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Gérard Chauvin
Le Nom de Dieu Mémoire et Invocation dans le judaïsme et le christianisme
Le Nom de Dieu Mémoire et Invocation dans le judaïsme et le christianisme
Gérard Chauvin
Le Nom de Dieu Mémoire et Invocation dans le judaïsme et le christianisme
Suivi de Autour de la notion de réminiscence
Du même auteur La Crucifixion. Histoire, iconologie et théologie, L’Harmattan, Paris, 2011, 212 pages. Petite histoire des Jésuites, Éditions de Paris, Versailles, 2008, 218 pages. Collection B.A-BA, 128 pages, Pardès, Puiseaux / Grez-sur-Loing :
Réincarnation, 1999. Islam, 2000. Soufisme, 2001. Mort I et II, 2002. Anges, 2002, Judaïsme, 2003. Kabbale, 2003. Ancien Testament, 2004. Nouveau Testament, 2004. Coran, 2005. Chiisme, 2005. Islão, trad. portugaise du titre Islam, Hugin Editores, Lisboa, 2002. Les Jardins chinois et japonais, Pardès, 1999, 156 pages. Les Jardins feng-shui (avec P. Glémas), Flammarion, 2001, 160 pages. Études et comptes rendus de lecture dans la revue Connaissance des Religions (1990 à 1998).
© L’Harmattan, 2013 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-01049-6 EAN : 9782343010496
En hommage à Léo Schaya (1916-1986)
« Qui a Dieu, rien ne lui manque. » (Sainte Thérèse d’Avila)
AVANT-PROPOS
Alors quiconque invoquera le Nom de l’Éternel sera sauvé. (Joël 2, 32)
Ainsi, en un temps terrible et ténébreux – « âge sombre » de la consomption des consciences – le saint Nom de Dieu, négligé ou moqué par une humanité réfractaire au sacré et qui entretient stupidement sa fatale amnésie, ressurgira avec l’impétuosité régénérative d’un torrent. Dans la plus invivable des confusions, lorsque s’étaleront impunément les mauvaises doctrines et les rites caricaturés, lorsque règneront des légions de faux guides et de douteux pasteurs, le ressouvenir du Nom apparaîtra comme une lumineuse évidence, et son invocation s’imposera comme le salut des fidèles. Par bien des signes, ce temps – depuis « toujours » prophétisé – n’est-il pas déjà dans l’« aujourd’hui » de ce monde ? En vérité le Nom est inscrit de façon indélébile dans l’intimité de notre âme, sa mémoire conservée dans les profondeurs sacrales de notre origine, sa mesure rythmique manifestée dans l’alternance de notre souffle et les battements de notre cœur. Ode sans début ni fin, ode de la nature et des anges, ode des peuples qui placent leur confiance en lui, le divin Nom roule et se propage, malgré une adversité croissante, par vagues successives et jusqu’aux confins de la création. Don de Dieu, ce chant de son Nom lui revient glorifié par l’homme religieux, de concert avec les créatures visibles et invisibles. Peut-on se lasser d’entendre ce dont les livres saints, les liturgies sacrées et les hommes sages nous entretiennent depuis toujours ? Comment ne pas mettre à profit ce que les guides unanimes d’Orient et d’Occident nous enseignent, en nous exhortant à nous sauver ainsi du feu de la Colère céleste, et pour rien d’autre
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que notre bien : ad majorem Dei gloriam ! Il faut donc rappeler incessamment – car suivant les mots de l’Apôtre : Vous êtes devenus lents à comprendre – dans la diversité des langues et des modes d’entendement, la puissance réparatrice et salvatrice du Nom de Dieu ; tant il est vrai, comme Dieu le révéla à Moïse au Buisson ardent, que ce Nom est pour l’éternité... C’est dire qu’il est à la racine même de notre humanité, et comme le secret de notre identité personnelle. Grâce aidant, cette louange submergera l’âme attentionnée, laissant à son retrait l’empreinte d’un chemin de vie dans le débordement de l’Amour divin, qui apparaît, à notre humble mesure, comme un océan insondable et sans rivage. Convaincu de l’unité de Dieu et de son unicité, dans sa création comme en nous-même, nous présentons notre sujet dans un esprit d’universalité traditionnelle. Dieu est « Un », dans le Nom par lequel Il se fait connaître et par lequel les hommes confiants l’appellent, par simple goût ou par une habitude devenue en somme naturelle, par pressentiment parfois, du fond criant de leur solitude, dans certaines circonstances critiques. Dans la diversité des invocations, des litanies, des prières et des chants, le Nom de Dieu tient une place centrale dans toutes les religions. Quoique s’écoulant de montagnes différentes et présentant des parcours et caractères variés – auxquels l’histoire des peuples est de fait liée – les fleuves font tous retour à l’océan ; ainsi les Noms de Dieu ne s’ajustent pas au même versant de la Réalité universelle, mais ils proviennent d’une même source et entraînent les âmes vers une même infinitude océanique. Le Nom personnel du Dieu chrétien n’est pas celui, impersonnel, des musulmans, comme l’inarticulable Tétragramme hébraïque possède son secret propre, entendu des seuls maîtres de la Thora. Il n’en demeure pas moins que chaque Nom par lequel Dieu se révèle aux hommes est toujours pour eux le Nom, dans la compréhension de celui qui possède un cœur bien inspiré et une âme de bonne volonté, ce qui relève d’une gracieuse prédisposition. Doit-on soupçonner un syncrétisme latent dans le fait de faire ressortir sur cette question une parenté des « monothéismes abrahamiques », en leur supposant une sorte de métalangage commun ? La possibilité d’une clé universelle, susceptible d’ouvrir la serrure de la Religion, au-delà des nécessités confessionnelles ? De fait, pour les trois spiritualités concernées, on
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ne peut nier des liens de cet ordre, comme on ne peut ignorer la proximité interne ou subtile des langues, en ce qu’elles sont également aptes à transmettre et dire les messages du Ciel. Rapprocher les structures théonymiques, pour autant que nous disposions d’outils conceptuels adéquats, non seulement ne devrait pas conduire à une confusion des perspectives, mais pourrait nous faire comprendre la vocation propre de chaque révélation. En fait la « science des noms » ou l’ « art de nommer » (onomastikê, de tekhnê), qui est au centre d’une linguistique générale, repose elle-même sur ce que les sages entendent par science des lettres et des nombres, ou « lettres-mesures ». De ce point de vue, il est remarquable que les penseurs musulmans considèrent cette science majeure, constitutive des noms de Dieu (noms, nombres ou qualités qui déterminent d’ailleurs notre propre configuration spirituelle…), comme héritée de Jésus (’Isâ) ; comme chaque grande « science » est, pour eux, l’héritage d’un prophète majeur de cette humanité (au nombre de sept ou de douze…), depuis Adam, Noé et Moïse, jusqu’à Jésus et Muhammad. Dans sa Sagesse des prophètes, le « plus grand des maîtres », Ibn’Arabî (m.1240), développera cette question, en récapitulant les sciences principales des cycles antérieurs au Prophète de l’islam. Si la science des lettres est dévolue à « Jésus », cela n’en fait pas pourtant un « héritage chrétien », car il s’agit là d’une fonction prophétique, ou, plus proprement dans ce cas, « prophéto-messianique » ; pour un musulman, Jésus, fils de Marie, ne saurait être appelé « Christ » et « Fils de Dieu »… mais Messie sauveur. Plutôt que de « science christique », on devrait donc dire « jésuitique », comme la science prophétique de Moïse recèle une secrète universalité, que sa stricte fonction législative et en quelque sorte exclusivement judaïque ne manifeste pas. Reconnaître le fond divin commun de chaque « verbe prophétique » n’implique pour nous ni confusion fonctionnelle ni syncrétisme religieux… Cela doit être bien entendu. Quant à la science qu’Il a lui-même de son propre Nom, les savants diront que Dieu est plus savant ! Avertissement subtil d’une limite intellectuelle que les hommes ne franchiront pas avant l’Heure. Par un effet compensatoire de la divine Miséricorde – et Dieu veut non moins aujourd’hui qu’hier l’heureuse délivrance de ses créatures – la problématique d’une science invocatoire tend toutefois à une
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certaine vulgarisation. Aujourd’hui la plupart des croyants ont entendu parler du mont Athos et de la prière de Jésus qui s’y enseigne, de la danse cosmique des derviches turcs, ou de la psalmodie des juifs pieux au mur des Lamentations... Ils savent bien que chaque juif, chrétien ou musulman, vénère Dieu par le nom et les formules appris de ses pères, et que c’est pour lui quelque chose d’important. Mais on ne réalise pas forcément que le Nom de Dieu est le cœur même du message révélé, ni à quel point il imprime l’ambiance religieuse correspondante (par le déploiement des arts et métiers notamment), en modelant l’intimité psychologique de ceux qui le reconnaissent par un acte de foi et en usent intelligemment. Le Nom de Dieu est don-avènement de Lui-même, et pour en bénéficier il suffit de se disposer à le recevoir et à l’honorer. Au-delà des cadres d’une dogmatique exclusive, le Nom n’étant qu’un en Dieu (« origine sans origine » dira Bernardin de Saint Pierre), il est a priori dans le cœur de chaque croyant... Que nous le sachions ou pas, en nous rayonnent la lumière et la chaleur du Nom de Celui qui s’y nomme lui-même, et qui nous attire ainsi à lui, par une sorte d’alchimie du verbe et de la lettre ; celui qui croit à la Parole du « Christ » n’est-il pas appelé « chrétien »… du nom même de son Seigneur ? Lorsque sa proclamation est mue par le goût du sacré, accompagnée d’une intention vertueuse, en vue d’un progrès de l’âme et non pour quelque intérêt étranger à Dieu (sachant que l’Éternel ne laisse pas impuni celui qui invoque son Nom par le mensonge ! Ex 20, 7), le Nom ouvre la porte dorée de la miséricorde. En nous y vouant, ici-même et présentement, il entraîne les puissances de notre être – la procession des lettres de notre « nom personnel » pourrions-nous dire – dans un mouvement ascensionnel et consécrateur, jusqu’aux parages du Seigneur, avec pour fin les noces humano-divines d’une chair toute spiritualisée. Depuis la plus haute antiquité, déjà avec Énosh (fils de Seth et petit-fils d’Adam), premier invocateur de l’humanité (Gn 4, 26), et la lignée spirituelle qu’il typifie, les maîtres des religions ont dit les infinis bénéfices d’une mention fréquente, mieux même incessante, du Nom de Dieu. L’assimilation ne saurait d’ailleurs en être plus simple, même pour un illettré ! Un Nom de deux syllabes, comme “Jésus”, rend facile l’accord du souffle et de la pensée. Au début du Ve siècle,
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saint Augustin parlait déjà d’oraison « jaculatoire » (jaculatoriæ preces), le Nom jaillissant au rythme de l’expir de la poitrine et du fluement du cœur ; et quoi de plus naturel que la respiration ? Toute langues sacrée (grec, hébreu, arabe…) ou même simplement liturgique (latin, slavon, arménien…), permettant la transmission de la Parole divine et partant l’exécution adéquate du service sacré, est apte à servir de conducteur à l’invocation (méthodique ou non) du Nom suprême, ou à la récitation de ses déterminations théonymiques, comme dans les litanies. L’Écriture nous avertit : Étroite est la porte, resserré le chemin qui mène à la vie, et il y en a peu qui les trouvent (Mat 7, 14). Qu’en est-il aujourd’hui, dans l’ambiance d’un monde qui semble voué aux tromperies idéologiques, à la fausse morale, à la laideur d’une culture de l’absurde ? « À la fin des temps, observe l’évêque Briantchaninov, la voie étroite sera abandonnée par presque tous ». Pensant là aux « tièdes » que stigmatise le Seigneur. Il n’est pourtant pas d’autre chemin qu’une foi entière et intégrale dans le credo de notre religion, pour assurer à l’âme son salut ; et nous devons savoir que cette voie exigeante, qui reconduit la créature exilée ici-bas vers le Royaume altier de son Seigneur, est toujours libre, pour nous comme pour notre prochain… même si les apparences sont trop souvent désespérément contraires ! Pour l’homme chrétien, qui admet de cœur et d’âme la vérité apostolique, le « Verbe Logos » – tranchant du glaive divin par lequel la réalité-vérité est séparée de l’illusion – est le nom même de cette voie, sur laquelle il est placé par la grâce baptismale : Au Nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Il y engagera tout son sentiment, car Dieu est “Amour”, toute sa raison, car Dieu est “Intelligence”, toute sa volonté, car Dieu est “Sagesse”… En ce jour-là, YHVH sera Un et son Nom unique. (Zach 14, 9)
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Première partie
JUDAÏSME
Chapitre I
AUX SOURCES
Seigneur, puisses-tu m’ouvrir les lèvres, pour que ma bouche proclame tes louanges ! (Ps 51, 17)1
En 1970, la revue Eranos-Jahrbuch proposa à ses lecteurs une importante contribution de Gershom Sholem sur le Nom de Dieu dans le judaïsme : « Théorie du langage dans la kabbale »2. Infiniment plus qu’un moyen de communication sociale, ou même d’expression des sentiments, le langage humain présente en soi un « caractère symbolique ». C’est dire qu’il procède d’un principe supérieur, d’une cause interne dont il tient sa cohérence logique et qui lui donne tout son sens, en le rendant apte à l’activité des âmes, jusqu’aux plus hautes exigences intellectuelles. Cela vaut éminemment pour les langues « sacrées », comme le sanscrit védique, l’hébreu de la Torah, ou l’arabe du Coran, par lesquelles la Parole poétique (poiêma, au sens créatif du mot) de la Divinité est donnée aux hommes ; de même le grec, vecteur d’une « pensée philosophique », est tout à fait propre à transcrire le témoignage du Christ. D’autres langues, sans être rigoureusement de cet ordre, sont adaptées à l’usage liturgique : latin ecclésiastique, slavon, arménien, copte, etc. Dans la diversité de leurs champs culturels, les langues profanes – que symbolisent les 1 2
Cette supplique du Psalmiste introduit à la prière principale de la Amidah. Trad. Hayoun et Vajda, dans Le Nom et les symboles de Dieu…, Cerf, 1983, p. 55-99.
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soixante-dix « nations » qui participèrent à l’érection catastrophique de la tour de Babel – possèdent forcément « quelque chose » de cette provenance céleste, ce que montrent assez l’étymologie et la sémantique ; mais soumises aux conditions cycliques de ce monde, elles en subissent les effets corrupteurs, s’usent et s’épuisent, comme les âmes s’obscurcissent. Dans leur usage même, les langues profanes semblent toujours plus défectives et ne plus dire grand chose, mais nous pouvons toujours les employer au mieux de ce qu’elles offrent, en prenant la précaution de circonscrire les concepts dont nous parlons ; c’est là tout l’effort d’une démarche qu’on qualifiera de « traditionnelle ». Une langue est valide aussi longtemps qu’elle permet l’expression compréhensible de Dieu. À l’inverse, ce qui est devenu impropre à permettre la transmission et l’interprétation de la Parole n’est plus qu’un moindre langage, étranger au symbole, interdisant de fait toute intégration spirituelle… une « langue morte » donc. La vocation somme toute « religieuse » du langage humain est aujourd’hui méprisée du grand nombre de ceux qui ont charge d’enseignement, et la confusion langagière est à la mesure d’une abyssale ignorance du sacré. Toutefois le sens interne ou l’âme de la langue peut être restitué, comme un trésor enfoui et oublié peut être mis au jour, et dès lors employé pour une fin supérieure. Quoique terriblement dégradée par l’usage profane, une langue comme l’hébreu reste – en l’occurrence pour les juifs pieux – celle, unique, de la révélation de la Loi, par laquelle Dieu parle à « son peuple » d’élection. Si nous voulons bénéficier pleinement des ouvertures de ce dépôt sacré, il nous faut en retrouver les clefs dans les principes qui gouvernent notre propre foi. L’idée fondamentale de cette « théorie mystique »3, dont les applications cultuelles et culturelles sont innombrables, est que « l’origine métaphysique de tout langage »4 est dans le Nom du Dieu Un ; Dieu se donne totalement aux hommes par le secret de son Nom, toujours pour une religion unique. Et ce nom propre se réfracte en qualités d’essence, d’attributs et 3
Ne perdons pas de vue la nature opérative et contemplative du mot (racine theos) ; de même pour « mystique », que nous entendons ici comme un renoncement au bavardage du monde, comme à tout ce qui n’est pas originé en Dieu (rac. verb. mu → latin mutus, muet). 4 G. Scholem, Le Nom et les symboles de Dieu…, p. 57.
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d’activités, elles-mêmes déployées en gerbes de signes phonéticographiques, dont les faisceaux rassemblés constituent la « langue divine », le chant d’une louange universelle. Le mystique perçoit pleinement ces signes-symboles idéophoniques, lorsque dans sa contemplation de la Présence (Shekinah), il s’affranchi plus ou moins durablement des contraintes limitatives du bas-monde. Dans le contexte particulier de la révélation moïsiaque ou hébraïque, cette théorie du langage s’appuie spécialement sur un traité anonyme, aussi court qu’abstrus : le Sefer Yetsirah. Elle fut exposée par les kabbalistes espagnols de Gérone, à commencer par Abraham Aboulafia, à l’époque (XIIIe siècle) où paraissait le monumental Zohar : le « Livre de la Splendeur » ou de « l’Éclat ». Trois siècles plus tard, Isaac Louria et l’école de Safed en produiront de magistraux développements, sur lesquels les « étudiants » n’ont depuis cessé de méditer, et qu’ils méditeront encore – seraient-ils réduits au plus petit nombre – jusqu’à l’avènement messianique. La possibilité d’une complète régénération de l’humanité repose sur cette inépuisable remontée du sens caché des lettres et des mots, une herméneutique grammaticale de la Torah menée par les plus pieux, conjointement au service sacré et à l’effort assidu d’une assimilation du Nom par les puissances de l’âme.
Les vingt-deux Lettres de la Création Dans l’Origine Dieu créa les Cieux et la Terre. (Genèse I, 1)5
Traditionnellement attribué au patriarche Abraham6, et rédigé par Rabbi Aqiva7, le Sefer Yetsirah (Livre de la Création, ou plus expressivement de la Formation) est mentionné de façon explicite au VIIe siècle. Appelé à connaître une large diffusion chez les mystiques
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Traduction de Jean Borella, Le poème de la Création, Ad Solem, Genève, 2002, p. 25. Rappelons que lorsque “El Shaddaï” institue son alliance avec Abram ( אברם: valeur numérique 243), Il modifie le nom de celui-ci par adjonction d’un hé ( ה+ 5 = 248) (Gn 17, 5) ; ce qui signifie un changement de cycle ou régime traditionnel. 7 Ce grand sage, martyrisé, rendit la vie en prononçant l’ultime mot du Shema Israël : Ehad, « Un ». 6
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et kabbalistes, il fera l’objet d’une bonne centaine de commentaires savants à partir du Xe siècle. Par trente-deux voies mystérieuses de sagesse, YAH, l’Éternel des Légions (Tsebaot) Dieu d’Israël [...] dont le Nom est saint, Créa l’univers [...] par l’écrit, le nombre et le verbe. Dix nombres sans plus, Vingt-deux lettres fondamentales, Dont trois principales, sept doubles et douze simples [...]. Il les a tracées, taillées (ou gravées dans l’ « esprit » : rouah), pesées, permutées et combinées. Il en a formé l’âme de toute créature […] (I, 1-2 ; II, 3).8 Dieu dispose hiérarchiquement les lettres de la Création en trois ensembles, supérieur, intermédiaire et inférieur9. Mais Lui-même est inaffecté, éternel et unique, et par la parfaite et secrète unité de son Nom – affirmation de l’ « Un » – les vingt-deux lettres lui restent attachées, aussi longtemps qu’Il maintiendra sa création. Par les « sentiers merveilleux de la Sagesse », Dieu crée… Ces « trente-deux voies » de la formation des êtres créés sont les vingtdeux consonnes de l’alphabet hébraïque, associées aux dix « Nombres » primordiaux (sefirot : pour les kabbalistes, les dix émanations constitutives du Plérome divin), lesquels sont aussi considérés comme noms d’Anges ou « Vivants » (Hayyot). Il a choisi trois lettres principales, et les a fixées par son grand Nom YHV. YaHéVé : valeur guématrique 10+5+6 = 21 ; nombre fondamental, dont la double clef est d’être la somme des six premiers nombres et le produit de 3 par 7. De sorte que ces lettres constituent ensemble la première articulation logique du Nom de Dieu, encore « en » lui-même, et que les six permutations possibles fixent les 8
À quelques détails près, nous nous appuyons sur la traduction proposée, en vis-àvis de l’original hébreu, par Paul B. Fenton, (cf. bibliographie). 9 Les trois supérieures : alef, mem, shin. Les sept « doubles », parce qu’elles permettaient, dans l’ancien hébreu, une double prononciation : beit, ghimel, dalet, kaf, pé, resh, tav.
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conditions de la création, jusque dans l’exil temporaire « hors » de lui-même. Par elles Il a scellé les six côtés, faces ou extrémités, de la création, en suivant cet ordre : - le haut (zénith) avec yod, hé, vav (YHV) ; - le bas (nadir) avec yod, vav, hé (YVH) ; - l’orient, devant Lui, avec hé, vav, yod (HVY) ; - l’occident, derrière Lui, avec hé, yod, vav (HYV) ; - le midi, à sa droite, avec vav, yod, hé (VYH) ; - le nord, à sa gauche, avec vav, hé, yod (VHY). (I, 15). Il a fait régner le “hé” sur la parole [...] le “vav” sur la pensée [...] le “yod” sur l’action. (II, 14, 15, 19) ; de sorte que la création, ou l’Homme-Adam premier et universel qui la récapitule, est toute Pensée, toute Parole, tout Acte. La création est entièrement sous le régime de ce triple ordre hiérarchique et des six déterminations de Dieu, qui sont comme le reflet ou l’écho de Lui-même, partout et toujours présent, Un et Unique. Tout être venant à l’existence, ange ou créature de chair, est formé par combinaison des deux cent trente et une « portes » : soit le « nombre des permutations binaires possibles (avec les) vingt-deux lettres. »10 La structure verbale constitutive de la langue hébraïque (ou graphes-phonèmes de la création) serait ainsi bilitère, et constituerait le grand Nom secret de Dieu. De fait, l’ineffable Tétragramme sacré est composé de deux binômes consonantiques : “YH”, pour la transcendance divine, l’essence, l’étance (= le « Je Suis » du Buisson ardent : EHéYHé), et “HV” pour l’immanence divine, la substance, l’existence. Ce second bilitère constituant la structure intime du nom « Ève » : HèVHé ; chair de l’Adam protoplaste (plastikos) et qui manifeste la conjugalité féminine de l’être. Les lettres et leurs « portes » alphabético-numériques sont des puissances élémentaires créatrices. Cette notion est admise de façon explicite par le Talmud ; on lit ainsi, dans le traité Berakoth (55a) : Par les lettres, la terre et le ciel furent créés ; et dans le Midrash Tahouma : Le Saint béni soit-Il, dit : Voici, Je demande des ouvriers : la Torah répondit : 10
Séfer Yesîrâh, p. 11.
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“Je mets à ta disposition vingt-deux ouvriers“. De même, dans l’immense fonds de la littérature mystique, comme avec cet exemple pris dans l’Alphabet de Rabbi Aqiba11 : Quand le Saint béni soit-Il voulut créer le monde, aussitôt toutes (les vingt-deux lettres constitutives de la Torah) descendirent [...] chacune disant devant Lui : “Crée le monde avec moi !”. Et chaque espèce créée, chaque créature, est « scellée » par une combinaison de binômes qui détermineront sa « forme » (suivant les six directions de l’Espace infini de l’Ayn-Sof) et son « nom » ; celui du prototype céleste ou angélique si l’on veut. La langue hébraïque « restituée », rendue à sa fonction créatrice première, est ainsi à la fois écriture et mesure de notre monde ; une « géo-graphie » et une « géométrie », comme le dit M.-A. Ouaknin. Les autorités du Talmud, les kabbalistes ou certains maîtres hassidim, transmettront et élèveront cette matière aux plus hauts sommets de la pensée. Dans cette summa que constitue les Deux Tables de l’Alliance, R. Ishaya Horowitz (Shelah le Saint : 1570-1630) exposera « le processus de la création du monde dans son rapport avec les lettres [...] en particulier avec celles du Tétragramme. »12 La Matière première (ou Hylée, le Tohou de la Genèse), issue de la « Création » (passage in divinis du Néant à l’Étant), est d’abord un Point ; première particularisation ou émergence de l’Être, par essence infinitésimal, sans forme figurée et indivisible, proprement « atomique ». La Hylée est alors mise en forme, in-formée. Ce Point primordial, agit par la Volonté, et agissant par la Puissance du Créateur, s’auto-projette dans l’Espace (le Vide matriciel résultant du « retrait » de Dieu en Luimême, pour permettre la création : ce qu’on nomme tsimtsoum), symboliquement suivant un rayon axial vertical, de l’En haut à l’En bas, de l’Empyrée à la Terre de promission. L’Espace primordial est, en Dieu, le « champ d’action » du Projet d’une création qu’Il veut à son image. C’est Dieu qui impulse librement les « métamorphoses » du Point, et c’est Lui qui détermine les formes en s’autolimitant nécessairement – il ne saurait en effet y avoir un « autre Dieu » que lui : Dieu-Un d’Israël. Ces limites formelles sont conditionnées et mesurées dans notre monde par la tridimensionnalité spatiale et la 11
Cité par Ch. Mopsik, Le Livre hébreu d’Hénoch…, Verdier, Lagrasse, 1989, p. 233 sq. Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum…, Albin Michel, 1992, p. 153.
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symétrie temporelle (du passé au futur). Le point agi/agissant « devient » alors ligne verticale, puis horizontale, oblique et courbe, puis plan et volume, jusqu’à la perfection de la sphère, forme isotrope de l’Adam Qadmon : l’Homme unique, parfaite image de Dieu. Les trente-deux « lettres-nombres » en fixeront la mesure et le rythme. C’est là le processus de la « Formation » (yetsirah) du monde, qui traduit le passage de l’Étant essentiel à l’Existant substantiel. Les lettres-nombres, articulées en noms divins ou angéliques, maintiennent – par une sorte de re-création permanente – l’ordre (cosmos), préservant notre monde et donc l’humanité d’une régression chaotique fatale (chaos : rac. i.-e. ghen, ghei : vide, manque, sans forme juste ; le tohoû-wâ-bohoû de la Genèse). Le Sefer Yetsirah précise d’autre part que les lettres-nombres « tournent en cercle », ce qui n’est pas sans évoquer le « mouvement des sphères » ou vortex sphérique des intelligibles (âmes intellects), cher aux philosophes. Pour les maîtres, les trois réalités géométriques fondamentales de la création-formation sont le point, la ligne (verticale), le plan. Ce sont les trois graphies du yod, du vav et du dalèt (valeurs respectives : 10, 6, 4), à partir desquelles est dessinée la première des lettres de l’alphabet : le alef (valeur 1).13 Chacune d’elles peut être reconduite à une combinaison de points (yod), de lignes verticales (vav), et de plans horizontaux (dalèt).14 Cette lecture graphique constitue proprement la gematra ou guématrie, mot d’origine grecque, apparenté à la fois à géométrie et à grammaire, avant qu’elle ne désigne la seule science des équivalences numériques. Chaque lettre, mot ou assemblage de mots, est en effet à la fois un système graphique (qui trouve sa place dans le processus renouvelé de la création-formation), et le vecteur d’une puissancequalité divine ; M.-A. Ouaknin parle d’ « énergie sémantique ». Cette « énergisation » ou mise en mouvement des consonnes et des binômes est opérée par la voyellisation des trois « lettres-mères » (matres lectionis) : alef, mem et shin. Au XIIIe siècle, Abraham Aboulafia développera cette question proprement fondamentale dans la Lumière de l’Intellect (’Or ha-Sékhél). Les noms-nombres des choses, qui sont 13
On ne confondra pas avec l’ensemble alef, mem, shin, qui s’applique au triangle supérieur des sefirot : Kether-Hokmah-Binah (la « grande Face » divine). 14 La lettre dalèt, est la « porte » (délèt) de notre monde.
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comme les signatures des Qualités divines, apparaissent ainsi, suivant l’image que retiendra G. Scholem, comme le beurre produit par barattage ; le « lait » étant ici l’alphabet hébraïque, dont les croyants nourrissent leur âme. Le sens des Noms divins et de la Torah, tissés des mêmes lettres, ne peut être envisagé sans tenir compte de cette « métalogique » du langage qui, de fait, caractérise toute écriture sacrée. La Révélation faite à Moïse et communiquée aux Israélites fut informée dans la lettre ; précisément dans la forme hébraïque de la lettre, et non dans une autre.15 Plus encore, suivant les Hekhalot Zoutarti, texte relevant de l’ancienne littérature mystique des « Palais », les vingt-deux lettres ou puissances élémentaires de la création sont les vingt-deux noms de chacune des lettres de la Torah. La création est figurée comme une descente, ou plutôt, de façon beaucoup plus évocatrice, comme une « prosternation » des Lettres-Noms gravés sur le Trône divin et portées sur la Couronne de l’Ange de la Face, Métatron : Voici les vingtdeux lettres par lesquelles la Torah a été donnée aux tribus d’Israël, elles sont gravées (sur la) couronne du Saint, béni soit-Il.16 Nous reviendrons sur ce point. Il appert de l’équivalence alphabétique du signe (graphique et phonétique) et du nombre (ou de la mesure), que les mots composés des mêmes lettres, quoique disposées dans un ordre différent, ont une égale « énergie sémantique ». Rattachés à une idée commune, ils présentent une relation qualitative particulière, avec des effets spécifiques bien identifiés et provocables. Cette science combinatoire, dont les principes généraux sont posés dans le Sefer Yetsirah, est la hokhmat ha-tserouf, dont on enseigne qu’elle correspond à la dixième Sphère du système philosophique de Maïmonide, soit l’Intellect agent. Ce procédé, connu sous le nom de « guématrie », associe forme et nombre ; le vocable grec géometrikos arithmόs est ainsi le « nombre géométrique », vraie mesure de la lettre. L’antique grammaire grecque nommait cette science « isopsèphie », de psêphos : calcul ; ce qui n’est 15
Il s’ensuit (du point de vue juif) que toute traduction de la Torah, ou d’un livre comme les Psaumes davidiens, même sérieuse, est aussi peu apte à une herméneutique conséquente qu’à l’usage liturgique. 16 Alphabet de Rabbi Akiba, cité par Ch. Mopsik dans Le Livre hébreu d’Hénoch…, p. 292, note 29.3.
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pas sans rapport avec les degrés processionnels de la lumière (phôs) et du verbe (voix = phônê), donc avec l’intelligence visionnaire (voir prophêtês, de phanai : rendre visible par l’audition de la parole, laquelle est articulation phonétique des lettres-nombres). Reconnaissant aux équivalents numériques une affinité d’ordre intellectuel, donc une fonction noétique susceptible, par analogie, de provoquer une remémoration des idées correspondantes, les poètes de la sagesse produiront ainsi des distiques isopsèphes, où la somme des valeurs des lettres de chacun des deux vers est égale ; leur vocation est anamnésique. Certains Pères de l’Église d’Orient auront parfois recours à cette science dans leurs études sur les noms divins ; on rapprochera ainsi le grec Theόs de Hagios (“Saint”) et Agathos (“Bon”), qui valent également 284, en vue bien entendu de leur assimilation spirituelle. Pour Aboulafia et ses continuateurs, il s’agit là d’une méthode de méditation qui présente de grandes similitudes avec la cantilation ; la procession des lettres-nombres ou phonèmes (de phônein, phôn : « son ») est comme une gamme musicale. Émanant de Dieu, une même structure alphabético-numérique tisse l’Univers, lie la nature et l’homme ; seule change la « trame » de son motif langagier. Véritable « voie royale » reconduisant progressivement à Dieu, les modalités pratiques de cette science ont été discrètement transmises, de maîtres à disciples, dans les milieux, parfois imbriqués, de la kabbale et du hassidisme. Sachant que la rythmique cantilatoire (a- rithmos = nombre) des lettres met en œuvre à la fois le souffle (spiritus) du vivant, la parole-audition (son) et la vision (lumière) ; le rapport lettre/lumière se retrouve dans le grec graphô (= écriture) : de phôs. Toujours selon le Sefer Yetsirah, il existe un lien entre les lettres et les organes ou membres du corps humain. « Les modalités (en) sont complexes. Parfois directes, parfois associatives par homophonies ou homomorphies, ou encore par adéquation à la structure du mot. »17 Ce qui fonde une science des postures méditatives, connexe d’une médecine psychosomatique dont les « yogas » (mot sanscrit qui connote l’idée de « jonction ») orientaux offrent une comparaison. Le « corps » est comme un alphabet, dont les noms désignant les parties fonctionnelles sont des puissances ou énergies résonnant entre elles, 17
Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum..., p. 187.
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jusqu’à la ronde perpétuelle des myriades d’atomes qui en constituent le soubassement. S’étonnera-t-on que le “yod” soit identifié au cœur, le “hé”, gutturale simple, et le “hè”, gutturale emphatique (leur graphie est quasiment la même), aux deux poumons, et qu’il y ait un lien particulier entre ces trois lettres, comme entre ces organes ? Dès le milieu du XIIIe siècle et peu avant la rédaction du Zohar, la vivification des lettres par la concentration de l’esprit (donc du souffle) dans la prière fut exposée par un des représentants notoires de la kabbale aragonaise : Azriel de Gérone (Commentaire sur la liturgie quotidienne). Alors que les lettres sont « mises en mouvement » par les forces de l’âme, les sefirot de la miséricorde et de la rigueur sont activées, et le Père et la Mère (Hokmah - Binah) s’unissent dans l’Océan de l’Amour divin (l’Ayn-Sof). Connaître cette science des lettres, c’est pouvoir, dans certaines conditions psychologiques et morales, atteindre leurs principes célestes et infléchir la volonté divine en notre faveur. Au XVIe siècle, Moïse Cordovero exposera dans son Verger des grenades (Pardes rimmonim), comment l’ « in-tension » (kavanna) de l’orant se purifie par la fixation attentionnée de l’âme sur les lettres des noms et des mots de la liturgie, jusqu’à les reconduire à leurs racines séfirotiques et à leur Source : l’Ayn-Sof. Il reste à envisager le rapport existant entre la procession des lettres-nombres et les dix sphères sefirotiques par lesquelles, selon le Bahir, le Zohar et les maîtres kabbalistes, Dieu manifeste la diversité infinie de ses qualités créatives et ses propres noms. Et l’on notera déjà l’équivalence numérique des mots shem (le « nom » : Sh-M = 340) et safar (le verbe « nombrer » : S-F-R= 340) : preuve de l’unité secrète de la forme et du nombre de chaque lettre, comme de l’espace et du temps de leur déploiement. Le Sefer ha-Bahir, le Livre de la Clarté, compilation anonyme apparue dans le dernier quart du XIIe siècle, est l’une des premières sources écrites exposant le schéma processionnel des émanations ou hypostases divines. Les “Dix Paroles” (grec Dekalogos ; Dt 5,22), Verbes et Lumières, sont présentées comme un arbre inversé. Enraciné dans le profond mystère du Dieu-Un et Absolu, l’ampleur de sa ramure circonscrit l’Âme du Monde, et ses fruits, parvenus à maturité, sont les âmes aimantes et pieuses des justes d’Israël, fidèles au credo de l’Unité divine (le dernier mot du Shema Israël), autrement dit – comme nous le comprenons ici – fidèles au
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Nom du Dieu-Un d’un peuple prédestiné à l’élection. Dans ce système, la deuxième Sefira, Hokmah, la Sagesse, est identifiée à la « Torah primordiale » dont la totalité des signes (ou lettres-nombres) est considérée par les kabbalistes comme le « grand Nom » de Dieu. Pour Isaac l’Aveugle (m.1235), qui revendiquait une filiation de type éliatique et auquel certains attribuent la rédaction du Bahir (il fut en tous cas un des premiers commentateurs du Sefer ha-Yetsirah), en « découlant de la sophia, les séfirot s’unissent en différentes configurations pour former les lettres de l’alphabet, comme les paroles [...] sont des configurations (créatrices) des lettres. »18 Paroles, lettres et nombres sont unis par une même racine, la racine de tous les noms dont Adam reçut l’inspiration, et qui est le Nom secret de Dieu : au principe de la création, en son tout, et dans sa fin. Les lettres sont « les signatures (‘ot) secrètes du divin […] à tous les niveaux et étapes du processus de la création » ; G. Scholem soulignant que l’hébreu ’ot est à la fois la « lettre » et le « signe ». Le mot sefirot (pluriel de sefira) conjugue ainsi nombre (safar) et graphe. Les « lettres-signes » (’otiyot) de la création « pro-viennent » (’ata = venir) du Principe, et elles y font retour avec les âmes justifiées. Vecteurs de la révélation, donc de la prophétie19, aux divers degrés de la création, elles suivent le même processus de fixation (qu’on apparente à une condensation, cristallisation ou sédimentation), pour nous parvenir finalement sous les figures familières que nous leur connaissons.
Processus de nomination Dès les premiers versets de la Genèse, Dieu assigne leur nom propre aux choses qu’Il créé : Dieu appela la lumière “jour” et les ténèbres “nuit”. Puis Il appela le “ciel”, la “terre”, les “mers”… (1, 5-10) ; Il parachève l’Éden le “sixième Jour”, avec l’Homme – fait à son image et ressemblance, – bénit et sanctifie le “septième Jour”, dans le repos de sa création. Dieu modela encore les bêtes sauvages et les oiseaux du ciel, et Il les amena à l’Homme pour voir comment celui-ci les appellerait : 18
G. Scholem, Le Nom et les symboles…, p. 73 sq. Le prophète (grec prophêtês) porte « en avant » la Parole de Dieu ; il est littéralement le « porte-parole ». 19
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chacun devant porter le nom que l’Homme lui donnerait (2, 19) ; chaque nom signifiant la situation cosmique, le degré ou fonction hiérarchique propre à chaque espèce, céleste ou surnaturelle (anges), et terrestre ou naturelles (animal, végétal, minéral). Au point de vue théologique qui importe surtout ici, l’« appel » nominal des créatures, des âmes vivantes (hayah), suppose l’accord de la volonté divine ; il s’inscrit dans l’ordre (kosmos) harmonique de Dieu ; l’ancien français « appellement » présentait d’ailleurs ce sens. L’Homme agit ainsi et donna leurs noms aux choses, mais pour se nommer à son tour il ne trouva pas l’aide qui lui fût assortie (2, 20)… Dieu modela ou façonna (plutôt que « créa ») alors la femme et l’amena à l’Homme, d’où Il l’a tirée à partir de l’âme vivante, pour que celui-ci se connaisse distinctivement par son nom à lui, en la connaissant, donc en la nommant, elle.20 Soulignons que la « soustraction » d’Ève (valeur 19) de Adam (valeur 45) est égale à 26… valeur du Tétragramme, c’est-à-dire du Nom de Dieu ; ce qui marque ainsi la nature indissociable de l’union conjugale.21 Si « le masculin est maître du monde, le féminin est maître de la réalité humaine, dans la mesure même où il a pour fonction de la représenter à elle-même. »22 L’homme adamique donne à l’ « épouse » son nom, or le grec spendein présente l’idée de « promesse ». La femme est promise par Dieu à l’homme, non le contraire ; dans un monde traditionnel c’est une évidence ! : L’homme appela sa femme Ève (HèVHé : la « Vivante »), parce qu’elle fut la mère de tous les (êtres) vivants (Gn 3, 20). Pour l’humain il s’agit de l’âme vivante (nephesh, 2,7), dont la « tunique de peau », qui vêt et cache l’âme spirituelle et immortelle (neshamah), est le symbole sensible. C’est désormais dans l’union conjugale – que nous entendons d’abord comme hiérogamie des puissances psychosomatiques et spirituelles – que l’homme et la femme (re)deviendront comme une seule chair (2, 24), réintégrant leur étance originelle commune : leurs noms par alliance fondus en Dieu, mais non confondus. 20
La connotation sexuelle de l’expression « connaître une femme » (attestée en français au XIIe siècle) relève du genre biblique (cf. le livre des Rois). Il y a un rapport noétique entre (co)naissance et union. 21 Notons que la somme du couple « Adam-Ève » (45+19 = 64) est deux élevé à la puissance… six (26). 22 Jean Borella, Un homme une femme au Paradis, Ad Solem, Genève, 2008, p. 220.
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Dieu fit l’homme à son image et ressemblance ; comme Verbe Il le dota de la parole qui donne « pouvoir » de nommer les choses – la légitimité de cette opération supposant bien sûr l’adéquation à la volonté divine. Cette intelligence humaine de la cause est quelque chose d’unique et de central au regard de la création, même des catégories d’anges, dont la vocation n’est parfaite que dans un ordre préétabli par Dieu ; l’homme seul est – en principe – le maître de la parole vraie : créatrice, productrice, constructrice. Le verbe « pouvoir » connote l’idée de possibilité ; potis est : « ce qui est possible » de saisir (de l’être) d’une chose, sa racine ou cause ontologique. On ne dira jamais assez que le nom d’une chose (et chaque chose créée a son être propre, donc son nom – dévoilé par Adam) n’est pas une convention ; il est en soi efficace, au-delà des cadres formels de chaque langue, rendant possible le libre exercice de nos facultés sur la réalité noétique qu’il désigne ; en nommant la chose par son nom d’être, suivant l’inflexion de notre intention, on en entretiendra ou pas la vie en nous ; ce qui suppose un enseignement qualifié, comme on le dispense encore dans quelques écoles religieuses. Sachant que le Maître est toujours Dieu, qui juge, par notre ouvrage, si nous satisfaisons au devoir de l’honorer, Lui et non un autre. Malheureusement la mentalité séculaire a rompu les amarres avec le Ciel, et l’ « homme moderne », du fond chaotique d’une conscience polluée, n’a cure de l’ordre des choses ! Par défaut de légitimité spirituelle, les pensées sont désordonnées, l’existence est incompréhensible, et les activités souvent néfastes à un intérêt bien compris. Alors que par son pouvoir de nommer toute réalité distincte, donc de connaître les œuvres et créatures de Dieu, l’homme ordonne son monde et enseigne la vision synthétique et récapitulative qu’il en a, autour de sa propre origine. Par-là, Dieu rend l’homme coresponsable non pas, bien sûr, des lois de la création, mais du maintien de sa cohérence logique, comme de son propre épanouissement. Ainsi les hommes nommeront-ils leurs semblables, à commencer par leurs enfants, comme en témoignent les généalogies bibliques, où les racines patronymiques expriment des types psycho-spirituels. Si la femme est la mère des vivants, l’homme en est distinctivement le père par son nom, qu’il reçoit, porte et transmet. Et du respect de l’homme quant à l’intégrité spirituelle de son nom propre, devenu celui de son
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épouse et de ses enfants (de l’« autre » soi-même en général), dépend l’équilibre conjonctif de la terre et du ciel, avec cette paix ou joie de l’âme à laquelle tous aspirent plus ou moins lucidement.
Quel est ton Nom ? Suivant la Genèse (4, 26), c’est au temps de Seth, le troisième des fils d’Adam, qu’on commença d’invoquer le Nom de l’Éternel.23 Mais quel était-il ? Selon la tradition dite « yahviste » c’est le Tétra-grammate “YHVH” ; alors que pour la tradition « élohiste » (Ex 3, 9-15) et « sacerdotale » (Ex 6, 2-3), ce Nom ne fut révélé qu’au temps de Moïse, à l’Horeb ou Sinaï : la Montagne de Dieu.24 À la question en quelque sorte « existentielle » (il en va aussi bien de la responsabilité et du destin historique du Peuple hébreu que de la foi de chaque juif) posée par Moïse au lieu du Buisson ardent, Dieu répond : Je suis qui Je suis ! (Ehéyhé Asher Ehéyhé)... Ehéyhé, m’a envoyé vers vous. Voilà mon Nom à jamais, c’est ma mention (zékèr : souvenir, mémoire) d’âge en âge. (Ex 3, 14-15). Cette révélation suréminente va orienter la pensée et la praxis juives. Pour les talmudistes, mon Nom désigne allusivement le Tétragramme, toujours écrit mais dont la vocalisation est perdue ; et ma Mention, le Nom vocalisé : soit par le substitut Adonaï (« Notre Maître » : forme de adôn, le « Palais » du Tétragramme)25, soit par le substitut Elohîm (forme pluriel de El ou Elohé). À ce propos, rappelons que Melkisédèq était prêtre d’El-Élyôn (le Très-Haut), ce qui, à travers la fonction qu’exerce ce personnage énigmatique auprès d’Abraham (apportant le pain et le vin, et bénissant le Patriarche), rattacherait le substantif “el” à la tradition primordiale, donc au Nom
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Traduction du Rabbinat français. Ou, suivant la Bible Chouraqui : Alors, le Nom de YHVH commençait à être crié. Le latin critare pouvant avoir eu un sens proche de « convoquer » (convocare) : appeler par la voix à se réunir. 24 On propose encore Sem (le « Nom »), l’aîné des trois fils de Noé, descendant de Seth et d’Hénoch, la tradition voyant en lui l’ancêtre des « Sémites » (lit. le peuple du Nom) et l’éponyme des Hébreux, par Héber (dont on notera la valence numérique avec l’Horeb-Sinaï) et donc Abraham. Les descendants de Sem (le Nom) sont appelés à « recevoir » (sens de la racine QBL : « kabbale ») la révélation du NomTétragramme. 25 La Bible grecque traduira pertinemment par Kirios : « Seigneur ».
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oublié que les hommes invoquaient au temps de Seth. C’est aussi bien ce que les musulmans voient dans le “al” de « Allâh »… Le Je suis (quadrilittère Ehéyhé ; la Bible Chouraqui translitère simplement Èhiè), que transpose le Tétragramme (YHVH : aussi bien réduit en YHV, en YH ou YHH ; cf. infra), conjugue « être » (hayah) non pas au présent accompli (mode qui significativement n’existe pas en hébreu pour ce verbe), mais à l’inaccompli ; ce qui suppose une durée indéfinie, tendant à l’éternité... Ce qui est, a toujours été, et toujours sera ; définition d’un Temps qualitatif premier et invariant, un temps d’« avant » la transgression concupiscente d’Adam et Ève, comme d’un temps dernier, d’« après » la rédemption messianique ; Le Je Suis est au « présent de l’Eternel », non à celui, évanescent, d’une mesure humaine. La Bible du Rabbinat français traduit d’ailleurs par Je suis l’Être invariable !… et ce qui ne varie pas est.26 Métaphysiquement, ce miracle d’une affirmation audible de Dieu comme Sujet personnel – par le don au Peuple élu de son propre Nom – marque le passage de l’Être, par sa substance pure, indifférenciée et permanente (l’“Ayn” des kabbalistes = absolu), à l’Être dans son étance, substantiellement différenciée et impermanente (l’“Ayn-Sof” = infini, ou « limite » avec le Plérôme) ; de l’en-soi au hors-soi. Processus de créatio ex-nihilo qui a donc lieu « en Dieu ». Après ce dévoilement – qui trouvera toute sa résonnance dans la gnose juive (plus tard dans la chrétienne) – nul juif pieux (YéHouD) ne peut ignorer que Dieu (Yah, YaHou) « est » (Je suis : EHéYHé = YH). Suivant la similitude de Dieu et de son Nom (le Pirqé de Rabbi Éliezer dit ainsi qu’avant la création, dans le Néant de son essence, Dieu et son Nom seuls étaient...), le Nom, reconnu de Moïse et de la meilleure part du peuple (« élu » pour affirmer la gloire de Dieu et assurer son service…), est désormais la clef opérative qui commande l’exode rédempteur des âmes exilées, esclaves des méandres d’un monde ignorant et comme privé de vie. Pharaon et ses magiciens, dont les sciences sont aussi celles des anges déchus (sur lesquelles reposent les prodiges subversifs du « monde moderne ») nient le vrai Dieu et donc son Nom ; la conséquence en quelque sorte « cosmique » qui 26
Le Tétragramme (YHVH) est composé des lettres des troix modes d’« être », passé, présent, futur : « Il fut » (HaYHa : « ; )היהIl est » (HoVHé : « ; )הוהIl sera » (YHYHé : )היהי.
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résulte de cette ignorance, est l’impuissance des êtres qui tentent pathétiquement d’exister par eux-mêmes, ne pouvant faire retour au “Je Suis” du Sujet éternel. C’est bien là leur peine et leur enfer. La préservation liturgique du Nom, serait-il en pratique substitué pendant la durée de l’Exil, maintient heureusement ouverte la voie qui permet au juif fidèle d’anticiper le « retour à Sion (tsiyyoun) », et de s’unir à son Dieu.
Les noms de Dieu Avec son pouvoir « coopératif » de nomination des âmes vivantes et de construction du monde, l’homme bien inspiré possède la connaissance et l’usage du (des) Nom(s) (Shem) de Dieu. L’Ancien Testament en mentionne une centaine, simples ou composés, attributifs et qualificatifs, adjectifs ou substantifs27 ; les principaux sont : El, Élohah, Élohim (El au pluriel de majesté) ; Adonaï (« Mes Seigneurs », pluriel intensif de Adôn) ; El-Shaddaï (« Dieu Toutpuissant ») ; El-Elyôn (« Dieu Très-Haut ») ; El-Olam (« DieuÉternel ») ; El-Bérit (« Dieu-Alliance » ; une seule occurrence en Jg 9, 46) ; Ha-Roï (« Le Voyant ») ; Ha-Qadosh (« Le Saint ») ; Ha-Maqom (« Le Lieu ») ; Ha-Rahaman : « Le Miséricordieux ») ; Tsebaoth (« Seigneur des Légions ») ; Kabod (« Gloire ») ; Memra (« Parole ») ; … la Shekinah (la Présence) est aussi bien considérée comme nom divin. Dieu est encore Vie, Esprit, Loi… Digne de pitié, Lent à la colère, Fidèle, Jaloux… Sauveur, Roi des rois, Père, Époux… Rocher, Gardien d’Israël… Le Tétragramme (seul ou associé à un nom « prononçable ») est employé environ 6700 fois ; “El”, “Elohîm” : 2500 fois ; “Adonaï” : 450 fois ; “Tsebaoth” : 279 fois… El ou Elohîm (pluriel intensif) est employé sous un mode le plus souvent personnel : Qui donc est Dieu (Elohîm) sinon YHVH ? (Ps 18, 32) ; ou impersonnel, incluant tout autre nom de divinité, même oppositive, comme dans ce passage plutôt surprenant : Si YHVH est Elohîm, suivez-le, si c’est Baal, suivez-le (1 R 18, 21) ; affirmer Dieu-Un (Theos), comme Signifié unique, c’est dire tous les signifiants divins (theiotês) auxquels les hommes sont attachés, mais c’est aussi une 27
Hilarion Alfeyev fournit une liste d’ouvrages consacrés à l’étude des Noms de Dieu dans l’AT (Le Nom grand et glorieux, p. 15, note 31).
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façon d’éprouver le discernement du fidèle, qui doit reconnaître la « vraie Religion ». Le Nom Yah ou Yahou (YH, YHH), « diminutif habituel du Tétragramme »28, est glorifié dans les Psaumes davidiens : Chantez son Nom [...] Yah est son Nom ! Exultez devant Lui ! (Ps 68, 5). Yahou-el étant l’ange qui assiste les Israélites aux moments critiques de leur histoire, comme lors du franchissement épique de la mer Rouge, ou pour l’Exil babylonien. Il n’est pas non plus sans signification (suivant la généalogie rapportée dans Ex 66, 20) que la mère de Moïse se nomme Yokèbed ( = יוכבד42) ; ce qui se traduit par « Yah est gloire », ou « Gloire de Yah ». Ni qu’il y ait un certain rapport avec le Précurseur Élie ( אליהו: Élyhéou = 52) ; Pour les Hébreux de l’Exode, Yokèbed précède son fils Moïse, comme pour chaque génération pieuse, Élie manifeste sa fonction de prédécesseur-annonceur du Messie. C’est encore la structure rythmique d’un des noms de l’archange Métatron (MeTaTRoN) : le Prince de la Face, parèdre de la Shekinah, la Présence ; sa valeur guématrique est 314, comme le nom divin ElShaddaï : le « Tout-Puissant ». On considère l’archange comme le Pôle et le Médiateur suprême de l’Univers, dans lequel est la lumière de justice et la puissance de “YHVH”. Dans un des traités de la Merkaba (le « Char » divin), Métatron loue ainsi quotidiennement le Saint, béni soit-Il : Béni soit YHa YHa, YHao, YaHo, et YHa et YHa YHao YHa, et Ha et Hay. L’hébreu haya, apparenté au verbe « être », en conjuguant les lettres “H” et “Y”, signifie « vivant » ; les Hayyot, les Vivants, sont les Anges supérieurs qui entourent le Trône, et leur Prince est Hayaliel. Par ailleurs, certains textes soutiennent que notre monde a été créé avec la lettre hé, et que le monde à venir du Messie le sera avec la lettre yod. Le Nom divin “YHa” (qu’on orthographie communément “Yah”) présente ainsi une connotation eschatologique. Tout est compris dans ce Nom, tout ce qui est en haut et tout ce qui est en bas... En lui sont compris les six cent treize commandements de la Torah, lit-on dans le Zohar (Térumah 165b). Dans “YH” est « le Ciel et la Terre », la totalité du monde constitué par l’ensemble des lettres ou des commandements de la Torah. On relèvera à ce propos l’étonnante glose du kabbaliste Siméon Labi de Tripoli (il vécut au XVIe 28
Ch. Mopsik, Le Livre hébreu d’Hénoch, p. 363, note 43.D3.
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siècle), selon laquelle le vrai Nom de Dieu est… Ayn-Sof : litt. le « Sans-Limite », l’Infini, le Plein ; mot qu’on rapprochera de ayin : « source », « œil »), celui que le grand-prêtre invoquait à l’autel du sacrifice, était constitué des initiales du vocable le Ciel et la Terre du premier verset de la Genèse : soit “H-VH”. Sacrifier au Nom de Dieu, c’est renouveler ou régénérer complètement l’homme, et entraîner toute la création, depuis les atomes jusqu’aux invisibles célestes. Les talmudistes arrêtèrent une liste de sept noms bibliques, qui peuvent être écrits mais « non effacés ». On sait que les rouleaux sacrés, ou même tout texte qui contient un de ces noms, ne doivent pas être conservés lorsqu’ils sont endommagés et devenus inutilisables ; ils sont rituelliquement détruits, enterrés ou placés dans un lieu prévu à cet usage : la genizah (rac. GNZ : « caché »). 1. El ou Eloha (singulier). Israël (YiSRa’eL), le nom donné à Jacob à l’issue de sa lutte avec l’Ange (Dt 28, 10) porte ainsi le Nom de Dieu. 2. Elohîm (pluriel) : Troisième par la fréquence, apparaît au premier verset de la Genèse : Dans l’Origine (Bereshit), Élohîm créa les Cieux et la Terre ; et il est associé au Tétragramme : Au Jour où YHVH-Élohîm fit le Ciel et la Terre (Gn 2, 4-5). 3. Ehéyhé : Je suis… ; la « réponse » du Buisson ardent : (Ex 3, 14). 4. Adonaï : « Notre Maître ou Seigneur » ; généralement utilisé comme substitut oral du Tétragramme. 5. Tsevaoth : « (Dieu ou YHVH) des Armées ou Légions ». 6. Shaddaï : « (Dieu) Tout-Puissant ». El-Shaddaï était le nom du Dieu d’Abraham. 7. YHVH : le Tétragramme sacré est écrit ; mais en tant que « Parole perdue » sa parfaite verbalisation est le secret des sages d’Israël.29 29
Les approximations chrétiennes quant à la doctrine judaïque des noms de Dieu, ressortent dans la liste établie par saint Jérôme à la fin du IVe siècle. Dans une Lettre à Marcella, le docteur donne les « dix noms par lesquels, chez les Hébreux, on désigne Dieu » (avec leur équivalence en latin) : 1/ Saddai (robuste, capable d’accomplir) ; 2/ Fort ; 3/ Eloim, Eloe (Deus); 4/ Sabaot (« des vertus » ou « des armées » ; Exercituum) ; 5/ Elion (« élevé » ; Excelsum) ; 6/ Eser ieie (« celui qui est » ; Qui est, misit me) ; 7/ Adonai (« seigneur » ; Dominum) ; 8/ IA (= dernière syllabe d’alléluia) ; 9/ Tétragramme ineffable ; 10/Saddai. (Lettres XXV, t. 2, Les Belles-lettres, Paris, 1951).
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Dès la troisième génération adamique, au temps d’Enosh ()אנוש, fils de Seth, les hommes invoquent Dieu par son « Nom » (Shem ; )שמ (Gn 4, 26).30 Après le meurtre fratricide d’Abel par Caïn, ferment d’une division qui éloigne toujours plus l’homme du Ciel, l’invocation de Dieu est rendue nécessaire pour maintenir ouverte la porte d’une déification autrement interdite. Mais du fait de la régression d’une humanité devenue aveugle et sourde à la vérité, ce « Nom suprême », que les savants talmudistes assimileront au Tétragramme, sera caché. À la demande expresse de son élu JacobIsraël de le lui révéler, Dieu répond (par la voix de l’Ange) par une question qui restera encore un temps en suspens : Et pourquoi me demandes-tu mon Nom ? (Gn 32, 30). Et il le bénit. Dans la perspective judaïque, le Nom doit demeurer dans le secret du silence jusqu’à la venue du Messie. Plus tard l’Ange de Dieu répondra dans les mêmes termes à Manoah, tout en introduisant une épithète : Pourquoi me demandes-tu mon Nom ? Il est “merveilleux” (Jg 13, 18). Esdras donnera le titre de conseiller merveilleux au Messie. Chouraqui traduit par merveille, Ostervald par admirable, Osty par mystérieux, et le Rabbinat français dit : c’est un mystère… Il est en effet impossible aux créatures de soutenir l’éclat des lettres du Nom, caché dans le secret de l’incréé, au-delà de la grande Face de l’Émanation divine, et que porte la Couronne de Metatron, jusqu’au Jour du dévoilement messianique. L’âme assez téméraire (ce mot a le sens originel d’obscur, de ténébreux) pour s’y risquer sans l’ordre exprès de Dieu, transgresserait la Loi universelle, et par là endurerait la rigueur d’un feu sans fin. La valeur numérique additionnée de Shaddaï (Sh-D-Y = 314) (aussi de Métatron, qui tient une grande place dans la théodicée du Nom) et du Tétragramme (= 26), équivaut à celle du mot « nom » (shem = 340). Il est non moins remarquable que les consonnes constitutives de EHéYHé et de YHVH (soit alef, he, vav, yod ; 1+5+6+10 = 22), servent de matres lectionis (→ matrices de lecture) pour l’alphabet hébreu. On les nomme les « lettres de l’occultation », car c’est en elles, dit-on, que Dieu choisit de cacher son Nom propre, afin de protéger les hommes de peu de sagesse contre les tentations blasphématoires d’un usage
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Le nombre 17 qui ressort de la relation guématrique “Enosh” (= 357) “Shem” (= 340), est celui des « canaux » séfirotiques.
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magique et d’un pouvoir mauvais. Pour les kabbalistes qui s’appuieront sur le Sefer ha-Iyyoun, « opuscule métaphysique » qu’on date du XIIIe siècle, elles seraient le Nom originel. On lit dans l’anonyme Sefer ha-Temounah (le Livre de l’Image, ou de la Figure), apparu vers 1260, que le Nom composé dans l’ordre yod-he-vav-alef = YaHéVA) était celui de Dieu, mais que Dieu substitua le hé au alef terminal à seule fin de permettre la création. Aux temps messianiques le Nom caché réapparaîtra aux élus comme étant celui de la pure et infinie substance divine (l’Ayn-Sof) ; il remplacera le Tétragramme et tous les autres Noms dont nous usons, alors que la Loi formelle des Six cent treize Commandements d’obligation et d’interdiction sera abolie, et que Dieu-Un sera reconnu de toutes les parties d’Israël (les descendants des douze tribus, qui sont aussi douze « noms ») comme de l’ensemble des vrais croyants des nations, spécialement ceux de filiation abrahamique. L’autorité sacerdotale interdit la prononciation du Tétragramme bien avant la destruction du second Temple, sans doute vers le IIIe siècle avant Jésus-Christ. Cette réadaptation, dont la portée théologique et les implications rituelles sont profondes, résulta de l’affaiblissement général de la foi, de la dégradation des intelligences et de la corruption des âmes. Aussi, lorsque le Tétragramme se présente dans la lecture de la Torah, lors de la Bénédiction d’Israël ou dans les prières individuelles, on lui substitue oralement un autre nom, le plus souvent Adonaï. « On nous a prescrit la Bénédiction sacerdotale, dans laquelle le Nom de l’Éternel (YHVH) se prononce tel qu’il est écrit, et c’est là le “Nom explicite”. Tout le monde ne savait pas comment on devait le prononcer et par quelle voyelle devait être mue chacune de ses lettres […] Les hommes instruits se transmettaient cela les uns aux autres, je veux dire la manière de prononcer ce Nom, qu’ils n’enseignaient à personne, excepté à leurs fils et aux disciples d’élite […] On possédait aussi un Nom qui renfermait douze lettres et qui était inférieur en sainteté au Nom de quatre lettres ; ce qu’il y a de plus probable selon moi, c’est que ce n’était pas là un seul Nom, mais deux ou trois qui réunis ensemble avaient douze lettres. C’est celui que l’on substituait toutes les fois que le Nom de quatre lettres se présentait dans la lecture (de la Torah)… » Moïse Maïmonide ; m.1204 : Le Guide des Égarés, trad. Munk, Verdier.
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On enseigna donc un temps l’usage d’un Nom de douze lettres, synthétisant les « mystères de la Torah », à son tour réservé à l’élite sacerdotale, et assimilé pendant la Bénédiction par les mélodies liturgiques ; ou encore un autre, de huit lettres : “YAHDVNHY”, composé des lettres alternées de “Y-H-V-H” et “ADoNaY”. Usité depuis le premier siècle, Adonaï ne peut pour autant se substituer pleinement au Tétragramme sacré, car il vise « le salut de l’âme au sens restreint... point l’invocation destinée à conduire l’être jusqu’au “Lieu” suprême »31. Le « Lieu » (ou Haut Lieu = Maqom ; symboliquement au-dessus du mont Horeb) est d’ailleurs une appellation de Dieu, que l’on trouve dans la littérature talmudique comme dans celle familière aux kabbalistes : Il est le Lieu du monde, mais le monde n’est pas son lieu (Genèse Rabba, 68, 9). Il est dit, dans le Livre Hébreu d’Hénoch : Le Rideau du Lieu est tiré devant le Saint, béni soit-Il. Sur ce Rideau céleste (nommé Pargod) sont inscrites toutes les générations des générations, tous les actes... passés ou présents ; images-prototypes de la totalité des âmes créées, angéliques comme terrestres32. Tendu devant le Trône de Gloire, il protège les yeux de la création, y compris ceux des anges, de la Sur-Lumière (Ayn-Sof-Aor : )אורde l’Incréé, dans laquelle le Plérôme, depuis sa Couronne (Kether) jusqu’au Royaume d’Israël, est immergé… Il préserve en outre les desseins divins de la curiosité et du bavardage d’anges inconséquents voire malintentionnés ! Seul le Prince de la Face, l’Archange suprême Métatron, ceint de la Couronne du « Nom merveilleux » (Shem ha-meforash), est au-dessus du « chef » déchu des anges, au-delà même de tous les mondes créés, et donc inaffecté par les effets de la dégradation existentielle d’Adam.
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Léo Schaya : L’Homme et l’Absolu…, p. 158. Le Rideau céleste correspond au voile qui séparait le Saint, du Saint des Saints, dans le Tabernacle, puis dans le Temple, et que le grand prêtre – détenteur du Nom suprême – était seul autorisé à franchir. 32
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Chapitre II
DU “JE SUIS…” AU TÉTRAGRAMME
« Ce Nom admirable YHVH, que les hommes n’ont ni trouvé, ni imaginé – mais qu’ils ont reçu de Dieu lui-même – est celui qui convient le mieux au Créateur suprême ! Il énonce [...] aussi intelligiblement que possible la substance et l’essence divine. » Jacques Gaffarel33
Comme un écho principiel à la « non-réponse » faite par l’Ange à Jacob, Dieu révèle directement son Nom à Moïse, au Buisson ardent. Moïse dit à Dieu : “Soit ! Je vais trouver les enfants d’Israël et je leur dirai : Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous ! Mais s’ils me demandent son nom, que leur répondrai-je ?” Dieu dit alors : “Je suis Celui qui suis, et tu t’adresseras ainsi aux Israélites : Je suis, le Dieu de vos pères, d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, m’a envoyé vers vous. C’est mon Nom pour toujours, par lequel on m’invoquera de génération en génération. (Ex 3, 13-15). Le vocable Je suis Celui qui suis… ou Celui qui Je suis (grec des Septante : Egô eimi o ôn) traduction de l’hébreu Ehéyhé asher Ehéyhé ()אשיר אשר אהיה, est reconductible au “Je” absolu et exclusif de l’Un sans second. Par le “Je Suis”, l’Éternel, qui « fut » et « sera » partout et toujours Lui-même, s’affirme dans sa condescendance comme Sujet présent, comme Présence permanente, hic et nunc ; et, par le “Celui qui”, comme Objet de notre adhésion pléromatique à Lui. Cette révélation du Nom suppose la volonté de Dieu d’être connu de toutes 33
Profonds Mystères de la Cabale divine (1625), Archè, Milano, 1975, p. 73 sq.
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les âmes « exodées », qui fuient l’esclavage du bas-monde, la volonté d’être invoqué et glorifié par elles, comme il exigea la totale soumission d’Abraham ou l’épreuve de Jacob. Mais au contraire de ce dernier, dans sa lutte pourtant victorieuse avec l’Ange, Moïse ne demande pas pour lui-même son Nom à Dieu ; il demande comment les âmes d’Israël doivent l’appeler pour être conduites en sécurité jusqu’à la Terre promise. En répondant au prophète du « peuple élu », entré à ce titre dans le plan divin, Dieu dit les conditions de son alliance ; Il doit être glorifié par son Nom. C’est là – de façon explicite – le fondement théurgique ou opératif du Nom (on a parlé là d’une « présence active »), dans le processus du salut des âmes hébraïques et plus largement de celles de l’humanité. Désormais l’homme ne peut ignorer son Dieu (ÉHéYHé), ni comment l’invoquer pour éclairer ses pas et supporter l’âpre chemin de l’exode. Mais cette marque d’élection est encore virtuelle, et les fils d’Adam, déchus du paradis de la proximité divine, pourchassés par les démons du monde d’en bas et ignorant le message d’Abraham, n’ont plus la paix ; à chaque épreuve tout est à (re)commencer ! Face aux transgressions répétées d’un peuple à la nuque raide, la Loi, dans l’exigence de son interpellation, préparera les Hébreux à une réception honorable de la Présence divine dans le Nom, présence dissimulée aux cœurs de ceux qui, par leur aveuglement, se la voilent à eux-mêmes. Quant à l’idée que le « face à face » “YHVH-Moïse” ouvre la voie du salut des âmes par la révélation conjuguée de la Loi et du Nom (nous pourrions presque dire… « au Nom de la Loi » !), elle se vérifie par l’identité littérale de Moïse (MoShHe) et de Ha shem « Le nom » (HaShM). Les deux trilittères, qui ont pour égale valeur guématrique 345 (radical 23), sont en miroir, comme l’Homme est en son intérieur le reflet/image de Dieu. De retour auprès de son peuple, Moïse sera le signifiant prophétique du Signe qu’il porte désormais inscrit en lui ; le Nom étant la signature qui authentifiera sa mission, jusqu’à la porte de la Terre promise. Et chaque juif, par l’adhésion à cette révélation et les preuves de sa piété, s’identifiera à “Celui qui” réalise ainsi, à travers lui, son propre plan.
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Décalogue Dieu ouvre ses Commandements (Ex 20, 1-17) par une proclamation de son Nom : Je suis YHVH, ton Dieu... Le deuxième (Ex 20, 3) en découle : Tu n’auras d’autre dieu devant Moi… Le « peuple élu » n’aura donc de Nom à invoquer que “YHVH”, pour assurer sa délivrance finale par la réalisation d’un vaste dessein messianique ; tout autre serait le produit d’une imagination trompeuse, celui d’une idole perverse en ce que son culte retarde la délivrance attendue. Le quatrième Commandement menace d’une même rigueur la prononciation fausse du Nom de Dieu ; Dieu ne laisse pas impuni l’hypocrite, le parjure, le faux-témoin, le faussaire, comme tout usage du Nom détourné de son objet, qui n’est autre que Lui-même. Selon le lévitique, le blasphémateur du Nom blasphème contre Dieu, et pour cela YHVH ordonne sa mise à mort, son expulsion de l’ordre communautaire : Fais sortir du camp celui qui a prononcé la malédiction. Tous ceux qui l’auront entendu poseront leurs mains sur sa tête, et la communauté le lapidera. Puis tu parleras ainsi aux Israélites : “Qui blasphème le Nom de YHVH, étranger ou citoyen, devra mourir”… (Lv 24, 11-16). L’identité de Dieu et de son Nom est ici on ne peut plus explicite ! Dans le Deutéronome (5, 6-22) le Nom tient une place importante. Le témoignage de foi de la tradition hébraïque est ouvert par la formule : Écoute, Israël, YHVH est notre Dieu, YHVH est Un (Dt 6, 4) ; premiers mots de la prière du “Shema Israël”, témoignage de foi du pur monothéisme. Et Dieu redit sa mise en garde contre tout usage inconséquent, frauduleux ou blasphématoire : Tu ne prononceras pas le Nom de YHVH ton Dieu à faux […] Car YHVH ne laisse pas impuni celui qui prononce son Nom à faux (Dt 5, 11). Le Nom glorieux, grand et redoutable est tout témoignage et toute présence de Dieu ; il exige donc toute l’âme. Par les deux Tables de pierre où la Loi fut gravée, Dieu renouvelle son Alliance. Alors que Moïse invoque YHVH, au sommet de la Montagne, Dieu descend dans une nuée, et proclame : YHVH, YHVH, Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en fidélité… qui ne laisse rien impuni (Ex 34, 6-7). On a dit que la proclamation par Dieu de son propre Nom est le « point culminant » de sa révélation. C’est là, en effet, un dévoilement de la Lumière – cachée
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aux yeux des sens dans la céleste Nuée – qui descendit sur le sommet de la Montagne et y resta « six jours », le temps d’une « re-création » ou régénération des âmes. Lumière, Gloire ou Présence (Shekinah) qui résidait au-dessus du propitiatoire de l’Arche d’alliance, sur laquelle “YHVH Tsebaoth” était invoqué.
Structure alphabétique et graphique Le corps de mots Je Suis Celui qui Je Suis (Ex 3, 14) est constitué de trois binômes avec seulement quatre lettres-consonnes – sachant qu’il n’existe pas de voyelles en hébreu, mais des matres lectionis qui permettent, à la lecture, la voyellisation. Les alef initiaux étant ici élidés, ce sont : (HY = 15) (ShR = 500) (HY = 15) ; voyellisés éHéYHé aSheR éHéYHé. La relation avec le Tétragramme (YHVH) est la suivante : Le nom divin “Je Suis” (HY) correspond au premier binôme (YH), soit le nom divin “YHé” ou “YHa” (qu’on orthographie plutôt “Yah”), qui en est le miroir, suivant la « source yahviste » de la Torah, complémentaire de la « source élohiste » (nom “El”, Eloha, Elohîm). Alors que le deuxième binôme (VH), lui, ne provient pas du Je Suis… du Buisson ardent. Il y a fréquemment une confusion sur ce point, dont il serait instructif de dégager les conséquences d’ordre exégétique (grec exêgeisthai : au double sens d’« interprétation » et de « conduite »), et peut-être même pratique. Si l’apparition scripturaire du Tétragramme n’est pas explicite, les talmudistes estiment généralement qu’il fut révélé à Moïse après l’épisode du Buisson ardent. Et si “YHVH” est comme un développement de “YHa” ou “YH” (nous venons de rappeler la relation “HY↔YH”), le quadrilittère et le bilittère s’affirment néanmoins de façon distincte. Par Adam furent achevés les cieux et la terre, Et leur universelle ordonnance (Gn 2, 1, trad. Jean Borella, op.cit.) ; avec l’Homme théomorphe et doué d’esprit, doté d’une raison orientée vers le Vrai et d’une pensée foncièrement « théologique », Dieu scella la création d’un anneau marqué des « quatre lettres » de son Nom34 : le Tétragramme consonantique “YHVH”, dont les lettres sont alors unies. La transgression de l’Ordre, par mauvaise curiosité et tentation pour les 34
Par exemple chez Joseph de Hamadan, kabbaliste des XIIIe–XIVe siècles, auteur du Livre des raisons des Commandements (Sefer Ta’amé ha-Mitsvot).
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fruits amers d’une mondaine « extériorité », se paye au prix du revêtement de l’âme spirituelle par une tunique de peau, faite des sens physiques et mentaux. Ce voilement de l’unité « intérieure », par l’épaississement des sens, est le drame de l’égoïté déchéante de l’homme, devenu vulnérable aux suggestions dispersantes des puissances d’illusion. C’est la discordance du psychique et du spirituel, l’opposition de la chair (substance mêlée et divisible) à l’esprit (substance pure indivisible), la disharmonie du féminin et du masculin de l’être (les Orientaux diront le déséquilibre du Yin et du Yang)… Au regard du Tétragramme, cette chute mortifère correspond au désaccouplement des binômes constitutifs, lesquels réfèrent métaphysiquement à la transcendance (YH) et à l’immanence (VH) ; autrement dit à la désarticulation et la désintégration du Nom de Dieu. Ce que traduit la notion de « Parole perdue », d’une façon qu’on peut dire terriblement actuelle ! Qu’est donc en effet la prétendue « pensée moderne », sinon la dictature idéologique de la confusion ? Incohérence de la parole, chaos de mots et de lettres, ruine de l’art, empêchement de l’harmonie… Ignorance cultivée de ce qui est « nommé » et refus de ce qui est « donné ». Cette malheureuse perdition, dans laquelle se trouve entraînée malgré elle une part de la nature créée, doit pourtant aller à son terme. Le scandale de l’oubli doit arriver ! Car il justifie a contrario les efforts personnels accomplis, par les fidèles, en vue du rétablissement de l’ordre divin : recomposition en quelque sorte « messianique » du sens d’être, du nom significatif de chaque chose, et donc reconstitution du grand Nom de “Celui qui est” ; la « Parole perdue » est alors restituée, les déchirures du Ciel réparées, l’intégrité tétragrammatique rétablie… pour la gloire de Dieu et le bien-être de tous les hommes. Aujourd’hui peut-être plus encore que hier, cet effort qui s’articule autour de la méditation des lettres de la Torah et du Nom est de la responsabilité de chaque juif pieux. ● “Yod”. « À tout seigneur, tout honneur »… Le premier mystère de la structure alphabétique du « Nom admirable » repose dans la profondeur du yod initial (dixième par le rang, et dont la valeur numérique est 10 : nombre de la totalité intégrative), symbole du Principe en tant que première puissance émanée de l’Unité. Dans son absoluité en ce qu’il est un point ou, graphiquement, un carré de
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dimension infinitésimale. Dans son infinitude, en ce qu’il comporte une excroissance courbe marquant l’amorce d’un mouvement35. Le Tétragramme tout entier est de fait considéré comme un développement du yod initial. Ishaya Horowitz et d’autres kabbalistes36 établiront ainsi que le Tétragramme résulte du Point primordial : l’Ayn (Rien ou Vide absolu) irradiant en Lui-même l’Ayn-Sof (l’Être ou Plein infini), et celui-ci se retirant mystérieusement en un Espace matriciel propice à la Création. Le yod initial symbolise ce double mouvement d’expansion/rétraction de la Déité. Le yod est à la fois, dit-on, « racine, tronc et fruit », ce qui vaut pour le Tétragramme entier ; comme le yod (Y) contient les vingt-deux lettres, le Tétragramme (Y-H-V-H) contient tous les noms d’essence, de qualité ou d’activité de Dieu dans la création, tous les noms déterminatifs – positifs ou négatifs – des créatures. ● “Hé”. Du point de vue de la structure graphique et suivant sa position, le hé se construit sous deux formes complémentaires : dalètvav pour le premier hé, dalèt-yod pour le second hé. La décomposition tétragrammatique donne alors : (Y) yod – (H) dalèt-vav – (V) vav – (H) dalèt-yod. Soit la valeur développée : 10+4+6+6+4+10 = 40 ; nombre qui norme la durée du séjour de Moïse au Sinaï, l’exode de l’âme d’Israël et des âmes défuntes ; temps nécessaire de libération de l’asservissement aux puissances du monde. On observe par-là que « le Tétragramme en mouvement (c’est nous qui soulignons) part du point et retourne au point (du yod au yod). » (M.-A. Ouaknin). Autrement dit la création – de l’homme et de l’ange jusqu’à la plus chétive des créatures – trouve son origine et sa fin dans la Déité absolue (Ayn) et l’Être infini (Ayn-Sof). « Le Nom Tétragramme ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même. (Il) offre l’impensable. »37 L’ « impensable » humain est ici la plus suprême Pensée du Dieu-Un, qui puise son Nom de la profondeur insondable de sa quiddité, et qui le donne, 35
Comme une virgule (lat. virgula : rameau, petite branche). Anciennement le Tétragramme était parfois représenté par quatre points : les quatre angles (ou côtés) du point-carré du yod ? 36 Par exemple, Johannes Reuchlin : « Le Nom Tétragramme, commençant par yod, a été choisi par Dieu afin que nous reconnaissions en lui le Point infini et élémentaire de toute chose. » 37 M.-A Ouaknin, Tsimtsoum..., p. 165.
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depuis la hauteur sinaïtique de son Être, à Moïse, aux Israélites, aux âmes pieuses. ● “Dalèt”. Pour ce qui est du dalèt, occulté dans la double structure graphique du hé, on peut dire ceci. Par retournement ou désintégration de la perception sensible des lettres, par rupture de leur ordonnancement logique, la contemplation du Tétragramme fait passer les puissances exilées ou dissociées de l’âme par la « porte » (délèt) de la Formation, et les reconduit au point focal de la Création, symbolisé par le yod. ● “Vav”. Quant au vav, rappelons que sa fonction grammaticale première est conjonctive. En reprenant le schéma linéaire du développement graphique, on observe en effet que le vav conjoint et coordonne les binômes de la transcendance (YH) et de l’immanence (VH) ; dissociés le temps de l’exil de l’âme d’Israël, le temps de notre ignorance terrestre, mais à nouveau réunis au temps messianique, et peut-être dès aujourd’hui si nous nous y efforçons …. Alors les lettres de la création, divisées contre elles-mêmes et en quelque sorte entraînées dans une révolte contre l’ordre alphabétique de leur procession, rendues illisibles par la cécité d’un grand nombre de générations « égoïsées », réintègreront, par la théurgie réunifiante d’un seul fidèle, leur source commune.
