Traité de droit musulman comparé: Volume 3 Filiation, incapacités, libéralités entre vifs 9783111390802, 9783111028262


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French Pages 467 [468] Year 1973

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Table of contents :
LIVRE IV: FILIATION MINORITÉ ET INCAPACITÉS
Plan du quatrième livre
TITRE I. — FILIATION ET PARENTÉ
TITRE II. — L'OBLIGATION ALIMENTAIRE ENTRE PARENTS
TITRE III. — LA MINORITÉ
TITRE IV . — LES MAJEURS «INTERDITS»
LIVRE V: LES LIBÉRALITÉS ENTRE VIFS «AT-TABARRUC'ÂT»
Plan de l'exposé
TITRE I. — LA DONATION «AL-HIBA»
TITRE II. — LE PRÊT À USAGE OU COMMODAT
TITRE III. — LA REMISE DE DETTE, «AL-IBRA'»
TABLE ANALYTIQUE DU TOME III
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Traité de droit musulman comparé: Volume 3 Filiation, incapacités, libéralités entre vifs
 9783111390802, 9783111028262

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TRAITÉ DE

DROIT MUSULMAN COMPARÉ * *

*

MAISON DES SCIENCES DE L'HOMME

RECHERCHES MÉDITERRANÉENNES ÉTUDES IX

PARIS

MOUTON & CO MCMLXXIII

LA HAYE

Y. LINANT DE BELLEFONDS

TRAITE DE

DROIT MUSULMAN COMPARÉ * * * FILIATION LIBÉRALITÉS

PARIS

INCAPACITÉS ENTRE VIFS

MOUTON & CO MCMLXXIII

LA HAYE

CET

O U V R A G E

PUBLIÉ DU

AVEC L E

CENTRE

A

ÉTÉ

CONCOURS

NATIONAL

DE

LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Library of Congress Catalog Card Number : 66-72733

©

I

973 by Mouton

& Co, The Hague, and Maison Printed in France

des Sciences de l'Homme,

Paris.

LIVRE IV

FILIATION MINORITÉ ET INCAPACITÉS

1125. — Plan du quatrième livre. Ce quatrième livre, divisé en quatre titres, FILIATION (titre I), O B L I G A T I O N ALIMENTAIRE ( t i t r e I I ) , M I N O R I T É ( t i t r e I I I ) e t I N C A P A C I T É S

(titre IV), est consacré à des matières qui nous paraissent devoir être groupées, d'autant que, parmi les incapables, le mineur (qui, en droit musulman, est en tutelle, bien que ses deux parents soient encore vivants) accapare à lui seul presque tout l'exposé des fuqahâ' relatifs à ce qu'ils dénomment l'interdiction, al-hajr. Il faut s'empresser d'ajouter que ce plan n'est pas celui des ouvrages de fiqh. D'abord, on n'y trouve pas habituellement une section autonome traitant de la filiation (nasab) en général. L a présomption de paternité, qui pèse sur le mari, présomption qui est le pivot de la filiation légitime, est examinée aux chapitres relatifs au li'âti, le serment par anathème, et à son principal effet, le désaveu de paternité. Mais le mode de preuve de la filiation par aveu ou reconnaissance, dont l'importance est considérable en droit musulman, est étudié incidemment, après l'exposé relatif à l'iqrâr, qui est la reconnaissance de n'importe quelle sorte d'obligation ou de droit. Quant aux règles relatives à la constatation judiciaire de la parenté, elles se trouvent insérées dans les chapitres qui traitent de la preuve par témoins. Ce n'est pas tout. Certaines reconnaissances de parenté, n'ayant pour but que de conférer au bénéficiaire une vocation successorale à l'héritage du déclarant et auxquelles il faut ajouter les quelques règles relatives à la filiation illégitime sont reléguées aux chapitres sur les successions. L a parenté (qarâba), non plus, ne fait pas l'objet d'une étude à part. On y glisse insensiblement dès le moment où l'on aborde la reconnaissance de paternité ; les auteurs s'empressant alors de rechercher les différentes situations du droit extra-patrimonial, susceptibles d'être établies par une reconnaissance (iqrâr) : paternité, parenté indirecte (improprement nommée collatérale), dettes, mariage, patronat

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TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

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(dans l'affranchissement). L'expression qui a été adoptée dans ce livre recouvre ce qui, dans les ouvrages modernes de fiqh, est étudié sous la rubrique beaucoup trop restrictive, à notre avis, des effets de la filiation : obligation d'allaitement (rida'), droit de garde (hadâna) du petit enfant, walâya ou tutelle sur la personne, qui se résout, en fin de compte, en un droit de marier le mineur ou l'incapable et, enfin, obligation alimentaire, à l'exclusion de celle qui incombe au mari. Ce qui nous a fait préférer « effets de la parenté » à « effets de la filiation », c'est que la plupart de ces droits ou obligations, notamment le droit de garde, l'obligation alimentaire ou la walâya sur la personne, sont souvent attachés à la simple parenté et ne découlent pas uniquement de la paternité ou de la filiation. Avec le deuxième titre de ce livre, on retrouve le plan cher aux juristes musulmans. Il ne s'agit — il convient de le préciser immédiatement — que de la protection des biens de l'incapable, de la walâya quant aux biens, par opposition à la walâya sur la personne. L a walâya sur les biens se matérialise dans un ensemble de règles étudiées par les fuqahâ' dans un chapitre qui est, très logiquement d'ailleurs, placé, dans les ouvrages de fiqh, dans la partie consacrée aux mu'âmalât, aux opérations patrimoniales. L'expression walâya 'alâ l-mâl, tutelle sur les biens, a la préférence des auteurs modernes ; dans les livres anciens, hajr, interdiction, est d'un usage plus fréquent.

TITRE PREMIER

FILIATION ET PARENTÉ

1126. — Bibliographie.

La bibliographie en arabe est pratiquement impossible à établir, à moins de renvoyer à l'ensemble des grands traités de fiqh, puisque, comme il vient d'être dit, les différents problèmes que soulève la filiation sont étudiés par les légistes de l'Islam dans des chapitres très éloignés les uns des autres, ce qui contraint à parcourir tous les volumes d'une même œuvre. Les références aux auteurs qui font autorité seront donc indiquées au fur et à mesure que chaque problème en particulier sera abordé. Les auteurs modernes arabes ont, eux, essayé de regrouper toutes les questions relatives à la filiation. On pourra consulter, en droit hanafite : Muhammad Abû Zahra, Ahwâl as-sahsiyya, 2 e éd., 1948, p. 384 à 400 ; 'Umar 'Abd Allah, Ahkâm as-Sarî'a al-islâtniyya, 2 e éd., 1958, p. 456 k 475 ; Muhammad Yûsuf Mûsâ, Ahkâm ahwâl a$-$ahsiyya, 2 e éd., 1958, p. 361 à 515. Il n'existe guère de travaux en une langue européenne sur la filiation. Il faut donc se contenter des quelques pages que lui consacrent les auteurs de manuels ou de précis de droit musulman (Santillana, Bousquet, etc.). Toutefois, l'exposé en anglais de Syed Ameer Alî, Mohammedan Law (5 e éd., p. 190 à 234), mérite en raison de son étendue une mention spéciale, encore que l'auteur ne traite que du droit des Hanafites et des Chilites duodécimains. L'ouvrage en français d'Abdel Fattah el Said bey, La filiation en droit égyptien (lire: droit musulman), 1932, est tout à fait insuffisant.

CHAPITRE PRÉLIMINAIRE

LE CONTEXTE SOCIOLOGIQUE 1127. — Embarras d'un esprit occidental au sujet des règles du « fiqh » sur la filiation. On pourrait penser, a priori, qu'il existe des institutions musulmanes encore plus hermétiques à un esprit occidental que la construction des légistes en matière de filiation. Polygamie, répudiation discrétionnaire, pour ne citer que ces deux exemples, sont apparemment aux antipodes de ses conceptions touchant la famille et cependant il a, en général, peu de peine à en saisir le fonctionnement et à en dessiner les contours. C'est qu'il s'agit d'institutions si étrangères à nos mœurs que l'image que nous nous en faisons est rarement déformée par des comparaisons et des rapprochements avec nos propres structures sociales ou avec les principes juridiques ou moraux qui sont à la base de la civilisation occidentale. Il n'en est pas de même quand on aborde la question de la filiation en droit musulman. Notre jugement y est alors presque toujours en porte-à-faux. Ce que nous prenons pour rigueur de la loi islamique traduit à vrai dire un grand laxisme, ou beaucoup d'indulgence de la part des légistes qui ont élaboré cette loi. Les lacunes que nous croyons y déceler n'existent pas en réalité, car les règles prétendument omises répondent en général à des besoins qui ne se font pas fait sentir dans la société musulmane. Aujourd'hui encore, dans les pays d'Occident, fortement marqués par le christianisme, le concept de famille s'est édifié autour du mariage — sacrement, puis institution —, mariage monogamique et qui fut longtemps indissoluble. La filiation, en général, et les problèmes qu'elle soulève, y ont été, et sont encore, étroitement liés à l'existence d'un mariage. La filiation naturelle, dont l'Église n'interdisait pas la recherche, n'a conféré pendant longtemps aucun droit à l'enfant illégitime. Si, depuis le début du xx e siècle, la situation a changé à l'égard de ce dernier, un trait commun caractérise cependant toute la législation

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élaborée en sa faveur : il s'agit toujours de moyens qui lui sont procurés afin de lui permettre de vaincre le refus ou le peu d'empressement de son père à le reconnaître. Que l'on est loin de l'optique où se place le légiste dans l'Islam! Il suffit de parcourir les chapitres d'un ouvrage de fiqh, relatifs à la preuve de la filiation, pour se rendre compte tout de suite de la préoccupation majeure qui anime ce légiste : il s'agit pour lui presque toujours de départager les prétentions opposées de deux hommes à la paternité d'un même enfant. C'est peut-être dans le domaine de la filiation qu'il convient de tenir le plus grand compte du contexte sociologique dans lequel s'est élaborée la norme juridique, si l'on veut expliquer le contraste des deux systèmes législatifs, celui de l'Islam et celui qui est en train de se créer depuis un demi-siècle en Occident. Dans la société occidentale — où l'on a trop tendance à fixer des limites étroites à la famille légitime et, par un véritable malthusianisme juridique, à en exclure tout enfant incapable d'établir, de façon certaine, le mariage de ses parents au moment de sa conception 1 — le législateur a dû s'employer, durant ce dernier demisiècle, à lutter contre une telle mentalité, jugée injuste, ou tout au moins socialement fâcheuse, et ce en multipliant les lois qui font accéder les enfants dont la naissance n'est pas tout à fait régulière, au regard de la loi civile, ou religieuse, à la qualité d'enfant légitime, et en donnant aux enfants naturels un statut qui se rapproche tous les jours un peu plus de celui des enfants légitimes. Dans l'Islam, le légiste n'a pas eu à vaincre de pareils préjugés ; le groupe familial n'est jamais trop étendu au vœu de la majorité des musulmans 2 ; la femme féconde est admirée ; quant à l'homme, il estime qu'une nombreuse famille est une bénédiction du ciel ; les gens du peuple y voient de surcroît une preuve de virilité dont ils tirent fierté à l'égard de leur voisin, dont la progéniture est moins nombreuse, et qui, de ce fait, les envie. Il convient d'ajouter que ce sentiment, disons instinctif, trouve un encouragement moins désintéressé dans quelques institutions du fiqh, ou dans certains usages bien implantés dans la société islamique, qui tendent, directement ou indirectement, à favoriser le grand nombre d'enfants au sein d'une même famille. On comprend, par exemple, que l'homme qui n'a eu que des filles, s'obstine à multiplier ses enfants (quitte même à changer plusieurs fois de femme), dans l'espoir de voir naître enfin un garçon (et de préférence plusieurs, au cas où celui-ci décéderait prématu1. Qu'il suffise de rappeler qu'en Angleterre la légitimation par mariage subséquent des parents n'a été admise qu'en 1959. 2. Lire les aperçus intéressants de Gardet, La cité musulmane 2e éd., 1961, p. 249 et s. Ce sentiment explique en partie l'échec de toute politique de « planification familiale », pour employer un euphémisme, que l'on tente de temps à autre d'instaurer dans les pays musulmans.

LA FILIATION

DANS

SON CONTEXTE

SOCIAL

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rément), afin que sa succession n'aille pas aux collatéraux, comme en décide le fiqh sunnite, s'il mourait sans héritier mâle. De son côté, la femme mariée s'assure contre la menace d'une répudiation, en donnant naissance à beaucoup d'enfants. T o u s les sociologues islamisants ont noté que, passé le seuil de quatre ou cinq enfants, l'homme, qui en aurait cependant la faculté, s'abstient de répudier sa femme, dans la crainte de soulever la réprobation générale du milieu dans lequel il vit, que ce milieu soit modeste ou élevé dans l'échelle sociale 3 . Comme il existe cependant quelques dispositions de la loi religieuse qui pourraient se traduire, dans la pratique, par une restriction de ce concept de filiation légitime que le peuple, lui, voudrait le plus large possible, les légistes se sont ingéniés à chercher les moyens de tourner les prohibitions qui en découlent, afin de ne pas se trouver en trop flagrante opposition avec la tendance générale qui se manifeste dans le peuple en faveur d'un système très souple de filiation. Les dispositions auxquelles nous faisons allusion sont celles qui ont trait au statut de l'enfant formellement illégitime (en fait, le cas est très rare) et à l'impossibilité de se créer une famille par adoption. Ce sont, au demeurant, les seules dispositions qu'invoquent toujours les auteurs occidentaux qui tiennent le système islamique, en ce domaine, pour une construction des légistes, peu favorables aux enfants naturels.

1128. — Facilités de la loi musulmane dans l'établissement de la filiation. D u moment que tout rapport sexuel en dehors du mariage et du concubinat légal (aujourd'hui disparu) est un crime aux yeux de la loi musulmane, les fuqahâ' ont bien été contraints de poser la règle de principe que l'enfant né de telles relations (et non pas seulement l'enfant adultérin) ne pouvait avoir aucun droit vis-à-vis de son père ; pas même celui, tout théorique, d'établir sa filiation. Il ne sera jamais rattaché qu'à sa mère, et à la famille de celle-ci *. A un esprit occidental, la règle paraît bien sévère, notamment en ce qui concerne ce qu'il est convenu d'appeler l'enfant naturel simple, dont la reconnaissance ne porte atteinte ni aux droits de la famille légitime, ni même à la morale courante, comme le ferait une reconnaissance d'enfant adultérin ou d'enfant incestueux. Mais les premiers légistes de l'Islam — soucieux de ne pas 3. D'après Abû Zahra, «La réforme de la famille» (en arabe), revue al-Qanûn via l-Iqtisâd, 1954, n° 1 et 2, p. 48, qui a dépouillé les statistiques égyptiennes de 1939 à 1941, deux pour mille seulement des répudiations atteindraient des mères de famille nombreuse. 4. La deuxième proposition est toujours omise par les auteurs occidentaux. Il a fallu que le Professeur R. Brunschvig le rappelle dans un article savant de Studia Islamica, IX, p. 49 et s.

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creuser un trop large fossé entre les habitudes sociales de leur époque, héritées de l'Arabie préislamique, et leur propre enseignement — ont élaboré un système de preuves de la filiation où la règle précédente n'entraîne, dans la pratique, qu'une gêne très relative. Cette règle, en effet, ne peut jouer que dans de très rares hypothèses. Si, pour le juriste occidental, la preuve de la filiation légitime exige, au préalable, la preuve du mariage, le juriste musulman ne s'embarrasse pas de cette logique beaucoup trop formelle. L a reconnaissance de paternité légitime est valable sans qu'il soit nécessaire de rapporter la preuve d'un mariage antérieur, à la seule condition que le déclarant n'avoue pas avoir eu cet enfant de relations illégitimes. O n ne lui demande en somme que de se taire sur ce point. L e mariage est alors présumé, et d'une façon irréfragable. On verra plus loin qu'il existe des modalités différentes, suivant les écoles, dans l'application du principe, mais, le principe lui-même est admis par tous les fuqahâ'. Il suffit donc, tout simplement, que la reconnaissance ne fasse pas apparaître, en raison des circonstances de fait qui l'accompagnent, le caractère irrégulier de la naissance. Or, dans une société où la polygamie fut longtemps en honneur et où, du fait de la facilité des répudiations, les mariages peuvent se succéder à un rythme très rapide, il est vraiment exceptionnel qu'une « reconnaissance » d'enfant établisse avec certitude qu'il n'a pu naître que des œuvres d'un homme non marié à l'époque de sa conception. Bien mieux, en droit hanafite, si l'enfant a été reconnu par sa mère, la reconnaissance du père fait non seulement présumer l'existence d'un mariage antérieur, comme dans les autres écoles, mais prouve le mariage du père et de la mère, sans que soit exigée une reconnaissance formelle de l'union conjugale par le père. C'est, véritablement, le processus du droit occidental, complètement inversé. En anticipant un peu sur les développements ultérieurs, ne faut-il pas signaler également les extravagantes durées de grossesse, admises par toutes les écoles, qui ne visent à rien moins qu'à légitimer des enfants qui, dans la rigueur des principes professés par les juristes occidentaux, seraient tenus pour des enfants naturels

1129. — L'enfant illégitime. Ceux qui transposent dans un tout autre contexte des préoccupations qui ne peuvent naître que dans une société de type occidental, ceux-là se sont beaucoup apitoyés sur le sort qui est fait dans l'Islam à l'enfant que nous appelons naturel. Or, il n'y a pas d'enfants naturels en pays d'Islam 5 , soit qu'ils ne viennent pas au monde, ou soient tués à la naissance, soit que le système législatif, si tolérant et si humain, créé par les légistes, ne joue pas le rôle de

5. G. H. Bousquet, La morale de l'Islam, Paris, 1953, p. 62.

LA FILIATION

DANS SON CONTEXTE

SOCIAL

« révélateur » d'illégitimité comme dans les systèmes occidentaux. A notre sens, c'est surtout cette deuxième raison qui explique ce phénomène propre à l'Islam. Il faudrait vraiment un concours de circonstances singulièrement malheureux, ou alors que la mère soit privée de tout appui familial ou encore que la naissance ait eu lieu avant son premier mariage, celui-ci étant en général précoce, pour que, dans une société où tout s'emploie à légitimer les naissances, un enfant soit officiellement déclaré illégitime. Comment concevoir que dans un système qui permet la reconnaissance de paternité légitime, sans exiger la preuve d'un mariage préalable, dans lequel la polygamie, même sous sa forme latente, et les répudiations répétées, favorisent toutes les confusions, dans lequel sont légitimes les enfants nés d'un mariage nul, ou de relations sexuelles en principe illégales, quand les partenaires les croyaient par erreur licites, dans lequel, suivant la doctrine des vieux auteurs, une naissance survenue deux, trois ou quatre ans après la dissolution du mariage, confère la légitimité, où le seul mode de désaveu de paternité prévu par le fiqh, le li'ân, a été si peu pratiqué au cours des siècles que, pour la plupart des auteurs, il serait tombé en désuétude, comment concevoir que, dans un pareil système, il puisse arriver, sauf circonstances absolument exceptionnelles, qu'un enfant soit tenu pour régulièrement désavoué (zoalad al-li 'ân) ou traité de « rejeton de la fornication » (walad. az-zinâ), seules hypothèses où il ne puisse jamais être l'objet d'une reconnaissance formelle ou tacite de paternité ? Si l'on ajoute qu'aux siècles passés, l'enfant qu'un homme avait eu d'une concubine esclave jouissait, juridiquement parlant, exactement des mêmes droits que l'enfant né du mariage et que, socialement parlant, sa condition, jugée dans les débuts de l'Islam un peu inférieure, avait très tôt rejoint celle de l'enfant de la femme qui n'avait jamais été esclave, on aura mesuré le caractère vraiment peu contraignant de la construction musulmane en matière de filiation. 1130. — L'adoption. L'adoption est encore un de ces domaines où se manifeste ce besoin propre aux populations musulmanes d'étendre le cercle de la famille, au-delà de la parenté par le sang. Dépouillée de tout effet juridique par le Coran et le fiqh, elle a subsisté dans de nombreuses contrées musulmanes, sous des formes coutumières, variables suivant les régions, mais ayant cependant entre elles un trait commun, celui d'être non pas un moyen de suppléer à l'absence de descendance, comme dans les autres civilisations, mais plutôt de donner à l'adoptant le sentiment réconfortant d'une descendance plus nombreuse.

