présidait lui-même le chant. Ces six mille voix s’élevant à la fois sous les voûtes de cette basilique, ébranlaient, quoi qu’on en eût, les âmes elles-mêmes40.
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Ibid., p. 18. Ibid., p. 21. Ibid. Ibid., p. 22. Mgr François Lagrange, Vie de Mgr Dupanloup, Paris, Poussielgue, [s.d.], 7e éd., t. ii, p. 90.
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Mgr Parisis prend davantage de précautions oratoires pour condamner l’individualisme pieux qui conduit à faire passer les « dévotions privées » avant la « coopération » du fidèle à la communauté de culte rendu à Dieu par l’Église : Une partie de ce culte est rendu au Seigneur par la voix seule du prêtre priant et chantant, non seulement au nom de toute l’assemblée qui l’entoure, mais au nom de l’Église entière, au milieu du silence absolu de tous les assistants ; mais il est une autre partie à laquelle tous les fidèles présents peuvent coopérer, tantôt pour exprimer leur adhésion à la prière de l’autel par ces Amen si simples et si sublimes qui suivent l’Oremus du prêtre, tantôt pour confesser leur foi par le récitatif du symbole, tantôt pour s’ inviter mutuellement à louer Dieu par la psalmodie alternative […] Maintenant, nos très chers frères, pouvez-vous dire que vous entrez dans le vœu de l’Église lorsque, au lieu de prendre part à ces accents consacrés par elle, vous passez tout le temps des divins Offices à des lectures sans doute fort pieuses, mais toutes particulières, à des prières peut-être très ferventes, mais sans rapport avec la prière qui se fait alors, sous vos yeux, pour vous, au nom de l’Église votre mère et sous la direction de vos pasteurs ? […] Ce serait donc le désir de notre foi que tous les fidèles de notre diocèse, quels que soient leur âge, leur sexe, et leur condition, prissent part, autant qu’il leur serait possible, aux chants de l’Église, s’y associant avec modestie et piété par le concours de leur voix41.
Pour rendre aux chants de l’Église leurs « effets sanctifiants », il faut leur restituer leur caractère propre, les protéger de toute dérive profane, et les dégager dans leur exécution d’une rusticité barbare qui les discrédite au-dedans et au-dehors. Mgr Parisis développe alors, au Titre Troisième de son Instruction, une considération sur le lien du texte et du chant qui fit grande impression et, d’une certaine manière, préfigurait l’apport du chanoine Gontier, soutenu par Dom Guéranger, pour définir la nature « oratoire » du rythme du chant grégorien. L’adage de Mgr Parisis s’inscrivait facilement dans les mémoires, pour définir l’essence du chant de l’Église : le chant pour les paroles et non les paroles pour le chant. Mais, au Titre Quatrième, le savant prélat en tirait des conséquences pour l’exécution, et réclamait pour le chant de l’Église de vraies qualités musicales : justesse, ensemble, vocalité bien fournie mais tempérée, piété et esprit de religion. Il lui paraissait dès lors indispensable de reconsidérer le rôle des chantres et de corriger le style déplorable de leurs exécutions, de promouvoir une véritable éducation musicale des fidèles, en commençant par les enfants et les jeunes gens. Alors, écrivait-il : lorsque plusieurs générations auraient été formées, lorsque la partie la plus vivante d’une population aurait adopté l’heureux usage de prendre une part active, par le concours intelligent de la voix, au culte public, alors un attrait naturel s’associerait aux motifs de foi pour les convoquer à la maison de Dieu […] Oh ! qui nous donnera de voir le chœur de nos églises se composer, non plus de quelques voix solitaires, mais de toutes les voix de l’assemblée chrétienne se réunissant dans les mêmes témoignages de foi, dans les mêmes acclamations d’amour, dans les mêmes expressions de prière, comme ils le sont dans l’unité de croyance, d’espérance et de charité42 !
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Ibid., p. 44-45. Ibid.
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Mgr de Ségur La participation effective des fidèles au chant ecclésiastique dans le cours des messes chantées paroissiales et des vêpres est, on le voit, évoquée le plus souvent avec une grande simplicité : aux fidèles revient normalement d’associer leurs voix à celles du chœur et du clergé dans les réponses des dialogues liturgiques, et dans les chants de l’ordinaire, en particulier dans celui du Credo, lors des messes du dimanche. Pour ce qui est des vêpres, une place privilégiée est accordée, comme nous le verrons, à la psalmodie et aux hymnes du calendrier de l’Église. Cette position commune est exprimée vigoureusement par Mgr de Ségur dans sa brochure à grand tirage sur la messe : La Grand-Messe est faite pour être chantée, non pas seulement par le Prêtre et les Chantres, mais en outre par toute l’assistance. Oui, à la Grand-Messe, tout le monde devrait chanter, hommes, femmes, enfants ; tous ceux qui peuvent chanter, devraient chanter…/…Les chantres ne chantent pas pour eux, mais pour tous les assistants. Ils ne sont là, au Lutrin, que pour soutenir les voix des fidèles, pour leur donner le ton, pour diriger et non pour remplacer le chant de l’assistance. Aussi autrefois cette fonction était-elle rangée parmi les fonctions sacrées et ecclésiastiques43.
Et Mgr de Ségur de s’en prendre aux chantres (ce qui deviendra un lieu commun de tous les réformateurs) qui ne remplissent pas convenablement leur tâche éducatrice et conductrice de la voix du peuple chrétien : Tout chrétien, écrit l’éminent publiciste, devrait, dès l’enfance, apprendre, et par conséquent, savoir chanter le Kyrie, le Gloria, le Credo, le Sanctus, l’Agnus Dei, c’est-à-dire la partie du chant de la Messe qui revient souvent et même habituellement. Aidé par de bons chantres, ce ne serait pas chose bien difficile ; et comme on prendrait dès lors une part active à l’Office divin, on ne serait plus exposé, comme il arrive trop souvent, à s’y ennuyer et à le trouver trop long44.
Dans la suite de son exposé, Mgr de Ségur insiste sur la réponse unanime et pieuse aux salutations et aux prières du prêtre, mais, bien sûr, réserve aux chantres les pièces du propre que les fidèles ne peuvent connaître par cœur. Mgr Parisis, pour sa part, était sensible à la difficulté que pourrait poser à la piété tout ce qui introduirait dans la prière une contention due à des difficultés d’ordre musical. Il plaide pour un chant simple et facile, pour un répertoire suffisamment restreint susceptible d’être facilement mémorisé et chanté avec bonheur. C’est la même difficulté que soulève un auteur contemporain, musicographe soucieux de pédagogie et d’éducation musicale.
43 Mgr Louis-Gaston De Ségur, La Messe, Opuscule populaire (1869), nouv. éd., Paris, Tolra, 1873. chap. xxxv, « Du chant et des chantres », p. 94-98. Voir aussi : Marthe de Hédouville, Monseigneur de Ségur ; sa vie, son action (1820-1881), Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1957. 44 Ibid., p. 96.
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Félix Clément : perspectives pédagogiques Félix Clément, auteur d’un rapport remis au comte de Falloux en 1849, sur L’état de la musique religieuse en France, et qui laissera un nom, toutefois assez contesté, dans la musicologie par ses Chants de la Sainte-Chapelle et par la rédaction du Dictionnaire des Opéras, à l’initiative de Pierre Larousse, publie, en 1854, chez Hachette, un ensemble méthodique d’ouvrages de plain-chant (Paroissien romain en notation moderne, Nouvel Euchologe en musique, Méthode complète, Tableaux à fonction pédagogique)45. Il se dit sensible à une conjoncture qui lui paraît favorable : retour de nombreux diocèses à la liturgie romaine, prospérité des séminaires et institutions religieuses, goût pour les musiques anciennes, essor des pédagogies populaires. Son plaidoyer pour l’insertion du plainchant dans une véritable éducation populaire s’appuie sur ce qu’il pense être la gravité et la simplicité du chant ordinaire de l’Église, même si ce dernier est susceptible de donner une forme d’expression digne et retenue à de nombreuses nuances du sentiment chrétien, palette dont seule la liturgie détient la clé. Il rejette donc tout ce qui, dans la neumatique du plain-chant, pourrait évoquer une ornementation solistique, en dépit des témoignages de l’histoire, s’opposant sur ce point à un autre théoricien, à vrai dire plus considérable, qu’est Adrien de La Fage. Cette ornementation opposerait « les obstacles les plus insurmontables à ce que ce chant devienne populaire et soit exécuté par les fidèles ». La musique moderne se caractérise par son renouvellement permanent et sa caducité : Le plain-chant, au contraire, est soumis à des règles fixes ; ses mélodies ont peu d’étendue, elles ont l’avantage immense de pouvoir être chantées par un grand nombre de voix à l’unisson […] Il n’est personne qui ne puisse se procurer le Graduel et le Vespéral, assister exactement aux offices des dimanches et des fêtes, entendre les fidèles chanter les mélodies du plain-chant et mêler sa voix à leurs voix, s’il veut se conformer aux intentions de l’Église, qui demande formellement que chacun de nous prenne part au chant de l’office divin46.
Chez Parisis, comme chez Félix Clément, mais inévitablement, pourrait-on dire, chez tous les réformateurs, l’extension de la part prise ou à prendre par les fidèles aux chants de l’Église se voit liée à l’art de bien chanter ensemble. On peut rapprocher ces objectifs des campagnes d’éducation populaire menées par les orphéons et surtout par l’école. Le chant commun, parce que simple et facile, pourra être un art du beau chant, et de la belle prononciation. Vox populi Cette difficulté qui subsiste de définir un caractère artistiquement recevable du « chant multitudinaire » poussera même certains auteurs à privilégier la voix du peuple, laquelle, même mal exercée, leur paraît infiniment préférable à celle de solistes vaniteux Méthode complète de plain-chant d’après les règles du chant grégorien à l’usage des séminaires, des chantres, des écoles normales primaires et des maîtrises, Paris, Hachette, 1854, p. 353. 46 Ibid., p. 360. 45
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ou de chantres grossiers. On n’est pas loin de postuler une sorte de compensation au défaut d’art par la simplicité de la libre nature, érigée en art premier, si l’on peut dire. En fait, le nouvel ethos du chant commun régénéré, pour se distancer du goût mondain (cavatine religieuse et « orgues mondaines ») et du goût barbare des chantres, aussi bien ruraux qu’urbains, est amené à se réfugier dans un goût postulé simple et universel, comme s’il découvrait une certaine forme de rédemption de l’art par la vox populi et le pouvoir du chant refondé à nouveau sur la dynamique « naturelle » du verbe. C’est un peu le fond de la position de l’abbé Augustin Gontier, soutenu par Joseph d’Ortigue et Dom Guéranger dans sa réestimation, très novatrice à l’époque, du rythme du plain-chant. Tous les auteurs qui suivront, à commencer par Dom Joseph Pothier dans les Mélodies grégoriennes (1880), tenteront de fonder sur cette « naturalité » même la facilité d’accès que l’on pourrait dire logique qu’ils attribueront à la forme grégorienne, et sa vocation universelle47. D’autres auteurs seront plus sensibles à la force figurative de la voix du peuple en son unanimité, force qui permet dès lors à certains de penser pouvoir dépasser les difficultés et querelles esthétiques, lesquelles sont nombreuses et tenaces comme on le sait. L’effet d’ensemble corrige le détail et fait entendre d’emblée la justesse de l’action cultuelle : L’ampleur qui résulte d’une masse de voix est pleine de majesté, écrit un auteur souvent cité, car les défauts s’effacent pour ne donner qu’un ensemble imposant et harmonieux […] Tous ceux qui ont entendu cette grande voix de la multitude en ont ressenti la mystérieuse influence […]. Les imperfections qui peuvent se glisser dans un chœur si nombreux seront toujours moins choquantes que les vociférations et les cacophonies que font entendre certains chantres mal exercés48.
L’assemblée paroissiale idéale Pour les réformateurs de la musique d’église dans le dernier quart du xixe siècle, le modèle paroissial idéal se définit par une bonne articulation entre le prêtre, le lutrin (masculin, qu’il faudrait enrichir de voix jeunes) et les fidèles de la nef, femmes et hommes. On aime y lire, sans doute, moyennant une certaine tolérance esthétique, une vraie continuité avec la pratique traditionnelle des régions chrétiennes. Le chanoine Chaminade, collaborateur estimé de la Musica sacra de Toulouse, et musicien considéré, fait état de ses souvenirs de voyage en Bretagne : C’est un fait d’expérience que les meilleures paroisses sont celles où l’on chante la messe et les vêpres tous les dimanches : à l’appui de cette assertion, on peut citer les diocèses de la Bretagne, de la Normandie, de la Vendée, du Rouergue, etc. Je me rappelle avec émotion la pauvre paroisse de Saillé – non loin de la blanche baie du Pouliguen – cachée parmi les marais salants de Guérande : c’était encore, il y a quinze ans – par le langage, les mœurs, le costume –
47 Abbé Augustin Gontier, Méthode raisonnée de plain-chant. Le plain-chant considéré dans son rythme, sa tonalité et ses modes, Paris, Victor Palmé/ Le Mans, Ch. Monnoyer, 1859. 48 Abbé Mehling, Le Chant de l’Église, p. 173, cité par Eugène Chaminade, La Musique sacrée telle que la veut l’Église, Paris, Lethielleux, 1897, p. 142.
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une vraie communauté bretonne. C’était un spectacle réjouissant pour l’œil que de voir les femmes avec leurs jolies coiffes de dentelles, pareilles aux blanches ailes des mouettes, et les bons villageois dans leur pittoresque costume de saunier ou de paludier […]. Dans le chœur de la vieille église, 8 ou 10 chantres non gagés exécutaient avec entrain les parties propres de la messe et des vêpres. Dans la nef, sur les bancs séculaires – filles et femmes d’un côté, garçons et hommes de l’autre – tout le monde chantait – un peu fort peut-être – l’ordinaire de la messe et les psaumes des vêpres. Un méchant puriste eût sans doute ergoté sur ceci ou cela : mais il ne s’en dégageait pas moins de cet ensemble un parfum de piété qui remuait l’âme et la transportait aux premiers âges de l’Église49.
La description peut-être un peu idéalisée du chant des fidèles de Saillé vers 1880 permettait sans doute d’imaginer une sorte de continuité entre les survivances de la société traditionnelle villageoise et les nouveaux efforts pastoraux, fondant quelques espoirs sur les pouvoirs du nouveau chant paroissial pour l’établissement d’une nouvelle sociabilité. C’est ce qui apparaît clairement dans la préface approbatoire que l’archevêque de Lyon fait écrire en 1885 par son vicaire général à un religieux enseignant, auteur d’une méthode populaire de chant grégorien : La réforme du chant ecclésiastique et la participation des fidèles à ce chant est peut-être l’un des moyens les plus efficaces, choisis de nos jours par le Divine Providence, pour ressusciter ou accroître parmi les populations l’esprit de foi, la piété, l’amour du lieu saint, des offices de l’Église, de notre suave et belle liturgie catholique […].
Encore faut-il se demander quelle est la part de convention qui préside à la production de tels énoncés, dont la teneur apparaît si proche, dans sa banalité même, de celle des documents antérieurs de l’épiscopat français et des publications ultérieures du Saint-Siège50. L’abbé C. Cartaud se veut proche de Dom Pothier, vulgarisateur fidèle des Mélodies grégoriennes et partisan résolu des éditions de Solesmes. Mais, comme curé de paroisse, il n’oublie pas la dimension pastorale de la réforme. Il prône l’engagement des enfants qu’il convient d’habituer « à prendre une part active et personnelle à nos chants liturgiques » et demande que l’on ne néglige pas le chant populaire, c’est-à-dire le chant liturgique exécuté par les fidèles pendant les Offices, concurremment avec le clergé et les chantres, et qui comprend au moins les chants communs (Kyrie, Gloria, Credo) […] les psaumes, les hymnes, les motets au Saint-Sacrement, à la sainte Vierge […]. Tout le monde convient que ce serait un bien immense, si tous les fidèles réunis dans nos églises, chantaient ensemble les louanges divines.
Et notre auteur, comme presque tous les autres, d’arguer de la simplicité du chant grégorien, de ce fait accessible à tous51. Abbé E. Chaminade, La Musique sacrée…op. cit., p. 81-82. Voir à ce point de vue, parmi beaucoup d’autres, le Guide pratique pour la bonne exécution du chant grégorien par un Directeur de chant, Lyon, E. Vitte/ Paris, J. Lecoffre, 1886. Voir chap. xii : « Le chant collectif et unanime », p. 83-91. 51 Abbé C. Cartaud, Chant grégorien – L’Édition bénédictine et les diverses éditions modernes, Orléans, H. Herluison, 1893, en particulier p. 29-30. 49 50
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Dom Cabrol ou la cure de rajeunissement par l’antique On comprendrait mal le parfum de nouveauté attaché par ses militants à cette cause qu’ils estiment profondément ecclésiastique, sans y intégrer l’apport d’une relecture émerveillée de l’Antiquité chrétienne et des Pères. Nous avons rapporté l’analyse que Dom Guéranger faisait du psaume responsorial à l’époque de saint Ambroise, mais beaucoup de fidèles suffisamment pieux et instruits s’enchantent des textes anciens, orientaux ou latins, que leur traduisent les collaborateurs de l’Année liturgique. Le Livre de la prière antique que Dom Cabrol publie en 1900 me semble avoir joué un rôle déterminant dans cette sorte de rajeunissement des esprits. Dom Cabrol y fait revivre avec un grand bonheur d’expression les actes et les dialogues de la prière liturgique : dialogue de la Préface, litanie du Kyrie, Vigiles : « … il y avait des assemblées où l’on venait pour chanter des psaumes, pour lire des passages de l’Écriture sainte52… » Au chapitre 7, la description d’une messe à Rome, au commencement du iiie siècle, est peut-être un peu romancée, mais la manière pieuse et vive dont on voit les fidèles prendre part aux actions liturgiques et aux actions de chant ne pouvaient pas ne pas éveiller des souhaits de réveil et de rénovation : « C’est par cet échange de demandes et de réponses que les fidèles se tenaient en étroite union avec le prêtre ; il n’y avait vraiment qu’une prière et qu’un sacrifice auxquels tous participaient. » « Jamais on ne perdait de vue dans l’Antiquité cette union des fidèles avec le pontife dans un même sacrifice53. » Bien sûr, on connaissait les précédents de Chateaubriand, Walsh, Guéranger, Cyprien Robert ou Mgr Gerbet dans l’Esquisse de Rome chrétienne, mais ici c’est bien d’un ouvrage d’initiation à la liturgie qu’il s’agit, et d’une leçon de l’Antiquité adressée comme telle aux lecteurs (nombreux) de Dom Cabrol, ceux mêmes qui fréquenteront les Congrès de musique sacrée, les Journées grégoriennes, et formeront la petite république des Scholae féminines, paradoxalement issues du Motu Proprio. Il faut sans doute réévaluer très positivement l’influence de tels ouvrages, et des modèles qu’ils mettent en évidence, sur la formation d’un « esprit liturgique », cultivé par la connaissance des formes primitives, et désireux de retrouver dans la liturgie elle-même cette vivacité des formes54.
Dom Fernand Cabrol, Le Livre de la prière antique, Paris/Poitiers, Librairie religieuse Oudin, 1900, p. 58-59, 69-71, 81. 53 Ibid., 131. 54 Voir Jean-Yves Hameline, « Les Origines du culte chrétien et le mouvement liturgique », LMD, 181 (1990/1), p. 51-96. Repris dans ce volume p. 655-683. Dans la même livraison de La Maison-Dieu, André Haquin, « Histoire de la liturgie et renouveau liturgique », p. 99-118. Cette référence appuyée aux modèles vivants de l’Antiquité chrétienne apparaît dans la légitimation chaleureuse que Dom Lucien David apporte au chant commun qu’il met en œuvre aux Journées grégoriennes de Lourdes en août 1919 : Dom Lucien David, « L’art grégorien et la prière chantée », Journées grégoriennes de Lourdes, Compte rendu général avec discours et conférences du premier congrès, 26 au 28 août 1919, Lourdes, en vente à l’œuvre Saint-Luc. 52
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Quand Huysmans s’en mêle L’Oblat est publié en 190355. La position de Huysmans est antimondaine : il se livre avec âpreté à la critique des imbéciles titrés et des paysans pervertis par l’argent. Le chant grégorien le plus simple, le plus férial, est le plus émouvant et le plus beau. Palestrina et la fugue ne sont en comparaison que « musique de manège ou de steeple-chase ». Le P. de Fonneuve, confesseur et confident de Durtal, fait l’éloge du chant des fidèles : Le fait est que le plain-chant a été créé pour être chanté par le peuple ; il doit donc être facile à apprendre et à retenir, sans vocalises inutiles, sans difficultés combinées ainsi qu’à plaisir […] il me semble que plus le chant grégorien est simple, et plus il est intact et plus il est ancien.
Le père abbé aura quelque peine à faire admettre la légitimité d’une certaine profusion du chant lors des solennités. Après l’intrusion du « nouveau petit curé » dans l’église abbatiale-paroissiale, on assiste à l’expulsion du grégorien et au retour du chant des cantiques congréganistes et des soli mondains du Baron des Atours. La dernière messe grégorienne réunit le chant des moines à celui des jeunes gens du village, vision d’antiquité : Quand on fut arrivé au Kyrie eleison, les fidèles s’embrassèrent, et les filles et les garçons du village, conduits par le père curé, soutinrent les moines. Il en fut de même pour le Credo. Durtal eut, à ce moment, la vision précise d’un retour très en arrière, d’un hameau chantant les mélodies de saint Grégoire, au Moyen Âge. Évidemment, cela n’avait pas la perfection du chant de Solesmes, mais c’était autre chose. À défaut d’art c’était de la projection d’âme un peu brute, d’âme de foule, émue pour un moment ; c’était la reviviscence pendant quelques minutes d’une primitive Église où le peuple, vibrant à l’unisson de ses prêtres, prenait une part effective aux cérémonies et priait avec eux, dans le même dialecte musical, dans le même idiome ; et c’était, à notre époque, si parfaitement inattendu, que Durtal croyait, en les entendant, s’évaguer, une fois de plus, dans un rêve56.
Au Temple et à la Synagogue Il peut être extrêmement suggestif de rencontrer une problématique exprimée en termes très voisins dans le projet si remarquable de remaniement de la liturgie des Églises réformées proposé par le pasteur Eugène Bersier, en 1874. Les sept articles de son projet manifestent un « sens liturgique » pénétrant et exprimé avec un grand bonheur. Le troisième concerne l’extension de la participation vocale des fidèles :
Joris Karl Huysmans, L’Oblat, 4e éd., Paris, P. V. Stock, 1903, p. 49. Ibid., p. 195. C’est une argumentation très voisine que l’on peut lire dans : Dom Paul Chauvin, « La participation des fidèles aux Offices », La Vie et les Arts liturgiques, 61 (janvier 1920), p. 123-134. 55 56
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Au lieu de ne laisser aux fidèles, en dehors des cantiques, que le rôle tout passif d’auditeurs muets, leur permettre, par le moyen des réponses, de participer directement au culte luimême, en intervenant dans toutes ses parties57.
La même année 1874, Samuel Naumbourg, ministre-officiant du temple consistorial de Paris, dans son Étude historique sur la musique des Hébreux, se montre sévère pour le plain-chant des églises catholiques, mais rejoint les réformateurs de toutes confessions dans son souhait d’une participation plus vive des fidèles au service divin : Les efforts (des rabbins) devraient tendre à ce que les fidèles, au lieu de demeurer de simples spectateurs des Offices, prissent une part plus grande au service divin, en chantant avec le chœur tous les responsoirs. On choisirait des chants d’une structure facile en forme de chorals et beaucoup de refrains de nos airs traditionnels s’y prêteraient volontiers. Au moyen de cette participation, la prière individuelle serait plus fervente, le zèle de chacun stimulé davantage, et l’assemblée ne se verrait pas condamnée à un silence qui ne cause souvent que langueur et fatigue58.
Pie X et le chant des fidèles Ce que nous avons appelé une disposition en double instance est encore parfaitement lisible dans l’Instruction de 1903. Le fond du chant est assuré en première instance par un appareil masculin, distinct par ses tâches, son emplacement et ses insignes, des fidèles ayant leur place dans la nef. En deuxième instance, à certaines conditions, ces mêmes fidèles peuvent unir leurs voix à celle des chantres et du chœur. Même si l’accord des musiciens, un peu partout, se fait sur un diagnostic de mauvais état de ce dispositif, et de ses difficultés d’application dans le cadre effectif des paroisses, l’Instruction de Pie X, comme tous les documents antérieurs du Saint-Siège, considérant le système capitulaire (sanctuaire isolé, chantres, et chœur complet, pouvant se dédoubler en deux parts alternantes) comme modèle canonique premier, ne modifie en rien ce dispositif institutionnel59. Ceci apparaît clairement dans l’article V, § § 12-13-14 de l’Instruction, concernant précisément les Cantori. Mais le souci pastoral de Pie X est d’ouvrir plus largement, par la restauration et la diffusion du chant grégorien, la possibilité pour les fidèles de prendre une part à l’exécution du chant de l’Église, à l’étage de ce que nous avons désigné comme une deuxième instance, pour les parties qui leur sont accessibles, en association avec le chœur ou même en alternance avec lui. Ce qu’affirme, on ne peut plus clairement, la fin du § 3 de l’article II.
57 Pasteur Eugène Bersier, Liturgie à l’usage des Églises réformées, Paris, Fischbacher, 1874, p. 3. On peut lire à son propos la thèse de Stuart Ludbrook, La Liturgie de Bersier et le culte réformé en France : « ritualisme » et renouveau liturgique, Villeneuve d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2001. 58 Samuel Naumbourg, Recueil de chants religieux et populaires des Israélites depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, Paris, s. d., chez l’auteur. p. xxxviii. 59 Ce dispositif est clairement énoncé dans le De ritibus servandis in canto missae publié en tête de l’Édition Vaticane du Graduale romanum de 1908, et peu modifié en 1972. « Néanmoins, il est facile de comprendre que certaines prescriptions, concernant les intonations et alternances, sont d’une portée générale », écrivait déjà Dom Lucien David, La belle part des fidèles dans la prière chantée, Grenoble, Librairie Saint-Grégoire, 1939, p. 32.
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L’édition rapide, et prototypique de toute la réforme répertoriale, du Kyriale Vatican, dès 1904, sous l’impulsion personnelle du pontife, tentera de fournir sans tarder, pour ce projet, un matériel musical satisfaisant60. C’est certainement, en tout état de cause, ce qui est compris sans aucun délai par les éditeurs. Ainsi, on voit paraître, dès 1905, un Manuel pratique pour le chant unanime des fidèles aux offices paroissiaux, publié par l’abbé H. Delépine, directeur de l’Œuvre du Chant paroissial à Arras. On y trouve : Les messes les plus usuelles – La messe des morts – Les messes de Dumont – Les chants des vêpres : psaumes, hymnes, antiennes à la sainte Vierge – Un grand choix de motets pour les saluts. Cet ouvrage solide, maniable, noté sur cinq lignes en notation moderne, connaîtra un grand succès. L’abbé Delépine et sa Procure sont proches de Peter Wagner, musicologue et musicien suisse, un autre des noms importants de la science grégorienne et membre de la Commission vaticane, dont ils publieront des livres d’accompagnement. C’est sans doute sous l’influence de P. Wagner que, dès 1905, l’abbé Delépine introduit dans son Manuel une sélection du tout nouveau Kyriale Vatican, confirmant par là ce que les membres de la Commission, dont les travaux sont suivis de près par Pie X, pensent être une des vocations de cette publication. On sait que Dom Mocquereau en regrettera la hâte61. Dans la lettre du 8 décembre 1903 qu’il adresse au cardinal Respighi, vicaire général de Rome, pour la bonne application de l’Instruction qui vient de paraître, Pie X se plaint des vêpres où les psaumes sont traités en mauvaise musique théâtrale, prenant abusivement la place de la « devota psalmodia del clero, alla quelle participava anche il popolo62 ». Le cardinal Merry del Val, secrétaire d’État de Pie X, signale dans ses Souvenirs l’intérêt que le pape portait au chant des fidèles : Un de ses plus ardents désirs était de promouvoir le chant collectif. Il le considérait comme un excellent moyen de formation du peuple, propre à éveiller l’intérêt à la beauté de la liturgie, surtout en rapport avec le sacrifice de la messe. À ce propos, il aimait à faire état des résultats obtenus dans les paroisses où l’on avait instruit les fidèles à bien chanter en chœur les différentes parties de la messe et, aux vêpres du dimanche, les psaumes et les hymnes63.
On suivra tous les détails des travaux de la Commission vaticane dans : Dom Pierre Combe, Histoire de la restauration du chant grégorien d’après des documents inédits. Solesmes et l’édition vaticane, Sablé-sur-Sarthe, Abbaye de Solesmes, 1969. 61 Abbé H. Delépine (directeur de l’Oeuvre du Chant paroissial à Arras), Manuel pratique pour le chant unanime des fidèles aux offices paroissiaux, Procure générale de musique religieuse, 1905. On peut faire la différence d’esprit et de clientèle en comparant le Manuel de l’abbé Delépine avec le Manuel paroissial, à grand tirage, publié par Lethielleux, en 1904, lointain descendant des Cantiques de Saint-Sulpice, depuis leur version de 1815, où l’on avait, au cours de nombreuses éditions successives, introduit une première partie de chants liturgiques latins. Choix qui, en 1904, reste très éclectique, attaché à la pratique du chant des fidèles telle qu’elle pouvait s’effectuer dans les paroisses, mais surtout les catéchismes, patronages, associations pieuses, de Paris et de bien des diocèses français, à l’écart des courants néo-bénédictins, qu’ils soient français ou belges. 62 Felice Rainoldi, Sentieri della musica sacra dall’Ottocento al Concilio Vaticano II […], Rome, C. L. V. Edizione liturgiche, 1996, p. 569. 63 Cardinal Rafael Merry del Val, Pie X. Impressions et souvenirs (trad. de l’italien), Paris, Éditions de l’œuvre de saint Augustin, 1951. Cité dans Musique et Liturgie, 22 (1951), p. 3. 60
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Les objectifs de Pie X sont réexposés et rapportés aux intentions expresses du pontife dans le règlement que le cardinal Respighi prescrit pour la ville de Rome, le 2 février 1912. En ce qui concerne le chant des fidèles, la formulation n’est qu’un développement du paragraphe 3 de l’Instruction sur la musique sacrée : C’est la vraie et authentique tradition ecclésiastique du chant et de la musique sacrée que l’assemblée entière des fidèles s’associe, au moyen du chant, aux offices liturgiques, en suivant les parties du texte qui sont confiées au chœur, et qu’une Schola cantorum spéciale alterne avec le peuple, exécutant les autres parties du texte des mélodies plus riches qui leurs sont réservées spécialement.
Le cardinal-vicaire insiste alors sur l’articulation nécessaire entre la Schola et les fidèles, faisant explicitement le lien entre le § 3 et le § 27 de l’Instruction de 1903. Cet objectif pastoral devra être présenté aux fidèles comme une haute intention du Saint-Père […] invitant les fidèles à seconder spécialement leurs pasteurs en prenant une part active aux fonctions saintes par le chant des parties communes de la messe solennelle (Kyrie, Gloria…), par le chant de la psalmodie, des hymnes les plus connues et des cantiques en langue vulgaire.
Plus particulièrement, les maisons religieuses d’éducation, les associations, confréries, patronages sont invités à « promouvoir efficacement l’instruction de leurs membres dans le chant sacré populaire ». Les établissements de femmes doivent aussi en faire une œuvre à laquelle ils se consacrent afin que les filles et les garçons, prenant part aux fonctions sacrées, chantent eux aussi la partie qui regarde le peuple, servant d’exemple et d’encouragement au reste des fidèles64.
Du côté de la Schola Cantorum et de son réseau d’influence Les militants de la cause du chant liturgique et de la musique sacrée (qui bien sûr ne sont pas toute l’Église de France, laquelle, entre 1880 et 1914, a aussi bien d’autres sujets de préoccupation et d’inquiétude) se répartissent en réseaux assez bien constitués en France autour de plusieurs revues : Musica sacra (Toulouse, 1875)65, la Revue du chant grégorien (Grenoble, 1892), qui deviendra la revue de Dom Lucien David, et la Tribune de SaintGervais (Paris, 1895), qui bénéficie du prestige attaché aux musiciens et musicologues de F. Rainoldi, Sentieri…, p. 318. Texte reproduit en français dans : Dom Grégoire Suñol, Méthode complète de Chant grégorien d’après les principes de l’École de Solesmes, trad. par D. Maur Sablayrolles, 7e éd., Paris/ Tournai/Rome, Société Saint-Jean l’Évangéliste, Desclée et Cie, 1905, 1922, p. 180-189. F. Rainoldi signale un important article du P. Angelo De Santi sur la « musica orante », exaltant la participation active du peuple chrétien au chant des offices liturgiques (juin 1910), et une communication de D. Rafaele Casimiri, Il Canto religioso popolare, lue au Congrès de musique sacrée de Turin, en 1913. 65 Les positions de la Musica Sacra de Toulouse sont bien représentées par l’ouvrage important cité plus haut du chanoine Eugène Chaminade, La musique sacrée telle que la veut l’Église, Paris, Lethielleux, 1897. Ouvrage très au courant des décisions romaines, et plus ouvert que la plupart de ses collègues français sur le mouvement cécilien allemand de Ratisbonne. 64
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premier plan qui la dirigent et y collaborent. Ces réseaux se retrouvent aussi à la Schola Cantorum, établissement d’enseignement et d’action musicale, fondé en 1896 par Charles Bordes, Vincent d’Indy et Alexandre Guilmant66. La Schola Cantorum a une vision intégraliste de la musique. Ses intérêts couvrent tous les domaines d’une action musicale extensive et complète : science musicologique, haute composition, pédagogie différenciée et graduelle, édition mutuelle, production de concerts originaux de musique ancienne ou contemporaine, fondation d’un réseau de sociétés provinciales. Dans le grand diorama de la pratique musicale que l’on découvre à la Schola, la musique populaire fait l’objet d’une attention soutenue. Charles Bordes a commencé sa carrière par une mission musicale au Pays basque ; Vincent d’Indy s’intéresse aux chants cévenols. Mais on ne délaisse pas non plus le niveau plus ordinaire des pratiques modestes, servi par un dispositif d’édition mutuelle : motets, cantiques, ouvrages pédagogiques, que l’on veut tirer de la médiocrité par une grande probité de facture et suffisamment d’invention. Dans ce contexte, le chant grégorien apparaît aux scholistes comme le répertoire de génie qui réunit en lui la musicalité la plus savante et l’ancrage le plus populaire. Sans une hésitation, les chefs de file de la Schola interpréteront le Motu proprio et l’Instruction sur la musique Sacrée comme un apport et un soutien direct à leurs efforts de rénovation musicale et liturgique. La traduction et le commentaire qu’en donne la Tribune de Saint-Gervais, Bulletin mensuel de la Schola Cantorum, dès janvier 1904, exprime pour la France un avis qu’on peut estimer autorisé, venant en particulier d’un musicien comme Charles Bordes, qui bénéficie de la considération personnelle de Pie X. La revue a salué ce dernier avec enthousiasme, dès son élection, et avant même la publication du Motu proprio, comme le pape de la musique sacrée et du chant grégorien67. Les rédacteurs de la revue voient dans l’Instruction papale une sorte d’approbation du combat, qu’ils mènent depuis dix ans en faveur des mêmes objectifs. Ils sont persuadés que, outre les conséquences de l’intervention romaine sur le répertoire et son exécution, le document invite à prendre très au sérieux le crédit accordé à la musique et au chant pour la régénération de l’esprit chrétien et pour une participation plus intensément vécue aux cérémonies de l’église. Leurs perspectives sont très larges, mais aussi très réalistes. Prétendant bien connaître les préoccupations du Saint-Père, ils sont loin d’interpréter la mention de la « participation des fidèles au chant grégorien selon l’antique usage », comme une clause conventionnelle : On a pu remarquer que le Souverain Pontife désire tout particulièrement voir intéresser les fidèles au chant des offices. C’est en effet le moyen le plus sûr pour eux d’y assister dans l’esprit de l’Église, qui est une société organisée, avec ses réunions régulières. C’est pourquoi une restauration bien nette de l’ordinaire des offices, suivant la tradition, s’impose. Déjà à Rome, pour diverses cérémonies, on a imprimé et distribué à l’assistance des petites feuilles destinées Voir René de CastÉra, Dix années d’action musicale religieuse, 1890-1900. Les Chanteurs de Saint-Gervais, La Schola Cantorum, Paris, Aux Bureaux de la Schola Cantorum, 1902 ; Vincent d’Indy et coll., La Schola Cantorum en 1925, son histoire depuis sa fondation jusqu’en 1925, Paris, Bloud et Gay, 1927. 67 La Tribune de Saint-Gervais, septembre 1903, p. 303. 66
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au chant des fidèles, entraînés par des chanteurs exercés, placés en plusieurs endroits de l’Église. À Paris la chose a été plusieurs fois tentée avec succès. En quelques diocèses, pour arriver à ce but, les règlements épiscopaux prescrivent aux catéchistes d’enseigner le chant de l’ordinaire de l’office68.
Mais les rédacteurs du commentaire montrent aussitôt à quel point leurs perspectives sont éminemment concrètes et ciblées lorsqu’on les voit prendre d’emblée comme exemple d’application des directives de Pie X, non pas la messe solennelle et son cadre cantoral capitulaire, mais le cadre beaucoup plus modeste d’un aménagement chantant de la messe basse, selon un esprit qu’on aimera dire par la suite « esprit du Motu proprio » : Nous avons assisté avec plaisir en certains pays, peut-on lire, à des messes privées des plus intéressantes, ne demandant guère plus de cinq minutes en sus du temps habituel aux messes basses, et auxquelles les fidèles s’intéressaient puissamment. En voici le programme, assuré, soit par le prêtre célébrant, qui entonnait les chants s’il était seul, soit par un autre ecclésiastique ou chantre au chœur : Kyrie et Gloria, lecture en français de l’Évangile, Credo s’il y a lieu, Sanctus et Agnus, le tout sur les récitatifs les plus simples (et les plus oubliés), plus une courte invocation après la consécration et pendant la communion. Il y a là quelque chose d’admirablement puissant, et dont on ne soupçonne pas habituellement l’effet possible aussi bien avec quelques enfants du catéchisme qu’avec la plus grande foule. Et cela remplace avantageusement les « sensibleries » de tant de cantiques prétendus « mélodiques » ou bien « entraînants » chantés sur des airs de gavotte, de marche militaire, de romance69.
On devine, en arrière plan de cette proposition modeste, la nature et les difficultés de résolution pratique des problèmes posés aux Paroisses et Institutions, par le renouvellement du chant (répertoire et réalisation), et plus encore, par la priorité que le Document romain accorde à la Liturgie solennelle, à ses formes musicales grégoriennes et palestriniennes et à ses contraintes canoniques et cérémonielles. Toute une hymnodie populaire, latine et française, d’un ethos bien différent, s’était constituée autour des nombreuses formes d’actions cultuelles et de rassemblements religieux qui s’étaient développées au cours du siècle en dehors du cursus proprement canonique de la messe et de l’office, mais dont l’étude, pour cette raison, n’entrait pas dans notre propos. Plus décisive peut-être était, en milieu urbain, la pratique étendue de la messe basse, à la fois plus expéditive pour les fidèles à la recherche d’une observance minimale, mais pour des fidèles fervents, plus dévote et pieuse (on y communie aux heures matinales) que la grand-messe, peu attirante, indévote et sans chaleur. L’intérêt des rénovateurs se portera très vite sur la transformation participative du modèle de la messe basse avec servant, posant la question, pour certains fort fâcheuse et dérangeante, de la messe dialoguée70. Une autre voie consistera à tenter l’adaptation de l’ethos grégorien et du « sens liturgique » à des cantiques en langue française, dont les formes tenteront souvcnt de La Tribune de Saint-Gervais, janvier 1904, p. 19. Ibid. 70 On peut suivre les débats concernant la messe dialoguée dans Questions liturgiques et paroissiales, en particulier, depuis la conférence de Dom Placide De Meester à la Semaine liturgique française du Mont-César en 1911 (1911, p. 377). Mises au point, par Dom Lambert Beauduin : 1922, p. 222-226, puis par Dom Gaspard Lefebvre, « La question de la Messe dialoguée », La participation active des fidèles au culte, Cours et Conférences des Semaines liturgiques, t. xi, Louvain, Abbaye du Mont-César, 1933. 68 69
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se rapprocher des formes liturgiques. Les Cantus mariales de Dom Pothier avaient ouvert, en latin, une voie à ce renouvellement de l’hymnodie pratique, mélangeant antiquité, cantabilité et modernité. Ces compositions syllabiques, strophiques, agréablement chantantes tout en restant suffisamment retenues et « grégoriennes », constituaient ainsi comme un modèle latin des cantiques grégoriens en français, du P. Antonin Lhoumeau, Charles Bordes, Dom Lucien David, Dom Anselme Desprez, Paul Berthier, Marcel Courtonne, et dont la postérité évolutive s’affermira dans son dessein et son décalque des formes liturgiques71. La « méthode » de Dom Suñol Une autre réaction très positive au document romain peut être lue dans la première édition de la sérieuse Méthode complète de chant grégorien de Dom Grégoire-Marie Suñol, qui paraît en 1905, non sans une lettre élogieuse de Dom André Mocquereau. Le maître de Montserrat s’y veut fidèle aux objectifs fixés par Pie X et le déclare clairement. Son ouvrage connaîtra un grand succès. Il sera traduit en français, en 1907, par Dom Maur Sablayrolles, et contribuera fortement à la pénétration du chant grégorien et des principes théoriques de Solesmes dans les séminaires et les maisons religieuses. Traitant, dans sa troisième partie, de « l’excellence du chant grégorien », Dom Suñol rappelle les formulations de l’Instruction de Pie X concernant la primauté du chant grégorien comme chant liturgique. Il ajoute : Mais si le chant grégorien est liturgique par nature, il l’est également par sa fonction propre qui est d’être le chant de la collectivité. Or, cette prière ne peut être commune qu’à condition que le peuple y participe. L’office des prêtres n’est que cette prière récitée au nom de tous ; et si, dans les derniers siècles que l’on peut bien appeler des siècles de décadence, le peuple qui a perdu avec la vivacité de la foi le sens même de la liturgie, ne s’unit plus à cette grande prière de l’Église quand elle est solennelle, ce n’est pas une raison pour qu’elle ait perdu son caractère de collectivité ! À Dieu ne plaise ! La prière publique solennelle suppose toujours le peuple entier qui l’adresse à Dieu en même temps que les ministres de l’autel ; et plus il est uni au prêtre dans l’action de la prière collective, plus sa prière est agréable à Dieu et souverainement efficace, parce qu’elle est la prière même de l’Église. Or ce qui est vrai de la prière l’est aussi du chant, partie intégrante de la sainte liturgie. S’il a été composé pour donner des ailes aux formules mêmes de la prière et en rehausser l’éclat, il a été aussi composé pour tous, et s’il a été composé pour tous, il est dans la logique des choses que tous y participent. Or comment les fidèles y participeront-ils sinon en unissant leurs voix à celles des ministres sacrés, quand ils chantent la prière publique, et, dans l’acte du sacrifice de nos autels qui est le centre et le couronnement de toute la liturgie,
On pourrait consulter un recueil très en avance sur son temps : Cantiques pour suivre la Sainte Messe selon l’esprit du Missel romain. Composés d’après les directions pontificales, par F. D. Joret o.p., et abbé E. Blineau, Nantes, Orphelinat de Bethléem, 1919. En milieu franciscain, le P. Édouard, dans son Catéchisme eucharistique, Vanves, Imp. Franciscaine missionnaire, 2e édition, 1911, recommande la participation vocale aux chants de l’Église lors des offices chantés, mais conseille aussi de ne pas négliger les messes d’hommes et les messes d’enfants. 71
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en s’unissant au prêtre qui célèbre et en lui répondant dans ces formules antiques, qui n’ont plus de sens si la collectivité y demeure étrangère72 ?
Conclusion Le parcours historique dont nous avons esquissé quelques étapes et quelques figures s’achève. Et nous ne pouvons qu’évoquer les lignes de forces des évolutions ultérieures. Trois ensembles de faits nous paraissent avoir contribué dans la réflexion et dans la pratique à la constitution d’un nouveau champ d’expérience et d’une figure renouvelée du chant de l’Église : 1) des réalisations érigées par les revues et les congrès en expériences pilotes, 2) la figure produite par les grands rassemblements, 3) une féminisation impressionnante du Mouvement grégorien avec la création de Scholae d’un type nouveau. À la suite du Motu proprio, on verra se constituer, en France et en Belgique, des expériences pilotes dont les revues entretiennent leurs lecteurs et les congrès leurs participants. Ainsi, entre des dizaines, l’œuvre de l’abbé Robert du Botneau et de l’abbé Méfrais aux Sables-d’Olonne, ou de l’abbé Henri Villetard à Seignelay. Le dispositif se veut fidèle aux directives pontificales. Mais l’articulation de l’ensemble, l’action parmi les fidèles de chanteurs et de chanteuses motivés et instruits, tend petit à petit à créer du côté de la nef un véritable partenariat cantoral, en composition active et « liturgique » avec le prêtre et la Schola. Cette dernière institution (sous la forme maîtrisienne, ou de chorales mixtes, ou de scholae grégoriennes) va pouvoir trouver dès lors un renouvellement de ses fonctions, de son répertoire, de son insertion dans l’action liturgique, et s’éloigner d’un rôle simplement décoratif ou ostentatoire. Les congrès réunissent des centaines de participants actifs, formant un chœur total, auquel il devient presque ridicule d’attribuer une fonction de suppléance. Pie X luimême avait donné un modèle porteur de cette nouvelle logique lors des fêtes du treizième centenaire de saint Grégoire, demandant à mille voix de se grouper dans un des transepts de la basilique Saint-Pierre, pour créer ce qui ne pouvait plus, physiquement et logiquement parlant, apparaître comme un partenaire fortuit. Le Congrès international de musique sacrée de New York en 1920, placé sous la présidence de Dom Mocquereau, fut un grand Dom Grégoire-Marie Suñol, Méthode complète de chant grégorien d’après les principes de l’École de Solesmes, traduction et préface par D. Maur Sablayrolles, 7e éd., Paris-Tournai-Rome, Desclée et Cie, 1922. p. 146147. On peut évidemment rapprocher cette conception du chant comme action de l’Église des si frappantes formulations de Dom Dominicus Johner, de l’abbaye de Beuron, dans la Nouvelle méthode de plain-chant grégorien (1906), traduite en français en 1908, que nous avons citées dans LMD, 239/3 (2004), p. 95. Voir dans cet ouvrage p. 739. 72
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point marqué par le courant solesmien. La diffusion du chant grégorien, appuyée sur un enseignement scolaire méthodique, celui où s’illustrera Mme Justine Ward à l’Institut Pie X de New York, aboutit à une messe chantée du congrès qui réunit près de quatre mille enfants de quarante-sept écoles ; elle fit une immense et durable impression. Le quatrième des vœux de ce congrès exprime bien la visée extensive et liturgique qui n’a jamais quitté le mouvement grégorien : Que dans les écoles paroissiales l’on donne une formation convenable en vue de préparer et d’obtenir la participation de tous les fidèles au chant sacré suivant la recommandation du Saint-Siège73.
Le rôle des voix féminines, non seulement vient changer l’ethos vocal du nouveau chant grégorien, mais modifie dans la pratique elle-même la répartition sexuée des rôles dans l’activation réelle de la voix de l’Église74. On voit ainsi se modifier ce que nous avons appelé le dispositif en double instance, jusqu’à se résoudre en une seule instance liturgiquement différenciée. La sociabilité responsoriale, où Dom Guéranger voyait une expression de la socialité de l’Église, s’établissait cette fois entre le prêtre, un groupe vocal retrouvant une vraie fonction d’édification active et heureuse, et la grande voix des fidèles assemblés. L’idéal des « nefs qui chantent » animera bien des entreprises du Mouvement grégorien, aux lendemains de la première guerre mondiale. Le P. Henri de Lubac en louait encore les bienfaits, en la paroisse de SaintFrançois-Xavier, sous la conduite de Mgr Chevrot en 1960 : Une église qui ne chante pas, disait-il à ses paroissiens, ressemble à une réunion de convalescents absorbés dans leur lecture. Une église qui chante est une assemblée de chrétiens contents de Dieu75.
Cité dans : André Pons, Droit ecclésiastique et musique sacrée, t. v, Saint-Maurice (Suisse), Éditions SaintAugustin, 1964. 74 Il faudrait traiter un jour la question du chant des femmes dans les offices de l’Église. La féminisation du chant d’église avec l’avènement des Scholae grégoriennes peut être suivie dans les chroniques des revues. Signalons la place non négligeable tenue par le Mouvement noéliste, où les activités concernant le chant sacré sont suivies par Amédée Gastoué et dont les initiatives en matière d’association religieuse et de chant sont bénies par Pie X en 1904. Voir : Geneviève Duhamelet, Nouvelet [Le P. Claude Allez, a. a.] et le mouvement noëliste, Paris, La Bonne Presse, 1937. Voir aussi : Amédée Gastoué, Le Noël, 1503 (avril 1924), p. 512-513. 75 Henri de Lubac, « Un curé de bourgeois : Mgr Chevrot », Ecclesia, 141 (1960), p. 147. Mais, par ailleurs, on ne saurait oublier que le plus redoutable adversaire d’un chant des fidèles sincère et non truqué, sera (et reste, hélas) le microphone. 73
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Liturgie, Église, Société À la naissance du mouvement liturgique : les Considérations sur la liturgie catholique de l’abbé Prosper Guéranger (Mémorial catholique, 1830) Un nouvel ordre social chrétien Le 18 janvier 1832, l’abbé Guéranger, qui vient d’écrire et de publier anonymement à Paris un ouvrage sur la question politiquement brûlante de l’élection et de la nomination des évêques1, écrit une longue lettre à Charles de Montalembert : il veut mettre à profit le séjour de Lamennais à Rome pour obtenir un « Bref d’encouragement » de la part du Saint-Père en faveur de la fondation, qu’il entreprend à Solesmes, et qui pourrait « faire retentir aux oreilles des catholiques le nom de Rome2 ». Son projet de fondation monastique lui paraît bien prendre sa part de l’entreprise de « régénération » où, parmi d’autres initiatives, pourraient se recomposer « les fondements de tout ce qui doit se faire de catholique durant l’époque où nous entrons » et pour laquelle il reconnaît le rôle pilote de Lamennais. On connaît la fin de cette lettre citée dans la biographie de dom Guéranger par dom Delatte3 : Travaillez donc avec moi à faire à petit bruit une miniature de notre cher Moyen Âge ; le jour viendra où nous jouirons du fruit de nos efforts, et où vous viendrez, le bâton de pèlerin encore à la main, demander l’hospitalité au manoir des bénédictins de Solesmes. Comme il sera beau de parler des progrès de la nouvelle société chrétienne, assis nous-mêmes sur les débris de l’ancienne et mariant le présent au passé.
Les derniers mots de cette missive ne doivent pas, comme on le sait, être portés au compte de quelque emphase convenue. L’abbé Guéranger partage avec un certain nombre de ses contemporains, et en tout premier lieu avec ceux que les écrits et l’action de Félicité In La Maison-Dieu, 208/4 (1996), p. 7-46. De l’Election et de la Nomination des Evêques, Paris, Librairie Catholique d’Ed. Bricon, 1831. 2 Ernest Sevrin, Dom Guéranger et Lamennais. Essai de critique historique sur la jeunesse de Dom Guéranger, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1933, p. 202-211. 3 Dom P. Delatte, Dom Guéranger, abbé de Solesmes, t. 1, 10e éd., Paris, Plon-Nourrit/ A. Mame, 1937, p. 87. *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 605-629 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119037
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de Lamennais ont rassemblés et convaincus, le projet de rétablir, en un moment qu’ils ont conscience de vivre comme un renversement historique, un nouvel essor du « principe catholique » à la racine d’un « nouvel ordre social chrétien ». Au-delà de la nation, Rome, l’Église, la civilisation chrétienne La vocation universelle de cette entreprise de « régénération » ne fait, pour Prosper Guéranger, aucun doute, et nous verrons que c’est précisément sa légitimité romaine qui pour lui constitue la garantie de son aspect supranational. Cette vision d’une « civilisation chrétienne », partagée à divers titres par bien des auteurs de l’époque, dépasse la simple affirmation du « rôle civilisateur » du christianisme développée par Chateaubriand, dans une perspective ouvertement apologétique, mais où l’illustre auteur posait déjà les bases d’une réestimation de tout le corps expressif de la religion et de ses capacités poétiques. Au livre IV de la quatrième partie du Génie du christianisme, il est bien question des « services rendus à la société par le clergé et par la religion chrétienne en général » ; les missions lointaines (Levant, Amérique, Inde, Chine), participent du prestige des grandes expéditions maritimes, et l’action des Jésuites au Paraguay reste à jamais exemplaire, par laquelle « la religion chrétienne réalisait dans les forêts de l’Amérique ce que la Fable raconte des Amphion et des Orphée4 ». On a pu faire remarquer qu’une certaine ambiguïté n’avait pas pu ne pas se glisser dans l’emboîtement5 de la religion et de la civilisation et que la vocation universelle autoproclamée de la Raison et des Lumières se trouvait contemporaine d’un réel courant d’expansion missionnaire, et d’une promotion de la conscience civilisatrice des grandes nations européennes. « La civilisation des nations chrétiennes », écrit P. Gerbet en 1832, « ira accomplir de proche en proche l’éducation de tous les peuples6 ». Une telle situation avait pu amener le catholicisme à se penser non plus comme civilisateur, mais bien comme civilisation et, comme tel, générateur d’un « nouvel ordre social ». Les formes « légales » de cet ordre toutefois restaient à définir, de même que leur position par rapport à la continuité ou à la discontinuité des formes antérieures, et, on le devine, de même que l’articulation du pouvoir apostolique et du pouvoir séculier, tous enjeux de la bataille de l’Avenir, et de maintes autres batailles à venir.
François René de Chateaubriand, Le Génie du christianisme, suivi de La Défense du Génie du christianisme et de la Lettre à M. de Fontanes, Paris, Firmin-Didot, nouv. éd., 1852, t. 2, p. 166 ; Jacques Gadille, « Le Concept de civilisation chrétienne dans la pensée romantique », Civilisation chrétienne. Approche historique d’une idéologie, xviiie-xxe siècles, éds J.-R. Derré, J. Gadille, X. de Monclos, B. Plongeron, Paris, Beauchesne, 1975, p. 190-191. 5 Bernard Plongeron, « Affirmation et transformations d’une “civilisation chrétienne” à la fin du xviiie siècle », Civilisation chrétienne. Approche historique d’une idéologie xviiie-xxe siècle, ibid., p. 16. 6 Henri Bremond, Gerbet, 3e éd., Paris, Bloud et Cie (« La Pensée chrétienne, Textes et Études »), 1907, p. 54-55. 4
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L’horizon universel du chrétien « catholique » En bon « rénovateur » (et non pas « novateur », la nuance était d’importance) le jeune prêtre manceau (il a vingt-six ans) n’avait pas manqué d’esquisser lui aussi en quelques pages de son « Élection des évêques » une fresque de l’expansion catholique à venir (élargissement d’horizon propre à son École, mais qui allait devenir un trait de mentalité du catholicisme moderne) dont l’aboutissement le plus heureux serait une « confédération » des nations et de leurs princes, sous la houlette des pasteurs de l’Église, gardiens des lois divines « constituant » la société chrétienne, et que Rome, fidèle à sa mission régulatrice et conductrice, viendrait garantir des empiétements de la puissance séculière, trop portée dès ses premiers pas dans l’Église à « mettre la main à l’encensoir7 ». Cette dimension « sociale » et cette vocation supranationale du christianisme, qui définit dès lors la catholicité même, sont, pour P. Guéranger, coextensives à l’œuvre même du Divin Législateur. Celui-ci venant en ce monde, pour réparer l’œuvre de la création tombée dans la confusion par le péché, ne s’est pas seulement proposé de rétablir l’ordre primitif dans l’individu, de rendre à Dieu sa place dans le cœur et l’intelligence de l’homme, de soumettre la chair à l’esprit, dans la personne du chrétien régénéré. Il est venu pareillement au secours de la société, livrée, mais sur une échelle immense, aux mêmes désordres qui dévastaient l’âme humaine. Il s’est proposé de rétablir le règne de Dieu dans le monde visible… L’homme devait être chrétien, la société devait l’être aussi8.
C’est le même point de vue que l’abbé Guéranger avait exprimé dans les deux articles qu’il donna à L’Avenir, en octobre 1830, à propos de la Prière pour le Roi9. Il lui est facile de montrer que la recommandation de l’épître à Timothée a toujours été respectée dans les liturgies de l’Église, mais qu’elle ne comporte en elle-même aucune soumission tacite à « la domination de tel ou tel souverain10 » ou « une reconnaissance politique » quelconque11. Priant pour la paix et la tranquillité de la Cité et donc pour ceux qui en ont la charge, le catholique ne perd pas de vue qu’il n’a qu’un vœu, mais vœu patriotique dans le sens le plus vaste qui fut jamais, vœu sublime embrassant, dans son immensité, le genre humain tout entier ; ce vœu c’est que l’Église accomplisse ses destinées. Que lui font, du reste, ces grandes querelles des rois et des peuples… Comme citoyen, si le devoir le commande, on l’y verra peut-être prendre une part active ; comme catholique, il les regardera de bien plus haut. Élevé par ce noble titre au-dessus des vicissitudes de la société du temps, ses yeux ne chercheront que la grande, l’éternelle société, dont il a le bonheur d’être membre12.
Dom Prosper GUERANGER, Mélanges de Liturgie, d’Histoire et de Théologie, t. 1, Solesmes, Imprimerie SaintPierre, 1887, p. 61. 8 Ibid., p. 64. 9 Ibid., p. 113-132. 10 Ibid., p. 116. 11 Ibid., p. 122. 12 Ibid., p. 117-118. 7
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C’est cette vision universaliste de l’ordre social chrétien, que partage l’abbé Guéranger, à une époque effectivement caractérisée par une réelle mondialisation de l’histoire, qui rend aujourd’hui, nous semble-t-il, tout à fait suggestive la relecture des quatre articles que le jeune ecclésiastique manceau avait donnés l’année précédente au Mémorial catholique, organe avancé de la pensée mennaisienne, avant que ce périodique, en plein essor intellectuel13 ne cède la place à L’Avenir. Il n’est pas dans notre intention, bien sûr, d’isoler ces écrits de l’ensemble de l’œuvre de celui qui allait devenir « Dom » Guéranger. Nous n’ignorons pas quelles avancées théologiques décisives lui font accomplir la « Lettre à Mgr l’archevêque de Reims sur le droit de la liturgie » (1843)14, les Défenses des institutions liturgiques devant Mgr d’Astros et Mgr Fayet (1844, 1845, 1846)15, ni quel changement de ton et d’humeur il est facile de déceler dans les œuvres plus tardives comme l’importante Préface qu’il écrit pour le tome troisième des Institutions en 1851, sans parler du chef-d’œuvre presque sans rides que constitue la Préface générale à L’Année liturgique. En dépit d’une rédaction dont l’auteur lui-même reconnaissait plus tard le caractère un peu exalté et regrettablement agressif, en dépit de ce qu’a pu entraîner de quelque peu forcé la perspective de rénovation sociale dont l’auteur fait état de manière si voyante, ce qui allait constituer l’horizon prometteur d’une « théologie liturgique », à l’état naissant, si l’on peut dire, et qui, par bonheur peut-être, ne recevrait pas de la part de son promoteur une formulation achevée, s’y annonce avec une vigueur qui étonna les contemporains. Ainsi, dépassant le cadre de la seule pensée de Prosper Guéranger, nous voudrions dans ces articles saisir comment le domaine à la fois spéculatif et pratique, le concept et le corpus, que recouvre désormais le terme « liturgie », armé de science et de piété, fait son entrée dans le champ des intérêts religieux voire théologiques, et s’ouvre un chemin que l’histoire subséquente montrera certes quelque peu controversé, mais dont il serait difficile d’ignorer la trace dans la formation d’une expérience commune au catholicisme moderne, comme le montrera la promulgation de la Constitution De Sacra Liturgia du concile Vatican II. Collaborer en 1830 au « Mémorial catholique » Avec des nuances quelquefois difficiles à démêler tant les événements, les idées et les passions s’enchevêtrent et se transforment, les collaborateurs du Mémorial catholique, périodique dirigé depuis 1824 par les abbés Gerbet et Salinis (futurs évêques, comme l’on sait), partagent des points de vue qui, sans être nécessairement uniformes, participent, autour de Félicité de Lamennais, d’un même souci de renouveler, voire de déplacer, les questions débattues dans l’Église. Jean-René Derré en a magistralement exposé les formulations et
13 Jean-René Derré, Lamennais et ses amis et le mouvement des idées à l’époque romantique, 1824-1834, Paris, Klincksieck, 1962, p. 408. 14 Dom Prosper Gueranger, Institutions liturgiques, 2e éd., t. 3, Paris, Société Générale de Librairie Catholique Victor Palmé, 1883. 15 Institutions liturgiques, op. cit., 2è éd., t. 4, 1885.
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les recherches16, sans d’ailleurs accorder à Guéranger autre chose qu’une note17 signalant l’importance, largement postérieure il est vrai, de son œuvre monastique et liturgique. Sans autre prétention que celle de situer l’apport de l’abbé Guéranger dans un concert de noms et d’œuvres qui ne manque pas d’allure ni de souffle, et encore moins de « vitalité chrétienne », comme le formulera rétrospectivement Léon Ollé-Laprune à l’heure d’un nouvel essor de la conscience catholique sous Léon XIII18, nous en rappellerons quelques éléments décisifs. Les questions abordées y sont certes des questions de toujours, mais il sera facile de constater que la manière dont certaines sont posées constituent des axes dont les prolongements restent aujourd’hui extrêmement vifs. Un rendez-vous avec l’Histoire Les mennaisiens du Mémorial sont pénétrés de l’importance de la conjoncture, de l’aspect décisif du rendez-vous historique qu’ils sont en train de vivre. Le ton employé pour l’annoncer est souvent celui de Joseph de Maistre, qui en avait été le prophète quelque peu apocalyptique : « Il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l’ordre divin, vers lequel nous marchons à une vitesse accélérée », écrivait-il, après la chute de l’Empire19. Très entreprenants, on les voit sans cesse tenter de dépasser l’échelle de l’événement quotidien ou local de la vie politique et religieuse française, qu’ils ont d’ailleurs pu provoquer, pour en dégager la signification et la portée dans la vision d’ensemble qu’ils se font de l’Église et de son rapport aux États et aux nations. Ainsi, lorsque l’abbé Guéranger entreprend de réintroduire le monachisme bénédictin au prieuré de Solesmes, le sérieux de ses objectifs spirituels et de son esprit de religion ne fait aucun doute20, mais dans une perspective qu’il faut bien appeler de haute stratégie ecclésiastique, il entend aussi créer par là même un espace de liberté à la fois réel et emblématique qui puisse prophétiser en quelque façon l’autonomie du monde spirituel voire de « l’Église, comme Église », suivant sa propre et belle formule, par rapport au monde séculier : « Dans notre affaire bénédictine, écrit-il à Montalembert en février 1832, il ne s’agit pas tant d’un monastère à fonder que de l’opposition catholico-libérale sans laquelle l’Église périra chez nous21 ». À l’enlisement des rois Bourbons dans le vieux marais du gallicanisme et du jansénisme, il faut opposer un réveil, voire une alternative, un horizon plus vaste à la mesure de l’universalisme chrétien. On ne relit jamais sans émotion la manière, cette fois sans une ombre de désinvolture et d’arrogance, dont celui qui est devenu « Dom »
J.-R. Derré, Lamennais et ses amis…op. cit. passim. Ibid., p. 720. 18 Léon Ollé-Laprune, La Vitalité chrétienne, Paris, Librairie Académique Perrin, 1909. En particulier première partie : « La vie intellectuelle du catholicisme en France au xixe siècle », p. 1-186. 19 Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, Paris/ Lyon, Rusand, 1822, t. 2, p. 308. 20 Antoine Des Mazis, « La vocation monastique de dom Guéranger », Revue bénédictine, Maredsous, 1-2, (1973), p. 119-180. 21 Dom Cuthbert Johnson, Dom Guéranger et le renouveau liturgique. Une introduction à son œuvre liturgique (trad. de l’anglais), Paris, Téqui (« Croire et Savoir »), 1988, p. 103. 16 17
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Guéranger, retrace, cinq ans plus tard, en une page très noble ce que furent, pour lui et pour ses compagnons, le mouvement et le souffle trop irréaliste du Mémorial et de L’Avenir22. Le « fait » social et l’extériorité Les mennaisiens ont hérité de Louis de Bonald la hantise de l’individualisme. Guéranger la transmettra au Mouvement liturgique et les Bénédictins belges la renforceront encore. Mais il ne s’agit pas seulement, on le devine, de penser cet individualisme sous la forme banale de l’égoïsme ou de la volupté (encore que la condamnation de l’esprit de lucre, de la domination de l’argent et du profit ouvriront, avec Charles de Coux notamment, les perspectives d’une « économie chrétienne » et de sa science). Pour Bonald et ses disciples, le « fait » qui fonde toute certitude n’est pas distinctif du « fait » qui fonde en même temps toute une société. Il ne peut être trouvé qu’en dehors de la sphère du sujet individuel. Introuvable dans « l’individualité physique ou morale de l’homme, il faut donc le chercher dans l’homme extérieur ou social, c’est-à-dire dans la société », écrit-il dans ses Recherches philosophiques23. Les mennaisiens opposeront le social à l’individuel comme l’ordre au désordre, et, dans la revendication protestante de libre interprétation de l’Écriture, exaltée par Mme de Staël, ils dénonceront sans relâche la dissolution de tout lien social, et par là même de toute vérité et de toute ecclésialité. J.-R. Derré a signalé dans l’itinéraire de Benjamin Constant24 le mouvement précisément inverse, tel que l’écrivain l’annonçait dans une correspondance de 1808 : « n’êtes-vous pas frappé […] de la grande impulsion religieuse qui semble imprimée à tous les esprits de notre siècle ? La religion s’est retirée de l’extérieur de la vie ; mais elle n’en est que plus entière dans l’intérieur de l’homme25 ». Tous les écrivains du courant auquel se rattache le jeune Guéranger lutteront contre cette vision des choses, et ce ne sera pas le moindre de leurs projets que de refonder hors d’un cartésianisme banalisé, qui domine encore dans l’enseignement des séminaires, et hors d’un romantisme du Moi et de la Nature, un lieu propre de la piété et du cœur catholique, intégrant un nouveau rapport de l’interne et de l’externe, du sujet et des médiations qui le soutiennent, comme on le voit précisément dans l’œuvre si accomplie de Gerbet26 et, en ce qui nous concerne, dans celle de Guéranger. Vivante Église On devine que de telles perspectives étaient liées à une profonde réévaluation de l’ecclésiologie et de ce que le P. Clérissac, lointain mais réel continuateur, désignera plus
Dom P. Guéranger, Mélanges de Liturgie…op. cit., p. 589. Louis-A. de Bonald, Recherches philosophiques sur les premiers objets des connaissances morales, Paris, A. Le Clère, 1818, (Œuvres, t. ix), 1818, t. 1, p. 86. 24 Benjamin Constant, De la religion considérée dans sa source, ses formes et des développements, Bruxelles, Morlier, 1824. 25 J.-R. Derré, Lamennais et ses amis…op. cit., p. 79. 26 Mgr Philippe Gerbet, Considérations sur le dogme générateur de la piété catholique, Paris, Bureau du Mémorial catholique, 1829. 22 23
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tard comme le « Mystère de l’Église »27. Les maîtres pourraient bien en ce point être Bossuet et Fénelon. Mais le nouveau souffle vient surtout d’Allemagne. Les contacts existent, les thèmes circulent. On n’ignore pas l’orientation de l’œuvre de J. A. Moehler, dont L’Unité dans l’Église28 est présenté dans le Mémorial catholique en 1828, par J. G. Esslinger29. Moehler fera une recension très élogieuse du Dogme générateur de Gerbet en 182930 et deux grands chapitres de sa Symbolique paraîtront, en 1836, dans L’Université catholique (périodique regroupant d’anciens mennaisiens), à la suite de la traduction publiée la même année à Besançon par F. Lachat31. Pour les écrivains de ce courant, l’Église ne peut être ramenée à un appareil d’encadrement religieux, voire d’éducation, encore moins à une administration, même utile et salutaire ; elle est une réalité vivante, un fait divin, société sainte et sanctifiante dans la continuité historique et mystérieuse de l’Incarnation du Verbe. Dans ce devenir historique, qui est aussi histoire de l’humanité et des hommes, et tradition vive, elle est une présence permanente et en quelque sorte immuable et continue en son être de société fondée d’en haut ; sa « visibilité », analogue et participante de la visibilité même de « Celui qui a habité parmi nous », suppose un corps de personnes, un langage, des actions, lesquels, si l’on suit en ce point la terminologie de Bonald, « produisent » un jeu de relations réciproques qui institue et hiérarchise le « social » et par l’investissement de l’amour, devenu « charité divine dans le Christ » selon Gerbet, le « conservent »32. Il est remarquable que les mennaisiens aient été amenés à parler de plus en plus d’Église là où l’on disait plus facilement la « religion ». Les nouveaux ecclésiologues avanceront plutôt que s’il y a religion et vraie religion, c’est que, couronnant et dépassant le fond commun des religions humaines, l’Église, Épouse et Corps du Christ, est désormais seule vraiment et pleinement religieuse, ou comme on l’a traduit de Moehler, qu’elle est la « religion chrétienne devenue objective33 ». La monarchie pontificale Cette recharge de l’ecclésialité comme « fait » à la fois effectif et signifiant, « présence réelle » rompant le solipsisme de la conscience individuelle, garantissant la rectitude et la réalité des identifications et des attachements collectifs, affectant un sens et une intelligibilité au destin social des hommes et des peuples, a pu, en ce qui concerne les écrivains français Humbert Clérissac, Le Mystère de l’Église, préface de J. Maritain, Paris, Éditions Georges Crès, 1918. Johannes-Adam Moehler, L’Unité dans l’Église ou le Principe du catholicisme d’après l’esprit des Pères des trois premiers siècles de l’Église, (trad. de l’allemand, Die Einheit in der Kirche oder das Princip des Katholicismus, Tübingen, 1825), Paris, Cerf, 1980. Voir aussi : L’Eglise est Une, Hommage à Moehler, Pierre Chaillet S. J., éd., Paris, Blod et Gay, 1939. 29 J.-R. Derré, Lamennais et ses amis…, p. 210-213. 30 Ibid., p. 351. 31 Johannes Adam Moehler, « Notion catholique de l’Église » (2 chapitres de La Symbolique, traduction J.-F. Lachat), L’Université catholique, Recueil religieux, philosophique, scientifique et littéraire, Tome Second, 1836, p. 74-79. 32 Louis-Ambroise de Bonald, Théorie du pouvoir politique et religieux (1796), choix et présentation par Colette Capitan, Paris, Union générale d’Éditions (« 10/18 »), 1966, p. 32-33. 33 J.-A. Moehler, « Notion catholique… », p. 76. 27 28
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marqués par la pensée de de Maistre et de Bonald, être interprétée comme issue d’une sorte de vertige devant l’effacement du principe et de l’ordre monarchiques34. L’institution du prince permettait d’objectiver la souveraineté en sa source, et de régler la sujétion dans une sorte d’équilibre entre l’anarchie et le despotisme35. Le pape (et l’on voit depuis l’ouvrage de Joseph de Maistre, Du pape, 1819, l’expression elle-même se charger d’une étonnante force projective) représentera certes pour les ultramontains français le gardien infaillible du dépôt de la doctrine révélée, mais plus encore ils verront en lui l’objectivation « personnelle » du principe, à vrai dire plus monarchique que sacerdotal, par où la sujétion fondée en légitimité de « production » peut basculer dans l’attachement et l’amour de « conservation » qui pour eux sont la réalité vécue à la fois humaine et surnaturelle, et combien lyriquement chantée, du lien religieux catholique. La société parfaite, tout ensemble formée et formante, est icibas ainsi pleinement constituée. Paraphrasant Joseph de Maistre, F. de Lamennais avait pu faire retentir les affirmations du mouvement ultramontain dont vibra certainement l’âme de Prosper Guéranger : « Point de pape, point d’Église. – Sans Église, point de christianisme. – Sans christianisme, point de religion pour tout peuple qui fut chrétien, et par conséquent point de société36 ». On sait aussi combien la revendication de liberté et d’autonomie pour cette « société pleinement constituée » et pour sa vie propre, l’articulation de ses institutions et de ses objectifs avec ceux des sociétés civiles et, des nations, et bien sûr le statut de droit et de fait des Etats pontificaux, seront autant de questions qui agiteront l’Europe et, on le sait aussi, diviseront les catholiques. Science, Histoire, Tradition Les collaborateurs du Mémorial catholique, les hôtes de la Chesnaie, et en tout premier lieu Lamennais et Gerbet, sont persuadés du rôle déterminant que doit jouer la science, dans toutes les branches du savoir humain, et tout spécialement dans la connaissance et l’intelligence du devenir de l’humanité. Ils déplorent la faiblesse des études ecclésiastiques, celle aussi de l’apologétique un peu molle représentée par les Conférences de Frayssinous37. Si Guéranger a pu projeter un grand Manuel d’études ecclésiastiques38 faisant une belle part à l’apologétique du « sens commun » (foi commune et certaine basée sur le témoignage et la tradition de l’humanité) systématisée par Lamennais à partir de Bonald, les traces qui en demeurent dans le premier tome des Institutions liturgiques par exemple en sont tout à fait tempérées39. Guéranger amplifiera, toutefois, et tentera d’approfondir le contenu et le statut de la connaissance historique du christianisme. À titre au moins d’ambition sinon Pierre Vallin, « Joseph de Maistre », Encyclopaedia Universalis, vol. 10, 1971, p. 340-341. L.-A. de Bonald, Théorie du pouvoir…op. cit. passim. 36 Félicité de Lamennais, De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil, 3e éd., Paris, Bureau du Mémorial catholique, 1826, p. 136 sq. 37 Mgr Denis Frayssinous, Défense du christianisme, ou Conférences sur la Religion, t. 3 : « La religion considérée dans son culte », Paris, A. Le Clère, 1825, p. 301-336. 38 E. Sevrin, Dom Guéranger et Lamennais…op. cit., p. 232-252. 39 Dom P. Guéranger, Institutions liturgiques, op. cit., 2è édition, t. 1, Paris, 1878, p. 18. 34 35
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de programme, et sans parvenir, comme on le sait bien, à éviter suffisamment le piège de l’histoire-procès ou de l’histoire-apologie, il prônera la probité documentaire alliée à l’intelligence théologale de la Tradition reçue dans la Foi40, et sur ces deux points ses disciples continueront son œuvre, quitte, sur le premier, à la dépasser en son propre sillon, bien sûr, largement. Pas trop de rêveries sur le « Moyen Âge » Dans ces perspectives, la période patristique lui apparaît déterminante, et, en dépit d’une amicale allusion adressée à Montalembert dans la correspondance que nous avons citée plus haut, il faut sans doute redire que le Moyen Âge (en particulier celui des poètes et des auteurs dramatiques du temps) est bien loin de tenir une place prépondérante dans le panorama rétrospectif que Guéranger et ses amis du Mémorial tentent de reconstituer. C’est à la faveur d’une réflexion, à laquelle il convient d’associer principalement le nom de Montalembert, sur le rapport du christianisme avec certains états de la société et de la civilisation, attestés dans l’histoire, et par là même reconnaissables comme exemplaires mais transitoires, que le Moyen Âge apparaîtra comme une époque ayant réalisé, dans les conditions qui étaient les siennes, une synthèse jugée relativement heureuse en ses principes et fructueuse en ses productions de pensée et d’art chrétiens41. La cathédrale, celle de Reims, mais aussi celle de Cologne, reste à jamais pour eux une sorte d’ecclésiologie de pierre42. On devine aisément que c’est aussi sur ce point de l’interprétation chrétienne du devenir historique et de la Tradition de l’Église, connue et reçue dans l’Église même, sur celui, qui lui est conjoint, de la perfectibilité ou de l’immutabilité du « fait social » chrétien, que les débats vont s’ouvrir entre les héritiers de Lamennais. L’abbé Guéranger non seulement ne cherchera pas à éviter ces questions, mais, avec une belle audace et un peu d’esprit provocateur, il va faire de la liturgie même un lieu privilégié de leur mise à l’épreuve et de leur résolution spéculative et pratique.
Les « Considérations sur la liturgie catholique » Le titre évoque Joseph de Maistre43 ou Gerbet44. L’action qu’il annonce est bien dans la manière du Mémorial : retour aux principes, jugement de situation, appel au tribunal de l’opinion catholique. Ordonné prêtre en 1827, l’abbé Guéranger a découvert la liturgie romaine par la pratique du Missel romain chez les dames du Sacré-Cœur de la rue de Varenne à Paris. Il a obtenu de Dom P. Guéranger, Mélanges de Liturgie…op. cit., Préface aux Origines de l’Église romaine (1836), p. 559-610. Jean-Yves Hameline, « Viollet-le-Duc et le Mouvement liturgique au xixe siècle », LMD, 142 (1980), p. 57-86. Reproduit dans cet ouvrage ci-après, p. 635-653. 42 Jean-Michel Leniaud, Les Cathédrales au xixe siècle, Étude du service des édifices diocésains, Paris, Économica (« Histoire »), 1993. 43 Joseph de Maistre, Considérations sur la France, Londres, 1797. 44 Ph. Gerbet, Considérations sur le dogme…op. cit. 40 41
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son évêque la faculté de réciter le Bréviaire romain45. C’est sans doute ce trait d’expérience vécue, élargie ensuite par l’étude et un premier train de recherches documentaires, qui donne à son texte son accent le plus sincère, celui qui annonce le commentateur généreux de L’Année liturgique. Mais c’est ici aussi l’heure de l’accusateur public. Le jeune ecclésiastique désigne l’ennemi et la place à détruire, à savoir jansénistes et gallicans, cibles communes des mennaisiens, et leur œuvre déplorable : les liturgies nouvelles des diocèses français, douteuses et contestables quant à leur confection et désastreuses quant à leurs conséquences que sont l’éloignement du Siège romain et les divisions à l’intérieur de la prière commune46. Dépasser une lecture purement circonstancielle On pourrait donc être tenté de n’aborder ces textes qu’en tenant compte de leur fonction tactique, de les replacer par exemple dans le courant général d’uniformisation multidimensionnelle du catholicisme romain, sous le contrôle de plus en plus serré du Saint-Siège, comme on le verra sous Pie IX47 jusqu’à « imposer comme une sorte de test d’orthodoxie catholique l’adoption uniforme, ou presque, des coutumes liturgiques approuvées dans l’Église de Rome48 ». De ce point de vue, les « Considérations » du jeune réformateur apparaîtraient avant tout comme un arsenal argumentatif difficilement isolable de la performance tactique qu’il est censé appuyer, et par là même verraient se relativiser leur portée générale. On ne peut en effet, sauf à contredire Guéranger lui-même, nier la prédominance dans ces textes d’une logique argumentative et la visée de politique ecclésiastique que comporte leur publication. Mais on peut aussi faire remarquer que cette publication intervient très tôt, à un stade où le retour aux livres liturgiques romains n’est encore en vue nulle part (le diocèse de Langres, sous Mgr Parisis, amorcera le mouvement en 1839). Elle intervient également à un moment où, nous l’avons vu, le désir d’une rénovation chrétienne conduit de nombreux catholiques (et l’on n’est pas sans savoir, au Mémorial, qu’une préoccupation de même nature a pu toucher quelques illustres universitaires protestants de Berlin et d’ailleurs) à s’interroger sur la nature et les ressources de ce que la Tradition vivante recèle en possibilités de redonner corps à ce qu’il faut bien appeler avec Lacordaire le champ de
Dom P. Delatte, Dom Guéranger, abbé de Solesmes, op. cit., p. 32-33. Comment taire, au passage, que cette volupté rageuse de tirer d’abord sur les « mauvais » soldats de son propre camp, pratique que, vingt ans plus tard, Louis Veuillot, si proche de l’abbé de Solesmes, portera à la plus cruelle perfection stylistique, peut troubler quelquefois le lecteur d’aujourd’hui, bien sûr naïf sur ses propres passions, et pourrait aller jusqu’à faire douter du discernement théologique d’un débatteur qui s’accommode de tant de mauvais coups ? Mais il faut passer outre et se dire que l’accès à ces profondes et fraîches intuitions que nous avons dites, et par lesquelles dom Guéranger nous instruit encore dans l’intelligence de la Foi, ont pour une part sans doute été dues à la violence même de ces orages politiques et religieux. Mais combien plus reposant, pour la piété et la foi cherchant l’intelligence, l’irénisme de Moehler ou même de Gerbet ! 47 Roger Aubert, Le Pontificat de Pie IX (1846-1878), Histoire de l’Église : depuis les origines jusqu’à nos jours, E. Jarry et J.-B. Duroselle (dir.), t. 21, Paris, Bloud et Gay, nouv. éd., 1964, p. 287. 48 Pierre Vallin, Compte rendu : Austin Gough, Paris et Rome – Les catholiques et le pape au xixe siècle (trad. de l’anglais, 1986), Paris, Éditions de l’Atelier, 1996, Études, 3854 (octobre 1996), p. 425-426. 45 46
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« l’expérience », laquelle se trouve ici irréductiblement sociale et personnelle49. On a vu comment, à plusieurs reprises, l’abbé Guéranger utilise la belle métaphore de l’élargissement de l’horizon religieux du fidèle, caractéristique de la prière liturgique50 et qui pour lui comme pour Gerbet correspond à une vraie ouverture vécue du cœur catholique. Mais il est possible toutefois, qu’à la différence de ce qui se passe à la même époque à Tübingen, les rénovateurs français aient donné encore une fois trop de place à une certaine nostalgie théocratique issue de de Maistre51, à leur manie constitutionnelle et réglementariste, points de vue qui semblent bien conduire l’abbé Guéranger à durcir le trait au point de lier exagérément unité théologale et uniformité cérémonielle. Il est possible surtout que le concept perpétuellement avancé de « société », dans lequel le lien de sujétion, ramené au lien de subordination, finit par l’emporter sur tous les autres, et où la « forme légale » d’Etat monarchique est donnée comme support de droit et de fait (fait confirmé par l’histoire et rendu encore plus nécessaire, pense-t-on, par la situation de l’Église dans le monde) à l’union proprement théologale des fidèles entre eux, ait tiré la liturgie vers une fonction prédominante d’appareil d’Etat et d’uniformisation réglementée et protocolaire. Il n’empêche que c’est à travers de telles considérations tactiques et théoriques, par le fait même qu’il porte aussi à son objet une attention vraiment religieuse, soucieuse d’en percevoir la Tradition vivante, la nature et la place dans la vie et la structure d’une Église qui reste un mystère de foi, que l’auteur nous paraît bien avoir dépassé le simple niveau que lui imposait la conjoncture française et la stratégie ultramontaine, jusqu’à dessiner les contours d’un objet celui-là réellement théologique, et en fin de compte véritablement neuf. Jamais les limites de l’œuvre de dom Guéranger, les faiblesses de ses synthèses historiques, le forçage systématique de ses conclusions, l’obsolescence d’une œuvre trop politique et circonstancielle, ne sont apparus aussi clairement ; mais jamais ne se distingue aussi bien, croyons-nous, son rôle de découvreur et de premier explorateur d’un nouveau « lieu théologique » dont nous ne saurions aujourd’hui nous passer. Ainsi Gerbet, son aîné de sept ans, et de grande stature intellectuelle, qui l’avait précédé dans cette voie de ré-estimation de la dimension « vivante » et sacramentelle de l’Église52, n’hésitera pas, en 1833, donc après les articles du Mémorial, à proposer un grand et beau projet de théologie systématique intégrant les trois composantes de théologie dogmatique, théologie morale, théologie liturgique, la troisième destinée à initier l’étudiant aux « merveilleuses harmonies des sacrements avec les besoins du cœur humain », ce qui dans le langage de l’époque indique la préoccupation de les étudier comme donnant forme et sens à l’expérience chrétienne vécue.
49 Abbé Henri Lacordaire, Considérations sur le système philosophique de M. de Lamennais, Paris, Derivaux libraire, 1834, p. 79. 50 Dom P. Guéranger, Mélanges de Liturgie…op. cit., p. 16. 51 L’Église est une. Hommage à Moehler, op. cit., p. 10. 52 Cf. Henri Bremond, Gerbet, Paris, Bloud et Cie, 1907, p. 74.
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Les « notes » de la liturgie L’éditeur solesmien des « Considérations » de 1830 nous dit que « l’auteur [y] établit la nécessité pour la liturgie de présenter comme caractères distinctifs : l’antiquité, l’universalité, l’autorité et l’onction53 ». Le dernier de ces traits mis à part (et on ne saurait négliger son importance heuristique et sa portée pour définir l’enveloppe proprement « culturelle » de la romanité, tous points qui demanderont d’autres travaux) l’abbé Guéranger semble bien appliquer à la liturgie catholique un principe d’analyse inspiré des « notes » de l’Église. L’abbé de Lamennais dans son ouvrage de 1826, charte de l’ultramontanisme à la française et de la « monarchie pontificale », avait appliqué au pouvoir qui régit l’Église des caractères « qui ne sauraient lui appartenir qu’en temps qu’ils appartiennent à ce pouvoir qui la régit et qui seul la constitue ce qu’elle est. Si ce pouvoir, ajoute-t-il, n’est pas un, universel, perpétuel, saint, l’Église, non plus, n’est ni ne peut être une, universelle, perpétuelle, sainte54 ». Toutefois, Lamennais, au début de son argumentation toute fondée sur une sorte de circulation analogique, bien dans la manière de Bonald, du paradigme de ces quatre caractères, avait commencé par voir dans ceux-ci les traits fondant la véracité d’une « religion », vraie et même foi, véritable et même culte55. Le « pouvoir liturgique » et l’uniformité L’abbé Guéranger, au Mémorial, a gardé cet accent mennaisien, et son apport se situe tout à fait dans la ligne de cette élaboration schématique, mais il la reconstruit d’une certaine façon en ordre inverse : la souveraineté et l’autorité de l’Église, qu’elle tient du Christ, ne s’exercent jamais aussi pleinement que dans l’accomplissement réglé de ses actes propres de religion. Elle les a établis en toute autorité, sous l’assistance divine, « initiée par la Vérité même », non pas comme des moyens simplement utiles et bienfaisants, mais comme l’expression agie et forte de son être intime de culte et de prière. On peut dire par conséquent que de l’orthodoxie de cette expression à laquelle est suspendue celle même de la foi, seul est juge le gardien infaillible de la foi, mais ce serait ne comprendre qu’un aspect de son rôle et de sa fonction : c’est dans la production même de ces prières sacrées que l’Église fait acte de magistère infaillible en ce qui concerne la confession des dogmes56. On ne peut donc concevoir aucune instance ecclésiastique qui puisse s’arroger cette capacité sans introduire le doute et la suspicion en matière d’orthodoxie, même, et plus encore, si cette instance prétendait s’abriter derrière l’usage et donc l’autorité de l’Écriture, usage que seules rendent fécond et droit la lecture et l’interprétation que l’Église en fait57, et sans promouvoir non plus une logique de schisme, au moins virtuel, comme c’est le cas 53 54 55 56 57
Dom P. Guéranger, Mélanges de Liturgie…op. cit., p. 5. F. de Lamennais, De la religion…op. cit., p. 163. Ibid., p. 162. Dom P. Guéranger, Mélanges de Liturgie… op. cit., p. 31. Ibid., p. 33.