Vocalisation La philologie montre que le Tétragramme relève du verbe hayah, « être » : racine sémitique bilitère HY (→ HYY : « Vie » ; en islam AlHayy, “le Vivant”, est un des cent Noms de Dieu). « Être »… et non pas « exister », comme on le lit parfois ; l’existence découle par degrés de « cristallisation » de l’Étant, et les choses existent par leurs modes de participation à l’Existant (modes régis, dans un monde donné, par des conditions propres qui permettent une appréhension des choses). Disons donc simplement que le Nom de Dieu « est » absolument unique et exclusif, et que le déploiement de ses qualités dans l’existence, de monde en monde, est « universel ». D’autre part l’existence n’est connaissable que par une essence intelligible, ce qui suppose l’intelligence adéquate de l’être connaissant ; et chaque créature est fonctionnellement adéquate à son objet – sachant que
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l’intelligence n’est virtuellement totale et intégrale qu’en l’homme, fait à l’image de Dieu. L’essence est inexistante ; mais on peut entendre qu’elle « est » essentiellement dans le fond secret du Nom suprême, et substantiellement dans les qualifications divines, dévoilées dans l’Écriture et recueillies (qabbala) dans le plérome séfirotique. Si ces noms de Dieu peuvent être sollicités, en prenant certaines précautions (comme pour l’usage des noms d’anges, auxquels ils sont d’ailleurs associés), on peut très bien comprendre les enjeux théurgiques de leur énonciation, et admettre l’interdit qui pèse sur l’usage du « grand Nom », dès lors que l’entretien de sa commémoration est interrompu. Ignorant la voyellisation du Tétragramme, aussi bien que les conditions de régularité invocatoire, on peut déplorer les approximations vocales « Jéhovah » (YeHoWaH) ou « Yahvé » (YaHWeH), coutumières dans les églises protestantes ou de sectes apparentées. « Dans la lecture à haute voix, les juifs substituent le Nom Adonaï (« mon Seigneur ») au Tétragramme, dont la prononciation est interdite au peuple depuis l’exil babylonien, et que le Grand Prêtre n’invoquait qu’une fois l’an dans le Saint des Saints, le jour des Expiations (ou de la Purification : Yom Kippour). Vers le VIIIe siècle après J.-C., les Massorètes (savants juifs) fixèrent la vocalisation du texte consonantique de l’hébreu biblique en ajoutant, au-dessus, à l’intérieur ou au-dessous des lettres-consonnes, des points-voyelles (ce pourquoi les scribes qui ont fait ce travail sont appelés punctatores). Au-dessus de YHWH, ils inscrivirent les trois pointsvoyelles du Nom Adonaï, qu’il faut toujours lui substituer, soit : E (A shewa = E), O et Â. »38 La vocalisation parfaite des quatre consonnes du Nom suprême (Shem : שם. Verbe ‘shema : 1/ écouter, observer ; 2/ obéir ; 3/ garder ; 4/ mettre en pratique) n’est donc plus possible, du moins de façon publique, et depuis longtemps. L’exil babylonien et la perte de l’Arche, donc l’ « éloignement » de la Présence divine (Shekinah) – avec la régression intellectuelle qui l’accompagne – l’a rendit problématique. Mais après la destruction du second Temple, l’an 70, le Tétragramme est désormais considéré comme imprononçable… 38
Jean Borella, Un homme une femme..., p. 90, note 1.
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jusqu’à la venue du Messie d’Israël et la reconstruction régulière du Temple, comme Lieu du Nom. Du côté chrétien, Clément d’Alexandrie translittéra “YHVH” sous la forme grecque Ιαονέ, Ιαοναί, que saint Jérôme latinisera en “Yaho”. À partir du XVIe siècle, la forme artificielle “Yehovah” se répandit dans l’Occident chrétien ; au XIXe siècle les critiques bibliques retinrent “Yahvé”, alors que protestants et communautés dites « évangélistes » adopteront « Jéhovah » ; il est vrai qu’il n’y a plus là, à proprement parler, de liturgie sacrée. Ceux qui en l’occurrence font si peu cas de la science hébraïque, de la tradition talmudiste comme de celle des Pères, pourraient relire le Deutéronome (5, 11), prévenant de ce que Dieu compte comme blasphématoire.
Les dix Sefirot Les kabbalistes ont développé un corps doctrinal fondé sur la représentation universelle de l’“Arbre du Monde”. Ses dix terminaisons ou sefirot (racine SFR → safar : « nombrer »), sont les « mesuresréceptacles » des possibilités divines, les qualifications premières de la Déité infinie (Ayn-Sof) ; l’indicible Nom s’y dit et lit dans la configuration de ces appellations. Si par essence les noms divins sont comme fondus dans l’ineffable, dans leur substance ils se distinguent, agissent et interagissent dans un tissu de relations que schématisent les « dix-sept canaux », les « trente-deux voies » et les « deux cent trente-et-une portes » du plérome séfirotique. Tout ceci ouvre l’âme intelligente à une « lecture infinie » de la Torah, de la Loi, en permettant d’innombrables spéculations, et entraîne la volonté de celui qui étudie et médite le jeu des noms divins, de leurs lettres et de leurs nombres. Le Tétragramme est associé à Elohîm (Au Jour où YHVH-Élohîm fit le Ciel et la Terre : Gn 2, 4-5), à Tsebaot (YHVH-des-Armées), avec la septième sefira, ou à Shaddaï (Dieu-Puissant), avec la neuvième, au Fondement du Monde. Le Tétragramme lui-même est généralement identifié à la sixième sefira : Tiferet, le « Cœur » ou le moyeu solaire de la « Roue » du Plérome, à l’aplomb de Kether et du Ayn-Sof principiel. Le Zohar associe YHVH et Adonaï à la sixième et à la dixième sefira, Tiferet et Malkut (le Royaume), masculin et féminin de l’Être, qui
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déterminent toute polarisation existentielle. Leur unification, par la prière et l’application aux Commandements, rétablit l’intégrité du Saint Nom, avec l’équilibre pléromatique de la Face divine, donc l’ordre général du monde. Dans l’ordre de leur procession, les dix Sefirot – qui sont par ellesmêmes des supports méditatifs – sont généralement mises en correspondance avec les Noms que nous donnons ici. ● I - Kether (la Couronne) = “EHéYHé” (HY) : « Je Suis ». Premier degré émané de l’Être / Substance pure. ● II - Hokmah = “YHa” (YH) : Degré de l’ « émanation première et indistincte de l’Être » (Léo Schaya). C’est le « Père supérieur ». ● III - Binah = “Elohîm” ; les Dieux : Degré de la « pluralité distinctive des Émanations pléromatiques ». C’est la « Mère supérieure ». Ces trois premiers degrés / Noms, disposés en triangle pointe en haut, sont désignés comme la « Grande Face » divine, au-dessus de la création, voilés aux yeux des créatures par le « Rideau » (Pargod). ● IV - Hesed = “Elohaï” ; Mon Dieu. Inclut ce qui est à Dieu. ● V - Dîn = “Elohîm Gibor” ; Dieux Forts. Exclut ce qui n’est pas de Dieu. ● VI - Tiferet = “YHVH” ; au centre du Plérôme : Unit transcendance (YH) et immanence (VH). ● VII - Netsah = “YHVH Tsebaoth” ; YHVH des Légions (la traduction de tsebaot par « légion » plutôt que par « armée » présente l’avantage de connoter les idées de « recueil » ou de « choix » ; lat. legere). Le « Fils » ; principe d’Activité. ● VIII - Hod = “Elohîm Tsebaoth” : Elohîm des Légions. La « Fille » ; principe de Passivité. ● IX - Yesod = “El Hay”, ou “Shaddaï” : Dieu Vivant / Puissant. ● X - Malkut = “Adonaï” : Mon Seigneur. La « Vierge-Mère », Reine d’Israël. Elle reçoit l’ensemble des émanations séfirotiques, actives et passives, et les diffuse dans l’ici-bas, sous le « voile » (Vilon), suivant l’attraction que produit l’activité des juifs pratiquants. Pour ce qui est plus spécialement du Tétra-idéogramme divin (YHVH) :
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Le yod initial (Y) représente « l’Unité indistincte des dix sephirot ».39 Il est le « Père » : l’Activité principielle ontologique. Le premier hé (H) est la « Mère » : la Réceptivité causale ontologique. Le vav (V), conjonction du yod et du hé (y-V-h), est le « Fils » : l’Activité spirituelle cosmologique. Le deuxième hé (H) est la « Fille » : la Réceptivité cosmologique ; elle parachève le déploiement de la « construction cosmique ». Quoique pour la tradition rabbinique le Tétragramme relève éminemment de la « Miséricorde », nous avons déjà souligné que son usage pour une autre fin que la Gloire divine expose à la « Rigueur » – ce qui vaut plus largement pour toute écriture ou lecture sacrée : Tu n’invoqueras pas en vain le Nom de YHVH, ton Dieu, car YHVH ne laisse pas impuni celui qui prononce son Nom en vain (Ex 20, 7 ; Dt 5, 11) ; le Nom-Un du Dieu de Vérité ne saurait être invoqué « pour le mensonge ». Tel est le Commandement du Décalogue, troisième suivant l’ordre de l’exégèse juive. De fait, la loi lévitique pénalise lourdement la profanation du Nom, puisque celui qui blasphème le Nom de YHVH sera mis à mort… (Lv 24, 16). Situé au centre cardiaque du Plérôme (Tiferet), le Tétragramme (YH-VH) réaccorde transcendance et immanence (verticale-horizontale), comme il concilie rigueur et miséricorde (gauche-droite) ; il neutralise de fait les oppositions complémentaires qui constituent le régime polarisé de l’Univers, et qui entreront en contradiction dans la création, par l’insubordination de Satan et des anges déchus, et les incessantes transgressions dont les hommes se rendent coupables. L’invocation régulière du Nom, symbolisé par l’idéo-tétragramme YHVH, est par excellence le « moyen central ou direct pour réaliser l’union avec Dieu »40 ; nous allons revenir sur cette action théurgicoliturgique, puissant antidote aux attaques et aux tromperies des démons. « Sous l’influence de la kabbale, on ajouta (au mousaf des grandes fêtes) six versets bibliques à réciter dont les lettres initiales 39 40
Léo Schaya, L’Homme et l’Absolu…, p. 161. Ibid., p. 155.
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forment l’acrostiche Kera Satan (Y-KR-ShTN : Arrache Satan !), avant la sonnerie du chofar. »41 Et très significativement, le grand traité talmudique Rosh ha-Shana (16b) préconise d’insérer le Tétragramme dans cette formule de malédiction, soit les dix lettres : Y-K-R-(Y)-S(H)-T-(V)-N-(H). Un autre aspect du Tétragramme est mis en lumière par la notarique : science qui consiste à reconstruire un mot à partir d’éléments, d’un rang prédéfini, appartenant à d’autres mots, et que les exégètes appliquent scrupuleusement à la Torah. Ainsi la dernière lettre de chacun des quatre mots qui constituent l’ossature sémantique de la question posée à Dieu par Moïse sur son Nom, forme… le Tétragramme ! S’ils (me) disent : (Quel est) (son Nom) ? (Que) leur diraije ? (Ex 3, 13) ; LY-MH-ShMV-MH, (litt. : « à moi/quoi ?... son nom/quoi ? » : ; )לי מה שמו מהsoit Y-H-V-H. Ainsi donc, la réponse de Dieu est dans la question du prophète (le « porte-parole » de Dieu, celui qui met la Parole « en avant »), comme elle l’est potentiellement en chaque croyant ; comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement, sachant que l’Homme est à l’image et ressemblance de son Créateur ! S’agissant ici de Moïse – sauvé du tourbillon fluvial de l’existence – les difficultés d’élocution (la difficulté à « faire entendre » la Parole vraie) que lui connaît la tradition, loin de trahir une déficience d’âme, manifestent au contraire le débordement océanique de la Miséricorde au regard de ce vase d’élection. Le contenu divin de la révélation (du Nom comme de la Loi) est en somme trop grand pour les contenants humains (d’où les innombrables souffrances du juste, dont Job est le modèle) ; c’est là en quelque sorte, du point des nécessités de notre entendement, une « raison » à la multiplicité des perspectives, des sens et modes de lecture. Ce qui veut dire aussi qu’avant que soit achevé ce cycle d’humanité (ou si l’on veut, lorsque nous approcherons le fond de son « inhumanité » !), le Nom, la Torah, la Loi, la Prophétie ne peuvent être « compris », en vérité, que de ceux qui en ont reçu par grâce le mandat divin. Au temps du Messie, le Ciel redeviendra clair pour tous.
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Dictionnaire encyclopédique du judaïsme (DEJ), p. 926.
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Job et livres prophétiques Il lui naquit sept fils et trois filles ; il possédait sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs, cinq cents ânesses, et de nombreux serviteurs. Job 1, 2-3
Face aux endurcissements d’un peuple devenu sourd à la Parole, les oracles prophétiques rappelleront la gloire de Dieu et la sainteté salutaire du Nom, notamment dans le Livre de Job. Avec un prologue et un épilogue en prose, cet écrit est constitué de trois cycles de dialogues versifiés, dont les discours de l’énigmatique Élihéoua ou Élie ( אליהוא: 1+30+10+5+6+1 = 53, soit 2 fois 26, plus l’unité)42, qui met en avant l’haleine de Shaddaï (l’Esprit saint) dont il est totalement inspiré, et la fonction rédemptrice des souffrances du juste. Élie est ce guide qui, après les « trois amis », conduira Job jusqu’à la porte de la Sagesse-Intelligence (Hokmah / Binah). « Le nom d’Élie ( )אליהוn’est autre que le Tétragramme ( )יהוהdont un des deux “hé”, symbole du “germe”, est devenu El ( )אלqui signifie Dieu ».43 Quant à la première séfira (Kether, la « Couronne »), il appartiendra à Job, seul à seul avec YHVH, de la réaliser, Élie se retirant à son tour. On sait que YHVH, en réponse à la contestation de Satan quant à la réelle piété de Job (vantée par les anges fidèles, mais dont l’Adversaire se montre jaloux), accepte de mettre à l’épreuve son serviteur, laissant pouvoir à l’Ennemi d’agir sur lui ; malheurs et calamités s’abattront sur Job, dont la « pauvreté » est devenue proverbiale. Ce qui sauvera Job et l’enrichira en vérité, c’est une foi inconditionnelle, une soumission parfaite à la volonté divine, une intention droite. « Le Livre de Job était lu par le grand-prêtre avant Yom Kippour, au moment où il présentait l’expiation collective du peuple d’Israël » (Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme) ; et les séfarades en font toujours lecture à l’occasion du jeûne commémorant la destruction du Temple, revécue comme un grand deuil ; ce qui rattache les malheurs de Job et son propre endeuillement, consécutif à la mort de ses enfants, à la perte 42
La valeur du nom Élièzer (dont Abraham aurait songé à faire son héritier avant la naissance d’Isaac) est 318 = 6 fois 53 ; et le Patriarche avait 318 serviteurs ! 43 Annick de Souzenelle, Job sur le chemin de la lumière, p. 362.
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du « Nom explicite ». Job a “dix” enfants, sept fils et trois filles ; nombre de la lettre yod qui préside au divin Tétragramme, et initiale de son propre nom. Ils rendent compte des qualités spirituelles de cet être singulier qui a « Job » (= “Y”) pour nom ; le dix étant réductible à l’unité, dont il est la première puissance pleinement développée. Le sens du nom personnel restera secret aussi longtemps que son porteur n’est pas (re)devenu ce qu’il est ; ce que le yod initial donne déjà à entrevoir, en orientant la quête intérieure de “(Y)HVH”. À certains égards, les trois « filles » figurent le trilitère patronymique, et les sept fils les sept naissances ou états d’être que leur père devra progressivement accomplir pour réintégrer l’unité cachée et essentielle de son propre nom avec (celui de) Dieu… L’accomplissement de l’Homme “Yob”, conformément à l’ordre divin, est ainsi dans la promesse que représentent ses sept fils, ou les changements d’états nécessaires à cette réalisation, ses mues de corps et d’âme, et dans celle de ses trois filles qui, au-delà du Rideau de la création, offrent de reconquérir l’unité divine perdue. La tri-unité de l’Être émané est ici explicite, et c’est vers cela que tend toute créature qui meurt à ce qu’Annick de Souzenelle appelle la « multiplicité-poussière »44, et se régénère par participation à la pure Lumière (aor → rohé : « voir ») ; cette Lumière du Sinaï ou du Thabor dont les âmes, chargées d’oubli et assombries par les ombres de l’ignorance, ne peuvent supporter l’éclat. À l’issue de cette longue épreuve, qui voit l’épuisement et la défaite définitive du monde, Dieu redonnera trois filles à Job, dont les noms Yamimha ()ימימה, Qetsia ( )קציעet Qeren-Hapoukh (( )הפוך קרןla somme des initiales Y+Q+Q est 210, décuple du Je Suis sinaïtique) et la réputation commune de « beauté » (par allusion à la sefira Tiferet = YHVH), symbolisent les aspects secrets de la reconquête spirituelle de “Job”, en termes de pouvoir, d’avoir et d’être ; comme les trois Sefirot supérieures sont la Face du secret du Dieu Un (Ayn-Sof). La valeur du mot qeren (corne = couronne → kether) est d’ailleurs de 1 000 : toute-puissance de l’unité dans l’ensemble des mondes. Si les sept “fils” représentent les déterminations potentielles de corps et d’âme (la chair de saint Paul), avec leurs degrés et relations, comme le montre le schéma séfirotique (mondes de la Création, de la 44
Ibid., p. 50, et trois citations suivantes p. 52, 54, 65 sq.
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Formation, de l’Action), les trois “filles” sont les virtualités divines, les grandes vertus (virtus) de l’âme supérieure, l’âme de vie éternelle et unitive (monde de l’Émanation). Le Rideau (Pargod) de Pudeur qui les « sépare » est aussi celui qui les « unit », comme frère et sœur peuvent l’être ; le rideau a deux faces, intérieure et extérieure, mais il est un. Les filles, assimilées aux trois premières séfirot, correspondent ainsi aux lettres du nom Job : Kether, la Couronne, au yod initial (lettre de l’unité / totalité 1 → 10) ; Hokmah, la Sagesse, au vav (voyellisé “o”) ; Binah, l’Intelligence, au beth. Les sept frères (Petite Face) étant rattachés aux trois sœurs (Grande Face), en trois colonnes, du centre (Kether), de gauche (Hokmah) et de droite (Binah), le nom « Job » pourrait être compris, sinon comme étant lui-même « divin », du moins comme un substitut cryptographique du plérôme, et par là reconductible au très-saint Nom. Lorsque, par l’effet conjugué du souffle divin (Spiritus) et de la soumission ou humiliation des puissances de la chair, la grâce de l’union hiérogamique des sept frères et des trois sœurs opère son œuvre, les lettres du nom et le nom “Job” lui-même se trouvent animés ; vav et beth s’unissent, comme sagesse et intelligence, père et mère, jusqu’à réintégrer l’unité causale du yod (10 → 1) qui les coordonne. Et ce yod, comme la marque « personnelle » du héros (grec hêrôs, avec le sens de « chef »), est la clef qui ouvre la serrure tétra-grammatique du « grand Nom », le coffre de l’héritage divin, dont Job est bien ici le digne « héritier » (latin heres). La relation guématrique du trilittère “Job” ( = י ובYoB = 10+6+2 = 18 ; le vav fait ici fonction de voyelle “o”) à l’Unité se vérifie d’une autre façon, dans l’écriture, avec l’initialisation du alef (→ ; )איובsoit la valeur complétée 10+6+2 (+1) = 19 = 10 = 1. Dans la succession de ses cinq épreuves (5 pouvant être considéré ici comme le nombre du destin), qui vont crescendo, Job accomplit la plénitude des lettres de son nom d’homme, telle que l’Écriture sainte nous les rapporte, et par là il réalise le Nom « un » du Dieu d’Israël. Pour y parvenir, son corps (l’aspect apparent des lettres de son nom) doit se décomposer, et son âme (leur aspect caché…), doit s’humilier, afin que l’esprit (= Élihoua, le souffle de Shaddaï) se dégage parfaitement, en réunissant ou réordonnant les brisures éparses de l’âme, causées par la pression existentielle des épreuves. Job doit s’appauvrir à l’extrême, s’oublier
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jusqu’au mépris de son nom/apparence extérieur(e), pour « être » enfin riche de la dignité élective dont Dieu le revêt finalement. Brebis et chameaux, bœufs et ânesses, serviteurs… avec de nombreux enfants, c’est là la richesse que peut souhaiter tout éleveur (nous prenons le verbe « élever » comme la capacité à porter un être à maturité, à son plein développement) ; ici c’est Job, type héroïque d’une tradition sémitique peut-être antérieure à Israël. Pieux adorateur du Dieu d’Abraham, il reste malgré sa prospérité, au demeurant louable, « intègre et droit ». C’est cette piété sans faille que Satan jalouse, qu’il préjuge fausse et insolente, et dont il demande compte à Dieu... sans doute à grand bruit ! La brebis est l’animal du sacrifice et de la nourriture des corps. Les 7(000) brebis de Job nous disent que l’homme de bien est potentiellement prêt à sacrifier les satisfactions sensibles de son âme, et ce dans les « trois mondes » (que signifie la 3ème puissance de 10 = yod) : humain, angélique et divin. C’est aussi l’idée d’un sacrifice de la lettre de la Loi, pour réaliser l’esprit du Décalogue, par l’épreuve de sept morts ou naissances successives. Sacrifier les apparences de son âme et de sa « renommée » individuelle, c’est le préalable d’une quête de l’unité divine ; mais il est impossible aux puissances de l’être de réaliser l’Un sans passer par leurs portes respectives, sans connaître les divers états d’abandon de leurs déserts intérieurs. Là sont les épreuves de Job. Les 3(000) chameaux portent en eux-mêmes la réserve d’eau nécessaire pour franchir l’isthme entre créé et incréé – le monde de l’Émanation, représenté par les trois Sefirot supérieures –, et passer l’ultime porte (le chas de l’aiguille, suivant le terme christique) qui en est la Couronne. Au-delà même de cette « grande Face » divine, de l’autre côté du désert des mondes si l’on peut dire, lorsque toute richesse et renommée apparentes se sont évanouies, n’est plus que l’Ayn-Sof : l’Être sans second, d’où rayonnent toutes bénédictions, profits intérieurs et réelles prospérités. 7 000 brebis et 3 000 chameaux (7 000 + 3 000 = 10 000, soit le passage à la 4ème puissance de yod) symbolisent ainsi l’ensemble du processus d’accomplissement spirituel qui, depuis la multiplicité indéfinie des signes (la poussière) de ce bas monde, reconduit à l’unité infinie du Dieu d’Israël. Ce processus descriptif s’appuie sur la relation analogique entre la structure du plérôme divin et l’âme humaine, suivant l’adage bien
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connu : Ce qui est en bas est à l’image de ce qui est en haut. Ce que montre la restitution finale des enfants de Job, « naissance à l’esprit » de toutes les puissances de son âme. Job possède aussi 5(00) paires de bœufs et 5(00) ânesses, par allusion aux deux hé (valeur 5) du Tétragramme, inscrit au centre (Tiferet = la Beauté, le Soleil, le Moyeu, etc.) de l’axe vertical de l’arbre séfirotique (depuis Kether, le « Roi couronné », jusqu’à Malkut, la « Reine d’Israël »). Centre ou Cœur ; et si l’on suit ce symbolisme anatomique, les deux hé du Tétragramme, ou les 5(00) paires de bœufs et les 5(00) ânesses, sont les poumons psychiques (2ème puissance de 10) de Job, qui ont pour charge de régler la circulation des influx divins, leurs échanges avec le royaume d’Israël et l’ensemble du monde d’en bas. Les poumons régulent le feu dévorant de l’œuvre du cœur, et donnent sa mesure à la relation d’amour qui unit le croyant à son Dieu ; l’amour d’un cœur (“Y-V” du Tétragramme) sans poumons (“Hé-Hé”), autrement dit sans souffle (spiritus), serait incompréhensible ! « Comme le bœuf et l’âne de la crèche, autour de l’Enfant-Dieu (Jésus « Yeshoua »), ces bœufs et ces ânesses sont là prêts à souffler sur la croissance de Job » (A. de Souzenelle, p.52). En l’ « éleveur » Job ils sont les potentialités de la transcendance (YH) et de l’immanence (VH) divine. Quant aux serviteurs qui, par leur innombrabilité, concourent à rendre manifeste la prospérité de Job, ils représentent la multitude éparse des « inaccomplis de l’être » (quoique tendant nécessairement à être…) ; un état d’infériorité au regard de la seigneurie requise ; innombrables, ces entités (ens) sont innommables et de fait anonymes. Pourtant Job devra les rassembler, dans le processus d’unification de son être, de son nom d’être ; aucun ne devra être oublié, comme la mère ne peut oublier aucun de ses enfants. Il est impossible de passer la porte étroite de la Couronne royale sans avoir œuvré à réunir tout ce qui, en nous, est épars ; et les serviteurs de notre âme sont bien « à nous », dès lors que nous pouvons exercer sur eux notre volonté, en bien ou en mal. Ils doivent donc passer « avec nous ». Job reconstitue ainsi, dans son ciel personnel, l’image de l’Unité divine, une image trahie et faussée, brisée et dénaturée par le péché originel, et par l’accumulation des illusions et des erreurs quant à notre nature propre et à celle du monde. « Tout est en ordre pour que le Serviteur de Dieu soit arraché par l’Esprit-
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Saint à ce premier état ; il doit aller maintenant vers la conquête de son royaume intérieur, jusqu’à celle de sa “terre promise”, jusqu’au secret du JE SUIS ( ; אהיהEHéYHé = 1+5+10+5 = 21 = 7 “fils” x 3 “filles”) de son être, son Nom. L’Image reconstituée va prendre le chemin de la Ressemblance. Et cela est possible, possible pour Job qui est aussi chacun de nous. » (A. de Souzenelle, p.54). La parole de Job : Nu je suis sorti du sein maternel, nu, j’y retournerai. YHWH a donné, YHWH a repris : que le Nom de YHWH soit béni (Jb 1, 21), trouvera son écho dans celle de Jésus adressée à Nicodème : Amen, Amen je te le dis, à moins de naître à nouveau, nul ne peut voir le Royaume de Dieu (Jn 3, 3). Et face à la perplexité du maître en Israël, le Christ de préciser qu’il n’entend pas par-là la naissance commune, mais la renaissance du corps et de l’âme à l’Esprit, dans tous leurs degrés et modes. Notons que ce passage précède l’annonce faite de la nécessaire élévation du Fils de l’homme (et Job n’est-il pas un « éleveur » d’âme ?), ce que les exégètes entendent par sa mise à mort sur la Croix du Golgotha, afin que s’accomplisse le projet divin du salut de l’humanité. Or toute vraie naissance étant don de Dieu, elle ne peut être effective qu’en son Nom ; il est impossible à l’homme de naître à l’Esprit sans la bénédiction par l’Amen de Dieu, ce que montrent, aux extrémités de la vie du chrétien, les paroles sacramentelles du baptême et de l’extrême-onction. « Job fait ancrage dans le NOM qui l’informe des mystères insondables de l’Homme : Nu je retournerai là peut être lu : “Nu je retournerai au Nom”, car il n’y a de lieu pour l’hébreu que se référant au Saint NOM, lieu de la “Terre promise”. Cette partie des profondeurs de Job vient de livrer le secret ; il sait qu’il doit retourner non pas dans le sein de sa mère biologique, mais au creux des entrailles maternelles de la ‘Adamah des profondeurs. » (A. de Souzenelle, p.65 sq.). À propos de ce mot ‘adamah, nous rappellerons que Job est dit « Édomite », ce qui l’identifie explicitement à l’Adam “protoplaste”, l’Homme temple de Dieu, prototype de cette humanité. La Adamah est Terre céleste, Terre d’élection et de résurrection ; le nom de Dieu y est imprimé, à la manière d’un sceau, dans notre cœur. Les « entrailles » sont chrétiennement celles de la Vierge Marie, équivalent sous un certain rapport à la Shekinah, et sous un autre à
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Malkut (la « Vierge-Mère » d’Israël), dont le fruit est le Fils : Dieu fait Homme.45 Le thème de l’endurcissement d’Israël est récurrent dans les livres historiques et chez les prophètes, qui ont précisément pour vocation de rappeler aux multitudes oublieuses leur devoir à l’égard de la Parole. Dans plusieurs passages cette fermeture d’esprit est explicitement liée à un usage anormal, défectueux et profanatoire du Nom, ce qui entraîne le retrait du Ciel et l’obscuration croissante des âmes. Mais il passe toujours assez de Lumière pour que le Nom soit la planche de salut des vrais croyants, de ceux qui s’efforcent à naître à Dieu, spécialement pour la fin de ces temps. Écoutez-moi, maison de Jacob, vous qu’on appelle du nom d’Israël… vous qui jurez par le nom de YHVH, et qui invoquez le Dieu d’Israël sans loyauté ni justice… À cause de mon Nom, Je vais différer ma colère… C’est à cause de moi seul que Je vais agir, comment mon Nom serait-il profané ? (Is 48, 1, 9, 11). Je les ai jugés selon leur conduite et leurs œuvres, dispersés dans les pays étrangers, et parmi les nations où ils sont venus, ils ont profané mon saint Nom... Mais J’ai eu égard à mon saint Nom que la maison d’Israël a profané… Je sanctifierai mon grand Nom qui a été profané parmi les nations, et les nations sauront que “Je suis YHVH” (Ez 36, 19-23). En ces jours-là… le soleil se changera en ténèbres, la lune en sang, avant que ne vienne le Jour de YHVH, grand et redoutable ! Tous ceux qui invoqueront le Nom de YHVH seront sauvés (Jl 3, 4-5). Ces paroles seront reprises par saint Paul (Ac 2, 21 ; Rm 10, 13), qui y voit l’annonce de la venue du Seigneur “Jésus-Christ”, dont le nom « sauve » également les convertis, ceux d’Israël comme des nations.
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Ce qui va évidemment bien au-delà de la « maternité » humaine… La Déité principielle n’est pas une femme ! Nous le soulignons, parce que ce genre de dévoiement affecte l’exégèse moderne, imprégnée des préjugés progressistes.
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Chapitre III
LE GRAND NOM
Avec Adam, la création est scellée par le Nom de Dieu… Nom révélé de manière explicite à Moïse et aux Israélites, à travers le don de la Torah, déposé dans l’Arche d’Alliance, puis fixé dans le Tabernacle de la Sainteté de YHVH, résidence de la Présence divine (Shekinah), au Saint des Saints du Temple construit par Salomon ou Shlomo (ShLM), le « Pacifique » ; les mots « paix » (shalom) et « nom » (shem) étant apparentés.46 Au degré de la première des dix Sefirot (Kether) de la face de Dieu est ce Je Suis (“Ehéyhé”) que la Torah nous révèle. Haut-lieu indivis de l’ « Adam Qadmon » (ADMQDM = 45 + 144 = 189 ; multiple de 3x7), où se pose le front couronné de l’Archange Metatron. Le Temple est l’ombilic de la Terre d’Israël, et là sera rétabli le Trône de YHVH (Jr 3, 17) aux temps messianiques, car c’est de Jérusalem que provient à la fois la Paix et la Parole (Is 2, 3). Dans cette attente, du fait de l’ingratitude du peuple juif et de la nature rétive des descendants d’Adam, l’invocation du Tétragramme sacro-saint doit rester sous l’autorité exclusive du grand prêtre, qui en usera publiquement dans des occasions définies.47 Mais avec la destruction du second Temple, l’an funeste 70, et la dispersion 46
Pour un kabbaliste comme Joseph Gikatilla (Les Portes de la Lumière), l’architecture de la Tente d’Assignation et du Temple, réceptacles du grand Nom secret, est faite de « lettres-nombres » qui sont eux-mêmes autant de noms divins. 47 « L’usage magico-religieux du Tétragramme (remonterait) au moins depuis l’époque de la dynastie des Hasmonéens... ». Ch. Mopsik, Les Grands textes de la Cabale, Verdier, Lagrasse, 1993, p. 332.
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exilique, certains rites sacrificiels et invocatoires – formellement complexes et minutieux – sont devenus impraticables. Pour autant ils ne sont pas abolis – ils ne pourraient l’être que par un décret du Ciel (c’est d’ailleurs ce que considèrent les chrétiens, la Loi étant désormais pour eux accomplie…), car la Torah est intangible, tant dans sa forme que dans son fond. Comme les degrés supérieurs (Kether, Hokmah, Binah) du plérôme divin, elle reste inaffectée par l’activité dissolvante des puissances mauvaises à l’œuvre dans le monde d’en bas, et qui perturbent les influx séfirotiques circulant dans la création. La connaissance rituellement invocatoire du Nom, dont les binômes consonantiques (donc les lettres) apparaissent comme désarticulés et privés d’unité, cette connaissance est d’office empêchée. Aussi nous importe-t-il de redire que là où se sont étendues les ombres de l’ignorance, seul l’ami, le saint, l’élu de Dieu – attaché à la longue chaîne initiatique des maîtres de la Torah qui, depuis Abraham et par la « Lumière du Sinaï », soutient et irrigue la structure institutionnelle – possède des secrets de cet ordre. C’est le privilège de la descendance spirituelle des « soixante-dix sages » qui, selon la tradition, furent désignés par Moïse au temps de sa mort. Ce qui n’est pas sans rapport avec les « trente-six « justes » du Talmud, inconnus des simples croyants, par l’action desquels le monde est maintenu, ainsi qu’avec l’annonciateur du Messie : Élie ( אליהו: 1+30 +10+5+6 = 52 = 2 fois 26). Prophète « qui apparaît lors de circonstances critiques comme deus ex machina » (A. Cohen), « témoin » de l’Apocalypse, avec Hénosh. L’initié au secret du grand Nom comble les lacunes de sa juste prononciation, réunifie les lettres et « reconstitue ainsi la divinité dans sa plénitude » (Isaac l’Aveugle).48 Il restaure dans son cœur, à l’unisson du Cœur des Mondes – TiferetYHVH – le Temple ruiné, dont les pierres dispersées sont faites des lettres et des nombres.49 Dans l’attente de la venue du Messie (entretemps qui peut être aussi celui d’une « rencontre éliatique »), publicateur du Nom ineffable, chaque juif pratiquant la récitation régulière du Shema Israël œuvre à sa propre rédemption, et contribue
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Cité par Ch. Mopsik, Les Grands textes…, p. 90. Pour les chrétiens, la Restauration (du Temple) sera bien sûr opérée par le Nom du Dieu « Sauveur », lors de son avènement messianique en gloire.
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par-là au salut de son peuple ; car il proclame l’unité de Dieu et de son Nom que cette prière porte en elle.
Quarante-deux et soixante-douze lettres Les maîtres juifs exercent leurs réflexions sur les combinaisons alphabético-numériques, et les expérimentent comme des supports contemplatifs. Ils réparent ainsi le Ciel déchiré des déterminations séfirotiques, réordonnent les lettres par lesquelles est construit le monde d’en bas, refont patiemment – génération après génération – ce que, par un sourd entêtement, les puissances mauvaises désordonnent.50 C’est ainsi, avec l’activité liturgique, que l’humanité peut malgré tout maintenir une cohésion suffisante, nécessaire à sa vie spirituelle, donc à sa survie tout court ! Le Talmud (Qiddoushin 71a) fait référence à ces Noms mystérieux composés de douze, quarantedeux ou soixante-douze lettres, obtenus par permutations et développements des consonnes du Tétragramme. Cette connaissance des lettres sacrées sera pour Maïmonide, comme pour les kabbalistes, « une bonne partie de la Science de Dieu » (Moïse Schwab) ; on peut même dire, comme nous y invite la méditation des sefirot, qu’elle est la Science, dès lors qu’on admet l’unité de Dieu et de son Nom, avec l’unicité des déterminations nominales. Dans son Guide des Égarés, le fameux théologien-philosophe observe qu’il n’existe aucun mot d’un tel nombre de lettres ; il en conclut que le très saint Nom est constitué d’une couronne de Noms attributifs, dont l’énonciation articulée est un déploiement substantiel de l’Être, ainsi rendu connaissable. Dans son traité De la Vie future, Abraham Aboulafia indiquera le schéma pour construire des Noms de 42 et de 72 lettres, et parlera d’un « grand secret » en rapport avec le Tétragramme, à propos des six premières lettres du premier.51 « Pour produire la chose dans le mot, et le mot dans la chose, jusqu’à restituer toutes choses à la source de la Splendeur, et la 50
C’est l’histoire du diable qui défait pendant la nuit le pont qu’on construit laborieusement pendant le jour… Par une « ruse sacrée » un saint personnage parviendra à tromper le trompeur, le dernier mot restant ainsi à Dieu. 51 La somme numérique de ces six lettres est 532, à la fois multiple de 7 et de 19.
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Splendeur dans le mot, comme une fontaine […] vers la Lumière rendue inaccessible par l’augmentation des ténèbres cachées dans le tout des 42 lettres […] Les sages les plus éminents, leur mémoire soit bénie, appellent ce Nom si vénérable et adorable de 42 lettres, saint et sanctifié. Ainsi grâce au mélange opéré par la révolution des lettres (nous le soulignons, en ne perdant pas de vue que « lettre » est ici mesure et rythme), ce qui est caché aux gens grossiers et indignes, a été révélé aux saints, qui mènent la vie contemplative au moyen de la combinatoire arithmétique […] Quand nous aurons développé par toutes les combinaisons de lettres ce grand Nom qu’il faut élever de toutes nos forces du dernier au premier, alors sa connaissance se manifestera généreusement à nous. Il offrira à notre désir ses richesses, et nous les livrera avec bonté, s’il nous en trouve dignes, pourvus d’un amour ardent, d’une espérance ferme, d’une foi sincère et d’un cœur pur. »52 Le sage auteur de ces lignes, Johann Reuchlin (†1522 ; peut-être le plus fameux des « kabbalistes chrétiens » de la Renaissance allemande), propose alors une méthode mettant en lumière sept mots ou appellations de Dieu « que l’on trouve dans les ouvrages des anciens » ; chacun constitué de deux trinômes : soit 7 x 3 x 2 = 42 lettres. Dans la littérature talmudique comme mystique, Pessiqta de-Rav Kahana (5, 1), un des sept midrashim anciens, Pessiqta Rabbati (15, 17), qui est un autre midrash, Sefer Raziel (24b), Rashi sur Soukhot (45a), ou dans le Zohar, on trouve diverses mentions d’un Nom de 72 lettres « auquel est attaché une signification théurgique. »53 Plus encore, ces soixante-douze lettres du grand Nom, inscrites dans les versets 19, 20 et 21 du chapitre 14 de l’Exode, permettent de faire ressortir, par combinaisons de groupes de trois lettres, et suivant une certaine disposition en colonnes, soixante-douze Noms divins54. Et suivant le Ets-Hayim, chacun de ces déploiements offre douze possibilités de compréhension, correspondant notamment – pensons-nous – à la 52
Johann Reuchlin, De Arte Cabalistica (1517), trad. François Secret, Milano, Archè, 1995, p. 289-291. 53 Charles Mopsik, Le Livre Hébreu d’Hénoch…, p. 350, note 48 B.2. 54 Le tableau de construction des Noms est présenté par Moïse Schwab dans Vocabulaire de l’Angélologie, d’après les manuscrits hébreux de la BN, reprints, Milano, Archè, 1990, p. 143-33 sq.
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typologie spirituelle de chacune des Tribus d’Israël ; la tribu sacerdotale de Lévi possédant de droit divin la garde de l’Arche et du grand Nom… lequel offrirait donc 864 modes de lecture !
La Torah Suivant enfin l’approche de la plupart des talmudistes et kabbalistes, la Torah elle-même serait le grand et merveilleux Nom de Dieu, le Shem ha-Meforash : « La Torah est tissée avec le Nom de YHVH, et elle est véritablement Lui », dira l’espagnol Meïr ibn Gabbay (m.v.1545), auteur du Sefer Avodat ha-Qodesh (Le Livre du Culte Saint).55 Cette idée n’est d’ailleurs pas propre au judaïsme. Ainsi du Véda des hindous, « pareillement regardé comme exclusivement composé de formules d’invocation ou mantra »56, ce qui renvoie à une théorie générale du langage, ou plus proprement de l’émergence de la « parole créatrice ». Pour les savants juifs comme hindous, cette théorie repose sur la primordialité du son dans la création, et sur le « phonème » que fixe visuellement la lettre. Le bilitère “YaHa” (“YH” : yod-hé), ou la transcendance de l’« Être » (hayha), est ainsi identifié au Son primordial par lequel est « causé » et « mu » l’ensemble du processus de manifestation, avec ses répercussions dans chaque monde élémentaire (dans l’ordre : émanation (feu) → création (air) → formation (eau) → action (terre). Le Nom essentiel (esse = être) étant devenu indicible du fait de la régression de l’entendement, les Noms par lesquels Dieu se détermine qualitativement constituent dès lors le textus qui permet à l’homme la compréhension active de sa relation à Lui ; qu’il s’agisse de l’histoire d’une humanité, comme l’est à un certain titre le « peuple élu », ou d’une personne au destin singulier. Pour les kabbalistes, c’est la « carte divine » du plérôme séfirotique, dont les dix Noms découlent du Tétragramme, celui-ci du yod initial, et le yod d’un point-centre principiel (que symbolise sa graphie). Pour Joseph Gikatila (m.1325) : « Tous les noms de la Torah sont contenus dans le tétragrammate, appelé le tronc de l’arbre ; les autres sont des racines (comme ceux dérivés du Nom “El”…), ou des rameaux (par combinaisons et 55 56
Cité par Ch. Mopsik, Les Grands textes…, p. 370. Jean Canteins, La Voie des Lettres, Albin Michel, 1981, p. 80, note 36.
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permutations des consonnes, comme on le lit dans le Sefer Yetsirah) » (Les Portes de la Lumière). Et le Tétragramme provient d’une graine unique et cachée dans l’Ayn-Sof ou « in-fini », qui contient toutes les potentialités créatrices de son développement (non pas d’une façon déterministe, mais selon le bon vouloir de Dieu, ce qui est en somme son « projet »), à commencer par les lettres-noms de la Torah. Nahmanide (m.1270), un des principaux fondateurs de la kabbale en Espagne, écrit dans ses fameux commentaires : « Nous possédons une tradition authentique selon laquelle toute la Torah est composée de noms divins [...] sans séparation ni division en mots. »57 « Les cinq Livres sont le Nom du Saint, béni soit-Il », dira pareillement Ezra ben Salomon58 dans son commentaire sur les aggadot du Talmud, avec toute l’école de Gérone. Et encore, au début du XIVe siècle, le kabbaliste italien Menahem Recanati : « Toute la Torah est les Noms du Saint, béni soit-Il ».59 Cette notion, dont Scholem releva une occurrence dans l’anonyme Sefer ha-Hayyim (sans doute rédigé en France dans le premier tiers du XIIIe siècle), est d’ailleurs établie dans le Zohar : La Torah dans son ensemble est un seul Nom (II, 87b, III, 36a, 176a, 80b…). Lecture incomparable, à l’exégèse infinie, déclamée à la gloire du Nom du « Dieu-Un », pour réparer ce qui doit l’être, et réunir les étincelles de vie en un seul « peuple élu », dans la pleine lumière de la Présence.
Angélologie ; les soixante-dix noms de Métatron Les Noms divins étant aussi bien noms d’anges, il existe une étroite correspondance entre ceux-ci et les modalités alphabéticonumérologiques du Tétragramme, donc avec le Shem ha-Meforash ; les littératures mystiques des Palais (Hekhalot) et du Char (Merkaba), puis les études approfondies de la Kabbale, l’établissent formellement. À commencer par les relations entre le Tétragramme, le théonyme Shaddaï (« Tout-Puissant ») et la Couronne de l’Archange Métatron. Les noms Shaddaï (ShaDaÏ : שדי: 300+4+10) et Métatron ( מטטרו נ: MeTaTRoN : 40+9+9+200+6+50 présentant, nous l’avons dit, l’identité 57
Cité par G. Scholem, Le Nom et les symboles…, p. 70. Ibid. 59 Cité par Ch. Mopsik, Les Grands textes…, p. 591. 58
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numérique 314.60 Les fonctions théologiques et cosmologiques de Métatron sont fondamentales dans l’économie générale du judaïsme. Il est l’Ange de la grande Face divine, le Reflet de Dieu, le Prince de l’Univers, le Pôle céleste de la théarchie angélique (avec primauté même sur les archanges du Monde divin), et aussi l’inspirateur secret de la hiérarchie initiatique ; ce qui l’associe à l’Esprit comme à Élie. Donné pour un parèdre de la Shekinah (la Présence réelle de la Divinité, dont le Tabernacle est la résidence = El-Arsh), dont l’éclat (de l’Esprit = Rûh), est « sur sa Face », il est le « Scribe » divin, artisan à ce titre de l’alphabet hébraïque61 : « Tout ce qui était, est et sera, se trouve inscrit, sous la forme de “lettres célestes” ou Archétypes spirituels, dans le Livre divin de Métatron. »62 Révélation première de l’Intelligence et de la Sagesse, « Maître de tous les Docteurs » de la tradition orale (mishna), il est « l’Homme immanent », la figure divine de l’Adam Qadmon. Le Livre Hébreu d’Hénoch dit que les Anges siégeant au Tribunal divin, sous la haute juridiction de Métatron, sont appelés du nom de “YHVH”, et qu’ils sont soixante-douze. Nombre obtenu, nous l’avons vu, par combinaison et permutation des consonnes du Tétragramme sacré.63 La « mesure » de la Couronne ou du Trône de Gloire étant celle des « six cent mille » âmes présentes lors de la théophanie sinaïtique. Dans les Pirqé, ou Chapitres de rabbi Éliezer (texte appartenant au midrash), on lit que YHVH, lorsqu’Il descendit sur le Sinaï, était accompagné de 600 000 anges, lesquels ceignirent les Israélites de la Couronne du Nom ineffable. De sorte que chaque Israélite, accompagné d’un ange et doué d’un nom personnel, est comme une part insécable de la Torah ; autrement dit, 60
314 se décompose en 313 + 1 ; la base du nombre premier en miroir 313, qui présente de remarquables applications angélologiques, est 13. 61 On s’interroge sur l’étymologie de Métatron... Nous y verrions la racine i.-e. MTR, d’où vient le sanscrit mâtrâ ; mot qui signifie « mesure », « détermination » (équivalent de l’hébreu middah), mais aussi qui désigne les « caractères idéographiques » du monosyllabe trilitère AUM, par lequel Atmâ détermine la mesure des trois mondes. Rappelons le grec metron : mesure, d’où le lat. metrum : mètre. Léo Schaya (L’Homme et l’Absolu…, p. 130) souligna que le grec meta thronon signifie « audelà du trône ». 62 Léo Schaya, L’Homme et l’Absolu..., p. 130. 63 Remarquablement, la somme triangulaire des lettres du Tétragramme (Y + YH + YHV + YHVH) est : 10 + 15 + 21 + 26 = 72.
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il est coresponsable de l’enseignement que Dieu y donne de Luimême. On voit les conséquences pour notre monde de la dispersion du Peuple élu qui, dès lors, ne perçoit plus l’intégralité unificatrice de l’ « Enseignement », sens intérieur de la Torah ; à travers le drame des Israélites, ce sont les anges et les noms, les lettres et les nombres, qui sont dispersés… et c’est tout notre monde qui s’en trouve déstabilisé ! De nouveau dans le Livre d’Hénoch, il est dit que la Couronne ceignant la tête de l’Archange est gravée du Nom merveilleux (Shem ha-Meforash), qui est aussi bien le Tétragramme que (suivant les Pirqé Hékhalot) le nom d’Israël (YiSRa’EL). Nom qui, à la fin des temps, se substituera à celui de Métatron, comme “Israël” se substitua à “Jacob” ; dans le Qehilat Ya’qov, un ouvrage assez tardif, on lit ainsi que « dans l’avenir le nom de Métatron sera changé, il sera appelé Israël… »64 Ce sont encore les soixante-dix « faces » de la Torah, les « langues » dans lesquelles l’ « Enseignement » parvint aux nations, car alors : Tous les peuples de la terre verront que l’on t’appelle du Nom de YHVH... (Dt 28, 10). Abraham Aboulafia attribuera à Éléazar de Worms (m.v.1230), porte-parole des hassidim ashkénazes, un fameux Commentaire sur les soixante-dix Noms de Métatron, dérivés du Tétragramme et par lesquels les anges « officient dans les hauteurs » jusqu’au Saint, béni soit-Il. Et pour Abraham Aboulafia, « Le premier des noms de Métatron est Yahou’el... et son nom est aussi Élyahou (Éli-yahou = Élie, permutation de Yahou’el) » (Sefer Sitrei Torah)65. À un autre point de vue, ces soixante-dix noms sont aussi ceux des « sages » désignés par Moïse pour transmettre la « Lumière du Sinaï », autrement dit les « mystère de la Torah ». Nombre qu’on retrouvera, notons-le, dans la constitution du « Collège apostolique » de l’Église. Or ces mystères, pour ce qu’on en dit, comporteraient précisément les règles de transmission initiatique de la « Parole perdue », la compréhension des Noms divins, avec les arcanes invocatoires de leurs combinaisons. La totalité du monde angélique, donc la totalité des « noms » d’anges, forme un « corps » anthroponymique, un « organisme 64
Cité par Charles Mopsik, Le Livre hébreu d’Hénoch..., p. 235. Cité par Moshé Idel, dans Mystiques messianiques, de la kabbale au hassidisme, Calmann-Lévy, 2005, p. 131. 65
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angélo-alphabétique. »66 Pour le kabbaliste castillan Joseph de Hamadan, ces noms d’anges, puissances ou lumières colorées de l’Âme du Monde et de l’Homme, ces « formes saintes du Nom ineffable », sont au nombre de deux-cents quarante-huit, nombre des commandements « positifs » révélés à Moïse ; et ils constituent le vêtement de la Shekinah. Ce sont les deux-cents quarante-huit « organes » du Corps-Âme de l’Adam Qadmon et, sous un rapport complémentaire, ceux du Corps mystique constitué par les six cent mille âmes d’Israël.67 Unifier les lettres de ces noms d’anges, puissances créatives, formatives et actives, en les reconduisant à leur racine principielle, par Métatron, c’est restaurer l’Unité divine... raison d’être nécessaire et suffisante des hommes et en particulier de chaque fils d’Israël ; lequel réalisera ainsi que YHVH, son Dieu et Seigneur, que YHVH est Un (Dt 6, 4).
“Sagesse” salomonienne On attribue au roi Salomon les parties les plus anciennes du « Livre des Proverbes » ; ouvrage composite, dont les chapitres 8 et 9 témoignent de la « Sagesse créatrice » : prémices de l’Œuvre de YHVH.68 YHVH m’a créée, prémices de son Œuvre, avant ses œuvres les plus anciennes. Dès l’éternité je fus établie, dès le principe, avant l’origine de la terre (Pr 8, 22-23). Cette notion sera redéployée dans le Nouveau Testament, où saint Paul désigne le Verbe/Christ comme Premier-né de toute créature, et proclame un Christ crucifié, puissance de Dieu et sagesse de Dieu (1 Cor 1, 24). Quant à l’“Éloge” du « Livre de la Sagesse » (7, 22 à 8, 8 ; cet écrit tardif ne fait pas partie du canon hébreu, mais il est reçu par les Églises catholique et orthodoxe), il y est établi une litanie révélatrice des attributs ou personnifications de la Sagesse, dont nous savons qu’en soi elle reste inconnaissable. Nous suivons ici les versions de la Bible de Jérusalem et de la Bible Chouraqui, celle-ci entre 66
Ch. Mopsik, Le Livre hébreu d’Hénoch, p. 83. Le nombre 248 étant aussi la valeur numérique des noms ABRaHaM (H = hé : valeur 5) et RaHaM (H = hèt : valeur 8), la Miséricorde, on peut le poser comme une norme du monothéisme « hébraïco-israélite ». 68 La “Hokmah” du Plérôme séfirotique, qui surplombe la colonne de droite (Miséricorde), en équilibre avec “Binah”, l’Intelligence, qui surplombe la colonne de gauche (Rigueur). 67
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parenthèses lorsqu’il y a une différence appréciable. Disons aussi que la Sagesse divine étant toute Conscience et toute Vertu, la sagesse humaine conjuguera la juste raison et le bon caractère… ce qui suppose la grâce inspirante d’une foi intègre. La “Sagesse” est… Ouvrière de toutes choses, Esprit intelligent (Souffle sagace), saint (sacré), unique (homogène), (multiple), subtil (lucide), mobile (vif), pénétrant (?), sans souillure (pur), clair, impassible, ami du bien, (aigu ?, libre ?, rétributeur ?), prompt, irrésistible, bienfaisant, ami de l’homme, ferme (stable), sûr (courageux), sans souci (serein), qui peut tout, qui voit tout, qui pénètre les esprits intelligents (les souffles sagaces), purs, subtils… Elle est Effluve (Haleine) de la puissance de Dieu (d’Elohîm = pluriel d’intensité), Émanation pure (effluve) de la Gloire du Tout-Puissant, Reflet de la Lumière éternelle (de pérennité), Miroir sans tache de l’Activité de Dieu (de l’énergie d’Elohîm), Image de la Bonté, Elle peut tout (unique et toute-puissante), Elle renouvelle l’univers (Elle reste en elle-même et renouvelle tout), (Elle se transmet aux êtres fervents), Elle fait (d’eux) les amis de Dieu (d’Elohîm) et les prophètes (des inspirés), Elle est plus belle (plus resplendissante) que le soleil, Elle surpasse (Elle est au-dessus) les constellations, Elle l’emporte sur la Lumière, Contre elle le mal ne prévaut pas, Elle s’étend avec force dans le monde, Elle gouverne l’univers avec bonté (Elle entretient bien le tout), Elle est aimée de Dieu (L’Adôn de tous la chérit), Elle est initiée à la science de Dieu (Elle connaît les mystères du savoir d’Elohîm), Elle décide ce qu’Il fait (Elle choisit ses œuvres), Quoi de plus riche que la Sagesse qui opère tout ?, (Qui mieux qu’elle possède ce qui est ?), Ses labeurs sont les vertus, Elle enseigne tempérance, prudence (discernement), justice, force (vaillance), Rien n’est plus utile pour les hommes, Elle connaît le passé et (conjecture), Elle discerne les détours des paroles, l’interprétation des énigmes, Elle prévoit les signes et les prodiges, la succession (l’aboutissement) des époques et des temps…
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Correspondances entre les dix déterminations du Plérome (Sefirot), les Noms de Dieu et les catégories d’anges Ayn : Rien, Vide, absolument inconnaissable. (Essence surontologique) Ayn-Sof : Sans limite, Plein infini de pure Lumière. (Substance ontologique) Métatron Les soixante-dix Lettres de la Couronne du grand Nom de Dieu A. Grande Face divine I. Kether (Couronne) : AHéYHé (“Je Suis”) ; Parole du Sinaï. Sérafins. II. Hokmah (Sagesse) : YâH. Chérubins. III. Binah (Intelligence) : ELOHÎM (Dieux). Trônes. …Rideau Pargod… B. Petite Face divine IV. Hesed (Grâce) : ELOHAÏ (Mon Dieu). Dominations. V. Dîn (Jugement) : ELOHÎM GIBOR (Dieux Forts). Puissances. VI. Tiferet (Harmonie) : YHVH = Tétragramme. Vertus. VII. Netsah (Victoire) : YHVH TSEBAOTH (“Yâh” Légions). Principautés. VIII. Hod (Gloire) : ELOHÎM TSEBAOTH (“El” Légions). Archanges. IX. Yesod (Fondement) : EL-SHADDAÏ (Dieu Puissant). Anges. …Voile Vilon… X. Malkut (Royaume) : ADONAÏ (Mon Seigneur). Anges gardiens.
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Chapitre IV
BÉNÉDICTION SACERDOTALE
Le nom du Temple Dans le premier livre des Rois, le Temple, élevé par Salomon, est à jamais la résidence de la Gloire et du Nom : Mon père David eut dans l’esprit de bâtir une Maison pour le Nom de YHVH, Dieu d’Israël […] YHVH, mon Dieu, écoute l’appel et la prière que ton serviteur fait aujourd’hui devant Toi ! Que tes yeux soient ouverts, jour et nuit, sur cette Maison dont tu as dit : “Mon Nom sera là” […] Même l’étranger qui n’est pas d’Israël, ton peuple, s’il vient d’un pays lointain à cause de ton Nom […], s’il vient et prie en ce Temple, Toi, écoute-le au ciel, exauce les demandes de l’étranger, afin que tous les peuples de la terre reconnaissent ton Nom et te craignent, comme fait ton peuple… (1R 8, 17, 28-29, 41-43.). La vénération invocatoire du Nom de Dieu (grand et redoutable… saint et puissant : Ps 99, 3-4) est au centre de l’activité liturgique du Temple, auquel il est identifié : … et qu’ils sachent que ce Temple que j’ai bâti porte ton Nom. Avec l’Exil vers l’an 200 av. J.-C., un interdit pèse sur la prononciation du Tétragramme, substitué à la lecture par “Shaddaï” ou “Adonaï”, aux degrés séfirotiques du Fondement (Yesod) et du Royaume (Malkut), au-dessus et au-dessous du voile Vilon ; lequel cache le sacré aux yeux profanes, et protège le « peuple élu » des idolâtres. Seul le grand prêtre, pour la bénédiction et la purification annuelle d’Israël, invoquait le Nom en le murmurant avec « crainte et tremblement » ; encore croit-on que le peuple devait à ce moment
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faire du tapage, pour éviter qu’il ne soit perçu par des oreilles impures, et détourné de sa finalité rédemptionnelle.
Prières liturgiques et personnelles À l’époque hellénistique l’usage du Nom est restreint. On admet généralement que seul le grand prêtre l’invoquait, par trois fois, lors des bénédictions sacerdotales et pour le Grand Pardon : YHVH parla ainsi à Moïse. Parle à Aaron et à ses fils : Voici comment vous bénirez les fils d’Israël, en disant : “Que YHVH te bénisse et te garde !” ; “Que YHVH fasse briller sa Face vers toi, et qu’Il te prenne en pitié !” ; “Que YHVH lève sa Face vers toi, et t’accorde la paix !”. Ainsi mettront-ils mon Nom sur les fils d’Israël, et Moi, je les bénirai. (Nb 6, 22-27, trad. Osty). En outre, les trois formules de la bénédiction (Que YHVH…) sont répétés par trois fois. Les Berakhot, important texte de la Mishna, qui traite notamment de la lecture du Shema Israël, précise que « toute bénédiction doit inclure la mention du Nom, sous peine autrement de nullité ». On ne sait pas toutefois dans quelles conditions précises on usa, pour le peuple, d’un Nom de substitution. Abraham Aboulafia, dans la Lumière de l’Intellect (Or ha-Sékhél) dira ceci : « Aux fous (kesilim) il fut interdit de le prononcer […] alors qu’aux sages (sekhalim = ceux qui ont l’intelligence éveillée), cela fut permis... ». La juste prononciation du Nom de Dieu, aussi vitale à l’âme que le souffle pour notre corps, n’est donc perdue que du point de vue où se place l’institution légale – au demeurant fort sourcilleuse ! – du judaïsme. Par grâce divine, elle restera transmise de sage en sage jusqu’à la consommation de l’exil, et s’il existe un « trésor caché d’Israël », il est bien là… Satan le sait d’ailleurs, qui rêve tout haut d’une rupture définitive entre l’homme et son Dieu, empêchant ainsi le déroulement d’une expiation et rédemption libératrice. « Ô Nom, veuille pardonner les péchés, transgressions et fautes dont je me suis rendu coupable en étant infidèle contre Toi... » Le traité Yoma de la Mishna rapporte l’office du grand prêtre pour Yom Kippour : le « Jour » (Yoma) de l’Expiation, des pénitences et confessions, le Jour du Grand Pardon. La séquence centrale de cette liturgie est le rappel du seder avoda, le service du grand prêtre dans le Saint des Saints. « Chaque fois qu’il mentionnait le Nom explicite du Saint
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béni soit-Il, connu de lui seul, les orants se jetaient face contre terre. »69 La Sagesse de Sirach (ou “Ecclésiastique” : texte tardif de la Bible, sans doute du IIe siècle av. J.-C., non intégré au canon juif) évoque la splendeur du rituel, lorsque le grand prêtre descendait du saint autel. Alors : Il élevait les mains sur toute l’assemblée des fils d’Israël, pour donner de ses lèvres la bénédiction du Seigneur, et le glorifier par son Nom (Ecc, 50, 20-21). La relation de l’invocation du Nom et de l’élévation des mains fit l’objet de commentaires talmudistes et de subtiles gloses kabbalistes. Ainsi Sabbataï Sheftel Horowitz, résidant à Prague aux XVIe-XVIIe siècles, auteur – dans la ligne de pensée de Moïse Cordovero – de l’Abondance de Rosée (Shéfa’tal) : « Les grâces et miséricordes de YHVH s’établissent sur leurs doigts [...] L’amour est si puissant et intense que le Nom [...] s’attache et s’unit aux mains des prêtres [...] C’est comme si tout le bien de YHVH était dans leurs mains. »70 Le prototype de cette théurgie du geste et du Nom se trouve dans l’Exode, lorsque Moïse y recourt pour permettre aux Israélites de vaincre les Amalécites – ou l’ange recteur de cette nation, identifié à une redoutable puissance des ténèbres. Enfin, le traité Souca (5a) du Talmud dit que le grand prêtre portait un diadème d’or pur sur son front : la mention “Saint pour YHVH” y était gravée. La relation avec la Couronne de l’Ange de la Face semble aller de soi… Le grand prêtre (par la filiation spirituelle d’Aaron) apparaît, à l’aplomb du Prince-archange du Monde, comme le chef de la hiérarchie terrestre ; catalyseur par excellence des prières qu’Israël, au degré du Royaume (Malkut), adresse par le Fondement (Yesod ; laquelle recueille, par Tiferet/YHVH, l’ensemble des influx séfirotiques) à son Dieu, sacrificateur et unificateur... L’activité théurgique, dont sont investis les dépositaires de la foi d’Abraham, n’est possible qu’ « au Nom de Dieu » ; en aval, c’est tout le « peuple » qui, par l’office liturgique commun et le respect privé des commandements, en bénéficie. Béni soit ton Nom par la bouche de tous les vivants, toujours, jusque dans l’éternité (Prière après le repas). La structuration des prières 69 70
Maurice-Ruben Hayoun, La Liturgie juive, PUF, 1994, p. 82. Cité par Ch. Mopsik, Les Grands textes…, p. 464.
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liturgiques quotidiennes remonte entre l’époque d’Esdras et celle des Maccabées (IVe–IIIe siècles av. J.-C.). L’ancienne prière liturgique s’articulait autour de la berakha (la bénédiction), de la teffila (avec les « dix-huit » bénédictions : shemoné ésré), et de la lecture des péricopes de la Torah ; elle prit sa forme statutaire définitive autour du IIe siècle après Jésus-Christ. Son noyau antique est le Shema Israël (“Écoute Israël !”), constitué de trois passages bibliques (Dt 6, 4-9 et 11, 13-21 ; Nb 15, 37-41), qui joue, nous allons le voir, un rôle central dans la théurgie juive du Nom. « Pièce maîtresse des trois prières quotidiennes »71, les shemoné ésré contiennent : 1/ La bénédiction sacerdotale (Nb 6, 24-26), associée aux anciens rites sacrificiels ; 2/ La qedousha (sanctification) : Saint, Saint, Saint, le Dieu des Armées, la terre entière est remplie de Sa Gloire (Is 6, 3). La troisième partie de la liturgie, après le Shema Israël et les « dix-huit » bénédictions, est le tahanoum, ancienne prière de supplique personnelle, progressivement intégrée dans le culte synagogal. Le qaddish, dit à la suite, conclut l’office avec l’Alénou le-shabeyah. Notons l’interdit qui pèse sur l’écriture des prières de l’ancienne Synagogue. • Alénou le-shabeyah : « Rendons grâces à Dieu ». Prière fort ancienne, pense-t-on, généreusement attribuée par la tradition à Josué (suite à la prise de Jéricho), en tous cas attestée à l’époque de la Grande Assemblée et du Second Temple. Abba le Grand, le Rav, fondateur de l’Académie de Soura (en 219) et juriste renommé (tout juif connaît son aphorisme selon lequel est incorrect en public ce qui est interdit en privé), l’adopta pour le rituel du Nouvel An. « Vers le XIIe siècle, les Juifs d’Europe occidentale commencèrent à dire l’Alénou au cours de l’office quotidien du matin. Par la suite on l’intégra à la Amidah de Yom Kippour, puis aux deux autres offices des prières quotidiennes [...] Alénou s’imposa vite comme credo, presque au même titre que le Chéma, également chez les Juifs séfarades et orientaux. »72 • Le Hallel : « Louanges ». « Hymne d’action de grâces et de louange à Dieu du livre des Psaumes, qui font partie de la liturgie des jours de fête [...] Il est de 71 72
M.-R. Hayoun, La Liturgie juive…, p. 35. DEJ, p. 36.
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tradition de le réciter entre la Amidah de l’office du matin et la lecture de la Torah. »73 Le Hallel « complet » comprend l’intégralité des six Psaumes 113 à 118. Les trois premiers versets du Psaume 113 sont consacrés au seul Nom de Dieu : Alléluia ! Louez, serviteurs de YHVH, louez le Nom de YHVH ! Béni soit le Nom de YHVH, dès maintenant et à jamais ! Du soleil levant jusqu’à son couchant, loué soit le Nom de YHVH ! (trad.Osty). Selon le Talmud, le Hallel est récité dix-huit fois par an en eretz Israël et vingt-et-une fois en diaspora. Quant au vocable hallelouyah (“Louez Dieu l’Éternel”), il apparaît à treize reprises en ouverture ou en clôture des Psaumes. Les liturges chrétiens l’intègreront (= Alléluia) pour marquer l’allègre consentement de la communauté ecclésiale. • Le qaddish : « sanctification » du Nom. Mentionné au IIe siècle, mais déjà attesté au Temple dans son noyau primitif, il « constitue l’exemple typique des prières du Bet haMidrash [...] Cette prière devait avoir cours (sous quelle forme ?) bien avant la destruction du Temple [...] La phrase clé est en araméen et s’énonce comme suit : [...] Que son grand Nom soit éternellement béni [...] Le Yehé sheméh rabba rappelle un verset de Daniel (Que le Nom de Dieu soit béni d’éternité en éternité ! Car à Lui appartiennent la sagesse et la puissance : Dn 2, 20, trad. du Rabbinat) lui-même rédigé en langue araméenne ; on en trouve la formulation hébraïque en Psaume 113, 2 [...] La sanctification du Nom et l’attente du règne divin sur terre, la bénédiction et l’exaltation du Nom... »74 constituent l’essentiel du qaddish. Il est récité notamment, en totalité ou non, en conclusion de certaines parties de l’office synagogal et de lectures de la Mishna, ou encore pendant la période de deuil ; le quorum des dix hommes (minyan) est exigé. Nous en donnons un extrait : « Que le Nom du Très-Haut soit exalté et sanctifié dans le monde qu’Il a créé selon Sa volonté [...] Que le Nom de l’Éternel soit béni à jamais et dans toute l’éternité. Béni, loué, célébré, honoré, exalté, vénéré, admiré et glorifié, soit le Nom du Dieu Très-Haut, au-dessus de toutes les bénédictions, de tous cantiques et hymnes de louanges... Amen ! »75
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74 75
Ibid, p. 424 sqq. M.-R. Hayoun, La Liturgie juive, p. 63. DEJ, p. 838 sq. Et citation suivante.
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• La Qedousha (« Sanctification »). Elle recouvre la triple louange de la vision d’Isaïe (6, 3) : Saint, Saint, Saint est le Dieu des Armées, Sa Gloire remplit toute la terre (c’est le Trisagion ou Sanctus de l’Église), à laquelle est jointe un verset d’Ezéchiel (3, 12) et le verset 10 du Psaume 146. Dans le cadre du shabbat, on y joint couramment le credo de l’Unité : Écoute Israël, l’Éternel notre Dieu, l’Éternel est Un (Dt 6, 4). La Qedousha de-Amidah est « récitée debout, comme partie intégrante de la troisième bénédiction, durant la répétition de la Amidah par l’officiant [...] entre autres, aux offices du matin et de l’après-midi ». On l’introduit par la formule : « Nous (Israël) sanctifierons ton Nom sur terre » (Neqaddesh et shimkha ba-olam). • Qiddoush ha-Shem et Hilloul ha-Shem (« Sainteté » et « Profanation du Nom ») Ces deux vocables, qui nous signifient ce que le bien est au mal, reposent sur l’exégèse d’un verset du Lévitique (22, 32) : Vous ne profanerez pas mon Nom de sainteté..., que Maïmonide introduira dans son Livre des Commandements. Elle est exprimée sous les modes du martyre, de la conduite morale et de la prière sincère. Depuis l’époque des tannaïm, « mourir pour la sainteté du Nom » est considéré comme la perfection du martyre. Quant à la conduite, suivant sa bienfaisance ou sa malfaisance, elle sanctifie ou profane le Nom ; ainsi « effacer » arbitrairement le Nom est considéré comme un acte nuisible et hilloul. C’est enfin la grande prière (tefilla) quotidienne, spécialement avec la récitation du Shema Israël : Écoute, Israël, l’Éternel notre Dieu, l’Éternel est Un... Béni soit à jamais le Nom de Son Règne glorieux !... La Qiddoush ha-Shem constitue la troisième des six Bénédictions de la Amida (Élément central des trois offices quotidiens, qui se substitue aux offrandes faites anciennement au Temple). Après les deux premières bénédictions sur les patriarches (avot) et les « hauts-faits » (gevourot) de l’Éternel, c’est la « sainteté du Nom » (qiddoush ha-Shem). On la récite debout, face à l’Arche sainte et à Jérusalem, en semaine, au shabbat, aux fêtes de pèlerinage, à Rosh haShanah (Nouvel An) et à Yom Kippour.
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Théurgie « unionante » Suivant les kabbalistes et depuis l’école d’Isaac l’Aveugle (11651235 ; il conjoindra certains aspects du néoplato-nisme à la pensée juive), le Nom ineffable et merveilleux, le Shem ha-meforash, est le symbole même de la plénitude du Monde d’En Haut. Mais il fallut la création de l’Homme, voulu par Dieu à son image et ressemblance, pour que ce Sceau soit apposé sur le Ciel et sur la Terre. Moitiés hémisphériques de l’Univers, que le Nom maintient unies (au sens du symbolon grec, avec l’idée d’une re-connaissance, chaque moitié complétant et reflétant l’autre), par la hauteur de la transcendance (Il est le « Très-Haut ») et par l’étendue de l’immanence (Il est le « ToutPuissant »). Le Nom de Dieu fut « par-fait » avec le conjointement des deux binômes tétragrammatiques (“YH”-“VH”), de sorte que le Nom connu ou connaissable par les hommes soit le reflet le plus direct du Shem ha-meforash d’En-Haut. De même l’ancêtre de notre humanité, l’Adam “protoplaste”, donne consistance ou matérialise en quelque sorte le Corps un et insécable du Logos anthropomorphique désigné, lui, comme “qadmôn” (rac. QDM : ce qui précède, ce qui prévaut par le rang ; comme la transcendance au regard de l’immanence, ou “YH” au regard de “VH”). C’est pour l’homme depuis trop longtemps oublieux, rendu malade par les conséquences dégradantes de ses fautes répétées, que Dieu s’offre librement dans son Nom. Il veut que son « Peuple élu » se soumette enfin à la Loi, et qu’il guérisse définitivement de cette terrible blessure causée à la « Petite Face » de ce monde ; blessure fatale provoquée par l’Ange déchu et actualisée par le couple adamique… réparer la déchirure du voile Vilon, le voile sensible du temple humain, et rouvrir les voies séfirotiques de la connaissance de l’Âme universelle, pour ramener finalement l’heureux élu à l’Un. L’histoire du peuple d’Israël symbolise les vicissitudes de l’âme humaine, rongée par ses infidélités habituelles à la Loi, et condamnée à servir – ad æternam si elle n’y prend garde ! – les idoles avec lesquels elle se complait. Un des épisodes dramatiques de cette histoire, qui risque d’altérer le plérome divin et l’unicité de la création, par régression du “Nom” à son « incomplétude pré humaine »76, est 76
Ch. Mopsik, Les Grands textes…, p. 83.
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commenté par Isaac l’Aveugle. Il s’agit du passage de l’Exode où Moïse, au sommet de la montagne, recourt au rite de la Bénédiction par élévation des mains et invocation du Nom de l’Éternel ; ceci afin de permettre aux Israélites, conduits par le bien nommé Josué (Yehoshoua : Dieu qui est Yâh, est salut), de vaincre les Amalécites, réputés pillards et propagateurs des influences nuisibles du désert. En agissant contre le « peuple élu », Amaleq (un des petits-fils d’Ésaü) et les siens entreprennent, par force, de briser le lien du serviteur et de son Seigneur, visant implicitement à rompre l’unité indivise du Nom du Dieu d’Israël. Les moitiés “YH” (le Nom Yâh) et “VH” du Symbole seront alors dissociées, et la dernière lettre (le hé redoublé) se trouvera soudainement exilée avec la Shekinah ; ou, dans la représentation séfirotique, avec Malkut, surnommée parfois la « Gloire du Nom ».77 Amaleq, c’est évidemment – pour chaque âme que Dieu a élue pour l’appeler, Lui – l’incarnation de l’ennemi héréditaire qui l’assaille et qu’elle doit repousser sans cesse. Pour la cause de YHVH beaucoup d’autres combats suivront, en effet : de génération en génération (Ex 17, 16)… David même n’exterminera qu’ un grand nombre (1 Sm 30, 17) d’adversaires ; le mal n’est donc pas vaincu… au cas où nous en douterions ! Par-delà le droit imprescriptible d’Israël à vivre le temps de l’exil parmi les nations, la bénédiction de Moïse – articulée autour de l’invocation théonymique – vise à restaurer la plénitude du Shem ha-meforash, à « rétablir... l’intégrité du deus revelatus »78 ; l’intégrité du Nom révélé. Ainsi Israël pourra toujours, dans la suite des épreuves, assumer son devoir irréfragable de glorification et de confession (hodaah) du Nom, et les influx divins passeront et irrigueront les portes et les canaux séfirotiques, sustentant la création entière... dans l’attente enthousiaste (animé d’un transport divin) du Messie. La tossefta Yoma (2, 2) rapporte la tradition selon laquelle, pour Kippour, le grand prêtre invoquait le Nom sacré à dix reprises. Sur cette base, le kabbaliste Ezra ben Salomon de Gérone, disciple d’Isaac l’Aveugle, établit une relation avec la décade séfirotique : « Réunir le 77
Malkout, ou le Royaume (d’Israël), est dégradée au dixième rang des Émanations divines, en dessous du voile “Vilon” (le Rideau extérieur du Temple), parmi les « nations » de la discorde et de l’erreur. On établit par ailleurs des correspondances entre les neuf autres sefirot et le trigramme YHV. 78 Ch. Mopsik, Les Grands textes…, p. 85.
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Nom (suprême) dans ses lettres et y inclure les dix sefirot, telle la flamme liée à la braise. Avec sa bouche on l’évoquera par ses substituts (qui permettent la vocalisation), et en son cœur on le réunira dans sa forme (ou sa réalité scripturale). »79 Ou encore : « Quiconque réunit les rameaux à la racine et élève les sefirot en un unique faisceau [...] adhère ainsi au Grand Nom, béni soit-Il. »80
Le Shema Israël et les secrets du Messie Le Nom tétragrammatique n’étant plus liturgiquement invoqué dans le Temple, connu du « peuple extérieur » comme par ouï-dire, c’est l’ouvrage des plus pieux (hassid) de réaliser l’unification des Déterminations (Sefirot) de l’Un (Ayn-Sof). Par une grâce particulière, eux connaissent la réalité cachée du Nom et la signification intérieure de la Torah, comme ils sont dépositaires de la science des lettresnombres, qui donne aux choses leur mesure et leur place. Sous la bienveillante protection des « trente-six » justes et des « soixante-dix » sages d’Israël qui constituent la hiérarchie ésotérique, maintenue pour la durée du cycle de la tradition hébraïque, il leur incombe de compenser la faillite d’une humanité oublieuse de l’essentiel et vaniteuse, indifférente à son origine élective, à ses devoirs, à son salut... Cette œuvre rédemptrice, qu’inspire la Sagesse et qu’éclaire l’Intelligence, est d’une nécessité très actuelle, alors que, dramatiquement, l’issue messianique paraît toujours repoussée. C’est là le paradoxe des épreuves sacrificielles que Dieu impose à ceux qu’Il a élus et dont Il projette le salut. L’inlassable effort de restauration (tiqqoun) du monde, à laquelle discrètement les saints, les sages, les fidèles, sont par leur fonction même attachés, remet en quelque sorte « à plus tard » la venue du Messie. Et puis si le mal a chaque jour plus d’audace, il faut de plus grands efforts de réparation ! Pour les kabbalistes du foyer de Gérone, comme pour tous ceux qui – par de subtiles parentés – bénéficieront au cours des siècles d’une même influence mystique, l’unification (yioud → lettre yod) cardiaque du « Grand Nom » est la voie de la Réparation du Ciel, donc de la 79
Ibid, p. 89. Les parenthèses sont de nous. Anonyme, école d’Isaac l’Aveugle ; cité par Ch. Mopsik, dans Les Grands textes…, p. 92. 80
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Rédemption d’Israël et de l’humanité adamique, notre humanité. La récitation du Shema Israël – attestant l’Unité/Unicité divine – est l’outil par excellence de cette théurgie unionante du Nom, pratiquée par une élite qui est la conscience sur-vivante du Peuple. Comme la « Bénédiction » de Moïse (par conjonction de l’élévation des « dix doigts » et de l’invocation du Shem ha-meforash) sauva les Israélites des griffes de l’ange du mal et des puissances erratiques, les serviteurs pieux sont en conscience remplis du Nom. Eux qui savent la théurgie de l’unification (du Haut et du Bas, et des Extrémités du Monde), préparent la voie du Messie, et par là préservent l’humanité d’une fin prématurée. En réalisant le plan de Dieu par le maintien icibas de son Nom, ils « provoquent » littéralement (pro-vocare) l’épanchement de la Bénédiction dans le plérome, de Monde en Monde, depuis la Couronne royale qui ceint l’Archange Métatron, « au-dessus » du Voile intérieur, jusqu’à la dixième des dix sefirot, « au-dessous » du Voile extérieur : Malkout, la Reine voilée d’Israël ; puis, par diffusion, jusqu’au « monde extérieur » des soixante-dix nations qui reçoivent leurs parts respectives de la Lumière d’En-haut, sous autant de modes propres (chacune étant sous la juridiction et la protection d’un ange particulier). « Tout homme d’Israël qui proclame l’unité de son Nom deux fois par jour, c’est comme s’il instaurait la paix dans le monde, parmi les êtres d’en haut et parmi ceux d’en bas. »81 Et son contemporain Moïse de Leòn (1240-1305) : « Nous devons veiller à unifier le Nom [...] une fois le jour et une fois la nuit. »82 Aux deux pôles symboliques, zénith et nadir, du cycle temporel de notre âme. Cette proclamation quotidienne n’est autre que le credo du judaïsme : le Shema Israël (YHVH Elohénou, YHVH Ehèd) (Dt 6, 4-9 ; 11, 13-21) dont l’énonciation mystique vise à conjoindre le Tétragramme au mot « Un » (Ehèd), mot dont la valeur numérique (1+8+4 = 13) est celle de « amour » (ahabha : 1+5+2+5) ; la conjonction “Un” et “Amour” équivaut ainsi au Tétragramme83. L’effort méthodique de reconstruc81
Joseph de Hamadan ; cité par Ch. Mopsik, dans Les Grands textes…, p. 175. Ibid, p. 151. 83 Il y a beaucoup à comprendre de la relation des initiales de “YHVH” et de “Ehed”, soit les lettres yod (= 10) et alef (= 1). La Source de la Sagesse (Ma’yan ha-Hokmah), opuscule abscons sur la mystique du langage, envisage ce sujet. 82
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tion du Temple spirituel portera sur la visualisation des graphes tétragrammatiques, sur le binôme “YH” qui est le Nom canonique “YHâ”, et sur la vocalisation « expirante » de Ehèd. « À chaque fois que l’on trouve le Tétragramme cela veut dire YHVH est Un » (…mais aussi bien “YHVH est Amour” !), soutient Joseph Gikatila dans son Jardin des Noyers : « Dieu est Un veut dire : le Nom en mouvement. »84 L’opération de réunification (des binômes) du Nom, en rassemblant les lettres dispersées du plérôme, à partir du hé de l’exil, reconduit degré par degré et de façon spiralo-ascendante (= vortex : mot qui conjoint les idées de mouvement et de sommet) l’âme d’Israël jusqu’au Palais suprême de l’Ayn-Sof : « Haut-lieu » de l’Être-Un (Ehèd). Les « six cent mille » âmes présentes au Sinaï étant comme une descendance de l’âme primordiale d’Adam, dont les familles depuis dispersées doivent être définitivement réunies. Gershom Scholem rapporte ces propos précieux de Nathan de Gaza (1643-1680), « prophète » du pseudo messie Sabbataï Tsevi, sur le Shema Israël : « Quand vous prononcez le mot ehad (un) du Shema (Écoute, ô Israël, YHVH notre Dieu, YHVH est Un), vous devez méditer qu’Il est l’Un absolu, l’Être absolu et la Fin absolue, que de Lui émanent tous les mots, et que vous vous offrez tout entier au martyre pour Son saint Nom, afin d’unir “VH” et “YH”. Vous devez également méditer sur les combinaisons des lettres des Noms YHVH, ’HYH (Ehéyhé) et ’DNY (Adonaï), afin que l’illumination de la Cause de toutes causes puisse devenir manifeste en elles, de VH à YH, et de YH à VH... Le saint Nom YHVH sera alors lu comme un double YH (Yhé-Yhé), et l’Écriture sera réalisée. » Dans le Sefer ha-Yashar, Abraham Aboulafia (1240-1291)85 rattachera sa « kabbale des Noms » (M. Idel) aux secrets du Messie. Connaître les théonymes et maîtriser la prononciation du Shem hameforash, comme les grands prêtres du Temple et les générations de saints, c’est aussi avoir connaissance du nom propre du Messie d’Israël. Mieux encore, l’onction spéciale qui est conférée à celui-ci, le rite de son investiture (de vestir), ne serait autre, en vérité, que la 84
Cité par M.-A. Ouaknin, Tsimtsoum..., p. 173 sq. Originaire d’Espagne, il fit école en Sicile dans la dernière décennie de sa vie. Trois siècles plus tard, sa pensée magistrale influencera Isaac Louria et les kabbalistes de Safed.