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1131. — Très tôt la procédure du désaveu est tombée en désuétude. Il n'existe, e n droit m u s u l m a n , q u ' u n seul m o y e n , le li'ân 6, q u i p e r m e t t r e de c o m b a t t r e la p r é s o m p t i o n de paternité q u i p è s e s u r le mari. O r , au dire de la p l u p a r t des auteurs, cette p r o c é d u r e est c o m p l è t e m e n t t o m b é e e n d é s u é t u d e . O n v e r r a p l u s loin si cette a f f i r m a t i o n n ' e s t pas t r o p a b s o l u e . T o u j o u r s est-il que, d e p u i s des siècles, o n ne la t r o u v e mise en p r a t i q u e q u e très r a r e m e n t , et sa m e n t i o n d a n s les m o n u m e n t s législatifs c o n t e m p o r a i n s p a s s e p o u r u n a n a c h r o n i s m e 7. Q u ' e s t - c e à dire, sinon q u e l ' i n s t i t u t i o n ne r é p o n d a i t p a s à u n e nécessité sociale et n o n pas, c o m m e o n a tenté de l ' a v a n c e r , q u e la p r o c é d u r e ( q u i c o m p r e n d c i n q s e r m e n t s de p a r t et d'autre), f û t t r o p c o m p l i q u é e . C a r , si celui qui r é p u d i e sa f e m m e p o u r i n c o n d u i t e tenait r é e l l e m e n t à d é s a v o u e r les enfants, f r u i t de l ' i n c o n d u i t e de celle-ci, il ne s'arrêterait p a s à de telles c o n s i d é r a t i o n s ; les c o m p l i cations de la p r o c é d u r e a y a n t été, au d e m e u r a n t , très exagérées. E n fait — et c'est la l ' u n i q u e raison d u n o n - u s a g e d u li'ân — , le m a r i m u s u l m a n , t o u j o u r s enclin à r o m p r e le m a r i a g e p o u r la p l u s f u t i l e des raisons, r é p u g n e a u contraire à r e p o u s s e r la paternité d ' e n f a n t s q u e , m ê m e dans les cas les p l u s sujets à caution, il v e u t c o n t i n u e r à c o n s i d é r e r c o m m e étant les siens. Il y a là u n a v e u g l e m e n t t o u c h a n t q u i s ' e x p l i q u e p a r ce désir p r o f o n d de paternité, a n c r é dans l ' â m e d u m u s u l m a n et q u ' i l ne f a u d r a j a m a i s p e r d r e de v u e , si l ' o n ne v e u t pas se m é p r e n d r e sur la p o r t é e d e s solutions j u r i d i q u e s i m p o s é e s par les légistes de l ' I s l a m .

1132. — Deux comportements opposés. A i n s i , e n s c h é m a t i s a n t b e a u c o u p il est vrai, o n se t r o u v e e n présence de d e u x comportements opposés, quand on confronte l ' a t t i t u d e d u n o n - m u s u l m a n et celle d u m u s u l m a n , t o u c h a n t les p r o b l è m e s d e la filiation. C h e z le p r e m i e r , u n e attitude de d é f i a n c e , de p r u d e n c e o u d e r e f u s s y s t é m a t i q u e , s u i v a n t le t e m p é r a m e n t de c h a c u n ; c h e z le s e c o n d , au contraire, u n b e s o i n viscéral, si l ' o n p e u t dire, de s ' a t t r i b u e r la p a t e r n i t é de l ' e n f a n t de sa f e m m e , d è s l ' i n s t a n t o ù les faits n ' e n c o n t r e d i s e n t p a s t r o p o u v e r t e m e n t la v r a i s e m b l a n c e ; et e n c o r e , il n'est pas rare de voir des i m p u i s s a n t s notoires r é p u d i e r l e u r f e m m e e n c e i n t e des œ u v r e s d ' u n autre, sans, p o u r autant, désavouer l'enfant qu'elle porte. L ' O c c i d e n t a l doit d o n c se méfier de sa p r o p e n s i o n à c o n s i d é r e r q u e les règles j u r i d i q u e s , e n m a t i è r e de filiation, sont d e s a r m e s

6. Voir supra, n° 1005 et 1006. 7. Par exemple, art. 129, 3 e alin. du Code syrien du Statut personnel de 1953, et art. 25 du Code marocain du Statut personnel.

LA FILIATION

DANS

SON CONTEXTE

SOCIAL

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destinées à permettre de repousser toute filiation suspecte. L e s islamisants bien informés des réalités de la vie musulmane 8 ont toujours soin de souligner que la rigueur apparente des solutions proposées par les juristes musulmans est contredite par une pratique quotidienne, qui a pour effet non pas de tourner la loi, mais de supprimer, en fait, les difficultés auxquelles cette loi est censée apporter une solution.

8. Voir, par exemple, G. H. Bousquet, Précis de droit musulman, 3 e éd., I, n° 84 in fine, n° 85, au sujet de l'enfant né moins de six mois après le mariage.

CHAPITRE I

LES DIVERS MODES D'ÉTABLISSEMENT DE LA FILIATION 1133. — Délimitation de la question. L a filiation, dont il sera traité dans les développements qui suivent, est essentiellement la filiation légitime, fondée sur le mariage effectif ou présumé du père. A des époques qui sont aujourd'hui bien révolues, des liens de filiation, en tous points identiques à ceux qui résultent du mariage, pouvaient naître du concubinage légal, c'est-à-dire des rapports d'un homme et de son esclave-femme. Mais si, par ses effets, la filiation d'origine servile ne s'écartait guère de celle qui avait sa source dans le mariage, elle s'en distinguait par son mode d'établissement, en principe unique. En effet, seule la reconnaissance volontaire par le père était susceptible de lui donner valeur juridique, tout au moins en droit hanafite 1 . Faute de pouvoir invoquer la règle al-walad li-l-firâs, « l'enfant est rattaché au lit conjugal », doublet musulman de l'adage romain, Pater is est..., on avait, en cas de difficultés ou de conflits entre plusieurs maîtres, recours aux physiognomonistes (qâ'if, au singulier). T o u t cela a perdu aujourd'hui son intérêt pratique, et ne sera examiné que dans une étude d'ensemble de l'esclavage dans l'Islam 2 . Quant à la filiation maternelle, elle ne soulève pas le même genre de difficultés que la filiation paternelle ; d'une part, parce que, quelles que soient les conditions de sa naissance, l'enfant a toujours, vis-à-vis de sa mère, les mêmes droits et d'autre part, parce que la preuve 1. Les autres écoles sont plus tolérantes sur ce point et admettent une certaine présomption de paternité à l'égard du maître qui, depuis longtemps, a des relations sexuelles avec l'esclave qui a accouché ; cf. Brunschvig, Encyclopédie de l'Islam, 2 e éd., v° 'Abd. 2. Sur la qiyâfa, et le recours au qâ'if, consulter Dardîr-Dasûqî, as-Sarh al-kabîr, III, 417 ; Ramlî, Nihâyat al-muhtâj, VIII, 351 et 352 (éd. Halabîj; Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 483 et 384 (3e éd. Manâr) ; ces deux derniers ne limitent pas l'intervention des qâfa (plur. de qâ'if) à la seule preuve de la filiation servile. En général, les Hanafites y sont peu favorables ; cf. Sarahsî, Mabsût, XVII, 69 et 70.

MODES D'ÉTABLISSEMENT

DE LA

FILIATION

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de la filiation maternelle n'est habituellement envisagée par les fuqahâ' que dans une seule hypothèse, celle où la mère, en conflit avec le père, entend établir les circonstances dans lesquelles s'est produit l'accouchement ou veut prouver l'identité de l'enfant dont elle est accouchée — faits matériels dont la loi musulmane a facilité la preuve. Ces deux remarques exigent quelques éclaircissements préliminaires, qui souligneront, d'emblée, les différences entre filiation paternelle et filiation maternelle.

1134. — La filiation illégitime. Tandis que l'enfant, qualifié de « naturel » dans les droits occidentaux, ne peut jamais, en droit musulman, être rattaché à son père, en ce sens qu'il est toujours interdit à ce dernier de le reconnaître en tant qu'enfant né de relations hors mariage, sa situation à l'égard de sa mère est toute différente. Pour le juriste musulman, il existe deux catégories d'enfants illégitimes : le walad al-mulâ'ana, c'est-à-dire l'enfant désavoué, suivant la procédure formaliste du li'ân (hypothèse très rare, sinon purement théorique), et l'enfant né de relations sexuelles hors mariage, le walad az-zinâ, l'enfant de la fornication. L a simple application des principes relatifs aux relations hors mariage devrait faire apparaître, dans la pratique, de très nombreux cas d'enfants illégitimes, si le juriste musulman, comme il a été dit plus haut, ne s'était ingénié à atténuer la rigueur des principes par un système souple de filiation dont le fonctionnement n'exige que très rarement dans la pratique la mise en œuvre de tels principes. Ces deux catégories d'enfants illégitimes ne peuvent avoir de liens de parenté avec leur père, ni avec la famille de celui-ci, dès l'instant où le caractère irrégulier de leur naissance est évident (enfant de la fornication) ou que cette irrégularité ait été déclarée par le père (désaveu par li'ân). T o u t cela laisse la porte ouverte à d'adroites reconnaissances, de la part de ce dernier, auquel on ne demande, en fin de compte, que de se taire sur les circonstances moralement condamnables de la conception de son enfant. L a situation est tout autre à l'égard de la mère. L'enfant d'une femme que le mari aurait désavoué {walad al-mulâ'ana) est, pour ainsi dire, officiellement rattaché à sa mère et, en sus — i l convient de bien le préciser — à toute la famille de cette dernière ; cela, de l'avis de tous les juristes musulmans, qu'ils soient sunnites ou chiites. Quant au walad az-zinâ, si les sunnites adoptent à son égard la même solution, en revanche, les chiites duodécimains lui refusent tout lien légal de filiation, même avec sa mère 3 . 3. Syed Ameer Alî, Mohammedan Law, 5e éd., Calcutta, 1928, II, 206 et s. En arabe, Jawâd al-Husayn, Miftâft al-karâma, VIII, 207 et s. (éd. aS-Suwra, Le Caire).

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TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

P o u r n o u s en tenir à la doctrine des q u a t r e écoles orthodoxes, l ' e n f a n t q u e n o u s appelons n a t u r e l a donc, e n t o u t e hypothèse, u n e famille u t é r i n e qui ne se limite pas à sa mère, c o m m e o n l'a cru parfois en F r a n c e 4 mais c o m p r e n d tous les p a r e n t s de celle-ci et, en sus, ses frères et sœurs utérins 6 . E n t r e eux tous existe u n e vocation successorale réciproque. Si l ' e n f a n t « illégitime » décède sans descendance mâle, fille, mère, frères, sœurs u t é r i n s et ascendants maternels v i e n d r o n t à sa succession p o u r leur fard (part fixe) respectif à l'exclusion de tout p a r e n t p a r le père ; si la totalité des fard-s n ' é p u i s e pas l ' é m o l u m e n t successoral, le restant sera a t t r i b u é à ces m ê m e s héritiers mais, au titre d u radd 6 . D e son côté l ' e n f a n t « illégitime » hérite n o n s e u l e m e n t de sa mère mais aussi des p a r e n t s de celle-ci et de ses frères et sœurs utérins de la m ê m e façon q u e s'il avait été légitime ; et, bien e n t e n d u , il n ' h é r i t e r a en a u c u n cas des p a r e n t s d u côté paternel. O n est loin de l'affirmation des a u t e u r s f r a n ç a i s auxquels n o u s faisions allusion, « q u ' e n ce qui concerne l ' e n f a n t illégitime, le lien de filiation au-delà de la mère est radicalement c o u p é ».

1135. — La filiation légitime; ses modes d'établissement.

Les fuqakâ' hanafites m o d e r n e s 7 , suivant en cela la leçon de leur g r a n d maître à tous, al-Kâsânî 8 , ont t e n t é de m e t t r e u n peu d ' o r d r e d a n s cette matière de la filiation, en g r o u p a n t sous trois titres successifs des notions éparses d a n s les ouvrages de fiqh, et qui leur paraissent se r a p p o r t e r à trois p r o c é d é s différents d'établissement de la filiation paternelle. Celle-ci, d ' a p r è s eux, résulterait soit de la p r é s o m p t i o n d e p a t e r n i t é attachée au mariage, al-walad li-l-firâs, « l ' e n f a n t est au lit conjugal », a u t r e m e n t dit l ' e n f a n t a p o u r père le mari d e la m è r e ; soit d ' u n acte de reconnaissance (iqrâr ou dïwa) é m a n a n t d u père ; soit d ' u n e action judiciaire f o n d é e sur le t é m o i gnage ( b a y y i n a ) . 4. Cf. le remarquable article du Professeur R. Brunschvig dans Studia Islamica, IX, p. 49 et s., sur la « Filiation maternelle en droit musulman », qui a relevé, avec preuves à l'appui, tirées des auteurs les plus qualifiés des quatre écoles, cette erreur assez courante chez les islamisants français. 5. Sarahsî, Mabsût, XXIX, 199 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 487. Cf. les auteurs cités par Brunschvig, op. cit., p. 53 et notes 3 et 4. Santillana (Istituzioni di diritto musulmano malechita, I, 242) le dit expressément, ainsi que Syed Ameer Alî, Mohammedan Law, II, 213. 6. Accroissement ou plutôt, partage supplémentaire auquel on procède entre les ayants droit, proportionnellement à leur fard ordinaire, quand il n'existe pas d'héritiers universels, de 'asaba, comme c'est le cas en l'espèce. 7. Par exemple Muhammad Abû Zahra, Le mariage (en arabe), 2 e éd., 1948, p. 384-399; 'Umar 'Abd Allâh, Statut personnel (en arabe), 2e éd., 1958, p. 456 ; Muhammad Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), 2e éd., 1958. P- 3 8 °8. Badâ'ï as-Sanâ'iVI, 242 à 255.

MODES

D'ÉTABLISSEMENT

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FILIATION

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Remarquons tout de suite que cette division tripartite, pour séduisante qu'elle soit au premier abord, ne satisfait pas complètement l'esprit. En mettant sur le même pied le témoignage (bayyina) et les deux autres modes d'établissement de filiation, elle tend à confondre une forme de preuve, qui est le témoignage, avec de véritables règles de fond relatives à la filiation. Il convient en effet de ne pas perdre de vue que Yiqrâr, la reconnaissance de filiation, n'est pas, en droit musulman, simplement déclarative de droit, le mari ne se borne pas à avouer les circonstances de la naissance qui feront, à leur tour, jouer la présomption légale. Il s'attribue d'autorité la paternité d'un enfant, sans avoir à établir l'existence d'un mariage contemporain de la naisasnce, sans même être tenu de prouver que cette naissance est légitime. Tout ce que la loi exige de lui, est que, le cas échéant, il se taise sur le caractère illégal de la naissance, et que par ailleurs sa paternité soit vraisemblable, compte tenu de son âge et de l'âge de celui qui bénéficie de la reconnaissance. Ainsi donc, en théorie, un homme qui n'a jamais été marié (hypothèse assez invraisemblable en pays d'Islam) pourrait néanmoins reconnaître un individu comme étant son enfant légitime. L'établissement de la filiation par témoins, par bayyina, a-t-il la même portée En principe, le rôle des témoins est de rapporter la preuve, soit des circonstances et des faits sur lesquels repose la présomption (1al-walad li-l-firâs), soit de la reconnaissance intervenue antérieurement, mais il semble bien qu'en matière de filiation la loi musulmane leur confie un pouvoir qu'ils n'ont pas normalement : celui de se fonder sur la commune renommée, afin de certifier la filiation ou la parenté qui fait l'objet d'un litige. C'est une grave question sur laquelle on reviendra, en étudiant par le détail la preuve de la parenté par bayyina. Le schéma ci-dessus ne concerne que la filiation paternelle. Il va de soi que le premier procédé, fondé sur une présomption de paternité tenant au mariage, ne peut être utilisé que pour prouver la filiation paternelle. En revanche, les deux autres procédés peuvent servir, dans des conditions qui seront précisées plus loin, à établir la filiation maternelle.

Section I PRÉSOMPTION D E P A T E R N I T É QUI R É S U L T E D U M A R I A G E

1136. — « L'enfant appartient au lit conjugal. »

La phrase ci-dessus est la traduction, du reste très peu satisfaisante, de l'adage, devenu plus tard tradition prophétique, al-walad li-l-firâs. Il lui a été ajouté, pour la rendre compréhensible en français, le mot « conjugal » qui ne figure habituellement pas dans l'original arabe. Les recueils de traditions 1 rapportent parfois une autre version plus explicite, al-walad li-sâhib al-firâs, l'enfant est au possesseur (sâhib) de la femme, que ce soit le mari ou le maître (sous réserve qu'en droit hanafite la règle ne s'applique pas à la femme esclave). Ainsi, dans la majorité des écoles, firâs désigne par métonymie la femme 2 ou encore en droit hanafite 3 , le contrat de mariage, c'est-àdire l'acte qui donne pouvoir au mari sur la femme. Quoi qu'il en soit, au moment (mettons au quatrième siècle de l'Hégire) où le principe a pris la signification qu'il devait, depuis lors, conserver, par al-walad li-l-firâs, on entend exprimer cette idée que l'enfant d'une femme mariée est présumé être l'enfant légitime du mari de cette dernière, s'il est né dans les limites des durées minimales et maximales de la grossesse, telles qu'elles ont été établies par les légistes ; en d'autres termes, et sans vouloir anticiper sur les développements consacrés à la force de la présomption et à ses conditions d'application, cette présomption vise à établir que le père légitime d'un enfant est celui que le mariage désigne. D'où vient cette règle ? D'après Schacht 4, et contrairement à l'opinion de Robertson Smith, Wellhausen et Lammens, elle n'existait pas dans les coutumes de l'Arabie antéislamique ; de plus, à son avis 6 , elle se concilie difficilement avec les prescriptions coraniques relatives à la filiation. Apparue tardivement, sous l'influence du principe 1. Sawkânî, Nayl al-Awtâr, VI, 279 (i r e édit. Misriyya, 1357 H.); Muslim, Sahîh (éd. 1331 H.); ÏV, 171. 2. Commentaire de Sawkânî, op. cit., VI, 43 ; Kâsânî, Badâ'i', VI, 242. 3. Les deux explications sont rapportées par Salabî dans son commentaire du Tabyîn al-haqâ'iq de Zayla'î, III, 38. 4. The Origins of Muhammadan Jurisprudence, i r e éd., Oxford, 1953, p. 181 et 182. 5. Qui était celui de Goldziher, Muhammedanische Studien, I, 184.

LA PRÉSOMPTION

DE

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romain, Pater is est quem nuptiae demonstrant, elle constitue dans le contexte du fiqh classique, un de ces aphorismes sans portée pratique dont est riche la littérature juridique de l'Islam. A vrai dire, si l'on se place, comme l'a fait Schacht, à l'époque où vivait l'Imâm a§-ââfi'î (à la fin du deuxième siècle de l'Hégire), la remarque paraît fondée. Mais, précisément, tout le travail des grands légistes postérieurs a consisté, dans une tentative en grande partie couronnée de succès, à réaliser la conciliation d'une présomption conçue par des esprits étrangers à la mentalité musulmane avec les dispositions de la loi révélée qui, a priori, ne s'en accommodent guère. Dans les développements qui vont suivre, cette difficile conciliation réalisée par les docteurs des quatre écoles, explique l'extrême complexité des solutions qui ont finalement prévalu dans chacune d'elles.

1137. — Domaine d'application de la présomption. L e s enfants couverts par la présomption ne sont pas seulement ceux qui sont nés d'une union légitime, mais aussi les enfants de la concubine-esclave (avec quelques réserves en droit hanafitej, les enfants nés d'un mariage atteint de nullité absolue et même ceux issus de relations sexuelles illégitimes, que, par erreur, leurs auteurs ont cru être licites. x. L'enfant de l'esclave concubine. Dans les trois écoles chaféite, malékite et hanbalite 6 , cet enfant né plus de six mois après que le maître ait approché sa mère, est tenu pour enfant légitime de celui-ci, encore que ce dernier nie sa paternité, s'il ne conteste pas les rapports sexuels, et sans qu'il puisse procéder au désavœu par la procédure du li'ân, qui n'est jamais admise que dans le mariage. Il lui reste cependant la possibilité de prouver qu'après leurs rapports sexuels il lui avait imposé une retraite de continence (istibrâ') d'une menstruation, auquel cas l'enfant ne lui est pas rattaché. L e droit hanafite est plus sévère 7 . L e premier enfant d'une esclave-concubine ama n'est tenu pour enfant légitime du maître que si celui-ci le reconnaît expressément pour tel. Mais, ce faisant, il donne à la mère la qualité d'umm walad, avec tous les privilèges que cette condition confère et, notamment, celui de rattacher au maître les enfants qu'ultérieurement l'esclave-mère aura eus de lui, sans qu'il y ait lieu à reconnaissance formelle de sa part, à moins qu'il ne rejette sa paternité par simple dénégation. 2. Les enfants nés d'un mariage nul. L e mariage fâsid produit au point de vue de la filiation le même effet que le mariage valable, 6. Ramlî, Nihâyat al-Muhtâj (chaféite), VII, 160 et s. ; Mawwâq, sur le Commentaire de Halîl, par Hattab, IV, 169 ; Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 401. 7. Margînânî, Hidâya, II, 51 (éd. Halabî).