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pour les diocèses français « répudiant la mère des Églises et repoussant la communion de ses prières58 ». Toutefois, à Michel Picot, rédacteur de L’Ami de la religion et du roi, qui proteste contre une extension pour lui indue de la notion de schisme, l’abbé Guéranger concédera qu’il n’a pas voulu bien sûr parler d’une rupture de l’unité de la Foi, de la Communion avec le Siège apostolique, et encore moins de la Communion des Saints, mais seulement d’une rupture de l’unité de la liturgie en tant qu’uniformité « prescrite et observée dans l’Église catholique59 », ce qui semble bien ramener la question à une dimension ecclésiologique, certes, mais avant tout disciplinaire. Ce mouvement d’avancée et de recul apparaît souvent chez Guéranger : découvrant une dimension de la vie de l’Église peu mise en évidence à son époque, et riche d’aperçus nouveaux, à savoir cette production, conservation, intelligence de son être d’Église dans et par l’acte même de son culte public qui la conjoint au Christ, il l’aplatit en quelque sorte sur la seule dimension de son mode d’imposition, clé de compréhension pour lui de la vision théologique qu’il se fait de l’assujettissement religieux, dans une perspective qui reste bonaldienne, mais chargée de tout l’autoritarisme de J. de Maistre. En fait, sa réponse à M. Picot le fait apparaître un peu désarmé : ou bien la communion ecclésiastique est liée autant qu’il le laisse entendre à l’uniformité liturgique et il faut dès lors parler de schisme et d’hérésie (comme il le fera dans les Institutions liturgiques, entraînant la désapprobation de Lacordaire)60, ou il faut en rabattre et le culte risque alors de n’apparaître que simple « affaire de police » opposée à l’adoration en esprit et en vérité, suivant l’expression de Jean-Jacques Rousseau, vilipendée par de Maistre61 et contre laquelle la pensée de Guéranger voulait justement s’élever. La prospérité de la société chrétienne La question rebondira encore (mais est-elle aujourd’hui même si confortablement résolue ?) après la publication du premier volume des Institutions liturgiques dans le débat qui oppose l’auteur à Mgr d’Astros, archevêque de Toulouse, et qui oblige dom Guéranger à préciser sa pensée : au moment, laisse-t-il entendre, où se déploie un grand débat sur « l’affranchissement de l’Église » (lequel, comme nous l’avons vu, ne se limite pas pour lui à la situation politique française, et qui intègre comme l’un de ses objectifs essentiels l’extirpation de l’hydre qu’il estime encore bien vivace du jansénisme et du gallicanisme). Son œuvre, bien qu’apparemment isolée, « s’y rattache néanmoins plus qu’on ne pense par le fond même du sujet ». Est-ce qu’il ne s’agit pas, demande-t-il, du « degré d’unité qui doit apparaître dans la forme religieuse » et dont dépend en fin de compte la prospérité d’une « société chrétienne »62 ? 58 59 60 61 62
Ibid., p. 61. Ibid., p. 63. Dom P. Guéranger, Institutions Liturgiques., 2e éd., t. 4, p. 273-374. J. de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg…, t. 2, p. 199. Dom P. Guéranger, Institutions Liturgiques., 2e éd., t. 4, p. vi-vii.
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Voilà sans doute avancé une fois de plus le moyen terme à la recherche duquel se consacrent tant d’efforts pour sortir de l’impasse idéaliste : là où l’on risque d’amener trop vite la « communion des esprits », Guéranger répond : « société chrétienne ». Il est remarquable qu’il soit dès lors amené à suivre un parcours précisément similaire à celui de Rousseau dans l’Émile, au livre IV, où l’auteur, après avoir minimisé la portée religieuse du culte public, imagine avec feu et une rare intelligence anthropologique des médiations expressives, ce que pourrait être la scénographie et la haute portée symbolique d’une société appareillée par les rites et les fêtes de sa mémoire et de son projet, fêtes du Peuple, mais surtout de l’État. La forme sociale de la vertu de religion Dom Guéranger portera plus loin l’élaboration systématique de sa pensée dans sa réponse à Mgr Fayet. Reprenant les propositions avancées dans les Institutions, il trouvera dans le traité de la religion de la Somme théologique de saint Thomas le moyen d’éviter, d’un côté, d’attribuer à la liturgie une sorte de surcharge ontologique trop grande, et, de l’autre, d’en exténuer de manière trop réductrice la fonction « édificatrice » de la société des fidèles. La liturgie, dira-t-il, est la forme sociale de cette « vertu propre à l’Église et au fidèle qu’est la Religion, habitus complexe dont le trait décisif est la « protestatio fidei », et la « confession » l’expression spécifique, laquelle en fait un acte que l’Église exerce en son nom de société et le fidèle en son nom et son caractère de fidèle de l’Église63 ».
La liturgie, langue de l’Église Dans la pensée et le discours de l’abbé Guéranger, la notion de société jouxte celle de langue et de langage, perspective riche que l’auteur reprendra dans le premier volume des Institutions liturgiques, mais qu’il banalisera malheureusement de manière assez plate dans le faible chapitre 3, du troisième volume de 1851. Vingt ans auparavant, il y avait peu de chance parmi les familiers du Mémorial que l’on vît dans l’usage de ces concepts un simple artifice littéraire, même si la rédaction de l’auteur restait un peu diffuse et exagérément prolixe, comme le lui reprochera Lamennais64. Sur ces matières et à une époque très voisine, Guéranger, par exemple, semble bien de plain-pied avec Gerbet qui, dans son Coup d’œil sur la controverse chrétienne (1831), expose, avec la clarté qui le caractérise, la pensée de Bonald sur la précédence du langage et de la « communication sociale » dans la constitution de l’individu pensant et, se pensant. Guéranger avait pu lire aussi dans les Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre l’esquisse inspirée d’un « cours de prières » fondée sur l’idée que « la prière de chaque nation » est une espèce d’indicateur qui nous montre avec une précision mathématique la position
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Dom P. Guéranger, Institutions Liturgiques, 2e éd., t. 3, p. 292-301. E. Sevrin, Dom Guéranger et Lamennais…op. cit., p. 91.
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morale de cette nation, « et cette esquisse se prolongeait en une exploration sémantique et stylistique des psaumes, le « Livre des Livres », à tout jamais l’honneur du Peuple hébreu » 65. Le collaborateur du Mémorial catholique abat dès l’entrée ses meilleures cartes bonaldiennes, jusqu’au style concis et volontairement théorique, qu’il ne saura d’ailleurs pas suffisamment maintenir : « Le culte est le corps de la religion ; par la même raison la liturgie en est l’expression, le langage, donc point de connaissance parfaite de l’Église sans la Liturgie ». La phrase suivante sonne comme du de Maistre (mais pourrait être aussi du Herder vulgarisé) : « En vain connaîtrez-vous un peuple dans ses principales habitudes, son génie, sa pensée ne se dévoileront tout à fait à vous que lorsque vous aurez pénétré les mystères de son langage66 ». Toutefois, à y regarder de plus près, l’articulation de ces deux propositions pose d’emblée le problème qui va se révéler par la suite le plus difficile à résoudre. Le corps de la religion Bonald avait utilisé une formule saisissante pour caractériser le régime fondateur de l’extériorité du langage et des formes signifiantes dans la production du lien social et de la pensée qui lui est concomitante. Il évoquait « la nécessité de la réalisation extérieure de la Divinité (sic), pour fonder une société d’êtres réels et extérieurs », visant surtout par là l’Incarnation et sa permanence dans le culte public67. Dans cette perspective, et c’est celle qu’adopte et propose Guéranger, la liturgie comme « langage » appartient à ce corps de signes expressifs dont la grammaire, les formulations premières, les actions sacrées constitutives comme la prière ou le sacrifice, manifestent et effectuent la réalité du lien social, et constituent un milieu où le « sujet » se repère et s’investit affectivement. On voit à quel point se trouvaient par là dépassées les positions des Lumières convergeant vers une minimisation des médiations religieuses extérieures et sociales au profit de la seule exhortation morale et de la conscience intime. Langue d’un peuple La seconde partie de la proposition – plus commune peut-être à cette époque de redécouverte et de réestimation des « nationalités », conçues comme agglomérat de langue, styles, mœurs, patrimoine littéraire, traditions orales, « chants nationaux » – s’intéresse, cette fois, non plus à la généralité d’une logique ou d’un processus mais à la particularité d’une formation historique : qui dit liturgie dit langage, et plus précisément aussi dit langue ; qui dit langue dit non seulement lien social réalisé en peuple, nation, société particularisée par les formes mêmes de langage et de mœurs qu’elle a produites et qui l’ont produite.
65 66 67
J. de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg…op. cit., t. 2, p. 53 sq. Dom P. Guéranger, Mélanges de Liturgie…op. cit., p. 5-6. L.-A. de Bonald, Recherches philosophiques…op. cit., t. 2, p. 105.
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Langage et langue chez Louis de Bonald Le vicomte de Bonald s’était affronté avec une grande fermeté intellectuelle à ce problème classique du rapport entre l’universel et le particulier. Pour lui, l’unité du genre humain, en dépit de toutes les dégénérescences (il disait « dégénérations ») et les dérives dans la barbarie, est fondée sur une « identité de constitution » liée au don du langage : l’homme est un par toute la terre, « le langage est partout le même quoique les idiomes soient différents68 ». Cette constitution qui définit l’ordre humain était immanente à la première langue, qui contenait en elle, à l’état de donné immuable, complet et fini, tous les éléments solidaires et logiques qui rendaient la société possible dans le processus même de sa communication et son intelligibilité : nommer les personnes, leurs qualités, leur position dans l’échelle généalogique ou dans les relations de pouvoir, les nombres, l’action dans le temps, autant de « conditions pour subsister et pour former un peuple69 ». Mais « le moule du langage une fois formé », selon un processus de « dérivation », qui pourra être génératif ou, hélas, dégénératif, vont se multiplier à partir des conditions de vie, des événements, des migrations, de nouvelles expressions et de nouveaux vocables70. Plus précisément, c’est la résistance de la nature et la lutte contre la dégradation matérielle et morale qui vont déclencher le processus civilisateur. Le progrès, « avancement dans la vie sociale » par le perfectionnement des techniques, des arts, du lexique et des connaissances, est lié à la « perfectibilité infinie », selon Bossuet, des sociétés humaines71. Mais on ne saurait parler de progrès concernant les principes de la morale, pas plus qu’on ne pourrait en imaginer concernant les règles constitutionnelles du langage. Ainsi une langue se différencie du langage, par son caractère particulier, idiomatique. Elle n’est pas « finie » en ce sens qu’elle peut toujours étendre son lexique en fonction de nouvelles connaissances ou du progrès que lui feront faire les œuvres de l’esprit, la civilisation ou la perfection des lois, la « politesse » qui est la perfection des arts72. Mais elle est « finie » en tant qu’elle contient les « parties d’oraison » (parties du discours), les règles de syntaxe, les catégories fondamentales qui la constituent en langage humain. Tout être humain naît dans une société qui le modèlera par sa langue, mais également par l’allure de la parole, le caractère des discours, des sentences, des proverbes, « chaque nation a sa littérature qui est son style et même on peut dire sa langue, dans laquelle on peut apercevoir l’empreinte de sa constitution politique et surtout religieuse73 ». Si bien que la langue peut être en même temps un extraordinaire champ de découvertes et de transformations et le conservatoire le plus efficace de ce qui de soi est immuable, comme on le voit dans le latin de la liturgie74. La langue apparaît ainsi comme l’organe majeur de la transmission et de la conservation des caractères qui font l’originalité d’une société 68 69 70 71 72 73 74
L.-A. de Bonald, Recherches philosophiques…op. cit., t. 1, p. 159. Ibid. Id., p. 91. Id., t. 2, p. 253. Id., t. 1, p. 162. Id., t. 2, p. 10. Ibid.
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devenue nation, au nombre desquels il faut compter la puissance de sa pensée et la richesse potentielle de son génie créatif. Aussi, la diffusion de cette langue, lorsqu’elle est parvenue à un haut degré de « politesse », est véritablement œuvre civilisatrice. La liturgie, langage originaire ou langue acquise ? L’abbé Guéranger disposait donc, à pied d’œuvre, de tous les matériaux utiles à son argumentation. Il est persuadé que l’Église, comme société divinement constituée, immuable en sa constitution même, complète dès l’origine en tous ses éléments constituants, possède avec les formes différenciées de son culte une dimension qui fait partie de l’intégrité de son être de société, et, comme telle, « elle n’a pas pu ne pas posséder un langage suffisant à sa pensée ». Mais ce langage, à partir d’une expérience première « supposant un ordre complet dans toutes ces matières75 » sur laquelle toutefois l’auteur ne s’étend pas (aucune allusion au Nouveau Testament autre que la venue de Pierre et de Paul à Rome), l’Église a dû le former, le mûrir, le déployer, au contact de situations qui précisément viennent affecter les formes de sociabilité. Ainsi les « catacombes » représentent un premier stade, de clandestinité et de contrainte, préinstitutionnel en quelque sorte, « portant peu de lois », écrira-t-il, quelques années plus tard76, mais héroïque dans sa résistance religieuse. Le pas décisif se fait avec la sortie des catacombes. L’appareil d’une Église socialement établie « Sous la protection des Césars », l’Église va devoir se donner la visibilité et l’appareil de la société qu’elle était constitutivement sans avoir pu en déployer encore les institutions, le gouvernement, les formes et les moyens d’expression. C’est alors le moment où dans les temples bâtis par Constantin « s’épanouirent les solennités de l’année chrétienne » et où « l’Église émancipée aux dépens de son propre sang eut enfin une langue digne d’elle, une langue divine, qui pouvait s’enrichir par le cours des siècles, mais qui ne pouvait plus rien perdre77 ». Une histoire unidirectionnelle de la liturgie Dès lors l’histoire de la liturgie tend à se confondre avec l’histoire d’une unification prédominante, sinon hégémonique, celle qu’opère la diffusion de cette liturgie romaine : en amont, dans la Rome issue de Pierre, de Paul et des martyrs, mais qui participe, comme siège, de la primauté du Prince des Apôtres, formation d’un « corps complet de liturgie », d’une langue latine renouvelée à l’épreuve des prières, des hymnes, des traductions des Livres saints ; en aval : diffusion tacite ou autoritaire, par le moyen de « mesures de
75 76 77
Dom P. Guéranger, Mélanges de Liturgie…op. cit., p. 8. Ibid., p. 595. Ibid., p. 8-9.
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discipline générale que le Siège apostolique a prescrites aux nations qui forment son héritage spirituel78 » de cette même liturgie et du « style » qui lui est propre. On ne saurait nier, selon le collaborateur du Mémorial promu historien de la liturgie, que ce « grand système d’universalité »79 se développa « presque de lui-même » et que sa diffusion qui, entre autres épisodes, se fera au prix de la réduction des anciennes liturgies de Gaule et d’Espagne (bien qu’antiques et donc vénérables), fait apparaître le souci des Églises de faire passer le « sentiment catholique » avant toutes « considérations de l’orgueil national80 », puis, par la suite, par l’autorité de Rome, « qui en fait une loi », et par l’intervention de Charlemagne, qui fait de cette unification un « chef-d’œuvre de politique religieuse », on assiste à la confirmation de ce principe d’unification déjà admis comme « un fait connu de tout l’univers81 ». Tout en respectant le droit des liturgies suffisamment antiques (sans quoi l’Église nierait ce qui fonde sa propre légitimité), le concile de Trente et les pontifes romains qui seront en charge de conduire la mise en œuvre de ses orientations, chercheront à faire disparaître tout ce qui pouvait subsister encore de variété de formes liée à l’isolement, aux particularismes locaux, situation heureusement rompue par le développement des communications et de l’imprimerie82. Et désormais, en ce premier tiers du xixe siècle, dans le grand courant d’unification mondiale, où apparaît avec clarté le rôle civilisateur des grandes nations de l’Europe, et particulièrement de la France, « fille aînée de la civilisation chrétienne », l’Église, qui ne peut pas ne pas se porter au premier rang, se présentera au monde avec tout l’appareil d’une société civilisatrice, unifiée dans son gouvernement, ses mœurs, sa langue, avec son style, son protocole, les formes réglées de son culte, de ses monuments, de sa musique, ce qu’aujourd’hui nous appellerions, d’un terme qui à cette époque n’a pas encore cours, sa culture83. Cette uniformité, jointe à la valeur intrinsèque et prestigieuse des éléments qu’elle met en œuvre, pourra dès lors former l’enveloppe d’une véritable sensibilité catholique de goûts, d’attitudes, d’attachements, qui fera se rejoindre les fidèles des anciennes contrées chrétiennes avec ceux du nouveau monde, puisque « jusqu’en ces régions lointaines où d’intrépides apôtres enfantent à l’Église de nouveaux peuples, les accents sublimes qui retentissent autour de la croix du désert sont les mêmes qu’on entend sous les dômes de la métropole du monde chrétien84 ». Il est donc clair pour l’abbé Guéranger que si, en bonne théologie, il ne peut être question de confondre la « liturgie catholique » avec sa seule variante romaine (ce qu’il est bien obligé de concéder à M. Picot qui lui reprochait l’ambiguïté de son intitulé et ce qui Ibid., p. 17. Ibid., p. 24. 80 Ibid., p. 23. 81 Ibid., p. 22. 82 Ibid., p. 25. 83 Jean-Yves Hameline, « Le Son de l’histoire – Chant et musique dans la restauration catholique », LMD, 131 (1977), p. 5-47. Dans cet ouvrage, p. 531-561 ; Id., « Viollet-le-Duc et le Mouvement liturgique au xixe siècle », LMD, 142 (1980), p. 57-86. Dans cet ouvrage, p. 635-653. 84 Dom P. Guéranger, Mélanges de Liturgie…op. cit., p. 26. 78 79
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ressort de sa belle louange de l’œuvre des Pères grecs), c’est bien la liturgie formée à Rome, sous le contrôle direct des souverains pontifes, dont les Decreta authentica de la Sacrée Congrégation des rites règlent les formes rubricales, qui, en 1830, a vocation universelle et peut être dite « langue de l’Église » en sa catholicité d’expansion. Bonald contre Bonald et Guéranger contre lui-même On peut penser que le vicomte de Bonald s’en sera trouvé d’accord. Mais s’il fallait imaginer à la manière de Fénelon un dialogue-débat entre défunts illustres, ne peut-on supposer qu’il aurait pu penser que son modèle ne s’appliquait pas parfaitement bien ? Il y suppose toujours, en effet, une donation première qui à l’origine d’un ensemble faisant système, et système unique, en pose les éléments pas seulement comme donnés de facto, mais comme véritablement constitutionnels. La langue originaire qui les véhicule n’a pas d’autre fonction que de les fournir en état de marche, si l’on peut dire, et d’ouvrir la chaîne à suivre des dérivations et des développements. C’est cette langue d’en deçà des langues qui constitue la réelle unité du genre humain, et ses constituants logiques sont le fondement d’un pacte social que la diversification ultérieure ne saurait abolir, clé de la connaissance de nous-mêmes « qui n’est que la connaissance de nos rapports avec les êtres semblables85 ». Or, touchant la fondation chrétienne, l’abbé Guéranger avait fait l’impasse sur le Nouveau Testament et l’âge apostolique, y voyant une sorte de zone obscure ou même de « nuit des temps » ; les « entretiens de l’Homme-Dieu » avec ses premiers disciples lui apparaissaient comme un mystère fascinant et redoutable86. Lorsqu’il reprendra la question dix ans après dans le premier volume des Institutions liturgiques, il montrera cette fois que tous les éléments constituants de la liturgie chrétienne, en particulier le Sacrifice, les sacrements, les formes fondamentales de la prière, sont confiés aux Apôtres avec « le pouvoir liturgique, fondé et déclaré perpétuel ». Dom Guéranger trouve un ton très prenant pour parler de cette période de ferveur commune si proche des événements de l’origine, où l’on ne refusait pas, par une condescendance toute apostolique, d’adapter dans les institutions ce qui pouvait l’être aux mœurs des pays, au génie des peuples87, période comparable à une sorte d’enfance, mais qu’il serait dangereusement illusoire (et sans doute un peu « protestant ») de vouloir réinstaurer. Pourtant, appliqués à la liturgie comme langage, tous les éléments d’une donation première selon Bonald se retrouvent dans ce tableau. Leur traductibilité est l’une de ses propriétés. Les relations institutionnelles et hiérarchiques sont données en même temps que les actes signifiants qui les contiennent et les « constituent », les idiomes de support gardent et transfèrent l’empreinte logique et le geste instituant des actes de langage qui ont fondé le nouveau régime des relations, des narrations, des témoignages, des « bénédictions » et des actions rituelles, baptismales ou eucharistiques. La Communion divine et ecclésiastique se 85 86 87
L.-A. de Bonald, Recherches philosophiques…, t. 1, p. 66. Dom P. Guéranger, Mélanges de Liturgie…op. cit., p. 8. Dom P. Guéranger, Institutions Liturgiques, 2e éd., t. 4, p. 26.
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voit comme précédée d’elle-même, si l’on peut dire, par la donation des signes qui, investis d’esprit et soutenus de corps, lui donnent son sens et son effectivité. Ne voit-il pas là le don primitif fait à un « peuple immuable » d’un langage suffisant à sa pensée88 ? Reste dès lors à décrire et penser un développement ultérieur paradoxal, puisqu’il est à la fois progressif (ce qui ne saurait étonner), mais également destiné à se clore, comme s’il s’agissait d’une deuxième donation fondatrice laquelle, selon Bonald, équivaudrait à produire non plus une dérivation ou même un enrichissement, mais un autre système logiquement exclusif du premier, puisqu’il doit être admis que « l’on ne fait pas système avec d’autres systèmes »89. Il apparaît clairement que la clôture de la dérivation ne peut dès lors relever que d’une intervention autoritaire. Il est facile d’ailleurs de constater combien, de la part du jeune Guéranger, le point d’achèvement de ce nouvel état et la décision de « clôture » restent difficiles à déterminer historiquement (Charlemagne, Grégoire VII, concile de Trente ?), sauf à reconnaître dans le « pouvoir liturgique » accordé aux Apôtres, et exercé en dernière et légitime instance par le Siège romain, une mission permanente non pas tellement d’imposer le protocole de la liturgie dudit Siège mais de conduire et de promouvoir la juste articulation de foi et de communion entre « ce sentiment du christianisme qui ne s’éteint jamais », et que l’abbé Guéranger admire dans l’antique liturgie d’Orient même séparée, le sentiment plus proprement « catholique » attaché à l’expansion mondiale d’une « même » Église avec la place à accorder au taux d’uniformisation cultuelle de cette « mêmeté », le sentiment d’attachement à la romanité liturgique comme héritage d’une expression historique ininterrompue et d’une expérience majeure du Mystère de la Foi en ses sacrements et sa célébration. Rome universelle Car, en fin de compte, c’était bien la romanité de l’Église de Rome (celle dont Gerbet après un long séjour initiatique décrira la prégnance et le « symbolisme », et dont après de Maistre et Gerbet lui-même, Guéranger louera « l’onction », propriété toute qualitative opposée au dessèchement rationaliste) qui pour lui devient et doit devenir forme et contenu de l’expérience heureuse et salutaire de la sujétion religieuse propre à la confession chrétienne, au moment où cette romanité, par effacement tacite ou autoritaire du plus grand nombre de particularismes, tend à unifier dans le monde entier et pour le monde entier la forme manifeste de l’institution monarchique de l’Église, « société extérieure et visible », et complète en toutes ses dimensions. Dom Guéranger maintiendra fermement les points de vue du jeune journaliste du Mémorial. Il en conserve l’exaltation dans la Défense des Institutions de 1844, en un passage qu’il reproduira dans la Préface du troisième volume, en 1851 : « le jour approche, écrit-il, où 88 89
Dom P. Guéranger, Mélanges de Liturgie…op. cit., p. 7. L.-A. de Bonald, Recherches philosophiques…, vol. I, p. 21.
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le cri doit se faire entendre : Dieu le veut ! C’est alors que l’unité de formes assurant l’unité de vue et d’efforts, l’Église se débarrassera des entraves nationales qui la meurtrissent si cruellement. » Et cette unité extérieure pourra dans son développement contribuer à « la réunion de tous les peuples dans une seule famille par le moyen d’un seul langage90 ».
Conclusions : Guéranger après Guéranger Le courant proprement doctrinal du « Mouvement liturgique » français a trouvé dans le jeune abbé Guéranger, et très tôt dans l’histoire mouvementée du catholicisme au xixe siècle, son premier théoricien. Le succès rapide après 1840 de la campagne de retour aux livres liturgiques romains dans les diocèses de France91 surprendra même celui qui fut le plus vigoureux de ses initiateurs. Ce succès tient en effet à un processus plus englobant de large politique ecclésiastique92 et de rapprochement du clergé français avec le Siège apostolique. Sur ce point les articles du Mémorial avaient tenté d’apporter une base argumentée à la politique d’unification de la prière publique. Plus laborieuse semble bien avoir été l’intégration à la vie chrétienne personnelle ou aux formes collectives de la sociabilité religieuse, de ces données propres à la conception renouvelée de la liturgie que contenait l’œuvre guérangérienne. Le catholicisme français de dévotion ultramontaine paraît avoir souvent porté ses intérêts sur des objets voisins mais un peu différents quant à leur ancrage dans l’expérience des fidèles93. Un fort courant d’intérêt pour le culte et la dévotion eucharistiques, où s’illustrent Jésuites et Franciscains, ou des personnages charismatiques comme Mgr de Ségur, pourra même quelquefois présenter des points d’insistance apparemment divergents, comme la multiplication des communions hors de la messe et la prééminence accordée aux ostensions publiques du Saint-Sacrement sur la célébration de l’office divin. On peut penser par exemple que l’ultramontanisme des premières années de la Troisième République trouvera ses plus chères icônes visuelles et sonores dans la basilique du Vœu national de Montmartre, la grotte et les sanctuaires de Lourdes, ou le cantique « Pitié, mon Dieu » (« Sauvez Rome et la France ») du pèlerinage des hommes au Sacré-Cœur de Paray-le-Monial en 1873, plutôt que dans les formes restituées du plain-chant, si déroutantes en leur nouvelle vocalité94, dont la difficulté d’adoption entraîne en beaucoup de cantons ruraux la désertion des lutrins de village. La diffusion sélective des valeurs et des conduites esthétiques que le nouvel « art liturgique », phénomène Dom Prosper Guéranger, Défense des Institutions Liturgiques, Le Mans, Fleuriot, Paris, Sagnier et Bray, 1844, p. viii. 91 Melchior Du Lac, La Liturgie romaine et les liturgies françaises. Détails historiques et statistiques, Le Mans, Julien Lanier/ Paris, Lecoffre, 1849. 92 Voir Mgr Parisis, Instruction pastorale de Mgr l’Évêque de Langres sur le chant de l’Église, Paris, A. Sirou et J. Lecoffre, 1846. 93 Gérard Cholvy, Yves-Marie Hilaire, Histoire religieuse de la France contemporaine, t. 1 : « 1800-1880 », Toulouse/ Privat (« Bibliothèque historique »), 1985, p. 153-196 et passim. 94 Augustin Gontier, Méthode raisonnée de plain-chant. Le plain-chant considéré dans son rythme, sa tonalité et ses modes, Paris, V. Palmé/ Le Mans, Ch. Monnoyer, 1859. 90
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urbain dans un catholicisme français encore très rural, tentera de promouvoir reste, on le voit, très largement à faire, et peut-être aussi l’histoire en ces matières des indifférents et des récalcitrants. La convergence de beaucoup de ces données se fera sous l’impulsion de saint Pie X, dès les premiers actes d’un pontificat soucieux de « réinstaurer toutes choses dans le Christ » (encyclique E supremi Apostolatus, 4 octobre 1903) à l’échelle de la société et des sociétés, mais aussi à l’échelle plus personnelle de la vie chrétienne de chaque fidèle. La liturgie et « la participation active aux mystères sacro-saints et à la prière publique de l’Église » reçoivent confirmation de leur double fonction de louange de Dieu et de sanctification des fidèles, mais aux yeux du pontife, dans une conjoncture qu’il juge grave pour la foi et les mœurs, elles constituent les conditions et les chances d’un réveil de « l’esprit chrétien puisé à sa source première et indispensable95 ». Point de vue que confirmeront, comme on le sait, les enseignements subséquents du magistère (Pie XI, Constitution apostolique Divini cultus, 1928 ; Pie XII, encyclique Mediator Dei, 1947) et, dans des termes intentionnellement similaires, la Constitution De Sacra Liturgia du dernier concile. La continuité du Mouvement liturgique belge (qui appuiera très fortement à son heure le projet de Pie X)96 avec les intuitions de départ de dom Guéranger est difficilement discutable, au moins en ce qui concerne les éléments centraux d’une théologie de la liturgie, ses composantes christocentrique, ecclésiologique et ultramontaine et ses incidences sur une « sociologie catholique ». Et ce sont les mêmes difficultés, déjà posées par les présupposés guérangériens qui réapparaissent en fait à la lecture de la brochure de dom Lambert Beauduin, La Piété de l’Église, parue en 1914, véritable petite charte de cette phase nouvelle du Mouvement liturgique. Nous nous contenterons d’en mentionner quelques-unes. Retour sur la notion de société La notion de « société », dont on sait l’usage délicat et la variabilité des contenus en ecclésiologie97, ne constitue-t-elle pas une sorte de point aveugle pour la théologie de la liturgie issue des intuitions de dom Guéranger ? Le concept, dont l’usage fut précieux aux mennaisiens pour sortir de l’individualisme déiste, demande à être réglé, et son statut analogique exploré, quand il s’agit de l’appliquer à l’intelligence théologique d’une « sociation » telle que l’Église et à une pratique aussi évidemment « sociale » que le culte. Que ce dernier, en effet, parce que public et collectif, présente un niveau de « fonctionnement social » empirique, n’importe quel enfant de chœur le sait. Que l’organisation ecclésiastique 95 Motu proprio Tra le sollecitudini, 22 novembre 1903 ; La Liturgie, Les Enseignements Pontificaux, par les Moines de Solesmes, Desclée et Cie, 1954, p. 175. 96 André Haquin, Dom Lambert Beauduin et le renouveau liturgique, Gembloux, Duculot (« Recherches et synthèses : section d’Histoire »), 1970. 97 Hervé Legrand, « La Réalisation de l’Église en un lieu », Initiation à la pratique de la théologie, éds B. Lauret et F. Refoulé, vol. 3 : « Dogmatique II », Paris, Éditions du Cerf, 1983, p. 145-180 ; Id., « La Catholicité des Églises locales », Cahiers de l’Institut supérieur de pastorale catéchétique, no7, « Enracinement et Universalité », Paris, Desclée, 1991, p. 159-183.
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paroissiale ou diocésaine puisse relever d’une sociologie des organisations est une proposition pauvre d’information, même si elle reste pragmatiquement très utile. En revanche, il pourrait être regrettable que, par l’application à l’Église qui célèbre, d’un concept de « société » restant à l’état de préconception ou de pseudo-évidence, soient entretenus dans la confusion deux points d’articulation fondamentaux, le premier, entre le fonctionnement social empirique et le principe théologique de la « sociation » visée, le second, entre l’action liturgique, son mode d’imposition, ses enveloppes culturelles historiques. Le lieu liturgique ne peut pas ne pas être un lieu, où et par le moyen duquel une Église, forcément « sociale », entretient par sa visibilité et sa manifestation même, ce qui de cette socialité est structure, appareil, culture, emprise, mais il est aussi le lieu où, se recevant précisément dans les signes de la communion qu’elle pose légitimement, l’Église voit sa structure, son appareil, ses valeurs expressives ou patrimoniales amenés à confrontation avec ce qui les déplace « en Dieu » et dévoile le sens en amont et en aval de cette « sociation » sainte, voire de cette « sujétion » théologale, à savoir « la grâce de Notre Seigneur JésusChrist, l’amour de Dieu le Père, la Communion du Saint-Esprit », tel qu’il est au « pouvoir liturgique » de l’Église et de son devoir ministériel, infatigablement, de l’annoncer. Quand l’universel fait peur Une autre difficulté tient au radical changement de la situation mondiale en tout ce qui regarde la pensée de l’universel en matière de souveraineté, de mœurs, de culture, de processus sociaux identitaires98. Alain Touraine99 fait observer par exemple que la pensée des Lumières unissait l’universalité de sa pensée civilisatrice à la vision idéale d’une « société rationnelle ». Cette conception reconstruite en version théocratique chez Bonald, ou le premier Lamennais, voit ériger en modèle grandiose la « monarchie pontificale » de J. de Maistre et de dom Guéranger. Ce concept de « société », à un tel niveau d’idéalisation, n’apparaît à Touraine que comme un concept construit, putatif, fictif. La société rationalisée n’a pas de contenu positif, en particulier culturel. Elle lutte contre les systèmes antérieurs mais n’est alors que « révolutionnaire », et n’est active qu’en position critique100. On pourrait en dire autant de la position inverse qui conçoit et fixe son modèle sur un paradigme assuré dans le passé, où il avait statut de tradition, pour le projeter en avant suivant une logique de régénération et de conquête civilisatrice. Dans les deux cas, la porte était ouverte vers des formes de totalitarisme, ou de « despotisme éclairé », qui expliquerait assez bien le ralliement de tant d’anciens mennaisiens au Second Empire.
Voir Jean Greisch, « L’Universel concret. Les cultures à la recherche de la vérité de l’homme », Cahiers de l’Institut supérieur de pastorale catéchétique no 7. Enracinement et Universalité, Paris, Desclée, 1991, p. 119-141 ; voir aussi Revue Esprit, no 12, 1992. 99 Alain Touraine, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992. 100 Ibid., p. 34. 98
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Guéranger n’évite pas l’écueil, et l’uniformisation qu’il préconise, même raisonnable, reste en sa logique d’emprise profondément « rationnelle », sinon rationaliste, en rapport avec la conception presque étatique qu’il se fait de cette société idéale et d’une expansion dont l’uniformité formelle rationalise le processus et diminue les coûts. Le monde d’aujourd’hui, à l’inverse, a appris non sans angoisse que l’asphyxie morale peut survenir d’un surcroît d’unification dû à des « rationalisations » qui deviennent folles, et que toute prétention à l’unité et, à plus forte raison, à l’universalité doit, pour être suffisamment heureuse et bienfaisante, intégrer le mouvement pas nécessairement dysharmonique ni conflictuel de sa raisonnable différenciation, et le contrôle moral de la tentation hégémonique. On peut penser que l’Église catholique à l’aube du troisième millénaire a peut-être une vocation de sagesse à donner, là où elle est dans le monde, et à l’intérieur de sa vaste maison, un exemple de relation heureuse entre la recherche de l’universel qu’elle prétend bien viser et la diversité également catholique qu’elle rend possible, et qu’une théologie de la « Communion » rend pensable. Un certain « cosmopolitisme » des voyages du Saint-Père en est peut-être aujourd’hui une icône populaire. Pour ne pas en finir avec dom Guéranger Sur ces points, apparemment éloignés des intuitions du jeune abbé Guéranger, ces dernières restent encore profondément incitatrices. S’il n’apparaît pas possible aujourd’hui de viser une universalité sans avoir d’abord pris la mesure de sa propre particularité et de ses antécédents historiques, Guéranger est bien l’un de ceux qui ont ouvert un champ d’exploration et de restitution, particulièrement fructueux et riche, de l’ancrage historique de la diversité chrétienne, dont il ne craindra pas, d’ailleurs, de donner de beaux témoignages avec certains textes rapportés dans L’Année liturgique. Il est l’un de ceux, nous l’avons vu, qui s’emploient à conjuguer de nouveau le mystère du culte et le mystère de l’Église, sa vision de l’Incarnation l’amène à reconsidérer toute la dimension théologale de l’extériorité liturgique, de sa dimension corporelle, anticipation eschatologique de la Résurrection bienheureuse, où, écrira-t-il, prend place « en corps et en âme », la Vierge Mère de Dieu, « afin que rien ne manque à la plénitude de son expression liturgique101 ». C’est lui qui pose les bases d’un réveil de la création artistique dans la liturgie, comme celle d’une reviviscence des répertoires de la monodie liturgique ancienne, participant ainsi, par la restitution archéologique et artistique de musiques du passé, à la genèse d’une des formes les plus modernes de la culture musicale de nos contemporains. Surtout, sa confiance dans l’assistance de l’Esprit Saint à la sainte Église pour tout ce qui regarde la forme du culte divin était totale. 101
Dom P. Guéranger, Institutions Liturgiques, op. cit., 2e éd., t. 4, p. 17.
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Si l’Église aujourd’hui, écrivait-il en 1851, jugeait à propos de renouveler en entier le corps de la Liturgie, ce qu’elle n’a jamais fait, ayant toujours eu soin de procéder par voie d’addition, ou de simple correction ; on peut être assuré d’avance que les nouveaux livres seraient rédigés dans l’esprit des anciens, et que la religion y serait exprimée d’une manière si complètement analogue aux traditions de la foi et de la piété, que le clergé et le peuple fidèle sentiraient tout d’abord que rien n’est changé quant au fond102.
102
Dom P.Guéranger, Institutions Liturgiques, t. 3, Paris, Julien Lanier et Jules Lecoffre, 1851, Préface, p. xxx-xxxi.
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Messe solennelle des Morts. Plain-chant & Faux-bourdons à Quatre parties (Cambrai, 1840) Ce que nous appelons aujourd’hui « chant grégorien » (répertoire illustré par les réalisations de quelques monastères justement célèbres) est le résultat, sur la fin du siècle dernier d’une longue campagne menée par des musiciens et des gens d’église pour réformer le chant liturgique alors en usage, et estimé par eux indigne d’une liturgie que l’on désirait renouveler dans ses fondements historiques et ses critères « artistiques ». L’Édition Vaticane de chant grégorien, décidée par saint Pie X, permit une très large diffusion du nouveau répertoire, même si subsistaient encore des divergences dans les modes d’interprétation. Cette diffusion du « chant grégorien » a eu l’inconvénient de masquer, sinon de jeter aux oubliettes, les formes du chant d’Eglise précédemment en usage dans les pays de vieille tradition catholique. Elles représentaient pourtant un vaste domaine patrimonial et coutumier, où se mêlaient les éléments savants et populaires, et qui utilisait pour se perpétuer les apprentissages « sur le tas » et les transmissions de vive voix entre générations de chantres. Le Plain-chant, pour ce qui concerne les chants de la Messe et de l’Office, (et l’on entendra dans ce disque des plains-chants extraits de la Messe des Morts et de la cérémonie des Obsèques) était le résultat au cours d’un millénaire d’une transformation et adaptation continue de l’ancien chant romain-grégorien. À l’époque où sont imprimés les livres de Cambrai dont sont extraits ces chants de ce disque, le plain-chant est d’une manière générale exécuté lentement (avec toutefois des variations de « tempo » suivant le degré de solennité des fêtes), dans un registre grave. C’est un chant que l’on peut dire « ritual » avant d’être « artistique ». Mais il pouvait émouvoir puissamment, plus en raison de son rapport à la situation liturgique, qu’en raison d’une intentionnalité expressive isolable. Un partenariat musical, plus ou moins important selon les ressources du lieu, en diversifiait les rôles : ministres sacrés, chantres, peuple de la nef. Dans les grandes églises, on pouvait voir s’y ajouter un clergé au Chœur, et, quand le Cérémonial le prévoyait, le grand-Orgue, qui alternait avec les chantres et l’Assemblée, invitée à s’unir à certains moments au chant des prêtres et du chœur.
In Lux aeterna. Messe Solennelle des Morts. Plain-chant et Faux-Bourdons du XIXe siècle, Ensemble Les Paraphonistes, dir. Damien Poiblaud, Sisyphe, 2000. *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 631-633 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119038
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Les Chantres, pour l’accomplissement de leur office, se tiennent au Lutrin, en chape ou en surplis, le plus souvent entre l’autel et la nef, comme des intermédiaires entre le peuple et le clergé. Ils exécutent le plain-chant en suivant la notation carrée des grands livres, ou des livres manuels, si l’on se déplace en procession ou au cimetière. Le fameux tableau de Gustave Courbet, Enterrement à Ornans, nous les fait voir, au bord de la fosse, à la fois rigides et familiers, sûrs de leur fonction et de leur allure, faisant présager des voix sans timidité. Aux Chantres, jamais nombreux, peuvent se joindre quelques voix de jeunes garçons, pour former, dans les églises de ville aux ressources financières suffisantes, une petite maîtrise. Les Lutrins pourront aussi s’enrichir du jeu de quelque instrument grave : ophicléide, serpent, contrebasse, qui subiront dans la suite du siècle la concurrence de l’orgue d’accompagnement. Aussi, en fonction du degré des fêtes, de la nature des actions liturgiques, des ressources musicales dont on dispose, on voit se différencier les formes d’exécution du plain-chant. Le faux-bourdon en est une des plus anciennes et des plus prestigieuses. Le faux-bourdon, écrit Castil-Blaze, dans son Dictionnaire de Musique moderne, en 1825, est un « genre de composition de plain-chant à notes contre notes, dans lequel on place ordinairement le plain-chant au ténor en lui donnant une basse qui procède par accords parfaits ». Jean-Jacques Rousseau y voyait un « chant simple et sans mesure, dont les notes sont presque toutes égales et dont l’harmonie est toujours syllabique » (Dictionnaire de Musique, 1768). Il est clair que pour tout le monde, le faux-bourdon ne relevait pas de ce qu’on appelait la « musique », mais appartenait à au domaine général du plain-chant, auquel, outre la ligne mélodique et textuelle, il empruntait son allure lente et soutenue, la déclamation simultanée des mêmes syllabes du texte par toutes les voix. On peut aussi être sensible au fait que le faux-bourdon, par l’équilibre des quatre parties, par le fait même qu’il place le chant à l’intérieur de ce corps sonore, et non à la partie supérieure (ce qui le distingue tout à fait d’une « mélodie accompagnée »), par la conduction claire et très prégnante de l’harmonie en accords parfaits, constitue une musique admirablement spatiale, s’établissant dans le lieu comme pour le doubler d’un sanctuaire sonore, où les assistants puissent se tenir à l’écoute, rendus présents à la majesté du lieu, des cérémonies sacrées et à la solennité des circonstances. Cette allure à la fois familière et hiératique du faux-bourdon d’église, le rendait admirablement propre à exprimer la solennité grave de l’Office et de la Messe des Défunts au cours de laquelle la pratique alternatim de l’Orgue était prohibée. Les règlements des Pompes Funèbres de Paris en faisaient toutefois une prestation coûteuse. Au début du Second Empire, pour un enterrement de 3ème classe (il y en avait neuf), outre quatre chantres, à 2 fr. chacun, deux serpents, à 2 fr. chacun, quatre clercs, à 1fr., six enfants de chœur, à 75 c. chacun, il est prévu 6O fr. « d’honoraires supplémentaires pour le chant dit contrepoint avec le faux-bourdon, ou le chant en faux-bourdon seul », ce qui n’est, toutefois, que la moitié du tarif demandé pour un « corbillard à galerie bronzée, à plumets, avec garniture en drap noir, ornée d’étoiles, franges et galons en argent, attelage à deux chevaux avec plummets » ! On
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Messe solennelle des Morts. Plain-chant & Faux-bourdons
peut penser malgré tout que dans l’un ou l’autre bourg de campagne, il suffisait d’un chantre, d’un enfant de choeur, d’un serpentiste et du prêtre officiant pour assurer le faux-bourdon attendu et connu de tous du Dies irae ou du De profundis, et de manière sans doute moins onéreuse. Ce disque pourra être entendu comme une révélation d’une forme très attestée et très convaincante du chant d’église, qu’il aurait été injuste d’oublier.
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Viollet-le-Duc et le mouvement liturgique au xixe siècle [En Avril 1980 se tenait à Paris un Colloque international pour le Centenaire de la mort de Viollet-le-Duc. L’œuvre du théoricien et historien de l’Architecture, y était abordée largement et son influence sur l’évolution des conceptions et des techniques scrutée avec minutie. La seconde partie du Colloque était consacrée au « Restaurateur et Créateur », avec des interventions d’autorités telles que Y.-M. Froidevaux, P. M. Auzas, J.-M. Leniaud. L’intégration de l’œuvre et de la personnalité de Viollet-le-Duc dans la conjoncture religieuse des années 1830-1850 nous avait été demandée. La communication que nous avions faite lors du Colloque avait été reprise dans une livraison de La Maison-Dieu.]
Le difficile bilan d’une œuvre contradictoire On a souvent souligné les paradoxes qui marquent la personnalité de Viollet-le-Duc : homme de progrès social construisant des châteaux, ou, pour nous en tenir à notre sujet, homme aux convictions libérales, voire anti-cléricales, attestées, que la force des choses et de son génie propre amène à « marquer pour un siècle la spiritualité des générations chrétiennes ». J’emprunte cette dernière expression à J.-M. Leniaud, qui, à la fin d’un article suggestif sur le rôle de Viollet-le-Duc dans la transformation du décor et du mobilier d’église au xixe siècle, s’interroge sur les retombées du style néo-gothique et sa relative stérilité au moment où il se généralise en « style propre à l’Église », ce qui, nous le verrons, était bien l’objectif des restaurateurs néo-catholiques1. Dans le même numéro de la revue Espace, consacré à Viollet-le-Duc, Y. Froidevaux n’hésite pas à affirmer qu’il faut juger Viollet-le-Duc … avant tout sur l’influence qu’il a exercée sur son époque et les suivantes dans le domaine de l’aménagement des espaces religieux, et partant de la liturgie. Viollet-le-Duc était, en effet, un contemporain de Dom Guéranger ; il a en quelque sorte illustré le renouveau liturgique du milieu du xixe siècle non seulement par des projet ou des dessins parus dans son dictionnaire, mais aussi par des réalisations dans les sanctuaires
* 1
In La Maison-Dieu, 142 (1980), p. 57-86. Jean-Michel Leniaud, « Viollet-le-Duc et le mobilier liturgique », Espace, 9, (1980), p. 35-39.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 635-653 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119039
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de cathédrales, comme à Paris, à Carcassonne, à Clermont-Ferrand, qui en raison de leur importance ont eu un énorme retentissement dans toute la chrétienté qui suivit cet élan2.
Et, faisant allusion ensuite à l’immense impulsion donnée, à partir de ces réalisations majeures et exemplaires, à l’architecture, à la paramentique, au mobilier, à la décoration, Y. Froidevaux ajoute : À notre époque de mutations nouvelles, on découvre de plus que bien des idées de Viollet-leDuc sur le culte chrétien allaient à l’essentiel3 […].
Nous aimerions transformer cette affirmation en une relative interrogation. Non pas, bien sûr, pour diminuer en quelque façon le rôle et l’importance de Viollet-le-Duc, mais pour essayer de percevoir son apport intellectuel et son œuvre de réalisateur en solidarité avec l’œuvre des restaurateurs liturgiques, ses contemporains, de Guéranger à Didron, et peutêtre, par là, percevoir que ce « retour à l’essentiel du culte chrétien », s’il est incontestable et nous marque encore aujourd’hui (car il est une des formes de la modernité catholique), est aussi une aventure spirituelle, sociale et politique historiquement datée, en rapport direct avec ce cahotique et paradoxal effort de la restauration catholique des héritiers de Lamennais pour redonner à la religion une forme, à l’Église une assise sociale, à l’expérience religieuse un jeu de médiations, à la civilisation une figure à la fois traditionnelle et novatrice. Viollet-le-Duc n’aimait pas le parti clérical ; il exécrait la politique romaine ; mais il me semble incontestable qu’avec Montalembert, Guéranger, Gerbet, Parisis, Didron, et tous ces hommes de 1830 qu’il rejoint avec fougue après son voyage d’Italie, il partage un moment ces objectifs, ou tout au moins les saisit à un même niveau de profondeur. Aussi, nous n’envisagerons pas la question dans la totalité que laisse entendre l’intitulé de cette communication. Et nous laissons à regret deux importantes questions en suspens, espérant que quelqu’un d’autre, un jour à venir, s’en empare : 1. Comment évaluer plus précisément la part qui revient à Viollet-le-Duc, comme penseur et comme réalisateur, dans la constitution et l’extension de ce mouvement de rénovation du « goût chrétien », voire de cette « spiritualité » ? 2. Comment situer cet apport et ses conséquences dans le parcours d’ensemble du Mouvement liturgique, jusqu’à ce stade où l’œuvre et le nom même de Viollet-le-Duc, par une inversion de signe dont nous ressentons aujourd’hui la relativité et l’injustice, deviennent la figure même de l’immobilisme et du faux-semblant4 ?
Yves-Marie Froidevaux, « Introduction », Espace, 9, (1980). Ibid. 4 Un peu comme la génération néo-catholique du xixe siècle se définit par un rejet impitoyable du xviiie siècle, les rénovateurs du mouvement liturgique des années 1945-1960 envisageront souvent leur effort comme une émancipation de ce que le xixe siècle leur aura légué, tant dans son idéologie religieuse que dans les formes des édifices et de tous les éléments du culte. Il faudrait, à ce sujet, relire les collections de la revue L’Art sacré des Pères Couturier et Régamey. On y verrait à quel point certains acquis du xixe siècle demeurent, et que c’est souvent au nom même des principes posés par le Mouvement liturgique dès ses origines, que se voient contestées certaines de ses réalisations. 2 3
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Viollet-le-Duc et le mouvement liturgique au xixe siècle
Il va sans dire que nous n’entrerons pas ici dans l’analyse des sentiments et des convictions d’Eugène Viollet-le-Duc touchant la Religion. Son itinéraire religieux et politique, en un siècle où ces deux données sont particulièrement liées, est, d’une certaine manière, sans mystère. Néanmoins, on peut penser que ses écrits des années 1845-1850 constituent, dans l’ensemble de son œuvre imprimée, un point de rapprochement, qu’il ne dépassera sans doute pas, dans la direction des tenants du néo-catholicisme. Nous n’entreprendrons pas non plus d’établir quels ont pu être les contacts et les relations de fait ayant existé entre les hommes dont il va être question, même si les rapports suivis de Viollet-le-Duc avec la famille Montalembert et « son attachement à la mémoire du Comte », selon l’expression de P.-M. Auzas, sont connus5. Mais nous avons estimé que l’étude et la confrontation des idées, à un moment particulièrement important de l’histoire moderne, où la recherche de systèmes de référence, de principes de compréhension des sociétés et de l’histoire, fait partie intégrante du mouvement des sociétés et de l’histoire elles-mêmes, pouvaient être fructueuses. Nous pensons ainsi, à notre manière, rendre hommage à Viollet-le-Duc, comme « penseur » au plus grand sens de ce mot, et peut-être aussi à « l’ecclésiologiste » paradoxal qu’il fut à sa manière.
Un débat exemplaire : la querelle du style gothique En juin 1846, les Annales Archéologiques de Didron, alors dans leur troisième année d’existence, publient une vive riposte de Viollet-le-Duc à un Rapport présenté à l’Académie royale des Beaux-Arts par Raoul Rochette qui en est le Secrétaire perpétuel. Raoul Rochette, auquel ses travaux sur les Antiquités romaines confèrent un prestige incontesté, y répond à la « question de savoir s’il est convenable, au xixe siècle, de bâtir des Églises en style gothique »6, Le rapport Rochette La position du Secrétaire perpétuel est sans ambiguïté. Il n’est pas question de mépriser les « beaux édifices gothiques » de notre pays, ni d’ignorer le grand mouvement et l’intérêt qu’ils suscitent ; leur force d’impression sur le sentiment religieux est incontestable ; ce sont, d’autre part, les « monuments sacrés notre culte » et les « témoins respectables de notre histoire ». Il faut les vénérer, les conserver, les restaurer sans altération. Toute autre Les esthéticiens catholiques des années 1950 privilégient l’art roman (ainsi qu’en témoigne le succès des collections de l’Abbaye de la Pierre-qui-Vire) attestant une certaine primauté accordée au caractère monastique, voire patristique, et quelquefois même ésotérique, de la spiritualité liturgique, donnant peut-être rétrospectivement raison à Viollet-le-Duc, qui voyait dans le gothique l’architecture d’une liturgie résolument urbaine, largement ouverte à la masse de la population, églises pour un peuple et non pour une « communauté » ? 5 Pierre-Marie Auzas, Eugène Viollet-le-Duc, 1814-1879, Paris, Caisse Nationale des Monuments Historiques et des Sites, nouv. éd., 1979, p. 200, et index, p. 330. 6 Eugène Viollet-le-Duc, « Du style gothique au xixe siècle », Annales Archéologiques, Juin 1846, p. 5. Le Rapport de Raoul Rochette est inséré in extenso, p. 5-11.
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est la question de savoir s’il faut bâtir aujourd’hui dans ce style. L’art gothique n’est pas le seul art chrétien, en choix et en fait. Rome ne l’a jamais introduit dans le « centre même du catholicisme ». Aussi : […] cette architecture, née dans les siècles du Moyen Âge, par des causes qui ont dû produire alors leur effet et qui ont cessé plus tard d’avoir leur action, n’est donc, en réalité, ni une ancienne forme, ni un type exclusivement propre de l’art chrétien : c’est l’expression d’une partie de la société chrétienne du Moyen Âge, très respectable sans doute à ce titre, mais non pas au point de constituer à elle seule une règle absolue du génie chrétien.
D’ailleurs, « le christianisme n’a besoin d’aucune forme d’art particulière pour exprimer son culte », il modifie les formes qu’il emploie « suivant les besoins de chaque âge et les convenances de chaque pays ». Il y aurait donc vanité à vouloir « ressusciter un art qui a cessé d’exister ». Raoul Rochette fait observer ensuite que l’architecture gothique ne correspond plus à ce qu’un moderne attend de l’art de bâtir : on n’y voit aucun « système de proportions », tout y est soumis au règne du capricieux et de l’arbitraire, la sculpture y est maladroite, la vitrerie peu lumineuse, la solidité des édifices sujette à caution. La riposte de Viollet-le-Duc À ce rapport, Viollet-le-Duc va répondre avec une véhémence qui laisse entendre à quel point cette question lui tient à cœur. Il a trente-deux ans, et c’est au cours des deux années précédentes qu’il s’est rendu déjà célèbre par ses travaux de Vézelay, sa participation à la restauration de la Sainte-Chapelle, sa récente désignation avec J.-B. Lassus, au chantier de NotreDame de Paris. Il vient de commencer la publication, dans les Annales Archéologiques, d’une série d’articles sur « la construction des édifices religieux en France depuis le commencement du christianisme jusqu’au xvie siècle », prélude au Dictionnaire Raisonné de 1854. Son texte est mordant, presque blessant, et son horreur de l’Académie et de l’académisme s’y déploie tout à son aise. Mais nous pensons qu’il y a deux registres observables dans son texte, situant la problématique à deux niveaux d’inégale profondeur. Dans un premier registre, Viollet-le-Duc parle en architecte, historien et restaurateur, maître d’œuvre et homme de science. Il rejette avec éclat les accusations de Raoul Rochette : l’architecture gothique non seulement a fait la preuve de sa solidité, mais elle constitue par elle-même une démonstration permanente de construction rationnelle, économique, directement adaptée à sa destination. C’est précisément ce que l’Académie n’a pas compris, cherchant un « système de proportions » qui se donne à voir, dans un faux souci de symétrie et d’apparence, alors que l’art gothique n’a jamais autre chose à donner à voir que sa construction même, dans laquelle, par ailleurs, viennent s’intégrer les éléments décoratifs, jamais séparés des lignes et des plans. L’art gothique, pour Viollet-le-Duc, est véritablement une science totale, une architecture de vérité, où ne se manifeste que le nécessaire. On reconnaît là les thèmes que le théoricien des Entretiens développera inlassablement. Son rejet d’un éclectisme est catégorique, autant que tout recours à l’antiquité gréco-romaine, qui lui apparaît comme la pire des solutions, de celles qu’on peut « admirer » à La Madeleine, à Notre-Dame-de-Lorette, à Saint-Denis-du-Saint-Sacrement. 638
Viollet-le-Duc et le mouvement liturgique au xixe siècle
Un deuxième registre, dans le texte de Viollet-le-Duc, est plus précisément en rapport avec la question même de Raoul Rochette : que peut-il en être d’un style gothique aujourd’hui ? À cette question, l’architecte de Notre-Dame répond avec une égale véhémence. Or, certaines de ses formulations sont même étonnantes sous sa plume : Si un membre de l’Académie, écrit-il, a posé cette question […], son amour pour Jupiter et Vénus lui aurait-il fait complètement oublier que nous avons tous été baptisés, lui-même aussi probablement, et que nous sommes encore chrétiens, voire catholiques ? La signification des églises était au xiiie siècle ce qu’elle est en 1846. L’illustre membre ne peut ignorer cela.
Cette argumentation n’est pas uniquement ad hominem ni même sporadique dans les écrits de Viollet-le-Duc à cette époque. Il développe la même idée dans un des articles donnés aux Annales Archéologiques, cette même année 1846. Nous pensons bien faire en le portant à la connaissance du lecteur : Nous n’en sommes pas, je crois, à discuter sur la supériorité ou l’infériorité de la religion et des mœurs antiques sur la religion et les mœurs chrétiennes. Du moins ce n’est pas là notre but ; nous devons admettre ce point important que nous sommes chrétiens, et meilleurs chrétiens peut-être que nous n’avons la prétention de le paraître. Outre que nous sommes soumis à cette grande loi du christianisme, la civilisation moderne est toute basée sur l’Évangile, sur cette religion sans cesse attaquée, mais toujours vivace, toujours à la tête de toute tentative d’amélioration et de progrès, toujours invoquée par le faible contre le fort. Depuis que l’on écrit l’histoire, quelles sont les idées humaines que l’on n’ait pas pu vieillir et crouler ? Les systèmes philosophiques, ainsi que les systèmes politiques, sont rangés par couches successives comme nous voyons les bancs qui composent notre globe entassés les uns sur les autres, enfouis et oubliés. Ces idées antiques n’occupent plus, comme la matière antédiluvienne, que quelques savants, dont nous sommes loin de mépriser les utiles travaux, mais qui ne devraient pas plus songer à nous rejeter en plein paganisme, qu’ils ne pensent à nous fabriquer des montagnes de granit. Etudions l’antiquité comme nous étudions la géologie, émerveillons-nous sur la grandeur des monuments de Périclès et d’Auguste comme nous admirons ces belles matières que la terre ne sait plus produire ; mais ne perdons pas notre temps à vouloir régénérer ce que notre civilisation ne comprend plus, ce qui est contraire à notre esprit et à nos mœurs. Nous sommes chrétiens aujourd’hui comme au xiiie siècle, nous sommes animés par le même esprit. Notre religion, qui est la base de notre civilisation, quoi qu’en puissent dire tous les philosophes passés, présents et futurs, n’a pas vieilli au milieu des luttes, des épreuves, des attaques dont elle a été l’objet, et même des abus commis en son nom ; elle est aussi jeune qu’en 1200, et plus respectée certainement. Laissons donc enfin le paganisme dans le passé, et n’appliquons pas ses formes à nos temples qui ont les leurs, consacrées par un long usage et par notre génie national. Les programmes que les architectes du xiiie siècle avaient à remplir en construisant leurs églises n’ont pas changé. Il fallait alors comme aujourd’hui de vastes espaces pour recevoir la multitude appelée aux cérémonies religieuses. Les anciens ne laissaient pénétrer dans leurs temples que les prêtres. Nos savants peuvent nous dire si cet usage était plus favorable à l’art de l’architecture que la disposition de nos églises, cela sort de notre sujet ; mais nous regardons comme un fait acquis que nos églises doivent contenir beaucoup de monde, et nos architectes du xiiie siècle, mauvais critiques, praticiens naïfs, peu soucieux de ce qui avait pu convenir aux anciens, et raisonnant assez mal, je crois, sur l’histoire de l’architecture, se contentaient simplement de suivre les programmes que voulaient bien leur donner les évêques, les abbés
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ou les prieurs. On leur demandait de vastes et majestueux monuments, propres à contenir des populations entières, offrant de grands espaces vides pour la circulation de la foule, laissant pénétrer l’air et la lumière ; ils avaient la simplicité de ne pas se mettre l’esprit à la torture pour chercher à s’approprier un style qui ne pouvait convenir au programme qui leur était donné. Ils faisaient des édifices commodes, aérés, légers de construction, et dans lesquels enfin nous nous trouvons encore aujourd’hui plus à l’aise que dans nos pastiches antiques ; ils faisaient des porches sous lesquels on est à couvert, des portes larges et peu élevées, des toits assez aigus pour empêcher la neige d’y séjourner, des piles contre lesquelles on ne se broye pas les membres les jours de grande foule, des flèches élancées qui disaient au loin : « Là est la maison de Dieu. » Ils savaient faire tout cela, en n’employant que des moyens simples, en ne prodiguant pas les matériaux inutilement, en s’abritant toujours derrière le bon-sens et la raison. Aussi, quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, ils ont créé un art, qui a ses formes, qui émeut vivement, qui frappe la multitude ; or, tout bien considéré, on élève des monuments pour la multitude, et non pour des coteries, écoles ou académies. Le peuple conserve toujours son allure primitive. Tous les efforts de la Renaissance, du grand siècle de Louis XIV, des philosophes du xviiie siècle, de la Révolution et de l’Empire, n’ont pas modifié notre vieux caractère gaulois, heureusement ; nous ne sommes pas devenus plus grecs ni plus romains que nous ne l’étions au xive siècle. Aussi, malgré les discours des écoles et l’inoculation de l’antiquité chez nous, la masse de la population a conservé un respect profond pour ses vieux édifices ; elle les aime, elle les comprend. Ces monuments ont une signification pour le peuple, et parlent à son imagination ; il sent d’instinct que ces grandes conceptions, si originales, tiennent à son génie7.
Une entreprise de « régénération » C’est sans doute la notion de « signification » soulignée par Viollet-le-Duc lui-même, qui dans le premier des textes cités est importante, dans la mesure où elle nous semble directement renvoyer, par-delà les questions « du bon, du beau et de l’utile » à une affaire que l’on dirait aujourd’hui de civilisation et de culture. Et la véhémence de Viollet-le-Duc à ce propos est aussi tout à fait datée, si l’on peut dire, car elle est partagée par tous ceux qui, à cette époque précise, sont en train de vivre une étape cruciale de la restauration néo-catholique, et du Mouvement liturgique en particulier. Vers une restauration catholique intégrale Dans cette conjoncture, la question du style gothique n’est qu’un élément symptomatique d’un véritable enjeu de société et dépasse de beaucoup une querelle de sacristie. Nous ne reviendrons pas ici sur le mouvement de « retour au gothique » dont une récente exposition a retracé avec un grand bonheur l’itinéraire8.
7 Eugène Viollet-le-Duc, « De la construction des édifices religieux en France depuis le commencement du christianisme jusqu’au xvie siècle », Annales Archéologiques, t. iii, 1845, p. 328-329. 8 Le « gothique » retrouvé, avant Viollet-Le-Duc, Hôtel de Sully, Paris, 31 oct. 1979-17 février 1980 – Commissaire général : M. Louis Grodecki. Caisse Nationale des Monuments Historiques et des Sites. Catalogue de 168 pages.
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Viollet-le-Duc et le mouvement liturgique au xixe siècle
Il y aurait, certes, beaucoup à dire de ce mouvement qui, selon le chanoine Jouve, collaborateur des Annales Archéologies et rédacteur d’un important Dictionnaire d’Esthétique Chrétienne dans l’Encyclopédie Théologique de Migne, en 1856, a conduit le siècle du « gothique des poètes au gothique des savants », mouvement dont il attribue le mérite à Viollet-le-Duc9. Mais il nous semble que la question prend une autre ampleur, à la fois théorique et « stratégique », lorsque Montalembert, ou Ch. Magnin, dans les années qui suivent la Révolution de Juillet, et la parution du roman de Victor Hugo Notre-Dame de Paris, en font une affaire intéressant le devenir même de la civilisation, l’un pour attester l’impossibilité de reformer un cadre de société qui puisse donner aux arts un lien organique capable d’unir puissance et valeur, l’autre, soucieux de retrouver dans le passé chrétien et national un modèle assez puissant pour remembrer totalement une société chrétienne autour d’un art et d’une civilisation organiquement et exclusivement catholiques. Il ne faudrait pas toutefois imaginer que les positions sont figées et les discours écrits d’avance. Au contraire, les meilleurs esprits n’ont guère, en ces domaines, de position toute faite et tout le monde cherche sa place10. Ainsi en est-il aux Annales Archéologiques, autour du bouillant Didron, dont Violletle-Duc et Lassus ne partagent pas toujours les outrances et le sectarisme « treizièmiste »11. Quant aux « catholiques de mouvement » que l’on aperçoit aux côtés de Lamennais, aux temps de la Chesnaie ou de L’Avenir, que l’on retrouvera par la suite à L’Université catholique, à L’Ère nouvelle, ou à Solesmes, ou dans la chaire de Notre-Dame, ou plus tard dans quelques grands postes de l’Episcopat (Gerbet, de Salinis…), il me semble que le caractère propre de leurs réflexions et constructions philosophiques et théologiques revient sans cesse à rechercher une introuvable troisième voie. Alors qu’ils récusent tout en même temps l’héritage des Lumières et de la Révolution Bourgeoise, et celui de l’Ancien Régime disqualifié par l’insupportable gallicanisme des Bourbons, ils tentent de résoudre la question, pour eux cruciale et urgente, d’une régénération catholique. Celle-ci passe par la régénération de la forme même de la Religion. Ces penseurs catholiques, dans une 9 Chanoine Esprit-Gustave Jouve, Dictionnaire d’Esthétique chrétienne ou Théorie du Beau dans l’Art chrétien, Encyclopédie Théologique, Abbé J.-P. Migne (éd.), Paris-Montrouge, Migne, 1856. col. 545. 10 Paul Benichou, dans son maître ouvrage, Le temps des prophètes, Doctrines de l’âge romantique, Paris, Gallimard, 1977, fait remarquer à plusieurs reprises cette mobilité des positions concernant le statut de la poésie et de l’art autour des axes centraux du « libéralisme », lieu de rencontre, non sans équivoque, de tous les systèmes : liberté et autonomie individuelles, progrès des sciences et des techniques, espérance d’une communion sociale à venir. P. Benichou, Le temps des prophètes…, p. 68. 11 Ainsi, Didron produit dans ses Annales Archéologiques, t. 3, 1845, p. 61, cet échantillon de déclaration de guerre dont on trouverait mille autres exemples : « …Nous voulons faire revivre le Moyen Âge jusque dans les plus petits détails, et si nous tenons beaucoup à ce qu’on bâtisse des églises en style ogival, nous désirons également que sonnettes, encensoirs, chandeliers, croix, reliquaires… tout dans nos églises (jusqu’à ce que nous entrions dans les châteaux et même les maisons) rappelle le siècle de Philippe Auguste et de Saint Louis. » C’est cette même « treizièmite » qui amènera Didron à anathématiser les orgues, qu’il traitera de « machines beuglantes » après s’être réjoui dans sa Revue de l’incendie du Grand Orgue de Saint-Eustache, et à prôner de petits instruments proches des positifs. Il ira même, au nom du xiiie siècle jusqu’à proscrire des églises les calorifères et les statues de saints postérieurs à saint Thomas d’Aquin, à tout le moins dans les Cathédrales où l’on concevrait mal, selon lui, un autel dédié à saint Vincent de Paul ! ibid, p. 127.
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appréhension très forte (qu’ils doivent à Bonald et à de Maistre, mais aussi à la linguistique allemande) de la solidarité du social (voire du politique) avec les formes du social et du politique ; solidarité poussée à son maximum d’intensité, d’inscription, dans les monuments de l’Art, de la Littérature, de la Liturgie12. On peut en voir une illustration dans la préoccupation, exprimée par un certain nombre de ces auteurs, de retrouver pour l’art chrétien, comme pour toute la socialité chrétienne, un « principe générateur », oublié ou perdu, par où se concilieraient l’ordre du pouvoir et l’ordre de l’intelligence. L’expression vient sous la plume de Joseph de Maistre, dans l’intitulé d’un opuscule théorique où il reprend et systématise les grands thèmes des Considérations sur la France13. Ce sera aussi le titre d’un des plus fameux ouvrages de littérature théologique à l’âge romantique, dans lequel l’abbé Gerbet esquisse une réévaluation du « dogme générateur de la piété catholique » (il s’agit de l’Eucharistie), dans une perspective qu’il veut dégager de toute crispation janséniste, ouvrant largement un champ à l’expérience religieuse et à l’exercice « eucharistique » de la charité14. De la même façon, le chanoine Jouve, dans son Dictionnaire d’Esthétique, après avoir signalé l’apport décisif des archéologues et des historiens (au nombre desquels il mentionne Viollet-le-Duc) dans ce qu’il décrit comme le déplacement du simple jugement de goût vers une véritable intelligence des formes et des principes, écrit à son tour : L’art voudrait redevenir catholique, mais que d’obstacles n’a-t-il pas encore à vaincre pour sortir de l’anarchie où l’avait plongé une si grande déviation de son principe générateur15.
Montalembert à la recherche de la société chrétienne Montalembert est sans doute l’un des hommes qui illustrent avec la plus grande force le passage que signalait le chanoine Jouve du « gothique des poètes », simple affaire de goût, au « gothique des savants ». Peut-être vaudrait-il mieux dire : au « gothique des stratèges », tellement la reconstitution historique, même si son projet de compréhension n’est rien moins que dérisoire, est liée à un projet de changement social, et bientôt politique. L’art (et le mot tend cette fois à recouvrir toutes les formes de l’expression et des œuvres de civilisation) n’est plus considéré comme une superfluité vaniteuse, mais comme participant pleinement de la 12 On notera au passage l’importance et l’élargissement de la notion de « monuments » (que l’on peut rapprocher, d’ailleurs, de celle d’Institutions, comme on le verra à propos de Guéranger). Les auteurs l’appliquent à l’ensemble des formes dans lesquelles s’inscrit, se pense une civilisation. Ainsi P. Douhaire, collaborateur littéraire de l’Université Catholique (périodique fondé par Gerbet en 1836) après avoir pris bonne note de la réhabilitation des monuments de l’art ecclésiastique et de la poésie féodale, suggère d’explorer les monuments de la poésie religieuse, qu’il classe en trois types d’architecture, sacerdotale, monastique, populaire, ajoutant : « Ce qui est vrai des monuments des arts l’est aussi des monuments des lettres, et de même qu’il y a trois espèces d’églises, il y a trois espèces de poésies religieuses. » Cf. P. Douhaire, « Cours d’histoire de la Poésie chrétienne », L’Université Catholique, t. 4, 1837, p. 363. 13 Joseph de Maistre, Considérations sur la France. Essai sur le principe générateur des Constitutions politiques – (1809), nouv. éd., Paris, Nouvelle Lib. Nationale. s.d. 14 Philippe Gerbet, Le dogme générateur de la piété catholique (1829), 7e éd., Paris, Vaton, 1867. 15 E.-G. Jouve, Dictionnaire d’Esthétique…op. cit., col. 395, art. « Renaissance ».
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raison sociale des choses dans une conjoncture historique, ou mieux, une tradition, chargée de transmettre et de garantir une identité collective. L’itinéraire de Montalembert est en bien des points comparable à celui de Violletle-Duc, dont il n’est l’aîné que de quatre ans. Leur précocité est étonnante et c’est un jeune aristocrate de vingt ans qui écrit dans L’Avenir du 11 avril 1831, un vibrant plaidoyer pour la régénération de l’art catholique médiéval, à propos de la publication de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo16. Le texte de Montalembert est d’un jeune romantique des années de la Bataille d’Hernani, c’est évident. Mais certaines de ses insistances annoncent des perspectives nouvelles, celles que l’auteur développera dans l’Histoire de sainte Elisabeth. L’art gothique est « union intime de la poésie et de l’architecture. », comme le christianisme a su en produire en cours de son histoire, et c’est de cette union qu’il tient son pouvoir et sa force. C’est de cette emprise toute chrétienne (qu’il désignera plus tard comme un lieu exemplaire de liberté) que la Renaissance pagano-antique et le xviiie siècle despotique et superficiel ont rompu le charme civilisateur. Montalembert invoque alors la venue d’une seconde Renaissance, à l’exemple de celle de l’Angleterre, dont il voit dans le roman de V. Hugo un signe précurseur : Un jour viendra sans doute où celui dont nous admirons aujourd’hui le talent, ou quelqu’autre plus heureux que lui, dira au monde oublieux et étonné, tout ce que renferment de consolant, d’élevé, de profondément philosophique ces sublimes débris d’un culte aujourd’hui abandonné par l’art comme par le pouvoir. Il déroulera cette page magnifique de l’esthétique chrétienne que la France soupçonne à peine. Il montrera l’art catholique se développant parallèlement avec les institutions religieuses et législatives du catholicisme, marchant comme elles à la conquête du monde, et périssant comme elles sous le souffle mortel du despotisme et de l’hérésie. Il demandera fièrement à l’histoire quelle constitution, quelle religion, quel pouvoir a jamais fait autant pour les classes populaires et agricoles, pour leur bien-être, leur gloire et leur amour-propre, que la religion catholique, lorsqu’elle jeta ces chefs-d’œuvre de l’art, ces éternels aliments de travail et de vertu, au sein non pas seulement de superbes capitales, mais de chétives bourgades, d’obscurs et lointains villages ; lorsqu’elle les sema avec une admirable profusion, là où rien ne les appelait, ni routes, ni commerce, ni châteaux, ni populations, rien que la pensée de Dieu et la prière du pauvre17.
Et Montalembert ajoute : « On le voit, nous mettons la foi et la ferveur religieuse jusque dans l’architecture. » Simple phrase qui n’est pas ici rhétorique, mais à prendre au pied de la lettre, car les quatre articles de l’abbé Guéranger l’année précédente dans le Mémorial Catholique18 ne revenaient-ils pas à dire tout aussi scandaleusement : « Nous mettons de la foi et de la ferveur jusque dans la Liturgie » ? Toutefois, voyant qu’il s’est quelque peu avancé, le jeune Montalembert développe, peut-être à son insu, une argumentation étonnante : Charles Forbes de Montalembert, « Fragment sur l’architecture catholique », L’Avenir, 11 avril 1831 – in Mélanges catholiques, extraits de L’Avenir – Agence générale pour la liberté religieuse, 1831, 2e vol., p. 271-278. Ayant accédé à la Pairie à la mort de son père, Montalembert soutiendra très brillamment le même Victor Hugo, lors de la campagne menée par le poète contre le vandalisme. Cf. Victor Hugo, « Guerre aux démolisseurs », Revue des deux mondes, 1er mars 1832. 17 Ch. de Montalembert in Mélanges catholiques, op. cit., p. 275-276. 18 Cf. dans cet ouvrage notre article p. 605-629. 16
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On nous dira peut-être que c’est une superstition que d’attacher plus de prix à une certaine forme de pierres qu’à d’autres, et qu’après tout on peut tout aussi bien prier Dieu à l’Assomption qu’à Notre-Dame. Mon Dieu oui ! c’est une superstition ; nous acceptons ce reproche, ce mot-là ne nous effraiera jamais. Il y a des superstitions qui font corps avec la religion, qui représentent ses plus douces puissances, ses plus séduisants attraits. En religion comme dans l’amitié, l’honneur et l’amour, la superstition se mêle à nos sentiments les plus délicats, à nos émotions les plus profondes. Dans l’art, dans le règne de l’imagination, elle est éternellement vénérable, éternellement chérie. La superstition, c’est la langue du cœur, et cette langue est sainte ; c’est la fleur de la vie, et cette fleur est bénie de Dieu19.
Là aussi, la rhétorique n’est qu’apparente, car c’est bien un corps qu’il s’agit de donner à la religion20 ; corps sublime, idéal sans doute, mais tangible comme les pierres, lumineux comme les vitraux, sonore comme le plain-chant, que Joseph d’Ortigue, autre lamennaisien, contribuera, dans le même esprit, à ramener à sa vérité primitive21. Montalembert développera ces intuitions de jeunesse au contact de la pensée allemande, celle de Görres en particulier, lorsque, après la déception consécutive à la crise lamennaisienne, il se plongera dans la rédaction de l’histoire de sainte Élisabeth de Hongrie, qu’il conçoit comme la reconstitution, à partir de ses éléments, de la totalité cohérente d’une société chrétienne. En 1836, il donne à L’Université Catholique le plan d’un cours (qui ne sera jamais réalisé) dans lequel apparaissent avec clarté ses positions et sa doctrine concernant l’art social chrétien22. Ce texte constitue un document tout à fait original en raison même de sa nature elliptique et schématique, d’où toute « littérature » est absente. On pourra y remarquer, en particulier, tout ce qui y est affirmé de l’art gothique et de son lien organique, avec le reste de la civilisation des « siècles catholiques ». Bien sûr, il n’y a pas là de véritable originalité de créateur dans la science historique. Montalembert participe d’un courant de pensée qui trouverait, en dépit de divergences d’interprétation, bien des points communs avec les premiers travaux de Michelet, de Guizot, quand ce n’est pas d’Augustin Thierry ou du Chateaubriand des Martyrs ! L’originalité tient Ibid., p. 277. Joseph de Maistre avait avancé une proposition frappante dont se souvient peut-être ici Montalembert « Toute religion, par la nature même des choses, pousse une mythologie qui lui ressemble… » Essai sur le principe générateur des constitutions politiques…, op. cit, p. 269. 21 Nous avons étudié par ailleurs l’histoire de la restauration du chant ecclésiastique au xixe siècle. La distribution des positions y est tout à fait comparable. Les « intransigeants », tels que Joseph d’Ortigue, voient dans le plainchant restauré non pas un répertoire musicalement estimable, mais le seul art musical irréductiblement et intrinsèquement « catholique » sans compromission avec l’esprit « païen » qui marque tout le langage musical depuis la Renaissance, et donc condition nécessaire d’une régénération totale de la liturgie. Cf. Jean-Yves Hameline, « Le son de l’Histoire – Chant et musique dans la Restauration catholique », LMD, 131 (1977), p. 5-47. Dans cet ouvrage, p. 531-561. 22 Charles Forbes de Montalembert, « Cours sur l’histoire littéraire et des siècles catholiques », L’Université Catholique, t. 1, 1836, p. 61-64. [ Nous avions donné ce texte en annexe de notre article dans le numéro de La Maison-Dieu, 141, reproduit ici. Il y reste consultable.] 19 20
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paradoxalement à cette sorte de forçage de la thèse et de la méthode, concentré sur un seul objet et schématisé de manière frappante. La visée apologétique ne parvient pas alors à masquer chez le croyant un véritable souci d’auto-compréhension de sa propre tradition religieuse, qui fait la force et la faiblesse de son argumentation. La position de Viollet-le-Duc réécrivant l’épopée littérale et laïque des cathédrales ne procèdera pas d’un autre esprit23
Du côté du « mouvement liturgique » Si le « Mouvement liturgique »24, aux alentours des années 1840-1850, peut vraiment être appelé un mouvement, c’est sans doute, en grande partie, parce qu’il s’éprouve fortement comme tel. On réunirait par dizaines les articles, brochures, pamphlets, ouvrages d’importance, consacrés à la « question liturgique » ou à quelques-uns de ses aspects, dont l’introduction ne manque pas de faire valoir que jamais, à aucune époque de l’histoire de l’Église en France, les chances de « régénération » du culte, des formes liturgiques, du chant ecclésiastique, de l’art religieux n’ont été plus proches et plus palpables. Ainsi, en 1844, alors qu’il s’apprête à fonder sa Revue de la Musique Religieuse, populaire et classique, dont il veut faire l’organe d’une restauration de la musique d’église, F. Danjou, organiste de la Métropole, publie une petite brochure programme, dédiée à Didron, au début de laquelle il dresse un tableau ému du mouvement qui, à ses yeux, porte irrésistiblement l’opinion vers les « véritables formes de l’art chrétien ». La rédaction en est naïve, peutêtre, et un peu conventionnelle, mais représente, en cela même, un bon échantillon de ce que pouvait être, vers 1845, l’opinion d’un laïc d’église, réformiste convaincu, un de ceux, précisément, qui constituaient, par rapport à Viollet-le-Duc, un public attentif et parfois même exigeant : Au milieu des questions d’industrie, de négoce et d’intérêts matériels qui agitent la société actuelle et semblent absorber toutes les intelligences, une haute pensée s’est fait jour et a pris place dans les préoccupations des plus nobles esprits. C’est une pensée d’admiration pour les œuvres de la foi catholique et par suite, une tendance prononcée vers l’étude de ces œuvres, un zèle ardent pour leur conservation. Depuis trois siècles, depuis la renaissance des Lettres et des Arts païens, on était convenu d’appeler Barbares, les temps où avaient brillé les Thomas d’Aquin, les Bernard, les Gerson, et tant d’autres lumières du monde chrétien ; les temps où l’on avait vu élever des monuments comme les cathédrales de Paris, de Bourges, de Rheims ; les temps enfin, où l’on avait créé les belles mélodies qui composent le corps du chant ecclésiastique.
Montalembert n’est pas un cas unique, il s’en faut de beaucoup. Mais son accent porté sur l’exemplarité du Moyen Âge et de l’art gothique le rapproche particulièrement de Viollet-le-Duc. Resterait à mentionner l’œuvre de F. Rio, Cyprien Robert, F. Ozanam, et même le « Discours préliminaire » de Gerbet dans L’Université catholique. On lira sur ce point Jean-René Derré, Lamennais et ses amis dans le mouvement romantique, Paris, Klincksieck, 1962, (chap. xi, « La redécouverte de l’art et du passé chrétiens »). 24 L’expression « Mouvement liturgique » est abondamment utilisée à l’époque que nous décrivons. Cf. Abbé Esprit-Gustave Jouve, Du mouvement liturgique durant le xixe siècle, Paris, Blériot, 1860. 23
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Tous les produits des arts, au Moyen Âge, étaient, au siècle dernier, enveloppés dans une proscription universelle, et je ne sache pas qu’une seule voix ait protesté, à cette époque, contre la mutilation du plain-chant ou contre la dégradation des édifices religieux. Ces dégradations étaient faites alors d’une manière officielle en quelque sorte ; le pouvoir séculier et le pouvoir ecclésiastique s’étaient mis d’accord pour cette entreprise, et ils y procédaient savamment et avec art ; le talent des meilleurs architectes était employé à dénaturer la forme et le style de nos monuments sacrés. Plus tard, le peuple en furie, suivant l’exemple donné par les architectes, porta ses mains sacrilèges sur les temples du vrai Dieu, non pour les réparer, les modifier, les gâter, mais pour briser et démolir ce qu’on l’avait habitué à considérer comme l’ouvrage du mauvais goût et de l’ignorance. Puis, tout-à-coup, par une décision imprévue de la Providence, après un aveuglement de deux cents ans, la clarté du jour a lui pour tous : les goûts et les jugements se sont réformés, sans qu’on sache trop comment ce changement s’est opéré. – Ce qui est certain, c’est qu’on admire aujourd’hui ce qu’on méprisait hier, on brûle ce qu’on avait adoré, on pousse l’amour de l’art gothique jusqu’à chagriner de pauvres curés pour la moindre écornure qu’ils ont faite aux murs de leur modeste église. Un enthousiasme nouveau s’est emparé de toutes les classes de la société, et on voit des hommes séparés d’opinion et de religion, se réunir néanmoins pour seconder ce retour à l’étude et à l’admiration des œuvres de la foi catholique. À la voix d’un roi luthérien, l’Allemagne tout entière s’émeut, et chaque citoyen de ces divers états divisés d’intérêt et de croyance, vient apporter une pierre pour l’achèvement de la basilique de Charlemagne, de la cathédrale de Cologne. En France, nous avons assisté à un spectacle aussi étonnant. Un homme d’Etat, protestant fidèle, a, le premier, demandé et obtenu les encouragements du Gouvernement pour l’étude des vieux monuments, la recherche des anciennes traditions, la réunion des débris du passé ; et, dans notre patrie, monuments, traditions, passé, tout est catholique. Je ne prétends pas qu’il faille se réjouir de cet état de choses comme d’un retour complet à la foi de nos pères : je n’ignore pas que de l’enthousiasme pour l’art chrétien à la foi pratique, il ne puisse avoir une distance difficile à franchir. Mais, si on considère qu’avant de saper la Religion dans ses dogmes, on a commencé dans les siècles derniers par mépriser, mutiler, dénaturer ses temples, il sera permis d’espérer que, prenant aujourd’hui une marche diamétralement opposée, on arrivera de même à un résultat différent. Le marteau et la hache qui ont naguère démoli nos églises, servent maintenant à les réédifier ; c’est assurément pour tout esprit chrétien une amélioration notable, un fait d’une grande portée, et cela suffit pour qu’on doive s’associer de toutes ses forces et par tous les moyens, à cette tendance de notre époque vers la restauration des œuvres de la foi25.
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Félix Danjou, De l’état et de l’avenir du chant ecclésiastique en France, Paris/ Bordeaux, s.d. [1844], p. 2-4.
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Guéranger et les « Institutions liturgiques » Le « mouvement liturgique », tel qu’il apparaît dans l’œuvre de Dom Guéranger, et cela dès ses articles de jeunesse donnés au Mémorial Catholique dès 183026, nous semble pouvoir être correctement décrit comme un mouvement partant de la périphérie vers le centre, dans la mesure même où l’intérêt pour un retour à la Liturgie romaine se transforme en intérêt pour la Liturgie tout court. Car, d’une certaine manière, c’est dans la Liturgie, définissant pour lui l’être même de l’Église, que Guéranger semble placer le « principe générateur » de toute la vie ecclésiastique. Toute régénération ne pourra se faire à ses yeux qu’autour du culte, du sanctuaire et des sacrements, qui deviennent ainsi les supports d’une expérience du divin et de la vie en Église. La perspective est certes idéale, et plus encore idéaliste et idéalisante, et vécue dans une grande aspiration à l’émancipation de la vie religieuse par rapport à toute forme de tutelle culturelle ou politique27. On comprend alors l’aspect capital que revêt pour Guéranger et ses disciples la « régénération totale » des formes, et de la recherche d’une « poétique » chrétienne qui engloberait et articulerait entre eux tous les plans et les moyens d’expression, reconstituant un espace habitable, un redéploiement de tous les « signifiants » chrétiens dans un ensemble cohérent, tant dans leurs figures que dans leurs fonctions. Beaucoup de contemporains ont vu dans le « Mouvement liturgique » une véritable « Révolution religieuse ». Guéranger emploiera lui-même cette expression à plusieurs reprises28. Sa première requête est de science, domaine dans lequel il fait entrer l’archéologie la plus informée, l’histoire documentaire, la philologie et, couronnant le tout, une théologie qui soit l’intelligence de « l’économie générale » du catholicisme : Toute science, en général, est rebelle à qui ne l’a pas étudié et celle des rites catholiques demande par-dessus tout une application profonde et non partagée, puisque tout y est à la fois ou mystique ou positif. Entrevoir une certaine couleur de haute et gracieuse poésie, construire sur ces éléments un récit plus ou moins agréable, c’est chose facile, puisque c’est chose superficielle ; mais la science n’est pas là. Les populations dont vous dépeignez les mœurs n’auraient peut-être pas comme vous analysé toute cette poésie ; mais elles savaient pourquoi elles agissaient, quelles croyances
Prosper Guéranger, « Considérations sur la liturgie catholique », Le Mémorial catholique, 28 février, 31 mars, 31 mai, 31 juillet 1830. Reproduits dans Mélanges de liturgie, d’histoire et de théologie, Solesmes, Abbaye St-Pierre, 1887. Voir dans cet ouvrage, p. 605-629, notre article consacré à ces quatre textes de l’abbé Guéranger. 27 Le « monastère » est le paradigme de cette liberté. Cf. « Essai historique sur l’Abbaye de Solesmes », 1837, Dom P. Guéranger, Mélanges de Liturgie…op. cit., p. 481. 28 Cf., Institutions Liturgiques, op. cit., t. 2, p. 693 : À propos de la réforme du Plain-Chant, l’Abbé de Solesmes, parle de « Seconde révolution pacifique ». Voir aussi l’introduction du Tome 3 (1851), 2è édition, Paris, 1883.. 26
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elles exprimaient dans tel ou tel symbole ; et vous, vous ne le savez pas, faute de connaître l’économie si vaste et si populaire du catholicisme29.