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Connaissance même du Grand Nom qu’il proclamera solennellement en bénissant (en « vêtant » du manteau protecteur de l’unité divine) les « soixante-dix » peuples réunifiés : Les nations sauront que Je Suis YHVH (Éz 39, 7). Signification universelle de la « reconstruction du Temple » (eut égard à la Tradition abrahamique, donc « primordiale ») ou, de façon plus évocatrice, de sa ré-élévation mystique. C’est ainsi que la pratique invocatoire du Nom est un mode d’ « expérience messianique » (M. Idel). Aboulafia ira jusqu’à parler d’une « nouvelle Religion » du Nom et d’une « nouvelle Torah » spirituelle, en accomplissement ultime de la Loi révélée à Moïse ; secret conservé et transmis de cœur à cœur. Alors, en ce jour-là YHVH sera un et son Nom unique ; de façon fort éloquente cette prophétie de Zacharie (14, 9), dont le nom (rac. ZKR) signifie précisément « mémoire de Yâh », clôture les trois prières quotidiennes de l’office synagogal. Le Nom est bien la clef de la délivrance messianique des peuples. Alors, je donnerai aux peuples des lèvres pures, afin qu’ils invoquent tous le Nom de l’Éternel YHVH, et Le servent d’un commun accord (Soph 3, 9) : une langue pure, « angélique », pour une humanité réunie par le chant permanent à la gloire du Nom-Un de Dieu, et pour toujours en paix. Enfin, Aboulafia établira, dans le Sefer Sitrei Torah, l’identité du tétragrammate, d’une part avec le nom du Messie (Mashiha), d’autre part avec le théonyme Shaddaï et l’archange Métatron, identifiés à l’Intellect agent des philosophes (Shaddaï et Métatron ont même valeur numérique). On sait d’autre part, avec l’ancienne littérature mystique du Char et des Palais qu’ « Énosh c’est Métatron », mais encore qu’il existe un étroit lien fonctionnel entre Énosh et Élie. Le processus d’angélomorphose d’Énosh-Élie, depuis leur mission prophétique jusqu’à leur apothéose, est étroitement lié au rassemblement des lettres et donc à l’unification du Nom suprême. Rappelons que le nom Élie (ELYa ; développé graphiquement ELiYaHou) est une permutation du théonyme YaHou-EL, et que Métatron, l’Ange de la Face ou de la Couronne, est parfois appelé le « Petit YHVH ». C’est dire l’importance vitale de la venue récurrente d’Élie auprès des serviteurs les plus fidèles de YHVH, et laisser entendre la science de l’agrément du Nom qu’il leur dispense en vue de la réalisation messianique du Plan divin. Le royaume d’Israël se prépare et le Messie lui-même s’établit à chaque mention du Nom…
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FLORILÈGE 1. Rends-moi digne « Rends-moi digne de la Lumière, dans la Lumière de ton Nom. » Salomon ibn Gabirol (v.1020-v.1057) : La Couronne royale. Dervy, p. 87. Natif de Malaga, un des poètes judéo-espagnols les plus éminents. Sa Kether malkhout a été intégrée dans la liturgie séfarade de Yom Kippour. La Source de Vie, rédigée en arabe, est un traité d’inspiration platonicienne.
2. Tout est dans la racine « De même que le rameau provient de la racine, toutes les formes proviennent du Nom unique. Il s’ensuit que toute chose est dans la Racine qui est le Nom unique. » Issac l’Aveugle (1165-1235) : Commentaire sur le Sefer Yetsirah. Figure de proue de la kabbale languedocienne (il vécut dans le Narbonnais), ses spéculations d’inspiration néo-platonicienne rayonnèrent en Catalogne, région appelée à devenir un grand foyer de l’ésotérisme hébraïque. Ezra de Gérone sera un de ses principaux disciples.
3. Les lettres du Nom ineffable « Celui qui veut que Dieu soit toujours avec lui dans ce monde ci et dans l’autre, devra mettre devant les yeux de son intellect et de sa pensée les lettres du Nom ineffable […] Et lorsqu’il les mettra contre ses yeux, le regard de son intellect fixé sur elles et la pensée de son cœur sur l’infini ne feront qu’un. » Isaac d’Akko (XIIIe siècle). Dans Moshé Idel, L’Expérience mystique…, p. 48.
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4. L’union (deveqout) « L’union peut s’identifier au souvenir et à l’amour constant du Nom, à une pensée toujours proche de Dieu, que l’on soit en chemin, couché ou debout. » Nahmanide (1194-1270) : Commentaires sur la Thora. Dans Y. Jacobson, La Pensée hassidique, Cerf, p. 123, note 6. Natif de Gérone, autorité talmudiste de pre-mier plan, animateur de l’ « école de Barcelone ». Il assuma d’importantes charges à la cour de Jacques Ier d’Aragon, et dans sa vieillesse émigra en terre d’Israël, à Jérusalem, puis à Acre. Sa perspective vise à conjoindre l’étude de la Loi, la philosophie maïmonidienne et la mystique.
5. La plus haute connaissance « La troisième sorte (de compréhension) est la connaissance au moyen du Nom infiniment caché qui est décrit comme “Visage”… Elle est la plus élevée et réservée à ceux qui craignent Dieu. » Isaac ibn Latif (1210-1280) : Les Secrets du Roi. Kabbaliste philosophe tolédan.
6. Au degré de la vision « Dans le Nom, mon intellect a trouvé une échelle pour s’élever au degré de la vision. » Abraham Aboulafia (1240-1291). Dans Moshé Idel, L’Expérience mystique…, p. 31. Natif d’Espagne, il séjourna en Sicile pour y enseigner notamment la gématrie. De caractère ascétique, sa pensée, dans la perspective philosophique de Maïmonide, inspirera les kabbalistes de Safed. Il revendiquera en public une vocation messianique. Parmi ses ouvrages, le Sefer ha-Yashar.
7. Lui et son Nom sont un « Il te faut savoir qu’en ce qui Le concerne, béni soit-il, Lui et son Nom sont une même chose. » Moïse de León (1240-1305) : Sefer ha-Rimon. Dans Charles Mopsik, Les Grands textes…, p. 571. Moïse est considéré comme le rédacteur principal du corpus d’écrits inspirés que constitue le Livre de la Splendeur : le Zohar.
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8. Son Nom est la Torah « La Thora est en Lui, et c’est ce que disent les kabbalistes : Le Saint, béni soit-il, est dans son Nom, et son Nom est en Lui, et son Nom est la Torah… Les lettres de son Nom sont Lui-même. » Joseph Gikatila (1248-1325) : Livre sur les raisons mystiques des Commandements. Dans Gershom Scholem, Les Noms…, p. 111. Kabbaliste castillan de l’ « école du Zohar », avec Moïse de León ; auteur des Portes de la Lumière.
9. Le secret « Sache que le secret de toute la Torah est d’amener la Gloire du Nom en ce monde. » Shem Tov ben Shem Tov (XIVe-XVe siècles). Dans Ch. Mopsik, Les Grands textes…, p. 259. Kabbaliste espagnol, auteur du Livre des Croyances (Sefer haEmounot).
10. Réunir les lettres « Quand l’homme prie avec une intention juste, les paroles, mots et lettres, montent avec et unissent le grand Nom. » Meïr ibn Gabbay (v.1480-v.1545) : Derekh Emounah. Dans Ch. Mopsik, Les Grands textes…, p. 372. Kabbaliste espagnol exilé en Turquie. Son ouvrage majeur est le Livre du Culte du Saint (Sefer Avodat ha-Qodesh).
11. Le secret de l’Amour « Sache que lorsque le juste unit les lettres du grand Nom l’une à l’autre, de tout cœur, d’une intention entière et par un amour adéquat, alors l’âme se lie et s’attache au secret de l’Amour. » Yehoudah ben Hanin (XVIe siècle). Ch. Mopsik, Les Grands textes…, p. 444. Kabbaliste marocain, auteur de L’Arbre de Vie (Ets ha-Hayim).
12. Isole-toi « Au moment où tu veux méditer ce Nom redoutable, orne ton corps et isole-toi dans un lieu d’où personne ne peut t’entendre. Purifie ton
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cœur et ton âme de toutes préoccupations mondaines, et figure-toi que ton âme s’apprête à quitter ton corps. » Moïse Cordovero (1522-1570) : Pardes rimmonim, ch.XXI. Dans Paul Fenton, Prière, mystique et judaïsme, Université de Strasbourg, p. 149. Kabbaliste d’origine espagnole, il s’établit à Safed où il eut plusieurs disciples, dont Éliyah de Vidas ; peut-être enseigna-t-il aussi, peu avant sa mort, à Isaac Louria. Avec le Jardin des grenades (Pardes rimmonim), son principal ouvrage est un commentaire sur le Zohar : La Lumière précieuse.
13. Servir le Nom « Tout homme doit servir le Nom de toute sa force, car le Nom veut qu’on le serve de toutes les façons, une fois de telle manière, une fois de telle autre… Qu’il fasse toute chose avec zèle, car en toutes choses il peut servir le Nom. » Dov Baer de Mezeritch (1710-1772) : Sevet harybsh. Dans É. Robberechts, Les Hassidim, Brepols, p. 118 sq. Surnommé le “grand Maggid”, le Prédicateur succéda au Baal Shem Tov à la direction du mouvement hassidique, qu’il eut le mérite d’organiser. Sa pensée féconde fut recueillie dans le Maggid devarav le-Yakov. Plusieurs de ses disciples établiront des « cours » célèbres.
14. En toutes nos actions « Le principal pour l’homme est de comprendre que le Nom se trouve en tout lieu et dans toutes ses entreprises. Aussi peut-il pressentir même dans les anecdotes les intentions du Créateur, comme lors de l’étude et de la prière. » Publié à Zolkiev (en 1794), le Keter Shem Tov est une des premières anthologies hassidiques ; constituée des propos du Baal Shem Tov (le Besht), rapportés par son disciple Jacob Joseph de Polnoye, et d’homélies de Dov Baer, le grand Maggid de Mezeritch.
15. Où est le Nom ? « Sais-tu où le Nom se trouve ? Il est là où tu le laisses entrer. » Menahem Mendel de Kotsk (1787-1859). Dans É. Robberechts, Les Hassidim, p. 166. Né près de Lublin, Menahem fut une « figure éminente du hassi-
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disme polonais » (DEJ). Plusieurs anthologies de ses enseignements – qualifiables d’ « élitistes » – parurent après sa mort.
16. Revenir aujourd’hui vers le Nom « Que le méchant abandonne sa voie et le criminel ses pensées, qu’il revienne vers le Nom, notre Dieu riche en pardon (Isaïe 55,7). Si le Nom nous ordonne de revenir à lui, chaque jour est le bon jour pour ce faire. » Hananyah Yom Tov Teitelbaum de Sighet (1830-1904). Petit-fils de Moïse Teitelbaum d’Ujhely, il introduisit le hassidisme en Hongrie et fonda la dynastie Satmar. Auteur du Qedoushat-Yom Tov (1895).
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Deuxième partie
CHRISTIANISME
Chapitre V
LA PRIÈRE DU CHRÉTIEN
« Qui ne croit pas en lui est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu. » (Jn 3, 18)
« “Il est grand le mystère de la foi”. L’Église le professe dans le Symbole des apôtres, et elle le célèbre dans la liturgie sacramentelle, afin que la vie des fidèles soit conformée au Christ dans l’Esprit Saint, à la Gloire de Dieu le Père. Ce mystère exige donc que les fidèles y croient, le célèbrent et en vivent, dans une relation personnelle avec le Dieu vivant et vrai. Cette relation est la prière. »86 Que n’a-t-on dit de la prière, et dans des expressions de la plus poétique beauté dont l’homme sait se montrer capable ! Manifestation verbale d’une motion du cœur, preuve de la sensibilité de l’âme à l’appel divin, elle peut et doit entraîner l’ébranlement de l’être en même temps que l’activation de nos facultés. Quant aux créatures qui nous entourent, elles savent quand nous prions, en en ressentant solidairement les effets, et les anges, que nos prières attirent, se réjouissent et en témoignent dans les cieux, jusqu’au Trône divin. Une « prière » qui ne permettrait pas la conversion des puissances de l’âme serait une 86
Catéchisme de l’Église Catholique (CEC) 2558. La structure consonantique p-r présente le sens général de « en avant » (→ préfixe pro), qu’on trouve dans premier, primaire, primordial, primauté, privé, etc. Au lever du jour, la prière doit être, en effet, notre « priorité ».
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discordance dans la création, et elle resterait vaine ; on jugera là encore l’arbre à ses fruits, et ceux de la prière sont d’abord d’ordre spirituel. « Relation » dit le Catéchisme… En effet, Dieu entend bien et connaît les besoins les plus profonds de l’homme qui s’adresse à lui, l’ayant lui-même doué de parole à cette fin, l’ayant doué d’une capacité mentale et verbale apte à compenser les effets de la déchéance du paradis de sa proximité. Nous savons, par la mémoire spirituelle de notre cœur, que le Père miséricordieux appelle ses enfants égarés et leur donne, par son parfait amour et son infini pardon, les mots de la consolation et du salut. Ceux par lesquels nous le prions de nous délivrer de la prison du monde, et qui soutiendront la volonté patiente et persévérante d’un complet sacrifice. L’Évangile nous révèle l’enseignement de la prière véritable, rattachée aux secrets du cœur, dans ses manifestations personnelles et communautaires. Elle suppose une foi sans concession et l’humiliation de l’âme devant la toute-puissance et l’infinie grandeur de son Seigneur ; c’est de cette façon que notre prière est une coopération à l’œuvre divine de rédemption des âmes et de notre propre humanité. Lorsque nous prions dans cette disposition d’esprit, c’est Dieu qui inspire les mots, car c’est Lui qui prie alors en nous, comme nous en Lui ; dans cette infusion intime des natures divine et humaine, que seul le fidèle peut parfaitement réaliser, le Royaume de Dieu est tout proche (Mc 1, 15). L’Église définit quatre genres de prière : 1/ La prière de demande ; elle est le constat de notre impécuniosité devant Lui. 2/ La prière d’intercession ; comme l’Esprit Saint intercède pour nous, nous en appelons à Lui pour le salut de notre prochain et la protection de l’Église. 3/ La prière d’action de grâces ; elle s’exprime dans le sacrifice eucharistique ; là le Fils nous libère du pouvoir du péché et de la mort, pour nous re-consacrer, à la seule Gloire du Père. 4/ La prière de louange ou d’adoration ; par laquelle le serviteur incline simplement son âme vers le Seigneur. On ne demande ni n’attend rien, on loue Dieu pour ce qu’“Il est”. Dans la mesure où elle est convenante, toute adresse à Dieu lui est agréable ; Dieu le Père aime qu’on lui demande ce que, par com-
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passion à notre égard, Il peut nous donner… Mais la louange désintéressée du cœur est encore meilleure, et c’est à cette fin parfaite qu’Il nous donne son Nom, celui de son Fils, Sauveur unique, comme aliment de notre foi. « À tous les grands moments de l’Évangile, le Christ place ses actions sous la prière et la bénédiction de Dieu […] Jésus donne le meilleur exemple du sens profond de la prière : l’abandon total de la volonté dans les mains du Père […] Luc montre le Christ en prière en de très nombreux passages de son récit, il est celui qui insiste le plus sur la prière de Jésus (Et il advint, comme il priait, que l’aspect de son visage changea…, Lc 9, 29) […] C’est alors qu’il priait que ses disciples lui demandent : Seigneur, apprends-nous à prier… Il leur dit : Quand vous priez dites : Père, que ton Nom soit sanctifié, que ton Règne arrive (Lc 11, 1-2). Le Christ dévoile le mystère de la prière. Dieu enseigne aux hommes à prier et il leur donne le “Notre Père” […] le Christ pédagogue (psychagogue) a enseigné tout au long de ses trois années de vie publique comment prier. La prière est efficace, il faut demander et il sera donné, frapper et il sera ouvert. Le Père du ciel donne l’Esprit-Saint à ceux qui l’en supplient. La prière permet d’obtenir le Consolateur, celui qui guide et qui éclaire, et sa présence est Dieu même. »87 Délivrée de ses attachements ordinaires aux objets du monde, l’âme peut se tourner vers son for intérieur, et la prière est alors une activité foncièrement personnelle… comme un contrat ou une affaire secrète avec Dieu. Dès lors que l’âme se retire dans la chambre éclairée du cœur, dans le « temps éternel » et le « lieu infini » de Dieu il n’y a aucune condition de circonstance. Et si ce qu’on met dans le cœur est simple, n’honorant et n’aimant là que Dieu, Il l’agréera par la réponse de son propre Verbe : si nous disons “Jésus”, Il nous répondra “Jésus”, dans la silencieuse plénitude de son propre mystère. Il est inutile de multiplier les mots, puisque son Nom comprend tout, bien au-delà de ce que nous y mettons ordinairement, et que Dieu donne toujours plus que ce que l’humaine mesure permet d’espérer.
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Marie-Madeleine Davy (sous la direction de), Encyclopédie des mystiques (1972), Paris, Payot, 1996, t. I, p. 343 sqq.
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Il nous paraît utile de rappeler les principes généraux d’une pratique juste et efficace de la prière, qui est à la foi un devoir d’humilité (la première des vertus), car on ne demande que si l’on a conscience d’un manque, d’une déficience au regard de celui qui possède, et, au-delà de ce sentiment premier, le moyen simple et direct d’une (re)naissance de toute notre âme à Dieu. Le traité anonyme que nous sollicitons ici, paru chez Jean Villette, en 176288, est un parmi bien d’autres que connut l’époque classique. Il n’y a dans ces extraits rien d’ « original », mais les bases d’une éducation chrétienne digne de ce nom... En ce sens bien utile à rappeler aujourd’hui ! L’intérêt pour nous se porte plus particulièrement sur une application continuelle de la prière du Seigneur, suivant de fait l’injonction de l’Apôtre, accessible à tout fidèle ayant l’amour de Dieu établi dans le cœur. Et l’amour salvateur de Dieu est bien son propre Nom… I. Qu’est-ce que prier ? C’est demander ce qu’on désire […] Defiderium cordis, dit le Roi Prophète. Voilà pourquoi saint Paul, en même temps qu’il nous apprend que c’est l’Esprit-Saint qui forme les prières des justes, dit qu’il prie en eux par des gémissements ineffables. Le gémissement est une fonction du cœur ; et comme il ne s’exprime point par des paroles, c’est une chose qui se reflète dans le cœur […] Ainsi réciter haut ou bas des formules de prière, ce n’est pas prier, si le sentiment du cœur ne l’accompagne pas. Mais désirer aimer Dieu davantage, gémir de ce qu’on ne l’aime pas assez, soupirer après le Ciel où on l’aime parfaitement, c’est prier […] II. Quel est l’objet de la prière ? Les biens de la grâce : car la prière a pour cause nos besoins réels et véritables, tel celui que nous avons de la grâce. Les besoins du corps et d’ici-bas n’y entrent donc que s’ils sont liés à nos besoins spirituels, autant que nécessaire. Il est permis de demander la satisfaction de besoins corporels, pourvu […] qu’ils ne soient point l’objet principal des désirs de notre cœur. III. Les conditions de la prière 1/ Notre besoin. La prière doit donc être attentive. Prier n’est pas un simple cérémonial, exécuté comme d’autres, sans qu’on y pense ; ce 88
Principes de la Justice chrétienne, ou Vie des justes, chez Jean Villette, Paris, 2ème édition, 1762, p. 167 sqq.
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n’est pas une œuvre surérogatoire, qui n’intéresse guère le salut. C’est une affaire sérieuse, une affaire de conscience, puisqu’elle est relative à nos besoins, grands et de toute conséquence pour notre éternité […] 2/ La nécessité de la grâce. La prière doit donc être humble. Car qui attend une grâce attend une chose qui ne lui est point due, pour laquelle il ne peut alléguer aucun titre ni mérite. L’Esprit nous inspire ce sentiment d’humilité, en nous apprenant à terminer à son exemple toutes nos prières par l’invocation du Nom de Jésus-Christ […] 3/L’indignité où l’on est d’obtenir ce qu’on demande. Ainsi la prière doit être persévérante. Lorsqu’on pense que rien ne nous est dû, et qu’on a même mérité par bien des façons d’être rejeté, on comprend qu’il faut tâcher d’obtenir par opportunité ce qui pourrait être refusé en justice […] 4/ La confiance dans le fait qu’on sera exaucé. Ainsi la prière doit être pleine de foi. Si on hésitait, si l’on doutait de la puissance et de la bonté de Dieu, si on n’attendait le succès que comme par hasard, on ne plairait point à celui qui a attaché toutes ses grâces à une foi vive, qui les a promises à quiconque croit que c’est en récompense de la foi du suppliant. IV. La prière vocale Ne semble-t-il pas que la prière étant le désir du cœur, celle de la bouche soit superflue ? Nullement, car les paroles dans la prière, dit saint Augustin, nous sont nécessaires pour nous remettre dans l’esprit et devant les yeux ce que nous devons demander : “Ce sont des avertissements qui nous suggèrent les sentiments dans lesquels nous devons entrer pour bien prier” ; qui nous font ressouvenir du détail de nos besoins, des vertus qui nous manquent, des défauts à corriger […] V. Trois genres de prière • La prière d’office public. La prière faite en commun a la préférence sur les particulières. En quelque lieu que deux ou trois se trouvent assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux (Mt 18, 20). Cette courte parole est décisive […] L’exemple des plus pieux anime ceux qui le sont moins. Les besoins de ces derniers touchent le cœur des premiers, les intéressent pour davantage solliciter le Père commun, et raniment la charité pour leurs frères. • La prière particulière réglée. Elle se fait à certains temps marqués de la journée. Saint Augustin nous en dit ceci : “La raison pour laquelle, quoique nous devions prier sans cesse par le désir ininterrompu du cœur, nous revenons cependant de temps en temps dans certaines heures à l’exercice de la prière, c’est pour en réveiller
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en nous l’esprit et la ferveur, de peur que ce feu sacré, s’étant ralenti par la dissipation inévitable des affaires, ne vint à s’éteindre entièrement si nous n’avions soin de le rallumer fréquemment” […] • La prière continuelle. C’est la prière de ces solitaires d’Égypte, dont parle saint Augustin, “qui ne cessaient dans la journée de s’élancer, pour ainsi dire, vers le Ciel, par de courtes aspirations, qu’on appelle pour cela des oraisons jaculatoires, raptim jaculatas…” S’il n’est pas donné à tous d’être ainsi dans une application continuelle à Dieu, on doit au moins tâcher d’en approcher, même de loin. C’est ce qui est possible à tout bon chrétien, qui a l’amour de Dieu bien établi dans le cœur.
Publiques, domestiques ou personnelles, les prières relèvent d’un même commandement du Seigneur : Ce que vous demandez au Père en mon Nom, Il vous le donne (Jn 15, 16) ; elles correspondent aux états ou degrés généraux de l’âme, du plus extérieur et sensible, fondu dans l’apparence émotionnelle des formes légales, au plus intérieur et spirituel, caché dans le Royaume secret d’un cœur solitaire.
Le “Notre-Père” (Sanctificetur nomen tuum)
« L’Oraison dominicale est le modèle que Jésus-Christ nous a donné pour former nos prières et y trouver leur vrai objet. Car si saint Cyprien appelle le Pater, le modèle pour prier, forma orandi, saint Augustin l’appelle la règle des saints désirs, regula sancti defiderii. S’adresser à Dieu comme à son père, c’est une affaire du cœur, parce que c’est l’amour filial qui parle à l’amour paternel. Les sept demandes, qui composent ensemble l’oraison, sont l’expression des divers désirs du cœur chrétien. Désir de la fin dernière ; désir des moyens d’y arriver ; désir d’être délivré des obstacles qui nous en empêcheraient. La première des demandes est le Sanctificetur nomen tuum : Que votre Nom soit sanctifié ! Qu’il soit glorifié en moi et dans mes semblables ; que nous puissions tous rendre gloire à Dieu par notre bonne vie, que nous servions à sa gloire par des mœurs dignes
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de lui, que nous l’honorions et le fassions honorer partout. C’est là la fin pour laquelle l’homme a été créé.»89 Quant à « l’usage du très saint et divin Nom de Jésus dans la prière (il) a été établi par notre Seigneur Jésus-Christ lui-même »90, avec le « Notre Père » : Que ton Nom soit sanctifié (Sanctificetur nomen tuum). La « prière chrétienne fondamentale » (Tertullien), prière du Seigneur et de l’Église, fut confiée par Jésus à ses disciples (Mt 6, 913). La sanctification du Nom est la première des « sept demandes », lesquelles, avec la formule doxologique (car c’est par Toi qu’appartiennent le règne, la gloire et la puissance.), visent à établir le Règne glorieux de Dieu sur la terre comme au ciel. C’est désormais « en son Nom », celui du Fils d’homme : Jésus, qu’il faudra demander au Père pour être exaucé. Les « sept demandes » sont ainsi « l’expression de toutes nos nécessités… Elles renferment tout ce qui est conforme à la volonté de Dieu et à notre avantage », lit-on dans La Montée au Carmel. « Dieu révèle son nom, mais Il le révèle en accomplissant son œuvre. Or cette œuvre ne se réalise pour nous et en nous que si son nom est sanctifié par nous et en nous […] Finalement, c’est en Jésus que le nom du Dieu Saint nous est révélé et donné, dans la chair, comme Sauveur : révélé par ce qu’ « Il est », par sa Parole et son Sacrifice […] C’est parce qu’Il “sanctifie” lui-même son nom que Jésus nous “manifeste” le nom du Père. Au terme de sa Pâque, le Père lui donne alors le nom qui est au-dessus de tout nom : Jésus est Seigneur à la Gloire de Dieu le Père. »91 L’adresse à « Notre Père » doit ainsi, « dans le nom de Jésus » (CEC), dans le nom du Fils, réactualiser la sanctification virtuelle conférée par l’eau baptismale : « Nous recourons à la prière pour que cette sainteté demeure en nous », dira Cyprien de Carthage (Dominica oratione, 12). Et Pierre Chrysologue, deux siècles plus tard : « Nous prions donc pour mériter d’avoir en nos âmes autant de sainteté qu’est saint le Nom de Dieu » (Sermones, 71). L’énonciation du Verbe, 89
Principes de la Justice…, op.cit., p. 170 sqq. Ignace Briantchaninoff, Généralités ; dans Émile Simonod, La Prière de Jésus, Sisteron, Présence, 1976, p. 29. 91 CEC : 2808 et 2812. 90
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permise par la médiation gracieuse de l’Esprit – qui souffle où il veut –, révèle la présence réelle et permanente de Dieu en l’homme. Elle nous offre à réaliser la Vie en Lui… C’est ce Nom et aucun autre « qui rend la vie aux morts ». En effet, en tant que Principe se nommant luimême dans la création et à l’attention de l’homme, le Nom de Dieu est « Présence » réelle, comme les espèces eucharistiques dont il partage substantiellement la vertu « unionante ». C’est ce que nous dit l’adresse de Jésus au Père, dans la belle « prière sacerdotale » du dix-septième chapitre de l’évangile johannique : J’ai manifesté ton Nom aux hommes […] et ils ont gardé ta Parole […] Père Saint, garde-les dans ton Nom que tu m’as donné, pour qu’ils soient un comme nous. On soulignera à ce propos que l’invocation du Nom de Jésus est théologiquement considérée comme un des « sacramentaires » (avec le signe de croix, les métanies, la lecture de la sainte Écriture et d’autres manifestations de foi), pour les distinguer des « sept sacrements » canoniques dont la doctrine fut reçue par l’Église latine, comme par les Églises orthodoxes et indépendantes. Les sacramentaires ont notamment pour raison d’effacer les taches des péchés véniels, et de repousser les attaques des démons. En vérité, en vérité, je vous le dit : Ce que vous demanderez au Père, Il vous le donnera en mon Nom (Jn 16, 23) ; les paroles cruciales de la Sainte Cène « constituent le fondement dogmatique et ascétique de l’invocation de son Nom. »92 Il n’est pas un acte quotidien que le chrétien pieux ne sanctifie dans les termes mêmes par lesquels est conféré le sacrement baptismal (cf. Mt 28, 19) : « Au Nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ». Et donnez-nous de glorifier et de célébrer, d’une seule bouche et d’un seul cœur, votre Nom très vénérable et magnifique, Père, Fils et Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Amen. La Doxologie finale de l’anaphore93, suivant la liturgie byzantine de saint Jean Chrysostome, intègre, nous le remarquons, la profession de foi trinitaire qui constitue, avec le kérygme apostolique de la Mort-
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Archimandrite Sophrony, Sa vie est la mienne, Paris, Cerf, 1981, p. 120. Doxologie : prière de glorification divine ; anaphore : prière de consécration eucharistique.
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Résurrection et la doctrine des « deux natures » du Sauveur, le socle de la révélation chrétienne. Suivant en cela le second commandement du Décalogue, il faut encore insister sur le point que le chrétien n’usera du Nom du Seigneur que pour le bénir, le louer et le glorifier (Ps 29, 2, etc.). À la sainte vénération du Nom s’oppose catégoriquement le blasphème, le faux serment et le parjure, qui sont des péchés graves, l’irrespect, serait-il involontaire, un usage détourné à fin divinatoire, un souci d’enrichissement matériel ou de pouvoir, ou même simplement toute demande inconséquente ou futile. La Prière du Seigneur Saint Cyprien de Carthage (†v.258) « Comme le Seigneur est plein de miséricorde ! Comme Il est bienveillant, bon et généreux envers nous ! Il a voulu que nous fassions notre prière en présence de Dieu, de telle sorte que nous donnons au Seigneur le nom de Père, et que nous nous désignions comme ses fils, de même que le Christ est Fils de Dieu […] Nous devons donc nous rappeler et savoir, lorsque nous appelons Dieu “notre Père”, que nous devons nous conduire en Fils de Dieu. De même que nous nous complaisons à considérer Dieu comme notre Père, Il doit pouvoir se complaire, lui, en nous. Vivons comme étant les temples de Dieu, pour qu’il soit évident que Dieu habite en nous […] Ensuite nous disons : Que ton Nom soit sanctifié. Ce n’est pas parce que nous souhaitons que Dieu soit sanctifié par nos prières, mais parce que nous demandons au Seigneur que son Nom soit sanctifié en nous. Par qui Dieu pourrait-il être sanctifié, puisque c’est lui qui sanctifie ? Il a dit : Soyez saints, parce que Je suis Saint […] Et puisque nous péchons chaque jour, nous devons nous purifier quotidiennement par une sanctification spirituelle. (L’Apôtre) dit que nous avons été sanctifiés par le nom du Seigneur Jésus-Christ et par l’Esprit de notre Dieu. Nous prions pour que cette sanctification demeure en nous […] nous prions le Seigneur par des oraisons continuelles ; nous le supplions jour et nuit pour que notre sanctification et la vie, que nous tenons de la grâce de Dieu, nous soient conservées par sa protection. »94
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La Prière du Seigneur, 11-12 ; édition M. Réveillaud, Paris, 1964, p. 94.
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Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit Le Dieu de la révélation chrétienne est un et trine. On doit à Tertullien un des premiers développements latins d’une doctrine trinitaire, et des expressions classiques, comme « trois personnes, une même substance », ou : « chacune des trois personnes est un autre (alius), bien qu’il ne soit pas autre » (certains l’attribuent à Albert le Grand) ; peut-être même le nom de « Trinité ». L’usage du mot « personne », appliqué à Dieu comme Père, Fils et Saint-Esprit, a fait couler beaucoup d’encre et causé des polémiques que la critique moderne, imprégnée d’un plat humanisme, réalimentera. Rappelons donc que, sous l’Antiquité latine, persona désignait le masque porté par les acteurs ; c’est là une fonction théâtrale – au sens originel du mot ; on opposera ainsi l’hiératisme de la personne à l’individu, l’homme « intérieur » (à l’image de Dieu), à l’homme « extérieur », plus ou moins gravement dénaturé, entraîné par les puissances sensibles de son âme et la lourde attraction de l’ego. Si l’on suit l’étymologie, la personne est le « son » (= la parole vraie provenant d’en-haut) qui passe « par » (per-sonare) l’apparence d’une figure fonctionnelle et symbolique ; le masque est percé, au niveau de la bouche, pour que la personne exprime la vérité de la parole, sans subir la médiatique déformation de l’individualité, comme l’ « oracle » dit sans détour les décrets de Dieu. Les « Personnes » de la théologie chrétienne ne sont certainement pas des « formes » de Dieu, comme nous le lisons de façon navrante dans un dictionnaire ! Elles sont la structure hypostatique en laquelle s’unissent substantiellement les natures divine et humaine de l’homme et, par celui-ci, en laquelle se reconstitue l’unité de la création ; le mode relationnel de cette union de l’Un au multiple, qui se duplicate à chaque degré du processus ontocosmologique de la création, suppose une triangulation ; un peu comme chaque humain est un enfant au regard d’un père et d’une mère, les trois unis constituant la « brique » élémentaire d’une même famille. Dieu est consubstantiellement et sans confusion, Père, Fils et Saint-Esprit : « Trois en Un » ; comme Il est à la fois Volonté, Amour, Intelligence. L’homme lui-même, par image et ressemblance, est un esprit, une âme, un corps (spiritus – anima – corpus). Pour le chrétien, la foi trinitaire est dans sa conscience de
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participer aux Personnes divines, par les dons intrinsèques de la grâce et ceux extrinsèques des œuvres. En les nommant il loue son Dieu, il affirme sa vocation et réalise sa propre personne. Les Pères identifient les saints noms des trois Personnes au Nom même du Dieu Un. « C’est par la confession des saints Noms, je veux dire le Père, le Fils et le Saint-Esprit, que le mystère de la foi est sanctionné. »95 « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ils sont un seul Dieu […] Où tu entends ces noms, il n’y a qu’un seul Dieu » (Saint Augustin : Homélie sur l’Évangile de saint Jean). « Ce Nom est commun au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Tant parce que le Père et le Fils sont un seul Dieu, que parce que le nom du Père est sousentendu dans celui du Fils. »96 Rappels dogmatiques (Catéchisme de l’Église Catholique) Nul ne connaît ce qui concerne Dieu, sinon l’Esprit de Dieu (1 Co 2, 11). L’Esprit Saint, qui révèle Dieu, nous fait connaître le Christ, son Verbe, mais il ne se dit pas lui-même… Il nous fait entendre la Parole vivante du Père, mais lui, nous ne l’entendons ni ne le voyons. « Nous ne le connaissons que dans le mouvement (interne de l’âme) où il nous révèle (consciemment) le Verbe et nous (pré)dispose à l’accueillir (par acte de foi) » (n°687). Ce « mouvement » agit sur l’âme à la manière d’un souffle (spiritus) dissipant les sombres nuages d’ignorance qui la voilent à elle-même. « Celui que le Père a envoyé dans nos cœurs, l’Esprit de son Fils, est réellement Dieu. Consubstantiel au Père et au Fils, il en est inséparable […] Certes, c’est le Christ qui paraît, lui, l’image visible du Dieu invisible, mais c’est l’Esprit Saint qui le révèle » (n°689). « “Saint Esprit”, tel est le nom propre de Celui que nous adorons et glorifions avec le Père et le Fils. L’Église l’a reçu du Seigneur et le professe dans le baptême de ses nouveaux enfants […] “Esprit” et “Saint” sont des attributs divins communs aux trois Personnes divines » (n°691, 692). Ils peuvent ainsi être entendus, invoqués et honorés, comme « noms divins » à part entière, ou associés au Père 95 96
Saint Thomas d’Aquin, Exposé de l’Évangile de Jean, XVII, III, 2. Grégoire de Nysse, PG 45, 880b.
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aussi bien qu’au Fils. Dans l’Écriture, on trouve en outre ces six vocables : “Esprit de Dieu”, “Esprit du Seigneur”, “Esprit du Christ”, “Esprit de gloire”, “Esprit d’adoption”, “Esprit de promesse”. Très Sainte Trinité Cantique 1er dimanche après la Pentecôte
« Enfants soumis, rendons hommage À la divine Trinité : Son nom saint est pour nous le gage De l’heureuse immortalité. » Manuel Paroissial, Abbé L.Mullet, Orléans, 1901.
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Chapitre VI
LE SEUL NOM QUI SAUVE
Elle enfantera un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. (L’Annonciation : Mt 1, 21)
Pour les pères et théologiens chrétiens, la révélation vétérotestamentaire des noms divins est incomplète, comme la Loi moïsiaque reste inaccomplie, jusqu’à ce que le Verbe s’incarne en l’Humanité jésuitique du Fils. Alors seulement les hommes prennent connaissance du Nom qui est au-dessus de tout nom (Ph 2, 9), le seul qui, dès l’ici-bas et à l’heure de la mort, puisse, dans l’attente de la résurrection de la chair, les reconduire au Père ; suivant l’Apôtre : Il n’est pas sous le ciel d’autre nom donné chez les hommes par lequel nous devions être sauvés (Ac 4, 12). « Voici qu’un nom nouveau nous est révélé : Jésus, Sauveur ou Dieu-Sauveur. Une grande lumière est entrée dans la vie du monde. Une ère nouvelle a commencé. »97 Avec l’Incarnation du Logos, le processus de révélation du Nom de Dieu – dont le « Je Suis » informel (…YHVH se manifestant comme « un jet de flamme » ; trad. du Rabbinat) du Buisson ardent est une expression restée inouïe – a atteint sa plénitude et son achèvement. Le Nom, contenu dans le secret de l’Être dès avant la formation d’Adam, est désormais porté au loin à la connaissance des nations, aux oreilles de
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Archimandrite Sophrony, Sa vie est la mienne, p. 129.
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tous... à défaut d’être entendu par tous ! Ce Nom des « noms de Dieu » est aussi un simple nom d’homme : “Jésus”. Invoqué jusqu’alors de façon indirecte et voilée, par le fait de la gravité existentielle de la transgression adamique et par les péchés persistants d’Israël, Dieu ne l’est plus désormais comme seul Créateur, Guide et Juge rigoureux de son peuple, mais comme Sauveur universel, par l’infinitude de son Amour qui embrasse jusqu’à la plus débile créature. Je leur ai fait connaître ton Nom, et le leur ferai connaître, pour que l’amour dont Tu m’as aimé soit en eux, et moi aussi en eux (Jn 17, 26)… “Jésus” est Salut et Amour. La révélation du Je Suis (Ehéyhé) du Buisson ardent ne pouvait être comprise, en vérité, que par l’Incarnation vivificatrice du « Verbe mirifique » : Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous connaîtrez que Moi “Je Suis” (Jn 8, 28) ; « élévation » rendue manifeste par l’épreuve de la mort sur la Croix, et confirmée par l’Ascension. Et si vous ne croyez pas que Moi Je Suis, vous mourrez dans vos péchés (Jn 8, 24). En ce Je Suis enfin réalisé avec la venue du « Fils éternel fait homme » et qui a nom Jésus, Dieu délivre virtuellement l’humanité de la servitude du péché, comme Il délivra les six cent mille du servage égyptien. C’est une réalité très profonde de l’Évangile que d’être tout entier dans le nom personnel de Dieu : “Jésus” ; comme c’est la vérité de la Torah d’être contenue dans le Tétragramme impersonnel (donc dans le point créateur de l’initiale Yod = “i”), par lequel Dieu scella sa création dans l’homme (par expiration de la finale Hé).
Dans l’Écriture Les premières attestations du nom « Jésus », Fils du Très-Haut. 1/ Annonciation. L’Ange Gabriel (La « force de Dieu ») apparut à Marie, vierge fiancée de Joseph, lui-même de la maison de David, et lui dit : Réjouis-toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi […] Voici que tu concevras dans ton sein et enfanteras un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus. Il sera grand, et sera appelé Fils du Très-Haut. Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père ; il règnera sur la maison de Jacob (Israël) pour les siècles et son règne n’aura pas de fin […] L’être saint qui naîtra sera appelé Fils de Dieu (Lc 1, 26-38).
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2/ Circoncision, nomination, consécration. Lorsque furent accomplis les huit jours pour sa circoncision, il fut appelé du nom de Jésus, nom indiqué par l’ange avant sa conception. Selon les prescriptions de la Loi, il est ensuite mené par ses parents au Temple où, comme garçon premier-né, il est consacré au Seigneur (Lc 2, 21-23). Filiation. Jésus n’est pas nommé « fils de Joseph », comme le voudrait l’usage commun, mais « fils de Marie, car ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit-Saint (Mt 1, 20), et non d’un homme de chair ; sa filiation est « adoptive » ou « élective ». Comme Messie, annoncé par les prophètes, il est « fils de David », et comme personne divine, il est « Fils de Dieu ». Il portera le nom de Jésus car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés (Mt 1, 21). Ce nom est la transcription latine du grec Ιησοϋς (Iésous), dont les deux premières lettres “IH ” (iota-êta) ont pour valeur 10 et 8. C’est l’adaptation de l’hébreu Yéhoshoua (simplifié Yeshoua), qui signifie en effet « Dieu (= YHâ) sauve » ; Jésus, Fils de Dieu et Messie, est très littéralement le « Sauveur » universel des hommes. D’autre part, le radical trilittère YéShAï ( ישע: valeur 380), qui connote cette idée de « salut », peut être rapproché de YaDAï ( ידע: valeur 84), qui connote celle de « connaissance » : la connaissance de Dieu est assurément salutaire ! À ceux qui confessent (qui re-connaissent) Jésus-Christ comme Seigneur (au moins au moment de leur mort), s’applique la prophétie de Joël, transposée par saint Paul dans son épître aux Romains : Quiconque invoquera le nom de YHVH sera sauvé (Jl 3, 5). Employé seul, le nom « Jésus » est relativement peu présent, hormis chez les évangélistes ; chez saint Paul il n’apparaît qu’une vingtaine de fois, alors que le mot « nom » (racine i.-e. NM ; sanscrit nâma ; lat. nomen ; grec ὂνομα), entendu dans une acception théologique comme « forme représentative de la présence agissante du Christ »98, est présent trente-quatre fois rien que dans les Actes. Le Sauveur est le plus souvent désigné comme « Christ » ou « JésusChrist », et surtout « Seigneur ». Le grec Kyrios (Κύριος ; valeur 800) traduit l’hébreu « Rabbi », qui connote les idées de grandeur ou hauteur, et de souveraineté. Ce titre est aussi traduit par « Maître »
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Daniel Marguerat, Les Actes des Apôtres, Genève, Labor et Fides, 2007, p. 145.
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(έπιστάτης : « celui qui est à la tête »), là où, suivant le contexte, διδάσκαλος (« celui qui enseigne ») conviendrait mieux. Un passage important de l’évangile de Jean (12, 27-28) établit la relation identitaire de Dieu et de son Nom, lorsque Jésus, discourant avec les Juifs et les Grecs, adresse cette prière : Père, glorifie ton Nom ! Avec la réponse du Ciel : Je l’ai glorifié, et Je le glorifierai encore. Même adresse du Fils, lors de la dernière Cène : J’ai manifesté ton Nom aux hommes […] Père saint, garde dans ton Nom ceux que tu m’as donnés, pour qu’ils soient un comme nous […] Je leur ai fait connaître ton Nom et je leur ferai connaître, pour que l’amour dont Tu m’as aimé soit en eux, et moi en eux (Jn 17, 6, 11, 26). Le Fils, par son nom personnel (que lui donna le Père), est luimême verbe de Dieu, lumière de Dieu, gloire de Dieu. De nombreux enseignements en témoignent, qui lient la reconnaissance du Nom du Sauveur au Salut lui-même. C’est bien à cause de mon Nom (Lc 21, 12, 17) que les fidèles de Dieu seront haïs et persécutés. Le nom de « Christ » / l’Oint / le Messie L’hébreu “Mâshiah” (l’ « Oint » du Seigneur = le Messie) a presque toujours été rendu en grec par “Christos” (Χριστὸς). La transcription littérale Μεσσίας ne se trouve que deux fois dans le Nouveau Testament, chez l’Évangéliste, dans un propos de Simon à son frère (Jn 1, 41), et un de la Samaritaine (Jn 4, 25). Dans les Évangiles et les Actes, le titre “Christ” désigne le plus souvent Jésus comme Messie ; ainsi dans le témoignage de foi de Marthe : Oui, Seigneur, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, celui qui devait venir en ce monde (Jn 11, 27). Mais l’appellatif peut être aussi un nom personnel. Jean associe le nom propre “Jésus” à “Christ”, comme dans la « prière sacerdotale » : La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et ton envoyé, Jésus-Christ (Jn 17, 3). Dans les Actes on ne relève que deux occurrences de l’appellation personnelle “Jésus-Christ”, alors que la prédication dite « au nom de Jésus » est fréquente. On trouve aussi la forme “Christ-Jésus” (Rm 6, 3, 11, 23 ; 1 Co 4, 15). Le vocable “NotreSeigneur”, ou mieux “Notre-Seigneur Jésus-Christ” (sigle N.S.-J.C.), support invocatoire sur lequel nous reviendrons, souligne la présence de Dieu dans l’Église. D’une façon générale, les exégètes font correspondre le nom familial “Jésus” (fils de Marie) à la mission
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terrestre du Seigneur et à la nature humaine ; le titre appellatif “Christ” à sa vocation résurrectionnelle et à la nature divine (Fils de Dieu). Sémantiquement, le nom “Jésus-Christ” est – au plus près – Dieu fait homme, et Salut de l’homme. Avant l’épilogue de son évangile, saint Jean rappelle la nature messianique du Seigneur : Ces signes ont été relatés, pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’en croyant vous ayez la vie en son nom (20, 30). La foi sauve, mais par la grâce du Dieu vivant et uniquement en son nom. Ce que vous demanderez en mon Nom, je le ferai (Jn 14, 13).
L’Écriture insiste sur l’efficacité du Nom de Jésus. Lorsque les soixante-dix disciples reviennent de leurs missions prédicatives, et témoignent devant Jésus qu’en son Nom même les démons sont soumis… il leur répond : Je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds toute la puissance de l’Ennemi, et rien ne pourra vous nuire (Lc 10, 17-19). L’invocation ne doit toutefois pas se trouver mêlée d’iniquité ou de pensées contraires, de scories morales graves et d’illusions vaniteuses, au risque autrement que le fidèle soit arrêté en chemin et s’empêche lui-même le Royaume. C’est par une foi entière, une confiance simple et sans concessions, une bouche purifiée des souillures du monde, que nous nous ouvrons à la vie en son Nom (Jn 20, 31)… À la Vie en Dieu. Par l’infusion substantielle de Dieu en l’Homme, le nom du « Salut » (Yeshoua) possède un infini pouvoir, surnaturel et naturel, transmis effectivement aux apôtres et disciples, et virtuellement à tout membre baptisé et confirmé de l’Église universelle. Ce pouvoir évocatoire et anamnéstique, que Dieu confie volontiers au chrétien bien disposée et dont l’intention est honnête, ne fut en rien altéré après la mort du Seigneur, sa résurrection et son ascension glorieuse ; il restera entier jusqu’à la consommation des temps. En relatant plusieurs miracles, les Actes des apôtres, les épîtres apostoliques et pauliniennes exaltent « la marche victorieuse du Nom de Dieu. »99 Ainsi, Pierre répond à l’impotent de la Belle-Porte du Temple qui, comme chaque jour, sollicite une aumône : De l’argent et de l’or, je n’en 99
A.F. Losev, Imia : Le Nom, cité par Hilarion Alfeyev dans Le Nom grand et glorieux, p. 37.
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ai pas, mais ce que j’ai je te le donne : au nom de Jésus-Christ le Nazaréen, marche ! Le miracle eut un retentissement considérable, et à la foule bientôt assemblée l’apôtre dit : Par la foi en son nom, à cet homme que vous voyez et connaissez, le nom même a rendu la force, et c’est la foi en lui qui, devant vous tous, a rétabli sa pleine santé (Ac 3). Sommé de s’expliquer (avec Jean et l’impotent) devant le Sanhédrin, qui veut voir dans ces faits une condamnable magie, Pierre est explicite : C’est par le nom de Jésus-Christ le Nazaréen, celui que vous, vous avez crucifié, et que Dieu a ressuscité des morts, c’est par son nom et par nul autre que cet homme se présente guéri devant vous… Car il n’y a pas sous le ciel d’autre nom donné aux hommes, par lequel nous devions être sauvés (Ac 4, 10-12). Dans leur jugement, le grand prêtre et les anciens se trompent. Il ne s’agit pas là d’une magie en rapport avec les esprits inférieurs, mais d’une activité théurgique, susceptible de mouvoir les puissances du Ciel, en portant témoignage de l’incarnation du Dieu de miséricorde. C’est la confiance dans le pouvoir salvateur du Dieu nommé, qui distingue ici le miracle du prodige. Sans une entière foi, donc sans accord divin, le nom même n’est plus qu’une coque vide et son énonciation reste sans effets favorables : Quelques exorcistes juifs ambulants s’essayèrent à prononcer, eux aussi, le nom du Seigneur Jésus sur ceux qui avaient des esprits mauvais (Ac 19, 13)… En vain, bien sûr ! Pierre et Jean sont sommés de ne plus enseigner au nom de Jésus (Ac 4, 18)… les apôtres passent outre ; et non seulement ils provoquent de nouveaux miracles, mais ils baptisent et par là remettent les péché au nom du Seigneur (Ac 10, 43, 48). Avec la profession de foi, l’autre condition est la consécration par le baptême au nom du Seigneur Jésus (Ac 8, 16 ; 19, 5) ; les péchés sont remis, et l’Esprit Saint, par lequel sont communiqués les dons d’En-Haut, vient habiter le fidèle (Ac 2, 38). Jésus-Christ « possède » celui qui lui est consacré. Son nom propre habite désormais le « chrétien » (christianus est attesté en l’an 64), lequel peut chasser les démons de Satan et les fantasmagories illusoires qui l’assaillent, et guérir son âme de toute peur. Les thèmes généraux du « pouvoir » salutaire du nom « Jésus-Christ » sont le renforcement de la foi, le repentir des péchés et le pardon des dettes contractées devant Dieu, l’acceptation des épreuves, jusqu’au martyre, voie directe de la sainteté et porte du Royaume.
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« Croire » en Dieu et « aimer » le prochain, au nom de Jésus, sont comme deux aspects d’un même commandement (cf. 1 Jn 3, 23) ; saint Paul rattachant par ailleurs le nom du Seigneur Jésus-Christ et l’Esprit de notre Dieu (1 Co 6, 11), on peut, autour du nom “Jésus”, établir un triangle théorique « foi – amour – intelligence ». Jésus nous donne en effet de croire, d’aimer, de comprendre ; il donne tout Dieu.100 L’épître aux Philippiens (2, 9-11) affirme la divinisation de l’humaine nature du Christ sur la Croix, en s’appuyant sur le nom : C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevé (par la mort sur la Croix) et lui a conféré le Nom qui est au-dessus de tout nom (de ce monde), afin qu’au (divin) nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue proclame que le Seigneur c’est Jésus-Christ, à la gloire de Dieu le Père (la lumière de gloire étant ailleurs identifiée à l’Esprit saint). La profession de foi chrétienne suppose la proclamation du Nom du Seigneur. Le « Nom » est Jésus lui-même (Dans les Actes, le Seigneur est désigné comme Nom ; 5, 41), Fils unique de Dieu, engendré par l’Esprit, qui enseigna et mourut sur la Croix pour notre salut : Père saint, garde-les dans ton Nom que Tu m’as donné, pour qu’ils soient un comme nous (Jn 17, 11). Cette science du nom de Dieu, multiple dans ses modes et degrés, est spirituellement efficace si nous y adhérons par un acte inconditionnel de foi ; ce qui suppose une conscience de l’état actuel de perdition de notre âme, et de la nécessité pressante d’en rétablir l’intégrité. C’est en appelant le Fils « médiateur » (ce titre est explicitement attribué à Jésus-Christ : Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même ; 1 Tm 2, 5) par son Nom, et en nous efforçant à l’imiter, que le Père se montrera propice à notre égard, et nous délivrera de nos iniquités ; car ce nom « Jésus » est aussi celui de l’Amour, de la bienveillance et du pardon. L’idée de la souveraineté salutaire du Nom qui est au-dessus de tout nom traversera toute la patrologie et la littérature dévotionnelle, mystique et ascétique, consacrée spécialement dans l’Église d’Orient à la « prière de Jésus ». 100
On peut envisager d’autres relations sur ce mode. Par exemple considérer le Nom comme lien subtil des trois âges ou règnes successifs de la Loi moïsiaque paternelle, de l’Amour évangélique filial et de l’Intelligence spirituelle (nommée aussi Grâce).
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Théonymes On recense dans le Nouveau Testament quelques quatre-vingts noms ou vocables d’essence, de qualité ou d’attribut pour désigner “Dieu”, dont certains déjà présents dans l’Ancien Testament. Pour une raison qui relève tout simplement de l’économie même de la révélation chrétienne, laquelle repose sur l’incarnation du Verbe, trois ont une fonction invocatoire majeure et sont a priori des supports méthodiques : “Jésus”, “Christ”, “Seigneur”… Toutefois, pour le fidèle bien disposé, toute désignation de Dieu suggère d’utiles associations d’idées et des pensées fécondes, propices à une croissance spirituelle ; les théonymes sont depuis longtemps objet de l’attention théologique, de lectures et de commentaires édifiants, et ils forcent le respect de ceux qui y trouvent leur nourriture. La simple conscience du Nom est déjà une participation à la « vie » et à la « vérité » de Dieu, et toute appellation particulière nous invite à emprunter et suivre la « voie » (Jn 14, 6) que le Fils ouvre en luimême, par son sacrifice unique – réactualisé par la grâce communielle – vers le Père. Les Pères de l’Église ont retenu et commenté des listes plus ou moins importantes, avec ou sans souci d’un arrangement thématique ; quinze noms (et pratiquement les mêmes) pour saint Cyrille de Jérusalem et saint Basile de Césarée, alors que dans son Traité de la Perfection, leur contemporain saint Grégoire de Nysse propose une liste assez différente. Pourquoi le Seigneur se fait-il connaître de nous ainsi ? Parce qu’il s’adresse à une diversité de tempéraments, d’affinités et de qualités d’âme, et que chacun (se) reconnaîtra (en) Dieu plutôt par tel de ses noms que par tel autre ; de même on peut être plus sensible au modèle d’exemplarité d’un saint qu’à celui d’un autre ; ce qui nous parle le mieux nous soutiendra mieux, au moins pour certaines étapes du chemin. Ainsi les noms de Dieu sont des remèdes appropriés aux maladies dont souffrent les âmes ; ce qui donne d’ailleurs aux litanies un grand pouvoir régénératif, comme on le ressent spécialement dans les récitations communautaires. Dans son traité sur le Saint-Esprit, Basile de Césarée souligne que l’Écriture ne désigne pas « Dieu » par un seul nom, ni même par ceux de sa seule divinité (“Seigneur”, “Verbe”, “Sagesse”, ou même
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“Fils”), car ces noms, du fait même de leur suréminence ontologique, ne sauraient être directement appréhendés par l’homme, soumis aux attractions naturelles dues à sa dégradation existentielle. C’est par sa Sagesse et sa Bonté infinie à l’égard des créatures, que Dieu se manifeste gracieusement, en nous donnant les noms des formes par lesquelles il se revêt dans ce bas-monde. Le Nom qui est au-dessus de tout nom, se fait ainsi “Pasteur”, “Roi”, “Médecin”, “Époux”, “Route”, “Source”, “Pain”, “Cognée”, “Pierre”, etc. Ces qualifications renvoient aux modalités de l’ouvrage divin, s’adaptant ainsi aux possibilités et besoins variés de tous ceux qui appellent sur euxmêmes les grâces d’En-Haut. « Ceux qui se sont réfugiés sous sa direction et ont fait valoir leur générosité dans la résignation, le Christ les appelle des brebis et s’en reconnaît le pasteur, car elles obéissent à sa voix sans prêter attention aux doctrines étrangères… »101 Dans la suite, le saint commente de la sorte les autres noms par lesquels Dieu s’auto-désigne. Et Cyrille de Jérusalem, dans un registre proche : « Pour chacun selon son utilité, Jésus-Christ se diversifie. Pour ceux qui ont besoin de joie, Il se fait “Vigne” ; pour ceux qui ont besoin d’entrer, Il est la “Porte” ; pour ceux qui ont besoin de présenter leurs prières, Il est “Grand-Prêtre” et “Médiateur” ; pour les pécheurs, Il se fait “Brebis”… Il se fait tout à tous, en restant lui-même ce qu’Il est. En gardant vraiment la gloire immuable de la Filiation, Il l’ajuste néanmoins comme un très habile “Médecin” et un “Maître” compatissant à nos faiblesses. »102 Seigneur et Esprit “Kyrié” (Κύριε) est le nom invocatoire « Seigneur » ; “ Ὁ Kyrios”, c’est « Le Seigneur », employé comme épithète et appliqué plus spécialement dans un contexte de souveraineté salvatrice (= Jésus). Ce titre christologique est partie intégrante de la liturgie ecclésiale ; des hymnes anciennes, incorporées dans le Nouveau Testament, attestent de son importance dans la communauté primitive : Si tes lèvres confessent que Jésus est Seigneur, et si ton cœur croit que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras sauvé (Rm 10, 9). Le nom seigneurial est appliqué au Christ à plus de cent reprises dans les écrits pauliniens, dès lors que 101 102
Basile de Césarée, Sur le Saint-Esprit, VIII, 17. Cyrille de Jérusalem, Catéchèses baptismales, X, 5.
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le Sauveur a reçu, après la Résurrection, le nom qui est au-dessus de tout nom (Phil 2, 9), jusque-là tenu secret. Kyrios pourrait d’ailleurs avoir été employé comme substitut oral, sur le modèle de la liturgie juive (Adonaï se substituant à l’ineffable Tétragramme, jusqu’à la venue du Messie). Dieu est le Seigneur… Jésus est Seigneur (Κύριος ΄Ιησοΰς)… et quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (Jl 3, 5) (Rm 10, 9. 13). Nul ne peut dire Jésus est Seigneur, s’il n’est avec l’EspritSaint (1 Co 12, 3) ; et qui est avec l’Esprit de Dieu, sinon l’âme fidèle à Dieu ? L’association « Kyrios-Pneuma » est encore mieux affirmée dans la deuxième épître à cette Église : Car le Seigneur, c’est l’Esprit (2 Co 3, 17) ; le Seigneur est Esprit vivant. On parle pour Kyrios d’ « épithète royale » et de « dignité messianique »103 ; en ce sens ce nom désigne plus spécialement le Messie, fils de David. Enfin, dans la figure du Paraclet – que Dieu enverra en son nom pour témoigner et intercéder – saint Jean conjoint le Seigneur Jésus-Christ (1 Jn 2, 1) et l’Esprit saint (Jn 14, 16). « De tous les titres christologiques, le plus riche, par les relations qu’il implique, est celui de Κύριος. Son histoire est un compendium en même temps qu’un repetitorium de la christologie néotestamentaire… Elle déroule le chemin qui mène de la dignité doctrinale et royale de Jésus jusqu’à sa dignité divine. »104 Sauveur et Médecin Dans une perspective messianique et eschatologique, on lit dans l’Ancien Testament qu’Israël sera sauvé par YHVH, sauvé à jamais (Is 45, 17). Pour les chrétiens le Sauveur-Messie est Jésus-Christ, qui apporte le salut spirituel aux âmes de toute l’humanité. Jésus est littéralement le « Sauveur » (Σωτήρ ; sauver : σώζειν ; salut : σωτηρία). L’Ange annonce aux bergers : Un Sauveur vous est né, qui est le Christ Seigneur (Lc 2, 11). Bien après, Jean écrira aux communautés d’Asie Mineure : Nous attestons que le Père a envoyé son Fils comme Sauveur du monde (I Jn 4, 14) ; et saint Paul : Il n’y a pas d’autre nom par lequel il nous faille être sauvés (Ac 4, 12).
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Léopold Sabourin, Les noms et les titres de Jésus, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, p. 251. 104 E. Stauffer, 1948 ; cité par C. Spicq, dans Dieu et l’homme selon le Nouveau Testament, p. 88.
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Dès l’Annonciation, le nom de Jésus est associé à la rémission des péchés : ceux du peuple, comme de chacun d’entre nous ; il détourne des croyances dissolvantes et des activités malignes (qu’incarne l’entité collective désignée comme « païenne »), éloigne la colère de Dieu et repousse une condamnation éternelle. Le fidèle attendra toutefois le retour du Seigneur, la Résurrection de la chair et le Jugement, pour être délivré à jamais des liens des mondes. Œuvrez avec crainte et tremblement à accomplir votre salut (Phil 2, 12), car ici-bas rien n’est jamais absolument acquis ! Les titres de « Seigneur » et de « Sauveur » sont à plusieurs reprises associés : Comme Sauveur, le Seigneur Jésus-Christ transfigurera notre corps de misère pour le conformer à un Corps de gloire (Phil 3, 20). Comme Père ou comme Fils, le Seigneur est toujours et partout notre Sauveur (Tt 3, 4). Après Origène et Eusèbe de Césarée, Cyrille de Jérusalem souligne que le nom de “Jésus” (hébreu « sauveur ») se traduit en grec par « médecin », comme en témoigne la place faite aux guérisons miraculeuses des corps, mais plus encore des maladies de l’âme : l’hypocrisie, la mauvaise foi, la tiédeur, etc. : (Le Seigneur) a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies (Mt 8, 17 ; oracle d’Isaïe). Le titre de « Sauveur » bénéficia d’une heureuse fortune, dès qu’il fut attaché à l’acrostiche ΄ΙΧΘΎΣ (« poisson ») : “Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur”. « Je Suis » Au Sinaï, Dieu se nomme Lui-même à Moïse par le Je suis Celui qui suis. Et dans Isaïe : Moi, c’est moi YHVH, et en dehors de moi il n’y a pas de sauveur. C’est moi qui ai révélé, sauvé et fait entendre. Et moi, Je suis Dieu, de toute éternité Je (le) suis (43, 11-13). Comme Fils unique de Dieu, sauveur et messie, Jésus-Christ s’affirmera sur ce mode verbal : Si vous ne croyez pas que “Je suis” (Egô eimi), vous mourrez dans vos péchés (Jn 8, 24) ; ou encore : Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez “qui Je suis” (Jn 8, 28). C’est encore la réponse péremptoire faite aux Juifs, qui opposent l’antériorité du père de Jacob-Israël : Avant qu’Abraham fût, Je suis (Jn 8, 58). Avec l’accomplissement de la mission de Jésus-Christ ici-bas, par la mort et la résurrection, Dieu s’affirme lui-même, de façon exclusive et dans un éternel présent, à toute l’humanité. À une dizaine de reprises, le Egô eimi christique se présente comme le titre des qualités
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ou attributs par lesquelles Dieu s’affirme tangiblement : (Je suis) le pain de vie (6, 35)… la lumière du monde (8, 12)… la porte des brebis (10, 7)… le bon pasteur (10, 11)… la résurrection (11, 25)… la voie, la vérité, la vie (14, 6)… la vraie vigne (15, 1)… Propre à l’évangile johannique, ce nom n’a pas d’emploi invocatoire. Glosant sur le « έγώ έιμι » certains auteurs suggèrent d’éluder pour partie le verbe « être », en le remplaçant par le pronom personnel « Moi » (hébr. Ani), lorsque Jésus-Christ affirme l’infinie étendue de son humanité ; ainsi : Moi le Pain… la Porte… le Pasteur… la Vigne, etc. Le « Je Suis » du Buisson ardent restant valable lorsque le Seigneur affirme catégoriquement sa divinité ; ainsi : … alors vous saurez qui Je suis. Notons la pratique orthodoxe de l’inscription du « Je Suis » (“L’Étant” : ὈὣΝ) sur les icônes du Christ. Dieu (Theos) Dans le Nouveau Testament « O Theos » (Le Dieu) désigne plus spécialement le Père (O Theos kai Patêr : le Dieu (et) Père). Mais outre l’identité de Dieu qui est au Cieux avec le Verbe-Lumière des hommes, établie dans le Prologue de Jean, Jésus-Christ est aussi appelé « Dieu » (Θεός ; sans article) ou « Mon Dieu » à plusieurs reprises. Dans l’épisode de l’ « incrédulité » de Thomas, l’apôtre dit au Christ : Mon Seigneur et mon Dieu ! (Jn 20, 28). Dans la doxologie de l’épître qu’il adresse aux Romains, saint Paul qualifie le Christ de Dieu béni éternellement (Rm 9, 5). Dans la première épître de saint Jean : Nous savons… que son fils Jésus-Christ est Dieu véritable (1 Jn 5, 20). Dans l’épître à Tite : Attendons l’apparition de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur, le Christ Jésus… (Tt 2, 13). Quant au nom seul de “Jésus” il est élevé à la dignité du Nom de Dieu : Dieu l’a souverainement élevé et lui a conféré le nom qui est au-dessus de tout nom… (Phil 2, 9) ; ce que les exégètes entendent comme le Nom ineffable de l’ancienne Alliance. Pour saint Cyrille de Jérusalem (Catéchèses baptismales, X) les noms “Dieu”, “Père”, “Fils” sont « inséparables », ce qui est une façon d’affirmer l’unité d’une perfection insurpassable. L’identité onomastique souligne ici la consubstantialité du Père et du Fils, en fondant la voie chrétienne du Nom de Dieu.
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Fils de David, Roi des juifs (Christ-Roi) Ces titres ont une vocation remémorative. Avant l’Exil, le roi de la dynastie davidique était dépositaire de l’attente messianique ; le roi d’Israël est l’ « Oint de Dieu ». Dans la perspective universelle du message chrétien, Jésus, Fils de Dieu, est le nouveau roi d’Israël. Rejeton de la souche de Jessé, « fils de David », c’est lui qui – conformément aux annonces prophétiques – porte désormais l’espérance de la restauration d’Israël et du règne de l’Esprit parmi les nations. Jésus-Christ est le seigneur de tous (Ac 10, 36)… Il est « Christ Roi ». L’Écriture insiste sur ce point : l’onction royale confère la grâce de l’Esprit. Au baptême de Jésus, Dieu l’a oint de l’Esprit Saint et de puissance… Car Dieu était avec lui (Ac 10, 38). Chaque baptisé recevra cette même onction, et sera marqué par le sceau spirituel, en vue du jour de la rédemption (Eph 4, 30) ; qui est aussi bien Jour du Seigneur. Le titre de « fils de David », au demeurant peu employé par l’Église, se trouve notamment dans l’appel de l’aveugle Bartimée au passage de Jésus : Fils de David, aie pitié de moi ! (Mc 10, 47 et parallèles) ; on reconnaîtra là le Seigneur, aie pitié de moi ! des litanies et invocations. En effet, ce n’est pas comme fils charnel de la maison de David que Jésus-Christ accomplit des miracles particuliers, mais comme Fils de Dieu… Et c’est la foi en sa filiation divine qui permet le miracle décisif et unique du salut. L’importance christique du titre « Roi des juifs » apparaît dès l’interrogatoire chez Pilate ; objet de moquerie, par les juifs hostiles comme par les soldats du gouverneur, il est inscrit par dérision sur le titulus de la Croix. Lors de l’ « entrée à Jérusalem », le peuple, lui, ne s’était pas trompé… accueillant et bénissant Jésus comme roi, venu au nom de Dieu. Alpha et Omega Ce titre de Jésus – appliqué de façon impersonnelle à Dieu dans l’Apocalypse – associe la première et la dernière lettre de l’alphabet grec, comme les juifs conjoignent « aleph-tav » pour désigner la Shekinah, la Présence divine. Les premiers chrétiens adoptèrent d’ailleurs le « tau » d’Ezéchiel (9, 4), avant que ne s’impose le signe de croix, affirmant ainsi la divinité glorieuse du Crucifié. Dans le Deutéro-Isaïe (44, 6), Dieu dit : Je suis le Premier et le Dernier, et le
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Seigneur de l’Apocalypse reprend : C’est moi l’Alpha et l’Omega… le Maître de tout… le Principe et la Fin… le Premier et le Dernier. Logos (Fidèle, Véridique) Dans la vision apocalyptique du premier combat eschatologique, le ciel s’ouvre et laisse paraître le « Fidèle », le « Véridique » : Inscrit sur lui, un nom qu’il est seul à connaître… Le “Verbe de Dieu” (Logos Λόγος)… Un nom est inscrit sur son manteau et sa cuisse : “Roi des rois” et “Seigneur des seigneurs” (Ap 19, 11 sv.). Le Verbe-Parole de Dieu, glaive de l’Esprit selon saint Paul (Eph 6, 17), couvre le secret du Nom de Dieu, jusqu’à l’enchaînement de la Bête. Logos de Dieu (19, 3) n’est pas un nom d’homme, mais Le verbe personnifié de l’Ineffable mystère de l’identité des deux natures, et de l’Incarnation. Dans l’attente de l’accomplissement des temps, pour tout croyant de lèvres et de cœur, le nom de Dieu est « Jésus-Christ », Fils de Dieu et fils de la maison de David, notre « Roi » et notre « Seigneur ». Puissance et Sagesse-Principe Le Sauveur est « Puissance de Dieu » et « Sagesse de Dieu » : Que le Nom de Dieu soit béni de siècle en siècle, car à lui la sagesse et la puissance (1 Co 1, 24). Dans les évangiles, la « puissance » du Seigneur est traduite par exousia (έζουσία), avec les idées de pouvoir et d’autorité. Dieu est le Tout-Puissant ; Jésus-Christ manifestera cette qualité divine au long de sa mission prédicative, jusqu’à la Résurrection : Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre dira le Ressuscité aux onze apôtres présents, qu’il charge alors de baptiser les nations au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit (Mt 28, 18). Ainsi fortifiée par la puissance divine et éclairée par la sagesse, l’Église vaincra ses adversaires et s’établira solidement jusqu’au retour du Messie. Saint Paul désigne Jésus-Christ comme Sagesse de Dieu (1 Co 1, 24). Dans le contexte chrétien, la Sagesse (Σοϕία) tend à personnifier l’Esprit-Saint, et à se personnifier elle-même dans les figures conjointes de Jésus et Marie. Dans le quatrième évangile, l’œuvre de la Sagesse est associée à la voie de l’intelligence du Verbe ; la sagesse suppose en effet le discernement du vrai. La récurrence remarquable du « Je suis », dans ce même évangile, est d’ailleurs une affirmation de l’autorité de cette “Sagesse-Intelligence” dont Jésus-Christ est royalement investi. 118
Dans sa lecture du premier verset du Prologue de Jean, Origène fait du « Principe » (ἁρχή : arkê) le premier nom du Seigneur, en l’identifiant à la « Sagesse », auto-qualifiée dans les Proverbes (8, 22) de en-tête, première ou principe des œuvres de Dieu ; les « œuvres » de Dieu pouvant être ici aussi bien ses « voies », ses « qualités », ses « noms »... Jésus-Christ comme principe inaugure cette voie nouvelle et vivante (He 10, 20) qui conduit du Fils au Père. Et dans une Homélie sur Jérémie (Homélies, 8, 2) : « Tout ce qui est de Dieu (le Père) est en Christ Jésus (le Fils), dans l’unité. Le Christ est la sagesse de Dieu, la force de Dieu, la justice de Dieu, la sainteté, le pardon, l’intelligence de Dieu. Il est un en sa personne, mais des notions (ἓννοια) multiples, différant par leur contenu spirituel, s’appliquent à elle ». Gloire La Parole sinaïtique est indiscutable : la lumière de Gloire (hébr. Kabôd) de YHVH se reflète sur la face de Moïse, qui doit se voiler car nul ici-bas ne peut en supporter le resplendissement : Tu ne peux voir ma Face, car l’homme ne peut me voir et demeurer en vie… Ma Face, on ne peut la voir (Ex 33, 18-23) ; comme le grand Nom reste dans son secret. Mais après l’Exil, Isaïe prophétise qu’à la venue du Messie la Gloire de YHVH se révèlera, et toute chair, d’un coup, la verra (Is 40, 5). Pour les chrétiens cette parole annonce l’Incarnation, descente de la Présence glorieuse de YHVH dans le sein de Marie. Et le Verbe s’est fait chair, et il a campé parmi nous, et nous avons contemplé sa Gloire, qu’il tient du Père comme unique engendré, plein de grâce et de vérité (Jn 1, 14). Au baptême du Sauveur l’oracle sera accompli, et Dieu rendu évident à tout homme de foi. Saint Luc parle expressément de la gloire de Jésus (9, 32), et saint Paul dit que si les princes de ce monde avaient connu la sagesse de Dieu, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de la Gloire (1 Co 2, 8). La Gloire de Dieu a toujours été ce qu’elle est ; le Fils demande au Père : Glorifie-moi de la gloire que j’avais près de toi avant que fût le monde (Jn 17, 5). Et Qui m’a vu a vu le Père (Jn 14, 9), car la Lumière qui éclaire le Fils n’est pas d’une autre nature que la Gloire du Père : Un seul Dieu, le Père… un seul Seigneur, Jésus-Christ (1 Co 8, 6). Qui croit à la vérité de l’Incarnation et de la Résurrection du Fils, rend gloire, par lui, au Père. La Gloire du Dieu véritable, visible pour les témoins de la Transfiguration, sera aussi un signe de la parousie messianique.