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c'est-à-dire que le mari, qui devra être obligatoirement séparé de sa femme du fait de la nullité de l'union, sera réputé père légitime des enfants que cette dernière aura eus, pourvu que ce soit dans les mêmes délais, minimaux et maximaux, de grossesse, que s'il s'était agi d'une union légitime, quand celle-ci est rompue par une répudiation, ou par la mort. L'assimilation est totale dans les trois écoles, chaféite, malékite et hanbalite 8 , en ce sens que le délai minimal de la grossesse, qui est de six mois, commence à courir depuis la conclusion du contrat nul. C'est, disent les docteurs de ces trois écoles, le contrat de mariage qui, bien que nul, pour une cause le plus souvent ignorée des deux parties, a justifié leurs rapports qui, sans cela, constitueraient des actes de simple fornication. Ici encore, le droit hanafite s'écarte de l'enseignement de la majorité des écoles. L e fondateur de l'école et Abû Yûsuf proposaient la même solution que les docteurs non hanafites, mais c'est l'opinion contraire de Saybâni qui a prévalu ; le délai de six mois ne commence à courir, en droit hanafite, que depuis la consommation ; les fatâwâ ont été, depuis lors, rendues dans ce sens 9. Pourquoi cette dérogation au principe qu'en matière de filiation mariage nul (fâsid) et mariage valide sont équivalents ? 1 0 Saybânî y répondait en faisant valoir que tous les effets susceptibles de se produire à la suite d'un mariage nul (fâsid) sont liés à la consommation, car il ne peut rien naître d'un contrat nul {fâsid) même s'il n'est pas réputé inexistant (bâtil). Il n'est donc pas logique, d'après lui, de faire partir de la consommation tous les effets qui subsistent après l'annulation du mariage : le paiement de la dot, l'alliance en ligne directe, entre autres 1 1 et, cependant, de faire remonter au contrat lui-même le délai minimal de six mois de grossesse qui assurera au premier-né du couple, dont le mariage est dissous, la qualité d'enfant légitime 1 2 . Une conséquence, du reste assez indirecte, de cette différence de point de vue entre les docteurs non hanafites et l'enseignement de ceux qui adoptent la thèse de Saybânî pourrait être trouvée dans le fait qu'en droit hanafite il n'est pas possible de désavouer par li'ân 1 3 l'enfant né plus de six mois après la consommation d'un mariage nul ; le désaveu n'est possible que si l'union est légitime, tandis que les trois autres écoles autorisent ce désaveu, toujours 8. Ramlî, op. cit., V I , 269, et V I I , 1 1 5 ; M a w w â q et Hattâb, op. cit., I V , 1 3 3 (malékite) ; I b n Qudâma, Mugnî, V I I , 400. 9. Hidâya, I, 1 5 3 ; I b n N u j a y m , al-Bahrar-Râ'iq, I I I , 1 7 1 ; Kâsânî, Badâ'ï, II, 235. 10. Sarahsî, Mabsût, X V I I , 1 5 6 . i x . Voir supra, n° 7 4 9 . 1 2 . Pour une critique moderne de la thèse hanafite, Y û s u f M û s â , Statut personnel (en arabe), p. 3 7 2 . 1 3 . Pour la signification de ce mot, voir supra, n° 1 0 0 3 .

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en vertu du principe que jusqu'au moment de l'annulation les mêmes règles gouvernent le mariage valide et le mariage nul, tout au moins en ce qui concerne la filiation. Il est à peine nécessaire de souligner le caractère paradoxal de la solution hanafite. Ainsi, l'enfant issu d'un mariage valable pourrait être désavoué, tandis que celui qui est né d'une union nulle ne risque jamais de l'être 1 4 . L'exemple classique de ce genre de mariage nul, contracté de bonne foi, est celui d'une femme qui croit, abusée par de fausses informations, que son mari absent depuis longtemps est décédé et qui épouse un autre homme dont elle a des enfants. L e mari reparaît. L e second mariage est, bien entendu, annulé, c'est un mariage fâsid, puisqu'en réalité la femme était déjà en puissance d'époux. Néanmoins, les enfants nés de la deuxième union, dissoute, répétons-le, seront enfants légitimes du second mari. Il n'y a guère qu'Abû Hanîfa, non suivi par son école, qui les rattache au premier mari ; mais son opinion semble si insolite que certains croient pouvoir avancer qu'il aurait plus tard adopté l'opinion générale 1 S . 3. Enfants nés de rapports illicites. Enfin, la présomption alwalad li-l-firâs couvre certaines catégories d'enfants nés de rapports, auxquels, pas même un contrat nul pour une cause quelconque, ne vient donner une apparence de licéité. Les innombrables hypothèses envisagées par les vieux auteurs sont toutes axées sur l'erreur de droit ou de fait. Il s'agit du zvat' bi-subha. Un homme a des rapoprts sexuels avec l'esclave-femme de son fils, convaincu qu'il a des droits de propriété sur tout ce qui appartient à son fils et, en conséquence sur son esclave : c'est une erreur de droit. Si l'esclave devient enceinte de ses œuvres, sera-t-il autorisé à reconnaître l'enfant, comme si l'esclave avait été sa propre esclave ? Cela, en droit hanafite, car dans les autres écoles, s'il admet avoir eu des rapports de bonne foi, l'enfant lui est automatiquement rattaché. L'erreur de fait (un homme a des rapports intimes avec une femme qu'il croit être la sienne) est plus difficilement concevable de nos jours. Mais il fut un temps où elle ne constituait pas une simple hypothèse d'école. Dans ce dernier cas, étant entendu, cela va de soi, que la mère n'est pas mariée à un autre homme, les enfants nés de tels rapports seront-ils rattachés au père, en tant qu'enfants légitimes, ou simplement pourront-ils être reconnus par lui ? Si l'on consulte les vieux traités de droit, il semble bien qu'ils soient purement et simplement tenus pour enfants légitimes du père, à la condition que la première naissance se place au moins six mois après l'erreur. En effet, du moment que l'erreur de fait 14. Fat h al-Qadîr, Le Caire, 1356 H., III, 247 (éd. Mustafâ Muhammad) et art. 344 du Code du Statut personnel de Qadrî pacha pour le droit hanafite. En ce qui concerne les autres écoles, Ramlî, op. cit., VII, 1 1 3 ; Hattâb-Mawwâq, op. cit., IV, 132 ; Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 400. ' ' 15. Mugnî VII, 431; Ibn 'Àbidîn, Radd al-Mu htâr, II, 648 (3e éd. Bûlâq, 1326 H.).



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exonère de la peine infligée au fornicateur, qu'elle entraîne le paiement d'une dot et l'obligation pour la femme d'observer une retraite de continence après la séparation, on ne voit pas pourquoi le dernier effet de l'erreur (la légitimation des enfants) ne se produirait pas, lui aussi ipso facto ?16 Les auteurs hanafites récents considèrent, en revanche, que le rattachement au père ne doit pas être automatique, mais concède à celui-ci la faculté de reconnaître les enfants qu'il aurait eus dans de pareilles conditions 17 . Cela constitue une faveur quand même, car si les rapports sexuels n'avaient pas été la conséquence d'une erreur, le père n'aurait pas pu reconnaître des enfants tenus pour le fruit de relations illicites, même en épousant la mère. L a doctrine musulmane est sur ce point très ferme.

1138. — Conditions d'application de la présomption. Nous négligerons désormais les hypothèses de mariage nul, ou de relations illicites auxquelles s'appliquent, du reste, mutatis mutandis, toutes les règles qui vont être étudiées sous ce titre, pour nous tenir au cas d'enfants nés d'un mariage valable. Adoptant la méthode des fuqahâ', nous distinguerons suivant que la naissance se place pendant le mariage ou après sa dissolution. Il convient, au préalable, d'énumérer les conditions d'application de la présomption, car c'est un point sur lequel les Hanafites se séparent radicalement des autres écoles.

1139. — Thèse hanafite. D'après les Hanafites, l'enfant est légitime, c'est-à-dire rattaché au mari de sa mère s'il naît plus de six mois après la conclusion du mariage et moins de deux ans après sa dissolution, à la seule condition que le mari soit pubère, ou adolescent proche de la puberté (murâhiq), au moment de la conception. Qu'importe, d'après eux, qu'il soit notoire que les époux n'aient jamais pu avoir commerce entre eux, le mari n'ayant jamais quitté l'Orient, et la femme le Maghreb 18 , ou qu'il y ait eu impossibilité juridique à consommer le mariage, comme dans le cas d'un mari qui répudierait sa femme, d'une façon définitive, tout de suite après l'avoir épousée. Si la femme ainsi répudiée donnait naissance à un enfant, plus de six mois et moins de deux ans après ce mariage immédiatement rompu, l'enfant serait légitime, bien que, par hypothèse, le mari n'ait pu avoir de rapports — tout au moins licites — avec elle, puisqu'il l'a répudiée dans la 16. Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 432. 17. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, II, 624-625 ; art. 342, Code du Statut personnel de Qadrî pacha ; et parmi les contemporains, 'Umar 'Abd Allâh, Statut personnel (en arabe), p. 466. 18. Le mariage s'étant conclu par mandataire.

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même « séance » (majlis) où il l'épousait ; la f e m m e n'étant présente, du reste, ni au mariage ni à la répudiation 19 . O n s'explique difficilement cette prise de position hanafite, pour le moins bizarre. L'exposé des motifs qui précède la loi égyptienne du 19 mars 1929, exposé où le législateur égyptien s'emploie à ruiner la solution de son école sur ce point, laisse entendre que la pensée du légiste hanafite a été d'obtenir que « la paternité du mari soit acquise par le seul fait que sa rencontre avec sa f e m m e soit théoriquement concevable », mais cette explication ne rend pas compte de toutes les conséquences que l'on tire habituellement du principe hanafite. C'est ainsi qu'une rencontre n'est pas « théoriquement concevable » quand le mari répudie sa f e m m e , irrévocablement, tout de suite après le mariage, et cependant, on vient de voir que la présomption de paternité du mari s'étendait même à cette hypothèse classique. Il faut se résoudre à admettre que les légistes de l'école hanafite, en adoptant une solution aussi peu réaliste, ont voulu donner à la présomption al-walad li-l-firâs son m a x i m u m de force, même au risque d'aboutir à des conséquences qui choquent la logique et le bon sens, et cela dans la crainte que, d'exceptions en exceptions, on en arrive à entamer gravement le principe lui-même.

1140. — Thèse de la majorité des écoles. D'après tous les docteurs non hanafites 20, l'enfant d'une femme mariée n'est le fils légitime du mari que si, en sus de la condition relative à la date de la naissance qui doit se placer au moins six mois après le mariage et, au plus tard, quatre ans après sa rupture, la cohabitation a été effectivement possible entre les époux. Cela exclut de la présomption de légitimité les enfants nés : 1. D ' u n e f e m m e dont le mari est trop jeune. O n ne s'en tient pas à la stricte puberté. L e mari dont l'âge est proche de la puberté (murâhiq) est présumé capable d'avoir des enfants. Cet âge prépubertaire se place en général vers douze ans, mais certains auteurs le fixent à dix ans ( ?). 2. D ' u n e f e m m e dont le mari est privé de tous les organes génitaux ou simplement des testicules. C'est le majbûb. E n revanche, quand il est atteint d'impuissance physiologique, ('unna), ou privé de verge, c'est un hasî et, quand bien même le cadi aurait prononcé la séparation des époux pour une de ces deux raisons, si la f e m m e met au monde u n enfant dans les limites du délai maximal de la 19. Sarahsî, Mabsût, X V I I , 156; Fat h al-Qadîr, III, 201; cf. les développements consacrés à la question par Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 363-364. 20. Ramlî (chaféite), op. cit., VII, 1 1 5 ; Sirâzî, Mukaddab, II, 120; Mawwâq, sur le Commentaire de Halîl, par Hattâb, IV, 133 ; Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 429.

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grossesse, cet enfant est réputé fils légitime de son ancien m a r i 2 1 . 3. D ' u n e f e m m e habitant une contrée très éloignée de celle de son mari, ni l'un ni l'autre n'ayant voyagé. C'est le cas classique de la Maghrébine mariée à un Oriental, quand ni l'un ni l'autre n'a rejoint son conjoint. 4. D ' u n e f e m m e qui a été répudiée, d'une façon définitive, durant la même « séance » où est conclu l'acte de mariage.

1141. — Les réformes récentes dans les pays hanafites. L e s pays d'obédience hanafite se sont empressés d'abandonner le système du droit classique de leur école, dès le moment où ils ont entrepris de légiférer en matière de statut personnel. L a réforme, dans ce domaine précis de la filiation, fut aisée puisqu'elle se bornait à adopter la règle, incomparablement plus normale, des trois autres écoles sunnites. Ici, c o m m e en bien d'autres secteurs du droit de la famille, ce f u t l'Égypte qui ouvrit la voie. L'article 15 du décret-loi du 10 mars 1929 dispose que « n'est pas recevable, en cas de dénégation, l'action en reconnaissance de paternité au profit de l'enfant, lorsqu'il est établi que la mère n'a pas eu commerce avec son mari, depuis l'acte de mariage ». Sous une forme un peu compliquée, que commandait le procédé de non-recevabilité judiciaire que l ' E g y p t e avait fait sien dans le but de modifier les règles du droit classique, cet article signifie simplement q u ' u n enfant ne peut faire j u g e r par le tribunal qu'il est enfant légitime du mari de sa mère, si ses parents n'ont jamais cohabité; mais si le père ne conteste pas cette filiation la présomption de paternité al-walad li-l-firâs reprend son empire. C'est en somme un compromis entre la thèse hanafite et celle des trois autres écoles. L e Soudan reprend textuellement la disposition égyptienne par Y Ordonnance judiciaire n° 41 de 1935 ; on y retrouve, par conséquent, la même distinction, suivant que le père conteste ou non sa paternité. L a Syrie à son tour, en 1953, insère dans son Code du Statut personnel (art. 129) cette notion inconnue du droit hanafite, que le défaut de cohabitation des parents est un obstacle à l'application de la présomption de paternité tirée du mariage, mais en en restreignant légèrement la portée. T a n d i s que le texte égypto-soudanais semble faire état de toute impossibilité, qu'elle soit matérielle ou juridique, le code syrien ne tient compte que de l'impossibilité p h y sique : « L e mari de la mère n'est pas le père de l'enfant... quand l'impossibilité physique de cohabitation est établie entre les époux, d'une manière effective, c o m m e l'emprisonnement de l'un des conjoints, ou son absence dans un pays lointain, pour une période supérieure à la période de la grossesse. » 21. Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 429 et 430 ; la solution est à peu près la même en droit hanafite ; cf. Sarah sì, Mabsût, V, 104.

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L a loi jordanienne de 1953 sur le Statut de la famille (art. 124) abandonne le détour procédural et décide ouvertement qu'un enfant n'est pas tenu pour légitime quand ses parents n'ont pu se « rencontrer » depuis le mariage. Quant au Code irakien du Statut personnel de 1959, il semble, lui aussi, donner à l'impossibilité de cohabiter une portée absolue, en ce sens que l'absence de dénégation de la part du père ne laisse pas subsister la présomption de paternité, comme en droit égyptien et en droit soudanais. L'article 51 de ce code dispose en effet : « L ' e n fant de toute femme mariée a pour père le mari de cette femme, aux deux conditions suivantes : 1. Que soit révolue depuis le contrat de mariage la durée minimale de la grossesse ; 2. Que la cohabitation ait été possible entre les époux. » Il convient de ne pas exagérer l'importance que pourrait revêtir l'absence de dénégation de la part du père comme condition d'application de la présomption. Les monuments législatifs postérieurs au Code syrien du Statut personnel n'en font pas mention, mais il ne faut pas oublier qu'il est toujours loisible au père de « reconnaître » l'enfant que la loi ne lui attribue pas et qui, en conséquence, est réputé de filiation paternelle inconnue, puisque, par hypothèse, on suppose que la mère est toujours son épouse 22. En Inde et au Pakistan, l'interprétation stricte que l'école hanafite a donnée à la présomption al-walad li-l-firâs ne semble pas avoir été retenue par la doctrine et la jurisprudence. M ê m e un auteur d'une autorité aussi peu discutée que Syed Ameer A l î 2 3 ne craint pas d'écrire : « Bien entendu, la présomption de légitimité fondée sur la naissance durant le mariage, est susceptible d'être combattue par le mari, pour absence de cohabitation » — ce qui est en contradiction formelle avec le droit hanafite classique. A v e c plus de rigueur scientifique, Asaf Fyzee explique le phénomène par ce fait que toute la question de la présomption de paternité dans le mariage n'est plus gouvernée, dans ces deux contrées, par les principes du droit hanafite, mais par la section 112 de Y Indian Evidence Act, inspirée du droit anglais 24 , ce qui ne règle la question qu'en la supprimant.

1142. — Délais minimaux et maximaux de la grossesse. L e s problèmes que pose le délai minimal de la grossesse sont relativement simples. C'est que, d'une part, toutes les écoles sunnites et chiites le fixent à six mois et que, d'autre part, il ne varie pas que le mariage dure toujours ou qu'il soit déjà dissous ; de telle sorte 22. Voir infra, n° 1163, « La reconnaissance de filiation ». 23. Mohammedan Law, II, 190 ; la phrase est en italiques dans le texte. 24. Asaf A. A. Fyzee, Outlines of Muhammadan, Law, 3e éd., p. 182.

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que ne viennent pas s'enchevêtrer les délais de la grossesse et les délais de continence consécutifs à la dissolution du mariage. E n revanche, le délai maximal de grossesse est la source de m u l tiples difficultés, qui tiennent non pas tant à la longueur démesurée de ce délai, au surplus différente suivant l'école considérée, qu'au fait qu'en droit musulman ce délai ne se confond pas avec le délai de viduité. Par ailleurs, les délais de continence, quand le mariage est dissous par la répudiation, sont calculés en menstruations, phénomène physiologique souvent capricieux dont, en principe, on ne peut connaître la survenance que par les déclarations de l'intéressée elle-même. Or, toutes ces difficultés, qu'on ne retrouve pas dans les autres législations, ne peuvent surgir que si la naissance se place après la dissolution du mariage. Ainsi, le plan des auteurs arabes, où le délai minimal de la grossesse est étudié à propos de l'enfant né durant le mariage, et le délai maximal à propos de l'enfant né après la dissolution du mariage, paraît devoir être conservé. 1143. — I. L'enfant est né durant le mariage. S'il est né six mois après la conclusion du mariage (en droit hanafite six mois après la consommation quand le mariage est nul), l'enfant est réputé légitime et ne pourra être désavoué par son père que par la procédure du li'ân. L e délai minimal de la grossesse est donc, en droit musulman, de six mois. Sur ce point, l'accord de toutes les écoles sunnites et chiites est total ; il est donc superflu de renvoyer aux auteurs qui font autorité. Cette unanimité résulte du fait qu'il existe dans le Coran 25 deux versets, dont le rapprochement conduit nécessairement à la fixation d ' u n tel délai : « Sa gestation et son sevrage (ont duré) trente mois » ( X L V I , 15) et : « Son sevrage (a lieu) à deux ans » ( X X X I , 14) ; la grossesse dure donc au moins six mois. Si l'enfant naît vivant et viable avant l'expiration des six mois, il est réputé avoir été conçu avant le mariage et, en conséquence, illégitime, c'est-à-dire non couvert par la présomption, al-walad li-lfirâs; le père, s'il tient à rejeter sa paternité, n'est pas pour autant contraint d'avoir recours à la procédure compliquée du li'ân, il lui suffira de nier cette paternité. Il n'existe pas en droit musulman de légitimation par mariage s u b s é q u e n t 2 6 . Toutefois, il est permis au père de « reconnaître » l'enfant né avant le terme de six mois, à la seule condition de ne pas 25. Édition égyptienne. 26. En droit anglais, la légitimation par mariage subséquent n'était impossible, que si la naissance se plaçait avant le mariage, cela, du reste, n'a été supprimé que récemment par le Legitimacy Act, de 1959.

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faire mention de sa conception illégitime ; l'enfant sera alors exactement dans la même situation que s'il était né après six mois, et l'on pourrait même assurer, sans paradoxe, que sa condition est à ce point de vue meilleure que celle d'un enfant couvert par la présomption de légitimité, puisqu'il ne peut plus être l'objet d'un désaveu par li'ân, cette procédure n'étant pas possible, en quelque hypothèse que ce soit, quand l'enfant a été « reconnu » par son père, même tacitement. En principe, la reconnaissance doit être formelle (art. 333, Code du Statut personnel de Qadrî pacha). D e nos jours, le fait par le père de déclarer son enfant à l'état civil, sans faire de réserves sur sa légitimité, équivaut à une reconnaissance formelle. Comment les fuqahâ' justifient-ils la validité d'une telle reconnaissance? N e bat-elle pas en brèche le fondement de la présomption légale, base de la filiation légitime ? Ils l'expliquent 2 7 soit en invoquant des arguments de droit qui ne contredisent pas la présomption, soit en faisant valoir la fragilité de cette présomption, dont l'application trop stricte ne doit pas nuire à l'enfant. Comme arguments de droit, il se peut, disent-ils, qu'il y ait eu par exemple un mariage secret antérieur au mariage officiel, ou que les relations sexuelles, bien qu'antérieures au mariage, aient eu lieu par erreur, auxquels cas elles ne sont pas tenues pour des actes de fornication (zinâ). E n dehors de cette éventuelle reconnaissance, qu'il importe de ne restreindre ni dans ses conditions d'exercice ni dans ses effets, l'enfant né avant la fin des six mois qui suivent le mariage est un enfant illégitime, par le seul fait de sa naissance prématurée, sans nécessité d'un désaveu, ni même d'une simple dénégation formelle de la part du père. En fait, comme le remarque le Professeur Bousquet 28 en ce qui concerne l'Algérie (mais sa remarque est valable pour tout l'Islam), de tels problèmes ne se posent guère dans la pratique, ce qui expliquerait le laconisme des auteurs sur la question.