Sa deuxième requête est celle d’une « régénération » étendue, sinon totale, où tous les éléments de cette forme de la Religion qu’est la Liturgie viendraient participer à ce jeu intelligent et savoureux des signes et des choses, dans un espace sacré ayant reconquis une vraie liberté, à l’exemple du sanctuaire médiéval : Il faut en convenir, le retour aux traditions liturgiques des âges de foi se prépare et devient de jour en jour plus visible ; on peut même prévoir qu’il demeurera comme un des caractères de l’époque actuelle. Le réveil de la science historique, qui nous a permis de jeter un regard désintéressé sur les mœurs et les usages des siècles de foi ; la justice rendue enfin aux monuments de l’art catholique du Moyen Âge ; toutes ces choses ont contribué aussi à la réaction, ou plutôt l’ont déjà fort avancée. C’est cette réaction historique et artistique qui nous restitue déjà nos traditions sur l’architecture sacrée, sur l’ameublement du sanctuaire, sur les types hiératiques de la statuaire et de la peinture catholiques ; or, de là, il n’y a plus qu’un pas à faire pour rentrer dans nos antiques cérémonies, dans nos chants séculaires, dans nos formules grégoriennes30.
Aussi rien n’est plus révélateur, à ce sujet, que le scandale déclenché par la citation, au second volume des Institutions liturgiques, de l’assertion ironique de Welby Pugin, comparant les chasubles des prêtres catholiques à des étuis de violon31. Pour Guéranger, en effet, tout se tient et « il faudra bien, écrit-il, que nos costumes sacrés participent à cette régénération en cours ». Mais cette régénération est ici, très précisément, la destruction d’une carapace, la disparition d’une raideur, d’une formalisation mortelle, qui fait corps avec l’oppression que le paganisme du xviiie siècle et le despotisme gallican ont fait peser sur les formes du culte, voire sur toute la pensée religieuse. Cette notion de « poétique » est centrale, me semble-t-il, chez Guéranger et dépasse infiniment par sa portée conceptuelle les intuitions et les descriptions pré-romantiques de Chateaubriand. Et, non sans quelque paradoxe, cette « poétique » se rapprocherait d’une conception finalement assez fonctionnelle de la liturgie, retrouvant par là le critère classique de convenance des éléments entre eux, des objets aux actions et aux personnes32.
29 Dom Prosper Guéranger, Institutions liturgiques, op. cit., t. 1, p. 13. On aurait tort de faire remarquer ici la caducité d’une partie de l’information historique de Dom Guéranger et l’exiguïté de sa problématique ultramontaine. Nous parlons ici surtout de la clairvoyance de son projet et de la force de l’impulsion donnée dans cette direction. 30 Institutions Liturgiques, op. cit. t. 2, p. 693. 31 Ibid., p. 694 sq. L’Abbé de Solesmes va reprendre cette question très sérieusement, en raison du scandale causé, de l’importance qu’il y attache, dans l’introduction du tome 3, en 1851. 32 Un bon exemple de cet « esprit fonctionnaliste » est donné par l’expression de Mgr Parisis dans son Instruction pastorale sur le chant ecclésiastique, Paris, 1846 : « le chant pour les paroles et non les paroles pour le chant ».
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C’est aussi sans doute cette conception d’une « poétique » liturgique chez Guéranger qui lui permet d’éviter un retour massif de l’allégorie dont Amalaire et surtout Durand de Mende avaient si abondamment usé, et qui fera sa réapparition chez certains « ecclésiologistes » anglais33. Les prises de position guérangériennes, les accents mennaisiens qui s’y maintiennent en dépit de la soumission de l’Abbé de Solesmes aux déclarations romaines, son ton véhément et reçu comme insultant par une grande partie du clergé d’âge mûr et de l’Episcopat, déclenchèrent, comme on le sait, une véritable tempête. Mais la bataille n’était pas seulement d’idées, et l’on peut estimer, me semble-t-il, que les aspects pratiques du mouvement, réformes de la paramentique, du mobilier, du décor, de la vitrerie, du dispositif et de la figure des lieux, restaurations exemplaires, ont certainement contribué à introduire dans les esprits, non plus, cette fois, par le seul biais du discours et de l’argumentation, mais par des changements plus subtils tenant aux « conduites perceptives », aux modes de représentation et d’identification, l’« ethos » nouveau qui finirait par se généraliser, sinon par s’imposer, pour le meilleur et pour le pire. Le rôle des maîtres d’œuvres et des dessinateurs comme Viollet-le-Duc ou Lassus, des antiquaires réformateurs, des artistes sculpteurs ou verriers, des musiciens tels que Danjou ou d’Ortigue, se révèle ici dans toute sa spécificité et son importance. Et Guéranger, dont on sait l’intérêt pour la minutie des détails, ainsi qu’on peut s’en faire une idée dans les longues pages qu’il consacre à la reliure, l’ornementation, la typographie des Livres Liturgiques34, le sait plus que tout autre et le dit avec une ampleur de vue, qui exclut, au moins à cette étape du mouvement liturgique, toute mesquinerie sacristaine ou mercantile.
Viollet-le-Duc et ses partenaires néo-catholiques Ainsi, lorsque Viollet-le-Duc, tout flambant, d’indignation, rédige sa réponse au rapport de Raoul Rochette, l’heure est à l’effervescence. Dans le monde ecclésiastique, le mouvement déclenché par les Institutions Liturgiques arrive à un point critique. D’un point de vue plus général, c’est aussi l’heure d’une certaine conciliation de tous les « libéraux », qui conduira aux fraternisations de 1848, avant les chocs et les ruptures des décennies suivantes. Dans cette situation d’effervescence, il nous semble important de souligner tout ce que la référence à la société médiévale35, à son art, à sa « logique », à ses monuments tant architecturaux que littéraires, représentait de virtualité émancipatrice pouvant réconcilier 33 Cf. John Mason Neale et B. Webb, Du symbolisme dans les Églises du Moyen Âge, adapt. par J.-J. Bourassé, Tours, A. Mame, 1847. 34 Institutions liturgiques,op. cit., t. 3, passim et en part., p. 426-427. 35 Il ne s’agit plus ici de reconstituer un Moyen Âge d’opéra-comique ; personne n’a fustigé autant que Violletle-Duc les fadaises et les bimbeloteries de style « troubadour ». Le retour au gothique est pour lui le retour à un principe rationnel, simple, incluant le décor dans la structure et donc peu coûteux, à distinguer absolument des pastiches romantiques : « Si vous n’avez pas d’argent pour faire une église aussi simple que possible mais en bons matériaux bien employés, faites une grange avec quatre murs et une charpente, mais point de colonnes avec
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certains hommes que rapprochait, dans l’équivoque il est vrai, un certain refus du siècle et de ses compromissions. Ce n’est pas, en effet, un des moindres paradoxes de la personnalité de Viollet-le-Duc que le jugement négatif sans appel que porte sur les possibilités créatives de son temps l’un des hommes dont la logique dans l’art de bâtir contribuera à faire naître l’architecture du xxe siècle : Donnez-nous un art logique et complet, qui remplisse surtout les conditions d’unité que demande la société d’aujourd’hui. Si vous ne le pouvez pas, si vous ne vous guidez que par des théories stériles, ne trouvez pas mauvais que, lorsqu’il s’agit d’élever des édifices durables, nous prenions pour modèles des types consacrés par un long usage et qui sont admirables […] plutôt que de nous mettre à la recherche d’un art nouveau, ou de continuer à copier péniblement des monuments antiques que repoussent notre climat, nos matériaux, notre religion et nos usages modernes. Pour former un art nouveau, il faut une civilisation nouvelle, et nous ne sommes pas dans ce cas36.
Il est plus facile de comprendre, dès lors, le rôle que Viollet-le-Duc attribue à la religion, et dans le cas présent, au christianisme. Dans l’article des Annales, cité plus haut, il affirmait en clair qu’il était inutile de perdre son temps à démarquer l’antiquité, à « vouloir régénérer ce que notre civilisation ne comprend plus37 ». Par contre, il y a pour lui une continuité indiscutable entre le xiiie siècle et son temps, que garantit précisément l’immuabilité de culte et de religion. En un mot, l’amalgame réussi entre le Christianisme et l’esprit national français au xiiie siècle est vraiment un acte de baptême qui garde toute la puissance d’engendrement d’un mythe de fondation. C’est dans cette perspective qu’il faut lire le passage assez remarquable où il affirme que c’est par ce retour, qui n’est pas une imitation, ni une copie, mais la réappropriation d’un esprit, d’une stylistique totale, par « intelligence du principe », que les populations pourront « sceller ces monuments du sceau de leur foi », et, par là, marquer de ce même sceau la civilisation même. Montalembert ne disait guère autre chose. Émile Poulat, dans une formulation ramassée et frappante, définit trois types de positions idéologiques en rapport avec la « matrice » que constitue la Révolution française. La position « intransigeante » se réfère à l’avant-89, non pas tant pour exalter l’Ancien Régime que parce qu’elle refuse la Révolution bourgeoise ; elle veut refaire une civilisation sans compromission avec une société d’industrie et de finances. La position « libérale » accepte
nervures en plâtre, point de meneaux en terre cuite, point de clochetons en fonte, toutes choses aussi mauvaises que ridicules… », Annales archéologiques, t. 3, 1845, p. 334. 36 « Du style gothique au xixe siècle » Annales Archéologiques, art. cit., p. 29-30. C’est nous qui soulignons. 37 Ibid. p. 7.
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89, les droits de l’Homme, la République bourgeoise, mais refuse 92, dont l’acceptation, à l’opposé, définit la position « révolutionnaire »38. Il peut être tentant, pour conclure, d’essayer de repérer les places qu’occupent dans cette logique les hommes dont nous avons parlé, et surtout les trajectoires qui les font osciller de l’une à l’autre. Guéranger, d’Ortigue essaient, dans leurs ouvrages d’archéologie institutionnelle, d’équiper intellectuellement, si l’on peut dire, leur position intransigeante, avec des bonheurs inégaux, et de lui fournir des supports pratiques d’expression exclusifs de toute contamination séculière. Montalembert oscille de la position intransigeante vers la position libérale, celle de Falloux, son allié politique de 1848. Mais toute sa conception de l’art et de la civilisation, sa référence à un Moyen Âge de liberté civique et religieuse, modèle de société intégrale, le ramènent à un intransigeantisme, qui se révèle pour lui de plus en plus impraticable. Viollet-le-Duc paraît suivre le chemin inverse. Partant d’une position libérale, celle de tout son milieu familial, mais refusant les formes pratiques de civilisation issues des Lumières et de la Révolution bourgeoise, il tend vers un intransigeantisme plastique, dont il attend la recomposition d’un univers social réunifié. Son image du Moyen Âge est celle d’une démocratie idéale, à la fois laïque et chrétienne, berceau de la civilisation nationale. Comme Montalembert, il cherche sa place et ses alliés, serviteur ambigu du pouvoir impérial, horrifié par la Commune, et, comme Montalembert, finissant lui aussi dans l’amertume. L’homme encore jeune qui, en 1846, riposte vertement à l’Académie partage avec quelques-uns de ses contemporains, au moins momentanément, l’utopie d’une « civilisation chrétienne ». Bien sûr, il refuse d’y voir le retour à une hégémonie de l’appareil d’Église et à une tutelle dogmatique, que contredit la vision libertaire qu’il se fait du christianisme médiéval. Il peut être suggestif de remarquer que, même situé au simple domaine des arts, des formes et des choses, ce mirage d’un environnement à la fois national, chrétien, médiéval perdra très vite sa crédibilité39. Faut-il aller jusqu’à penser que ses retombées dans l’art d’Église, commercialisé, industrialisé, banalisé, que Viollet-le-Duc avait pourtant lui-même condamné, n’auront véhiculé qu’un rêve ?
Émile Poulat, Église contre Bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, Paris, Casterman, 1977, p. 117. 39 Jacques Gadille fait remarquer que cette idéologie d’une société chrétienne parfaite, puisée chez de Maistre et le premier Lamennais s’effacera même chez ses plus rudes tenants avant 1860. Cf. Jacques Gadille, « Le concept de civilisation chrétienne dans la pensée romantique », Civilisation chrétienne. Approche historique d’une idéologie, xviiie-xixe siècle, Paris, Beauchesne (« E. N. E. A. »), 1975, p. 183-209. 38
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QUELQUES REPÈRES CHRONOLOGIQUES 1830
Abbé Prosper Guéranger « Considérations sur la Liturgie Catholique », dans Le Mémorial Catholique Victor Hugo, « Notre-Dame-de‑Paris »
1831
Montalembert, « Fragments sur l’Architecture Catholique. », L’Avenir 11.04.1831 V. Hugo, « Guerre aux démolisseurs », Revue des Deux Mondes, 01.03.1832
1832
Condamnation de l’Avenir
1833
Montalembert, « Lettre à M. V. Hugo » – Du vandalisme en France. Fondation de Solesmes
1834 1836
P. Mérimée aux « Monuments Historiques » L’Université Catholique (art. de Gerbet, Rio, Cyprien Robert, Montalembert, d’Ortigue…) F. Viollet-le-Duc en Italie
1837
Erection de l’Abbaye de Solesmes
1839
Le diocèse de Langres (Mgr Parisis) passe à la liturgie romaine
1840
Institutions Liturgiques de Dom Guéranger Viollet-le-Duc chargé de Vézelay, en second à la Sainte Chapelle
1842
Bref de Grégoire XVI à Mgr Gousset Archev. de Rheims à l’occasion du rétablissement de la liturgie romaine Affaire du Jubé d’Aire-sur‑la-Lys (Articles de Didron dans l’Univers)
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Viollet-le-Duc et le mouvement liturgique au xixe siècle
1843
Lettre de D. Guéranger à l’Archevêque de Rheims sur le Droit liturgique Projet de Viollet-le-Duc et Lassus pour Notre-Dame de Paris Diverses attaques épiscopales contre les Institutions liturgiques
1844
Défense des Institutions liturgiques par Dom Guéranger Saint-Nicolas de Nantes, par Lassus Fondation des Annales Archéol. (mai 1844) F. Danjou, De l’état du chant ecclésiastique en France (dédié à Didron) Viollet-le-Duc à Notre-Dame Abbé Pascal, Origine et Raison de la Liturgie (dans l’Encyclopédie théologique de Migne)
1846
Mgr Parisis, De la question liturgique Lettre pastorale sur le chant de l’Église
Viollet-le-Duc « Du style gothique au xixe siècle », Archéol., 06.1846 Montalembert dénonce les méfaits de Debret à Saint-Denis 1847
Danjou « découvre » l’Antiphonaire de Montpellier
1849
Félix Clément, « Chants de la Sainte Chapelle »
1851
Édition du Graduel de Reims-Cambrai
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Les Origines du culte chrétien et le Mouvement liturgique [À l’occasion du centenaire de la publication de l’ouvrage majeur de Mgr Louis Duchesne Origines du Culte chrétien, considéré par historiens et liturgistes comme inaugurant une nouvelle ère dans le domaine des études liturgiques, l’Institut Supérieur de Liturgie de Paris avait organisé à l’automne 1989, un Colloque d’une grande richesse, et la Revue La Maison-Dieu en avait publié les communications les plus importantes, sous le titre général : Mgr Louis Duchesne, histoire et sens liturgique. L’article ci-après reprenait l’essentiel de notre communication lors de ce Colloque. Joint aux contributions de nos Maîtres et Collègues Gy, Bressolette, Haquin, De Clerck, ce numéro 181 de la Revue du CNPL, se présentait comme une étude du premier intérêt sur la conjoncture des toutes dernières décennies du xixe et du début du xxe siècle, en particulier sur l’articulation périlleuse entre la recherche archéologique, philologique, musicologique d’obédience « scientifique » qui se développe avec ampleur, et le champ d’une pastorale instruite, certes, mais aux objectifs proprement religieux, qui tente de se donner un concept pratique et intuitif de « sens liturgique ».] « Nous suggérons ici deux questions qui ne sauraient manquer de surgir : (1) l’opposition entre les valeurs liturgiques et celles des dévotions privées, (2) le rapport entre l’aspiration au changement et la législation du changement. » Jean Séguy1
On peut estimer sans crainte de se tromper qu’à la date où paraît l’ouvrage dont nous célébrons le centenaire, le « Mouvement Liturgique » est sur le point d’entrer dans une phase particulièrement vigoureuse et, sous bien des rapports, tout à fait décisive. Auprès de ses promoteurs et dans les mains de leurs élèves, les Origines vont jouer le rôle d’un « Manuel des Études Historiques ». Dom Paul Cagin en fait la confidence à Duchesne en 18972, pour ce qui concerne le Noviciat de Solesmes, où les Origines prennent le relais des Institutions Liturgiques de Dom Guéranger, ouvrage « désormais d’un autre âge », comme l’écrira Dom P. de Puniet quelques années plus tard3. In La Maison-Dieu, 181 (1990), p. 51-96. Citation abrégée de Jean Séguy, « Suggestions pour une sociologie des Liturgies chrétiennes », Archives de Sociologie des Religions, 22 (1966), p. 145-151. 2 « Dom Cabrol qui a touché barre ici pour la Saint-Pierre, se réjouit de voir enfin la deuxième édition des Origines annoncée pour paraître incessament. Le Père zélateur du Noviciat s’en sert comme d’un manuel… » (ms B. N. fr.n.a 17260, 373 v). – Au sujet de cette correspondance, voir dans ce même numéro 181, de La MaisonDieu l’article de Pierre-Marie Gy, p. 35-50. 3 D. P. de Puniet, « La Méthode en matière de Liturgie », Cours et Conférences des Semaines Liturgiques, t. 2, Cinquième Semaine (1913), Bureau des Œuvres Liturgiques, Louvain, Abbaye du Mont-César, 1914, p. 41. *
1
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 655-683 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119040
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Car, en dépit des intuitions qu’il renferme et du rôle déterminant joué par l’ouvrage de l’Abbé de Solesmes, il n’est pas injuste de dire qu’on passe désormais d’une historiographie pathétique, voire partiale, à une historiographie froide et avant tout soucieuse de positivité et de contrôle. Dès lors, la question que nous nous posons est simple en quoi l’arme nouvelle mise à la disposition des combattants du « Mouvement Liturgique. » va-t-elle, et par quelle progression, modifier les conditions de la bataille et peut-être, même, en transformer les objectifs ?
Un vaste mouvement de pensée Le Mouvement Liturgique L’expression « Mouvement Liturgique » est empruntée au vocabulaire même de ses protagonistes4. On peut penser qu’utilisée sans précaution par l’historien, elle ne va pas sans risques de fausser les perspectives quant à l’ampleur du phénomène, son homogénéité, son inscription dans une plus large stratégie de restauration ecclésiastique. Néanmoins il est tentant d’admettre une réelle unité dans le processus de réforme issu des Institutions Liturgiques de Dom Guéranger, à condition toutefois de considérer que cette unité est précisément de nature processuelle, c’est-à-dire intégrant ses aspects réactionnels et contradictoires. Les positions des protagonistes n’y arrêtent pas de diverger soit sur la nature des solutions pratiques à concevoir et à prendre, soit sur la manière d’intégrer à l’action les données cognitives nouvelles dues à l’expérience, au renouvellement de l’information, aux décisions de l’autorité. Au tournant du siècle À l’époque qui nous intéresse, et que nous situons pour la commodité entre la publication des Origines et les années qui suivent immédiatement la première Guerre Mondiale, le « Mouvement Liturgique » nous semble marqué par trois traits prédominants : une forte conscience de lui-même comme mouvement, une vision de la liturgie comme fait social, le recours à l’archéologie, et d’une manière plus générale, à la source historique, comme instance interprétative et légitimatrice.
4 L’expression, dont la « force de frappe » ne doit pas être négligée, est un leg des temps guérangériens. Le mot et la chose étaient suffisamment bien établis pour qu’on en fasse le titre d’un ouvrage (par ailleurs d’un grand intérêt) au milieu du Second Empire : Abbé Esprit-Gustave Jouve, Du mouvement Liturgique en France durant le xixe siècle, Paris, Blériot, 1860. Dans une note dont il accompagne en 1918 la traduction française d’un petit texte célèbre de E. Bishop, Dom André Wilmart tient à préciser que, faisant allusion dans son exorde à cinquante ou soixante ans de travaux antérieurs, le savant anglais « se réfère, évidemment, au mouvement liturgique duquel Dom Guéranger fut en France le principal initiateur. » E. Bishop, Le génie du rite romain, éd. française D. André Wilmart, Paris, Librairie de l’Art Catholique, 1920, p. 69. Dans une lettre d’approbation épiscopale adressée à Dom Eugène Vandeur, pour la sixième édition de son ouvrage : La sainte Messe, notes sur la Liturgie, le Cardinal Mercier est peut-être sensible à ce que l’expression a de trop abruptement métonymique il écrit, plus sagement peut-être, « ce mouvement de rénovation liturgique », tempérant par là les excès d’un raccourci dangereux, Revue Liturgique et Bénédictine, (Maredsous), 6 (1914), p. 386.
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Les Origines du culte chrétien et le Mouvement liturgique
La « conscience de mouvement » à laquelle nous faisons allusion n’est pas loin d’évoquer quelque phénomène d’effervescence sociale si l’on ne craint pas d’emprunter à l’école durkheimienne un concept sociologique lui-même contemporain des faits. Bien sûr, la base sociale du mouvement est étroite et sa composante monastique importante, mais une élite citadine s’y sent le vent en poupe et multiplie ses actions en direction du reste de l’Église. Outre une assez extraordinaire activité littéraire et éditoriale5, un calendrier impressionnant de Congrès, Colloques, Semaines et Sessions, on y constatera un accueil retentissant, et, il faut bien le dire, presque disproportionné quant à sa source, à la « petite phrase » du Motu Proprio Tra le sollecitudini de Pie X en 1903, concernant la « participation active des fidèles aux mystères sacro-saints ». Lors d’une « Semaine Liturgique » tenue à Maredsous en 1912, Dom Columba Marmion, après avoir rappelé combien les fils de saint Benoît prennent à cœur le « Mouvement Liturgique. » (sic), exprime la conviction qui est la sienne que, « depuis quelques annees, le Saint-Esprit qui est l’âme de l’Église, pousse celle-ci à raviver dans ses enfants la connaissance et l’amour de la prière rituelle et des fonctions sacrées »6. Pour les protagonistes du Mouvement, cette formulation, qui n’est qu’une variante d’un propos des dizaines de fois exprimé, a valeur d’évidence et justifie les plus grands dévouements à la cause liturgique. La conscience de la dimension sociale de la Liturgie, et de l’enjeu véritablement politique de sa restauration, fait partie des données les plus souvent exprimées dans la littérature du Mouvement7. Les Bénédictins Belges, on le sait, y insisteront tout particulièrement, mais il convient de remarquer que l’on rencontre en ce point une part importante de l’héritage guérangérien. « Forme sociale de la vertu de religion », la Liturgie est assimilée par Guéranger à une langue, capable, comme l’avait fait remarquer de Bonald, non seulement d’instruire, mais de donner une forme, une organisation à une société8.
5 L’article d’André Haquin, dans ce même numéro 181 La Maison-Dieu, p. 99-118, pourra en donner une certaine idée. La composante citadine du Mouvement Liturgique et sa lecture dans le cadre de l’opposition villecampagne sont suggérées par Jean Séguy dans l’article cité en appui de la citation placée en exergue. 6 Dom Columba Marmion, « Allocution d’ouverture », Cours et Conférences de la Semaine Liturgique de Maredsous, (12-24 août 1912), Abbaye de Maredsous, 1913, p. 2-3. 7 Au sommaire de la Semaine Liturgique citée à la note précédente, on peut relever des thèmes tels que : « L’influence sociale de la Liturgie » (Chanoine A. Douterlungne), « La Liturgie et le Peuple » (G. Kurth), « La participation des fidèles à la vie liturgique et au chant collectif » (abbé A. Brassart), « La liturgie paroissiale comme sociologie religieuse » (abbé H. Tissier), et une étonnante vitupération de Dom J.-M. Besse, de Ligugé, contre « l’individualisme romantique » dont il incrimine Rousseau et Chateaubriand, sous le titre « Du particularisme dans la piété et le culte public ». C’est cette hantise de l’individualisme qui mènera certains écrivains du Mouvement à des expressions quelquefois violentes vis-à-vis des « fausses dévotions « et, pour une bonne part, à leur campagne pour la réintégration de la communion dans la Messe. 8 Cf. notre article « Le son de l’histoire – Chant et Musique dans la Restauration Catholique », LMD, 131 (1977), p. 5-47, dans cet ouvrage, p. 531-561. Également, « Viollet-le-Duc et le Mouvement Liturgique au xixe siècle », LMD, 142 (1980), p. 57-86, dans cet ouvrage p. 635-653. « Liturgie, Église, Société…Les Considérations sur la Liturgie catholique de l’abbé Prosper Guéranger… », LMD, 208, (1996/4), p. 7-46, dans cet ouvrage p. 605-629.
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Dom M. Festugière, moine de Maredsous, dans une brochure militante, n’hésitera pas à parler de « sociologie surnaturelle »9. L’enjeu social d’une restauration liturgique peut donc être considéré comme double : il concerne d’abord ce qu’on pourrait appeler un remembrement de l’appartenance religieuse autour de la sociabilité cultuelle, et sur ce point le modèle de la communauté monastique exercera une grande fascination sur les tenants d’un renouveau paroissial10. Mais on aurait tort de ne voir dans le Mouvement Liturgique qu’une relance finalement assez pragmatique d’un système d’emprise ecclésiastique fondé sur un renouvellement et un remodelage de l’observance cultuelle, dont on attendrait cela va de soi, quelqu’influence heureuse sur le comportement moral des participants. Il s’agit de quelque chose de beaucoup plus radical, d’un retour à la source qui puisse déterminer un renouvellement des moyens d’expression tel qu’il s’en dégageât une véritable culture totale et, d’une certaine façon, alternative : Liturgie « catholique », art « catholique », philosophie « chrétienne », depuis le premier Lamennais et ses disciples, sont pour ces tenants d’une ligne intransigeante11 les objectifs fascinants de leur entreprise de « régénération ». Il leur paraît évident que le christianisme est capable par lui-même d’engendrer une culture dont le trait « catholicisme » est à la fois indicateur de mode et de valeur, et référence à l’institution légitimement porteuse et héritière. Et, dans cet esprit, comme l’avait affirmé Dom Guéranger, tous les éléments du Culte chrétien devaient participer à cette régénération, aussi bien les vêtements liturgiques. ramenés à leur fonction d’enveloppe comportementale, que le chant, rendu à son fonction d’entretien d’une véritable tradition lyrique de l’expression collective12. Religion personnelle, religion sociale ? On peut analyser comme un indicateur de la vivacité de ces questions le débat violent qui, dans les années 1913-1914, oppose Jésuites et Bénédictins sur la place à accorder au « Culte public » ou à la « Liturgie » dans la constitution de l’expérience religieuse et le développement de vie chrétienne13. Les positions sociophiles de Dom Festugière sont, 9 Dom Maurice Festugière, Qu’est-ce que la Liturgie ? Sa définition, ses fins, sa mission. – Un chapitre de sociologie surnaturelle, Abbaye de Maredsous/ Paris, Gabalda, 1914. 10 La communauté du Père Emmanuel, Moine olivétain, mort en 1903, curé du Mesnil-Saint-Loup dans l’Aube, est souvent présentée dans les publications du Mouvement comme la réalisation exemplaire par la liturgie d’une vie chrétienne communautaire « intégrale », liée, semble-t-il, à la personnalité charismatique de son promoteur. Cf. R. Duguet, « Un moine du Moyen-Age et son œuvre paroissiale », Revue Liturgique et Bénédictine, 10 (1911), p. 507-513. Cet article donne une bonne idée de la renommée d’une telle expérience dans le camp des « amis de la liturgie ». C’est le même son que l’on perçoit avec Dom Bernard Maréchaux, « Une paroisse liturgique », La Vie et les Arts Liturgiques, 39 (1918), p. 193-200. 11 On se réfère ici à la perspective établie par les travaux d’Émile Poulat, en particulier Église contre Bourgeoisie. Introduction au devenir du Catholicisme actuel, Paris, Casteman, 1977. 12 Dom Prosper Guéranger, Institutions Liturgiques. op. cit., 2e éd., t. 1, p. 11. 13 Cet épisode de l’histoire du Mouvement Liturgique mériterait d’être étudié et approfondi. L’affaire avait été déclenchée par la publication d’un important travail de Dom M. Festugière, La Liturgie Catholique, Essai de synthèse […], Extrait de la Revue de Philosophie, mai-juin-juillet 1913, Abbaye de Maredsous, 1913. On trouvera dans la brochure du même auteur citée plus haut, ainsi que dans Louis Peeters, Spiritualité « ignatienne » et « piété liturgique », Tournai, Casterman, 1914, une récapitulation des principaux articles parus
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Les Origines du culte chrétien et le Mouvement liturgique
violemment contestée par le Père Navatel, dans les Études où, l’année précédente, le Père de Grandmaison avait formulé sa conception de la « Religion personnelle ». Dom Lambert Beauduin tentera de clore le débat par sa petite brochure à succès sur la Piété Liturgique, reprenant, sans s’en douter peut-être, les arguments de Pierre Nicole, lors de débats en certains points comparables, deux siècles auparavant. À vrai dire, le ton déterminant avait été donné par l’une des premières interventions institutionnelles du Pape Pie X, acquis à la rénovation liturgique depuis le début de sa carrière cléricale. Son Motu Proprio sur la Musique sacrée, qui préludait à la publication de l’Édition Vaticane de Chant Grégorien, est un texte qui semble avoir très largement dépassé son objectif apparent. Préparé par le Père de Santi, Jésuite en vue et collaborateur de la Cività Cattolica, ce texte comportait une phrase, sans doute bien calculée, dont nous avons évoqué le retentissement et qui deviendra, quelquefois jusqu’à l’incantation l’hymne en prose du Mouvement liturgique. Il n’est sans doute pas inutile d’en rappeler la teneur littérale : Notre plus vif désir étant que le véritable esprit chrétien refleurisse de multiples façons et se maintienne chez tous les fidèles, il est nécessaire de pourvoir avant tout à la sainteté et à la dignité du temple où les Fidèles se réunissent, précisément pour puiser cet esprit à la source première et indispensable : la participation active aux mystères sacro-saints et à la prière publique et solennelle de l’Église14.
Parti du rétablissement de la Liturgie romaine dans les diocèses français, rejoignant l’intérêt des catholiques allemands et des disciples de Lamennais pour un renouvellement des « formes catholiques », le Mouvement Liturgique s’attache désormais au relèvement de la Liturgie elle-même, dans une perspective de restauration générale de l’« esprit chrétien ». L’Histoire et le retour aux sources C’est sans doute cette perspective de restauration, réitérant une fois encore le trop fameux « Revertimini ad fontes Sancti Gregorii », qui commande d’emblée le recours à l’histoire et plus précisément détermine une vision de la Liturgie que l’on pourrait dire à prédominance archéologique, érudite et philologique. À tel point que certains auteurs n’entendent pas autre chose, par « Études liturgiques », que cette approche des sources par dans de nombreuses revues du temps. Le ton vif de la querelle, compte tenu toutefois des traits de caractère de l’un ou l’autre des protagonistes, est certainement un indice à prendre en considération pour l’intelligence du phénomène à cette époque. Mais il ne doit pas, nous semble-t-il, masquer pour un lecteur d’aujourd’hui, le caractère toujours actuel de la question pour une définition de la proposition chrétienne à une heure où le champ de l’expérience religieuse oscille quant à ses formes de sociabilité. Où situer la synaxe liturgique institutionnelle de type paroissial, par exemple, dans un éventail d’intérêts qui se déploient entre la recherche personnelle, les communautés « coutumières » de preneurs de Rites de passage, les demandeurs d’intercession et d’assistance, les groupes intéressés par une sociabilité plus conviviale et interactive, les communautés de renouveau charismatique, les amateurs de pèlerinages et de grandes manifestations… ? 14 Les Enseignements Pontificaux – La liturgie, Présentation et Tables par les Moines de Solesmes, Desclée & Cie, p. 175, § 220.
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le moyen de méthodes bien établies15. Non pas qu’une théologie systématique soit en tout point absente, comme le montre le laborieux essai inachevé de Manuel de Liturgie que tente de rédiger Dom Lambert Beauduin en 1912-1913, auquel ne manque ni la dimension christologique, ni la dimension ecclésiologique16. Mais l’urgence de l’heure semble porter ailleurs, vers ces sources anciennes dont on attend qu’elles renouvellent la perception de formes liturgiques un peu raidies par les âges et permettent d’imaginer un état naissant de la Tradition qui soit garant de sa désirable et immédiate renaissance. À condition toutefois que la science historique ne se manifeste pas trop pour ce qu’elle est aussi : une certaine désidéalisation des sources et sécularisation de la démarche17.
Les positions de L. Duchesne Des Origines du Culte chrétien Dom Cabrol écrit en 1907 : « Aucun ouvrage à notre connaissance n’est mieux fait pour servir d’introduction à l’étude scientifique de la liturgie18. » Cet avis est très largement partagé et l’on peut penser en effet que l’aspect synthétique et la fermeté du trait de l’ouvrage de Duchesne apportait d’un seul coup à ses contemporains un cadre méthodologique et descriptif unique dans la littérature de langue française. Comme événement littéraire, sa publication s’intégrait aisément dans un courant d’intérêt érudit pour les civilisations anciennes (on est à l’époque des grandes fouilles de Delphes) et, à l’intérieur du monde ecclésiastique, l’intérêt pour la chose liturgique se trouvait stimulé et enrichi par un travail dont la haute valeur, évidente pour tous, rejaillissait sur tous les « amis de la liturgie ». Cf. Dom Fernand Cabrol, Introductions aux Études Liturgiques, Paris, Bloud, 2e éd., 1907. Repris dans Mélanges liturgiques, Louvain, Abbaye du Mont-César, 1954, p. 36-120. 17 On peut mesurer cet aspect de « désidéalisation » des sources en notant combien tout « vibrato » a disparu, un siècle après les Origines, lorsqu’un chercheur comme D. Jean Deshusses évoque à propos du Sacramentaire Grégorien la « qualité assez inférieure de la compilation » et montre avec beaucoup de vraisemblance « qu’il est tout à fait possible que les clercs du Latran aient confectionné une sorte de vade-mecum, destiné à leur offrir jour après jour, le matériel souhaité… ». Ce qui lui permet de conclure que, « comprenant un certain nombre de pièces composées jadis par Grégoire lui-même, le livre tout entier finit par passer sous son nom et fut expédié en pays franc comme son œuvre. Là, il apparaîtra paré du prestige de Rome et, appuyé par l’autorité de Charlemagne, il se fera le point de départ de la liturgie officielle occidentale, celle qui s’est maintenue jusqu’à nos jours ». « Grégoire et le Sacramentaire Grégorien », Colloque Grégoire Le Grand, Paris, Éditions du CNRS, 1986. Les conditions de production de l’objet sont analysées aussi prosaïquement que celles de la variable de prestige qui lui était attachée. On peut mesurer le poids de cette idéalisation des sources dans la querelle qui oppose en 1890 Dom Germain Morin à F.-A. Gevaert au sujet de la « tradition grégorienne ». L’hypothèse, pourtant émise d’un ton très mesuré, par le musicologue, d’une confusion dans la liste des papes ayant porté le nom de Grégoire, est rejetée par le savant Bénédictin avec une véhémence et une sorte d’offuscation qui troublent quelque peu l’argumentation. 18 Dom F. Cabrol, Introduction… op. cit., p. 80-81. Dom P. de Puniet à la Cinquième Semaine Liturgique de Louvain déclare de son côté : « Les moyens de renseignements ne manquent pas… Particulièrement nombreux sont les manuels qui se recommandent à des titres divers. L’important est d’en trouver un bon et de s’y tenir. En la matière, les Origines du Culte chrétien sont toujours et resteront longtemps l’ouvrage classique que tout liturgiste doit avoir lu et relu. Les Institutions Liturgiques sont déjà d’un autre âge… », Cours & Conférences des Semaines Liturgiques, t. ii, Cinquième Semaine, août 1913, Louvain, Abbaye du Mont-César, 1914, p. 48. 15 16
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Les Origines du culte chrétien et le Mouvement liturgique
« Historicus canit extra chorum » À vrai dire, on peut se demander si Duchesne se serait si facilement compté au nombre de ces « amis », dans la mesure même où cette désignation permettait aux combattants du Mouvement liturgique de confesser leur appartenance et leur solidarité d’entreprise. Sur ce point, il nous paraît de souveraine importance de relire la Préface qu’il donne aux Origines du Culte chrétien et de noter le soin qu’il prend (non sans clarté et avec quelle élégance !) pour définir et limiter son point de vue. On y verra que c’est avant tout épistémologiquement (seule perspective d’ailleurs à nous intéresser ici) qu’il met en place un appareil de précautions et de distances. La première précaution que prend Duchesne, et qu’il faut saisir ici comme une décision de méthode, lui fait rejeter une perspective abusivement et prématurément génétique : « Je me suis abstenu de raccorder par des explications l’usage présent avec l’usage ancien19. » C’est bien sûr une facilité qu’il se donne, mais une certaine habileté à se tirer d’affaire rejoint presque toujours chez lui une sûre discrimination des points de vue. Il est certain que les ouvrages de liturgie depuis la grande vague d’intérêt archéologique illustrée par les Bona, Le Brun, De Vert, Grandcolas, sans parler du Catéchisme Historique de Fleury utilisaient assez abondamment l’argument du « parce qu’autrefois… ». La question de l’origine des cérémonies l’emportait progressivement sur l’approche allégorique héritée d’Amalaire et constituée en Somme par Durand de Mende. Ce changement de perspective est très sensible dans les ouvrages présentant les fêtes chrétiennes ou l’Année liturgique. On sait la fortune dans les diverses langues d’Europe du Traite des Fêtes Mobiles de Buttler. Le Vicomte Walsh, en y introduisant l’esprit de Chateaubriand, en tirera un des best-sellers de la librairie catholique de langue française au xixe siècle20. Bien sûr, Duchesne n’ignore pas que, comme traditio tradens (et l’on pourrait même préciser : sese tradens), la liturgie est, d’une certaine façon, histoire s’accomplissant, processus en cours… et que la question de l’origine s’y pose constitutivement. Mais il sait aussi sans doute qu’une telle question dérivera presqu’inéluctablement vers une argumentation de légitimité. Et comment, dans ce cas, sortir du cercle qui consiste à fonder la légitimité de l’usage établi, précisément, par l’établissement de l’usage ? Ce n’est pas là, pour Duchesne, tâche spécifique d’historien. Par là-même, il écartait de son propos toute référence autre qu’incidente à la liturgie en exercice. La seconde décision de méthode, qu’il présente comme une « restriction obstinée », concerne le danger d’anachronisme théologique. La manière dont il la formule est cette fois encore d’une habileté de rhétoricien un peu madré, se permettant de mêler l’esquive commode à l’épistémologie la plus pointue. « Du moment que je me restreignais entièrement, Nous citons d’après la 5e éd. revue et augmentée, Paris, 1925, p. iii. Alban Butler (prêtre anglais mort en 1773 à St-Omer), Traité des Fêtes Mobiles, jeûnes et autres observances annuelles de l’Église, Paris/Besançon, Gauthier et Cie, 1835. Vicomte Walsh, Tableau des Fêtes chrétiennes, nouv. éd. augm., Paris, Librairie d’éducation, 1843. L’ouvrage de l’abbé Meusy (curé dans le Diocèse de Besançon) donne une idée de l’érudition cléricale dans les dernières années du xviiie siècle : Catéchisme Historique, Dogmatique et Moral des Fêtes Principales, 4e éd., Besançon, chez Le Pagnez, 1788. 19 20
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obstinément, dans le domaine historique, il m’a semblé qu’il était de mon devoir d’écarter la terminologie spéciale de la Théologie. Ce n’est pas que je l’ignore ou que j’en méconnaisse l’utilité. Mais, décrivant des usages très anciens et n’ayant pas d’autre but que de les montrer tels qu’ils étaient pratiqués du quatrième siècle au huitième, je n’ai pas cru devoir en parler dans une langue plus précise que celle qui était employée alors21. » On mesure toute la portée de cette dernière remarque. Sous son apparence négative, elle ouvre par cela même la porte aux études de théologie positive en matière liturgique et sacramentaire, que viendront illustrer en ces mêmes termes les ouvrages bien connus de P. Pourrat et P. Battifol22. Perspective qui, on le sait, ne fit pas son chemin très facilement. La troisième restriction avancée par Duchesne peut apparaître comme une précaution tactique. « Il me reste à dire que j’ai entendu faire œuvre d’historien, d’antiquaire, si l’on veut, sans qu’il y ait dans mon esprit la moindre idée de protester contre les changements que les siècles ou les décisions de l’autorité compétente ont introduit dans les usages liturgiques23. » Rien donc, dans son propos qui puisse ressembler à un engagement quelconque dans une campagne de réformes. Mais, comme les précédentes, cette restriction posait en l’écartant un problème spécifique et redoutable : non pas celui de la soumission de l’historien à l’autorité ecclésiastique, vite réglé par une déclaration expresse, mais en son fond, la manière même de concevoir (le droit étant sauf) la cumulativité des apports historiques successifs : exordia et incrementa pour reprendre les expressions du vieux Walafrid Strabon ; en d’autres termes, fallait-il et, s’il le fallait, comment fallait-il penser la dérive, la détérioration ou l’excroissance éventuelles des rites dans un cadre liturgique dont Guéranger avait nié la « perfectibilité » 24 ? Une dernière précaution permet à Duchesne de prendre ses distances par rapport à un objectif banal des ouvrages traitant de liturgie dans le champ ordinaire de la littérature ecclésiastique. « Je n’ai pas visé, écrit-il, l’édification directe ». Et il rend hommage à L’Année Liturgique de Dom Guéranger « qui a été écrite à cette fin et qui s’y trouve admirablement approprié25 ». Son livre à lui n’est qu’un « livre d’étude ». Mais, par un ultime retournement de la situation, dont, à l’écoute de ce que nous disait notre collègue Claude Bressolette sur les côtés « anti-Renan » de Louis Duchesne, il n’y a pas lieu, sauf injure, de soupçonner la bonne foi ni même la petite pointe d’émotion, l’historien qui s’est décidé tel par souci de méthode, laisse entrevoir qu’il existe pour lui un autre lieu de l’expérience où son rapport au Culte Divin s’articule autrement, mais qu’il ne saurait en charger son lecteur ni surtout le prendre en compte pour construire son point de vue d’historien26. L. Duchesne, Origines…op. cit., p. iv. Pierre Battifol, Études d’Histoire et de Théologie positive, Paris, V. Lecoffre/ J. Gabalda, Première Série, 1902, Deuxième Série, 1905, retouchée en 1913, après intervention romaine. Pierre Pourrat, La Théologie sacramentaire, Étude de Théologie positive, 2e éd., Paris, V. Lecoffre, J. Gabalda, 1907. 23 L. Duchesne, Origines…op. cit., p. vii. 24 Dom P. Guéranger, Institutions Liturgiques,op. cit., Tome 1, 2e éd., p. lxix. 25 L. Duchesne, Origines…op. cit. p. vii. 26 C’est ce seul passage que citera Dom Lambert Beauduin dans La Piété liturgique (1914), nouvelle édition, Maredsous, 1922, p. 44. Pierre Battifol rééditant en 1913 sa Deuxième série d’Études d’Histoire et de Théologie positive, relève, dans le même ordre d’idée, la critique d’un liturgiste anglican qui, tout en louant son ouvrage, 21 22
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Duchesne et le mouvement liturgique On conçoit qu’avec de tels préalables, les rapports des Origines du Culte Chrétien avec le Mouvement liturgique en cours n’aient pu être que paradoxaux. Sur certains points particulièrement chers aux « Amis de la liturgie », Duchesne, en raison même de sa prise de distance et de ses précautions de méthode, allait frapper plus fort et aller plus loin. Chez lui, par exemple, point de déclaration en style soutenu sur la fonction sociale de la liturgie (« La question sociale est avant tout une question. liturgique » avait écrit Mgr Pie)27. Mais il est l’un de ceux qui, d’emblée, dégagent de l’objet qu’ils décrivent le trait constitutif d’acte collectif et ecclésiastique, laissant délibérément de côté tout ce qui relèveraient d’une pratique privée du culte. Personne n’a mis en avant, et fondé en observations érudites autant que lui, le caractère central de l’assemblée liturgique dans l’ensemble de l’édifice observable du culte chrétien et, selon ses propres termes, dans son rapport à la vie et au développement de l’église locale. « Dans ce livre on ne trouvera jamais le fidèle seul devant Dieu et l’honorant en forme privée. On sera toujours à l’église, à l’assemblée chrétienne. La prière aura toujours un caractère collectif, dans quelque mesure que les divers membres de la réunion s’associent à son expression extérieure28 ». Et tout en se gardant bien de faire quelque théologie de la chose, Duchesne érige ce trait en principe de pertinence et en critère de description. Toutefois, il faut bien reconnaître que par rapport au champ d’action dans lequel vont devoir travailler les promoteurs du Mouvement liturgique, le dispositif intellectuel mis en place par Duchesne se révèle totalement antinomique. Car si le « savant » est censé se donner des règles de mise à distance (qui sont aussi les protections de son confort praxique et des gages qu’il donne, tacitement sans doute, à des déterminations de conjoncture qui travaillent le champ du savoir), les hommes d’action et de terrain, qui, dans le cas qui nous occupe, sont bien aussi les activistes d’une politique ecclésiastique, eux, ne peuvent pas ne pas se comporter. Et non seulement ils n’ont pas le choix, mais ils devront, dans leur compréhension des choses, dans leurs stratégies d’information et de persuasion, dans leurs tactiques d’investissement des lieux de décision, prendre position, développer leur action et leur réflexion précisément sur les points que Duchesne avait pu se permettre d’écarter.
lui reproche la sécheresse de sa théologie historique de l’Eucharistie, dans laquelle « l’auteur n’inspire pas d’enthousiasme pour la doctrine qu’il expose ». P. Battifol n’a pas de peine à montrer que tel n’est pas son objectif : « …notre tâche est une tâche d’examen et de logique d’abord, une œuvre de vérification objective, une œuvre d’extrincécisme. Le cœur, l’expérience mystique n’ont rien à voir dans une escrime qui vise à frapper juste », P. Battifol, Etudes d’Histoire…op. cit., p. iv. Mais il montre aussi qu’une vraie « histoire de la piété eucharistique… celle de l’amour de l’Église pour le Christ », se lit aisément dans les textes avancés pour l’histoire et la controverse. « Il s’en faut du tout au tout, ajoute-t-il, que la piété de l’Église antique, s’exprimant par le langage des Pères et des Liturgies ne nous touche pas ! Mais ce sujet n’était pas celui que je traitais », ibid. 27 Cité par Mgr Harscouet à la Cinquième Semaine de Louvain, op. cit., p. 17. 28 L. Duchesne, Origines…op. cit., p. v.
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Le savoir et l’action Le Mouvement Liturgique : science, pédagogie, tactique Nous isolerions volontiers trois secteurs dans ce champ d’action du Mouvement Liturgique : un secteur qu’on pourrait dire d’activité proprement cognitive, d’abord, c’està-dire un énorme travail de réappropriation des données et de leurs significations (à la fois contenus et modus significandi) ; à ce premier secteur est articulé un second domaine particulièrement actif de pratiques didactiques, posant les problèmes de la vulgarisation, de la bonne corrélation des niveaux de connaissance, de l’édification des fidèles et comme l’on dira, de l’éducation du « sens liturgique ». Enfin un secteur manifestement tactique, quand il s’agira de mettre en œuvre ce qu’on appellera dans un premier temps le « relèvement » des rites : rénovation des conduites participatives à la Messe, par exemple, communion « liturgique » aux messes y compris aux messes solennelles, ou campagnes pour l’assistance à des Offices dominicaux du soir quelque peu rafraîchis dans leur cérémonial et leur ethos cultuel etc. Or le déploiement du Mouvement liturgique dans ces trois dimensions où il investit ses intérêts, comptabilise ses succès et ses échecs, confronte ses conceptions à leur effectivité pratique, ne peut pas faire l’économie des quatre points écartés par Duchesne parce qu’ils sont précisément constitutifs de son champ de connaissance et d’action. Il va sans dire que nous n’en reconduisons pas pour autant la division du travail intellectuel auquel se sont trouvés soumis, de bonne ou de mauvaise grâce, tous les participants de cette aventure, en opposant, non sans quelque condescendance, le savoir pur, que représenterait Duchesne, au savoir impur et regrettablement compromis qui serait l’apanage peu enviable des hommes d’action. Pas plus, d’ailleurs, que nous ne serions tentés de retourner les positions en insistant, et c’est facile, sur l’isolement du savant et sur sa « tour d’ivoire »… Il est plus instructif, nous semble-t-il, d’essayer de repérer les stratégies cognitives, les formulations du discours qui permettent aux protagonistes les mieux équipés de négocier leur situation, de dépasser avec plus ou moins de bonheur les conflits de référence. Il n’est pas dit que leurs tâtonnements, la recherche qu’ils font de concepts intermédiaires (tels que la notion de « sens liturgique »), l’appréhension toutefois fort bien formulée de problèmes fondamentaux comme celui de l’histoire et du droit par exemple, ne contribuent pas en fin de compte à une meilleure connaissance du rapport qu’un groupe religieux, en système de religion fondée, entretient avec les dimensions rituelle et expérientielle de son héritage, rapport intégrant en son champ l’expérience (plus ou moins élaborée et partagée) des significations qui s’y déploient. Car, comme nous l’avons fait déjà remarquer, on ne saurait sans minimiser la portée du fait, ramener le Mouvement liturgique à une entreprise simplement apologétique ou uniformément légitimiste : elle comporte une dimension de revivalisme paradoxal qui réinvestit le support cultuel et tente d’en faire un lieu privilégié de l’expérience individuelle et collective par une réappropriation de ce qu’un groupe, investi ou non d’autorité, juge être le meilleur de ses capacités signifiantes.
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Science historique et liturgie en exercice Le premier terrain d’application de ces stratégies de connaissance et de diffusion est celui des rapports de la dimension « traditionnelle » de la liturgie en exercice avec la science historique et le discours historiographique au moment où s’en précisent les composantes critiques et méthodologiques. Sur ce point, il est difficile de ne pas parler d’une sorte de consensus de la classe liturgiste, quand ce n’est pas de renchérissement, au moins dans le discours, concernant la nécessité d’adopter les positions méthodologiques les plus rigoureuses : la connaissance de la liturgie catholique non seulement peut tirer bénéfice de la science historique, mais elle est inconcevable sans elle, à tout le moins en ce qui concerne un niveau de connaissance approfondie. La vingtaine de pages que Dom Cabrol consacre à la « Méthode » à la fin de son petit ouvrage technique d’Introduction aux Études Liturgiques ou les propos qu’il tient dans ses Conférences données à l’Institut catholique de Paris en 1906, sont parfaitement clairs à ce sujet. Il ne craint pas d’ailleurs d’annoncer qu’il y aura lieu sur bien des points de reviser des positions admises, et que de nombreux problèmes restent à résoudre29… Dom P. de Puniet, autre solesmien, fut amené à aborder le sujet de front lors de deux conférences qu’il donna à la Cinquième Semaine Liturgique tenue à Louvain en 1913. Son texte est très ardent, exprimant une conviction neuve et un peu péremptoire ; c’est en cela même qu’il nous retiendra comme représentant bien ce niveau d’articulation si difficile à concevoir et à établir entre la haute science et ses divers champs d’application30. De la « Méthode » au « Sens Liturgique » Dans son désir de faire partager ses certitudes, P. de Puniet dit sa confiance dans la méthode historique et sa conviction que, bien employée, elle est la voix royale de l’acquisition du « sens liturgique ». Il se place dès l’entrée dans le souvenir de Dom Guéranger, dont le rêve le plus cher s’accomplit, déclare-t-il, avec « la magnifique efflorescence de l’esprit liturgique dont nous sommes les témoins émerveillés ». Mais c’est pour tout aussitôt prendre quelques respectueuses distances vis-à-vis des Institutions Liturgiques, non sans souligner Dom Ferdinand Cabrol, Les Origines Liturgiques, Conférences données à l’Institut Catholique de Paris en 1906, Paris, Letouzey et Ané, 1906. Du même on pourra lire évidemment la Préface qu’il donne en 1907 au Premier Volume du Dictionnaire d’Archéologie Chrétienne et de Liturgie, p. XI, reprenant pour la circonstance un texte très ferme présentant en 1903 la première publication de l’ouvrage en Fascicules : « On s’efforcera de ne rien avancer qu’avec preuves à l’appui : on peut, on doit même, en ces questions, faire pour ainsi dire table-rase des opinions reçues, qui, la plupart du temps, se transmettent des Dictionnaires aux Manuels depuis des générations sans qu’on ait souvent pensé à en examiner le bien-fondé… On ne marchera qu’appuyé sur des textes que l’on aura soigneusement révisés soi-même et étudiés dans leur contexte, lequel souvent prouvera que le texte avait été cité à tort ou détourné de son sens véritable. » 30 Dom Pierre de Puniet, « La méthode de liturgie », Cours et conférences des Semaines Liturgiques, t. ii, Cinquième Semaine, Louvain, août 1913, Bureau des Œuvres Liturgiques, Louvain, Abbaye du Mont-César, 1914, p, 39-77. 29
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que « mieux que personne à son époque (Dom Guéranger) avait ressenti le besoin de renouer, de façon scientifique, la chaîne trop souvent brisée de la tradition catholique31 ». Cette formulation, dans sa brièveté, ne doit pas être versée au compte souvent déjà bien fourni de la phraséologie ecclésiastique : elle me semble être une des clés du recours à la science historique dans la conjoncture que nous étudions32. Partant du fait que la liturgie est un phénomène de tradition, intégrant donc constitutivement une dimension historique, l’auteur conclut qu’une science de la liturgie n’est pas autre chose que la connaissance de ses états antérieurs. Connaître la liturgie, c’est connaître son passé. « La liturgie chrétienne est comme l’Église elle-même et comme toutes les institutions de l’Église : elle a un passé qui ne s’invente pas et dont on ne peut s’abstraire complètement sans la défigurer33. » Mais connaître le passé de la liturgie, c’est aussi connaître sa règle, et donc découvrir en même temps et par le même acte de connaissance, son sens et sa légitimité. La rigueur historique apparaît donc comme le vrai remède à qui serait tenté de succomber à quelque velléité de réformisme subjectif et fantaisiste. Une telle position n’est tenable qu’à condition de postuler un invariant à un moment décisif du parcours rapporté, dont la genèse historique dévoilerait le sens et la raison. Reste alors la question la plus redoutable, celle qui concerne la phase ultérieure à l’établissement du rituel : maintien plutôt malheureux et même décadence, excroissances fâcheuses, cette fois, et non plus efflorescence ou genèse, et pour la plupart des auteurs depuis Guéranger, rupture de la chaîne des traditions, sans qu’on paraisse disposer, pour cette catégorie de phénomène, d’une explication convenable34. Par ailleurs, on peut dire que, dans cette perspective, ce qui fait sens dans un rituel ne tient pas tant à l’organisation sémantique des contenus, qu’à la connaissance et à l’intégration des déterminations imposées à ces contenus par l’usage et qui en fondent la « raison ».
L’auteur insiste à plusieurs reprises sur ce point. Ainsi, ibid., p. 61 : « Ce sens traditionnel se traduit, à la vérité, dans la pratique constante de l’Église, par conséquent dans sa vie actuelle et de tous les jours aussi bien que dans le passé de son histoire. Mais, on doit l’avouer, cet enseignement n’y est pas si clairement énoncé que chacun y puisse lire comme en un livre ouvert. Les institutions d’aujourd’hui ne s’expliquent généralement bien et d’une façon adéquate que par celles d’hier et d’avant-hier. On juge mieux d’un résultat lorsqu’on peut remonter à sa cause. Recourir donc aux origines, autant que possible reconnaître les raisons des choses, reconstruire toutes les fois que les documents le permettent la chaîne complète de la tradition, suivre un rite, une formule, une fonction liturgique aux différents stades de sa formation, de son développement, de sa fixation définitive, c’est là, si je ne m’abuse, le moyen – et le seul – de découvrir le sens traditionnel de la liturgie. » 32 Ibid., p. 42. 33 Ibid., p. 42. 34 Dans un Petit Catéchisme du Chant liturgique présenté au Congrès de Musique Religieuse de Rodez en juillet 1895, l’abbé A. Vigourel, Directeur du Chant et Maître des Cérémonies au Séminaire Saint-Sulpice, exprime franchement ce qui pour certains n’allait pas sans provoquer quelque trouble : « D/ Comment l’Église a-t-elle pu laisser se perdre pour un temps quelque chose du riche trésor qu’elle avait formé ? R/ L’Église ne peut rien perdre de ses richesses doctrinales. Mais dans les moyens qu’elle emploie pour conduire les âmes à Dieu, elle ne peut agir efficacement qu’en se pliant aux conditions du temps ». Abbé Henri Dutillet, Petit Catéchisme liturgique, soixantième édition (sic), Paris, Mignard, s.d. Réimpression d’un petit ouvrage de 1853, à l’initiative de J. K. Huysmans, qui y consacre une Préface d’un grand intérêt. 31
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Les exemples que prend P. de Puniet éclairent bien les caractéristiques de cette position et en font aussi apparaître les points de fragilité. En ce qui concerne l’ordination des Diacres, l’état actuel du Pontifical, dit-il, ne peut vraiment être compris qu’au « terme d’un long développement, comme l’efflorescence d’une institution toujours vivante et toujours susceptible d’accroissement ». Mais l’auteur semble alors osciller entre deux perspectives. L’une est vigoureusement téléologique : « Les monuments du passé accusent de la façon la plus nette cette marche en avant, et par la manière dont ils se comportent vers le terme final, ils en caractérisent les différentes phases. Vous avez en raccourci toute l’histoire du rite. » Elle y est inscrite en sa forme, pourrait-on dire, de manière immanente. L’autre perspective apparaît comme plus « diagnostique », voire évaluative. Sa mise en pratique est pour l’auteur le moyen privilégié d’acquérir le « sens liturgique », par un exercice instruit de discernement des « parties vitales » et des « pièces secondaires et additionnelles », fondé sur une méthode génétique et comparative. L’enseignement de la liturgie trouve là, selon P. de Puniet, son axe essentiel et sa méthode fondamentale. Il se fera par là-même au « contact immédiat » des éléments, et non par voie spéculative ou déductive. Ces éléments, présents dans les Livres liturgiques actuels au terme d’une longue sédimentation historique, seront ainsi éclairés, voire différenciés en importance et en valeur par cette sorte d’analyse stratigraphique35. De ce « contact immédiat » et constant avec les formes liturgiques, que l’auteur rapproche très judicieusement du système des leçons médiévales sur textes, il pense être en droit d’attendre la formation chez les étudiants d’un niveau de sensibilité cognitive durable, sorte d’habitus qui semble conjuguer un trait de familiarisation, voire de familiarité, due à une fréquentation suffisante et heureuse des textes liturgiques, à un discernement érudit des effets historiques de sédimentation permettant de saisir les niveaux de signification, le tout marqué par un attachement à la fois pieux et raisonné à la pratique établie, en tant que « romaine » et légitime, cela va sans dire, mais plus encore peut-être, comme trace effective et tradition cumulative des pratiques antérieures. On voit à quel point la « méthode historique » dont l’auteur proclame la nécessité et requiert la rigueur avec une conviction militante, s’intègre comme une pièce maîtresse de son édifice épistémologique et didactique. Elle y prend place à la fois comme production contrôlée d’objets de connaissance et comme production (et entretien) d’une attitude épistémique qui semble devoir s’enrichir et se fortifier de ses propres opérations. Il n’a donc pas de peine à greffer sur ce support la perspective ultime qu’il assigne à l’enseignement de la Liturgie, et qu’il présente comme un dépassement de la « science purement historique ». Il ne s’agit plus, cette fois, d’établir seulement des faits ou des La métaphore de la stratification est richement attestée chez Dom Paul Cagin, qui n’est pas avare de telles figures de discours, pour le plaisir de son lecteur ; qu’on en juge : « … ce n’est pas seulement la superposition des embolismes aux protocoles, qui nous révèle un mouvement d’alluvion séculaire, d’une stratification à l’autre des Anaphores latines, Les protocoles eux-mêmes nous offrent à leur tour une coupe de terrain, dans laquelle il est difficile de ne pas reconnaître plusieurs couches, s’étageant et se différenciant à mesure qu’on s’éloigne de la première stratification. » Dom Paul Cagin, L’Eucharistia, Canon primitif de la Messe ou Formulaire essentiel et premier de toutes les Liturgies, Rome/Paris/Tournai, Société de Saint-Jean l’Évangéliste/Desclée et Cie, 1912, p. 27. 35
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documents, de dégager des significations, de prendre la mesure du mouvement de tradition qui les porte et qui se fait par eux, mais il s’agit de se les approprier dans l’ordre même de la Foi, des mystères et du Mystère de l’Église, et des « saintes passions de l’âme36 ». Voici donc un continuateur de Duchesne s’efforçant, d’une certaine façon, de reconstituer la tapisserie que son prédécesseur avait soigneusement défaite. Là où Duchesne abandonnait la vue de la liturgie en exercice, il la situe d’emblée comme objet d’attention. Là où Duchesne renonçait à analyser la chaîne des transformations historiques, il fait de l’analyse rétrospective et cumulative la clé de son interprétation des rites établis. Là où Duchesne se retenait de vouloir « édifier », il érige les « études liturgiques » en voie royale d’accès à une saisie profonde et « vitale » du mystère chrétien. En dépit de telles divergences, le paradoxe résidait, on l’a vu, dans l’effort pour intégrer à cet appareil de pensée et d’enseignement l’essentiel des positions de Duchesne en matière de méthode historico-critique. Diffusion et vulgarisation du savoir historique : le Livre de la Prière Antique Le rapport de la science historique avec l’éducation liturgique des fidèles n’allait pas manquer de poser quelques problèmes difficiles à résoudre pour les écrivains du « Mouvement liturgique », et principalement, comme on s’en doute, pour les mieux informés d’entre eux. C’est bien le cas pour Dom Fernand Cabrol lorsqu’il rédige, treize ans après les Origines du Culte chrétien, ce qui fut sans doute le meilleur ouvrage de vulgarisation cultivée de cette époque37. La perspective y est d’emblée historique, mais, à la différence de Duchesne, pour son lecteur (qui, si l’on en croit la Préface, peut bien être aussi lecteur des ouvrages de Huysmans) Dom Cabrol est à la recherche d’une liturgie qu’on pourrait dire ad pristinam Sanctorum Patrum mentem38, c’est-à-dire saisissable dans une phase historique où elle se constituerait dans et par l’activité d’une Église fondée en pouvoir d’institution et en charisme d’invention. Le Livre de la Prière Antique (et ce titre était une admirable trouvaille) est une lecture fervente de cinq siècles (neuf tout au plus)39 de ce qui est décrit comme une gestation inspirée, une floraison vive et riche, censées produire à leur terme un fruit accompli et définitif40. La rançon de ce choix de perspective est, il faut bien l’avouer, une inévitable idéalisation de l’histoire et des sources. On en trouve un exemple dans le chapitre consacré à « une Dom P. de Puniet, « La méthode… » op. cit., p. 64-70. Dom Fernand Cabrol, Le Livre de la Prière Antique, 7e éd., Tours, Mame, 1929 (1re éd. 1902). 38 Nous évoquons ici, on l’a remarqué, l’« ad pristinam Sanctorum Patrum normam » de la Bulle Quo Primum de 1570. 39 Dom F. Cabrol, Le Livre…op. cit., Préface, p. ix. Faut-il relever davantage l’hésitation de Dom Cabrol ? N’estelle pas une reconnaissance de l’importance du moment carolingien, même si ses préférences le portent vers la période anté-grégorienne et grégorienne ? 40 « …L’Église possède au ixe siècle tous ses rites, toutes ses formules de prières, le service divin est organisé, les formes de la psalmodie sont arrêtées ; elle n’a plus qu’à conserver cet héritage que lui ont transmis les âges précédents. Les additions qui viendront par la suite sont de peu d’importance, comparées à la fécondité et à l’esprit d’initiative de l’époque antérieure. », Ibid., p. x. 36 37
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messe à Rome au commencement du troisième siècle »41. Duchesne avait exclus de traiter du troisième siècle en raison de ce qu’il estimait une trop grande pénurie d’informations. Cabrol ne cache pas la difficulté, mais décidé à s’adresser à « tous les chrétiens et non à un cercle restreint de savants ou d’érudits », il ne craint pas de céder au charme de la reconstitution historique et d’écrire quelques pages qui pourraient figurer dans Fabiola ou dans Quo Vadis. Ce faisant, on peut se demander si cette reconstitution de la tradition fonctionnant sur le registre de l’exotisme ne va pas, dans un mouvement débordant quelque peu le projet de l’auteur, contribuer à accentuer pour le fidèle, émerveillé de ce qu’il lit, le décalage qu’il lui est facile de constater, et peut-être tentant de déplorer, entre cet âge d’or de la Prière Antique, le mauvais état du patrimoine en vigueur et peut-être le manque de souffle et de véritable aboutissement des réformes en cours.
Une nouvelle « grammaire de l’assentiment » cultuel ? Car, qu’elle soit de méthode rigoureuse ou quelque peu idéalisante, la perspective historique ainsi déployée dans un contexte général de retour aux sources et de réinvestissements des attitudes ne pouvait pas ne pas provoquer de profonds ébranlements et surtout ne pas déclencher, quelques soient les précautions prises, un processus de révision assez vite irréversible. C’est que, d’une part, on ne saurait faire appel de la tradition de fait et de droit, établie en usage, à la « Tradition » érigée en valeur et reconstituée par le discours historique comme capacité instituante, sans bouleverser profondément l’économie psychologique de la pratique cultuelle. Car à l’assentiment accordé à l’observance est censé s’ajouter cette fois l’intériorisation d’un sens intime des actions et des fonctions, un goût - voire un discernement du bon et du moins bon. Une requête d’expérience fructueuse est désormais inscrite dans la démarche liturgique, mais d’un fruit spécifique, et non pas seulement général42. La qualification de « liturgique » ou l’histoire d’un adjectif On peut découvrir un indicateur de cette transformation dans l’usage même de l’adjectif « liturgique ». Désignant jusque là l’appartenance d’un élément du culte au cérémonial canonique, il s’opposait simplement à son contraire, le non-liturgique. Par métonymie il pouvait s’étendre jusqu’à désigner des données relatives à la liturgie, comme on disait « études liturgiques », par exemple, mais son emploi dans la langue était borné et peu usuel.
Ibid., p. 90 sq. On peut voir ici, comme nous avons eu déjà l’occasion de le signaler, le passage d’un « code restreint « à un « code élaboré », selon les termes et l’analyse du sociologue anglais Basil Bernstein. Cf. Basil Bernstein, Langage et classes sociales (trad. de l’anglais Class, codes and control), Paris, Minuit, 1975. 41 42
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Désormais, outre une inflation d’emploi dans la langue des intéressés, ce régime de signification est quelque peu brouillé par un autre dans lequel l’adjectif « liturgique » semble employé pour mesurer une valeur en plus ou moins, ou même simplement pour rattacher quelque objet à un domaine de valeur. Non seulement on parlera de « sens » ou d’« esprit » liturgiques (et Dom Cabrol n’hésitera pas à évoquer un « tempérament liturgique »)43, mais on viendra à estimer qu’une réalisation cultuelle peut être considérée comme « plus liturgique » qu’une autre, quand bien même elles feraient partie toutes deux du dispositif canonique en vigueur. Dom E. Vandeur avait formulé d’une manière frappante cette nouvelle conception du « liturgique » dans un de ses petits opuscules très diffusés sur la communion à réintégrer dans la messe : La sainte communion étant une action liturgique de premier ordre, ne doit pas être une simple dévotion : il faut lui conserver son caractère liturgique, il faut la voir dans son cadre liturgique, il faut s’y préparer, la recevoir, remercier Dieu d’une manière liturgique. Alors on la comprendra bien, on la goûtera, et, en la goûtant, on viendra à elle fréquemment et même chaque jour44.
Ainsi également, la théologie tridentine étant sauve par ailleurs, on ne pourra pas ne pas considérer la Messe solennelle comme « plus liturgique » que la Messe basse et, à un étage cette fois plus coutumier, qu’il n’est pas « très liturgique » de ne pas pouvoir communier aux Messes solennelles45. Les promoteurs de la restauration du Chant Grégorien, constitués eux-mêmes en un « Mouvement » assez chaotique et divisé, iront jusqu’à ériger l’adjectif « grégorien » en indicateur de valeur ; on parlera bien sûr d’« esprit grégorien », et l’expression « messe vraiment grégorienne » ne désignera pas seulement une messe où l’on exécute les chants prescrits du nouveau Graduale Romanum, mais une messe où un certain nombre d’indices sonores produits sont immédiatement portés au compte positif d’un esprit, d’un partage de valeurs et d’une solidarité de militance. Porte ouverte, on le voit, à un régime corrélatif Dom F. Cabrol, Introd. aux Études… op. cit., p. 80. [Nous avons consacré en 2000 un article à cette simple question de lexicologie : reproduit ci-après, p. 689-705.] 44 Dom E. Vandeur, La sainte messe entendue pour communier souvent et même tous les jours, brochure, Abbaye de Maredsous, 1909, p. 5. En 1914, l’éditeur beige Duculot propose Les Communions liturgiques, ou le Missel du Communiant. 45 Deux indicateurs linguistiques peuvent être portés au compte de cette transformation : l’emploi d’un marqueur de quantité accompagant l’adjectif « liturgique », comme très, peu, admirablement, purement – et la dérivation du même adjectif en l’adverbe « liturgiquement ». Ainsi on se félicite dans la Revue Liturgique et Bénédictine, qu’une revue allemande ait pris une « direction plus nettement liturgique « et qu’une autre ait choisi une titre « tout à fait liturgique », 6 (1914), p. 392. Un correspondant de la Vie et les Arts Liturgiques remercie la revue de donner de temps en temps « des articles qui célèbrent la beauté d’une paroisse vraiment liturgique », 47 (1918), p. 567. Dans la même livraison, un remarquable article de M. Gaucheron plaide pour un retour de l’Eucharistie sacramentelle et dévotionnelle dans le champ plus ecclésiologique de la liturgie : à ceux qui par une « dévotion trop exclusivement secrète et personnelle, tendraient à réduire la part de la liturgie dans leur communion » il oppose un projet d’« organiser liturgiquement la vie eucharistique des fidèles », seul moyen pour l’auteur de donner leurs chances aux directives pontificales. La Revue Liturgique et Bénédictine n’hésitera pas à titrer un de ses articles : « Comment assister liturgiquement à la sainte messe ? », 6 (1914), p. 380-384. 43
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d’intolérance et d’exclusion, qui, bien que pratiqué comme c’est le cas ici, dans des matières vénielles, nous paraît bien participer à une caractéristique et à un fonctionnement psychologique d’ensemble. En un mot, on pourrait dire que l’attitude évaluative en matière de culte et de liturgie, en dépit des protestations légitimistes de ses militants et de ses savants, est en train de transformer profondément la nature de l’assentiment cultuel. Le « sens liturgique » contient en germe un principe d’insatisfaction, par le fait même qu’il abaisse le seuil de tolérance à tout ce qui lui apparaît en défaut. La rigidité réactionnelle qui paraîtra chez certains corriger sans cesse cette ouverture et cet appel à la logique et au sens intime voire au goût, par un surcroît de contrôle disciplinaire ou de valorisation de l’autorité, outre qu’elle pose une question fondamentale de droit et d’ecclésiologie que nous n’abordons pas ici pour le moment, ne peut être confondue, en ce point, avec un quelconque « intégrisme ». Elle nous semble, comme nous le disions plus haut, faire corps avec le processus en cours. Elle permet de comprendre aussi que l’« adversaire » le plus honni sera généralement quelqu’un qui partage les positions les plus proches, sauf à s’engager plus avant ou plus arrière, tout de suite ou plus tard, dans le processus de relèvement et de révision. Dissonance dans le champ liturgique Cet abaissement du seuil de tolérance va se transformer par l’arrivée massive des informations historiques en ce qu’on pourrait appeler, pour continuer de se tenir à proximité de concepts sociologiques, un état chronique puis croissant qui n’est pas très loin de ce que l’on entend par « dissonance cognitive » : ce que l’on apprend ne correspond pas à ce que l’on pratique et ce domaine de la pratique a de plus en plus de peine à intégrer les nouvelles significations dégagées par l’usage des méthodes comparatives46, cette stimulation incessante du marché des informations et des représentations entretenant un flux mouvementé d’aspirations et de résistances. Reste alors à prendre en considération (au moins dans l’analyse car, dans la réalité, les acteurs n’ont sans doute pas attendu) ce que Jean Séguy désignait avec bonheur comme « le rapport entre l’aspiration au changement et la législation du changement47 ».
La théorie de la « dissonance cognitive » est un apport célèbre du sociologue américain L. Festinger à l’étude des comportements cognitifs dans les groupes. Elle reposait sur l’observation d’un groupe religieux à la suite de la non-réalisation d’une prophétie et permettait d’en analyser les comportements paradoxaux, Cf. Leon Festinger & Coll., When prophecy fails, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1956. 47 Cf. notre exergue. Nous donnons ici le texte dans son intégralité « …nous suggérons ici deux (questions) qui ne sauraient manquer de surgir : (1) l’opposition entre les valeurs liturgiques (culte public, communautaire où s’exprime la complémentarité tout autant que la hiérarchisation des fonctions attachées aux statuts différenciés des membres de l’Église) et celles des dévotions privées (la messe elle-même n’étant qu’une de ces pratiques dans un certain catholicisme, (2) le rapport entre l’aspiration au changement et la législation du changement. » J. Séguy, op. cit., p. 147. 46
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La paléographie, l’art et le droit De ce processus, dans une matière qui apparaissait aux yeux de beaucoup comme toute mineure et périphérique, les rudes batailles pour la restauration du Chant grégorien, où l’on voit la science historique et l’art avancés contre le droit en vigueur, ont pu constituer, nous semble-t-il, comme un modèle réduit et une répétition générale. Elles attestent à tout le moins une température élevée des discours et des interventions, et par là un taux assez redoutable de violence latente qui, cette fois, n’est plus purement épistémologique. Depuis le beau travail de Dom Pierre Combe48, on peut suivre presque au jour le jour les détails des événements. Au lendemain d’un Congrès tenu à Arezzo en 1883, les partisans, pour l’usage de l’Église universelle, de la version du Chant grégorien en bonne voie de restauration à l’Abbaye Saint-Pierre de Solesmes (de possession légitime dans les Monastères de cette obédience, ambiguë partout ailleurs, de par un statut indécis de la loi ecclésiastique en ces matières) avaient bien cru remporter une victoire définitive. Il fallut déchanter quand on apprit que le Décret Romanorum Pontificum Sollicitudo, du 26 avril 1883, maintenait dans ses privilèges pour trente ans l’Édition dite néo-médicéenne, publiée en 1871, chez l’éditeur pontifical Pustet, de Ratisbonne. Désormais la bataille des restaurateurs, dans des conditions juridiques, nous l’avons dit, confuses, mêlées à des conflits d’intérêts éditoriaux et à des susceptibilités nationales, dans lequel le désintéressement matériel de Solesmes emporte rétrospectivement l’estime, allait devoir se déployer sur trois fronts : la musicalité, l’archéologie scientifique, le droit. Mais la cible, cette fois, est romaine, et non plus gallicane ou janséniste. Aux dispositions momentanées de la loi, Dom André Mocquereau va opposer l’histoire, et en appeler à Rome-éclairée-par-la-science. Cette science ne sera pas toutefois communiquée au législateur par quelque voie réservée (encore que mémoires, rapports, observations ne manquent pas sur les tables de la Sacrée Congrégation), elle sera portée irréfutablement sur la place publique de l’archéologie positive. Dom Mocquereau attaquera sur les deux fronts, qui d’ailleurs pour lui se conjoignent, de la valeur musicale et de la science historique. Il s’en explique clairement dans un article rétrospectif de la Revue Grégorienne en 1921 : Après tout, écrit-il, les discussions canoniques de brefs, de décrets, d’interprétations personnelles étaient secondaires ; la question capitale gisait dans la valeur intrinsèque des deux éditions adverses : la néo-médicéenne et la bénédictine. Si nous arrivions à prouver clairement que les mélodies de la médicéenne n’étaient qu’une misérable caricature des cantilènes primitives, la partie serait gagnée : d’un seul bloc tous les décrets s’écrouleraient… (Rome) maîtresse et gardienne des arts, possède en dépôt ces mélodies sacrées elles les remettrait en honneur dès qu’on leur aurait rendu leur antique beauté, et qu’on aurait prouvé leur authenticité, non plus canonique, mais historique. C’est donc sur ce terrain purement scientifique que devait être porté le combat ; là, nous étions sûrs de la victoire49.
Dom Pierre Combe, Histoire de la restauration du Chant grégorien d’après des Documents inédits – Solesmes et l’Édition vaticane, Solesmes, Abbaye Saint-Pierre, 1969. 49 Dom Pierre Combe, Histoire de la restauration…op. cit., p. 126. 48
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Ce « terrain purement scientifique », Dom André Mocquereau va l’occuper, et de façon magistrale, en suscitant une des productions majeures de la musicologie moderne, la publication de la Paléographie Musicale, dont le premier volume paraît en 1889, et dont nous pouvons nous réjouir ainsi d’associer le centenaire à celui des Origines du Culte chrétien. L’histoire de la Paléographie Musicale resterait à faire, et en particulier celle du déplacement de ses objectifs et de ses apports à l’histoire générale de la liturgie50. Nous n’en retiendrons ici, à la suite de Dom Mocquereau lui-même, que les aspects « stratégiques ». Car il s’agissait bien de remplacer en effet, comme l’écrivait le concepteur de l’opération, « cette sorte d’arme légère » que constituaient les brochures, libelles, articles de journaux et de revues. « Mais, continue-t-il, quel engin de guerre sera capable de renverser : tous les obstacles et de brusquer la victoire ? Il fallait trouver une sorte de « tank » scientifique, puissant, invulnérable, capable d’enfoncer tous les raisonnements ennemis51. » Mais la bataille est aussi politique, et souvent d’une politique de couloirs. On a des alliés dans la place et les réseaux d’influence sont actifs. Il faut compter aussi avec le scandale, ou tout au moins l’étonnement de certains devant ce qu’ils estiment être une agitation indisciplinée, un mauvais exemple et une porte ouverte au venin réformiste par « esprit d’indépendance et de critique »52, Un canoniste de poids, après avoir noté, et c’est important, le statut juridique ambigu du chant liturgique, que précisément il déplore, déclare, dans un article du Canoniste Contemporain, en 1887, que la question du chant liturgique « relève de l’Autorité, et non des règles plus ou moins capricieuses d’esthétiques avancées par les artistes. Maintenant, ajoute-t-il, je continue à dire que dans la dite question, il faut encore préférer l’Autorité à l’Antiquité, même la plus respectable. »53 Par ailleurs, le Père de Santi, allié majeur de Dom Mocquereau dans les couloirs du Saint-Siège, est conscient des ressorts psychologiques sous-jacents à de telles affaires : Ni le Saint-Père, écrit-il à Dom Mocquereau en 1891, ni la Congrégation n’accepteront jamais une démonstration qui a pour but de leur faire dire l’Ergo erravimus… On nous répondra par de nouveaux décrets54.
Le Congrès de Saint Grégoire le Grand tenu à Rome en 1891 permit aux tenants de la réforme bénédictine de convaincre bon nombre de musiciens et de faire apparaître les encouragements du Pape. « Nous n’étions plus, écrit Dom Mocquereau, des révoltés, des jansénistes, des hérétiques – car, ajoute-t-il, tout cela avait été dit55. » La suite des événements qui composent l’histoire de la restauration du Chant grégorien montre bien la complexité d’un processus d’intervention (et non de seule spéculation) qui doit intégrer une dimension artistique, une dimension éditoriale et pratique, une dimension 50 L’apport musicologique et artistique de Dom André Mocquereau a été présenté par Dom Jean Claire : « Dom André Mocquereau, cinquante ans après sa mort », Études grégoriennes, XIX (1980), p. 3-23. 51 D. P. Combe, Histoire de la restauration…op. cit., p, 126. 52 L’expression est du P. Bogaert dans la Nouvelle Revue Théologique, cf. Maurice Blanc, L’enseignement musical de Solesmes et la prière chrétienne, Paris, Éditions de la Schola Cantorum, 1953, p. 55. 53 Ibid., p. 56. 54 D. P. Combe, Histoire de la restauration, op. cit., p. 163. 55 Ibid., p. 168.
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institutionnelle et juridique, une dimension théologique et liturgique, le tout fondé sur le choix radical d’une restitution archéologico-critique56. Un premier décalage apparaîtra dès l’arrivée du Cardinal Sarto sur le Trône pontifical. Le nouveau Pape est acquis à la réforme bénédictine, mais il est pressé et se fait pressant devant le manque d’éditions usuelles. Dom Mocquereau, si l’on peut dire, n’est pas pressé : son chronos est celui de la science et de la collecte des données. Et voilà posé le problème majeur sur lequel se divisera la Commission Vaticane, surface visible d’une question sous-jacente, tout à fait radicale cette fois, celle de l’Ur-text ou de l’Archétype, de son établissement ou même de son « existence »57. Tout se passe comme si hommes et objets se distribuaient et se décalaient sans cesse sur des axes temporels de logique et de vitesses différentes : Pie X pense et opère dans la logique et le temps court des réformes, lequel s’oppose au temps long et sédimentaire des usages établis (et d’âges différents). Dom Mocquereau introduit dans cette dialectique le temps indéfini de la recherche scientifique, alors que les musiciens vont vivre et investir avec passion et sensibilité le temps polémique des interprétations (au double sens, ici opportunément conjoint, d’herméneutique et d’exécution musicale). Dom Mocquereau lui-même, à l’étonnement de quelques-uns de ses amis (et que dire de ses adversaires !) essaiera d’articuler ses découvertes paléographiques concernant signes neumatiques, lettres significatives, épisèmes, avec une théorie générale du rythme musical qui le passionne et une conception caractérisée du « sound » et du phrasé grégorien58. Ce faisant, il engageait son œuvre dans un champ de controverses où apparaîtrait inévitablement la difficulté de concilier « l’art et la science ». Cent ans après la publication de la Paléographie Musicale, alors que la connaissance de l’actio canendi grégorienne a pu s’enrichir de travaux tels que ceux de Dom Eugène Cardine et de ses disciples, beaucoup de questions d’interprétation restent ouvertes, pour ne rien dire de l’insertion de ce type d’actions musicales dans les formes actuelles du culte chrétien, livré en presque tous les points de la planète à une hymnodie postwesleyienne et d’allure revivaliste. Les péripéties de la restauration du chant grégorien illustrent donc très remarquablement, à notre sens, les difficultés d’une intégration de la science historique positive dans un processus qui doit nécessairement intégrer d’autres variables. C’est le même modèle logique et la même dialectique de développement que nous retrouverons cette fois sur des objets, de l’aveu de tous, plus graves, puisque si l’on en croit les promoteurs de ce renouveau il ne s’agit de rien moins que de « renouer la chaîne brisée » de la tradition du culte chrétien.
« Il n’y a pas de Tradition critique, écrivions-nous en 1977, et la “science” invoquée par Pie X dans la promulgation de l’Édition Vaticane, annonçait forcément l’entrée des faits grégoriens dans la courte durée des acquis scientifiques soumis comme on le sait à révision et à controverses », LMD, 131 (1977), p. 42-43. Dans cet ouvrage p. 558. 57 Cf. Michel Huglo, « L’Antiphonaire : archétype ou répertoire originel ? », Colloque Grégoire le Grand (1982), Paris, Éditions du CNRS, 1986, p. 661-669. 58 Cf. Dom. J. Claire, « Dom André Mocquereau… », op. cit., p. 9 sq. 56
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Mouvements, déplacements Sans doute faut-il préalablement porter au compte des méthodes positives ellesmêmes un décalage et un remodelage permanents du cumul des informations. L’affaire n’est pas récente, si l’on en croît Dom Cabrol qui constate, dans l’Avant-Propos du premier volume du DACL (1907), que, « depuis le xve siècle, les sciences historiques se renouvellent tous les cinquante ans ». Mais, pour nous en tenir à une certaine surface des choses, et en prenant le risque de simplifier quelque peu le déroulement du processus, nous serions tentés de dégager trois domaines touchés par la production de ces effets de « dissonance » qui conduiront de la « critique sans critique » à la mise en évidence des dysfonctionnements rituels, du « relèvement » des rites aux campagnes, prudentes ou hardies, menées pour leur réforme. Un premier domaine nous paraît se constituer autour des logiques rituelles et de leur éventuelle reconstitution après le diagnostic de « rupture de tradition ». Un second domaine apparaîtrait comme un flux de sensibilité, d’intérêt et d’initiatives autour de la langue et de la rhétorique liturgiques. Un troisième domaine se situerait pour nous à l’articulation des projets, du savoir, et des réalisations pratiques au contact de destinataires et de partenaires cette fois indifférents ou hostiles. Des rites essentiels, des rites accessoires, et des « intrus » La première phase, à supposer qu’on ait pu sans trop de difficultés, déterminer pour la liturgie quelqu’« âge d’or » ou « âge classique »59, à tout le moins une période de référence, nous paraît bien pouvoir être décrite comme celle de la discrimination méthodique des « parties essentielles » et des « parties ajoutées », comme nous l’avions vu chez D. Cabrol et D. de Puniet. Chez ce dernier, il est assez facile d’observer un léger glissement lexical vers une hiérarchisation de valeur : les « pièces secondaires ou additionnelles se trahissent d’ellesmêmes », écrit-il ; la comparaison des différentes traditions permet de « discerner sans crainte l’intrusion de (certaines) formules60 ». Ce lexique de l’intrusion ne sera même pas évité quand il s’agira d’analyser l’agencement, problématique entre tous, des prières du Canon romain, et P. Batiffol, si pieux et convaincant dans le dernier chapitre des Leçons sur la Messe, ne semble pas se rendre compte de la violence (lexicale, bien sûr, mais tout de même…) du vocabulaire qu’il emploie pour rapporter les positions assurément vigoureuses de cet autre savant qu’était Dom Paul Cagin61. « Un rite parcourt généralement plusieurs stades ; pour l’étudier, il faut le prendre non pas à son origine, ou à l’époque de sa décadence, ou, si vous aimez mieux, à son stade de simplification et d’abréviation, mais à son apogée ; alors que le rite combiné avec sa formule répond pleinement à son objet, et possède sa signification la plus complète. », Dom F. Cabrol, Origines liturgiques…op. cit., p. 12. 60 Dom P.de Puniet, « La méthode… » art. cité, p. 55. 61 P. Battifol, Leçons sur la Messe, Paris, Gabalda, 1919, p. 212 sq. 59
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L’œuvre de ce religieux, l’un des plus imaginatifs dans une troupe où les talents ne manquent pas, et, comme le montre le petit ouvrage dans lequel il essaie sans grand succès de résumer une de ses œuvres majeures, totalement inapte à la vulgarisation62, s’accommode assez mal de la perspective surtout conjoncturelle et de l’analyse tactique que nous esquissons ici. Nous la retenons tout de même, car elle nous semble être une de celles qui ont pu exercer une influence déterminante sur la conception et le désir d’une anaphore eucharistique plus unifiée. Dom Paul Cagin ou le comparatisme lyrique On ne peut guère filer plus avant la métaphore de l’intrusion (du « flagrant délit d’intrusion ») qu’il ne le fait lorsqu’il convoque à sa démonstration le cas du Sanctus, et de son cérémonial choral, par rapport à la trame de l’Anaphore dans la Liturgie Ethiopienne dite des Apôtres. « L’irruption violente et l’isolement persistant (de cet élément) au milieu de ce texte, écrit-il, proclament sans cesse que l’envahisseur (sic) n’est pas de la maison63. » Cet humour d’un savant ayant su conserver un esprit primesautier n’a sans doute pas plus de signification à cet endroit que l’anthropomorphisation d’êtres mathématiques dans un Amphi de faculté des Sciences, mais il faut reconnaître d’une part, que cet effet d’humour disparaît totalement dans l’opération de vulgarisation à laquelle de telles observations vont être soumises et d’autre part qu’il semble, en une matière aussi habituellement grave, manifester une certaine désinvolture de traitement qui ne peut pas ne pas évoquer une relative sécularisation (toute épistomologique évidemment) de la pensée. Mais le savant n’échappe pas non plus totalement au lyrisme, pas plus qu’à une certaine utopie. Conscient que sa critique textuelle pourrait alimenter une critique morale cette fois, et inopportunément réformiste, Dom Cagin écrit une des meilleures pages du temps sur l’interprétation « stratigraphique » des textes liturgiques : Il ne s’agit pas… de déprécier, de critiquer le présent par le passé, il s’agit seulement, en interrogeant les origines, de prendre une conscience plus nette, plus pénétrante de ce qui demeure du passé dans le présent, et de donner, par conséquent, aux explications, non pas de la Messe bien entendu, mais du Canon de la Messe, une base historique aussi solide que possible ; il s’agit de renouveler un peu la synthèse qu’on s’en fait et qu’elle représente, en retrouvant la trace de la conception liturgique originelle, d’aussi loin qu’on peut la suivre, jusqu’au milieu des intentions, explicitées postérieurement, qui la compliquent, et fondues qu’elles sont dans la conception première, en feraient peut-être oublier ou perdre de vue parfois la simplicité saisissante et la véritable portée64.