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Amen Le latin ecclésiastique amen (grec amên : άμήν) est repris de l’hébreu biblique, avec le sens de « certain », « véridique », « sincère », mais aussi « fidèle » ; on le traduit habituellement par ainsi soit-il : ce qui est fait en vérité, selon la volonté de Dieu. L’Amen désigne ainsi Jésus-Christ, le Fils parfaitement soumis à la volonté du Père. Ainsi parle l’Amen, le Témoin fidèle et vrai, le Principe des œuvres de Dieu (Apoc 3, 14). Le radical AMN (Alef-Mem-Noun = 39, soit 3 fois 13) présente les sens de « porter », « soutenir », « affermir », « maintenir », « conserver »… Pour les Hébreux, le fidèle est celui qui – par son respect des Commandements – garantit l’Alliance, qui maintient le lien de YHVH avec le Peuple élu. Dans une perspective messianique, cette notion de fidélité et d’alliance éternelle est rappelée à plusieurs reprises, spécialement chez Isaïe : Quiconque voudra recevoir la bénédiction sur terre la recevra par Elohé-Amen (65, 16). La forme causative du radical trilitère présente le sens de « croire » ; être le vrai fidèle de Dieu, c’est croire à lui et à lui seul, à la façon entière dont Abram crut en YHVH (Gn 15, 6). L’emploi liturgique de l’ « amen » est attesté dans le premier livre des Chroniques (16, 36), et comme conclusion doxologique de trois Psaumes de David (41, 72 et 89) ; en outre, il se conjoint parfois à l’“Alléluia”. On le relève une vingtaine de fois dans les paroles du Christ, et les anciennes communautés l’employaient déjà comme répons liturgique (cf. 1 Co 14, 16) ; l’ « amen » manifeste l’assentiment des fidèles à la vérité de la promesse christique, et d’ailleurs l’usage veut que l’acclamation « Amen ! » soit généralement précédé de la formule « Par JésusChrist Notre Seigneur ». À plusieurs reprises Jésus use indifféremment des formules : « En vérité je vous le dis… », ou « Amen, je vous le dis… » ; l’Amen, c’est l’assentiment à ce qu’il est lui-même : glorification éternelle de Dieu. La louange des anges fidèles, des élus et bienheureux, n’est-elle pas un incessant témoignage, un incessant amen ? Du point de vue de la sainteté, dire “Amen” ou “Jésus” est semblable : c’est acquiesser à la Vérité, dire « oui » à Dieu. « Le mot Amen ( )אָםוn’est pas une “formule liturgique”, mais un appel à la Vie, un “mot de puissance”, un mantra d’une étonnante efficacité. Il y a un verbe amen, aman, etc., qui signifie : répondre de, s’assurer, se fixer, être fidèle, solide, ferme, stable, durable… Ou
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comme adverbe, au sens de : ainsi, oui. Il évoque par conséquent la parfaite coïncidence avec le Vivant. Jésus le redouble volontiers pour indiquer la circulation de l’Esprit : Amen, Amen, je vous le dis, avant qu’Abraham fût, Je Suis (Jn 8, 58). Le premier Amen projette la vérité vers l’auditeur, et le second attire celui-ci à la source du Vrai. Amen désigne le Christ lui-même, en tant que le “Oui” éternellement proféré par le Père […] Notre tâche est de nous identifier à l’Amen, par une prononciation-méditation illuminée de ce mot […] L’Amen nous regreffe sur l’Arbre de Vie, nous délivre de la mort. »105 « L’Amen jalonne les épîtres de Paul. Dans la deuxième épître aux Corinthiens, l’Apôtre des Gentils paraît désigner le Christ au travers de l’Amen : car pour ce qui concerne les promesses de Dieu, c’est en lui (Jésus-Christ) qu’est le oui ; c’est pourquoi par lui l’Amen est prononcé pour nous à la gloire de Dieu (2 Co 1, 20). La médiation christique entre Dieu et l’homme paraît tenir dans l’Amen, dont la corporéité est le Fils de l’Homme, doté des deux natures […] Peut-être n’est-ce pas fortuitement que la formule liturgique par Jésus-Christ notre Seigneur est suivie du mot Amen […] Si l’Amen peut être une désignation “fonctionnelle” du Christ, il est aussi, logiquement, le nom générique des Espèces eucharistiques, d’où le fait que les fidèles répondent “Amen !” lorsque le prêtre leur présente le Corps du Christ. Certaines églises chrétiennes, comme celle d’Éthiopie, appellent communément “Amen” les Espèces eucharistiques, et l’expression “ prendre l’Amen” correspond ici à “communier” […] Dans l’Apocalypse johannique, l’Amen est le nom que se donne le Seigneur : Voici ce que dit l’Amen, le Témoin fidèle et vrai, le Principe de la création (Apo 3, 14) […] Nous le rencontrons dans une autre circonstance apocalyptique, lorsque les vingt-quatre Vieillards entourent le Trône où brûlent les lampes ardentes des sept Esprits de Dieu. L’Amen est alors proféré 105
Yves-Albert Daugé, « L’Amen », revue Épignôsis n°16, 1986, p. 21 sqq. Nous donnons la suite : « À comparer au “AUM” de l’hindouisme, qui présente le même sens d’acquiescement au Vrai […] et qu’on peut rapprocher par ailleurs du Tétragramme hébraïque YHVH. “A” correspond au Père (Y), source du FeuLumière ; “U” figure le Fils (V), ou le Soleil ; la conjonction de “A” et de “U” donnant le son “O”, illustre la perfection ; l’unité du couple Père-Fils, et représente pour nous la vérité, l’immortalité ; le “M” correspond à l’Esprit du Père (Hé), le Souffle divin ; et la demi-lettre (non figurée dans la translittération, elle s’ajoute au lettres entières AUM) suggère le second (Hé), l’Esprit du Fils, feu intérieur omniprésent ».
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pendant que la création acclame l’Agneau triomphant. Ils se prosternent alors et adorent l’Éternel sur son Trône, en disant “Amen-Alléluia” […] On pourrait considérer que si le Christ est “la Parole”, ces deux noms sont “sa Parole” puisqu’ils demeurent alors que le monde a pris fin, et que lui-même a dit la terre et le ciel passeront, mes paroles ne passeront pas.»106 Sacré-Cœur Quoique ne figurant pas dans l’Écriture, nous pensons pouvoir intégrer le vocable “Sacré-Cœur de Jésus”, largement répandu dans la chrétienté catholique depuis le XVIIe siècle et les révélations de sainte Marguerite-Marie Alacoque, et dont les principes légitimes ont été exposés dans l’encyclique Haurietis aquas (15 mai 1956) ; la Tradition l’a établi sur l’a priori de révélations particulières. Son évocation est d’une grande efficacité ; suivant les mots de Pie XII, il est comme une image de la Personne divine du Verbe et de sa double nature… un résumé de tout le mystère de notre Rédemption… Lorsque nous adorons le Cœur sacré de Jésus-Christ, nous adorons l’amour incréé du Verbe de Dieu et son amour humain, avec toutes ses autres vertus. Adorer le Sacré-Cœur, c’est s’associer de corps, d’âme et d’esprit à l’Amour sacrificiel du Fils unique, donc coopérer à la Miséricorde divine et à l’Œuvre salutaire du Créateur. En ce sens on peut adopter ce vocable comme un « titrenom » divin, avec sa propre destinée invocatoire. Rappelons qu’une « Fête du Sacré-Cœur de Jésus » a été instaurée le vendredi qui suit l’Octave de la Fête-Dieu. Cantique « Cœur de Jésus, que le ciel et la terre Par leurs concerts célèbrent tes bienfaits ! Cœur de Jésus, que le monde révère Et tes grandeurs et tes divins attraits ! » (Manuel Paroissial, Abbé L.Mullet, Orléans, 1901)
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Jean Tourniac, Les tracés de lumière, ch.IV « Un Nom du Christ, ou les mystères du mot “Amen” », Paris, Dervy, 1976, p. 105 sqq.
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• Noms/titres de dignité divine, de qualité et d’attribut ; (les astérisques indiquent les noms traités plus spécialement ici). Jésus* ; Christ* ; Seigneur* ; Esprit* ; Dieu* ; Fils de Dieu ; Fils de l’homme ; Fils de Marie* ; Fils de Joseph ; Fils de David* ; Fils unique ; Pur ; Premier-né ; Nouvel Adam ; Forme ; Effigie ; Image de Dieu ; Splendeur ; Amen* ; Gloire* ; Puissance * ; Sagesse * ; Logos* ; Verbe ; Parole ; Lumière ; Vie ; Amour ; Paix ; Bénédiction ; Sanctification ; Rédemption ; Expiation ; Sacrifice ; Je Suis* ; Celui qui est (qui était et qui sera) ; Celui qui vient ; Alpha et Omega* ; Premier et Dernier ; Enfant ; Bon ; Juste ; Justice ; Vrai ; Vérité ; Véridique ; Fidèle ; Saint ; Prophète ; Maître ; Roi* (des Juifs, d’Israël) ; Souverain ; Chef ; Tête du Corps ; Témoin ; Avocat ; Juge ; Intercesseur ; Médiateur ; Grand-Prêtre ; Pasteur ; Gardien ; Apôtre ; Messie ; Sauveur*, Salut ; Serviteur (de Dieu) ; Lion de Juda ; Agneau de Dieu ; Époux ; Porte ; Chemin ; Autel ; Rocher ; Pain ; Vigne ; Étoile radieuse du matin… • Noms/titres de Dieu ne s’appliquant pas à “Jésus-Christ” : L’Éternel ; L’Immortel ; L’Incorruptible ; L’Invisible ; Celui qui connaît le cœur (kardiognôstès) ; Celui qui donne vie ; Le Roi des siècles ; Le grand Roi ; Le Seigneur du ciel et de la terre ; Le Roi des rois ; Le Seigneur des seigneurs ; Le Tout-Puissant ; Le Législateur ; Le Vengeur ; Le Miséricordieux ; Le Libérateur ; Le Consolateur ; Le Très-Haut ; Le Riche ; Le Parfait ; L’Infaillible ; Le Bienheureux ; Le Béni dans les siècles ; Le Seul vrai Dieu ; L’Unique. Le Père (Dieu le Père, mon Père, votre Père : saint, juste, des cieux…) est mentionné 61 fois chez Matthieu, Marc et Luc, 109 fois chez Jean.
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Chapitre VII
LES PÈRES APOSTOLIQUES ET l’ÉGLISE D’ORIENT JUSQU’AU XIVe SIÈCLE
« Le moine (monos) est appelé ainsi parce qu’il converse avec Dieu nuit et jour, parce qu’il n’imagine rien que les choses de Dieu, et qu’il ne possède rien sur terre. » (Saint Macaire)
Un des premiers témoignages patristiques sur le Nom est celui de saint Clément Romain, évêque de Rome et quatrième pape (de 89 à 97 ?), contemporain des Apôtres. Dans sa Lettre aux Corinthiens (59, 2 à 60, 4 ; 61, 3), on lit : « C’est par Jésus-Christ qu’Il (le Créateur de l’univers) nous a appelés des ténèbres à la lumière, de l’ignorance à la connaissance du Nom glorieux. Par lui nous pouvons espérer en ton Nom, principe de toute créature, toi qui as ouvert les yeux de notre cœur pour que nous puissions te connaître ». Ce passage est intégré dans le Livre des Jours, ou Office romain des lectures107, ce qui en prouve assez l’importance. La connaissance de Dieu est explicitement identifiée à la gloire de son Nom. Saint Justin, philosophe converti de langue grecque (natif de Palestine il meurt à Rome vers l’an 165), est connu pour son Dialogue avec Triphon le Juif et deux Apologies : « première contribution significative à la formation de la doctrine chrétienne du nom de Dieu… »108 107 108
Livre des Jours : Cerf/DDB/Mame, 1976, p. 643. Hilarion Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 59.
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Dans le Dialogue, il donne une interprétation du nom “Jésus” inspirée de l’onomastique alexandrine, appliquée ici à la Bible. Il s’appuie pour cela sur le livre des Nombres, dans lequel le nom Osée (héb. Hoshua ou Hoshéa), fils de Nûn, est changé en Josué (héb. Yehoshua), nom qui signifie « salut (ou) sauvé de YHVH », et qui s’écrira couramment Yeshua (« Dieu sauve ») à partir de la captivité de Babylone. C’est ce nom que recevra le Seigneur, et que nous employons sous la forme “Iesus” / “Jésus” (Ιησοΰς). Saint Justin poursuit, en soutenant que le Nom de Dieu révélé au Sinaï n’est pas d’une autre nature que celui de Jésus. « Vous reconnaîtrez encore que le Nom de Celui qui dit à Moïse : Mon Nom est sur lui, c’était Jésus » (Josué : Yehoshua).109 Chez Justin et ses successeurs, comme Origène (Homélies sur Josué), les parallèles allégoriques et onomastiques « Josué-Jésus » sont nom-breux. Le fils de Nûn (lettre/nom qui renvoie d’ailleurs à l’idée de salut → l’Arche de « Noé ») anticipe la figure du Fils de Dieu, avec la vertu intrinsèquement salvatrice du Nom “Jésus”. Dans la Seconde Apologie (ch.6), on lit : « Le Père de l’univers, qui est inengendré, n’a pas de nom qui lui soit imposé […] Quant à son Fils, le Verbe à la fois existant avec lui et engendré par lui avant les créatures […] il est appelé Christ, parce qu’il a reçu l’onction, et […] Jésus, parce qu’il est Homme et Sauveur. Car (JésusChrist) est devenu homme selon la volonté de Dieu le Père, qui l’a engendré. »110 Saint Irénée, évêque de Lyon (†début IIIe siècle), dit que le nom du Fils appartient en propre au Père. « Quel est le Nom qui est glorifié parmi les nations, sinon celui de notre Seigneur, par qui le Père a été glorifié ? Parce que c’est le Nom de son propre Fils, et que l’homme a été fait par lui, Il l’appelle sien. Si quelque roi avait peint l’image de son fils, c’est à bon droit qu’il la dirait sienne, pour la double raison que c’est l’image de son fils et que lui-même l’a peinte. Et Il l’a donné pour le salut des hommes. »111 L’identification du Nom (de Dieu) à Dieu lui-même est explicite dans les textes liturgiques orthodoxes. Dire et chanter le « nom de Dieu », « du Seigneur » ou « du Père, du Fils et du Saint-Esprit », 109
Justin, Dialogue avec Triphon, 75 ; dans Œuvres complètes, Paris, Garnier-Frères, 1862, p. 253. 110 Trad. André Wartelle, Paris, Cerf, 1987, p. 205. 111 Contre les hérésies 4, 17, 4-6 ; SC 100, p. 590-594.
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rendre ainsi un honneur cultuel à la majesté du Nom, c’est également glorifier Dieu, conformément à sa volonté. L’omniprésence du Nom, dans les prières et chants, souligne de facto la filiation « hiéronymique » de la nouvelle Alliance avec l’ancienne, spécialement à travers les psaumes davidiens. On attire la présence gracieuse de Dieu par la cause du saint Nom… on appelle son souvenir revivificateur par l’invocation du saint Nom… On implore son secours bienfaisant par l’espoir du saint Nom... Il est de tout autre le plus digne de respect, très saint, béni, glorieux, adorable, honorable, vénérable, grand, sublime, admirable, magnifique… Remplis notre bouche de ta louange, afin que nous glorifiions ton saint Nom (office des vêpres). Certains textes liturgiques incluent d’ailleurs des sortes de litanies des qualités divines.112 « La place centrale occupée par le Psautier dans l’office explique que les hymnes et les prières chrétiennes soient imprégnées de la structure et de la phraséologie des psaumes, explique également que le culte vétérotestamentaire du nom de Dieu soit devenu partie intégrante de la pratique liturgique orthodoxe […] L’Église a assumé le culte vétérotestamentaire du nom de Dieu. Le nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit vient remplacer le nom Yahvé. Certaines prières ne font mémoire que du nom du Père, d’autres ne s’adressent qu’au nom du Fils. Bien souvent, une prière adressée au Père s’achève par une doxologie à la Sainte Trinité. »113 La liturgie de saint Jean Chrysostome s’achève ainsi par une triple répétition de l’exclamation : Que le Nom du Seigneur soit béni dès maintenant et à jamais ! Dans l’Église la plus ancienne les prières d’action de grâce, officielles ou personnelles, étaient adressées au nom du Père « par » le Fils, à l’exemple de saint Paul : Je remercie mon Dieu par Jésus-Christ […] Car Dieu m’est témoin, à qui je rends un culte spirituel en annonçant l’Évangile de son Fils (Rm 1, 8-9). L’usage de prier directement “JésusChrist” semble ne s’être généralisé qu’à partir du Ve siècle. De l’époque apostolique au VIIe siècle, dans la littérature patristique et le corpus liturgique ou paraliturgique, on relève les appellations : 112
H. Alfeyev donne comme exemple un extrait de la prière de l’anaphore de la liturgie de saint Basile le Grand, évêque de Césarée (†379) : Le Nom grand et glorieux, p. 137 sq. 113 H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 134 sqq.
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“Seigneur”, “Jésus”, “Christ”, “Jésus-Christ”, “Christ Dieu”, “notre Seigneur”, “notre Dieu”, “notre Seigneur Jésus”, “notre Maître et Seigneur Jésus-Christ”, “notre Seigneur et vrai Dieu Jésus-Christ”… C’est encore la structure basique de la prière monologique, appelée à se répandre à partir des foyers monacaux d’Orient : “Seigneur JésusChrist (Fils de Dieu…)”. Diadoque de Photicée dira que « la grâce de Dieu enseigne l’esprit de l’ascète à prononcer les mots “Seigneur Jésus-Christ” (Κύριε Ιησον Χρισύ), comme la mère apprend à son enfant à dire “père”. »114 Il faut « donner du “Seigneur Jésus” à l’intellect », car c’est là la seule occupation qui lui convienne ; et « lorsqu’il persiste dans la ferveur du cœur, ce Nom glorieux implante en nous l’habitude d’en aimer la bonté, sans que rien ne puisse s’y opposer » (ibid.). Saint Diadoque fut au Ve siècle un des grands chantres du Nom, dont l’invocation incessante attire les grâces et dispose l’âme à recevoir la lumière de gloire. Les bienfaits de cette « méditation secrète » (κρυπτή μελέτη) sont immenses : le Nom protège des pièges démoniaques et du péché, il brûle les impuretés qui polluent l’âme, clarifie les pensées, répand la joie dans le cœur… En un mot il est le « salut » des hommes. Dans leurs échanges épistolaires, les moines Barsanuphe et Jean115, qui vivaient à Gaza aux Ve-VIe siècles, disent semblablement : « N’aie aucune crainte des tentations qui t’assaillent, car le Seigneur ne trompe pas […] Invoque-le à grands cris en disant : “Jésus, viens à mon secours !”. Il t’entendra, car Il est proche de celui qui l’invoque en vérité (Ps 145, 18). Ou encore, avec cette formule plus développée : “Seigneur Jésus, protège-moi, viens au secours de ma faiblesse !”.116 Quant à l’expression invocatoire “Seigneur Dieu”, elle résulte de l’exclamation de l’apôtre Thomas (Mon Seigneur et mon Dieu ! Jn 20, 28), qui signe la reconnaissance, en quelque sorte désormais « évidente », de la divinité de Jésus. C’est semble-t-il le seul cas où dans l’Évangile “Seigneur” (Kurios) est associé directement à “Dieu” (Theos), ce qui correspond d’ailleurs, a-t-on relevé, à l’ “AdonaïElohaï” du Psalmiste (Ps 35, 23).
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Œuvres, Paris, Cerf, SC 5 bis, p. 119. Correspondance, Lettre 39, SC 426, p. 241. 116 Correspondance, Lettre 659, SC 268, p. 95. 115
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Sous diverses formes, la « prière de Jésus » se répand dans l’Orient chrétien des Ve-VIIe siècles, en Égypte, au Sinaï, en Palestine, en Épire… Une lettre de Grégoire II (†731), pape éclairé qui s’opposa à l’iconoclasme de Léon III l’Isaurien, atteste bien la connaissance de la formule Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, viens à mon secours et sauvemoi ! Ce n’est toutefois qu’à partir du XIIIe siècle que l’invocation du Nom prendra toute sa place en Occident (Décret officiel du 2e concile de Lyon, en 1274), avec des manifestations dévotionnelles qui se prolongeront jusqu’à l’époque contemporaine. À peu près dans le même temps la perspective hésychaste des Orientaux, ancrée sur les foyers monastiques, se développera de façon plus « systématique », comme le montrent de nombreux traités sur la « prière de Jésus » ; La Méthode pour la sainte prière et l’attention, ouvrage daté du XIIe ou XIIIe siècle et répandu à Byzance, décrit ainsi les aspects psychosomatiques de l’invocation.
De l’origine du Nom Sur ses vieux jours, saint Eusèbe de Césarée (†v.340) connut la « paix chrétienne » inaugurée par Constantin. Dans la filiation de pensée d’Origène, ses références sont volontiers platoniciennes, comme on le voit dans la Préparation évangélique à propos de l’origine et du sens des noms. « Cratyle a raison de dire […] que tout le monde n’est pas artisan des noms, mais celui-là seulement qui, les yeux fixés sur le nom naturel de l’objet, est capable d’en imposer la forme aux lettres et aux syllabes ». Le nom propre de chaque chose est « inspiré et établi par une puissance supérieure, divine. »117 Quant à saint Ephrem le Syrien (†373), auteur des Hymnes de la foi, dans la ligne des Pères de Cappadoce il paraît distinguer trois catégories de noms divins. 1/ Le “Je Suis” moïsiaque, par lequel Dieu se désigne comme Être, nom essentiel, au sens de l’ousia (ούσία) grec. 2/ Les Hypostases (ὑπόστασις) de la Sainte Trinité : “Père”, “Fils” et “Esprit saint” : noms parfaits par lesquels l’homme peut atteindre Dieu, tout en restant voilé au mystère suprême de l’Essence. 3/ Les noms d’emprunt, dont l’adoption est liée à de complexes facteurs culturels, et aux besoins plus particuliers des âmes. 117
Préparation évangélique, XI, 6, SC 292, Paris, Cerf, 1982, p. 75, 77, 83.
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Au IVe siècle une controverse se fait jour entre les Cappadociens, autour de saint Basile le Grand (†379) et du philosophe Eunome ; elle porte notamment sur l’onomastique générale et la question centrale du nom de Dieu. Suivant Eunome : « les noms existaient avant la création, ils ont été révélés aux hommes par Dieu, et c’est par eux que nous pouvons atteindre l’essence des choses […] Qui connaît le véritable nom de Dieu parvient donc à la connaissance de la nature divine ». Les Cappadociens, s’appuyant à l’occasion sur Aristote, estiment au contraire que le nom de Dieu est inconnaissable, comme l’essence divine est inaccessible aux efforts de l’intelligence. Saint Basile soutient que la réalité de la chose précède ontologiquement celle des lettres, des syllabes et des noms par lesquels les hommes la désigneront, alors que le parti des « platoniciens » considère l’identité pré-naturelle du nom et de la chose, de la forme nommée, dans la Cause principielle. Connaître vraiment une chose suppose la recouvrance de la mémoire de son nom d’être ; le « nom » est ici la clef de la connaissance. Saint Grégoire de Naziance ou le Théologien (†v.390) considère l’interdiction de prononciation du Tétragramme, depuis la Captivité babylonienne, comme justifiant le point de vue de l’inconnaissabilité du nom de la Divinité : « aucun esprit ne l’a conçue parfaitement, aucun mot ne l’a embrassée entièrement » (Discours théologique). Il estime toutefois que le “Je Suis” du Sinaï, en désignant la pure Substance, est « le plus approprié pour nommer Dieu. » Dans son Contre Eunome,118 saint Grégoire de Nysse (†v.395) complète la critique théologique faite au philosophe : « Une chose est la nature de l’objet, une autre est le nom qui le désigne. » (1001cd) Le nom d’une chose ou d’une personne n’est qu’ « une marque, un signe, d’une essence ou d’une pensée » (1108d) ; il ne nous est nécessaire que par la faiblesse de notre âme et la complexion de notre constitution naturelle. L’homme pourrait « se passer des paroles et des noms, s’il lui était possible d’exprimer les mouvements simples de l’intellect » (1041 c). Il serait alors comme l’ange, dont le propre est l’identité permanente de l’acte (et la parole est un acte) à l’intelligence. Pour l’évêque de Nysse, l’origine des noms ne provient pas 118
Contre Eunome, 12, PG 45.
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de l’intellect (nous) mais de la faculté rationnelle ou réflexive (epinoia). Dieu est par essence « ineffable et inexprimable, au-dessus de tout ce qui peut être dit » (461b). Au pauvre que nous sommes, il est impossible, souligne-t-il, d’ « exprimer l’inexprimable » : la gloire et la majesté de la Divinité. Comme l’Incréé est au-dessus du créé, Son Nom est au-dessus de tout nom (He 11, 6). Aussi « ceux qui L’invoquent ne l’appellent pas par ce qu’Il est, car la nature de “Celui qui est” est inexprimable, mais par des homonymes » (960c). Le Nom de Dieu possède un intérieur et un extérieur, un contenu caché, ineffable, inaccessible, et un contenant apparent (Parole-Écriture), par lequel Dieu révèle ses qualités, dans la langue des hommes, pour permettre leur salut. Dire le Nom particulier que Dieu nous a donné, c’est dire tout Dieu : connaissable et inconnaissable. Comment pourrait-il sauver toute la création, s’il ne se donnait pas tout entier dans et par son Nom ? Cette simple idée sera un des fils conducteurs de la patristique. Saint Grégoire estime – à juste titre – que les noms par lesquels Dieu se fait connaître à nous sont dignes d’adoration, aussi invite-t-il le fidèle à les confesser de tout cœur. Spécialement les « saints noms de la Trinité », qui ont une valeur quasi sacramentelle, partie intégrante de la tradition ecclésiale, dogmatique, rituelle et mystique. Le nom de « chrétien » « (Saint Paul) nous a révélé ce que signifie le nom “Christ”, lorsqu’il nous dit que le Christ est puissance de Dieu et sagesse de Dieu ; il l’a appelé paix et lumière inaccessible où Dieu habite, sanctification et rédemption, grand prêtre, agneau pascal, pardon pour les âmes, lumière éclatante de la gloire, perfection de la substance, créateur des mondes, nourriture et boisson spirituelle, rocher et eau, fondement de la foi, pierre angulaire, image du Dieu invisible, grand Dieu, tête du corps qui est l’Église, premier-né avant toute créature, prémices de ceux qui sont endormis, premier-né d’entre les morts, premier-né d’une multitude de frères, médiateur entre Dieu et les hommes, Fils unique couronné de gloire et d’honneur, Seigneur de gloire, commencement de ce qui existe, roi de justice et roi de paix, roi de tous les hommes… Il y a encore beaucoup de noms à ajouter […] Et puisque nous avons reçu communication du
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plus grand, du plus divin et du premier de tous les noms, au point que nous sommes appelés “chrétiens”, il est nécessaire que tous les noms qui traduisent “Christ” se fassent voir aussi en nous, afin que cette appellation reçoive le témoignage de notre vie. »119 Pour saint Jean Chrysostome (†407), patriarche de Constantinople et docteur de l’Église, c’est par le nom de Dieu saint et redoutable (Ps 110, 9), « trésor renfermant tous les biens », que s’accomplissent miracles et conversions, l’essence divine restant inaffectée et incompréhensible. Les apôtres invoquaient souvent le nom de Jésus sans autre prière, et c’est pareillement “au nom de Jésus-Christ” que le chrétien confessera et glorifiera Dieu, conjointement à ses vertueux efforts. Comme ses prédécesseurs, « Bouche d’or » accordera une attention particulière à la révélation du “Je Suis” vétérotestamentaire ; mais « les fidèles chrétiens, eux, ont la sanctification par l’invocation du nom du Christ. »120 Au temps de la Loi « son Nom n’était pas alors un objet d’admiration pour toute la terre […] Il n’en est pas ainsi aujourd’hui. Dès que le Fils unique de Dieu fut descendu sur la terre, le Nom devint admirable dans la Personne du Christ (en réalisant la prophétie) : Du levant au couchant, mon Nom est grand chez les nations (Ml 1, 11). »121 Jésus-Christ est en somme le nom incarné du “Je Suis”, Deus absconditus « que Moïse n’a pu voir que de dos, mais que les chrétiens contemplent face à face. »122 Aussi, « invoquer le Fils, c’est invoquer le Père et lui rendre grâce […] Par le nom du Seigneur l’univers a été converti, le joug de la tyrannie brisé, le démon foulé aux pieds, le ciel ouvert […] C’est par ce Nom que nous avons été régénéré […] regardons le comme un magnifique présent. »123 Autre point fondamental, le Nom “Jésus” est celui du Seigneur « dans l’éternité », puisqu’Il était avant même d’avoir été conçu dans la chair de ce monde ; il se rapporte à “Celui qui est”, avant de s’être fait Homme. On attribue à saint Jean Chrysostome une Lettre à des moines, très édifiante, comme dans ce passage : « Le Nom de notre Seigneur 119
Traité de la Perfection chrétienne ; dans Livre des Jours, p. 881 sq. « Commentaire sur le psaume 98, 1 » ; PG 55, 780 sv. 121 « Commentaire sur le psaume 8, 1-2 ». 122 H. Alfeyev. Le Nom grand et glorieux, p. 83. 123 « Commentaire de l’épître aux Colossiens », IX, 2. 120
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Jésus-Christ, en s’implantant au fond du cœur, soumet le dragon qui possédait nos pensées, sauve et vivifie l’âme. Demeurez donc sans cesse dans le cœur à crier le Nom du Seigneur Jésus, pour que le cœur avale le Seigneur et le Seigneur le cœur, de façon que les deux deviennent un. »124 Ce sont les bases de l’hésychasme : descente progressive et fixation du Nom (monologia) dans le cœur, en vue d’en chasser les puissances d’illusion et de nous unir, par le Verbe de Dieu, à Dieu même (déificatio). Dans une perspective admise au moins depuis l’époque de saint Ephrem et que la gnose dyonisienne théorisa, saint Isaac le Syrien ou de Ninive (†v.700) distinguera le Nom grand et ineffable et les noms de Dieu, sanctifiés à l’usage des hommes ; en revêtant l’ « Être présent », ils possèdent – comme les « noms d’anges » – leur propre efficacité salvatrice. Quand le Verbe de Dieu reçut-il son nom ? S’opposant à Origène qui suppose, comme les philosophes, une préexistence des âmes, saint Jean Damascène (†v.750) soutient qu’il le reçut « dans le sein de la sainte et toujours vierge Marie, où il s’est fait chair (recevant) l’onction de la Divinité. »125 « Ainsi le nom “Jésus” est-il envisagé comme le Nom de Dieu en tant que Verbe incarné […] Il désigne tant la Divinité que l’humanité du Christ. »126 Le Nom et l’Image En Orient, la question de la nature du nom et de sa relation au nommé rebondira à travers la querelle virulente qui opposa iconodules et iconoclastes, aux VIIIe-IXe siècles. Pour Théodore le Studite (†826), représentant majeur du parti légitime des défenseurs de l’Image vraie (avec Jean Damascène), « le nom est un symbole, au sens original de ce mot grec, désignant la relation entre image et prototype, signe et signifié, nom et porteur du nom. Si l’image et son prototype ne sont pas identiques par leur essence, ils le sont cependant par le nom. »127 La relation d’identité du Nom et de l’Image (de Dieu) s’exprime dans la tradition iconographique byzantine. Sous 124
PG 60, 753. Exposé de la foi orthodoxe, 4, 6. 126 H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 118 sq. 127 H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 112. 125
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réserve de sa fidélité au canon de l’Art, l’icône est validée par l’imposition du Nom de Dieu et la bénédiction ecclésias-tique. Le Nom sanctifiant l’Image qu’il marque de son empreinte céleste, l’assimilation contemplative de l’Image est indissociable de celle du Nom. L’activité libre de « vénération » ou de « révérence » (proskunesis ; προσκύνησις → kinêsis : « mouvement » d’âme vers Dieu), se distingue de l’ « adoration » (latréia ; λατρεία), « service cultuel » d’obligation légale, due seulement au Nom et à l’ « Image première » du Dieu vrai : “Seigneur/Jésus/Christ”… ; l’âme y adhère donc totalement ou pas du tout. Quant au nom de Jésus, « ayant le sens de “Sauveur” (il) renvoie à la nature divine (car si) beaucoup le portent (à commencer par Josué, fils de Nûn), un seul est le Sauveur de tous » (Théodore le Studite).128 Le nom appellatif “Jésus” n’est le symbole parfait de Dieu, par la Personne du « Père », que s’il désigne celle du « Fils » ; d’où l’efficacité intrinsèque de l’affirmation trinitaire. Typologie byzantine des noms divins 1/ L’ineffable Divinité ou Déité suressentielle (Hyperthéos). 2/ Le Je Suis vétérotestamentaire, première désignation autodéterminée de l’Être (Théos). 3/ Les noms apophatiques : ce que Dieu n’est pas. 4/ Les noms cataphatiques : ce que Dieu est. 5/ Les noms des trois Personnes ou Hypostases divines : “Père”, “Fils”, “Esprit-Saint”. 6/ Le nom unique de “Jésus” (Sauveur).
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PG 99, 701.
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Chapitre VIII
PRIÈRE MONOLOGIQUE
Saint Jean Climaque (†v.650), higoumène du couvent de SainteCatherine, au Sinaï, est un des principaux jalons de la méthode monologique. La base de sa perspective, admirablement exposée dans L’Échelle sainte ou paradisiaque (grec klimax), est la lutte contre les pensées étrangères, rendue triomphante par l’ « invocation de Jésus ». L’Échelle fut connue en Occident dès le Moyen Âge, et la traduction d’Arnauld d’Andilly (1652) en étendit l’audience. Au vingt-huitième « Degré », on lit que si la prolixité dans la prière disperse facilement l’esprit, la répétition du seul Nom de Dieu a pour effet contraire de le recueillir. D’autre part, si on n’oppose aucun obstacle aux impuretés du monde, quelle que soit notre sincérité elles pollueront forcément l’âme ; aussi convient-il de connaître les modes de leur activité en nous. D’abord il y a une mauvaise disposition de l’âme inférieure ; une sorte d’affinité, plus ou moins manifeste ou masquée, avec telle ou telle « passion » sensible. Dès sa naissance dans le monde d’en bas, l’homme porte la marque insinueuse du péché originel, et ce « quelque chose » le rend perméable à des tentations correspondantes. Chaque chose tend en effet à se tourner vers ce à quoi elle ressemble ; la part lumineuse tend aux vertus du vrai, du bien, du beau… et la part ténébreuse, qui n’a pourtant d’autre « réalité » que la déficience « occultatrice » d’un bien, va aux puissances adverses dont elle affirme l’emprise. Si l’homme n’avait pas une certaine prédisposition au scandale du péché, un « vice de forme » pourraiton dire, il serait toujours bon, quoi qu’il pense, dise et fasse, et la 135
question des moyens de sa rédemption – ce qu’offre la religion – ne se poserait pas. Autrement dit, le plan de Dieu quant au destin de l’homme – qu’Il a fait précisément libre… entre un bien et un mal – ne se réaliserait pas ; ce qui est absurde ! Ensuite, l’âme subit l’attaque de l’image fugitive d’un objet extérieur, qui représente, spécialement pour elle, la satisfaction de cette passion. Alors l’âme faible consent à accepter cette trompeuse suggestion, et tend à s’en délecter. Enfin, elle devient captive par un attachement habituel à l’objet-image de sa passion, devenu pour elle un besoin, comme l’adduction à une drogue quelconque. L’homme n’a pas d’autre choix d’âme que de se soumettre à cette dépendance des puissances suggestives du mal, ou de s’y opposer par l’application de sa volonté, jusqu’à retrouver la liberté d’esprit originelle. Il dispose pour cela de moyens de conversion et de pénitence, dont sans doute le plus efficace et direct est de faire entrer le « Nom » de Dieu dans l’âme, jusqu’à l’en saturer ; ainsi bienheureusement occupée, les fausses images ne pourront y pénétrer et la troubler. Importantes sont les grâces reçues par celui qui se rappelle le Nom de Dieu en s’endormant, car son invocation se prolongera subconsciemment, ou resurgira même, de façon éveillée et apaisante. Saint Jean Climaque conseille de réciter la « prière de Jésus » les bras élevés ou en croix. Bien avant le complet déploiement de l’hésychasme byzantin, il sera parmi les premiers à expliciter par écrit le lien entre la prière monologique (μουολόγιστος) et les phases de la respiration : Que la mémoire de Jésus ne fasse qu’un avec ton souffle…129 Saint Hésychius le Sinaïte, higoumène du monastère de Batos, dans la ligne de Jean Climaque et de Maxime le Confesseur, vécut au IXe siècle. On lui attribue – quoi qu’il s’agisse peut-être d’une compilation – la paternité de deux Centuries spirituelles sur le thème conjoint de la sobriété et de l’attention (nepsis), cher aux hésychastes des générations suivantes. La « sobriétéattention », au-delà d’une valeur indicative et d’un simple progrès psychologique, est déjà en soi une secrète « méthode », dès lors qu’elle suppose à la fois un effort permanent de la volonté appliquée à repousser (suivant les conseils des Pères) les passions du monde, et l’abandon confiant à la Grâce. La sobriété attentionnée est ici la clef 129
L’Échelle sainte 27, 62 ; Abbaye de Bellefontaine, SO 24, p. 284.
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de toutes les vertus, donc d’une régénération complète de l’âme, en vue du silence du cœur ; ce qu’on appelle hesychia. Au cœur-intellect revient la sur-veillance des pensées étrangères et des agitations indésirables, conjointement à la garde de la lumière du Nom, sise à la fine pointe de l’âme spirituelle : « Éclairés par la lampe du Nom adoré de Jésus-Christ, nous purifierons et ornerons la maison de notre cœur. »130 Et lorsque l’ « atmosphère du cœur » est ainsi toute illuminée, aucun trouble ni désagrément du monde ne peut plus l’affecter. Un combat ascétique de chaque instant est pourtant nécessaire, qui, outre la confiance dans l’invocation monologique incessante (cette incomparable arme du moine !), requiert les vertus d’humilité, de vigilance, de discernement. Une fois trouvé le repos (nepsis, hesychia) de l’âme, le Nom et les qualités divines qu’il manifeste par son rayonnement deviennent la parole-lumière du cœur. La nature humaine étant ce qu’elle est, avec la confession et la communion, les pénitences sont non moins nécessaires ; jeûne, continence, veille ou autres entraves au relâchement de l’attention, seront définis par le maître. Après saint Jean Climaque, Hésychius le Sinaïte associe la prière continue à la respiration : « Bienheureux celui qui a la prière de Jésus collée à sa pensée, et qui l’appelle sans cesse dans son cœur, à la manière dont l’air est uni à nos corps ». Ainsi le cœur purifié respire la présence du Nom saint et vénérable du Seigneur Jésus, et Dieu respire en lui par sa Sagesse. On peut parler d’une co-ïncidence du divin et de l’humain, comme d’une vraie conaissance. C’est au nom « adorable et saint » de Jésus-Christ que les pensées passionnelles et les imaginations vaines, perfides suggestions de l’adversaire, seront chassées, comme la fumée par le vent. Plus encore ! L’invocation permanente empêche même la pénétration des pensées invisibles ; lesquelles ne peuvent alors se parer d’une semblance de réalité et donc nous influencer. La garde vigilante de l’âme, la veille permanente du cœur (Je dors, mais mon cœur veille ; Ct 5,2), c’est là le grand combat que doit mener, sans relâchement de la volonté, le fidèle. Si le Malin sait l’ « art » de la tentation, ou comment détourner les âmes de leur surnaturelle aspiration au Bien, il est impuissant à déloger du cœur le Dieu d’Amour qui l’occupe. Et le 130
Centuries, 152 ; dans Jean Gouillard, Petite prière de la Philocalie du cœur, p. 107.
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mystère est, ici, que la conscience que nous avons du « Dieu fait homme » coïncide avec le vide unificateur de toute l’âme et du cœur pour accueillir son Nom : « Sauveur ». Outre de faire garder les portes des sens par les puissances de l’intellect, (les épées des chérubins, à l’entrée du paradis…), l’hésychasme suppose de maintenir celui-ci dans le cœur, en engageant toute notre âme dans la prière. On ne peut faire l’économie de ces étapes « successives » de la voie : se garder du monde et se maintenir en Dieu. À un certain point de vue, c’est la distinction bien connue d’une mystique universelle, où les stations instables que connaît l’âme du pérégrin « précèdent » en quelque sorte la maîtrise des états de l’être. La matière la plus précieuse du dépôt patristique orthodoxe tient dans l’expérience normative de la proseukhè : la prière dite « du cœur » ou « de Jésus ». Les hésychastes, dans le fil de la réforme « athonique » du XIVe siècle, défendent l’idée d’une voie de la prière, accessible aux plus humbles du peuple de l’Église, selon une méthode éprouvée, simple à mettre en œuvre quoiqu’exigeante. Cette tradition « mystique » (visant à la déification), qui s’origine au Sinaï et dans les solitudes d’Égypte, reconnaît au cœur d’être le siège de la Sagesse divine, autour duquel doivent s’ordonner les facultés et organes correspondants. Par la prière incessante, conjointement à une longue ascèse de l’âme et l’apprentissage douloureux des vertus, le cœur, nourri de la Parole et du Nom de vérité, est le lieu focal de notre âme ; c’est en lui qu’opère l’alchimie spirituelle, pourvu que nous nous y préparions. Ce qui fait la force de cette voie du cœur ou du nom, c’est qu’elle n’exige aucunement des études ou de savantes méditations, ni même de savoir lire et écrire : « Pour les illettrés, le Nom (du Seigneur) remplace d’une manière tout à fait satisfaisante la lecture des pièces écrites et la psalmodie. »131 Mais la simplicité de cette entreprise rend nécessaire l’encadrement d’un starets ; ayant luimême éprouvé l’aride chemin du désert intérieur et l’abaissement de Job, il conseillera le nécessiteux, et le préservera d’inévitables chocs en retour comme de bien des illusions !
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Ignace Briantchaninoff, Approche de la Prière de Jésus, Abbaye de Bellefontaine, 1983, p. 134.
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La prière de pensée et des lèvres est utile, mais la prière véritable est celle du cœur : « Tant que le cœur ne prie pas, l’homme ne prie pas », dit le père Boris Bobrinskoy.132 Et lorsque le cœur prie, ce n’est plus moi, « pécheur », qui prie, mais le Moi vivant, ce “Jésus-Christ” qui y est alors établi. C’est le « cœur pur » des Psaumes, un cœur qui veille, repentant, humilié, sacrifié, après que la gangue des revendications injustifiées de l’âme soit dissoute. Le cœur (cordis, cor) priant est la plus haute expression de la charité (caritas, carus)133, laquelle est amour (agapê) : « Nous croyons que ceux qui, prononçant le Nom de Jésus, essaient de s’unir à leur Seigneur par un acte d’obéissance inconditionnelle et de charité parfaite, participent en quelque manière à l’union surnaturelle du Corps mystique du Christ… »134. La « voie du Nom de Jésus » est voie de l’Union à la personne du Sauveur, qui nous protège et nous sauve de nous-même. La prière du cœur « Il te faut acquérir […] la mort à toute chose, une conscience pure, te gardant de toute condamnation de ta propre conscience, et la liberté de toute passion qui te ferait pencher vers le siècle présent, ou vers ton propre corps. Ensuite […] ferme la porte et élève ton esprit audessus de tout objet vain et temporel (puis) appuyant ta barbe sur la poitrine, et tournant l’œil temporel avec tout l’esprit sur le milieu du ventre (nombril), comprime l’aspiration d’air qui passe par le nez de façon à ne pas respirer à l’aise, et explore mentalement le dedans des entrailles pour y trouver le lieu du cœur où aiment à fréquenter toutes les puissances de l’âme. Dans les débuts, tu trouveras une ténèbre et une épaisseur opiniâtre, mais en persévérant et en pratiquant cette occupation de jour et de nuit, tu trouveras, ô merveille ! une félicité sans borne. Sitôt en effet que l’esprit trouve le lieu du cœur […] il se voit lui-même tout entier et plein de discernement […] Le reste, tu
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« La Compassion du Père » ; Association Saint Silouane l’Athonite, bulletin n°13, Pully, 2006, p. 18. 133 La racine i.e. KR induit l’idée de « création ». Dieu œuvre par amour dans son propre Cœur, et la création, après son complet déploiement, fait retour à Lui par « imitation » de cette effusion de Charité (cor, caritas) dont Il fait incessamment preuve. 134 P. Lev Gillet ; dans Élisabeth Behr-Sigel, Un Moine de l’Église d’Orient…, Paris, Cerf, 1983, p. 463.
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l’apprendras avec l’aide de Dieu, en pratiquant la garde de l’esprit et retenant Jésus dans le cœur. » Texte hésychaste.135
Deux fondements scripturaires : L’appel du publicain qui, se tenant à distance, n’osait pas lever les yeux au ciel, mais se frappait la poitrine, répétant : Mon Dieu aie pitié du pécheur que je suis (Lc 18, 13). L’appel de l’aveugle de Jéricho : Alors, il s’écria : Fils de David, Jésus, aie pitié de moi (Mc 10, 47). Trois formules, courte, moyenne et longue : Seigneur, Jésus Christ (Kyrie Iesou Christe), aie pitié de moi (Eleïson me). Seigneur, Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi (Ќύριε Іησοῦς Χριστὸς ἱός θεός έλέησον με). Seigneur, Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur ; en communauté, on dira …aie pitié de nous (himas), en omettant pécheur. Les six éléments constituant la formule longue : - Seigneur : l’Adonaï du judaïsme (substitut vocal, nous le rappelons, du Tétragramme), que la traduction alexandrine des Septante rendit par Kyrios : l’Être divin en soi, dans sa grandeur majestueuse. - Jésus : la divine Incarnation, dans l’étendue de son Humanité salvatrice. Le Pain eucharistique. - Christ : l’Oint ; celui qui a reçu mandat messianique du Père, par l’onction du Saint-Esprit. Le Vin eucharistique. - Fils de Dieu : la relation au Père. C’est bien à la deuxième Personne de la sainte Trinité que le croyant s’adresse. - Aie pitié de moi : confiance en la Miséricorde de Dieu, en l’aspect inépuisable de ses grâces sanctifiantes. Notons que toutes
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Texte traditionnellement attribué à Syméon le Nouveau Théologien (XIe siècle), mais que le P. Hausherr estime nettement postérieur : dans La Méthode d’oraison hésychaste, Rome, 1927, p. 68 sq.
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les liturgies ont conservé l’usage grec pour kyrie et l’impératif verbal eleïson.136 - Pécheur : repentir sincère, et humilité devant le Seigneur. La première partie (Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu…) est une profession de foi en l’affirmation tri-unitaire de la révélation ; sachant que nul ne peut dire Jésus est Seigneur, si ce n’est sous l’action du SaintEsprit (1 Co 12,3). La deuxième partie (…aie pitié de moi, pécheur) est une confession d’indigence de la part de la créature qui, pour son salut, s’en remet entièrement au Seigneur ; et le Père répond – c’est là sa promesse – aux demandes qu’on lui adresse… au Nom de Jésus (cf. Jn 15, 16). Il existe d’autres formules, comme : Jésus Christ, Fils de Dieu, Sauveur, dont les initiales grecques des cinq mots (Iesous-ChristosTheou-Uios-Sôter) forment IChThUS (ἰχθύς : 10+20+9+400+200 = 639) : le « poisson », symbole idéogrammatique du Dieu vivant, spécialement attaché aux sacrements baptismal et eucharistique, par lesquels la Vie est donnée et assurée. Ou encore cette autre, révélée à la capucine italienne Consolata Betrone (1903-1946) qui s’y voua : « Anéantis-toi en moi et renferme-toi dans la seule phrase Jésus Marie je vous aime, sauvez les âmes, tu en tireras des fruits abondants… Un seul Jésus Marie je vous aime, sauvez les âmes, répare mille blasphèmes… Quelle prière plus belle voudrais-tu m’adresser ? Jésus Marie je vous aime, sauvez les âmes ; amour et âmes ! Que peut-on désirer de plus beau ? »137 La prière monologique peut enfin être réduite à “Christe eleïson”, à “Jésus”, à “Jésus-Maria”… Tout en exerçant notre bonne volonté, en nous efforçant à suivre les commandements, il faut invoquer Dieu « avec la conscience du lien ontologique qui unit le Nom avec le Nommé »138. Les pensées incongrues et distractives ne manqueront pas de surgir, mais elles ne doivent pas nous décourager… au contraire ! Ces intrusions parasites, en mettant crûment au jour de mauvaises inclinations, 136
Eleïson a été rapproché d’élaïon : l’ « olive », symbole d’onction spirituelle, de grâce et de paix. Le Christ est bien l’ « Oint » du Seigneur. 137 Lorenzo Sales : Jésus parle au monde, Fribourg/Mulhouse, Éd. St-Canisius/Salvator, 1957, p. 109 sq., p. 137. 138 A. Sophrony, Sa vie est la mienne…, p. 136, 155.
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éprouvent notre indigence devant Dieu. Pour tous, conseille le père Sophrony, il faut alors « prononcer le saint Nom avec plus d’intensité, pour que le sentiment de repentir croisse dans l’âme. » L’énergie ou puissance du Nom invoqué est dans son contenu, comme la myrrhe dans le vase. Elle n’est donc pas dépendante de la qualité de notre intention et de notre attention, du moins pas de façon absolue ; les modes de son actualisation et ses effets pouvant être très divers d’un pratiquant à l’autre, ou même d’un moment à un autre. Dieu en son Royaume est toujours au-dedans de nous, et le chemin le plus direct pour y reconduire est assurément de nous proposer à Lui, par l’énonciation confiante de son Nom. Sachant que Dieu se présente à qui Il veut, comme Il veut, quand il veut. On distingue deux plans dans le processus de réalisation spirituelle. D’une part, tout ce qui ressort du domaine individuel, physique et psychologique (par « psychologie » on entendra d’abord le domaine manifesté des énergies divines, sur lequel peut s’exercer notre volonté), avec ses prolongements pneumatiques dans le cœur. D’autre part ce qui, d’ordre supra-individuel, transcende les degrés de l’âme et du cœur, et qui relève, au fond, du bon vouloir du Père. On parlera ainsi de trois genres de prière : vocale, mentale, spirituelle, ou de quatre, avec la prière de grâce ; laquelle réalisera en vérité la parole rapportée par Jean : Moi et le Père, nous sommes un (Jn 10, 30). Union sans confusion au Père, par le Fils, et sous la guidance de l’Esprit. Dans quelle mesure pourrait-on rapporter ces quatre degrés aux « nuits » du chemin de l’Unio divina tracé par Jean de la Croix ? Nuit active des sens (oral) et nuit passive des sens (mental) ; nuit active de l’esprit (éveil cardiaque) et nuit passive de l’esprit (effusion gracieuse, irradiant depuis la « fine » ou « haute pointe » du cœur : aciem principalem cordis). On peut établir des rapprochements entre la tradition hésychaste orientale et certains courants de la spiritualité occidentale des XVIe et XVIIe siècles, spécialement avec l’école française de l’ « oraison cordiale » (Jean Aumont…), à l’époque où l’oratorien Jean Eudes (†1680) fonde la communauté des “Saints Cœurs de Jésus et de Marie” (1643). Quant aux jésuites, ils n’ignoraient ni la prière perpétuelle, ni la discipline du souffle, comme en témoigne avec émotion le père Jean-Baptiste de Saint-Jure (†1657) :
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« Notre Seigneur Jésus-Christ est l’haleine de notre bouche et l’air que notre âme doit respirer… Voilà donc qu’elle doit être notre occupation continuelle et notre plus dur exercice : c’est une respiration perpétuelle de Jésus-Christ, comme notre air spirituel, puis une expiration et un renvoi de lui-même à Dieu son Père… »139 « Le cœur attire le souffle afin de refouler sa propre chaleur audehors par l’expiration […] Le cœur en attirant d’une part le froid par le souffle et en refoulant le chaud, conserve inviolablement la fonction qui lui a été assignée (par le Créateur) […] Assieds-toi, recueille ton esprit, introduis-le dans les narines ; c’est le chemin qu’emprunte le souffle pour aller au cœur. Pousse-le, force-le de descendre dans ton cœur en même temps que l’air inspiré […] tandis que ton esprit se trouve là […] n’aie d’autre occupation ni méditation que le cri de : “Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi !” Aucune trêve, à aucun prix. Cette pratique, en maintenant ton esprit à l’abri des divagations, le rend imprenable et inaccessible aux suggestions de l’ennemi et, chaque jour, elle l’élève dans l’amour et le désir de Dieu. » Nicéphore le Solitaire : Le Traité de la sobriété et de la garde du cœur est le plus ancien témoignage connu associant le contrôle du souffle à l’invocation du Nom du Seigneur.140
Le processus de réunification-déification 1 – Réunifier les puissances, divisées depuis la Chute, du corps, de l’âme et de l’esprit. Rassembler ce qui est épars, en livrant combat avec l’arme du repentir, et par un effort de volonté qui exige persévérance, attention, vigilance, crainte, sobriété, silence… « Repentir » disonsnous ; de ce point de vue il est remarquable que le mot logismos (λογισμός), outre son sens général qui associe pensée et parole, possède celui particulier de « confession » ; pour que le péché soit effacé, le repentir doit être « un » (μόνος), comme l’invocation de Dieu doit être « une » (mono-logique). Par la prière répétée et attentionnée, soutenue par les métanies ou d’autres contraintes corporelles, on réduit la virulence des influx psychosomatiques et réordonne les mouvements discordants de l’âme. Incessante tension vers Dieu, 139
Dans Écrin spirituel, ou doctrine des maîtres de la vie intérieure, La ChapelleMontligeon, 1924, p. 97 sq. 140 Dans J. Gouillard, Petite Philocalie…, Paris, Seuil, p. 151 sq.
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suivant la parole : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes pensées et de toute ta force, c’est le premier commandement (Mc 12, 30). En rassemblant les lettres constitutives du Nom de Dieu (J-É-S-U-S) l’orant assume sa nature humaine, et les états d’apaisement et de joie, qu’il connaît alors, anticipent le « salutdélivrance » promis. Accompagnant la rythmique des mots de la prière, la respiration soutiendra la fixation de l’attention et favorisera l’unification progressive des facultés. La première moitié de la formule est dite durant l’aspiration, la deuxième moitié durant l’expiration. L’aspiration est une montée, un enveloppement spiralant qui vise la réintégration des puissances de l’âme dans leur principe. L’expiration est une descente, un développement en sens inverse, qui manifeste à notre âme la réalité des vertus/qualités principielles. Dans le « passage à la limite » d’un procès à l’autre, on observe nécessairement une courte rétention du souffle. Par un effort contrôlé et persévérant, les opérations mentales sont alors dirigées, via la poitrine, depuis la confession de la gorge, de la langue et des lèvres, vers le centre cardiaque, jusqu’à ce que « le souvenir de Jésus (= le Nom unifié) ne fasse qu’un avec le souffle » (saint Jean Climaque). 2 – Le processus de déification transcende les états multiples de notre être. Il opère depuis la pointe du cœur, « centre symbolique de la totalité humaine » (Jean Biès), haut lieu « thaborique » de l’infusion des natures divine et humaine… par la grâce de Dieu et la fluence de l’Esprit Saint. C’est la paix tranquille, sereine, sobre (apatheïa) du Christ, la « perfection chrétienne », Dieu demeurant dans le temple de l’homme, et l’homme demeurant en Lui. Cette totale assimilation cardiaque de la prière de Jésus – du Nom de Dieu – est l’ « hésychasme authentique ». Briantchaninov dira que l’orant contemplatif est alors « enveloppé dans la prière » ; le nom personnel est en quelque sorte absorbé dans le Nommé. C’est encore la véritable Terre promise aux élus de l’Apocalypse johannique : Voici que l’Agneau apparut à mes yeux ; il se tenait sur le mont Sion, avec cent quarante-quatre milliers de gens portant, inscrits sur le
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front, son nom et le nom de son Père (Ap 14, 1).141 Les lettres réunifiées du Nom du Fils sont restituées au Père. L’invocation dans le cœur, spontanée et incessante : Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, ayez pitié de moi, opérée par l’Énergie irradiante de la formule (dès lors que l’âme s’est vidée des tentations d’iniquité et des imaginations intempestives, et que la volonté individuelle a renoncé aux prétentions injustifiées), cette invocation est condensée dans le Nom du Fils qui conduit droitement au Père. Ainsi rempli en conscience de la présence permanente de Dieu en son cœur142, avec l’effort vertueux, le concours de la confession et de la communion, l’homme réalisera sa nature plénière et assurera sa délivrance. Les maîtres ont insisté sur le petit nombre de ceux qui atteignent l’apatheïa ; à peine un sur dix mille… disait déjà Isaac de Ninive au VIIe siècle ! Au-delà, bien moins encore réaliseront le « grand mystère » de la Gloire du Nom dans le Saint des Saints : « Difficilement un pour toute une génération… » !143 Voilà qui devrait nous inciter à une radicale humilité ! D’ailleurs, dans son fond, dans le fond du Nom, la « prière du cœur » reste un secret : non par une quelconque nécessité contingente ou un esprit de dissimulation, mais scellé par nature… L’union à l’Incréé reste cachée derrière les voiles de la création, qui ne peut ni la penser, ni la dire, sinon par des métaphores poétiques. Dans l’Église orthodoxe on ordonne au novice, au moment de la tonsure et lorsqu’on lui offre le chapelet, l’exercice de la Prière de Jésus144 ; mais les techniques proprement contemplatives de la prière pure ne sont enseignées qu’à quelques-uns, après des années 141
D’un point de vue arithmosophique, que représentent les 144 000 élus de l’Alliance christique, au regard des 600 000 âmes qui, de fautes en repentirs, errèrent quarante années entre mer Rouge et Jourdain ? Le rapport est de 1 à 4, avec un reliquat “circulaire” de 24. 142 Dans la « cavité » du cœur germe le yod principiel du Tétragramme : l’“I-nitiale” de Jésus. 143 Les « cent quarante-quatre mille » de l’Apocalypse… qu’il faudrait alors peut-être lire « cent quarante-quatre » ? 144 « Dans la coutume russe, l’abbé dit les mots suivants… : “Prends, mon frère, le glaive de l’Esprit, qui est la Parole de Dieu, afin de prier Jésus continuellement. Car tu dois toujours avoir le Nom de Jésus dans l’intellect, dans le cœur et sur les lèvres, disant sans cesse : Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur”. » Élisabeth Behr-Siegel, Le Lieu du cœur…, p. 154.
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d’épreuves et l’apprentissage « par cœur » de l’Évangile, voire même paraît-il de toute la Bible ! À défaut de guide assez sûr, et le problème se pose crûment pour notre époque religieusement défaillante, il faudra s’en remettre à une inspiration plus « personnelle » de la sainte Écriture, tant il est nécessaire d’en éprouver la profondeur, s’attacher spécialement aux Psaumes davidiens, et s’imprégner au mieux des dépôts patristiques, à partir de l’immense Philocalie, comme le « Pèlerin russe » nous y convie ; ne pas non plus oublier la pérégrination « éliatique » de celui qui, d’âge en âge et sous diverses apparences, est le bon conseiller des âmes isolées. Le pire serait d’« emprunter » à quelque technique exotique, étrangère au credo, à la pensée et aux us chrétiens, de pratiquer un arbitraire syncrétisme, comme on le voit hélàs partout autour de nous avec les petits arrangements individuels d’une spiritualité « à la carte »145. À ces compromissions malsaines, que l’Adversaire suggère et dont il tire grand profit, il faut opposer la tradition apostolique, la connaissance des Pères de l’Église et l’exemplarité de leur foi. En tous cas, il nous faut garder en mémoire que tout ce que vous demanderez en mon Nom, je le ferai (Jn 14, 13). C’est là divine promesse, et donc pour nous humaine certitude. Et tout commande au chrétien de demander Lui-même à Dieu, en son Nom qui est celui du Fils. Aussi : « même dépourvue de tout le reste, la répétition sincère, régulière, aimante du Nom divin ne pourra manquer de transformer l’âme… Faire ce qu’on peut est beaucoup plus que ne rien faire… »146 Foi et grâce aidant, le reste, la couronne royale des efforts de l’âme, nous sera donné par surcroît ; il n’y a donc pas à désespérer, quoi qu’il soit normal de souffrir des lourdeurs de notre âme et des lenteurs de sa « bonne volonté ». Redisons que la finalité de la prière monologique est la transformation progressive de cette âme qui, par sa nature composée, est corrompue, à divers degrés et de différentes manières. Régénération/sanctification de notre être singulier, rendue possible par une pratique assidue, dans les « larmes » du repentir, sachant qu’« aucun de nos actes n’est exempt d’une parcelle de 145
Un vocable comme « yoga chrétien », bien installé dans le jargon spiritualiste à la mode, est à cet égard symptomatique. Il est vrai que l’on voit aussi d’autoproclamés « kabbalistes » ignorant l’hébreu, donc la Bible… Au point où l’on en est ! 146 Jean Biès : Passeports pour les temps nouveaux, Paris, Dervy, 1982, p. 376.
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mal. »147 Il faut donc avant tout, avec l’espoir d’une élévation au Ciel, prendre conscience de notre petitesse existentielle et la confesser radicalement : aie pitié de moi, pécheur ! C’est en restant maître de cette descente dans les profondeurs abyssales de l’âme divisée contre ellemême, qu’on assurera, grâce à Dieu, sa réunification et sa remontée, au-delà même du Ciel. Parvenu à un certain point de maturité, l’envahissement du cœur par la Lumière « thaborique » de la Présence accompagnera l’écoulement sonore du Nom. La prière de Jésus est effectivement le « vêtement de l’âme », gage de paix ici-bas et de vie éternelle. L’archimandrite Sophrony, dans un bouleversant témoignage de foi, dira comment l’invocation profonde du Nom de Jésus-Christ « coïncide » avec Sa venue ; comment la Présence du Seigneur accomplit désormais en lui le sacrement eucharistique : « Par l’invocation du Nom de Jésus-Christ me fut donnée l’expérience de la bienheureuse, mais en même temps redoutable, présence du Dieu Vivant. »148 On touche là au mystère même du sacrifice doxologique que constitue, suivant le Catéchisme de l’Église Catholique, l’Eucharistie : « La prière de louange (lisons ici celle de Jésus, puisque « dire » Jésus c’est forcément louer Dieu), toute désintéressée, se porte vers Dieu ; elle Le chante pour Lui, elle Lui rend gloire, au-delà de ce qu’Il fait, parce qu’“Il est”. » “Un” en trois Personnes.149 « L’invocation, ce n’est pas un aspect particulier de notre activité spirituelle, c’est une concentration de tout notre être, qui s’achève par une sortie mystique hors de nous-mêmes et par notre contact avec Celui que nous invoquons. Tout le contenu du culte consiste à nous faire sortir du domaine terrestre pour nous faire accéder au domaine céleste. Le sacrement est cette ascension vers le ciel, donc le sacrifice de notre être à Dieu… La prière est un sacrifice et la source de toute sacrificialité. » P. Paul Florensky.150
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I. Briantchaninov ; dans É. Simonod, La Prière de Jésus…, p. 42. A. Sophrony, Sa vie est la mienne..., p. 158. 149 CEC, 2649. 150 Paul Florensky, “Le Service de la Parole. La Prière”, trad. C. Andronikov, dans Le sens de la Liturgie, Paris, Cerf, 1988, p. 136. 148
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Chapitre IX
HÉSYCHASME LA MÉTHODE INVOCATOIRE
« L’hésychaste est celui qui peut dire : Je dors, mais mon cœur veille (Ct 5, 2). » (Saint Jean Climaque)
Jean Meyendorff, grand théologien orthodoxe du XXe siècle (†1972), considérera l’ « hésychasme » (ἡσυχία) comme « la tradition séculaire du monachisme contemplatif de l’Orient chrétien »151 ; cette perspective est en effet caractéristique, avec l’art visuel de l’icône (Imago vera), du génie orthodoxe. On traduit habituellement le mot par « quiétude », avec l’idée sous-jacente de « solitude », ce qui convient à l’état spirituel qu’on attend d’un moine, isolé du monde pour s’unir au Dieu d’amour. Du point de vue plus formel de l’histoire religieuse, l’hésychasme s’applique au mouvement monastique qui se manifesta dans l’Église byzantine, depuis les Pères du désert ; il prit un grand essor autour des XIIIe-XIVe siècles, avec pour figure référente saint Grégoire Palamas (†1349). La doctrine palamite d’une théophanie articulée aux aspects psychosomatiques de la prière dut toutefois s’imposer face à de fortes résistances internes : « Le nom du Verbe incarné est présent dans le “cœur”, il est lié au souffle. » L’hésychasme se développa jusqu’au XVIIIe siècle de saint Nicodème
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Jean Meyendorff, Saint Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe, 1959, Paris, Seuil, 2002, p. 7, 31.
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l’Hagiorite, puis s’affaiblit un temps, avant de connaître le grand renouveau russe de la seconde moitié du XIXe. Enracinés dans le monachisme « prophétique » des premiers siècles, les jalons principaux de cette spiritualité de la « parole du Désert » furent saint Macaire l’Égyptien ou de Scété (†v.390), Évagre le Pontique (†399), saint Diadoque de Photicée (Ve siècle), saint Jean Climaque (†v.650), ou encore saint Maxime le Confesseur (†662) qui donnera une empreinte plus « philosophique », nécessaire pour alimenter les débats théologiques des futurs conciles.152 Plus tard, saint Syméon le Nouveau Théologien (†1022), moine studite, puis abbé à Constantinople, exposera sa propre « expérience de l’union », non sans contrarier l’institution ecclésiastique alors en place ; l’avènement mystique et christocentrique de la chair à l’esprit, doit primer. Sans doute, les méthodes « psychagogiques » qui préparent et soutiennent les efforts de l’âme volitive en vue d’une totale coopération spirituelle, jusqu’à la déification, furent connues et transmises oralement avant d’être fixées par écrit. Gardons-nous de l’historicisme de chercheurs modernes, imperméables à l’idée d’un donné révélé et à la véracité de la tradition, et pour lesquels il n’y a d’autre preuve sûre que dans la factualité documentaire. Cela n’est d’ailleurs pas étranger, dans le contexte dissolvant du “New-Age” et le genre des gymnastiques orientalisantes, à la vogue d’un hésychasme à bon marché. D’une façon générale et pour se prémunir contre les illusions de cet ordre, on doit admettre catégoriquement : 1/ Que Dieu seul donne la grâce, en permettant la descente et la garde de son propre Nom dans notre cœur ; 2/ Que c’est par le sacrifice libre et maîtrisé de notre âme et du monde, que nous nous y prédisposons ; 3/ Qu’il faut, en tous cas et face aux difficultés, rester soumis à l’autorictas de l’Église. Que chacun veille donc sur soi, puisqu’en préalable au don de Luimême Dieu exige notre sacrifice !
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À l’époque aussi des premiers contacts de la chrétienté avec une culture islamique, elle-même issue des profondeurs minérales du « désert ».
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À Byzance La pratique hésychaste est décrite au XIIIe siècle par un moine du Mont Athos, Nicéphore le Solitaire, dans un petit Traité de la sobriété et de la garde du cœur. C’est du centre subtil du cœur que la vie est irradiée et que la chaleur nécessaire à son maintien s’entretient ; l’inspiration pulmonaire est permise par le cœur : le cœur attire le souffle, et c’est par les narines que le souffle vital retourne au cœur. Via la maîtrise du souffle, la « prière du cœur » est tributaire d’un apaisement mental, qui a lui-même ses conditions psychosomatiques. D’où des conseils posturaux, destinés à faciliter les échanges du souffle entre l’extérieur et l’intérieur du corps, l’inspiration et l’expiration devant tendre à l’équilibre. Alors le fidèle pourra s’efforcer à « faire descendre le souffle divin » dans le cœur, par les narines et les poumons. Celui qui y parvient en ressent forcément les effets ; le premier devoir est alors de rendre grâce à Dieu, lui le dispensateur de tout bienfait, et le deuxième est d’en rendre compte à l’autorité spirituelle compétente, pour ses bénédictions et conseils. Dès ce moment, nulle autre activité mentale que la formule Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi ! Par la répétition fréquente de cette pratique, l’âme s’imperméabilise progressivement aux suggestions ennemies, elle maintient ouvert le passage au « lieu du cœur », elle prend un peu plus chaque jour le goût des fruits spirituels, de la vérité et de l’amour de Dieu. On notera que si la guidance d’un maître est plus que souhaitable, comme pour toute autre voie intégrale de réalisation, Nicéphore ne fait pas pour autant de son absence un empêchement catégorique ; de fait on peut penser à des conditions particulièrement défavorables, comme en connut la Russie sinistrement soviétisée du XXe siècle, où l’afflux de grâces individuelles, répandues aussi bien par la médiation des saints défunts, compense en quelque sorte les empêchements accidentels d’ordre sociétal. Ces temps anti-christiques sont d’ailleurs aussi bien devant nous, alors qu’il est indéniable que les maîtres sont aujourd’hui plus rares que jamais. Les plus grands théologiens orthodoxes envisageront la « prière de Jésus » et la « garde du cœur » sous le rapport de l’efficacité méthodologique, et les « pratiques » se multiplient à partir du XIVe siècle.
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En pensée ou par les lèvres, debout ou couché, saint Grégoire le Sinaïte (†1346 ; il contribuera à la diffusion de l’hésychasme dans le monde slave) conseille de réciter la sainte formule en deux temps : 1/ Seigneur Jésus-Christ… 2/ Aie pitié de moi ! Le rythme invocatoire doit être mesuré et régulier, car sous l’effet de la moindre stimulation ou image étrangère l’attention se relâche, l’âme se disperse et s’éloigne du cœur divin. L’examen de conscience et la confession, que suppose la demande de pardon (aie pitié de moi !), doivent donc être préparés avec soin. Avant d’envisager le calme nécessaire à la descente (du Nom) de Dieu dans le cœur, l’âme doit être intransigeante à son propre égard, et nourrir fermement la volonté de se débarrasser des péchés qui la polluent. On doit savoir que Dieu est prompt à aider l’âme disposée à rompre avec le monde, et qu’il efface volontiers les dettes de celui qui se repent en l’invoquant avec ardeur et assiduité. Les ennemis, ce sont les pensées-images étrangères et vagabondes qui assaillent et troublent l’âme, rendant problématique la diffusion de la lumière spirituelle, et par là affectant le discernement. Il faut beaucoup de bonne volonté, de patience et de persévérance, de simplicité et de sobriété mentale, pour leur interdire d’entrer et d’agir en nous ; et c’est finalement par le nom de Dieu qu’elles sont mises en fuite, car « elles ne supportent pas la chaleur (et la lumière !) que la prière (le Nom) dégage dans le cœur. »153 Au contraire d’une simple prière, dite de pensée ou de bouche, la prière hésychaste implique de réunir toutes nos puissances, extérieures et intérieures, au service exclusif de Dieu ; elle est de corps, d’âme et d’esprit. Facultés et sens sont mobilisés à cette seule fin, à commencer par la respiration et les postures corporelles, mais aussi l’ouïe, la vue, etc. Les ouvrages des Pères donnent à peu près les mêmes « conseils », en insistant sur le bon comportement et le respect des usages communautaires (par exemple sur le signe et baiser de croix), qui sont aussi des façons d’aider, donc d’aimer, notre prochain. La doctrine de saint Grégoire Palamas, moine, évêque de Thessalonique (†1359), et des Pères, fut ratifiée par voie conciliaire, alors que le patriarche Athanase Ier et Théolepte, métropolite de 153
Grégoire le Sinaïte, De la vie contemplative, 1-4 ; dans Petite Philocalie…, p. 191-193.
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Philadelphie, accordaient leur caution ecclésiale à la « mystique christocentrique de la prière de Jésus »154, mystique qui rayonnera dès lors bien au-delà du cadre monastique. Suivant cette doctrine, Dieu est à la fois inaccessible et ineffable (dans sa non-présence transcendante), saisissable et nommable (par sa présence immanente). Car si l’homme appelé ne peut voir Dieu sans mourir à lui-même, sans mourir aux illusions que nourrit son âme, les élus, eux, le voient tel qu’Il est (1 Jn 3, 2), en le contemplant dans son procès (πρόοδοι) et par ses énergies (ένὲργείαι), la « Substance » pure restant inconnaissable. Les noms divins ne disent pas la substance divine, mais la réalité de la Présence et de l’Activité substantielle du Père, dont le Fils (Seigneur… Jésus… Christ…) est parfait et vivant témoignage. Les noms des procès/énergies sont ainsi, pour l’homme, le lien intelligible avec le mystère de l’essence surintelligible ; et ils lui offrent de participer, et même de coopérer pleinement, saintement, à l’Œuvre divine (ἐργα). Les énergies sont coéternelles à la substance, donc sans commencement, ontologiquement « antérieures » à la création ; mais elles ne sont pas des émanations, au sens philosophique, c’est-à-dire des parts élémentaires et créées de l’Être un. En tant qu’incréées et inséparables de l’essence, elles sont pleines de la Présence de Dieu – présence qu’en quelque sorte elles transportent, de façon entière et permanente, dans l’activité incessante de la création. Elles restent donc inaffectées par les impuretés substantielles que suppose toute création au regard de la perfection incréée et créée de son Créateur ; elles sont simplement ce qu’Il est. Ce que saint Grégoire Palamas dit ainsi : « toute puissance ou énergie divines est Dieu lui-même ». Neuf siècles après la théorie des noms divins exposée par saint Denys l’Aréopagite ou son école, le concile de Constantinople de 1341 posera que le Nom de Dieu se rapporte à la fois à l’essence et aux énergies. Ce qu’on a appelé la « pensée onomatodoxe » s’inspirera de ce postulat doctrinal, dont la grande application spirituelle est l’invocation monologique (de “Jésus”), laquelle en activant les énergies ébranle l’être. Compté au nombre des promoteurs byzantins de l’hésychasme, le grand docteur de l’Église que fut Nicolas Cabasilas (†1354) reliera la 154
Jean Meyendorff, Saint Grégoire Palamas, p. 48.
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prière perpétuelle du Nom de Jésus à la Communion continuelle ; nommons aussi les moines athonites Calliste et Ignace Xanthopoulos, qui vécurent dans la seconde moitié du même siècle. Après la chute de Constantinople et son occupation définitive par les Ottomans, en 1453, les foyers de l’hésychasme se maintinrent spécialement autour du Mont Athos, puis se développèrent et s’enracinèrent jusqu’à aujourd’hui en Russie, par-delà toutes sortes de vicissitudes historiques, jusqu’aux plus terribles.
En Russie Du fait notamment des destructions causées par les invasions mongoles, nous disposons de peu d’informations sur la vie religieuse en Russie avant le XIVe siècle, époque où, par contre, de nombreux témoignages attestent de l’importance de l’hésychasme monastique. Par les disciples ou héritiers de la pensée de Grégoire Palamas, d’innombrables traductions des Pères et docteurs arrivèrent de l’Athos en Russie, via notamment l’influent royaume de Bulgarie ou celui de Serbie. Malgré l’affichage de certaines prétentions « nationalistes », qui visaient à prouver une supériorité de la spiritualité russe, l’hésychasme en Russie resta dans son fond conforme à la mystique byzantine ; depuis le désert d’Égypte, de Byzance à la Russie, on peut parler d’une grande tradition de l’Orient chrétien. C’est autour de saint Serge de Radonège (†1392) et du monastère de la Trinité qu’il fonda, que s’organisa le monachisme russe. On rapporte que les moines de Nijni-Novgorod disaient quotidiennement, avec le Psautier, six cents fois Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi ! ; les moines illettrés remplaçant la lecture du Livre de prières par sept mille fois cette même formule !155 L’hésychasme et l’usage systématique de la prière de Jésus se développèrent particulièrement aux XVe et XVIe siècles, aussi bien dans les monastères cénobitiques que dans les ermitages, à partir de saint Cyprien (†1406), métropolite de Kiev, qui œuvra en vue d’une profonde rénovation spirituelle. Saint Nil Majkov (†1508), lié à l’Athos, fut l’higoumène du monastère qu’il fonda dans les forêts du Nord, sur la 155
Ce qui sur la base d’un cycle complet de vingt-quatre heures, correspond à quelques cinq formules chaque minute !
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rivière Sora ; conditionnant la vie des moines au respect de la pauvreté évangélique, il s’opposa de facto au centralisme moscovite, alors que les biens et privilèges des grands monastères était considérable. Saint Nil de la Sora s’inspira des Pères grecs, spécialement de saint Jean Climaque et des maîtres de l’hésychasme. Suivant la Règle (ch.II), « il convient de rechercher le silence de l’esprit, d’éviter toutes les pensées (seraient-elles « bonnes »), de fixer constamment les profondeurs du cœur et de répéter : Seigneur JésusChrist, Fils de Dieu, aie pitié de moi… ou Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi… ou encore, ce qui est plus facile pour les débutants, Fils de Dieu, aie pitié de moi… Après ces formules, les Pères joignent le mot « pécheur », ce qui est agréable au Seigneur et convient tout à fait à notre état. »156 C’est là la voie de la « sobriété ». Saint Nil donne des indications quant à la coordination de l’attention nécessaire et de la respiration, pour le maintien dans la prière : « Retiens autant que possible ton souffle, et en guise d’armes (contre les esprits et pensées impurs), implore assidûment le Seigneur Jésus. Toutes les pensées se dissiperont, brûleront au nom divin du Seigneur Jésus comme à un feu » (Ibid.). Pour les novices, la prière incessante est difficile ; dans les cas d’abattement il conseille d’étendre les bras en croix, de lever les yeux au ciel, et de réciter le Psaume : Aie pitié de moi, mon Seigneur, car je suis sans force (Ps 6, 3). Saint Nil et ses disciples s’attireront des ennemis au sein d’une Église déjà plus ou moins sécularisée et en voie d’appauvrissement spirituel, et il faudra attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle pour qu’une élite monastique se reconstitue autour de la pratique hésychaste ; la prière de Jésus devenant comme le sang de l’orthodoxie russe, irriguant jusqu’à de larges cercles de pratiquants laïcs. Le Lieu intérieur du cœur et le Discours sur la Circoncision du Christ ont pour thème commun central la prière véritable et le Nom de Jésus. Leur auteur est saint Dimitri de Rostov (†1709), bien connu pour son Ménologe (mênologion : « calendrier » pour l’appel des martyrs). L’homme étant chair et esprit, sa prière est elle-même extérieure ou publique, et intérieure ou secrète. Elle est d’obligation légale, aux
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Saint Nil Sorsky, la vie, les écrits, d’un starets de Trans-Volga, Abbaye de Bellefontaine, SO 32, 1980, p. 50 sqq.
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offices liturgiques, ou gratuite, offerte à Dieu seul, à n’importe quel moment… fréquente et même incessante. Elle se dit alors dans un « lieu clos », suivant la parole du Seigneur : Quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte, et prie ton Père qui est là, dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra (Mt 6, 6 ; cf. Is 26, 20). La « chambre » ou « cellule » est la cavité du cœur, qu’il faut garder d’intrusions extérieures, et le « secret » la relation personnelle de l’orant à Dieu. « La prière intérieure […] n’a pas besoin du concours des lèvres […] Tout ce qu’il faut, c’est élever son cœur vers Dieu et descendre profondément en soi-même. »157 Du point de vue de l’histoire religieuse, la quasi antinomie « extérieur-intérieur » reflète aussi la concurrence qui s’exerçait alors dans la Russie monastique, entre une perspective obédientielle ou académique, susceptible de faire de Moscou la « troisième Rome » (après Constantinople), et une autre, à l’écart de toute considération « politique », établie sur la simplicité exigeante de l’Exercice spirituel, dont Kiev était alors le centre de rayonnement. Dimitri de Rostov s’efforcera de maintenir un équilibre, visant à amener le plus grand nombre possible de fidèles à la « prière fréquente ». Commentant le priez sans cesse de l’Apôtre, il dira qu’« une prière souvent répétée peut être considérée comme incessante […] D’ailleurs il vaut mieux prier brièvement mais avec attention, que de prononcer d’innombrables mots en remplissant l’air de bruit […] Commençons dès maintenant, petit à petit, l’effort à accomplir, commençons au nom du Seigneur […] faites tout, non seulement pour votre profit, même spirituel, mais pour la gloire de Dieu ; ainsi en toutes vos pensées, paroles et actions, le nom de notre Seigneur Jésus-Christ, notre Sauveur, sera glorifié. » Le Sermon sur la Circoncision du Christ offre un commentaire sur le nom de Jésus, à partir du rituel juif de l’ « imposition du Nom » ; il avait lieu en même temps que la circoncision, au huitième jour après la naissance. « Le Nouveau-Né divinisé reçut à la circoncision le nom de Jésus, révélé par l’ange Gabriel […] avant même que la très sainte Vierge ait accepté l’annonce angélique […] Ainsi le Christ Seigneur reçut-il le nom très saint de Jésus, annoncé par l’ange dès avant la conception, lors de la circoncision, première proclamation de notre 157
Dans Chariton, L’Art de la prière…, p. 44, 47 sq.