1144. — II. Enfant né après la dissolution du mariage. Délai maximal de la grossesse. Autant s'est faite facilement l'unanimité des docteurs sur le délai le plus court (six mois), en raison du donné scripturaire en la matière, qui ne prêtait à aucune discussion, autant les légistes se sont divisés quand il s'est agi de choisir un délai maximal de la grossesse, faute de pouvoir s'appuyer sur un verset coranique ou sur un hadith authentique. Qu'il n'y ait rien dans le Coran sur la question ne peut surprendre que ceux qui prennent le Livre Saint pour un 27. Voir par exemple, 'Umar 'Abd Allâh, Statut personnel (en arabe), p. 461. 28. Précis, p. 154.

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véritable code, mais l'absence de « traditions » remontant jusqu'au Prophète paraît beaucoup plus étrange. Les premiers légistes, au sens strict du mot, ont dû se rabattre sur des « dires », attribués aux Compagnons du Prophète, voire à des représentants de la génération suivante, dont certains faisaient état d'une déclaration de 'Â'isa, fixant cette durée à deux ans. En négligeant les opinions restées isolées de ceux parmi ces légistes qui avaient adopté les chiffres de trois ou même six ans 29, les quatre écoles sunnites actuelles se répartissent, à ce point de vue, de la manière suivante. D'après les Hanafites, qui justifient leur solution en s'appuyant surtout sur l'avis de 'Â'isa, la femme du Prophète, la durée maximale de la grossesse est de deux ans 30 . Pour les Chaféites et les Hanbalites, elle est de quatre ans 31 . Il est plus délicat de préciser la position des Malékites. En général, on leur fait dire que le délai maximal est de cinq ans 32, mais Ibn Rusd 33 écrit, avec une indifférence qui surprend de sa part : & Elle est de quatre ans ou de cinq ans. » Une telle désinvolture est révélatrice de l'esprit qui a inspiré ces solutions qui ont paru à des orientalistes occidentaux pour le moins extravagantes 34. A vrai dire, la préoccupation principale des vieux légistes sunnites a été d'allonger le plus possible le délai maximal de la grossesse, dans l'intérêt des enfants conçus dans des conditions irrégulières, pour ne pas troubler la paix des familles et aussi par indulgence pour la femme, qui encourait, au début de l'Islam, sinon la peine redoutable infligée à la fornicatrice, tout au moins la réprobation générale quand elle mettait au monde un enfant longtemps après la dissolution du mariage. Il importe surtout de ne pas taxer ces légistes d'ignorance : ce serait vraiment très mal les connaître. Ils savaient parfaitement que la grossesse ne durait que dix mois au grand maximum. L a meilleure preuve en est que leurs homologues chiites, à peu près à la même époque, la fixaient soit à neuf mois soit à dix mois lunaires ; très peu d'entre eux l'étendaient jusqu'à douze mois 3 S . Les Zahirites 3 6 , de leur côté, adoptaient le délai de neuf mois. Comment concevoir que seuls les fondateurs des

29. Voir, dans le Mugnî d'Ibn Qudâma (VII, 477), ces opinions qui n'ont prévalu dans aucune école. 30. Sarahsî, Mabsût, VI, 44-45 ; Kâsânî, Badâ'ï, III, 211. 31. Op. "cit., VII, 130; Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 477. 32. Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 460. 33. Bidâyat al-Mujtahid, II, 116 (éd. Istiqâma, Le Caire). 34. Voir, par exemple Bousquet et Jahier, « L'enfant endormi, notes juridiques, ethnographiques et obstétricales », Revue Algérienne, 1941, n° i, P- i l ' M * 35. Voir le passage du Sara'V al-Islâm de Hillî, trad. en anglais par Syed Ameer Alî, Mohammedan Law, II, 192. 36. Ibn Hazm, Muhallâ, X, 316 et s.

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quatre grandes écoles orthodoxes se soient aussi gravement mépris sur ce point ? Q u e des juristes et des historiens m u s u l m a n s aient postérieurement attribué à la mère de tel ou tel personnage illustre de l'Islam une gestation de plusieurs années n'est q u ' u n pieux excès de zèle de leur part, afin d'atténuer ce que comportait d'artificiel la thèse officielle de leur école. P o u r q u o i ce subterfuge doit-il tellement nous surprendre s'agissant des légistes de l'Islam, quand on songe que, huit siècles après eux, la j u r i s p r u d e n c e des Parlements en France, inspirée par les m ê m e s considérations humanitaires, admettait des grossesses prolongées allant j u s q u ' à vingt-cinq mois ? 3 7

1145. — La femme déclare la fin de sa retraite. D a n s les trois écoles chaféite, malékite et hanbalite, il n'est pas tenu c o m p t e de la déclaration de la f e m m e répudiée, selon laquelle sa période de continence calculée en menstruations aurait pris fin, si plus tard — mais dans les limites du délai maximal de la grossesse — elle met au m o n d e u n enfant. C e dernier sera, dans tous les cas, q u e la f e m m e ait déclaré ou non la fin de sa retraite, légitime et ne pourra être désavoué que par la p r o c é d u r e du li'ân 3 8 . Pour les docteurs de ces trois écoles, ce que la f e m m e a pris p o u r des menstruations ne serait constitué vraisemblablement que par des h é m o r ragies pathologiques ne prouvant pas la vacuité de l'utérus.

1146. — Les complications du droit hanafite en la matière. E n droit hanafite, les auteurs 39 ont tenté de concilier la déclaration de la répudiée — d'après laquelle elle aurait eu trois fois ses règles depuis la répudiation, ce qui met fin à la lidda, ou retraite de continence — avec le délai maximal de la grossesse qui, dans cette école, est de d e u x ans. L e plus simple aurait été, c o m m e dans les autres écoles, de ne pas attacher de valeur à sa déclaration et de s'en tenir toujours au délai de d e u x ans. T o u t enfant né dans la limite des d e u x ans aurait été légitime, encore que sa mère eût déclaré avoir achevé sa période de continence, à une époque bien antérieure, par e x e m p l e trois m o i s après la répudiation. Cette solution u n peu simpliste a paru choquante aux juristes hanafites. Passe encore d'admettre que la gestation puisse durer deux ans, mais c o m m e n t conserver cette fiction q u a n d elle est contredite par les déclarations de l'intéressée elle-même qui avoue avoir eu ses règles après la dissolution du mariage ? 37. Brissaud, Manuel d'histoire du droit privé, i r e éd., p. 104. 38. Ramlî, op. cit., VII, 117 ; Hattâb, Commentaire de Halîl (glose de Mawwâq), IV, 135; Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 479. 39. Sarahsî, Mabsût, VI, 44 et s. ; Kâsânî, Badâ'i', III, 211 et s. ; art. 344 et 345, Code du Statut personnel de Qadrî pacha.

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Toujours est-il que, pour ne pas s'être ralliés à la solution des trois autres écoles, les Hanafites se sont vus contraints de procéder à des distinctions et des sous-distinctions qui ont considérablement alourdi l'économie de leur système sur ce point. 1. Première hypothèse. La femme a été répudiée d'une manière révocable 40 et elle s'abstient de déclarer que sa période de continence a pris fin. Dans ce cas, l'enfant qui lui naîtra, serait-ce plus de deux ans après la répudiation, est rattaché à son mari, sous réserve du droit pour ce dernier de le désavouer par la procédure du li'ân. En effet, la répudiation révocable laisse subsister le mariage jusqu'à la fin de la retraite de continence. Et il appartient à la femme de déclarer cette fin qui marque la dissolution définitive du mariage. C'est pourquoi, en droit hanafite, le mari a jusqu'à ce moment la faculté de reprendre les relations sexuelles ; une telle reprise étant tenue pour une révocation de la répudiation. En l'occurrence, la femme n'ayant fait aucune déclaration, la naissance d'un enfant, même très tardive, fait présumer qu'il y a eu révocation de fait de la répudiation, par reprise des relations matrimoniales ; l'enfant est donc couvert par la présomption, ayant été conçu pendant que durait encore le mariage. Il en est autrement si la femme répudiée d'une manière révocable, déclare la fin de sa retraite de continence, puis accouche d'un enfant. Celui-ci n'est réputé issu des œuvres du mari et partant, légitime, que s'il naît moins de six mois depuis la déclaration de la femme suivant laquelle sa retraite aurait pris fin, et moins de deux ans depuis la répudiation. A défaut d'une de ces deux conditions, l'enfant est tenu pour illégitime. Ainsi, la déclaration de la femme n'est prise en considération que si elle n'est pas démentie par les faits. L'enfant naît-il, vivant et viable, moins de six mois depuis la déclaration de la femme, c'est la preuve qu'elle a menti, ou qu'elle a mal calculé les trois menstruations constitutives de la retraite ; dans ces conditions, l'enfant ne peut être qu'à son mari ; mais s'il naît plus de six mois (délai minimal de la grossesse), encore que ce soit moins de deux ans depuis la répudiation, il n'y a pas de raison, dans ce cas, de mettre en doute la déclaration de la femme et l'enfant considéré comme conçu après la fin du mariage n'est pas attribué au mari. 2. Deuxième hypothèse. L a femme a été répudiée définitivement (par une répudiation bâ'in, mineure ou majeure) 4 1 . Ici, le mariage a pris fin avec la répudiation elle-même et l'enfant né moins de deux ans après cette date est rattaché à l'ancien mari d e l à femme. Passé ce délai, il est illégitime, à moins que le mari ne le reconnaisse formellement. Qu'advient-il si la femme répudiée définitivement déclare, après quelques mois, avoir achevé sa retraite de continence ? Même solution 40. Voir supra, n° 1027 et s. 41. Voir supra, n° 1041 et s.

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q u e p r é c é d e m m e n t ; a u t r e m e n t dit, l ' e n f a n t n é a v a n t l ' e x p i r a t i o n d e s six m o i s q u i s u i v e n t la déclaration de la f e m m e est au mari, qui a r é p u d i é sa f e m m e . N é a p r è s ce délai de six mois, il est illégitime, e n c o r e q u e sa naissance se p l a c e avant l ' e x p i r a t i o n d u délai m a x i m a l de la grossesse, qui est de d e u x ans 42 . 3. T r o i s i è m e h y p o t h è s e . C ' e s t celle d e la v e u v e ; elle ne d i f f è r e de la p r é c é d e n t e q u e s u r u n p o i n t : la v e u v e n ' a le droit de se p r é v a l o i r de l ' e x p i r a t i o n de sa retraite d e c o n t i n e n c e q u ' a p r è s q u a t r e m o i s et d i x j o u r s , c o m p t é s d e p u i s la m o r t de s o n mari. A cette particularité près, les m ê m e s r è g l e s e x p o s é e s dans le p a r a g r a p h e c i - d e s s u s s e r o n t a p p l i q u é e s ; c ' e s t - à - d i r e q u e l ' e n f a n t sera l é g i t i m e o u illégitime, s u i v a n t q u ' i l est né m o i n s de six m o i s o u p l u s d e six m o i s a p r è s q u e la v e u v e aura déclaré avoir a c h e v é sa retraite de c o n t i n e n c e 43 .

1147. — Conflits de paternité. L a seule s u p é r i o r i t é d u s y s t è m e hanafite sur celui des autres écoles tient à c e q u ' i l u n i f i e les solutions p r o p r e s à c h a q u e h y p o thèse, q u e la r é p u d i é e ou la v e u v e se soit r e m a r i é e a p r è s l ' e x p i r a t i o n d u délai de 'idda, déclarée par elle, ou q u ' e l l e soit d e m e u r é e c é l i b a taire après avoir a f f i r m é c e p e n d a n t la fin d e sa retraite d e c o n t i n e n c e . D a n s les d e u x cas, l ' e n f a n t n é p l u s de six m o i s après sa d é c l a r a t i o n n'est j a m a i s r a t t a c h é à l ' a n c i e n mari ; il est o u illégitime, si la f e m m e n ' a p a s c o n t r a c t é u n n o u v e a u mariage, o u b i e n rattaché au s e c o n d mari, si elle est e n p u i s s a n c e d ' é p o u x 4 4 . D a n s les trois autres écoles, au contraire, l ' e n f a n t n é p l u s d e six m o i s après le m a r i a g e est rattaché a u s e c o n d mari ; mais si la f e m m e n e s'était pas r e m a r i é e et q u ' a p r è s avoir d é c l a r é la fin de sa retraite d e c o n t i n e n c e elle a c c o u c h a i t d ' u n enfant, c e l u i - c i serait attribué n é a n m o i n s au mari qui l'avait r é p u d i é e ou d o n t elle était v e u v e , e n c o r e qu'il soit n é p l u s d e six m o i s après la déclaration de la f e m m e , à la seule c o n d i t i o n q u e la naissance se place avant l ' e x p i ration d u délai m a x i m a l de grossesse ( q u a t r e ou c i n q ans). S o l u t i o n très f a v o r a b l e à la f e m m e n o n remariée, mais qui se concilie d i f f i c i l e m e n t a v e c celle qui est a d o p t é e , e x a c t e m e n t dans la m ê m e c o n j o n c t u r e , à l ' é g a r d de la f e m m e r é p u d i é e et qui s'est r e m a r i é e a v e c u n autre h o m m e ; s o n enfant, né p l u s de six m o i s après s o n r e m a r i a g e , est alors rattaché au s e c o n d mari.

1148. — Les réformes contemporaines relatives au délai maximal de la grossesse. C o n f l i t s de paternités, d i f f i c u l t é s d e r a t t a c h e m a n t d ' u n e n f a n t à l ' u n d e s maris q u ' u n e f e m m e a p u avoir s u c c e s s i v e m e n t , m ê m e 42. Zayla'î, Tabyîrt, III, 42 et s. 43. L e Code syrien du Statut personnel (art. 130 et 131) a conservé la distinction hanafite, suivant que la femme « reconnaît », ou non, avoir achevé sa retraite. 44. Sarahsî, Mabsût, V I , 52.

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en un temps relativement court, fraudes à la naissance légitime, tout cela tient autant à la brièveté 45 des délais de viduité et de continence ('idda) qu'à la longueur du délai maximal de la grossesse. Comme la 'idda est fixée par des règles tirées du Coran, la plupart des pays musulmans se sont abstenus d'y toucher, se bornant tout au plus à remplacer le calcul par menstruations par une computation par mois. En revanche, il n'existe pas, comme il a été dit plus haut, de donné scripturaire touchant le délai maximal de la grossesse. T o u t e la question repose sur l'ijtihâd des docteurs. Cela a laissé au législateur moderne une grande liberté dans les réformes en la matière. Dans les pays musulmans depuis longtemps colonisés, comme l'Inde et l'Algérie 46 , les tribunaux composés de magistrats non musulmans avaient tout simplement substitué aux longs délais des fuqahâ', la durée de 300 jours (Algérie) et même de 280 jours (Inde) pour le maximum de la grossesse. Mais en Orient, les mesures prises par le législateur musulman ont été moins draconiennes. C'est encore l'Egypte qui ouvre la voie au remaniement du droit classique, en utilisant le procédé détourné de l'exception d'irrecevabilité. L'article 15 de la loi du 10 mars 1929 dispose en effet: «N'est pas recevable, en cas de dénégation, l'action en reconnaissance de paternité au profit de l'enfant... lorsque l'enfant est né d'une femme répudiée au d'une veuve, un an après le divorce ou le veuvage. » Ainsi donc, s'il n'existe pas de contestation, soit de la part du mari en cas de répudiation, soit de la part des héritiers en cas de veuvage, l'ancien délai de deux ans pourrait toujours être invoqué. O n aura noté que le nouveau délai adopté n'est pas de 300 jours, mais d'une année solaire, « pour qu'il puisse embrasser tous les cas rares », comme le précise la note explicative qui accompagne cette loi de 1929. Le Soudan adopte lui aussi le délai d'une année solaire, en reprenant mot à mot le texte égyptien (art. 7 à 9, Circulaire judiciaire n° 41 de 1935) ; autrement dit, l'autorité soudanaise conserve le procédé de l'irrecevabilité judiciaire auquel avait eu recours l'Egypte. Il faut attendre le Code syrien du Statut personnel de 1953 (art. 128) pour qu'un législateur musulman décide ouvertement, c'est-à-dire sans le détour de l'exception d'irrecevabilité, que le délai maximal de la grossesse est d'un an. 45. Cf. supra, n° 712 à 721. Quand le délai de continence est compté par menstruations ou périodes intermenstruelles, on se fie, en général, aux déclarations de la femme (sauf, peut-être, en droit malékite), de telle sorte que celle-ci peut être tentée de réduire encore la durée de ce délai. Les juristes ont prévu le cas, et ils établissent un minimum au-dessous duquel il n'est pas possible de descendre : 60 jours en droit hanafite ; 32 jours et une heure en droit chaféite. Sur la question, Kâsânî, Badâ'i', III, 198-199 ; Sîrâzî, Muhaddab, II, 143. 46. Pour l'Inde, voir Asaf A. A. Fyzee, Outlines of Muhammadan Law, p. 182 ; l'Evidence Act de 1872, art. 112, fixe en effet à 280 jours la durée maximale de la grossesse ; pour l'Algérie, Bousquet, Précis, p. 156.

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Ainsi, depuis la loi égyptienne de 1929, le délai d'une année est celui qui s'est généralement imposé un peu partout (art. 35 et 69 du Code tunisien du Statut personnel ; art. 84 du Code marocain du Statut personnel). Si ce délai peut paraître beaucoup trop long à la majorité des spécialistes, médecins ou juristes, en revanche, les auteurs du Code marocain du Statut personnel (1958), marqués sans doute par l'enseignement de l'école malékite, ont pensé que dans certaines circonstances exceptionnelles il pourrait se révéler un peu trop court, d'où les dispositions de l'article 76 de ce code, en vertu desquelles le juge, saisi par les intéressés, et après avoir consulté des « experts-médecins », pourrait le prolonger, d'une durée qui n'est du reste pas précisée.

Section II L E D É S A V E U D E P A T E R N I T É PAR « L I ' Â N »

1149. — L'unique moyen de combattre la présomption de paternité. Dans tous les cas où s'applique la présomption : « L'enfant est au lit conjugal » (al-walad li-l-firâs), le mari ne dispose que d'un seul moyen de faire tomber la présomption et de rejeter la paternité de l'enfant auquel sa femme vient de donner ou va donner le jour, c'est celui que lui procure la procédure des serments d'anathème réciproques, dite li'ân, dont les effets sur le lien conjugal ont été étudiés plus haut 1 . En principe, l'accusation fondamentale, sans laquelle il n'existe pas de li'ân, est celle d'adultère de la femme. Toute l'économie de l'institution repose sur cette accusation, mais, incidemment, le mari a la faculté d'y joindre un désaveu de paternité, quand la femme est enceinte ou qu'elle vient de mettre au monde un enfant (version hanafite). Dans la réalité, c'est ce deuxième aspect du li'ân qui est le plus important 2 , car l'accusation d'adultère non accompagnée de désaveu, soit qu'il n'y ait pas de grossesse, soit que le mari admette sa paternité, tend tout simplement à faire dissoudre le mariage. Or, le mari peut obtenir le même résultat, par une répudiation définitive c'est-à-dire sans les complications, encore que très relatives, et les risques inhérents aux quadruples serments réciproques et aux anathèmes que doivent prononcer les époux dans la procédure du li'ân. En revanche, il n'existe, en droit musulman, quelle que soit l'école considérée, qu'un seul moyen pour un homme de repousser sa paternité, quand celle-ci résulte de l'application de la règle al-walad li-lfirâs, c'est le li'ân. Dans les développements qui suivent, on suppose qu'ont été remplies toutes les conditions nécessaires à la mise en œuvre de la première partie du li'ân, à savoir l'accusation d'adultère, les dénégations de la femme et les serments qui s'ensuivent, car si pour une raison quelconque la procédure du li'ân, en tant que mode dissolution 1. Voir supra, n° 1005. 2. « L'objet essentiel du li'ân est le rejet de la filiation. » Ramlî, op. cit., VII, 117.

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du mariage, ne pouvait se nouer, le désaveu greffé sur cette procédure serait par là même inopérant. Il n'y a guère qu'en droit chaféite 3 que pareille éventualité n'est pas à craindre, car dans cette école le li'ân produit son effet dès l'instant où l'homme a formulé son accusation et ses serments, la riposte de la femme étant en somme inutile, sauf qu'elle lui évite l'application de la peine qui frappe la fornicatrice.

1150. — Conditions du désaveu. Elles sont, dans leur ensemble, à peu près les mêmes dans les trois écoles, chaféite, malékite et hanbalite. O n aurait pu penser que les docteurs chaféites se seraient montrés moins exigeants au sujet des conditions relatives au désaveu proprement dit, ayant adopté le principe que le li'ân, en général, est effectif à partir du moment où le mari a prononcé serments et anathèmes, mais leur particularisme se limite à la première phase du li'ân, quand il n'est encore qu'un mode de rupture du mariage, fondé sur l'adultère de la femme. En tant que désaveu proprement dit, l'école chaféite a organisé le li'ân à peu près de la même façon que les écoles malékite et hanbalite. En revanche, nous verrons l'école hanafite adopter dans ce domaine des solutions originales, sinon très heureuses.