Ceci étant posé, le savant peut rêver « sans arrière pensée tendancieuse », et, ayant repoussé toute velléité indue de révision ou de réforme, se laisser porter par un enthousiasme contagieux pour décrire une Anaphore toute pénétrée de cette poétique unitaire, et qui serait Dom P. Cagin, L’Anaphore apostolique et ses témoins, Paris, Gabalda, 1919. Dom P. Cagin, L’Eucharistia…, op. cit., p. 185. 64 On remarque sans doute que Dom P. Cagin ne suit pas ici le modèle de développement présenté par Dom Cabrol. 62 63
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intégralement chantée, clé expressive pour lui d’une attitude proprement et théologalement eucharistique. Et comment ne pas faire remarquer, tant pour notre point de vue le trait stylistique est pertinent, que notre savant critique, fonctionnant cette fois « au charme », semble emprunter à Péguy la forme littéraire de son exaltation : Encore un coup, ici, tout est Préface et chant de Préface. Préface et chant de Préface, la Préface et le Sanctus ; Préface et chant de Préface, le Post-Sanctus ; Préface et chant de Préface, le Qui pridie ; Préface et chant de Préface, le Post pridie ; finale de cette Préface, le Per Haec omnia, dont la doxologie nous conduit elle-même au chant plus humble du Pater, introduit par cette doxologie comme l’avait été la Préface. Du Sursum corda jusqu’à ce terme extrême nous n’avons cessé de chanter la Préface, une Préface unique et continue, l’Action de grâces commémorative, une Eucharistie, l’Eucharistie par excellence65.
Nous parlions précédemment de température d’une activité ou d’un texte, permettant, d’une certaine façon, de mesurer les aspects qu’on pourrait dire « énergétiques » d’un flux d’intérêt ou d’un courant d’aspiration sociale : l’exemple donné ici nous paraît dépasser les données simplement idio-syncrasiques attachées à la personne d’un auteur pour nous faire entrevoir la nature d’un enthousiasme attaché à la découverte d’une richesse potentielle, qui, étant telle, ne risque pas de s’éteindre d’elle-même ou à coups de décrets, pour reprendre les termes de Dom Mocquereau. Dans sa campagne (qui réussira) pour « restaurer les droits de l’Antiquité » contre les initiatives de « l’hérésie anti-liturgique » du xviiie siècle, Dom Guéranger savait qu’il pouvait provoquer la tentation de l’indiscipline, scandaliser le peuple fidèle et par là « énerver le lien sacré de la subordination ecclésiastique »66. Ses continuateurs sont parfaitement conscients des effets possibles de leurs découvertes sur le mouvement d’intérêt qui porte une partie de leurs coreligionnaires vers la chose liturgique. Ils multiplient les précautions et les mises en garde, mais tout se passe comme si l’idée d’une refonte des ensembles rituels par un rééquilibrage de l’essentiel et de l’accessoire, du fondamental et de l’intrus allait assez inéluctablement faire son chemin. Et, de ce point de vue, on peut faire observer que l’effet d’encombrement rituel risquait, par exemple, d’apparaître plus difficilement supportable dans le cérémonial de la Messe basse, miniaturisation paradoxale de la Messe solennelle, que dans cette dernière, où le déploiement des cérémonies en temps réel, en vrais chants et en authentiques fonctions rendaient plus plausibles une certaine multiplication des éléments. Rites disparus, incohérences rituelles Mais l’opposition de l’essentiel et de l’accessoire et la question du sens à donner aux incrementa heureux ou malheureux, allaient être dépassée par la mise en évidence, issue de la recherche historique et de sa diffusion, de quelque (regrettable) disparition de l’un ou l’autre rite ou d’un état parfois incohérent, voire très dégradé de certaines pratiques rituelles 65 66
Dom P. Cagin, L’Eucharistia…op. cit., p. 47-48. Dom P. Guéranger, Institutions Liturgiques, op. cit., 2e éd. t. 2, Préface, p. xiii.
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établies. « Il y a en liturgie, disait Dom Cabrol à l’une de ses conférences de l’Institut catholique, des époques de barbarie où l’on perd le sens des rites, où l’on mutile comme à plaisir le trésor des formules67. » Et le savant bénédictin donne quelques exemples tirés des livres en usage ; décalage des Évangiles dans une partie des Dimanches après la Pentecôte, ablution des mains sans signification à la messe moderne, invitatoire rituel à la prière subsistant sans prière consécutive, Ite missa est annoncé à des fidèles qui se retiennent bien de sortir etc68. Et quand, dans la Prière antique, le même auteur montrera l’importance que les communautés anciennes accordaient aux Vigiles, on peut penser qu’il n’a pas été étonnant que quelques fidèles trouvassent insatisfaisant l’horaire affecté à la fonction liturgique du Samedi-saint, sans parler d’amputations telles que celle des psalmodies dans les Chants processionnaux de la Messe etc. La liste de ces difficultés est bien connue des liturgistes. Il est clair que toutes n’étaient pas du même ordre, et que, le droit étant sauf, et sauve aussi une certaine logique du rite sans laquelle, dit Dom Cabrol, « il perd une partie de sa signification, et par suite de sa beauté »69, la valeur accordée à l’usage établi en tant que tel comme relique d’usage, pourrait-on dire, reste, nous en sommes persuadé, une question fondamentale en herméneutique liturgique70. Nous n’en dirons donc pas plus, mais il est assez étonnant de constater que sur les dix « modifications dans les usages de Rome » que Dom Paul Cagin emprunte aux Origines du Culte chrétien, assertions « d’ailleurs incontestables, écrit-il, la plupart émises depuis longtemps, sans que personne en ait pris occasion de scandale »71, six sont à compter au nombre des réformes consécutives aux décisions du dernier Concile Œcuménique : élément litanique du rite préparatoire, système des lectures, redéfinition des chants intercalaires, intégration de l’homélie, Prière des fidèles, multiplication réglée des formulaires. Un frémissement de langage Un autre bouleversement dû à la diffusion de l’information historique nous semble aussi avoir produit, au terme d’une sorte d’imprégnation, un phénomène d’aspiration d’abord larvée puis croissante. Mais cette fois, c’est le langage qui est en cause, et avec lui un certain statut de la tradition vive des contenus et des énoncés liturgiques et mystagogiques.
Dom F. Cabrol, Origines Liturgiques…op. cit., p. 14. Ibid., p. 14-15. 69 Ibid., p. 15. 70 C’est à ce propos que D. Cabrol développe une ingénieuse analogie des rites établis avec l’orthographe. On trouve dans l’orthographe de nombreuses anomalies, mais le plus souvent, dit-il, ce sont des « vestiges » étymologiques qui composent une « physionomie », et leur déchiffrement fait la joie des érudits (id., p. 16). Cette conception qu’on pourrait dire « vestigiale » de la continuité liturgique n’échappe pas à la difficulté de décider du tri à faire entre bons et mauvais « vestiges », mais outre sa portée poétique, elle fait bien apparaître la difficulté d’articuler dans la « chaîne de la tradition » les traditions intriquées que peuvent être la tradition des fonctions, celle des contenus, la tradition des formes (des grandes structures euchologiques par exemple) avec, non pas l’identité matérielle ou mécanique du traditum, mais ce qui dans le tradition demeure comme une trace inscrite de ce que fut le vif de la transmission, de ses aménagements et de ses protocoles. 71 Dom P. Cagin, L’Eucharistia…, op. cit., p. 5. 67 68
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Ainsi, le Livre de la Prière Antique, l’ouvrage de Dom Cabrol dont nous parlions plus haut, a pu, à son niveau accompli de vulgarisation lettrée, par son remarquable euchologe, ses traductions de prières et d’hymnes anciennes, inconnues jusque là du plus grand nombre, éveiller dans la langue même d’arrivée, un goût, une agitation secrète72. Le Claudel des Cinq Grandes Odes (1913) et surtout du Processionnal pour saluer le siècle nouveau (1907) n’est pas loin, et si le poète y exalte la litanie latine, c’est dans un français soudain transfiguré par une greffe étonnante, finalement plus « liturgique » en sa substance et son éclat que bien des textes moroses et bredouillés de la liturgie en exercice73. Un Sulpicien mystagogue : Pierre Paris Ce goût de l’entendre, et cette sensibilité rajeunie au charme de la mystagogie parlée, est un trait frappant de l’activité d’un autre acteur éminent du Mouvement liturgique en France au lendemain de la première guerre mondiale, le Sulpicien Pierre Paris, aumônier des Universitaires catholiques, au sujet duquel on pourrait évoquer la mouvance de Joseph Lotte et de Péguy. Pierre Paris est sensible au charme des textes liturgiques que les travaux historiques (au premier rang desquels lui aussi place Duchesne) restituent dans une sorte d’aura de nouveauté et de fraîcheur74. Pour lui, la tradition liturgique est vraiment, pourrait-on dire, la continuité d’un retentissement. Bien sûr, il faut retourner aux premiers temps de l’Église pour découvrir les rites chrétiens dans leur « instructive splendeur », bien sûr, il faut avec les textes, les inscriptions, les commentaires des Pères, « reconstituer les scènes antiques », mais ce n’est pas pour « le vain plaisir d’une reconstitution archéologique », c’est véritablement pour les revivre. Dans ses conférences sur l’Initiation chrétienne, données à Bordeaux en 192375, P. Paris demande à ses auditeurs de s’identifier aux catéchumènes, non pas pour se retrouver par la pensée dans des Catacombes ou des Basiliques76 mais pour entendre à nouveau, ici et maintenant, ce qui était dit, pour se laisser saisir par tout ce que ce langage, comme en une réserve redoutable, et dans sa translation même d’une langue à une autre, conserve de ressources poétiques, d’imagination théologique, de force 72 Un placard publicitaire présentant des ouvrages « en vente à l’Abbaye de Maredsous » en 1912 nous semble bien considérer de cette façon le rayonnement de l’ouvrage. « Dans ce livre, est-il dit, l’auteur étudie les prières et les rites de l’Église, et il en donne l’explication et l’histoire, Le livre peut servir à la fois de livre d’édification, de lecture spirituelle et de livre de prières, car il contient un grand nombre de prières anciennes trop peu connues jusqu’ici, et qui sont admirables d’élan et de piété. En même temps, une poésie intense se dégage de ces prières et de ces rites de la liturgie, et l’auteur, avec le talent littéraire qu’on lui connaît, sait nous les faire apprécier et les placer dans leur milieu. » 73 Je n’ignore pas tout ce qu’il y a de paradoxal à impliquer ainsi Paul Claudel dans une aventure vis-à-vis de laquelle, vers la fin de sa noble existence, des réticences de sa part ont été notoires. Mais ne peut-on pas penser que le poète, moins encore que le savant, n’est maître des effets que son action (autant que ses œuvres) déclenche ? 74 Pierre Paris, Liturgie et Messe – « Nous souvenant donc, Seigneur… », Paris, Letouzey et Ané, 1946. 75 Pierre Paris, L’Initiation chrétienne – Leçons sur le Baptême, Paris, Beauchesne, 1944. 76 C’est un point sur lequel Dom Cabrol tourne court à la fin d’une de ses conférences sur les liturgies stationnales romaines. Cf. « Les stations à Rome et les grandes basiliques », Cours et Conférences de la Semaine Liturgique de Maredsous, Abbaye de Maredsous, 1913 (1re éd. 1912), p. 98.
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et de sève. On pourrait dire que, à la connaissance archéologique, forcément discontinue (et dont la disjonction même – l’extrincécisme, disait remarquablement P. Battifol – tend à se résoudre, comme c’est un peu le cas chez Cabrol, en réappropriation esthétique), Pierre Paris semble vouloir substituer la continuité postulée, et mise à l’épreuve, d’une capacité de réactualisation attachée à la magie du verbe mystagogique et aux figures rituelles, position que l’on pourrait dire plus « kerygmatique », plus soucieuse de la capacité de réengendrement des effets de sens que de la prise en compte des aléas formels dus à la sédimentation des usages… Cette exploitation d’une sensibilité immédiate à la force proférée d’un texte religieux sémantiquement77 très riche, dans le cadre particulièrement favorisant de la communication mystagogique ou rituelle, explique peut-être que ce sont dans des milieux fortement marqués de culture littéraire (groupes universitaires par exemple) ou, tout au moins fortement attachés à une certaine excellence des moyens d’expression (« Cadets » du Père Doncœur, Branche « Routiers » des Scouts de France, par exemple), qu’apparaîtront et se développeront conjointement, et, selon nous, par le déploiement d’une même logique processuelle, l’attachement à l’euchologe latin et au chant grégorien et, en raison de cette imprégnation même, et pourrait-on dire, de sa réussite paradoxale, la recherche de formes nouvelles faisant appel, avec plus ou moins de bonheur, à la poétique propre et aux ressources de la langue française, recherche très largement amorcée dans les années qui précédent la deuxième guerre mondiale78. Le développement de l’action liturgique et ses conséquences Mais c’est sans doute « sur le terrain » que les effets d’aspiration vont apparaître avec le plus d’acuité, en particulier avec l’essor que prend le Mouvement liturgique dans le champ de la « vie chrétienne » la plus commune et principalement de la vie paroissiale, après le Motu Proprio sur la Musique Sacrée et les nouvelles orientations pontificales concernant la Communion fréquente et la Communion précoce des enfants. Pour simplifier on pourrait dire que l’on est passé d’une phase de « relèvement » des rites établis à une phase de crise amplifiée par l’ampleur des objectifs et les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre : crise logique, on l’a vu, mais cette fois doublée d’une crise pratique. De cette époque de transition, au terme de laquelle une deuxième guerre mondiale jouera le rôle d’accélérateur, l’histoire reste à faire. Nous nous contenterons de quelques observations. Le « relèvement » des rites est bien décrit (tout au moins pour ce qui est de la perspective solesmienne) par la première conférence de Dom Cabrol dans ses Origines liturgiques79. 77 On peut évoquer ici la position théorique de C. Lévi-Strauss et plus généralement des sémanticiens d’inspiration structuralistes, sur la non-pertinence de la langue de communication dans la translation et l’analyse des mythes et des structures narratives. 78 Certaines créations musicales ont pu aussi jouer un rôle dans ce phénomène de sensibilisation. Nous pensons par exemple aux Psaumes intégrés par Arthur Honneger dans son « Roi David », par exemple, et, faisant contraste au milieu de la production usuelle des éditeurs de « musique religieuse », l’une ou l’autre composition de Paul Berthier sur des textes de Francis Jammes. 79 Dom F. Cabrol, Origines liturgiques,… op. cit. :…« Esthétique dans la Liturgie », p. 3-20.
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Le Conférencier se situe dans le sillage immédiat de Dom Guéranger et plaide pour un renouvellement de l’esthétique rituelle : vêtements, gestes, allure, chants. Il n’a pas de peine à opposer la mauvaise tenue des liturgies habituelles (« C’est le moment de la messe ; vous voyez sortir de la sacristie un ministre vêtu d’habits étriqués, raides… Ces hommes chantent d’une voix rude et fausse… ») à l’idéal d’une liturgie d’ordre et d’harmonie (« Supposez au contraire que vous avez vu s’avancer dans la nef une longue théorie de prêtres et de ministres aux vêtements amples… Les figures et les gestes, les mouvements lents et mesurés sont ceux d’hommes convaincus qu’ils exercent en ce moment la plus haute fonction de leur vie »)80. Cette préoccupation du relèvement des rites par un renouvellement des formes et des moyens d’expression déterminera un essor non négligeable des arts liturgiques. Le bilan proprement artistique en est difficile à faire, compte tenu de l’organisation inévitablement commerciale de la production et de la diffusion, l’une et l’autre pourtant assez sélectives par rapport au réseau antérieur et concurrent des fournisseurs ecclésiastiques. On peut être tenté de penser que les communautés disposant de ressources matérielles et psychologiques suffisantes pour investir fortement ce secteur du renouveau liturgique ont trouvé là une parade voire une compensation esthétique les mettant quelque peu à l’abri de l’effet de « dissonance », ou tout au moins d’inconfort, que vont connaître assez vite les responsables ecclésiastiques les plus entreprenants, dans un clergé d’ailleurs en partie hostile à ce qui lui apparaît dans le Mouvement liturgique comme une insistance exagérée sur des aspects finalement mineurs de la rénovation catholique. La plupart des liturgistes, que vient soutenir l’autorité du Pape Pie X, voient dans le renouveau de la « participation active » des fidèles aux actes liturgiques qui leur reviennent une des clés du relèvement des rites, « c’est le peuple qui prie, qui chante, qui adore, qui loue, qui rend grâces », écrit encore Dom Cabrol, dans la même conférence81. Sur ce point encore, Dom Guéranger avait trouvé les mots justes et les formules frappantes : « Espérons, écrivait-il un demi-siècle auparavant, que le mouvement liturgique qui s’étend et se propage réveillera aussi chez les fidèles le sens de l’Office divin ; que leur assistance à l’église deviendra plus intelligente, et que le temps approche où, pénétrés de l’esprit de la liturgie, ils sentiront le besoin de s’associer aux chants sacrés82. » Les promoteurs du renouveau du Chant grégorien dans les Paroisses, que l’on a quelquefois accusé d’élitisme distant, fonderont au contraire à cette époque le meilleur de leur ardeur, non quelquefois sans naïveté, sur cet objectif éminemment ecclésiastique. Entre les deux guerres, toutefois, les querelles qui surgissent au sujet de la « Messe dialoguée » et de la Communion « liturgique » à la messe suffiraient à faire prendre la mesure de la confusion qui règne et sans doute de l’absence d’une doctrine pastorale suffisamment sage et sûre, au moment où le renouveau liturgique atteint cette fois le gros du peuple chrétien. Car, suivant une chaîne de réactions à vrai dire sans originalité, la phase du « relèvement » des rites se heurte à la double difficulté logique (mauvais état 80 81 82
Ibid., p. 6-7. Ibid., p. 17. Dom P. Guéranger, lnstitutionst Liturgiques, op. cit., t. 3, 2e éd., p. 167.
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des programmes rituels en eux-mêmes) et praxique (ressources et intérêts divergents des populations concernées) dont nous avons déjà fait largement état, et débouche dans des desiderata, quand ce n’est pas dans des impatiences. C’est sur cette dispersion longitudinale des positions plus ou moins « avancées » qu’il faut comprendre les déroutantes batailles, polémiques, rancœurs et animosités qui rendent si attristante quelquefois la relecture d’un épisode, qu’on aimerait n’avoir pas été par moment si tristement mesquin, de l’histoire moderne du Catholicisme. Un homme au milieu du gué : l’abbé Paul Bayart Dans les années 1930, au moment où la phase ardente qui suit la publication du Motu Proprio de 1903, relancée par la Constitution Apostolique Divini Cultus de Pie XI en 1928, commence à produire ses effets positifs et négatifs, un homme nous paraît bien représenter la position moyenne et les inquiétudes d’une partie du clergé. Dans un livre au ton volontairement contrôlé83, l’abbé P. Bayart, savant collaborateur de diverses revues de liturgie et de musique sacrée, apporte son adhésion sans réserve au Mouvement liturgique dont il attend, dans l’esprit proposé par Pie X, des fruits pour l’Église. P. Bayart plaide pour une intelligence cordiale des rites contre le rubricisme et l’individualisme, exprime quelques réserves vis-à-vis de ce qui lui apparaît comme une dérive quelque peu esthétisante et cérémonielle, à laquelle il oppose le primat du texte et du sens. Il plaide pour la restitution d’une certaine « logique » des rites en accord avec l’histoire. Comme ses prédécesseurs, il s’interroge sur l’attitude à prendre devant les « vieux usages ». Sa position est très prudente. Mais il tente d’élargir les critères de discernement hors du cadre de la seule référence archéologique : Il faudra se guider, écrit-il, tant sur l’histoire bien établie que sur un raisonnement impartial. Le critère serait celui-ci : l’usage discuté est-il dans le sens de la Liturgie ? Est-il de nature à favoriser les grandes idées liturgiques, la collaboration des fidèles, l’amour de l’Église, les conceptions catholiques ; en un mot, la vie chrétienne, le « véritable esprit chrétien84 ?
Puis, sans éclat de voix, apparaît la suggestion « on pourrait aller plus loin… » et, d’abord dans des choses qui ne dépassent pas le niveau de ce que nous avons appelé le « relèvement des rites ». Ainsi, à l’occasion d’une Journée liturgique, destinée à l’exemple et à l’édification, […] le zèle liturgique, écrit-il, ne doit rien briser, sauf ce qui est inacceptable ; mais pour une circonstance comme celle-ci, il est bien permis de montrer les choses telles qu’elles devraient être. On pourrait aller plus loin, et dans la mesure où les rubriques ne s’y opposent pas formellement mettre en évidence le sens profond et originel de certains rites : lectures à l’ambon, vêtements classiques, tenue des fidèles, offrande et communion à la messe solennelle. Nul ne pourra trouver sérieusement à y redire85. 83 84 85
Paul Bayart, L’Action Liturgique, Paris, Bloud et Gay, 1933. Ibid., p. 39. Ibid., p. 56.
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Et, dans une perspective cette fois plus vaste, il se risque à écrire : On pourra même songer, on songera inévitablement à quelques modifications assez importantes qu’il serait bon de demander à l’Église86.
« Je crois que l’histoire doit servir à quelque chose » avait déclaré Louis Duchesne en inaugurant son enseignement à l’Institut catholique87. Instruite à la fois par l’histoire et par l’expérience, une aspiration à des réformes commence à se formuler explicitement.
86 87
Ibid., p. 12. Cité par P. M. Gy, dans le même numéro cité de La Maison-Dieu, 181, p. 39.
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Chants des Traditions Judéo-chrétiennes Lorsqu’en 1873 le musicographe français Louis-Albert Bourgault-Ducoudray (personnage fort honorable et savant respectable) part pour la Grèce, muni d’une mission du Gouvernement, et toujours muni d’une semblable mission, prend, quelques années plus tard le train pour Quimper pour y faire une moisson de « mélodies bretonnes » (expéditions exotiques qui donneront lieu à deux remarquables publications1, il est en quête d’une archéologie musicale qui montrerait l’origine commune des musiques traditionnelles, ethniques ou « populaires » de l’Europe ; celle aussi du plain-chant grégorien, dont les restes, apparemment délabrés, subsistent encore dans la pratique des églises paroissiales de l’Hexagone. La source, pour lui, ne peut être recherchée que du côté de l’Antiquité par excellence, c’est-à-dire de la Grèce. Comme son contemporain belge F. A. Gevaert (et comme bien d’autres musicographes de grande ou de petite envergure), il est persuadé que les échelles musicales en usage dans le plain-chant, sont, à quelques éléments près, les mêmes que ces fameux Modes grecs antiques, dont les dénominations sonores évoquaient de lointaines et mythiques contrées : Dorien, Phrygien, Lydien etc. À vrai dire, cette conviction est commune à toute la musicographie chrétienne depuis le Moyen-Age et les théoriciens de la Renaissance ne firent que la renforcer. C’est elle que l’on trouve chez des plain-chantistes tels que Maillart, Jumilhac, Lebeuf, Poisson, et Dom Guéranger, à l’aube du Mouvement liturgique moderne, l’affirme encore d’une manière solennelle et quelque peu romantique. Bourgault-Ducoudray va même plus loin, et, dans l’exaltation de ses découvertes, il ne craint pas de postuler une origine aryenne de tout ce patrimoine, inscrit dans une aire géographique qui s’étendrait de l’Oural à l’Ecosse, et qui resterait prégnante en dépit des usures du temps, à travers la structure et les sonorités des musiques transmises, défigurées sans doute quelque peu, mais encore porteuses de cet ethos primitif.
* In Chants des Traditions Judéo-Chrétiennes, Christian Portanier (chant), Joseph Roucairol (orgue), Stéphanie Cornil (harpe), Paris, Studio SM (SM 301439), 1986. 1 Trente Mélodies populaires de Grèce et d’Orient, recueillies et harmonisées par L. A. Bourgault-Ducoudray, Paris, Henry Lemoine, Editeur, 1876. Trente Mélodies populaires de Basse-Bretagne, recueillies et harmonisées par L. A. Bourgault-Ducoudray, Paris, Henry Lemoine, Editeur, 1885.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 685-687 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119041
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Une difficulté toutefois arrête quelque peu le chercheur français dans sa reconstitution historique : il subsiste dans la tradition des chants de la Grèce beaucoup de traces de « modes orientaux », qu’il met assez vite sur le compte d’une influence turque. Déjà, dans l’Antiquité chrétienne, le vieil Isidore de Séville, et aussi Cassiodore et Boèce et leurs innombrables compilateurs plaçaient volontiers David à côté d’Amphyon, Orphée ou Pythagore, parmi les « inventeurs » de la Musique. La musicographie de la fin du xixe siècle, les travaux d’A. Z. Idelsohn aux États-Unis, en France ceux de A. Gastoué, Dom Parisot, Dom Jeannin, remettront les certitudes reçues en question, et se détournant du mirage, si fascinant qu’il soit, d’une origine inévitablement grecque des chants liturgiques de la tradition chrétienne, montreront que leur berceau doit être cherché du côté de la Palestine et de la Syrie, où l’importance d’Antioche semble s’imposer. Certains chercheurs mettront en évidence un ancrage des chants chrétiens dans la tradition judaïque. Un auteur contemporain, Eric Werner, ira jusqu’à voir dans le répertoire des chants rituels des communautés juives et chrétiennes un Pont sacré (c’est le titre de son ouvrage2) qui relie les deux groupes dans une préhistoire commune de leurs moyens d’expression et de leur art du chant. À vrai dire, la filière grecque n’en est pas pour autant totalement déclassée. Et quelques fragments d’Antiquité tardive comme le Papyrus d’Oxyrhinque (iiie siècle) laissent entrevoir ce qu’a pu être l’allure littéraire et mélodique d’une antiphonie chrétienne située au confluent des deux traditions : la structure de l’échelle est hypolydienne, mais la « mélisation » apparait toute « orientale ». C’est cette connotation d’orientalité (more Orientalium partium) que les contemporains considèreront comme un trait marquant des innovations ambrosiennes concernant la psalmodie publique à Milan en 386. On pourrait toutefois opposer la technique du syllabisme prosodique quantitatif et de la strophe en métrique latine, à la liberté de l’énonciation du verset, en technique psalmodique, et de son ample scansion fondée sur le parallélisme et la réitération formulaire, opposition qui se manifestera précisément dans les compositions hymnodiques du même saint Ambroise. Pour approcher de cette mémoire enfouie dans les musiques cultuelles, et si impressionnante à notre modernité, il est, soit dit en simplifiant, deux chemins : la restitution savante, archéologique, fondée sur des recherches philologiques et comparatives, appuyée depuis quelques années sur des recherches et enregistrements en milieux traditionnels estimés préservés, ou bien la réalisation des ces répertoires tels qu’ils subsistent, à travers vicissitudes et remaniements dans la pratique actuelle de communautés religieuses modernes, au terme d’un parcours où des contacts et des emprunts n’ont pas réussi à faire disparaître des éléments déterminants de l’ethos original, et même dans le cas de l’accompagnement harmonique, ont pu tisser autour des œuvres comme une gangue paradoxale, à la fois déformante et protectrice. C’est cette seconde solution que propose dans ce disque Christian Portanier, qui, sans prétendre justement faire œuvre archéologique, puise dans son répertoire de chanteur Eric WERNER, The Sacred Bridge, The Interdependence of Liturgy and Music in Synagogue and Church during the first Millenium, London : Dennis Dobson, New York : Columbia University Press, 1959. 2
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cultuel, qu’il pratique, à l’occasion, en concert, à l’Église ou à la Synagogue, joignant ainsi sa voix à d’innombrables « officiants chanteurs » qui ont apporté tout le poids de la voix vive à cette tradition du chant qui est une des richesses de la mémoire judéo-chrétienne.
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De l’usage de l’adjectif « liturgique » ou les éléments d’une grammaire de l’assentiment cultuel Un usage étendu de l’adjectif « liturgique » apparaît assez massivement sur la fin du xixe siècle. Si la matière est la plupart du temps sans ambiguïté, cette fréquence croissante dans la littérature religieuse et dans le langage commun des gens d’Église, liée aux conditions nouvelles de son emploi, semble rendre assez indécises les délimitations de son sens. Le mot bénéficie à l’évidence d’une sorte de prestige conjoncturel attaché à la formation d’un champ lexical porté par un courant d’intérêt et une riche motivation, qui en arrivent à faire tache d’huile. Il va sans dire que d’importants décalages, quand ce ne sont pas de nettes contradictions, subsistent dans ces emplois, compte tenu des différents niveaux de langue, de la nature des documents et des instances productrices (documents du Saint-Siège, règlements diocésains, articles de revues en matière théologique ou pastorale), du calendrier des publications, de l’engagement plus ou moins grand des locuteurs ou des écrivains dans la mouvance qui s’est en quelque façon, auto-proclamée : mouvement liturgique. Il nous semble également important de remarquer la rareté de l’emploi antérieur de l’adjectif liturgicus en latin, son peu de consonance à une latinité correcte, et la difficulté qui se fait jour, jusqu’aux documents les plus récents, de former dans cette langue et sur cette matière un système adjectival en tous points cohérent, et suffisamment dégagé de ses voisinages synonymiques, comme en témoignera le destin équivoque de la notion, certainement respectable par ailleurs, de musica sacra1. Nous faisons l’hypothèse que ces mouvements qui affectent la langue et son usage, à commencer par les textes de portée et d’intention juridiques ou normatives, peuvent nous renseigner sur la manière en quelque sorte immanente au moyen de laquelle s’est cherché, s’est transformé un rapport exprimé, vécu, encouragé, à la pratique réglée et fidèle du culte chrétien. Plus précisément encore, et au risque de surprendre par l’apparente exiguïté de la matière, nous nous proposerons de suivre les hésitations, les indécisions, les décalages, In La Maison-Dieu, 222/2 (2000), p. 79-106. La notion de « para-liturgie », et l’adjectif dérivé correspondant « para-liturgique », procédaient d’un souci de clarification. Mais leur emploi relevait le plus souvent d’une perspective stratégique favorable ou hostile, par où les charges connotatives des mots l’emportaient aisément sur leurs capacités dénotatives, ou canoniques. La question était suffisamment brûlante pour faire l’objet d’une note du P. A. M. Roguet, à la fin du bel article de Dom J. Hild, publié à la suite de la Session du C. P. L. à Ste-Geneviève de Versailles en septembre 1949. Cf. Dom J. Hild, « Le mystère de la célébration », LMD, 20 (1950), p. 83-113. *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 689-705 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119042
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qui ont pu affecter l’emploi de l’adjectif liturgique, dans le cas plus délimité de l’expression « chant liturgique », soit lorsqu’elle est prise au singulier pour désigner une catégorie d’action envisagée dans sa généralité (le fait de chanter en tant que qualifiable ou simplement qualifié de « liturgique »), soit lorsqu’elle se voit décliner au pluriel pour viser cette fois des objets ou des formes en usage (les chants, ou tel chant particulier, qu’une convention de langage en rapport avec des pratiques et des règles baptise « liturgique », légitimement ou non). Nos observations porteront sur des textes aux statuts très divers (la publication de certains d’entre eux a été de véritables événements, tels les Institutions Liturgiques de Dom Guéranger, à partir de 1840, ou les Assises du Congrès de Paris pour la restauration du Plainchant et de la musique d’Église en 1860…) ; elles accorderont une attention particulière à une période charnière où semble bien s’établir une pratique nouvelle et un déplacement de sens qui en déterminent la modernité. Avec beaucoup de bons observateurs, et conformément à la vision qu’entretiennent les documents du Magistère consécutifs à sa publication, nous considérerons comme révélateur et accélérateur de cette vision nouvelle l’un des premiers actes de gouvernement de saint Pie X, à savoir la publication, le 22 novembre 1903, d’un Motu Proprio et d’une Instruction sur la Musique Sacrée. Outre le fait que ce Document considère la liturgie comme « la source première de l’esprit chrétien », il inaugure une conception que l’on peut dire « programmatique » de l’action liturgique et de ses moyens d’expression (car il est aisé, et les documents ultérieurs le feront, d’étendre à d’autres supports que la musique et le chant ce qui est dit de leur finalité et des qualités qui leur sont requises). Cette conception qui donne à l’action liturgique des finalités et des contraintes, tout en exigeant de ses exécutants un très haut niveau de motivation et de responsabilité, est compensée par un contrôle résolu des formes, une véritable rationalisation de la pratique et une exhortation pastorale à s’engager sans réticences. Cette modélisation de l’agir liturgique n’est pas, toutes choses égales par ailleurs, sans affinité à tout le moins morphologique, avec l’un ou l’autre aspect de l’acheminement qui se fait à la même époque vers une reconsidération et une réorganisation des logiques productives qui vont marquer la société moderne2.
Trois orientations de l’adjectif « liturgique » D’une manière générale, l’emploi de l’adjectif « liturgique » obéit, dans le français moderne, à une tripartition de son champ d’application qui s’installe et se stabilise dans les dernières décennies du xixe siècle. Un « domaine » de la science ecclésiastique Un premier emploi est déjà ancien, comme en témoignent, par exemple, à une époque où l’usage du mot est encore rare, les Voyages liturgiques de France du Sieur de Moléon
Cette perspective était développée dans le même numéro de La Maison-Dieu, et explorée dans ses effets et conséquences par Daniel Hameline, « Prescrire ce qu’il faut faire, aujourd’hui », LMD, 222 (2000/2), p. 107-130. 2
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De l’usage de l’adjectif « liturgique »
(1718), titre calqué sur l’expression Voyages littéraires3. « Liturgique » y désigne un rapport qu’on pourrait dire thématique à la liturgie4, comprise comme domaine de la pratique et de la science ecclésiastiques concernant le culte divin. On parlera donc de fêtes « liturgiques », de livres « liturgiques », de vêtements « liturgiques ». Le terme de « mouvement liturgique », à sa naissance au xixe siècle, désigne le courant d’intérêt et les initiatives institutionnelles qui se font jour en France en faveur d’un retour à la liturgie romaine et à ses livres, avant de s’appliquer à un courant d’intérêt pour la liturgie tout court, dont nous verrons qu’il en transformera sensiblement le contenu5. Il est facile de comprendre à quel point, dans cet emploi que l’on peut dire générique de l’adjectif « liturgique », la rigueur de l’approche et de la définition peut varier. Entre les facilités de la langue commune et les efforts d’élucidation conceptuelle ou la pénétration théologale dont fait preuve Dom Guéranger dans sa Réponse à Mgr Fayet ou sa lettre à l’Archevêque de Reims, par exemple, la distance est considérable6. Ce qui n’est qu’une application lexicale commune pour les uns devient chez l’Abbé de Solesmes la délimitation et l’intuition d’un véritable lieu théologique7. Une qualification canonique Un deuxième emploi appartient davantage à la langue commune, et principalement à celle des clercs. Sous sa forme banalisée qui tend à se confondre avec « liturgiquement autorisé », il n’entre que tardivement dans la terminologie habituellement plus rigoureuse des canonistes et des rubricaires. Pour ces derniers, l’adjectif « liturgique » s’applique en Sieur de Moléon [Jean-Baptiste Le Brun des Marettes ], Voyages liturgiques de France ou Recherches faites en diverses villes du royaume, contenant plusieurs particularitez touchant les rits & les usages des Églises, avec des découvertes sur l’antiquité ecclésiastique & payenne, Paris, Florentin Delaulne, 1718. 4 Le substantif « liturgie » est lui-même à cette époque d’usage récent. Calquée du grec, l’expression « Divine liturgie » désigne d’abord la messe, avant de s’étendre à toutes les formes canoniques du culte divin et des offices de l’Église. On peut observer dans l’Avant-propos que l’abbé J. B. Pascal donne à ses Origines et raison de la Liturgie catholique en forme de Dictionnaire…Encyclopédie Théologique de Migne (Paris, Petit-Montrouge), en 1844, les hésitations de cet auteur de valeur à déterminer la place du liturgique parmi l’éventail des sciences ecclésiastiques, et ses précautions pour présenter un élargissement de la notion à l’ensemble des Sacrements et du Culte divin sous toutes ses formes et manifestations (op. cit. col. 11-12.), Il n’est pas indifférent d’observer non plus que l’adverbe dérivé : « liturgiquement », apparaît seulement à la fin du xixe siècle. Cf. Dictionnaire historique de la langue française, éd. A. Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2e éd., t. ii, p. 2041 (qui mentionne l’année 1887). 5 Cette extension est parfaitement exprimée par le chanoine Jouve dans sa brochure Du mouvement liturgique en France durant le xixe siècle, Paris, Blériot, 1860, où il rend hommage à l’intervention pionnière de Dom Guéranger. Dans ce petit ouvrage, on peut tester déjà l’effervescence lexicale, héritée de l’Abbé de Solesmes, qui marquera la fin du siècle dans la littérature engagée : « anarchie liturgique », « confusion liturgique », « unité liturgique », et bien sûr la « question liturgique ». Cette dernière expression entre d’ailleurs dans l’intitulé même d’une publication de Mgr Parisis, évêque de Langres, De la question liturgique, Paris, A. Sirou, J. Lecoffre, 1846, où le prélat expose les raisons du retour de son diocèse à la liturgie romaine, en 1839. 6 Dom Prosper Guéranger, Institutions liturgiques, 2e éd., t. iv, Polémique liturgique, Paris, Société générale de Librairie Catholique/ Victor Palmé, 1885. 7 Cf. Dom Robert Le Gall, « À l’unisson des Pères. L’influence durable de Dom Guéranger sur la réforme liturgique », LMD, 219 (1999/3), p. 141-186. Cf. aussi notre article : « Liturgie, Église, Société, à la naissance du Mouvement liturgique. Les Considérations sur la Liturgie catholique de l’abbé Prosper Guéranger (Mémorial Catholique, 1830) », LMD, 208 (1996/4), p. 746. Reproduit dans cet ouvrage p. 605-629. 3
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premier lieu et en rigueur de terme aux fonctions proprement dites du culte divin, lorsqu’elles sont prescrites dans les livres légitimement approuvés. De ce point de vue, on pourra donc opposer des fonctions « liturgiques », voire « strictement liturgiques », à des pratiques reçues ou recevables n’entrant pas dans les ensembles réglés par le Missel, le Bréviaire, le Rituel. Le statut de ces pratiques, par ailleurs et le plus souvent louables et encouragées, peut être quelquefois ambigu ou mixte, comme certains éléments des saluts du Saint-Sacrement, l’exercice du chemin de Croix, certaines litanies. Les documents modernes leur réserveront le nom de pia exercitia. Appliqué d’abord, dans une perspective restreinte, aux « fonctions liturgiques », pour en déterminer le statut canonique, notre adjectif, pris dans ce sens, a pu l’être à leurs éléments d’une manière dérivée, suivant une logique métonymique propre à tout idiome vivant mais, comme on le sait, génératrice d’équivoque et d’imprécision. Ainsi apparaît dans la langue commune des gens d’Église un emploi de l’opposition « liturgique/non-liturgique » pour désigner des pratiques praeter rubricam voire contra rubricam, avec des degrés variables de répréhensibilité ou d’acceptabilité, discutés par les rubricaires et les casuistes. Par inertie d’entraînement, et d’une manière que l’on peut estimer fâcheuse, l’opposition « liturgique/ non liturgique » tendra, dans un mode de parler sans rigueur, à se confondre avec l’opposition permis/défendu. « Esprit » liturgique Une troisième zone d’emploi apparaît à la fin du xixe siècle sous l’influence du Mouvement liturgique. On y cherche à développer un « sens » ou un « esprit liturgique », dans une ambiance que l’on pourrait dire promotionnelle voire militante8. Notre adjectif exprime, cette fois, au sujet d’une pratique, rattachée de près ou de loin à l’exercice du culte chrétien, moins son statut que sa valeur et ce qu’on pense être son essence idéale. La qualification de liturgique est dès lors censée désigner ou même évaluer le taux plus ou moins grand d’authenticité et de valeur religieuse d’une pratique cultuelle, par rapport à un modèle le plus souvent fondé sur un renouvellement de la connaissance historique et potentiellement riche d’une expérience qu’on pense nouvelle et régénératrice d’un véritable esprit chrétien. Ainsi pourra-t-on estimer les communions au cours de la messe « plus liturgiques » que les communions faites isolément, les messes dialoguées « plus liturgiques » que les messes répondues par le seul servant, et regretter comme bien peu « liturgiques » l’absence habituelle de communions sacramentelles aux messes solennelles ou aux messes paroissiales chantées, et, d’une manière générale, selon la forte expression de Dom Guéranger, le triste « mutisme des lèvres chrétiennes »9.
8 Dom Fernand Cabrol n’hésitera pas à évoquer un « tempérament liturgique ». Cf. Dom Fernand Cabrol, Introduction aux études liturgiques, 2e éd., Paris, Bloud, 1907, p. 80. 9 Nous avions étudié cette transformation sous le titre « Une nouvelle grammaire de l’assentiment cultuel », dans notre article, « Les Origines du Culte chrétien et le Mouvement liturgique », LMD, 181 (1990), p. 51-96, reproduit supra dans cet ouvrage p. 655-683.
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On remarquera que la logique de cette nouvelle qualification adjectivale, liée à une aspiration réformiste stimulée par l’histoire des rites, de leur « âge d’or » et de leur « décadence », amène à introduire une échelle ordinale de valeur, en plus ou en moins, dans une matière qui jusque-là fonctionnait plutôt selon un régime sémantique de simple opposition (liturgique/non liturgique) et ouvre largement vers une pratique lexicalement armée de l’évaluation10. Ainsi, au terme de ce parcours lexical (dont bien des éléments resteraient à examiner), il apparaît que l’adjectif « liturgique » exprime d’abord un rattachement référentiel à une matière ouverte au travail de la langue, sous la forme d’un champ lexical particulièrement actif et sans doute inachevé. Mais cette matière est aussi litigieuse : c’est en elle que se définissent canoniquement des différenciations statutaires, et un domaine réservé et séparé. En un troisième emploi, l’adjectif devient le support d’une utopie ecclésiastique et d’un bien à désirer, pour soi et pour la société des fidèles, sur exhortation, voire injonction de l’autorité, fixant des objectifs religieux à atteindre, et de justes fruits à attendre, au risque de provoquer frustration et impatience. Il est facile d’observer à quel point les tensions inévitablement engendrées dans un domaine aussi sensible de la praxis ecclésiastique, et dont le système de la langue est à la fois le vecteur et le témoin, n’ont pas manqué de marquer très fortement la nouvelle « grammaire de l’assentiment cultuel » qui s’installe ainsi au début du xxe siècle, et qu’entérinera durablement le Motu Proprio de saint Pie X, du 22 novembre 1903, sur la Musique sacrée. Mais il convient de remarquer aussi que cette tension provient non pas tant de l’opposition, classique en ce genre de régulation, entre la règle formelle d’observance et la valeur de finalité de son accomplissement, mais d’un véritable conflit de valeurs : car, en matière de rituel, la règle est elle-même valeur, et c’est cette même valeur de règle et d’observance, articulée à la valeur ouverte d’accomplissement et de finalité de l’ipsa actio, qui fait de l’acte intégral une action intenta mente, selon l’esprit de cette participatio actuosa proposée par le même document. Ce fut peut-être le côté le plus audacieux de l’action de saint Pie X que de vouloir résoudre en force cette tension, en la portant à une sorte de maximum : appel, par certains côtés pathétiques, dans une perspective de régénération catholique anti-mondaine, à un renouvellement de l’action sacrée et ecclésiastique, à partir de ses potentialités immanentes et ses qualités, conçues comme des exigences de participation personnelle et d’excellence des formes, et volonté magistérielle de contrôle et de régulation, jusqu’à concevoir qu’un « Code juridique » soit possible et nécessaire dans une matière telle que l’art musical, « par nature si flottant et variable ».
Comme nous l’avons vu plus haut, c’est à cette même époque que l’on observe les premiers emplois de l’adverbe « liturgiquement », comme on peut le lire sous la plume de Maurice Ravel ent tête de la mélodie qu’il compose en 1896 sur un texte de Stéphane Mallarmé : « Sainte ». 10
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Chant « liturgique » D’une manière générale, le lexique adjectival concernant le domaine du chant et de la musique dans les offices et exercices publics de l’Église est à la recherche d’une sans doute introuvable organisation qui fasse quelque peu système. La contrainte littéraire qui pèse sur la langue écrite impose souvent l’emploi d’expressions de substitution dont l’équivalence synonymique est molle : musique sacrée, musique d’Église, musique liturgique, les expressions se croisent et s’échangent dans une sorte de ballet pacifique ou acariâtre. Il va sans dire, d’autre part, que les classifications proposées par les documents officiels et les auteurs sérieux ont elles-mêmes fait l’objet de commentaires et de critiques, et nous ne voudrions pas en augmenter fastidieusement le nombre et ajouter à la confusion, nous contentant d’examiner le sort d’une expression limitée. Le chant et les chants Lorsque le contexte est suffisamment défini, on trouve employé le plus souvent le substantif simple « chant » pour désigner d’une manière générique le fait et l’action de chanter par opposition à la parole. Les formes établies, reçues et répertoriées de cette fonction générique sont désignées le plus souvent par leur catégorie compositionnelle : répons, antiennes, hymnes, graduel, offertoire, etc. Les chants de l’Ordinaire de la messe sont désignés par l’incipit de leur texte : Kyrie, Gloria. Le discours commun parlera des « parties chantées de la messe », ou encore des « chants usités de la messe »11. L’adjectif « liturgique » accolé au substantif « chant » semble souvent ne pas avoir d’autre fonction que de préciser le contexte dans des occurrences non explicites et de signifier un rattachement de ce ou ces chants au domaine plus général du culte public. L’emploi restreint de l’expression « chant liturgique », réservée à la seule qualification des chants consignés dans les livres romains ou diocésains, ne s’établit que lentement au cours du xixe siècle, sous l’influence de l’usage général. En pratique, le contenu de cette catégorie se réduit au plain-chant. Mais il n’est pas exclu qu’on y trouve des faux-bourdons, et les Modulationes in cantu pourront compter au nombre des chants de l’Ordinaire, des ensembles composés au xviie ou au xviiie siècles, comme les Messes de Dumont, la Messe « Baptiste » ou même la Messe « Trompette », qui, dans un autre sens de l’adjectif, apparaîtront bien peu « liturgiques » aux ardents réformateurs du chant sacré.
Chant « ecclésiastique » La qualification générale, quand le contexte (dans une perspective d’ailleurs plus sémantique que canonique) l’exigeait, s’exprimait plus fréquemment par l’expression « chant ecclésiastique ». On désignait par là, dans une acception restreinte, les chants notés dans les livres d’Église, ou exécutés coutumièrement dans les exercices publics du culte. Mais le terme, non dépourvu d’une connotation de dignité et de grandeur, désignait aussi une 11
Cf. Dom Prosper Guéranger, Institutions liturgiques…, t. iv, p. 626.
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fonction générique englobant les formes des actions de chant consignées dans les répertoires et leur mode de réalisation fixée par le Cérémonial12. C’est cette expression, très commune dans le vocabulaire des textes officiels et des auteurs, qui sur la fin du xixe siècle glissera vers l’expression « chant liturgique »13.
Le « liturgique » et la nature des choses Toutefois, un déplacement significatif est décelable dans l’abondante production théorique ou documentaire parue dans les quinze années qui précèdent le Congrès de Paris de 186014 : la qualité « liturgique » d’un chant est rapportée non plus en référence première à son statut canonique, mais à un certain nombre de caractères intrinsèques, constitutifs de sa musicalité même. Ainsi, en 1853, l’abbé Céleste Alix, pour contribuer à l’adoption de la nouvelle édition des Livres de chant publiée par la Commission interdiocésaine de Reims et de Cambrai (1851), rédige un Cours complet de chant ecclésiastique15. Il lui arrive d’employer l’expression rare de « musique liturgique ». Mais on en comprend l’emploi quand on saisit que le mot « musique » ne désigne pas ici le répertoire mais le principe musical censé gouverner le chant ecclésiastique, principe qui, aux yeux de l’auteur, exclut le rythme et la mesure. C’est un usage très voisin, en dépit d’une théorisation tout à fait différente, que l’on trouve sous la plume du chanoine Gontier, ami de Dom Guéranger et premier théoricien de ce rythme verbal ou oratoire qui va devenir la clé de la méthode de Solesmes. Dans une communication remarquée au Congrès de Paris, le chanoine Gontier affirme que le rythme du plain-chant est un rythme naturel, proche de celui du discours, et que personne n’aurait l’idée indécente de chanter une Préface à trois temps : « Nous avons en nous, ajoutait l’orateur, un sentiment exquis des convenances liturgiques ; nous comprenons que, Dieu ayant donné à l’homme le chant naturel, les premiers accents de l’homme ont été une prière, un chant d’action de grâce, un chant liturgique, dans le seul rythme qui convient à la prière
12 L’expression « chant ecclésiastique » connaissait une variante commune et sans rigueur, dans l’autre expression « chant d’Église », voire « musique d’Église ». On pouvait l’employer pour désigner aussi les conventions de fait régissant les productions musicales des paroisses et des établissements religieux, sans préoccupation normative. En revanche, c’est une réelle perspective ecclésiologique que veut ouvrir Mgr Parisis dans l’intitulé intentionnel de l’Instruction pastorale de Mgr l’Évêque de Langres sur le chant de l’Église, Paris, A. Sirou, J. Lecoffre, 1846. 13 Les auteurs de méthodes et de manuels de chant se partagent assez équitablement les deux expressions. Il serait fastidieux d’en communiquer le relevé. On trouve un exemple d’une certaine oscillation entre les deux termes dans un opuscule d’Adrien Vigourel (Directeur du Chant et Maître des Cérémonies au Séminaire de Saint-Sulpice), Catéchisme du chant ecclésiastique, texte lu au Congrès de Musique religieuse tenu à Rodez en Juillet 1895, et reproduit en appendice au Petit Catéchisme liturgique par l’abbé Henri Dutillet, ouvrage publié en 1859, et réédité, avec une Préface originale, par les soins de J. K. Huysmans en 1895. Nous le citons d’après une nouvelle édition, à Paris, Librairie H. Mignard, 1912, p. 193-214. 14 Le Congrès de Paris pour la restauration du plain-chant et de la musique d’Église réunit à la fin novembre 1860 tout ce que la France catholique comptait de musicologues et musiciens intéressés. Certains d’entre eux étaient connus par d’importants travaux ou par des prises de position publiques : c’était le cas pour Joseph d’Ortigue, Adrien de La Fage, les abbés Morelot, Raillard, Tesson, Bonhomme, Gontier, entre bien d’autres. 15 Céleste Alix (Abbé), Cours complet de chant ecclésiastique, Paris, J. Lecoffre, 1853.
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liturgique, le rythme prosaïque et naturel16 ». Dans sa justement célèbre Méthode raisonnée de Plain-chant, si le même auteur pouvait affirmer que « le chant grégorien possède le caractère de placidité, de décence et de dignité qui convient au chant liturgique », pour cette même raison il ne craignait pas d’appliquer aussi à la polyphonie des xive, xve, xvie siècles la même qualification de « liturgique »17. C’est aussi dans l’Approbation qu’il donne à cet ouvrage que Dom Guéranger opère un de ces glissements de perspective dont il a le secret : déplorant comme un certain nombre de ses contemporains le mauvais état du répertoire et de son exécution, il regrette l’indifférence, voire le « souverain ennui » avec lesquels est écouté le « chant liturgique », exécuté sans expression et sans agrément, mais il ajoute : « Ce n’est pas là le chant de l’Église ». La formulation serait anodine s’il s’agissait seulement de flétrir, même sévèrement, de mauvaises habitudes d’exécution, mais Dom Guéranger va plus loin en contestant à ce plain-chant, outre son origine parisienne suspecte, son impuissance, qu’on pourrait dire musicale, à prendre en charge la prière et la louange de l’Église18. Dom Joseph Pothier, au remarquable premier chapitre des Mélodies grégoriennes (1880), traite de « l’excellence du chant liturgique ». Par cette expression, dont l’emploi est limité pratiquement à ce premier chapitre, il entend la fonction générale du chant considérée dans l’intégralité de l’action liturgique ; il affirme que le chant grégorien en est la forme rythmo-mélodique historiquement et musicalement la plus fondée. L’extension de l’expression « chant liturgique » apparaît donc ici plus large que celle de « chant grégorien » ou de « plain-chant », et visant une fonction générale et ses exigences qualitatives plus qu’un répertoire formé.
Saint Pie X, pape musicien Le concept clé du Motu Proprio de Pie X et de l’Instruction sur la Musique sacrée qui s’y rattache (22 novembre 1903) est celui de « musique sacrée », issu en grande part du Mouvement Cécilien, et déjà présent dans l’Ordinatio de Musica sacra de Léon XIII (7 juillet 1894)19. L’expression « musique sacrée », pars necessaria solemnis liturgiae, désigne, 16 Augustin Gontier (Abbé), Le plain-chant, son exécution, à MM. les membres du Congrès pour la restauration du Plain-chant, Paris, V. Palmé/ Le Mans, Ch. Monnoyer, 1860, p. 16. 17 Augustin Gontier (Abbé), Méthode raisonnée de Plain-chant, Paris, V. Palmé/ Le Mans, Ch. Monnoyer, 1859. 18 Une des « impuissances » que l’abbé de Solesmes reproche à ce chant est, du fait de son diapason anormalement grave et son exécution lourde et massive, d’interdire aux fidèles de participer par le chant à la prière liturgique. « Privés désormais de la possibilité de s’unir aux chants du chœur, écrit-il, les fidèles se sont rabattus sur les lectures privées et silencieuses, s’isolant toujours plus de la prière liturgique. » Ibid., p. xi. 19 Les textes romains sont commodément réunis dans André Pons, Droit ecclésiastique et Musique sacrée, t. iv, « La restauration de la Musique sacrée », Saint-Maurice, Éditions Saint-Augustin, 1961. On peut toutefois reprocher à cet ouvrage d’utiliser comme allant de soi les termes de « musique liturgique » ou de « chant liturgique » pour désigner l’objet de documents romains ou diocésains qui pratiquement ne les emploient jamais. La chronologie et la description des événements touchant l’histoire moderne de la musique sacrée dans le Catholicisme européen est accessible aujourd’hui dans Felice Rainoldi, Sentieri della musica sacra dell’Ottocento al Concilia Vaticano II. Documentazione su ideologie e prassi, Roma, C. L. V.-Editione liturgiche (« B. E. L. Subsidia », 87), 1996. On consultera aussi dom Pierre Combe, Histoire de la restauration du Chant grégorien d’après des documents inédits. Solesmes et l’Édition vaticane, Sablé-sur-Sarthe, Abbaye de Solesmes, 1969.
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dans le Motu Proprio de 1903, une activité de production musicale et donc véritablement « artistique », définie toutefois par sa fin, laquelle se confond avec la fin même de la liturgie. Son « modèle suprême » est le chant grégorien, prescrit exclusivement dans certaines de ses parties. Pour Pie X, l’Église reçoit un double héritage : une fonction qui est aussi une charge (la « musique sacrée » et ses exigences), un modèle pratique constitué en répertoire auto-suffisant, (le chant grégorien). Reste qu’une composition pour l’Église pourra être dite « liturgique » (sic) dans la mesure où elle se rapproche des qualités de ce modèle20. On peut penser que c’est dans cette « liturgicité », si l’on peut dire, définie comme ensemble de qualités à atteindre pour toute entreprise de « musique sacrée », et donc exigeant ce spiritus liturgicus (sic) dont fait état le texte très officiel de Présentation de l’Édition Vaticane du Chant Romain21, que résidait la réelle modernité du Motu Proprio. Mais, comme nous l’avons fait remarquer plus haut, cette perspective ouvrait aussi un champ d’indécision entre le « liturgique » défini comme prescription (modalité statutaire) et le « liturgique » défini comme tâche ou projet (modalité qu’à la mode du xixe on pourrait dire « idéale »), commandant l’attitude évaluative et le discernement actif, à la fois artistique et pastoral de convenance, le tout placé dans un climat d’ardente exhortation22. De ce point de vue, il est frappant de constater que dans les deux seuls passages de l’Instruction de 1903 où l’on peut lire l’expression cantus liturgicus (c. 2, § 6 ; c. 5, § 12), l’adjectif est employé une première fois dans le sens que nous avons dit « idéal » (et peut-être faudrait-il dire « esthétique ») pour dénier à un certain style théâtral la possession des qualités qu’un « vrai chant liturgique » exige23, une seconde fois dans le sens que nous avons dit « statutaire », pour en réserver la charge à des chantres masculins formant un chœur ecclésiastique.
Des livres Les expressions « cantus liturgicus, cantus liturgici » se font plus fréquentes dans les documents romains qui, à la suite du Motu Proprio de 1903, vont accompagner les premières publications de l’Édition Vaticane de Chant grégorien. Un décret du 11 août 1905 concerne l’édition et l’approbation des livres contenant le « cantum liturgicum gregorianum », expression apparemment redondante, mais la lecture de certaines clauses semble bien montrer que l’extension du concept de cantus liturgicus est plus grande que celle de « chant grégorien », même si les chants visés restent morphologiquement assez proches de ce dernier.
On peut noter que le Motu Proprio de 1903 ne reprend pas l’expression de la Lettre Pastorale du Cardinal Sarto, publiée à Venise en mai 1895 : « le chant grégorien, chant liturgique proprement dit ». 21 Texte publié à la suite du Decretum de la S. C. R., du 7 août 1907 concernant l’édition du Graduale Romanum sous le titre De ratione Éditionis vaticanae Cantus romani. 22 On comprend la réaction très réservée des canonistes (même romains) devant le désir exprimé par Pie X de faire de son texte un « Code juridique de la Musique Sacrée ». Et de fait, le Code de Droit Canonique de 1917, à l’article 1264, après une citation assez conventionnelle des expressions du Concile de Trente, se contente d’un rappel général, sans même citer le document de 1903 : « leges liturgicae circa musicam sacram serventur. » 23 C’est en ce sens que les compositions dans le style des Polyphonistes de l’école Romaine sont dites présenter de remarquables traits d’excellence tant liturgique que musicale : nec desiit exquisitae excellentiae, tum liturgicae, tum musicae, opera proferre (C. 2, § 4). 20
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Toutefois, la publication progressive des livres de l’Édition Vaticane (Kyriale, 1905 ; Graduale Romanum, 1907 ; Officium defunctorum, 1909 ; Antiphonarium Romanum, 1912, etc.) allait transformer le statut éditorial des livres de chant romains. Le Concile de Trente, en sa 24e session, avait renvoyé aux instances synodales provinciales les décisions à prendre concernant la modulatio in cantu et, de fait, le Saint-Siège n’avait jamais publié de Graduel ni d’Antiphonaire notés qui auraient eu le statut d’editio typica défini par la Constitution Cum sanctissimum de Clément VIII (7 juillet 1604)24. Or, c’est précisément ce que fait saint Pie X, persuadé de la suprema Apostolicae Sedis potestas super liturgicas cantilenas (décret du 24 mars 1909). Désormais, la notation elle-même devra être reconnue conforme à l’édition typique par les Ordinaires auxquels les imprimeurs sont tenus de recourir25. Cette restriction statutaire amènera l’usage de plus en plus fréquent de l’adjectif « liturgique », voire « strictement liturgique », pour désigner le chant et les chants contenus dans ces éditions protégées26. L’antinomie que nous avions signalée entre la modalité statutaire et la modalité idéale du qualificatif « liturgique » en sortait renforcée. C’est sans doute l’irréductibilité logique et pratique de cette contrariété qui rendra finalement toujours un peu boiteuses les nombreuses classifications des divers genres de musique sacrée que connaîtra le siècle. Les fortes antinomies que contenait le Motu Proprio de 1903, jointes à son côté véhément et à son souci mêlé d’obliger et de convaincre, ne tarderaient pas à produire des effets eux-mêmes mêlés et indécis. Il est manifeste qu’un large mouvement s’ensuivit, en dépit de résistances, d’inertie et de misonéisme en tous genres que Pie X dénonçait (assez paternellement et sans se faire trop d’illusions, semble-t-il) dans sa Lettre du 8 décembre 1903 au Cardinal-Vicaire Respighi, pour tenter de faire appliquer à Rome même les éléments de sa réforme. On peut suivre dans les documents majeurs publiés ultérieurement, et qui, considérés rétrospectivement, apparaissent comme les jalons d’un long et continu déplacement, le rôle à la fois d’accélérateur et de frein, l’attitude mêlée d’exhortation et de réticence dans lequel va se trouver inexorablement placée l’Autorité, de son propre fait, pourrait-on dire. La Constitution Divini cultus promulguée par Pie XI, le 20 décembre 1928, entend marquer solennellement le vingt-cinquième anniversaire du Motu Proprio de 1903. Elle en reprend, les éléments essentiels en insistant sur la continuité de l’action du Saint-Siège en ces matières. Mais sur l’un ou l’autre point le nouveau texte redresse et corrige les contradictions qui, à partir des imprécisions du texte précédent, avaient engendré des hésitations, ou même des troubles chez les exécutants. Ainsi, l’utilisation dans un sens étroitement statutaire de l’expression cantus liturgicus aux fins d’en réserver le privilège aux seuls chantres masculins, se heurtait à la volonté bien connue et réaffirmée de Pie X de permettre que, par le retour au 24 On pourra prendre connaissance des péripéties occasionnées par le privilège accordé à l’éditeur Pustet de Ratisbonne, pour la reproduction de l’Édition publiée par la Typographia Medicea en 1614, et des vœux du Congrès d’Assise de 1882, auquel participait l’abbé Giuseppe Sarto, et leur rejet par la S. Congrégation des Rites, dans l’ouvrage de Dom Pierre Combe, cité plus haut, p. 101-113. 25 L’adjonction de « signes rythmiques » par les moines de Solesmes ne fut tolérée qu’à la condition d’être proclamés « d’autorité privée » et modifiés pour ne pas toucher à l’intégralité de la notation typique vaticane. 26 C’est tout à fait le cas dans l’Instructio de Musica sacra de 1958, énumérant au no 56 les libri cantus liturgici Ecclesiae Romanae.
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chant grégorien parmi le peuple, « les fidèles, de nouveau, prennent une part plus active dans la célébration des offices »27. Pie XI en ce point lève toute hésitation ; la forte formulation qu’il emploie sera reprise littéralement par son successeur Pie XII dans l’Encyclique Mediator Dei (20 novembre 1947) : le chant grégorien, pour les parties qui les concernent, doit être remis en usage parmi les fidèles en vue de les faire participer d’une façon plus active au culte divin. « De fait, ajoute le Pontife, il est absolument nécessaire que les fidèles n’assistent pas aux offices en étrangers ou en spectateurs muets ; mais que, pénétrés de la beauté des choses liturgiques, ils prennent part aux cérémonies sacrées ut vocem suam sacerdotis vel scholae vocibus, ad praescriptas normas, alternent. Il n’adviendra plus, dès lors, conclut Pie XI, que le peuple ne réponde pas, ou réponde à peine, par une sorte de léger ou de faible murmure, aux prières communes récitées en langue liturgique ou en langue vulgaire28. »
Destin moderne de l’expression « chant liturgique » La période qui va des années trente aux années cinquante, et qui, en dépit de la guerre, présente une réelle homogénéité pour ce qui concerne la vie propre du catholicisme, ses formes de sociabilité et ses moyens d’expression, voit se développer un intérêt certain pour des formes renouvelées de pastorale, de catéchèse, de vie associative au sein des paroisses ou dans la mouvance des diverses familles religieuses. Les mouvements de jeunesse, les établissements d’enseignement portent intérêt au théâtre chrétien, à la liturgie, aux formes d’expression. C’est dans de tels milieux que se développe un nouvel emploi de l’expression « chant liturgique ». On y entend désigner par là des chants en langue vernaculaire se rapprochant quant à leurs formes et leurs contenus des chants latins consignés dans les livres liturgiques, ou même se rapprochant sciemment de pratiques traditionnelles plus anciennes, comme ce fut le cas des psalmodies et de la psaltique proposées par le P. Joseph Gelineau, très vite connues en de nombreux pays29. Pourtant, le statut de tous ces chants, autorisés en droit pendant la messe basse, se heurtait à un interdit de la SRC de chanter en langue vernaculaire des traductions directes des textes « liturgiques ». On verra donc fleurir pour la messe, les vêpres, et ce qu’on appellera plus tard des para-liturgies, de nombreux chants plus ou moins adaptés, mais dont l’esprit général, le langage plus biblique, les formes plus fonctionnelles renouant avec la tradition proprement liturgique : litanies, répons, psalmodies, finissaient par engendrer un répertoire autonome, qui prenait ses distances par rapport aux recueils de cantiques et témoignait hautement de ce « sens liturgique » ouvert par l’approche archéologique et poétique des formes. De leur côté, les communautés protestantes désignaient par le terme « chants liturgiques », des répons liés aux rites des célébrations de la Parole et de la Cène, et s’insérant souvent de la part de leurs concepteurs dans un courant de réestimation de l’action proprement rituelle et liturgique. Ce souci explique sans doute la pression qu’exerça Pie X sur la Commission vaticane de chant grégorien pour une publication rapide du Kyriale, où se trouvaient notés des chants de l’Ordinaire de la messe accessibles, pensait-on, à l’assemblée des fidèles. 28 Le texte de Mediator Dei supprime l’allusion incidente (entre tirets dans le texte latin) aux processions et établit par là même une interprétation sans ambiguïté du texte de Pie XI. 29 Cf. LMD, 33 (1953) : « Les Psaumes, prière de l’Assemblée chrétienne ». 27
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En 1946, les Vespérales de l’abbé Bouvier (grand succès dans la France paroissiale modeste) s’annoncent, parmi beaucoup d’autres, comme recueil de « chants liturgiques français ». Il convient toutefois de remarquer que les auteurs et les éditeurs les plus vigilants (Chalet, Fleurus, Cerf) ainsi que les productions du CPL (telles que Le Seigneur vient, 1950), sous l’œil canoniste du P. Roguet, évitent au contraire cette appellation statutairement discutable. Ce qui n’empêchera pas sa diffusion spontanée, au grand mécontentement de la mouvance grégorienne30.
La « messe basse » au secours de la liturgie ? Toutefois, il est possible qu’il faille faire aujourd’hui une révision sensible de l’histoire de la Messe et de ses chants au cours du xxe siècle : si l’on peut constater sans peine que les « ouvriers de l’Évangile » des quartiers populaires de Paris, de Marseille ou de Nantes n’avaient guère de penchant pour l’art grégorien, on ne voyait sans doute pas assez que les populations de classe moyenne qui formaient le gros du catholicisme urbain, lorsqu’elles étaient dévotes, ou même ultra-montaines, et éventuellement acquises aux idéaux de saint Pie X, le « pape de l’Eucharistie », (communion précoce, communion fréquente, catéchisation sérieuse des enfants) étaient surtout familiarisées avec la messe basse. Le paradoxe, déjà souligné par Dom Bernard Capelle, dès 1939, résidait dans le fait qu’en dépit, ou plutôt à cause même de sa « miniaturisation », de sa retenue sonore et cérémonielle, elle était devenue, par le moyen du missel personnel, du dialogue liturgique (acquis dans les années trente), de sa proximité eucharistique, une pratique familière et pieuse qui contrastait pour beaucoup avec l’extériorisation et le conventionnalisme, ou même l’indévotion de la grandmesse. Cette population paroissiale pieuse, ou de mouvance jésuite ou franciscaine, n’était pas nécessairement attirée par le goût bénédictin du chant, et même si elle lisait l’Année liturgique de Dom Guéranger, elle pouvait ne pas voir dans les formes établies de la liturgie solennelle un enrichissement évident de son catholicisme31. On ne peut donc s’étonner que ce soit à partir de ce modèle bien familier et religieusement investi de la « messe basse » que put se développer pour beaucoup de fidèles une pratique « de plus en plus liturgique » de l’harmonica participatio, et un réel renouvellement des formes, en dépit d’efforts généreux de renouveau de la grand-messe et de son répertoire chanté. Cf. Revue grégorienne, 2-3 (1956), « Liturgie solennelle ». La même revue s’abstiendra volontairement de tout commentaire quand elle publiera, deux ans après, le texte et la traduction de l’Instruction « De musica sacra » de 1958, cf. Revue grégorienne, 1-2, 1959, p. 2-3. 31 La question, qui préoccupait tout le monde à l’époque de l’Encyclique Musicae sacrae disciplina, est posée dans des termes extrêmement judicieux par André Malovrier dans le numéro de la Revue grégorienne que nous avons cité. L’auteur décrit très bien cette « micro-culture » de la messe basse, et les efforts faits pour en faire une réelle action liturgique. Sa conclusion, qui, à l’époque, est partagée par de bons esprits, place dans une fréquentation renouvelée de la messe solennelle, l’aboutissement de ces efforts. Il est possible que l’on ait été amené à confondre le principe même de la « solennité » de la messe, acte public et « épiphanie » de l’Ecclesia celebrans, avec les formes pratiques de la solennisation établies en usage. Cf. A. Malovrier, « La liturgie solennelle, principes et réalisations », Revue grégorienne, 2-3 (1956), p. 46-55. 30
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De l’usage de l’adjectif « liturgique »
L’œuvre pastorale de Pie XII L’Encyclique Musicae Sacrae Disciplina, publiée le 25 décembre 1955, est le produit d’un intérêt personnel de Pie XII pour l’art musical, mais elle est surtout à ses yeux le prolongement de l’Encyclique Mediator Dei, où s’exprimait très vigoureusement sa volonté d’unir l’approche doctrinale et le souci pastoral. Dès le début de l’Encyclique est affirmée la continuité du document avec les orientations de Pie X, avec toutefois un souci « d’adaptation aux circonstances actuelles » : on peut y lire qu’il a été tenu compte des vœux des Évêques, des apports savants et artistiques des congrès, de l’expérience pastorale, et des progrès accomplis dans la connaissance et l’enseignement de la musique. D’un survol historique, il est vrai un peu simplifié, se dégage l’idée très positive d’une cumulativité heureuse et d’un progrès de l’art musical au service du culte divin. Cette position corrige quelque peu la confusion qui avait pu s’installer à la lecture du Motu Proprio de 1903 entre « musique sacrée » et « musique ancienne ». D’autre part, comme l’a souligné Mgr Fiorenzo Romita, commentateur romain autorisé, au 3e Congrès International de Musique Sacrée de Paris, en juillet 1957, il apparaît, dans le document de 1955, que les lois ecclésiastiques en matière d’art et de musique sacrée « ont un sens historique », en rapport avec les conditions et les transformations de la liturgie et de l’art musical, et que, d’autre part, l’Église ne prétend pas dicter des lois esthétiques formelles, au point d’ériger le chant grégorien en modèle absolu. En premier et en dernier ressort, c’est la finalité et l’orientation liturgique d’une action musicale qui est déterminante, et son intégration dans le déploiement vraiment religieux et intériorisé de l’action sacrée, et cela, au plus haut point, dans le sacrifice eucharistique. Cette finalité vient couronner une finalité plus générale de l’art qui ne saurait ignorer la fin dernière de la Création, œuvre divine. Elle est impliquée dans une démarche elle-même vraiment religieuse de l’artiste32.
Cantus popularis religiosus L’Encyclique se signalait aussi par un éloge motivé et inattendu de ce qui était désigné assez énigmatiquement par « cantus popularis religiosus »33 partie de la musica sacra dont les bienfaits étaient loués, la pratique encouragée, et l’importance signalée en pays de mission. Il est vrai qu’une certaine difficulté d’intégration de ce concept nouveau subsistait dans la rédaction même de l’Encyclique. Au chapitre 2, § 14-15-16, la catégorie générale de musica sacra est distribuée en deux sous-ensembles : le chant et la musique sacrée « intimement liés avec le culte liturgique », et que l’on peut dire « musique liturgique », et une musique qui n’est simplement que « religieuse ». Cette dernière catégorie semble en 32 Mgr Fiorenzo Romita, « Les principes de la législation de la musique sacrée d’après l’Encyclique Musicae sacrae disciplina », Actes du Congrès International de Musique sacrée de Paris, 1-8 juillet 1957, Paris, Éditions du Congrès, 1959, p. 147-155. 33 Comme le faisait remarquer le P. Joseph Gelineau à l’époque, l’expression « chant populaire » n’allait pas sans inconvénient, laissant en particulier entendre que le « chant liturgique » pourrait n’être pas populaire, au sens étymologique du mot, c’est-à-dire chant du peuple chrétien, ce qui s’avérerait particulièrement contraire aux perspectives développées depuis saint Pie X, cf. Joseph Gelineau, Chant et musique dans le culte chrétien, Paris, Éditions Fleurus (« Kinnor »), 1962, p. 81.
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ce passage se ramener à un répertoire de chants religieux vernaculaires dont on dit tout le bien possible, notamment pour la catéchèse, la piété familiale, les mouvements de jeunesse et les rassemblements catholiques. Mais voici qu’au chapitre 3, § 30, le cantus popularis religiosus est compté cette fois au nombre de « ces choses qui sont liées plus intimement à la liturgie sacrée de l’Église ». L’accent du paragraphe est mis sur le côté qu’on pourrait dire ethnologique, culturel, national de ces chants « adaptés à la mentalité et aux sentiments de chaque peuple », et sur l’opportunité d’en développer l’usage en particulier dans les pays de mission, où l’attention des messagers de l’Evangile est attirée sur le fait qu’il importe de créer des « chants sacrés chrétiens similaires aux chants religieux de ces populations, qui souvent font l’admiration des nations cultivées » (c. 3, § 33). Ainsi peut-on lire que, dans les messes non solennelles, ces cantus populares religiosi « peuvent remarquablement aider les fidèles à assister au Saint-Sacrifice, non comme des spectateurs muets et inertes, mais en accompagnant l’action sacrée avec leur esprit et leur voix, à unir leur piété avec les prières du prêtre, à condition que ces chants soient bien adaptés à chaque partie du sacrifice. » Et Pie XII ajoutait : « Nous avons appris avec beaucoup de joie que cela se pratique déjà dans de nombreuses régions du monde catholique » (ibid. § 30).
L’Instruction de 1958 L’Instruction De musica sacra et sacra liturgia de la S. Congrégation des Rites, en date du 3 septembre 1958, fut reconnue dès sa publication comme un document de première importance, pas loin d’un testament exprimant les orientations ultimes du pape récemment défunt en matière de pastorale liturgique34. Elle intégrait aussi les travaux et les réflexions de la Commission pontificale pour la réforme de la liturgie (Pontificia commissio pro generali liturgica instauratione constituta). L’Instruction affirmait, dans la continuité des documents antérieurs et dans l’esprit même des orientations de Pie X, l’intrication étroite des « actions liturgiques » et des formes reçues ou recevables de la musique sacrée (Préambule). Il apparaissait cependant avec évidence que les rédacteurs du document avaient l’intention de clarifier les notions laissées quelque peu obscures par l’Encyclique Musicae Sacrae disciplina. Pour cela, ils tiennent à renforcer la distinction, que nous avons dit de type statutaire, entre le « liturgique » et le « non-liturgique », et particulièrement entre les actions liturgiques et les pia exercitia. Pour ce qui regarde la musique sacrée, la taxinomie proposée, à la différence du Motu Proprio de 1903, ne retient pour la définition de la « liturgicité » stricto sensu que des critères statutaires n’engageant pas, au moins dans la rédaction du texte, un quelconque rappel de « qualités » musicales. Ainsi, l’expression cantus liturgicus s’applique à « tout ce qui doit être chanté selon les livres liturgiques, soit par le prêtre et ses ministres, soit par la schola et le peuple… (et qui) appartient intégralement à la liturgie elle-même » (C. 2, Normae generales, § 21). 34 C’est le sentiment qu’exprime le chanoine Aimé-Georges Martimort dans le remarquable commentaire qu’il consacre à ce document, avec la collaboration, hélas un peu moins rigoureuse, de François Picard : Liturgie et musique, traduction de l’Instruction « De musica sacra et sacra liturgia » de la S. Congrégation des Rites en date du 3 septembre 1958, Paris, Éditions du Cerf (« Lex orandi », 28), 1959.
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De l’usage de l’adjectif « liturgique »
Ainsi en va-t-il du chant grégorien, dans la notation consignée dans les éditions typiques35. Toutefois, la symétrie d’opposition entre « actions liturgiques » et pia exercitia ne se retrouvait pas aussi simplement dans la classification des divers emplois »36 de la musique sacrée. En effet, la catégorie générale de « musique sacrée » se trouvait quelque peu étranglée par l’impossibilité canonique et stratégique dans laquelle elle se trouvait d’employer le terme « liturgique » dans un sens autre que « statutaire ». En revanche, le document, très rigoureux sur le lexique, se montrait particulièrement ouvert quant à la liste des « genres de musique sacrée » admis, selon des degrés de recevabilité déterminés, dans les actions liturgiques. Sur deux points en particulier, l’Instruction de 1958 proposait des transformations qui allaient se révéler grosses de conséquences sur la pratique liturgique. Les chants grégoriens de la missa cantata retrouvaient la possibilité de se déployer suivant une logique d’action liturgique chantée qui était celle de leur origine, telle qu’en témoignaient par exemple les Ordines romani : restitution des psalmodies de l’Introït et de la communion, place du Benedictus avant la consécration. D’autre part, la missa lecta était considérée comme un acte liturgique au plein sens du terme. De dignité moindre que la messe chantée, elle pouvait intégrer des chants qui, bien qu’ils ne puissent pas se dire « liturgiques » au sens strict, devaient être conçus pour favoriser une participation heureuse des fidèles et choisis en fonction d’une juste convenance à chacune des parties de la messe (C. 2, § 14b, C. 3, § 30).
Les orientations conciliaires La Constitution de Vatican II sur la Sainte Liturgie n’emploie pas le terme « chant(s) liturgique(s) ». Une catégorie générique est désignée par cantus sacer au sein de laquelle le chant grégorien (ceteris paribus) est dit occuper la première place. Les principes nouveaux énoncés par la Constitution seront repris et détaillés dans l’Instructio de Musica sacra in Liturgia du 5 mars 1967. L’intitulé même de cette Instruction annonce le changement de perspective. Suivant celle-ci, le concept et la qualification de « liturgique » devient essentiellement programmatique : ils désignent l’aptitude d’une action musicale à remplir le munus ministeriale, rituel et pastoral, que lui assigne le programme liturgique. Cette vision programmatique de la discipline liturgique est particulièrement nette dans la Présentation générale du Missel Romain (C. 1, § 6) : les actions rituelles y sont définies par leur but, voire par des effets escomptés37. Nous ne nous attarderons pas ici sur les conceptions avancées par ces documents, ni sur leurs conséquences, qui ont, comme on le sait, fait l’objet d’études Ainsi, l’excellent canoniste qu’était le chanoine Martimort utilisait l’expression « chant non liturgique » pour désigner un chant supplémentaire dont l’exécution était admise à l’offertoire ou à la communion d’une messe chantée (loc. cit., p. 83). Il va sans dire que de ce point de vue un chant « liturgique » par son texte et sa domiciliation dans un livre liturgique, pouvait n’être plus « liturgique » par un emploi hors situation (comme l’aurait été le chant d’une antienne ou d’un répons de l’office du Saint-Sacrement à l’offertoire ou à la communion de la messe). 36 Le substantif latin correspondant au français « emploi » n’apparaît pas dans le document, mais le verbe « adhibeo » sous toutes les formes possibles y connaît une grande fréquence. 37 Trois éléments de la pratique antérieure ont désormais disparu : 1) le privilège exclusif du latin (cet état de chose aboutit à placer le répertoire grégorien avant tout sur l’axe de l’héritage patrimonial, ce qui est bien peu, 35
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abondantes et approfondies. Nous ferons simplement remarquer que cette conception que nous avons dit « programmatique » des actions de chant rend de ce fait même extrêmement périlleux l’emploi de l’expression « chant liturgique » comme catégorie constituée, en l’absence de tout appareil de contrôle et de légitimation, ce qui fait la fortune d’expressions plus justes mais lexicalement plus lourdes : chants pour la liturgie, chants pour la célébration38. *** Il doit être clair pour nos lecteurs que nous n’avons pas voulu aborder en eux-mêmes les redoutables problèmes posés à l’expression musicale, dans la conjoncture actuelle. Nous n’avons pas voulu faire autre chose que d’interroger une pratique linguistique, pour essayer de deviner à travers cette trame de langage, à la fois sémantique et stratégique, la manière dont se signifiait (et ce terme est lui-même affecté d’une acception linguistique et juridique) un rapport à la fois institué et vécu à un domaine d’activité religieuse sensée, rapport constitutif d’un lien social et théologal, cherchant à travers les mots à se définir et se connaître comme règle et comme projet. Nous n’y ajouterons que de partielles observations. Si la matière choisie apparaît digne d’une réelle considération quand il s’agit du mystère du culte et de la liturgie, il peut ne pas en être de même pour ce qui regarde la part, souvent estimée bien secondaire, que peuvent y tenir des productions musicales, et le chant en particulier. La première question est là. On pourrait la comprendre non d’abord comme rapport à l’autorité d’une instance prescriptrice, mais comme autorité de la chose même, si l’on peut dire : vaut-il la peine, en christianisme, de prendre ces choses musicales tellement au sérieux qu’on en arrive à légiférer sur elles, à en faire une affaire d’Église, autre que purement utilitaire ou décorative ? Depuis toujours la réponse est problématique, oscillante et conditionnelle. Et que dire de la conjoncture ? Reste en amont, ineffaçable, et de toute sa précédence, l’invitation psalmique, et son écoute, dans le Christ. Une autre difficulté, institutionnelle et tactique celle-là, surgit avec l’extension du modèle de subordination « programmatique » que nous avons vu naître autour du Motu Proprio de saint Pie X : comment articuler les principes (les « règles » ?) d’une juste composition « liturgique » avec une instance de discernement et de décision portant sur les actions et réalisations effectives, instance soit immédiate, soit à moyen terme, et surtout, dans le deuxième cas, comment « guider » les effets cumulatifs aboutissant à la formation de répertoires et de solutions formelles par diffusion spontanée, commerciale, pédagogique ou tacticienne ?
compte tenu de sa valeur d’art liturgique et musical) ; 2) la distinction entre messe chantée et messe lue ; 3) des parties fixes sont désormais remplacées par des solutions alternatives ou substitutives. 38 Le Groupe Universa Laus avait proposé, dans une perspective inspirée par un souci d’ouverture anthropologique, d’utiliser l’expression « musique rituelle des chrétiens », difficilement transposable dans le langage commun. Cf. Claude Duchesneau, Michel Veuthey et coll., Musique et Liturgie. Le document Universa laus, Paris, Éditions du Cerf (« Rites et symboles »), 1988. La notion de « modèle opératif », due au P. Joseph Gelineau, est exposée p. 184-185.
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Paul VI, pour sa part (qui fut grande et belle dans l’aventure encore ouverte de l’instauratio liturgica), a manifesté souvent une autre préoccupation qui lui venait de son souci d’une présence et d’une contribution de l’Église, par son expression cultuelle, à la culture et à la civilisation en train de se faire et de se transformer : comment, sans exagérer la perfection rétrospective des formes musicales du culte dans les temps passés, et sans nier les conditions nouvelles du mécénat musical, se situer activement en héritiers apportant des pierres réellement nouvelles à l’édifice historique (par le disque plus présent que jamais) de l’art musical chrétien39 ? Quant à notre parcours historique retraçant non sans risques le devenir d’une liturgie vivante, se voulant théologale et ecclésiastique, ne peut-il pas se ramener à la résolution toujours fuyante de cette tension provoquée d’en haut, il y a bientôt cent ans, entre les aspirations et les formes, les fins et les moyens. C’est peut-être à ce que la participatio actuosa avait de plus intérieur et de plus proprement théologal, et non dans ses aspects simplement dérivés d’activité collective (nous ne disons pas « ecclésiale ») qu’est due cette immense aventure spirituelle, où, une fois de plus dans l’histoire de l’Église, se sont affrontées la reverentia et la devotio, lesquelles, dès qu’elles sont séparées, se mettent à la recherche d’un nouveau nœud40.
Cf. Musica sacra ancilla Liturgiae, Discours de Paul VI à l’Assemblée générale de l’Association Italienne SteCécile, 18 septembre 1968, Notitiae, 4 (1968), p. 269-273. En particulier : « nova et vetera », p. 272-273. 40 Les Anciens, surtout médiévaux et classiques, abordaient nos questions armés de ces précieux concepts. On pourra lire notre contribution : « Célébrer “dévotement” après le concile de Trente », LMD, 218 (1999/2) [dans cet ouvrage p. 291-308], « Prière liturgique, affectivité et dévotion », p. 7-37, ainsi que, très proche de notre sujet : André Haquin, « Liturgie, piété, dévotion dans le Mouvement liturgique », ibid., p. 99-115. 39
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Musique d’église en France à l’époque de la fondation et de l’essor de la Schola : utopie et réalités [Ce texte reprend l’essentiel d’une intervention faite au Colloque international Vincent d’Indy et son temps, organisé en septembre 2002 à Paris, par la Société française de musicologie.]