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salut […] Le nom salvateur de Jésus avait été écrit avant tous les siècles, au sein du Conseil de la Sainte Trinité. »158 Dans la Russie du XVIIe et d’une bonne partie du siècle suivant, dominée par les grandes cours monastiques plus ou moins inféodées au pouvoir d’État, l’hésychasme perdit de l’influence, et l’invocation monologique aurait pu paraître oubliée. La réforme radicale de la vie monastique, avec la réactualisation de la prière de Jésus, est due en bonne partie aux saints athonites Païssy Velitchkovski (†1794) et Nicodème l’Hagiorite (†1809). Ce dernier, en collaboration avec saint Macaire, évêque de Corinthe, fit publier un grand recueil de textes orientaux des IVe au XVe siècle sur la prière de Jésus : la Philocalie des Pères neptiques (Venise, 1782), dont le thème central est la « sobriété » spirituelle (nepsès : νήπσης), ou communément la « garde du cœur ». Velitchkovski, d’origine ukrainienne, animateur de la renaissance spirituelle en Russie en réalisa la traduction slavonne (la Dobrotoliabie, Saint-Pétersbourg, 1793) ; l’ouvrage connut un succès immédiat et confirmé dans les monastères de ce pays, malgré des éditions souvent défectueuses et de piètre qualité. Quant à l’édition en langue russe (Moscou, 1877), œuvre de Théophane le Reclus, évêque de Tambov, elle diffère des versions grecque et slavonne par le choix des auteurs, les retraits ou ajouts. Païssy Velitchkovski est aussi l’auteur d’un traité intitulé De la prière spirituelle ou intérieure, lui-même étayé sur des citations tirées de l’enseignement des saints Pères. « Je me suis permis d’écrire quelques mots sur la divine prière intérieure […] pour affermir le troupeau choisi, par Dieu […] Vous semble-t-il vain d’invoquer le nom de Jésus ? Mais il est impossible d’être sauvé endehors du nom de notre Seigneur […] Si l’invocation du nom de Jésus est salutaire, et si l’esprit et le cœur de l’homme sont sortis des mains de Dieu, quel mal y-a-t-il pour l’homme de faire monter, par l’esprit, du fond du cœur, la “prière au très doux Jésus”, et de lui demander sa pitié ? »159 L’Auteur fait sans doute allusion ici à l’« Acathiste à 158
Dans H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 180 sq. L’expression orientale de « Conseil de la Sainte Trinité » désigne la prescience et la prédestination au salut, de la création et de l’homme en particulier. C’est en somme une figure de la Providence, en laquelle s’origine à la fois le Sauveur et son Nom. 159 Dans Serge Tchetverikov, Le Starets moldave Païssij Velitchkovskij. Sa vie, son enseignement, trad. François de Damas, Abbaye de Bellefontaine, SO 68, p. 192, 195.
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Jésus le Très-Doux », hymne dont la plus ancienne attestation date du XIIIe siècle, construit sur le modèle de l’ « Acathiste à la Mère de Dieu », et dont les invocations ont pour refrain : Jésus, Fils de Dieu, aie pitié de moi. Les épithètes litaniques, soutenant la pratique invocatoire, constituent une sorte de trame théologique du Nom, sur la base quaternaire : “Jésus” (x 3 fois) ; “Jésus-Christ” (x 1 fois). Exemple : Je te prie, mon Jésus, comme la pécheresse, mon Jésus, que tu as délivrée de ses nombreux péchés, délivre-moi, mon Jésus-Christ, et purifie mon âme souillée, mon Jésus.160 Par de multiples témoignages scripturaires et commentaires patristiques, Velitchkovski montre que, dès le Paradis, Dieu donna à l’homme la prière spirituelle, connue des anges et que la Vierge Marie pratiquait. Cette « divine prière de Jésus », répétée dans le cœur, est l’ « œuvre spirituelle » par excellence, source de toutes les grâces, et elle consacre l’homme. Elle doit être conduite sous la direction d’un maître, parce que l’obéissance amène la sobriété des actes, l’attention de l’intellect, l’humiliation de l’âme. Qui n’écoute pas les conseils s’égare et les démons le possèdent. Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi ! Mais la Sainte Trinité – le Père, le Fils, l’Esprit – fait bientôt sa demeure de qui pratique cette prière constamment, l’unissant au souffle de ses narines. La prière avalera le cœur, et le cœur la prière […] Répète-la sans cesse, contrains-toi avec ardeur, car elle décime les ennemis invisibles. Graves-la dans tes pensées, secrètement, en esprit. Une longue habitude de la prière verbale engendre la prière mentale, qui engendre à son tour la prière du cœur […] Lorsque la prière de Jésus est acquise, unie au cœur, elle coule comme une source, en tout lieu et temps, quoi que l’on fasse. Elle éveillera le dormeur comme le veilleur […] La prière de Jésus est aux prières toutes faites ce que l’homme adulte est à l’adolescent. Aux plus avancés, la prière du cœur ; aux moins avancés la psalmodie, les hymnes chantés à l’église, aux novices, les obédiences et le labeur. La prière de Jésus exige sobriété, abstinence, éloignement des hommes, absence de sollicitude et sérénité. Qui n’a pas franchi ces obstacles ne peut contenir la prière perpétuelle. »161 160 161
Extraits dans H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 166. Dans H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 193 sq.
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Le monastère d’Optino, en Russie centrale, ancien ermitage quasiment ruiné, fut établi à cette époque par l’archimandrite de Moscou, et en 1821 des moines créèrent à proximité l’ermitage de la Décollation de Saint Jean-Baptiste. Les novices y affluèrent rapidement, mais aussi des foules de laïcs, riches et pauvres, intellectuels et illettrés, attirés par l’autorité quasi prophétique des « anciens » ou starets, en quête de secours de toutes natures et bien sûr de guérison spirituelle. Dans les Frères Karamazov Dostoïevski décrira, non sans une certaine coloration romanesque, le cadre et l’atmosphère mysticopopulaire d’Optino. La stricte profession de foi du dogme chrétien, le respect de la règle d’obéissance due à l’Église, une indéfectible fidélité à la « prière de Jésus », en garantirent la nécessaire cohésion. Saint Séraphin de Sarov (†1833) fut l’exemple même d’une « sainteté manifestée » (J. Meyendorff). Ordonné prêtre à trentequatre ans, il vécut seul dans les forêts pendant dix années, en suivant scrupuleusement la Règle de saint Pacôme, puis, pendant trois ans, resta en prière à genoux sur une pierre, ne la quittant que pour quelque nécessité corporelle. De 1807 à 1825, il resta reclus dans une cellule du monastère, sans lit ni chauffage, avec pour seul « mobilier » une lampe et l’icône de la Vierge de la Tendresse ; c’est à la suite de visions explicites qu’il accepta enfin le ministère de starets, sans pour autant quitter sa cellule. Les témoignages sur sa sainteté, sur la tenue de son enseignement et la qualité de ses conseils, furent fort nombreux. Saint Philarète (†1867), métropolite de Moscou, fameux lettré en sciences religieuses, doctrinaire et patrologue, entreprit d’établir une théologie biblique du Nom, considérant les noms des choses comme leur « essence », leur « propriété », leur « puissance », leur « lumière », leur « vie »… ; dans ce qu’ils nous signifient, les noms sont respectables et même honorables lorsqu’ils se rattachent à un attribut du Ciel. Quant au nom propre de Dieu, son rang est tel qu’aucune créature ne peut se soustraire à sa puissance : « Les Apôtres ont remarqué que le nom de Jésus chassait les démons, même prononcé par des gens qui n’étaient pas disciples du Christ… » Aussi c’est une joie infinie que d’avoir notre nom de baptisé – au nom du Christ – inscrit dans les cieux, sachant qu’il possède les qualités correspondantes d’un saint protecteur et intercesseur. D’autre part, la relation
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des noms des choses avec leur racine en Dieu doit rendre circonspect et précieux l’usage de la parole ; parler pour ne rien dire, ou pour mal dire, est la preuve certaine d’une discordance de l’âme, comme s’en est une que de ne pas assumer en l’honorant notre nom de baptême. « Ne te disperse pas en vains bavardages : les mots sont créature verbale du Verbe créateur. Si Dieu a tout créé par le Verbe, si l’homme est à l’image de Dieu, quelle œuvre sublime n’appartient-il pas à la parole humaine d’accomplir ! […] Fondue au creuset d’un pieux silence, enflammée par la prière intérieure secrète (du Nom de Jésus), elle reçoit la pureté et la puissance qui lui sont inhérentes, elle participe de la puissance (vivificatrice et inspiratrice) du Verbe de Dieu et du Saint-Esprit. »162 Saint Philarète s’appuie sur les très nombreux épisodes bibliques qui montrent l’efficacité spirituelle et psychosomatique de la Parole du Seigneur. Par ailleurs il rattache directement l’action du Verbe divin, réfléchi dans la parole humaine, au rite de bénédiction, sachant que « le dispensateur suprême et universel des bénédictions » est Jésus-Christ ; c’est pourquoi pour bénir « nous employons le Nom de “Jésus-Christ”, en particulier ou dans la Sainte Trinité ». C’est aussi pourquoi on donne le nom d’un saint au nouveau baptisé, en « greffant » sur celui-ci les vertus spirituelles de celui-là. Ce que manifeste, dans la gestuelle de l’imploration des grâces par le nom du saint, l’élévation des mains vers le Ciel, et encore l’ordre de Dieu de fléchir le genou devant son Nom, au ciel, sur terre et aux enfers (Ph 2, 9-10). Le Temple de Jérusalem étant la demeure glorieuse du Nom de Dieu sur terre, pour le temps de l’ancienne Alliance, cela vaut pour chaque église consacrée au nom du Seigneur Jésus-Christ. « Ces lieux bénis sont emplis de la puissance et de la gloire de ce nom sublime. Là s’unit mystérieusement sa confession terrestre et sa confession céleste. Le Nom du Seigneur repose sur ce temple. » Au cœur des sacrements, spécialement la naissance baptismale, condition obligée de notre salut, le Nom ne doit pas être dit à la légère ; nous devons « prêter attention à Celui que nous nommons, l’embrasser de notre foi, le recevoir avec amour dans notre cœur ». C’est ainsi que nous nous vêtirons du
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Dans H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 197, et p. 200, 204, 207 pour les citations suivantes.
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Christ, de son sacrifice et de son obéissance, de sa sainteté et de sa puissance, de ses qualités, vertus et mérites, et que nous pourrons alors nous présenter dignement devant le Père éternel. « L’essence divine ineffable agit à travers le nom de Dieu, qui devient, en vertu de la présence de Dieu en lui, une arme puissante. Ce nom opère des miracles, c’est par lui que s’accomplissent les sacrements de l’Église […] La présence de Dieu en son nom ne dépend pas de la foi ou des dispositions humaines, mais sans la foi ou les dispositions nécessaires, l’homme ne peut sentir l’action de Dieu à travers son nom. » Disciple des starets d’Optino et dans la ligne de pensée de Païssy Velitchkovski, saint Ignace Briantchaninov (†1867) contribua grandement au ré-enracinement de la prière de Jésus. Sous forme de dialogue de l’ancien avec un disciple, ses Expériences ascétiques traitent méthodiquement le sujet. La puissance béatifiante de la prière tient à la nature du nom même du Dieu-Homme, notre Seigneur et notre Dieu : “Jésus-Christ”. La prière par le nom de Jésus-Christ est la grande œuvre que nous a confiée Dieu. Ce nom très saint dépasse notre entendement ; aussi faut-il le recevoir et s’exercer à son invocation avec la simplicité et la confiance des nouveau-nés. À la suite d’une longue tradition, inaugurée par saint Justin au milieu du IIe siècle, Briantchaninov se livre à une exégèse vétérotestamentaire du Nom de Dieu, spécialement autour des psaumes du roi-prophète David, ancêtre de Jésus par la chair. Le nom du Dieu fait homme, Créateur de l’univers et Sauveur universel, est désormais au centre du service sacré. « Rapportez à YHVH la gloire de son Nom, adorez YHVH dans son éclat de sainteté (Ps 28, 2). Exaltez la grandeur du nom de Jésus, de façon à ce que, par sa puissance, vous entriez dans le Temple de votre cœur, afin d’adorer en esprit et vérité. Priez avec application, sans cesse, avec crainte et tremblement devant la grandeur du nom de Jésus […] Lorsque les puissances ennemies sont vaincues et repoussées, l’intellect pénètre dans ce temple intérieur, qui lui était jusque-là fermé, pour y célébrer l’office véritable. »163 Du point de vue méthodique, il insiste sur l’aspect progressif de l’accoutumance à la prière perpétuelle. On commencera en la décomposant lentement, syllabe par syllabe, avec persévérance ; lorsqu’elle 163
Dans H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 210, p. 212 pour la citation suivante.
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sera ainsi bien assimilée, oralement et mentalement, l’intellect fera descendre le Nom dans le cœur, sans que le fidèle n’ait à se préoccuper de la nature de ce « lieu » en lui : « Si telle est la volonté de Dieu, Il t’en donnera connaissance au moment voulu. » Autre fameux propagateur de la « prière de Jésus », saint Théophane le Reclus (†1894), évêque érudit publiera une édition complétée de la Philocalie, largement répandue, et dont les instructions spirituelles sont toujours très appréciées ; il s’appliquera à en préciser la « technique » ou l’ « art » (au sens de tekhnê). En 1936, l’higoumène Chariton de Valamo regroupera d’ailleurs ses enseignements sous le titre L’Art de la prière… Ici la prière est, avec l’Image, l’Art chrétien par excellence. Ses recommandations reposent plus sur sa propre expérience que sur les références patristiques, ce qui les rend sans doute proches de chacun. Il se montre aussi très réservé à l’égard d’un apprentissage fondé sur la répétition d’exercices psychosomatiques, qui peuvent s’avérer illusoires, pour ne pas dire dangereux, sans la conduite d’un guide sûr. La prière des lèvres ne suffit pas, car « Dieu regarde l’intellect », et le moine qui s’en contente est « comme du bois sec, bon pour le feu ». « Si la prière de Jésus est plus puissante qu’aucune autre, c’est en vertu du nom de Jésus, notre Seigneur et Sauveur. Mais il est nécessaire d’invoquer ce nom avec une foi totale et sans hésitation, avec une certitude profonde de la proximité de Dieu, sachant qu’Il voit et écoute avec une extrême attention notre demande, et qu’Il se tient prêt à y répondre […] Ce que nous recherchons, par nos efforts et nos luttes ascétiques, c’est la purification du cœur et la restauration de l’esprit. Il y a deux chemins pour y parvenir : la voie de l’activité, qui est la pratique des œuvres ascétiques, et la voie contemplative, qui consiste à maintenir l’intellect orienté vers Dieu […] Par la seconde voie, entièrement résumée dans la prière de Jésus, Dieu brûle lui-même toute impureté et vient demeurer dans l’âme ainsi purifiée » (Chariton de Valamo). Avec la fréquentation régulière de l’office et les prosternations, destinées à discipliner la chair, la mémoration attentionnée du saint Nom suffit. En tous cas, il ne faut jamais oublier que l’union de l’intellect (puissance noétique de l’Esprit) au cœur (« lieu » suprême des degrés ou puissances de l’âme, désigné comme logistikon de l’âme-intellect = la fine pointe du cœur : « sous le mamelon gauche, près de lui et un
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peu au-dessus… ») est « un don de la grâce, dont le Seigneur nous comble quand bon lui semble ». L’homme peut et doit proposer… mais Dieu seul dispose. C’est là le fondement de notre confiance en lui. Théophane met aussi en garde contre l’illusion selon laquelle la prière de Jésus remplacerait les devoirs du culte et les commandements. Or pour qu’elle soit vraiment bénéfique et sanctifiante, le pratiquant doit d’abord prendre part aux sacrements de l’Église, à la communion aux saints mystères du Christ : « Après la communion à son Corps et à son Sang, le plus sûr moyen de s’unir au Seigneur est la prière de Jésus : Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi ! ». Les traductions (à commencer par la Philocalie) et les ouvrages du saint homme contribuèrent largement à populariser la patristique et l’idéal ascétique de la prière, dans la Russie de l’époque. « Théophane rendit ainsi un service inappréciable à des générations de chrétiens orthodoxes russes. »164 Référence des orthodoxes pieux, fort répandue dans toute la Russie, la Philocalie (φιλοχαλία : amour ou goût du vrai, du bien, du beau) est un recueil d’écrits patristiques, visant au « souvenir familier et assidu de Jésus ». Cette grande anthologie couvre mille ans d’histoire de la sainteté, depuis Antoine le Grand et Évagre le Pontique qui vécurent l’expérience du désert « sinaïtique » au IVe siècle, jusqu’à Syméon de Thessalonique (†1429), en passant par Syméon Nouveau Théologien et les grands hésychastes réformateurs de l’Athos, aux XIIIe et XIVe siècles.
Prière de Jésus « Un grand don du Ciel à l’homme et à l’humanité. » (Archimandrite Sophrony).165
La prière de Jésus (εὐχή τοΰ ’Іησοΰ) se popularisa singulièrement en Russie à la fin du XIXe siècle, par l’intermédiaire d’un petit ouvrage anonyme, apparu à Kazan vers 1870 : les Récits d’un Pèlerin166 ; 164
H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 221. A. Sophrony, Sa vie est la mienne…, p. 14. 166 Suivant la préface de l’édition de 1881, le texte proviendrait d’un moine russe de l’Athos ; peut-être l’archimandrite Michel, supérieur de la Sainte Trinité de 165
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publié en 1881, cet écrit se répandit rapidement dans l’Empire, établissant les assises populaires de la méthode. Comment réaliser l’injonction paulinienne de Prier sans cesse ! (1 Thess 5, 17) ? Comment garder dans les activités banales et les tâches quotidiennes et ingrates, le souvenir de Dieu ? C’est la réponse à cette question, vitale pour son âme, que le Pèlerin entreprend de trouver, dans une quête « passionnante » (au sens propre : de pati, souffrir, éprouver) où s’enchaînent difficultés, rencontres providentielles et expériences spirituelles. Un starets167 lui apprendra bien la prière de Jésus : Seigneur Jésus Christ, aie pitié de moi… ! Mais comment parvenir à ce qu’elle coule d’ellemême, depuis les lèvres jusqu’à remplir le cœur et y demeurer ? Le Pèlerin n’a d’autre trésor, hormis la foi entière et naïve des simples jointe à une immense bonne volonté, que la sainte Écriture : « Par la grâce de Dieu je suis homme et chrétien, par actions grand pécheur, par état pèlerin sans abri… Pour avoir, j’ai sur le dos un sac avec du pain sec, dans ma blouse la sainte Bible et c’est tout. »168 Dans un langage bien vivant, clair et imagé, le « pèlerin » relate ses pérégrinations mouvementées pour trouver le starets qui lui apprendra le comment prier sans cesse de l’Apôtre. « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi ! Celui qui s’habitue à cette prière ressent une grande consolation et le besoin de la dire toujours… Et c’est d’elle-même qu’elle coule en lui, en tout lieu, en tout temps, même pendant le sommeil. »169 Le guide rencontré lui permet d’invoquer quotidiennement trois mille formules, puis six mille, puis douze mille… jusqu’à la prière continuelle. « Je passai tout l’été à réciter sans cesse la prière de Jésus, et je fus tout à fait tranquille (…) Les pensées s’étaient apaisées et je ne vivais qu’avec la prière. Mon esprit inclinait à l’écouter, et parfois mon cœur ressentait de lui-même une grande joie. » Après la mort du starets et la découverte providentielle d’une édition de la Philocalie, le pèlerin s’engage dans un long voyage ; il lui faut désormais intégrer Selenginsk, qui vécut en effet dix-sept années à l’Athos. Une autre indication fait état du célèbre ermitage d’Optino, mais une double source est possible. 167 « Le starets ou l’ancien est un moine ou un solitaire menant une vie d’ascèse et de prière (…) choisi par les jeunes moines ou par les laïcs comme maître spirituel. » Jean Laloy, Récits d’un Pèlerin russe, Paris, Seuil, 1980, p. 24, note 10. 168 Récits…, p. 19. 169 Récits…, p. 29.
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la doctrine des Pères à la prière continuelle, afin d’obtenir une compréhension toujours plus profonde de la Parole. « Au bout de quelque temps, je sentis que mon cœur se mettait en quelque sorte à réciter de lui-même les paroles saintes […] Je cessai de remuer les lèvres et j’écoutai attentivement ce que disait mon cœur ; j’essayais aussi de regarder à l’intérieur… Puis je ressentis, par une légère douleur au cœur et dans mon esprit, un tel amour pour Jésus-Christ qu’il me semblait que, si je l’avais vu, je me serais jeté à ses pieds […] Bientôt apparut dans mon cœur une bienfaisante chaleur qui gagna toute ma poitrine […] Efforce-toi d’ajuster à chaque battement de ton cœur, les paroles de la prière. Après le premier battement, dis ou pense : Seigneur ; avec le second : Jésus ; avec le troisième : Christ, avec le quatrième : ayez pitié ; avec le cinquième : de moi. Quand tu seras habitué à cette activité, commence à introduire dans ton cœur la prière de Jésus et à l’en faire sortir avec ta respiration ; en inspirant l’air, dis ou pense : Seigneur Jésus-Christ ; en l’expirant : ayez pitié de moi. Surtout garde toi de toute représentation, de toute image naissant dans ton esprit, pendant que tu pries. »170 La spiritualité russe, c’est encore le Père Jean de Cronstadt (†1908), simple prêtre de paroisse et thaumaturge, dont les « prophéties » encouragèrent les chrétiens qui allaient bientôt avoir à supporter l’horreur révolutionnaire : « Pour résister aux attaques continuelles de l’esprit mauvais, il convient de garder constamment dans son cœur la prière de Jésus : Jésus, Fils de Dieu, aie pitié de moi. Contre le démon invisible et fort, le Dieu plus invisible et plus fort. » Saura-t-on jamais combien d’âmes fidèles triomphèrent de l’abjection des temps, par l’effet de cette simple pratique ? Le Père consignera son enseignement dans Ma Vie en Christ,171 journal intime mêlé de théologie et de philosophie, où est spécialement envisagée la question du nom de Dieu. La parole humaine porte la Parole divine ; celle-ci étant le Verbe lui-même, chacun de nos mots recèle normalement la présence de Dieu. C’est donc avec respect, humilité et prudence, qu’on usera de la parole qu’Il nous a donnée. C’est bien ainsi que la transsubstantiation des espèces eucharistiques en Corps et Sang du 170 171
Récits…, p. 38, 41 sq., 145 sq. Jean de Cronstadt, Ma Vie en Christ, Abbaye de Bellefontaine, SO 27.
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Christ est opérée par la puissance de Dieu, qui est dans les paroles et le signe de croix du prêtre célébrant. Dieu agit ainsi en nous, qui sommes ses enfants, par l’opération du Saint-Esprit et le don de son propre Verbe. Combien plus efficace encore est le nom de Dieu ! « Invoque le nom du Seigneur et c’est Lui que tu appelleras, le Sauveur des croyants, et tu seras sauvé […] Toi qui pries ! Que le nom du Seigneur, celui de la Mère de Dieu, d’un ange ou d’un saint, te tienne lieu du Seigneur Lui-même, de la Mère de Dieu, de l’ange ou du saint que tu pries ; que la proximité de ta parole avec ton cœur soit pour toi le gage et la preuve de la proximité de ton cœur avec le Seigneur, la Vierge sainte, l’ange ou le saint que tu invoques. Le nom du Seigneur est Lui-même. L’Esprit est partout présent et emplit tout […] Le Seigneur, dans son infinitude, est un Être si simple qu’Il demeure tout entier dans le nom “Trinité”, le nom “Seigneur” ou le nom “Jésus-Christ”. Ils sont grands ces noms : “Très sainte Trinité”, “Père”, “Fils” ou “Verbe”, “Saint-Esprit”, invoqués avec une foi vivante, ardente, avec révérence, ou jaillissant dans l’âme, ils sont Dieu Lui-même, et font descendre dans notre âme Dieu en trois Personnes. »172 Jean de Cronstadt établit ailleurs une identité de présence entre la croix, l’icône et le nom de Dieu. Ces signes bénis et d’autres encore, sont également puissants et dignes d’adoration ; par la foi qu’on éprouve à travers eux, on « touche » réellement le Seigneur et on attire ses grâces. Le centre de cette pensée normative de l’hésychasme est la reconnaissance de la réalité objective et subjective de la présence de Dieu dans son nom, et de l’identité de Dieu et de son nom ; dès lors assimiler le nom de Dieu, par une mémoire et une invocation incessante, avec foi et par un culte progressivement épuré des traces du monde, c’est le (re)connaître Lui. Prière et grâce sacramentelle. « Le Christ que l’orant recherche dans son propre cœur, le Nom qu’il invoque ne peuvent se trouver au-dedans de lui que dans la mesure où, par le Baptême et l’Eucharistie, il demeure greffé au Corps de l’Église. La prière de Jésus, telle que les Pères l’ont comprise, ne peut jamais remplacer la grâce rédemptrice des sacrements : elle en vise la pleine réalisation. »173
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Dans H. Alfeyev, Le Nom grand et glorieux, p. 231 sqq. Jean Meyendorff, Saint Grégoire Palamas, p. 126.
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Chapitre X
ÉGLISE D’OCCIDENT
Brève histoire d’une dévotion On lit dans le Pasteur d’Hermas, rédigé au début du IIe siècle, que le Nom du Fils de Dieu soutient le monde entier (3, 14) ; bien plus qu’une pieuse métaphore d’apologue chrétien, le propos relève d’une science de l’identité métaphysique du Verbe et du Nom, qu’on peut considérer dans son fond comme universelle ; sachant qu’ici, dire la personne du « Fils », c’est dire Dieu lui-même. Il est vrai, du point de vue dogmatique, que c’est plutôt à la Croix sacrificielle et au Corpus Christi qu’on reconnaît la maintenance de la cohésion du monde et de l’intégrité de l’homme. En tous cas, la vocation dévotionnelle du Nom (du Fils) de Dieu s’exprime dans la patristique dès l’époque apostolique, en s’inscrivant dans l’ancienne liturgie. Le pape Clément Ier, Ignace d’Antioche, Justin, Hippolyte de Rome, Origène, Cyprien de Carthage laisseront d’admirables témoignages sur le Nom de Jésus, à l’instar d’Irénée, le fameux évêque de Lyon, disant les innombrables grâces ainsi obtenues « pour le monde entier ». Le IVe siècle, d’Antoine le Grand à Grégoire de Nysse, avec Évagre le Pontique ou Jean Chrysostome, connaît les premiers développements théologiques. Au début du Ve siècle, l’évêque Paulin de Nole écrit un très beau Poema de nomine Jesu : « C’est dans la bouche un nectar, sur la langue un rayon de miel ; c’est une ambroisie vivifiante, un fruit savoureux qu’il est impossible d’abandonner lorsqu’on y a goûté. Douceur pour le lecteur, brillante lumière pour les yeux et musique
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pour les oreilles, parole de vie… Le Nom de Jésus vient nous sauver. Il détruit tout poison. »174 Dans ses Confessions, saint Augustin dira : « Ce Nom, suivant le dessein de votre Miséricorde, Seigneur, ce Nom de mon Sauveur, votre Fils, avait été bu tendrement par mon cœur d’enfant avec le lait même de ma mère… » Avec Denys l’Aréopagite, Thomas d’Aquin et Albert le Grand, l’évêque d’Hippone sera au nombre des doctrinaires des noms divins. C’est encore Pierre Chrysologue (†v.450), l’évêque de Ravenne, commentant ainsi l’Annonce faite à Marie : « C’est ce Nom qui rend la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la marche aux estropiés, la parole aux muets, la vie aux morts, et c’est la force de ce Nom qui chasse des corps possédés la puissance des démons » (Sermones, 144). « Ce passage très populaire au Moyen Âge […] fut inséré dans les leçons de l’office primitif du Saint Nom de Jésus, composé au XVe siècle… »175 Si on peut penser que la pratique d’une prière monologique était connue du « monde romain » des premiers siècles, la dévotion au Nom de Jésus ne va se répandre qu’assez tardivement, par les Franciscains et sous l’influence de Bonaventure, puis par Richard Rolle et Henri Suso, enfin par la prédication populaire à partir de l’Italie du XIVe siècle. « C’est Ubertin de Casale qui propage le trigramme IHS, dont il fait un étendard à la matérialité duquel il attribue expressément une signification spirituelle. Cette pratique est reprise après lui par Bernardin de Sienne, qui place ces trois lettres dans un soleil à douze rayons […] Bernardin exalte le Nom de Jésus comme une lumière évangélisatrice : il porte ce Nom comme une lampe sur le lampadaire afin de dissiper les ténèbres de l’incroyance ; il le prononce comme un exorcisme, comme une Parole d’elle-même efficace. Il l’enseigne comme le résumé des merveilles divines, comme le mémorial simplifié de l’Amour sauveur. À partir de quoi il inculque une spiritualité apostolique : ce Nom ne peut être proclamé qu’avec des
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PL 61, 741. A. Cabassut , « La dévotion au Nom de Jésus… », Vie Spirituelle, n°369, p. 52 sq.
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lèvres non souillées et un cœur pur ; il est un parfum de grand prix qui ne peut être confié qu’à un vase de choix. »176 L’ « Homélie sur le Nom glorieux de Jésus-Christ » (49, 2) est intégrée à l’Office Romain des Lectures, à la fête du saint, le 20 mai : « Le Nom de Jésus est la gloire des prédicateurs, parce qu’il fait annoncer et entendre sa parole dans une gloire lumineuse […] N’est-ce pas par la clarté et la saveur de ce nom que Dieu nous a appelés à son admirable lumière ? […] Par conséquent, il faut faire connaître ce nom pour qu’il brille, et ne pas le passer sous silence. Cependant, il ne doit pas être proclamé dans la prédication par un cœur impur ou une bouche souillée, mais il doit être conservé puis proclamé par un vase choisi. C’est pourquoi le Seigneur dit au sujet de saint Paul : Cet homme est le vase que j’ai choisi afin qu’il porte mon Nom auprès des nations païennes, auprès des rois et des fils d’Israël […] En effet, il mettait partout le nom de Jésus : dans ses paroles, ses lettres, ses miracles, ses exemples. Il louait le nom de Jésus continuellement, il le chantait dans son action de grâce. L’Apôtre portait ce nom auprès des rois, des nations païennes et des fils d’Israël, comme une lumière dont il illuminait le monde, et partout s’écriait : La nuit est bientôt finie, le jour est tout proche. […] Aussi l’Église, épouse du Christ, appuyée sur son témoignage, exulte-t-elle en disant avec le Prophète : Mon Dieu, tu m’as instruit dès ma jeunesse et je redirai tes merveilles jusqu’à présent et pour toujours… Chantez le Seigneur en bénissant son nom, de jour en jour proclamez son salut : c’est-à-dire Jésus-Sauveur. Dieu qui a mis au cœur de saint Bernardin de Sienne un amour admirable pour le nom de Jésus, permets qu’à sa prière et par ses mérites le feu de ta charité nous envahisse. »177
L’archevêque Anselme de Canterbury (†1109), savant philosophe qui posera les fondements de la scolastique, composa une Prière au Nom de Jésus ; sous des formes plus ou moins remaniées, elle entraînera une dévotion privée jusqu’à la Renaissance : Ô Jésus, Ô Jésus, à cause de votre Nom, faites pour moi ce que ce Nom signifie… Ô doux Nom, Nom délectable qui réconforte le pécheur, Nom plein d’heureux espoir… À cause de votre Nom soyez-moi Jésus, ô vous qui m’avez fait, afin que je ne périsse pas… Admettez-moi donc, ô Jésus si désiré, au nombre de vos élus, 176 177
André Manaranche, Des noms pour Dieu, Paris, Fayard, 1980, p. 95 sq. Livre des Jours, p. 1460 sq.
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afin qu’avec eux je vous loue… (Orationes). Bernard de Clairvaux, dans son quinzième Sermon sur le Cantique des Cantiques, magnifiera quant à lui le verset Ton Nom est une huile répandue… « L’huile a trois qualités : elle éclaire, elle nourrit, elle oint… Elle est lumière, aliment, remède. Appliquons ces propriétés au Nom de l’Époux : il éclaire lorsqu’on l’annonce, il nourrit quand on se le rappelle, il est l’onction qui soulage quand on l’invoque. » Paraît alors un long poème anonyme, d’inspiration proche : le Jesu dulcis memoria, que l’Église intègrera plus tard pour ses trois hymnes à la fête du Saint Nom de Jésus. Dans le Purgatoire de saint Patrick, ouvrage célèbre du moine cistercien Henri de Saltrey, l’invocation du « Fils du Dieu vivant », dans une forme qui n’est autre que celle de la « prière de Jésus » des Orientaux, est expressément requise pour surmonter les pénibles épreuves qui attendent la plupart des baptisés, chargés de péchés véniels. Enfin, suite aux efforts de saint François d’Assise et de saint Bonaventure (De laude melliflui nominis Jesu), le 14e concile œcuménique (pape Grégoire X), tenu à Lyon en 1274, devait souligner l’usage du Nom dans le cadre liturgique : « Spécialement pendant la messe, à chaque mention de ce Nom glorieux, chacun fléchira les genoux de son cœur et l’attestera au moins en inclinant la tête » ; référence à la parole de l’Apôtre : In nomine Jesu omne genu flectatur… À la même époque, Gilbert de Tournai (†1284) consacre un traité au Nom de Jésus. Au nombre des chantres du Nom de Dieu, le franciscain Ubertin de Casale (†1329) proposa vainement de faire du Nom “Jésus” l’étendard qui unifierait l’orient et l’occident chrétien. Quant à l’ermite Richard Rolle (†1349) il fit de cette dévotion « la base de la vie spirituelle et le fondement de toute vertu »178 ; ce qu’il exprimera dans son Modèle de la vie parfaite : « Si vous voulez jouir de l’amitié de Dieu et obtenir la grâce afin de bien régler votre vie et de parvenir à la joie de l’amour, fixez le Nom de Jésus si avant dans votre cœur qu’il ne puisse jamais sortir de vos pensées… ». Son Éloge au Nom de Jésus fut longtemps reproduit : « … Ce Nom purifie la conscience, rend le cœur limpide et lumineux, bannit les frayeurs de la nuit… Il faut l’aimer et le conserver à jamais. » 178
André Cabassut, La dévotion…, p. 58.
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C’est encore le dominicain allemand Henri Suso (†1366). En signe d’alliance avec la Sagesse éternelle incarnée, « il grava sur sa poitrine avec un stylet le Nom de Jésus… engageant ses disciples à porter sur eux, caché sous leurs vêtements, ce Nom en signe d’amour. Sa fille spirituelle, Élisabeth Stagel… broda avec de la soie rouge, sur un petit morceau d’étoffe blanche, le Nom de Jésus en sa forme abrégée : “IHS”. Elle fit de cette broderie d’innombrables copies que le bienheureux Suso bénit et envoya à tous ses enfants spirituels… avec ce conseil : “Que nous soyons debout ou en mouvement, que nous mangions ou buvions, toujours l’agrafe d’or “IHS” doit être dessinée sur notre cœur” ».179 Jean Colombani (†1367) fut un autre fameux propagandiste. Issu d’une ancienne famille de Sienne, élu premier magistrat de la cité, il abandonna sa charge et donna sa fortune à l’Église et aux pauvres, pour mieux se consacrer aux indigents, à la pénitence et à la prédication : « Jour et nuit nous crions le Nom béni de Jésus. Descendons, s’il le faut, jusqu’en enfer pour l’y clamer… Allons-y donc, nous, en répétant ce cri : Vive et vive le très saint Nom de Jésus ! ». Le peuple donna bientôt à Colombani et ses disciples, le nom de « jésuates ». Jean Colombani et François de Mino formeront une congrégation augustinienne de clercs réguliers, au nombre des ordres mendiants (avec saint Jérôme comme patron), approuvée en 1367 par Urbain V, avec de grands privilèges. L’ordre sera supprimé trois siècles plus tard, mais la branche ouverte aux religieuses, maintenue dans la règle primitive, possèdera encore des maisons en Italie au début du XXe siècle. Ce sont aussi Nicolas Cabasilas (†1371), archevêque de Thessalonique, et Ludolphe de Saxe (†1378), qui écrit ces lignes dans sa célèbre Vie de Jésus-Christ… : « Christ est un nom de grâce, mais Jésus est un nom de gloire. C’est pourquoi, de même qu’ici-bas, par la grâce du baptême, de Christ nous sommes appelés chrétiens, dans la gloire céleste, du nom de Jésus nous serons appelés jésuites, c’est-à-dire de “Sauveur”, sauvés. » À la même époque, les chevaliers suédois de l’Ordre des Séraphins (fondé en 1334) portaient un collier auquel pendait une médaille ovale, émaillée d’azur avec, au centre, le Nom Jésus en lettres d’or…
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André Cabassut, La dévotion..., p. 59.
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Mais le grand animateur de la dévotion en Occident fut sans conteste Bernardin de Sienne (†1444), orateur hors pair qui prêchait d’originale façon en brandissant, à l’issu de chaque messe, une tablette peinte du Nom de Jésus, et qui entraînait derrière lui des milliers de fidèles à la pénitence. À l’âge de vingt-deux ans Bernardin reçoit l’habit des frères mineurs ; ordonné prêtre, il a pour mission de prêcher à Milan et en Lombardie. Avec les fameuses tablettes, couvertes du trigramme “IHS” (Iesus Hominum Salvator) entouré d’un cercle de rayons d’or, il exhorte inlassablement les fidèles à se débarrasser de leurs artifices et à fuir les plaisirs mondains, provoquant partout miracles et conversions. On rapporte qu’à Vicence, en 1423, plus de vingt mille personnes se pressèrent pour l’entendre prôner la dévotion au Nom de Jésus, à l’honneur au siècle de François mais tombée en désuétude. Il se rend en Vénétie, puis à Florence qu’il juge « très corrompue » et où il fait peindre le trigramme sur la façade de l’église franciscaine Santa Croce. Les magistrats de sa ville natale en feront autant pour le Palais Public, où l’“IHS” figure dans un grand cercle azuré, entouré de rayons dorés. Les particuliers euxmêmes s’empressent de le représenter peint ou sculpté sur leurs maisons… Même les cartes à jouer auraient été redessinées sur ce modèle ! La garde d’une tablette déposée dans une église de Voltera – placée sous le vocable du Nom de Jésus – est confiée à une confrérie et portée certains jours en procession solennelle, comme pour la Pentecôte de 1425. Bernardin est pourtant convoqué à Rome ; des esprits malveillants l’accusent d’un nouveau genre d’idolâtrie, et il est momentanément interdit de monter en chaire. En 1427, le pape Martin V tranche enfin en sa faveur, et l’invite à reprendre ses prêches, imposant toutefois d’ajouter une croix au trigramme ; le succès est considérable et l’usage se généralise. Le pape permit en outre que des prières solennelles et une procession aient lieu dans Rome en l’honneur du Nom. Bernardin rendit l’âme à L’Aquila, le 20 mai 1444, et Jean de Capistran, ardent défenseur de la cause, sera l’artisan principal de sa canonisation, obtenue seulement six années plus tard. Cette sévère ville (curieusement marquée du nombre « quatre-vingt-dix-neuf »), fondée deux siècles auparavant par Frédéric II de Hohenstaufen, a conservé de nombreuses demeures anciennes, souvent timbrées de
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l’“IHS”. La dévotion se propagea à toute l’Italie, mais aussi en France avec un nommé Richard, prédicateur des frères mineurs, à l’époque de la mission de Jeanne d’Arc. Elle-même proche des franciscains, la sainte fit graver et peindre le Nom sur son anneau et son étendard ; sur le bûcher, elle répéta si fermement le nom de Jésus que les flammes, rapporta-t-on, en dessinèrent les lettres. Frère Richard, lui, « retient à Troyes, Paris ou Orléans, des milliers d’auditeurs, pendant cinq et six heures de suite, autour de sa chaire généralement élevée sur la place publique… » Il y recommandait de petites médailles de plomb portant le trigramme. Quant à sainte Colette, en pays Picard et Bourguignon, elle prit le nom de “Jhesus” comme devise de la réforme qu’elle suscitait dans l’ordre franciscain : « Ce mot, tantôt seul, tantôt joint à celui de “Maria”, était inscrit en tête ou à la fin de ses lettres ». En 1452 Mantegna peint le Trigramme sur la basilique du Santo, à Padoue. L’“IHS” est entouré d’un cercle de douze flammes rayonnantes, avec un bandeau portant la parole de l’Épître aux Philippiens (Ph 11, 9-11 ; reprise d’Isaïe 45, 23) : In nomine Iesu omne genu flectatur celestium terrestrium et infernorum. De part et d’autre sont représentés les saints franciscains Bernardin de Sienne et Antoine de Padoue, agenouillés et adorant. Sur les pas de son maître Bernardin, le fidèle Jean de Capistran (†1456) « expose les tablettes à la vénération de foules immenses qu’en Italie, en France, en Allemagne, il attire par sa parole, et il invoque le Nom sacré quand il conduit les Croisés contre les Turcs »180. On rapporte que pendant une messe, au cours du terrible siège de Belgrade, il reçut l’assurance de la victoire par la vertu conjuguée de la Croix et du Nom de Jésus. Le 14 juillet 1456, malgré leur écrasante supériorité, les Turcs font subitement demi-tour et l’Occident est sauvé. Le saint homme mourut trois mois plus tard. Dans l’oraison de sa fête, l’Église rappellera ce miracle : Ô Dieu, vous vous êtes servi de saint Jean pour faire triompher vos fidèles des ennemis de la Croix, par la vertu du très saint Nom de Jésus. Un autre disciple, le bienheureux Bernardin de Busti (†1500) compose une messe votive du « Très doux Nom de Jésus », et un office du Saint Nom. À la fin du siècle, la
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Paul Thureau-Dangin, Saint Bernardin de Sienne (1896), Paris, Bloud et Gay, 1926, p. 145 sqq.
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dévotion s’étend, notamment en Espagne et en Angleterre où Richard Whytford compose un « Psautier de Jésus ». En 1530, Clément VII permet aux frères mineurs de célébrer une fête consacrée au Saint Nom, à la date du 14 janvier. Progressivement étendue à plusieurs grands diocèses d’Italie, puis par Innocent XIII (en 1721) à toute la chrétienté, elle sera finalement fixée au deuxième dimanche après l’Épiphanie, avec un office remanié ; les chartreux conservant l’office primitif de Bernardin de Busti. Les poèmes fleurissent, comme celui du méconnu Victor Brodeau (†1540), secrétaire de Marguerite de Navarre et de François Ier, intitulé Les louanges du saint Nom de Jésus. À la suite des franciscains, d’autres ordres ou congrégations suivirent la fête et l’office du Saint Nom. Personne n’ignore qu’Ignace de Loyola adoptera pour armes de la « Société de Jésus », fondée en 1539, l’“IHS” auquel Bernardin de Sienne s’était voué. Il sera généralement placé au-dessus des trois clous de la Passion, disposés en éventail, liant ainsi explicitement le Nom du Sauveur, à la fois au Sacrifice « cruciforme » et à la Sainte Trinité ; sur le sceau du Préposé général il figurera avec le soleil et les rayons. Par d’incessantes et souvent périlleuses missions, le signe évangélisateur sera appelé à briller jusqu’aux confins du monde. Conformément aux recommandations papales, une croix est posée sur la barre horizontale du “H” ou en rehausse la hampe gauche ; véritable signature pour la multitude d’objets sortis, depuis quelques cinq cents ans, des ateliers travaillant pour la gloire de Dieu et le bénéfice spirituel de la Société. La Circoncision, jour où Jésus – conformément à la Loi – reçut son nom, fut retenue comme fête patronale, ce qui est assez dire l’importance spirituelle qu’on accordait alors à ce thème. Sous la direction de Vignole, les Jésuites élevèrent à Rome le très célèbre « Gesù », inauguré en 1568 ; la fresque du Baciccio, « Le Triomphe du Nom de Jésus », date, elle, de la fin du siècle suivant : « Dans cette grande fresque, l’abrégé du Nom divin, l’“IHS”, rayonne comme le soleil dans les profondeurs du ciel ; sa lumière illumine la face des anges, mais il en part aussi des traits de feu qui précipitent dans l’abîme Satan et son cortège de vices… »181 Le Trigramme marque les centaines d’églises et de bâtiments conventuels que les Jésuites, dans leur 181
Émile Male, L’Art religieux après le Concile de Trente, Paris, 1932, p. 432.
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inlassable effort missionnaire, élevèrent dans toute l’Europe, aux Amériques et jusqu’en Chine… offrant au savant théosophe Athanase Kircher (†1680), lui-même membre de la Société, de dire que « de l’aurore au couchant est célébré le Nom du Seigneur ». D’autant qu’une Confrérie du Saint Nom de Jésus, créée dès le début du XVe siècle par les frères prêcheurs, se répandra en Espagne et au Portugal ; en 1571, Pie V la confiera finalement aux dominicains qui l’implanteront dans le cadre de leurs propres missions. Quant à l’édifiant récit des derniers instants de « l’Apôtre des Indes », François-Xavier (†1552), il montre que la prière invocatoire du Nom de Jésus était bien pratiquée dans l’Église d’Occident : « Les yeux fixés au ciel… il s’entretenait longuement à haute voix avec Notre Seigneur. Je l’entendis répéter à maintes reprises : Jésus, Fils de David, ayez pitié de moi, de mes péchés ayez pitié !… (dans Vies des saints du P. Giry : regardez-moi d’un œil de miséricorde) ». C’est ainsi qu’il rendit paisiblement son âme. À cette même époque du triomphe baroque, le Gréco, dans « Le Songe de Philippe II », représente le roi, agenouillé, adorant l’“IHS” nimbé d’un cœur d’anges ; cette toile splendide « exprime une ferveur et une sincérité dans l’hommage révérenciel qui restent inégalées et en font le monument par excellence à la gloire du Saint Nom de Jésus. »182 On sait que Thérèse d’Avila (†1582) nourrissait une dévotion spéciale pour les Plaies du Sauveur ; des images pieuses montrent les cinq lettres de “Jésus” ainsi disposées en croix : “J” et “E” sur les plaies droite et gauche des mains ; “S” dans un cœur couronné d’épines, au centre ; “U” et “S” sur les plaies droite et gauche des pieds. Jean de la Croix (†1591) ne manquait pas de commencer ses lettres par “Jésus soit en ton âme”, “Jésus”, “Jésus Maria” ou quelque forme semblable ; la pratique s’en répandit. Dans les rues, Saint François de Sales (†1622), évêque in partibus de Genève, faisait appeler les enfants par un homme pieux, vêtu d’une sorte de manteau bleu, sur lequel était le nom Jésus-Christ en lettres dorées. Agitant une clochette, il répétait : Au catéchisme ! au catéchisme ! On vous y enseignera le chemin du paradis !183 182 183
Jean Canteins, Symboles et mystères christiques, Paris, Le Rocher, 1996, p. 202. P. de La Rivière, Vie de saint François de Sales, p. 362.
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Il est au moins un point d’accord entre catholiques et protestants ! Sculpté sur de nombreuses maisons de la ville de Genève, l’“IHS” fut peut-être le seul emblème « catholique » auquel les Réformés restèrent attachés. Mieux, en 1542, le Conseil ordonna de le porter sur les nouvelles portes de la ville : « vu qu’il a été gravé ainsi de toute ancienneté sur les vieilles portes ». On attribue à Calvin en personne d’avoir donné comme cimier aux armes de la cité un « soleil naissant d’or, portant en cœur le trigramme IHS de sable ». Il est peu d’objets mobiliers, produits jusqu’au XIXe siècle dans les cantons Réformés, où ne figure l’“IHS” ou l’“IHC”, souvent associés à une formule néotestamentaire. Le “S” ou le “C” étant parfois remplacés (suivant un parti pris anti-romain, donc peu ou prou « antilatin ») par le sigma majuscule (Σ) ; c’est le cas du Monument de la Réformation, élevé à Genève dans les années 1920, où le trigramme “IHΣ” est de surcroît surmonté d’un oméga (Ω). Les anciennes monnaies du canton étaient frappées de ce sigle. En France, Aubenas, première ville du Vivarais qui se déclara ouverte à la Réforme, fit figurer sur ses armes l’“IHS” avec croix, surmontant une couronne, d’or sur fond d’azur ; pour une ville française, cet usage du trigramme est à notre connaissance unique. C’est de façon sans doute péjorative qu’on appelait parfois les huguenots les « christadins », par le fait qu’à tous propos ils répétaient le nom du Seigneur. En 1608 le dominicain Jean Bernard (†1620) publie, à charge, Le Fouet divin des jureurs, parjureurs et blasphémateurs du très saint Nom de Dieu. Un Ordre de Jésus et de Marie fut fondé à Rome par Paul V, en 1616. Les jours de fêtes, on portait le manteau blanc avec un “Jésus” brodé. À Augsbourg, en 1613, C. Stengel publie son Sacrosancti nominis Jesu cultus et miracula. La congrégation de l’ordre du Verbe-incarné fut fondée à Lyon, en 1625, par la mère Jeanne-Marie Chezard de Matel ; elle avait pour but d’honorer Jésus-Christ dans le sacrement eucharistique, et de réparer les outrages qui lui sont faits quotidiennement. Avant la Révolution, les religieuses cloîtrées portaient la robe blanche avec une ceinture de laine rouge, le manteau et les souliers rouges ; le scapulaire, de même couleur, portait le nom “Jésus”, brodé en soie bleue. En Suède, un nouvel Ordre, créé en 1654 par le roi Charles-Gustave le jour de son propre couronnement, avait pour insigne un soleil d’or, avec le nom de “Jésus” sur fond d’émail
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blanc ; il était suspendu par un ruban noir, moiré d’argent, porté en écharpe. L’année précédente, à Paris, rue du faubourg Saint-Martin (presqu’en face des Récollets), avait été fondé l’Hospice du Nom de Jésus, dirigé par les Filles de la Charité et les Lazaristes184. La dévotion ne faiblit donc pas au XVIIe siècle, ni même aux douteuses lumières du suivant. Nombre de mystiques, favorablement influencés par l’Introduction à la vie dévote, et apparentés à l’ « école française de spiritualité » (Louis Lallement, Marie Guyart de l’Incarnation, Jean Aumont, Louis Laneau...), s’attachèrent à cette corde salutaire, jusqu’à l’ « Évêque de Meaux » ; Bossuet (†1704) prononça en effet cinq sermons sur le “Nom de Jésus” en la fête de la Circoncision : Le divin Jésus, pour être notre Jésus et remplir toute l’étendue d’un Nom si saint et si glorieux, doit nous délivrer par sa grâce (Œuvres oratoires). Quant à Jeanne-Marie Bouvier de la Mothe (Madame Guyon, †1714), « disciple » du grand réformateur du Carmel et « instructrice » de Fénelon, elle écrira des lignes fort touchantes : « Je n’avais pas encore douze ans… Un jour que je lus (que Jeanne de Chantal) avait mis le Nom de Jésus sur son cœur pour suivre le conseil de l’Époux : MetsMoi comme un cachet sur ton cœur (Cant. 8, 6), et qu’elle avait pris un fer rouge où était gravé ce saint Nom, je restai fort affligée de ne pouvoir faire de même. Je m’avisai d’écrire ce Nom sacré et adorable en gros caractères sur un morceau de papier ; avec des rubans et une grosse aiguille, je l’attachai à ma peau en quatre endroits et il resta longtemps en cette manière. »185 On nommera encore leur contemporain Louis-Marie Grignion de Montfort, zélé propagateur du « chemin de la Croix », expirant le 28 avril 1716 avec à la bouche ces mots magnifiques et au sens profond : C’est en vain que tu m’attaques… je suis entre Jésus et Marie… Assurément, “Dieu Sauve” ! Le franciscain Léonard de Port-Maurice (†1751) reprend les prédications sur les pas de Bernardin de Sienne et de Jean de Capistran, portant haut l’étendard du Nom en lettres dorées. Dans de nombreuses cités transalpines, en Toscane et jusqu’à Rome, on a continué à honorer la tavolétta de Bernardin, placée sous la garde de confréries et occasionnellement portée en processions, qui avaient 184 185
À hauteur du 172 rue du faubourg Saint-Martin. Il fut fermé en 1790. La Vie de Madame Guyon, écrite par elle-même (1720), IV, 8, Paris, Dervy, 1983, p. 40.
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encore cours il y a peu. Rendu à Dieu la même année, c’est encore Jean Pierre de Caussade, connu pour son fameux Traité de l’oraison du cœur. La dévotion perd un peu de sa vigueur au XIXe siècle, au profit du Sacré-Cœur, des pèlerinages mariaux ou des chemins de la Croix. La congrégation des Sœurs du Saint Nom de Jésus et de Marie est fondée à Montferrand-le-Château, en 1843. Cinq ans avant sa mort, survenue en 1848, sœur Marie de Saint Pierre reçut des lumières sur la sainteté du Nom et l’injonction divine d’en répandre l’invocation : Qu’à jamais soit loué, béni, adoré, glorifié, le très saint, très sacré, très adorable, inconnu, inexprimable Nom de Dieu, au ciel, sur la terre et dans les enfers, par toutes les créatures sorties des mains de Dieu, et par le Sacré Cœur de Jésus au très saint Sacrement de l’autel.186 La puissance salutaire du Nom est toujours attestée, ici ou là : ainsi la petite Bernadette Soubirous, avouant modestement avoir chassé le démon qui l’assaillait en invoquant Jésus... Mais pour un fait porté à la connaissance du public, combien resteront dans le céleste secret des âmes pieuses ? Par l’influence de la théologie et de la philosophie du monde orthodoxe, prenant pied en Europe occidentale avec l’émigration consécutive à la Révolution bolchevique (en 1924 est créé à Paris l’Institut Saint Serge), et parallèlement aux travaux éclairés du Père jésuite Irénée Hausherr (La Méthode d’oraison hésychaste, Rome, 1927), à l’inspiration du Père Lev Gilet et de quelques autres, la pratique de la prière du Nom de Jésus est discrètement redevenue d’actualité. À la veille du second conflit mondial, Lev Gilet déclarait : « Se réfugier dans le Nom de Jésus et s’exprimer tout entier dans ce Nom est le moyen le plus simple de sentir constamment la présence et la puissance de Notre Seigneur… »187 Que ne fut alors menée, par la Croix et le Nom, – drapeau réunifiant l’Église et le seul pour lequel il vaut qu’un chrétien verse son sang – une vaste « croisade » contre le règne de l’illusion du monde et la dictature des mensonges idéologiques !
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Vie de M. Dupont, Tours, Mame et Fils, 1886, t. I, p. 136. Élisabeth Behr-Siegel, Un Moine de l’Église d’Orient…
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Chapitre XI
DES NOMS DIVINS (1)
« Au seuil de toute opération, particulièrement s’il s’agit de théologie, il faut commencer par des prières, pour nous mettre entre les mains de la Trinité et nous unir à elle. » (Denys : Les Noms divins, III, 1)
Le Tractatus dionysien Suivant Maurice de Gandillac, l’attestation la plus sûre des Œuvres attribuées anciennement à saint Denys l’Aréopagite (premier évêque d’Athènes, au temps de saint Paul), date de l’an 533, à l’occasion d’un colloque théologique, à Constantinople. Ce qu’on préfère désigner aujourd’hui comme Corpus dionysiacum (ou Pseudo-Denys) groupe quatre traités, apparentés par leur tonalité générale au néoplatonisme d’un Proclus (†487) : Hiérarchie céleste ; Hiérarchie ecclésiastique ; Théologie mystique ; Noms divins (ND). Dès le concile de Latran de 649, Denys est reconnu comme une « autorité de premier ordre » (de Gandillac). En Occident, Jean Scot Érigène (IXe siècle), qui annonce la scolastique, Fulbert, Grosseteste, Hugues de Saint-Victor, Albert le Grand et Thomas d’Aquin puisent chez Denys, qu’ils combinent plus ou moins avec saint Augustin. En Orient, c’est par saint Maxime le Confesseur (Centuries), qui vécut dans la première moitié du VIIe siècle, que le Corpus se diffusera dans la théologie byzantine, inspirant Jean Damascène, Théodore de Stoudion, Syméon le Nouveau Théologien, Grégoire Palamas, etc. Avec Maître Eckhart, ce sont aussi
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les mystiques rhéno-flamands du XIVe siècle, puis Denys le Chartreux, Nicolas de Cues, Marcile Ficin… Le pseudo-Denys est même sollicité par la Sorbonne, dans ses décrets condamnant Luther et Érasme. Pendant une dizaine de siècles les treize chapitres du Traités auront en Occident une valeur quasi normative ; cette heureuse influence déclinera à l’époque d’un Bossuet, pour le moins critique, et d’une certaine dévitalisation de la pensée catholique, en attendant le glissement existentialiste du XXe siècle. Revisitons-donc Denys, source inépuisable d’inspiration. L’intégralité de la voie du Christ est une « sagesse » des réalités divines, surnaturelles et naturelles : une theosophia, de Dieu à l’homme, comme une philosophia, de l’homme à Dieu. Dans cette pensée, la Lumière d’En-Haut tient une place fondamentale. En se réfractant dans la corporéité des choses qui, par leurs limites ou imperfections naturelles, sont opaques et résistent à sa pénétration, la Lumière révèle, degré par degré, les images – symboles d’une Théarchie universelle. Le fidèle chrétien doit se disposer à cette réception des signes de Dieu, tant la vie spirituelle et intellectuelle est une participation à cette Lumière, transmise par ceux qui nous sont hiérarchiquement supérieurs : des anges fidèles au corps ecclésiastique.188 Ainsi l’exégèse scripturaire et l’herméneutique des « noms divins », comme la compréhension philosophique des objets du monde, doit tout à l’éclairage de cette Lumière de l’Être infini, que l’on reçoit, à divers degrés, par la grâce de l’Esprit Saint. La science de Dieu – recelée dans l’Écriture – est ainsi foncièrement de l’ordre de la révélation (→ « voile », de velum, avec l’idée de vue, vision, donc de lumière). Plutôt que doctrinale, elle est d’abord « mystique » : ce qui peut être entendu comme la capacité à lire les signes littéraires, allégoriques ou symboliques, de l’Invisible ; l’Auteur parle de théologie symbolique. Ces signes nous élèvent à la mesure de nos forces, dira Denys. « Les Noms divins (…) apparaissent ainsi comme les degrés successifs d’une exégèse » (M. de Gandillac) : exégèse affirmative, par ressemblance de l’image à la Cause (ce que le nom est : cataphase) ; exégèse négative, par dissemblance (ce qu’il n’est pas : apophase) ; enfin 188
Ainsi l’être humain, malgré la gravité de sa déchéance, reste, par le rang et la “forme-nom”, supérieur aux anges, qui pourtant participent par ressemblance à la vie, à la sagesse, à l’intelligence, etc.
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la théologie mystique, au-delà de l’affirmation–négation des autoqualifications divines, parfait idéalement la lecture des signes (de l’Écriture). Chacun s’approche à sa mesure et selon sa forme du « Lieu » éclairé (symbolisé dans la Torah par la théophanie sinaïtique) du Dieu invisible et ineffable ; mais nul ne parvient à l’union d’amour sans s’extasier, sans déposséder son âme vivante du monde… Ce que permet précisément l’imitation du sacrifice mystique du Sauveur, au sommet du Golgotha : mort et résurrection ; et ce qui fait que le moine (monos) seul avec Dieu et en Dieu, parfait la hiérarchie ecclésiastique, pour être le modèle humain. Toute pensée ou parole touchant aux qualités–noms de la Déité suressentielle (Hyper-Theos) doit être subordonné à leur révélation depuis les signes-symboles divins des saintes Écritures ; car c’est la Déité ou Divinité (Θεότης : Théotês) qui a ainsi manifestée, par sa seule Lumière, ce qui convenait à son propre Bien, et conséquemment à tous les biens particuliers, jusqu’au nôtre. La Déité suressentielle ou le Bien en soi transcende toute particularisation ou qualification particulière. L’Un, le Bien, le Vrai, le Beau, l’Intelligent, le Sage…, on ne peut l’atteindre, car sa Tenebræ éternelle et incréée (Ζόφος : Dzophos = « Non-Lumière » ou « Lumière sur lumières ») reste cachée aux yeux des êtres créés, aveuglés par l’éclat ou la splendeur de leur Seigneur créateur. Son Nom même est au-delà de tout nom, et Moïse dut se voiler le visage pour que la Divinité se nomme audiblement par le Je suis Celui qui suis. « Ainsi donc à cette Cause de tout, qui dépasse tout, conviennent à la fois l’anonymat qui convient et tous les noms d’“être”, afin d’assurer sa Royauté universelle, pour que toutes choses se fondent en elle comme en leur cause et terme » (ND I, 7). Dans l’Écriture Dieu se révèle intelligiblement à nous par de nombreux noms, qui sont – dans la trouble obscurité de l’existence – comme les guides étoilés de notre engagement spirituel, de notre démarche vers Lui. Et d’un point de vue philosophique, qui dit possibilité d’une conception intellectuelle dit affirmation d’un concept, d’un contenu « catégorique ». Les noms divins peuvent-ils donc être envisagés comme les catégories d’un même Nom unique, et lui-même est-il connaissable ? Dieu est-il connaissable par ses noms, est-il identique à eux ? “Lumière”, “Bien”, “Bon”, “Beau”, “Être”,
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“Vie”, “Sagesse”, “Intelligence”, “Cause”, “Seigneur”…, se disent de la théarchie universelle et célèbrent indéniablement la Déité ; mais pas comme parties d’un tout, car chaque nom s’applique également à l’Être un, et suffit, sous son mode propre, pour en dire l’infinitude ; Dieu n’est pas « moins » ou « plus » ceci que cela, et rien de ce qui le qualifie ne retire ou n’ajoute à ce qu’Il est. Dans son indistinction impersonnelle, Il est sage, comme Il est être, cause ou vie. Il y a aussi des noms pour désigner des réalités distinctes, comme attributs personnels de l’Unité : ainsi “Père”, “Fils”, “Esprit” (= « Uni-trinité » ou « Tri-unité », sans confusion…). « Dans la suressentielle Déité, le Père seul est Source ; à chaque Personne théarchique convient l’inviolable privilège de ses louanges propres […] Est également distincte la substance parfaite et intégrale de “Jésus” incarné, et distinct le mystère essentiel de l’“Amour”, lié à cette incarnation » (ND II, 3, 5). La Déité est toujours « une » en se substantifiant, et en s’autonommant par le révélateur de sa fixation scripturaire. Pour la Trinité chrétienne, première distinction interne de l’Unité suressentielle, « seul le Verbe assuma pour nous notre propre substance de façon entière et vraie ; par son Action comme par sa Passion c’est lui qui assuma la totalité de l’opération, humano-divine » (ND II, 6). Au sommet de la Théarchie est donc le Seigneur de la nouvelle Alliance : “Jésus-Christ” : le Nom qui est au-dessus de tout nom… Le seul Nom donné aux hommes, par lequel ils puissent être sauvés. Denys distingue les noms des Personnes de la Sainte Trinité de ceux qui désignent l’essence transcendante de la Déité, et de ceux par lesquels Dieu opère (dans) la substance immanente du monde. Il distingue en outre “Père”, “Fils”, “Saint-Esprit”, du nom “Jésus”, et bien sûr de tous les autres qui, comme une litanie, désignent le Sauveur. De tous ces noms, impersonnels ou personnels, procès (proodos : πρόοδος) de l’œuvre divine, aucun pourtant ne dit absolument la Déité, cachée dans le triple mystère kérygmatique de l’incarnation, de la mort et de la résurrection de “Jésus”. On ne peut catégoriser la Déité, et Denys est formel : « Il n’est ni nom qui la nomme, ni raison qui la concerne » (ND XII, 3).
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Lumière, Bien-Bon-Beau Comme le soleil éclaire tout ce qui est en mesure, selon sa nature, de recevoir et de participer ainsi à cette lumière, le Bien distribue les rayons de son entière bonté à tous les êtres. « C’est à sa Bonté qu’ils doivent leur permanence, leur stabilité, leur conservation, la garde vigilante du sanctuaire de leur bien propre. Et c’est parce qu’ils tendent vers le Bien en soi qu’ils existent et prospèrent ». C’est à sa Bonté encore que les êtres doivent de transmettre, jusqu’aux rangs inférieurs de la création, les dons qu’ils ont reçu d’En-Haut pour euxmêmes. Cette hiérarchie même ils la doivent au Bien, qui dispose chaque chose à la place la meilleure pour elle, de manière à ce qu’aucun être ne se confonde avec un autre et ne soit lésé. C’est encore grâce au Bien que les âmes peuvent approcher la vie des anges, et être guidées avec eux vers Lui, par sa Lumière. Lumière intelligible, emplissant les êtres, et qui chasse des âmes les brumes de l’ignorance, « à la mesure de leur effort personnel pour élever leur regard vers le Haut ». Ce Bien et ce Bon sont aussi célébrés comme Beau. En tout être il y a une certaine beauté, laquelle préexiste dans une forme unique qui en est le modèle. Cette Beauté se manifeste en chacun selon les modes et proportions qui lui sont propres, en même temps qu’elle les meut par le désir amoureux qu’ils ont d’elle. Qu’ils le sachent ou non, les êtres, en se mouvant, aspirent et tendent vers ce Beau, Bien et Bon, cause unique de toutes les beautés, bénéfices et bontés. « L’âme se meut d’un mouvement circulaire, lorsque rentrant en soi-même, elle se détourne du monde, rassemble en les unifiant ses puissances d’intellection, lorsqu’elle se détache de la multiplicité des objets extérieurs. » Elle est conduite alors à cette Beauté transcendante, qui donne la mesure, détermine toute proportion et harmonie, dans le rapport du tout à la partie, de l’un au multiple, de la qualité à la quantité, qui permet de distinguer ce qui est distinct, de comparer ce qui est comparable, etc. (ND IV, 1 à 10). Amour En Dieu le désir amoureux (érôs) est « un », car l’Amour – qu’Il est lui-même – est indivisible et inépuisable, au contraire de l’âme humaine, habituellement divisée (di-videre) contre elle-même, et dont
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les envies (au sens de « mauvaise vision » : in-videre) sont autant d’impuretés. Ce Nom « Amour » est attribué à la divine « Sagesse », et l’âme fidèle, par lui délivrée de ses entraves, est conduite et élevée jusqu’à l’ « Intelligence » ; processus qu’on trouve exposé dans de nombreux récits symboliques. « Les saints théologiens attribuent une même valeur aux mots “charité” et “désir”, qui désignent tous deux une même puissance d’unification et de conservation […] Mais en Dieu le désir amoureux est extatique (libre et non possessif). Grâce à l’Amour, les amoureux ne s’appar-tiennent plus ; ils appartiennent à (Celui) qu’ils aiment : Je ne vis plus, c’est le Christ qui vit en moi dit saint Paul […] C’est le fait d’un homme que le désir a fait, comme il dit, sortir de soi pour pénétrer en Dieu, et qui ne vit plus de sa vie propre, mais de la vie de Celui qu’il aime. » Le Bien-Bon-Beau, naturellement objet du désir amoureux des êtres, est lui-même – comme absolu et total Amour – amoureux désir de ses créatures, lorsqu’elles le célèbrent comme tel, Lui et par son Nom seul. (ND IV, 12, 13). Être Inconnaissable, l’Essence est indicible ; mais on peut dire le procès par lequel la Théarchie principielle (Bien-Bon-Beau) donne rang d’essence, à partir de l’Être, à tout être. Si les noms de “Bien”, de “Bon” ou de “Beau” transcendent les catégories possibles de l’être, le nom “Être”, lui, ne s’étend qu’à tout étant, comme le nom “Vie” s’étend à tout vivant… Or comment se fait-il que les vivants l’emportent sur ceux qui n’ont que l’être, alors que la vie a moins d’extension que l’être ? « C’est que les intelligences divines ont un “être” qui dépasse l’être de tout ce qui existe, une “vie” qui dépasse la vie de tout ce qui vit […] Plus qu’aucun être, (les intelligences) tendent et participent au Bien. C’est donc elles qui approchent le plus du Bien, qui reçoivent de lui la participation la plus abondante, les plus grands dons et les plus nombreux […] Et ceux qui participent mieux au Dieu unique (souverain Bien affirmé par le Je Suis) sont
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plus divins que ceux dont la participation (ou similitude) est inférieure. »189 Le Bien comme Être pur (Celui qui est ; Ex 3, 14), donnant rang d’essence à tout ce qui est, chaque être aura ainsi son nom (au sens essentiel), comme chaque être existant sa forme (au sens substantiel). De l’Être procède tout ce qui est, tout ce qui existe et subsiste ; car Dieu n’est pas être selon un mode, relativement et comparativement à un « autre », mais de façon absolue et sans altérité, contenant de toute éternité, comme Éternel, la plénitude de chaque être. Tout prééxiste en Lui, aussi l’Être des êtres ne se limite pas aux existences qui procèdent de lui ; et l’on peut même dire que si les existants sont peu de choses au regard des êtres, les êtres eux-mêmes sont peu de chose au regard des vivants intelligents – dont le modèle est l’Homme universel, à la sagesse accomplie. Toutefois, « la première des participations (à l’Être) est l’existence ; les êtres possèdent l’existence en soi, avant la vie, la sagesse, l’intelligence […] Et tous ces modes (établis en principes–noms), qui confèrent l’être à ceux qui y participent, participent eux-mêmes à l’Être pur » (ND, V). Cause, Principe et Fin La Cause universelle unit et unifie les êtres. D’elle procède tout ce qui est et subsiste, sous quelque mode que ce soit, depuis les essences intelligibles, et ce qui existe, depuis les anges qui vivent en intelligence avec Dieu, et même tout ce qui est en pensée. De cette Cause procèdent aussi les puissances hiérarchiques qui sont au seuil de la Trinité suressentielle et de la Divinité. À cette Cause universelle les êtres doivent de subsister, et les âmes d’exister et de bien exister ; elle veille sur eux et contient leur propre fin, qui est de faire retour à elle. « Les choses existent en vertu de cette Cause unique (qui a) contenu d’avance en elle les modèles des êtres, selon un mode d’union synthétique et suressentiel ; ensuite, par un débordement de sa propre essence, elle a produit toutes les essences. Ce que nous appelons modèles (prototypes), ce sont toutes ces raisons, produc-
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Dans son propre Verbe, il suffit que Dieu « dise » la chose qu’Il conçoit pour qu’elle soit ; ajoutons que la racine i.-e. deik donne le grec dikhê = justice, de sorte que « dire » Dieu est par excellence l’activité du juste.
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trices d’essences, qui préexistent (archétypes) synthétiquement en Dieu […] Par la connaissance analogique nous devons nous élever autant que nous pouvons jusqu’à cette Cause universelle […] Celui qui préexiste (l’Être divin) est donc Principe et Fin des êtres ; leur principe puisqu’il est leur cause, leur fin puisque tout se fait pour lui ». Le degré et le mode de notre « élévation » au regard de la Cause, à la fois comme principe et comme fin, déterminent précisément notre état spirituel. (ND, V). Vie Les vivants ne tiennent pas leur vie d’eux-mêmes, mais de la Cause éternelle qui produit et conserve tout mouvement d’être vital, et qu’on nomme Vie divine. Que par faiblesse de la participation de l’être à la Vie, le souffle ( רוה: rouhé → esprit) s’en retire, tout mode de vie disparaît : Tu leur reprends le Souffle de Vie, ils expirent et redeviennent poussière… ; qu’à l’inverse l’être qui a perdu cette Vie se retourne vers elle, aussitôt il redevient vivant :… Tu leur rends le Souffle de Vie et les voilà recréés (Ps 104, 29-30). Ce que soulignent les métaphores scripturaires associant la conversion (retournement de l’âme vivante sur elle-même) à la ré-surrection (à la Vie éternelle). À l’homme, être dont l’âme – dès lors qu’elle est plongée dans ce basmonde – n’est pas simple mais composée (mortelle/immortelle), « la Vie divine a fait don d’une vie qui reçoit forme angélique (immortelle) ; s’il nous advient de l’abandonner, par le débordement de son amour (de l’Amour) elle nous rappelle et nous convertit de nouveau (tout entier, corps et âme réunis) […] Que tu parles de vie intellectuelle, rationnelle ou sensible, c’est grâce à la Vie, qui les transcende, qu’elle est vie elle-même et qu’elle vivifie. Car c’est trop peu de dire que cette Vie est vivante ; elle est Principe, Cause et Source unique de vie ». Et c’est à partir de notre vie qu’il convient, par participation de toute notre nature, de célébrer les louanges de la Vie divine, de glorifier le Dieu vivant : Je suis la Vie… a dit le Seigneur. (ND, VI). Sagesse, Intelligence, Raison « Dans sa transcendance, la Sagesse est Cause de toute sagesse, intelligence et raison […] D’elle viennent toute connaissance (directe, 186
intellectuelle) et saisie (indirecte, mentale et sensible), et elle recèle tous ces trésors […] C’est d’elle que les puissances angéliques reçoivent leurs simples et bienheureuses intellections […] L’Intelligence saisit d’un seul regard les intellections divines de façon indivisible et immatérielle, dans l’unité de sa conformité divine, car elle a reçu de la Sagesse divine, autant qu’il était en son pouvoir, l’empreinte de cette Intelligence et de cette Raison divines ». C’est de la Sagesse aussi que l’âme fidèle reçoit, par le processus spirant de sa raison, le pouvoir de ramener chaque être à la Raison de l’Un ; à l’opposé, ce qui anime les démons est une fausse sagesse, envieuse, révoltée et déchéante, avec toutes sortes de « mauvaises raisons ». « L’Intelligence divine contient toutes choses dans une connaissance qui transcende (tout objet connu), car comme Cause universelle elle contient d’avance, en elle, la notion de toutes choses, connaissant les réalités du dedans, pour ainsi dire dans leur principe, et leur conférant par-là même rang d’essences […] C’est donc en se connaissant soi-même que la divine Sagesse connaît toutes choses, (et) c’est dans un acte unique qu’elle connaît et produit tout […] Dieu ne connaît point les êtres en les connaissant (de façon séparative), mais en se (re)connaissant (en elles, de façon distinctive). Comment, pour notre part, pouvons-nos connaître (ou saisir) Dieu, qui n’est ni intelligible ni sensible ? Ce n’est pas à partir de sa nature propre, qui dépasse toute intelligence ou raison ; mais c’est à partir de l’ordre qu’Il a institué, et qui contient des images et similitudes des modèles divins, que nous nous élevons graduellement, autant qu’il est en notre pouvoir, jusqu’à Lui, qui transcende tout être, en niant, comme leur cause universelle, tout attribut […] Ce n’est pas à tort qu’on parle de Dieu et qu’on le célèbre à partir de tout être. Mais la manière de le connaître la plus digne de lui, c’est de le connaître […] dans une union (connu–connaissant) qui dépasse toute intelligence ; lorsque l’intelligence, détachée des êtres, puis sortie d’elle-même (extasiée), s’unit aux rayons de la lumière qui resplendit dans l’insondable profondeur de la Sagesse » (ND, VII). Le plus haut degré de la connaissance de Dieu est donc dans notre « conscience de son inconnaissabilité ». Denys expose sa gnose dans les termes d’une inspiration platonicienne, mais avec un souci de conformité à l’Écriture, en visant à établir la signification des noms
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divins qu’elle révèle. On a dit qu’il transposait l’émanationnisme philosophique, en « procès » théarchique du Verbe-Lumière ; l’Être ou Nommé « sortant » en quelque sorte du Sur-Être ineffable, sous la figure théophanique de la Trinité et par le nom du Fils, pour s’écouler en procession hiérarchique dans la création. Les noms divins sont ainsi autant de symboles efficaces de Dieu, manifestés en l’homme qui les reconnaît progressivement dans sa propre âme, par assimilation du Sacrifice et identification au nom du Sauveur : “Seigneur”… “Jésus”… “Christ”… Comme les rayons qui lient l’Être aux étants, les noms divins offrent à l’homme fidèle, proprement religieux, de se « relier » par eux, de façon intelligible et sûre, à la source d’amour d’où s’épanche la Déité, et que le chrétien reconnaît comme Trinité... Les théonymes ne disent pas l’indicible essence, mais ils en témoignent et permettent, sous les modes combinatoires qui leur sont propres, par leur reflet dans les cœurs disposés à les recevoir, les changements d’état de l’âme et sa transformation. De façon suréminente par genres d’essence ; de façon éminente, par genres de qualité, d’attribut, d’activité… Récapitulatif des « Noms divins » dionysiens Lumière ; Bien ; Bon ; Beau ; Bien-et-Bon ; Beau-et-Bien ; Beau-etBon ; Amour ; Aimable ; Désirable ; Beauté ; Un ; Unique ; Unité ; Principe ; Cause ; Source ; Fin ; Vérité ; Substance ; Essence ; Être ; Celui qui est ; Vie ; Sagesse ; Intelligence ; Raison ; Providence ; Ancien des jours ; Parfait ; Grand ; Petit ou Subtil ; Paix ; Puissance ; Tout-Puissant ; Justice ; Dieu (des dieux) ; Saint (des saints) ; Seigneur (des seigneurs) ; Roi (des rois) ; Trinité ; Père ; Fils ; Esprit Saint ; Jésus ; Affermissement ; Renouvellement ; Salut, Sauvegarde, Secours ou Sécurité ; Rédemption ; Résurrection...