1151. — Conditions relatives aux enfants désavoués. i . Il n'y a de désaveu possible qu'à l'égard des enfants couverts par la présomption. L a règle signifie, d'abord, que les enfants que la loi elle-même déclare illégitimes, car nés avant les six mois qui ont couru depuis le mariage, ou après le délai maximal de la grossesse, en cas de rupture du mariage avant la naissance, ou bien encore parce que les époux n'ont pu avoir de rapports entre eux (droit hanafite excepté), ces enfants ne seront rattachés au mari de leur mère que si celui-ci le veut bien. Autrement, et afin de rejeter sa paternité, il lui suffira, et sans autre forme de procès, de déclarer qu'il n'en est pas le père. L e désaveu proprement dit est en l'occurrence inutile, puisque de tels enfants ne sont pas couverts par la présomption al-walad li-l-firâs 4. De la règle générale, on devrait déduire, a contrario, que tous les enfants couverts par la présomption peuvent être désavoués par li'ân. On sait en effet que la présomption s'applique, que le mariage des parents soit valide ou nul, ou que leurs relations sexuelles soient le résultat d'une erreur. Telle est bien la solution des trois écoles, chaféite, malékite 3. 'Alî al-Hafîf, Furaq az-zawâj, p. 265. 4. Droit hanafite : Qadrî pacha, Code du Statut personnel, art. 333 et 334. Droit malékite: Halîl, Muhtasar (trad. Bousquet); Hattâb et Mawwâq, op. cit., IV, 133 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 460. Droit chaféite : Ramlî, op. cit., VII, 115 ; Sirâzî, Muhaddab, II, 120. Droit hanbalite : Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 428 et 429.

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et hanbalite 5. Les Hanafites, pour leur part, soutiennent que ce n'est qu'en mariage qu'il est possible de désavouer et que, de surcroît, le mariage doit être valable. Il en résulte cette conséquence paradoxale que la présomption al-walad li-l-firâs, qui s'applique pourtant chez eux, comme dans les autres écoles, aux enfants nés d'une union frappée de nullité, cette présomption, toute relative quand le mariage est valable, puisque alors susceptible d'être détruite par désaveu, devient irréfragable quand le mariage est nul. L'enfant né d'un mariage nul est donc mieux traité que celui dont les parents étaient validement mariés 6. Une autre conséquence fâcheuse du principe hanafite, en vertu duquel il ne peut y avoir de li'ân qu'en mariage, est que l'enfant d'une femme répudiée d'une façon irrévocable (bâ'in), mais né dans les limites du délai maximal de la grossesse (deux ans) ne pourra jamais être désavoué. En effet, le mariage a pris fin avant sa naissance 7. L e s trois autres écoles, au contraire, en autorisent le désaveu. Toutes ces solutions extravagantes de l'école hanafite pèchent par trop de logique. Elles prennent appui sur l'argumentation suivante : le li'ân est, essentiellement, un mode de dissolution du mariage, sur lequel vient se greffer, mais accessoirement, un désaveu. Si donc le mariage n'existe plus parce que la femme a été répudiée définitivement, ou qu'il n'ait jamais eu de valeur légale, parce que, dès l'origine, il était atteint de nullité, comment admettre que le mari puisse en demander la dissolution ? Or, cette première étape est indispensable, d'après les Hanafites, si l'on veut arriver au désaveu proprement dit. Les docteurs des trois autres écoles voient dans le li'ân deux institutions connexes, mais autonomes. Il est vrai que, quand le mariage est toujours existant, sa rupture doit alors accompagner le désaveu 8. Mais quand le mariage a déjà été rompu (par répudiation) ou qu'il était atteint de nullité, pourquoi interdire au mari d'invoquer l'autre raison d'être du li'ân, c'est-à-dire la faculté de désavouer l'enfant que la présomption al-walad li-l-firâs lui attribue ?

1152. — Deuxième condition relative aux enfants. 2. L e père doit, dans ses serments, mentionner expressément l'enfant qu'il désavoue. Sur ce point, toutes les écoles sont d'accord Il ne suffirait pas au père d'accuser sa femme d'adultère et de jurer quatre fois de suite qu'elle a commis le crime de zinâ (fornication), pour 5. Hattâb et Mawwâq, op. cit., IV, 132; Ramlî, op. cit., VII, 113 ; Sîrâzî, Muhaddab, II, 124. 6. Kâsânî, Badâ'ï, VI, 255. 7. Fath al-Qâdîr, III, 382 (éd. Mustafâ Muhammad). 8. Contra, Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 319 ; mais ce paraît être un lapsus de la part de l'auteur. 9. Voir, par exemple, Mugnî, VII, 416; Muhaddab, II, 127.

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que l'enfant qu'elle porte, ou dont elle vient d'accoucher (version hanafite) soit automatiquement réputé illégitime. La femme, en effet, peut très bien être enceinte des œuvres de son mari et néanmoins avoir été infidèle. Sauf, dans l'école chaféite, la femme, à son tour, est tenue de mentionner dans ses serments le désaveu du mari pour y contredire.

1153. — Condition relative au moment du désaveu. A quel moment l'enfant doit-il être désavoué ? Ici, encore, l'école hanafite se sépare des autres écoles sunnites. D'après les Hanafites, le li'ân, en tant que désaveu, ne peut avoir lieu qu'immédiatement après la naissance : avant, et quels que soient les signes extérieurs de grossesse, il n'est pas absolument certain que la femme soit enceinte. Il existe des états pathologiques qui simulent parfaitement la grossesse. Mais dès qu'elle est accouchée, le mari doit s'empresser de désavouer l'enfant. Cela suppose qu'il soit présent au lieu de l'accouchement, ou tout au moins informé de la naissance de l'enfant. Dans certaines circonstances exceptionnelles, le désaveu pourra se placer un peu plus tard : l'essentiel est que le mari n'ait pas donné, par son comportement, (il a été félicité sans protester, par exemple), l'impression qu'il reconnaissait comme le sien l'enfant de sa femme 10. Ainsi, en droit hanafite, le temps dévolu au mari pour désavouer est très court, il ne s'étend pas au-delà des « jours consacrés aux félicitations » et, répétons-le, son désaveu n'est possible qu'à la condition qu'il n'ait pas reconnu l'enfant expressément ou même tacitement. L e désaveu serait également impossible si l'enfant, le père ou la mère mouraient avant le jugement de séparation qui doit sanctionner la procédure du li'ân (art. 337, Code de Qadrî pacha). Dans les trois autres écoles n , on exige que le mari désavoue, dès le moment où il a eu connaissance de la grossesse de sa femme, sous peine de forclusion. A vrai dire, il conviendrait mieux d'écrire qu'elles autorisent le mari à désavouer avant la naissance ; car les docteurs de ces écoles admettent très bien qu'il patiente jusqu'à ce qu'il soit certain de la grossesse, en somme, jusqu'à l'accouchement.

1154. — Il faut une décision judiciaire. L e li'ân n'entraîne désaveu qu'après que le juge, en présence duquel s'est déroulée la procédure des échanges de serments, a déclaré les époux séparés et l'enfant rattaché à sa mère. Il en est ainsi, tout au moins dans les trois écoles, hanafite, malékite et hanbalite, encore 10. Voir art. 336 Code du Statut personnel de Qadrî pacha, et surtout Sarahsî, Mabsût, XVII, 158. 11. Halîl, op. cit., II, 109; Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 459; Ramlî, op. cit., VII, 106 ; Sîrâzî, Muhaddab, II, 123 ; Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 423.

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que la question soit très controversée dans cette dernière école 12. En droit chaféite, il n'est pas nécessaire que le juge attende que la femme ait repoussé les accusations de son mari, et procédé aux formalités du li'ân qui doivent lui éviter la peine prévue contre la zinâ (fornication). Dès l'instant où le mari a proféré les quatre serments et l'anathème, le juge a la faculté de prononcer le désaveu, à la condition, bien entendu, que celui-ci ait été compris dans les formules du mari. On sait, en effet, qu'en droit chaféite le lïân entraîne rupture du mariage et désaveu, dès le premier stade de la procédure, la riposte de la femme n'étant utile qu'afin de lui faire produire son troisième effet : exonération de la peine pour fornication, qu'elle encourrait autrement 1S .

1155. — Effets du désaveu. Il en a été question au tome II 14 . On peut se borner ici à n'en rappeler que les conséquences en matière de filiation. Le lien de filiation entre le mari de la femme et l'enfant qui vient de naître est rompu. L'enfant désavoué est rattaché à sa mère et, dans une certaine mesure, aux parents de celle-ci. A l'égard de celui qui l'a désavoué, il n'a plus aucun droit ; ni droit à des aliments, ni vocation successorale. Néanmoins, les fuqahâ' n'ont pas osé tirer toutes les conséquences logiques du principe qu'il est désormais « étranger » à celui qui l'a désavoué. Certains effets de la filiation vont subsister par crainte qu'en fait il ne soit l'enfant de celui qui l'a renié. « Ils ne pourront témoigner l'un en faveur de l'autre ; la peine du talion ne sera pas appliquée en cas de meurtre commis par le désavoué sur la personne de l'auteur du désaveu ; les enfants de celui qui a désavoué, issus d'une autre mère que celle du désavoué, ne pourront épouser les enfants de ce dernier ; nul ne peut reconnaître pour fils l'enfant qui a été désavoué. » 15

1156. — Le désaveu par « li'an » dans la pratique actuelle. Il est devenu banal d'affirmer que le désaveu par li'ân est tombé en désuétude ; depuis des siècles, on n'en trouve guère de trace dans les annales judiciaires 16 . Comment expliquer ce phénomène ? Par la complexité et la solennité de la procédure, ce serait trop dire, car cinq serments prêtés de part et d'autre, en présence du juge, ne constituent pas une entreprise au-dessus des forces du commun des plaideurs. Il semble plutôt qu'il faille voir dans cette désaffection 12. Mugnî, VII, 418. 13. Sîrâzî, Muhaddab, II, 125 ; Ramlî, op. cit., VII, 114. 14. Voir supra, n° 1005. 15. Qadrî pacha, Code du Statut personnel, art. 338. 16. Syed Ameer Alî (Mohammedan Lato, II, 197) constate qu'il n'existe pas d'exemple de désaveu dans les statistiques indiennes (en 1928).

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du musulman à l'égard du désaveu une manifestation de retenue et d'hésitation en face du mystère de la procréation. Dans les circonstance où le li'ân est tout à la fois possible et indispensable, le mari n'est jamais absolument certain que l'enfant ne soit pas de lui. Il ne faut pas oublier, en effet, que si les faits plaident trop ouvertement pour une naissance illégitime, comme par exemple quand l'enfant est né après l'expiration du délai maximal de la grossesse qui suit une répudiation définitive, ou le décès du mari, cet enfant n'est pas rattaché au mari en vertu de la loi ; le li'ân est alors non seulement inutile, mais impossible à prononcer. D'être tombé en désuétude n'a pas entraîné l'abrogation tacite de l'institution. Elle existe pour ainsi dire virtuellement. Le musulman qui tiendrait à lui redonner vie ne pourrait se voir opposer aucune fin de non-recevoir par les tribunaux des pays où la matière de la filiation est toujours régie par les règles du fiqh. Ainsi s'explique que des documents législatifs tout récents en fassent mention. La note explicative qui précède la loi égyptienne du jo mars 1929 a soin de préciser que la doctrine d'Abû Hanîfa reste applicable en ce qui concerne la séparation par la procédure du serment d'anathème. Le Code syrien du Statut personnel, qui est de 1953, y renvoie expressément (art. 129, dern. alin.) et si le Code marocain du Statut personnel évite le mot li'ân, en traitant des moyens de désavouer l'enfant, le terme figure dans l'article 25 à propos des empêchements au mariage. Mais tout cela ne correspond plus à la réalité sociale. En fait, il ne viendrait à l'esprit de personne de se prévaloir des règles du fiqh sur le li'ân, car ce serait secouer le poids millénaire des traditions et des usages et surtout s'affranchir de cette conviction, si bien ancrée dans les populations musulmanes, qu'on ne rejette pas un enfant quand on a la plus petite chance, ou même l'illusion d'en être le père.

CHAPITRE

II

LA RECONNAISSANCE DE PATERNITÉ ET DE PARENTÉ 1157. — Généralités. La reconnaissance (iqrâr) de parenté, notamment la reconnaissance de filiation ou de paternité, occupe dans le système du fiqh une place considérable, en tout cas hors de proportion avec celle, très restreinte, que les législations occidentales lui consacrent. Pour le juriste non musulman la reconnaissance est toujours associée à la filiation naturelle. Il n'en est pas de même pour les fuqahâ'. D'après eux, tout lien de parenté, pour peu qu'il soit légitime, peut faire l'objet d'une « reconnaissance ». Celle-ci, il est vrai, aura une portée très différente, suivant que la parenté ainsi établie est directe ou indirecte. Quand la parenté est directe (filiation et paternité), la reconnaissance place la personne reconnue exactement dans la même situation juridique que si elle avait été, en vertu de la loi, l'enfant ou le père de l'auteur de la reconnaissance. En revanche, la reconnaissance de parenté indirecte (reconnaissance d'un frère, d'un oncle, d'un petit-fils) ne produit que des effets très limités. La personne reconnue partagera avec l'auteur de la reconnaissance les parts successorales qui pourraient échoir à ce dernier. Éventuellement, elle aurait droit de lui réclamer des aliments, ou serait tenue de lui en fournir au cas où le même lien de parenté, s'il résultait directement de la loi, entraînerait pareilles conséquences d'après les règles sur l'obligation alimentaire professées par l'école dont relève l'intéressé. Enfin, en droit hanafite, quand l'auteur d'une pareille reconnaissance ne laisse pas d'héritier, le parent reconnu prendra toute la succession et primera le Trésor public. Avant d'étudier, en deux sections, la reconnaissance de parenté directe, puis la reconnaissance de parenté indirecte, il convient de rappeler que le lien matrimonial lui-même peut faire l'objet d'une reconnaissance, soit de la part du mari, soit de la part de la

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f e m m e 1 , ce qui a c h è v e de d é l i m i t e r le d o m a i n e très é t e n d u d e la « r e c o n n a i s s a n c e d e s droits e x t r a p a t r i m o n i a u x », iqrâr an-nasab, ou e n c o r e tubût an-nasab bi-d-di'wa 2.

1. Voir supra, n° 612 et 613. Ajouter aux références (pour le droit hanafite) Sarahsî, Mabsût, X V I I I , 142 et s. 2. Sur la reconnaissance de parenté, en général, consulter Kâsânî, Badâ'ï, V I I , 228 à 233 ; Sarahsî, Mabsût, X V I I , 98 et s., et X X I X , 18 et s. ; Zayla'î, Tabyîn, V , 2 à 29. Pour le droit chaféite : Ramlî, op. cit., V , 106 et s. ; Sîrâzî, Muhaddab, II, 351. Pour le droit malékite : Halîl, op. cit., III, 92 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 412 et s. ; Hattâb et Mawwâq, op. cit., V , 244 et 245. Pour le droit hanbalite : Ibn Qudâma, Mugnî, V , 183 et s.

Section I LA RECONNAISSANCE DE PARENTÉ

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1158. — Définition de la parenté directe. L a parenté directe est, suivant l'expression des fuqahâ', « celle qui ne repose pas sur un tiers », autrement dit, celle qui n'implique pas l'existence d'une tierce personne pour que se conçoive un lien familial entre l'auteur et le bénéficiaire de la reconnaissance. Or, il n'en est ainsi que dans deux séries d'hypothèses, soit qu'un homme ou une femme « reconnaisse » un enfant comme étant le sien, soit qu'un enfant « reconnaisse » un homme comme étant son père ou une femme comme étant sa mère. Nous raisonnerons sur la première hypothèse la plus fréquente et à vrai dire la seule que connaisse la pratique ; mais les règles qui la gouvernent s'appliquent mutatis mutandis aux autres cas de reconnaissance de parenté directe, dont on se bornera à signaler incidemment les particularités.

1159. — Conditions de la reconnaissance de paternité. Dans la majorité des écoles, elles sont au nombre de trois : i. L'enfant que l'on veut reconnaître ne doit pas avoir de filiation déjà connue, quand bien même ses parents seraient décédés ou l'auraient abandonné. C'est sur ce point que la reconnaissance de filiation du droit musulman diffère essentiellement de l'adoption, telle du moins qu'elle fonctionne dans les systèmes occidentaux. L a logique voudrait que l'enfant qui a été désavoué par son père puisse être reconnu par un tiers, puisque, juridiquement parlant, il n'a pas de père connu. Mais les écoles sont unanimes à déclarer qu'il ne peut être l'objet d'aucune reconnaissance 1 . Sans doute présume-t-on que le tiers, auteur d'une pareille reconnaissance, ne serait rien moins que le père illégitime, ce qui est strictement interdit par la loi musulmane. L a solution est certainement trop rigoureuse. D'une part, il n'est pas certain que cet homme soit en fait le père naturel. N e peut-on imaginer une âme charitable qui voudrait donner à cet enfant une condition sociale qui ne soit pas, toute sa vie, marquée par l'infamie du désaveu ? D'autre part — et c'est un point capital — i. Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 381.

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même un enfant naturel qui n'a pas été désavoué peut être reconnu, pour peu que son père s'abstienne de mentionner sa conception illégitime. T o u t ce qu'on exige de ce dernier est qu'il se taise sur cette circonstance. 2. Il faut qu'il y ait entre la personne reconnue et l'auteur de la reconnaissance une différence d'âge suffisante pour rendre vraisemblable la paternité de ce dernier. 3. L a personne qui a fait l'objet de la reconnaissance doit y acquiescer, si elle a atteint l'âge du discernement, sinn at-tamyîz. Avant cet âge, son approbation est inutile et du reste impossible ; de telle sorte que la déclaration unilatérale de la reconnaissance lui donne inévitablement la qualité d'enfant légitime, sous réserve que les deux premières conditions de la reconnaisance (filiation inconnue, différence d'âge) se trouvent réunies 2 . Cette solution a été critiquée par des auteurs contemporains 3 . La reconnaissance de paternité ne crée pas seulement des droits au profit de l'enfant reconnu, elle risque de lui imposer plus tard des obligations, ne serait-ce que celle de subvenir à l'entretien de ses parents, quand ceux-ci sont dans le besoin. Elle se situe donc dans cette catégorie d'actes susceptibles d'être aussi bien avantageux que nuisibles au mineur, et que le tuteur doit approuver pour les rendre valables. Dans le cas des mineurs non discernant, un contrôle des reconnaissances pourrait donc être exercé par application des principes mêmes du droit musulman. Certes, par définition, l'enfant reconnu n'a pas de parents et, donc, de walî, de tuteur légal, mais le juge est, suivant la doctrine de toutes les écoles, walî des enfants sans parents. Il lui appartiendrait ou de rechercher si la reconnaissance est certainement avantageuse à l'enfant, auquel cas il l'approuverait, ou bien, si en raison de la personnalité de son auteur, elle ne cache pas un mobile intéressé et qu'elle ne soit nuisible à l'enfant, auquel cas, il refuserait son approbation. Mais tout cela reste encore de nos jours du domaine de la problématique législative. En droit strict, la reconnaissance d'un enfant qui n'a pas atteint l'âge de raison n'exige, pour être valable, ni approbation de l'intéressé, ni celle du juge. Ce qui ajoute encore à la rigueur de cette solution, c'est que plus tard, quand l'enfant aura atteint l'âge de raison, et même la majorité, ni lui, ni celui qui l'a reconnu ne pourront remettre en question ladite reconnaissance, en se bornant par exemple à déclarer qu'elle a été mensongère car « ce qui a été établi par un aveu n'est pas susceptible d'être détruit par un aveu en sens contraire » 4. 2. 3. 4. Mugnî,

Sarahsî, Mabsût, X X X , 69 et 70. Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 382. Sarahsî, Mabsût, XVII, 157 ; Ramlî, op. cit., V, 109 ; Ibn Qudâma, V, 184.

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Il faudra alors une action judiciaire et la preuve par bayyina, car celle-ci est tenue pour supérieure à l'aveu 6. Avec une apparente logique, les docteurs chaféites et hanbalites assimilent à l'enfant en bas âge le majeur atteint d'aliénation mentale. Celui-ci pourrait être reconnu par un homme se disant son père, sans son approbation ni celle du juge, et sans qu'il puisse plus tard, s'il guérit et retrouve la raison, rejeter cette paternité par simple dénégation 6 , étant entendu que les deux premières conditions de la reconnaissance de paternité ont été respectée : filiation inconnue et différence d'âge rendant vraisemblable la reconnaissance. 4. Aux trois conditions précédentes, l'école malékite 7 en ajoute une quatrième. Il ne suffit pas que la filiation de l'intéressé soit reconnue, qu'il y ait une certaine différence d'âge entre lui et l'auteur de la reconnaissance, et qu'il ait ratifié la reconnaissance, encore faut-il, disent les Malékites, que les circonstances de sa naissance rendent plausible la paternité de l'auteur de la reconnaissance. Un enfant trouvé au Maghreb ne peut être reconnu par un Oriental, s'il est prouvé que cet Oriental n'est jamais allé en Occident. Il y a dans cette exigence de l'école malékite un souci de faire correspondre le droit aux faits qui peut paraître excessif. Les trois autres écoles s'en tiennent aux premières conditions, qui suffisent à donner une apparence de vérité à la reconnaissance, sans en trop restreindre le domaine d'application.