L’histoire du chant et de la musique d’église est facilement sujette à des lectures simplifiées : écrite le plus souvent du seul point de vue des musiciens, elle est amenée à ne retenir pour sa narration que des faits manifestement « musicaux » et (ce qui est encore un autre problème) dignes d’éloge. Par là même, elle a de la peine à intégrer, autrement que comme inculture ou négligence, les attitudes d’indifférence ou même d’hostilité observables de la part des populations catholiques et de leurs cadres pastoraux, vis-à-vis des efforts apparemment mal récompensés des promoteurs, sincères et souvent compétents, d’un « art musical véritable à l’église », comme le furent, et combien explicitement, les fondateurs de la Schola1. Pour des musiciens qui, tels Bordes ou d’Indy (car l’itinéraire de Guilmant fut sans doute plus marqué d’éclectisme)2, consacrent une partie de leurs forces et de leur temps à une régénération du chant et de la musique d’église, l’histoire de cette même musique d’église au cours du xixe siècle alors finissant paraît simple et sa trajectoire, facile à saisir, et à récapituler : celle d’une restauration difficile, mais finalement proche d’aboutir. L’urgence même dans laquelle se manifeste le travail à accomplir est à la mesure d’un problème dont on semble bien, enfin, détenir la solution théorique et pratique. Autrement dit, tout se passe comme si on voyait clairement ce qu’il convient de faire, pour le bien de l’Église et la cause de l’art, dont on est persuadé qu’ils ne font qu’un. Dans les panoramas que tracent, au début du vingtième siècle et aux lendemains de la Première Guerre mondiale, les discours d’ouverture des Congrès de musique sacrée (Paris, 1911, Tourcoing, 1919) dans le sillage du Motu proprio Tra le sollecitudini du 22 novembre
In Vincent d’Indy et son temps, M. Schwartz (dir.), Sprimont, Mardaga (« Musique-Musicologie »), 2006, p. 245-254. 1 Nous reprenons ici une partie des éléments abordés dans notre article : Jean-Yves Hameline, « Fragment d’une histoire moderne du chant d’église », in Communio, vol. XXV-4, no 150 (juillet-août 2000), p. 24-33, en les confrontant aux positions et propositions de Vincent d’Indy et de ses collaborateurs. 2 Sur Alexandre Guilmant, on dispose désormais de la belle thèse, abondamment documentée, de Kurt Lueders, Alexandre Guilmant, organiste et compositeur, Paris, Université de Paris IV, 2002, 2 tomes. *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 707-715 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119043
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1903 du Pape Pie X promulguant une Instruction sur la musique sacrée, on ne manque pas d’inclure l’œuvre de la Schola3. On y lit que l’entreprise de restauration de la musique d’église et de la musique à l’église est prônée d’abord par quelques esprits indépendants, tels Choron, de la Fage, Danjou ou d’Ortigue ; puis elle est liée à la bataille pour le retour à la liturgie romaine, avec Mgr Parisis (Lettre pastorale sur le Chant de l’Église, 1846) et Dom Guéranger (Institutions liturgiques, 1840), et aux premières éditions « archéologiques » du Graduel romain (Commission de Reims-Cambrai, 1851) ; elle est également perceptible dans un renouvellement de la technique et du répertoire de l’orgue, à la suite du Belge Jaak Nikolaus Lemmens, qui se fait entendre à Paris en 1850 et 1852. Même s’il semble qu’il n’ait pas tiré de l’entreprise de Niedermeyer tout le profit qu’on pouvait en attendre4, ce processus de restauration paraît culminer dans la pratique après les débats du mémorable Congrès de Paris en 1860 ; quant à la théorie, elle est illustrée par l’activité éditoriale des Moines de Solesmes, avec Dom Pothier (Les Mélodies grégoriennes, 1882) et Dom Mocquereau (Paléographie musicale, 1889), dont Léon XIII, sans renier les arrangements du Vatican avec les éditeurs de Ratisbonne, approuvait les principes et en introduisait la pratique dans les séminaires romains5. Ce mouvement connaît une heure de gloire avec la rénovation chorale de Charles Bordes et la fondation avec Vincent d’Indy et Alexandre Guilmant de la Schola Cantorum (18941896). La Tribune de Saint-Gervais pourra sans cacher sa joie annoncer l’élection de Pie X, dont on avait apprécié la conduite et les réformes comme Patriarche de Venise. Tout ce mouvement semble s’acheminer comme naturellement vers les perspectives ouvertes par le Motu Proprio et l’Instruction sur la musique sacrée de novembre 1903, inaugurant les travaux de la Commission vaticane et la publication de l’Édition vaticane de chant grégorien. On peut se demander si cette vision des choses, toute centrée autour d’un mouvement de restauration apparemment triomphant et consacré en haut lieu, n’est pas elle-même un produit historique : elle est la vision que donnent à lire en tout premier lieu les réformateurs se considérant comme partie prenante d’une telle dynamique. On pourrait, tout au long du xixe siècle, constituer une chaîne de textes où l’on verrait se former, et quasiment s’instituer, ce type d’auto-interprétation d’un mouvement auquel ses adeptes apportent tout leur cœur, leur savoir, leurs ambitions pour l’Église et pour l’art. Dans un travail déjà ancien, nous avions essayé de replacer cet ensemble de faits dans la recherche et la proclamation d’un « art catholique », issu des perspectives de régénération 3 Comptes rendus, rapports et vœux du Congrès parisien et régional de chant liturgique et de musique d’église, Paris les 12, 13, 14, 15 juin 1911, Paris, en dépôt au Bureau d’éditions de la Schola Cantorum, 1912. En particulier, Rapport de Félix Raugel sur le Congrès de 1860, p. 81. Cette vision rétrospective consensuelle apparaît clairement exprimée par l’abbé Jules Delporte, animateur remarquable du Congrès de Tourcoing, dont le retentissement fut considérable : La Musique d’église, Compte rendu du Congrès de musique sacrée de Tourcoing 1919, Tourcoing, J. Duvivier, 1920. En particulier dans le Programme de présentation, reproduit p. xxv-xxvii. 4 C’est l’avis de Daniel Planchet, maître de chapelle de la Trinité, « L’art du maître de chapelle », Encyclopédie de la musique et Dictionnaire du Conservatoire, Albert Lavignac, fondateur, Lionel de la Laurencie, directeur, vol. II : « Musique liturgique des différents cultes », Paris, Delagrave, 1929, p. 2346-2347. 5 Voir « Léon XIII » [article de la rédaction], in La Tribune de Saint-Gervais, vol. IX (1903), p. 301-303. On se reportera sur ce point de l’histoire à Dom Pierre Combes, Histoire de la restauration du chant grégorien d’après des documents inédits, Solesmes et l’édition vaticane, Abbaye de Solesmes, 1969.
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chrétienne qui se font jour dès les années 1830 dans l’entourage de Lamennais, où l’on pouvait distinguer entre autres noms illustres ceux de Guéranger et de Montalembert6. Afin de resserrer mon propos, je m’arrêterai ici aux conflits d’intérêt auxquels se trouvaient confrontés les protagonistes qui, dès le départ, rendaient l’action des réformateurs à la fois difficile et en quelque sorte sans visibilité, c’est-à-dire sans visibilité autre que leur conviction concernant le triomphe de l’art et de la bonne foi.
Dérive profane des institutions d’enseignement Une première faille apparaît très vite, dès la première décennie de la Schola, et semble menacer de faire prendre à cette institution le même chemin que celui des établissements de Choron ou de Niedermeyer en leur temps : inexorablement semble-t-il, les institutions qu’ils ont fondées ont vu fondre leurs objectifs proprement religieux, pourtant clairement déclarés, au profit d’un enseignement musical général et de formations conduisant à des carrières musicales profanes. Certes Vincent d’Indy est persuadé, comme l’étaient d’ailleurs les gens de la Renaissance, de l’unité de l’art musical, en amont de ses applications stylistiques et de ses codes de convenance (eux-mêmes relevant d’un discernement musical). Il va même plus loin en postulant l’origine religieuse du chant et de la musique7. Mais dès 1903, il faut le constater, en dépit de la position théorique du maître et des cours de chant grégorien de Jumel et de Gastoué, les formations pratiques concernant la musique cultuelle sont un peu délaissées8. La gamme si ingénieusement étendue des publications du Bureau d’édition ne perd pas de vue le domaine pratique, et Bordes multiplie les systèmes de souscription et d’abonnements. Mais, mis à part les ecclésiastiques explicitement envoyés pour prendre une formation bien ciblée d’organiste ou de maître de chapelle, on ne peut se défendre de l’impression que le gros des élèves, et en tout premier lieu ceux du Cours de Composition, n’attache guère aux tâches forcément banales de la musique cultuelle une quelconque valeur de prestige, organistes peut-être mis à part. Une lecture suffisamment attentive des chroniques de la Tribune de Saint-Gervais, des Tablettes de la Schola et de La Vie et les Arts liturgiques, des comptes rendus des congrès Jean-Yves Hameline, « Le Son de l’histoire – Musique et chant dans la Restauration catholique au xixe siècle », LMD, 131 (1977), p. 5-47 ; reproduit dans cet ouvrage p. 531-561 « Liturgie, église, société – à la naissance du mouvement liturgique : Les considérations sur la liturgie catholique de l’abbé Prosper Guéranger (Mémorial catholique, 1830) », LMD, 208 (1996), p. 7-46. Dans cet ouvrage, p. 605-629. 7 Voir Vincent d’Indy, Une École de musique répondant aux besoins modernes, Discours d’inauguration de l’École de chant liturgique et de musique religieuse et classique, fondée par la Schola Cantorum en 1896, agrandie et transférée rue Saint-Jacques, 269, Paris le 2 novembre 1900, Paris, aux Bureaux d’éditions de la Schola, (s.d.), p. 8. 8 Voir rapport de Charles Bordes, « La Schola cantorum, (septième année d’études), Coup d’œil en arrière sur le dernier exercice… », La Tribune de Saint-Gervais, IX (1903), p. 304-313. « On ne peut obtenir l’assiduité à ces cours qui sont ou devraient être la base même de l’enseignement de la Schola. » (p. 304). 6
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diocésains et des journées de formation parisiennes et provinciales, lorsque le sujet y était abordé – lectures auxquelles il convient d’ajouter le constat de l’insistance répétée sur la nécessité de former et d’enseigner, de trouver le temps à y consacrer, de convaincre les responsables ecclésiastiques alors que leurs intérêts et leur sentiment d’urgence les portent ailleurs – laisse bien deviner à quel point la vaste entreprise rêvée par les réformateurs et prorogée par Pie X de faire de la « musique sacrée » et de la liturgie solennelle le support privilégié d’une régénération de l’esprit chrétien ne rencontre pas en tous points une adhésion unanime. Elle autorise à penser également que ces réticences ne sont pas seulement d’ignorance ou d’inculture.
Le monde ancien du chant ecclésiastique Il apparaît d’abord que cette entreprise, dont on ne saurait, sans sottise, contester l’importance et les fruits dans l’établissement de la culture musicale du vingtième siècle, accélère et consomme la disparition d’un certain état antérieur du chant d’Église, par où se survivaient encore des pratiques coutumières issues souvent de l’Ancien Régime. Ce n’est sans doute pas un des moindres paradoxes qui affecte ainsi l’action de la Schola, si attachée, comme on le sait de Bordes et de d’Indy, aux valeurs terriennes et nationales du chant populaire, voire paysan. Car toutes les tentatives de réforme du chant ecclésiastique au cours du xixe siècle semblent bien se faire sur un fond de critique soutenue des pratiques cantorales alors en vigueur. Il est toutefois difficile de démêler aujourd’hui la part d’exagération et de méconnaissance contenue dans les rapports et les critiques des réformateurs. Le répertoire mêlé qui constituait le fond du chant ecclésiastique des paroisses françaises, dans un contexte resté encore très rural, n’avait pas en tous points la prétention d’être un art, mais sa pratique semble bien pouvoir être considérée comme ayant formé l’équivalent d’une culture. On y décèle des institutions spécifiques, tel par exemple le lutrin de village ; des pratiques diversifiées : chant uni, faux-bourdons, fleuretis, lutrins instrumentaux, concurrencés par l’orgue de chœur et, après 1845, par l’harmonium, support de diffusion des nouveaux goûts musicaux urbains ; une latinité qui lui est propre, avec non seulement la prononciation en « usse » et en « omme », qui se maintiendra encore ici ou là après la Première Guerre mondiale, mais aussi une prosodie quantitative accentuelle allongeant la syllabe marquée et réduisant la pénultième faible des mots paroxytoniques ; enfin une allure générale : diapason grave, débit lent et en beaucoup de lieux encore soumis à la diversification des tempi suivant le degré des fêtes. Si le répertoire semble quelquefois se borner à une lecture peut-être besogneuse du Graduel ou de l’Antiphonaire, le plus souvent parisiens, un corpus de chants favoris compterait à coup sûr certains hymnes du calendrier, des chants de l’Ordinaire intégrant à un fond médiéval des compositions des xviie et xviiie siècle (Messes de Dumont, Messe « Baptiste », Messe « Trompette »…), les psaumes des vêpres du dimanche, ici ou là encore chantés sur des tons oratoriens, sans parler des chants de la liturgie des défunts, des litanies et des processions. Les réformateurs du chant ecclésiastique interpréteront l’ensemble de ces pratiques comme le dernier état déplorable pour l’art et pour l’Église d’une décadence millénaire du chant grégorien. Peut-être faudrait-il y voir plutôt l’obsolescence et l’usure 710
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d’une pratique du chant d’église qu’on dirait aujourd’hui « baroque », dont effectivement au cours du xixe siècle, et d’une manière très dyschronique, se perdent le goût, les procédés d’ornementation et les conduites vocales spécifiques, éléments peut-être sauvegardés dans certaines formes de survivances d’un « baroque paysan », qui pourront de nos jours retenir l’attention des ethno-musicologues9.
Divergences chez les catholiques Mais la mentalité foncièrement urbaine et « moderne » des réformateurs ne voyait là sans doute que combats d’arrière-garde, et comme toute entreprise de réforme opposait à la tradition établie en usage une tradition restituée par l’érudition et la philologie, et corroborée par le goût et la science. Les vraies difficultés à faire prévaloir chez les catholiques une prise au sérieux de l’art musical dans les cérémonies du culte, qui est un des objectifs de la Schola, et à promouvoir des formes renouvelées de réalisation et de participation, selon l’esprit défini par l’Instruction de 1903, surgissaient au sein même des troupes catholiques, tiraillées entre des stratégies différentes et des intérêts mêlés, voire divergents. En 1911, le Congrès parisien et régional de chant liturgique et de musique d’église, animé par Amédée Gastoué10, adopte à l’unanimité un vœu contre l’abus du sport dont l’usage dans les œuvres paroissiales éloigne les enfants et les jeunes gens des cérémonies du culte à l’église de la paroisse, à commencer par le dimanche. On y déplore que les catéchismes soient laissés en dehors du « mouvement de rénovation liturgique », et que d’innombrables « messes d’œuvres » isolent les fidèles et diffusent des répertoires de cantiques sans valeur littéraire ou musicale. Un autre rapporteur s’en prend aux fanfares des collèges, patronages, petits séminaires, dont la présence inévitable aux processions de la Fête-Dieu fait la désolation des gens de goût, sans parler de la concurrence que les messes de Dumont font aux messes grégoriennes, seules « vraiment liturgiques ». Tout se passe comme si le petit monde des rénovateurs, sûr pourtant de son bon droit et des enjeux vraiment ecclésiastiques et artistiques de son combat, se trouvait confronté à une autre culture, combien catholique certes, mais pas vraiment centrée sur les mêmes attentes ni les mêmes intérêts. Ce catholicisme bigarré, mal relevé des ébranlements de la Commune, aux prises un peu partout avec les initiatives politiques hostiles des dirigeants de la Troisième République, soucieux de ses écoles, de ses congrégations, de ses associations de types nouveaux, est, dans ses élites, un catholicisme souvent pieux et fervent, dévoué aux œuvres de l’Église et du Saint-Siège. Il n’apparaît cependant pas d’emblée préoccupé du niveau « artistique » des chants cultuels, et n’accorde sans doute pas autant d’importance que le « mouvement
Marcel Pérès et Jacques Cheyronnaud, Les Voix du plain-chant, Paris, Desclée de Brouwer, 2001. [voir aussi Xavier Bisaro, Chanter toujours, Plain-chant et religion villageoise dans la France Moderne (xvie-xixe siècle), Presses Universitaires de Rennes ( Coll. Histoire), 2010.] 10 Cité supra note 3. 9
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bénédictin », qu’il soit français ou belge, au développement et à l’amélioration des formes strictes de la liturgie solennelle. Les formes extérieures de son culte, et ses manifestations publiques, héritage d’une Église concordataire transformée bon gré mal gré en Église militante, font apparaître un catholicisme de processions, de pèlerinages, de vœux, générateur d’une hymnodie latine et vernaculaire aux accents à la fois pieux et combattants, bien représentée par les répertoires de Lourdes et de Montmartre, et que l’on retrouve aux processions de la Fête-Dieu, aux cérémonies des Quarante-Heures et autres fêtes paroissiales. L’architecture, le mobilier, la décoration des églises de villes, et des petites localités touchées par l’urbanisation du décor et de la sociabilité si bien décrite par Maurice Agulhon11, le répertoire commun des organistes, témoignent d’un appareil qui ne fera pas nécessairement bon ménage avec les modèles épurés du chant bénédictin ou palestrinien et la forme idéale de la messe conventuelle. Vincent d’Indy, dans une tradition qui remonte à Joseph de Maistre, verrait plutôt dans l’emprunt fait par les musiciens d’église à une grammaire musicale à la fois mondaine et redondante, une forme d’asservissement à la culture mercantile, à la fois ploutocratique et juive, qu’il prend plaisir à stigmatiser dans les musiques commerciales de l’Opéra-Comique. Sa hargne contre Minuit, chrétiens, le célèbre Noël d’Adam, va jusqu’à prendre chez lui les allures d’une colère paradigmatique12 !
Piété eucharistique et micro-culture de la messe basse L’action de Bordes et de la Schola vise une élite fervente, souvent isolée, que le réseau de solidarité scholiste est censé soutenir. Mais il est une autre élite fervente, souvent sous influence jésuite ou franciscaine mais fortement relayée par des associations diocésaines ou paroissiales, qui attache une grande importance à la dévotion eucharistique. Le xixe siècle lui avait laissé ses saluts, ses adorations diurnes et nocturnes, ses communions du premier Vendredi du mois et, au niveau d’une grande pratique publique, l’institution des Congrès eucharistiques. Cette orientation eucharistique de la piété des élites accueillera avec faveur les idéaux de Pie X (communion précoce, communion fréquente, catéchisation sérieuse des enfants) mais, plus que dans la rénovation des chants de la liturgie solennelle, c’est surtout dans une pratique enrichie de la messe basse qu’elle rejoindra le mouvement liturgique et qu’elle fera une expérience paradoxale de la « participatio actuosa ». La discipline sévère du jeûne eucharistique, jointe à une pratique tacite immémoriale, avait banni la communion des grands-messes chantées, et leur cérémonial, à la fois pompeux et négligé, pouvait souvent apparaître à l’élite pieuse comme extérieur et conventionnel, Pour une bonne introduction à la pensée de Maurice Agulhon, on peut lire : « Marianne dévoilée » (Entretiens avec Maurice Agulhon), Terrains, Cahiers du Patrimoine ethnologique, 15 (octobre 1990), p. 91-101. 12 Sur cette continuité d’un catholicisme intransigeant, voir Émile Poulat, Église contre bourgeoisie, Introduction au devenir du catholicisme actuel, Paris, Casterman, 1977. Les positions de d’Indy sont clairement énoncées dans Une École de musique répondant aux besoins modernes. Voir aussi Vincent d’Indy, « Étude sur le cantique grégorien » en introduction aux Selecta cantica, Recueil de cent cantiques, par l’abbé F. Brun, Paris, Éditions musicales de la Schola Cantorum, 1920 [sans pagination]. 11
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encombré de vanité musicale, voire artistique, au détriment de la vraie piété. Il est possible aussi qu’en ce point une certaine retenue ascétique, familière à une partie de la tradition chrétienne, ait entretenu une certaine méfiance envers une trop grande importance accordée au sentiment artistique invoqué par les restaurateurs du plain-chant et que venait confirmer le Motu Proprio de 1903. Les messes basses pouvaient évidemment apparaître en de certaines circonstances comme un acte religieux sans grande piété. Leur multiplication et leur caractère expéditif en ville en vue d’alléger l’observance dominicale pour le plus grand nombre n’échappaient pas facilement à une dérive formaliste, et les éducateurs du clergé prenaient soin de prémunir leurs dirigés contre les risques de routine inhérents à la pratique quotidienne. Cependant, c’est au modèle même de la messe basse qu’étaient attachées quelques valeurs sûres de la piété catholique, à commencer par les messes de communion matinales : sa « miniaturisation », son extrême schématisme, sa retenue sonore et cérémonielle, enrichie de l’usage étendu du missel personnel et, dans les années trente, non sans difficulté il est vrai, du dialogue liturgique direct avec le prêtre célébrant, pouvait en faire une pratique, dont il était facile de souligner bien des aspects illogiques et dysfonctionnels au regard de l’histoire de la liturgie, mais dont on ne pouvait nier la forme familière et pieuse, mêlant d’une manière originale la distance et la proximité du mystère eucharistique, contrastant aussi avec le côté extérieur et conventionnel, voire indévôt, de la grand-messe, sans parler du danger de dérive dilettante ou sensualiste occasionnée par le chant et la musique. C’est d’ailleurs à partir du modèle de la missa lecta dans sa forme dialoguée que se développeront nombre d’entreprises pastorales de rénovation liturgique. La Tribune de Saint-Gervais, à côté de ses grands articles d’érudition, n’hésite pas à faire des propositions de répertoire pour la messe basse des œuvres de jeunes gens. Quant à Bordes, à côté de l’Anthologie des maîtres religieux primitifs, des Concerts spirituels et du Répertoire moderne de musique vocale et d’orgue, il développe une collection qu’il baptise Le Chant populaire à l’église et dans les pensionnats, confréries et patronages, pour laquelle il sollicite ses amis, accueille le folklore basque ou breton et écrit lui-même quelques-uns des meilleurs cantiques du temps.
Intransigeance grégorienne et positions plus ouvertes à la Schola À ce catholicisme de la messe basse, les tenants du mouvement liturgique et de la « musique sacrée », qu’on ne saurait considérer comme moins ou comme plus fervents, mais qui pouvaient quelquefois se voir suspecter et même accuser d’hédonisme musical ou de dilettantisme artistique, proposeront « dans l’esprit du Motu Proprio » un ralliement aux formes strictes de la liturgie solennelle rajeunies par les vertus d’un chant renouvelé par la science, par l’art, par une juste conception de sa fonction liturgique, et étendu dans certaines de ses parties à la « participation active » de l’assemblée des fidèles. Mais ce champ d’action pastorale et « artistique » se verra vite partagé entre des positions intransigeantes et des positions plus ouvertes, et l’on ne s’y entendra guère au sujet des méthodes et de la pédagogie.
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La hantise de l’individualisme, héritée de Dom Guéranger, la crainte du dilettantisme et de la transformation de l’office en « concert spirituel » (sic), vont donner naissance à une position particulièrement intransigeante du « tout intégralement grégorien ». Les modèles en sont la messe chantée et la psalmodie monastiques. Dom Lucien David s’en fait l’ardent apologète aux « Journées grégoriennes » de Lourdes en 1919. Seul, affirme-t-il, le chant grégorien peut contribuer à la « rénovation liturgique » des paroisses. Il va même jusqu’à ajouter que l’on peut affirmer que « du jour où dans une schola, la prédilection intime et pratique est accordée au chant non grégorien, l’esprit liturgique et le vrai sens de la musique religieuse commencent à péricliter13. » Tout se passe comme si la distinction grégorien/non grégorien tendait à se confondre avec la distinction liturgique/non liturgique, ce dernier adjectif tendant lui-même à passer d’une signification statutaire à une qualification de valeur, voire « d’esprit chrétien »14. Il semble bien que les positions clairement affirmées de la Schola aient évité ce rétrécissement des perspectives ouvertes par les orientations de Pie X. Le large éventail des publications du Bureau d’éditions en témoigne. Par ailleurs, chez d’Indy, la force de synthèse attachée à sa vision historique et presque organiciste du développement des formes musicales, où le chant grégorien tient une place fondatrice (qui semble d’ailleurs l’emporter en intérêt chez le Maître sur les aspects concrets de sa pratique à l’église), pouvait permettre une intégration large et plurielle des répertoires patrimoniaux et des créations modernes. La « science » était représentée par les remarquables travaux des érudits. Comme on le sait, le cercle scholiste apporterait à la recherche musicale la compétence des collaborateurs de la Tribune de Saint-Gervais. Vincent d’Indy y joignit la force de synthèse de sa vision historique. Mais la perspective archéologique, qui prenait une allure presque positiviste chez Dom Mocquereau, allait engager l’interprétation du chant grégorien dans le cycle difficile à rompre des recherches et des révisions historiques et philologiques. Les débats concernant l’interprétation et la pédagogie de ce nouveau chant grégorien diffusé par l’Édition vaticane seront dominés par la réception ou le refus des perspectives théoriques du Nombre musical de Dom Mocquereau, où le souci philologique et archéologique était amené à faire un curieux ménage avec ce qu’il faut bien appeler une « rythmique transcendantale », à coloration philosophique, donnant naissance à une pédagogie assez formelle mais efficace, sous les formes simplifiées que lui donneront les disciples de Dom Mocquereau15. Les gens de la Schola semblent avoir gardé une certaine réserve de ton dans ce qui prenait parfois l’allure d’un tournoi polémique assez désobligeant. Mais la fidélité de Gastoué à Dom Pothier, les réticences d’Auguste Sérieyx et plus tard de Guy de Lioncourt vis-àvis des théories exprimées dans le Nombre Musical de Dom Mocquereau, cantonnèrent le « grégorien » de la Schola dans le camp des acteurs statistiquement perdants quand vint à s’établir la prépondérance de la solution solesmienne. Mais en cela même, l’École César Journées grégoriennes de Lourdes, Compte rendu général avec discours et conférences du premier congrès, 26-28 août 1919, p. 5. 14 Jean-Yves Hameline, « De l’usage de l’adjectif liturgique ou les éléments d’une grammaire de l’assentiment cultuel », in LMD, CCXXII, (2000/2), p. 79-106. Re produit supra dans cet ouvrage, p. 689-705. 15 Dom Jean Claire, « Dom André Mocquereau cinquante ans après sa mort », Études Grégoriennes, XIX (1980), p. 3-23. 13
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Franck, après la mort de d’Indy, put constituer un milieu plus aéré, plus ouvert à la pluralité du patrimoine musical ecclésiastique, comme Vincent d’Indy en avait donné un si singulier témoignage dans ses Pentecosten de 1919. On ne peut guère s’étonner que quelques-uns des meilleurs artisans du large chantier, par ailleurs si problématique, du chant vernaculaire à destination liturgique, s’inscrivent dans la mouvance de la Schola, par leur formation à l’École César Franck, comme c’est le cas du père Joseph Gelineau ou du regretté Jacques Berthier.
Conclusions Nous ne prétendions pas faire l’histoire des rapports théoriques et pratiques des personnalités de la Schola avec le domaine à la fois restreint et agité de la musique d’église. Cette histoire, pas vraiment inconnue d’ailleurs, reste sans doute à faire de manière méthodique. On y découvrirait inévitablement et sans surprise les difficultés inhérentes à pareille matière, celles mêmes que soulevait, sans vraiment les résoudre, l’Instruction de 1903. En particulier, la difficulté de concilier le déploiement vraiment théologal de l’expérience religieuse, dans ses aspects ascétiques, dévotionnels, vertueux, avec la requête d’art et surtout d’art intégral, tel que le pensait Vincent d’Indy. Nous nous sommes contentés de mettre en évidence quelques aspects de la conjoncture et des conditions de production et de réception de la proposition et des stratégies scholistes. Inscrivant l’histoire de la Schola dans un processus plus général d’acculturation urbaine, et de régénération catholique, il devient plus aisé de saisir les contradictions que doit affronter l’institution de la rue Saint-Jacques. Un premier groupe de difficultés apparaissait dans le pari de tenir assez fermement joints l’axe grégorien et l’axe « populaire », tout en accélérant de facto, en particulier par la féminisation de l’appareil choral et l’apparition de nouvelles exigences stylistiques, la disparition des lutrins villageois, de leurs modes de fonctionnement et de transmission, et tout en rejetant un art marqué par l’esthétique facile du Second Empire, l’ethos des harmoniums et des kiosques de sous-préfectures. Car la solution alternative serait nécessairement exiguë, se trouvant par ailleurs dans la nécessité de créer le profil culturel de ses propres usagers, avec le risque de voir dénoncer (mais par qui ? et au nom de quoi ?) un processus abusivement élitiste. Un deuxième groupe de difficultés tenait aux divergences d’attentes et d’intérêt repérables dans les populations catholiques les plus actives, voire les plus ferventes. Les réformateurs du chant et de la musique auraient sans doute préféré avoir à s’en prendre à des impies ou à de mauvais chrétiens, dont le peu d’attrait pour les liturgies chantées aurait signifié le manque de ferveur. C’est un peu l’inverse qui quelquefois avait lieu. Tout se passait comme si trois mouvances, certes quelquefois un peu diffuses, se partageaient la population catholique et ses responsables, en matière de chant et de musique à l’église : les tenants des pratiques établies, les militants réformateurs et les pieux indifférents, ou même un peu hostiles, qui se refusaient à solidariser sans précaution l’art et la religion.
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L’harmonium, instrument d’une modernité*1 Dans la page publicitaire d’une livraison de 1845 de La France musicale une jolie figurine, voisinant avec un Album de Frédéric Bérat (« Ma Normandie… ») et des Étrennes musicales de L. Clapisson, représente une jeune personne de la société, en robe simple er élégante du soir, coiffée comme une héroïne de Musset ou de George Sand, avec le regard un peu perdu de celle qui écoute une harmonie lointaine, assise au clavier d’un instrument d’une riche et robuste ébénisterie. Le bas de la robe cache à peine des pieds délicatement chaussés, engagés toutefois dans l’anfractuosité d’une soufflerie actionnée par des pédales. La figurine est accompagnée d’un texte en capitales : RUE VIVIENNE, 53, HARMONIUM, DEBAIN, INVENTEUR, MÉDAILLES BRONZE ET ARGENT 1844. La destination de cet instrument résolument moderne, désormais muni d’une dénomination qui fera fortune, ne fait aucun doute. Ses sonorités puissantes et douces, son expressivité persuasive, son caractère fashionable avaient tout pour en faire le bien-aimé des salons, et le support idéal des rêves des jeunes filles. D’ailleurs, les pensionnats et les maisons d’éducation pour jeunes personnes s’en feront d’ardents promoteurs. On verra même s’ouvrir des cours de musique spécialisés dans l’enseignement méthodique et artistique du nouvel instrument, et très vite se diffuser un répertoire de transcriptions, de pièces pour voix et instrument ; d’œuvres originales, souvent soigneusement graduées quant à la facilité ou la difficulté d’exécution. Dans les dix ans qui suivent la parution du petit panneau publicitaire de Debain, de très nombreux indices attestent que la pratique du nouvel instrument s’établit aussi dans les cérémonies du culte catholique. Un catalogue de la maison Alexandre énumère les usages auxquels elle destine son impressionnante production : pour Salons, Églises, Écoles, Chapelles, etc. En 1846, F. Danjou se plaint de ce qu’il considère comme un acharnement publicitaire, soutenu par la presse la plus lue, en direction du clergé « dans une foule de réclames, de prospectus, de journaux ». La réticence du directeur de la Revue de la musique religieuse, populaire et classique vis-à-vis de la diffusion ecclésiastique du nouvel instrument est manifeste : « On a débité dans les journaux toutes les billevesées imaginables au sujet des orgues expressifs, et aussitôt le clergé s’en est coiffé ; on en a empli les églises, les chœurs, sans
In Alexandre Guilmant, Noël au salon, Kurt Lueders (harmonium), Françoise Masset (chant), François Lambret (piano), [Lyon], Éditions Hortus (DL 2006), 2006. *
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 717-718 DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119044
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savoir si cet instrument aux sons maigres, stridents et monotones, était convenable ailleurs que dans un salon ou dans une très petite chapelle. » (Deuxième année, 1846, p. 210) La position de Danjou, dont l’intransigeance en matière de musique à l’église lui vaut un nombre considérable de contradicteurs, se heurte, semble-t-il, à un phénomène dont l’ampleur provient sans doute du croisement conjoncturel et convergent de plusieurs variables : une prospérité croissante de l’établissement ecclésiastique (séminaires, congrégations religieuses, maisons d’éducation…) ; l’attrait d’un équipement à connotation moderne mis en circulation par des réseaux commerciaux en passe de constituer un nouveau style de société, celui des catalogues et des Grands Magasins. Mais plus décisif, sans doute, la prégnance d’un courant diffus mais puissant d’une nouvelle sensibilité religieuse, libéré de la lourde sujétion janséniste, avec la place faite à une religion du cœur et des sentiments dont l’harmonium des chapelles et des pensionnats, pouvait devenir comme un emblème sonore avec son répertoire de cantiques, de pièces expressives et proches de l’âme, constituant une sorte d’allée et venue tranquille entre le salon, le jardin et la chapelle. C’est ce courant de sensibilité, qui trouve sa vitalité dans de nouvelles dévotions et une sociabilité chrétienne plus fervente, que promeuvent, par exemple, les religieuses des innombrables congrégations diocésaines enseignantes et les associations de piété qui fleurissent ici et là, avec leurs mois de Marie, cantiques, images, réunions de piété. À travers l’ambiance congréganiste, souvent soutenue par le patronage de quelques dames de la société, l’harmonium passera du salon à la salle de réunion et tout naturellement à la Chapelle, avec un répertoire d’une toute autre nature que celui de la liturgie solennelle de la messe ou de l’Office. Mais les messes de Confréries, et bien des messes basses dites dans les petites chapelles provisoires que l’on construit aux extrémités de Paris dans la seconde moitié du siècle, ne connaîtront pas le plus souvent d’autre ethos musical que le son modeste de l’harmonium, suivant un transfert singulier de la classe aisée à la classe populaire. À ces nouvelles pratiques répond la production d’un répertoire qui apparaît certainement comme innovant, mais dont l’assujettissement au goût dominant limite très vite : cantiques-romances, motets pour les saluts et les réunions de piété, pièces à jouer pendant les messes hautes et basses, musique de clavier sans pédale, à la portée de quelque personne, jeune, ou moins jeune, disposant d’un suffisant talent de société. De bons artistes tenteront de trouver un dosage tempéré entre le style sévère, souvent représenté par la fugue, et le style mondain du théâtre et des salons. Ainsi, le Journal des Organistes veut proposer à ses lecteurs des morceaux « d’un style à la fois mélodieux et grave, sans être trop sévère… D’ailleurs, ajoute l’éditeur, une musique plus sévère serait pour le moment peu goûtée en France, mais, plus légère, elle deviendrait inconvenante. » Alexandre Guilmant, dont le Journal des Organistes publiera quelques pièces, se situera dans cette mouvance, représentant assez bien, et sans doute plus nettement que ne le feront les Franckistes, la sensibilité éclectique d’un catholicisme commun et d’une piété artistiquement éclairée, sans être tenté par une quelconque intransigeance. Musique heureuse.
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Amilha dans la « stratégie du cantique » aux xixe et xxe siècles [Ce texte de 1978, réédité ici sans changement, m’avait été demandé par le regretté Jean Séguy, pour un numéro spécial des Annals de l’Institut d’Estudis occitans, consacré à l’œuvre de Barthélémy Amilha, chanoine de Pamiers, et auteur entre autres productions en langue occitane, d’un recueil de cantiques souvent réédité, et dont certains titres s’étaient incorporés au patrimoine religieux des populations de la région. Il s’agit du Tableu de la bido del parfet crestia en bersses, publié en 1673, à Toulouse. Mes lectures du moment me portaient vers la recherche des linéaments d’une idéologie de la « musique à l’église », selon l’expression de Joseph d’Ortigue, telle qu’elle se formait chez les praticiens et théoriciens soucieux de réforme et d’amélioration des solutions effectives. La référence de personnages tels que Bordes ou Gastoué à l’œuvre littéraire et musicale d’Amilia (ils utilisaient le plus souvent cet orthographe, comme tous les musicographes que nous aurons l’occasion de citer, ce qui expliquera notre propre oscillation entre les deux graphies) permettait de reconstituer pour le cantique vernaculaire, la forme projetée d’un support idéal, que l’on pouvait considérer à la fois comme suffisamment bien fondé en nature et en fonction, et fortement implanté dans ce que l’on pensait être une culture traditionnelle. On peut en passant remarquer que le mouvement même qui porte Gastoué à réinterroger les répertoires apparentés à la Réforme catholique du xviie siècle se prolongera avec les travaux de notre regrettée amie Denise Launay, ouvrant la route aux recherches des trois dernières décennies du xxe siècle. Jean Séguy, qui jouait pour moi le rôle d’un Mentor amical en matière de sociologie religieuse historique, avait beaucoup apprécié cet article, et en avait soutenu fermement la publication auprès d’un Comité de Rédaction un peu hésitant devant l’apparente exigüité du propos et son écart par rapport à ses propres objectifs d’études occitanes.]
Le nom d’Amilia (sic) apparaît dans des recueils de cantiques français de diffusion nationale dans les premières années de ce siècle. Ce fait pourrait ne présenter aucun intérêt s’il n’était pas lié à une campagne menée, en France particulièrement, pour la rénovation de la musique d’église et de la liturgie, dans laquelle la référence à l’œuvre d’Amilia, aussi succincte qu’elle ait été, prend figure d’argument et d’exemple.
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In Annals de l’Institut d’Estudis occitans, 3 (1978), p. 91-108.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 719-731 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119045
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Le cantique aux xixe-xxe siècles et le problème du « convenable » Les réformateurs de la musique d’église, tout au long du xixe siècle, se trouvent aux prises avec les mêmes problèmes pratiques que les réformateurs post-tridentins, dans la mesure où ils se donnent la mission de reconstituer autour du « chant ecclésiastique » restauré (le « plain-chant » redevenu « mélodies grégoriennes » que le chœur et les publications de l’Abbaye de Solesmes rendront célèbre après 1880) un répertoire convenable, c’est-à-dire à la fois distant des pratiques et du goût mondain, des théâtres et des salons, et distant des pratiques et du goût barbare, représentés à leurs yeux par les manières grossières des chantres, les cantiques paramilitaires de patronage, les répertoires des goguettes et des sociétés chantantes1. Or ces deux registres réprouvés sont massivement représentés dans les répertoires de cantiques à l’usage des paroisses, des catéchismes, des établissements d’enseignement ; tous plus ou moins issus du Recueil de Saint-Sulpice de 18152, alors que la « romance accompagnée » trouve sa plus parfaite expression dans les « chants à Marie » et les productions diverses du P. Lambillotte, dont le succès est très grand dans les institutions et les pensionnats, pendant un bon demi-siècle. L’écart maximal par rapport à ce convenable musico-religieux est représenté par le Noël d’Adam, ou Minuit, chrétiens, véritable bête noire des réformateurs, qui y voient la parfaite réalisation dans le genre impie de ce que la romance salonnarde réalisait dans le genre pieux : mondanité, extériorité, emphase, vulgarité, sans parler, bien sûr, de sa phraséologie républicaine, voire socialiste3. Cette problématique n’est, évidemment, pas nouvelle. Elle renvoie d’abord à cette difficulté constante que la discipline chrétienne éprouve à définir une catégorie de la modestie musicale, une mediocritas passionum dans le domaine de la sensibilité, comparable, par exemple, à cette onction que les traités de prédication cherchent désespérément à définir et à promouvoir, où se mêleraient, bien chrétiennement, l’habileté rhétorique et la persuasion sensible4.
Au milieu d’une littérature dont on devine l’abondance, signalons seulement : Mgr Pierre-Louis Parisis, Instruction pastorale sur le Chant d’Église (1846), Paris, J. Lecoffre, 2e éd., 1854 ; Joseph d’Ortigue, La musique à l’Église, Paris, Didier et Cie, 1861 ; Abbé Eugène Chaminade, La musique sacrée telle que la veut l’Église, Paris, Lethielleux, 1897. 2 Nouveau choix des Cantiques de Saint-Sulpice, avec tous les airs en musique, seconde édition considérablement augmentée, Paris, Méquignon et Société Typographique, 1816.[ Une première édition, de moindre diffusion, avait été publiée en 1815.] 3 Sur le « Noël d’Adam », ou « Minuit, chrétiens », voir Henri Bachelin, Les Noëls français, Paris, Librairie de France, 1927, p. 64-77, et Jean-Yves Hameline, « C’est l’heure solennelle », Jésus ?, 3 (1974), p. 17-22. 4 Voir Joseph-Cyprien Nadal, Dictionnaire d’Éloquence sacrée […], Paris, Migne (« Nouvelle Encyclopédie Théologique »), 1851, col. 651-655 et passim. L’onction est un des caractères que le jeune Guéranger prête à la vraie liturgie de l’Église, dans ses articles du Mémorial catholique de 1830. Cf. Dom Prosper Guéranger, Mélanges de Liturgie, d’Histoire et de Théologie (1830-1837), Solesmes, 1887, p. 92-110. 1
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Mais elle renvoie aussi à une difficulté conjoncturelle, et, dans le cas qui nous occupe, à cet effort de restauration sociale-catholique que connaît le xixe siècle5. Cette restauration, qui prétend toucher tous les niveaux de manifestation et d’expression, trouvera, pour ce qui regarde la musique religieuse et la liturgie, une charte aussi rigoureuse que difficilement applicable, avec la publication à Rome, par Pie X, en novembre 1903, du Motu Proprio Tra le Sollicitudini, précédant de quelques années l’édition vaticane des Livres de chant liturgique6. Reprenant les mots d’ordre les plus fermes des campagnes réformistes menées en France, en Allemagne, en Italie, le texte pontifical propose de faire du chant grégorien, restauré dans sa version mélodique et débarrassé des vulgarités de son exécution routinière, le paradigme de toute musique religieuse, du fait qu’on y trouve réalisés par excellence trois traits qui permettent de définir le convenable musical chrétien, et partant son adéquation liturgique : une véritable perfection formelle, une portée universelle, la sainteté de son propos. Le projet de retrouver (par un revertimini ad fontes Sancti Gregori) une musique universelle, de fait, à cause de son antiquité et de son usage constant, et de droit, à cause de ses vertus naturelles, est un trait frappant de l’idéologie chrétienne, en ces temps de restauration catholique. On la trouve toute explicitée chez le jeune Guéranger, tout proche encore du premier Lamennais, et chez les théoriciens du plain-chant comme Joseph d’Ortigue7 (lui aussi en contact avec Lamennais), Louis Niedermeyer, ou l’abbé Gontier, le premier théoricien « solesmien »8. Le plain-chant présente pour eux, éminemment ce double caractère : antique, de fait, il l’est de droit, comme le langage, dans les théories bonaldiennes. En face d’une culture marquée par les sécheresses prétentieuses des Lumières, il représente la nature par la simplicité de ses modes, ou échelles mélodiques, et la liberté quasi-psalmodiques de son rythme, lié au langage et non à la danse. Cette nature est sainte, et, comme n’a pas su l’être la musique mondaine, urbanisée et bourgeoise, elle est proche du peuple, comme l’attestent les cris des marchands, les chants traditionnels des provinces, voire les musiques des sauvages et des peuples lointains9. Car la restauration catholique de la musique d’église ne saurait se dissocier de la prise de conscience, tout au long du xixe siècle, des répertoires « folkloriques » et extraeuropéens, comme de la « découverte » de la musique ancienne, menées souvent de front par les même musicologues.
Sur cette immense question, voir quelques éléments de problématique dans : Émile Poulat, « De l’échec ou du succès d’une restauration catholique », LMD, 122 (1975), p. 98-107 ; Jean Séguy, « Suggestions pour une sociologie des liturgies chrétiennes », Archives de Sociologie des Religions, 22 (1966), p. 145-151 ; Jean-Yves Hameline, « L’Église hantée par la fête intérieure », Autrement, 7 (1976), p. 153-161. 6 On en trouvera une version française dans : Les enseignements pontificaux – La liturgie, présentation par les moines de Solesmes, Paris, Desclée et Cie, 1954, p. 173-185. 7 Joseph d’Ortigue, Dictionnaire de Plain-Chant et de Musique religieuse […], Encyclopédie Théologique Migne, nouv. éd., 1860. 8 Abbé Augustin Gontier, Méthode raisonnée de plain-chant, Paris, Victor Palmé, 1859. 9 J. d’Ortigue, Dictionnaire…, col. 1446-1507 (article : « Tonalité »). 5
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On perçoit désormais facilement que la figure historique d’Amilia, missionnaire sérieux de la Contre-Réforme, bras droit d’un des évêques réformateurs les plus intransigeants, compositeur, ou tout au moins centonisateur, d’un répertoire apparemment « modal » ou de « tonalité antique », de rythme grave, mais souple et libre, proche du plain-chant et plongeant dans le mystérieux folklore, présentera ainsi des traits qui donneront à son œuvre le prestige d’une réalisation rare dans le domaine du cantique populaire. Ce domaine du cantique est, bien sûr, moins théoriquement central, que celui du plainchant. Mais c’est précisément à cause de son aspect marginal que l’ardeur des réformateurs à le purifier fait apparaître leur radicalisme et leur intransigeance. Car le cantique est, par position, une formation de compromis. Comme tel, il est soumis, pourrait-on dire, à une double dérive. La première est une dérive textuelle : lié à la didactique chrétienne (catéchisme, prédication, mission…), à l’entretien des convictions, aux pratiques de dévotion, aux distorsions de la langue vernaculaire, voire des langues régionales, il déploie la dynamique propre aux psalmi idiotici, auxquels fait allusion la patrologie musicale, s’écartant par glose, par réduction, par amplification, des rigueurs du texte biblique, canonique, liturgique. Les courants piétistes qui affectent à un moment ou à un autre les groupes religieux trouvent souvent dans le cantique un support privilégié. Le cantique est aussi soumis à une dérive musicale. Présentant une sorte de surface de contact entre une institution ecclésiastique et un état de société, il se modifie, emprunte, démarque, tiré vers la pratique des groupes sociaux dominants ou militants. Ainsi, dans le domaine français, le cantique, tel qu’on peut l’observer dans les recueils imprimés depuis le début du xviiie siècle, se trouve, musicalement parlant, affecté du même statut que les « vaudevilles »10, chansons, couplets satiriques, airs de table, que des rimeurs composent sur des « airs anciens » ou des « airs nouveaux », empruntés à des genres musicaux parfois assez divers : airs à danser, ariettes de théâtre, brunettes, Pont-Neuf, Rondes… finissant par constituer un genre aux propriétés formelles assez floues. Lorsque, dans le cours du xixe siècle, le cantique, à l’instar de la romance, se présentera avec une mélodie d’auteur, il suivra les usages mondains et les pratiques musicales communes, des salons ou des sociétés chorales. Ainsi, lorsque les réformateurs de la musique religieuse à la fin du xixe siècle s’attaquent au domaine du cantique français, ils se trouvent, paradoxalement, devant un objet d’importance minimale par rapport à la hiérarchie de valeur des objets musicaux, mais d’écart maximal par rapport à l’échelle du convenable religieux. Ils vont cependant chercher à définir des normes, une discipline, voire une « tradition », et non sans courage, proposer des réalisations pratiques, sous forme de restitutions anciennes, ou de compositions nouvelles.
10 J. B. Christophe Ballard, en 1717, dans l’Avertissement de sa célèbre Clef des Chansonniers ou Recueil des Vaudevilles depuis cent ans et plus, circonscrit assez clairement son objet : « L’idée de ce Recueil n’est pas de donner des Airs tout à fait inconnus ; leur nom suppose le contraire, puisque le Vaudeville ne s’entend que des Airs répandus dans le Public. »
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C’est dans l’entourage de la Schola Cantorum, fondée en 1896, par Charles Bordes, Alexandre Guilmant et Vincent d’Indy, que se manifeste au plus haut point, à la fin du xixe siècle, cette volonté militante de réforme11. Pour la troisième fois dans le siècle une École de musique religieuse voit le jour à Paris12. Comme pour les deux autres au temps de leur fondation, ses principes sont radicaux et ses positions intransigeantes. Comme à l’École Niedermeyer, on y cultive saint Grégoire, Palestrina et J.-S. Bach, mais aussi la musique française des xviie et xviiie siècles, et le folklore. Charles Bordes, qui fascine le Parismusical de 1890, par l’exécution à la « Tribune de Saint-Gervais » des œuvres des grands maîtres polyphonistes du xvie siècle, publiera des recueils de chansons et de noëls basques, recueillis sur le terrain, et Vincent d’Indy, ses « Chansons du Vivarais ». Amédée Gastoué, musicologue estimé, ami de Dom Pothier, auteur d’un grand nombre d’ouvrages sérieux sur le plain-chant et la musique d’église, est, comme les autres maîtres de la Schola, un praticien de la semaine et du dimanche, affronté à la question pratique (et donc théorique) du répertoire. Lorsqu’il publie, en 1921, sa remarquable étude sur le Cantique populaire en France13, c’est au terme d’une longue campagne érudite, menée dans les Bibliothèques et les Archives, aux fins de déterminer la tradition vraiment française et populaire du cantique, et à partir de là, de proposer des solutions pratiques aux problèmes concrets des maîtres-de-chapelle : On a beaucoup dit et répété, depuis quelques années, écrit-il dans la Tribune de SaintGervais14, au début de ses travaux, que le « cantique » populaire français n’avait pas encore « trouvé » sa formule. Ce mot ne me plaît guère, ou pour mieux dire, il ne me plaît que dans la mesure où ceux qui l’ont employé ont voulu signifier qu’il n’existait pas, dans nos usages populaires, de modèles vraiment dignes d’être présentés comme types. Je dis : nos usages populaires et non pas : « nos traditions ». Car, en fait, dans le chant religieux français en langue vulgaire, il n’y a plus de tradition, il n’y a que la routine, routine qui dure… ce qu’elle peut durer, et qui, bientôt est remplacée par une autre.
Et A. Gastoué reprend alors les critiques souvent émises par les rénovateurs sur l’origine toute profane et vulgaire des timbres utilisés par les recueils les plus usuels et principalement par les recueils de la Restauration. Il ajoute : leur valeur musicale est connue, la Clef du Caveau fut le grand fournisseur de leurs mélodies. Si d’aventure, quelques paroles réellement anciennes sont entrées dans ces recueils, paroles du B. de Montfort ou du P. Sandret, elles ont vite été habillées à la mode de leurs congénères. D’ailleurs, si le Père Sandret (dont Bordes a réédité une partie des œuvres) a écrit les cantiques d’après une véritable tradition ancienne et quasi-grégorienne, le B. de Montfort, à l’imitation 11 Vincent d’Indy et coll., La Schola Cantorum en 1925, son histoire depuis sa fondation jusqu’en 1925, Paris, Bloud et Gay, 1927. 12 Il s’agit de l’Institution Royale de Musique Classique et Religieuse, dirigée par Alexandre Choron, de 1817 à 1830, et de l’École de Musique Classique et Religieuse, fondée en 1853 par Louis Niedermeyer. 13 Amédée Gastoué, Le Cantique populaire en France, ses sources, son histoire, augmentés d’une bibliographie générale des anciens cantiques et Noëls, Lyon, Janin, 1924. 14 Articles repris dans : Amédée Gastoué, Variations sur la musique d’Église, Paris, Bureau d’éditions de la Schola Cantorum, 1913.
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des poètes populaires de son temps, a composé les siens sur les pires « vaudevilles » et « pontsneufs » ». C’est à ce moment que Gastoué ajoute en note : « les cantiques du P. Amilha (sic), en dialecte méridional, offrent (de cette véritable tradition ancienne et quasi-grégorienne) des spécimens excessivement remarquables15.
Le cantique des xixe-xxe siècles confronté au cantique de la période post-tridentine Cette hantise de renouer avec une tradition perdue du cantique populaire (et toute restauration ne revient-elle pas à renouer avec une tradition perdue ?) conduit donc Gastoué à réexaminer toute la période où ce genre musical prend véritablement naissance, et qui correspond au déploiement sur le territoire du Royaume de la réforme pastorale post-tridentine. C’est dans ce cadre qu’il sera amené à mettre en évidence l’originalité de la solution proposée par Barthélémy Amilha. Le cantique en langue vernaculaire connaît, en effet, entre les dernières années du xvie siècle jusqu’au début du xviiie un essor impressionnant. Les auteurs, compilateurs, éditeurs de recueils originaux ou anthologiques, s’adressent cependant à des clientèles fort différentes. D’un côté, le monde des missions, des paroisses, des catéchismes. De l’autre celui des dévots, des cercles pieux, voire des libertins convertis ou faisant semblant de l’être, tous gens cultivés qui pratiquent la musique d’ensemble, en parties, avec mélange d’instruments, ou par manière de récréation poético-musicale. Dans les deux cas, la fascination exercée par les chants et les pratiques musicales des communautés huguenotes est évidente. La théorie (si l’on peut dire) du chant religieux vernaculaire, considéré comme outil privilégié de la « Doctrine chrétienne », et d’une véritable « christianisation » de la vie quotidienne est explicitement décrite et défendue par le P. Michel Coyssard, jésuite, dans son Traité de 160616. De même, Antoine Godeau, évêque de Vence, et contemporain exact d’Amilha, dans sa Préface à ses Cent cinquante Psaumes de 1648, détaille, et en particulier à l’intention des musiciens auxquels il destine ses paraphrases, un « plan d’évangélisation dans lequel le chant trouve place comme support et renfort de la poésie et comme procédé de diffusion de l’Ecriture Sainte »17. D’un immense répertoire qui comprend des noëls, des airs de cour travestis, des odes spirituelles, des hymnes de l’Église paraphrasés, des psaumes, des cantiques de doctrine, des prières usuelles, des chants pour les exercices de la mission ou du catéchisme, Gastoué, à la recherche de la tradition et d’un revertimini ad fontes, dégage deux grands types de réalisations qui lui apparaissent exemplaires et qu’effectivement il va proposer comme modèles : les mélodies vraiment populaires réalisées sur les paraphrases françaises des Ibid., p. 19. Michel Coyssard, Traité du profit que toute personne tire de chanter en la Doctrine chrétienne et ailleurs, les hymnes et chansons spirituelles en vulgaire […], Avignon, 1606. 17 Denise Launay, « La paraphrase des psaumes de Godeau et les musiciens qui l’ont illustrée », Antoine Godeau (1605-1672), de la galanterie à la sainteté, Actes des journées de Grasse (avril 1972), éd. Y. Giraud, Paris, Klincksieck, 1975, p. 236. 15 16
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psaumes et des hymnes, et les cantiques apparentés au plain-chant, et donc, par là-même, à ses yeux, plongeant des racines dans les plus lointaines sources folkloriques. Le Psaume français mis en musique est, bien sûr, à cette époque, un descendant direct des « traductions » de Marot, qui, comme l’écrit Paulette Leblanc, « avait fixé pour plusieurs générations les traits essentiels de la langue des paraphrases »18. L’histoire du plus célèbre des psautiers catholiques, celui de Godeau, de ses mises en musique, de son adoption par les Réformés pour échapper aux tracasseries de la police royale, de son interdiction par Louis XIV en 1686, a été faite récemment par Denise Launay19, qui en dégage bien les aspects politiques et religieux. Godeau, nous l’avons dit, souhaitait pour ses Psaumes une musique simple, directe, et, comme l’écrira un de ses musiciens, « à la portée de tous, pouvant avoir accès chez les artisans de la campagne comme dans la maison des grands ». Un certain rigorisme post-tridentin, et dans le cas de Godeau, proche d’un premier courant janséniste, se manifeste à coup sûr dans cette volonté de dépouillement efficace. S’écartant donc des réalisations polyphoniques ou avec instruments, proches de l’air de cour, ou du motet pour voix et accompagnement, des musiciens comme Artus Aux-Cousteaux, Antoine Lardenois, Thomas Gobert proposeront des réalisations qui retrouvent, surtout chez les deux premiers, des accents très proches du répertoire huguenot, avec toutefois une certaine modernisation tonale, due en particulier à l’effacement des modes de Sol, encore si présents dans le Psautier de Genève. L’Hymne liturgique paraphrasé, auquel on peut apparenter les chants réalisés sur les paraphrases des prières usuelles (Pater, Ave, Credo, Antiennes à la Vierge), connaît aussi une grande vogue. Les plus simples de facture retiennent souvent, pour les hymnes les plus marquants du Calendrier (Conditor alme, Veni Creator, Vexilla Regis…) la mélodie du plain-chant, connue des populations. Mais là aussi, comme pour le Psaume paraphrasé, la formule unisonique la plus simple, sur un texte rudimentaire, pourra coexister avec un air sophistiqué, retravaillant la ligne grégorienne en manière de déclamation lyrique, ou proposant une mélodie entièrement originale, ou plus ou moins habilement centonisée. Les Éditions de la Schola Cantorum appuieront la campagne d’assainissement du cantique sur des publications pratiques, destinées aux chanteurs et musiciens d’église, dans lesquelles un certain souci de correction musicologique (même s’il nous apparaît aujourd’hui notoirement insuffisant) tranche avec la nonchalance habituelle des compilateurs de recueils. Ainsi, Amédée Gastoué, dans une série intitulée « Le Chant populaire », propose sous un format réduit, de petits fascicules composant une « collection des plus beaux cantiques français d’autrefois ». Il y fait la part belle aux compositeurs d’hymnes paraphrasés 18 Paulette Leblanc, Les paraphrases de psaumes à la fin de la période baroque (1610-1660), Paris, P. U. F., 1960, p. 27. 19 D. Launay, « La paraphrase… » ; du même auteur : Anthologie du Psaume français polyphonique (1610-1663), Paris, Éditions Ouvrières, 2 vol., 1974, 1976. Sur la musique religieuse, à cette époque, on pourra consulter aussi son Anthologie du Motet latin en France (1609-1661), Paris, Heugel et Cie, 1963. [On ne saurait manquer de signaler sur ces mêmes sujets, les riches pages du dernier grand ouvrage de Denise Launay : La musique religieuse en France du Concile de Trente à 1804, Paris, Publications de la Société Française de Musicologie (Troisième Série, TomeV), Éditions Klincksieck, 1993.]
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(Coyssard, Aux-Cousteaux, Denis Lefebvre…). Dans un recueil pratique qu’il compile en 1919, pour le Collège Stanislas, il introduit également des Psaumes de Godeau avec des musiques de Gobert. Dans cette « stratégie du cantique » qui sera suivie par un certain nombre de recueils ultérieurs, Gastoué met en avant une tradition à la fois française et catholique lui permettant de se démarquer à la fois de l’ethos protestant, que ramènerait de manière trop voyante l’emprunt systématique aux mélodies réformées (ce que l’on fait pourtant sans trop de vergogne), et de l’atmosphère germanique et luthérienne des chorals-dits-de-Bach, cet autre modèle prestigieux, qui font à cette époque une entrée assez impressionnante dans certains recueils catholiques, appuyée sur une évolution parallèle du répertoire des organistes. Mais les préférences de Bordes (adversaire résolu de l’usage des chorals-dits-de-Bach dans le culte et les réunions catholiques), d’A. Gastoué, et avec eux, des théoriciens et des militants de la Schola, semblent se porter vers une tradition qu’ils estiment encore plus authentique, celle du cantique quasi-grégorien, que représentent par excellence, Sandret, pour le français, et Amilia pour les langues méridionales, « type de tout un ensemble, où je vois, écrit Gastoué, l’une des traditions les plus pures du cantique français, dont elle est la forme peut-être la plus vraie et la plus naturelle »20. Effectivement, la part la plus belle est faite au Père Sandret, missionnaire jésuite de la fin du xviie siècle, éditeur en 1716 d’un recueil de cantiques spirituels à l’usage des missions, dont Charles Bordes donne une édition partielle et adaptée (ce que Gastoué déplorera), dans les collections pratiques de la Schola21. Des cantiques du Père Sandret, Bordes, dans sa Préface, exalte assez lyriquement les caractères qui, à ses yeux, les revêtent de la légitimité grégorienne : Les cantiques du Père Sandret, écrit-il, sont extrêmement originaux. Conçus à une époque où la notation proportionnelle avait fixé à tout jamais ses lois, où la carrure était maîtresse de la phrase musicale, les cantiques du Père, au lieu d’être asservis à ces rigueurs, remontent à la déclamation libre et au rythme pur. Certes, dans beaucoup se devine une mesure, sans qu’elle soit pour cela rigoureuse ; nous avons jugé que les transcrire en notation mesurée, c’était les déformer, les vulgariser à l’excès. Chantées d’après la phraséologie grégorienne, ces naïves mélodies conservent le caractère religieux que tenait à leur conserver le Révérend Père, en les notant de préférence en notation de plain-chant, à l’encontre de tous les musiciens de son temps22.
Si nous citons ce texte de Bordes, c’est parce qu’il est un exemple frappant d’une manipulation très tendancieuse d’un objet musical ancien, dans lequel on veut retrouver à tout prix les traits d’un véritable « naturel », d’une pureté native, d’une simplicité vraiment élémentaire (déclamation libre, rythme pur) qui semblent être eux-mêmes d’une sensibilité religieuse renouvelée en ses sources, c’est-à-dire arrachée à l’artificialité du siècle, et en ce qui regarde l’héritage abhorré du xixe, à la vulgarité et à la compromission. Car relus A. Gastoué, Le Cantique…, p. 209. Cantiques spirituels sur les priëres et instructions chrétiennes, pour les missions du R. P. Sandret, S. J. – Réédition d’un choix des meilleurs cantiques du recueil. Paris, Bureau d’éditions de la Schola Cantorum (sans date). 22 Ibid., p. 1-2. 20 21
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attentivement, et rapprochés des productions musicales qui leur sont contemporaines, les cantiques de Sandret, sous leur vêtement de notes carrées et losangées (celle même des hymnes, des proses, des chants que Jumilhac23 classe comme métriques, celle aussi des livres oratoriens) sont, en fait, de très jolies et charmantes mélodies, pas si éloignées de bien des timbres rassemblés dans La Clef des Chansonniers, que les Balard publient en 171724. C’est bien le cas pour le plus célèbre des airs de Sandret, « Dieu seul adore », dont la coupe prosodique et la conduite mélodique se rapprochent étroitement de l’air « Je vous le donne » de la Clef des Chansonniers, I, p. 152-153. Reste à préciser, et le problème est exactement le même pour les Aires d’Amilha, la portée exacte, tant du point de vue de l’exécution pratique, que de la caractérisation musicale, de cette référence, voire de cette appartenance, des mélodies, par le choix de la notation, au domaine proprement religieux du plain-chant.
La restauration du cantique et le « modèle-Amilia » Amédée Gastoué semble plus pondéré lorsqu’il avance l’exemple d’Amilia, dans son ouvrage sur le cantique populaire. Il présente l’œuvre du Chanoine de Pamiers comme une réussite régionale qu’il compare suggestivement à l’œuvre du P. Maunoir, initiateur de la tradition moderne du cantique breton : Loin d’avoir choisi le chemin des « parodistes », écrit-il, Maunoir adaptait (ses paroles) à des sônes traditionnels bretons soigneusement triés, à des mélodies liturgiques ou genre plainchant, et Amilia composait lui-même les siens, non en musique, mais dans une forme de plainchant semi-grégorien, semi-musical, où il atteint souvent à une expression remarquable. Ces deux auteurs formèrent une tradition dans leurs provinces respectives : on chante toujours ce qu’ils composèrent25.
Plus loin, Gastoué ajoute : Les poésies d’Amilia sont de fort beaux morceaux littéraires, et d’intéressants exemples de parler gascon. Mélodiquement, il pense comme le précédent (Maunoir) et note aussi de la même façon ; ses airs sont très variés d’expression, tout en restant dans les tonalités antiques ; son rythme, tout en employant des valeurs proportionnelles reste très libre. Si toutes les mélodies n’ont pas une perfection achevée, elles renferment néanmoins de délicieux détails. D’autres ont la majesté d’un choral allemand, comme le début et le refrain du no XVIII, cantique sur la dernière Cène26.
Il est alors tentant de se demander si Gastoué ne fait pas à Amilia une auréole un peu trop belle et surtout un peu trop sur mesure. On aura remarqué combien il est prudent en parlant de « plain-chant semi-grégorien, semi-musical », et non comme Charles Bordes de Dom Pierre-Benoît Jumilhac, La Science et la pratique du Plain-Chant […], 2e éd. d’après l’édition originale (1673) par Th. Nisard et A. Le Clercq, Paris, A. Le Clercq, 1857, p. 159-165. 24 La Clef des chansonniers ou Recueil de vaudevilles depuis cent ans et plus, notés et recueillis par J.-B.-C. Ballard, Paris, au Montparnasse, 1717. 25 A. Gastoué, Le Cantique…, p. 215. 26 Ibid., p. 218. 23
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« phraséologie grégorienne ». Ainsi que le souligne à juste titre le Père Comire, dans son introduction à la réédition musicale (1897) des Aires du Tablèu de la Bido27, le plain-chant d’Amilia s’apparente assez étroitement à une certaine hymnodie gallicane, dont on voit de bons exemples dans les mélodies composées par Dumont, Robert, Lebègue, Droüaux Dubois pour les hymnes de Santeul28. Il convient également de le rapprocher de la musique du Directorium Chori de l’Oratoire29, dont quelques titres passeront dans l’usage commun de toute la France (le Salve Regina simple, le Rorate cæli desuper, certains tons de psaumes que l’auteur de ces lignes a entendus et chantés dans son enfance…). Avec eux, les tons si populaires du Miserere, du Parce Domine (familiers des exercices de la Mission, du Carême, du Chemin de la Croix), l’Attende Domine, le Stabat, l’O Salutaris de Dugué, et, bien sûr, les Ordinaires de Du Mont ou de l’abbé Lully, les faux-bourdons dits « parisiens », le ton « royal » du Magnificat, les proses gallicanes et certains hymnes, composeront le fond le plus tenace et le plus populaire du plain-chant paroissial, jusqu’à nos jours. Or, ce qui caractérise tous ces plains-chants, c’est précisément leur caractère hybride, leur aspect de compromis musical entre l’éthos mélodique et harmonique de l’époque, les habitudes vocales et l’art du chant, l’intérêt des lettrés pour la prosodie quantitative, la présence de l’héritage médiéval et « folklorique », et les exigences morales et liturgiques de la pastorale post-tridentine. Art à la fois grave, mais pas raide, aimable mais pas mondain, il sait, dans certains cas, déployer une grande force. Ses réussites latines sont incontestables, ses réussites dialectales, on l’a vu, le sont aussi. En français, on ne pourrait citer que de rares cantiques qui se présentent aussi comme une sorte de « plainchantisation » d’airs d’origine profanes, tel le Suivons sur la montagne sainte, adapté d’un air de Campra, dans l’Europe galante, ou l’étrange Vive Jésus, vive sa croix, que l’on pouvait entendre ces années encore en pays nantais, au début du chemin de croix, sorte d’antienne en vernaculaire que l’assemblée chantait prosodiquement et mélodiquement comme du plain-chant latin, au grand dam de l’organiste qui y perdait son harmonie et sa cadence. On ne saurait alors s’étonner que les 33 Aires d’Amilia présentent, quand on y regarde de près, d’étranges parentés ad extra. Certains ne sont que des emprunts à des timbres courants, tels qu’on les trouve dans la Clef des chansonniers, ou autres recueils similaires, tel le Credo, En Dieu cresi, aire 30, calqué sur le timbre de l’Echelle du Temple, qui servit à un certain nombre de mazarinades, et que Pellegrin aussi utilise pour un de ses Noëls30. Cité dans La Clef des Chansonniers, également l’air Contre mon gré dont l’Aire VI est une adaptation, de même que l’air VIII est une adaptation de l’air de Graveline. Et ce simple pointage n’est pas limitatif. Il faut dire qu’Amilia adapte souvent avec une certaine liberté, ce qui le distingue des chansonniers de rue ou de cercles. Dans un grand nombre d’autres cas, il centonise, c’est-àBarthélemy Amilia, Le Tableu de la Bido del parfet Crestia, Foix, Doublet et Pasquier, 1897, p. 359-366. Hymni Sacri et Novi, autore Santolio Victorino, Parisiis, D. Thierry, 1698. 29 Directorium chori sive brevis psalmodiae ratio ad usum Presbyterorum Congregationis Oratoriae D. N. J. C., 2e éd., Parisiis, Typ. Claudii Herissant, 1753. 30 Airs notés des cantiques sur les points les plus importants de la Religion et de la Morale chrétienne – Noëls nouveaux et Chansons spirituelles par M. l’abbé Pellegrin, Paris, chez Nicolas Le Clerc, 1706, no 49, p. 51. 27 28
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dire compose, dans un cadre tonal prédéterminé, par mosaïque de formules, incipit, cadences intermédiaires, clausules, que l’on pourrait retrouver dans un grand nombre de produits musicaux similaires (petits airs de style pastoral de G. Bataille, J. Lefebvre, par exemple). Sa prosodie, si riche et si variée, retrouve par moment des coupes familières aux voix-deville. Mais la notation conserve aussi des neumes ornementaux, dont certains renvoient directement à des agréments du chant, à des pratiques des chantres dans l’hymnodie d’église, à des figures mélodiques caractéristiques du plain-chant. Du point de vue d’une problématique « folklorique », Amilia se présente éminemment comme un intermédiaire, ou mieux, comme un médiateur : par le biais du nivellement propre à la « gravité » du plain-chant et aux contraintes de la prosodie hymnodique, il est amené à recomposer un répertoire d’ethos très homogène, à partir d’éléments divers, anciens et récents, religieux et profanes, qui peut jouer le rôle de relais dans le processus de folklorisation. Ce rapport de l’œuvre d’Amilia avec le folklore, n’avait pas échappé à Gastoué, ce qui lui permettait de sauter de Sandret et d’Amilia jusque dans la nuit des temps : (Leur) inspiration est si vraie et si naturelle qu’elle trouve une confirmation bien inattendue peut-être, dans le folklore, dans les productions anonymes au style archaïque, recueillies de la bouche du peuple, et dans lesquelles, plus encore que dans les cantiques de Maunoir, d’Amilia et de Sandret, on retrouve la saveur des chants de troubadours ou de trouvères31.
A. Gastoué cite alors des cantiques alternés, en français et en latin, des kyriolés, des complaintes, des chants de pèlerinage. Cette fois la boucle est bouclée : inspiration grégorienne, inspiration folklorique, probité musicale, probité littéraire : « les types vrais du cantique français existent, et il suffit d’aller les chercher »32 Les restaurateurs du chant d’église vont s’efforcer d’en reproduire les traits, et les campagnes menées par les militants de la Schola, relayés en province par des écoles régionales affiliées, des sociétés musicales locales, des manifestations, des publications33, aboutiront à une relative transformation du répertoire, au moins dans les milieux cultivés et sensibles au changement. Aux cantiques réprouvés, transfuges de la danse, de l’art lyrique ou de la musique militaire, on verra se substituer le choral, les « mélodies anciennes », le « cantique grégorien ».
A. Gastoué, Le Cantique…, p. 220. A. Gastoué, Variations…, p. 22. 33 Voir en particulier, Vincent d’Indy, « Le motet et le cantique grégorien », Revue du Chant grégorien, mai-juin 1923, p. 163-169 ; du même auteur, « Le Cantique grégorien », en préface à : Selecta Cantica, recueil de cent cantiques, par l’abbé F. Brun, Paris, Éditions musicales de la Schola Cantorum, 1920 ; Abbé Brun, « Le cantique d’inspiration grégorienne », Comptes rendus, rapports et vœux du Congrès parisien et régional de Chant liturgique et de musique d’église (juin 1911), Paris, Bureau d’éditions de la Schola Cantorum, 1912, p. 161-165. Mais voir aussi les critiques acerbes de l’abbé Cl. Besse, Vieux cantiques, nouvelles romances, Paris, Bloud et Gay, 1924, qui dénonce le caractère élitiste, sophistiqué et fragile des productions de la Schola et de la restauration du plain-chant. 31 32
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Car un grand nombre de compositeurs vont s’essayer à reprendre le projet de Sandret et d’Amilia. Charles Bordes dans son recueil « Mariale », le Père Lhoumeau, sur des textes de Grignon de Montfort, Vincent d’Indy, dans ses « Pentecosten », Guy de Lioncourt, Paul Berthier, Dom Lucien David, et, bien sûr, Amédée Gastoué lui-même, imités par un très grand nombre de maîtres de chapelle et d’organistes, dont quelques-uns ne manquaient pas de talent. À vrai dire, les textes qu’ils mettent en musique sont le plus souvent médiocres, et les préjugés concernant le rythme libre, et la phraséologie grégorienne aboutissent le plus souvent à des mélodies douceâtres et pastellisées, à la manière d’une certaine esthétique de l’« Art catholique », où s’exercent des disciples de Maurice Denis. Ce « cantique grégorien » est l’ancêtre direct des Psalmodies du Père J. Gelineau, jésuite, sur des textes de la Bible de Jérusalem, qui après 1954, connaissent un réel succès, tant en France qu’à l’étranger34. Mais ce répertoire se renouvellera aussi par un apport massif de « mélodies anciennes », sur lesquelles on adapte des textes avec plus ou moins de bonheur. C’est parmi elles que prennent place les Aires d’Amilia, garnis cette fois d’un texte français, ce qui, on le devine, transforme très sensiblement leur « ethos » sonore. En 1904, le chanoine Cyprien Boyer, ami de Bordes, maître de chapelle au Petit Séminaire de Bergerac, bon musicien, en publie huit dans son recueil de cent quatre vingt dix titres, à côté des cantiques de Sandret, de Lhoumeau, de Bordes, de Gastoué35… C. Boyer utilise sans doute la réédition des Aires préparée par le Père Comire, mais comme ce dernier il se heurte à la difficulté de l’interprétation et de la transcription de la notation originale en plain-chant musical. À défaut d’un contrôle ex auditu de la tradition orale, il ne peut que se livrer à des restitutions conjecturales. Ainsi mesurées, et pourvues d’un texte français qui les raidit encore davantage, et qui est souvent médiocre, les mélodies d’Amilia perdent une grande partie de leur force et apparaissent comme des objets un peu déconcertants. C’est sans doute ce qui explique que le recueil de cantiques le plus fidèle à l’esprit défini par Gastoué, préparé en 1921 par le chanoine Tourte et le musicologue Jean de Valois36, s’il fait la part très belle aux mélodies de Gobert, Lardenois, aux chorals luthériens, aux mélodies syriennes de Dom Parisot, aux cantiques de Sandret, ne retient d’Amilia que deux mélodies (les Aires 13 et 14 de l’Édition Comire), celles précisément que l’on retrouvera dans un recueil qui connaîtra une très grande diffusion, compilé en 1933 par l’abbé J. Besnier, maître de chapelle de la Cathédrale de Nantes37, anthologie très éclectique qui tempère le radicalisme et l’austérité des gens de la Schola par une large représentation des cantiques « routiniers » que Gastoué et d’Indy poursuivaient de leur vindicte. Il est vrai que des recueils plus largement diffusés encore dans les paroisses ignoraient purement et simplement les essais de réforme, que Minuit, chrétiens se portait très bien, et que l’enthousiasme n’était pas unanime dans le clergé pour le chant grégorien et le mouvement liturgique. Joseph Gelineau, 24 psaumes et un cantique, Paris, Le Cerf, 1953. Cyprien Boyer, Recueil de cantiques à l’unisson pour les communautés et paroisses, Bergerac, Petit Séminaire, 1903. 36 Chanoine Ferdinand Tourte et Jean de Valois, Cantiques rythmés anciens et modernes, Paris, Procure de Musique Religieuse, 1921. 37 Abbé Joseph Besnier, Recueil de cantiques populaires, Nantes, chez l’auteur, 1933. 34
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En guise de conclusion Ce n’est que pendant et après la guerre qu’un nouveau style de « cantiques liturgiques » (et l’accouplement des deux termes ne va pas sans scandale), d’inspiration modale, grégorienne, de formes et de fonctions apparentées à celles des chants de l’Antiphonaire et du Graduel, ou utilisant largement des mélodies de style choral ou d’origine folklorique, s’imposera, manifestant cette fois le « sérieux », voire la raideur, d’un réformisme liturgique devenu affaire d’Église, mais par là-même affaire de gens d’Église. À cinquante ans de distance, le Motu Proprio de Pie X (moins le Plain-Chant, ce qui est de taille !) entrait paradoxalement en vigueur. Le vieux répertoire de l’Église des Bourbons et du Second Empire, les grands trémolos des années 1875 (Pitié, mon Dieu…)38 étaient bien extirpés ! Mais, cette fois, c’est la liturgie elle-même, et l’Église avec elle sans doute, qui partait à la dérive, à la recherche non plus seulement de la tradition de ses cantiques, mais de sa tradition tout court.
Cantique du pèlerinage des hommes à Paray-le-Monial en 1873. Mélodie quelques fois attribuée à Aloys Kunc dont le succès fut immense. 38
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Le Motu proprio de Pie X et l’Instruction sur la musique sacrée (22 novembre 1903) « Si le monde s’est considérablement transformé avec les deux guerres mondiales, on n’en continue pas moins de vivre, pour une part considérable, en fonction des problèmes posés au xixe siècle qui n’ont pas encore trouvé leur solution, et dans des cadres de pensée et d’organisation hérités de cette époque. » Émile Poulat1 [L’Instruction sur la musique sacrée de Pie X est plus souvent désignée par le Motu proprio Tra le sollecitudini du 22 novembre 1903 qui en promulgue et constitue la publication. Ce texte s’appuie sur un diagnostic très pessimiste concernant l’état de la musique dans les cérémonies du culte. Il entend y remédier par l’affirmation de principes fondamentaux, dont le plus important est l’intégration plénière des actions musicales à l’action liturgique. Il en fait un critère de discernement, et le fondement de toute entreprise de composition, accordant toutefois, dans la ligne du mouvement cécilien, une grande importance à l’expression chorale. Ces principes devront trouver à la fois un modèle idéal de réalisation et une forme pratique d’exécution dans la restitution savante et artistique de l’Antiphonaire et du Graduel grégoriens, officialisée par la publication de l’Édition vaticane. Ce texte voulait engager la musique cultuelle de l’Église catholique dans une voie plus honorable du point de vue de l’art, et plus conforme aux exigences proprement liturgiques des fonctions cultuelles. Il consacrait la fin des pratiques traditionnelles ou « populaires », et engageait le cycle indéfini des réformes de la réforme, produisant au passage une microculture musicale attachante que l’on voit culminer entre 1920 et 1960.]
À la fin de l’année 2003, on a célébré le centième anniversaire d’une Instruction sur la musique sacrée, dont le pape Pie X, quatre mois à peine après son intronisation, promulgua la publication en forme de Motu proprio daté du 22 novembre 1903. Cette Instruction était une tentative du « législateur ecclésiastique » pour créer, selon ses propres termes, un Code juridique de la musique sacrée, expression qui témoignait d’une volonté particulièrement ferme et ciblée de l’autorité suprême, mais dont la formulation pouvait étonner les canonistes, non pas quant à la compétence juridique du législateur, mais beaucoup plus quant à la formation d’un véritable jugement et de l’équivalence d’un droit en matière d’art et de convenance artistique. Effectivement, le Codex Juris Canonici de 1917, par le très * 1
In La Maison-Dieu, 239/3 (2004), p. 85-120. Émile Poulat, art. « Intégrisme », Encyclopaedia Universalis, DVD-Version 9, 2004.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 733-753 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119046
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court canon 1264, renverra l’ensemble des prescriptions concernant le chant et la musique sacrée à l’obédience des leges liturgicae, ce qui, d’une certaine façon, en venait à réduire leur spécificité proprement « musicale ». Ce Motu proprio et cette Instruction s’inscrivaient dans une stratégie plus générale de restauration et de régénération chrétiennes revendiquée par Pie X dès le début de son pontificat, et fortement amorcée par son prédécesseur Léon XIII. Le nouveau pontife fut couronné le 9 août 1903. Dans l’encyclique E supremi apostolatus, du 4 octobre 1903, après avoir exprimé son appréhension devant « les conditions funestes de l’humanité à l’heure actuelle » et les difficultés de tous ordres auxquelles se voit dramatiquement affrontée l’Église catholique, il déclare solennellement : « Notre but unique dans l’exercice du suprême pontificat est de tout restaurer dans le Christ2 », expression paulinienne qui servira de devise à son pontificat et qu’il reprendra avec insistance dans les plus solennels de ses actes écrits. Et ce qui frappa en premier lieu les esprits, ce fut de voir le chant et la musique liés à l’accomplissement des fonctions du service divin, associés par le pape à son entreprise de haute pastorale, avec autant de sérieux et d’urgence. Le chant et la musique n’entraient habituellement qu’assez peu dans la liste des urgences ecclésiastiques, et une vieille tradition d’ascétisme chrétien en ces matières ne leur accordait le plus souvent qu’une maigre importance dans l’édification d’une expérience authentiquement spirituelle. Celui qui allait être le pape du renouveau de la catéchèse, de la communion précoce et de la communion fréquente, inaugurait son action pastorale et son ardent désir de renouveau chrétien, par un coup d’éclat en matière de « musique sacrée », confiant à cet art, redéfini comme « partie intégrante de la liturgie », une mission partagée avec cette dernière, de « régénération de l’esprit chrétien3 ».
Pie X – Wagner, même combat ? C’est peut-être ce crédit porté au compte de l’art musical comme pouvant être associé à une entreprise de régénération sociale et morale, moyennant bien sûr de soigneuses précautions compositionnelles et pratiques, qui peut rétrospectivement apparaître comme un des traits décisifs de la pensée et de la stratégie pontificale. N’était-ce pas aussi la position de Richard Wagner, ou celle de Franz Liszt au cours du demi-siècle précédent4 ? Actes de S. S. Pie X, Paris, Maison de la Bonne Presse, 1905, t. i, p. 33. Une traduction française du Motu proprio et de l’Instruction sur la musique sacrée peut être facilement consultée dans : Les Enseignements pontificaux, la liturgie, Présentation et tables par les moines de Solesmes, Desclée et Cie, 1954, p. 173-185. Nos citations de ce document assez court ne seront pas référencées avec plus de précision. Texte italien dans : Felice Rainoldi, Sentieri della musica sacra dall’ottocento al Concilio Vaticano II, Documentazione su ideologie e prassi, Rome, C. L. V. Edizioni Liturgiche, (« Studi di Liturgie, Nuova serie », 30), 1996, no 65, p. 555-562. 4 Cette insertion des pratiques musicales, depuis les plus hautes productions compositionnelles, jusqu’aux modestes tâches d’éducation et de diffusion dans la population, restait bien aussi un objectif du Mouvement cécilien, en Allemagne et en Italie, ou de la toute récente Schola cantorum, ou École de chant liturgique et de musique religieuse fondée à Paris en 1896, par Charles Bordes, Alexandre Guilmant et Vincent d’Indy, et dont les enseignants et associés fourniront d’ardents prédécesseurs et défenseurs du Motu Proprio. Sur le mouvement cécilien, orientation dans : Karl Gustav Fellerer, « Cecilian Movement », The New Grove Dictionary of Music 2 3
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Il est aisé de faire observer chez Wagner5 le même dégoût pour le « conventionnalisme » piteux de l’Opéra italien. Même si l’auteur de Tannhäuser admire la réussite formelle du goût classique français, il y décèle une prison inexorable, à laquelle s’oppose l’Allemagne d’après Schiller, Goethe, Herder, Beethoven, ouverte à l’inconnu de l’avenir, sans traditions contraignantes, et ivre d’idéal et d’élévation de l’esprit. Ne faudrait-il pas alors donner toute sa mesure à la fonction quasi philosophique de l’Opéra, en faire le lieu et le support d’un véritable mythe moderne ? Alors que la solution contrapuntique proprement chrétienne imposait avec la musique polyphonique italienne de la Renaissance le primat de l’écriture et de l’harmonie, la domination de l’Opéra italien allait, aux yeux de Wagner, entraîner une véritable profanation et une catastrophe esthétique par la disparition de l’harmonie au profit tyrannique d’un chant conventionnel et stérile, ce qui ne fut pas le cas dans la musique religieuse de J. S. Bach. Par contre, plus à l’ouest, du côté de chez Haydn ou Beethoven, l’investissement créatif allait se faire dans la musique instrumentale et primordialement dans la symphonie. C’est cette puissance mythogénique que Wagner tente de capter de nouveau et d’investir dans le drame musical total.
« Spiritus quem vocamus liturgicus » Or, depuis Dom Guéranger, en réaction contre le rationalisme desséchant des Lumières, en consonance avec le renouvellement de l’ecclésiologie allemande, c’est par la liturgie, « régénérée » dans ses formes et sa splendeur première, qu’un ardent mouvement catholique pensait rénover l’expérience spirituelle et la socialité chrétiennes. Le chant de l’Église, qu’une tradition, à vrai dire paradoxale, avait à la fois maintenu et défiguré, restait donc disponible, moyennant une restauration radicale du répertoire et des modes d’exécution, pour un investissement émerveillé et fervent. À condition, pensait-on, de débarrasser le sanctuaire de toutes les musiques incongrues qui s’y étaient établies et, pour ce qui était du plain-chant, de traditions usées et routinières. À condition de relever l’éclat du culte et du sanctuaire au point d’en faire une véritable œuvre de civilisation. Cette réintégration de la pratique musicale de l’Église dans le concert plus général des œuvres de civilisation, à un niveau digne de sa mission et de ses charges morales, était une préoccupation très présente dans les travaux des réformateurs italiens proches de Pie X. Dans son adresse au pape Léon XIII, comme président de l’Adunanza di Soave, en août 1890, le P. Angelo De Santi, jésuite, qui sera très impliqué dans la mise au point et la rédaction de l’Instruction sur la musique sacrée de 1903, n’avait pas hésité à rapprocher la réforme de la musique d’Église de la restauration de la philosophie thomiste, dans la perspective d’un and Musicians, t. 4, Londres, MacMillan, 1980. Le Motu proprio est précisément daté du jour de la fête de sainte Cécile. Sur la Schola : René De Castéra, Dix années d’action musicale religieuse, 1890-1900, tirés à part d’articles parus dans La Tribune de Saint-Gervais, Paris, au Bureau de la Schola cantorum, s. d. [1902]. Vincent d’Indy et coll., La Schola cantorum, son histoire depuis sa fondation jusqu’en 1925, Paris, Bloud et Gay, 1927. [Voir supra notre participation au Colloque Vincent d’Indy de 2002 : « Musique d’église en France à l’époque de la fondation et de l’essor de la Schola : utopie et réalités », p. 707-715.] 5 Positions exprimées surtout dans la Lettre sur la Musique de 1860. Voir Richard Wagner, Quatre poèmes d’Opéra… précédés d’une Lettre sur la Musique, nouv. éd., Paris, Mercure de France, 1941, p. 11-110.
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véritable « reclassement » des formes de l’expression et de la pensée chrétiennes, et dont la modernité serait celle même d’un retour régénérateur à des sources fondatrice6. Dans cette perspective étendue, le P. De Santi recommandait il ritorno allo spirito liturgico. On verra d’ailleurs cette expression, transcrite dans un latin quelque peu surprenant (spiritus quem vocamus liturgicus itemque precandi spiritus…), prendre place dans le très officiel Proœmium de l’Édition typique du Graduale romanum de 1907, dont Pie X, aux dires d’Amédée Gastoué, suivit de très près la rédaction. Par certains de ses aspects, le nouvel esprit chrétien sera donc un « esprit liturgique », reconnaissant aux formes du culte divin, rajeunies et revivifiées en valeur artistique et religieuse, un réel pouvoir de modeler et de « faire fleurir » la vie chrétienne.
Une conjoncture musicale favorable Cet intérêt pour un plain-chant restauré et, plus généralement, pour le renouveau de la musique d’Église, s’inscrivait d’une certaine façon dans une conjoncture musicale favorable. La redécouverte des répertoires anciens, folkloriques ou exotiques, fait partie, à la fin du xixe siècle, d’une certaine modernité musicale dans la mesure où l’on en espère un renouvellement des horizons d’écoute, et des langages musicaux. En France, c’est le cas chez de sérieux musicologues à la suite de promoteurs tels que Louis-Albert BourgaultDucoudray, auquel on peut joindre des hommes tels que Paul Landormy, Louis Laloy, Pierre Aubry, Romain Rolland ou Maurice Emmanuel. Ce dernier, en introduction à un ouvrage de synthèse historique qui fera date en 19117, fait l’éloge de son maître Bourgault-Ducoudray et trace en quelques lignes les renouvellements prometteurs dus à la conjoncture : Ennemi de la barre de mesure dont il dénonçait la tyrannie, et du « temps fort » auquel il ne croyait pas ; ami des vieux Modes qu’un Mode nouveau a tyranniquement séquestrés ; épris de la muse populaire, la seule, disait-il, qui fût restée libre dans ses mélodies et dans ses rythmes ; plein d’admiration pour l’Art Antique et d’enthousiasme pour le Plain Chant, à une époque où, presque sans guides, il s’aventurait dans l’Histoire de la Musique, passionnément cultivée depuis, il se réjouissait de voir ses prévisions réalisées, ses vœux exaucés. La Rythmique s’élargit ; les Modes réapparaissent ; le Folklore est exploré ; le Plain Chant est remis en honneur.