Théologie de saint Thomas d’Aquin Après saint Albert le Grand, qui fut son maître, saint Thomas d’Aquin (1228-1274) commenta les Noms divins du Pseudo-Denys, dès la première partie de sa Summa. Quel est le rapport des noms par lesquels nous désignons et invoquons le “Dieu” personnel, et l’Être même, par essence inconnaissable sans une totale sanctification de la
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chair (déification). Sachant que si « nous nommons chaque chose (ou réalité particularisée : res) d’après la connaissance que nous en avons », nous ne pouvons la qualifier, donc la connaître, que par les modes de participation ou de relation de son être (composé) à la réalité (une et unique) de l’Être. Nous ne pouvons la connaître par sa substance pure, laquelle se dérobe pour nous – qui sommes incessamment « re-créés » ou maintenus en Dieu – dans la Ténèbre de la Déité incréée, absolue, infinie et éternelle. Les possibilités des créatures sont limitées par le genre même de leur composition, par leur forme–nom d’être ; l’homme lui-même pâtit – depuis la transgression originelle – de la dissociation interne à l’âme entre essence (esse = être) et substance (sub stare → grec hypostase), intelligible et sensible, nom de la forme et forme du nommé, etc. Tout cela découle d’un même processus d’ « existenciation », qu’on peut concevoir comme une sortie apparente de l’Être (ex stare), sortie de l’en-Soi hors lui-même. On appellera Dieu par l’un ou l’autre des noms par lesquels Il s’est révélé à nous, mais aucun ne dit le mystère de l’essence, sinon dans le silence pré-existentiel de l’Ineffable ; c’est là la limite de cette création, au sommet de la Montagne sinaïtique, avec le constat tragique de la déficience congénitale du « peuple » des appelés, errant dans les déserts d’en bas. L’Ordre des Prêcheurs, sous l’impulsion de saint Albert le Grand, souhaita obtenir des chaires universitaires, en même temps qu’organiser ses propres Studia Generalia – où se croiseraient théologie et philosophie. C’est à Thomas d’Aquin que revint cette charge. La première partie de sa Somme Théologique fut rédigée (entre 1265 et 1269) au couvent Sainte-Sabine de Rome, fondé par saint Dominique un demi-siècle auparavant. L’ouvrage, destiné d’abord aux novices, est conçu avec un grand souci d’ordre et de lisibilité. Dans la “Question 13”, relative aux « noms divins », Thomas appliquera spécialement la méthode analogique : saisie intellectuelle de la réalité divine, par voie de ressemblance et d’identité. Les choses (les noms) d’en bas ne sont pas Dieu, mais en vertu de l’analogie avec leur cause (leur Nom) d’en haut, l’esprit peut concevoir leur réalité nominale et s’élever progressivement à lui. Sans ce paradoxe d’une possible réalisation de Dieu à partir de ce qu’Il n’est pas, nous ne pourrions
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reconnaître son Nom, ni donc l’honorer comme Lui-même nous le commande. « Les noms divins » • a1. Dieu peut-il être nommé par nous ? Les noms ont une forme propre, abstraite ou concrète selon qu’ils s’appliquent à un sujet simple, idéique et subtil, ou à un objet composé, plus ou moins grossier. Un nom à forme concrète, comme « homme », désigne un étant ; l’homme objectivé si l’on veut. Un nom à forme abstraite, comme « humanité », désigne ce par quoi un étant est ce qu’il est ; ici l’homme subjectivé. Être vraiment homme suppose pour moi une parfaite humanité. Certains noms sont communs aux deux ordres ; ainsi « trône » désigne aussi bien l’assise archangélique de la Divinité, et là c’est une forme idéale ou imaginale (qu’on saisit non sensiblement, mais par une opération analogique), que l’objet concret d’un commandement et d’une justice temporels ; il n’est qu’un seul Trône divin, inébranlable et indestructible, sur lequel règne la Royauté, d’où il ressort que Dieu peut être désigné par ce nom. Denys dit que les noms abstraits ne conviennent pas parfaitement à Dieu, car tout nom suppose l’achèvement d’un subsistant, donc un être particulier. Et Dieu, dont l’Essence est une et l’Être unique, n’a pas d’être particulier par lequel il puisse se diviser en parties vouées à se contrarier et nier. On ne connaît donc pas son nom, sinon par métaphore. Pourtant il est bien affirmé explicitement : Tout-Puissant est son nom, lit-on dans l’Exode (15, 3). C’est que si nous ne pouvons pas voir Dieu dans son essence simple, du fait de notre propre complexion (du moins aussi longtemps que nous ne nous convertissons pas totalement…), nous le reconnaissons à partir de la création et des créatures de ce monde, dont Il est la cause unique, par mode d’affirmation ou d’efficience, comme de négation ou de déficience. Nous pouvons l’appeler simplement “Puissant”, “Éternel” ou “Bon”, parce que nous avons une certaine connaissance des catégories composées de l’effort, du temps ou du sentiment, serait-ce par défaut (Que m’appelles-tu- bon ? Dieu seul est Bon !). Nous pouvons donc le nommer relativement à notre état de créature, par connaturalité, mais sans dire pour autant l’absolu de son essence. De même que par le mot « homme », ou le nom de tel homme, nous disons quelque chose de lui, avec ses
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substantielles déficiences, mais pas sa perfection essentielle, en quelque sorte « surhumaine », laquelle reste dans le secret de Dieu. « Dieu est dit n’avoir pas de nom, ou être au-dessus de tout nom, en ce sens qu’il est au-dessus de ce que nous connaissons de lui et que nous exprimons par nos paroles ». La solutio thomiste est la suivante : « Dieu étant à la fois simple et subsistant, nous lui attribuons des noms abstraits pour signifier sa simplicité, et des noms concrets pour signifier sa subsistance. Cependant, à l’égard du mode d’être de Dieu, ces deux catégories sont défectueuses, pour la même raison que notre intellect ne le connaît pas, en cette vie, tel qu’il est. » • a2. Certains noms attribués à Dieu désignent-ils sa substance ? Suivant saint Jean Damascène ou Denys, il semble que les noms de Dieu, dignes de louange, ne signifient pas ce qu’Il est selon sa substance, mais selon ses perfections. Pour saint Augustin, au contraire, tous les noms simples de Dieu signifient également sa substance. Manifestement, les noms qui expriment un rapport de Dieu à la créature composée ne peuvent signifier sa substance une, pas plus que ceux qui, par genre de négation, disent qu’Il n’est pas ceci ou cela ; mais pour les noms de genre affirmatif, qui sont le plus grand nombre, comme “Bon”, “Beau”, “Sage”, “Vrai” ou “Vie”, les opinions sont diverses. Certains théologiens disent qu’ils sont exclusifs en montrant ce que la substance n’est pas : telle beauté, telle sagesse, telle vérité, telle vie, etc. Si on dit que Dieu est “Vie”, c’est pour signifier que les vivants ne sont pas substantiellement Dieu, mais qu’ils y participent comme accidentellement. D’autres disent que ces noms signifient le rapport de Dieu à la créature. Dire que Dieu est “Sage”, signifie que Dieu est cause des modes possibles de sagesse. Thomas d’Aquin parle autrement. Ces noms sont bien attribués à Dieu substantiellement, mais ils n’en représentent jamais l’absoluité et l’inépuisable infinité, car ils se conforment à la manière dont nous le connaissons, à partir de notre état plus ou moins déficient de créature, et de l’image que nous avons de la (de notre) création. Ce n’est qu’à la mesure de sa participation à la perfection qu’une créature (se) représente Dieu et qu’en cela elle lui ressemble. Ainsi, un animal symbolisera formellement telle qualité, en étant déficient au regard des autres ; cela vaut pour l’homme, en qui une vertu cohabite souvent avec de nombreux défauts. Si pour nous les
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noms de Dieu ne signifient pas parfaitement ce qu’Il est, c’est parce que par aucun Il ne peut (nous) être absolument dit ; dans son « incomplétude » chaque nom le signifie néanmoins, comme chaque créature en porte témoignage à sa façon. Les noms divins ne signifient pas pour autant les processions ou opérations divines dans la création, mais bien la cause préexistante des choses : « Nous ne pouvons en cette vie connaître l’essence divine en elle-même ; mais nous la connaissons telle que représentée dans les perfections des créatures, et c’est ce qu’expriment les noms que nous employons. » C’est parce qu’il y a une certaine participation préexistante de la nature à la Sagesse que nous pouvons reconnaître Dieu en elle, et par là en assimiler « quelque chose ». • a3. Certains noms sont-ils attribués à Dieu au sens propre, ou tous par métaphore ? Lorsqu’ils sont attribués à Dieu, les noms identifiés comme objets créés doivent-ils être entendus dans un sens transposé ? Dieu est-il vraiment “Rocher”, “Lion”, “Vigne”, etc. ? On objecte que les noms exprimant des choses corporelles ne peuvent être attribués à Dieu que par métaphore, « par transposition et voie de similitude » dira saint Ambroise, puisque lui-même est incorporel. Alors que d’autres noms « manifestent ce qui est propre à la Divinité, quelquesuns exprimant la majesté divine » : Dieu est “Bon”, “Sage”, “Juste”, “Véridique”, “Vie”, etc. Certains noms sont donc attribués par métaphore, d’autres au sens propre. Les noms propres sont les perfections divines qui transparaissent naturellement dans telle « espèce » particulière, et agissent comme procès chez les hommes ; appréhendables par notre intellect (puisque nous sommes à l’image de Dieu, toute intelligence), elles peuvent être nommées. Deux choses sont ici à considérer : les perfections mêmes signifiées par ces noms, et en quoi ils conviennent proprement à Dieu et par similitude à l’homme ; la manière de les signifier, le mode de signification qui convient ou répond aux nécessités des créatures. La solution de Thomas d’Aquin est que « ces noms expriment les perfections qui procèdent de Dieu dans les créatures, de telle sorte que le mode imparfait selon lequel les créatures participent de la perfection divine est inclus dans la signification de ces noms. De tels noms ne peuvent être attribués à Dieu que par métaphore. Mais certains autres signifient les perfections mêmes, sans qu’aucun mode de participation (de la
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créature) ne soit inclus dans leur signification ; ils sont de Dieu en toute propriété. » Dieu se désigne comme “Rocher” au regard de la participation de la création au principe de stabilité ou d’inusabilité que représente cet objet, alors qu’Il se désigne comme “Vérité”, sans participation directe de la création. Il est “Vérité” en lui-même, de façon absolue et suffisante, et Il est “Rocher” par participation de ceux qui, depuis leur insuffisance, le reconnaissent dans cette réalité ; la conscience de la qualité/nom d’une chose devrait ainsi nous reconduire vers Dieu, Cause unique. • a4. Les noms de Dieu sont-ils synonymes ? Les noms que nous attribuons à Dieu signifieraient la même chose, puisqu’ils se réfèrent tous à son essence une. Or ce qui est Un selon l’être, ne doit pas être multiple selon l’intelligence. Si les noms attribués à Dieu ne signifient pas des réalités intelligibles diverses, ils sont synonymes ; l’appeler “Puissant”, “Chemin” ou “Avocat” serait donc égal. Mais s’ils sont synonymes, ils se neutralisent comme signifiants, perdent leur sens et toute raison d’être ; Dieu n’aurait alors qu’un nom auquel on adjoindrait des qualificatifs ; un peu comme si « père » et « mère » étaient synonymes, il n’y aurait plus différence de genre et on les désignerait par un même mot, comme « parent » ; ce qui est intelligiblement insuffisant. Or si les noms de Dieu signifient bien la même substance, ils réfèrent à des intelligibles distincts, comme ils sollicitent divers modes d’appréhension : « avocat » n’évoque pas pour nous la même chose que « chemin » ! « La raison que le nom signifie est ce que l’intelligence conçoit de la réalité signifiée par le nom ». Or cette réalité, dans son essentialité, est toujours une ; « d’où il suit que les noms que nous attribuons à Dieu, bien que signifiant une seule réalité, ne sont pas synonymes, parce qu’ils la signifient comme atteinte selon des raisons intelligibles multiples et diverses. » De même que chaque nom d’homme distingue celui-ci des autres, tout en désignant à sa façon une essence unique, qui porte l’être de l’humanité. « Que Dieu soit un selon l’être, et multiple selon l’intelligibilité, vient de ce que notre intelligence l’appréhende dans une multitude de concepts, comme les créatures le représentent par leurs perfections. » Dieu est simple, et notre âme complexée… L’ « Enfant » ou le « Pauvre » que le Christ nous exhorte à devenir, c’est cet état d’innocence retrouvée où (le nom de) Dieu suffit.
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• a8. Ce nom “Dieu” signifie-t-il la nature de Dieu, ou son opération ? Autrement dit, si la nature divine nous est inconnue, comment peuton la nommer ? Saint Thomas répond que « ce dont un nom a été tiré n’est pas toujours ce qu’on lui fait signifier ». Lorsque nous ne connaissons la substance d’une chose que par ses propriétés ou opérations, nous pouvons la nommer par telle ou telle de celles-ci. Ce que le nom signifie par lui-même n’est alors pas la nature de ce qu’il est destiné à signifier. Mais pour nommer une chose qui nous est connue en elle-même, on ne recourt à rien d’autre qu’à elle-même ; dans ce cas, ce que le nom signifie par lui-même est aussi ce qu’il est destiné à signifier. Dieu ne nous est pas connu dans sa nature propre, mais, en se révélant par ses œuvres, nous pouvons le nommer, lui, à partir d’elles. « En conséquence, ce nom “Dieu” nomme une opération », qui est le soin parfait de toutes choses. Mais on dit aussi “Dieu” pour signifier la surnature divine, par mode d’éminence, de causalité et de finalité, d’affirmation et de négation. • a9. Ce nom “Dieu” est-il communicable ? À quiconque conscientise la réalité signifiée par le nom, ce nom même est communiqué. Le nom “Dieu” signifiant la nature divine, et celle-ci étant communicable (suivant la Promesse de la participation de l’homme : 2 Pi, 1, 4), ce nom est communicable, comme le sont ceux qui désignent l’opération divine dans la création : “Bon”, “Sage”, “Juste”, etc. Les noms propres, eux, sont incommunicables (s’ils l’étaient, ils désigneraient une même chose dans tous les rapports possibles), et “Dieu” n’est pas un nom propre mais un appellatif. On en voit la preuve dans le fait qu’il se dit au pluriel intensif, sans se dénaturer (comme dans l’AT avec “El”→“Elohîm”). Un nom peut être communiqué de deux manières : « En propre, quand il est communicable à plusieurs selon toute sa signification ; par métaphore quand il est communicable à plusieurs selon l’un des caractères inclus dans sa signification. » Ainsi le mot « lion », commun aux animaux possédant, selon l’espèce, la nature que ce mot signifie, est communiqué par métaphore aux êtres présentant des caractères semblables ; on qualifiera de « léonin » un homme courageux, fier et indomptable. Mais un nom est incommunicable, quand il désigne un être singulier entier et donc indivisible. « Par suite aucun nom signifiant (un être entier) n’est communicable à plusieurs en propre, mais seulement par métaphore,
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comme quelqu’un peut être appelé “Achille” du fait qu’il a certaines des qualités achiliennes du héros homérique. » Quant aux entités (ens, entis : de esse) ou étants simples, qui ne sont pas soutenues par une substance distincte d’elles, et qualifiées pour cela de subsistantes, elles ne peuvent être connues en elles-mêmes et sont incommunicables, du moins aussi longtemps que nous sommes soumis aux contraintes de notre condition composée. « Ainsi donc, puisque ce nom “Dieu” a été choisi pour désigner la nature divine, et puisque cette nature n’est pas communicable (car simple), ce nom est incommunicable selon la réalité (essentielle) qu’il signifie […] Toutefois le nom de “Dieu” est communicable, non selon toute sa signification, mais particulièrement, en raison d’une certaine similitude. C’est ainsi qu’on appelle “dieux” ceux qui participent du divin par manière de ressemblance. » Ce peut être aussi par le fait d’une opinion relative, comme on qualifie de « divinités » les idoles creuses des païens. « Les noms “bon”, “sage”, “juste”, “fort”, etc., ont été tirés de perfections communiquées par Dieu aux créatures. Ils ne signifient pas la nature divine, mais ces perfections, et c’est pourquoi ils sont communicables. Alors que le nom “Dieu” est employé à partir d’une opération propre à Lui-même, que nous expérimentons constamment, pour signifier la nature divine. » ● Les noms de “Père” et de “Fils” (Q33, a2-a3). Ce qui distingue l’être de l’homme c’est l’humanité, de même que ce qui distingue le statut fonctionnel du père, c’est la paternité. Le nom propre de “Père”, en tant que première Personne de la Trinité, signifie pareillement la Paternité ; “Dieu le Père” est bien Père du Fils. Mais la relation, d’être à être, d’un père avec son fils est d’ordre singulier (lat. singuli : distinctivement, « un par un ») ; on la qualifie de paternelle, pour la distinguer de la relation d’un « père » avec un « fils » quelconque. La paternité divine est d’un tout autre ordre. « La relation signifiée par le nom de “Père” est une personne subsistante. En effet, en Dieu le mot “personne” signifie la relation en tant que subsistant dans la nature divine […] Le Verbe divin est une réalité subsistant dans la nature divine ; aussi est-ce proprement et non par figure, qu’on lui donne le nom de “Fils”, et à son Principe le nom de “Père” […] ; la génération et la paternité (comme toute qualité
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intrinsèque) se vérifiant en Dieu plus parfaitement que dans les créatures […] La raison formelle de paternité et de filiation se trouve parfaite en “Dieu le Père” et en “Dieu le Fils”, puisque le Père et le Fils (unique) ont une seule et même nature et gloire ». Il y a bien sûr une « filiation » des êtres créés au regard de l’Être créateur, mais elle est imparfaite, car si la nature du Créateur est absolument et infiniment « une », sans trace d’altérité, la nature de la créature n’est pure que par essence, alors que sa substance est composée. On ne parle donc de « filiation » que par une certaine similitude entre la pure nature divine et la nature composée des créatures. Toutefois « plus cette nature se parfairera, plus on approchera d’une véritable filiation », et c’est le propre de l’homme d’avoir la liberté de s’y efforcer. Depuis le fond de son éloignement existentiel et de l’oubli de Dieu, sa raison d’être suffisante est bien de retrouver, par l’imitation du modèle du Fils, son état de conformité filial au regard du Père, son image et sa substance originelles (…voir la parabole du « fils prodigue »). ● Les noms de “Verbe” et de “Fils” (Q34, a1-a2). Le “Verbe” est-il un nom essentiel, comme “Dieu”, ou personnel, comme “Père” et “Fils” ? De tous les noms qui ont trait à la Connaissance divine, hors ceux de la Trinité suressentielle, “Verbe” est le seul attribué personnellement à Dieu, parce qu’il est le seul à signifier quelque chose qui procède directement de Lui ; il est Verbum Dei. Connaître la réalité divine n’est pas la saisie d’un objet, à la façon d’une opération cognitive, dépendante de la raison, mais suppose l’activité immanente de l’intellect, par identification immédiate du sujet connaissant à l’objet connaissable : ici Dieu lui-même. Si l’on peut entendre le vocable “parole de Dieu” comme métaphore, on doit d’abord reconnaître en Dieu un “Verbe” au sens propre, comme on doit reconnaître la Personne du “Fils”. « C’est en se connaissant lui-même, ainsi que le Fils et le SaintEsprit, et tous les autres objets compris dans sa science, que le Père conçoit dans son Verbe : si bien que, dans le Verbe, c’est la Trinité entière qui “est dite” (dici), et même toute créature. […] “Dire” se rapporte d’abord au verbe conçu, puisque dire c’est émettre un verbe […] Ainsi donc, la seule Personne qui “dit” en Dieu est celle qui profère le Verbe, bien que chacune des personnes connaisse et soit
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connue, et par suite “dite” dans le Verbe.190 […] En Dieu, l’appellation de “Verbe” est un nom propre de la personne du Fils […] C’est la même propriété personnelle qui est signifiée dans les deux noms de “Verbe” et de “Fils” […]. Pour faire valoir qu’il (Jésus-Christ) est consubstantiel au Père, on l’appelle “le Fils” […], et parce qu’il est engendré d’une manière immatérielle, on l’appelle “le Verbe”. » ● Le nom “Esprit Saint” (Q36, a1). Il y a en Dieu deux genres nommables de processions, par voie d’émanation et par voie de génération ; mais ce qui s’accomplit par mode d’amour n’a pas de nom propre, et les relations qu’on y considère demeurent innommées ; pour la même raison, la personne qui procède ainsi n’a pas de nom propre. « L’usage scripturaire a pourtant fait prévaloir […], pour désigner la Personne divine qui procède par mode d’amour, le nom d’“Esprit Saint”. Saint Augustin dit : L’Esprit Saint, parce qu’il est commun aux deux premières Personnes, reçoit lui-même pour nom propre une appellation commune aux deux. Le Père en effet est Esprit et Saint, le Fils aussi est Esprit et Saint […] Le mot spiritus évoque une impulsion, une motion (souffle, exhalaison, respiration…). Or le propre de l’amour est de mouvoir (ré-animer) la volonté (d’entraîner ainsi, par un processus spirant, les puissances de l’âme vers le Haut) de l’aimant (aspirant à la sainteté) vers l’aimé […] Donc, parce qu’il y a une Personne divine qui procède par mode d’amour, de l’amour dont Dieu est l’objet, c’est à bon droit qu’on l’appelle l’Esprit Saint […] Si l’on prend le vocable Esprit Saint comme un seul mot, c’est alors le nom réservé par l’usage de l’Église à désigner celle des trois Personnes qui procède par mode d’amour […] Le nom de Fils dit pure relation d’émané à principe (émanant) ; tandis que les noms de Père et d’Esprit (comme principe moteur) disent relation de principe. Or, il n’appartient pas à une créature d’être principe. Voilà pourquoi, en parlant des Personnes divines, nous pouvons dire : “notre Père” et “notre Esprit” (par mode d’émanation), mais non pas “notre Fils” (par mode de génération) ». ● Le nom “Amour” (Q37, a1). Amour est-il un nom propre du Saint-Esprit ? « Quand il s’agit de Dieu, le mot amour peut se prendre 190
« Ce qui est “dit” ou “proféré”, ce n’est pas seulement le verbe, mais la connaissance que le verbe exprime, et donc tout ce qui est connu par cet acte de connaissance » (note de l’Éditeur, S.Th., p. 401, note 2).
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en deux sens, essentiel ou personnel. Au sens personnel, c’est un nom propre du Saint-Esprit, dans le même sens où “Verbe” est le nom propre du Fils. Rappelons qu’il y a en Dieu une procession par mode d’intelligence, ou procession du Verbe, l’autre par mode de volonté, ou procession de l’Amour (sachant qu’il y a similitude entre intelligence et volonté, du côté de l’homme, comme entre Verbe et Amour, du côté de Dieu) […] Si l’on considère le sens original d’amour et de dilection, qui évoque le rapport de l’aimant à l’aimé, on n’emploie amour et aimer que comme attributs essentiels. Mais, si nous employons ces mots pour exprimer la relation qui rapporte à son principe ce qui procède par mode d’amour, ou inversement, si par amour nous entendons l’amour qui procède, et par aimer la spiration de cet amour, alors “Amour” est un nom de Personne, et “aimer” est un verbe notionnel. »
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Chapitre XII
DES NOMS DIVINS (2)
Le “Je Suis…” chez Maître Eckhart Dans son Commentaire du Livre de l’Exode, le théologien et mystique allemand Johannes Eckhart (†v.1327) s’attache à l’herméneutique du Je suis Celui qui (Je) suis (Ehéyhé Ashèr Ehéyhé) du Buisson ardent : réponse essentielle donnée à la question somme toute provocatrice (tout « prophète » n’est-il pas un « pro-vocateur » de Dieu ?) de Moïse. Et Dieu dit : Voici ce que tu diras aux Israélites : Celui qui s’appelle “Je suis” (Ehéyhé) m’a envoyé vers vous (Ex 3, 14-15). Rappelons que plusieurs propositions doctrinales de « Maître Eckhart », jugées suspectes pour leur manifeste affinité néoplatonicienne et dionysienne, ont été condamnées par Jean XXII, en 1329. Ce qui est mis en cause par l’Église, dans la gnose ou la théologie mystique, c’est la possibilité d’une connaissance directe et expérientielle de Dieu ; et cette défiance, dès lors qu’elle se fixe dogmatiquement et devient l’objet d’enjeux partisans, n’ayant parfois plus guère à voir avec l’exigence de vérité, introduit quasi fatalement une divergence entre intelligence et foi, aux dépens de la libre révélation de la Parole ellemême. Mais la perspective gnoséologique d’Eckhart concerne apriori un type humain peu commun, intellectuellement supérieur, en quelque sorte préjugé et sauvé par la qualité intrinsèque de sa nature. L’Église, qui s’adresse légitimement à tous, peut difficilement le reconnaître, surtout à des époques où elle sent son autorité (ou son 199
pouvoir !) contestée. Au peuple de Dieu doivent suffire les œuvres méritoires, pour se sauver de la damnation ou d’une pénible purgation posthume, avec la promesse de goûter la récompense d’un paradis consolateur des misères terrestres. Les condamnations de l’Église sont-elles pour autant justifiées ? Nous n’en jugeons pas, mais force est de constater que ce qui se disait ouvertement aux temps d’Origène, de Grégoire de Nysse, d’Évagre, de Denys, et même encore après le dernier des sept conciles œcuméniques, paraissait facilement suspect à la fin du Moyen Âge, à l’aune d’une Inquisition pour le moins sourcilleuse.191 De fait, après Eckhart et les mystiques rhéno-flamands, la gnose chrétienne192 que véhicule par voie de grâce l’élite spirituelle, se fera plus discrète, se couvrant (non sans réussite d’ailleurs) du manteau de possibilités dévotionnelles renouvelées ; les cultes « populaires » rendus au Nom de Jésus, à la Croix, au SacréCœur, à la Vierge Marie, à la Sainte-Trinité ou au Saint-Sacrement, sont porteurs d’une vaste science, dont les bénéfices spirituels ne sont toujours pas épuisés... Avant d’exposer la perspective d’Eckhart, au demeurant sur plusieurs points difficile à suivre, nous pensons utile de rappeler ce qu’avant lui saint Thomas d’Aquin (S.Th, Q13, a11), dans la lignée augustinienne qui fut la sienne, nous dit de la vocation suréminente du Celui qui est de l’Exode (3,14), et qu’il estime, pour trois raisons, « le nom le plus propre à Dieu » : 1/ À cause de sa signification : car il ne désigne pas une forme particulière d’existence, mais l’existant même. Aussi, puisque l’existence de Dieu est identique à son essence, ce qui ne convient qu’à Lui seul, entre tous les noms il est le plus propre à le nommer. 191
Rappelons la fin sur le bûcher de Marguerite Porete, béguine valenciennoise, admirable mystique du début du XIVe siècle (Le Miroir des âmes simples anéanties). Cette époque connut un durcissement temporel de l’Église, consécutif notamment à l’échec des dernières Croisades. La quasi-fermeture des voies d’accès vers l’Orient, avec la liquidation de l’Ordre du Temple, aura des conséquences subtiles fortement négatives. Rappelons qu’Eckhart fut un contemporain de l’ « exilé » Dante. 192 Suivant Clément d’Alexandrie, quatre apôtres ont reçu du Christ et transmis oralement la connaissance cachée (gnose) : Pierre, Jacques, Jean, Paul ; correspondant aux quatre modes de la Foi : ecclésiale, morale, contemplative, doctrinale. La « tradition origènienne » relève de saint Jean, la « tradition dionysienne » de saint Paul. Sur ce sujet : Jean Borella, Ésotérisme guénonien et mystique chrétienne, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1997, p. 226 sqq.
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2/ À cause de son universalité : car tous les autres noms sont moins étendus, ou bien allient quelque chose qui le détermine d’une certaine manière. Or toute détermination ou particularité est en défaut par rapport à son essence, à ce qu’est Dieu en lui-même. Moins les noms sont déterminés, plus ils sont généraux et étendus, et plus proprement nous les disons de Dieu (qui est Un, Cause universelle et Fin unique). 3/ À cause de ce qui est inclus dans sa signification : car ce nom signifie au présent, et cela convient souverainement à Dieu. Dieu n’a pas d’origine et de fin, de passé et d’avenir ; étant unique, il est “éternel présent”. Maître Eckhart considère, lui, les trois termes modaux (pronominal, nominal, dénominal = verbal substantif ou déverbal) du « Nom » que Dieu donne à Moïse, séparément, dans leurs relations et comme totalité. De ce passage assez abscons, nous pouvons comprendre que le premier terme (Je suis) signifie le sujet pro-nominé ; le deuxième (Celui qui), l’objet nommé ; le troisième (“Je” Suis) le prédicat dé-nominant. Chaque terme de ce qui constitue ici le grand nom convient à Dieu d’une manière propre, et l’ensemble satisfait aux conditions d’une triangulation métalogique. 1/ “Je suis”. Le Je, pronom personnel discrétif (en introduisant une radicale discontinuité du verbe dans le Silence), désigne ici la substance une, sans mélange de qualités ou de formes étrangères. Dieu ou Je suis est absolument au-dessus de l’accident, de l’espèce, du genre… ; comme si Dieu disait : « Seul Sujet, “Je suis” pure Essence ». 2/ “(Celui) qui” est le nom à la fois démonstratif et attributif, entendu en un sens indéfini qui convient à Dieu, dans l’extension universelle de sa solitude et de son éternité. 3/ “(Je) suis”. Le Je ici substantivé est le prédicat de la proposition ; comme si Dieu disait : « En toute chose, “Je suis” l’Être unique, le Sujet-Objet simple ». Le « Je Suis » se répète, car toute affirmation de ce qui n’est pas Celui qui (est), comme toute négation de ce qui est Celui qui (est), s’exclue de son Être propre, et se voue à la ruine. Dieu prévenant se désigne ainsi à ceux qu’Il veut affranchir du monde. Si par absurde la structure dénominative du troisième terme différait de celle du premier, on n’aurait plus là le Nom de Dieu
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“Essence-Être”, mais celui d’une qualification particulière, ce qui suppose autant de possibilités privatives. Or, à l’épisode régénérateur du Buisson ardent les temps ne sont pas consommés, et le « peuple élu » est a priori totalement sous la juridiction du Dieu-Un : Essence et Être. En Dieu seul la Quiddité et l’Anité coïncident dans la réponse au Qui es-Tu ?, alors que dans les choses le « quoi est (ceci/cela) ? » (quid est) et le « où est (ceci/cela) ? » (an est) sont en déséquilibre ; l’être et l’essence sont désunis, ce qui rend les choses incertaines et troubles au regard de la Réalité. Dieu signifié, lui, n’a pas de quiddité hors l’anité de l’Être signifiant ; Il est toujours et partout, hic et nunc, toute Essence et tout Être. La répétition du Je suis signifie ensuite, dans l’être, « une certaine conversion réflexive, sa manence et sa fixation en lui-même, (ensuite) un certain bouillonnement ou parturition de soi, s’échauffant, se liquéfiant et bouillonnant par soimême et en soi-même, lumière dans et vers la lumière, se pénétrant totalement, réfléchie toute entière sur elle-même et renvoyée de partout ». Cette même affirmation signifie, comme dit saint Augustin (De la Trinité, VIII, c.3) que « Dieu n’est ni la bonne âme, ni le bon ange, ni le bon ciel, mais le bien en soi […] “Le bien en soi” signifie le “bien” sans mélange et souverain, fixé en lui-même, sans aucune dépendance, revenant sur soi-même d’un retour complet. Ainsi l’affirmation : Je suis celui qui suis signifie l’indistinction de l’être et sa plénitude ». Quis est adjectif interrogatif (quel) ou pronom interrogatif (qui, quoi, que). Moïse interroge Dieu sous ce double rapport : S’ils (le peuple) me demandent quel est son Nom (à Dieu)… que leur dirai-je ? (3, 13) ; ainsi il pré-qualifie et pré-nomme Dieu. Quid (« Celui qui » → « qui Celui ? ») est ici un nom interrogatif, qu’on pourrait traduire dans le contexte par « (de) quoi Celui est-il ? ». Ce qui importe ici, relève Eckhart, c’est que le double questionnement “quis” et “quid” « concerne la quiddité ou l’essence de la chose, que le nom signifie et que la raison (à l’aplomb de l’intellect) définit ». Le nom signifie l’essence (quiddité) et l’intellect définit l’être (anité). En toute chose créée, divisible et reproductible, l’être vient d’un « autre » être (esse), alors que l’essence (essentia) ne vient pas d’un « autre » ; elle est ce qu’elle est, toujours homogène, pure et inaltérable, et c’est seulement en tant que substance ou soutient (sub-stare) de l’existence (ex-stare) qu’elle est
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connaissable de façon définie, définissable comme le veulent les « catégories » philosophiques. « En conséquence autre est la question “an est”, portant sur l’anité ou l’être substantiel de la chose, autre est la question “quid est” portant sur la quiddité ou l’essence de la chose. » Il serait stupide, poursuit Eckhart, de dire d’une créature, homme, ange ou autre, qu’elle est parce qu’elle est… « Mais dans le cas de Dieu, où l’anité (être) est la quiddité (essence) elle-même, on répond convenablement à qui demande : “Qui est Dieu ?”, ou “Qu’est-ce que Dieu ?”… que “Dieu est”. Car l’être est la quiddité de Dieu (en Lui-même sa substance est pure, sans accident, elle « est ») : Moi, dit-Il, Je suis celui qui suis. » Le dominicain reprend alors Maïmonide… Dans le Guide des Égarés (I, c.62), le fameux philosophe et théologien juif du XIIe siècle traite en effet de la proposition divine du Buisson ardent, restée inouïe du Peuple. Maïmonide semblerait entendre que la réponse Je suis celui qui suis équivaut au Tétragramme sacré, fixé dans la Torah mais dont la juste prononciation est perdue. Il voudrait dire que le sum énoncé comme premier terme, signifie l’essence propre du grand Nom, et constitue le sujet pro-nommé, ou dénommé. Alors que le sum répété comme dernier terme, signifie l’être du grand Nom et constitue le prédicat dénominant, ou dénomination. Notre suffisance vient de Dieu (2 Cor 3, 5). Maître Eckhart souligne le fait qu’en général le dénommé est imparfait, car le sujet de la proposition est en quelque sorte conformé à la déficience ou incomplétude du nom ; l’essence du sujet nommé tend ainsi à se substantifier en formes qui se complexifient et s’excluent (ce qui est le processus même de la création). D’ailleurs, suivant Boèce, « une forme simple ne peut être sujet », car une forme pure et simple ne peut avoir d’associé, et ne peut se dissocier. « Or, le dénominant ou dénomination se comporte toujours comme la forme et la perfection du sujet dénommé ; par exemple lorsque quelqu’un est dit “être juste, sage…”, l’essence ne se suffit pas à elle-même ; elle est besogneuse et mendiante, manquant de quelque chose (d’un substantif) qui la rende parfaite. Or manquer de quelque chose et ne pas se suffire à soimême, est étranger à l’essence divine. Le premier est riche par soi dit Aristote (ici le premier “Je suis” est affirmation essentielle du Sujet dénommé ; le second “Je Suis”, ou “autre” substantiel, n’est riche que
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par le premier). Donc lorsqu’Il dit : Je suis celui qui suis, Il enseigne que le prédicat suis, énoncé en second, est le sujet Je suis, énoncé en premier ; que le dénominant est le dénommé ; que l’être est l’essence ; que l’anité est la quiddité. Que l’essence se suffit à elle-même, pour tout et en tout, qu’elle est sa propre suffisance ; qu’elle ne manque d’aucun étant, de rien d’autre hors de soi, pour sa perfection. Une telle suffisance est propre à Dieu seul, (car) en toute chose (ou nom) en deçà de Dieu (ou du Nom de Dieu), l’essence ne se suffit pas à soimême (l’étance de la chose est déficiente, imparfaite au regard de Dieu) […] Dieu est l’être même, comme (Il se) dit au Sinaï : Je suis Celui qui suis… Donc Il est l’être nécessaire. Lui n’a aucun besoin, car rien ne lui manque, mais tout a besoin de Lui. En dehors de Lui il n’y a que néant, que manque d’être (il n’y a rien), comme le malade manque de santé […] Ne manquer de rien, c’est la perfection souveraine, c’est l’être parfaitement plein. Et être plein (d’être… ou du nom d’être), c’est le vivre et le savoir, ainsi de suite de toute autre perfection. En effet, Il (Dieu, l’Être un) est pour soi-même comme pour toute chose. Lui-même étant sa propre suffisance, Il est suffisance de toute chose : Notre suffisance vient de Dieu (2 Cor 3, 5). Dieu ne peut manquer d’être, puisqu’Il est lui-même l’Être ; Il ne manque ni de sagesse, ni de puissance, ni de quoi que ce soit d’ajouté, de différent ou d’étranger, mais au contraire (dans les choses) toute perfection (particulière) manque de Lui… »193
Une philosophie du “Verbe-Nom” au XXe siècle Dans le premier tiers du XXe siècle, un certain nombre de théologiens et penseurs russes portèrent leurs réflexions sur la nature du Nom de Dieu. La Philosophie du Verbe et du Nom (1922), conçus comme opération de la Puissance divine, Énergie de la Divinité, couronnera à sa façon l’œuvre particulièrement forte et riche, sans doute encore
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Nous suivons autant que possible la récente (et courageuse !) traduction de Marie-Annie Vannier (Les Mystiques rhénans, anthologie, Cerf, 2010, p. 97 sqq.), en évitant les passages inutilement répétitifs ou obscurs, et en retouchant quelques détails de grammaire ou de ponctuation ; les parenthèses sont de nous.
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trop méconnue en France, de leur chef de file : l’archiprêtre Serge Boulgakov (1871-1944).194 Boulgakov reprend la distinction palamite entre l’Essence, qu’on ne saurait exprimer, et les Énergies divines, nommées et connaissables. « Le nom de Dieu apparaît ainsi comme l’incarnation humaine de l’énergie divine »195. Dieu se nommant Lui-même dans l’Acte permanent de sa création, « l’incarnation de Dieu est aussi nécessairement celle du nom : déification de l’humain et humanisation du divin. »196 Le maître considère avec justesse et d’une belle expression que les noms divins sont « des moyens par lesquels Dieu se révèle, des théophanies, des condescendances théophores. » Les noms divins sont des attributs ; plus précisément, des modes attributifs immanents au Sujet unique, essentiel, qui les transcende. Ils sont par le fait des réceptacles de la Présence (= la Shekinah hébraïque résidant dans le Tabernacle et le Temple) et, pour les baptisés « au Nom » du Seigneur, comme autant de vases remplis de la Lumière résurrectionnelle manifestée au Thabor. Affirmation ou dévoilement mystérique du « Moi » divin infini (le Je-Suis de l’Étance, ouï par Moïse), qui se réfracte indéfiniment dans les degrés de l’existence, jusqu’à s’incarner dans la finitude du Corps de Chair du Christ, et à informer le corps de l’Église pendant la durée de l’âge de la « Loi de la Grâce ». À la révélation vétérotestamentaire du Nom d’« Être » faite à Moïse, Nom dont la structure consonantique quadrilittère YHVH est (dans l’économie propre du judaïsme) le plus complet développement, Boulgakov, dans la ligne de la patristique orientale, fait correspondre le don néotestamentaire du Nom “Jésus”, révélation faite à la très sainte Vierge, Mère du Dieu vivant. “Jésus” se substituera désormais au Tétragramme, dont la prononciation régulière est d’ailleurs perdue et qui, dès lors, se trouve privé de son 194
Les traductions des ouvrages du Père Boulgakov sont disponibles aux éditions L’Âge d’Homme (Lausanne-Paris). 195 Monseigneur Hilarion, « L’Onomatodoxie après la controverse onomatodoxe », Buisson Ardent, n°10, 2004, p. 140. Excellente introduction à la pensée complexe de Boulgakov. 196 Serge Boulgakov, La Philosophie du Verbe et du Nom, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1991, p. 193, et p. 192, 200,198 pour les cinq citations suivantes.
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efficacité théurgico-liturgique. Par l’incarnation du Verbe, qui n’est autre que son propre Nom, Dieu se révèle nouvellement aux hommes : « Le Seigneur s’est incarné réellement […] par la chair, mais aussi par le Nom. » Osons avancer que l’Être « renouvelle » ou « réactualise » son Nom, en même temps qu’Il (se) donne surabondamment à chacun des baptisés… au Nom du Seigneur. Suivant la nouvelle Alliance : « Tout cœur humain est le temple (du Nom de Jésus) et chaque fidèle (en) a le sacerdoce, portant le sceau de son nom. » Dans le judaïsme, au contraire, le Tétragramme est le Sceau ou le Symbole irréductible de la création et de l’homme, donc aussi celui du « peuple élu » qui en est comme l’incarnation ; il est d’ailleurs « inscrit » dans le « bouclier de David » qui protège les juifs et eux seuls de leurs ennemis, légions étrangères au service de Satan et qui visent à empêcher l’unité des douze Tribus, donc de l’Homme, et la venue du Messie. Le Nom, « caché » pendant l’entre-temps de l’exil et de la dispersion, ne saurait pour autant être déclaré invalide, sauf imposture sacrilège, avant que le vrai Messie d’Israël n’en manifeste l’essentielle et universelle signification. De fait, pour la plupart des juifs religieux, “Jésus-Christ” est une sorte d’imposteur, quant au nom comme à la fonction… un imposteur ayant « réussi » ! Par la grâce du nom révélé du Dieu fait Homme, du Dieu-Homme (Seigneur Jésus-Christ), le divin et l’humain se conjoignent à nouveau (comme les « moitiés » symboliques, supérieure et inférieure, du Magen David), et le chrétien, dont l’humanité divine n’est encore au baptême qu’une virtualité, peut réaliser cela effectivement, hic et nunc, par l’assimilation eucharistique de la chair et du sang de Dieu. Ce qui constitue, pour les théologiens philosophes, la supériorité intrinsèque du Nom “Jésus-Christ” sur le Tétragramme et n’importe lequel des noms divins de l’ancienne Alliance, c’est qu’il est explicitement « à la fois » nom de Dieu et nom d’Homme. Jésus-Christ, seconde Personne de la divine Tri-unité, est Fils « unique » de Dieu et son « semblable » ; on pourrait dire son « un » (→ sem). Pour cela, seul ce nom (Ye-shou : « Dieu Sauveur ») sauve des ténèbres de la séparation existentielle ; chute et dégradation engagées avec la transgression d’Adam douloureusement répétée, par l’humanité en général, et de façon particulière par les fils d’Israël, lorsqu’ils adorent le monde illusoire du veau d’or.
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Pour autant, nulle confusion contenu–contenant. Boulgakov compare le Nom de Dieu à la myrrhe, et son enveloppe phonétique, morphématique, au vase dans laquelle elle est conservée, à l’abri de la corruption mortelle du temps. Quelle que soit la forme particularisée du réceptacle cardiaque, autrement dit le nom propre de chaque baptisé « au Nom du Seigneur », l’essence divine (sous un autre rapport, la « présence ») est une et permane en chacun ; au contraire de l’ « énergie » (sous un autre rapport, la « grâce »), cette essence, ou substance pure et indifférenciée, ne diminue, ni n’augmente.197 Autre point important. Comme tout patronyme porte son patrimoine généalogique, qui est en somme l’unité irréductible de sa signification (en sémantique, on dira son sémène), ainsi en est-il du nom “Jésus” – très usuel parmi les anciens juifs – qui, en tant qu’il est celui du Christ (l’Oint), et non celui de quelqu’un d’autre, est porteur de sa propre « généalogie » (donnée par Matthieu et Luc avec une variante). « Contenant » en quelque sorte tous les ancêtres du Christ, « le nom de tous les noms », proprement universel, embrasse depuis Adam l’humanité correspondante, autrement dit toute l’ « Église mystique », par Abraham, Isaac, Jacob et la tribu royale de Juda. « Le Nom de Jésus (le Fils de l’Homme) est l’Église, c’est-à-dire l’essence intégrale et divine de l’homme. » Lorsque Boulgakov dit que « les noms de l’humanité entière ne sont que le nom manifesté de l’Adam céleste », il rejoint quelque peu l’opinion des talmudistes et kabbalistes, pour qui les noms des âmes israélites sont attachés au Nom secret gravé sur la couronne de l’Archange suprême Métatron, précisément identifié à l’Adam Qadmon céleste. Les noms des hommes sont comme l’humanisation audible (et lisible, car ils s’écrivent) des énergies divines. Ils sont des puissances actives, comme les noms divins sont puissants et agissants. Du point de vue chrétien, le Nom du Seigneur Jésus, qui est « au-dessus de tout nom », les contient tous ; non telle énergie ou puissance manifestée, mais Dieu Lui-même fait Humanité, Dieu incarné. Le Nom de Dieu est Dieu Lui-même… La formule incisive de Jean de Cronstadt souleva de vives polémiques, en laissant concevoir une 197
L’Énergie divine n’est elle-même pas différenciée, mais elle agit comme principe de différenciation de la substance ; sans Énergie pas de création, comme sans Grâce pas de moyen de conscientiser et donc de réaliser notre humano-divinité.
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relation d’identité entre Dieu et son Nom. Or le terme « est Dieu » est ici, grammaticalement, prédicat du sujet « Nom de Dieu ». L’affirmation est en fait distincte du sujet dont on parle : « Dieu » et « Nom » (de Dieu) ne sont pas deux objets de pensée identiques (lat. scol. identicus et pronom d’identité class. idem : « même »). Par « est Dieu Lui-même », on doit entendre la Présence même de Dieu, avec la totalité intégrative des Attributs divins (verbalisés dans les litanies). Le « Nom de Dieu » – dans le contexte, celui de la deuxième Personne : « Jésus » – est Présence personnifiée, ou personnification théonymique de Dieu. S’il n’y a pas proprement identité, au sens philosophique du mot, on peut bien en revanche parler de similitude (lat. class. similis, probable dérivé de la racine indo-européenne sem : « un »). D’un point de vue métalogique, Dieu (Lui) et son Nom sont « uns » dans ce qu’on peut en dire et en entendre. « Le Nom de Dieu est Dieu » marque ainsi la re-semblance du Dieu-Un (ou tri-unitaire, au regard de la doctrine des Personnes divines) et du Nom-Un. Le Nom de Dieu (“Seigneur”, “Jésus”, “Christ”…) est le nom de l’Innommable (la Déité suressentielle, dans sa propre Absence, restant absolument anonyme), l’audible de l’Inaudible ; comme l’icône, suivant l’Aréopagite, est le visible de l’Invisible. Il en est encore le Symbole, au sens élevé du grec symbolon : verbe sumballein (également rac. sem), qui signifie ici con-joindre ou ré-unir le Verbe au Nom qui le manifeste. À propos de l’icône, justement, Serge Boulgakov soutiendra l’idée d’une corrélation entre celle-ci (« un nom développé ») et le nom divin (« icône verbale de la Divinité »). Image et verbe, lumière et son. De fait, « tout portrait exige d’être nommé. Un portrait sans nom […] est dépourvu du point final qui l’affermit […] Seul (le nom) parfait, atteste. »198 Et le « portrait icône » du Dieu vivant a pour unique nom d’attestation “Jésus”, dont les cinq lettres sont comme la trace incarnée du Feu sur-lumineux du « Je Suis » sinaïtique. L’énonciation du Nom de Dieu « sacramentalise » la parole. Il est « un très saint symbole verbal. »199 Un « autel verbal », dira le théologien philosophe qui va jusqu’à évoquer la « transsubstantiation » 198 199
Serge Boulgakov, L’Icône et sa vénération, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1996, p. 65. Serge Boulgakov, La Philosophie…, p. 186.
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du Nom. Lorsque nous disons le Nom de Dieu, nous ne possédons pas Dieu (cette erreur fut dénoncée comme hérésie), mais nous entrons dans sa Présence, revêtue de ses manifestations attributives. Si Dieu « entend » nécessairement celui qui le loue (par son Nom), il est trop évident que la qualité de l’invocation, donc la capacité de l’invocateur, peut grandement différer d’un sujet à l’autre. Beaucoup d’appelés mais peu d’élus… Bien peu « appellent » ou « entendent » du fond du cœur… comme bien peu, sans doute, communient en vérité. Si Dieu et son Nom étaient rigoureusement identiques, outre que cela supposerait une sorte de bicéphalisme du « Dieu un » (“Être” et “Essence” étant alors radicalement distinct), on peut penser que n’importe qui disant, distraitement ou par accident, le Nom des lèvres, sans réelle foi ni confiance en l’Opérateur divin, serait… déifié ! « La prière […] acquiert sa valeur objective d’union de l’homme avec Dieu justement grâce à la présence en elle-même de Dieu, grâce à la demeure200 en elle du Nom de Dieu. Celui-ci est le fondement ontologique, la substance, la vertu, la signification de la prière. Aussi celle-ci est-elle essentiellement le Nom invoqué. »201 C’est en premier lieu dans la « divine liturgie » que l’actualisation symbolique de Dieu et de son Nom opère ontologiquement, et non seulement psychologiquement comme une certaine « nouvelle théologie », trop souvent media de l’humanitarisme dominant, en suggère l’idée. « Le Nom de Dieu est le cœur de la liturgie et, à son tour, le cœur du cœur est le Nom de Jésus […] Si l’on écartait par hypothèse la puissance du Nom de Jésus, la liturgie tomberait en poussière… »202 Tout vicaire du Christ, et même chaque fidèle bien préparé à la vivre par la communion, devrait en être convaincu !
200
Rappelons que pour le judaïsme, cette « demeure », transcendante et immanente, n’est autre que le Tétragramme. 201 Serge Boulgakov, La Philosophie…, p. 202. 202 Serge Boulgakov, La Philosophie…, p. 204.
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Chapitre XIII
DU TÉTRAGRAMME À JÉSUS
« Tout ce que les cabalistes peuvent avec le Nom ineffable, les vrais chrétiens le peuvent d’une façon plus efficace avec le Nom prononçable de Jésus. » (Johann Reuchlin)203
Combinatoire des lettres et des nombres Certains savants chrétiens, hommes d’Église ou laïcs, approfondirent le mystère de l’intégration du Nom Jésus (Yeshou) dans le Tétragramme hébraïque “YHVH”. Imprononçable en l’état depuis la destruction du second Temple, il redevient audible et dicible avec l’avènement du Seigneur, sous la forme penta-grammatique “Y-H-ShV-H”. “Jésus” révèle et accomplit donc très littéralement le secret du Nom de Dieu. Lorsqu’on s’engage sur les terres de la « science sacrée », il est très souhaitable de connaître la langue de la révélation (ici l’hébreu), et de posséder certaines clefs comparatives au regard des formes culturelles et mentales dans lesquelles la tradition l’a fixée. Nous songeons à l’inscription du titulus, qui intègre le nom “Jésus-Christ” en qualifiant par trois fois, en hébreu, grec et latin, sa vocation de roi-messie universel. Cela fut bien compris au sortir du Moyen Âge et justifiera, avec le développement des études d’un humanisme bien compris, la création du fameux « Collège des Trois langues » à Paris (1530), ancêtre du Collège de France… Cette connaissance de la langue de la révélation, dans son rapport avec 203
J. Reuchlin, La Kabbale (De arte cabalistica), trad. F. Secret, Milano, Archè, 1995.
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celle de l’Église, s’imposa tout naturellement pour l’exégèse chrétienne du nom hébraïque “Jésus” ; s’agissant de montrer comment, par le nom de Dieu, par le nom du “Sauveur”, la nouvelle Alliance complète et réalise pour toujours la Loi de l’ancienne. Cette démarche satisfait les plus hautes exigences de la pensée et par là affermit les consciences. L’enjeu est donc aussi d’ordre apologétique, ce qui n’est pas à négliger. Malheureusement l’apologie et la dogmatique, plus largement la doctrine même des Pères, n’est plus guère au goût des jours « douteux » de notre époque ! Dans la perspective d’intertextualité testamentaire mise en œuvre par les pères de l’Église (par exemple Ambroise de Milan, écrivant que le Nom de Jésus « autrefois contenu dans Israël comme un parfum dans un vase scellé, s’est répandu dans le monde entier »), les plus savants exégètes s’emploieront à prouver la présence cachée du Nom du Sauveur et de la sainte Trinité dans le Tétragramme hébraïque. « Selon la propre langue des Juifs, le Nom de Jésus se compose de deux lettres (Y et V) entourant une lettre centrale (Sh)… et il désigne le Seigneur qui embrasse le Ciel et la Terre », disait déjà Irénée dans l’Adversus Hæreses. Le nom « Jésus » est en effet composé des lettres “Y-Sh-V” (phonétisées yeshou), dont la première et la troisième (l’alpha et l’oméga si l’on veut) sont précisément les initiales des deux binômes constitutifs du Tétragramme (YH-VH). Le yod est la lettre du Ciel et le vav celle de la Terre, dissociés depuis la Chute, mais que – par un grand mystère – la lettre shin, cachée jusqu’à la venue du Sauveur auquel elle s’identifie, doit finalement réunifier (Messie : Ma-Sh-Y-Ha). Cette lettre « salvatrice » est rapportée au Serpent d’airain par lequel Moïse (Mo-Sh-Hé) détournait les attaques de l’adversaire pendant l’Exode ; serpent qui, enroulé sur sa hampe (axe vertical de la descente alphabétique du “yod” dans la création), préfigure chrétiennement l’élévation sacrificielle du Fils de l’homme sur la Croix… elle-même symbolisée par le tau médian du grec SôTeR : sauveur. Le Nom du Dieu vivant étant désormais connu de tous et jusqu’à la fin des siècles, la Loi vétéro-testamentaire – passée de la puissance à l’acte – est virtuellement accomplie, et l’humanité doit se soumettre au régime de l’Église, car seul le nom “Sauveur” – qu’elle abrite comme Présence – sauve... L’exégèse chrétienne vise à conduire les juifs, encore attachés à la Loi patriarcale, au vrai sacrifice
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et à la religion universelle de l’Amour prêchés par le Seigneur. C’est le temps des disputations, mais aussi l’aiguillon des premiers travaux qui s’appuyèrent sur des considérations alphabétiques et numériques, d’ailleurs souvent conduits par des juifs convertis connaissant certainement le Sefer Yetsirah. Le Bahir, compilé en Languedoc vers 1180, et le monumental Zohar, qui circula sous forme de citations ou d’anthologies jusqu’au XVIe siècle (traduction latine de Guillaume Postel), firent pénétrer cette science chez les lettrés chrétiens épris de kabbale. Voici ce que disait le converti aragonais Moïse Sefardi (Petrus Alfonsus) qui, d’après Joachim de Flore, aurait le premier dévoilé le mystère chrétien du Tétragramme : « Tu t’apercevras que le nom “YHWH”, qui est un nom de trois lettres, quoi qu’il soit écrit avec quatre caractères […] est un et trois. Un, il désigne l’unité de la substance ; trois, la trinité des personnes […] Si tu joins la première (lettre) et la seconde, tu obtiens un premier nom ; si tu joins la seconde à la troisième, tu obtiens un second nom ; de même si tu joins la troisième à la quatrième […] tu auras un troisième nom. Et si tu les réunis de nouveau, il n’y aura plus qu’un seul nom. »204 Soit : Premier nom = “YH” ; deuxième nom = “HV” ; troisième nom = “VH”. Chacune des trois lettres possédant ses propres mesures ou déterminations (hébr. middot) spirituelles, les trois binômes mis au jour ont pu être rapportés aux Personnes de la sainte Trinité. « Ce thème fut surtout répandu par le Poignard de la foi, que composa, vers 1278, le dominicain espagnol Raymond Martin (†1282). » Un disciple, Arnauld de Villeneuve (†1311), rédigea ainsi une Allocution sur la signification du nom Tétragramme… et sur la révélation du mystère de la Trinité, à peu près à cette même époque où paraît le Zohar. Le Père est identifié au Yod (valeur 10), le Fils au Shin (valeur 300), le Saint Esprit au Vav (valeur 6) ; “Y-Sh-V”, soit le nom Yeshou = 316.205 On trouvera peut-être là (de façon quelque peu inattendue !) une
204
F. Secret, Les kabbalistes chrétiens de la Renaissance, Milano, Archè, 1985, p. 8 sq. La décomposition du nom “Jésus” suivant les valeurs guématriques propres cette fois à la langue grecque (soit les six lettres IHΣOVΣ) donne le nombre 888. Le “8” nombre la réintégration de l’heptade de la création des « trois mondes » dans l’unité de leur commun Principe : Octava perfectio est ! (Ambroise de Milan). 205
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validation de la position orthodoxe sur l’épineuse question du filioque : le Saint-Esprit procèdant du Père… par le Fils. Les gloses sur la relation méta-structurelle du Tétragramme avec la sainte Trinité et le Nom du “Sauveur-Messie” prirent une grande importance dans le milieu plutôt fermé des kabbalistes chrétiens de la Renaissance ; Pic de la Mirandole (†1494 ; Conclusiones…), Jean Reuchlin (†1522 ; De Verbo mirifico, De Arte cabalistica…), FrançoisGeorges de Venise (†1540 ; De Harmonia Mundi, Problemata…), ou le juif converti Paul Ricius (†1541 ; traducteur du Portæ lucis…) acquirent toutefois une certaine notoriété. Dans leurs considérations arithmosophiques, ils associèrent la tetraktys pythagoricienne à cette autre décade que constituent les sefirot hébraïques, le point d’appui étant dans la signifiance « guématrique » des lettres du Tétragramme. On dira ainsi que le yod (valeur 10), au commencement et à la fin de toutes choses, est la lettre de l’Unité totalement déployée. Le premier he (valeur 5) signifie la conjonction de Dieu et de la Nature. Le vav (valeur 6) renvoi au Sixième Jour, avec l’Adam androgyne, synthèse de la création ; comme copule grammaticale, il conjoint le Sujet divin à l’Attribut du Nom. Le he final (valeur 5) est l’Homme de la chute. Dix, cinq et six, « nombres circulaires pour signifier que Dieu est comme une sphère et procède par mouvement sphérique : rappelant tout à Lui, comme tout est sorti de Lui. »206 Quant à l’étude de la lettre médiane du nom du Fils (YShV), le shin (valeur 300 = Tau grec) – entre le yod (valeur 10) de la transcendance (Yh) et le vav (valeur 6) de l’immanence (Vh) – elle bénéficia de l’attention particulière des théosophes chrétiens. On rappellera que l’école judéo kabbaliste d’Abraham Aboulafia (XIIIe siècle) identifiait le « Fils de Dieu » à l’Archange suprême Métatron, autrement dit également au Messie. Les passages traitant cette question, « traduits en latin, ont exercé une certaine influence sur la kabbale chrétienne ».207 Pour Pic de la Mirandole, cette lettre signifie « que le monde repose parfaitement comme dans sa perfection (originelle), quand le Yod est conjoint avec le Vav, ce qui fut fait dans le Christ,
206
Blase Viegas d’Evora, Commentaire sur l’Apocalypse (1614). Moshe Idel, Mystiques messianiques…, trad. Cyril Aslanov, Paris, Calmann-Lévy, 2005, p. 136. 207
214
vrai Dieu et homme »208. Déjà dans la première moitié du siècle, le savant cardinal Nicolas de Cuse (†1464) considérait que le shin de “JéSus” renfermait le Nom tétragramme ineffable. Pour pouvoir être prononcé, et révéler ipso facto le nom secret du Messie – celui même de la Miséricorde divine – le Tétragramme doit intégrer, dans la vacuité de son propre cœur (« entre » Yh et Vh, ou plutôt en leur principe et fin communs), la consonne shin, donnant ainsi naissance au pentagrammate “YHShVH”. C’est ce qu’on doit entendre dans la prophétie de Michée : « Car voici que YHVH sort de son Lieu, Il descend sur les hauteurs de la terre… » (Mi 1, 3). Le « Lieu » (Maqom : MQVM, valeur numérique 186)209 est ici celui de l’Ayn-Sof ou de la lettre yod (valeur 10), et les « hauteurs » ou « hauts lieux », les dix réceptacles des Émanations séfirotiques.210 Pour les chrétiens, cette « sortie » ou « descente » de l’Aynn-Sof est évidemment l’Incarnation du Verbe, le Fils auquel fut donné le nom de Miséricorde : “Jésus”. Instrument parfait, jusqu’à la mort en chair et la résurrection en Gloire, de la toute Volonté du Père. Si le Tétragramme “YHVH” est le nom de Dieu sous le rapport de la Loi de rigueur, le pentagrammate “YHShVH” l’est sous celui de la Loi d’amour, donné aux hommes par Grâce miséricordieuse : du Père au Fils et par l’Esprit Saint, de Cœur à Cœur.211 « Les deux principales lettres de ce nom (le Tétragramme YHVH) à savoir le yod et le vav sont contenues dans le nom de Jésus. Et les deux he, par un très grand mystère sont mués en la lettre shin. » C’est que, poursuit le père François-Georges, la lettre shin « qui a le point sur la corne dextre » est celle par laquelle Dieu produit les choses spirituelles, alors que le hé est celle par laquelle Il produit les choses corporelles. Or toutes choses ayant été faites par le Verbe incarné – portant le nom “Jésus” – les “vertus et propriétés” désignées par les deux hé sont en lui. »212 Plus encore, Luis de Leὸn (†1591) écrira dans 208
Pic de la Mirandole : Conclusion, 14 ; dans Les Kabbalistes chrétiens…, p. 36. Il est remarquable que ce nombre soit celui de la somme des valeurs élevées au carré de chacune des lettres du Tétragramme, soit : 100 + 25 + 36 + 25 = 186. 210 « Réceptacle » : sens littéral du mot kabbale (racine KBL). 211 Rare semble-t-il dans l’iconographie chrétienne, le pentagrammate fut retenu comme marque corporative par Thomas Anshelm (Tübingen), l’imprimeur de Johann Reuchlin. 212 Dans Les Kabbalistes chrétiens…, p. 135. 209
215
Les noms du Christ : « L’original de ce nom Jésus qui est Jehosuah, possède toutes les lettres dont se compose le nom de Dieu (= le Tétragramme) et il en a deux en plus (qui) lui donnent une prononciation […] afin que le nom soit un portrait de l’être. »213 Enfin, le passage du tétragrammate indicible au Nom salutaire, connu des hommes, par intégration de la lettre médiane shin, peut être envisagé comme une expression possible des trois tendances humaines fondamentales (les guna de l’hindouisme). - Le vav ()ר, qui provient graphiquement du yod principiel, figure le mouvement créateur descendant. Il symbolise ontologiquement l’éloignement graduel du Principe (Ayn Sof), tout en maintenant de façon conjonctive le Lieu du Créateur (Maqom) avec la Manifestation et les créatures. - Le hé ( )תfigure l’expansion horizontale de la Manifestation, à tel ou tel degré ou état d’être. - Le shin ( )שenfin, dont la graphie est schématiquement celle de trois vav réunis par une même base horizontale (le « socle » de la création), figure le mouvement (re)créateur ascendant. C’est donc le shin (= 300 : répétition dans les « trois mondes » du développement cubique de l’unité) qui offre, par la trinité hypostatique de ses trois hampes – soit Père, Fils, Saint-Esprit – de reconduire les lettres de la création (car il ne saurait y avoir de créature existante sans lettres pour la nommer) au yod principiel (valeur 10), donc à l’Un (= 1).
Les trois cercles « Ce cercle ainsi conçu, qui semblait en toi lumière réfléchie, longuement contemplée par mes yeux, à l’intérieur de soi, de sa même couleur, me sembla peint de notre image ; si bien que mon regard était tout en elle. »214
213
Ibid., p. 137 sq. Relevons la fréquente confusion entre Yehosuah (YeHoShou’Ha), que traduit Josué, et Yeshou (YeShou) que traduit Jésus. 214 Dante, La Divine Comédie, Paradis XXXIII, 127-132, trad. Jacqueline Risset, Paris, Garnier-Flammarion, 2004. Pour rendre l’intention de Dante, il vaut mieux traduire l’italien viso par « visage » plutôt que par « regard ». Le regard ou la vue (vista) est chez l’homme le moyen de percevoir le visage (viso) ; autrement dit d’appréhender de façon im-médiate la personnalité qu’il reflète vers l’extérieur. Alors qu’il s’agit ici
216
Dans l’étude qu’il a consacré à la Divine Comédie et au parcours spirituel, qualifié de « processus d’apothéose », de Dante Alighieri (†1321), Jean Canteins215 envisage la question des « trois cercles » de la vision finale du Florentin. Figure ancienne, qu’on trouve notamment dans une planche du Liber Figurorum, attribué à l’abbé cistercien Joachim de Flore (†1202)216, et reproduite en hors-texte. Il s’agit de « trois cercles égaux qui s’interpénètrent en se recoupant chacun en deux points de leur circonférence »217 ; le cercle de gauche représente le “Père” (PATER), le cercle de droite, le “Saint-Esprit” (SPS.SCS), et le cercle du milieu, le “Fils” (FILIUS, orthographié FLIVS) ; l’ensemble signifiant ainsi la divine Trinité. D’autre part, en leurs centres, sont inscrits trois groupes d’un total de quatre lettres, onciales ouvragées de taille plus importante : “IE” pour le Père, “UE” pour le Saint-Esprit et, par recoupement partiel de ces deux, “EU” pour le cercle médian du Fils ; soit le quadrilittère “IEUE”. Il s’agit d’examiner cette figure, et par voie de conséquence d’éclairer le symbole dantesque, en la livrant à une interprétation christique et trinitaire du “IEUE” joachimite, sans exclure la pertinence de sa relation avec le Tétragramme hébraïque. Rappelons que pour Dante, le Nom primitif de Dieu était “I”, équivalent bien sûr du “yod” hébraïque. “IEUE” (ou la Trinité) et “YHVH” sont équivalents numériquement. Nous remarquerons en outre les valeurs développées. Pour le Père : I ou Y = 10, E ou Hé = 5, soit total 15 ; pour le Fils : E ou Hé = 5 ; U ou V = 6, soit total 11 ; pour le Saint-Esprit : U ou V = 6 ; E ou Hé = 5, soit total 11. Le total “Père-Fils-Esprit” (15+11+11) est 37 ; nombre très particulier dont la somme des chiffres est 10 (valeur du “I” ou “yod”), donc réductible à 1, et le produit 21 (soit 2+1= 3) : il conjoint donc Unité et Trinité (ou Tri-Unité).
du « face à face » du pérégrin avec son image divine (= cercle du Fils), comme le montre J. Canteins (note infra). 215 Jean Canteins, Dante, I - L’Apothéose, Milan, Archè, 2003. 216 Fondateur d’une congrégation érémitique, sa pensée imprègnera, aux XIIIe-XIVe siècles, le parti spirituel des Franciscains (ou fraticelles), auquel s’opposeront durement les conventuels et Rome ; rappelons que Dante lui-même fut condamné au banissement perpétuel par les guelfes « noirs ». 217 Jean Canteins, Dante…, p. 136.
217
L’Auteur montre les correspondances hypostatiques de la figure joachimite, entre “I” (Père), “U” (Fils), “E” (Saint-Esprit), et les lettres grecques alpha (A α : valeur 1) et omega (Ω ω : valeur 800), qui accostent Jésus-Christ, au titre de Premier et Dernier ou Principe et Fin de sa divine mission (Ego to Alpha kai to Omega ; Ap 21, 6 ; 22, 13). En outre les trois lettres correspondent aux prophètes Moïse (I), Élie (E) et Jean-Baptiste (U), avec le cycle développé (I→E→U→E) : Moïse → Élie → Jean-Baptiste → Élie. Soit le mystère de l’Élie qui est déjà venu, et de l’Élie qui doit venir, celui-ci annonçant, avec l’achèvement de la conversion d’Israël (au « Jour du Seigneur »), la parousie messianique. L’identification par le Christ de Jean-Baptiste avec Élie étant d’ailleurs explicite dans l’Écriture, et symbolisée ici par le bilittère “EU”, inscrit dans le cercle médian du Fils. À la temporalité « passé → présent → avenir », correspondent les représentations prophétiques de Moïse, Jean-Baptiste, Élie, avec les trois personnifications hypostatiques de Dieu : Père–Fils–Saint-Esprit ; aussi bien les règnes de la Loi, de l’Amour et de la Grâce. La division quaternaire (IEUE) et quinaire (pour les aires), qui résulte de l’entrelacement ternaire des cercles des Personnes divines (IEU), amène une certaine complexion logique quant à l’interprétation approfondie de la pérégrination visionnaire de Dante. Apparents embarras que Jean Canteins surmonte en mettant notamment en œuvre la notion fondamentale de « retournement », de fait explicite dans plusieurs épisodes de la divine Comœdia. Soulignant au passage que le choix de ce mot comme titre n’est pas anodin, puisque le grec kômôdia est apparenté à kôma, qui désigne un « sommeil profond », intérieurement réparateur.218
Tétramorphe Dans le vocabulaire théologique et artistique chrétien, on désigne par Tétramorphe les quatre « vivants » ou « formes vivantes » qui entourent le Christ en gloire, associés aux évangélistes : figure d’homme et figures animales : le lion, le taureau, l’aigle. Comme 218
La vision finale de Dante n’est pas, en effet, une simple projection mentale, comme dans un état de sommeil ordinaire et de rêve ; elle prouve l’immersion complète (ici maîtrisée) de l’âme dans le divin Soi.
218
quatre piliers de l’univers, elles établissent la présence divine dans les puissances ordonnatrices (cosmos = « ordre ») et élémentaires de ce monde, « issues du Souffle créateur du Verbe ».219 Transposant la vision vétérotestamentaire du Char d’Ezéchiel (1, 5-14) et celle, néotestamentaire, de l’Apocalypse johannique (4, 6-8), le Tétramorphe concerne donc à la fois juifs et chrétiens.220 Les figures du Tétramorphe sont aussi les « emblèmes » (avec la valence symbolique du mot) des quatre groupes de trois que formaient les Tribus (dont deux « demi-tribus ») d’Israël, disposées en cercle autour de la tribu sacerdotale de Lévi (responsable du Tabernacle), avant la construction salomonienne du Temple ; cette disposition duodécénaire est en rapport avec le Zodiaque (du grec zôdion : figure d’animal). Pour les chrétiens, le « lieu » de la gloire de Dieu est évidemment Jésus-Christ lui-même, dont le corps, étendu jusqu’au-delà des extrémités du monde, est l’Église, une et apostolique. Les douze Apôtres sont autour de lui, avec un rang particulier pour les quatre évangélistes, comme les tribus d’Israël sont disposées en quatre groupes autour de la Présence (Shekinah). Ce qui ne nous éloigne pas de notre propos, car la tradition juive fait correspondre les quatre puissances vivantes aux lettres du Tétragramme : le “Y” à l’homme ; le premier “H” au lion ; le “W” au taureau ; le deuxième “H” à l’aigle. Par ailleurs, les Tribus étant « orientées », les lettres du Tétragramme le sont donc également ; les six de l’arc ouest-sud-est correspondent alors au “YH”, et les six de l’arc ouest-nord-est au “WH”. La réunion des deux arcs, la réunion des douze Tribus d’Israël autour du Tabernacle, permet que le grand Nom de Dieu soit manifesté et rayonne depuis ce centre originel commun. Dans l’iconographie évangélique, l’homme correspond à Matthieu, le lion à Marc, le taureau à Luc, et l’aigle à Jean ; le Seigneur occupant naturellement le centre de la figure. Saint Jérôme fait correspondre l’homme à l’Incarnation (Dieu se fait homme), le taureau à la Mort sacrificielle, le lion à la Résurrection et l’aigle à l’Ascension (l’homme se fait Dieu). Soit encore les éléments (terre→ eau→ feu→ air), les orientations cardinales (est, ouest, sud, nord), les saisons, les heures, 219
Jean Hani, Le Symbolisme du Temple chrétien, Paris, Trédaniel, 1983, p. 99. Existe-t-il certaines correspondances avec la gnose islamique ? Par exemple avec les « Quatre Vivants immortels » : Hénoch, Élie, Khezr, Jésus, qualifiés de « Piliers ». 220
219
les qualités spirituelles, les tempéraments psychologiques, les organes physiologiques, etc. Pour les chrétiens, Jean l’Évangéliste, « disciple bien-aimé » et, depuis le Sacrifice du Golgotha, « fils adoptif » de Marie, correspond au “Y” du Tétragramme, ce que traduit l’initiale redoublée de son nom en hébreu : Yâhya (yod-hé-yod). On peut non moins gloser sur les équivalences que permet la guématrie, appliquée aux trois autres évangélistes, dans leur rapport au Tétragramme et donc au Nom de “Jésus” ; cette fois-ci à partir de Jean (“Y”), situé symboliquement au pôle nord du monde, et en tournant dans le sens solaire : Matthieu (“H”), Marc (“V”), Luc (“H”). Nous envisagerons plus loin la disposition géo-grammatique des cinq lettres du Nom qui est au-dessus de tout nom.
Supports monogrammatiques Les monogrammes221 ont l’avantage d’une visualisation immédiate, et leur suggestivité sémiologique, s’agissant ici du Nom de Dieu (sous les formes “Jésus”, “Christ”, “Jésus-Christ”, “JésusMarie”…) sollicite pleinement la capacité d’imagination et de réminiscence du croyant. Imagination active ou créative, qu’on ne saurait confondre avec les habitudes ordinaires d’un vagabondage mental : capacité à (se) représenter Dieu et le monde divin, à imbiber l’âme de cette Image jusqu’à la rendre active dans le cœur-intellect. Le monogramme agit comme symbole, en rendant compréhensible l’Invisible, l’Indicible, l’Inaudible ; nous « entendons » en effet ce que nous disons, lisons ou dé-chiffrons. Si le monogramme n’est pas luimême à proprement parler invocatoire, il soutient l’invocation comme graphe représentatif du Nom et donc, par la ressemblance prééternelle de Dieu et de son Nom, il agit comme vraie image de la Divinité. D’où son efficacité, que renforce la simplicité didactique propre aux « schémas » ; le grec et le latin classique entendent de fait par ce mot une « manière d’être »… donc forcément une façon de « voir » la chose ainsi présentée. Ici le schéma (grec skhêma) se fait 221
On entendra ici le mot dans un sens étendu, comme chiffre combinatoire des initiales (ou des lettres clefs) d’un groupe de noms ou d’un vocable ; au sens strict, le monogramme est « une seule lettre » (le “I” pour Jésus, le “X” pour Christ, le “M” pour Marie, etc.), ou bien plusieurs, mais ligaturées.
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nom (hébr. shem), et le nom se fait schéma. On peut voir dans la liaison et l’entrelacement graphique des initiales l’expression d’une science affinitaire et combinatoire des lettres, donc des indications sur les principes et processus spirituels qu’elles représentent. XP, IHS et leurs dérivés Appréhender visuellement l’ “IHS”, par exemple, équivaut à entendre intérieurement ce que ce monogramme nous signifie : “Jésus”, qui est le nom du “Dieu Sauveur”. Il en est de même pour la Croix, dont tout chrétien sait bien, ou au moins pressent, que par ce « Signe » céleste le mal, consécutif à l’oubli égotique de Dieu, est repoussé, le Serpent de la mort terrassé, et que la Vie auprès du Père lui est assurée : In hoc signo vinces : “IHSV” (sous la forme grecque, Toûto nika). Du fait de la forme propre à la révélation chrétienne, qui repose sur la divino-humanité du Verbe incarné, avec le « double nom » Jésus (et) Christ qui en témoigne, on peut considérer trois groupes : - Les dérivés de “Jésus”, nom d’origine hébreu (Yeshou), grécisé en IHΣOVΣ (Ιησους) et latinisé en Jhesus, Iesus, Iesu, Jésu, Jésus… - Les dérivés de “Christ”, nom d’origine grecque (XPIΣTOΣ : Xristos), latinisé en Christus, Christ. - La conjugaison de “Jésus” (et) “Christ”.222 De là les monogrammes « jésuitiques », sous les formes I, IS, IH (rare)…, les monogrammes « christiques », sous les formes X, XC, XP, XPC (le “C” traduisant le sigma), XPS, XRS (rare)…, et nombre de composés, à commencer par le plus répandu en Occident, dès l’époque médiévale, l’hybride gréco-latin IHS. La formule classique par laquelle on interprète ce dernier : Iesus Hominum Salvator est donc une adaptation, ce qui n’altère d’ailleurs en rien son efficacité… pour dire le moins !223 On rencontre les formes IHC (relevée dès le IIe siècle), XPS, IHS-XPS (Ihs-XPS sur l’évangéliaire de Charlemagne), 222
Rappelons que la langue grecque, adoptée pour la rédaction du Nouveau Testament, fut pendant les deux ou trois premiers siècles celle de l’Église et de la plupart des théologiens d’Occident ; elle déclina nettement au IVe siècle, pour se voir préférer celle de Rome. 223 L’“IHS” est l’anagramme de la racine sanscrite ish, laquelle connote les idées de gouvernance ou de puissance ; qualités éminemment seigneuriales.
221
IX, IC, ICX, IC-XC, la graphie Jhs-Christ ou celle défective Jhs-Crist. La forme rare IHSXPS (sans coupure), qu’on décompose en « IHS-XPS », est lue comme « Jésus-Christos-Pater Sanctissimus » ; on la trouve inscrite sur le livre que montre l’Enfant Jésus, sur les genoux de la Sainte-Vierge assise (église romane de Saint-Aventin, HauteGaronne). Par elle-même, la croix à six branches suggère les lettres I (iota) et X (khi) ; sur un tympan roman224, le P (grec rhô) et le S (latin) sont respectivement sur les rayons supérieur et inférieur de l’axe vertical (I), alors qu’un Α et un ω sont à hauteur des terminaisons supérieures des diagonales (X) ; dans d’autres cas ces deux lettres sont aux extrémités de la branche horizontale. Les six lettres se présentent en trois ensembles : “IS”, pour “Jésus-Sauveur” ; “XP-S”, pour “Christ-Sauveur” ; “Αω”, pour “Alpha-Omega”, sachant que l’épigraphie et l’iconographie chrétiennes représentent le omega en minuscule ω, non en majuscule Ω.225, soit la lecture possible : “AlphaJésus-Christ-Sauveur-Omega”. On peut les visualiser distinctivement, par paires ou globalement, comme un schéma significatif du message chrétien ; ce que renforce l’inscription de la figure dans un cercle (ciel), et de celui-ci dans un carré (terre) « animé » par le ciel, le tout rayonnant autour du centre (figuré par quatre pétales) de la croix. D’autres relations métalogiques peuvent être envisagées, comme “AISω”, et “IS-Aω” ; “IS” nous signifie l’En-Soi divin, et “Aω” la plénitude de l’Être dans sa création ; c’est le « rapport hypostatique » (J. Canteins) principe-manifestation, que l’“homme” résoud en redevenant parfaite image de Dieu. Nous avons signalé la forme protestante qui substitue le sigma grec au “s” latin : “IHΣ”. L’“IHS” est l’attribut iconographique de plusieurs saints ou bienheureux : Bernardin de Sienne et Ignace de Loyola, bien sûr, mais encore Bonaventure, Henri Suso, Jacques de la Marche, Jean de Capistran, Thomas d’Aquin, Vincent Ferrier… Certains chrismes ou monogrammes de Jésus et de Marie, tels que l’“IHS” (suivant les indications précises fournies par Bernardin de Sienne, avec l’emploi des couleurs) ou l’“AVM” (dont la parenté avec le monosyllabe sacré “AUM” de l’hindouisme a été montrée), étaient 224
L’Initiation à l’art roman, La-Pierre-qui-vire, Zodiaque, 1993, p. 98, fig. 80. Curiosité envisagée par Jean Canteins dans Mystères et symboles christiques, p. 215 note 1.