1160. — Toute autre condition à la reconnaissance est superflue. On aura noté que le juriste musulman n'exige pas que l'auteur de la reconnaissance établisse au préalable qu'il a été marié. L'inutilité de cette condition est généralement sous-entendue, mais dans les ouvrages un peu détaillés, les auteurs ont soin de le préciser explicitement. C'est ainsi que Dasûqî écrit : « D'après l'opinion dominante dans l'école, il n'est pas nécessaire que l'on indique que celui qui reconnaît un enfant ait été le maître ou le mari de la mère de cet enfant. » (Dardîr-Dasûqî, Grand Commentaire de Halîl, III, 412.) Pourtant, l'enfant reconnu est, en droit musulman, un enfant légitime. Il y a là une chose qui ne satisfait pas tout à fait la logique et à laquelle l'Occidental a peine à s'habituer. Si donc celui qui a toujours été célibataire peut reconnaître un individu comme étant son enfant légitime, à plus forte raison n'exige-t-on pas la preuve d'un mariage de celui qui a été plusieurs fois marié ou qui a eu de nombreuses concubines. C'est peut-être là du reste qu'il faut recher-

5. Kâsânî, Badâ'i', VI, 254. 6. Ramlî, op. cit., V, 109 ; Mugnî, V, 184. 7. Halîl, op. cit., III, 92 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 412.

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cher la raison de cette anomalie du fiqh. Quand les légistes ont dégagé les grands principes qui régissent encore la reconnaissance de filiation, les mariages étaient fréquents dans la vie d'un homme et, de surcroît, bien des gens avaient des concubines, ce qui ne s'accompagnait d'aucune publicité. C'eût été créer un obstacle, parfois insurmontable, aux reconnaissances que d'imposer la preuve de la contemporanéité de la naissance avec une union déterminée, soit dans le cadre du mariage, soit dans celui du concubinat. N'ayant pas à établir l'existence d'un mariage au cours duquel l'enfant aurait été conçu, l'auteur de la reconnaissance n'a donc pas à prouver que la naissance de l'enfant qu'il reconnaît a été légitime. Ainsi, un enfant « naturel », au sens que l'on donne à cette expression dans les législations occidentales, peut très bien faire l'objet d'une reconnaissance en droit musulman. Il suffit que l'auteur de la reconnaissance s'abstienne de déclarer qu'il s'agit d'un enfant de la zitiâ, d'un enfant de la fornication. On ne lui demande que de se taire sur ce point. Il va de soi que s'il avouait le caractère illégitime de la naissance, la reconnaissance serait automatiquement invalidée. Quand on s'apitoie sur le sort des enfants naturels dans l'Islam, auxquels, dit-on, aucun droit n'est accordé à l'encontre de leur père, on oublie trop souvent cette possibilité de reconnaissance qui n'est exclue que dans un seul cas, purement théorique, celui où l'enfant a été désavoué par la procédure du li'ân, car alors le caractère illégitime de sa naissance est par trop manifeste. Il reste cependant qu'il ne pourra jamais contraindre son père à le reconnaître, puisqu'il suffira à celui-ci de déclarer que l'enfant est né hors mariage, pour arrêter net son action judiciaire. 1161. — La m è r e de l'enfant r e c o n n u a c q u i e r t - e l l e la q u a l i t é d'épouse de l'auteur d e la r e c o n n a i s s a n c e ? La reconnaissance de paternité soulève une dernière difficulté à laquelle les fuqahâ' classiques n'apportent — il faut bien l'avouer — que des solutions assez confuses. Le problème est le suivant : l'enfant reconnu a une mère toujours en vie et qui prétend être l'épouse non répudiée de l'auteur de la reconnaissance, sans qu'il lui soit possible cependant d'en apporter la preuve. La reconnaissance dont son enfant est l'objet fera-t-elle présumer qu'elle a été mariée à l'auteur de la reconnaissance ? La question ne peut se poser évidemment qu'après la mort de ce dernier. La mère de l'enfant viendra-t-elle à la succession du défunt ? Les Hanafites 8 lui reconnaissent ce droit, tout en admettant qu'une saine déduction analogique (qiyâs) ne conduirait pas à cette solution, mais qu'il y a lieu de l'adopter par istihsân, par équité. Du moment qu'on présume, toujours, que la filiation 8. Sarahsî, Mabsût, X X X , 71 ; Kâsânî, Badâ'ï, III, 218, à la condition,

bien entendu, que la mère ne soit pas de condition servile.

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est légitime en l'absence de preuve contraire, en général difficile à administrer, la mère sera réputée avoir été l'épouse de l'auteur de la reconnaissance. En droit hanbalite 9 , la reconnaissance de l'enfant n'entraîne pas reconnaissance du mariage avec sa mère, à moins, bien entendu, que le père n'avoue expressément l'existence d'un pareil mariage. L a solution est la même en droit chaféite.

1162. — Reconnaissance de maternité. Autant étaient fréquentes dans le passé 10 les reconnaissances de paternité, autant la reconnaissance, par la mère d'un enfant, a toujours fait figure d'hypothèse d'école, même quand la mère est mariée, car cette reconnaissance, pour être opérante, implique alors celle du père, ce qui lui enlève toute portée pratique. Quand la mère n'est pas mariée, la reconnaissance de maternité devient alors un simple sujet de casuistique doctrinale. On le comprend aisément : une femme non mariée qui reconnaît un enfant avoue par là même que cet enfant est le fruit de relations illicites ; or la fornication, si elle ne lui valait pas, dans le passé, la peine de lapidation (puisque, par hypothèse, elle n'était pas mariée), la couvrait d'infamie et la ruinait socialement — sans parler de la peine de flagellation. Remarquons tout de suite que, théoriquement, une telle reconnaissance est possible, sauf en droit malékite n , car, s'il est absolument interdit à un homme de reconnaître un enfant qu'il avoue être illégitime, la femme ne peut se voir opposer cette fin de non-recevoir. Mais si la paternité illégitime peut être avouée et fait naître des droits au profit de l'enfant, en fait, répétons-le, en raison des tabous sociaux, si puissants dans les populations musulmanes, des structures familiales et de l'éthique propres à l'Islam, de telles reconnaissances n'ont guère de chance de se produire. Sous le bénéfice de ces remarques préliminaires, distinguons suivant que la mère qui entend reconnaître un enfant est mariée ou célibataire : i. Mariée, ou en période de continence au moment de la naissance de l'enfant, sa reconnaissance est subordonnée à celle du mari intéressé, puisque celui-ci devient automatiquement le père de l'enfant. On en revient donc à la reconnaissance par le père, la seule qui tire en somme à conséquence ; c'est ce qui fait écrire aux auteurs 12 que la reconnaissance d'un enfant par une femme mariée n'est pas possible. Il lui reste la ressource de prouver par témoignage (bayyina), g. Ibn Qudâma, Mugnî, Y, IÇI. 10. C'est-à-dire avant que ne se généralise le système de l'état civil dans les pays musulmans. 11. Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 412. 12. Margînânî, Hidâya, III, 131 ; Sarahsî, Mabsût, XVII, 118 et X X X , 69.

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dans les c o n d i t i o n s qui seront étudiées p l u s loin, q u e cet e n f a n t est n é d e son m a r i a g e a v e c l ' h o m m e q u i r e f u s e s o n assentiment. 2. Si la m è r e n'était p a s mariée au m o m e n t d e la naissance d e l ' e n f a n t , la r e c o n n a i s s a n c e p a r elle de cet e n f a n t est s o u m i s e a u x m ê m e s c o n d i t i o n s d e validité q u e la r e c o n n a i s s a n c e de paternité, à savoir q u e l ' e n f a n t n'ait pas d é j à u n e filiation m a t e r n e l l e c o n n u e , q u e la d i f f é r e n c e d ' â g e r e n d e v r a i s e m b l a b l e u n e telle m a t e r n i t é , et enfin, q u e l ' e n f a n t , s'il a atteint l ' â g e d e raison, y c o n s e n t e e x p r e s s é m e n t . O n n ' e x i g e pas, b i e n e n t e n d u , q u e la m è r e c a c h e le caractère illég i t i m e de cette naissance, c o m m e dans le cas où la r e c o n n a i s s a n c e é m a n e d ' u n h o m m e , p u i s q u e c h e z les S u n n i t e s la m a t e r n i t é i l l é g i t i m e p e u t être r e c o n n u e ou p r o u v é e .

1163. — La reconnaissance de filiation. A côté d e la r e c o n n a i s s a n c e de p a t e r n i t é ou de m a t e r n i t é , e x i s t e e n droit m u s u l m a n la r e c o n n a i s s a n c e d e filiation. I c i , c ' e s t l ' e n f a n t qui p r e n d l'initiative de « r e c o n n a î t r e » tel h o m m e p o u r s o n père, ou telle f e m m e p o u r sa m è r e ; c ' e s t la s e u l e d i f f é r e n c e a v e c la r e c o n naissance d e paternité, car, a u t r e m e n t , les trois c o n d i t i o n s de validité de t o u t e r e c o n n a i s s a n c e sont e x i g é e s p a r la loi, c o m m e p r é c é d e m m e n t ; la filiation d e celui qui p r é t e n d être l ' e n f a n t d e tel i n d i v i d u doit être i n c o n n u e ; le p è r e ou la m è r e d é s i g n é s p a r l ' e n f a n t d o i v e n t avoir, p a r r a p p o r t à celui q u i v e u t se faire r e c o n n a î t r e , les q u e l q u e treize années de d i f f é r e n c e q u i r e n d e n t p l a u s i b l e la filiation, et s u r t o u t l e u r a p p r o b a t i o n est t o u j o u r s i n d i s p e n s a b l e , p u i s q u ' i l ne p e u t être q u e s t i o n , d a n s l e u r cas, d e m i n e u r s n o n d o u é s d e d i s c e r n e m e n t . E t l ' o n e n r e v i e n t ainsi u n e fois de p l u s à la r e c o n n a i s s a n c e de p a t e r n i t é ou de maternité. C e l a e x p l i q u e q u e les a u t e u r s malékites 1 3 e n v i s a g e a n t l ' h y p o t h è s e où le p è r e , visé p a r la r e c o n n a i s s a n c e , ne r e c o n n a î t pas à son t o u r s o n e n f a n t , assimilent u n e pareille r e c o n n a i s s a n c e de filiation à la r e c o n n a i s s a n c e de p a r e n t é i n d i r e c t e , et n e l u i f o n t p r o d u i r e q u e les e f f e t s très limités attachés à cette sorte de p a r e n t é qui n ' e n g e n d r e q u ' u n e v o c a t i o n successorale, m a r g i n a l e , si l ' o n p e u t dire. L e p è r e « r e c o n n u » n e v i e n d r a à la s u c c e s s i o n de l ' a u t e u r de la r e c o n naissance q u e si ce dernier n ' a p a s d ' h é r i t i e r s d u t o u t (il p r e n d r a alors t o u t e la succession), ou s'il n e laisse q u e des héritiers à parts fixes, le r e l i q u a t ira alors au p è r e « r e c o n n u ».

1164. — Les effets de la reconnaissance de parenté directe. L a r e c o n n a i s s a n c e de p a r e n t é directe t e m e n t dans la situation j u r i d i q u e q u ' i l et sa c o n d i t i o n familiale résultaient des matière de filiation l é g i t i m e , s a u f e n ce q u i

place le bénéficiaire e x a c aurait e u e si s o n état c i v i l dispositions d e la loi e n c o n c e r n e la r e c o n n a i s s a n c e

13. Voir, par exemple, Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 415.

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de maternité par une f e m m e non mariée 1 4 . Pour raisonner sur le cas le plus fréquent, celui d ' u n enfant reconnu par un homme, cet enfant sera traité comme les autres enfants de l'auteur de la reconnaissance. M ê m e s droits successoraux, mêmes créances et obligations alimentaires, aussi bien à l'égard de son père que des autres membres de la famille, mêmes empêchements au mariage, découlant de la parenté ou de l'alliance, et même religion que celle du père. Il convient de souligner que ce mode d'établissement de la parenté a des effets encore plus énergiques que ceux qu'on attribue à la présomption al-walad li-l-firâs. C'est ainsi que l'enfant reconnu ne peut plus faire l'objet d ' u n désaveu par li'ân. Aurait-il ¡été auparavant désavoué, mais sans li'ân, c'est-à-dire par simple dénégation, inkâr, que sa reconnaissance serait encore possible postérieurement 1 5 par celui-là même qui aurait refusé d'abord de le reconnaître.

1165. — L'enfant trouvé. A la question de la reconnaissance de paternité se rattachent de nos jours, assez étroitement, les problèmes que soulève la situation juridique de l'enfant trouvé, al-laqît. E n effet, depuis que dans la plupart des pays musulmans, un système d'état civil à la manière occidentale a été installé, il n ' y a plus guère, en dehors des abandonnés, d'enfants dont la filiation soit inconnue. Or, il convient de le rappeler, la première condition de validité de la reconnaissance de paternité est que la filiation du bénéficiaire soit inconnue. Ainsi, pratiquement, l'enfant reconnu est aujourd'hui presque toujours u n enfant trouvé, sans que par ailleurs sa découverte doive beaucoup au hasard. Heureuse façon, pour u n homme, de tourner la prohibition absolue proclamée par le fiqh de reconnaître l'enfant qu'il aurait eu en dehors des liens du mariage. U n simulacre d'abandon suivi d ' u n simulacre de découverte, remettra tout dans l'ordre. L e s principes seront saufs : la morale sociale y gagnera en même temps. Il n'y a que dans les pays d'obédience malékite que le procédé soit difficile — mais non impossible — à appliquer. Il faut se souvenir, en effet, que les docteurs malékites exigent, en sus des trois conditions de validité de la reconnaissance de paternité communes à toutes les écoles, une condition supplémentaire, à savoir que la paternité ait été possible, compte tenu du lieu où l'enfant a été trouvé. Cela explique qu'en droit malékite la simple reconnaissance ne suffise pas et que l'inventeur qui veut établir sa paternité soit tenu de prouver par bayyina que l'enfant trouvé est bien le sien 1 6 . L ' é q u i v o q u e sur laquelle reposent les reconnaissances de paternité en pays non malé14. L'enfant reconnu ne viendra alors à la succession de sa mère que si celle-ci n'a pas d'autres héritiers. Sarahsî, Mabsût, X V I I , 119. 15. Sur toutes ces questions, consulter Sarahsî, Mabsût, X V I I , 98 et s., et 15716. Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 126.

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kites, équivoque si favorable aux enfants « naturels », ne joue presque pas en l'occurrence.

1166. — L'enfant trouvé et non reconnu. Si les fuqahâ' classiques 17 se sont beaucoup penchés sur la question de l'enfant trouvé, ils n'ont traité qu'incidemment du cas de l'enfant trouvé, puis reconnu. En ce qui le concerne, les trois règles posées par le fiqh, relatives à la reconnaissance de parenté directe : filiation inconnue, différence d'âge et ratification du « reconnu » majeur, devront être respectées pour que la reconnaissance de l'enfant trouvé soit valable. Avant cette reconnaissance, ou si l'enfant trouvé n'est jamais reconnu parce que celui qui l'a recueilli n'entend pas en faire son enfant légitime, quelle va être sa situation légale ? Il convient d'abord de préciser que c'est un devoir religieux que de prendre soin d'un enfant que le hasard vous a fait trouver. Devoir qui incombe à toute la communauté musulmane, donc, fard kifâya, mais qui devient une obligation personnelle (simplement religieuse), ou fard 'ayn, à l'égard de celui qui l'aperçoit le premier. Il n'est pas question cependant d'y voir une obligation de nature juridique. D u temps où il existait des esclaves, l'enfant trouvé était toujours réputé de condition libre. Sur ce point, l'unanimité des docteurs est sans faille. En somme, le doute lui profitait. Néanmoins, il était permis à toute personne de prouver par bayyina que cet enfant était né de son esclave, et partant, son propre esclave. En ce qui concerne la religion qu'il convenait de lui attribuer, il y a eu également très peu de divergences en doctrine. Partant du principe que l'enfant a nécessairement la religion de son père, les juristes ont décidé que s'il y avait une chance sur mille pour qu'un enfant abandonné ait un père musulman, il importait de lui laisser cette chance. D ' o ù leur réglementation à peu près uniforme, quelle que soit l'école considérée. Quand l'enfant est découvert dans une église, ou dans une synagogue, ou dans un lieu (quartier d'une ville ou village) dont tous les habitants ne sont pas musulmans, il aura la religion des habitants du lieu. Mais que dans le quartier ou le village en question, il y ait un seul musulman, et l'enfant sera réputé musulman 18 . Les Malékites se montrent un peu moins absolus. En

17. On pourra consulter sur la question Sarahsî, Mabsût, X, 209 à 221 ; Kâsânî, Badâ'i', VI, 197 et s. ; Zayla'î, Tabyîn, III, 297 et s. En dehors de l'école hanafite, Ramli, op. cit., VI, 457 et s. ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 124 et 127 ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 697 et s., dont l'exposé est le plus méthodique. En général, la question est traitée soit avant, soit après le chapitre sur « l'objet trouvé », luqta. En français, la traduction officielle des art. 306 à 364 du Code du Statut personnel de Qadrî pacha sera d'un utile secours pour résumer la théorie hanafite. 18. Ibn Qudâma, Mugnî, V, 680. Même solution en droit hanafite et en droit chaféite.

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l'occurrence, disent-ils, l'enfant trouvé n'est tenu pour musulman que s'il existait, au milieu des infidèles, au moins deux familles musulmanes 19 . M ê m e dans une optique strictement juridique, cette question est capitale, car en pays d'Islam, le statut personnel islamique suit un musulman toute sa vie. Sa conversion à une autre religion, si elle n'est plus sanctionnée de nos jours en tant qu'apostasie, par la mort crée de graves déchéances d'ordre juridique (impossibilité d'hériter, d'être tuteur, etc.). La question est importante, même en ce qui concerne l'enfant abandonné déjà mort ou moribond. Réputé musulman — et il en sera ainsi dans la plupart des cas, étant donné la présomption établie par toutes les écoles, il devra être enterré dans un cimetière musulman 20. L a manière de trancher les conflits qui peuvent s'élever entre plusieurs personnes prétendent toutes avoir trouvé l'enfant abandonné, fait l'objet de très longs développements dans les ouvrages de fiqh. Il ne paraît pas utile d'entrer dans tous les détails de cet exposé, en raison de son peu d'intérêt pratique. En fait, c'est l'hypothèse inverse qui est à craindre et les fuqahâ' le savent bien puisqu'ils ont soin de toujours commencer leur exposé en précisant que c'est un devoir de recueillir l'enfant abandonné. Il n'est vraiment pas réaliste d'imaginer une lutte entre plusieurs personnes pour obtenir le droit de remplir ce qui est tenu pour une lourde charge ; chacun comptant plutôt sur le voisin, afin de décharger sa propre conscience. Notons seulement que les règles deviennent beaucoup plus souples dès l'instant où se manifeste chez une personne l'intention de reconnaître le laqît en qualité d'enfant légitime. Dans le dessein de favoriser l'enfant trouvé, en lui donnant une famille, les fuqahâ' infléchissent alors leurs principes. T o u t cède devant cette considération d'humanité. Que celui qui « reconnaît » l'enfant trouvé soit un esclave ? Qu'importe, l'enfant sera cependant de condition libre. A-t-il été « reconnu » par un Infidèle, chrétien ou juif (dimmî) ? Il sera néanmoins musulman quand il a été trouvé dans un endroit où vivent des musulmans, bien qu'en droit strict l'enfant ait toujours la religion du père. L a parenté par reconnaissance n'imite donc plus, dans ce cas, la parenté par le sang 21 .

19. Halîl, op. cit., III, 156. 20. On sait qu'en pays d'Islam il n'existe pas de cimetières mixtes, c'est-à-dire communs aux musulmans et aux Infidèles. Ce que, dans la plupart des villes d'Orient, on appelle un cimetière laïque est un cimetière où sont enterrés les Infidèles ne professant aucune religion. 21. Margînânî, Hidâya, II, 129.

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1167. — Obligations et droits de celui qui a recueilli un enfant trouvé. O n suppose que l'enfant trouvé n'a pas fait l'objet d'une reconnaissance de paternité de la part de l'inventeur ou de toute autre personne car, autrement, il serait traité exactement comme un enfant légitime. 1. L a première question qui se pose est celle de savoir à qui incombe la charge de son entretien (nafaqa). Les auteurs répondent sans hésitation : au Trésor public, Bayt al-mâl22 ; ne se faisant cependant aucune illusion sur la solvabilité de cette institution, même à l'époque où elle fut presque prospère, ils s'empressent d'ajouter que, si le Bayt al-mâl était sans ressources, la nafaqa de l'enfant trouvé incomberait à celui qui l'a recueilli. Si de l'argent ou des valeurs quelconques avaient été trouvés sur l'enfant, ils devront servir en premier lieu à son entretien. Dans l'hypothèse habituelle où celui qui prend soin de l'enfant paie la nafaqa de ses deniers, il conserve un recours contre le père de l'enfant, si celui-ci révèle son identité et prouve l'abandon ou contre l'enfant lui-même si plus tard ce dernier acquiert de la fortune, soit par son travail, soit par donation ou legs, à la condition — ceci est essentiel — que les dépenses engagées par l'inventeur aient été approuvées au préalable par le juge. S'il n'y a pas eu d'autorisation judiciaire préalable, toutes les dépenses d'entretien sont tenues pour des libéralités de la part de celui qui prend soin de l'enfant. Il devra en outre le faire instruire ( ?) ou le mettre en apprentissage. 2. Quels sont les droits de l'inventeur ? On a écrit 2 3 qu'il était loco patris. L a formule est beaucoup trop compréhensive. C'est plutôt au droit de garde de la mère, hadâna, sur le petit enfant, que ressemble le droit de regard et de surveillance de l'inventeur, ce qui lui confère le pouvoir d'emmener le laqît partout où il se rend lui-même. Mais il ne pourrait, à l'instar d'un père, le fait circoncire (art. 360, Code du Statut personnel de Qadrî pacha), le marier contre son gré, disposer de ses biens sans l'autorisation du juge, il ne pourrait même pas louer ses services à un tiers 24 . Si l'enfant trouvé décède sans laisser d'héritiers, sa succession sera recueillie par le Trésor public, et non par celui qui aura pris soin de lui toute sa vie. L a solution a paru choquante à certains juristes mais, finalement, c'est celle qui a prévalu dans toutes les écoles.