Faisant allusion, quelques pages plus loin, aux travaux de l’École française d’Athènes, à la restauration du plain-chant, où s’affichaient en maîtres Dom Joseph Pothier et Dom André Mocquereau, éditeur prestigieux de la Paléographie musicale, aux éditions des Maîtres de la Renaissance d’Henri Expert, Maurice Emmanuel ne craint pas d’affirmer : « Une activité merveilleuse règne dans la musique et autour d’elle. » C’est dans le cadre et la vitalité de cette conjoncture, à laquelle il faut rattacher aussi tout l’esprit de Charles Bordes, de Vincent d’Indy et de la Schola, qu’il faut lire, et que ses acteurs les plus vifs ont lu, l’Instruction pontificale, même si des musiciens plus liés à l’établissement musical officiel de l’Enseignement du Conservatoire ou au monde de l’édition et des concerts, tels que Fauré, 6 7
Texte cité dans : F. Rainoldi, Sentieri…op. cit., no 52, p. 521-522. Maurice Emmanuel, Histoire de la langue musicale, Paris, Laurens, t. i et ii, 1911.
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Widor et surtout Saint-Saëns, furent plutôt tentés d’y lire, et même quelquefois d’y dénoncer, les menaces d’un assujettissement et d’un sectarisme stylistique regrettable et quelque peu obscurantiste8.
« Partecipazione attiva » Cette « régénération de l’esprit chrétien » comporte, selon Pie X, deux conditions liées : l’établissement d’une réelle dignité du sanctuaire, ce que le premier paragraphe du document désigne par le terme decoro, qui aussi bien en latin qu’en italien connote surtout l’idée de juste convenance et de belle respectabilité. L’autre condition, exprimée en différents points du document, a trait à un renouvellement et à une intensification de l’association des fidèles à la prière commune de l’Église dans ses offices publics et solennels, ce que l’on peut lire dès le premier paragraphe du Motu Proprio : [...] mantenere e promovuere il decoro della Casa di Dio, dove gli augusti misteri della religione si celebrano, e dove il popolo cristiano si raduna, onde ricevere la grazia dei Sacramenti, assistere al Santo Sacrificio dell’Altare, adorare l’augustissimo Sacramento del Corpo ciel Signore ed unirsi alla preghiera comune della Chiesa nella pubblica e solenne officiatura liturgica.
Quelques paragraphes plus loin, Pie X reprend la même proposition en insistant sur la véhémence de son désir de renouveau pour l’Église, fondé à ses yeux, sur un retour à la source que représente la partecipazione attiva ai sacrasanti misteri e alla preghiera pubblica e solenne della Chiesa. On sait à quel point cette formule fut reprise comme un slogan par les tenants du Mouvement liturgique, et dès lors tout à fait focalisée sur les formes pratiques et effectives du rituel et du cérémonial, et élargi hors du cadre de la seule liturgie solennelle : messe dialoguée, communion « liturgique » dans la messe, chant des fidèles pour les parties qui leur reviennent, jusqu’à bouleverser les habitudes les plus établies et constituer pour l’histoire moderne de la sainte liturgie une nouvelle ère, fortement légitimée et encouragée par Pie XI, vingt-cinq ans après, dans la constitution Divini cultus. Le sens de l’expression, au point où nous sommes, est certainement beaucoup plus général. Il faut remarquer tout d’abord que l’expression participer aux saints mystères forme un quasi syntagme figé, bien établi dans la prose catholique et les écrits des auteurs religieux. 8 On peut être intéressé par les remarques d’un observateur extérieur, l’année même de la publication du Motu Proprio : « Aujourd’hui encore, l’avilissement de l’art chrétien est trop visible. L’imagerie religieuse est misérable. Le vêtement sacerdotal parfois ridicule, la liturgie déshonorée par des chants profanes […] Le génie du catholicisme n’enfante plus, et ne se soutient qu’à peine dans le cadre magnifique d’autrefois. Voici pourtant que des signes de réparation se manifestent. On proteste, ici et là, contre le faux goût et les fétiches coloriés ; on tente de restaurer le plain-chant et la musique palestrinienne. Une sorte de renouveau se montre dans l’art religieux, coïncidant avec le retour de ferveur dont nous parlions tout à l’heure. Ce mouvement, si peu décidé qu’il soit, ne saurait échapper à l’attention du philosophe. La bataille étant à peu près perdue par eux sur d’autres points, sans que, d’ailleurs ils les abandonnent, les catholiques semblent sentir d’instinct, à l’exemple d’un écrivain illustre d’il y a cent ans, que leur suprême force réside dans le réveil de l’inspiration morale qui, par tant de voies, avait pénétré l’art et la vie ». Lucien Arréat, Le Sentiment religieux en France, Paris, F. Alcan (« Bibliothèque de philosophie contemporaine »), 1903, p. 54-55.
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Outre la communion eucharistique, la théologie commune employait cette expression pour désigner les bénéfices que les fidèles étaient censés pouvoir recueillir de l’oblation du saint sacrifice : fruits généraux ou fruits particuliers, que les auteurs énumèrent, et dont on discute l’extension ou l’application. L’expression, surtout sous sa forme substantivale, était moins employée dans le latin ecclésiastique pour exprimer le fait de prendre part de manière effective à une action commune. On s’explique dès lors assez bien pourquoi la première traduction latine, destinée à faciliter la lecture internationale d’un texte rédigé d’abord en italien, porte actuosa communicatio. Le substantif, d’une belle latinité cette fois, connote un trait sémantique de « charge partagée », d’accomplissement commun d’une tâche ou d’une activité. Il se révèle d’une meilleure latinité que participatio, terme plus marqué par un trait sémantique d’appropriation partagée de biens matériels ou moraux. Il est d’une utilisation traditionnelle pour désigner le fait de s’associer à la prière ou à une action cultuelle, comme on le trouvait formulé exemplairement dans les Actes des Apôtres, 2, 42 : « Erant autem perseverantes in doctrina Apostolorum et communicatione fractionis panis, et orationibus. » Un des premiers commentaires développés de l’Instruction sur la musique sacrée, dû à un ecclésiastique belge, le chanoine Ad. Duclos, dès 19059, ne connaît que la version latine portant communicatione. Mais les versions françaises qui circulent, dès janvier 190410, et toutes faites sur l’italien, portent « participation active », et les versions ultérieures, même si elles varient sur un certain nombre de points de détails, sur ce point particulier ne présenteront par la suite aucune divergence. Toutefois, il nous apparaît que la vraie pointe du texte pontifical ne porte pas sur partecipazione, mais sur l’adjonction, non commune, et même surprenante, de la qualification d’attiva. Cet adjectif s’éclaire du passage parallèle que l’on peut lire dans la Lettera pastorale écrite par le futur pape quand il était patriarche de Venise, le 1er mai 1895 : […] al fine speciale del canto e della musica sacra, che è di eccitare per mezzo della melodia i fedeli alla devozione, e disporli ad accogliere con maggiore alacrità in sé medesimi i frutti della grazia, che sono proprii dei santi misteri solennemente celebrati.
Cette formulation sera reprise presque littéralement au premier paragraphe de l’Instruction. La chaîne établie entre : chant – dévotion accrue – accueil plus vif en soimême des fruits de la grâce attachée à la célébration des saints mystères, est tout à fait classique, mais le contexte de régénération des formes expressives du culte chrétien en vue d’un « refleurissement » des mœurs chrétiennes doit permettre de relire ces formulations somme toute assez traditionnelles d’une manière sans doute plus appuyée et véritablement stratégique. Le Patriarche de Venise s’attaque à une pratique jugée trop formaliste, tiède ou peu fervente, sans mouvement personnel et intérieur de piété et de dévotion, ou détournée de ses effets religieux par une inadéquation profanisante, voire sacrilège (sic) de ses formes.
9 Ad. Duclos, Sa sainteté Pie X et la musique religieuse, Commentaire sur le Motu Proprio et les pièces connexes, Rome/Tournai, Société de Saint-Jean l’Évangéliste/Desclée et Cie, 1905. 10 La traduction publiée dans le numéro spécial de La Tribune de Saint-Gervais, 1 (1904), p. 5-14, est due à Amédée Gastoué. Ce numéro de l’organe prestigieux de la Schola cantorum accompagne cette traduction de commentaires particulièrement attentifs.
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Vers la fin de la Lettera pastorale, il citera un texte abondamment rapporté de saint Bernard, mais dont ce même contexte pastoral renouvelle la lecture : D’altronde voi sapote quanto influisca il culto esteriore per eccitare negli animi la pietà e la divozione ; e tra gli atti del culto esercita un’azione potentissima il canto, che al dire di Santo Bernardo « in Ecclesia mentes hominum laetificat, fastidiosos oblectat, pigros sollicitat […]
Le trait sémantique d’attività est ici porté au compte des effectus musicæ, comme il était commun de le répéter depuis Isidore de Séville. L’Instruction de 1903 éclaire ce trait en le portant également au compte de la réception active et pieuse par les fidèles des effets potentiels des formes régénérées, au premier rang desquelles prennent place le chant et la musique. Elle y ajoutera la prise de part effective par les mêmes fidèles à certaines parties du chant ecclésiastique, faisant du chant comme chant, une sorte de paradigme éminent de cette action commune de la liturgie et dans la liturgie11. Dans une perspective plus délibérément théologique, dès 1906, deux bénédictins de Beuron, très engagés dans la restauration grégorienne, Dom D. Johner et Dom Raphaël Molitor, interprètent le trait d’attività comme fondé sur le fait que « les prières et les chants de la liturgie ont le caractère d’actions véritables. Aussi, le chœur, et même l’assistance, devant y prendre une part active, la place du chœur est naturellement à proximité de l’autel… ». Les auteurs opposent à cette notion d’action vraiment liturgique, qu’ils lisent dans l’Instruction pontificale, tout ce qui renverrait le chant ou la musique sur une position purement décorative, dilettante et peu intégrée. « Puisque la liturgie catholique, dans son essence même, est un acte du Christ et de l’Église, le chant liturgique ne peut pleinement répondre à son but, que s’il pénètre au vif de cette action, s’il se confond avec elle, et s’il devient vraiment l’expression saisissante des rapports mutuels entre le Christ et son Église, en donnant aux différents textes l’expression qui leur convient. »12
Piété entière, publique et active Mais ce trait sémantique d’attività, ou d’alacrità, apparaît bien comme agrégé à une stratégie générale d’engagement religieux, s’il est permis d’utiliser un terme qui fleurira au cours des décennies suivantes, mais que cette visée de restauration chrétienne prépare. Dans Cette participation plus pieuse et plus dévote peut être dite attiva précisément à l’inverse de ce que le Codex Juris Canonicis de 1917 (Can. 1258) désignera comme praesentia passiva seu mere materialis, seule forme de participation acceptable civilis officii causa dans le cas d’une célébration avec des non-catholiques, et pour laquelle est considéré comme illicite le fait de modo active assistere seu partem habere in sacris. 12 Dom Dominicus Johner et Dom Raphaël Molitor, Nouvelle méthode de plain-chant grégorien, trad. en français, Ratisbonne, Pustet, 1908, p. 152. Une citation mettant en évidence le passage du Motu Proprio concernant la « participation active » peut être lue dans : (Mère Marie-Cécile de Saint-Paul), La Louange divine, extraits de la Sainte Écriture, des Écrits des Pères et des meilleurs auteurs ecclésiastiques, Albi, 1910, Préface, p. 2. Et dans Dom Paul Damman, Allons aux Vêpres, Maredsous, 2e éd., 1912. Avant-propos, p. 6. Le passage est cité en ouverture de l’ouvrage et mis typographiquement en évidence par des capitales. Mais c’est sans doute Dom Lambert Beauduin qui lui confère son statut de slogan épigraphique et en élargit considérablement la portée. Voir Paul De Clerck, « La participation active. Perspectives historico-liturgiques, de Pie X à Vatican II », Questions liturgiques, 85 (2004/1-2), p. ii-29. 11
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une allocution adressée en italien et en français à une délégation de l’Association catholique de la jeunesse française, à peine un an après la publication de l’Instruction de novembre 1903, Pie X rapproche la devise piété, étude, action, qu’il lit sur la bannière des pèlerins, des propos de sa première Encyclique, tout entière consacrée à ses perspectives de restauration chrétienne : « Que votre piété, leur déclare-t-il, soit entière, publique et active. » Il ajoutera un peu plus loin : « éclairée ». Le témoignage public de cette piété active dépasse, certes, le simple cadre des assemblées du culte, mais il lui est demandé de ne pas craindre de braver « ceux qui voudraient fermer les lèvres ouvertes à la louange, enchaîner les pieds en marche vers les temples, retenir les mains prêtes à déposer sur ses autels leurs offrandes et leurs vœux13 ».
« Cet art par lui-même flottant et variable… » Le concile de Trente, très soucieux d’une restauration de la discipline et de la dignité ecclésiastique en matière de culte divin, avait laissé aux instances synodales épiscopales le soin de régler ce qui concernait la modulatio in cantu. Le Saint-Siège n’avait pas promulgué d’editio typica du Graduel et de l’Antiphonaire, dont les textes seuls (et les tons notés des récitatifs du célébrant) avaient autorité de par leur appartenance au Missel et au Bréviaire. Quant au caractère souhaité pour les actions musicales dans le culte, dans un petit paragraphe assez incident de la session XXII, Décret Quanta cura, les pères du Concile, évoquant la nécessaire dignité et piété à apporter dans la célébration de la messe, avaient simplement rappelé comme allant de soi que les évêques aient à cœur de « bannir des églises toutes sortes de musiques, dans lesquelles, soit sur l’orgue soit dans le chant, il se mêlerait quelque chose de lascif ou d’impur, aussi bien que toutes les actions profanes, discours et entretiens vains, et d’affaires du siècle, promenades, bruits, clameurs, afin que la maison de Dieu puisse paraître et être dite véritablement une maison d’oraison ». L’allusion à l’épisode évangélique des marchands du Temple est ici tout à fait claire, et Pie X la reprendra. Mise à part l’encyclique Annus qui (1749) de Benoît XIV, pape érudit et conciliant, dont le texte retient l’attention par le poids de ses considérants, les prescriptions ecclésiastiques, de prévisibilité commune, se ramenaient finalement à peu de chose : éviter les allures profanes, et spécialement théâtrales, les instruments bruyants, les exécutions trop longues, les libertés trop grandes prises avec les textes sacrés. Donner toute sa place aux formes établies du chant ecclésiastique. Veiller à la bonne et exacte exécution des cérémonies et des chants de l’Office divin. Beaucoup de synodes diocésains, de conciles provinciaux ne font que répéter les mêmes considérations, avec un coefficient plus ou moins prononcé de sérénité, de lamentation, ou de véhémence. La multiplication de leurs citations n’apprend presque rien quant à leur contenu, sauf peut-être l’impuissance de l’institution à imposer ses normes. Pie X le reconnaîtra d’ailleurs, parlant de la musique comme d’un art « par lui-même flottant et variable » et soumis à une « continuelle tendance à dévier de la droite règle fixée d’après la fin pour laquelle l’art est admis au service du culte, règle très clairement Allocution prononcée le 25 septembre 1904, Actes de S. S. Pie X, Encycliques, Motu Proprio, Brefs, Allocutions, etc., Paris, Maison de la Bonne Presse, 1905, p. 229. 13
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exprimée dans les canons ecclésiastiques, dans les ordonnances des conciles généraux et provinciaux, dans les prescriptions émanées à plusieurs reprises des Sacrées Congrégations romaines et des souverains pontifes, nos prédécesseurs14 ». La fin de la phrase fait sans doute allusion à un important Regolamento per la Musica sacra publié, le 24 septembre 1884, par la Sacrée Congrégation des rites à l’intention des évêques d’Italie, document relancé en 1894 par une circulaire et une nouvelle formulation réglementaire, dont le ton et le contenu annoncent ceux du Motu Proprio et de l’Instruction de 190315.
Le camp des musiciens et des liturgistes Pourtant, dans le cours du xixe siècle, les choses semblent prendre ici et là une tournure plus précise ; les intérêts et les revendications vont porter cette fois, de la part de groupes de pression où des musiciens, laïques et clercs, tiennent une place prépondérante, sur des objectifs musicaux mieux déterminés, au risque de bousculer quelque peu la hiérarchie ecclésiastique et les instances juridictionnelles, au premier rang desquelles la Sacrée Congrégation des rites. Depuis Alexandre Choron, on peut voir en effet des musiciens se poser en législateurs du Parnasse ecclésiastique. Certains, tel Spontini, prennent la tête de groupements comme l’Association de Sainte-Cécile à Rome, sous Grégoire XVI, soumettant aux autorités des rapports alarmés16. On connaît les projets non aboutis de Liszt, de Rossini. En Allemagne, après la vogue romantique du « style idéal » auprès d’hommes tels que Reichardt, Thibaut, Hoffmann, leur vision paradoxalement sécularisée de la « musica sacra » fait retour à l’église chez les leaders du mouvement cécilien dont le centre actif est établi à Ratisbonne, mouvement qui s’étendra en Italie. Pour la France, il est d’usage de citer en premier lieu l’œuvre de Niedermeyer et d’Ortigue, au risque d’oublier de nombreux autres acteurs, que rassemble en partie à Paris, en 1860, un Congrès pour la restauration du plain-chant. Cette date correspond d’ailleurs à la diffusion d’un certain découragement devant la vanité constatée des efforts des Choron, La Fage, Danjou, Morelot, Niedermeyer. Certes les séminaires sont bien remplis, les congrégations religieuses connaissent une belle croissance, mais, justement, cette relative prospérité de l’établissement ecclésiastique, qui ne commande pas de soi l’essor de la vie chrétienne, semble plutôt jouer en faveur d’une mondanisation de la religion et du culte, dans un mouvement général d’urbanisation, voire d’embourgeoisement des mœurs17 comme on le voit dans l’essor des petites villes, chefsLongue liste et extraits de synodes et conciles provinciaux dans le cours du xixe siècle, dans : André Pons, Droit ecclésiastique et musique sacrée, t. iv : « La restauration de la musique sacrée », Saint-Maurice (Suisse), 1961, p. 31-77. Les interventions de l’autorité religieuse, à des niveaux d’autorité qu’on ne saurait toutefois confondre, peuvent être consultés dans des ouvrages tels que Fiorenzo Romita, Jus musicae liturgicae, Rome, Edizioni Liturgiche, 1947, et : F. Rainoldi, Sentieri…op. cit. 15 Texte consultable dans : F. Rainoldi, Sentieri…ibid., no 48, p. 510-514 ; no 56 et 57, p. 524-527. 16 F. Rainoldi, Sentieri…ibid., p. 124. 17 Un des plus remarquables textes écrits sur les rapports de la musique avec les exigences proprement religieuses et spirituelles du culte catholique est dû à Stephen Morelot, éminence grise de tout le mouvement liturgicomusical au milieu du xixe siècle. Il annonce avec un rare bonheur d’expression et de pensée les positions du Père de Santi et de Pie X. Stephen Morelot, « De la musique de chapelle dans les maisons d’éducation », Revue de la musique religieuse, populaire et classique, éd. F. Danjou, 4e année, 2e partie, 1854, p. 130-168. 14
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lieux de canton aux riches paroisses, qui se dotent d’orgues, de mobilier, de vitraux, et d’un abondant vestiaire d’ornements sacrés. La dérive inexorable des institutions d’enseignement de la sphère sacrée vers la sphère profane, comme on le voit à l’École Niedermeyer, se verra compensée par la fondation de la Schola cantorum par Bordes, d’Indy et Guilmant. Cet établissement, qui n’échappera pas à la même dérive vers un enseignement presque exclusivement profane, se donne, en 1896 de tels objectifs que ses promoteurs s’estimeront (et à juste raison, semble-t-il), solennellement approuvés par l’initiative pontificale. Les revendications des musiciens et des clercs réformateurs peuvent être regroupées sous deux chefs principaux : le premier est très général et, la plupart du temps, s’exprime de manière très répétitive dans une requête d’amélioration du niveau des réalisations cantorales et musicales, considérées comme trop médiocres ou comme stylistiquement inconvenantes. On y ajoute le plus souvent une déploration appuyée de l’impréparation et de l’indifférence du clergé, et de son attachement à une musique médiocre et mondaine18. Le second est beaucoup plus ciblé et, pour la ligne des militants intransigeants, détient la clé de tout l’ensemble : c’est la restauration à la fois scientifique et artistique du Graduel et de l’Antiphonaire grégoriens, rendus à ce qu’on pense devoir être leur splendeur et exactitude primitives. Au milieu d’une activité érudite et archéologique particulièrement foisonnante, les travaux des bénédictins de Solesmes, dans le dernier quart du xixe siècle, s’imposeront par leur érudition, la hauteur de vue et le talent de leurs écrivains majeurs et, plus que tout, au jugement d’une grande partie des musiciens, par leur résultat proprement artistique19.
Difficultés institutionnelles En 1880, paraissent Les Mélodies grégoriennes de Dom Joseph Pothier, suivies en 1883, d’une édition pilote du Graduel20. L’ouvrage qui, selon les critères de la musicologie grégorienne du temps, rendait pratiquement obsolètes toutes les éditions antérieures du même répertoire, paraissait en plein orage. Contrairement aux vœux exprimés par les congressistes d’Arezzo, menés par Ambrogio Amelli, en 1882, la Sacrée Congrégation des La littérature sur le sujet est abondante. On pourra, pour le milieu du xixe siècle, lire : Joseph d’Ortigue, La Musique à l’Église, Paris, Didier, 1861. L’expulsion des Chanteurs de Saint-Gervais, en 1902, fournit l’occasion d’une levée de bouclier de toute la presse cultivée où la critique acerbe de l’inculture des marguilliers et du nouveau curé à l’origine de l’événement, donne une idée du fossé à tout le moins verbal, qui pouvait séparer les milieux réformateurs, de la culture commune du clergé et des paroisses. J. K. Huysmans dans L’Oblat met en scène, dans des termes très voisins, l’intervention du jeune curé prenant possession de l’église abbatiale, et d’un dimanche à l’autre, réintroduisant les cantiques de Congrégation, les romances pieusement mondaines chantées par le Baron des Atours, dont le chant grégorien des moines avait écarté les solos. 19 Voir notre article : « Le son de l’histoire : Chant et musique dans la Restauration catholique (xixe siècle) », LMD, 131 (1977/3), p. 5-47, supra p. 531-561 ; voir aussi l’op. cit. de Felice Rainoldi, et : Dom Pierre Combe, Histoire de la restauration du chant grégorien d’après des documents inédits, Abbaye de Solesmes, 1969. 20 Dom Joseph Pothier, Les Mélodies grégoriennes d’après la tradition, Tournai, Imprimerie liturgique de SaintJean l’Évangéliste, Desclée-Lefebvre et Cie, 1880. Liber Gradualis a Sancto Gregorio Magno olim ordinates, postea S. S. Pontificum auctoritate recognitus ac plurimum auctus, cum notis musicis ad majorum tramites et codicum fidem figuratis ac restitutis, in usum Congregationis BenedictinaeGalliarum, praesidiis ejusdem iussu editus, Tournai, 1883. On remarquera que l’intitulé constitue à lui seul un véritable manifeste. 18
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rites avait maintenu et réaffirmé le privilège accordé au Graduel et autres livres de chant édités par la Maison Pustet de Ratisbonne. Pustet ne faisait que réimprimer l’édition publiée à Rome, en 1614, par la Typographia medicea, laquelle, aux yeux des grégorianistes réformateurs, n’était ni plus ni moins que la pire édition jamais publiée de ce que l’on ne pouvait même plus, à leurs yeux, appeler mélodies grégoriennes. On pourra suivre, dans les ouvrages de Dom Pierre Combe et de Felice Rainoldi, les luttes sévères, les jeux d’influence, les apparentements nationaux qui opposèrent les réformateurs (surtout franco-italiens) et les tenants des éditions approuvées par la Sacrée Congrégation (plutôt germaniques). Pour un observateur non engagé, ce domaine des conflits d’intérêts et de projets concernant la musique d’église et le chant liturgique semble, au moins morphologiquement, s’apparenter à un champ politique. Ainsi, avec Pie X, c’est un peu le parti d’opposition à la Curie qui accède au pouvoir, encore que les bénédictions et les encouragements de Léon XIII n’aient pas manqué de l’entretenir dans ses espérances.
Un pape musicien Giuseppe Sarto, originaire d’une famille modeste, prend goût à la musique dès son enfance, au cours de ses études cléricales : jouant aisément du piano, excellent maître de chant ecclésiastique, il s’intéresse à la formation des clercs et des enfants de chœur. En septembre 1882, il prend part, avec une importante délégation de son diocèse, au congrès d’Arezzo, organisé par les partisans d’une révision radicale et scientifique des livres de chant grégorien. À Mantoue, Mgr Sarto se fait l’initiateur et le mentor du jeune Lorenzo Perosi, compositeur bien doué, dont il fera son Maître de chapelle à Rome. Nommé patriarche de Venise, Mgr Sarto suscite l’attention par la publication d’une Lettre pastorale sur la musique sacrée, le 1er mai 1895. Le ton et la compétence évidente du prélat impressionnent. Comme un certain nombre d’évêques et de responsables ecclésiastiques, Mgr Giuseppe Sarto estime vraiment scandaleuse la pratique musicale établie en Italie. Sa vision rejoint celle qui se dégage des nombreux documents parus dans la péninsule, tant officiels que privés. Leur lecture fait apparaître, comme marqué d’infamie, tout un monde de pratiques musicales : le dimanche, aux processions, aux fêtes de dévotion, aux funérailles, des ensembles instrumentaux, avec quelques chanteurs formés à une vocalité théâtrale, font entendre, se plaint-on, une musique digne tout juste des tréteaux de la foire. Les organistes, sur des instruments sans pédalier, restés en dehors des transformations diffusées en Europe et dans le monde par des constructeurs tels que Walker ou CavailléColl, exécutent une musique de limonaires et bafouent le répertoire liturgique. On sent, chez les musiciens et les ecclésiastiques soucieux de réforme, comme une humiliation, dans la conscience qu’ils ont d’un véritable déclassement de la pratique musicale à l’église. Le cardinal Sarto écarte d’ailleurs assez vivement l’argument sans doute avancé ici ou là, du « goût populaire ». Redoutable question qui conduira les réformateurs, le plus souvent de culture urbaine ou à tout le moins « distinguée », à ne pas toujours discerner les coutumiers de tradition orale, lutrins de village ou pratiques de confréries, la plupart du temps assimilés à l’art des bals, des fêtes foraines, des cabarets et des processions à pétards et fanfares de village.
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Code juridique et/ou Traité de composition Dans le Motu Proprio du 22 novembre 1903, après l’exposé des intentions papales et l’affirmation du statut vraiment prescripteur du document, on peut prendre connaissance d’une Instruction sur la musique sacrée disposée en quatre parties : 1) Des principes généraux, 2) une classification hiérarchisée en valeur des « genres de musique sacrée » 3) l’application de ces principes à la composition, au caractère, aux moyens musicaux à mettre en œuvre et bien sûr, les erreurs et les fautes à éviter, 4) les dispositions pratiques à prendre pour engager une véritable réforme sur le terrain. Ce document soigneusement pensé et écrit se différencie des nombreux documents pontificaux et épiscopaux produits sur le même sujet par sa conception et les conséquences des principes qu’il pose avec une réelle hauteur de vue21. On y reconnaît la pensée et la plume du P. Angelo De Santi, religieux jésuite appelé par Léon XIII à suivre les questions de musique sacrée dans la Civiltà Cattolica, important périodique de la Compagnie de Jésus, auquel, rallié à la cause des réformateurs, il donne une série d’articles en 1888-1889. La fermeté du ton employé tient aussi à un sentiment d’urgence qui, dans le même mouvement, détermine la mise en route de l’Édition vaticane de chant grégorien, considérée par Pie X comme la véritable clé de voûte de sa réforme. Le principe premier et fondamental, affirmé solennellement en tête de l’Instruction, est l’intégration radicale de la « musique sacrée » à l’action liturgique solennelle. Ce statut premier commande et engendre toute la suite du texte22 Une première suite de conséquences de ce principe forme comme un horizon d’esthétique générale : les qualités de la « musique sacrée » devront être celles mêmes de la Liturgie : la santità, par quoi elle s’écarte de toute connotation profane, la bontà delle forme, ou exigence d’art véritable. La jonction de ces deux qualités, même réalisées dans des contextes « nationaux » différents, doit engendrer de soi, et comme « spontanément », une valeur d’universalità. Les « genres de musique sacrée » (generi di musica sacra) sont ramenés à trois : le chant grégorien, qui possède « in grado sommo » les trois qualités susdites, et par là même devient le modèle le plus parfait de tous les autres. La polyphonie classique, et spécialement celle de l’École romaine, associée aux fonctions liturgiques de la chapelle pontificale. Les compositions modernes, dans la mesure où, s’écartant de toute connotation ou réminiscence profanes, et surtout théâtrales, elles peuvent valablement présenter les qualités des précédentes. Les conséquences pour la composition sont à tirer du principe d’intégration liturgique et de ses exigences générales : primat du texte, dans sa littéralité canonique, sans répétitions ni coupures ; respect des formes liturgiques transmises par la tradition, « abhiamo stimato espediente additare con brevità quei principi che regolano la musica sacra nelle funzioni del culto », F. Rainoldi, Sentieri…op. cit., p. 556. 22 Sur la notion de musica sacra, voir notre article : « L’invention de la « Musique sacrée », LMD, 233 (2003/1), p. 103-105, reproduit dans le présent ouvrage p. 113-132. 21
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selon leur différenciation, leurs fonctions, leur juste durée, leurs acteurs ; primauté accordée au chœur, où des cantori masculins, hommes et jeunes garçons, accomplissent un véritable office liturgique. Priorité sera donc également accordée à des musiques qui devront conserver il carattere di musica da coro, de préférence à des réalisations utilisant de manière prédominante la voce sola. S’il doit être clair que le chant reste premier en statut et en exécution, l’orgue, conformément aux prescriptions du Caeremoniale Episcoporum de 1600, est admis avec privilège. L’usage de formations instrumentales, dont l’évocation semble faite avec réticence, est soumis à l’autorisation épiscopale. Le piano, explicitement prohibé, semble bien ne pouvoir être séparé d’une connotation profane rédhibitoire. Quant aux fanfares (les bande urbaines et villageoises), on doit les exclure à l’église et les amener dans les processions à ne jouer que colla parte avec les chanteurs23. Comme on s’en doute, l’Instruction envisage pour finir la mise en place sur le terrain d’un appareil suffisant de promotion et de formation : commissions diocésaines, éducation du clergé, écoles de musique sacrée. On peut signaler plus particulièrement l’encouragement à former des Scholae de voix d’hommes et d’enfants, en milieu paroissial modeste, voire rural.
Un projet, ou le culte divin mis à l’épreuve Le Motu proprio place le projet de restauration musicale définie par l’Instruction dans un cadre volontariste explicitement élargi à l’ensemble des fonctions du service divin et à la régénération de l’esprit chrétien. Il n’y a pas lieu de s’étonner dès lors que ce document ait pu être lu comme le déclenchement par le Souverain Pontife lui-même d’un ardent mouvement de rénovation liturgique. Cette incitation à l’action, et qui plus est à une action effective et efficace, n’allait pas manquer, en raison même de cette nature, d’engendrer un redoutable coefficient d’incertitude et une mise à l’épreuve des potentialités mêmes du culte chrétien, et de ses capacités de renouvellement. De ce point de vue, le Motu Proprio de 1903 fut un véritable ébranlement. C’est d’une double perspective d’action qu’il va s’agir. Rendre aux actes de musique et de chant une effectivité fondée sur leur valeur religieuse et artistique et leur juste intégration dans la liturgie. Et, pour cela, créer un environnement favorable, développer une campagne de sensibilisation, de promotion éditoriale, de formation, pour en dégager des acteurs convaincus et compétents, à commencer par le clergé paroissial24. Il est possible qu’il faille en ce point laisser quelque peu la seule vue des objectifs spécifiquement musicaux, pour envisager les choses d’un point de vue plus général, et se demander si nous ne sommes pas en présence d’une mutation assez fondamentale de la 23 La perspective d’une reprise des prescriptions de l’Instruction en vue de la composition est celle de : Henri Potiron, La Musique d’Église, Esquisse d’un traité de composition, Paris, H. Laurens, 1945. 24 Une abondante documentation a été rassemblée par Anne Pillot-Rebours : « Le Motu Proprio de saint Pie X sur la musique sacrée (22 novembre 1903) et ses répercussions en France de 1904 à 1939 », 805 pages et Annexe. (Thèse soutenue à Paris IV-Sorbonne en décembre 1997.)
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conception et de la logique de l’activité pastorale, de ses moyens d’action et d’évaluation concernant le culte divin, dans ses formes et son efficience, et si le Motu Proprio n’inaugure pas, pour le siècle qui s’ouvre, un modèle d’incitation, production, évaluation en matière de « musique sacrée » et de liturgie, qui constituerait la modernité paradoxale d’un texte pourtant résolument antimoderne. Dans une livraison précédente de La Maison-Dieu, Daniel Hameline n’hésitait pas, au moins à titre exploratoire, à transposer au domaine de la liturgie l’apparition de nouvelles données concernant la dynamique marchande et l’organisation du travail, en particulier dans l’intéressement du fidèle au bon accomplissement de l’action liturgique25. Il est clair que les finalités et la nature de l’action liturgique et sacramentelle les font échapper à toute vérification empirique. Mais le Motu Proprio peut être dit « centré sur le fidèle », certes pour lui dicter ses devoirs, mais en lui promettant d’en recueillir des fruits personnels et collectifs. Fruits surnaturels, bien sûr, mais aussi tout à fait empiriques, en particulier sous la forme d’une performance liturgique commandant une satisfaction esthétique, un réconfort de dignité retrouvée, et l’expérience d’un nouveau goût des choses de la sainte liturgie. Les agents de ce négoce des biens du salut (pour parler comme Max Weber) ne sauraient donc manquer de pratiquer eux-mêmes l’évaluation de leurs succès ou de leurs échecs, l’estimation des obstacles et la recherche de pieuses industries pour optimiser la reconquête26. On pourrait parler également d’une élévation du niveau d’aspiration, en matière d’intérêts religieux, dont une conséquence est d’introduire un décalage en intensité d’attente et d’engagement au sein de la population, et de créer un processus sélectif aboutissant à une pratique valorisée et valorisante pour des partisans convaincus, mêlant toutefois vis-à-vis du reste de la population la persuasion incitatrice à la dissuasion involontaire par l’élévation du goût. On ne saurait négliger non plus l’importance à la fois théologique et tactique d’un appel à l’expérience, en particulier dans un domaine tel que celui de l’art ou du goût liés à la prière. Il n’est peut-être pas sans signification que le Motu Proprio paraisse presque en même temps que le célèbre ouvrage de William James explorant les formes de l’expérience religieuse27.
Une conception « programmatique » de la « vera musica liturgica » L’Instruction formule, en des termes qui seront déterminants pour l’Église catholique au xx siècle, les questions théoriques et pratiques concernant ce qu’on appelle désormais la « musique sacrée ». L’expression est commode mais particulièrement indécise et, sur ce point particulier, il importe de voir que l’Instruction n’envisage que les productions e
Daniel Hameline, « Prescrire ce qu’il faut faire aujourd’hui », LMD, 222 (2000/2), p. 107-130. Sur ces questions, on pourra consulter dans le présent ouvrage : « Les Origines du Culte chrétien et le Mouvement liturgique », p. 655-683. Également : « De l’usage de l’adjectif liturgique… », p. 689-705. 27 William James, The Varieties of Religions Experience, 1902. Voir Émile Boutroux, Science et religion dans la philosophie contemporaine, Paris, Flammarion (« Bibliothèque de Philosophie scientifique »), 1908, p. 298-339. Sur la notion d’expérience, voir aussi : Antoine Vergote, Religion, foi, croyance, Bruxelles, P. Mardaga, 1983. 25 26
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cantorales et musicales engagées dans le domaine bien déterminé morphologiquement et canoniquement de la liturgie solennelle, auquel elle adjoint les saluts et les processions. Son apport le plus radical revient, comme par une sorte de rationalisation de la tâche, à recentrer toute la logique de la production musicale et cantorale sur la fonction et l’ethos des actes du culte divin, dans la perspective d’un accroissement de l’association fervente des fidèles à ces actes du culte, et d’une plus religieuse et vivante réception des bénéfices spirituels qui leur sont liés. On peut penser que c’est bien cette recentration de toute action musicale sur l’action liturgique à la fois pour se concevoir et pour se réaliser, qui va déclencher un processus général et continu d’ajustement des fins et des moyens, dont on peut suivre l’évolution dans les Actes consécutifs du Magistère ecclésiastique jusqu’au concile Vatican II et ses documents d’application. L’expression « musique sacrée », conçue comme parte integrante della solenne liturgia, désigne, dans le Document, une activité de production musicale (et en tant que telle véritablement « artistique ») définie par sa fin, qui se confond avec la fin même de la liturgie, la gloire de Dieu et la sanctification (et l’édification) des fidèles. Le chant grégorien (convenablement restitué) y joue le rôle de répertoire porteur de la tradition historique, et de modèle pour toute composition à envisager, au point qu’une telle composition pourra être dite « d’autant plus sacrée et liturgique que par l’allure, l’inspiration et par le goût (nell’andamento, nella ispirazione e nel sapore), elle se rapproche davantage de la mélodie grégorienne ». Il est possible de distinguer ici trois logiques de « modélisation ». La première définit ce qu’on peut appeler un ethos, ou, si l’on préfère, un style, ou même une esthétique28, ensemble de traits qualitatifs déterminant un caractère, investi d’une connotation de valeur, et d’une sorte de garantie de légitimité religieuse. L’utilisation du concept de « goût » est caractéristique des écrits et publications qui se situent dans l’aire de promotion ouverte par le Motu Proprio. On verra même des militants de la cause grégorienne faire de l’adjectif « grégorien » une sorte de qualificatif à valeur globale, parlant par exemple d’un « esprit vraiment grégorien ». À contrario, certains auteurs reprocheront à la population des fidèles d’exercer une certaine tyrannie en matière de « mauvais goût », et d’entraver par là même l’essor d’une musique sacrée selon l’esprit du Motu proprio29. La seconde logique définit la qualité de « liturgique », et corrélativement de « musique sacrée », comme une tâche, ou même un programme compositionnel, requis par les exigences formelles et logiques de l’action rituelle, et à résoudre par des solutions musicales de composition, d’allure et de caractère. Une troisième logique envisage les choses en fonction de l’héritage historique et répertorial de fait. Il ne s’agit plus de définir un goût ou une tâche, mais de reconnaître dans le répertoire établi au cours des siècles un mode d’expression et un corpus de chants bénéficiant non seulement d’une valeur musicale prééminente, mais pouvant être dit C’est le terme employé par Pierre Aubry, « Les idées de Pie X sur le chant de l’Église », Extrait du Correspondant, Paris, L. de Soye, 1904. 29 Ibid., p. 17. Idée reprise fortement dans l’ouvrage cité supra d’Ad. Duclos, en 1905, pour qui la part active des fidèles consisterait d’abord à réformer leurs goûts et leurs exigences souvent détestables. 28
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liturgique en un sens proprement statutaire. La Lettre pastorale du cardinal Sarto de 1895 l’affirmait sans hésitation du chant grégorien : il canto strettamente liturgico, ossia il canto gregoriano. Le texte de l’Istruzione utilise plus systématiquement la notion de musica sacra, définissant son contenu, comme nous l’avons vu, par un programme qualitatif fondant sa convenance au culte divin (santità, arte vera, universalità), à tel point que des compositions ecclésiastiques nationales, ou des compositions modernes, pourvu qu’elles se conforment à cette prescription, peuvent être considérées comme admissibles dans les fonctions du culte et reconnues comme réalisant une vera musica liturgica. Une certaine difficulté théorique est sensible en ce point où le texte doit croiser la reconnaissance d’une exemplarité artistique et fonctionnelle avec la reconnaissance d’un privilège statutaire. Le chant grégorien d’une part est pris en considération comme réussite artistique, comme solution particulièrement heureuse de la tâche assignée à toute musique sacrée par les exigences du service divin, et par là il se voit soumis à une évaluation critériologique qui, toute hyperbolique qu’elle soit (in grado sommo), demeure une évaluation. D’autre part, il est présenté comme revêtu d’un statut unique en tant que canto proprio della Chiesa romana, mais ne pouvant plus être dit seul « liturgique », puisque partageant cette « liturgicité » avec les productions musicales conformes aux esigence della vera musica liturgica. Il est clair que le Motu proprio et l’Istruzione sont en premier lieu centrés sur les bienfaits attendus de la restauration du chant grégorien, en particulier sur l’éventualité de pouvoir par là engendrer un nouveau goût et un nouvel esprit qui s’étendra à toutes les productions nouvelles de « musique sacrée ». Mais c’est précisément cette position centrale et modelante qui, à s’en tenir à la stricte teneur du texte, permet à d’autres musiques de régler leur juste adéquation et de sortir d’une position simplement décorative pour s’intégrer à l’action rituelle au point de pouvoir être dites « musiques liturgiques ». On constatera d’ailleurs assez vite les conséquences de ce processus de « rationalisation » du savoir-faire sous forme d’appel au critère d’acceptabilité liturgique. Il pourra s’avérer que l’état du chant grégorien lui-même puisse conduire à souhaiter des remaniements tenant à un état fâcheux de sa transmission : absence des versets psalmiques des Processionnaux, doublet du Graduel et du Trait ou des deux Alleluias du Temps pascal. Plus redoutable était l’absence de tout fondement autre que coutumier à la fâcheuse doublure sous mode de lecture par le célébrant des chants exécutés par la schola ou le peuple, négation pratique de l’affirmation selon laquelle le chant est « partie intégrante de la liturgie solennelle ».
La question archéologique La restauration du chant grégorien était la grande question de l’heure. L’Instruction annonce et prépare la vaste entreprise éditoriale qui sera celle de l’Édition vaticane, laquelle devra tenir compte des « récentes études qui en ont si heureusement rétabli l’intégrité et la pureté ». Mais sur ce point, de nouveaux problèmes surgissent immédiatement. La Commission vaticane, présidée par Dom Pothier, eut à gérer et à résoudre les difficultés qui touchaient à l’établissement d’une version « scientifiquement » acceptable et plus encore à son ou ses modes d’exécution, le tout en vue d’une édition pratique. Un 748
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consensus s’était établi pour reconnaître « l’autorité des manuscrits » dans la restitution des anciens usages, consensus justifié par la haute valeur des études paléographiques. L’expression revient deux fois dans le décret Sanctissimus Dominus du 8 janvier 190430. Mais le Motu Proprio du 25 avril 1904, sous l’influence de Dom Pothier, dans des termes qui seront repris dans le Proœmium au Graduale Romanum en 1907, ne manque pas de tempérer ce que cette perspective pouvait avoir de rationalité quelque peu positiviste : Le melodie della Chiesa, cosi dette gregoriane, saranno ristabilite nella loro integrità e purezza secondo la fede di codici più antichi, cosi pero che si tenga particolare conto eziandio della legittima tradizione, contenuta nei codici lungo i secoli, e nell’uso pratico della odierna liturgia31.
Pie X était pressé et pressant. La participation chantée des fidèles à certaines parties de l’Ordinaire de la messe lui tenait à cœur et requérait, pour le Kyriale, une publication rapide. On dut se contenter d’éditions solides mais pas scientifiquement achevées, au regret de certains savants, au premier rang desquels Dom André Mocquereau, le père de la Paléographie musicale. On sait qu’aujourd’hui, sur beaucoup de points, bien des questions restent ouvertes et débattues, et que l’idée d’une version originale unique et unifiée dès l’origine pour tout le répertoire dit « grégorien » est pratiquement abandonnée. Quant au mode d’exécution, il se transforme avec les avancées du savoir musicologique et les rapprochements que l’on ne peut plus manquer de faire avec d’autres types de répertoires traditionnels. Il ne fait de doute pour personne aujourd’hui que le choix exclusif d’une formation chorale, semblable à celles qu’ont pu réaliser en leur temps les associations céciliennes, et dont l’extension était un des objectifs de l’Instruction, n’est pas à même d’honorer les particularités stylistiques de l’ancien répertoire monodique32 pas plus que les pratiques hétérophoniques coutumières (déchant, faux-bourdons…) qui pouvaient lui être jointes dans le cadre de certaines solennités. Mais la question archéologique révélait une difficulté autrement profonde, aux répercussions cette fois théologiques et ecclésiologiques, à savoir une juste mesure de l’autorité des pratiques historiquement attestées, que l’on sait avoir varié dans le temps, et dont la « cumulativité » peut en effet n’être que l’histoire de leur inertie, voire de leur « décadence », mais aussi celle de leur transmission vive et la source de leur valeur pour la vie de l’Église. Certains bons esprits, et d’autres, sans bienveillance, faisaient remarquer tout de même l’étroitesse de la base historique sur laquelle le Motu Proprio appuyait ses choix répertoriaux. La connaissance plus étendue des répertoires et des formes pratiques qu’a pu connaître le chant ecclésiastique, en particulier à la période dite « baroque », oblige à réviser quelque peu aujourd’hui les ostracismes des musicistes romains ou céciliens. Mais la révision certainement la plus importante est sans doute venue de la prise de conscience de F. Rainoldi, Sentieri…op. cit., p. 570-571. Ad. Duclos, Sa Sainteté Pie X…op. cit., p. 130. F. Rainoldi, Sentieri…op. cit., no 70, p. 572-574. Dom Pierre Combe, Histoire… op. cit., no 68, p. 296-300. La question archéologique est posée avec une certaine vivacité par Dom Paul Cagin dès 1905 : « Archaïsme et progrès dans la restauration des mélodies grégoriennes », Extraits de la Rassegna gregoriana, 7-8, juillet-août 1905. Brochure, Rome, Desclée, Lefevbre et Cie, 1905. 32 Voir Dom Jean Claire, « Dom André Mocquereau cinquante ans après sa mort », Études grégoriennes, XIX (1980), p. 21. 30 31
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l’étroitesse de la base qu’on pourrait dire géographique, voire ethnologique, des répertoires retenus. Jacques Maritain signalait déjà, dès 1927, les risques pour l’Église d’un rétrécissement culturel à la seule Europe de l’Ouest33.
Tradition ou rupture de tradition ? Une autre difficulté était d’autant plus redoutable qu’elle n’apparaissait pas comme telle aux yeux des réformateurs : le retour archéologique et artistique à ce que l’on pensait être la vérité ou l’authenticité d’une tradition lointaine ne pouvait se faire que contre des usages eux-mêmes établis en tradition immédiate, qu’elle soit de routine, de simple emploi, ou fondée sur des éléments vraiment « traditionnants » de transmission et de réception coutumières. En France, de nombreux lutrins de village se sont dispersés à l’arrivée des nouvelles manières et de la diffusion du « goût bénédictin », ou même de l’innovation que représentait le passage à la prononciation du latin more romano. Et, de ce point de vue, on peut penser que, comme phénomène d’origine urbaine, la réforme du chant d’église s’inscrivait dans l’inversion du rapport ville-campagne et dans le processus d’urbanisation progressive des communautés rurales si bien décrit par Maurice Agulhon. La classe moyenne catholique « éclairée », toujours écartelée entre le goût rustique et le goût mondain, tente de diffuser un modèle à la fois instruit, tempéré, et musicalement qualifiant34.
Art moyen ou art suprême ? Aucun des promoteurs sérieux de la restauration du chant grégorien n’ignorait le danger de la « prétention artistique », ou du dilettantisme, à la fois menace de vanité et d’une intempestive voluptas aurium. Dom Pothier avait bien déjà décelé la difficulté : Quoi de plus beau, en effet que de louer le Seigneur dans la simplicité de son âme, sans prétention artistique, bien qu’avec art et goût, dans le pieux abandon d’une douce et humble prière, d’une foi ferme et d’un amour reconnaissant ? Et le meilleur chant pour servir d’expression comme spontanée à la pensée et au sentiment religieux, n’est-ce pas et ne sera-ce pas toujours le chant simple et naturel, celui qui, conforme aux règles de l’art, n’a rien cependant d’artificiel, et qui produit son effet sans le rechercher35 ?
L’auteur cite la Musica enchiriadis et ses objurgations qu’il fait siennes en vue de déployer un véritable art du chant qui puisse réconforter et charmer en évitant de tomber dans la vanité ou la sensualité d’artistes sans piété ni humilité. Cette conception d’un chant Jacques Maritain, Primauté du spirituel, Paris, Plon, 1927, p. 253-254. Sur ce sujet, lire : Marcel Pérès, Jacques Cheyronnaud, Les Voix du plain-chant, Paris, Desclée de Brouwer, 2001. 35 Dom Joseph Pothier, Les Mélodies grégoriennes d’après la tradition, Tournai, Desclée, Lefebvre et Cie, 1880, p. 5. 33 34
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grégorien simple et « naturel », et par là même universel et par vocation destiné à tous, est déjà fortement présente chez le chanoine Gontier, ; elle inspire les pages que Dom Guéranger consacre au chant des fidèles, pratique louable qu’il estime avoir été mise en péril par l’abandon des livres romains36. C’est cette vision qui confortera Dom Lucien David, et ses alliés de la Revue du chant grégorien de Grenoble, dans la promotion d’un chant grégorien à la fois savant et populaire, où des scholae de jeunes gens, des beaux lutrins d’hommes, une belle prononciation romaine, un chant expressif et chaleureux donneraient l’exemple du plus beau chant ecclésiastique, jusqu’à entraîner les fidèles à chanter les parties de l’Ordinaire qui leur reviennent, les hymnes de l’Église et les psalmodies les plus courantes. On retrouverait cette même vision des choses dans la pensée et l’action de personnages tels que l’abbé Henri Villetard, à la fois savant et curé bourguignon, ou Amédée Gastoué, dans sa collaboration liturgique et musicale au mouvement noéliste37. Art, non-art ou art suprême ? Dom Mocquereau, formé à l’art instrumental, s’avancerait plutôt assez loin dans une voie résolument musicale38 Mais, parmi les protagonistes du Mouvement grégorien, on ne suit guère l’esthétisme de J. K. Huysmans. L’art est au service de la vérité du chant comme chant, et plus précisément encore, comme ce chant-là, ce jourlà ; tel que le dispose la liturgie. Car l’intégration liturgique permet de transiter d’une notion générique d’art et de beau à sa singularisation dans une manifestation active, sensée et réelle. L’action liturgique fait passer la « musique sacrée » d’une écoute générique, et aujourd’hui de culture séculière, à une écoute concrète : chant « à sa place », comme disait Vincent d’Indy, c’est-à-dire bénéficiant et rayonnant d’une grâce supplémentaire d’incidence heureuse et d’illocation, telle que la mémoire vive en est transformée.
Hostilité et indifférence En 1925, André Cœuroy, parlant des « formes de la musique religieuse » dans le vaste panorama que constitue le grand ouvrage collectif faisant le bilan de Cinquante ans de musique française, pense pouvoir écrire : « le goût progresse39. » Il faut certes, à cette époque, prendre la mesure de la désorganisation créée par les lois de séparation de l’Église et de l’État et par la Grande Guerre, qui accordera une grande importance au relais « amateur » : mouvements, associations, maîtrises. Mais, à la même époque, de nombreux documents font état d’une certaine inertie, indifférence, résistance d’une partie du clergé et des fidèles, surpris qu’on attache autant d’importance à des questions qui ne relèvent ni du dogme ni Abbé Augustin Gontier, Méthode raisonnée de plain-chant, Paris, Victor Palmé/ Le Mans, Ch. Monnoyer, 1859, p. xvi ; Dom P. Guéranger, Institutions Liturgiques, 2e éd., t. ii, p. 375-377. 37 Henri Villetard, Le Chant grégorien en fonction de la liturgie, Paris, A. Picard, 1925. Geneviève Duhamelet, Nouvelet et le Mouvement noëliste, Paris, La Bonne Presse, 1937. 38 Dom André Mocquereau, « L’Art grégorien, son but, ses procédés, ses caractères », Conférence prononcée à l’Institut catholique de Paris, Solesmes, Imp. Saint-Pierre, 1896. Voir Dom J. Claire, « Dom André Mocquereau… », art. cit. 39 Cinquante ans de musique française, éd. L. Rohozinski, Paris, Les Éditions musicales de la Librairie de France, 1925, t. ii, p. 158. On pourrait trouver un autre diagnostic d’un contemporain dans : René Dumesnil, Le Monde des musiciens, Paris, Éditions G. Crès, 1924, chap. iv, p. 64-87. 36
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de la morale. L’ardeur de quelques-uns cacherait-elle l’indifférence de beaucoup, voire leur hostilité40 ? En décembre 1928, pour le vingt-cinquième anniversaire de sa publication, le pape Pie XI croit nécessaire de rappeler l’essentiel des objectifs du Motu Proprio de son prédécesseur (Constitution apostolique Divini cultus). Et de fait, la lecture des Actes des nombreux congrès de musique sacrée (entre autres, Paris 1911, Tourcoing 1919, Lourdes 1919, Metz 1922…), des revues, des Semaines diocésaines, laisse bien entrevoir que les urgences pastorales portent souvent le clergé le plus apostolique vers des tâches moins « artistiques », que le « goût bénédictin » a de la peine à l’emporter sur des formes plus communes de culte public, moins soucieuses de purification esthétique et de restauration philologique. À tout prendre, on finit par se demander si l’on n’a pas été abusés par une erreur de diagnostic41 Il n’est pas niable qu’une élite catholique fervente attache une grande importance à la dévotion eucharistique. Le xixe siècle lui avait laissé ses saluts, ses adorations diurnes et nocturnes, ses communions du premier vendredi du mois, et cette orientation eucharistique de la piété des élites se retrouvera avec faveur dans les idéaux du pape Pie X (communion précoce, communion fréquente, catéchisation sérieuse des enfants), mais, plus que dans la rénovation des chants de la liturgie solennelle, à laquelle certains sont attachés, c’est surtout dans une pratique enrichie de la messe basse qu’elle rejoindra le mouvement liturgique, et qu’elle renouvellera la forme de son adhésion participante. La discipline sévère du jeûne eucharistique, jointe à une pratique tacite immémoriale, avait banni la communion des grands-messes chantées, et leur cérémonial pouvait souvent apparaître à l’élite pieuse comme extérieur et conventionnel, encombré de vanité musicale, voire artistique, au détriment de la vraie piété. Il est possible aussi qu’en ce point une certaine retenue ascétique, familière à une partie de la tradition chrétienne, ait entretenu un sentiment de méfiance envers une trop grande importance accordée au sentiment artistique invoqué par les restaurateurs du plain-chant et que venait confirmer le Motu Proprio de 1903. Les messes basses pouvaient évidemment apparaître en certaines circonstances comme le comble de l’indévotion. Leur multiplication et leur caractère expéditif, en ville, en vue d’alléger l’observance dominicale pour le plus grand nombre, n’échappaient pas facilement à une dérive formaliste. Cependant, c’est au modèle même de la messe basse qu’étaient attachées quelques valeurs sûres de la piété catholique, à commencer par les messes de communion matinales : sa « miniaturisation », son extrême schématisme, sa retenue sonore et cérémonielle, enrichie de l’usage étendu du missel personnel et, dans les années trente, non sans difficulté, il est vrai, du dialogue liturgique direct avec le prêtre célébrant, en avait fait une pratique mêlant d’une manière originale la distance et la proximité du 40 Entre autres documents, on peut lire un diagnostic sévère (ce qui n’étonne pas) sous la plume de Vincent d’Indy : « Musique sacrée et musique profane », Revue des jeunes, 25 novembre 1921, p. 391-400. Même sévérité dans la Lettre pastorale de Mgr l’évêque de Rodez au clergé de son diocèse sur le chant religieux, Rodez, 1929. 41 C’est une opinion que nous avons soutenue lors du dernier colloque de la Société française de musicologie consacré à Vincent d’Indy en 2002. – Intervention reproduite dans le présent ouvrage supra p. 707-715. Voir aussi nos articles : « Fragment d’une histoire moderne du chant d’église », Communio, XXV-4 (juillet-août 2000), p. 24-33 ; « Pouvoir et impouvoir en matière de musique d’église », Analyse musicale, 50 (2004), p. 28-35 ; « De congrès en messes basses », Études, Avril 1999, p. 514-518. Nous en reprenons ici quelques formulations.
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mystère eucharistique, et contrastant avec le côté extérieur et conventionnel, voire indévot, ou musicalement dilettante, de la grand-messe. C’est d’ailleurs à partir du modèle de la missa lecta dans sa forme dialoguée que se développeront nombre d’entreprises pastorales de rénovation liturgique. Le problème était sensible dès la réception du Motu Proprio et dans des milieux qui lui étaient entièrement acquis. Ainsi, en janvier 1904, dans le numéro où les rédacteurs de La Tribune de Saint-Gervais le présentent, le commentent, et s’en font les plus ardents propagandistes, on voit déjà se dessiner des modèles compensés, essayant de tirer les messes basses vers une participation plus effective comportant de la part des fidèles l’exécution de chants très simples de l’Ordinaire, avec lecture de l’évangile en français, O salutaris et chant à la communion. Modèle que l’on souhaite voir remplacer dans les messes de confréries, de catéchisme, de patronages, les messes basses monotones avec chants de cantiques. À ce catholicisme de la messe basse, les tenants du mouvement liturgique et de la « musique sacrée » proposeront, « dans l’esprit du Motu Proprio », un ralliement aux formes de la liturgie solennelle, rajeunies par les vertus d’un chant renouvelé par la science, par l’art, par une juste conception de sa fonction liturgique, et étendu dans certaines de ses parties à la participation de l’assemblée des fidèles. L’appel que faisait le Document pontifical aux ressources de l’art, moyennant une juste définition de son lien fonctionnel à la liturgie, allait ouvrir un champ stimulant à la création et à la pratique musicales, en dépit de l’accentuation très forte accordée à la forme chorale et au répertoire palestrinien. On peut toutefois s’interroger sur la force de l’ancrage de cette microculture musicale engendrée par le Motu Proprio, qui culmine entre les années trente et cinquante, et dont le Requiem de Maurice Duruflé exprimait le meilleur, au plus haut niveau de la composition musicale. Le concile Vatican II entérinera pourtant une des intuitions de Pie X en proposant la notion de munus ministeriale pour définir la fonction et la portée des actions musicales intégrées à l’action liturgique. C’est cette conception que nous avons dite « programmatique », appuyée sur une bonne connaissance des possibilités et des alternatives offertes par le cérémonial, et qu’il ne faut pas confondre avec le modèle dominant établi, le plus souvent par inertie, dans la majorité des lieux de culte, qui peut offrir aux musiciens des possibilités nouvelles. Elle permet, en particulier, en ce qui concerne la messe, de concevoir une prise en charge de l’ensemble de son déroulement, comme une sorte de service liturgique et musical continu, intégrant aussi bien déplacements, actions, chants, ponctuations, transitions, et non pas seulement comme la mise en musique, en style de cantate ou d’oratorio, même « modernes », des seules cinq pièces de l’Ordinaire. Il semble qu’en ce début de siècle de jeunes musiciens soient à pied d’œuvre.
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Fragments d’une histoire moderne du chant d’église Il est possible qu’il faille faire aujourd’hui une relecture plus attentive de l’histoire de la messe et de ses chants dans le cours du xxe siècle, en lien avec les avancées et les hésitations de ce qu’il est convenu d’appeler le « mouvement liturgique ». Cette histoire (qui s’en tiendra pour cet article aux contrées de langue française) est le plus souvent écrite du point de vue des musiciens ou des liturgistes, et de ce fait elle a de la peine à intégrer autrement que comme défaillance, voire inculture ou négligence, les attitudes d’indifférence ou même d’hostilité que de larges fragments de la population catholique et de leurs cadres pastoraux, ont pu opposer aux efforts apparemment mal récompensés des promoteurs d’un « art musical véritable » à l’église.
L’héritage du xixe siècle Pour ces derniers, lorsqu’il va s’agir de mettre en application les directives pontificales contenues dans le Motu Proprio et 1’Instruction sur la Musique Sacrée de Pie X (novembre 1903) la trajectoire de la musique d’Église qu’ils recueillent du xixe siècle est simple et lumineuse : prônée d’abord par quelques esprits indépendants (Choron, Fétis, De la Fage, Danjou, d’Ortigue…), puis liée à la bataille pour le retour à la Liturgie romaine avec Mgr Parisis (Langres, 1839) et dom Guéranger (Institutions liturgiques, 1840), aux premières éditions « archéologiques » du Graduel Romain (Commission de Reims-Cambrai, 1851), perceptible dans le renouvellement de la technique et du répertoire de l’orgue à la suite de l’organiste belge J. N. Lemmens, qui se fait entendre à Paris en 1850, la restauration de la musique d’église, après les belles confrontations que furent les Congrès de Paris en 1860 et de Malines en 1864, paraît culminer dans la pratique, la théorie, la paléographie solesmiennes du plain-chant, avec dom Joseph Pothier (Les Mélodies grégoriennes, 1880), et dom André Mocquereau (Paléographie Musicale, 1889). L’unanimité du Congrès d’Arezzo en 1882 fait apparaître comme bien dérisoires les réserves de la Sacrée Congrégation des Rites et son insistance à imposer les Éditions de Ratisbonne, exécrées, on s’en doute, de ce côté-ci du Rhin, et tout semble s’acheminer comme naturellement vers les réformes de saint Pie X (lancement dès 1905, avec la publication du Kyriale, de l’Édition vaticane de chant grégorien). Entre temps, la rénovation chorale due à Charles Bordes et la fondation de la Schola Cantorum (1894, avec Vincent d’Indy et Alexandre Guilmant) apportaient sur les rives de la Seine une variante originale des mouvements céciliens allemands et italiens. *
In Communio, XXV/4, no 150 (juillet-août 2000), p. 24-33
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 755-761 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119047
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L’entrée dans le xxe siècle se faisait, semblait-il, par un grand porche admirable et sûr. En 1919, un courageux Congrès se tient à Tourcoing et y réunit tout ce que la France, au lendemain d’un conflit meurtrier, compte de praticiens de la musique d’Église (le jeune Marcel Dupré y fait entendre Bach, Widor, Franck et ses Trois préludes et fugues). L’abbé Jules Delporte, animateur de grande valeur, dans la brochure remise aux participants, résume en quelques lignes la trajectoire du siècle précédent et peut conclure : « Cette période préalable… est aujourd’hui virtuellement terminée. C’est dire que celle des réalisations publiques, éclatantes, définitives, est ouverte. » Or une lecture attentive des comptes rendus et des thèmes abordés, à travers l’insistance répétée sur la nécessité de former et d’enseigner, le temps à trouver pour le faire, les responsables ecclésiastiques à convaincre quand leurs intérêts et leur sentiment d’urgence les portent ailleurs, laisse bien deviner à quelle point l’énorme entreprise rêvée par Pie X de faire de la « musique sacrée » et de la liturgie solennelle le support privilégié d’une régénération de l’esprit chrétien, ne rencontre pas en tous points une adhésion unanime, et que ces réserves ne sont pas seulement d’ignorance ou d’inculture.
L’ancien monde du chant d’église Il apparaît d’abord que cette entreprise, dont on ne saurait, sans sottise, contester 1’importance et les fruits dans l’établissement de la culture musicale du xxe siècle, accélère et consomme la disparition d’un certain état antérieur du chant d’église, par où se survivaient encore des pratiques coutumières issues souvent de l’Ancien Régime. Car toutes les tentatives de réforme du chant ecclésiastique au cours du xixe siècle semblent bien se faire sur un fond de critique soutenue des pratiques cantorales alors en vigueur. Il est toutefois difficile de démêler aujourd’hui la part d’exagération et de méconnaissance contenue dans les rapports et les critiques des réformateurs. Le répertoire mêlé qui constituait le fond du chant ecclésiastique des paroisses françaises n’avait pas en tous points la prétention d’être un art, mais sa pratique semble bien pouvoir être considérée comme ayant formé l’équivalent d’une culture. On y décèle des institutions spécifiques, telle que le lutrin de village, par exemple, des pratiques diversifiées (chant uni, faux-bourdons, fleuretis, lutrins instrumentaux, concurrencés par l’orgue de chœur, et, après 1845, par l’harmonium, support de diffusion des nouveaux goûts musicaux urbains), une latinité qui lui est propre, avec non seulement la prononciation en « usse » et en « omme », qui se maintiendra encore ici ou là après la Première Guerre mondiale, mais sa prosodie quantitative accentuelle allongeant la syllabe marquée et réduisant la pénultième faible des mots paroxytoniques, une allure générale (diapason grave, débit lent, et, en beaucoup de lieux encore soumis à la diversification des tempi suivant le degré des fêtes). Si le répertoire semble quelquefois se borner à une lecture peut-être besogneuse du Graduel ou de l’Antiphonaire, le plus souvent parisiens, un corpus de chants favoris compterait à coup sûr certaines Hymnes du Calendrier, des chants de l’Ordinaire intégrant à un fond médiéval des compositions des xviie et xviiie siècles (Messe de Dumont, Messe « Baptiste », Messe « Trompette »…), les Psaumes des Vêpres du Dimanche, ici ou là encore chantés sur des tons oratoriens, sans parler des chants de la liturgie des Défunts, des Litanies et des Processions. Les réformateurs 756
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du chant ecclésiastique interpréteront l’ensemble de ces pratiques comme le dernier état déplorable pour l’art et pour l’Église d’une décadence millénaire du chant grégorien. Peutêtre faudrait-il y voir plutôt l’obsolescence et l’usure d’une pratique du chant d’église qu’on dirait aujourd’hui « baroque », dont effectivement au cours du xixe siècle, et d’une manière très dyschronique, se perdent le goût, les procédés d’ornementation et les conduites vocales spécifiques, éléments peut-être sauvegardés dans certaines formes de survivances d’un « baroque paysan », qui pourront de nos jours retenir l’attention des ethno-musicologues.
Dissentiments chez les catholiques Mais la mentalité foncièrement urbaine et « moderne » des réformateurs ne voyait là sans doute que combats d’arrière-garde. Les vraies difficultés à faire prévaloir chez les catholiques une prise au sérieux de l’art musical dans la vie liturgique de l’Église et de promouvoir des formes renouvelées de réalisation et de participation, selon l’esprit défini par le Motu proprio de 1903, surgissaient au sein même des troupes catholiques, tiraillées entre des stratégies différentes et des intérêts mêlés. En 1911, le Congrès parisien et régional de Chant liturgique et de Musique d’Église, animé par Amédée Gastoué, adopte à l’unanimité un vœu contre l’abus du sport dont l’usage dans les œuvres paroissiales éloigne les enfants et les jeunes gens des cérémonies du culte à l’église de la paroisse, à commencer par le dimanche. On y déplore que les catéchismes soient laissés en dehors du « mouvement de rénovation liturgique », et que d’innombrables « messes d’œuvres » isolent les fidèles et diffusent des répertoires de cantiques sans valeur littéraire ou musicale. Un autre rapporteur s’en prend aux fanfares des collèges, patronages, petits séminaires, dont la présence inévitable aux processions de la Fête-Dieu fait la désolation des gens de goût, sans parler de la concurrence que les messes de Dumont font aux messes grégoriennes, seules « vraiment liturgiques ». Tout se passe comme si le petit monde des rénovateurs, sûr pourtant de son bon droit et des enjeux vraiment ecclésiastiques de son combat, se trouvait affronté à une autre culture, combien catholique certes, mais pas vraiment centrée sur les mêmes attentes et les mêmes intérêts. Ce catholicisme bigarré, mal relevé des ébranlements de la Commune, aux prises un peu partout avec les initiatives politiques hostiles des dirigeants de la Troisième République, soucieux de ses écoles, de ses congrégations, de ses associations de types nouveaux, est, dans ses élites, un catholicisme souvent pieux et fervent, dévoué aux œuvres de l’Église et du Saint-Siège : mais il n’apparaît pas d’emblée préoccupé du niveau « artistique » des chants cultuels, et n’accorde sans doute pas autant d’importance que le « mouvement bénédictin », qu’il soit français ou belge, au développement et à l’amélioration des formes strictes de la liturgie solennelle. Les formes extérieures de son culte, et ses manifestations publiques, héritage d’une Église concordataire transformée bon gré mal gré en Église militante, font apparaître un catholicisme de processions, de pèlerinages, de vœux, générateur d’une hymnodie latine et vernaculaire aux accents à la fois pieux et combattants, bien représenté par les répertoires de Lourdes et de Montmartre, et que l’on retrouve aux processions de la Fête-Dieu, aux 757
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cérémonies des QuaranteHeures et autres fêtes paroissiales, pour la désolation des « gens de goût ». L’architecture, le mobilier, la décoration des églises de villes, et des petites localités touchées par l’urbanisation du décor et de la sociabilité si bien décrite par Maurice Agulhon, le répertoire commun des organistes, témoignent d’un appareil qui ne fera pas nécessairement bon ménage avec les modèles épurés du chant bénédictin et la forme idéale de la messe conventuelle.
Piété eucharistique et micro-culture de la messe basse Une élite fervente, et qui peut ne pas l’être uniquement sous influence jésuite ou franciscaine, attache une grande importance à la dévotion eucharistique. Le xixe siècle lui avait laissé ses saluts, ses adorations diurnes et nocturnes, ses communions du premier vendredi du mois, et au niveau macro-social, l’institution des congrès eucharistiques. Cette orientation eucharistique de la piété des élites accueillera avec faveur les idéaux de saint Pie X (communion précoce, communion fréquente, catéchisation sérieuse des enfants), mais, plus que dans la rénovation des chants de la liturgie solennelle, c’est surtout dans une pratique enrichie de la messe basse qu’elle rejoindra le mouvement liturgique, et qu’elle fera une expérience paradoxale de la participatio actuosa. La discipline sévère et révérée du jeûne eucharistique, jointe à une pratique tacite immémoriale, avait banni la communion des grands-messes chantées, et leur cérémonial pouvait souvent apparaître à l’élite pieuse comme extérieur et conventionnel, encombré de vanité musicale, voire artistique, au détriment de la vraie piété. Il est possible aussi qu’en ce point une certaine retenue ascétique, familière à une partie de la tradition chrétienne, ait entretenu une certaine méfiance envers une trop grande importance accordée au sentiment artistique invoqué par les restaurateurs du plain-chant et que venait confirmer le Motu Proprio de 1903. Les messes basses pouvaient évidemment apparaître en de certaines circonstances comme le comble de l’indévotion. Leur multiplication et leur caractère expéditif en ville en vue d’alléger l’observance dominicale pour le plus grand nombre n’échappaient pas facilement à une dérive formaliste, et les éducateurs du clergé prenaient soin de prémunir leurs dirigés contre les risques de routine inhérents à la pratique quotidienne. Cependant, c’est au modèle même de la messe basse qu’étaient attachées quelques valeurs sûres de la piété catholique, à commencer par les messes de communion matinales : sa « miniaturisation », son extrême schématisme, sa retenue sonore et cérémonielle, enrichie de l’usage étendu du missel personnel et, dans les années trente, non sans difficulté, il est vrai, du dialogue liturgique direct avec le prêtre célébrant, en avaient fait une pratique, dont il était facile de souligner bien des aspects illogiques et dysfonctionnels, au regard de l’histoire de la liturgie, dont la langue latine rendait problématique en bien des situations la portée pastorale, mais dont on ne pouvait nier la forme familière et pieuse, mêlant d’une manière originale la distance et la proximité du mystère eucharistique, et contrastant avec le côté extérieur et conventionnel, voire indévot, de la grand-messe. C’est d’ailleurs à partir du modèle de la missa lecta dans sa forme dialoguée que se développeront nombre d’entreprises pastorales de rénovation liturgique.
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Le domaine tendu de la « musique sacrée » À ce catholicisme de la messe basse, les tenants du mouvement liturgique et de la « musique sacrée », qu’on ne saurait considérer comme moins ou comme plus fervents, mais qui pouvaient quelquefois se voir suspecter, et même accuser, d’hédonisme musical ou de dilettantisme artistique, proposeront « dans l’esprit du Motu Proprio » un ralliement aux formes strictes de la liturgie solennelle rajeunies par les vertus d’un chant renouvelé par la science, par l’art, par une juste conception de sa fonction liturgique, et étendu dans certaines de ses parties à la participation active de l’assemblée des fidèles. La science était représentée par les remarquables travaux des érudits, surtout solesmiens, et dans une perspective, chez dom Mocquereau, presque positiviste. Elle allait engager l’interprétation du chant grégorien dans le cycle difficile à rompre des recherches et des révisions historiques et archéologiques. L’appel que faisait le document pontifical au jugement de l’art, moyennant une juste définition de la « musique sacrée » et de son lien fonctionnel à la liturgie, allait ouvrir un champ stimulant à la création et à la pratique musicale, en dépit de 1’accentuation très forte accordée à la forme chorale et au répertoire palestrinien. Mais le vœu de Pie X de faire de son texte un Code juridique de la musique sacrée, à 1’étonnement des canonistes, se heurtera au caractère inévitablement indécis de l’évaluation artistique, et à l’impossibilité de fonder une esthétique en termes de droit. Par la suite, les grands textes pontificaux qui marqueront le siècle essaieront, assez vainement semble-t-il, de déterminer des catégories recevables : musique sacrée, musique religieuse, chant populaire religieux, musique liturgique, vraie tapisserie de Pénélope… Le Concile de Vatican II entérinera pourtant une des intuitions de Pie X en proposant la notion de munus ministeriale pour définir la fonction et la portée des actions musicales intégrées à l’action liturgique. Cette conception que l’on peut dire « programmatique » est actuellement au travail.
Participatio actuosa Restait l’invitation faite aux fidèles assemblés de participer activement par le chant à la célébration des saints Mystères. L’intention de saint Pie X dans le document de 1903 est sans ambiguïté. Il était personnellement attaché à cet objectif pastoral dès sa jeunesse cléricale, partageant avec dom Guéranger, la hantise de l’individualisme et le regret du « mutisme des lèvres chrétiennes ». La publication rapide du Kyriale lui semblait un moyen d’engager cette campagne sur des bases musicales dignes de confiance. Nous ne pouvons ici refaire l’histoire du concept de participatio actuosa, devenu un slogan répété à l’envi par les militants du mouvement liturgique et du mouvement grégorien. On sait qu’il fut repris, non sans insistance, par Pie XI, pour les vingt-cinq ans du Motu proprio (Constitution Divini cultus, 1928) et surtout théologiquement approfondi et développé par Pie XII dans l’Encyclique Mediator Dei (1947). Nous nous contenterons de quelques remarques. Pie XII établit une distinction extrêmement claire entre trois niveaux que pour des raisons pratiques le texte de Pie X avait quelque peu entremêlés : au fondement, une
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conception théologique et ecclésiologique de la participatio actuosa (participation des baptisés, comme « fidèles du Christ », en leur lieu et place, à l’oblation et à l’immolation du Souverain Prêtre). En deuxième lieu, les formes établies par la liturgie de l’Église, parmi lesquelles la forme éminente du chant sacré, à laquelle le même Pie XII consacrera l’encyclique Musicæ sacræ disciplina (1955). Un troisième point concerne les moyens à employer pour promouvoir cette participation. On peut se demander si ces trois niveaux, pourtant si simples et de tranquille évidence, ont toujours été bien conçus et respectés, et cela, dès la mise en œuvre des réformes musicales issues des textes de Pie X. Le Motu Proprio de 1903 bloquait d’une certaine façon la fin et le moyen, attachant durablement chant et participation. On peut évidemment se demander jusqu’à quel point le chant pouvait apparaître à certains catholiques comme un enrichissement évident de leur religion. La découverte par beaucoup de fidèles des vertus du dialogue direct, de 1’énonciation simple des prières, de l’économie cérémonielle propre à la missa lecta leur rendait sans doute moins évidente la pertinence du dialogue chanté, de la mélisation ornementale et du chant continu. Surtout, Pie X et ses conseillers insistaient sur la dimension d’« art musical véritable » que la « musique sacrée » était engagée à mettre au service d’une grande œuvre de civilisation chrétienne. Son application se voulait impérative. C’est peutêtre à cette rationalisation de l’action et à ses aspects que l’on pourrait dire « dirigistes » que 1’on doit pour tout le siècle le côté un peu impérieux de ce que ces changements recelaient d’imposition culturelle. En particulier, le groupe des fidèles assemblés pouvait se voir traité un peu comme une « chorale » soumise à une pseudo-direction de chœur. De grands leaders du Mouvement grégorien tels dom Lucien David, dom Joseph Gajard, et plus tard dom Urbain Sérès, lors de rassemblements pouvant réunir plusieurs milliers de choristes donnaient de ce type d’animation des exemples autorisés, qui n’avaient rien à envier à ce qui se passait, avec un autre répertoire, du côté des Scouts de France, des rassemblements de la J. O. C., et des paroisses nouvelles. C’est dans ce cadre que naît, entre les deux guerres, ce personnage de « l’animateur » à la fois utile et désastreux, ni vraiment chantre, ni vraiment maître de musique, sorte de coryphée, peut-être encore à inventer, auquel, aujourd’hui, la puissance trop dominante de son microphone, et l’inadéquation fréquente de ses gestes et de son attitude à 1’action et au site, enlève à sa fonction toute qualité proprement, et musicalement, invitatoriale. Cette relecture historique qu’il serait opportun sans doute d’étendre et d’affiner nous suggère quelques conclusions à tout le moins interrogatives. Notre modèle de la messe paroissiale « avec chants », appuyé sur une évaluation très haute de la forme participative chantée, issue du Motu Proprio de 1903, reste en cela même une entreprise précaire, peut-être moins ancrée dans les mœurs communes et l’héritage de notre catholicisme que nous aimons le croire. La forme très routinière, et sans véritable style, qui s’impose le plus souvent, exclut la plupart du temps, ce que 1’on pourrait appeler un réel « bonheur du chant ». Car en matière de chant d’Église, seul un style suffisamment heureux et familier permet de résoudre l’écart qui ne manque pas de surgir dans de tels cas entre l’insuffisance formelle et la revendication esthétique. Un des principes premier de cette genèse d’un style me semble être la vérité des choses : certaines paroisses vivent depuis des décennies dans un trucage constant par où la 760
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voix des fidèles, même quand ils sont de bonne volonté et qu’ils chantonnent aimablement (ce qui est déjà beaucoup et peut se transformer en effet d’ensemble qui n’est pas sans valeur pour l’Église) est couverte par une voix médiocre, amplifiée sans discernement ni technique ni pastoral. On souhaiterait quelquefois qu’au lieu de multiplier les actions de chant, ou de croire les sauver par quelque amplification chorale, elle-même sans grande portée stylistique, on consacre davantage de soins à développer le sens et l’intelligence, et donc le bonheur de quelques actions fondamentales et simples, et surtout évidentes quant à leur logique cultuelle et musicale. Qui niera les vertus d’une psalmodie tranquille, d’un Agneau de Dieu chanté à voix modérée, « à la vue des autels », et peut-être glosé ensuite à l’orgue par un artiste sensible et capable, ou d’un bel hymne après la Communion, déployant les ressources d’une musique ouverte à son propre jeu, sans ostentation ni gloriole. Sans doute serait-il nécessaire en bien des endroits de repenser pacifiquement la forme, la portée, le sens de nos actions musicales. Car la vraie question est sans doute là : comment faire que le chant invite au chant et que l’Église s’y découvre elle-même, par grâce, comme lieu de l’Hymne et de la Louange ? Si l’on est persuadé que le chant, dans la tradition de Basile, d’Ambroise ou d’Augustin, a bien à voir, dans sa non-nécessité même, non pas en premier lieu avec une gratification d’art, mais avec la confession hymnodique de la foi, se découvrant par là louange ou supplication, et vox ecclesiæ, comment dès lors s’y prendre pour que le chant ait lieu ? La manière est ici aussi déterminante (car au fond, de même nature) que la chose même. Pour Amalaire, c’était le rôle du chantre et du groupe des chantres, d’annoncer par le chant le chant comme possible, invitation et grâce faite à l’Église. Grâce faite à la grâce, gratia gratis data. À quoi répondait l’Amen heureux des christifideles.
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La musique d’église en France dans l’entre-deux-guerres [Cet article est la mise au net, sans apport supplémentaire ni extension de la documentation, d’une intervention amicalement demandée par Kurt Lueders et l’Association Cavaillé-Coll, pour ses journées d’études de 2006. Il constitue une vue d’ensemble qui demanderait à être reprise et appuyée, voire discutée, en bien des points. Les états réels des formes pratiques du culte divin dans les paroisses et les établissements catholiques entre 1920 et 1960 sont très largement méconnus. Les derniers témoins vieillissent et disparaissent et le rassemblement de la documentation, souvent faite de fragments mineurs et négligés : bulletins paroissiaux, livrets de chants, semaines religieuses…, exigera à l’avenir un grand savoir-faire et beaucoup de patience. Les lecteurs de cet article comprendront que les points d’insistance qu’il développe sont dus à la présence d’un auditoire d’organistes et d’artisans organiers. On ne prétend pas y faire une histoire intégrale et définitive de la « musique à l’église » entre 1920 et 1960.]
À la lecture de l’intitulé proposé au signataire de ces lignes, on peut d’emblée avancer deux préalables et une remarque de portée générale1 : Les bouleversements de tous ordre engendrés par le conflit de 1914-1918, s’ils modifient les données politiques, mentales, démographiques, économiques, comme on le sait, n’interrompent pas des processus dont les prolongements et conséquences se font sentir bien après la fin des hostilités : ainsi les institutions catholiques devront affronter, dans le cadre général d’un rétablissement de l’ensemble de la nation, la situation encore toute récente qui leur a été faite par la rupture de la structure concordataire, l’interdiction des congrégations, les menaces sur le dispositif scolaire, la recherche de nouveaux modes de financement paroissial ou diocésain. Certains contemporains et certains historiens d’aujourd’hui n’hésitent pas à avancer que l’institution catholique, séparée de l’État, et par le fait même, rendue à une « contraignante liberté », n’a pas pu faire autre chose que de puiser dans ses propres ressources humaines et économiques et dans le renforcement de ses convictions touchant l’auto-interprétation de son destin et de sa « mission », pour se doter de structures nouvelles de fonctionnement et de pensée. Ce rétablissement, conjugué à un apaisement réel (affaires scolaires mises à part) de l’affrontement cléricalisme-anticléricalisme (en dépit des tentatives avortées d’Édouard In La Flûte Harmonique, 90 (2007), p. 3-14. On se reportera à l’ouvrage remarquablement documenté publié sous la direction de Gérard Cholvy et Yves Marie Hilaire, Religion et société en France : 1914-1945. Au péril des guerres, Toulouse, Éditions Privat. *
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 763-776 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119048
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Herriot en 1924 pour relancer les mesures les plus vexatoires) aboutit dans les années trente à un véritable essor, dont nous reparlerons, mais dont la prise en considération pourrait conduire à proposer une autre périodisation fondée sur une incontestable unité de l’espace de temps qui s’étend de 1930 à 19602. On peut même être tenté, et ceci vaut particulièrement pour le domaine des formes extérieures du Culte et des arts d’Église, à tout le moins dans les milieux les plus actifs et réfléchis, à postuler l’existence d’une « micro-culture catholique des années trente », dont le conflit 39-45 ne fera, en fait, que renforcer la prégnance et, sans doute aussi révéler les fissures3. Toutefois, cette relative unité ne doit pas cacher une importante dischronie entre des milieux porteurs actifs et novateurs4 et des appareils institutionnels et pastoraux attachés à des formes antérieures bien établies dans les mœurs et les sensibilités. Cette remarque vaut aussi bien pour les milieux ecclésiastiques que pour l’ensemble de la population et des mœurs nationales touchant l’art musical. Ainsi en 1924, René Dumesnil5 rapporte l’avis d’un mélomane parisien sur l’état général de la pratique musicale : progrès continu de l’exécution et de la virtuosité instrumentale et orchestrale (enseignement méthodique, expérience des grandes formations internationales, début de la Radio…), existence d’un public mieux informé, vitalité de l’édition et de la composition. S’appuyant sur les statistiques de l’Annuaire des artistes, Dumesnil avance que 223 orchestres ou formations musicales jouent chaque jour dans les cafés, brasseries, restaurants, cinémas (films encore « muets »), salles de spectacle et de concert6. Il n’a pas de peine par contre, plainte récurrente des musiciens, à déplorer l’absence presque totale de l’art musical dans l’éducation, comme aussi la routine du public et des programmations. On peut sans grands risques étendre cette constatation à ce qui concerne la musique à l’Église, matière qui, dans son ouvrage, fait l’objet d’un important chapitre de 23 pages7 : Dumesnil retient les faits marquants, les difficultés d’intendance, le haut niveau, le talent et la conscience de musiciens de premier plan, mais reconnaît qu’une
On peut faire remarquer que cette période correspond très exactement à la durée d’usage de la célèbre Citroën-Traction avant. 3 La confrontation des numéros des années trente de l’Almanach Catholique Français publiés chaque année par Bloud et Gay, de 1920 à 1939, avec des livraisons de la revue Ecclesia dirigée par Daniel-Rops, (un homme des années trente), dans les décennies qui suivent la Libération, laisse apercevoir une grande continuité du lexique théologique, des orientations pastorales et artistiques, et même des collaborateurs. À titre d’exemple : en 1933, dans l’Almanach Catholique apparaissent déjà, dans l’annuaire des personnalités catholiques : Maurice Duruflé, les R. P. Congar et Chenu. 4 La guerre a accéléré le perfectionnement des supports techniques : automobile, aviation, téléphonie, télégraphie sans fil devenant la « TSF » et la Radio (Prédication et Messes retransmises à la Radio en 1928, Orchestre National de la Radio), phonographe (la Voix de son Maître enregistre les premiers disques de Solesmes en 1931), presse illustrée en héliogravure, cinématographe. 5 René Dumesnil, Le monde des musiciens, Paris, G. Grès, 1924. On pourra joindre à cet ouvrage : Cinquante ans de Musique française de 1874 à 1925, 2 tomes, sous la dir. de L. Rohozinski, Paris, Les Éditions musicales de la Librairie de France, 1925. Voir en particulier : t. ii, ch. vii : « La musique religieuse » par André Coeuroy, p. 139174. 6 René Dumesnil, Le monde… op. cit., p. 50. 7 Ibid., ch. iv : « La musique à l’Église et la musique vocale. Les Concerts spirituels. L’Orgue », p. 64-87. 2
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certaine médiocrité de l’ensemble n’est jamais que le prolongement à l’église de « l’indifférence à la musique des quatre-vingt-dix-neuf centièmes des français »8.