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222
utilisés comme supports techniques d’invocation, remplissant en somme une fonction semblable à celle des mandalas orientaux ; ce qui ramène à la visualisation créatrice des lettres de l’alphabet hébraïque, exercice connu aussi en islam de certaines confréries soufies. Chez saint Ignace de Loyola et ses continuateurs, la « prière par rythme » (qui suppose une maîtrise du souffle, spécialement appliquée à la récitation du Pater Noster) a même pu être associée à la fameuse « composition de lieu », représentation imaginale d’une séquence biblique édifiante. La forme “XP” est dite « constantinienne », en référence à la vision triomphale de la Croix par l’empereur, au Pont Milvius, l’an 312. Ce sont les deux premières lettres du grec XPIΣTOΣ , translittéré Kristos (parfois écrit Xristos) et latinisé en Christus (parfois écrit au Moyen Âge : Xhristus). Ce monogramme est généralement présenté sous la forme d’un X (lettre khi) coupé dans son centre et ligaturé par la hampe du P (lettre rho) ; c’est ainsi qu’il figure sur les armes d’Arles, inscrit sur un labarum tenu par un lion assis. Le « chrisme » (ancien français chrisimon), peint ou brodé sur le labarum, gravé sur les monnaies, devient très vite le signe d’ « excellence » (grec khrêsimos ; sur la base khrês, avec l’idée de « bénéfice », « faveur ») de l’Empire ; on l’attacha semble-t-il à la vertu théologale de la « charité », donc à l’idée fondatrice du don de Dieu. Il peut se combiner avec d’autres symboles graphiques, comme le « quatre de chiffre » des marques de maîtrise corporative, gravé sur des bâtiments. On rencontre aussi une forme où la hampe du P est simplement traversée par une barre horizontale, ce qui conjugue avec bonheur – là encore – la symbolique des lettres et de la Croix. Conformément aux directives romaines, les “IHS” jésuites sont généralement associés à la Croix, laquelle surmonte la barre horizontale du H (±), ou prolonge vers le haut, de façon esthétique, la jambe gauche de cette lettre en minuscule (ħ). Une commune structure monogrammatique peut unir les Noms de Jésus et de Marie, comme dans le sceau de la Visitation de Paray le Monial, où les lettres liées “MA” sont accostées de “I” et “S”. Sur une plaque commémorative datée de l’an 1685 (visible à l’église SaintAventin ou « des miracles » de Luchon) on trouve la formule “IHS MA” (disposée sur deux lignes, avec croix latine au-dessus de la barre du H). On doit enfin mentionner l’usage de l’alpha (Α) et de l’oméga
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(Ω), qui sont le commencement et la fin de l’alphabet grec, et auxquelles Jésus-Christ, Premier-Né advenu et Messie à venir, s’est lui-même identifié ; elles sont souvent jointes au chrisme constantinien. Les armes de Montpellier associent quant à elles l’AM à une « Vierge à l’Enfant »… la lettre à l’image. De même, l’écriture du nom du sujet représenté, avant la consécration finale par la bénédiction, signe l’icône et la rend opérante ; et que dans l’auréole du Christ sont inscrites les trois lettres de “L’Étant” : “ὈωΝ” ; valeur 920. Le Tau (le Nom et la Croix, le nombre 318) « Les textes anciens rapprochent le signe de la croix de la lettre tau (T) […] Dans l’Apocalypse de saint Jean, les élus sont marqués au front de cette lettre, sceau du Dieu vivant. Dans le grec ancien, le tau peut être représenté par le X ou le signe +. Jean Daniélou (Les Symboles chrétiens primitifs) fait observer que les serviteurs d’Abraham sont au nombre de 318, et le tau représente le nombre 300, tandis que le chiffre 18 est représenté par le IH(SOUS), soit IH(E)SOUS = Jésus. Donc 318 donne le chiffre du Dieu vivant, plus celui du “Christ”, et représenterait à la fois la Croix et le Nom de Jésus (soit encore le ternaire “Jésus-Croix-Christ”) […] Jean Daniélou indique que, dans saint Jérôme, parmi les mono-grammes du Christ, il en est un qui, se trouvant dans une figure unissant le Christ et la Croix, représente le serpent d’airain dressé sur un pieu dans le désert, figure d’ailleurs proposée dans l’évangile de Jean : De même que Moïse a élevé le serpent dans le désert, ainsi il faut que le Fils de l’homme soit élevé (Jn 3, 14). Et cette représentation du serpent sur un pieu est aussi celle du tau. »226 Suivant la Lettre du Pseudo-Barnabé (9, 8), apocryphe du début du e II siècle, les nombres 18 et 300 sont ceux des hommes circoncis par Abraham : « Et Abraham circoncit parmi les gens de sa maison dixhuit et trois cents hommes ». Ce nombre ne figure pas tel quel dans la Bible ; il est le produit d’une combinaison entre l’épisode qui rapporte la circoncision de la maison d’Abraham (Gn, 17, 23-27), sans donnée chiffrée, et celui où le Patriarche reprend Loth à ses ennemis, accompagné de 318 hommes. L’auteur de la Lettre observe qu’en grec 226
Georges Bertin, « Saint Ortaire… », Bulletin de la Société de Mythologie Française, n° 174-175, 1994, p. 40.
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« dix-huit » s’écrit “I” (iota = 10) et “Hê” (êta = 8), et que ces lettres sont précisément les deux premières du nom « Jésus ». Quant à « trois cents », cela s’écrit “T” (tau = 300), lettre-nombre considérée comme celle de la croix. Comme dans la Lettre précitée, Clément d’Alexandrie interprète le « dix-huit » (= IH) comme le « nom-sauveur ». Dans la Sixième Stromate, le nombre 300 est type (τύπος) ou symbole (σύμβολον). Ajoutons que la longueur de l’Arche de Noé – refuge salutaire s’il en est ! – devait être de trois cents coudées (Gn 6, 15) ; et l’on notera au passage le rapport symbolique de la nef à la croix. Dans le livre des Oracles sybillins (VIII, 217-255), apocryphe en grec des premiers siècles, on trouve un grand poème, sous forme d’acrostiche, de six mots qu’on associe par deux : « Jésus-Christ, Fils-Dieu, Salut-Croix » : ΙΗΣΟ Σ-ΧΡΙΣΤΟΣ-ΘΕΟ - ΙΟΣ-ΣΩΤΗΡ-ΣΤΑ ΡΟΣ, soit un ensemble de 33 lettres. L’Ichtus (ΙΧΘ Σ) Ichtus est le « poisson », désignation symbolique du Christ, qui est la « Vie ». Fécondé par l’Esprit et sauvé par l’eau du baptême, le chrétien est « vivant », la grâce baptismale se manifestant dans sa plénitude lors de la résurrection de la chair. Sur de nombreux monuments antiques, Jésus-Christ est figuré par ce symbole, et les premiers chrétiens portaient au doigt un anneau, signe d’alliance, gravé d’un poisson ; d’où le surnom de pisciculi, les « petits poissons », parce que spirituellement nés de l’eau. Les cinq lettres du mot grec ichtus (ỉχθύς) ont été associées au nom “Jésus” (Ιησοΰς), et mises en rapport avec les cinq mots de la formule Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur, en tant qu’elles en sont les initiales : “Ι” (Ιησοΰς) = Jesus ; “Χ” (Χριστὸς) = Christus ; “Θ” (Θεός) = Dei ; “ ” (Yἱός) = Filius ; “Σ” (Σωτήρ) = Salvator. Jésus-Christ-Vainqueur (IC XC NIKA) Liturgie orthodoxe pour les défunts. « Lors de la préparation (Proscomédie ou Prothèse) de l’une et l’autre liturgies, le prêtre fait mémoire de tous nos pères et frères orthodoxes qui se sont endormis dans l’espérance de la résurrection à la vie éternelle et dans la communion (de Dieu), et prélève à l’intention de ceux-ci, sur une prosphore (petit pain rond fait de deux parties superposées symbolisant les deux 225
natures unies du Christ, sur lequel est imprimée une croix avec les lettres IC XC NIKA. : “Jésus-Christ-Vainqueur”), au moyen de la “sainte lance” (petit couteau en forme de lance symbolisant celle du centurion qui a percé le flanc du Christ), une parcelle triangulaire (la Sainte Trinité). Le prêtre fait de même à l’intention des défunts nommément désignés […] Toutes les parcelles prélevées seront, après la communion, plongées par l’officiant dans le calice, en demandant que les péchés des fidèles, en mémoire desquels ces parcelles ont été prélevées, soient lavés dans le sang du Christ et effacés par son saint Sacrifice : Seigneur, par ton sang précieux et les prières de tes saints, lave de leurs péchés ceux dont il a été fait mémoire ici. »227 Stigmates Malade, à l’article de la mort, le bienheureux Henri Suso (†1366) suppliait intensément Dieu en ces termes : « Ô Seigneur, je te prie de t’imprimer au plus profond de mon cœur, de graver ton Nom sacré, de telle sorte que Tu ne te sépares plus jamais de moi. » Il demeura longtemps ainsi, blessé d’un brûlant amour, jusqu’à ce qu’enfin il guérisse, et l’ “IHS” resta visible ; les lettres étaient à peu près larges comme une tige aplatie, hautes comme une phalange du petit doigt. Le mystique dominicain porta ainsi jusqu’à sa mort le Nom sur son cœur, et à chaque battement le Nom vibrait avec. Le “I” du Cœur divin Il y aurait beaucoup à dire sur le rapport du “I” à la sainte Lance et aux saints Clous. C’est ainsi que sainte Thérèse d’Avila, dont nous rappelons qu’elle est invoquée pour obtenir la grâce de l’oraison (donc l’intelligence du Nom de Dieu), aperçut un ange à son côté, ce qu’elle rapporta en ces termes : « Je voyais dans les mains de cet ange un long dard qui était d’or et dont la pointe en fer avait à l’extrémité un peu de feu. De temps en temps, il le plongeait au travers de mon cœur, et me laissait toute embrasée d’amour de Dieu » C’est là le rare et gracieux privilège de la transverbération (lat. transverbero, apparenté à transversus, qui s’applique à quelque chose de soudain, et transverto, au sens de conversion) par une lance, une épée, un clou ou 227
Jean-Claude Larchet, La Vie après la mort, Paris, Cerf, 2004, p. 218.
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une aiguille, dont bénéficia pour notre époque un Padre Pio. Le 18 novembre 1572, au moment où Thérèse allait communier, NotreSeigneur lui adressa ces mots : « Regarde ce Clou, c’est la marque et le gage que dès ce jour tu es mon épouse… » Ce Clou d’or – équivalent symbolique de la Lance axiale de Longin – est le “Cinquième”, celui de la Plaie quintessentielle du Cœur divin, par laquelle s’épanche la surabondance de l’Amour de Dieu dans sa création. Et cet écoulement de Sang par le “I” du Cœur de la Plaie pleurale, est pour l’âme qui en est elle-même gratifiée, la preuve in vivo de sa mort au monde. Rappelons la fameuse devise de la réformatrice du Carmel : « Ou souffrir, ou mourir ». La lettre initiale de Jésus, qui traverse le cœur, ici sous la figure d’un Clou de feu, est gage d’immortalité en Dieu.
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Chapitre XIV
LE SAINT NOM DE JÉSUS
« Ses cieux sont assez clairs pour y lire son Nom. » (Alphonse de Lamartine : Jocelyn)
Fête « Lorsque l’âme fidèle commence à porter le joug du Seigneur […] elle trouve, dans la fête de son très-saint Nom, un précis de toutes les merveilles qu’il a daigné opérer pour les hommes. Il n’est point en effet de titre d’honneur, de don de sa miséricorde, de grâce, de bienfait, de trait de son amour, que ce Nom adorable ne nous rappelle. Le Nom sacré de “Jésus” a été donné par Dieu le Père à son Fils unique, comme la figure de sa souveraine puissance, de sa majesté, de sa domination, de sa victoire sur le péché et l’enfer, comme le garant des grâces, des bénédictions et des consolidations dont il est la source inépuisable […] Ce nom fut révélé par l’ange Gabriel dans l’Annonciation faite à Marie, et à saint Joseph dans une autre circonstance. Cette origine céleste doit contribuer à notre confiance dans le nom adorable de “Jésus”, et à nous inspirer pour lui la plus grande vénération. Le Christ, rédempteur du monde, devait recevoir un nom qui exprimât ses sublimes et excellentes fonctions […] Quel homme eût pu trouver un nom digne d’être porté par le Verbe fait chair ? »228
Suivant la Loi, c’est au jour de sa circoncision que le nom de “Jésus” fut imposé au divin Sauveur. La fête chrétienne de la 228
Alban Butler, Vies des Saints, Lille, L. Lefort, 1856, t. XI, p. 447 sqq.
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Circoncision, anciennement admise en Orient mais instaurée à Rome seulement au VIIIe siècle, donnera lieu à de nombreuses homélies de Bède le Vénérable, saint Anselme, saint Bernard et d’autres, sur le « Nom de Jésus ». Bernard célèbrera les noms de l’Époux dans son 15ème Sermon sur le Cantique, en particulier le verset de l’Huile répan-due (Oleum effusum, Cant. 1, 3) : lumière qui éclaire, aliment qui nourrit et onction qui guérit. De cette époque date le fameux Jubilus de nomine Jesu, dont l’attribution est incertaine, et que l’ancienne liturgie romaine exploitait partiellement dans l’hymne Jesu dulcis memoria. L’office du saint Nom de Jésus ne fut toutefois célébré qu’à partir du milieu du XVIIe siècle, d’abord chez les franciscains, puis chez les chartreux, le jour de la fête étant fixé au deuxième dimanche après l’Épiphanie ; en 1721 Benoît XIII l’étendit à l’Église universelle. Fête du saint Nom de Jésus À la Messe 2ème dimanche après l’Épiphanie, ou entre la Circoncision et l’Épiphanie
« Au Nom de Jésus que tout genou fléchisse dans le ciel, sur la terre et aux enfers, et que toute langue confesse que le Seigneur JésusChrist est dans la gloire de Dieu son Père. Ô notre souverain Seigneur ! Que votre Nom est admirable dans toute la terre ! […] Sauvez-nous, Seigneur notre Dieu, et rassemblez-nous de toutes les nations, afin que nous célébrions votre saint Nom, et que nous mettions notre gloire à vous louer. V. Seigneur, vous êtes notre Père et notre Rédempteur : votre Nom est éternel. Alléluia ! Alléluia ! V. Ma bouche annoncera les louanges du Seigneur : que tous les hommes bénissent son saint Nom. Alléluia ! […] Seigneur mon Dieu, je vous louerai de tout mon cœur, et je glorifierai votre Nom dans l’éternité : car vous êtes bon et indulgent, Seigneur, et plein de miséricorde envers ceux qui vous invoquent. Alléluia ! »229
229
Missel des Paraboles, Turnhout, Brepols, 1937, p. 158 sqq.
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Litanies et prières, cantiques et poèmes Les litanies, en vogue dans les dévotions privées aux XVIe et XVIIe siècles, étaient attribuées dans les livres d’Heures aux différents jours de la semaine : le mercredi était ainsi pour le « Saint Nom de Jésus ». Mais publiquement, seules étaient admises les litanies de la « SainteVierge » et de « Tous les Saints ». Malgré de constantes sollicitations, les litanies du Nom de Jésus ne furent approuvées qu’en 1862, par Pie IX, et insérées en 1886 dans le Bréviaire et le Rituel, avec Léon XIII. Ce pape lettré, qui suivit ses études chez les jésuites à l’Académie des Nobles, thomiste émérite et auteur de remarquables encycliques, se déclara « désireux de voir s’accroître parmi le peuple chrétien la dévotion envers ce glorieux Nom de Jésus, surtout en un temps où ce Nom très auguste est audacieusement bafoué par les impies ». Mentionnons ici le cantique méconnu (15 strophes de six vers + refrain) intitulé « Litanies du saint Enfant Jésus », qui fait une allusion au Nom du « Dieu caché » : Être qu’on révère en tout lieu, et dont le nom est ineffable…230 Jésus Henri Suso (1295-1366)231
« Jésus, de l’âme intimité, Délicate et pure beauté ; Ton Nom est une tour bien forte Que nulle tempête n’emporte […] Une tendre harpe frissonne Quand le Nom de Jésus résonne […] Jésus, mon cœur Tu as blessé, Mon Jésus, Ton Nom est gravé. Jésus, mon bien-aimé Seigneur, Ton Nom sera mon protecteur. Bénis-moi, Jésus généreux, Hui et quand clorai les yeux. »
230 231
Recueil de Prières et de Cantiques, Paris, Desclée de Brouwer, 1911, p. 198 sq. Henri Suso, Œuvres complètes, Paris, le Seuil, p. 537.
231
Prière du soir Jean Calvin (1509-1564)232
« Seigneur Dieu, puisqu’il T’a plu créer la nuit pour le repos de l’homme… Veuille moi faire la grâce de tellement reposer cette nuit selon le corps, que mon âme veille toujours à Toi et que mon cœur soit élevé en Ton amour […] Que la souvenance de Ta bonté et grâce demeure toujours imprimée en ma mémoire […] Que mon dormir même soit à la gloire de Ton Nom […] Exauce-moi, mon Dieu, mon Père, mon Sauveur, par notre Seigneur Jésus-Christ. Amen. » Ô nom qui surpasse Cantique233
« Jésus, ô Nom qui surpasse Tout nom qu’on puisse exalter, Que jamais je ne me lasse Nom béni, de te chanter ! Seule clarté qui rayonne Sur les gloires du Saint Lieu, Seul Nom dont l’écho résonne Dans le Cœur même de Dieu ! […] Ô ! Penche-toi sur ma couche Lorsque je devrai mourir, Et Ton doux Nom sur la bouche, Je verrai le ciel s’ouvrir. » Venez cœurs souffrants Cantique234
« Nom célébré par les élus, Adoré par les anges, Thème éternel de nos louanges : Jésus ! Jésus ! Jésus ! »
232
Jean Calvin, Œuvres (Corpus Reformatorum) 6, 143 et 146. Cantiques populaires, Paris, 1910. 234 Choix de Cantiques, Paris, s d. 233
232
Dans les cieux et sur la terre Cantique235
« Dans les cieux et sur la terre, Il n’est aucun nom plus doux, Aucun que mon cœur préfère Au Nom du Christ mort pour nous. Quel beau Nom, Quel beau Nom Porte l’Oint de l’Éternel ! Quel beau Nom Quel beau Nom que celui d’Emmanuel ! » Sur ton Église universelle Cantique236
« Seigneur, entends notre prière ; Seigneur, au gré de tous nos vœux, Fais à la terre tout entière Annoncer Ton Nom glorieux. Qu’à ce Nom tout genou se plie, Tout front se courbe prosterné, Et que tout cœur chante et publie Le salut qui nous est donné. » Seul nom que mon cœur aime Chant237
« Jésus, c’est le Nom de celui Qui descendit du Père, Dont l’amour sur la Croix a lui, En qui la terre espère. Jésus, c’est le Nom du Sauveur Favorable à toute âme, 235
Cantiques des Écoles du Dimanche, Paris, 1912. Petit Recueil des Cantiques, Montbéliard – Paris, 1896. 237 Chants de la Croix-Bleue, Paris, 1808. Œuvre protestante de bienfaisance, destinée à venir en aide aux alcooliques (d’où l’allusion au « buveur » pénitent…), et qui repose sur une promesse solennelle du repentant, faite au nom de Dieu. 236
233
Et qu’aujourd’hui plus d’un buveur De tout son cœur acclame. Jésus, Jésus, ce Nom si saint Et si cher me rappelle Le Rédempteur qui, dans mon sein, Mit la vie éternelle. » Que ton nom soit béni Cantique238
« Que ton Nom soit béni ! D’une bouche fidèle, Je veux chanter, ô Dieu ! Ton amour infini. Que de ce pur amour une vive étincelle, Vienne embraser mon cœur d’une flamme immortelle. Ô toi qui m’as aimé, que ton Nom soit béni ! Que ton Nom soit béni ! Que ton Nom admirable, Ô Dieu fort et puissant, ô Prince de la Paix ! Vole de bouche en bouche ; et que le misérable, Qui traînait du péché la chaîne déplorable, Affranchi, le répète en chantant tes bienfaits. […] Ô toi, mon Dieu sauveur, ô Jésus que j’adore ! Que ton Nom soit béni ! Et mon cœur et ma voix, Lorsque poindra l’éclat de l’éternelle aurore, Au seuil de ton palais répèteront encore : Que ton Nom soit béni, toi qui subis la Croix ! » Plus que vainqueur Cantique239
« Osons braver les injures du monde, Pour confesser le beau Nom de Jésus. Que sur lui seul tout notre espoir se fonde, Et notre espoir ne sera pas confus. »
238 239
Recueil de Psaumes et Cantiques, Paris, 1881. Choix de Cantiques, Paris, s d.
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Saint Nom de Jésus Cantique240
« Vive Jésus ! c’est le cri de mon âme ; Vive Jésus ! c’est le Dieu des vertus ! Aimable nom, quand ma voix te proclame, Mon cœur palpite, s’échauffe et s’enflamme. Vive Jésus ! (bis) […] Vive Jésus ! c’est un cri d’espérance Pour les pécheurs repentants et confus. Sur eux du ciel attirant la clémence, Ce nom sacré soutient leur pénitence. Vive Jésus ! […] Vive Jésus ! qu’en tous lieux la victoire Mette à ses pieds les méchants confondus ! Ô nom sacré, nom cher à ma mémoire, Puissé-je vivre et mourir pour ta gloire ! Vive Jésus ! Dieu protège la Pologne (extrait) Chant national polonais Paroles du marquis Eugène de Lonlay (1815-1886)
« À l’étranger, aux balles meurtrières, Sur nous, Seigneur, quand tonne le canon, Nous répondons par des chants, des prières, Et nous mourons en invoquant ton Nom ! » Les laboureurs Alphonse de Lamartine241
« Quelquefois dès l’aurore, après le sacrifice, Ma Bible sous mon bras, quand le ciel est propice, Je quitte mon église et mes murs jusqu’au soir, Et je vais par les champs m’égarer ou m’asseoir, Sans guide, sans chemin, marchant à l’aventure, 240
Recueil de Prières et de Cantiques (Abbé Saurin), Lille-Paris, Desclée de Brouwer, 1911, p. 197 sq. 241 Alphonse de Lamartine, Jocelyn (1836), Paris, Flammarion, 1926, p. 221.
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Comme un livre au hasard feuilletant la nature ; Mais partout recueilli, car j’y trouve en tout lieu Quelque fragment écrit du vaste nom de Dieu, Oh ! qui peut lire ainsi les pages du grand livre Ne doit ni se lasser ni se plaindre de vivre ! »
Miracles Le cœur de saint Ignace d’Antioche Au milieu des tourments qu’il endura à l’époque de Trajan, rapportés dans l’Histoire ecclésiastique, « saint Ignace (disciple de l’Évangéliste) ne cessait d’invoquer le nom de Jésus-Christ. Comme ses bourreaux lui demandaient pourquoi il le répétait si souvent, il dit : Ce nom, je le porte écrit dans mon cœur ; c’est la raison pour laquelle je ne puis cesser de l’invoquer. Or, après sa mort, ceux qui l’avaient entendu parler ainsi voulurent s’assurer du fait ; ils ôtent donc son cœur de son corps, le coupent en deux et trouvent ces mots gravés en lettres d’or au milieu : “Jésus Christ” ».242 Saint François de Sales rapportera une histoire semblable243, sauf qu’il s’agit d’un anonyme gentilhomme, connu pour sa grande piété, mort subitement en Terre Sainte ; et ce sont les mots “Jésus mon Amour” qui apparaissent lorsque le médecin ouvre le cœur. Formule que l’homme vertueux répétait sans cesse de son vivant. La tête parlante de sainte Solange Martyre céphalophore, depuis 1878 patronne officielle du Berry, la bergère Solange (†880, fête le 10 mai) enflamma les sentiments d’un jeune noble mais, ayant fait vœu de virginité pour Dieu, elle repoussa ses avances ; par dépit, le puissant la fit enlever et décapiter. C’est alors que par trois fois on entendit, provenant de la tête coupée, le nom “Jésus” (Nam et caput ipsius truncatum a corpore ter Jesum Christum meruit nominare) ; puis Solange ramassa sa tête et la porta, là où elle
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Jacques de Voragine, La Légende dorée, trad. J.-B. M. Roze, Paris, GarnierFlammarion, 1967, t. I, p. 187. 243 Traité de l’Amour de Dieu, Lyon-Paris, Librairie Catholique de Périsse, 1846, t. II, p. 68.
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devait être enterrée (actuelle commune de Sainte-Solange, près de Bourges). Le Purgatoire de saint Patrice Henri de Saltery, moine cistercien irlandais qui vécut au milieu du XIIe siècle, rédigea un ouvrage sur le Purgatoire de saint Patrice, publié dans le Florilegium insulæ sanctorum avec de nombreux autres textes abordant ce sujet (dans Patrologie latine de Migne, tome CLXXX). Prêchant sans grand bénéfice à des âmes trop incrédules et pécheresses, le saint homme implora Dieu de lui donner un moyen de les amener au repentir, et Dieu lui révéla à cette fin l’entrée du Purgatoire. Quiconque accepterait d’y descendre, sous certaines conditions, n’aurait plus à souffrir d’autres peines posthumes, quels que soient ses péchés passés, sachant que beaucoup ne reverraient pas notre monde, mais que ceux qui reviendraient devraient être restés le temps d’un jour à un autre. Deux semaines de mortification et de jeûne devaient précéder l’expérience, qu’on commençait par la descente dans un puits. S’en suit une suite d’épreuves effrayantes, qu’il faut surmonter, à six reprises, par la formule : Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, ayez pitié de moi qui suis pécheur ! Le pèlerin du purgatoire doit traverser d’horribles feux et fumées où les démons torturent de diverses façons d’innombrables âmes. Et à chaque fois il doit se ressouvenir de la formule salutaire, invoquer le nom de Dieu, au risque autrement de rester prisonnier de cet enfer et de ne jamais revoir le jour. Après l’ultime épreuve, le franchissement d’un pont très étroit et glissant, au-dessous duquel coule un fleuve de soufre et de feu, et sur lequel on doit résolument s’engager en redisant avec une totale confiance Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant…, le pèlerin se trouve projeté dans une prairie fleurie et embaumée, et conduit dans un palais paradisiaque, couvert d’or et de pierreries. De là il repasse par le purgatoire, nullement inquiété par les démons qui l’ignorent, remonte par le puits où il était descendu, et se retrouve au jour, parmi les siens, lavé des péchés des sens, consécutifs à sa tiédeur spirituelle passée. Désormais, il ne vivra plus que dans l’attente d’une délivrance définitive du monde, pour retrouver le Royaume de Dieu.
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Chapitre XV
LES NOMS “MARIE” ET “JÉSUS-MARIE”
« Dieu véritable, c’est en invoquant votre Nom et celui de Sainte Marie que je m’éveillerai désormais, puisque l’étoile du jour se lève du côté de Jérusalem… » (Folquet de Marseille)244
C’est au pied de la Croix que Marie fut proclamée « mère des sauvés ». Dans la troisième des “sept Paroles” sur la Croix, Jésus s’adresse en effet ainsi à elle : Femme, voici ton fils…, puis au disciple bien-aimé : …Voici ta mère (Jn 19, 26-27). Dès lors tout baptisé au nom de Jésus est virtuellement « fils » ou « fille » de Marie, et doit, comme saint Jean, l’honorer et l’accueillir en son cœur. De fait, la piété qui entoure depuis deux millénaires la Mère du Sauveur témoigne vivement de la parole : Toutes les générations me diront bienheureuse (Lc 1, 48) ; la Sainte Vierge est Mère de Dieu et mère des hommes, et c’est bien souvent par son intercession que ceux-ci se sauveront des pires détresses ! Les exégètes ont établi un intéressant parallèle entre la « Mère du Seigneur » et l’ « Arche d’alliance », qui est comme la matrice (grec mêtra, d’une racine i.-e. mêti : « mesure », au sens de norme) de la Présence divine (la Mère donne la mesure de l’Être, personnifié comme Homme ou Fils)… Le nom “YHVH” étant à l’Arche 244
Pierre Bec, Anthologie des troubadours, Paris, UGÉ 10-18, 1979, p. 205. Fils d’un négociant génois, ce latiniste érudit laissa une vingtaine de pièces poétiques, dont une célébration d’Alphonse II d’Aragon. Entré sur le tard au monastère du Thoronet, il fut nommé évêque de Toulouse, où il mourut le jour de Noël 1231.
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ce que le nom “Jésus” est à Marie. Ils ont aussi rapproché le premier binôme du Tétragramme (YH) et le couple onomastique “JésusMarie” (I-M). “Jesu-Maria” « Ce double nom sacré correspond exactement au nom “YH” (prononcé yâh ou yéh) : c’est-à-dire que le “Yod” est la lettre de Yeshoua ou Jésus, alors que le “Hé” est la signification spirituelle de Marie… Jésus est la « Porte » de l’Absolu ainsi que la Lumière, toute la Lumière qui en descend ; et Marie est toute la Réceptivité spirituelle : elle reçoit toute la Lumière.245 Tout ce qui est Lumière en nous, c’est le “Yod”, c’est Jésus ; tout ce qui est réceptif à la Lumière en nous, toute notre réceptivité spirituelle, c’est le “Hé”, c’est Marie, la Vierge dans notre cœur qui, en recevant la Lumière, donne naissance à Dieu en nous. Toute Lumière dans la création entière, c’est le “Yod”, c’est Jésus ; toute réceptivité à la Lumière, partout dans le créé, c’est le “Hé”, c’est Marie. Dans ces deux lettres (Yod-Hé), dans ces deux noms, tout est compris, tout ce qui vient d’En-Haut et tout ce qui conduit vers En-Haut, tous les aspects de la manifestation divine et universelle, ainsi que de la Voie spirituelle et de notre propre être. En invoquant “Jesu-Maria”, on fait appel à la fois à celui qui est la Voie, la Vérité et la Vie, et à celle qui est en nous la réception (Qabbalah) de la Voie, de la Vérité et de la Vie, celle qui est la Miséricorde infinie en nous-mêmes, qui prie et invoque en nous et qui est exaucée en nous... » Léo Schaya. Texte sous réserve inédit ; N.D.A.
“Ave Maria”, rosaire, litanies, prières Le Catéchisme nous dit que « dans la prière, l’Esprit Saint nous unit à la Personne du Fils unique, en son Humanité glorifiée […] Elle se porte vers Jésus, notamment par l’invocation de son saint nom… » Mais aussi que « c’est par elle et en elle que notre piété filiale communie dans l’Église avec la Mère de Jésus. C’est à partir de cette 245
La Lumière, Aor, est la première distinction interne en l’Être : Ayn-Sof→ Ayn-SofAor ; mais pour que l’Infini de pure Lumière se fasse indéfini puis fini (dans la création), il faut une mesure normative, une « mère » ; en Dieu, la « Mère », ou Réceptivité principielle, est évidemment « Vierge » des défauts de toute création. Le nom même de “Marie” atteste cette notion.
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coopération singulière de Marie à l’action de l’Esprit Saint que les Églises ont développé la prière à la sainte Mère de Dieu, en la centrant sur la Personne du Christ […] La piété médiévale de l’Occident a développé la prière du Rosaire, en substitut populaire de la Prière des Heures. En Orient, la forme litanique de l’Acathiste et de la Paraclisis est restée plus proche de l’office choral dans les Églises byzantines, tandis que les traditions arménienne, copte et syriaque, ont préféré les hymnes et les cantiques populaires à la Mère de Dieu. Mais dans l’Ave Maria, les théotokia, les hymnes de saint Ephrem ou de saint Grégoire de Narek, la tradition de la prière est ici fondamentalement la même. »246 L’ « Ave Maria », Ave Maria, gratia plena ; Dominus tecum…, est d’abord la Salutation par laquelle l’envoyé céleste, l’Ange Gabriel, bénit la Vierge, puis, suivant les mots d’Élisabeth, alors qu’elle porte Jésus en son giron : …Benedicta tu in mulieribus ; et benedictus fructus ventris tui, Jesus. « Cette prière invocatoire était privilégiée par la chevalerie occidentale, depuis Bernard de Clairvaux qui voua, on le sait, un culte spécial à Notre-Dame. On parle aussi d’une “prière secrète” connue de certains chevaliers, et à laquelle Perceval aurait fait allu-sion dans le cycle littéraire du Graal… Ce qu’on peut sans doute entendre comme la « prière du cœur ».247 Parmi les moyens de dévotions privées, extra liturgiques, hormis donc le Kyrie eleïson (dit à la Messe) et les litanies, la récitation du Rosaire tient une place fort importante dans l’Église d’Occident, en associant le Pater Noster et l’Ave Maria ; le « Père », qui est aux Cieux, et la « Mère » du Fils et des hommes248. Par sa fonction mémoriale jointe à la facilité de sa mise en œuvre, la répétition cyclologique d’un nombre donné de Pater et d’Ave, par son indéniable efficacité et l’abondance de ses fruits spirituels, le Rosaire latin peut être rap-
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CEC : 2673, 2675, 2678, 2680. Jean Éracle, éminent connaisseur du bouddhisme et du nembutsu, nous rapporta (lettre du 3 septembre 1990) l’usage des « pater noster » chez les templiers, à Cluny, à Citeaux, dans la règle primitive des carmes, puis (avec adjonction de la « salutation angélique à Marie ») chez les dominicains et franciscains (XIIIe–XIVe siècles). 248 Nous conseillons la lecture « métaphysique » de François Chenique sur le Culte de la Vierge (cf. bibliographie). 247
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proché de la Prière de Jésus des Orientaux249. À ceci près qu’il associe indissolublement les divins noms de Marie et de Jésus. « Complémentarisme (s’expliquant) par le fait qu’il s’agit, dans les deux cas, d’une manifestation directe du Verbe. »250 Enfin, l’Ave Maria, comme la Prière de Jésus, suppose une remise confiante de l’âme en la Miséricorde par une intercession divine, ainsi que la confession de notre faiblesse existentielle et des péchés dont nous avons conscience : … Sancta Maria, Mater Dei, ora pro nobis peccatoribus… Priez pour nous, pauvres pécheurs… maintenant et à l’heure de notre mort. Amen. Par la récitation alternée et rythmée des Qualités divines « paternelles » et « maternelles », suivant les temps et mesures préconisés par l’Église (ou de façon personnelle par un directeur spirituel), l’âme s’accorde progressivement à l’universelle Parole, à la substantielle harmonie de l’Être. Elle se dégage de la gangue des existants, fuit les tentations de dispute et de division ; se prédisposant ainsi à recevoir l’afflux des grâces sanctifiantes, elle vise et réalise Deo volens sa résurrection. Sous le rapport de leur vertu intrinsèque et trans-formatrice, les Noms “Jésus” et “Marie”, pleins de la Présence prometteuse de la Divinité, sont comparables aux espèces eucharistiques : vrai vin et vrai pain… vrai Corps divin. « Dans son ensemble, le Rosaire retrace les principales étapes de la vie spirituelle : la purification, la perfection et l’union ; ceci par le Pater qui purifie des fautes, par le Nom de Maria qui est la “créature parfaite” et par le Nom de Jésus qui nous réintègre dans l’unité divine […] Le Nom de Maria réalise en nous les qualités virginales ; celui de Jésus réalise les qualités christiques : chaque vertu est un “œil qui 249
On attribue à saint Dominique l’institution du Rosaire, mais son origine paraît « orientale » ; peut-être fut-il ramené des Croisades. La « Solennité du saint Rosaire » est fêtée le 1er dimanche d’octobre. Dans les Petites Méditations pour la méditation sur le Saint Rosaire (1905), du T.R.P. J.-M.-L. Monsabré, on donne cette définition : « Le Rosaire est une prière vocale, accompagnée de la méditation d’un des quinze mystères que l’Église a distribués en trois séries : les joyeux, les douloureux, les glorieux […] L’art sacré du Rosaire consiste à réciter dévotement les prières liturgiques, pendant que l’âme, saintement occupée des mystères, contemple, médite, goûte et produit des affections conformes aux diverses circonstances dans lesquelles nous apparaissent Jésus-Christ et sa très sainte Mère. » 250 Frithjof Schuon, « Mystères christiques » ; dans Études traditionnelles, Paris, juillet 1948.
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contemple Dieu”, et chacune d’elles est assimilable à un Nom divin. Finalement l’âme recevra un Nom qu’elle seule pourra lire (Apo. 2, 17), ce qui veut dire qu’elle s’identifiera au Nom divin auquel elle est prédestinée de toute éternité. »251 La récitation du Rosaire « Sur chaque dizaine, vous penserez à un des mystères du Rosaire, selon le loisir que vous aurez, vous ressouvenant du mystère que vous vous proposerez, principalement en prononçant les très saints noms de Jésus et Maria, les passant par votre bouche avec une grande révérence de cœur et de corps. S’il vous vient quelque autre sentiment, comme la douleur de vos péchés passés, ou le propos de vous amender, vous le pourrez méditer tout le long du chapelet, le mieux que vous pourrez, et vous ressouviendrez de ce sentiment, ou tout autre que Dieu vous inspirera, lors principalement que vous prononcerez ces deux très saints noms de Jésus et Maria ». François de Sales : Introduction à la Vie dévote, 1608.
Les litanies (lat. ecc. litania, grec litaneia : « prière », dans le sens de supplication) sont plus un mode incantatoire qu’invocatoire de la prière (ce qu’est d’abord le Rosaire). Elles « énumèrent » (même si ce sens s’est imposé tardivement), suivant une économie logique profonde, les Qualités d’un Nom divin – ici celui de Marie –, de sorte que chacun des vocables est lui-même pris comme un nom possédant sa propre efficacité spirituelle. Non moins que pour le Rosaire, l’Église latine accorde une grande place à ces incantations publiques, dont les deux principales sont certainement les litanies des saints Noms de Jésus et de Marie252. Les secondes sont encore dites « de Lorette », car – suivant la tradition – c’est depuis ce sanctuaire des Marches, où se trouve la « Santa Casa », la Maison de la Vierge miraculeusement transportée depuis la côte dalmate, qu’elles furent répandues dans la Chrétienté par des multitudes de pèlerins. En 1601, 251
François Chenique, Le Culte de la Vierge…, p. 143. Les litanies de « Tous les Saints » seraient les plus anciennes. Mentionnons celles de la Très Sainte Trinité, du Saint-Esprit, de la Divine Providence, des Saints Anges, du Saint Sacrement, de la Passion ; les trente-six demandes du Sacré-Cœur de Jésus, les litanies du Très saint et immaculé Cœur de Marie, celles des Sacrés Cœurs de Jésus et Marie réunis, etc. 252
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Clément VIII défendit de réciter publiquement d’autres prières à la Mère divine que les litanies de Loreto. Cinq années plus tard, Paul V accorda soixante jours d’indulgence à tout fidèle présent le samedi à leur chant solennel dans les églises des dominicains. Sixte V, souhaitant étendre la dévotion mariale et encourager les fidèles à recourir à son intercession auprès de Dieu, accorda (bulle Reddituri du 11 juillet 1587) deux cents jours d’indulgence à ceux qui les diraient avec un cœur contrit. Benoît XIII confirma cette faveur en approuvant un décret de la congrégation des indulgences, du 12 janvier 1728. Pie VII, enfin, l’étendit à trois cents jours (publication Urbi et Orbi du 30 septembre 1817), la rendit applicable aux défunts, et ajouta une indulgence plénière que peuvent gagner, aux fêtes de la Conception, de la Nativité, de l’Annonciation, de la Purification et de l’Assomption, ceux qui récitent ces litanies ; pourvu qu’ils se confessent avec contrition et communient, qu’ils visitent une église ou une chapelle publique, en y priant selon l’intention du souverain Pontife. Sancta Maria ora pro nobis « Le premier titre d’honneur que nous donnons à la très sainte Vierge, en l’invoquant, c’est son nom même de Marie, nom qui, après celui de Jésus, fait les délices des âmes pieuses […] Sans doute le nom de Marie n’est fort et puissant en comparaison de celui de Jésus, qu’à ce degré inférieur qui distingue nécessairement la créature, même la plus parfaite, de son Créateur et de son Dieu : il n’a de vertu, d’ailleurs, que par Jésus lui-même. Mais il a plu à ce divin Fils de faire éclater sa gloire par son auguste Mère, et de communiquer l’efficacité merveilleuse de son nom adorable à celui de Marie. Comme celui de Jésus, le nom de cette divine Vierge fortifie et console […] Ô Marie ! Béni soit le Seigneur qui a glorifié votre nom, que votre louange ne cesse jamais de sortir de la bouche des hommes ! Ah ! dites bien à notre esprit et à notre cœur quel est ce nom que vous portez ; faites nous-en comprendre et sentir la dignité, la douceur et la force ; pénétrez-nous intimement du respect, de la confiance et de l’amour qu’il mérite. Il est beau pour la piété comme un olivier verdoyant orné de beaux fruits (Jr. 11, 16) ; il lui est précieux comme un vase d’où s’exhale un parfum suave (Cant. 1, 3) […]
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Ô Marie ! Qu’en notre faveur ce nom sacré soit toujours terrible à l’enfer ; qu’il soit, à tous les ennemis de notre salut redoutable comme une armée en bataille (Cant. 6, 4). Que jamais nous ne le séparions, dans notre cœur, du nom adorable de votre divin Fils, et qu’après celui de Jésus il soit notre refuge et notre bouclier, notre force et notre consolation. Sainte Marie, priez pour nous ! » Abbé Édouard Barthe.253 L’œuvre du Saint-Esprit « La Vierge, fécondée par l’Esprit, engendre le Christ-Jésus. L’âme de l’homme, devenue “vierge” sous l’action de l’Esprit, profère le Nom divin de Jésus : c’est la “prière de Jésus” pratiquée dans l’hésychasme. En réalité, c’est le Père qui engendre le Fils Unique par l’Esprit-Saint dans l’âme devenue “vierge” et qui la “transforme” en la “spiration divine” (anima changée en Spiritus). La “prière pure” est donc une “alchimie” de l’âme […] Comment l’Esprit prie-t-il en nous ? En prononçant les Noms divins de Jésus et de Marie. L’Esprit accomplit en nous le Mystère de l’Incarnation et de la Transfiguration, de la Purification et de l’Illumination. En disant “Marie” l’âme s’identifie à la Substance primordiale toujours vierge ; en disant “Jésus”, le Verbe-Intellect s’y incarne et la transfigure. Et tout cela est l’œuvre du Saint-Esprit. » Abbé Henri Stéphane.254 Prière indulgenciée au saint Nom de Marie « Ô Mère du Perpétuel-Secours, accordez-moi la grâce de toujours invoquer votre nom tout-puissant ; car votre nom est notre secours pendant la vie, et notre salut au moment de la mort. Ô très pure 253
Abbé Édouard Barthe, Litanies de la Très Sainte Vierge, Paris, Librairie Catholique P.J. Camus, 1853, p. 45 sqq. L’auteur fait référence à la juive Judith, dont la geste héroïque anticipe, pour les exégètes chrétiens, la nouvelle Ève et Mère de Dieu : Marie. Ozias dit : Bénie es-tu, fille, par le Dieu Très-Haut, plus que toutes les femmes qui sont sur la terre, et béni le Seigneur Dieu, créateur du ciel et de la terre, qui t’a dirigée pour frapper la tête du chef de nos ennemis… Que Dieu, pour ton exaltation perpétuelle, daigne te visiter de ses biens… (Jud. 13, 18 sv). 254 Henri Stéphane (Abbé Gercourt), Introduction à l’ésotérisme chrétien, Paris, Dervy, 1979-1984, t. 1, pp. 276, 278. Nous pensons un grand bien de cet ouvrage sans réel équivalent.
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Marie, ô très douce Marie, faites que désormais votre nom soit la respiration de ma vie […] Quelle force, quelle douceur, quelle confiance, quelle tendresse ne réveillent pas dans mon âme la pensée de votre nom ! Je remercie le Seigneur qui, pour mon bien, vous a donné un nom si doux, si aimable et si puissant. Je veux prononcer votre nom avec amour, je veux que l’amour me rappelle sans cesse que je dois vous invoquer, ô Mère du Perpétuel-Secours ! »255 Marie ! Ô nom sacré ! « Marie ! Ô nom sacré ! Ô nom aimable ! On ne le prononce jamais avec confiance qu’on ne le prononce avec avantage. Heureux celui qui le rappelle souvent avec amour, qui le salue dévotement, qui le révère sincèrement, qui l’invoque fréquemment […] À l’invocation de ce nom, le pécheur se sent rempli d’espérance en la miséricorde ; le juste obtient une plus grande charité ; celui qui est tenté, la victoire sur ses passions ; celui qui est affligé, la patience et la consolation. Ah ! il sera après le nom de Jésus, ma ressource dans mes afflictions, mon conseil dans mes doutes, ma force dans mes combats, mon guide dans mes démarches. »256 C’est le nom de Marie Cantique, P. Lambillotte et P.A. Lefebvre257
Refrain : C’est le nom de Marie qu’on célèbre en ce jour ; Ô famille chérie, chantez ce nom d’amour. C’est le nom d’une mère, Chantez heureux enfants, Unissez, pour lui plaire, Et vos cœurs et vos chants. […] Il n’est rien de plus tendre, Il n’est rien de plus fort ;
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P. Saint-Omer, Les plus belles prières de saint Alphonse de Liguori (1878), Tournai, Casterman, 1907, p. 656 sq. 256 Imitation de la Très Sainte Vierge, par l’Abbé***, Tours, Mame, 1898, p. 235 sq. 257 Recueil de Prières et de Cantiques (Abbé Saurin), Lille-Paris, Desclée de Brouwer, 1911, p. 245.
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Le Ciel aime à l’entendre, Pour l’enfer c’est la mort. Que le nom de ma Mère, Au dernier de mes jours, Soit toute ma prière, Qu’il soit tout mon secours. Veille du mois de Marie Pour le « Quatrième jour »258
« Le saint nom de Marie est après le nom sacré de Jésus, le plus beau des noms. Comme le nom de Dieu rappelle et exprime Celui qui par lui-même est infini et possède toutes les perfections, de même le nom de Marie rappelle et exprime le chef-d’œuvre des mains de l’Éternel […] Le nom de Marie, qui signifie Souveraine, Maîtresse, exprime donc la dignité, la grâce, la place de la très-sainte Vierge au ciel et sur la terre. Son nom, comme celui de Jésus, a été porté dans les premiers âges pour la figurer à travers la loi ancienne ; il a été créé de Dieu en vue du rôle élevé que Marie remplirait sur la terre et dans le ciel […] Ce nom béni est encore l’expression des admirables relations de Marie avec la sainte Trinité comme fille bien-aimée du Père, comme mère du Fils et comme épouse du Saint-Esprit. Aucune créature n’approchera jamais de Dieu d’aussi près que Marie. » Prière « Ô Marie, la plus douce joie d’un cœur filial est de fêter sa mère, aussi je révère, avec toute l’Église, votre nom mystérieux, ce nom, que Dieu a rempli de grâce et de douceur, et qui procure des biens inestimables à ceux qui l’invoquent {…] Ô Marie, accordez-moi de prononcer toujours avec respect, avec confiance votre nom sacré ; ne dédaignez point de l’entendre sortir de mes lèvres […] Faites-moi éprouver dans mes peines, et surtout à l’heure de la mort, la force et la douceur de votre saint nom ; et qu’il soit alors sur mes lèvres jusqu’à mon dernier soupir. » 258
Petite étude pratique sur la Vie de la Très-Sainte Vierge, pendant le mois de mai, Paris, Charles Douniol, 1870, p. 45 sqq.
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Une conversion à l’oraison perpétuelle « Depuis ma jeunesse j’avais une grande foi en Notre-Dame, et je la priai avec larmes de m’accorder la grâce de l’oraison. Un jour… Je m’approchai de son icône et commençai de la baiser avec vénération lorsque, soudain, je ressenti une chaleur m’envahir, me remplissant de délices comme une rosée… Dès lors mon cœur demeura en prière et mon intellect se délecta du souvenir de mon Jésus et de la Mère de Dieu. La prière ne s’est plus jamais interrompue dans mon cœur. » Maxime le Capsocalyvite (XIVe siècle). L’Étendard du Ciel259 « Jeanne d’Arc avait trois enseignes : l’Étendard, le Pennon, la Bannière […] D’après les instructions qu’elle donna, on lui fit un étendard en linon, brodé de soie, au champ d’argent (blanc) semé de lis ; on y voyait, sur la face, avec l’inscription “JESUS MARIA”, l’image de Dieu assis sur les nuées du ciel, portant le monde dans sa main, et de chaque côté un ange lui présentant une fleur de lis qu’il bénissait […] Elle aima son épée ; mais, comme elle le dit à son procès, elle aimait quatre fois plus son étendard. Car ce drapeau, bien plus que son épée, était pour elle le signe et l’instrument de la victoire. Jamais elle ne tua personne. Pour ne point s’y exposer dans la bataille, elle abordait l’ennemi l’étendard à la main. Lors de son procès, on lui demanda de s’expliquer sur son étendard, ses armoiries et ses “richesses”. Elle répondit que les deux anges de l’Étendard représentaient sainte Catherine et sainte Marguerite, lesquelles lui dirent de “prendre et porter hardiment cet étendard, et d’y mettre une peinture du Roi du ciel”. » Prière aux noms de Jésus et Marie Alphonse de Liguori260
« Ô Vierge sans tache, obtenez-moi la grâce d’invoquer toujours dans mes besoins le nom de votre divin Fils Jésus, et le vôtre, celui de ma Mère Marie. Faites que je les invoque toujours avec confiance et avec amour. Ô mon bien-aimé Jésus, ô ma bien-aimée Reine Marie, 259 260
Henri Wallon, Jeanne d’Arc, Paris, Firmin-Didot, 1876, p. 62 sq. et 272. P. Saint-Omer, Les plus belles prières…, p. 509 sq.
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accordez-moi la grâce de souffrir et de mourir pour votre amour […] Avec votre secours, j’espère rendre l’âme en vous répétant : Jésus et Marie, aidez-moi ! Jésus et Marie, je me recommande à vous ! Jésus et Marie, je vous aime ; je vous confie, je vous donne toute mon âme. » Légende dorée261 « Un soldat riche et noble renonçant au siècle, entra chez les Cisterciens ; et parce qu’il ne savait pas les lettres, les moines, n’osant pas le renvoyer, lui donnèrent un maître, pour savoir s’il pourrait apprendre quelque chose, et ainsi le garder chez eux. Mais après avoir reçu pendant bien du temps des leçons, il ne put jamais apprendre rien d’autre que les deux mots : Ave Maria… Mais il les retint avec un tel amour que partout où il allait, en tout ce qu’il faisait, à chaque instant, il les ruminait […] Or voici que sur sa tombe pousse un lys magnifique, où sur chaque feuille sont écrits en lettres d’or les mots Ave Maria. Tous accoururent pour voir un tel miracle. On retira la terre de la fosse, et on trouva que la racine du lys partait de la bouche du défunt. » On rapporta le même fait de la sainte dominicaine Catherine de Racconigi. Songeons au mythe grec du jeune Hyacinthos, tué accidentellement par Apollon qui en était épris… Du sang qui s’écoula, Apollon fit naître une nouvelle fleur (la jacinthe), sur les pétales de laquelle on peut voir les lettres “IA”, les deux premières du nom du héros lacédémonien. Une variante bretonne. Le nom de Folgoët (bois du fol), près de Lesneven, évoque la fondation d’une église dédiée à Notre-Dame (pardon le 8 septembre). Un pauvre innocent, prénommé Salaün (Saül ?), vivant près d’une source dans un bois, ne connaît que quelques mots qu’il murmure sans cesse : “O Itroun Guerhez Mari !” (“Ô Dame Vierge Marie !”). Après sa mort, un lys pousse sur sa tombe ; le pistil dessine en lettres d’or : “Ave Maria”. En creusant, on s’aperçoit que le lys sort de la bouche de Salaün.
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La Légende dorée, t. I, p. 254.
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La « virginité » de la bouche « Il y a un rapport important entre l’invocation du Nom divin et la naissance du Christ : dans le premier cas, le Verbe sort de la bouche de l’homme ; dans le second cas, il sort de la Vierge ; ce rapprochement fait apparaître l’analogie symbolique entre la parole et l’enfantement. Il résulte de cette analogie que la bouche de celui qui invoque Dieu est identique à la Vierge génératrice ; la “virginité” est donc la qualité indispensable de la bouche du spirituel […] Le corps du Christ – ou sa substance individuelle – vient de la Vierge ; son Esprit est Dieu ; et de même que le corps du Christ vient de la Vierge génératrice, et que l’Esprit du Christ est Dieu, de même le Nom divin vient de la bouche de celui qui invoque, tandis que le souffle, qui vient du ciel puisqu’il est de l’air, et qui remplit et vivifie la bouche, correspond à “l’Esprit qui souffle où il veut”. » Frithjof Schuon.262
262
Frithjof Schuon, De l’Unité transcendante des religions (1948), Paris, Gallimard, 1968, p. 174 sq.
250
Chapitre XVI
EXERCICES ET INSTRUCTIONS
Instruction sur le nom de Jésus263 Méditation
« Jésus, c’est-à-dire Sauveur […] le Nom que le Père a prononcé dans le Ciel, le Nom que Gabriel a révélé au monde, le Nom que la Vierge bénie a répété pour notre bonheur, le Nom de pardon et de miséricorde le Nom d’espérance et de consolation, le Nom qui fait fléchir le genou aux cieux, sur la terre et aux enfers, le Nom qui, comme l’huile, éclaire, nourrit et soulage. Je vous invoque […] C’est votre Nom que j’ai balbutié dans mon enfance et que j’invoquerai avant mon dernier souffle. Ô Jésus, soyezmoi toujours Jésus ! » Respect au saint nom de Dieu264 Pour le 20 août, fête de saint Bernard
« Jésus : Ne jurez pas du tout… Ces paroles s’adressent aux hommes accoutumés à prendre en vain ou à faux le saint nom de Dieu. C’est manquer de respect à Dieu que de l’appeler ainsi en témoignage, au milieu des inutilités, des exagérations, ou des équivoques du langage. 263
R.P. Hamard, Le Trésor du chrétien, s.n.e., 1902, p. 288 sq. R.P. Dunoyer, Notre-Dame du Perpétuel Secours, Manuel de piété, édition de 1927, p. 626.
264
251
L’âme : Pardon de l’abus que j’ai fait de ce nom béni, ô Jésus ! Ô Marie, faites-le-moi désormais prononcer avec respect. » Prononcer avec respect le saint nom de Jésus265 « Seigneur qui, sur le mont Sinaï, au milieu des éclairs et du tonnerre, avez défendu de prendre en vain votre nom redoutable, faites-moi la grâce de ne le jamais prononcer sans nécessité et sans le respect qui lui est dû, car je sais que vous punissez ceux qui le profanent. Que tout genou fléchisse à votre nom, Seigneur Jésus, au ciel, sur la terre et dans les enfers. Votre nom est saint et terrible ; il est béni dans les siècles des siècles. […] Votre voix charme les oreilles, votre nom répand la joie, votre amour remplit tous les désirs. » Honorer le saint nom de Jésus266 « Au nom de Jésus, tout genou fléchit au ciel, sur la terre et dans les enfers. Que ce nom est doux pour ceux qui le prononcent avec une foi vive ! C’est un baume divin, propre à guérir toutes les plaies de nos âmes. Gravons-le dans nos cœurs, invoquons-le fréquemment avec respect et amour ; nous obtiendrons de chanter éternellement au ciel : Vive Jésus ! » Incliner la tête267 « C’est une coutume très ancienne dans l’Église, de témoigner la vénération due au saint nom de Jésus en inclinant respectueusement la tête lorsque nous le prononçons ou que nous l’entendons. Ce précepte ecclésiastique fut confirmé par un décret du concile général de Lyon inséré dans le corps du droit canon […] Les conciles provinciaux d’Avignon et de Béziers, dans le XIVe siècle, accordèrent une indulgence de dix jours à tous ceux qui sincèrement contrits de leurs péchés, inclineraient pieusement la tête en prononçant le saint Nom
265
P. Alexandre de Hohenlohe , Le Fidèle au pied de la Croix, ou méditations en forme de prière, Paris, Potey, 1828, p. 195. Le prince, chevalier de l’ordre de Saint-Jean, fut conseiller ecclésiastique au vicariat général de l’archevêché de Bamberg. 266 P. Le Baillif, Manuel de piété à l’usage des élèves du Sacré-Cœur, Paris, Jacques Lecoffre, 1863, p. 311. 267 Alban Butler, Vies des saints, p. 460 sq.
252
de Jésus. Le pape Sixte V accorda pour toute l’Église une indulgence de vingt jours aux mêmes conditions. »
Deux méditations ignaciennes Pour la fête du saint Nom de Jésus268 Deuxième dimanche après l’Épiphanie
« … Point I. Le saint nom de Jésus est digne de tous nos hommages. Les souveraines perfections du Dieu Sauveur sont renfermées dans son adorable nom, mais particulièrement sa miséricorde et son amour. Ce nom divin comprend toutes les grâces, les vertus, les dons qui servent à nous sanctifier, et il renferme toute l’économie de notre bonheur. Il signifie les titres de Père, de Pasteur, d’Avocat, qui conviennent si parfaitement à ce Dieu Sauveur […] À ce nom sacré, le Ciel reconnaît son Roi ; la terre, son Libérateur ; et l’enfer, son Vainqueur. Au Ciel, les saints lui font hommage de leur bonheur ; sur la terre, les chrétiens l’adorent et le prient ; et dans les enfers, les démons tremblent en lui rendant gloire […] Révérons donc ce nom admirable ; invoquons-le avec une confiance sans bornes, surtout dans nos peines. Point II. […] Ô saint nom de Jésus, huile sacrée et pénétrante, dont l’onction s’est répandue dès le commencement, et ne demande qu’à se répandre encore, répandez-vous avec profusion dans mon cœur ; pénétrez-le de votre douceur infinie et des charmes de votre amour. Livrons en ce moment nos cœurs à Jésus, afin qu’il y grave son aimable nom en caractères de feu et d’amour. Colloque […] Ô saint nom de Jésus, nom plein de charmes, soyez sans cesse dans mon cœur et sur mes lèvres pour dissiper mes craintes, réjouir mon âme, éloigner les tentations et vaincre mes ennemis ! Vous êtes à ma bouche plus doux que le miel ; à mes oreilles, plus harmonieux que la plus douce des mélodies ; à mon cœur, un sujet de joie continuelle […] Résolutions. Prononcer le saint nom de Jésus avec un profond respect, l’invoquer avec une vive confiance… »
268
Abbé De Brandt, Méditations pour tous les jours et fêtes de l’année, Lyon, Librairie catholique de Périsse, 1864, t. I, p. 320 sqq.
253
Pour la fête du saint Nom de Marie269 8 septembre, ou 2ème samedi de septembre, ou 5ème samedi d’octobre
« … Point I. Le saint nom de Marie mérite mes respects, mes hommages et ma confiance. Il signifie reine ou maîtresse. C’est un nom de puissance et de grandeur qui fait trembler l’enfer, met les démons en fuite, commande sur la terre le respect des fidèles, et dans le ciel la vénération des anges. C’est aussi un nom de clémence et d’amour, car il veut dire encore pleine de grâce, et nous donne à comprendre […] que Marie, pleine de vertus et de mérites, est toute-puissante sur le Cœur de Dieu ; qu’en recevant la plénitude de la grâce, elle en a été établie la dispensatrice, et qu’elle la répand avec abondance sur ceux qui recourent à elle. Point II. Le saint nom de Marie doit être mon refuge dans toutes sortes de besoins. Il veut dire étoile de la mer, et cette signification me présente encore les plus pressants motifs de confiance. Tant que je serai sur la terre, des orages et des tempêtes menaceront mon âme […] Ô Marie, saint nom sous lequel personne ne doit désespérer, soyez toujours sur mes lèvres et dans mon cœur avec celui de votre divin Fils. Soyez-y pendant cette vie d’afflictions et de traverses ; mais soyez-y surtout à ce moment suprême qui décidera de mon sort dans l’éternité […] Colloque. Inspirez-moi, ô ma divine Mère, une tendre confiance en votre saint nom, je veux l’invoquer dans tous mes besoins ; faites qu’il soit ma consolation dans mes peines, ma force dans mes faiblesses, mon conseil dans mes doutes, mon espérance à l’heure de la mort. Résolutions. Prononcer fréquemment et avec piété le saint nom de Marie... »
Pensée et pratique de la mort Les Pères ont depuis toujours enseigné la nécessité pour le fidèle de s’accoutumer à penser à sa mort, comme de l’utilité d’une pensée spirituelle de la mort, moyen efficace de se détacher des artifices du monde et de s’engager sur la voie de l’amour de Dieu. Penser (à) la mort c’est peu ou prou saisir la corruptibilité et la vanité des choses, 269
Abbé De Brandt, Méditations…, t. IV, p. 316 sqq.
254
pour leur préférer Ce qui est et ne passe pas. « Soumettre son désir à la condition de la mort », cet axiome de saint Isaac le Syrien est de portée universelle, tant on ne peut vivre avec ou en Dieu, donc l’aimer, sans mourir au monde. Cette pensée devrait être affermie par la conscience que nous avons d’un jugement posthume, jugement parfait qui prendra en compte toutes nos œuvres, sans que nous soyons lésés ou avantagés du poids d’un « grain de moutarde ». Une juste pensée de notre mort suppose une conscience suffisante de notre jugement particulier, comme la pensée de la mort de toute chair suppose le Jugement dernier. Se soumettre à la condition de la mort, c’est soumettre au jugement (qu’elle annonce) nos actes, nos paroles, nos pensées... nos désirs. Et c’est en cela que la prière incessante à laquelle l’Apôtre nous exhorte est si importante, et pourrions-nous dire si vitale ! Puisqu’en effet elle nous conduit à soumettre nos actes à Dieu, dans l’espérance de son accord et de sa bénédiction, avec pour fin le pardon à la mort et le salut éternel au Ciel. En outre, le fidèle ne peut qu’aspirer à se conjoindre à la grande communauté des saints, ceux qui avec les anges ont pour occupation incessante de glorifier Dieu par son propre Nom. De sorte qu’ici-bas une pensée fréquente de la mort et du jugement s’associera naturellement pour eux à une mémoration incessante du Dieu-Sauveur. Ce n’est pas pour rien si les Pères estiment que Satan a horreur de la pensée de la mort, et qu’il met toutes ses sciences en œuvre pour en rendre l’homme oublieux. Ne pas penser à notre mort, c’est ne pas accepter l’idée de nos péchés et l’issue du jugement ; c’est ne pas reconnaître et la Justice, et le Juge. Là est tout l’enjeu. L’homme doit donc être distrait, de toutes les manières imaginables, de ce qui lui est vraiment nécessaire ; et le Malin connaît les méandres de l’âme sensible et concupiscente ! Opposons-lui la pensée re-présentative de notre propre mort, de notre jugement particulier et de la Résurrection générale, grâce à une invocation qui saturera progressivement notre âme et nous permettra d’en chasser les préoccupations parasites. C’est ainsi que le chrétien peut concevoir d’unir sa mort au sacrifice du Dieu fait homme. Il est évident qu’invoquer le Nom de Jésus, c’est voir le Seigneur fixé et expirant sur la Croix, comme c’est voir la lumière de sa résurrection au Tombeau.
255
« Que la pensée de la mort et la prière de Jésus s’endorment et se réveillent avec toi. Tu ne trouveras pas de meilleurs auxiliaires pour te garder durant le sommeil » Saint Jean Climaque (†v.650)270
Établi sur le mont Sinaï dès l’âge de seize ans, Jean reçut la tonsure monastique quatre années plus tard. Après une vingtaine d’années passées en compagnie d’un abbé solitaire, il se retira dans une grotte, puis fit un séjour cénobitique près d’Alexandrie. Choisi comme higoumène d’un monastère au Sinaï, il y rédigea sans doute l’Échelle, œuvre qui connut le succès au-delà même du monde byzantin. L’invocation de Dieu, jointe à la considération de nos fins dernières, permet d’unifier nos pensées et de trouver le vrai repos, en empêchant les suggestions extérieures qui sont autant de puissances divisant l’âme. Il faut s’efforcer à s’endormir chaque soir dans cette disposition, comme il faudra rendre l’âme au jour que Dieu voudra. La mort exemplaire de l’Apôtre271 « Au moment où sa tête fut détachée du corps, il prononça distinctement en hébreu : “Jésus-Christ” ; nom qui avait été d’une grande douceur pour lui dans sa vie et qu’il avait répété si souvent. On dit en effet que dans ses Épîtres il répéta “Christ”, ou “Jésus”, ou l’un et l’autre ensemble, cinq cents fois […] Ensuite une lumière immense brilla et une odeur suave se répandit depuis son corps. » Le nom de Marie est doux à la mort272 « Le saint nom de Marie est doux à ses serviteurs pendant la vie, par les grâces abondantes dont il est pour eux la source ; mais il leur est bien plus doux à la mort […] qu’il leur rend sainte et paisible. Tous ceux qui assistent les mourants doivent leur répéter souvent le nom de Marie, parce que ce nom de vie et d’espérance suffit alors pour les soutenir dans leurs angoisses, et pour mettre en fuite les esprits infernaux […] Puissent nos lèvres se remuer la dernière fois 270
L’Échelle sainte, 15, 52, Abbaye de Bellefontaine, SO 24, p. 167. La Légende dorée, op.cit., t. I, p. 431. 272 Abbé De Brandt, Méditations…, t. V, p. 410 sq. 271
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pour prononcer ce doux nom ! “Pour la gloire de votre nom, ô Marie !”, vous dirai-je, empruntant les sentiments de saint Bonaventure, lorsque mon âme sortira de son corps, venez à sa rencontre et recevez-la ; soyez son échelle et sa voie pour aller au Ciel ; obtenezlui son pardon et son repos éternel ! » Au temps de la mort, qui reste pour nous un mystère, il nous sera demandé compte de l’usage de nos heures. Les meilleures étant celles consacrées à invoquer le Seigneur. Nourrissons-nous donc du Corps de Dieu, puisqu’il se donne à nous, respirons par l’Esprit Saint, et imprégnons notre âme des noms de Jésus et Marie, dès aujourd’hui et aussi souvent que possible. Car avec la mort nous serons privés de ce qui exprime, ici-bas, notre plus grande liberté.
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FLORILÈGE 1. Le principe « Tu nous donnes d’espérer en ton Nom, principe de toute création. Ouvre les yeux de notre cœur, afin que nous te Connaissions. » Pape Clément Ier : Première épître de Clément aux Corinthiens. Les Pères apostoliques, p. 84. Ordonné par saint Pierre, dont il sera le troisième successeur (de 88 à 97), sa biographie reste pourtant lacunaire. On lui attribua longtemps les apocryphes, dits Pseudo-clémentines.
2. Soutien du monde « Le Nom du Fils de Dieu est grand, puissant, et il soutient le monde entier […] Il soutient ceux qui, du fond du cœur, portent son Nom. » Hermas (Ier-IIe siècles) : Le Pasteur, III, IX, 14, Cerf, 1958, p. 325. Ce texte anonyme (le nom « Hermès » sert de référant gnostique) révèle à l’ « ange pasteur » d’importants éléments ecclésiologiques. L’Église préexiste en Dieu. Créée avant toute chose, elle fonde l’histoire humaine, comme une tour élevée sur le roc de Jésus-Christ, entourée de l’Eau baptismale.
3. Le Nom de la Sagesse « Quel est le nom de la Sagesse ? Jésus. Que signifie : “Ton Nom soit invoqué sur nous” ? Je suis la Sagesse, je veux être appelé de ton Nom, pour que moi, la Sagesse, je sois nommée Jésus. » Origène (185-254). In Is, II.1, III.2. Né sans doute à Alexandrie, Origène composa une œuvre immense, dans la lignée sapientielle de Philon : Traité des principes, Homélies et Commentaires bibliques… La prière est un état, elle doit donc être continu-elle. Le but est l’union permanente de l’âme à Dieu.
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4. D’esprit, du cœur et des lèvres « N’abandonne pas à l’oubli le Nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, mais fixe-le sans cesse dans ton esprit, garde le dans ton cœur et glorifie-le de tes lèvres. » Antoine, dit le grand (v.250-v.355). Dans Briantchaninov, Approches…, p. 55. « Le père des moines » naquit près de Memphis. Il adoptera pendant vingt ans une vie érémitique dans le désert d’Égypte, avant d’enseigner et de combattre l’hérésie arianiste à Alexandrie. La Vie d’Antoine, composée par saint Athanase, est un classique du monachisme.
5. De la mort à la vie « Jésus, Nom digne de louange, pont invisible qui fait passer de la mort à la vie. » Ephrem le Syrien (v.305-v.375) : De Fide, VI, 17. Dans DS p. 1111. Les rythmes et vers de ses hymnes, insérés dans la liturgie syriaque et traduits dans la plupart des langues anciennes, ont inspiré l’hymnographie byzantine. Lorsque Nisibe est prise par les Sassanides, Ephrem se replie à Édesse où il fonde une école fameuse. Ordonné diacre, il refuse la charge épiscopale, pour se consacrer à ses chants et sermons.
6. Dieu fondé en soi « Le signe que Dieu demeure dans l’âme ? Avoir Dieu fondé en soi par le souvenir, quand la continuité de la mémoire n’est pas interrompue par les soucis et les passions. » Basile de Césarée, ou le Grand (v.330-379). Dans Philocalie… I, p. 163. Frère aîné de Grégoire de Nysse, il opte pour le monachisme, visite les établissements d’Égypte, devient prêtre, puis évêque de Césarée. Son traité Sur le Saint-Esprit influera sur les orientations du concile de Constantinople (381). La pensée mystique de Basile est exposée dans ses Homélies et Lettres. Il propose une Règle ascétique, et quitte le monde pour le désert. Le fameux Hexaéméron est un traité sur les jours de la création.
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7. L’exquise méditation « Il n’y a point d’autre méditation exquise, sinon le Nom salutaire de notre Seigneur Jésus-Christ, habitant sans cesse en toi. » Macaire l’Égyptien, ou le Grand (v.300-v.390). Dans Petite Philocalie…, p. 54. Sans doute disciple de saint Antoine et lui-même ascète, il organise la vie monastique au désert de Scété. Maître d’Évagre, on lui attribua longtemps cinquante Homélies spirituelles, en fait plus tardives (= Pseudo-Macaire).
8. Plus souvent qu’on ne respire « Se souvenir de Dieu, plus souvent qu’on ne respire. » Grégoire de Naziance, ou le Théologien (v.330-v.390). DS t.8, p. 1132. Attaché à l’école de Cappadoce, il étudie à Alexandrie et à Athènes, où il se lie d’amitié avec Basile de Césarée, intégrant la culture platonicienne. Dans ses Discours, Grégoire célèbrera spécialement les mystères de la Trinité et de la Vierge, développant la doctrine de la déification christique. Comment se souvenir de Dieu « plus souvent qu’on ne respire » ? Cela suppose assurément un entier sacrifice de l’âme !
9. Le Seigneur apparaît « Le Seigneur a coutume d’apparaître quand l’oraison est devenue un état. » Évagre le Pontique (v.345-v.395) : De la Prière, 52. Originaire de Cappadoce, Évagre est ordonné prêtre par Grégoire de Naziance. Il passera les quinze dernières années de sa vie dans les solitudes d’Égypte. Homme lettré, auteur d’ouvrages présentés sous forme de six cents Centuries (courts chapitres), où il traite de sujets gnostiques et mystiques comme de questions pratiques. L’homme est prédisposé à la Science de Dieu, qu’il acquiert au prix du dénuement de son âme ; on parlera là d’une « philosophie du désert ».
10. Que les deux deviennent un « Demeure continuellement dans le Nom du Seigneur Jésus, pour que le cœur boive le Seigneur et que les deux deviennent un. » Jean Chrysostome (v.347-407). DS t. 8, p. 1134. « Bouche d’or » est consacré prêtre à Antioche en 386 et dix ans plus tard, patriarche de Constantinople.
261
Le Traité sur le Sacerdoce est un classique sur le service divin et la vie monacale, idéal du chrétien. Ses Homélies sur les fêtes sont réputées.
11. Contre les démons « Contre les démons… Le souvenir de notre Sauveur, la fervente invocation de l’honorable Nom, nuit et jour. » Nil d’Ancyre, dit l’Ancien ou l’Ascète (v.360-v.425). Dans Hausherr, Noms du Christ, p. 196. Grec de Galatie, disciple de Jean Chrysostome, il est nommé gouverneur de Constantinople avant de se retirer, avec son fils, dans un monastère du Sinaï. Ses principaux ouvrages sont les Conseils spirituels et le Manuel d’Épictète (suivant les principes de l’Écriture), avec un ensemble de Lettres.
12. Le lait de mon cœur « Ce Nom de Jésus-Christ, suivant le dessein de votre Miséricorde, Seigneur, ce Nom de mon Sauveur, Votre Fils, avait été bu tendrement par mon cœur d’enfant avec le lait même de ma mère. Il y était demeuré au fond. » Augustin d’Hippone (354-430) : Confessions, III, IV, 8. Peut-être le plus célèbres des Pères latins, avec ses Confessions, la Cité de Dieu, les Traités sur la grâce et le libre-arbitre – notions sur lesquelles Luther échafaudera sa propre doctrine. On connaît aussi un grand nombre de Lettres, Sermons et Commentaires bibliques. La formule credo ut intelligam (croire pour comprendre) est universellement connue, mais c’est aussi le nihil omnino : le « rien d’autre » que connaître Dieu.
13. À l’âme qui désespère « L’âme est-elle poussée au désespoir par la masse de ses péchés ? Le Nom de Jésus vient nous sauver. Ce Nom détruit tous les poisons. » Paulin de Nole (354-431) : Poème du Nom de Jésus. PL 61, 741. Riche propriétaire et consul substitué à Bordeaux, il se convertit lors d’un voyage en Italie. À la quarantaine il vend tous ses biens au profit des pauvres, et embrasse, com-me son épouse et ses enfants, la vie monastique. Sacré évêque de Nole (397), cité d’Italie où il terminera ses jours. On possède une centaine d’Épîtres et de Poèmes en latin.
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14. Une prière unique « Que toute notre vie, tout le mouvement de notre cœur, deviennent une prière unique, ininterrompue. » Jean Cassien (v.360-v.435) : Conférences, X, 7. SC 54, p. 81. Natif selon certains de la Dobroudja (Roumanie), selon d’autres… de la Gaule. Moine en Palestine, il se voue à l’errance spirituelle. Pendant une quinzaine d’années il visite les ermitages et monastères d’Égypte, puis se rend à Constantinople où Jean Chrysostome l’ordonne diacre. On le retrouve à Rome, près de Léonle-Grand, puis à Marseille et en Provence. Ses Institutions cénobitiques et ses Conférences des Pères sont toujours très estimées dans les monastères.
15. Ta respiration « Si tu désires véritablement confondre les pensées qui t’assaillent, reste silencieux dans la paix de l’âme, veille librement sur ton cœur, que la prière de Jésus s’unisse à ta respiration. » Hésychius de Jérusalem (†v .450) : Propos, 182. Dans Simonod, La Prière de Jésus, p. 76. Il exerça à Jérusalem la charge de didascale (docteur de l’Église grecque ; didaskalos = « celui qui enseigne »), jouissant d’une réputation de sainteté. On lui connaît des Commentaires et gloses sur l’Écriture, les prophètes et les cantiques, des Homélies, Sermons et Sentences, une Histoire ecclésiastique. Saint Bonaventure et Thomas d’Aquin reconnaîtront son autorité.
16. Le Nom qui rend la parole aux muets « C’est le Nom qui rend la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la marche aux estropiés, la parole aux muets, la vie aux morts ; la force de ce Nom chasse des corps possédés la puissance des démons. » Pierre Chrysologue (v.380-v.450) : Sermon, 144. PL 52, 586. La « parole d’or » fut évêque de Ravenne, à l’époque de la régence de Galla Placidia. Ses œuvres sont constituées d’un important ensemble de Sermons, source précieuse pour l’étude de la formation de la liturgie. L’Annonciation, la Nativité, la vocation virginale et divine de Marie, l’Eucharistie, tiennent une place importante dans cette prédication. Dieu s’est fait homme, afin de permettre la restauration de la nature première de celui-ci, et de garantir son salut. « Il le vivifie en esprit, et l’élève ainsi tout entier à Lui, afin que l’homme ne laisse rien de ce qui venait du péché ».
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17. Consumer la souillure de l’âme « Maintenu avec un soin étroit par la pensée (ce saint et glorieux Nom) consume toute la souillure qui couvre la surface de l’âme […] Lorsqu’il persiste par la mémoire de l’intellect dans la ferveur du cœur, (il) implante en nous l’habitude d’en aimer la bonté. » Diadoque de Photicé (v.400-v.470) : Cent Chapitres gnostiques, 59. Dans Œuvres spirituelles, SC, p. 119. Évêque de Photicée, en Épire, à l’époque du concile de Calchédoine (451) qui condamne le monophysisme. Il est un des premiers à témoigner ouvertement de la prière monologique du « Seigneur Jésus ». Avec Évagre, qui le précède, diadoque est au nombre des autorités de la spiritualité ascétique orientale des premiers siècles.
18. L’âme morte « L’âme est morte lorsqu’elle a perdu le souvenir de Dieu. » Philoxène de Mabboug (†v.520) : Homélie, I, 6. Évêque d’Hiéropolis, près d’Antioche. Fréquentant l’école d’Édesse et d’Ephrem le Syrien, il propage la théologie de saint Cyrille, ce qui lui vaut l’inimitié du patriarche d’Antioche. Poursuivi jusqu’à l’excommunication pour ses positions jugées favorables au monophysisme, il s’exile en Thrace jusqu’à la fin de ses jours. On lui doit une œuvre exégétique et théologique, un important traité ascétique sous forme d’homélies. Se souvenir sans cesse de Dieu, c’est le glorifier et renouveler sans cesse notre pacte avec Lui.
19. Refuge « Exerçons-nous à la prière du Nom de notre Seigneur Jésus-Christ, à l’invocation ininterrompue du Nom de Dieu […] Nous les imparfaits, n’avons qu’une ressource : nous réfugier dans le Nom de Jésus. » Barsanuphe et Jean de Gaza († v.540) : Lettres, 301. Dans Simonod, La Prière de Jésus, p. 28, 100. Le texte grec de la Correspondance des deux moines (quelques huit-cents cinquante lettres de direction) a été publié en 1816. La compassion est nécessaire ; la raison de toute connaissance véritable est l’Amour.
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20. Garde ton cœur appliqué « Que tu manges ou boives, que tu parles à quelqu’un, hors de ta cellule ou en chemin, n’oublie pas de réciter la prière (de Jésus) avec sobriété et attention […] Garde secrètement ton cœur appliqué à cette prière, la méditant, la répétant. » Abbé Philémon (v.470-v.550). Dans Chariton, L’Art de la prière, p. 101. Il passa la majeure partie de sa vie au désert de Scété, en Égypte, dans une grotte puis dans un ermitage. Ses Discours présentent la plus ancienne mention connue de la formule (sauf aie pitié de moi) de la prière de Jésus.
21. Attacher le cœur « Il n’y a pas de vertu comparable à la continuité de la prière et de la supplication au Nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ… Dieu veut que le cœur soit attaché à son saint Nom, en tout temps. » Le Jardin des Moines (VIe-VIIe siècles). Recueil anonyme d’apophtegmes (litt. « parole claire ») en arabe.
22. Entrer dans ton trésor « Ô Nom de Jésus, clé de tous les biens, ouvre-moi la porte, et j’entrerai dans ton trésor […] Quand on porte en soi la prière continuelle, on est parvenu à l’extrémité des vertus ; on est désormais une demeure du Saint-Esprit. » Isaac le Syrien : Œuvres spirituelles, II, 11, 11. Dans Philocalie I, p. 106. Ascète et mystique nestorien, l’évêque de Ninive (vers 670) fut redécouvert au XIVe siècle, avec une place de choix dans la Philocalie ; il jouira d’une grande influence chez les théologiens russes. Dans le fil de la pensée d’Évagre, la purification du cœur-intellect soutient l’expérience contemplative et prépare l’union perpétuelle.
23. Le soleil de l’intellect « Quand le soleil passe au-dessus de la terre, il fait jour. Le saint et vénérable Nom du Seigneur Jésus brillant dans l’intellect engendre d’innombrables pensées aussi umineuses que le soleil. »
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Hésychius le Sinaïte (VIIIe-IXe siècles) : Sur la sobriété et la vertu, IIe Centurie, 94. Dans Philocalie I, p. 134. Higoumène du monastère de Batos, au Sinaï, héritier spirituel de Jean Climaque et de Maxime le Confesseur. Dans ses deux volumes de Centuries spirituelles, il développe la notion d’hesychia et d’éveil (nepsis) de l’âme ; la « prière de Jésus » y tient une place centrale.