22. Hidâya, II, 128 ; Mugnî, V, 683 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 124. 23. Santillana, Istituzioni, I, 307. 24. Contra, Qudûrî, Muhtasar (trad. Bousquet et Bercher), p. 178, mais l'école hanafite n'a pas suivi l'enseignement de Qudûrî.

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1168. — Législation contemporaine en matière de reconnaissance de parenté directe. Les monuments législatifs contemporains — quand ils traitent de la filiation — ont conservé cette institution du droit musulman classique, et c'est fort heureux. L e système de l'état civil, de création récente dans les pays musulmans, ne s'est pas généralisé au point de rendre inutile ce moyen facile d'établir la paternité et même toute sorte de parenté directe (filiation ou maternité), encore qu'on en revienne toujours à la reconnaissance de paternité, puisqu'on exige quand même dans ces derniers cas la ratification du père. D'autre part, comme il vient d'être dit, sous le couvert d'une reconnaissance de paternité légitime, se dissimulera assez souvent une reconnaissance d'enfant naturel qui, sans cela, aurait été absolument impossible. Enfin, la reconnaissance peut remplacer l'adoption, ignorée du droit musulman, pour peu que la filiation de l'enfant soit inconnue ou passe pour être inconnue. Dans les pays d'obédience hanafite, la reconnaissance a gardé le caractère de pluralité que lui donne le droit classique de l'école, caractère, du reste, plus apparent que réel, puisque, répétons-le, toutes les reconnaissances reposent en définitive sur la ratification du père. C'est ainsi que le Code syrien du Statut personnel (art. 134 et 135) et que le Code irakien du Statut personnel (art. 52 et 53) admettent l'un et l'autre la reconnaissance de paternité, la reconnaissance de filiation et la reconnaissance de maternité. Dans la législation récente des pays malékites, il existe en revanche plus de flottements. Si le Code marocain du Statut personnel (art. 89 et 92) ne retient qu'une seule espèce de reconnaissance : celle émanant du père, le Code tunisien du Statut personnel (art. 68 et 70) admet, à côté de la reconnaissance de paternité, la reconnaissance de filiation, en ajoutant, bien entendu, qu'elle doit être ratifiée par le père 2 5 . Les conditions de validité de toutes ces reconnaissances sont celles du droit classique : filiation inconnue, différence d'âge suffisante et approbation du bénéficiaire, s'il est en âge ou en état de comprendre. Les Malékites ajoutent, suivant la leçon de leurs maîtres, que la filiation doit être possible en raison des circonstances, ce qui pourrait, à la rigueur, s'interpréter comme interdisant à un homme qui n'a jamais été marié le droit de reconnaître un enfant. Mais il convient d'ajouter que cette interprétation ne se retrouve pas chez les classiques de l'école malékite et à plus forte raison, chez les docteurs des autres écoles.

25. Sur l'inutilité de la preuve préalable du mariage en droit tunisien, consulter R. Benattar, « La filiation dans le Code du Statut personnel tunisien », Revue Tunisienne de Droit, 1963-1965, p. 25 et s.

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Appendice L'ADOPTION « AT-TABANNÎ »

1169. — Il n'existe pas d'adoption en droit musulman.

L'adoption 1 fut d'une pratique courante dans l'Arabie préislamique et jusqu'aux débuts de l'Islam. L e Prophète avait adopté son affranchi Zayd et c'est même à son sujet que furent révélés les quatrième, cinquième et trente-septième versets de la trente-troisième sourate sur lesquels est fondé le principe que l'adoption est dépourvue de tout effet juridique : « Dieu n'a pas fait que vos enfants reconnus (adoptifs) soient comme de (vrais) enfants. » — « Appelez-les du nom de leur père », et surtout cette phrase où Zayd est nommément désigné 2 : « Quand Zayd se décida à l a 3 répudier, nous l'avons mariée à toi, afin que ce ne soit pas un crime pour les croyants d'épouser les femmes de leurs fils après leur répudiation. » Ceux d'entre les islamisants occidentaux qui refusent, avec raison, de s'en tenir uniquement à la version simpliste d'après laquelle la suppression de l'adoption serait le résultat d'un caprice amoureux du Prophète, ces islamisants ont beaucoup épilogué sur les raisons réelles qui auraient entraîné sa suppression dans l'Islam. En général, leurs remarques postulent que l'absence d'une pareille institution dans un système juridique quelconque, constitue une lacune regrettable. Or, en fait, l'adoption est un phénomène propre aux législations primitives 4 ; elle fut pratiquement ignorée de l'Europe chrétienne dès l'origine, et encore moins au v m e siècle, au moment où s'élaborait le fiqh. L'engouement actuel dont elle est l'objet, né après les hécatombes de la guerre 1 9 1 4 - 1 9 1 8 , n'a guère de chances de lui redonner l'importance qu'on lui reconnaissait dans l'Antiquité. Quoi qu'il en soit des raisons profondes qui ont fait rejeter par l'Islam la filiation adoptive, sa condamnation coranique fut trop nette pour qu'elle pût laisser subsister la moindre divergence entre les écoles, que celles-ci fussent sunnites ou chiites. Les fuqahâ' s'y arrêtent peu, simplement 1. Sur l'adoption, ou plutôt l'inexistence de l'adoption dans le figh, on pourra consulter : O. Pesle, L'adoption en droit musulman (thèse), Alger, 1919 ; A. Canac, « Réflexions sur l'inexistence de l'adoption en droit musulman », Revue Algérienne, 1959, n° 2, p. 27 et s. 2. Ce qui, s'agissant d'un contemporain, est tout à fait exceptionnel dans le Coran. 3. Zeinab. Cf. dans Y Encyclopédie de l'Islam, v° Zainab, l'article de V. Vacca et les références aux polémiques chrétiennes et musulmanes sur la question. 4. On trouvera dans Carbonnier, Droit civil, Collection « Thémis », n° 188 et 189, de précieuses références aux problèmes historiques, sociologiques et de politique législative que soulève l'adoption.

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pour rappeler qu'elle ne crée aucune vocation successorale, aucun empêchement au mariage, qu'elle ne donne aucune créance alimentaire à l'adopté à l'encontre de l'adoptant. Si dans certaines contrées, l'adopté prend le nom de l'adoptant, cela tient au fait que le nom n'est pas protégé par le fiqh et que, dès lors, les usages en question ne peuvent être sanctionnés, sur le plan du droit tout au moins. Il convient de distinguer avec soin l'adoption proprement dite qui, en tant que telle, est ignorée du droit musulman, d'autres institutions plus ou moins proches, auxquelles le fiqh attache certaines conséquences juridiques : 1. L a reconnaissance, iqrâr, de paternité. C o m m e on le sait déjà, elle diffère de l'adoption, en ce sens qu'on ne peut « reconnaître » qu'un enfant dont la filiation est inconnue, mais, s'agissant d'enfants trouvés, par exemple, elle jouera un rôle analogue à celui de l'adoption. 2. En pays malékites, des institutions telles que le tanzîl, ou « l'adoption de récompense » (art. 83, Code marocain du Statut personnel), permettent d'appeler à la succession, en qualité de parent, un étranger à la famille. Mais ces procédés s'analysent en définitive en des sortes de legs, à telle enseigne que l'appelé ne peut recueillir que le tiers de la succession quand il existe d'autres héritiers.

1170. — L'adoption dans les pays d'Afrique du Nord. Ignorée du droit, l'adoption serait cependant « très fréquente » dans la réalité, en Afrique du Nord tout au moins. On veut bien admettre, avec un auteur bien informé de la vie sociale de cette région de l'Islam, que « par diverses entorses à l'état civil » s , on cherche parfois à faire rentrer dans sa famille un enfant qu'on ne saurait ouvertement adopter. Ce recours à la fraude prouve, a contrario, que l'inexistence de l'adoption est un fait certain. Mais on comprend moins bien et, pour notre part, nous ne comprenons pas du tout qu'« en Algérie il arrive souvent qu'un homme, à la mort de son frère, épouse sa belle-sœur et adopte ses neveux, lesquels auront les mêmes droits que s'ils étaient ses propres enfants » 6 . Comment un juge musulman, saisi par un héritier mécontent de cet arrangement familial, accordera-t-il aux neveux les mêmes droits qu'aux enfants de l'adoptant ? Si l'on néglige ces hypothèses de la pratique qui ne sont, en définitive, que des entorses au droit positif, il reste que l'adoption n'existe actuellement, en tant qu'institution autonome, nulle part dans l'Islam. L e législateur moderne, dans les pays où le statut personnel est toujours régi, en principe tout au moins, par les règles du fiqh, néglige le plus souvent d'en rappeler l'inexistence, tellement la chose va de soi. Parfois, cependant, une disposition expresse précise 5. Bousquet, Précis, n° 88. 6. Milliot, Introduction à l'étude du droit musulman, p. 396.

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ce point de droit, afin d'éviter toute équivoque ; ainsi en est-il de l'article 83 du Code marocain du Statut personnel. Face à cette unanimité de l'Islam contemporain, se place la Tunisie. Certes, aujourd'hui, les déformations que la législation de ce pays a fait subir au droit classique de l'école malékite ne se comptent plus, mais habituellement — la suppression de la polygamie exceptée — elles résultent d'une interprétation peu orthodoxe de principes qui, en eux-mêmes, ne sont pas contestés. En ce qui concerne l'adoption, au contraire, le législateur tunisien a nettement pris position contre les principes du fiqh. L a loi du 19 juin 1959, modifiant la section III de la loi du 4 mars 1958, consacre à l'adoption dix articles. De ceux-ci, le plus éloigné de l'esprit du droit musulman est l'article 15 qui autorise non seulement l'adoption d'un enfant dont la filiation est connue, ce qui est déjà proprement scandaleux dans l'optique musulmane traditionnelle, mais permet aussi l'adoption d'un enfant dont les père et mère par le sang sont toujours vivants. Ceux-ci, bien mieux, participeront à l'établissement de l'acte d'adoption. L'adopté a les mêmes droits et les mêmes obligations vis-à-vis de son père adoptif que les enfants par le sang, « légitimes » suivant l'expression de l'article 15 de la loi. T o u t cela laisse pantois l'observateur, même le moins prévenu contre les innovations de la législation tunisienne. La probité intellectuelle impose cependant de rapporter que, de mars 1958 au 31 décembre 1963, 478 enfants 7 ont été adoptés, en application de cette loi, ce qui est beaucoup pour un petit pays comme la Tunisie et prouverait que la loi répond à un besoin réel de la population musulmane et témoignerait aussi d'une désaffection à l'égard des règles de la Sarî'a, sous réserve qu'il soit établi que tous ces enfants adoptés avaient une filiation connue, car autrement il n'y aurait que le mot qui serait nouveau, et les prétendues adoptions ne seraient, en somme, que des reconnaissances de paternité, telles que les a conçues et organisées le fiqh classique. Il convient de préciser que dans le passé il y a toujours eu en Tunisie — grâce à certains procédés sans grande valeur légale — des adoptions de fait, mais qui ne créaient pas d'empêchement au mariage entre l'adopté et l'adoptant ou les enfants de ce dernier, ni de droit de succession en présence d'enfants par le sang 8.

7. Chiffre donné par le journal paraissant à Tunis, La Presse, n° des 8-9 février 1965, p. 2. 8. Cf. Bousquet, « L'adoption en Tunisie », dans Le droit musulman par les textes, p. 278 et s.

Section II LA RECONNAISSANCE D E P A R E N T É I N D I R E C T E

1171. — Définition de la parenté indirecte. La parenté indirecte est, au dire des fuqahâ' celle qui « repose sur un tiers » parent de l'auteur de la reconnaissance ; ce tiers représente en effet le lien entre l'auteur et le bénéficiaire de la reconnaissance, lien sans lequel ceux-ci ne pourraient être parents selon les lois de la nature. C'est pourquoi l'on dit que celui qui reconnaît un individu pour son frère attribue implicitement à son propre père la paternité de ce frère et que celui qui déclare avoir pour oncle telle personne sous-entend que son grand-père est le père de celui qu'il reconnaît pour oncle. Le même raisonnement pourrait être tenu en ce qui concerne le petit-fils reconnu par un homme qui se dit son grand-père. En pareilles circonstances, on ne conçoit que deux réactions de la part de ce tiers à la reconnaissance. Ou bien il reconnaît à son tour, volontairement 1 sa paternité et la personne déjà reconnue, comme frère, oncle ou petit-fils, prendra la place, normalement fixée par la loi, dans la famille des auteurs des deux reconnaissances, ou bien il se refuse au contraire à toute reconnaissance volontaire et, en admettant qu'il soit impossible de lui imposer par voie de justice la paternité qu'il conteste, l'on se trouve, alors, dans l'hypothèse envisagée par les fuqahâ' quand ils traitent de reconnaissance de parenté indirecte. Le grand principe qui domine toute la question, tout au moins en droit hanafite, est que l'établissement par aveu de cette parenté indirecte ne peut avoir de conséquences juridiques qu'à l'égard de l'auteur de la reconnaissance. Il est bien évident qu'un pareil aveu n'est susceptible de faire naître d'obligations qu'à sa charge, qu'il ne saurait s'imposer à aucun autre membre de sa famille. Un homme n'a pas le pouvoir d'attribuer une paternité, soit à son père, soit à son grand-père, soit à son propre fils, pour avoir voulu reconnaître un individu, respectivement comme son frère, son oncle ou son petit-fils. Il en résulte que le bénéficiaire d'une pareille reconnaissance reste en dehors de la famille de celui qui l'a reconnu. Pour nous en tenir au cas le plus fréquent de reconnaissance de parenté indirecte, celui de la reconnaissance d'un frère, ce frère ne sera pas traité comme un i. Il pourrait aussi bien se voir imposer cette paternité par voie de justice. Voir, plus loin, la preuve de la parenté par bayyina.

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vrai frère de l'auteur de la reconnaissance. Et c'est pourquoi il ne lui sera pas permis de réclamer une pension alimentaire au père de ce dernier, c'est-à-dire à celui qui aurait été son propre père, si la reconnaissance « établissait la filiation », ce qui n'est pas le cas en l'occurrence. Il ne viendra pas non plus à sa succession. Il n'héritera même pas de celui qui l'aura « reconnu » (son prétendu frère) si celui-ci mourait en laissant des héritiers par le sang. Ainsi que le répètent à satiété les auteurs hanafites 2, ce genre de reconnaissance « n'établit pas la filiation ». En conséquence, s'agissant d'une telle parenté, aucun des empêchements au mariage, qui tiennent à la parenté, ne sera pris alors en considération. Il est vrai que les docteurs hanbalites 3 et chaféites 4 enseignent que si la reconnaissance émanait de l'ensemble des héritiers, ou même d'un seul héritier, mais à la condition qu'il ait vocation à la totalité de la succession, la « filiation serait alors établie ». Dans ces deux écoles, la reconnaissance de parenté indirecte n'est possible qu'après la mort de la personne sur laquelle « repose » cette parenté. Prenons un exemple emprunté au droit hanbalite : le défunt ne laisse comme successible qu'une fille qui recueille toute la succession au double titre d'héritière à fard et d'unique bénéficiaire du radd5 ; or, si elle avait « reconnu » un frère, « la filiation de celui-ci serait établie », c'est-à-dire qu'il serait tenu non seulement pour le frère de la fille qui l'a reconnu, mais aussi pour le fils du père de celle-ci, par hypothèse déjà décédé. L'opposition des deux thèses — hanafite d'une part, chaféitohanbalite d'autre part — est plus apparente que réelle. Si, par une reconnaissance de parenté indirecte, la filiation n'est pas établie en droit hanafite et en droit malékite, c'est afin de ne pas imposer à un tiers une parenté qu'il refuse d'admettre ; mais si ce tiers est décédé et qu'il ne laisse pas d'autre héritier que l'auteur de la reconnaissance, celle-ci ne va lier en somme que son auteur, aucune autre personne ne sera touchée, encore que la parenté reconnue « repose bien sur un tiers ».

1172. — Conditions de la reconnaissance de parenté indirecte. Ce sont les mêmes que celles exigées en matière de reconnaissance de parenté directe. L e bénéficiaire ne doit pas avoir de filiation 2. Sarahsî, Mabsût, XXIX, 18 et s. ; Kâsânî, Badâ'i', VII, 229 et s.; Margînânî, Hidâya, III, 140 ; même doctrine chez les Malékites. 3. Ibn Qudâma, Mugnî, V, 184 et 185. 4. Sîrâzî, Muhaddab, II, 352 ; mais la question est controversée dans cette école. 5. Quand les parts fixes des héritiers à parts fixes (ce sont surtout les femmes) n'ont pas absorbé toute la seccession et qu'il n'existe pas d'héritiers à titre universel ('asaba), le reliquat fait retour (radd) en droit hanbalite, comme en droit hanafite, aux héritiers à parts fixes.

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connue, il lui faut ratifier ladite reconnaissance. L e lien de parenté ainsi établi doit être vraisemblable, compte tenu de l'âge de l'auteur et du bénéficiaire de la reconnaissance. M a i s , tandis que la reconnaissance de parenté directe est irrévocable, de la part de son auteur, et que, de surcroît, elle ne peut être contestée par le j e u n e enfant qui a été reconnu sans son consentement, une fois qu'il est devenu adulte 6 , la reconnaissance de parenté indirecte est toujours susceptible d'être révoquée 7 , C ' e s t là u n de ses traits qui la rapproche le plus du testament.

1173. — Effets très limités de la reconnaissance de parenté indirecte. Cette institution propre à l'Islam — survivance, sans doute, des parentés artificielles de l ' é p o q u e préislamique — n'est cependant pas dépourvue de tout avantage pratique. L e s auteurs hanafites ont trop tendance à n ' y voir q u ' u n e simple constitution d'héritier qui place le bénéficiaire tout au bas de l'échelle des successibles. C ' e s t une « reconnaissance d'héritier », écrit K â s â n î 8, et la m ê m e expression se retrouve parfois chez les docteurs des autres écoles. A u vrai, la situation du bénéficiaire d ' u n e reconnaissance de parenté indirecte est u n peu supérieure à celle d ' u n légataire universel, m ê m e en droit hanafite et en droit hanbalite. C o m m e c e l u i - c i 9 il ne recueille toute la succession que si le d é f u n t n'a laissé a u c u n héritier, mais en sus il pourra réclamer, s'il est dans le besoin, une pension alimentaire à l'auteur de la reconnaissance quand le lien familial ainsi établi donne droit à des aliments et il partagera avec l'auteur de la reconnaissance les parts de succession qui auront p u échoir à ce dernier. T o u t e s ces conséquences sont c o m m a n d é e s par cette idée, qu'il est loisible à n ' i m p o r t e qui, p o u r v u qu'il ne soit pas incapable d'assumer toutes sortes d'obligations qui n'affectent que son patrimoine personnel. Récapitulons par le détail ces avantages de la reconnaissance de parenté indirecte. i . C e l u i qui a bénéficié d ' u n e reconnaissance de parenté indirecte, que ce soit à titre de frère, d'oncle ou de petit-fils, pourra réclamer, s'il est dans le besoin, des aliments à l'auteur de la reconnaissance quand celui-ci n'est pas l u i - m ê m e dans la gêne. Cette règle ne prend toute sa valeur q u ' e n droit hanafite 10 et en droit hanbalite, où les parents créanciers d'aliments sont très n o m b r e u x (tous les parents 6. Sarahsî, Mabsût, X V I I , 98 et s. ; Ramlî, op. cit., V, 109. 7. Sarahsî, Mabsût, X X I X , 19. 8. Badâ'i', V I I , 229 ; Sarahsî, Mabsût, X X X , 70 ; Zayla'î, Tabyîn, V, 28. 9. Il ne peut y avoir de légataire de plus du tiers qu'en droit hanafite et en droit hanbalite. Dans les deux autres écoles, il n'est pas permis de léguer plus du tiers de ses biens, même si l'on ne laisse aucun héritier. 10. Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 385.