Les lendemains de la Grande Guerre Dans les années qui suivent la première Guerre mondiale, au lendemain du décevant Traité de Versailles, les historiens décrivent le plus souvent, outre le traumatisme provoqué par les événements de guerre (morts, destructions, désorganisation), mal compensé par le sentiment glorieux de la victoire, un pays appauvri financièrement et économiquement, isolé politiquement à l’extérieur et divisé à l’intérieur, une baisse de la natalité dont les effets se cumulent avec les décès masculins de combattants, « pays de vieillards qu’une minorité de jeunes doit entretenir », pays à la fois casanier et travaillé par des forces neuves, tant sociales que culturelles. On constate ici et là (et la Russie des Soviets en donne très vite l’exemple) la recherche de nouvelles formes de sociation nationale et de gouvernance, ouvrant la question de la cité politique, à laquelle se trouveront affrontés et divisés les catholiques lorsque Pie XI en 1926 condamnera l’Action Française de Charles Maurras, de manière particulièrement sévère. Les répercussions de la crise économique de 1929, aux USA, si elles ne se font pas sentir immédiatement, plongent bientôt le pays dans une crise morale et politique, et un relatif marasme économique que ne masquent pas les Expositions de 1931 (Exposition Coloniale) et de 1937 (Exposition Universelle)9, et le rayonnement de Paris, capitale mondiale des Arts nouveaux. Les catholiques : populations encore attachées à la pratique religieuse, institutions, élites pensantes et enseignantes, hiérarchie ecclésiastique et corps sacerdotal, ont vécu la guerre comme une épreuve religieuse, autant que nationale, même s’ils ne s’accordent pas pour en déterminer le sens « providentiel ». Cette épreuve joue dans les deux sens, provoquant des « retours », souvent initiés sur les champs de bataille, ou des révoltes. En tout état de cause, le « sentiment religieux » (c’est un mot de l’époque) n’en sort pas indemne. L’Église connaît aussi l’affaiblissement de ses ressources humaines, et dans les zones de combat d’importants dégâts matériels et destructions, qui exigeront la mise en place de solutions provisoires et de reconstructions, obligeant par là-même à définir un style et des solutions pratiques. Dans beaucoup de paroisses, éloignées des zones de combat, le manque de moyens humains et matériels dû à la guerre, a pu engendrer des défaillances d’entretien et d’équipement10.
Ibid., p. 83. Lire entre autres écrivains : Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Paris, Pion, 1938. 10 Les répercussions de tels faits sur l’entretien, la destruction, la restauration des Orgues, échappent à la connaissance de l’auteur de cette contribution. Matière à compléter, d’une manière ou d’une autre, très certainement. 8 9
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Surtout, les catholiques vont être amenés à redéfinir leur place, et celle de l’appareil ecclésiastique dans le jeu politique, économique, social, de la nation et des nations, dans un contexte de grande incertitude. Un premier groupe de difficultés tiennent à la liquidation des séquelles des lois de Séparation. Un regroupement des forces dans un important mouvement d’hommes, la Fédération Nationale Catholique, sous la direction du Général de Castelnau, oblige en 1925 le Cartel des gauches à renoncer à remettre en marche la machine anticléricale. Mais il faut survivre et compenser la perte des biens et des traitements concordataires. Les Paroisses doivent se réorganiser, s’appuyer sur des initiatives et des soutiens issus de la population des fidèles. On voit aussi se multiplier les réseaux associatifs, et à partir surtout de la fin des années vingt, on peut enregistrer la naissance et l’expansion de nouveaux mouvements qui constitueront l’appareil de l’Action Catholique (JOC française en 1926). Un deuxième axe de réélaboration du catholicisme comme force sociale est plus intellectuel et donnera lieu à un débat parfois d’une grande violence. Toute l’époque appelle de ses vœux un « ordre nouveau ». Et la rénovation catholique doit se faire sur un horizon redoutable de difficultés politiques et économiques, dans lequel va s’exercer la fascination des totalitarismes et des régimes autoritaires. Renonçant à une emprise directe sur la société civile, ou même à un statut concordataire, des groupes intellectuels catholiques tentent de redéfinir l’intégration de la responsabilité chrétienne dans la constitution et l’entretien d’une disposition originale de cet « ordre nouveau », voie intermédiaire entre l’individualisation totale de l’identité religieuse et le dirigisme clérical des mœurs et des consciences. On peut évoquer l’influence des Semaines Sociales, ou les propositions d’un transfuge de l’Action Française, Jacques Maritain, invité par Pie XI à chercher une voie de sortie du discours maurassien11. Plus en rapport avec nos intérêts immédiats, car exerçant ses effets sur les formes du Culte et la sensibilité religieuse, nous relèverons le courant qui nous semble avoir été le plus déterminant dans l’incontestable renouvellement interne du catholicisme, sensible à partir des années 1925 et suivantes, à savoir le courant multiple mais convergent qui s’exprime, contre le mot d’ordre maurassien : « politique d’abord », par la reconnaissance et la proclamation de la « primauté du spirituel »12.
Primauté du spirituel Tous les organistes savent qu’Olivier Messiaen imagine ses grandes œuvres visionnaires, en partie à la lecture des ouvrages de Dom Columba Marmion, en particulier Le Christ dans ses mystères paru en 1919, à l’Abbaye de Maredsous. Les contemporains du jeune Messiaen lisent dans les années trente du même Dom Marmion, le Christ vie de l’âme, 11 Jacques Maritain, « L’idéal historique d’une nouvelle chrétienté », La Vie intellectuelle, t. xxxiii, 2, 1935, p. 181-232. La lecture de La Vie intellectuelle, revue des Dominicains, peut donner une idée de ce qui s’écrivait de plus intelligent dans une époque particulièrement confuse. 12 C’est aussi le titre d’un ouvrage de Jacques Maritain, Primauté du spirituel, Paris, Plon, 1927.
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véritable best-seller d’une époque qui voit la canonisation par Pie XI de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus en 1925. Ces titres ne sont que deux parmi beaucoup d’autres, attestant la vigueur et le renouvellement des cadres et des conditions de la vie spirituelle. Pie X avait amorcé un véritable réveil eucharistique par l’encouragement à la communion fréquente. Mais c’est aussi dans les Mouvements de Jeunesse, dont l’essor est surprenant sur la fin des années vingt, et au sein desquels les femmes et les jeunes filles, dont la guerre a transformé l’image et les responsabilités, tiennent une place considérable, que ce lien de la vie spirituelle et de l’action chrétienne se réarticule et crée un nouveau domaine de l’expérience religieuse individuelle et communautaire. La JOC naissante est marquée par une dévotion ardente à la personne du Christ, et un autre moine, Dom Jean-Baptiste Chautard avait fourni dès 1913, un classique des mouvements apostoliques : L’âme de tout Apostolat. Les formes du Culte sont ainsi réinvesties, et le Mouvement liturgique, initié par Dom Guéranger, relancé par les Bénédictins belges et allemands, se rajeunit au péril des camps scouts ou routiers, des pèlerinages, des Journées de la Paroisse Universitaire. L’art musical y est présent dans un essor du mouvement grégorien dont on attend un renouvellement de la relation entre le chant et la prière, et particulièrement la prière liturgique, qui fait le fond de l’Antiphonaire et du Graduel. On peut ainsi évoquer l’articulation de plusieurs domaines stratégiques dans lesquels est amenée à s’exercer l’activité des catholiques dans la France des années vingt et trente : stratégie politique, stratégie de pensée, stratégie (si l’on peut dire) de renouvellement spirituel. Reste le champ plus pragmatique des stratégies proprement « pastorales », dont l’observation nous rapproche de nos intérêts d’organistes et d’historiens de la pratique organistique à l’église.
Paroisses et mouvements Aux lendemains de la guerre, Diocèses et Paroisses forment un ancrage institutionnel territorial primordial pour l’Église de France, en dépit d’un partage de l’initiative religieuse depuis longtemps conflictuel avec des appareils relativement autonomes : ordres religieux, établissements d’enseignement, associations nationales. Les Paroisses assurent le service ordinaire de la vie chrétienne des populations culte, sacrements, sépultures, catéchismes, et entre les paroissiens les rudiments d’une certaine sociabilité, par le biais de confréries, de patronages, d’œuvres. Elles ont été éprouvées par les effets du conflit, et se heurtent aux problèmes liés à la reconstruction, à l’expansion urbaine et, sensible dès les années vingt, à un commencement de désertification rurale. Nous avons signalé également les difficultés introduites par la rupture de la structure concordataire, et la nécessité de trouver des ressources et des agents. On peut penser que c’est justement cet ensemble de difficultés, conjugué à un ressourcement de la piété et de l’engagement religieux, qui mène les responsables ecclésiastiques à concevoir et à essayer de réaliser une rénovation de la Paroisse. On parlera par exemple d’ « esprit paroissial » ; on recherchera à promouvoir une sociabilité plus accentuée à l’intérieur du cadre paroissial, jusqu’à « confondre (quelque peu) les rangs » ; on renforcera les « œuvres paroissiales » : 767
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Ecoles, Patronages, Associations, Colonies de Vacances. Et déjà se fait sentir une opposition entre les activités (sports, loisirs, service caritatif) et l’observance cultuelle, plainte récurrente dans les Congrès de Musique sacrée !
Déchristianisation ? Mais la stratégie de rénovation paroissiale va se heurter très vite (et peut être servir de révélateur) à la différence de niveau et d’intensité qui marque l’attachement ou le détachement) des populations vis-à-vis du Catholicisme : paroissiens engagés, pratiquants des grandes fêtes, demandeurs de rites familiaux, détachés, indifférents, et adversaires hostiles. On parlera bientôt de « déchristianisation ». En 1927, le Père Lhande, jésuite, connu par ses sermons à la Radio, bouleverse les sensibilités catholiques par son ouvrage Le Christ dans la Banlieue, où il décrit l’éloignement de l’Église des masses populaires suburbaines, majoritairement composées d’ouvriers d’ateliers ou d’usines13. Déjà, certaines paroisses, à la périphérie de grandes villes, avaient donné l’exemple d’une stratégie pastorale de « conquête », que l’on croyait pouvoir fonder sur une sociabilité de contact, d’échange et de service entre les paroissiens. C’est le cas, dès 1919, à Saint Alban de Lyon, avec l’abbé Remilleux où l’on promeut une atmosphère de « fraternité » : la paroisse s’équipe en « centre paroissial », au départ dans de modestes baraquements, regroupant les services (catéchismes, patronages, écoles), le lieu de culte est au centre, proposant messes à des horaires aménagés, saluts, cercle de lectures bibliques. On peut y lire une feuille paroissiale et l’on confectionne un carnet de chants, destiné à promouvoir la « participation active » dont parlait le Motu Proprio de Pie X en 1903. Cette stratégie de « conquête », que les mouvements s’efforcent de lier avec un approfondissement de la dimension spirituelle et affective de l’attachement catholique, bénéficiera de l’appui paternel et intelligent de Pie XI, même si ce qui se dénomme Action Catholique en Italie, ne correspond pas tout à fait à ce que ce terme désignera en France. La zone d’influence qui se situe en dehors du réseau diocésain-paroissial, voit se développer, avec les moyens modernes de communication, ses possibilités d’action : essor des mouvements de jeunesse, souvent sous l’influence des ordres religieux, en particulier Jésuites et familles de la branche franciscaine, utilisation de la Radio, revues et périodiques. Dans ce dernier secteur les Dominicains mènent à un haut niveau des revues telles que La Vie intellectuelle, ou la Revue des Jeunes. Mais cette double ligne de déploiement de l’énergie religieuse ne sera pas sans provoquer d’elle-même des dischronies et des décalages, et même des dissensions, entre les territoires, les associations, les institutions d’étude et de communication. La Hiérarchie ecclésiastique elle-même pourra se voir profondément divisée : certains groupes, certaines paroisses, et surtout certains prêtres insisteront davantage sur le rapport de l’Église ad extra, Seize ans plus tard, en 1943, les abbés Godin et Daniel publient France, pays de mission, qui témoigne plus sans doute de la conscience douloureuse que prend l’Église du détachement populaire que de la nouveauté du phénomène. 13
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d’autres au contraire sur le renforcement ou le simple maintien des structures établies ad intra. Certains privilégieront la forme associative, d’autres, la structure paroissiale et le service cultuel-sacramentel. Certains se consacreront au contact que l’on dira « missionnaire » avec les populations « défavorisées », au risque de se faire taxer d’alliance avec les mouvances protestataires ou progressistes. Cet effort de la part de certains pasteurs et de certains groupes de catholiques pour se désengager d’une trop grande pression « bourgeoise » et « cultivée » est déjà présente dès le début des années trente, et annonce les dissentiments exacerbés qui seront ceux des années cinquante, quand les brassages de la Seconde Guerre mondiale, auront modifié le rapport du clergé à la population. On devine aussi l’affleurement sur ce point de stratégie, de présupposés politiques et de la menace pour l’ordre social que certains ne manquent pas de dénoncer dans cette dérive « populaire » d’une partie de la pastorale catholique. Il n’est pas besoin de signaler à quel point cette résistance à l’emprise politique et culturelle des « classes dominantes » (où se recrutent la plupart du temps les cadres des fédérations catholiques et des Conseils paroissiaux) pourra jouer sur la caractérisation d’un ethos des assemblées cultuelles, et la recherche d’un répertoire musical. La rénovation du chant et de la musique, issue le plus souvent de milieux urbains et « cultivés », mais cherchant le chemin du peuple des fidèles (ce qui est évident dans le Mouvement grégorien) se trouvera ainsi souvent contenue dans un espace resserré entre deux méfiances, celle des tenants des vieilles habitudes paroissiales héritées du xixe siècle, orgue « mondain » de ville, mais aussi restes et manières vocales de lutrins villageois, et celle des partisans d’une certaine émancipation par rapport à un art dominé par une culture d’origine savante et souvent perçue comme élitaire, caractère élitaire renforcé par la position de rénovation.
Du côté de la Liturgie : sanctuaire, tribune, nef À la suite de la rupture de la structure concordataire (lois sur l’École, 1902 ; dispersion des Congrégations, 1903 ; Séparation des Églises et de l’État, 1903) les questions d’intendance, nous l’avons dit, se posent avec acuité : comment trouver des ressources pour parer à l’entretien des églises, et pour rémunérer le personnel, peu nombreux, mais en beaucoup de cas indispensable, des sacristains, bedeaux, chantres, organistes. Il faut mettre en route de nouveaux modes de financement, ou revigorer de plus anciens : casuel, denier du culte, quêtes, dons… L’abbé Clément Besse, enseignant à l’Institut Catholique de Paris, mais qui sera bien connu des musiciens par son action exceptionnelle à la tête de la Chorale des Franciscaines de Saint-Germain-en-Laye, et sa collaboration avec Albert Alain, écrit en 1908, un petit ouvrage sur ce qu’il estime être une situation de crise14 : il s’efforce d’écarter le piège qui à ses yeux s’exprime dans l’opposition, souvent avancée à l’époque, entre une Église à la merci des riches et une Église émancipée par sa pauvreté même. La solution ne sera pas une solution de misère exhibée comme une vertu. Elle passera par le respect et l’amour du cérémonial et du chant qu’un peuple, sans distinction de classes ou d’humeurs, Abbé Clément Besse, La crise des cérémonies religieuses et de la Musique Sacrée, Versailles, au Bureau du Semeur, Paris, Lethielleux, 1908. 14
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est appelé à découvrir : formation compétente et cordiale, mais surtout soucieuse de trouver un véritable style, de chorales de jeunes gens et de jeunes filles, chant commun des fidèles, particulièrement soigné dans ses qualités propres. Les Congrès de Musique Sacrée, en particulier celui, très réussi, de Tourcoing en 1919, ne parleront pas autrement. On devine que l’appel à un bénévolat suffisamment bien encadré posait en France un problème quant à la conception et la réalisation d’un modèle pratique suffisamment fiable (chantres, chorales, maîtres de chant, répertoire…), et, plus encore, quant à son extension sur l’ensemble du territoire, compte tenu des traditions locales, des conditions sociales et géographiques, des orientations du clergé. La lecture des plaintes récurrentes sur les difficultés d’une pédagogie de la musique à l’église du Congrès régional de Paris de 1911 au grand Congrès international de Paris en 1937, atteste du maintien tenace ou même croissant des difficultés, en dépit d’un essor incontestable, surtout en milieu urbain suffisamment favorisé, de formations chorales engagées dans les fonctions du culte. Ce bénévolat, parfois mal vu des professionnels, ne règlait pas complètement la question des agents rétribués, de leur statut et de leur rémunération. René Dumesnil en 1924 oppose la compétence et la « noblesse du métier d’organiste » à la « misérable condition qui leur est faite dans la plupart des églises ». Là où l’enseignement a pu doter les églises d’exécutants d’une valeur et d’un talent bien supérieurs à ceux de leurs devanciers, les appointements des organistes, loin d’augmenter, diminuaient. Dumesnil continue : « Combien parmi ceux qui exercent leur art en province sont contraints de « faire le chantre », accompagnant le clergé pour les enterrements, de la maison mortuaire à l’église, et de l’église au cimetière, d’accorder les pianos, et de donner des leçons pour des cachets dérisoires, trop heureux encore de trouver des élèves. »15 En 1937, lors du Congrès de Musique Sacrée organisé à l’occasion de l’Exposition universelle par l’Union des Maîtres de Chapelle et Organistes (UMCO), on peut se faire une idée dans le rapport de Georges Jacob, Vice-Président de l’UMCO16, en dépit de la belle apparence donnée par les grandes personnalités de la profession, des difficultés qui subsistent : caisse de secours et de retraite, avec organisation de concerts de bienfaisance, de quêtes et cotisations paroissiales, sans grand succès. On souhaite des réaménagements d’ordre pratique : G. Jacob cite « au hasard » (sic): « …la publication officielle des tarifs du casuel, le cachet de sortie pour l’organiste, le cachet supérieur pour ceux qui assument deux ou trois fonctions, la prédominance de l’accompagnateur sur le chanteur soliste, le paiement du fixe pendant les premiers mois de maladie, les congés étendus à ceux qui n’en bénéficient pas encore, le remboursement de la musique indispensable, et des interventions discrètes dans les cas délicats solutionnés à la satisfaction de tous ». À la fin de sa communication, G. Jacob plaide pour une réorganisation du mode de recrutement, pour la généralisation du concours et la création d’un diplôme. On peut être frappé par la distance qui semble considérable entre la notoriété de très grands artistes, le statut d’autorité un peu solennel de la haute hiérarchie catholique (particulièrement bien représentée à ce Congrès, autour du Nonce Apostolique) R. Dumesnil, op. cit., p. 82-83. Congrès international de Musique Sacrée organisé par l’Union des Maîtres de Chapelle et Organistes, Exposition Internationale de 1937, à Paris, Desclée de Brouwer, p. 31-37. 15
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et un petit monde de praticiens de condition précaire, aux prises avec des gouvernements ecclésiastiques locaux pas nécessairement bienveillants, ni intéressés par la chose musicale.
Mouvement liturgique, mouvement grégorien La liturgie, et en tout premier lieu, celle de la Messe, replacée dans le Cycle annuel du Calendrier des Fêtes et des Dimanches, se présente aux lendemains de la Première Guerre mondiale, comme un domaine présentant tout l’intérêt d’un objet neuf à redécouvrir. Bien sûr, ce que l’on appelle le « mouvement liturgique » a déjà derrière lui de longues années de maturation et de militance. Les Bénédictins belges, au début du siècle, l’ont fait passer du monastère à la paroisse, et Dom Lambert Beauduin, en 1914, avait, dans une petite plaquette de cent pages, donné sa charte au Mouvement, en élargissant à tout le Culte divin les exhortations de Pie X à réformer les pratiques musicales et à promouvoir une « participation active » de la part des fidèles17. En 1928, pour le vingt-cinquième anniversaire du Motu Proprio et de l’Instruction sur la Musique sacrée du même Pie X, le Pape Pie XI, par la Constitution apostolique Divini Cultus, en reprécisait les objectifs et confirmait cette extension à tout l’appareil du Culte divin du mot d’ordre de participatio actuosa, le chant et la musique en constituant à ses yeux un domaine exemplaire d’application. Déjà, dans les années de l’immédiat avant-guerre, les acteurs les plus déterminés de la musique d’église (responsables diocésains, maîtres de chapelle, éditeurs, compositeurs) avaient engagé une application très active des consignes de Pie X18. En 1911, un Congrès parisien, animé par Amédée Gastoué, avait tenté de faire le point et de dégager une stratégie d’action et une pédagogie dans un contexte jugé difficile par les participants qui avouaient se heurter à une relative indifférence de la part des fidèles, du clergé et des musiciens en place. De la même façon, dans la France de l’après-guerre, l’intérêt pour les choses du Culte, ce que l’on appelle désormais la « liturgie », relève encore le plus souvent de la simple observance, laquelle, bien sûr, peut être pieuse, mais pas jusqu’à engager une expérience propre, ni une culture, ni un « esprit ». Ce sera précisément le cas pour les tenants de la rénovation liturgique. La partie la plus fervente de la population catholique avait bien intégré les exhortations de Pie X à un renouvellement chrétien par la communion fréquente, l’instruction religieuse plus approfondie, le rattachement à quelque famille spirituelle. Certains, aidés par la diffusion d’excellents missels bilingues commentés, y ajoutaient une fréquentation plus informée des actes et des textes de la liturgie, et la découverte des « mystères du Culte » et de la prière de l’Église. Les Mouvements de jeunesse ne manquaient pas d’y voir un puissant medium pédagogique. L’originalité de Pie X avait été d’inscrire d’emblée l’expérience active du chant et de la musique dans cette perspective de restauration Dom Lambert Beauduin, La piété liturgique, Principes et Faits, Bureau des Œuvres liturgiques, Mont-César, Louvain, 1922 (rééd. 1914). 18 Notre article : « Le Motu Proprio de Pie X et l’Instruction sur la Musique sacrée (22 novembre 1903) », LMD, 239, 2004/3, p. 85-120. Mme Anne Pillot-Rebours a réuni une abondante documentation dans sa thèse : Le Motu Proprio de Saint Pie X sur la Musique Sacrée et ses répercussions en France de 1904 à 1939. Université de ParisSorbonne (Paris IV), U. F. R. de Musique et Musicologie, vol. I, II, III. 1997. 17
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chrétienne, et, sans rejeter de justes emprunts à des répertoires plus modernes, le Pontife avait misé, outre une place privilégiée accordée à la polyphonie palestrinienne, sur une rénovation éditoriale et pratique du chant grégorien. On ne s’étonnera donc pas que, lors de la reprise des activités générales, au lendemain de la guerre, le mouvement grégorien, qu’il soit mené par l’actif Dom Lucien David, proche de Dom Pothier et animateur de la Revue du Chant Grégorien de Grenoble, ou par les Solesmiens, tenant des théories rythmiques de Dom André Mocquereau, vulgarisées plus tard par Dom Joseph Gajard, et étayés par l’extraordinaire succès éditorial du Paroissien romain no 800 de Desclée-St Jean « avec signes rythmiques » (sans parler des indépendants, tels que Amédée Gastoué, Georges Houdard, le P. Dechevrens, Dom de Malherbe… ou même Joseph Samson) puisse se penser et se présenter, en France plus qu’en Belgique, comme le fer de lance d’une réforme liturgique à la française. Il est difficile de prendre la mesure de l’extension et, plus encore du phénomène proprement « musical » que représentent la diffusion et l’usage du Paroissien grégorien, dans les Paroisses et les Communautés. L’adoption des livres issus de l’Édition Vaticane (Kyriale, 1905, Graduale romanum, 1907, Antiphonale romanum, 1912) dans de multiples éditions pratiques, la plupart du temps abrégées en fonction de l’usage surtout dominical, est un phénomène massif. S’il est juste de faire remarquer que la prédominance des publications d’obédience solesmienne ne doit pas cacher les divergences de vue qui peuvent aux promoteurs de la « méthode de Solesmes », tels que les fondateurs de l’Institut grégorien à l’Institut Catholique de Paris en 1923, opposer tel ou tel musicien, ou érudit, ou praticien du chant, ou didacticien, au rayonnement plus ou moins reconnu, et qu’on peut mentionner, outre les noms cités plus haut, la réticence déclarée des maîtres les plus en vue de la Schola, et par la suite de l’École César Franck, il est patent que les éditions d’obédience solesmienne l’emportent très largement, et, avec des ouvrages de vulgarisation particulièrement habiles comme le furent les Notions sur la rythmique grégorienne de Dom Joseph Gajard, résultat de conférences faites à la Semaine liturgique de la Ligue féminine d’Action catholique, en 1935, elles pouvaient s’appuyer sur une doctrine et une pédagogie de l’énonciation chantée, qui permettaient une approche à la fois méthodique et relativement aisée, et surtout que l’on pensait fondée en science musicologique et en art musical. Il va sans dire que l’histoire de cette pratique, et de sa portée dans le devenir de la sensibilité catholique, et, au-delà dans une histoire plus globale de « la musique » en France, au xxe siècle, reste à faire. Elle prenait place aussi dans un mouvement plus général de reprise en considération et en pratique vive des répertoires anciens, et même, aux yeux de certains, d’une archéologie modale universelle. Dans une perspective restreinte au seul domaine du Culte catholique, nous nous contenterons, provisoirement, de signaler trois données : 1. La diffusion et l’usage des livres de chant grégorien issus de l’Édition Vaticane, et le plus souvent appuyés sur la « méthode de Solesmes », a donné lieu à un remarquable effort de pédagogie musicale, et à un appareil de formation original (sessions, stages, colloques, publications), comme on le verra aussi aux États-Unis avec la diffusion de la Méthode Ward
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(Congrès de New-York en 1920). On peut aussi en constater les résultats positifs dans un très grand nombre de petits et de grands séminaires. 2. On assiste à une conséquence assez paradoxale de l’Instruction sur la Musique Sacrée de Pie X en 1903. Ce texte, encore marqué par une vision masculine du chant du sanctuaire, va, par l’interprétation que les diverses mouvances grégoriennes vont faire de la promotion qu’on peut y lire du chant des fidèles, donner naissance à un essor surprenant de Scholae féminines, qui trouveront en Dom Lucien David un soutien apprécié (Journées Grégoriennes de Lourdes en 1919). On n’ira pas ici jusqu’à parler d’une « féminisation » du chant grégorien, mais il ne sera pas rare d’entendre opposer à la rudesse des anciens chantres de lutrin cette vocalité apparemment plus subtile et plus « musicale ». Par contre, un questionnaire auprès de lecteurs et d’interlocuteurs estimés pertinents proposé par la revue Jeunesse de l’Église, en 1943, sur une « dévirilisation » éventuelle du christianisme, voit quelques correspondants souligner et déplorer la mainmise du goût féminin sur les formes extérieures du culte catholique. 3. La troisième donnée que nous retenons intéresse au premier chef les organistes, à savoir la généralisation de l’accompagnement à l’orgue ou à l’harmonium, et la dimension éditoriale et donc compositionnelle du phénomène. La généralisation de la pratique de l’accompagnement, en dépit de l’étroitesse de sa justification théorique ou musicologique19 relève d’une sorte de consensus pratique, mais va participer de manière décisive à la constitution d’un « sound » ou d’un ethos qui fera corps avec l’appropriation culturelle du plain-chant rénové, le gouvernement de son flux rythmique, et surtout la grammaire harmonico-modale qu’on jugera pertinent de constituer. La publication des livres de l’Édition Vaticane, dans les formes pratiques que nous avons dites, est appuyée par la publication concomitante de livres d’accompagnement dus à des musiciens tels que Peter Wagner, Gulio Bas, Auguste Le Guennant… Le Traité d’accompagnement du Chant grégorien que publie l’abbé F. Brun au Bureau d’édition de la Schola, en 1909 et réédité en 1920, est un bon témoignage des problèmes harmoniques et rythmiques posés par le choix et la distribution des accords de la partie accompagnante. L’auteur sollicite des réalisations auprès de musiciens tels que Alexandre Guilmant, Vincent d’Indy, Amédée Gastoué, Charles Bordes, Déodat de Séverac, Fernand de la Tombelle, Marc de Ranse. La plupart des compositeurs (Marc de Ranse mis à part) traitent le chant grégorien en mélodie accompagnée colla parte à la partie supérieure. L’abbé Brun, bon compositeur du second rang, se fait l’écho de conceptions scholistes en postulant la liaison étroite de la grammaire musicale fondée sur l’expérience de l’accompagnement des mélodies restituées, avec l’improvisation et la composition des organistes. Trois Interludes de René Vierne sur l’Hymne Urbs Jerusalem donnent un très grand prix à son ouvrage.
19 Voir : Maurice Emmanuel, « Le chant liturgique de l’Église romaine ne doit pas être harmonisé », Communication au Congrès international de Musique Sacrée, op. cit., p. 66-72.
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Si le travail le plus original sur cette question de l’accompagnement reste sans doute le Traité de l’accompagnement modal des Psaumes de Maurice Emmanuel, paru en 191320, cet apport ne connaîtra guère de faveur dans les milieux grégorianisants aussi bien scholistes que solesmiens. Ce sont les réalisations de Dom Desrocquettes et d’Henri Potiron, et surtout, de ce dernier auteur, professeur à l’Institut Grégorien, et ardent solesmien converti, les Leçons pratiques d’accompagnement, parues en 1938 et rééditées en 1952, qui prendront place sur les pupitres des organistes21. Cette importance pratique et théorique que prend l’accompagnement, dans la perspective nouvelle ouverte par l’adoption des livres issus de l’Édition Vaticane, exerce son influence entre autres, sur deux domaines : 1. La pratique de l’accompagnement liée à la théorie solesmienne du rythme composé, affermit certainement l’énonciation chantée, et crée une forme d’art inconnu jusqu’alors sous cette forme et ce type de mouvement et de construction. Certains organistes pouvaient donner à cet art une musicalité surprenante. Mais en son principe et dans ses réalisations imprimées, elle a pu rigidifier le flux mélodico-rythmique de la monodie, et contribuer à une homogénéisation excessive et monotone d’un répertoire fondé, au contraire, sur la diversité de ses situations cantorales et énonciatives. 2. D’autre part, la théorie de l’accompagnement devient la voie d’entrée privilégiée pour les études de la modalité et des structures mélodiques, comme l’attestent les autres ouvrages d’Henri Potiron22, perspective elle aussi riche et originale, mais à l’évidence trop étroite, et fondée sur une pratique inessentielle à l’objet analysé. Il reste que ce transfert du répertoire monodique vers la pratique organistique, qui d’ailleurs ne fait que prolonger ce qu’avait pu réaliser des compositeurs comme Gigout et surtout Guilmant, enrichie de l’apport de ce nouveau « chant grégorien » a certainement contribué à constituer cette « micro-culture des années trente », dont le Requiem de Maurice Duruflé apparaît comme une transcendante récapitulation. On peut, à un niveau beaucoup plus modeste, faire remarquer que cette homogénéité de grammaire et de sensibilité musicale, avait pu s’étendre jusqu’à la composition de « cantiques grégoriens », où se font connaître, au temps de la fondation de la Schola, les noms d’Antonin Lhoumeau, Charles Bordes, et plus tard, Vincent d’Indy (Pentecosten, 1919), Guy de Lioncourt et Paul Berthier23. Si l’on peut estimer que le mouvement grégorien est un peu, dans les années vingt et trente, comme un élément moteur d’une rénovation liturgique à la française, on peut estimer aussi qu’il en constitue un point fragile, pour au moins trois raisons :
20 Maurice Emmanuel, Traité de l’accompagnement modal des Psaumes, Lyon, Janin Frères, 1913. Il va sans dire que Maurice Emmanuel ne manque pas de faire allusion non sans humour à cet ouvrage dans la communication au Congrès de 1937, que nous avons citée plus haut. 21 Henri Potiron, Leçons pratiques d’accompagnement du chant grégorien, Paris, Tournai, Rome, Desclée et Cie, 1952, (rééd. 1938). 22 Henri Potiron, L’analyse modale du chant grégorien, Paris, Tournai et Rome, Desclé et Cie, 1948. 23 Paul Berthier, « Le cantique et son usage actuel », communication au Congrès International de Musique Sacrée, Paris, 1937, op. cit., p. 163-170.
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1. Il s’est appuyé sur une vision archéologique et scientifique qui engageait des réformes particulièrement volontaristes, bousculant le temps long de la mise-en- place propre aux répertoires traditionnels, et soumettant ses acquis à la révision permanente propre à la cumulativité « scientifique » des connaissances. La base musicologique sur laquelle s’appuyait la nouvelle proposition stylistique et surtout l’appel à une esthétique avant tout chorale allait rendre fragile, voire irrémédiablement caduque, la « méthode » d’interprétation, liée comme on l’a vu à l’accompagnement et nécessairement durcie par la diffusion pédagogique. 2. La réception vraiment « musicale »de l’Édition Vaticane a été inévitablement sélective, dans la mesure où elle touchait surtout les couches cultivées de la population (où, véritable innovation, se recrutaient ses Scholae féminines très actives), qu’elle ne s’établissait que plus difficilement en milieu populaire, et qu’elle ne recueillait pas toujours l’adhésion du Clergé. 3. Surtout, le courant d’intérêt pour le chant grégorien, lié nécessairement à la liturgie solennelle des messes chantées, ne convergera pas avec le courant de piété, lui aussi liturgique, qui portait les fidèles les plus dévots vers les messes basses matinales de communion, (celles qu’entre toutes appréciait Paul Claudel, qui n’aimait pas l’orgue, comme on sait) ou les messes basses de confréries, d’associations, de rassemblements catégoriels (messe mensuelle des Hommes, messes des catéchismes, messes minimales des patronages…). La désertion des messes chantées, dans les villes, est un phénomène massif. Auguste Le Guennant, Directeur de l’Institut Grégorien, va jusqu’à parler de « crise des offices solennels », lors du Congrès de 193724. Les messes basses connaîtront un remaniement décisif de leur cérémonial dans l’introduction du dialogue des fidèles avec le prêtre célébrant, entre 1920 et 1930. Dans certaines de ces messes, dans un souci de participation et d’adaptation à des publics particuliers, on introduisait des « chœurs parlés » et surtout des cantiques, dont certains tendirent à se rapprocher de la fonction des chants latins de la Messe solennelle. Ces pratiques, observables dès le début du siècle, dans le cadre des messes spécialisées et des mouvements de jeunesse, seront exploitées méthodiquement dans les années de la Seconde guerre mondiale et de l’après-guerre, comme l’attestent les nombreux « carnets de chants », missels communautaires, des années cinquante. En 1958, l’Instruction romaine sur la Musique Sacrée, mettant en œuvre les recommandations de l’Encyclique Musicae sacrae disciplina du Pape Pie XII, présentait même une sorte de cérémonial de la missa lecta avec chants. Ce modèle se généralisera avec l’usage prédominant des langues vernaculaires. Mais, comme il en allait pour le chant grégorien, l’extension de ce modèle présupposait un intérêt du plus grand nombre des fidèles pour le chant et la liturgie chantée, ce qui n’avait rien d’évident.
Auguste Le Guennant, « La crise des Offices solennels et le Chant grégorien », Congrès de Musique Sacrée, Paris, 1937, op. cit., p. 72-75. 24
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In fine Il ne nous était pas demandé de traiter de l’art organistique proprement dit, mais plutôt du cadre général dans lequel ont pu se maintenir et évoluer les formes du culte catholique, et par là même se définir les conditions théoriques et pratiques des conduites musicales à l’église. Ces conduites attestent d’abord un état quelquefois extrême de dischronie entre des pratiques encore marquées par les modèles du xixe siècle, ou l’orgue est volontiers assimilé à un decorum ecclésiastique de paroisse urbaine ou de petites villes se donnant par là une marque de distinction, sous la gouvernance d’un clergé plus attaché à ce decorum qu’à l’art musical proprement dit, et des pratiques plus novatrices, attachées, dans la mouvance du Motu Proprio de Pie X, ou éventuellement des enseignements de la Schola, à l’intégrité et à l’insertion plus globale de l’art musical dans les fonctions du Culte. L’art de l’orgue cherchera à se renouveler, dans la voie ouverte particulièrement par Guilmant : élargissement du répertoire vers des œuvres « patrimoniales » anciennes, et mise-en-valeur de la fonction « liturgiste » de l’instrument. Le renouvellement du répertoire vocal et la réception très large des livres de l’Édition Vaticane de chant grégorien pouvait inciter les organistes à s’insérer dans ce qui était certainement une transformation sensible de l’ethos sonore des assemblées du culte, et contribuer à la formation d’un goût éclairé, mais dont le projet culturel pouvait se heurter soit aux tenants de l’orgue mondain, soit aux praticiens de haute musique peu sensibles au sirènes du Motu Proprio, comme Saint-Saëns, Fauré, Widor même, en avait donné l’exemple, soit à un clergé « missionnaire » plus soucieux d’une réception des formes liturgiques en milieu populaire. L’examen des œuvres publiées par la Revue Sainte-Cécile, (La Procure) par La Petite maîtrise, par La Musique d’église (H. Hérelle) ou après 1934, par L’Organiste (M. Courtonne, Nantes) montrerait un certain éclectisme, partagé entre des grammaires post-franckistes, des réalisations « à l’ancienne », des versets grégoriens. Dans la plupart des cas les œuvres ne tiennent qu’appuyées sur l’individualité d’un réel musicien. On est tenté de penser que ce devait être certainement aussi le cas sur le terrain…
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L’orgue et l’Église [La dernière partie du Colloque organisé par Jean Ferrard, qui faisait sa part belle à l’activité organistique des xviie et xixe siècles, était consacrée à la période contemporaine. Une Table ronde, sous la présidence de Bernard Foccroulle, réunissait Jean-Pierre Leguay, Gerhard Grenzig, Benoît Bernier et l’auteur de ces lignes auquel Jean Ferrard avait demandé de traiter succintement de « L’orgue et de l’Eglise ». Les Actes du Colloque contiennent la plus grande partie des débats occasionnés par les interventions proposées lors de cette Table ronde.]
Je suis tenté de commencer par une confidence : je viens tout juste de rédiger deux notices de présentation de disque, l’une pour la Messe des Paroisses de François Couperin, l’autre pour un enregistrement d’œuvres de Boëly. J’y ai éprouvé le confort de la position du musicographe historien, sa prise de distance et son relatif désengagement (même si, dans le cas de Boëly, la tentation était grande de quitter quelque peu sa position documentaire et analytique pour se transformer en Don Quichotte vengeur rétrospectif des vrais artistes injustement méconnus et mal traités par les pouvoirs établis !). Tout autre est la position qui m’est proposée dans le cadre de cette intervention. Il nous faut donc impérativement prendre la mesure du changement de perspective qui affecte désormais notre colloque, et tenter de répondre le moins mal possible à la question : comment travailler cette fois en temps réel et parler sciemment de son époque ? Plus précisément, il serait bon de savoir comment se déterminer entre un mode descriptif (dont une des conditions exige de disposer d’une suffisante information), un mode optatif (mais pour souhaiter quoi, et déterminer quels objectifs, d’une manière qui ne soit pas celle des inévitables résolutions des Congrès de Musique sacrée en faveur de l’Art et de sa pédagogie ?), un mode prescriptif (qui supposerait que l’on ait identifié avec suffisamment de clarté le réseau à la fois institutionnel et diffus des réels décideurs en la matière), sans parler d’un mode prédictionnel (qui sans doute verrait s’affronter les optimistes, rares, et les Cassandre, habituellement plus nombreuses dans ce genre de débat). Quant à ce qui serait une véritable prospective, à la fois connaissance, anticipation des phénomènes tendanciels
In Actes du Colloque xviie, xixe, xxie siècles : Bruxelles, carrefour européen de l’Orgue, J. Ferrard (dir.), SIC, 2003, p. 245-249.
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Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 777-781 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119049
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et stratégie d’action, cette perspective et cet engagement débordent largement et mes responsabilités et mes moyens. Et je me contenterai, comme on le verra de suggestions. Peut-être resterait-il opportun de tenter de construire, par une sorte de volontarisme théorique, une position voisine, somme toute, de celle de l’historien, c’est-à-dire s’écartant autant que faire se peut d’une perspective pédagogique ou pastorale et d’un engagement d’emblée esthétique, pour, au moins momentanément, suspendre le jugement au bénéfice d’une connaissance et d’une intelligence de la situation. Ceci fait, on pourrait alors, à ses risques et périls, présenter des orientations plus personnelles et clairement proposées comme telles. Reste à délimiter raisonnablement l’objet à étudier et ses mouvances. L’intitulé même reste ambigu, et les manifestations de l’art organistique à l’intérieur du domaine large et assez indécis que l’on peut dire « d’Église » revêtent des formes assez diverses, de densité et de fréquence variables, si l’on peut dire : auditions, récitals, concerts, service liturgique dominical et casuel. Il importe de constater que dans tous ces cas, le rapport de ces productions à l’institution ecclésiastique (ce que, par commodité, nous appelons « l’Église ») passe toujours par le biais d’une communauté locale et de ses dirigeants laïques ou clercs, instance, on le sait souvent déterminante en matière de décision. Il serait, par ailleurs, nécessaire de prendre en compte le statut quelquefois difficile à définir, de productions organistiques ayant lieu à l’église sans pour autant pouvoir être dite d’Église. Ce qui est le cas fréquent de productions organisées à l’initiative d’Associations artistiques, d’Établissements d’Enseignement musical, sans parler des pures et simples locations festivalières. On sait à quel point le statut de ces entreprises est soumis à des règlements législatifs publics qui peuvent varier selon les lieux. Nous nous proposons pour notre part de restreindre sciemment et volontairement notre point de vue, et de n’envisager, sous le titre L’Orgue et l’Église qui nous a été proposé, que le rôle de l’orgue et de l’organiste dans les actions publiques du Culte. Cette restriction consciente du point de vue est une manière d’affirmer, en tant même que restriction, que le rôle de l’orgue et de l’art organistique à l’église ne se limite certainement pas là. Et pour cela même, nous n’irons pas jusqu’à prétendre que la préparation en de nombreuses institutions d’enseignement d’organistes concertistes, finalement peu aptes, sinon incompétents en matière d’art cultuel, est une des calamités du temps ! L’art de l’orgue semble avoir oscillé à toutes époques entre haute intégration cultuelle et émancipation des contraintes et de la situation même des réunions de culte. Nous avions écrit ailleurs1, et l’on acceptera la tournure un peu paradoxale du propos, qu’au xixe siècle, l’orgue de l’âge romantique et industriel, présenté souvent comme le « clou » des grandes Expositions internationales de Commerce et d’Industrie, au voisinage des machines à vapeur ou des marteaux-pilons, et quelquefois dans la même galerie, avait été contraint par les circonstances de prouver à l’église qu’il n’était pas qu’un instrument d’Église. Et l’on sait qu’Alexandre Guilmant si attaché à la fonction et au répertoire de l’organiste liturgiste, exprimera des regrets devant l’inextension, au moins en
Jean-Yves Hameline, « Les lendemains de l’orgue moderne. Un survol historique de l’évolution de la place de l’orgue dans la société au siècle dernier » in : Guide de l’orgue et de l’organiste en Ile-de- France, Paris, 1997, p. 63-65. 1
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France, de l’expérience du Trocadéro, et l’absence de l’orgue dans ce qu’on aurait pu imaginer de festivités civiques et républicaines ! Restent les actions publiques du Culte et leur évolution en cours. Par prudence, faute de connaître suffisamment les autres situations, je parlerai surtout du Culte catholique romain, et d’un domaine surtout français, qui sur les points traités ne diffère pas beaucoup de la Belgique. Les orientations de la Constitution sur la Liturgie du Concile Vatican II (no 120), en 1963, les indications de l’instruction Musicam Sacram, de 1967 ou de la Présentation Générale du Missel Romain sont connues et faciles à consulter. L’ensemble constitue une position sage et mesurée, où la figure historique de l’Orgue, glorieusement entré dans Liturgie romaine par le Cæremoniale Episcoporum de 1600, reste présente et honorée. L’observation de la situation conduirait plutôt à confronter les orientations magistérielles avec ce que l’on pourrait désigner comme l’institution pratique de la Liturgie et ses modèles effectifs prédominants, sans qu’il soit question pour le moment, et du point de vue que nous avons choisi, d’en évaluer la pertinence, en particulier dans la célébration de la Messe : nous y trouvons la plupart du temps un prêtre célébrant en position frontale, disposant d’un microphone, et proférant à haute voix et d’une manière continue les énoncés écrits ou spontanés qui lui reviennent, des ministres de la Lecture, le plus souvent laïcs, apportant en beaucoup d’endroits un soin réel à la proclamation orale (la participation de ministres laïcs peut d’ailleurs s’étendre, outre la quête, à la distribution de la Communion). Dans de nombreux cas, une sorte de mission de contact (monitions, invitations, informations) est confiée à un animateur laïc, le plus souvent en charge aussi des actions de chant. Les actions de chant prévues comme possibles par l’Ordo missæ et pouvant donner lieu à des solutions alternatives se sont souvent durcies en une distribution assez rigide. Elles apparaissent historiquement comme héritières des « messes basses solennisées », seules autorisées pour le chant en langue vernaculaire, au temps de l’Encyclique Musicae sacræ disciplina et de l’Instruction de 1958, mais prolongeant un usage séculaire de la messe basse avec cantiques plus ou moins appropriés. Un intérêt pour le chant collectif des fidèles, que le Motu Proprio de 1903 de saint Pie X avait promu comme forme privilégiée de participation à la Messe chantée, fut élargi et transféré sur la pratique nouvelle de la messe au point d’engendrer un modèle prédominant et favori de chant collectif dirigé par un « animateur » sonorisé de la voix et du geste. Il va sans dire que des critiques ont pu s’élever à l’encontre des effets non-désirés, ou estimés fâcheux, d’une telle généralisation de ce modèle. Nous laisserons de côté celles qui paraissent inspirées seulement de misonéisme. De sérieux liturgistes et musiciens d’église ont pu faire remarquer l’inadéquation proprement musicale d’une « animation » doublant le chant au microphone et son aspect immoral de trucage permanent, l’indifférenciation des actions musicales et des formations vocales qu’elle engendre, son côté parasitaire au détriment de son aspect « invitatorial », sans parler de l’absence d’une définition sensée de ses aspects techniques. Dans les conditions engendrées par la diffusion et la stabilisation de ces modèles, la pratique de l’Orgue se trouvait amenée à une situation paradoxale : d’une part, on pouvait 779
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affirmer sans crainte, que, par rapport aux restrictions calendaires de l’ancien dispositif liturgique, on avait jamais autant joué, et à autant de messes ! Mais que d’autre part, la fonction de l’instrument, et souvent du Grand-orgue, se voyait ramenée, dans un cadre d’action publique centrée sur des interventions orales continues et des chants collectifs, à celle de guide-chant, ou, dans les meilleurs des cas, d’accompagnateur un tant soit peu symphonique, ce qui, comme on le sait ne constitue pas un mince savoir-faire, et suppose toujours un effort d’intégration pensée et réussie, et donc une réelle concertation entre les partenaires Cette concertation se heurtait souvent à un affaiblissement sensible des ressources humaines (et économiques) des paroisses en matière d’action musicale, engendrant une grande faiblesse de l’appareil cantoral, laissé la plupart du temps à un bénévolat généreux mais de compétence médiocre, et très lié au modèle prédominant que nous avons décrit. On conçoit que, dans ces conditions, la question du répertoire chanté devient pour l’organiste une question majeure. L’effacement du répertoire latin du Graduel et de l’Antiphonaire liés aux restaurations centenaires qui avaient préparé la publication de l’Édition vaticane de Chant grégorien, tient sans doute majoritairement à la primauté accordée aux langues vernaculaires, mais on ne peut écarter non plus une certaine fragilité et caducité des bases musicologiques de ces restaurations et des conditions d’exécution qui leur avaient été attachées. Cet effacement (qui, selon nous, ne pourrait être compensé que par un renouvellement intelligent du cérémonial du chant concernant les pièces de ce répertoire) a suspendu chez les organistes, lorsqu’ils en avaient la rare compétence, le traitement improvisé de motifs empruntés au répertoire grégorien du jour, au moins en ce qui concernait la Grand-messe, forme d’art cultuel où s’étaient illustrés de grands maîtres à la fin du xixe et dans la première moitié du xxe siècle. Les nouveaux répertoires sont partout caractérisés par un éclectisme assez indécis. Dans de nombreux pays leur création, diffusion, implantation se sont effectuées de manière informelle, fortement marquée, en France, notamment par les déterminations d’un marché du chant religieux enregistré. Les instances épiscopales ont à plusieurs reprises, mais sans succès, tenté d’en réguler quelque peu le développement. En plusieurs endroits on a pu observer les incitations des organistes à adopter un répertoire choral se rapprochant des modèles strophiques des communautés protestantes, en particulier allemandes ou helvétiques, qui leur permettait l’utilisation d’un répertoire étendu, et d’un style assez bien délimité d’improvisation. Mais nous sommes tentés de saisir un phénomène sans doute plus significatif dans le fait de voir se généraliser dans un très grand nombre de dénominations chrétiennes un répertoire que l’on peut dire d’allure revivaliste, dont les modèles formels et éthologiques ont trouvé leur forme moderne dans les mouvements de Réveil, surtout américains. Ce répertoire est en rapport direct avec un déplacement significatif de la sociabilité religieuse, centrée davantage sur la vie propre et l’expérience immédiate du groupe assemblé, les échanges et les interactions entre les participants. L’aspect a-culturel, voire contre-culturel, de ces pratiques cantorales a souvent été souligné, ainsi que leur aspiration à un art simple et immédiat. Ce nouveau paradigme du « chant d’église », qu’il faut sans doute situer et comprendre dans une moyenne durée qui va de la prédication de John Wesley jusqu’à nos jours, est articulé avec un changement de statut notable de l’expérience et de la sociabilité religieuse. On sait qu’il a pu engendrer dans des communautés particulièrement
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vivantes un répertoire caractérisé par un style original et vigoureux d’appropriation, ce qui fut le cas des communautés baptistes noires américaines, comme on le sait. Il semble que dans les communautés catholiques de France et de Belgique (mais qui nous dira ce qu’il en est de l’Espagne ou du Portugal ?) la diffusion de ce modèle n’aboutit le plus souvent qu’à des Marches à 4 temps ou à des Ballades couplets-refrain, sur des canevas mélodicoharmoniques véhiculaires correspondant assez bien aux attentes d’une partie des fidèles, mais le plus souvent chantées sans que puisse se manifester un véritable style. Affrontés à ce type de répertoire, qui, il faut le reconnaître, fait un peu partie de l’air du temps, les organistes sont souvent hésitants : un piano ou un orgue de cinéma feraient sans doute mieux l’affaire, et ils reculent devant ce qui leur apparaît comme une profanation. Il m’est arrivé pourtant d’entendre certains très grands maîtres (et peut être justement parce que très grands) qui, sans aller jusqu’à évoquer le site de Salt Lake City, arrivaient sur des chants de ce type à engager leur instrument dans une action musicale inattendue et particulièrement heureuse. Nous pensons quant à nous, que ce répertoire pourrait être honoré dans sa spécificité même, comme une forme historique parmi les autres de l’Hymnodie chrétienne, à certains moments bien choisis et avec les moyens musicaux adéquats, mais non pas comme une solution générale et banalisée aux problèmes spécifiques du répertoire. Nous nous proposons de terminer en adoptant cette fois, à nos risques et périls, un point de vue prospectif, fragile, donc, et de prévisibilité incertaine. Il nous semble qu’un art de l’orgue dans le cadre des actions publiques du culte doit réinvestir avec bonheur sa fonction rituelle et cérémonielle. Ceci suppose, bien sûr, qu’un véritable art de célébrer s’établisse suffisamment et sans contention de la part de l’ensemble des protagonistes, et qu’un suffisant intérêt pour ces objectifs existe du côté des fidèles. L’ordo missæ n’est pas sans ressources. Sa première spécificité est de présenter la célébration comme une action d’ensemble, qui suppose donc un gouvernement heureux du temps, et la constitution dans le moment même d’un site rituel propre aux actions successives. C’était le rôle du conductus des célébrations médiévales. La flexibilité prévue du rituel permettrait de constituer de véritables scènes sacrées, comme celle du Kyrie, telle qu’on la voit décrite dans les ordines Romani, où le grand orgue reprenant la dernière vocalise, la porte à la fois en arrière et en avant des voix du peuple assemblé. Quelle puissance, ou quelle pénétration tendre, selon les cas, ne peuvent pas qualifier les ponctuations nombreuses qu’un organiste, non seulement harmoniste mais actionniste, comme on disait au xviie siècle français, en évoquant le talent de l’incomparable M. de Lully, peut introduire après des acclamations, des prières chantées. Pourquoi ne lui reviendrait-il pas, certains jours, de toucher l’orgue à l’Anamnèse ? Sans doute faudrait-il revoir l’intervention de l’orgue dans l’accomplissement musical des actions de chant proprement hymnodiques qu’il est souvent le seul à pouvoir intégrer comme belle action heureusement distribuée dans le temps et dans le lieu. Il n’est pas dans mon propos de détailler tous les éléments du rituel. Il faudrait aussi bien sûr évoquer l’aspect mémoriel de l’orgue, gardien du cantus firmus et des chants de l’Église, sa fonction calendaire, son rôle de passeur entre les musiques d’hier, témoins de la Foi patrimoniale, et les grammaires qui se cherchent, toutes choses que nous ont appris dans le site même de la Sainte Liturgie de nobles et de grands artistes. 781
Chant à l’église : histoire récente, histoire actuelle [Entretien avec S. Gasser] [La Revue Signes d’aujourd’hui consacrait périodiquement un entretien avec un interlocuteur censé apporter quelqu’éclairage sur une question intéressant ses lecteurs concernant le chant et la musique dans les célébrations liturgiques actuelles. Les questions de Sylvain Gasser ont obligé l’Auteur à répondre succinctement et avec le plus de clarté possible. Exercice difficile qui oblige le débatteur à transiter de la position rétrospective à prétention historienne pour engager à ses risques et périls une analyse et un diagnostic, quand ce n’est pas une évaluation, en temps réel, c’est-à-dire sans grande visibilité.]
Sylvain Gasser : Quel regard portez-vous sur l’évolution du chant liturgique durant ce siècle ? Jean-Yves Hameline : La question a quelque chose d’un peu solennel, vous ne trouvez pas ? Un regard qui se veut quelque peu historien doit sans doute procéder plus modestement : appuyé sur une sérieuse documentation, il cherche surtout à placer les faits dans des perspectives qui puissent permettre d’en mieux comprendre les enchainements et les transformations dans la durée. On s’aperçoit par exemple que l’intérêt des pasteurs et des fidèles pour l’expression chantée dans les Offices de l’Église n’a jamais été constante et encore moins unanime. Nos grands-parents (je parle pour ceux qui ont aujourd’hui l’âge d’être grands pères !) ont pu, par exemple, connaître un catholicisme sérieux et de grande piété, centré sur la dévotion eucharistique, la messe basse, la communion fréquente, la communion précoce des enfants, sans qu’on y décèle nécessairement une importance particulière accordée aux offices chantés (à l’exception peut-être des Vêpres du dimanche, dont la pâle fréquentation fait d’ailleurs presque partout difficulté). Dans les grandes villes, la Grand-messe est peu fréquentée, et l’on n’y communie pas. À la campagne, dans les régions de forte pratique, la sociabilité villageoise a pu conserver encore son importance à la Messe de Paroisse, avec son lutrin de chantres à l’ancienne. Mais cet art jugé trop rustique devra s’effacer devant le nouveau goût « bénédictin », comme on disait, venu de la ville, et qui préside à la diffusion, assez lente jusqu’aux années trente, de l’Édition Vaticane de Chant Grégorien. Ces réformes du chant sacré, d’ailleurs, n’entraient pas dans les préoccupations les plus vives du clergé séculier et des congrégations religieuses : Franciscains et Jésuites privilégient la piété eucharistique, et *
In Signes Musique, 50 (janvier-février 1999), p. 44-45.
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 783-787 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119050
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la « religion personnelle » ; les Évêques, dans des circonstances politiques difficiles, attachent le plus grand prix au réseau des Associations Catholiques, aux Écoles, à la catéchisation et à l’encadrement de la jeunesse : et pour ce qui est du chant, les messes des Catéchismes ou des Patronages utilisent un répertoire de cantiques issu des recueils de Saint-Sulpice (Lethielleux 1904) ou rajeuni en vue d’une participation mieux instruite et plus familière. Quant à l’ultramontanisme catholique, si bien représenté par la piété populaire des Sanctuaires de Lourdes ou de Montmartre, il engendre une hymnodie latine et vernaculaire aux accents pieux ou militants, que l’on retrouve dans les Processions de la Fête-Dieu, et dont la qualité musicale en vient quelquefois à désoler les « gens de goût ». Car depuis le milieu du xixe siècle, un courant se fait sentir de membres du clergé et de laïcs dont la préoccupation est une réhabilitation, voire une restauration, du chant et de la musique d’Église. Cette restauration fait corps avec la promotion d’un nouvel « esprit liturgique », qu’illustre la très grande figure de Dom Prosper Guéranger, relayée sur la fin du siècle par l’action des Bénédictins belges. L’existence de ce courant accentue encore la dyschronie existante, et le décalage historique et idéologique entre les divers protagonistes du Culte catholique : au goût « bénédictin », relayé par la promotion d’un art choral d’Église, due en partie à l’action de la Schola Cantorum et au soin qu’on lui accorde dans beaucoup de Petits Séminaires, on voit volontiers s’opposer, au début de ce siècle, un mélange plus « populaire » de vieux plains-chants gallicans, de Messes de Dumont, de cantiques de Missions ou de Mois de Marie„ de chants familiers pour les Saluts ou les Messes des Morts, qui compose un répertoire abondant et hétéroclite, lequel fait le désespoir des « rénovateurs », mais semble à beaucoup bien suffisant pour satisfaire les besoins hymnodiques et la piété du peuple chrétien. À Paris, par exemple dans les années trente, alors que de grands artistes comme André Marchal, appuyé par le jeune Norbert Dufourcq, essaient de « moraliser » les messes d’orgue, par le choix d’un répertoire mieux en accord avec l’année liturgique, on voit des musicologues de premier plan comme Eugène Borrel affirmer à des correspondants américains qu’il n’y a pas trois paroisses à Paris où l’on puisse entendre du chant grégorien « bénédictin ». Le Congrès de Musique Sacrée de 1937, en dépit de son dynamisme, est encore un constat qu’un immense travail reste à faire, et que la rénovation des pratiques et des répertoires ne touche qu’un réseau encore trop restreint d’acteurs motivés et compétents. S. G. : Pourtant, la publication du fameux Motu Proprio de saint Pie X sur la Musique Sacrée remonte au tout début du siècle, en 1903… J.-Y. H. : Ses répercussions sur l’état effectif de la musique et du chant dans les paroisses seront assez lentes à se faire sentir, en dépit d’une activité éditoriale et promotionnelle intense de groupes convaincus. C’est pourtant sans doute à partir de ce document que se diffuse une conception nouvelle et très hardie qui tend à donner au chant et à la musique cultuelles une place mieux intégrée dans la vie et la sanctification du Peuple chrétien. Dès son arrivée sur le trône pontifical, Pie X engage une campagne de restauration de la vie chrétienne et de la vie de l’Église en profondeur : à une société moderne qu’il juge très sévèrement, il veut opposer une société qui puiserait sa vitalité à la source du Mystère chrétien. Catéchisme, Communion fréquente et précoce, font l’objet de ses premières sollicitudes. Et ce n’est pas sans un relatif étonnement que certains le voient y joindre par un document solennel, le 784
Chant à l’église : histoire récente, histoire actuelle
chant et la musique du culte catholique, considérés non plus comme un décor, mais comme un acte religieux faisant partie intégrante de la Liturgie et contribuant par là même à la restauration de l’esprit chrétien. S. G. : On cite souvent du Motu Proprio de 1903 une « petite phrase » sur la « participation active des fidèles aux mystères sacro-saints ». Qu’en est-il ? J.-Y. H. : Cette petite phrase a été placée là très intentionnellement. En fait elle devint un slogan répété à l’envi par les militants du mouvement liturgique et du mouvement grégorien. Son importance, toutefois, ne peut pas être sous-estimée quand on voit Pie XI la reprendre et la souligner dans la Constitution Divini Cultus, pour le vingt-cinquième anniversaire du Motu Proprio, en 1928, avant que Pie XII dans l’Encyclique Mediator Dei, et plus tard la Constitution Sacrosanctum Concilium de Vatican II n’en développent la teneur et les conséquences. S. G. : S’agissait-il avant tout du chant unanime des fidèles ? J.-Y. H. : Comme Dom Guéranger, qui déplorait le « mutisme des lèvres chrétiennes », saint Pie X, on le sait par de nombreux témoignages, notamment par les Mémoires du Cardinal Merry del Val, était très attaché personnellement à la participation des Fidèles aux chants de l’Église, comme en témoignent aussi ses instantes pressions pour une publication rapide d’une édition satisfaisante des Chants de l’Ordinaire de la Messe (Kyriale Vatican, 1905). Mais dans le document de Saint Pie X, l’expression « participation active » vise la liturgie dans son ensemble, et l’on aurait grand tort de réduire la profonde vision de l’action liturgique qu’elle contient à ce qui n’en est qu’une composante. La « participatio actuosa » semble bien consister d’abord en un investissement personnel fervent et profond dans l’action hiérarchique et collective de l’Église, quand elle déploie le Culte nouveau « pour la gloire de Dieu et le salut des Hommes ». Cette participation se réalise par des actes spécifiques où l’intérieur et l’extérieur, comme on, disait au xviie siècle, sont invités à se conjuguer avec sagesse, dans la Foi aux Signes sacrés mis en œuvre. Quand le Lecteur (accomplissant son ministère) lit, tu écoutes, dit un auteur ancien, et quand il convient de répondre, tu réponds. Car dans la liturgie, l’écoute est aussi un signe sacré et la réponse un autre signe, tu les inscris en toi quand tu t’inscris en elles, et la Foi s’y confesse et s’y connaît intimement. S. G. : Saint Pie X ne tente-t-il pas de redonner vigueur à une conception très ancienne du chant et de la musique comme partie intégrante de la Liturgie ? J.-Y. H. : L’affirmation en est très claire, et je serais tenté de dire qu’avec saint Pie X on voit réapparaître la vision ambrosienne du chant de l’Église, telle que le grand saint Ambroise la déploie dans ses Commentaires des Psaumes. L’Église, qui naît de l’écoute de la Parole de Dieu, entend le Psalmiste lui transmettre avec son chant quelque chose du frémissement lyrique de la parole biblique. Ce ministère du chant, on le sait, deviendra un art majeur où se conjugueront l’art du bien dire et celui de la vocalité pure, liés à ce que les Anciens appelaient la suavitas : le bonheur du chant. Remarquez qu’en ce point cette suavitas est une valeur théologale, et non point seulement esthétique, et ses fruits, selon saint Augustin, sont un ébranlement du cœur se portant avec le chant vers ce que le chant annonce et promet.
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S. G. : Mais saint Ambroise est surtout connu comme le créateur d’une forme nouvelle d’Hymnes destinées au chant des Fidèles assemblés… J.-Y. H. : Certes, et ce sont d’une certaine façon les ancêtres de tous nos chorals et cantiques. Mais saint Ambroise voit plus loin et plus profond quand il montre dans l’Église le lieu par excellence de l’Hymne, saisie cette fois comme attitude théologale : Dieu n’est vraiment connu d’intelligence et d’attachement que dans la louange, et la louange, confiée à l’Église, est un fruit direct de la grâce du Christ. Ainsi l’Église, par son chant et sa prière ininterrompus, et par la création de chants nouveaux, continue l’œuvre du Psautier Davidique. Dans la pratique, elle le fait suivant deux formes principales, la Psalmodie, pour l’exécution de laquelle saint Ambroise introduira la forme responsoriale, où par un Refrain tiré du Psaume, la voix des Fidèles assemblés « répond » à celle du Psalmiste. Dom Guéranger y voyait à bon droit comme une manifestation que l’Église avait pu se donner à elle-même de sa nature sociale. Et saint Augustin ne craignit pas d’improviser un nouveau commentaire le jour où le Psalmiste s’étant trompé de psaume, l’Assemblée, par sa Réponse chantée, avait engagé l’action sainte dans un mouvement difficilement réversible. L’autre forme est l’Hymne strophique dont vous avez parlé, et qui représente un pôle de création poétique qui vivra dans l’Église d’une manière assez tenace, avec des moments d’effervescence intense, et des niveaux très divers de valeur littéraire et musicale car tout le monde n’est pas Venance Fortunat ou saint François d’Assise ! S. G. : Mais aujourd’hui, qu’en est-il du destin de l’Hymnodie chrétienne ? J.-Y. H. : Elle est très vivace dans tout le monde chrétien, et notre pays, là-dessus n’est pas en reste. Pourtant, si l’on veut saisir les choses dans une perspective suffisamment longue, il est un phénomène de grande ampleur dont il faut prendre la mesure. Je me demande si un nouveau paradigme de sociabilité chantante ne commence pas à se mettre en place avec la prédication de John Wesley, au xviiie siècle. Au siècle suivant, il marque fortement le répertoire américain des Mouvements de Réveil, à une époque où, précisément la stabilisation et la banalisation de la grammaire tonale devient un fait de culture à vocation universelle. C’est ce type de musique dans sa banalité véhiculaire (mais qui n’ignore pas non plus les rejetons de génie qu’ont été les Spirituals), sa dévotion aisée, ses possibilités d’interaction chaleureuse, son moindre souci d’une culture savante, qui semble aujourd’hui constituer le fond de l’Hymnodie des confessions chrétiennes de tous bords un peu partout dans le monde. S. G. : Faut-il s’en réjouir ? J.-Y. H. : Un jugement de valeur oblige à sortir d’une perspective qui voudrait rester historienne. On peut au moins constater que ce type d’expression collective, mise à part l’aventure noire nord-américaine, et quelques prolongements étonnants dans des pays d’Amérique latine, n’a pas véritablement engendré de style. Son acclimatation dans les pays de civilité bourgeoise et de culture scolaire, comme le nôtre, aboutit le plus souvent, une fois disparue la présence d’un artiste compétent dans ce genre très spécifique d’animation, à des produits aplatis, et à des actions musicales sans ferme dessein ni réelle musicalité. Car de telles musiques ne peuvent vivre que de leur réception et de leur restitution par une population vraiment hymnode et chantante. Le règne trop peu contesté dans nos 786
Chant à l’église : histoire récente, histoire actuelle
églises paroissiales d’une perpétuelle mesure à quatre temps marquée et monotone, sur des textes sans beaucoup de poids, sans parler de l’usage rarement contrôlé de la couverture microphonique, atteste assez cruellement, me semble-t-il, ce déficit du style, pourtant le seul indicateur d’une acculturation heureuse. S. G. : Alors ? J.-Y. H. : Nos grands parents, mis à part ceux qui y étaient portés par goût, n’attachaient qu’une importance relative, et souvent très secondaire, au chant et à la musique, comme art, dans leur pratique fervente du culte chrétien. Les perspectives ouvertes par les orientations de saint Pie X, au début de ce siècle avaient tenté de redonner à l’expression et à l’art musical une place et un véritable rôle dans la réalisation des buts de toute liturgie : la gloire de Dieu, et la sanctification des Fidèles. On peut se demander si la leçon n’a pas été finalement « trop bien » comprise, c’est-à-dire superficiellement et d’une manière surtout conceptuelle et idéologique, en négligeant quelque peu les aspects vraiment théologiques d’une si belle question, et plus encore en négligeant les aspects pratiques et stylistiques de l’entreprise, qui n’est pas seulement de répertoire mais d’exécution. Mais quelle gratitude aussi ne pas avoir envers celles et ceux qui, de sagesse et de ferveur, entretiennent dans leur Église le goût et le bonheur du chant, à écouter ou à produire, quitte même, et pourquoi pas, à en raréfier quelque peu l’usage !
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Postface de l’auteur Nous n’avons pas cherché à gommer dans notre Avertissement en tête de cet ouvrage la disparité évidente des textes qui s’y trouvent rassemblés, tant en raison de la seule chronologie de leur publication, que de la disparité même du lectorat potentiel visé, et plus encore des objectifs conscients, mais le plus souvent quelque peu indécis, qui pouvaient animer l’auteur et mener sa rédaction. Ces textes ont été écrits soit dans une perspective de stratégie ecclésiastique affichée de recherche et de communication, le plus souvent publiés dans une revue de Pastorale liturgique ou liés à des enseignements à la Faculté de Théologie de l’Institut Catholique de Paris et à des procédures de formation pastorale, soit dans un contexte tout à fait séculier (où d’ailleurs les rattachements et les attachements de l’auteur étaient connus), deux situations dans lesquelles le dit auteur s’est efforcé, sans les confondre, de ne pas faire de différence quant au poids de la documentation utilisée, et à la probité, à tout le moins visée et revendiquée, de l’analyse. Jugement évidemment rétrospectif et personnel que nous laissons ouvert à la sagacité voire au scepticisme du lecteur. Il n’est toutefois pas impossible que la position d’intellectuel organique (!) au sein d’une institution soucieuse d’entretenir bon gré mal gré son capital symbolique, puisse amener en ses meilleurs moments, en dépit de ses fragilités subjectives, une plus-value d’aperception et de saisie des problèmes, plus-value que vient parfois censurer une correction de position trop soucieuse d’une externalité pensée, à l’évidence et sans critique, comme immédiatement positive.
*** Il est aisé de discerner dans ce rassemblement de textes, trois domaines de fréquentation intellectuelle et de propositions rédactionnelles : un domaine que l’appellation d’anthropologie du rituel et du Culte divin semble pouvoir désigner commodément sans entrer dans plus de précision, un domaine intégrant des éléments d’histoire de la liturgie et de ses remaniements institutionnels, et, d’une manière assez développée, la prise en compte à la fois documentaire et théorique des pratiques cantorales et musicales qui s’y trouvent liées. Cette indécision dans la dénomination des « domaines » abordés, par rapport aux étiquettes habituellement reçues en milieu professionnel, peut apparaître à certains lecteurs comme une désinvolture regrettable, ou même comme un trucage épistémologique à bon marché. Certains domaines aux noms respectés tels qu’anthropologie, musicologie, histoire,
Sur le culte divin et la musique : écrits rassemblés, par Jean-Yves Hameline, ELSEM 4 (Turnhout: Brepols, 2020), p. 789-795 F H G DOI: 10.1484/M.ELSEM-EB.5.119051
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le sont à bon droit par une exigence considérable de délimitation de leur objet formel, et de leur méthodologie. Nous nous demandons, quant à nous, si la division du travail intellectuel, qui pâtit bien souvent aussi du cloisonnement imposé par une politique institutionnelle et concurrentielle des établissements d’enseignement et de recherche, ne peut pas quelquefois céder devant certains objets qui d’une certaine façon devancent le chercheur dans la distribution éventuelle des faces d’attaque et d’analyse qui les saisissent, au point d’imposer à partir de leur structure même la composition et la recension intellectuellement qualifiée de leurs éléments : le rituel est un agir organisateur et organisé, porteur et porté. L’analyse de ce double mouvement, de son insertion dans des configurations actives plus larges, ou à l’inverse, l’examen de ses composantes logiques élémentaires immanentes, organise analogiquement le matériau social, psychologique, musical déployé par le chercheur. L’objet rituel, à la fois chose et process, se constitue d’une certaine façon comme une sorte de matrice auto-théorique à fort pouvoir intégrateur, dont le dispositif interne-externe l’emporte dès lors en puissance intellectuelle sur la division reçue du travail à laquelle l’observateur fait appel pour une prise en charge pertinente mais dissociée, des éléments et des dimensions que le procès formé et formant tient assemblés. L’acte d’intellection reçoit dès lors son impulsion et sa structure de la ratio propre de son objet et instruit autant les concepts et les modèles proposés par les domaines propres des sciences qu’il n’en reçoit de lumière et d’opérations spécifiques. Ainsi, si les objets et les niveaux d’étude et d’analyse sont divers, si l’on peut évoquer à propos de l’une ou l’autre recherche un certain taux de satisfaction ou d’insatisfaction, nous aimerions concevoir qu’une certaine unité de l’ensemble ait pu provenir surtout de l’entretien au long cours d’un propos cherchant activement une sorte de fondation permanente, et de vitalité de pensée, par un contact jamais rompu de l’équipement théorique avec les objets de l’analyse, qu’ils soient historiques ou contemporains, en matière musicologique ou liturgique, objets confrontés à un équipement intellectuel, conceptuel ou lexical, qui puisse tirer une validité acceptable de cette confrontation même, et de ses fruits d’intelligence partielle ou approfondie. Cette appréciation de « rentabilité » intellectuelle ad rem reste évidemment fragile et par définition discutable, et certains lecteurs, même dépourvus de malveillance, pourront estimer que notre estimation ne manque pas de vanité, ni même d’arrogance. Quant aux recours aux instruments issus des dites « sciences humaines », problématique qui faisait grand bruit dans les riches années 1960-1990, ils connaissent des saisons en rapport avec les incitations de la conjoncture intellectuelle, et des essais de notre part quelquefois non prolongés, ne se sont pas trouvés sans fruits par la suite, pour une appréhension quelque peu construite de l’une ou l’autre des variables de l’objet cultuel ou musical. Ainsi, c’est un essai déjà bien ancien (1980) de mise en perspective sociologique1, inspiré (d’une manière encore assez inexpérimentée, il faut le dire) des travaux du regretté Jean Séguy, qui m’incita à accorder par la suite un poids important au courant revivaliste, à sa sociabilité interactive, et à la diffusion quasi universelle de son répertoire musical, phénomène à prendre en compte dans la moyenne durée, et dans ses ramifications stylistiques et formelles.
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« Proposition d’un concept de “musique d’Eglise” », dans cet ouvrage p. 155-162.
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Postface de l’auteur
La position idéale se formule peut-être dans la leçon de Fénelon au prédicateur, à condition, sans doute, de baisser quelque peu le ton quand il s’agit de parler de sa propre aventure : se doter d’un « fond de science2 », acquis de suffisamment longue date, sans cesse enrichi (et pourquoi pas aussi « dégraissé »), entretenu en bon état intellectuel, soumis à l’épreuve de l’expérience et de l’analyse. Équipement intégré sans hargne, ni violence combattive, pour quitter la zone de la redite et de la citation, et pouvoir, sans arrogance toutefois, ni ingratitude pour les maîtres, « parler de son propre fond »3.
*** Le lecteur s’aperçoit donc aisément que l’élaboration rédactionnelle d’un fond documentaire ou conceptuel ne manque pas de se moduler d’un article à l’autre en fonction d’objectifs éditoriaux et intellectuels différents. La question bien connue reste celle de la compatibilité rédactionnelle entre la complexité éventuelle d’une question historique ou philologique et son exposé écrit ou oral dans des conditions d’acheminement contraignant en durée et en réceptivité d’accueil. La Revue La Maison-Dieu avait cette particularité, depuis sa fondation, et en vertu des principes de cette fondation même, de s’efforcer de conjuguer au mieux un ferme niveau de recherche historique et théologique avec l’acheminement de ses résultats vers un lectorat qui, dans sa grande majorité, n’était pas partenaire direct ou professionnel de cette recherche, mais en tirait des fruits pour l’intelligence des situations auxquelles il était affronté, et l’interprétation de ses tâches. Cette position, à vrai dire assez originale, avait pu valoir à cette méritante publication une certaine difficulté à prendre place dans des classements de périodiques engagés dans des tâches universitaires ou scientifiques, de haut mérite incontestablement, mais d’épistémologie effective tout compte fait plus tranquille en direction d’un lectorat professionnel. L’expérience que nous partageons avec un certain nombre de collègues et dont le rappel ici ne vise pas à l’originalité, montrerait que l’acheminement d’une information complexe ayant exigé un travail d’approche et d’intégration assez considérable, lorsqu’elle se fait en direction d’un lectorat élargi, peut obliger le chercheur non pas à simplifier la donne, mais à serrer au contraire les axes vraisemblables du phénomène, à surveiller de plus près la pertinence et le juste emploi du lexique, à chercher la clarté et l’économie du discours, sans manquer de communiquer autant que faire se peut quelque chose d’un intérêt, d’une curiosité éveillée pour l’objet élu. Du côté du chercheur, il n’est pas exclu que ce que nous appelons la science n’y gagne en auto-compréhension immanente par une confrontation certes toujours périlleuse mais en fin de compte honnête, à sa transmissibilité rédactionnelle.
*** Le terme « science » est bien sûr à prendre dans le sens qu’il pouvait avoir à la fin du xviie siècle en milieu ecclésiastique instruit : large et sérieuse information appuyée sur des logiques d’interprétation approfondies. 3 Voir dans cet ouvrage : « Expliquer l’Écriture avec le style de l’Écriture. Relire Fénelon », p. 309-325. Le passage cité p. 318. Les Latins disposaient du verbe inolesco, particulièrement bien ajusté pour désigner cette intégration personnelle. On lit dans Ausone : Quae nosti, meditando velis inolescere mentis. Epigrammata de diversis rebus, XXV. 2
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Reste que, en amont de la communication d’une recherche, la hiérarchisation des phénomènes dans la confection agencée d’une rédaction constitue toujours une difficulté majeure et qu’une difficulté plus essentiellement épistémologique gît le plus souvent au sein de la recherche elle-même, dans la différenciation et l’articulation des niveaux de saisie et d’interprétation des faits et des doctrines rassemblés par le rédacteur établi en position postulée d’historien, de sociologue, de musicologue ou même de théologien. Le passage de l’étiage documentaire à l’interprétation de la phénoménalité diachronique, en termes de mouvement ou de processus plausible, intégrant ou non les stratégies des acteurs et les idéologies sous-jacentes aux actions est une des difficultés habituelles de la position historiographique, sinon historienne. Elle est, dans les textes de cet ouvrage, souvent renforcée par la particularité de la position musicographique, qui introduit avec elle la complexité des grammaires musicales, leur labilité, et la dischronie quasiment institutionnelle amenée par la survivance, les subsitutions, les stratifications de répertoire, les jeux de l’ancien et du nouveau, sans parler des revertimini ad fontes et des restaurations savantes. La cumulativité pensable des phénomènes dits musicaux est forcément surdéterminée par la grande narration et l’écoute ou le déchiffrement encyclopédique que nous pouvons en faire à notre époque. Des musicographes étudiant les répertoires des siècles passés ont pu chercher à saisir des lignes de forces, des « progrès », des évolutions intelligibles. Ainsi, nos prédécesseurs du xixe siècle, entraînés par Fétis ou d’Ortigue, lesquels n’étaient pas sourds, entendaient dans la « coupure monteverdienne », et l’attraction de sensible au sein de l’enchaînement de septième de dominante, une évolution de la sensibilité religieuse ellemême, et de son auto-expérience4. Claude Lévi-Strauss, dans le Finale de L’homme nu, n’hésite pas à faire de la logique processuelle de la fugue l’héritage formel de l’organisation mentale du mythe : « Avec l’invention de la fugue (il citera Frescobaldi et Bach) et d’autres formes de composition à la suite, la musique, écrit-il, assume les structures de la pensée mythique, au moment où le récit littéraire, devenu romanesque les évacue. »5 On n’est pas loin de la position hégelienne lisant dans la réussite de Palestrina et de son style une sécularisation foncière de la « musique sacrée »6. Ce type de mises en perspectives, toujours saisissantes, est souvent écartées par une musicologie qui se sait et se veut savante en en payant le juste prix archivistique ou philologique, mais l’intelligibilité des phénomènes, rapportés à une symptomatologie de moyenne, voire de longue durée, ne gagne-t’elle pas ainsi en pouvoir d’intégration sensée ? Mais, il est alors difficile de dessouder l’étude des médiations musicales de celle du devenir des formations sociales et culturelles de la pensée, de la religion, voire de l’irréligion. Problématique pour laquelle Max Weber avait ouvert le chemin. Ces difficultés, par ailleurs bien connues, sont multipliées par le fait que ces perspectives élargies sont souvent le bien propre de rédactions ou d’interventions publiques destinées à un lectorat ou à un auditoire lui-même élargi, ce qui est le cas des interventions radiophoniques, opérations quelquefois de belle envergure que l’auteur a pu partager avec des professionnels confirmés, parmi lesquels il se plait à citer Jacques Merlet ou Jean-Michel 4 Nous y faisons allusion à plusieurs reprises, en particulier dans « Chant et musique dans la restauration catholique. xixe siècle », supra p. 531-561. 5 Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, IV, L’Homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 583. 6 Cf. supra p. 143-144.
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Damian. On trouverait le même problème dans l’élaboration des textes accompagnant l’édition d’œuvres enregistrées, ou destinés à une presse spécialisée, laquelle donne souvent l’exemple d’un professionnalisme digne d’estime, à côté de rédactions ne dépassant pas le niveau de l’habile documentaliste. Je voudrais illustrer l’exposé de ces difficultés par un retour sur la conférence qui nous fut demandée pour l’inauguration du nouvel orgue de la Collégiale de Payerne7, rédaction remodelée certes après coup, mais pas trop, et posant assez vivement, à notre avis, les rudes questions épistémologiques de la diffusion musicologique qui nous retiennent ici : l’auditoire (qui fut très attentif) était constitué d’un grand public mêlé, où se côtoyaient « amateurs et connaisseurs ». À l’oralité prédominante de l’action (dont le conférencier s’accommodait sans répugnance), s’ajoutait l’impossibilité de développer quelque arsenal de références érudites, en ne négligeant pas toutefois quelques exempla suggestifs. Le projet incluait l’existence d’une ouverture théologique, que l’on voulait différente d’une vulgate redondante sur les heurs et malheurs de la « musique sacrée ». Comment, dans ces conditions, tout de même assez heureuses, il faut le dire, maintenir la vigueur et une rigueur acceptable de l’information et de la pensée ? On retrouve ici la nécessaire prise de risque quant à l’intelligence possible de phénomènes de longue durée recomposés dans la postulation (hasardeuse ?) d’une intelligibilité formée, et surtout formulée, de leur processualité, certains diraient de leur sens, non plus par exactitude ou démonstration, mais plutôt par un appel à une aperception embarquée, dans une quasi navigation à l’estime : l’objet (ici, l’orgue, le chant, le ricercare) devient le propre compas de son usage et de sa destinée, comme nous aimions le suggérer, inspiré, certes par la lecture de Lévi-Strauss, dans le texte rédigé pour un beau disque de notre ami Wilhem Jansen8. Nous étions alors tentés d’extrapoler la riche notion médiévale d’anagogie : le parcours s’éclaire de sa propre logique processuelle, sans pour autant se confondre avec une finalisation fonctionnelle en dynamique externe ou providentialiste, ouvrant plutôt sur une poétique de navigation : je vais où va mon chant, disait déjà saint Augustin. Cf. J ; Perret, cité Dictionnaire latin.
*** Par contre, les travaux portant sur le « Mouvement liturgique » (xix-xxe siècles) explorent des phénomènes saisissables dans la moyenne durée, « dans un temps glissant jusqu’à nous, semés d’accidents de parcours, qui n’en modifient guère le cours… malgré l’ampleur indéniable des transformations qui n’ont rien épargné ni personne »9. Emile Poulat, cité ici, s’interroge toutefois aussitôt sur la « portée à reconnaître » à ces transformations, voire, ajouterions-nous, à leur incidence sur une modification latente et quelquefois Supra p. 217-227. Supra p. 213-215. 9 Emile Poulat, Eglise contre Bourgeoisie, Introduction au devenir du catholicisme actuel, (1976), Berg International, 2006. Avertissement pour la 2è édition, p. 9. Dans cet ouvrage de premier rang, Emile Poulat choisit de reproduire des textes plus anciens (certains de 1957) sans changement, mais en les accompagnant toutefois de notices d’actualisation rétrospective particulièrement précieuses. Nous nous sommes contentés pour notre part de simples éléments d’information sur les conditions de publication de certains de nos textes, sans engager une prise en compte des aléas de la plus récente conjoncture. 7 8
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masquée du système d’intelligibilité ou de la logique pratique qui en fonde la reproduction sensée. Ainsi, nous avons à plusieurs reprises insisté sur l’aspect quasiment paradigmatique à l’époque moderne en ville, de la messe basse, messes de communions matinales, messe dialoguée, messes de groupe, contre l’évidence « liturgique » du chant à la messe solennelle, cette dernière forme de l’observance étant d’ailleurs peu assumée en milieu urbanisé par les personnes de piété. Cette recherche des points réels sur lesquels a pu s’appuyer la transformation des pratiques vécues et des expériences qui pouvaient s’y trouver jointes, en matière de Culte divin depuis l’installation définitive de la Liturgie Romaine (Paris, 1873) jusqu’aux années décisives de la fin du règne de Pie XII, reste en grande partie à faire, mais suppose une certaine indépendance de la lecture par rapport aux axes et aux nœuds volontaristes du Mouvement liturgique, à étudier certes pour lui-même sans le confondre avec l’ensemble du domaine10. Cette recherche autonome d’une documentation étendue et fiable, et d’une analyse suffisamment indépendante des évènements et des représentations, devra tout autant que d’un alignement sur les grandes lignes d’un discours jusque là reçu, se méfier aussi d’une certaine relecture un peu vindicative que le jeu des balanciers idéologiques semble favoriser en ce début du xxie siècle, et qui semble même ne pas épargner certains cercles romains.
*** Puisque l’heure est à la rétrospective personnelle, il est un point que j’aimerais souligner pour l’aimable et diligent lecteur qui nous aura suivi jusque là. Position historique de l’auteur octogénaire, intégrable comme variable pertinente ! Ainsi la relecture faite dans les années soixante de la restauration grégorienne, et de l’action de la Schola s’insère à une charnière conjoncturelle que l’on peut dire « vécue », et connue de l’intérieur par osmose et pratique ordinaire. Les maîtres et initiateurs de l’Auteur, les outils, la documentation, les musiques entendues et pratiquées sont très largement en dépendance de cette culture franco-catholique en matière de musique d’église, issue des applications du Motu Proprio de Pie X. Certaines des personnalités connues de l’Auteur ont pu être des élèves directs de Vincent d’Indy ou de Louis Vierne, sans parler des pièces de J. Guy-Ropartz qui traînaient sur les pupitres d’harmonium. Les Maîtres Solesmiens rencontrés et assidûment suivis, au nombre desquels je compte évidemment mon maître direct, le Chanoine Jean Jeanneteau, prenaient tout juste leur autonomie philologique et esthétique, par rapport à la génération que Dom Joseph Gajard représentait encore activement et qu’armait avec autorité le Paroissien Grégorien no 800 (avec Signes rythmiques). Certains lecteurs, issus pour la plupart du monde ecclésiastique, se sont étonnés quelquefois de ne voir pratiquement jamais cités les textes du concile Vatican II. La raison en est très simple : la formation de l’auteur et les idéaux ecclésiastiques qu’il partage sont tout à fait antérieurs au Concile : étudiant dans une Faculté de Théologie provinciale sous Pie XII, il ne s’en remémore que peu de contacts ni d’échos avec les grandes secousses qui ébranlent les Jésuites de Fourvière et les Dominicains du Saulchoir, telles que les Sur ce point, on peut regretter que l’ouvrage de Philippe Martin sur Une histoire de la Messe soit en partie gâché. 10
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rapportent avec acuité l’ouvrage d’Etienne Fouilloux11. L’enseignement de la Théologie est encore largement et intelligemment thomiste, tel qu’on le trouve formulé dans les « notes thomistes » de la Somme Théologique des éditions de le Revue des Jeunes. Pour tout ce qui regarde le Culte divin, la première importance est accordée à l’Encyclique Mediator Dei et notre pratique du répertoire grégorien, (qu’il me sera donné de mener assez loin auprès du Chanoine Jeanneteau et de Dom Jean Claire) fait très bon ménage avec des réalisations de musique liturgique en français avec la Chorale Universitaire et la Paroisse étudiante. On a sans doute pas assez remarqué l’ouverture de certains grégorianisants sérieux et savants aux formes qui se cherchaient d’un chant liturgique en français, en particulier dans le domaine de la Psaltique, où nous tirions beaucoup de profit de nos débats souvent vifs, d’abord simplement courtois puis amicaux avec le P. Joseph Gelineau. Nous participions beaucoup plus à ce courant intransigeantiste, tel que le définissent Émile Poulat, ou Jean-Marie Mayeur, que d’une vague libertaire ou même libérale, alors même qu’un courant intégriste, plus politique et souvent maurassien, tendait à former une opposition raidie et exaspérée, en face d’un courant opposé de libertarisme montant, marxisant ou non. Il est possible que la conjoncture 2012, et la stratégie du Saint Père Benoit XVI, ne fassent qu’entériner la fin de ce syndrôme intransigeantiste, héritier en matière liturgique de Dom Guéranger, de Pie X, de Dom Lambert Beaudoin, par la reconnaissance de facto et de jure d’un pluralisme optionnel que l’on se plait à dire post-moderne en matière de Culte divin, et paradoxalement libéral en son fond, en dépit de dénégations quasi obligées de surface, et d’une condamnation morale du « monde » et de ses mœurs, dans une trompeuse apparence de continuité avec la « sociologie chrétienne » issue des orientations de saint Pie X. Denis Pelletier et son interprétation de la crise de 68. L’expérience rituelle comme totalisation paradoxale, mais non fondamentaliste ou intégriste. Secteur partiel, mais anagogique. Se dissout par l’informe ou le formel bloqué.