24. Qu’est-ce que ce Nom, sinon Sauveur ? « Ô Jésus, ô Jésus, à cause de votre Nom, faites pour moi ce que ce Nom signifie […] Qu’est-ce en effet que ce mot “Jésus” sinon Sauveur ? Donc, Jésus, à cause de votre Nom soyez-moi Jésus. » Anselme de Canterbury (1033-1109) : Oraisons, II. PL 158, 724-725. Né à Aoste, évêque en Normandie, puis archevêque de Canterbury. Savant d’inspiration platoni-cienne, il conçoit la spéculation comme support essentiel de la foi : il est nécessaire de « croire pour comprendre » (Proslogium). Le Cœur du Dieu Homme est un exposé sur la Rédemption.
25. Devant Dieu, face à face « Pendant la prière tu dois te tenir devant Dieu, face à face, et contempler la Lumière de son Visage. Alors, tu invoqueras le Nom du Seigneur, et de ce Nom tu frapperas la pierre de ton cœur, jusqu’à ce qu’il en jaillisse du feu. » Guillaume de Saint-Thierry (†1148). PL 180, 486c. Bénédictin, puis cistercien, dans le fil d’une « mystique érémitique », ami intime de saint Bernard dont il fut le biographe. Traducteur de Grégoire de Nysse... Dans une Lettre aux frères du Mont-Dieu, il conseillera aux chartreux « d’implanter dans les ténèbres de l’Occident… la lumière de l’Orient ».
26. Lumière de la foi « D’où serait venue sur la terre entière la lumière si grande et si soudaine de la foi, sinon par la prédication du Nom de Jésus ? C’est à la lueur de ce Nom que Dieu nous a appelés à contempler sa propre Lumière. » Bernard de Clairvaux (1091-1153) : Sermons sur le Cantique, XV, 6. Dans Œuvres mystiques, p. 200. Docteur de l’Église, fondateur et premier abbé de Clairvaux, maison-fille de Cîteaux. Il eut une grande influence à la cour
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pontificale, et fut « l’âpôtre de la seconde croisade ». D’un tempérament mystique, il combattra les penseurs rationalisants de l’école d’Abélard, aussi bien que les hérétiques rhénans. On connaît trois cents quarante Sermons.
27. Ceux qui sont marqués « Ceux qui sont marqués du Nom de Jésus… savent que Jésus ne fait rien qui ne soit conforme à son Nom, rien qui ne soit miséricordieux et salutaire. » Jean de Ford (†1220). DS t. 8, 1116.
28. Les vrais adorateurs « Veillez donc en tout temps, priant pour être trouvés dignes de fuir les maux qui vont venir… Et quand vous serez debout, dites : “Notre Père qui est aux Cieux” […] Il faut toujours prier et ne pas se lasser, car ce sont de tels adorateurs que cherche le Père. » François d’Assise (1182-1226) : Première Règle. Dans Écrits, p. 167. Fondateur de l’ordre des Frères Mineurs (1224). Après un jeûne de quarante jours, il recevra les stigmates de la Passion. Qui ne reconnaît la « poétique beauté » de son Cantique des créatures ? Sa célèbre legenda, recueillie dans les Fioretti, est encore aujourd’hui largement diffusée.
29. Le fondement de notre foi « C’est un Nom plein de grâce, parce qu’en lui nous trouvons le fondement de notre foi, le soutien de notre espérance, l’accroissement de notre charité, le complément de notre justice. » Bonaventure (1221-1274) : Les cinq fêtes de Jésus Enfant. Dans Vie Spirituelle, n°369, p.56. Natif de Toscane, un des grands théologiens mystiques du Moyen Âge, poète aussi. Franciscain et ami de Thomas d’Aquin, il fut surnommé le « docteur séraphique » pour l’élévation et la limpidité de ses thèses. Il contribua à propager le culte de la Vierge.
30. L’entrée du cœur « Après avoir banni de la raison toute pensée, donne-lui le “Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi”, et contrains la de crier intérieure-
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ment ces paroles. Quand tu te seras rendu maître de cette pratique, elle t’ouvrira l’entrée du cœur.» Nicéphore le Solitaire, ou l’Hagiorite († v.1280). D’origine italienne, il embrassa la vie monacale au mont Athos. On lui doit un Discours sur la sobriété, la vigilance et la garde du cœur. Sa « Méthode » de méditation, autour de la prière de Jésus, contribua au renouveau hésychaste des XIIIe-XIVe siècles. Nicéphore fut le maître de Grégoire de Thessalonique.
31. Devenir le temple de Dieu « Lorsque vous chantez Dieu sans distraction, vous devenez le temple de Dieu. » Théolepte de Philadelphie (v.1250-v.1320). PG 143, 381. Né à Nicée, le futur archevêque mènera une vie d’anachorèse au mont Athos. Ardent défenseur de la pro-fession monastique, il inspira le renouveau hésychaste en Grèce, spiritualité à laquelle il avait été initié par Nicéphore.
32. Le Père te donne son Nom « Le Père ne voit, n’entend, ne dit, et ne veut rien d’autre que son propre Nom […] Le Père te donne son Nom éternel, et c’est sa propre vie, son être et sa divinité qu’Il te donne en un instant par son Nom. » Jean Eckhart (v.1260-1327) : Commentaire de l’Évangile de saint Jean. Natif de Thuringe, Johannus entre chez les dominicains d’Erfurt, en se distinguant par sa piété et son intelligence ; il poursuit ses études au Studium generale de Cologne, puis à Paris, où il est nommé « Maître en sacrée théologie » ; il accède alors aux plus hautes charges provinciales de l’ordre. Maître Eckhart projeta une œuvre immense en latin, suivant le plan de la Somme de Thomas d’Aquin. Les Traités et Sermons, en allemand, reflètent ses préoccupations mystiques, alors que certaines thèses de sa « théologie négative » seront condamnées.
33. Ce Nom purifie la conscience « Vous qui vous préparez à aimer Dieu […], souvenez-vous de garder toujours dans votre mémoire le Nom de Jésus. Ce Nom purifie la conscience, rend le cœur limpide et lumineux, bannit les frayeurs de la mort… Il faut l’aimer et le conserver à jamais. »
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Richard Rolle (†1349) : Éloge du Nom de Jésus. Dans Vie Spirituelle, n°369, p. 59. Ermite, originaire du diocèse d’York, sa biographie reste lacunaire ; fut-il dans les ordres majeurs ? Un certain « culte » s’organisera après sa mort au couvent des Cisterciennes de Hampole. Figure notable de la spiritualité anglaise, ses œuvres ont été rapidement diffusées sur le continent : De Amore Dei (ou contre l’amour du monde), Incendium Amoris (qui montre le primat de l’amour sur les connaissances), Melos Amoris (autour du thème de la prière contemplative)…
34. Le Nom que Dieu a voulu « (Ceux qui prient en esprit) demandent que le Nom du Fils soit sanctifié, honoré, connu, aimé, qu’il soit tel, en un mot, que Dieu a voulu de toute éternité et prédestiné qu’il fut. » Jean Tauler (v.1300-1361). Œuvres complètes II, p. 347. Dominicain, né et mort à Strasbourg, on le surnomma élogieusement le « Docteur illuminé ». Ses Sermons révèlent une puissante doctrine mystique, où la grâce divine tient une place centrale. Chaque pensée, parole et acte, doit tendre à l’imitation de la vie de Jésus-Christ ; c’est ainsi qu’on fait vraiment la volonté de Dieu.
35. Le cierge des cœurs « Notre-Dame, tenant un cierge d’une lumière si brillante qu’il éclairait le monde entier, dit : “Regarde, ce cierge allumé représente le Nom de Jésus, car il illumine vraiment tous les cœurs qui accueillent ce Nom avec piété, l’honorent et le portent sur eux avec ferveur”. » Henri Suso (1295-1366). Dans Œuvres complètes, p. 271. Le bienheureux Henri de Berg, dit Suso, théologien mystique dominicain, est né à Constance. Son Horloge de la Sagesse sera longtemps en vogue.
36. Seul remède « À toute heure, invoquons-Le […] afin que notre esprit soit toujours absorbé en Lui, et que notre attention se concentre chaque jour sur Lui… Invoquons le Nom de Dieu, afin d’appliquer à tout ce par quoi nous avons péché, le seul remède salutaire. » Nicolas Cabasilas († v.1371) : La vie en Jésus-Christ. Dans Grégoire Palamas, p. 141. Théologien grec, archevêque de Thessalonique, titulaire de hautes
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charges à la cour de Constantinople. Il était le neveu du fameux polémiste antilatin Nil Cabasilas. Principaux ouvrages : un traité sur le Divin Office, ou Explication de la Messe, et De la vie dans le Christ (en 7 livres). On lui connaît encore quelques discours édifiants et homélies, et une Prière à Jésus-Christ.
37. Ce qui fait vivre les morts « Ô glorieux Nom de Notre-Seigneur… qui fait vivre les morts, lorsqu’il les touche de sa puissance, pour le salut éternel ! Huile répandue de l’Amour, qui ravit tout esprit hors de sens par sa grande suavité ! » Ruysbroeck l’Admirable (1293-1381) : Le Miroir du salut éternel, ou Livre du saint Sacrement (Prologue), Vromant, 1921, p. 46. Théologien et mystique brabançon, chanoine régulier de saint Augustin, prieur de l’abbaye de Groenendaal ; un des fondateurs de la devotio moderna, qui met l’accent sur la méditation personnelle. Au nombre de ses œuvres : Les Sept degrés de l’échelle de l’amour spirituel, Les Sept clôtures, Les Quatre tentations… Le Miroir est un exposé sur la « ressemblance » divine de l’homme.
38. La vraie Vie « Par l’invocation confiante du Nom de notre Seigneur Jésus-Christ, nous espérons fermement obtenir sa Miséricorde et la vraie Vie cachée en Lui. » Calliste et Ignace de Xanthopoulos (XIVe-XVe siècles) : Centurie. Dans Philocalie I, p. 36. Moines de l’Athos. Leur « manuel hésychaste » s’applique à établir une généalogie de la prière continuelle de Jésus, depuis les apôtres Pierre, Paul et Jean. Calliste sera patriarche de Constantinople en 1397, l’année même de sa mort
39. Une fontaine de miséricorde « Seigneur Jésus-Christ… C’est une prière, un vœu, une profession de foi qui nous confère l’Esprit saint et les dons divins… C’est une fontaine de divine miséricorde qui répand sur les humbles la révélation et l’initiation aux mystères. » Syméon de Thessalonique († 1429). Archevêque. Dans Chariton, L’Art de la prière, p. 118.
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40. Salut du monde « Tout ce que Dieu a créé pour le salut du monde est caché dans le Nom de Jésus : toute la Bible, de la Genèse jusqu’au dernier Livre. La raison en est que le Nom est origine sans origine. » Bernardin de Sienne (1380-1444). Éléments biographiques supra chap. X.
41. La source de tous les biens « Il y a beaucoup d’œuvres vertueuses, mais elles sont toutes partielles ; par contre, la prière du cœur est la source de tous les biens ; elle irrigue l’âme comme un jardin. » Nil de Sora, ou Sorsky (1433-1508) : Règle monastique. Dans Briantchaninov, Approches…, p. 170. Entré au célèbre monastère du lac Blanc, un long pèlerinage l’entraînera à Constantinople et au mont Athos, à l’époque où l’hésychasme s’impose. Nil se rattache à un courant de pensée qui assimile la spiritualité grecque et certains aspects de la culture d’Occident. Protestant contre l’enrichissement de nombreux monastères, il retourne à la solitude.
42. Rien de plus grand « Après la foi nous ne pouvons rien accomplir de plus grand, si ce n’est célébrer, prêcher, chanter, exalter de toutes manières et magnifier la gloire, l’honneur et le Nom de Dieu. » Martin Luther (1483-1546). Œuvres I, p. 228. Étudiant à Erfurt, où il entre chez les Augustins, docteur en théologie et professeur d’exégèse biblique. Suite à « l’affaire des indulgences » et à la publication des thèses de Wittenberg, l’Église le déclare hérétique. À partir de 1520 sont publiés les grands écrits « réformateurs », avec une traduction nouvelle de la Bible.
43. Du bon emploi de la langue « Il est bon que même la langue, spécialement créée de Dieu pour annoncer et magnifier son Nom, soit employée à ce faire, en parlant ou en chantant. » Jean Calvin (1509-1564) : Institution de la Religion chrétienne, IX, III. Sous l’influence protectrice de Marguerite de Navarre, Calvin adopte les idées de la Réforme. Réfugié à Strasbourg, puis à Bâle où il rédige les fameuses
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Institutions (1535). À partir de 1541, il impose la Réformation à la cité de Genève, où son activité pastorale et professorale est intense.
44. L’Église « Je crois que l’Église ne fait qu’un avec les sacrements de Dieu, l’invocation et la célébration de son saint Nom. » Francis Bacon (1561-1626). Ami du comte d’Essex, il connut une remarquable ascension, jusqu’au titre suprême de grand chancelier d’Angleterre. Après ses démêlés avec le Parlement et sa traduction en justice, pour vénalité, sir Francis se retira de la vie publique, et consacra les dernières années de sa vie à l’ « avancement des sciences », à la philosophie, à la morale politique. Le Novum organum est un ouvrage important.
45. Le testament de mon souverain Sacrificateur « Mon souverain Sacrificateur […] me fit une donation (de son SacréCœur) à l’heure même, me la faisant écrire de mon sang selon qu’Il la dictait. Et puis je la signai sur mon cœur avec un canif, duquel j’y écrivis son sacré Nom de “Jésus”. » Le 31 décembre 1678. Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690). Visitandine à Paray-le-Monial, elle reçoit sa première grande révélation sur les « merveilles d’amour du Cœur du Christ » à l’âge de 27 ans. Devenue maîtresse des novices en 1785, les premiers hommages au Sacré-Cœur de Jésus sont rendus la même année.
46. Être enflammé « La prière de Jésus est le fait de porter constamment dans le cœur le très doux Jésus et d’être enflammé par le rappel incessant de son Nom bien-aimé, d’un ineffable amour pour lui. » Païssi Velitchkovski (1722-1794). Encyclopédie mystique, p.240. Ukrainien d’origine, il se rend au mont Athos où il séjourne pendant dix-sept années ; il y reçoit la tonsure et l’initiation à la prière hésychaste. Plusieurs dizaines de moines se groupent autour de lui, avec lesquels il fondera un premier monastère en Moldavie. Un des propagateurs de l’hésychasme en Russie.
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47. S’approcher et s’unir « Ceux qui ont réellement décidé de servir Dieu doivent s’exercer à sa mémoire et à la prière incessante au Seigneur Jésus-Christ […] Cette pratique permet de s’approcher de Dieu et de s’unir à Lui. » Serafin de Sarov (1759-1833) : Instructions, 11. Dans Briantchaninov, Approches…, p. 154. Ermite reclus au monastère de Sarov, il exerça la fonction de starets les dix dernières années de sa vie ; des foules de toutes conditions sociales venaient le consulter de la Russie entière.
48. Est-ce un vain son ? « Lorsque le grand Nom de Dieu retentit à vos oreilles, n’est-ce là qu’un vain son qui se dissipe ? Ne sentez-vous s’éveiller aucune pensée, aucun sentiment dans vos âmes ? » Denis Frayssinous (1765-1841) fut ordonné prêtre l’année de la Révolution. D’une éloquence remarquée, on lui confia les oraisons funèbres du prince de Condé et de Louis XVIII. Il est rattaché à la direction de l’Instruction publique en 1815, puis nommé premier aumônier du roi en 1821 ; évêque d’Hermopolis in partibus et grand-maître de l’Université. Ses fameux cours, destinés aux « jeunes gens éclairés de la société », font partie d’un long cycle prononcé à l’église Saint-Sulpice, à partir de 1803.
49. Ce n’est pas nous qui prions « Quand nous prions au Nom de Jésus, ce n’est pas nous qui prions, mais c’est Jésus-Christ lui-même qui prie son Père en nous. » Jean-Baptiste-Marie Vianney (1786-1859) : Pensées, p. 86. Le « Curé d’Ars » (diocèse de Belley), sera béatifié en 1904. Son renom pastoral et ses catéchèses, ses œuvres caritatives et ses « prophéties », entraînèrent un vaste élan de foi et de conversions, dont les effets se sont faits sentir jusqu’à une époque récente.
50. La plus parfaite connaissance « La manifestation du Nom de Celui qui est au-dessus de tout nom, constitue la connaissance la plus parfaite de Celui qui est au-dessus de toute connaissance. »
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Ignace Briantchaninov (1807-1867). Introduction à la tradition ascétique de l’Église d’Orient, p. 75. Sous la conduite du starets Léonide, il rejoint Optino. Nommé par l’empereur prieur du prestigieux monastère Saint-Serge (Moscou), il y séjourne pendant vingt-deux ans avant d’être consacré évêque de la cathédrale de Kazan. Ses Expériences et Sermons ascétiques, et sa Contribution au monachisme contemporain, sont toujours réputés en Russie.
51. Le résumé de l’Évangile « Le Nom divin de Jésus-Christ enferme en lui toutes les vérités évangéliques. Les Pères disent que la prière de Jésus est le résumé de tout l’Évangile. » Récits d’un Pèlerin russe (cf. supra). Trad. Jean Laloy, p. 53.
52. Une bonne étoile « La prière de Jésus est une lampe sur nos pas, une étoile qui nous guide sur la route qui mène au Ciel. » Théophane le Reclus (1815-1894). Dans Chariton, L’Art de la prière…, p. 121. Moine et professeur, évêque de Tambov, il se retira dans un ermitage en 1866. Il entretiendra dès lors une importante correspondance, et traduira en russe les textes de la Philocalie (5 tomes publiés de 1877 à 1889).
53. Chanter ton Créateur « Dans ton cœur, aie la mémoire du Nom de l’Époux céleste, ne cesse jamais de le servir… Aime à séjourner dans la Cour du Seigneur et à chanter de tout ton cœur ton Créateur, ton Dieu. » Nectaire d’Égine (1846-1920). Dans A. Fontrier, Saint Nectaire d’Égine ; extrait d’un poème, L’Âge d’Homme. Moine, saint et thaumaturge, originaire de la région de Constantinople. Après un cursus d’études religieuses à Athènes, il est ordonné hiéromoine, élevé à la dignité d’archimandrie, puis sacré évêque de Pentapole, en Égypte (1889). Directeur de l’École de Théologie, puis fondateur du monastère de la Sainte-Trinité à Égine, dont il assurera la direction spirituelle jusqu’à sa mort.
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54. Le divin parfum « Ô Jésus ! Ton Nom est comme une huile répandue. C’est dans ce parfum divin que je veux me baigner tout entière. » Thérèse de l’Enfant-Jésus (1873-1897). Carmélite à Lisieux, l’Histoire d’une âme, publiée à sa mort, survenue à la fleur de l’âge, témoigne d’une haute spiritualité, toute fondée sur l’abandon confiant et humble à la volonté et à la miséricorde divine. C’est la « petite voie » des pauvres en esprit, par comparaison d’image avec la voie royale, mystico-doctrinale, de la « grande Thérèse » d’Avila.
55. L’union « Le plus sûr moyen d’atteindre l’union avec le Seigneur, après la communion à son Corps et à son Sang, c’est la prière intérieure de Jésus. » Justin Polyansky (XIXe-XXe siècles). Dans Chariton, L’Art de la prière, p. 43 Évêque de Tobolsk, puis de Riazan en Russie.
56. Déification « Le Nom de Jésus, contenu dans le cœur de l’homme, lui communique la puissance de la déification, dont le Rédempteur nous fait don. » Serge Boulgakov (1871-1944). L’Orthodoxie, Lausanne, L’Âge d’Homme, p. 164.
57. Le commencement et la fin « Le commencement et la fin sont ramassés ici en une seule parole… Le Nom remplit l’homme comme son temple, le transmue en lieu de la présence divine, le christifie. » Paul Edvokimov (1901-1970). La Connaissance de Dieu dans la tradition orientale, p. 68.
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CHAMPS THÉMATIQUES ORIENTATIONS
1. CONNAISSANCE - Le Nom révèle et signifie Dieu, Jésus-Christ, le Saint Esprit. - C’est la vie, l’être, la présence de Jésus, de l’Esprit. - C’est la Parole unique de Dieu. - Dieu et Son Nom sont identiques. - Il est au-dessus de tout nom. - Le Nom est origine, principe de la création. - Il retrace le processus cosmogonique. - Il soutient le monde. - Il est tout et contient toutes choses, vérités, théologies. - Il est gnose de Dieu. - Il résume l’Écriture ; il est la religion, le fondement de la foi. - C’est le Nom de la Sagesse, de l’Amour. - Il vient des profondeurs du cœur. - Dieu a manifesté Son Nom, Son Souvenir aux hommes. - Le Nom, l’invocation, sont des dons de Dieu, de Jésus-Christ, de l’Esprit saint. - C’est par Dieu, par l’Esprit saint que l’on invoque. - L’invocation est lumière de l’intellect. - Elle est activité de l’intelligence. - L’homme est l’être de l’invocation. - L’invocation est la finalité de l’existence. - Elle est le Commandement de Dieu. - Le Nom est une huile répandue, une lampe, une étoile, une lumière. - Il est nourriture, boisson, miel, fruit, nectar, ambroisie, baume, parfum, perle précieuse. - Il est mélodie, chant de joie. 277
- Il est partout béni, sanctifié, glorifié, louangé, adoré. - Il est saint. - Il est glorieux, élevé, grand, fort, puissant, vénérable, magnifique. - Il est bon, doux, agréable, aimable, désirable. - Il est terrible. - Les noms de Jésus et de Marie, le pater et l’ave, la Croix. 2. GLORIFICATION - Se souvenir et prier sans cesse, oralement et mentalement, pendant le sommeil, au moment de la mort. - Invoquer en tous lieux, jusqu’en enfer. - Unir la prière à la respiration. - Glorifier, sanctifier, honorer, chanter, aimer, connaître Dieu par Son Nom. - Le Nom est honoré par les anges et toute la création. Que fléchisse tout genou… - Invoquer sans distraction, sincèrement, d’un cœur pur, en silence, sans imperfections. - Avec révérence, ferveur, amour et crainte. - De tout son être, de tout son corps, de toute son âme, de tout cœur, s’unir à la prière, devenir prière. - Unir les œuvres à la prière, accorder les mœurs. - L’invocation exclut les pensées, les choses impures ; elle exige l’éloignement et l’oubli du monde. - Le Nom et le Souvenir sont gravés en nous, dans notre cœur. - La langue est créée pour invoquer. - L’invocation est la première des œuvres, la plus belle ; c’est la couronne des œuvres, des exercices spirituels ; des actes, des vertus ; le meilleur chemin, la meilleure méditation. - La science suprême. - Oublier le Nom et l’Invocation c’est se fourvoyer, chuter, mourir ; c’est une cause d’amertume et d’ignorance. - Les épreuves doivent renforcer le souvenir. - Inscrire le Nom sur les murs et les portes, sur les étoffes, drapeaux, médailles, lettres. - Dans la Messe, les fêtes, les litanies ; fraternité du Nom de Jésus.
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3. SALUT - le Nom sauve, il accompagne les élus, c’est le chemin du Paradis. - Il vainc la mort et donne la vie. - Il rend la vue, l’ouïe, la virginité. - Il a un effet miraculeux ; il offre dons, grâces, récompenses. - Il provoque la rémission des péchés. - Il guérit l’âme et le corps, les plaies, infirmités, maladie, peines ; il calme, console, apaise, redonne l’espoir, protège et procure la paix. - Il chasse les démons, ennemis, adversaires, le mal, les embûches, poisons, mensonges, ruses, tromperies, erreurs, ombres, ténèbres, impuretés, désirs, vices, passions, images et pensées impies du monde. - Il affermit. - Il produit et accroît l’amour, la charité, l’humilité, la sérénité, les vertus, il renforce le désir de Dieu, la foi. - Il produit une chaleur dans le cœur. - Il purifie et restaure le cœur, l’âme. - Il rassemble l’esprit. - Il réjouit l’âme. - Il illumine le cœur, l’intellect. - Il dévoile les mystères de l’univers, et rend égal aux anges. - L’Invocation conduit à Dieu, le rend présent à nous, nous unit à Lui ; elle sanctifie, christifie, déifie. - Elle ouvre le Cœur, le Royaume, le Ciel, le Bien ; confère l’Esprit saint. - Elle permet de contempler Dieu. - Elle permet la connaissance de soi-même. - Elle fait des cœurs des temples de Dieu, du Saint-Esprit. - Se souvenir de Dieu pour qu’Il se souvienne de nous. *
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AUTOUR DE LA NOTION DE RÉMINISCENCE
« Le premier être oublieux fut le premier homme. » (Proverbe arabe)
1. La Révélation, en tant que désir et volonté de Dieu de témoigner présentement de Lui-même auprès de l’homme – qu’Il a fait à son image et ressemblance – suppose la Mémoire de ce qu’ « Il est » de toute éternité. La Mnémosyné des anciens Grecs, épouse de Zeus, ou fille d’Ouranos (le Ciel) et de Gê (la Terre), est la mère des Muses, lesquelles inspirent aux hommes la connaissance poétique ; autrement dit les harmonies phonématiques de la « création », sens que présente le mot poiêsis, considéré par Platon comme pure qualité. Verbalisation et mémoration de l’Être sont ainsi liées. Ce que le dévoilement divin (revelatio) nous donne ainsi à dire et entendre, c’est l’essence nominale de Lui-même. Il y a la mémoire divine, et la mémoire humaine. La mémoire de Dieu est parfaitement efficiente à l’égard de sa création, à laquelle elle est en quelque sorte identifiée ; elle est inaffectée, quel que soit l’état de désorganisation du monde d’En-Bas. Alors que la mémoire d’une humanité dévoyée, corrompue par son appétence d’images du monde, devient toujours plus incertaine, superficielle et déficiente… Car si la création reste entière en la Mémoire de Dieu, comme en sa Pensée, imaginale et créatrice, il s’en faut de beaucoup qu’elle ait conservé concrètement son homogénéité première ! Avec la perte de la mémoire, l’homme déchu entretient le reniement de son statut divin, et il se trouve de fait sans défense au regard de toutes sortes de maux, n’éprouvant même plus la simple nostalgie d’un Ciel par lui méprisé. Évoquer la mémoire créatrice de Dieu, c’est parler du phénomène humain puisque, seul
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parmi les créatures de ce monde, Adam fut conformé à son « image et ressemblance » ; l’homme parachève la création en acceptant d’assumer sa liberté et ses responsabilités, dont la première est de glorifier son Seigneur. Au centre du jardin de la Création est l’ « Homme », le logotype anthropomorphe (Dieu créant incessamment par la toutepuissance de son Verbe-Nom…), avec la Présence mémoriale de Dieu ; ce que chaque révélation particulière enseignera, comme autant de « rappels » à l’Ordre. Cette mémoire de Lui-même, Il l’a déposée dans l’intime de chaque cœur, « avant » même notre venue dans ce bas-monde : in illo tempore. L’homme est l’être d’une pensée idéique, d’une mémoire et d’une imagination totale et intégrale, l’être de l’ « Idée », ou bien il n’est plus grand-chose. L’amnésique est “aïdéique”, privé de foi confiante et de fidélité en l’idée (idea) ; sans espoir d’éternité (aidios), il titube à chaque pas comme un insensé, se condamnant lui-même à l’enfermement d’un fatal exode. 2. Qu’est donc la mémoire ? La question est d’importance, car suivant que nous ayons ou non la grâce de la foi, avec ses degrés d’intériorité, notre « activité mémoriale » infléchira différemment la conscience que nous avons de nous-même, comme de l’ « autre » dans notre rapport à lui ; plus globalement la conscience de la nature créée de ce monde. L’homme sécularisé, fils oublieux de la vie qu’il doit à son père, se méprend forcément sur son statut particulier. C’est bien par ignorance qu’il renie sa raison d’être, et bien par ignorance qu’il se persuade de maîtriser un destin qui n’est que la rêverie évanescente d’un temps déjà passé. Car se rendre maître de soi-même suppose d’être assez libre d’attaches au regard de ce qui n’est pas, et attaché d’autant à ce qui est. Il faut donc une mémoire suffisante de l’Être nécessaire et la conscience de notre petitesse devant la grandeur divine, une foi adéquate à cette exigence et le cadre objectif d’un culte où l’écouler. En niant, par orgueil aveugle, ses devoirs vicariaux, l’incroyant ou l’homme tiède de l’Écriture s’oblige à perdre son droit seigneurial… Les « droits de l’homme » étant la formule idéologisée de ce reniement de soi. Pensées, paroles et activités perdent leur sens supérieur, et le bonheur claironné d’un monde d’idoles infécondes n’est pas au rendez-vous : « Là où ils disent qu’ils apportent la paix… le désert s’accroît » (Tacite : Vie d’Agricola). Avant d’être réduites à de
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simples facultés mentales, la mémoire et l’imagination sont à Dieu. Par le libre jeu de son infinie miséricorde et de sa rigueur, Dieu pense, imagine, mémorise et mentionne ses créatures, et Il les éprouve ; donnant la mort avec la vie, en décréant et recréant incessamment son ouvrage. C’est en accordant notre intelligence au Projet, à l’Ordre de Dieu, que nous nous connaissons comme faits à son image, et qu’avec son gracieux concours nous pouvons librement l’imiter. Son Nom, qu’Il nous donne d’un amour indéfectible, est notre guide sûr dans cette pérégrination d’une existence qui s’écoule plus ou moins bien entre vérités, doutes et fausses certitudes. 3. Platon, dans le Ménon (81b-d) notamment, exposa les fondements d’une doctrine universelle de la mémoire, et Aristote abordera ce même thème dans un recueil de petits traités intitulé Parva Naturalia. Réminiscence ou anamnèse, car « se souvenir de » (anamimnèiskesthai) c’est retrouver ce que l’on a perdu, reconnaître ce que l’on a connu. Et le verbe latin reminisci est attaché à scire : science. Le souvenir est en effet inséparable du savoir, d’un « bien voir » pourrions-nous dire, comme l’oubli est ignorance « aveugle ». On ne se souvient donc jamais que de ce que l’on a connu et su, avant qu’une ombre plus ou moins épaisse ne masque en notre âme la réalité de son origine (in principio). La réminiscence est ainsi une sorte de renaissance (re-nascere) à soi-même, à notre être propre, donc une vie participative à l’Être principiel, premier et causal. Lorsque l’âme s’incarne par l’opération mystérieuse de l’Esprit saint (qui fait de l’embryon inanimé un être fœtal), elle est encore mémoire subtile ou conscience de son état originel et de ses métamorphoses… Pour autant, nul « réincarnationisme » chez l’Athénien, ni parmi l’aréopage des docteurs qui recueilleront plus tard son immense héritage ! La connaissance ne tient pas d’un quelconque empirisme expérimental, commandé par une raison affranchie de la foi – donc sans l’intelligence des principes – et supposément libérée. Tout au contraire, l’accumulation exponentielle d’expériences pratiques, psychologiques, sociales, entraîne inévitablement une perte de contrôle de l’objet même du savoir, qui est la conscience unitive du rapport de l’humain au divin, et la structure ontocosmologique de la création ; le devoir humain, librement appréhendé, découlant de cette conscience
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ou connaissance. L’objet artificiellement expérimenté, et nous parlons là d’abord de l’ « objet l’humain », se fragmente, il perd sa cohésion interne/externe et partant son sens comme sa légitimité. Ce qui rend vains les immenses efforts de la « pensée moderne » pour recomposer l’image d’un monde sans Dieu, donc sans Principe d’être. Une vraie recherche incitera au contraire à s’affranchir des erratismes et tâtonnements de l’âme mentale, comme des douteux efforts de la volonté, appliquée à des objets de plus en plus dénués de sens. On sait que l’égo laissé à lui-même se montre capricieux, sensible aux attractions suggestives des puissances d’illusion ! C’est ainsi que la mémoire de Dieu s’efface, avec l’oubli de nos plus élémentaires devoirs et les conséquences détestables qui en découlent. L’apprentissage de ce qui constitue notre fond d’âme, et de fait notre réelle « raison d’être », est un processus anamnésique (anamnêsis) de reconquête ; un retour progressif de l’âme à Celui dont elle tient son être propre, avec pour bénéfice concret la libération des qualités enfouies depuis la chute existentielle… situation aggravée par nos transgressions. La mise au jour de ce que nous sommes en vérité est une naissance au savoir, et la mesure de notre connaissance (conescere) de l’Être… Remémoration de ce qui, en notre cœur, est impassible, incorruptible, inépuisable. Rappelons que recordatio (souvenir, rappel…) est construit sur cor, cordis : « cœur ». L’ignorant (in gnarus → rac. i.-e ; gnê, gno), lui, se montre incapable de seulement pressentir – en lui-même comme chez l’autre – cette lumière d’un Soleil vivant éternellement. Coupé de la source du savoir, l’homme, tombé complaisamment dans l’oubli (amnêsia) de ce qu’il doit être, dépourvu même de ce qui faisait le simple « bon sens » ancestral, devient inconsistant comme une umbra errans, indigne d’humanité. 4. La racine indo-européenne men, pour « mémoire » (grec mnêsis) et « mental » (lat. mens) connote l’idée de « mention » (mentio), précisément définie comme « appel à la mémoire ». Il y a ainsi une relation sémantico-ontologique entre parole et mémoire, qui trouve sa plus haute expression dans l’invocation du Nom unique de Dieu et dans l’oraison jaculatoire (jaculatoriæ preces) : « L’activité qui sied à la dignité de l’intelligence, l’emploi le meilleur et adéquat de celle-ci », dira Origène (De Oratione, 84). Cette prière, établie dans le silence de
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l’âme ou verbalisée de façon audible, est ainsi le premier de nos devoirs, et le meilleur usage que nous puissions faire de notre liberté. Elle rend grâce au Créateur pour le don de cette intelligence et de cette sagesse que l’homme fut prédestiné à recevoir, et dont il doit dans son monde sans cesse témoigner. Par ressemblance divine, les facultés de l’homme sont conformes à sa raison d’être : réintégrer et maintenir dans l’ordre universel chaque chose placée sous sa responsabilité, et qui relèvent de sa situation ou juridiction existentielle éminente. Or l’Écriture nous prévient que nul serviteur ne saurait servir deux maîtres à la fois (Lc 16, 13). La bonne et juste mémoire suppose ainsi la dissolution des images distractives d’un monde qui fatalement s’enfonce toujours plus loin dans l’oubli de l’essentiel. Dont la consistance n’est guère plus qu’un nuage de poussières d’ignorance, poussé un temps par l’effort vaniteux de mille volontés dévoyées et condamnées à l’indifférence. La mémoire spirituelle suppose au contraire le savoir d’une conversion du cœur. Il est significatif que par retournement de la racine men (MN), qui donne aussi bien le grec monos (« seul ») que le sanscrit manna (« silence »), on obtienne nama / nomen : le « nom », la chose nommée (NM). Mentionner les choses, les nommer, comme Adam en reçut le pouvoir, c’est les « appeler à la mémoire » et par là-même établir leur sacralité ; notons que dans la Grèce la plus antique, on appelait nome un chant liturgique en l’honneur d’une divinité – exécuté par un seul chanteur qui s’accompagnait à la cithare. Alors, la mention-nomination de Dieu revivifie l’âme ; elle nous élève dans les degrés spiralés du Ciel, jusqu’à nous reconduire à Lui, l’Unique Dieu ; ce qui est le seul véritable et définitif « progrès humain ». Comme l’enseigne l’Ecclésiaste… tout (le reste…) est vanité. Ainsi le processus d’anamnèse, le fait d’ « avoir souvenir de » (mnèmonéuein), suppose la « mention » de la chose souvenue, et garantit en quelque sorte notre « sur-venir » à Dieu, notre « sur-vie » en Dieu. Faire mention de ce que l’âme connaît dans son intimité cardiaque, c’est faire remonter du fond (undgrund) de cette « nuit obscure », le Sujet même de la Connaissance – qui (se) connaît lui-même par lui-même. In fine, la réminiscence est Dieu se donnant à connaître par un « autre », qui se dévoile progressivement à lui-même dans l’irradiation processionnelle des qualités du Nom.
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5. Dieu inconditionné et abscons (= qui se tient hors de la vue) est absolument « Un » ; il se connait lui-même, dans une permanence éternelle. Mais il est un absolu d’Amour : infiniment « Un ». Sa Liberté est infinie et sans entraves, et les Possibilité rayonnantes de son Amour sont inépuisables. Absolument libre, il a la pleine volonté d’être reconnu par un « autre », qui possède par participation et de façon en quelque sorte conditionnelle cette liberté : faire mille mauvais choix, pour finalement s’égarer dans les méandres labyrinthiques de l’existence, ou bien relever et sauver son âme par une seule bonne décision ; libre conversion du cœur et longue pénitence de la chair, en vue du seul bien qui vaille d’être désiré. Cet « autre » par ressemblance est prédisposé à la Paix du Royaume ; il peut connaître ce qui est vrai, aimer ce qui est beau, vouloir ce qui est bien. Et ce qui est vrai, beau et bien n’est autre que la cause suffisante de Dieu. C’est ainsi que Dieu se voit, dans la manifestation immanente de son unité, par la mémoire permanente de Lui-même, à travers le jeu de miroir de ses créatures ; éminement dans l’homme, bien sûr, chaque fois que celui-ci tend à se conformer librement à sa nature théomorphique, à s’affirmer comme « porte-parole » et « prête-nom » de Dieu. 6. Par sa nature intérieure ou spirituelle, tout homme est prédisposé à bénéficier heureusement de la grâce divine ; mais ses facultés mentales et sa sensibilité psychosomatique sont le plus ordinairement distraites de leur fin supérieure par les voiles mouvants de l’illusion cosmique et le chatoiement du bas-monde. Pourtant, c’est paradoxalement dans le tragique de cette trompeuse et éprouvante condition que se trouve la clé du salut de l’âme, pour chaque individu en particulier comme pour l’humanité… la solution du rétablissement de l’ordre de la création, rompu dans les parages du Trône divin depuis la provocation transgressive de Lucifer et la fatale faiblesse d’Adam. L’existence (ex stare) même signifie un éloignement progressif (certes non une « sortie » !) de l’Être, immuablement et éternellement présent. Cette distance, entre la cause créatrice et la chose créée qui s’en éloigne, est la mesure de l’enténèbrement du monde et de la dégradation des facultés de l’âme ; spécialement quant à la mémoire que nous devrions avoir de ce que nous sommes en vérité, donc sur l’origine divine de notre nature intérieure. Et
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l’oubli, ou l’ignorance complaisante et donc coupable de cela, s’entretient et s’aggrave jusqu’à l’incompréhensivité du néant. L’âme semble alors perdue et justifiablement condamnée. Mais Dieu – dans sa Miséricorde infinie – ne veut pas la perte de sa création, ni même d’un seul de ses sujets… Il veut, par la balance rétributive de sa Justice, sonder chaque conscience par l’usage de la liberté dont il l’a douée ; il veut éprouver la foi et l’amour que la créature a pour lui. Et s‘il se révèle aux hommes, à travers le media protecteur de la religion, c’est pour leur permettre de reconnaître cette nature originelle dont ils entretiennent bien trop facilement l’oubli. Dieu se connaît dans l’Éternité inconditionnée de la pré-existence, et rien de sa création ne peut donc l’affecter directement ; Il peut certes l’abandonner un temps, laissant se manifester les conséquences d’un drame existentiel dont l’homme est à la fois la cause et la première des victimes, mais il ne peut la renier sans se renier Lui-même... comme Lucifer, devenu Satan ou le Diable (le « Diviseur »), s’évertue à le suggèrer. Ce qu’Il veut, c’est se mirer dans un « autre », qu’à cette fin il a conditionné à son image, en lui prêtant le vêtement de l’existence ; le modèle achevé de cet « autre » que Dieu veut « être », est l’Homme premier, celui dont l’âme est totalement unifiée, le saint, le sage. C’est là la liberté du jeu de Dieu, dont les voies électives nous restent secrètes. À l’homme appartient la responsabilité d’assumer les conséquences objectives que la mémoire de ce qu’il est, sujet unique du Dieu-Un (c’est là vrai savoir comme vraie foi), lui commande d’assumer. Qu’il l’entende ou non, quel que soit le degré de sa déchéance, l’homme doit s’efforcer à accomplir son destin libérateur ; Dieu le voulant, tôt ou tard l’ « homme nouveau » se libèrera et libérera la création des maux qui l’accablent, engendrés par l’ « homme ancien » oublieux de son devoir et donc ignorant l’essentiel. 7. L’affirmation totale de l’Unité divine est rendue évidente dans le Nom même de Dieu tel qu’il nous l’a donné, par son bon vouloir et sa générosité, avec les voies modales de son intégration. Ces doctrines et méthodes permettent en principe la recouvrance de notre mémoire originelle, par le perfectionnement des puissances sensible et volitive, vivante et spirituelle, de notre âme. Dieu et son Nom sont “un”, et l’Homme ressemble (similis) à Dieu qui l’a pensé ou imaginé
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(imagineus) à sa propre image : libre. Dans leur fond commun, les religions enseignent que Dieu a doué l’homme d’intelligence et d’une mémoire adéquate à lui-même, afin que son vase d’élection puisse connaître sa propre âme ; ceci par la remémoration glorificatrice du Nom et le chant litanique des qualifications divines. Pour l’âme incarnée dans la forme parfaite de l’Homme (théo-morphe), placée un temps sur la terre opaque de l’exil et de l’oubli, (se) remémorer signifie trouver et garder le Nom de Dieu. Si l’homme invoque son Créateur, c’est par son Nom et en son Nom ; d’où les avertissements et précautions entourant un usage invocatoire non permis et forcément désordonné. Mais bien sûr, Dieu ne dévoilera le mystère de cette identité avec sa créature que dans l’étreinte d’une union, dont il a à chaque instant l’iniative. Par cette conjugalité ontologique meurent et (re)vivent les amoureux mystiques, eux qui possèdent, avec une raison parfaite, le secret entendement du verbe des choses. Pour autant, chaque chemineau de la foi ne reçoit que la part à lui destinée ; sachant que par le flux et le reflux incessant de ses grâces, Dieu donne souvent plus, ou d’une autre façon, que ce qu’on espère de lui… alors même que nos demandes sont sans doute trop souvent peu conséquentes. Que nous puissions appeler le Seigneur par son Nom – autrement dit l’appeler par Lui-même – suppose donc une mise à couvert à l’égard des puissances inaccomplies de notre âme. La pratique nous l’apprend ! 8. La réalité intime du Nom de Dieu reste cachée à la multitude des créatures qui subissent à divers degrés, par ordres, rangs, espèces ou individus, les effets exiliques d’une sédimentation quasi générale des consciences. Processus miséricordieusement compensé par le barattage d’une recréation incessante ; en tous lieux comme en tous temps. Sans cette opération d’En-Haut, la création épuiserait en un instant ses possibilités de développement, elle resterait comme un germe stérile, et ne pourrait donc être manifeste puisque nous ne « serions pas ». Autrement dit nous ne pourrions (nous) connaître ; de façon intégrale et totale, pour l’homme, ou de façon particularisée pour toutes les autres créatures des mondes, terrestre, supérieur et inférieur. La réalité ou le mystère du Nom est ignorée de l’homme transgresseur, aveuglé par les jeux d’illusion auquel il se prête avec
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complaisance pour servir vaniteusement son égo. Voué aux puissances du bas-monde, il s’oppose ainsi, par le reniement de « ce qu’il est », à la volonté re-créative de Dieu d’être l’objet exclusif de ses honneurs, en chaque circonstance, par l’hommage rendu à son propre Nom. Embourbé dans les marécages de cette révolte coupable, l’homme ne peut plus que tendre à refouler la réalité supérieure, que lui rappelle parfois sa conscience, dans les replis obscurs de l’âme ; ce qui ne manque pas de produire toutes sortes de « mal-être ». Et pourtant le Royaume est au-dedans de vous ! Bon gré ou malgré nous... quoi que nous pensions et fassions, le Nom de Dieu est inscrit d’une encre indélébile dans la « fine pointe » cardiaque de notre âme ; quelle que soit le mode de notre impécuniosité spirituelle et le degré de notre dégradation psychologique, il « est » toujours lumineusement vivant. La plupart des hommes ne le savent pas, car le rayonnement du cœur est trop faible, empéché par la gangue de l’ego et le manque de bonne volonté. L’âme vivante s’est d’abord troublée, comme Ève face aux suggestions du Serpent des formes cosmiques… Elle est devenue tiède et s’est refroidie, se rendant insensible à la mystique harmonie du Nom même de la Vie. Dieu est pourtant là, inaffecté par l’oubli de ses créatures, et toujours disponible pour elles, comme son esprit est immortel. Cette intuition ou certitude de « ce qui est », sur laquelle repose notre espérance personnelle d’un progrès (pro-gradi), d’un « mieux-être » de l’âme, nous laisse confiant quant à l’avenir de la part d’humanité qui répond à l’appel divin… serait-elle infime, puisqu’il y aura beaucoup d’appelés… mais peu d’élus. Le maître hindou Swâmi Ramdas dira : « Le Nom de Dieu que vous répétez est votre nom propre ; le nom de votre réalité immortelle ». Et par principe cette réalité-là ne peut changer ! Ce qui est aujourd’hui une évidence pour quelques-uns, grâce à Dieu, sera plus largement partagé lorsque s’effondreront, à l’Heure voulue, les douteuses certitudes d’un monde devenu démoniaque lorsqu’il décréta la « mort de Dieu », la mort du Dieu Vivant… la mort même de la Vie. 9. Aspect métaphysique... Tiré de la vacuité muette du « SansNom », le « Nom » est, dans la substance du monde et de notre âme, l’empreinte verbale de l’Expir divin : désir intelligent et aimant de l’Être de s’épancher et de s’expanser dans un être créé, doué
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d’entendement, afin d’être connu, aimé et glorifié par cet « autre » Lui-même. L’expir principiel procède symboliquement de haut en bas (katabase) de la création, du centre vers la périphérie. Mais le Nom est aussi, du point de vue de la création cette fois, le vecteur de l’Inspir divin : désir de l’Être, porté par chaque être soumis à lui (sous une indéfinité de modes et degrés), de faire retourner de bas en haut (anabase) toute la création à Lui ; de la réintégrer, une fois purifiée des troubles effets de l’existence conditionnée, dans son Royaume de Paix éternelle. Selon la terminologie taoïste, les principes complémentaires Yang (céleste, masculin, lumineux…) et Yin (terrestre, féminin, obscur…), sont « sortie », ou aller de ce qui est (plénitude infinie de l’Être), et « entrée » ou retour en ce qui n’est pas (vacuité absolue du Non-Être). Dans le processus actif de création→ dé-création→ re-création, ce mouvement centrifuge/centripète d’allers et retours est concourant. On pourrait dire que Dieu expire la création par le Vide de son Non-Être, et qu’Il l’inspire « en même temps » par le Plein de son Être. À cette incessante Respiration divine, qui garantit la cohésion et l’équilibre (yin-yang) global de la création, répondent à l’unisson les souffles des créatures, visibles et invisibles, selon le mode d’expression propre à chacune ; comme autant de cycles alternés de vies et de morts. Sachant que la part de désordre, d’erreur, de laideur, comme mal nécessaire et en quelque sorte comme prix de la création, reste infime au regard du Vrai et du Bien souverains. L’expir des créatures, éminemment pour l’homme théomorphe, est le vecteur de la manifestation du Verbe théonyme, jusqu’aux limites de la création ; et l’inspir permet sa réintégration principielle, par le retour au Silence anonyme de la préexistence, qui est éternité. Dieu insuffle sa création, et celle-ci lui revient par les souffles d’un universel et unanime témoignage de son Unité. Dieu est Un (principe d’unité), sa création est donc « une » (principe d’unicité)… Sauf que l’existence étant conditionnée, la création est placée sous le régime général d’une scission de l’être-essence et de l’essence-substance ; faille où s’est logé en l’homme le germe de l’illusion dualiste, avec la perte de l’état unitif d’immortalité pour première et gravissime conséquence, cause incidente de tous les maux à venir, comme en témoignera tragiquement le premier fratricide ! Dieu insuffle son Nom dans la création et en chaque
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créature, douée elle-même d’une forme-nom, d’un souffle ou rythme propre, qui lui revient, à la façon d’un écho résonnant dans la vallée de l’existence, comme chant de louange. « Leur respiration est un Souffle de la Présence divine », dira le maître soufi Ahmad alAlawî… Aussi proférer ou professer le Nom de Dieu, par lequel Il nous a créé, c’est (au moins virtuellement) sacrifier ou dé-créer le nom conditionnel auquel s’attache vaniteusement notre âme, jusqu’à s’idolâtrer elle-même (le péché par excellence !), oublieuse de son immortalité surnaturelle et de sa vocation divine. L’homme seul a l’entière « liberté » du sacrifice rédempteur de son âme, en vue d’un Bien infiniment plus grand, avec la responsabilité qui partant est la sienne au regard de toute la création ; laquelle est dans l’attente, par lui, d’un salut général. Par l’alchimie mystérique du chant du Nom de Dieu, la part de la création tombée dans le puits d’obscurité de l’existence se transubstantifie à la lumière de la Gloire, ce que réalise chrétiennement l’opération eucharistique (eu : bien ; kharis : grâce). En répondant au présent à l’appel du divin Nom, à l’appel du Dieu sauveur, l’âme échappe à son habituel enfermement (infer → enfer) dans le bourbier des impressions fugitives, qui n’ont d’autre réalité que celle que, par abdication de l’intelligence, narcissisme des sens et dévoiement de la volonté, nous acceptons de leur prêter. 10. Le cœur, au centre de l’anthropos théomorphe, est la demeure ou le paradis permanent de la Présence et du Nom de Dieu, comme il est l’organe symbolique auquel se rattache la pensée créatrice, avec les facultés mémoriale et imaginale… Mémoire et imagination de notre état originel, en Dieu et sur cette terre adamique, qui déterminent notre vision du monde, ce monde qui est d’abord notre nous-même. Le cœur est donc pour nous le haut-lieu de l’anamnèse de Dieu, du colloque avec Dieu, et de la louange pour Dieu. Même le blasphémateur ne peut faire l’économie d’une certaine pensée de Dieu ; n’est-il pas né lui aussi avec un cœur, et peut-il vivre vraiment sans user des facultés qui s‘y rattachent ? « Plus il blasphème, plus il loue Dieu », a-t-on dit… On ne peut en effet qualifier « quelque chose », serait-ce négativement, sans le nommer, donc sans lui manifester une sorte de reconnaissance. Les animaux ou les plantes ont eux-mêmes une certaine conscience de qu’ils sont, et ils en témoignent à leur
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façon – par leur beauté, ou toutes sortes de qualités participatives ; c’est que la création est une, et donc toujours en Dieu-Un, et que l’existence (ex stare), quoiqu’elle tende à se dissoudre dans ses modes de manifestation en semblant s’éloigner de l’Être, ne peut devenir « néant » avant l’apocatastase ; et cette Heure, comme celle du Jugement dernier, appartient à Dieu seul. En vérité, aucun être n’a le pouvoir de nier totalement l’Être… même pas les anges déchus, qui subissent et nous font subir les terribles effets de l’erreur entêtée de leur damné prince. Comme aucun peuple ne peut être à strictement parler « déicide ». En voulant tuer Dieu (le fameux « Dieu est mort ! », signal d’un monde qui s’éteint dans les tourments), l’homme ne fait qu’attenter à sa propre intégrité, car même sa capacité de nuisance à l’égard de l’ « autre » (qui devrait être son prochain) est passagère et donc relative. Au regard du bien, les maux resteront toujours peu de chose. Le Dieu de miséricorde entend et voit tout, Il juge tout à la bonne mesure, récompense celui qui le loue, punit celui qui blasphème, pardonne celui qui se repent. À l’homme appartient simplement de savoir ce qui est bon ou mauvais pour son âme, et de conformer sa volonté en vue du vrai Bien. Pour que l’usage du Nom soit bénéfique, notre conscience doit être claire et notre intention adéquate à ce que Dieu veut : que nous le glorifions, et pour aucune autre raison que la queste de Lui--même. À leur façon, toutes les espèces naturelles, jusqu’aux astres lointains, louent Dieu ; mais leur conscience de ce service universel est indirecte, et leur chant un simple écho du Nom unique que l’homme pieux, lui, articule complètement, étant doué d’une mémoire, d’une pensée et d’une parole adéquates à leur objet commun. Seul l’homme peut faire en vérité la volonté de Dieu, réaliser en conscience son projet dans la création, puisqu’il est intelligent et libre ; seul il peut se voir dans l’état où il est (ce qu’on nomme examen de conscience), s’appliquer à retrouver la forme simple et paradisiaque d’Adam avant la transgression, et qui est toujours celle des saints. Il le peut, ce qui veut dire – dans la perspective du Ciel – qu’il le doit ! Il peut devenir ce qu’il doit être. L’adresse invocatoire coïncide alors avec certains dévoilements des qualités/attributs de Dieu, avec une compréhension des expressions de la Sagesse. Car la fraîcheur du souffle du Nom désembue le miroir-réceptacle du cœur, et c’est ainsi
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que les lumières des figures d’En-Haut apparaissent en notre âme. La fonctionnalité de l’âme humaine permet de faire la volonté de Dieu, comme la forme intérieure du cœur est disposée pour recevoir ses dons et garder les secrets de son Nom. Suivant ce point de vue, l’invocateur, comme fondu dans le Nom, est le terme médian de l’Invoqué à l’Invoqué, de Dieu à Lui-même. Et Dieu et son Nom étant identiques, l’invocateur « devient » semblable à l’Invoqué ; l’homme se réalise, se déifie au gré des progrès de son âme, suivant les degrés de son aspiration à « être » et l’intensité de son désir de Dieu. D’un autre côté, tant qu’il persiste une trace d’altérité, c’est l’invocation qui apparaît comme terme médian entre l’invocateur et l’Invoqué. Le Nom n’est encore qu’une trace, une apparence de sa propre réalité ; et par le fait il s’en faut de beaucoup que l’invocation mentale et orale suffise pour s’affranchir de toute illusion sur soi ! Mais persévérance aidant, l’âme pieuse ayant prise pour chef un conseiller légitime et pour compagnes de voyage les vertus du cœur, le Nom se montrera salutaire… Le “Salut” lui-même nous le dit. 11. Se souvenir de Dieu pour qu’Il se souvienne de nous. L’invoquer et l’adorer ici-bas, au fil des jours qu’Il nous accorde, pour que soit mentionné au-delà notre nom propre sur le grand Livre de sa Mémoire. Mais s’il y a ainsi une sorte de réciprocité « homonymique » entre lui et nous (comme entre « je » et « tu »), qui sommes faits à sa ressemblance, Dieu est bien la cause première de notre souvenir de lui. Par l’Intelligence agente Il nous a évoqués avant même que nous soyons en quelque sorte « nommés » à l’existence. Et du fait de notre faculté de dire le Verbe, de verbaliser le Sujet divin, le vrai questionnement nous appartient : « qu’es-Tu ? », ou « qui esTu ? ». À cette suprême interrogation, les gens du Livre savent que Dieu a répondu par le Je suis Celui qui (Je) suis. La conscience que nous avons du Nom de Dieu, celle même que nous avons de Lui par son Nom, nous est permise par la grâce de l’Esprit saint, à laquelle il nous est commandé de nous disposer et de ne pas faire obstacle ; c’est par le Souffle puissant de sa Miséricorde que nous le glorifions ainsi en vérité. Selon la parole de l’Apôtre : Nul ne peut dire Jésus est Seigneur si ce n’est sous l’action du saint Esprit. Si on ne peut à la fois honorer une chose et la nier, c’est bien qu’en toute logique on ne peut soutenir que
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ce qui est « n’est pas ». Plus que l’ « homme sans Dieu » que le mécréant revendique d’être, celui-ci est d’abord un tricheur vis-à-vis de lui-même et un hypocrite vis-à-vis des autres. De fait l’ « athéisme » n’est pas un état, mais l’accident fatal d’une ignorance à chaque moment entretenue, qui n’aurait guère de conséquences si elle n’était pas communicative. La mention initiale de son Nom vient de Lui, parce que le Nom est de la nature essentielle de l’Être, comme la Forme réceptacle est de sa nature substantielle ; les noms de ses Qualités / Attributs témoignant intelligiblement, par notre voix, de ce qu’Il est. C’est par Toi seul que nous invoquons ton Nom (Is 23, 13). Le Nom du Verbe, comme le Souffle ou la Lumière, est à Dieu ; il provient de Lui et, par nous, retourne à Lui, par le mode de notre réponse à l’Affirmation témoignante de son Je Suis… Hommes de foi, nous traversons les terres de l’existence à la croisée du rayon lumineux de sa grâce et de notre responsabilité personnelle comme vase d’élection. 12. La mention initiale du Nom, perçue par le cœur, sonne le réveil de nos mémoires assoupies… Comme le soleil en se levant chasse l’obscurité, elle soulève les voiles de notre ignorance des choses divines… : Ma Parole qui sort de ma bouche ne Me reviendra pas sans effet (Is 55, 11). Ou bien la Parole reste sans écho, comme un prêche qui se perd dans l’indifférence sablonneuse du désert : Vous avez des oreilles, mais vous n’entendez-pas ! Pour l’homme qui se complaît dans le monde du reniement des âmes, Dieu semble bien mort, et son Nom même, objet de dérision et refoulé de la conscience, est devenu incongru. Pour un aveugle de naissance la peinture ne dit rien, pas plus que pour un sourd la musique… Il en va ainsi pour l’athée, enfermé dans les oubliettes de l’égo, aveugle et sourd à l’évidence d’un Dieu toujours vivant. Ce qui est le premier critère de l’inintelligence, avec tous les malheurs consécutifs à cet état. L’existence, en laquelle s’écoulent surabondamment le sang (essentiel et actif) et l’eau (substantielle et passive) de la vie, se trouve dès lors incompréhensible, même au point de vue de la raison, dès lors que cette faculté est coupée de son principe-intellect. C’est qu’une existence sans « être » est en toute rigueur impossible, car la Vie n’aurait alors pas de substantiel « lieu » où s’écouler … Sans « être »,
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autrement dit sans que Dieu soit pré-naturellement présent et vivant en nous, nous n’existerions pas. L’existence ne serait qu’un fantasme, une chimère à vrai dire infernale (in fernere), car l’enfer, avant d’être le « lieu d’expiation » perpétuelle du péché contre l’esprit, est d’abord l’état morbide des consciences dans le monde que Satan suggère, par les mille canaux d’une même tentation d’extériorité. Dire “Dieu” avec son accord, comme respire notre cœur, suffit à dissiper cette grande illusion cinématique du monde que colporte l’ « existentialisme » moderne, suicide de l’être pensant. L’homme « est » l’être du souvenir et de la glorification de Dieu, par son Nom qu’Il nous a donné… Où bien il « n’est pas » ; son humanité est alors comme « par défaut », car il manque cette faculté essentielle de la mémoire du cœur. Elle manque terriblement parce que c’est la conscience de l’origine (alpha) qui détermine la conscience de la fin (omega), ce qui donne précisément le sens nécessaire et suffisant de l’existence. Chez l’homme de l’oubli le soleil de la conscience reste figé sous l’horizon terrestre, obscur et froid ; il ne se lève plus, et l’âme ne peut plus s’élancer vers le zénith des cieux ; c’est ainsi que l’homme se condamne lui-même aux épaisses profondeurs de la terre. En latin, « se souvenir » se dit re-cordor : opération d’un mouvement de retour au cœur ; on comprend que la recouvrance de notre intégrité existentielle, nécessaire à l’épanouissement de la vie en nous, jusqu’à l’union divine, suppose la pleine adhésion du cœur (cor) ; ce qui est possible si nous nous saisissons résolument de la corde (corda) du Nom salvateur. Ceux qui s’engagent sur cette « voie droite » doivent accepter l’idée d’un long et périlleux cheminement ; une disposition au sacrifice qui est bien aux antipodes de la mentalité des railleurs et des tièdes. Quoi qu’il en coûte aux puissances de notre âme, l’effort conscient et libre de cette « conversion » de la mémoire entraîne et façonne notre vie spirituelle, et va déterminer notre destin au-delà. Heureux est assurément celui qui rend l’âme sans aucune pensée, mauvaise ou bonne, en expirant profondément le seul Nom de son salut ! *
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CHRISTIANISME Ouvrages généraux et sigles Catéchisme de l’Église Catholique (CEC). Dictionnaire de la Bible (DB), Jacques Dupont, art. “Nom de Jésus”. Dictionnaire de Théologie Chrétienne (DTC), A. Michel, art. “Noms divins”. Dictionnaire de Spiritualité (DS), P. Pourrat, art. “Attributs divins” ; I. Noye, art. “Jésus (Nom de)” ; P. Adnès, art. “Jésus (Prière à)”. Dictionnaire du Nouveau Testament (DNT), Xavier Léon-Dufour. Grand Eucologe Sacerdotal (GES), trad. P. Denis Guillaume, 1992. Orientalia Christiana (OC, OCA, OCP). Patrologie grecque de Migne (PG). Patrologie latine de Migne (PL).
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301
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302
TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS
11 Première partie JUDAÏSME
17
Chapitre I : AUX SOURCES - Les vingt-deux Lettres de la création - Processus de nomination - Quel est ton Nom ? - Les noms de Dieu
19 21 29 32 34
Chapitre II : DU “JE SUIS…” AU TÉTRAGRAMME - Décalogue - Structure alphabétique et graphique - Vocalisation - Les dix Sefirot - Job et livres prophétiques
41 43 44 47 49 53
Chapitre III : LE GRAND NOM - Quarante-deux et soixante-douze lettres - La Torah - Angélologie ; les soixante-dix noms de Métatron - “Sagesse” salomonienne
61 63 65 66 69
Chapitre IV : BÉNÉDICTION SACERDOTALE - Le nom du Temple - Prières liturgiques et personnelles - Théurgie « unionante » - Le Shema Israël et les secrets du Messie
73 73 74 79 81
FLORILÈGE
85
Deuxième partie CHRISTIANISME
91
Chapitre V : LA PRIÈRE DU CHRÉTIEN - Le “Notre-Père” - Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit
93 98 102
Chapitre VI : LE SEUL NOM QUI SAUVE - Dans l’Écriture - Théonymes
105 106 112
Chapitre VII : LES PÈRES APOSTOLIQUES ET L’ÉGLISE D’ORIENT, JUSQU’AU XIVE SIECLE - De l’origine du Nom
125 129
Chapitre VIII : PRIÈRE MONOLOGIQUE
135
Chapitre IX : HÉSYCHASME. LA MÉTHODE INVOCATOIRE - À Byzance - En Russie - Prière de Jésus
149 151 154 163
Chapitre X : ÉGLISE D’OCCIDENT - Brève histoire d’une dévotion
167 167
Chapitre XI : DES NOMS DIVINS (1) - Le Tractatus dionysien - Théologie de saint Thomas d’Aquin
179 179 188
Chapitre XII : DES NOMS DIVINS (2) - Le “Je Suis…” chez Maître Eckhart - Une philosophie du “Verbe-Nom” au XXe siècle
199 199 204
Chapitre XIII : DU TÉTRAGRAMME À JÉSUS - Combinatoire des lettres et des nombres - Les trois cercles - Tétramorphe - Supports monogrammatiques
211 211 216 218 220
Chapitre XIV : LE SAINT NOM DE JÉSUS - Fête - Litanies et prières, cantiques et poèmes - Miracles
229 229 231 236
Chapitre XV : LES NOMS “MARIE” ET “JÉSUS-MARIE” - “Ave Maria”, rosaire, litanies, prières
239 240
Chapitre XVI : EXERCICES ET INSTRUCTIONS - Deux méditations ignaciennes - Pensée et pratique de la mort
251 253 254
FLORILÈGE CHAMPS THÉMATIQUES AUTOUR DE LA NOTION DE RÉMINISCENCE BIBLIOGRAPHIE
259 277 281 297
*
Vérité et Justice « L’accomplissement de la volonté divine sur la terre n’a lieu qu’après la sanctification du Nom de Dieu et l’avènement de son Royaume. Le Nom de Dieu – c’est la vérité ; et son Royaume – c’est la justice. Le triomphe de la charité évangélique dans la société humaine a donc pour condition la connaissance de la vérité et la pratique de la justice. » Vladimir Soloviev. La Russie et l’Église universelle (1889), Paris, F.-X. de Guibert, 2008, p.13. *
Religion aux éditions L’Harmattan Dernières parutions célibat (Le) des candidats prêtres Africains
Mazola Ayinapa Joseph
La méconduite affective et sexuelle des prêtres interpelle les institutions formatives au sacerdoce. L’Afrique n’est pas épargnée dans une culture traditionnelle où le devenir de l’homme s’identifie avec la paternité biologique. Doit-on opter pour le célibat et vivre frustré ou être infidèle une fois ordonné prêtre ? Quelles voies envisager pour conduire le prêtre à la maturité affective et sexuelle en vue d’un ministère pastoral fructueux et fidèle au Christ et à la culture ancestrale positive ? (29.00 euros, 294 p.) ISBN : 978-2-336-00940-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-53224-3 (mal)traitement (Le) des nouveaux hérétiques La France et ses minorités religieuses
Coordonné par Régis Dericquebourg
La France a toujours détesté les hérétiques et les marges religieuses. Il n’est donc pas étonnant que le combat contre les hérétiques religieux soit devenu une cause nationale subventionnée et institutionnalisée. Étendu aux formes alternatives ou marginales, les professeurs de yoga, les sophrologues ou les médecins alternatifs se voient considérés comme de dangereux gourous. Les auteurs nous invitent à une incursion dans la sphère de la discrimination religieuse en France avec un détour par le Japon et la Belgique. (16.50 euros, 170 p.) ISBN : 978-2-336-00867-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-53175-8 Réveil du religieux – Éveil de la société
Kounkou Dominique
Quand Max Weber parle de l’éthique protestante du capitalisme, il traduit avec ses mots de sociologue comment le réveil religieux des sectes baptistes a donné naissance à une société planétaire de la confiance capable de faire naître la prospérité des peuples. Aujourd’hui, ce livre veut démontrer que, sous la cendre des sectes que partout l’on stigmatise, brûle le feu du réveil religieux qui précède l’aurore d’une société de l’éthique et de la confiance. (Coll. Théologie et Vie politique de la terre, 29.00 euros, 282 p.) ISBN : 978-2-336-00535-5, ISBN EBOOK : 978-2-296-53181-9 Quand le Christ se dérobe à la pensée Chalcédoine, Luther et les théologies non spéculatives
Tchonang Gabriel
Cet ouvrage tente de retrouver le tournant théologique d’une compréhension existentielle de l’œuvre du Christ, et suit la courbe de sa «descente» de la pensée spéculative vers les grands défis de l’existence humaine ; rappelant l’urgence d’un retour à la vie intérieure et à une théologie de la communication à Dieu que les christologies non spéculatives tentent de mettre en lumière. (Coll. Églises d’Afrique, 14.50 euros, 140 p.) ISBN : 978-2-336-29286-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-53128-4 évangile (L’) du treizième apôtre – Aux sources de l’évangile selon Saint Jean
Benoît Michel
Aucun des auteurs des quatre Évangiles n’a connu Jésus personnellement. On sait maintenant qu’un treizième homme faisait partie de son entourage, le mystérieux disciple bien aimé. Son récit
nous est parvenu par un groupe peu connu, les Nazôréens. En exhumant ce récit enfoui dans l’évangile de Jean, Michel Benoît nous fait découvrir un autre Jésus que celui des apôtres. Son visage apparaît infiniment humain, démaquillé de tout ce que l’Église a plaqué sur lui. (15.00 euros, 130 p.) ISBN : 978-2-343-00029-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-51629-8 En couple catholique et franc-maçon – Dialogue spirituel
Griffard Michel, Griffard Dominique
Lui, est franc-maçon, elle, est reconvertie au catholicisme. Tout semble les opposer mais pourtant, ils chemineront ensemble et ne cessent d’échanger sur leur recherche de Vérité. Ce dialogue intime et authentique dans lequel les auteurs rappellent le besoin de chaque homme de vivre sa dimension spirituelle, est une initiation au monde invisible qui nous entoure, un plaidoyer pour la tolérance. (19.00 euros, 196 p.) ISBN : 978-2-343-00192-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-53012-6 essentiel (L’) est invisible – Petit essai sur les fondamentaux de la Bible
Lucien Marie
L’essentiel est invisible aux yeux de chair, dit le renard au Petit Prince. Le but de ce livre est de donner des pistes de réflexion concernant les questions fondamentales. La place du vivant et de l’homme en son sein. Mais aussi de la cause de l’origine du monde, d’un Dieu créateur, de la part de divin en l’homme ; ou bien encore de l’existence de l’âme et de son devenir après la mort. (13.50 euros, 128 p.) ISBN : 978-2-336-00606-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-51531-4 Dieu ou l’éthique ? – Dialogue sur l’essentiel
De Tanoüarn Guillaume, D’Urance Michel
Voici un dialogue entre un croyant et un incroyant. Tous les deux écrivains engagés, leurs interrogations révèlent une préoccupation commune concernant la décroissance des valeurs qui fait l’étoffe de notre quotidien. Quand les sociétés se morcellent, quand les individus deviennent des agents de l’argent, un tel dialogue contribue à fournir des armes autant conceptuelles que pratiques. (Coll. Théôria, 28.00 euros, 276 p.) ISBN : 978-2-296-99774-5, ISBN EBOOK : 978-2-296-51577-2 Pour une unification du monde et son accomplissement De l’intelligence des Ecritures à la pensée évolutionniste de Teilhard de Chardin
Comby Marcel
Historiquement, les domaines de la science et des religions ont connu différentes phases de conflits culturels. Le langage rationnel et les modèles qu’il engendre est là pour rendre les choses intelligibles y compris celles qui s’inscrivent dans le champ de la métaphysique. Un grand scientifique et théologien, Teilhard de Chardin, a apporté une large contribution dans la compréhension du monde, en raison de ses travaux sur l’évolution et en liaison avec le christianisme. (23.00 euros, 234 p.) ISBN : 978-2-336-00701-4, ISBN EBOOK : 978-2-296-51541-3 pensée (La) chrétienne face à la mondialisation néolibérale La croix, le globe et le marché
Laîné Loïc
La mondialisation constitue un défi pour l’homme d’aujourd’hui et interroge la foi et la praxis chrétiennes. Face à l’effondrement des systèmes idéologiques, la pensée chrétienne peut en retour aider l’homme à mieux vivre dans l’espace-temps mondial et contribuer à une critique de la mondialisation libérale, à partir des Écritures et de l’enseignement social de l’Église. L’Église a sans doute une occasion historique à saisir, en accompagnant le combat de toutes celles et ceux qui veulent humaniser la mondialisation. (28.00 euros, 282 p.) ISBN : 978-2-296-99757-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-51716-5
chrétiens (Les) face aux valeurs sociales et éthiques dans la société congolaise
Andely-Beeve - Préface de Monseigneur Anatole Milandou
Ce livre se présente comme un plaidoyer pour les valeurs éthiques au sein de la société congolaise contemporaine, laquelle n’a pas encore trouvé l’équilibre entre les valeurs venant de la tradition, les éléments de la culture moderne de type occidental et le message chrétien. En vue de l’élaboration «d’une charte des valeurs», l’auteur revisite le fonds culturel bantou, pour y trouver ce qu’il faut articuler avec le message chrétien. (Coll. Croire et savoir en Afrique, 14.00 euros, 140 p.) ISBN : 978-2-336-00862-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-53008-9 Esquisse d’une théologie du logos en Afrique Proposition d’une foi narrative et dialogale en milieu bantu
Maweni Malebi Stanislas
L’auteur contribue à la Théologie africaine en présentant le Christ comme «Ancien» et non uniquement «Ancêtre». Il s’agit ici de présenter Jésus de Nazareth dans l’horizon de sa mort et de sa résurrection, conception inexistante dans le milieu bantu. Car chez les Bantu, la mort est une malédiction dont il faut trouver la cause. Il leur présente un véritable paradigme salutaire et libérateur en la personne de Jésus, Véritable et Unique Parole de Dieu, qui est un Ancien à suivre. (Coll. Afrique théologique & spirituelle, 24.50 euros, 236 p.) ISBN : 978-2-336-00262-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-51574-1 Essai d’une théologie de la malédiction en milieu africain Statut de la Parole de Dieu au Concile Vatican II et au 1er synode africain
Maweni Malebi Stanislas
Comment concilier la ferme croyance à la parole traditionnelle avec la foi en la Parole libératrice de Dieu ? Est-ce que le statut de cette Parole divine peut libérer l’homme de sa peur et de sa peur de la malédiction ? A une époque où le thème de la formation chrétienne est particulièrement d’actualité, l’auteur pose de façon nouvelle cette problématique pour ramener tout le monde à la découverte du véritable statut et de l’intelligence de la parole dans la Bible. (Coll. Afrique théologique & spirituelle, 24.50 euros, 236 p.) ISBN : 978-2-343-00099-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-53011-9 Unité et spiritualité Le courant Melâmî-Hamzevî dans l’Empire ottoman
Ballanfat Paul
L’enseignement d’ibn al-’Arabî - connu sous le nom d’unité de l’existence -, fondement de l’ensemble de la «mystique» ottomane, a donné lieu à de nombreuses interprétations et fut au centre des conflits entre mouvements mystiques. L’un des plus intéressants est le courant Melâmî, devenu ensuite Hamzevî, qui se distingue par son rejet et sa critique radicale de toutes les pratiques confrériques au nom de son interprétation de l’unicité de l’existence. (Coll. Théôria, 49.50 euros, 534 p.) ISBN : 978-2-336-00864-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-53003-4 Que signifie être chrétien Pour moi, pour vous, vraiment ?
Finet Roger
Jésus ne nous a laissé aucun écrit. Il a parlé beaucoup à ceux qui venaient l’écouter, en utilisant les mots et les expressions de son pays et de son temps. Puis il a demandé à ses disciples d’aller redire au monde entier ce qu’il leur avait enseigné. Dieu aime chacun de nous, tous voués à l’immortalité. Difficile à comprendre et à répéter. A chacun de se mettre à son écoute et transmettre les paroles de vie, avec les pensées et les mots de son propre pays et de son temps. Ce que cherche à faire ce livre. (13.50 euros, 124 p.) ISBN : 978-2-336-29076-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-51474-4
Lève-toi et marche ! – Mémoires d’un prêtre indigné
Chenel Jean-François
Chacun de nous s’interroge légitimement sur le sens et le devenir de sa vie, le doute et la foi, l’être et la mort, les religions, la personne de Jésus, les Évangiles, la vie spirituelle. Ce récit d’un prêtre indigné, retraité, marié sert, non pas à renier ce qu’il fut, mais à mettre en lumière les étincelles du divin pour l’avenir d’un christianisme épuré, retrouvant ses sources et son élan. (15.50 euros, 148 p.) ISBN : 978-2-336-00592-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-51320-4 Un missionnaire français au coeur de la décolonisation (2 volumes)
Legrain Michel
Les rapides considérations à propos des colonisations et décolonisations rapportées dans ce livre sont destinées à mieux saisir le contenu des 91 lettres qui ont ponctué le demi-siècle de la vie missionnaire de l’auteur, parti vers l’Afrique en 1957. Quelques années en pleine brousse congolaise, suivies de nombreux déplacements pour partager avec autrui interrogations et convictions en vue d’une meilleure évangélisation, l’ont amené à percevoir autrement l’activité missionnaire. (Coll. Eglises d’Afrique, Tome 1, 38.00 euros, 394 p.) ISBN : 978-2-336-00242-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-51249-8 (Coll. Eglises d’Afrique, Tome 2, 38.00 euros, 382 p.) ISBN : 978-2-336-00243-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-51250-4 Prédications de Noël à la Pentecôte (Tome 1) Ecouter Dieu au coeur de Berlin
Vallotton Claude Henri
Ecouter Dieu au coeur de Berlin rassemble les prédications prononcées par Claude Henri Vallotton, pasteur pendant deux ans auprès de la Communauté protestante francophone de Berlin. Elles ne sont pas des sermons qui moralisent, culpabilisent ou enrôlent. Elles invitent à la méditation et à la discussion et orientent vers le Sens et l’Essentiel. Ce premier volume souhaite aider chacune et chacun à mieux vivre les temps de fêtes. (Coll. Religions et Spiritualité, 22.00 euros, 218 p.) ISBN : 978-2-296-99746-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-51456-0 Prédications pour mieux vivre au quotidien (Tome 2) Écouter Dieu au coeur de Berlin
Vallotton Claude Henri
Berlin, ville captivante : elle vit intensément le présent, tout en regardant en face son passé et en laissant ouvert l’avenir. Dans ce second volume et dans le même esprit que le premier, Claude Henri Vallotton, pasteur pendant deux ans auprès de la Communauté protestante francophone de Berlin offre des paroles et des mots pour donner goût à l’existence, pour que la vie quotidienne devienne plus légère. (Coll. Religions et Spiritualité, 22.00 euros, 218 p.) ISBN : 978-2-296-99747-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-51455-3 Pour une autre lecture du Coran – Les voix du verset
Idrissi Abdellatif
«Le Coran, avant sa mise en forme par écrit, fut une parole. Pour tenter de déceler les caractéristiques de cette parole, nous sommes contraints, dans un premier temps, de nous limiter aux possibilités expressives de la langue, à l’exclusion de tous les présupposés explicites ou implicites que toute lecture impose au texte.» (Coll. Bibliothèque de l’ iReMMO, 10.00 euros, 140 p.) ISBN : 978-2-296-99439-3, ISBN EBOOK : 978-2-296-51359-4
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Le Nom de Dieu
Mémoire et Invocation dans le judaïsme et le christianisme Par la révélation de son Nom, Dieu offre à l’homme déchu la possibilité de retrouver son statut adamique originel. Il se donne à glorifier, à aimer, à connaître, et le fidèle réalise progressivement la plénitude de son humanité, en l’invoquant par une mobilisation des puissances de l’âme. Nous envisageons donc les principes d’une onomastique sacrée, avec les aspects méthodiques d’une mise au jour de “l’esprit de la lettre”. Le Nom de Dieu étant par essence Verbe et Lumière, il provoque intelligiblement notre être, et émeut l’âme par un désir d’union à Lui, en sollicitant notre mémoire cardiaque. Dans le contexte du rapport du christianisme au judaïsme, la transposition du Tétragramme hébraïque “YHVH” dans le Nom “Jésus” (Yehoshua : Salut de Dieu) détermine une “théosophie” dont Maître Eckhart sera pour le Moyen Âge un insigne représentant. L’Auteur envisage d’autre part les moyens concrets de vocalisation et de visualisation nécessaires à la macération du Nom. Gérard Chauvin a publié plusieurs ouvrages de vulgarisation sur les religions “abrahamiques”, et des études spécialisées, visant une approche intérieure des savoirs anciens, de leurs signes et symboles. Alors que les formes normatives de la conscience du Sacré se dénaturent dans l’ambiance dissolvante du “monde moderne”, ces travaux prennent place dans un processus de revivification de la pensée traditionnelle en Occident.
Illustration de couverture : peinture, © Sylvette Chauvin Meynier. ISBN : 978-2-343-01049-6
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