11
Étienne Fouilloux.
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Bibliographie des travaux de Jean-Yves Hameline « Les grandes lignes d’un bilan positif : le Congrès d’Etudes Grégoriennes d’Angers, 1958 », Revue Grégorienne, 3, 1959, p. 82-86. Le Chant grégorien, Paris, Presses d’Ile de France (Coll. A Cœur Joie), 1961, 123 p. « Le Concert domestique au xvie siècle », Le Chef de chœur, 4, 1964. « La Bibliothèque de base du Chef de chœur », Le Chef de chœur, 6, 1964. « Les Quatre âges de la Musique. Réflexions à propos d’un livre récent. », Le Chef de chœur, 9, 1966, p. 19-22. « Les altérations accidentelles dans la Musique vocale du Moyen-âge et de la Renaissance », Le Chef de chœur, 10, 1966, 11, 1966. « Le chant des Psaumes », dans Célébrer l’Office divin, Paris, Fleurus (Coll. Kinnor), 1967, p. 121-143. « L’auditeur – Étude de psychologie sociale », Le Chef de chœur, 19/20, 1968, p. 41-44. « La communication dans l’Assemblée ». No spécial en collaboration avec J. Gelineau et D. Hameline. Église qui chante. Louange dominicale, 87/88, 1968. « L’art de la chorale », dans La tâche musicale des acteurs de la célébration, collectif sous la dir. de J. Gelineau, Paris, Fleurus (Coll. Kinnor), 1968, p. 141-166. « Les formes du répertoire grégorien », dans Encyclopédie des Musiques Sacrées, sous la direction de J. Porte, Paris, Labergerie, Tome II, 1969, p. 99-115. « De l’ambiance », Eglise qui chante, 97, 1969, p. 7-10. « Quelques incidences psychologiques de la scène rituelle des funérailles », La Maison-Dieu, 101, 1970, 90-96. « Rites liturgiques et attitudes collectives », La Maison-Dieu, 107, 1971, p. 67-69. [À propos d’un article de Jean Séguy.] « Sélection de textes sociologiques sur la célébration : Durkheim et Mauss », La Maison-Dieu, 106, 1971, p. 11-114. « Sur la genèse des formes du culte et de la prière ; Perspectives de Max Weber. », La Maison-Dieu, 109, 1972, p. 123-127. « Relire Van Gennep…les Rites de passage », La Maison-Dieu, 112, 1972, p. 133-137. « Lectures en sémiologie. Bibliographie sélective. », La Maison-Dieu, 1973, p. 59-67. « Que le chant choral ne date que d’hier », Chant Choral, 1, 1973, p. 3-12. « A propos d’une expérience faite à Autun », Chant choral, 4, 1973, p. 29-30. « Aspects du Rite », La Maison-Dieu, 119, 1974, p. 101-111. ¤
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Bibliographie des travaux de Jean-Yves Hameline
« C’est l’heure solennelle…ou Jésus et ses musiques », Jésus ?, 3, 1974, p. 17-22. « De l’échec ou du succès d’une restauration catholique », Entretien avec Emile Poulat, La MaisonDieu, 122, 1975, p. 98-107. « Parole et Rite », dans Humanisme et Foi chrétienne, Mélanges scientifiques du Centenaire de l’Institut Catholique de Paris, Ch. Kannengiesser, Y. Marchasson, éd., Paris, Beauchesne, 1976, p. 573-577. « L’Église hantée par sa fête intérieure », Autrement, 7, 1976, p. 153-161. « Passage d’Écriture », La Maison-Dieu, 126, 1976/2, p. 71-82. ¤ « Le son de l’Histoire. Chant et musique dans la Restauration catholique (xixe siècle) », La MaisonDieu, 1977, p. 5-47. « Amilia dans la stratégie du Cantique aux xixe et xxe siècles », Annals de l’Institut d’Estudis Occitans, Université de Montpellier, 3, 1978, p. 91-108. « Histoire de la Musique et de ses effets », Cahiers Recherches-Musique, Institut National de l’Audiovisuel, no 6, 1978, p. 9-35. « L’espace du sanctuaire », La Maison-Dieu, 136, 1978, p. 47-65. ¤ « Conservation et vandalisme. Entretien entre J. Y. Hameline, M. de Certeau, P. M. Gy., Espace, 1978, p. 5-19. « Fonctionnement de la Célébration. Analyse préparée par Jean-Yves Hameline, recueillie et condensée par Monique Brulin », Espace, 4, 1978, p. 9-15. « La fonction sanctuariale. Propos recueilli par Monique Brulin », Espace, 4, 1978, p. 40-45. « Parlez-nous donc du symbole », Catéchèse, 73, 1978, p. 399-423. « Religion et animation », Rencontre-Cahiers du Travailleur social, 30, 1979, p. 59-64. « Cantiques et Complaintes » dans La Religion populaire, Colloque du CNRS 1977, G. Dubosq, B. Plongeron, D. Robert (dir.), Paris, Éditions du CNRS, 1979, p. 379-382. « L’Hymnodie religieuse d’usage dans l’Eglise catholique », « L’Hymnodie d’usage dans les Eglises protestantes », dans Religions et Traditions populaires, Catalogue de l’exposition du Musée National des Arts et Traditions Populaires (4 déc 1979-3 mars 1980), Françoise Lautmann (dir.)., Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1979, p. 239-250. Avec la collaboration de Jacques Cheyronnaud. « Viollet-le-Duc et le Mouvement liturgique au xixe siècle », La Maison-Dieu, 142, 1980, p. 57-86. « Proposition d’un concept de ‘musique d’église’ », Musiques et Célébrations, 16/17, 1981, p. 13-20. « Le Cantique sur vaudeville à l’époque de Monfort et de Pellegrin », Ethnologie française, XI, 1981/3, p. 251-256. « Le chant grégorien », dans Histoire de la Musique- La musique occidentale du Moyen-âge jusqu’à nos jours, M. C. Beltrando-Patier (dir), Paris, Bordas, 1982, p. 19-36. « Insistances funéraires », Espace,, 19, 1982, p. 33-39. *Franz Liszt- Missa Choralis. Ensemble vocal Stéphane Caillat. Disque 30 cm 33T. Texte de présentation. Octobre 1983. * « Le Motet pour voix seules à l’époque de Marc-Antoine Charpentier ». Étude pour le Disque HMC 1149, Harmonia Mundi-France, 1984.
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Bibliographie des travaux de Jean-Yves Hameline
« L’orgue français durant la période classique et au milieu du xixe siècle », Concert-conférence du 13 mars 1984, en collaboration avec Georges Beyron. La Maison-Dieu, 164, 1985, 57-80. « Les Actes de langage », Liturgie, nouvelle série, 54, 1985, p. 187-234. *Chants des Traditions judéo-chrétiennes, Christian Portanier, baryton, Disque SM 30. 14 39. Texte de présentation. 1986. « L’affectivité dans la célébration liturgique », Catéchèse, 109, 1987, p. 11-116. « De rebus liturgicis. Célébrer à trois dimensions », La Maison-Dieu, 169, 1987, p. 105-122. ¤ *Gesualdo. Répons de la Semaine Sainte. A Sei Voci. Disque Erato ECD75354 Texte de présentation, 1987, p. 7-9. « Jean-Sébastien Bach » dans Encyclopédie des Saints et de la sainteté chrétienne, Tome IX, B. Plongeron, Cl. Savart (dir.), Le Livre de Paris-Hachette, 1987, p. 122-137. « La foi sur son axe fondamental », La Maison-Dieu, 174, 1988, p. 59-73. ¤ « Acte de chant, acte de foi », Catéchèse, 113, 1988, p. 30-46. ¤ « Les Origines du Culte chrétien et le Mouvement liturgique », La Maison-Dieu, 181, 1990, p. 51-96. « Éléments d’anthropologie, de sociologie historique et de musicologie du Culte chrétien », Recherches de Science Religieuse, Tome 78, 3, 1990, p. 397-424. ¤ « Observations sur nos manières de célébrer », La Maison-Dieu, 192, 1992, p. 7-24. ¤ « Évolution de la composition musicale des chants de la Messe. Regard de l’historien », dans Création musicale et musique liturgique aujourd’hui. Bulletin de l’Institut Catholique de Lyon, 99/100, 1992, p. 35-47. « Pour un cérémonial du chant », La Maison-Dieu, 199, 1994/3, p. 13-28. ¤ « Note pour un concept de “site cérémoniel” », Concilium, 259, 1995, p. 63-67. « Le corps dans l’espace de composition liturgique », dans Que dit le Corps ?, Actes de la Table-Ronde organisée par Le Cratère, Théâtre d’Alès, 25 mars 1995, Alès, Le Cratère, 1996, p. 26-36. « Liturgie, Église, Société. À la naissance du Mouvement Liturgique : les Considérations sur la Liturgie Catholique de l’abbé Prosper Guéranger (Mémorial Catholique 1830) », La Maison-Dieu, 208, 1996/4, p. 7-46. « La scène liturgique. Entretien avec Jean-Yves Hameline. Propos recueillis par Régis Debray et Louise Merzeau. Cahiers de Médiologie, 1, la Querelle du Spectacle, Gallimard, 1996, p. 173-179. « Des images et des lettres, Propos recueillis par Isabelle Renaud-Chamska », Chroniques d’Art sacré, 48, 1996/4, p. 16-22. « Le Plain-chant à la recherche de sa musicalité. En amont de la conférence de Dom Mocquereau », Transversalités, Revue de l’Institut Catholique de Paris, 63, 1997, p. 189-194. « Les Messes d’Henry Dumont », in Le Concert des Muses, Promenade musicale dans le Baroque français, Textes réunis par Jean Lionnet, Éditions du Centre de Musique Baroque de Versailles, /Paris, Klincksieck, 1997, p. 221-231. « Les lendemains de l’orgue moderne. Un survol historique de l’évolution de la place de l’orgue dans la société au siècle dernier » in : Guide de l’orgue et de l’organiste en Ile-de-France, Paris, 1997, p. 63-65. Une poétique du rituel, Paris, Éditions du Cerf, (Coll. Liturgie), 1997. 215 p. ¤
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Bibliographie des travaux de Jean-Yves Hameline
« La Croix entre cosmologie et histoire », Chroniques d’Art sacré, 54, 1998/2, p. 5-6. « La Croix, la trace et le regard », ibid. p. 18. « Pour ne pas tout à fait en finir avec l’art sacré … », Chroniques d’Art sacré, 55, 1998/3, p. 30-31. « Sébastien de Brossard et le Plain-chant », in Sébastien de Brossard, musicien, Textes réunis par Jean Duron, Éditions du Centre de Musique Baroque de Versailles, Paris, Éditions Klincksieck, 1998, p. 141-161. « Plain-chant et liturgie en France au xviie siècle,…Note de lecture », La Maison-Dieu, 215, 1998/3, p. 151-163. « Célébrer “devotement” après le Concile de Trente », La Maison-Dieu, 218, 1999/2, p. 7-37. « Théâtralité de la liturgie », La Maison-Dieu, 219, 1999/3, p. 7-32.
« Dimension eschatologique du chant chrétien », La Maison-Dieu, 220, 1999/4, p. 159-170. « Fragments d’une histoire moderne du chant d’Église, Communio, XXV, 4, no 150, juillet-août 2000, p. 24-33. « Vitrail », Chroniques d’Art sacré, 62, 2000/2, p. 13. « Etre assis », Chroniques d’Art sacré, 2000/3, p. 30. « Les Leçons de Ténèbres à une et deux voix » in François Couperin (1668-1733), Textes réunis par Catherine Cessac, Centre de Musique Baroque de Versailles, 2000, p. 143-154. « De l’usage de l’adjectif “liturgique”, ou les éléments d’une grammaire de l’assentiment cultuel », La Maison-Dieu, 222, 2000/2, p. 79-106. « L’éphémère et le périssable », Chroniques d’Art sacré, 65, 2001/1, p. 6. « L’éphémère et le durable », ibid. p. 7-9. « Oralité de la liturgie », La Maison-Dieu, 226, 2001/2, p. 139-150. « Expliquer l’Écriture avec le style de l’Écriture. Relire Fénelon », La Maison-Dieu, 227, 2001/3, p. 79-108. « L’ancien, le nouveau, le neuf », Chroniques d’Art sacré, 66, 2001/2, p. 12-13. « Le site cérémoniel du Livre », Chroniques d’Art sacré, 67, 2001/3, p. 22-23. « Les Rites de passage d’Arnold Van Gennep », La Maison-Dieu, 228, 2001/4, p. 7-39. « Libres observations en marge du Colloque », La Maison-Dieu, 229, 2002/1, p. 131-135. [Colloque CNPL de Francheville, 2001] « Du sacré, ou d’une expression et de son emploi », La Maison-Dieu, 233, 2003/1, 7-42. « L’invention de la “musique sacrée” », La Maison-Dieu, 233, 2003/1, 103-135. « Thérèse », avec la collaboration de Claire Génin, Chroniques d’Art sacré, 73, 2003/1, p. 16-18. « Le Sacré-Cœur, ou l’histoire d’un regard dévot », Chroniques d’Art sacré, 74, 2003/2, p. 29-31. « Imagines sacrae », ibid ; p. 28. « Il ya quarante ans : la Constitution sur la Liturgie », Chroniques d’Art sacré, 76, 2003/4, p. 28-30. « L’orgue et l’Église », in : Actes du Colloque : xviie, xixe, xxie siècles : Bruxelles, carrefour européen de l’Orgue, (12-15 octobre 2000), édités par Jean Ferrard, SIC, (2003), p. 245-249. « Vous avez dit :’populaire’ ? », La Maison-Dieu, 236, 2003/4, p. 7-36. « L’image idéale du chantre carolingien », in L’art du Chantre Carolingien, Christian-Jacques Demolière, dir., Metz, Éditions Serpenoise, 2004, p. 169-176.
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Bibliographie des travaux de Jean-Yves Hameline
« Une “commande d’église” », Chroniques d’Art Sacré, 77, 2004/1, p. 10-12. « Poétique de l’Autel », Chroniques d’Art sacré, 78, 2004/2, p. 6-9. « Le Motu proprio de Pie X et l’Instruction sur la Musique sacrée (22 novembre 1903) », La MaisonDieu, 239, 2004/3, p. 85-120. « Le plus et le moins », Chroniques d’Art sacré, 80, 2004/4, p. 16-18. « Il n’y a pas de musique sacrée » in Musique et sacré, Actes du Colloque 17-18 septembre 2004, Centre Culturel de Rencontre d’Ambronay, Ambronay-Éditions, 2005, p. 125-143. « Orner le jeu, orner le chant », in Rinceaux et Figures, L’ornement en France au xviie siècle, Collectif sous la direction d’Emmanuel Coquery, Paris, Éditions Monelle Hayot, Musée du LouvreÉditions, 2005, p. 227-238. « Obligation de paraître, tentation de disparaître », Chroniques d’Art sacré, 83, 2005/3, p. 27-28. « L’intérêt pour le chant des fidèles dans le catholicisme français d’Ancien Régime et le premier Mouvement liturgique en France », La Maison-Dieu, 241, 2005/10, p. 29-76. « Le bonheur du chant dans la musique d’Église », in Le plaisir musical en France au xviie siècle, sous la dir. de Thierry Favier et Manuel Couvreur, Éditions Mardaga (Coll. Musique-Musicologie), 2006, p. 97-106. « À la recherche d’une économie posturale », La Maison-Dieu, 247, 2006/4, p. 37-59. « La scène liturgique de la lecture », Chroniques d’Art sacré, 85, 2006/1, p. 9-10.
« Musique d’église en France à l’époque de la fondation et de l’essor de la Schola : utopie et réalités. », in Vincent d’Indy et son temps, sous la dir. de Manuela Schwartz, Sprimont, Pierre Mardaga (Coll. Musique-Musicologie), 2006, p. 245-254. « Statues de patronage, statues de dévotion », Chroniques d’Art sacré, 88, 2006/4, p. 9-11. « “Latinité” de Marc-Antoine Charpentier », in Les Manuscrits autographes de Marc-Antoine Charpentier, Textes réunis par Catherine Cessac, Centre de Musique Baroque de Versailles, Mardaga (Coll. Musique-Musicologie) 2007, p. 71-81. « L’accompli et l’inaccompli », Chroniques d’Art sacré, 89, 2007/1, p. 6-8. « La musique d’église en France entre les deux-guerres », Actes des Journées d’études, 23-25 nov. 2006, Paris-Reims, Association Aristide Cavaillé-Coll, La Flûte Harmonique, 90, 2007, p. 3-14. « Chanter Dieu sous Louis XIV » in Regards sur la Musique au temps de Louis XIV, Textes réunis par Jean Duron, Centre de Musique Baroque de Versailles, Mardaga, 2007, p. 25-49. « La notion de “musique sacrée” », in Musique, sacré et profane, Cité de la Musique Paris, 2007, p. 25-38. « La notion de “repertoire” », La Maison-Dieu, 251, 2007/3, p. 127-159. « Éloge de la Coupe », Chronique d’Art Sacré, 91, 2007/3, p. 9-11.
« Le chant ecclésiastique à l’époque de Dom Bedos », Les Cahiers de l’ARTES, Université Michel-deMontaigne, Bordeaux, no 2, 2007, Colloque Dom Bedos de Celles, mémorialiste universel de la facture d’orgue, p. 215-220. Xavier Bisaro, Jean-Yves Hameline, Ars musica et naissance d’une chrétienté moderne, Histoire musicale des réformes religieuses (xvie-xviie siècles), Tours, Centre d’Études supérieures de la Renaissance, 2008, 186 p. L’accordo rituale. Pratiche e poetiche della liturgia,Prefazione di Pierangelo Sequeri, Milano, Edizioni Glossa, (Aesthetica,3), 2009. 280 p. [Traduction italienne de Une poétique du Rituel, Paris, 1997.]
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Bibliographie des travaux de Jean-Yves Hameline
« Cérémonies, cérémonial, cérémoniaux dans la catholicité post-tridentine » dans Les Cérémoniaux catholiques en France à l’époque moderne, C. Davy-Rigaux, B.Dompnier, D. O. Hurel, dir., Brepols (Église,Liturgie et Société dans l’Europe moderne, 1), 2009, p. 11-42. « La distinction ordinaire/ extraordinaire dans les textes rubricaux, les cérémoniaux et chez leurs commentateurs autorisés » dans Les Cérémonies extraordinaires du Catholicisme baroque, B. Dompnier, dir., Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal (Histoires Croisées), 2009, p. 19-31. « Sur l’histoire de la Messe à l’époque moderne. À propos d’un ouvrage récent. », La Maison-Dieu, 267, 2011/3, p. 75-122.
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Index des noms Les dates de naissance et de décès sont mentionnées de manière générale pour les auteurs décédés avant 1960. Les papes sont mentionnés par leurs dates de règne. * Indique la date de parution d’un ouvrage cité d’un auteur dont les dates par ailleurs nous restent inconnues. Certains ouvrages particulièrement importants sont mentionnés de manière abrégée avec leur date de publication, à la suite du nom de l’auteur.
Abbon de Fleury († 1004), 330 Adam Adolphe ( 1803-1856), 521, 551, 712, 720 Adam de La Halle (c. 1240-1288), 525 Agobard (c. 769-840), 329-331 Agulhon Maurice, 7 12, 750, 758 Akepsimas Jo, 536 Alain A lbert (1880-1971), 769 Alberigo Giuseppe, 344 Alcuin (c. 735-804), 176, 179, 331, 334-335 Aldric, évêque du Mans († 856), 331 Alexandre VIII, pape (1689-1691), 2 57 Alix a bbé Céleste ( 1824-1870), 695 Allegri G regorio (1582-1652), 125 Alphonse Leduc, éditeur, 534 Amalaire (Amalarius F ortunatus, c. 775- C. 850), 136, 170, 185-187, 201, 207, 221, 306, 332, 334-337, 355, 400, 649, 761 Ambroise saint (c. 340-397), 29, 167-168, 186, 190, 199, 224, 234, 325, 332, 447-448, 587, 595, 686, 761, 785-786 Amelli D om A mbrogio (1848-1933), 742 Amilha (AMILIA) chanoine Barthélémy (16091673), 5 49, 719, 722, 724, 726-730 Andrea Da Modena (*1690), 117 Andrieu Michel, 3 30 Anerio Felice (1560-1614), 352 Anerio Giovanni Francesco (c. 1567-1630), 504 Angilramne, évêque d e Metz († 791), 330
Anne D ’autriche, reine de France ( 1601-1666), 412, 427 Antoine André (1857-1943), 63 Antonin s aint (1389-1459), 305 Appia Adolphe (1862-1928), 65 Aribaud C hristiane, 436 Armogathe Jean-Robert, 167 Arnaud Claude, oratorien (xviie s.) (*1636), 257, 263, 268, 278, 356 Arnauld Antoine (1612-1694), 397-398, 401 Arreat Lucien (1841-1922), 737 Artaud Antonin (1896-1948), 62-65 Asselineau Georges, 376-377 Aubignac abbé François d’ (1604-1676), 457-458 Aubry Pierre (1874-1910), 736, 747 Audet Jean-Paul, 100 Augustin s aint ( 354-430), 4 2, 5 3, 85, 9 4-95, 106, 1 34137, 1 47, 165, 167-170, 185-186, 189-191, 221, 223, 302, 305, 315, 321, 332, 336, 340, 355, 397-399, 401402, 446-449, 461, 478, 487, 598, 785-786, 793 Aurélien d e Réomé (*Musica Disciplina, c. 840-850), 185, 334-335 Aurobindo G hose (1872-1950), 109 Austin John Langshow (1911-1960), 82 Aux-Cousteaux Artus (c. 1590- c. 1654), 725-726 Auzas Pierre-Marie, 635, 637 Bablet Denis, 65 Bach Carl Philipp Emanuel (1714-1788), 432-433
Index des noms
Bach Johann Sebastian (1685-1750), 119, 125, 131, 141, 169, 213, 215, 233, 235, 407, 432-433, 523-524, 528-529, 545, 723, 726, 735, 756, 792, 799 Bach Wilhem Friedmann (1710-1784), 432 Bachelard Gaston, 24, 31 Bachelin Henri, 7 20 Bacilly Bénigne d e (1625-1690), 428, 435, 439, 5 10511 Baggiani F ranco, 2 04 Bailly Anatole, 259 Baïni Giuseppe (1775-1844), 544-545 Ballard, f amille d ’éditeurs de musique, 390, 417 Ballard C hristophe, éditeur, 1 14, 133, 146, 412, 414, 437, 475, Ballard J ean-Baptiste-Christophe, éditeur, 373, 375, 509, 511, 722, 727 Ballard Robert, éditeur, 116, 365, 411, 414, 440-441, 476-477 Banchieri Adriano (1567-1634), 222, 230, 5 05 Barberis Pierre, 531 Barbier Jacques, 490 Baronius C esare, historien (1538-1607), 273 Barthes Roland, 56, 197 Bas Giulio (1874-1929), 773 Basile saint (329-379), 223, 447, 761 Bataille Gabriel (c. 1575-1630), 729 Battifol M gr Pierre (1861-1929), 662-663, 675, 680 Baty Gaston (1885-1952), 66 Bauldry M ichel (*1646), 248, 254, 257, 263, 267, 270, 278, 282, 284, 356-357 Baumgarten A lexandre (1714-1762), 111, 123 Baumstark A nton (1872-1948), 558 Bayart abbé Paul (1877-1959), 682 Bayle Pierre (1647-1706), 398, 402 Beauduin Dom Lambert (1873-1960), 5 64, 601, 626, 659-660, 662, 739, 771 Beaufils M arcel, 1 23, 142, 152 Beauvilliers De Saint-Aignan Marie-Catherine de, abbesse de Montmartre, 1 574-1656/7), 3 55, 449 Bedos d e Celles Dom François (1709-1779), 421, 801 Beethoven L udwig Van (1770-1827), 1 23, 132, 141, 150, 432, 535, 735 Bèges Alex & Janine, 2 48 Bellarmin s aint Robert sj (1542-1621), 2 61, 2 73, 355 Ben Amos Avner, 62 Benichou P aul, 641 Benoît D’aniane (750-821), 138 Benoît s aint ( 480-547), 302, 449, 657 Benoit X IV, pape (1740-1758), 1 20, 122, 150, 370, 740 Benoit XVI (2005-2013), 1 1, 795 Benveniste Émile, 25 Berardi A ngelo (c. 1636-1694), 121
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Berlioz Hector (1803-1869), 127, 521, 5 29, 535-536, 542, 546 Bernard de Fontaine, abbé d eC lairvaux, saint (10901153), 645, 739 Bernard, Jean-Frédéric (1683 ?-1744), libraire, 450 Bernard Michel, 59 Bernard Philippe, 188, 199, 330 Bernier B enoît, 777 Bernier N icolas (1664-1734), 451, 459 Bernstein B asil (*1975), 551, 669 Berthet Nicole, 536 Berthier Jacques, 715 Berthier Paul (1884-1953), 571, 602, 680, 730, 7 74 Berton-Blivet N athalie, 369, 460 Bérulle cardinal Pierre de (1575-1629), 8 3, 98, 252, 270-271, 273, 294, 298, 306, 404, 407, 413, 454-455 Besnier c hanoine Joseph (1898-1984), 730 Besse a bbé Clément (*1924), 729, 769 Besse D om Martial (1861-1920), 657 Beuvelet Mathieu (1622-1657), 258, 2 70-271, 3 03, 307, 323 Bèze Th éodore de (1519-1605), 224 Biaggi Girolamo Alessandro (1819-1897), 127 Bianchi Lino, 140 Biel Gabriel (1425-1495), 306 Bion De Phlossa (120-57 av. J.-C.), 5 00 Bion Wilfred R., 28 Bisaro Xavier, 1 2, 16, 138, 201, 203, 421-422, 711, 801 Bishop Edmund (1846-1917), 656 Blanc Maurice, 548, 673 Blanchard Yves-Marie, 45, 48 Blondel Maurice (1861-1949), 79-80, 82, 86-87, 90 Boèce (c. 470- c. 525), 105-107, 114, 145, 168, 185, 188, 214, 337, 379, 399, 459, 686 Boëly Alexandre (1785-1858), 777 Boesset Antoine (1586-1643), 489 Bogaert sj, 673 Boileau-Despréaux N icolas (1636-1711), 3 10, 316, 488, 506 Bona cardinal Giovanni (1609-1674), 4 3, 117, 261, 274, 297, 300-308, 347, 661 Bonald L ouis de ( 1754-1840), 1 26, 5 38-539, 610-612, 616-620, 623-624, 627, 642, 657, 721 Bonhomme abbé Jules (*1857), 544, 547, 695 Bonnet Jacques (1644-1724), 109 Bonnet Pierre (1638-1708), 109 Bontempi Giovanni Andrea (1624-1705), 379 Bordes Charles (1863-1909), 5 19, 524-525, 529, 571, 600, 602, 707-710, 712-713, 719, 723, 7 26-727, 730, 734, 736, 742, 755, 773-774 Borrel Eugène (1876-1962), 524, 784 Borromée Charles s aint (1538-1584), 120, 229, 2 52, 265, 275, 291, 343, 347, 355, 407, 444, 454
Index des noms
Bossuet Jacques-Bénigne (1627-1704), 310-311, 321322, 373, 398, 402, 462, 478, 506, 577, 611, 620 Bouhours Dominique sj (1628-1702), 3 12-313, 317, 439, 506 Bouillard H enri, 2 4 Bourdaloue Louis s j (1632-1704), 312 Bourdelot Pierre (Michon Pierre) (1610-1685), 109 Bourdieu Pierre, 155, 157-158, 534, 549 Bourdoise Adrien (1584-1655), 252, 2 58, 2 70, 3 55, 412, 4 55 Bourgault-Ducoudray Louis-Albert (1840-1910), 685 Bourgeois D aniel, 580 Bourgeois H enri, 73-74 Bourgoing François (*Brevis Psalmodiae Ratio, Paris, 1634), 367 Bouteiller P ierre ( c. 1650-60- après 1704), 459 Boutroux Émile (1845-1921), 746 Bouvier abbé ( *1946), 700 Boyer abbé Cyprien (1853-1926), 730 Boyvin Jacques (c. 1653-1706), 451, 468 Brahms Johannes (1833-1897), 527, 433 Bralion Nicolas d e, oratorien (1600-1672), 357 Brassart abbé A . (1913), 657 Bréal Michel, 2 59 Bremond Henri (1865-1933), 9 8, 260, 271, 276, 2 92, 443-444, 459-460, 606, 615 Brenet M ichel (Marie Bobillier), 3 49, 524 Bressolette Claude, 655, 662 Breton Gaëlle, 6 5 Bridgman N anie, 1 08 Brion Marcel, 141 Brossard Sébastien de (1655-1730), 146, 307, 363, 367, 369, 373-395, 404, 415, 421-422, 446, 455, 459, 463, 474, 487, 496, 504-505, 800 Brossard Yolande d e, 3 77 Broutin Paul, 265, 271, 291, 343 Brown Howard M ayer, 434 Brulin Monique, 9, 45, 50, 90, 209, 307, 319, 353, 364365, 367-368, 391, 403, 422, 439, 455, 479, 798 Brun abbé François (*1920), 529, 712, 729, 773 Brunet J ean-François, 325 Bruno s aint (1035-1101), 274, 377 Brunold Paul, 432, 434 Brunot F erdinand (1860-1938), 510 Brydaine Jacques (1701-1767), 550 Burckard Jean (1450-1506), 252, 267 Buterne Jean-Baptiste (c. 1650-1727), 451 Butler A lban ( 1709-1773), 661 Buxtehude D ietrich (1637-1707), 433 Buytendijk Frederik J acobus Joannes, 88 Cabrol Dom Fernand (1855-1937), 241, 595, 655, 660, 665, 668-670, 675-676, 678-681, 692
Caccini Giulio (1551-1618), 434, 483 Cagin Dom Paul (1847-1923), 198, 655, 6 67, 675-678, 749 Caillois Roger, 27 Caillot Joseph, 188 Cajetan cardinal Thomas de VIO (1469-1534), 224225, 283 Calvin Jean (1509-1564), 97, 135, 224, 229, 234 Campra André (1660-1744), 3 66, 404, 452, 456, 4 59460, 463, 472, 487, 728 Candau Jean-Christophe, 211 Cantagrel Gilles, 432 Capella, M artianus Mineus F elix (IVe-début e V siècle), 185, 214, 335, 399 Capelle Dom Bernard (1884-1961), 700 Capelle Philippe, 82 Carissimi G iacomo (1605-1674), 131, 456, 500 Casajus Dominique, 23 Casel Dom Odon (1886-1948), 100 Cassingena-Trévedy François, 87-88 Cassiodore (468-562), 105-106, 111, 163, 1 85, 3 35, 379, 686 Castelli Enrico, 24, 38, 131 Castelnau g énéral Édouard de (1851-1944), 766 Castéra R ené de (1873-1955), 600 Cavaillé-Coll Aristide, facteur d’orgues (18111899), 407, 743, 763, 801 Cavalieri E milio de (1598-1647), 483 Célestin, p ape (422-432), 331, 540 Certeau Michel de, 98, 101, 279, 550, 554, 557, 798 Cessac C atherine, 16, 4 48, 471, 4 76, 487-489, 800-801 Chabanceau de La Barre Joseph (1633-1678), 435436, 440, 442 Chailley Jacques, 517, 525, 556 Chaminade abbé Eugène (1847-1922), 593-594, 599, 720 Champion De Chambonnières Jacques (c. 16021672), 407, 434 Champion P ierre sj (*1694), 312 Chancerel L éon (1886-1965), 62-63 Chanut abbé (*1674), 120, 257, 295 Charles I V empereur (1346-1378), 248 Charpentier M arc-Antoine (1643-1704), 131, 363, 365-366, 404, 445, 447-448, 450-451, 456, 450, 4 75, 477, 487-498, 499-501, 503-506, 798, 801 Charru Philippe, 131 Chastelain C laude (1639-1712), 3 68, 370, 374-375, 377-380, 382-383, 385, 418, 455, 487 Chateaubriand François-René de (1768-1848), 580, 582, 595, 606, 644, 648, 657, 661 Chatellier Louis, 265, 292 Chautard Dom Jean-Baptiste (1858-1935), 767
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Index des noms
Chauvet L ouis-Marie, 45, 48-50, 82 Chédozeau Bernard, 248 Chenu Marie-Dominique o p (1895-1990), 764 Chevalier J ean-Claude, 498 Cheyronnaud Jacques, 118, 140, 211, 222, 5 07, 511, 533, 549, 578, 711, 750, 798 Cholvy Gérard, 5 78, 586, 625, 763 Choron Alexandre (1711-1834), 1 56, 211, 2 14, 5 18520, 523-524, 5 33, 545-546, 5 56, 708-709, 7 23, 7 41, 755 Choudens, é diteur, 5 34 Chrétien Jean-Louis, 4 3 Christie William, 499 Chrodegang s aint, évêque de M etz (c. 712-756), 244 Chrysander F riedrich (1826-1901), 433 Cicéron (106-43 av. J.-C), 94, 138, 188, 304, 309, 315, 318, 340, 440, 487-488, 490, 496, 498 Cifra A ntonio (1584-1629), 504 Claire Dom Jean, 11, 171, 176, 204, 558, 572-574, 714, 749, 751, 795 Claudel P aul (1868-1955), 6 1, 65, 69, 74, 7 9, 679, 7 75 Clément d’Alexandrie († c. 220), 135, 163, 165, 189, 332 Clément F élix ( 1822-1885), 419, 555, 592, 653 Clément VIII, p ape ( 1592-1605), 2 29, 2 41-242, 2 52, 254, 263-264, 268, 348-349, 356, 359-361, 476, 491, 698 Clément X I, pape (1700-1721), 2 65 Clément X II, pape ( 1730-1741), 2 65 Clément d e Metz, premier évêque de Metz, saint (IIIe ou IVe siècle), 248 Clementi M uzio ( 1752-1832), 432 Clérambault Louis-Nicolas (1676-1749), 476, 4 87, 505 Clérissac Humbert op ( 1864-1914), 100, 610-611 Clerval a bbé A. (*1899), 248 Clève Jean de (c. 1529-1582), 115 Cloet abbé Nicolas (*1852), 553 Coclico Adrian Petit (c. 1500-1562), 134 Cœurdevey A nnie, 140 Curoy André (1891-1976), 751, 764 Cohen Jean, 183 Coirault P ierre, 5 10 Colette Marie-Noël, 45, 199, 201, 203, 364, 368, 388 Collet P ierre, lazariste (1693-1770), 261, 512-513 Colletet François (1628-1680 ?), 500 Collinot A ndré, 498 Collomb C. (*1878), 111 Combe Dom Pierre, 204, 548, 553, 598, 672-673, 6 96, 698, 708, 742-743, 749 Comettant O scar, critique musical (1819-1898), 534-535, 546 Comire sj (*1897), 728, 730
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Comte Auguste (1798-1857), 31 Condren Charles de (1588-1641), 8 3, 9 8, 252, 407408, 412, 457 Congar Yves-Marie op (1904-1995), 24, 99, 101, 7 64 Constantin (c. 272-337), 63, 116, 146, 218, 621 Conti Armand de Bourbon Prince de (1629-1666), 401 Copeau Jacques (1879-1949), 63-67 Coquery Emmanuel, 427, 801 Corbin H enri, 31 Corelli Arcangelo (1653-1713), 432-433 Corneille P ierre (1606-1684), 400 Costanzo Jean-Baptiste, 271 Couperin C harles (1638-1679), 434, 443 Couperin François (1668-1733), 3 91, 404, 409, 431434, 449, 451, 459, 461, 463, 465-466, 467-469, 471472, 474, 477-480, 504, 777, 800 Couperin L ouis (c. 1626-1661), 2 31, 4 27, 4 31, 4 34, 443, 450, Couperin M ère Marie-Cécile (xviie s.), 451 Couprie Alain, 461 Courrèges G aétan de, 536 Court Raymond, 132, 145, 434 Courtonne Marcel (1883-1954), 602, 776 Cousin V ictor (1792-1867), 33, 397 Couturier M arie-Alain op, (1897-1954), Couturier a bbé Nicolas (1840-1911), 552, 636 Coyssard Michel sj (1547-1623), 508, 724, 726 Craig Edward-Gordon (1872-1966), 63, 65 Cullin Olivier, 114, 138, 145, 201 Cyprien s aint (c. 200-258), 167, 334, 595 Cyrille d e Jérusalem saint (c. 315-187), 51 Czerny C arl (1791-1857), 432-433 D’Amance Paul (*Messes en plain-chant, 1701), 414415 D’Anglebert Jean-Henri (1629-1691), 402, 409, 434, 510 D’Arbouze Marguerite de VÉNI (1580-1626), 295, 355, 412-413, 448 Damman Dom Paul (*1912), 739 Daniel a bbé Yvan (*1943), 768 Daniel-Rops (1901-1965), 764 Danielis D aniel (1635-1696), 459, 463, 487 Danielou Alain, 107, 111 Danjou Felix (1812-1866), 4 17, 419, 548, 550, 552553, 545, 645-646, 649, 653, 708, 717-718, 741, 755 Dannreuther E dward (1844-1905), 433 Darricau Raymond, 274 David, Félicien (1810-1876), 521, 528 David Dom Lucien (1875-1955), 595, 597, 599, 602, 714, 730, 751, 760, 772-773 Davril Dom Anselme, 249, 273
Index des noms
Davy Marie-Madeleine, 60 Davy-Rigaux C écile, 12, 17, 101, 201, 251, 2 69-270, 274, 353, 357, 364, 368, 387, 399, 402, 408, 419, 421, 448, 455, 475, 492, 494, 802 De Bar Mechtilde (1614-1698), 355, 413 De Clerck Paul d e, 655, 739 De La Croix Claude (*1665), 270 De L a Fage Adrien (1801-1862), 741, 755, 418, 5 92, 695, 7 08 De La Salle saint Jean-Baptiste (1651-1719), 272, 274, 5 78-579, 582 De S anti Angelo sj (1847-1922), 204, 599, 659, 673, 735-736, 741, 744 De Vert Claude ( 1645-1708), 274, 298, 374, 661 Debray R égis, 53-57, 88, 799 Debret F rançois, architecte ( 1777-1850), 653 Debuyst Frédéric, 43 Dechevrens A ntoine sj (1840-1912), 772 Delalande : voir Lalande Delamare abbé René (*1925), 241, 249 Delporte abbé Jules (1882-1942), 595, 708, 756 Delsart Hosanna-Marie, 295 Démia Charles (1637-1689), 270, 303 Démosthène (384-322 av. J.-C.), 3 09, 317 Denis H enri, 293 Denis Maurice (1870-1943), 564, 730 Derey c hanoine Dijon (*1711), 505 Derré Jean-René, 128, 532, 537, 606, 608-611, 645 Derréal Hélène, 292-293, 346 Derrida Jacques, 107 Des Mazis Dom Antoine, 5 37, 609 Descartes René ( 1596-1650), 277, 397, 399 Deshusses Dom Jean, 6 60 Desmarest Henry ( 1661-1741), 456 Desrocquettes Dom Jean-Hébert (1887-1973), 774 Dhôtel Jean-Claude, 272 Diderot Denis (1713-1784), 121-122, 151, 431 Didi-Huberman G eorges, 91 Didron Adolphe (1806-1867), 636-637, 641, 645, 652-653 Dinouart abbé Joseph-Antoine-Toussaint (17161786), 310, 371 Diruta Girolamo (c. 1554- ap. 1610), 139, 225-226, 230 Dodds E ric Robertson, 107 Domenach Jean-Marie, 74 Dompnier Bernard, 9, 12, 16, 101, 209, 249, 251, 2 65, 268, 275, 281, 357, 452, 802 Doncœur Paul sj (1880-1961), 62, 525, 680 Douhaire [Pierre-Paul (1802-1889)], 642 Douterlungne c hanoine A. (*1913), 657 Dragoni G iovanni (c. 1540-1598), 350 Drillon Jacques, 48
Drogon, évêque de Metz (801-855), 331 Droüaux Henri-Blaise (*Nouvelle Méthode pour apprendre le Plain-chant, Paris, 1677), 3 67, 3 77, 383, 487, 492, 728 Du Fail Noël (c. 1520-1591), 111 Du Mage Pierre (c. 1676-1751), 451 Du Molin Louis (*1657), 267-268, 298, 357 Du Mont (ou Dumont) Henri (ou Henry) (16101684), 363, 369, 3 71, 409, 411-419, 4 24, 436-437, 450-451, 459, 461, 466, 487, 504-505, 528, 550, 598, 694, 710-711, 728, 756-757, 784, 799 Du Pin Louis-Ellies (1657-1719), 310 Du Plessis s j (*1744), 513 Du P radel Abraham, p seudonyme de Nicolas d e Blegny (1643?-1722), 4 67 Du Puy Germain (xviie s.), 371 Dubois Philippe GOIBAULT ( *1698), 728 Duby Georges, 159 Duchesne Mgr Louis (1843-1922) (*Origines du Culte chrétien, 1889), 558, 655, 660-664, 668-660, 679, 683 Duchesneau Claude, 558, 704 Duclos Ad. (*1905), 738, 747, 749 Dufay Guillaume (c. 1400-1474), 138, 339 Dufourcq Norbert (1904-1990), 784 Dugué Jean-Baptiste Guilleminot ( 1727-apr. 1 793), 728 Duguet Jean-Jacques (1649-1733), 307 Duguet R. (*1911), 658 Duhamelet Geneviève (1890-1980), 604, 751 Dullin Charles (1885-1949), 66 Dumesnil R ené (1879-1967), 751, 764, 770 Dumézil Georges, 159 Dumoulin Christian, 355 Dumur Guy, 60 Dupanloup Mgr Félix, évêque d’Orléans (1802-1878), 203, 316, 589 Dupront Alphonse, 251, 254 Durand, éditeur, 534 Durand Gilbert, 31, 42 Durand Guillaume, évêque de M ende ( c. 1230-1296), 240, 246, 249, 273, 292, 306-307, 336, 398, 649, 661 Durand Laurent (1629-1708), 507, 514 Durante Francesco (1684-1755), 144, 432, 545 Duranti Jean-Étienne (Johannes S tephanus) (15341589) (* De Ritibus Ecclesiae Libri T res 1591), 249, 273, 281, 300 Durkheim É mile (1858-1917), 25-27, 35, 560, 657, 797 Duron Jean, 12, 15, 138, 296, 307, 343, 363-364, 369371, 373-377, 379, 380-383, 386, 388, 403, 422, 443, 459, 493, 496, 800-801 Durosoir Georgie, 435 Duruflé Maurice (1902-1986), 571, 753, 764, 774
807
Index des noms
Dutillet abbé Henri (*1853), 581, 666, 695 Duval André, 97-98, 344 Duvignaud J ean, 2 7 Dyer Joseph, 138, 165, 359 Ekenberg Anders, 170, 185 Eliade Mircea, 23, 26, 29-31, 34, 36, 38, 4 1-42 Emmanuel D om André, bénédictin olivétain (18261903), 658 Emmanuel M aurice (1862-1938), 432, 736, 773-774 Erlande-Brandebourg A lain, 249 Ett Kaspar ( 1788-1847), 125 Eusèbe De Césarée (267-340), 117 Éveillon Jacques (1572-1651), 1 18, 120, 351, 3 98, 492 Expert Henri (1863-1952), 524, 736 Fabbri Paolo, 115 Fabris Dinko, 364-365, 371 Faillon Étienne-Michel pss, 276, 295 Faivre Alexandre, 329 Fajon Robert, 460 Falloux comte Alfred de ( 1811-1886), 592, 651 Farrenc Aristide (1794-1865), 433 Farrenc Louise (1804-1875), 433 Fasolo Giovanni Baptista o fm (c. 1600- ap. 1 659), 225, 230, 449 Fauré Gabriel ( 1845-1924), 523, 547, 567, 736, 776 Favier Thierry, 1 2, 147, 270, 397, 402, 447, 801 Fayet Mgr Jean-Jacques, évêque d’Orléans (17861849), 608, 618, 691 Fellerer Karl-Gustav, 125, 143, 153, 734 Fénelon F rançois de Salignac D e L a Mothe- (1651-1715), 262, 309-325, 402, 445, 623, 791, 800 Féral J osette, 69, 71-72 Ferrard J ean, 777, 800 Ferté Jeanne, 344 Festa Costanzo (c. 1490-1545), 225 Festinger L eon, 671 Festugière Dom Maurice (1870-1950), 658 Fétis François-Joseph (1784-1871), 110-111, 126, 1 41, 418, 519, 523, 541-542, 556, 560, 755, 792 Fèvre L ucien, 1 10 Fiaschi Annick, 4 44 Ficin Marsile (1433-1499), 108, 115 Finck Hermann ( 1527-1558), 214 Fischer Balthazar, 1 69 Fleuret M aurice, 129 Fleury C laude (1640-1723), 310-311, 3 15, 321, 323324, 661 Foccroulle B ernard, 777 Foisil Madeleine, 343 Fontaine Jacques, 168, 186
808
Fontenelle B ernard L e B ovier d e, é crivain (16571757), 500-501 Foreman Richard, 71 Forkel J ohann-Nikolaus (1749-1818), 133, 432 Foucault Michel, 555 Fouquet Étienne, chanoine de Meaux, ( début x viiie s.), 375 Fourtet Bernard, 424 Fradet François, 507 Francastel Pierre, 213 François d’assise saint (1182-1226), 786 François d e Sales saint (1567-1622), 273, 275, 293-294, 304, 315, 355, 398, 402-403, 442, 445, 455, 479 Frescobaldi G irolamo (1583-1663), 1 20, 139, 222224, 229-231, 235, 339, 792 Freud S igmund (1856-1939), 26, 37 Froidevaux Yves-Marie, 635-636 Fumaroli Marc, 315, 370, 488 Furetière A ntoine (1620-1688) (*Dictionnaire Universel 1690), 193, 257, 262, 286, 370, 473-474 Fux Johann Joseph (1660-1741), 119, 121, 141, 149, 152 Gabrieli Giovanni (1557-1612), 116, 146, 339 Gadille Jacques, 532, 606, 651 Gaffiot Félix (1870-1937), 34 Gaffurio Franchino (1451-1522), 368 Gajard Dom Joseph, 10, 208, 570, 574, 760, 772, 794 Galy Jean, 83, 98 Gasser S ylvain, 783-787 Gastoué A médée (1873-1943), 350-351, 359, 507, 524, 604, 686, 709, 711, 714, 719, 723-727, 729-730, 736, 738, 751, 757, 771-773 Gaucheron M. (*1914), 670 Gaudelus Sébastien, 472 Gavanti ( Gavantus) Bartolomeo († 1638) (*Thesaurus sacrorum rituum 1628), 253, 257, 261, 263, 268, 270, 273, 276, 278, 283, 292, 300, 347, 356 Geffré Claude, 24 Gelineau Joseph sj, 11, 129, 168, 177-178, 185, 206207, 561, 699, 701, 704, 715, 730, 795, 797 Geoffray César (1901-1972), 184, 523, 525 Georgius prêtre (ixe s.), 218 Gerber E rnst Ludwig (1746-1819), 133 Gerbert D om Martin (1720-1793), 1 06, 111, 150151, 153, 185, 201, 581 Gerbet abbé P hilippe (1798-1864), 9 9, 1 27, 595, 606, 608, 610-615, 618, 624, 636, 641-642, 645, 652 Gerold Th éodore (1837-1928), 191 Gerson chancelier Jean (1362-1428), 43, 301, 645 Gerson-Kiwi Elizabeth, 167
Index des noms
Gesualdo Carlo (1566-1613), 1 21, 148, 481-482, 483485, 799 Gevaert François-Auguste ( 1828-1908), 660, 685 Ghéon Henri ( 1875-1944), 65-67 Gigault N icolas (1625-1707), 409, 451, 468 Gignoux Henri, 6 3, 66 Gilbert Kenneth, 5 10 Ginisty, a bbé, 5 53 Girard René, 25-26 Giraud Yves, 508, 724 Girldestone Cuthbert, 507 Girod P ère Louis (*1855), 547 Glapion Mme de (Saint-Cyr, xviie s.), 461 Glarean Heinrich Loris (1488-1563), 379, 474 Gluck Christoph Willibald von (1714-1787), 124, 431 Gobert Thomas († 1672), 416, 509, 725-726, 730 Godard Michel, 424 Godeau Antoine, évêque de Vence (1605-1672), 354, 416, 462, 508-509, 724-726 Godin abbé Henri ( *1943), 768 Goethe J ohann Wolfgang (1749-1832), 124, 735 Goffmann E rwin, 412 Gontier A ugustin (1802-1881), 5 44, 548, 554, 566, 573, 590, 593, 625, 695-696, 721, 751 Goody Jack, 47 Gougaud Dom Louis, 85 Gouhier Henri, 3 3, 35, 62, 67-68, 72 Gounod Charles ( 1818-1893), 521, 524, 542 Gousset Mgr Thomas, archevêque de Reims (17921866), 588, 652 Grandcolas Jean (1685-1732), 403 Grandi Alessandro (c. 1575/80-1630), 5 04 Grandmaison Léonce de sj (1868-1927), 659 Granger Gilles-Gaston, 35 Grassi Paris de (1504-1582), 267 Gratien, m oine camaldule d e Bologne (*Décret [Decretum Gratiani], c . 1140), 300 Grégoire L e Grand s aint (c. 540-604), 1 37, 139, 191, 200, 207, 274, 329, 545, 549, 565, 587, 596, 603, 660, 673-674, 723 Grégoire VII, pape (1073-1085), 6 24 Grégoire XIII, pape (1572-1585), 2 54, 265, 350 Grégoire XVI, pape (1831-1846), 6 52, 741 Greisch Jean, 23, 29, 31, 75, 627 Grenzig Gerhard, 777 Grigny Nicolas de (1672-1703), 235, 405, 432, 451 Guéranger Dom Prosper ( 1806-1875), 11, 19, 6 1, 79, 82, 84-85, 99-100, 144, 241, 315, 343, 370-371, 374, 411, 419, 528, 531, 537, 539-540, 543-545, 548-549, 551, 553, 555, 557, 560, 561, 563, 566, 569, 573, 577, 586-590, 593, 595, 604, 605-633, 635-636, 642-643, 647-649, 651-653, 657-658, 662, 665-666, 677, 6 81,
6 85, 690-692, 694-696, 700, 708-709, 7 14, 720-721, 735, 751, 755, 759, 767, 784-786, 795, 799 Gueydier Pierre, 89, 211 Gui d’Arezzo ( ArÉtin) ( c. 991- ap. 1033), 201-202, 330, 348, 368, 384 Guidetti Giovanni (1530-1592) (*Directorium Chori…1682), 3 49, 358-359, 365-366, 475, 491 Guillois abbé Ambroise, 477 Guilmant A lexandre (1837-1911), 600, 707-708, 717-718, 723, 734, 742, 745, 773-774, 776, 778 Guizot François (1787-1874), 411, 644 Gumplowicz Philippe, 211, 533 Guyon Jeanne-Marie B ouvier De L a Motte (16481717), 307, 402, 445, 509 Gy Pierre-Marie op., 168, 240, 249, 580, 655, 683, 798 Haendel Georg Friedrich (1685-1759), 125, 131, 432, 520, 545 Haillant Marguerite, 316 Hameline Daniel,12, 1 7, 206-207, 217, 536, 690, 746 Hansy Claude de (éditeur xviie s.), 480 Haquin André, 595, 626, 655, 657, 705 Hardouin H enri (1727-1808), 363 Harlay de Champvallon François de, archevêque de Paris (1625-1695), 268, 3 68, 374-375, 391, 4 69, 473, 480 Harlay de Champvallon François de, archevêque de Rouen (1586-1653), 271-272 Harscouet Mgr Raoul, évêque d e C hartres (18741954), 663 Haydn Joseph (1732-1809), 150, 529, 546, 735 Hébert Geneviève, 91, 123, 293 Hegel Georg Wilhelm Friedrich (1770-1831), 141, 143-144, 152 Heidegger M artin, 78 Hélisachar ( Elisagarus, viiie s.-apr. 8 37), 329 Herder J ohann G ottfried ( 1744-1803), 1 19, 123-124, 127, 141, 151, 619, 735 Herriot Édouard (1872-1957), 764 Heugel, éditeur, 508, 510, 534, 725 Hilaire saint (c. 315-367), 168 Hilaire Yves-Marie, 578, 586, 625, 763 Hild Dom Jean, 689 Hiley David, 199, 203 Hoffmann E rnst Theodor A madeus (1776-1822), 124-125, 141-143, 149, 151-152, 741 Homère ( viiie s. av. J.-C.), 3 18 Honneger Arthur (1892-1955), 680 Horace (65-08 av. J.-C), 7 3, 138, 309, 319, 329, 488 Hostiou Volny, 424 Houdard Georges (1860-1913), 772 Hubert Henri, 26-27, 36 Hucke H elmut, 163, 206-207
809
Index des noms
Huglo M ichel, 3 68, 374 Hugo Victor (1802-1885), 535, 547, 641, 6 43, 652 Hugues De Saint-Victor (1096-1141), 7 9, 85, 292, 306 Huizinga J ohan, 110, 112 Huygens Constantin ( 1596-1687), 146 Huysmans Joris-Karl ( 1848-1907), 581, 5 96, 666, 668, 695, 742, 751 Ihl O livier, 62 Innocent I II, pape (1198-1216), 8 4, 292, 296, 306 Isambert F rançois-André, 2 3, 25-28, 34-35, 37-38, 1 55 Isidore de Séville saint (c. 560-636), 105-106, 136137, 149, 163, 166, 169, 185, 187, 201, 207, 331-334, 337, 398, 400, 686, 739 Isocrate ( 436-338 av. J.-C.), 317 Iversen G unita, 199 Jacob Georges (1877-1950), 770 Jacques Francis, 75 Jacquot Jean, 6 5, 364 James William (1842-1910), 746 Jammers E wald, 115 Jammes F rancis (1868-1938), 79, 680 Jansen Jan Willem, 2 13-215, 793 Jean Chrysostome saint (c. 349-407), 165, 169, 191, 217-218, 315, 323, 447-448 Jean E udes s aint (1601-1680),98, 2 70, 292, 294, 306, 461 Jean XXII, pape (1316-1334), 1 38 Jean-Paul II, pape (1978-2005), 9 1, 162 Jeanneteau chanoine Jean, 10-11, 561, 572, 794-795 Jedin Hubert, 343 Jérôme s aint (347-420), 134, 189, 191, 329 Johner Dom D ominicus (1874-1955), 603, 739 Jones Ernst, 553 Josquin Des Prés ( c. 1440-1521), 215, 484 Jounel Pierre, 264, 370 Jouvancy J oseph d e s j ( 1643-1719), 498 Jouve a bbé Esprit-Gustave (1805-1872) ( *Dictionnaire d’esthétique chrétienne, Migne, 1856), 141, 537, 540, 555, 641-642, 645, 656, 691 Jouvet Louis ( 1887-1951), 65-66 Julia Dominique, 251, 269 Jullien G illes (c. 1650-1703), 461, 468 Jumel Paul (*1903), 709 Jumilhac D om Pierre-Benoît de (1611-1682) (* L a Science et la pratique du Plain-chant 1673), 117-118, 201, 347, 358-359, 366, 368, 377, 379, 383, 387, 399, 403, 418, 421, 438, 446, 455, 685, 727 Jung Carl G ustav (1875-1961), 26, 40, 42 Jungmann J oseph Andreas (1889-1975), 202 Jurot Romain, 249
810
Kant Emmanuel (1724-1804), 23, 29, 41, 53, 111, 123-124, 149 Käser Theodor, 476 Kelber Werner H., 47 Kibedi-Varga Aron, 446 Kircher Athanasius sj (1602-1680) (*Musurgia Universalis 1650), 1 09, 120-121, 148, 379, 505 Kirkpatrick Ralph, 433 Koechlin Charles (1867-1950), 553 Koenig F . (*Paroissien n oté en musique, 1855), 584585 Kunc Aloys (1832-1895), 731 Kurth Godefroid (1847-1916), 657 L’affilard Michel (1658-1708), 428-429 La Bruyère J ean de (1645-1696), 313, 316 La Fage Adrien Lenoir de (1801-1862), 4 18, 592, 695, 708, 741, 755 La Feillée François de († 1763 ?), (*Méthode pour apprendre l es r ègles du Plain-Chant et de la Psalmodie, Poitiers, 1746), 366, 371, 418, 424, 550, 580 La Fontaine Jean de (1621-1695), 168, 262, 313, 411, 440-441 La L aurencie L ionel de (1861-1933), 556, 708 La Rochefoucauld F rançois de (1613-1680), 317, 461 La Tombelle Fernand de (1854-1928), 773 La Tour Georges de, peintre (1593-1652), 504 Labie Jean-François, 132 Lacordaire Henri-Dominique (1802-1861), 540, 589, 614-615, 617 Lacoste J ean-Yves, 8 2, 93, 135, 163, 580 Ladrière J ean, 24, 81 Lalande M ichel-Richard de (1657-1726), 456, 462, 477, 487 Lallemant Louis sj (1587-1635), 294, 312-313 Laloy Louis (1874-1944), 736 Lambert M ichel (1610-1696), 428, 435, 475-477, 511 Lambillotte Louis sj (1797-1855), 528, 552-553, 584, 720 Lamennais (La Mennais) F élicité de (1782-1854), 99, 126-127, 528, 535, 537, 547, 605-606, 608-613, 615-616, 618, 627, 636, 6 41, 644-645, 651, 658-659, 709, 721 Landormy Paul (1869-1943), 143, 153, 736 Lanson René, 556 Laplanche François, 343 Laporte Jean, 397-398, 402 Lardenois A ntoine (1620-1660), 725, 730 Lasserre François, 107 Lassus, J ean-Baptiste-Antoine, a rchitecte (1807-1857), 638, 641, 649, 653
Index des noms
Lassus Roland de (Orlando di Lasso) (1532-1594), 140, 5 28 Launay D enise, 12, 334, 357, 363-364, 368, 374, 3 87, 508, 719, 724-725 Lavergne Sabine de, 63-64 Lavignac Albert (1846-1916), 708 Le Bras G abriel (1891-1970), 240 Le Brun Charles (1619-1690), 504 Le Brun Jacques, 273, 309-310 Le Brun Pierre, oratorien ( 1661-1729), 2 74, 276, 298, 374, 402 Le Brun Des Marettes Jean-Baptiste, sieur de Mauléon (1651-1731), 283, 300, 661, 691 LE CERF de La Viéville Jean-Louis (1674-1707), 447, 4 52, 456, 459, 461, 472, 505 Le Clerc Dom Jacques (*1673), 364, 366-367, 387 Le Clercq A lexandre (*1847), 3 47, 3 77, 3 99, 438, 727 Le Dieu abbé François, secrétaire de Bossuet d e 1684 à 1704, 373-375, 378 Le Gall Dom Robert, 6 91 Le Gallois Jean-Léonor s ieur d e Grimarest (16591713), 433-434 Le Goff J acques, 159, 249, 343 Le Guennant Auguste (1881-1972), 572, 773, 775 Le Munerat Jean (c. 1445-1499), 351 Le Nain A ntoine et Louis (c. 1600/1610-1648), 2 75, 443 Le Prévost Jean (*1679), 249 Le Sage Alain-René (1668-1747) & D’orneval Jacques-Philippe ( ?-1766) (* Théâtre de la F oire, 1723 sq.), 509 Le Tourneux Nicolas (1640-1686), 271 Lebègue Nicolas (1631-1702), 409, 451, 465, 467-468, 728 Lebeuf abbé Jean (1687-1760) (* Traité Historique et pratique sur le C hant ecclésiastique, 1641), 201, 2 41, 368, 383, 421-422, 550, 685 Lebigue Jean-Baptiste, 255, 262 Leblanc Paulette, 510, 725 Lebon Jean, 5 61 Lebrun François, 343 Lefebvre Denis (xviie s.), 726 Lefebvre Dom Gaspard (*1922), 577, 601 Lefebvre Jacques (début xviie s.), 729 Leguay Jean-Pierre, 777 Leipp Émile, 548 Lemaître Nicole, 343 Lemmens Jaak Nicolaus (1823-1881), 545, 708, 755 Lengeling Emil Joseph, 93 Leniaud Jean-Michel, 613, 635 Leo Leonardo (1694-1744), 545 Léon X, p ape (1513-1521), 3 44
Léonard d e Sainte-Catherine augustin (16361710), 377 Leonhardt G ustav, 431, 433 Lesaulnier J ean, 317 Lescat Philippe, 377 Lesure F rançois, 363, 509 Levi-Strauss Claude, 34-35, 541, 555, 680, 792-793 Lhande Pierre sj (1877-1957), 768 Lhoumeau Antonin (1852-1920), 571, 602, 730, 774 Lichtenthal Peter (Pietro) (1780-1853) (*Dizonario e Bibliographia… 1826), 109, 1 11, 122, 133, 141, 150-151 Liguori saint Alphonse de (1696-1787), 260, 294, 300 Lioncourt Guy de (1885-1961), 571, 714, 730, 774 Lionnet J ean, 363, 411, 799 Liszt F ranz (1811-1886), 132, 144, 215, 5 27-529, 535, 542, 734, 741, 798 Lohner Tobias sj (*1676), 83, 255 Lonchamp J acques, 536 Longepierre, o fficier des a rmées de Louis XIV, 501 Longin (Pseudo-Longin *Traité du Sublime, fin du 1er siècle), 316, 488 Lorenzani P aolo (1640-1713), 450, 463 Loret Jean (1595 ?-1665), 311, 477 Lotte Joseph (1875-1914), 679 Louis Le Pieux ( 778-840), 218, 329 Louis XIII, r oi de France ( 1601-1643), 3 65, 4 27, 449, 453-454 Louis XIV, r oi de France (1638-1515), 407-408, 443463, 538, 640, 725, 801 Lucot Paul chanoine (1826-1913), 249 Lueders Kurt, 707, 717, 763 Lully abbé Jean-Baptiste (1665-1743), 728 Lully Jean-Baptiste (1632-1687), 291, 407, 409, 4 28, 463, 466, 468, 479, 487, 499, 500, 511, 781 Luther Martin (1483-1546), 97, 1 15, 131, 203, 223, 225, 233-234, 303, 456, 646, 726, 730 Lyonnet Stanislas, 93 Madin Henry (1698-1748), 424 Magnin Charles (1793-1862), 641 Magri Carlo (*Hierolexicon, 1677), 259 Magri Domenico (1604-1672), 259 Maillart Pierre (1550-1622) (*Les Tons et Discours sur les Modes de Musique…1610), 112, 399, 685 Mandrou Robert, 110, 509 Maistre Joseph de (1753-1821), 126, 609, 612-613, 617-619, 624, 627, 642, 644, 651, 712 Maître Claire, 201 Malebranche Nicolas o ratorien (1638-1715), 398, 431, 458 Malherbe Dom Benoit de (*1941), 772 Mallarmé Stéphane (1842-1898), 6 1, 63, 65, 123, 693
811
Index des noms
Mallet M arie-Louise, 136 Malovrier A ndré, 700 Mandrou R obert, 110, 509 Marcel Gabriel (1889-1973), 81 Marcello Benedetto (1686-1739), 545 Marchal A ndré (1894-1980), 784 Marchand L ouis-Joseph (1669-1732), 424, 451 Maréchaux B ernard-Marie (1849-1927), 658 Marenzio Luca ( c. 1553-1599), 350 Mariolle Bénédicte, 367, 371, 377, 389 Maritain J acques (1882-1973), 611, 750, 766 Marix-Spire Thérèse, 535 Marmion Dom C olumba (1858-1923), 657, 766 Marot C lément (1496-1544), 725 Marouzeau J ules, 490 Marpurg F riedrich Wilhem (1703-1769), 433 Marrou Henri-Irénée, pseud. H enri Davenson (1904-1977), 185 Martimort A imé-Georges, 263-264, 702-703 Marty François, 87 Massip C atherine, 435, 476 Mathieu abbé ( xviie s.), 489 Mathieu de Monter É mile ( *1871), 552 Maunoir J ulien sj, (1606-1683), 510, 727, 729 Maur Raban (780-856 ?), 159, 201, 334 Maurras C harles (1868-1952), 11, 525, 765-766, 795 Maury Léon, 99 Mauss Marcel, 25-26, 34-35, 797 Mazière Francine, 498 Mckinnon J ames, 1 35, 329 Meibomius Marcus (1626-1711), 379 Ménard Michèle, 276, 463, 505 Menault P ierre ( c. 1645-1694), 487, 489-490 Mendelssohn Félix (1809-1847), 125 Merati G aëtan-Marie (1668-1744), 253, 261, 276, 283, 300, 347 Mercier cardinal Désiré-Joseph (1851-1926), 656 Méré Antoine Gombauld c hevalier de (1607-1684), 313, 412, 439-440 Mérimée Prosper (1803-1870), 652 Merleau-Ponty Maurice (1908-1961), 81-82 Merlet J acques, 792 Merry D el Val cardinal Rafael (1865-1930), 598, 795 Mersenne Marin (1588-1648) ( *Harmonie Universelle 1636-1637), 109, 111, 226, 340, 365, 3 68, 378-379, 397, 399, 413, 434-435 Merulo C laudio (1533-1604), 225 Meschonnic H enri, 48 Mesguich Daniel, 65 Meslin M ichel, 2 9, 31, 42, 87 Messiaen Olivier, 766 Meunier Alexis, 268, 283 Meusy abbé N icolas (*1788), 661
812
Meyerhold V sevolod Emilietvitch (1874-1940), 63 Michelet Jules (1798-1874), 547, 644 Migne abbé Jacques-Paul (1800-1875), 19, 126, 141, 540-541, 566, 579, 641, 653, 691, 720-721 Milcent Paul, 292 Millet Jean (1618-1684) (* Directoire du Chant Grégorien, L yon, 1666), 1 17, 349, 351, 3 58, 366, 385, 474, 487, 492 Mnouchkine A riane, 72-73 Mocquereau Dom André ( 1849-1930), 61, 118, 128, 204, 552-555, 557, 563, 566-567, 570, 574, 598, 602603, 672-674, 677, 708, 7 14, 736, 7 49, 751, 7 55, 759, 772, 799 Moissenet M gr René (1850-1939), 552 Molière Jean-Baptiste Poquelin (1622-1673), 17, 440, 463, 499 Molina A ntoine de (1550-1612), 271, 300 Molino Jean, 25, 37 Molitor Dom Raphaël (1873-1948), 203, 350, 739 Mondo Dominique (*1839), 111, 133, 150 Montfort B. de, 723 Monfort saint Louis-Marie Grignion de (16731716), 507-508, 512, 730 Mongrédien Georges, 313 Montalant-Bougleux L ouis-Auguste (1794-1873), 370 Montalembert Charles d e (1810-1870), 127, 528, 535, 5 38, 540-541, 605, 609, 613, 6 36-637, 641-645, 650-653, 709 Montcheuil Yves de sj (1900-1944), 80 Montéclair Michel Pignolet de (1667-1737), 427, 430 Monteverdi Claudio (1567-1643), 115, 118, 126127, 140-141, 148, 200, 230, 339, 541, 545, 792 Morel de Voleine Louis (1812-1894), 552 Morelot abbé Stephen (1820-1899), 419, 695, 741 Morin Dom Germain (1861-1946), 660 Morin, Jean-Baptiste (1677-1745), 437 Morin Pierre, c hanoine de Meaux (début xviiie s.), 375 Morley Thomas (c. 1557/8-1602), 214 Moschus (Moschos De Syracuse, ier s. av. J.-C.), 500-501 Moscovici S erge, 24 Moulinié É tienne (1599-1676), 363 Mozart Leopold (1719-1787), 433 Mozart Wolfang A madeus (1756-1791), 127, 150, 529, 535, 546 Müller-Blattau Joseph, 123, 143, 152-153 Murs Jean des, Johannes de Muris (1290/95apr. 1344), 384 Nadal Joseph-Cyprien (1814-1900), 720 Navarro, Martin de Azpicuelta (1492-1586), 300
Index des noms
Navatel J ean-Joseph s j (*1913), 659 Neale John Mason (1818-1866), 649 Nebridius (Nimfridius) (viii-ixe s.), 330 Nègre Michel, 424 Neveu Bruno, 274, 377 Nicétas de Rémésiana (c. 335-c. 414), 166, 169, 186, 334 Nicole Pierre (1625-1695), 307, 400, 403, 659 Niedermeyer Louis (1802-1861), 5 23, 528, 545, 708709, 721, 723, 741-742 Nisard Th éodore (1812-1888), 347, 377, 399, 417, 438, 555, 727 Nivers G uillaume-Gabriel (c. 1632-1714) ( *Dissertation sur le Chant Grégorien 1683), 118, 131, 201, 2 69-270, 274, 353, 359, 364-367, 377, 379, 383, 387-390, 402403, 407-410, 413, 416-418, 421, 423, 445, 448, 451, 455, 459-461, 463, 466, 468, 472, 475, 480, 487, 492494, 504-505, 555, 565 Nora Pierre, 555 Norman Sally J ane, 73 Nougaret Louis, 1 88 Olier Jean-Jacques (1608-1657), 83, 98, 252, 263, 269-271, 2 73, 275-276, 2 95, 303, 305-307, 3 55, 404405, 4 07-410, 412, 445, 455, 460, 468 Olivier Alain-Patrick, 143-144, 152 Ong Walter J., 47 Ortigue Joseph d’ (1802-1866) (*Dictionnaire de Plain-chant et de Musique religieuse 1860), 126-127, 141, 214, 417, 419, 519, 523, 526, 528, 534-535, 540543, 545-546, 549-550, 554-556, 561, 566, 573, 593, 644, 649, 651-652, 695, 708, 719-721, 741-742, 755, 792 Ortigues Edmond, 8 2 Otto Rudolph ( 1869-1937), 29-30, 34, 41-42 Oury Dom Guy-Marie, 176, 274 Ouvrard René ( 1624-1694), 397, 451 Overbeck Johann F riedrich, peintre (1789-1869), 540 Ozanam Frédéric ( 1813-1853), 379, 645 Palazzo Éric, 249 Palestrina Giovanni Perluigi da (c. 1525-1594), 119, 124-125, 127, 140, 142-144, 149, 152-153, 350, 5 19, 523, 528-529, 534, 545, 596, 601, 712, 723, 737, 753, 759, 772, 792 Papenbrock le P . (xviie s.), 539 Paris Pierre pss (1884-1939), 679-680 Parisis M gr Pierre-Louis, évêque de Langres puis de Cambrai (1795-1866), 2 11, 536, 544, 555, 566, 584, 588-592, 614, 625, 636, 648, 652-653, 691, 695, 708, 720, 755 Parisot Dom Jean (1861-1923), 524, 686, 730
Pascal abbé Jean-Baptiste-Étienne (1789-1859) (* Origine et raisons de la Liturgie Catholique, Migne, 1844), 579, 653, 691 Pascal Blaise (1623-1662), 80, 313, 398, 401, 461 Pascal Jacqueline (1625-1661), 397 Pascal Françoise (1632-1680 ?), 500 Pasquier R ichard, 224 Paul Diacre (c. 720-797), 259 Paul V, pape (1605-1621), 2 63, 281, 351, 360, 389 Paul VI, p ape (1963-1978), 705 Pavillon Nicolas, évêque d’Alet (1637-1677), 271 Pavis Patrice, 60, 69 Peeters L ouis (*1914), 658 Péguy Charles (1873-1914), 525, 677, 679 Pellegrin a bbé Simon-Joseph (1663-1745), 500, 507514, 728, 798 Pellisson-Fontanier Paul (1624-1693), 309 Pelt Mgr Jean-Baptiste, 247, 249, 331 Pépin l e Bref (715-768), 218, 329 Pérès M arcel, 140, 211, 422, 549, 711, 750 Pergolèse, P ergolesi G iovanni Battista (17101736), 144, 545 Perosi Lorenzo (1872-1956), 130, 743 Perrault Charles, écrivain (1628-1703), 488 Perret Jacques, 190, 332, 793 Perrin Pierre (1620-1675), 369, 459, 493 Perrot Charles, 93, 164 Petit Pierre, éditeur, 503, 509 Philidor François-André Danican (1726-1795), 431 Picard François, 702 Pie IV, pape (1559-1565), 2 56 Pie Mgr Louis-Édouard, évêque de Poitiers (18151880), 663 Pie V, pape (1566-1572), 251, 256, 2 97, 300, 3 43, 348, 360 Pie I X, pape (1846-1878), 6 14 Pie X , p ape (1903-1914), 1 0-11, 118, 1 24, 128, 130, 143-144, 153, 201, 203, 207, 538, 547, 555, 558-559, 564, 569-570, 574, 580, 597-604, 626, 631, 657, 659, 674, 681-682, 690, 693, 696-699, 700-702, 704, 7 08, 710, 712, 714, 721, 731, 733-741, 744-745, 747, 749, 752-753, 755-756, 7 58-760, 767-768, 771, 773, 776, 779, 784-785, 787, 794-795, 801 Pie X I, pape (1922-1939), 5 74, 626, 682, 698-699, 752, 759, 765-768, 771, 785 Pie X II, p ape (1939-1958), 1 1, 100, 124, 301, 5 72, 574, 626, 699, 701-702, 759-760, 775, 785, 794 Piéjus A nne, 439 Pierre de Sainte-Catherine Dom, moine feuillant (xviie s.), 268, 282 Pierre Fourier saint (1565-1640), 292-293, 295, 346, 355, 455 Pietkin Lambert (1613-1696), 504
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Index des noms
Pietri Charles, 331, 343 Pike Kenneth L., 2 05 Pillot-Rebours Anne, 7 45, 771 Pinson J ean-Pierre, 364, 371 Pirro André (1869-1943), 214, 399 Planchet Daniel, maître de chapelle de la Trinité (*1929), 708 Platon (428/7-348/7 av. J.-C.), 3 1, 94, 105, 107-108, 110-111, 115, 134, 157, 312, 316-318, 399 Plongeron B ernard, 128, 343, 532, 606, 798-799 Plutarque (c. 46- c. 125), 107 Poëte Marcel, 291, 458 Poggiani Jules (* Catechismus ad Parochos,1566), 272 Poisson abbé Léonard (*Traité théorique et pratique du P lain-chant a ppelé G régorien, Paris, 1750), 371, 383-384, 418-419, 421-422, 685 Poizat Michel, 4 0, 45, 49, 131 Pommarès J ean-Marie, 251 Pons A ndré, 604, 696, 741 Pontal O dette, 242, 249, 296 Pontalis J ean-Bertrand, 555 Popin M arielle, 201 Porphyre (234-c. 305), 302 Portes P ierre ( *1685), 369, 459, 493 Pothier Dom Joseph (1835-1923) (*Les Mélodies Grégoriennes 1880), 118, 528, 554, 566, 570, 573574, 593-594, 602, 696, 798, 714, 723, 736, 742, 748750, 755, 772 Potiron H enri (1882-1972), 105, 168, 1 88, 204, 745, 774 Poulaille H enri, 5 10 Poulat Émile, 11, 532, 537, 542, 555, 560-561, 650651, 658, 712, 721, 733, 793, 795, 798 Pourrat P ierre p ss ( 1871-1957), 662 Poussin N icolas, peintre (1594-1665), 309, 504 Poutet Yves, 272, 274 Praetorius Michael (1571-1621), 116, 146 Proske K arl (1794-1861), 125 Pugin Welby (1812-1852), 544, 648 Pungier J ean, 272 Puniet Dom Pierre de (1877-1941), 655, 660, 665, 667-668, 675 Pure Michel d e ( 1634-1680), 456 Pythagore (fin vie s. av. J.-C.), 1 05-107, 302, 686 Quantz J ohann Joachim (1697-1773), 122, 133, 433 Quarti Paolo Maria (*1674, Rubricae Missalis…), 261, 278 Quasten Johannes, 164, 167, 334 Quéniart Jean, 509 Quinault P hilippe (1635-1688), 291, 500, 510 Quintilien (35-100), 1 38, 163, 438, 488, 490 Quittard H enri ( 1864-1919), 407, 416, 418
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Radcliffe-Brown Alfred Reginald, 158 Raillard a bbé F. (1804-1887), 695 Rainoldi Felice, 125, 127, 143, 1 53, 598-599, 696, 734, 736, 741-744, 749 Raison André (av. 1650-1719), 451, 468 Rameau Jean-Philippe (1683-1764), 118, 507, 511, 522 Ramsay Chevalier André-Michel (1686-1743), 3 09, 316 Rancé Armand de (1626-1700), 449 Ranse Marc de (1881-1951), 773 Ranum Patricia M., 364-366, 387, 488, 490 Raoul-Rochette Désiré (1789-1854), 637-639, 649 Rapin René sj (1621-1687), 313 Rapley Elizabeth, 292 Ratzinger Joseph, 168 Raugel Félix (1881-1975), 407, 517, 526, 708 Ravel Maurice (1875-1937), 693 Régamey Pie-Raymond op (1900-1996), 636 Régnier-Canaux, éditeur, 534 Reichardt J ohann Friedrich (1752-1814), 124, 741 Remilleux a bbé Laurent, c uré de Saint-Alban à Lyon (1882-1949), 768 Renaud-Chamska Isabelle, 50, 799 Renaudot Théophraste (1586-1653), 311 Renty Gaston de (1611-1649), 266 Respighi cardinal-vicaire Pietro (1843-1913), 598599, 698 Réty Hippolyte (1832-1919), 552, 586 Revault d’alonnes Olivier, 107 Réveillaud Michel, 167 Rey Alain, 193, 258, 473, 691 Richard de Saint-Victor (c. 1110-1173), 302 Riché P ierre, 330 Ricoeur Paul, 189 Ries J ulien, 23, 31, 34, 42 Rimaud D idier, 174 Rio Alexis-François (1797-1874), 127, 528, 645, 652 Roberday François (1624-1680), 407, 415 Robert Cyprien (1807-1865), 595, 645, 652 Robert Pierre (c. 1622-1699), 369, 461, 728 Rocca Angelo, 263 Roguet Aimon-Marie op, 689, 700 Rolland Romain (1866-1944), 736 Rollin Monique, 119, 141, 149 Romita Mgr Fiorenzo, 701, 741 Ronsard Pierre de (1524-1585), 134 Rosolato Guy, 131 Rossini G ioacchino (1792-1868), 545, 741 Rotureau Gaston, 98, 298 Rouget Gilbert, 435
Index des noms
Roulet Eddy, 205 Rousseau Jean-Jacques (1712-1778), 107, 109, 121122, 124, 151, 279, 315, 424, 431, 511, 519, 551, 556557, 617-618, 632, 657 Rubens (1577-1640), 274 Sachs C urt (1881-1959), 112 Sacy Louis-Isaac Le Maistre d e (1613-1684), 255, 400 Saint-Cyran, Jean Duvergier d e Hauranne a bbé de (1581-1643), 402, 445 Saint-Saëns Camille (1835-1921), 547, 737, 776 Salinas Francesco de (1513-1590), 399 Salinis Mgr Louis-Antoine de, évêque d’Amiens (1798-1861), 608, 641 Samson Joseph (1888-1957), 140, 525, 552, 772 Sand George (1804-1876), 528, 535, 717 Sandret Pierre sj.(1658-1738), 549, 723, 726-727, 729-730 Santeul Jean-Baptiste (1630-1697), 370-371, 448, 728 Sarto cardinal G iuseppe, p ape Pie X (1835-1914), 674, 697-698, 743, 748 Saulnier Daniel, 171, 194 Saurin a bbé (xviie s.), 448 Saussure Ferdinand de (1857-1913), 75 Scarlatti Domenico (1685-1757), 24, 119, 432 Schaeffner André, 60, 158 Schalz Nicolas, 113, 132, 143, 145, 153 Scherer Jacques, 456-458 Schiller Johann Friedrich V on (1759-1805), 735 Schmelzer J ohann Heinrich (c. 1623-1680), 116 Schmit J ean Philippe (1790-186?), 5 44 Schopenhauer A rthur (1788-1960), 23, 124 Schumann Robert ( 1810-1856), 215 Schütz Heinrich (1585-1672), 116, 119, 131, 141, 146, 149 Scouarnec M ichel, 91, 533, 536, 558 Scribe Eugène (1791-1861), 535 Scudo Pierre-Paul, critique musical, (1806-1864), 546-547 Séguy Jean, 1 55-156, 158, 546-547, 552, 655, 657, 671, 719, 721, 790, 797 Sénèque (c. 4 av. J.-C.-65), 94, 402 Serieyx Auguste (1865-1949), 714 Serré d e Rieux Jean ( 1668-1747), 489 Sesboué Bernard, 187, 344 Séverac Déodat de (1872-1921), 773 Sévigné Marie de Rabutin-Chantal (1626-1696), 311 Sevrin E rnest, 537, 605, 612, 618 Sextus Pompeius Festus, grammairien (fin du iie siècle), 2 59 Sherr Richard, 364-365
Simon Alfred, 63-64, 68 Simondon Gilbert, 195, 198 Singlin A ntoine (1607-1664), 397 Sixte-Quint, p ape (1685-1690), 2 58, 2 68, 273, 300, 348, 356, 360 Smits V an Waesberghe Joseph, 201 Soarez Cipriano sj (*1560), 488 Socrate (470-399 av. J.-C.), 3 09, 318 Solignac André, 189 Solminihac A lain de, évêque de Cahors (1593-1659), 355, 455 Sonnet Martin (*Caeremoniale P arisiense, 1662), 357, 359, 391, 474, 476, 577, 579 Soriano Francesco (1548/9-1621), 352 Souhaitty Jean-Jacques ofm (c. 1632- c. 1697), 414, 417 Souletie J ean-Louis, 5 0, 87 Stanislavski Constantin (1863-1938), 63 Stefani Gino, 113, 206 Stockhausen Karlheinz, 109 Strauss Erwin, 77-78 Stravinsky I gor, 483 Stubbs Stephen, 442 Suarez Francisco sj (1548-1617), 261, 300, 306 Surin J ean-Joseph sj (1600-1665), 401-402, 445, 509 Tabart Pierre (c. 1650- après 1711), 487 Taft Robert, 164 Tallon Alain, 266 Tardan-Masquelier Ysé, 40 Taveneaux René, 291 Térence ( iie s. av. J.-C.), 4 40 Tertullien (160-240), 91, 164, 166 Tesnière L ucien, 32-34 Tesseyre C harles, 274 Tesson a bbé Missions Étrangères (* Graduel ReimsCambrai 1853), 695 Theobald Christoph, 131 Théocrite, 453, 500-501 Thérèse d e l’Enfant-Jesus s ainte (1873-1897), 767, 800 Thibault Michel, 87, 89 Thibault Pierre, 532 Thibaut Anton Friedrich Justus (1772-1840), 125, 142-143, 152, 741 Thibodeau Timothy M., 249, 273 Thierry Augustin (1795-1856), 644 Thomas D’aquin saint (1226-1274), 95-97, 99, 641, 645 Tomasi Giuseppe Maria, cardinal (1649-1713), 206 Thomassin L ouis, oratorien, (1619-1695), 1 86, 191, 287, 300, 307, 403, 447-448 Thomelin Jacques (c. 1640-1693), 409, 451, 465, 467
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Index des noms
Thyard d e Bissy Henri-Pons d e, évêque de M eaux (1657-1737), 248, 373, 381 Tinctoris J ohannes (c. 1435- c. 1511), 185, 399 Tisseron Serge, 64 Tissier abbé G .-Henri ( *1913), 657 Torrès Ludovico de, archevêque de Monreale (15521609), 254 Tourte chanoine Ferdinand (*1929), 730 Trachier Olivier, 140 Troeltsch E rnst (1865-1923), 155-158 Tronson Louis pss (1622-1700), 271, 310 Trouvé M ichel-Simon, chanoine de Meaux (début xviiie s.), 375 Turiot C écile, 50 Turner Victor W ., 288 Ubersfeld Anne, 60 Urbain VIII, pape (1623-1644), 2 53, 263, 268, 270, 300, 348, 360 Vaccaro Jean-Michel, 115, 364 Valenti H élène, 72 Valéry P aul (1871-1945), 61, 72, 183, 765 Vallemont P ierre Le Lorrain de (1649-1721), 374 Valois J ean de, 730 Van Der Leeuw Gerardus ( 1890-1950), 29 Van Dyck Stephan, 442 Van Gennep Arnold (1873-1957), 285, 797, 800 Vandeur D om E ugène (1875-1967), 656, 670 Veit Patrice, 203 Venard M arc, 203, 243 Vendrix Philippe, 147, 201, 353, 364-365, 367-368, 397, 399 Vergote A ntoine, 24, 34, 37-38, 81-83, 746 Vernant Jean-Pierre, 108 Véron-Denise Danièle, 436 Veuthey Michel, 7 04 Viadana Lodovico ofm (1564-1645), 2 25, 230, 4 59, 5 04 Victoria Tomas Luis de (1548-1611), 482, 485 Vierne, Louis (1870-1937), 10, 794 Vierne René (1878-1918), 773 VigoureL a bbé Adrien pss (1842-1927), 581, 6 66, 695 Viguerie Jean de, 272, 274 Vilar J ean (1912-1971), 64, 67-68, 72 Villetard a bbé Henri ( 1869-1955), 603, 751 Villette Claude, chanoine de Saint-Marcel à P aris (*1611), 273, 398 Villiers André, 65-67 Villiers Pierre de (1648-1728), 310 Villoteau Guillaume-André (1759-1839), 126, 541, 556
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Vincent d e Paul saint (1576-1660), 9 8, 252, 266, 2 70, 293, 311, 345, 355, 407, 413, 455, 641 Vintimille D u Luc C harles-Gaspard-Guillaume de, archevêque d e Paris, (1655-1746), 203, 241, 368, 390, 422, 583 Viollet-Le-Duc Eugène (1814-1879), 6 13, 622, 635653, 657, 798 Virgile, 231, 309, 500 Vitet Ludovic (1802-1873), 540, 549-550 Vogel Cyrille, 264 Vogüé Adalbert de, 138, 165, 332 Vovelle Michel, 513, 557 Wach Joachim (1898-1955), 157 Wackenroder Wilhelm Heinrich ( 1773-1798), 141142, 151-152 Wagner Peter (1865-1931), 350, 598, 773 Wagner Richard (1813-1883), 38, 433, 535, 734-735 Wahl François, 54 Walafrid Strabon (c. 808-849), 201, 331, 662 Walker Daniel P., 108, 115 Walker Joseph William, facteur d’orgues (18021870), 743 Wallon Henri (1879-1962), 78, 89 Wallon Simone, 510 Walsh vicomte Joseph-Alexis (1785-1860), 580-581, 595, 661 Wangermée R obert, 141, 520, 526, 535 Waquet Françoise, 488 Weber Édith, 138 Weber Max (1864-1920), 155-156, 746, 792, 7 97 Weinmann K arl abbé, 125 Wesley John (1703-1791), 780, 786 Widor Charles-Marie (1844-1937), 407, 547, 737, 756, 776 Willaert Léopold, 273 Wilmart Dom André (1876-1941), 656 Winckelmann J ohann Joachim (1717-1768), 123 Winnicott Donald W., 39-40 Witt Franz Xaver (1834-1888), 125, 153 Wright Craig, 249 Zabern Conrad von, Conrad de Saverne (c. 1410entre 1471 et 1481), 259 Zarlino Gioseffo (1517-1590) (*Le Istitutioni Harmoniche 1561), 114, 134, 145, 230, 379, 399 Zelter Karl Friedrich (1758-1832), 1 24-125, 142-143, 152 Zoilo Annibal (c. 1537-1592), 350 Zola Émile (1840-1902), 61 Zumthor P aul, 47, 194, 446