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au degré prohibé p o u r le mariage en droit hanafite, tous les successibles en droit hanbalite). E n droit malékite et en droit chaféite, où seuls les parents en ligne directe p e u v e n t être créanciers d'aliments, cette conséquence de la reconnaissance de parenté indirecte ne présente pas, à ce point de v u e , le m ê m e intérêt. 2. D a n s le cas, le plus f r é q u e n t sans a u c u n doute, qui est celui de la reconnaissance d ' u n frère ou d ' u n e sœur, le bénéficiaire de la reconnaissance partagera (sauf en droit chaféite) la part d'héritage qui pourrait échoir à l'auteur de la reconnaissance dans la succession d u père de ce dernier. Pour la facilité de l'exposé, on choisira l ' e x e m p l e le p l u s simple. U n h o m m e décède, laissant d e u x fils. L ' u n a reconnu un tiers c o m m e étant son frère (ou sa sœur), l'autre s'est refusé à admettre le b i e n - f o n d é d ' u n e telle reconnaissance. Celui-ci recevra sa part successorale, c o m m e si de rien n'était, puisqu'il est étranger à la reconnaissance faite par son frère et qu'il ne doit pas en souffrir. Q u a n t à la part qui revient à l'auteur de la reconnaissance elle ne lui est conservée en totalité q u ' e n droit chaféite car, expliquent les auteurs de cette école, la succession dans son cas ne p e u t être f o n d é e que sur la parenté ; or, en l'occurrence, il n ' y a pas de véritable parenté, puisqu'elle est contestée par l'autre frère u . D a n s les trois autres écoles (hanafite, malakite et hanbalite), celui des d e u x fils qui aura reconnu u n tiers c o m m e frère devra partager avec celui-ci sa part successorale dans la succession de son père, l'autre fils conservant, bien entendu, sa propre part sans aucune amputation p u i s q u ' i l n'a pas imité son frère en reconnaissant ce troisième frère. C o m m e n t se fera, entre auteur et bénéficiaire de la reconnaissnace, le partage de la part successorale revenant normalement au p r e m i e r ? L e s M a l é k i t e s 12 et les H a n b a l i t e s 1 3 partent d u principe que d u m o m e n t que l'auteur de la reconnaissance soutient q u e celui qu'il a reconnu est son frère et, partant, le fils de son père, il doit être traité c o m m e s'il y avait eu trois fils appelés à succéder ; il recevra donc u n tiers de la succession. C e tiers, ajouté à la moitié qui revient nécessairement à son frère resté étranger à la reconnaissance, laisse c o m m e reliquat u n sixième de la succession ; ce sixième sera attribué à celui qui a bénéficié de la reconnaissance. O n procède de la m ê m e façon si c'est une fille qui est reconnue ou qui reconnaît u n frère, en tenant compte, cependant, d u privilège de masculinité, en v e r t u 11. Ramlî, op. cit., V, 1 1 4 ; Sîrâzî, Muhaddab, II, 352. Rappelons que, formulée par les deux héritiers, la reconnaissance, dans cette école, ferait du frère « reconnu » le fils légitime du défunt ; dans l'exemple choisi il recevrait le tiers de la succession. 12. Halîl, op. cit., IV, 89 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 418, et I V , 481 et s . " 13. Ibn Qudâma, Mugnî, V, 182, et VI, 277 et s.

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d u q u e l l ' h o m m e a droit à une part double de celle qui revient à la f e m m e du m ê m e ordre et d u m ê m e degré que lui. C h e z les Hanafites 1 4 , le calcul est b e a u c o u p plus simple. P o u r reprendre l ' e x e m p l e précédent, celui des d e u x fils qui seul aura reconnu u n frère partagera avec ce dernier la moitié de la succession ; chacun recevant, dès lors, u n quart de la succession, mais si c'était une sœur qu'il avait reconnue, il garderait les d e u x tiers de la moitié, soit deux sixièmes de toute la succession, et le sixième restant reviendrait à la sœur qu'il aurait reconnue. 3. E n droit hanafite 1 5 , la reconnaissance de parenté indirecte entraîne une troisième conséquence, dans le cas où l'auteur de la reconnaissance viendrait à mourir sans laisser aucun héritier « ni proche, ni lointain » 1 6 . L ' i n d i v i d u reconnu à titre de frère, d'oncle, ou de petit-fils recueillerait alors la totalité de la succession. A ce point de vue, la situation ressemble à celle d ' u n légataire universel, avec cependant u n léger avantage en faveur du bénéficiaire de la reconnaissance. E n effet, si l'auteur de la reconnaissance ne se rétractait pas avant sa mort (ce qu'il a toujours le droit de faire, s'agissant d ' u n e parenté indirecte), il ne pourrait disposer par testament que d u tiers de ses biens, c o m m e en présence d ' u n véritable héritier 17 .

1174. — La pratique ignore aujourd'hui cette institution. A défaut d'acquiescement par le tiers (frère, grand-père, fils) sur lequel « repose » la parenté indirecte, qui fait l'objet de ce genre de reconnaissance, ou, en droit chaféite et en droit hanbalite, de reconnaissance simultanée de l'ensemble des héritiers, la reconnaissance de parenté indirecte ne procure au bénéficiaire que des avantages qui pourraient tout aussi bien être obtenus par des moyens moins torturés. P o u r nous en tenir au cas le plus favorable, celui de la reconnaissance d ' u n frère, d u m o m e n t que le bénéficiaire ne vient à la succession de l'auteur de la reconnaissance, en droit hanafite, que si celui-ci décède sans héritiers, il aurait p u tout aussi bien être institué légataire universel par celui qui l'a reconnu. Il reste, il est vrai, l'éventuelle pension alimentaire à laquelle pourrait prétendre le frère « reconnu » et le droit de partager avec l'auteur de la reconnaissance la part d'héritage qui échoit à celui-ci dans la succession de son père. M a i s , ici encore, u n résultat analogue pourrait être atteint, et peut-être d ' u n e manière plus efficace, sans avoir recours au procédé détourné de la reconnaissance de fraternité ; d'autant plus que celle-ci — i l importe de ne pas l'oublier — e s t très fragile puisque, 14. Sarahsî, Mabsût, X X X , 71, et 88 et s. ; Zayla'î, Tabyîn, V, 28. 15. Zayla'î, Tabyîn, V, 28. 16. C'est-à-dire pas d'héritier par les femmes (dawî-l-arhâm), ni même d'héritier par droit de patronat. 17. Kâsânî, Badâ'i', VII, 379.

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comme toutes les reconnaissances de parenté indirecte, elle est susceptible d'être révoquée par son auteur à n'importe quel moment. L e vice d'un tel raisonnement est de partir de ce postulat que celui qui reconnaît un frère, une sœur, un oncle ou un petit-fils entend seulement leur procurer les avantages matériels énumérés ci-dessus. A vrai dire, pendant des siècles la reconnaissance de parenté indirecte fut surtout le fait de gens qui croyaient fermement à la réalité du lien familial dont ils faisaient l'aveu. Leur idéal aurait été, à défaut de pouvoir imposer en justice leur point de vue, d'y convertir celui (père, grand-père, fils) sur lequel « repose » en définitive ladite parenté, ce qui aurait transformé une telle reconnaissance, si imparfaite à tous égards, en reconnaissance de parenté directe qui, elle, « établit la filiation » comme disent les fuqahâ'. C'était donc pour se mettre en règle avec leur conscience qu'ils décidaient d'assumer sur leur seul patrimoine les obligations qu'une pareille conviction leur imposait, ladite reconnaissance ne pouvant nuire en aucune façon aux autres membres de la famille. D e nos jours, ces cas de conscience se font rares. L e système de l'état civil conçu à l'européenne tend de plus en plus à se généraliser dans les pays d'Islam et l'homme scrupuleux qui est certain que tel individu est son frère, son oncle ou son petit-fils aurait tôt fait de prouver par un acte authentique la filiation de ce dernier à l'égard, respectivement, de son père, de son grand-père ou de son fils. En sorte que la reconnaissance de parenté indirecte se révèle aujourd'hui bien inutile. L ' o n s'explique ainsi la désaffection des musulmans à l'endroit de cette institution si ancienne du fiqh.

1175. — La reconnaissance de parenté indirecte dans le droit positif contemporain. Malgré le peu d'intérêt pratique qu'elle présente de nos jours, la reconnaissance de parenté indirecte n'a pas disparu des monuments législatifs contemporains. On lui consacre peu de place, certes, mais le seul fait de la mentionner lui conserve une existence légale. L a loi égyptienne du 6 août 1943 sur les successions (art. 42) en réglemente minutieusement les incidences successorales, non pas toujours du reste en respectant les principes hanafites classiques. D'après les fuqahâ' hanafites, quand à défaut de tout héritier (y compris le patron du de cujus converti à l'Islam) le bénéficiaire d'une reconnaissance de parenté indirecte vient à la succession, c'est toujours en qualité d'héritier. D ' o ù application des règles propres à la succession ab intestat (empêchement tenant à la différence de religion, incapacité du meurtrier du défunt, d'hériter, etc.). L e législateur égyptien en a fait un personnage hybride, le déclarant dans l'intitulé de la section V I de la loi du 6 août 1943 « successible en dehors de la vocation héréditaire » mais lui appliquant par ailleurs les empêchements édictés en matière successorale (art. 41, in fine).

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Le Code syrien du Statut personnel de 1953 résume dans son article 136 les principaux traits de l'institution. Celle-ci, en passant dans les deux codes maghrébins du Statut personnel (tunisien et marocain) a pris les contours que lui donne le droit hanafite classique. L'article 73 du code tunisien est à ce point de vue révélateur de cette influence. On y retrouve sans peine la reconnaissance de parenté indirecte du fiqh hanafite. La chose est moins nette dans l'article 93 du Code marocain du Statut personnel, dont la rédaction est du reste trop obscure pour qu'on puisse se faire une idée exacte de la pensée du législateur marocain. Le gouvernement irakien, quand il s'est avisé de corriger en 1963 les fantaisies législatives qu'avait eues, en matière successorale, le dictateur Kassem et de revenir au fiqh chiite dans ce domaine, a rappelé expressément la vocation du bénéficiaire d'une reconnaissance de parenté (art. 88, Code irakien du Statut personnel, modifié par la loi du 18 mars 1963).

CHAPITRE III

RÉCLAMATION JUDICIAIRE DE PARENTÉ LA PROCÉDURE PAR « BAYYINA » 1176. — La preuve par témoins. C'est, en droit musulman, le troisième volet du triptyque des modes d'établissement de la filiation et, par voie de conséquence, de tous les liens de parenté. Après la présomption de paternité, qui résulte de la maxime al-walad li-l-firâs, en vertu de laquelle « l'enfant de l'épouse est au mari, vivant ou mort, sans qu'il soit tenu de le reconnaître m1, ont été étudiées les diverses sortes de « reconnaissance » ou d'aveu, iqrâr, de paternité, de filiation, de maternité, etc. ; il reste enfin à examiner le dernier moyen d'établir la filiation, celui qui fait appel au témoignage. Il est en effet possible de prouver en justice tous les liens de parenté, sans aucune exclusive, pourvu qu'ils soient légitimes 2 . Ce troisième procédé est celui dit par bayyina. L e mot évoque la preuve par témoins, la bayyina étant la forme la plus élaborée du témoignage. Cela signifie-t-il qu'il ne s'agit que d'un simple moyen de preuve des deux autres procédés d'établissement de la filiation, ou bien faut-il y voir un troisième procédé, indépendant des deux premiers ? Il ne pourra être répondu à la question qu'une fois que les principes de la bayyina, en matière de filiation et de parenté, auront été exposés. C'est surtout de nos jours que la question présente un réel intérêt. En effet, dans presque tous les pays musulmans, les règles du fiqh, relatives à la preuve en général, ont été abandonnées au profit de principes nouveaux, d'un esprit tout différent, inspirés des législations occidentales. Avec la bayyina en matière de filiation, sommes-nous en présence 1. La formule est de l'Imâm as-Sâfi'î (Umm, V, 282), ce qui prouve que la signification que lui ont donnée les juristes classiques remonte loin dans le passé, tout au moins avant la fin du deuxième siècle de l'Hégire. 2. Sauf en ce qui concerne la maternité qui, bien qu'illégitime, est susceptible d'être prouvée en justice. Sur la sahâda fi-'l-nasab, consulter Sarahsî, Mabsût, XVI, 149-157 ; t. XVII, 16 et 5, 79-83.

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de simples règles de procédure ? S'il en est ainsi, il est alors permis d'affirmer qu'elles ont été abandonnées dans tous les pays d'Islam ; il n'en subsiste que le principe que tous les liens de parenté sont susceptibles d'être prouvés en justice, à la condition que ce soit suivant les nouvelles formes de la procédure. En revanche, s'il faut les tenir pour des règles de fond, on peut en conséquence avancer qu'elles demeurent en vigueur dans tous les pays d'Islam où la matière de la filiation continue à être régie par les normes du fiqh. Pour en revenir au droit musulman classique, il importe tout d'abord de bien distinguer entre la preuve de la maternité et celle de la paternité ou de la filiation, suivant le point de vue auquel on se place.

1177. — I. Preuve de la maternité. Ce titre recouvre une double série d'hypothèses qui n'ont que peu de liens entre elles. Dans le premier cas, il s'agit d'une femme mariée qui soutient, contre son mari ou les héritiers de celui-ci qui refusent de l'admettre, qu'elle a effectivement mis au monde un enfant (c'est une question d'accouchement qui est discutée) ou encore que l'enfant dont elle est accouchée — point que la mari ne conteste pas — n'a pas fait l'objet d'une substitution (question d'identité). Mais l'action en réclamation de filiation pourrait être dirigée contre une femme par un individu quelconque, dont la filiation est inconnue et qui entend prouver que cette femme a mis au monde un enfant et qu'il est, lui-même, cet enfant. i . L a première hypothèse est la seule qu'envisagent expressément les auteurs classiques, qui lui consacrent de très longs développements. Cela se comprend. A l'époque où furent éciits les grands traités de droit, la polygamie était courante et les répudiations encore plus fréquentes qu'aujourd'hui. Cela donnait lieu à maintes contestations entre époux, à l'occasion de toute naissance plus ou moins suspecte. L e s fraudes les plus habituelles, de la part d'une femme mariée, étant alors de prétendre avoir accouché d'un enfant qu'elle avait tout simplement recueilli, ou de substituer un garçon à la fille dont elle avait, en fait, accouché. Cependant, le fiqh a facilité à la femme et la preuve de l'accouchement et celle de l'identité. En principe, le témoignage est une affaire d'hommes ; si, en ce qui concerne les transactions, mu'âmalât, l'on permet que l'un des deux témoins soit remplacé par deux femmes, ce n'est jamais qu'une tolérance, et c'est pourquoi il faut toujours qu'il y ait au moins un homme parmi les témoins 3 . Toutefois, le fiqh apporte une notable exception à cette règle fondamentale ; elle concerne le témoignage 3. Lire dans le Mabsût (t. XVI, 142) l'opinion peu flatteuse de Sarahsî, touchant l'aptitude des femmes à être témoins.

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relatif aux faits que les femmes seules sont autorisées à constater : en premier lieu, l'accouchement, mais aussi les premiers vagissements du nouveau-né, qui prouvent qu'il est né viable, les défauts sexuels propres à la femme, l'état de virginité, etc. L a preuve de tous ces faits doit être rapportée par des femmes seules, c'est-à-dire non associées à des hommes, cette dernière condition n'étant exigée qu'en matière de mu'âmalât, d'obligations patrimoniales. Pour ne considérer que l'accouchement qui, seul, nous intéresse pour le moment, combien faut-il de femmes qui attestent que l'intéressée est effectivement accouchée et qu'il n'y a pas eu substitution d'enfants ? Les Hanafites 4 se suffisent du témoignage d'une seule femme « honorable », qui sera, le plus souvent la sage-femme qui a assisté l'accouchée 5 . N'est-il pas dit dans le Coran : « Dieu veut votre aise et non pas votre gêne. » (II, 185) — « I l (Dieu) ne vous a rien commandé de difficile, dans votre religion. » ( X X I I , 78) ? Or, l'accouchement est un événement auquel pourraient ne pas assister de nombreuses personnes. M ê m e solution en droit hanbalite, le témoignage d'une seule femme « honorable » y est suffisant 6. Les Malékites, pour leur part, exigent que deux femmes au moins attestent la naissance et l'identité de l'enfant, sans doute en vertu du principe que le témoignage unique ne fait pas preuve 7 . Quant aux Chaféites, ils ont comme à plaisir compliqué le problème. D e la combinaison de deux grands principes du droit de la preuve, à savoir qu'il faut toujours au moins deux témoins, et que dans les circonstances où les femmes peuvent être substituées aux hommes, il faut deux femmes pour remplacer un homme, ils en ont conclu que la preuve de la naissance et de l'identité de l'enfant ne pouvait être apportée que par quatre femmes 8. Qu'on est loin de la sagesse et de la modération hanafite! Il n'est pas inutile de le rappeler, la procédure précédente ne s'appliquera que si le mari, durant le mariage, soutient que sa femme n'a jamais été enceinte, ou qu'il y a eu substitution d'enfant, la femme prétendant le contraire. Car autrement, c'est-à-dire s'il n'existe pas de contestation ou si la grossesse a été apparente, ou encore si le mari « reconnaît » expressément son enfant, il n'y a pas lieu d'avoir recours au témoignage de la sage-femme (de deux ou quatre femmes, dans 4. Margînânî, Hidâya, II, 27, et ses commentaires dans le Fat h alQadîr, III, 306 à 308 ; Zayla'î, Tabyîn, III, 43 et s. ; Code du Statut personnel de Qadrî pacha, art. 348. 5. En extrapolant, en droit moderne, on dira : le témoignage du médecin accoucheur. 6. Voir la 'Utnda d'Ibn Qudâma (trad. Laoust), p. 294, et le Sarji alkabîr, sur le Mugnî, 2 e éd., XII, 90. 7. Ibn RuSd, Bidâyat al-Mujtahid, II, 454. 8. Sîrâzî, Muhaddab, II, 334.

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les écoles malékite et chaféite). Il s'agit là d'une procédure contentieuse, et non de l'établissement d'un acte de l'état civil. Faut-il adopter les mêmes solutions si l'enfant naissait dans les délais légaux, mais après la dissolution du mariage par répudiation ou mort du mari, et que celui-ci — ou le cas échéant, ses héritiers — conteste la réalité de la naissance ou l'identité de l'enfant ? Les deux grands disciples d ' A b û Hanîfa (Saybânî et A b û Yûsuf) étaient de cet avis, puisque par hypothèse, disent-ils, l'enfant a été conçu durant le mariage ; mais leur maître enseignait, dit-on, qu'il fallait, si la réalité de la naissance était contestée, suivre la procédure de droit commun en matière de filiation fl. Or, en règle générale, la filiation ne se prouve que par le témoignage de deux hommes ou d'un homme et de deux femmes (en droit hanafite). 2. En dehors des circonstances ci-dessus indiquées, où le conflit s'élève entre la mère et son mari (ou les héritiers de ce dernier), il n'est pas interdit d'imaginer 10 qu'un individu veuille faire établir sa filiation à l'égard d'une femme mariée ou non, dans le premier cas, pour faire jouer la présomption al-walad li-l-firâs, dans le second cas, afin d'être son héritier, si elle n'en a pas d'autre. A vrai dire, cette recherche judiciaire de la maternité nous paraît être une vue de l'esprit, dans la société musulmane telle qu'elle est constituée. Aussi ne faut-il pas s'étonner de ne rien trouver à ce sujet dans les ouvrages de fiqh, sauf peut-être que la filiation maternelle illégitime est susceptible d'être prouvée. En l'occurrence, ce sera la procédure par bayyina, à laquelle nous arrivons, qui devra être mise en œuvre.

1178. — II. La preuve de la filiation paternelle. A la preuve de la filiation paternelle (an-nasab) est subordonné l'établissement en justice de tous les autres liens de parenté. C'est ainsi qu'il faudrait interpréter, à notre avis, l'article 355 du pseudoCode du Statut personnel de Qadrî pacha, qui commence par une déclaration de principe : « L a paternité, la filiation, la fraternité, et toute autre parenté, s'établissent par le témoignage de deux hommes honorables, et d'un homme et de deux femmes, dignes de confiance. » La suite de l'article laisse entendre que si père ou fils étaient décédés — ou alors qu'il ne s'agisse d'établir qu'un autre lien de parenté que la filiation paternelle — l'action ne pourrait avoir d'autre objet que de permettre au demandeur de se prévaloir d'une ou plusieurs conséquences de la parenté, par exemple le droit aux aliments ou le droit d'être héritier. Toujours est-il que dans les développements qui suivent on raisonnera sur l'hypothèse d'une réclamation judiciaire de filiation paternelle. 9. Mêmes références qu'à la note 4. Ajouter Sarahsî, Mabsût, XVI, 144, et art. 349, Code Statut personnel de Qadrî pacha. 10. Comme le fait Bousquet, Précis, p. 153.

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En droit hanafite, ainsi qu'il ressort de l'article précité du Code de Qadrî, cette bayyina, cette preuve testimoniale, peut être administrée soit par deux hommes, soit par un homme et deux femmes n . L'école hanafite se sépare, sur ce point, des trois autres écoles. D'après les docteurs chaféites, malékites et hanbalites, deux femmes ne peuvent remplacer un homme qu'en matière patrimoniale, au sens strict de l'expression, c'est-à-dire en ce qui concerne seulement les « transactions financières » comme le dit clairement le texte du Coran auquel tous se réfèrent et où il n'est question que de « dettes » (II, 282) ; or, les problèmes soulevés par la filiation et la parenté en général ne peuvent raisonnablement rentrer dans cette catégorie de difficultés juridiques, donc, la bayyina en matière de filiation suppose, dans ces trois écoles, le témoignage de deux hommes 12 .

1179. — Sur quoi doit porter le témoignage?

Il est difficile de donner une réponse dépourvue d'ambiguïté à une pareille question, faute de pouvoir trouver dans les textes des prises de position assez nettes pour nous éclairer sur la pensée des fuqahâ' en la matière. D'après le doit commun de la preuve, les témoins ne peuvent rapporter que ce qu'ils ont pu constater par euxmêmes ou ce dont ils ont pu avoir une connaissance directe ; mais, justement, tout ce qui touche à la filiation échappe à cette règle générale 13 . Et c'est pourquoi en cette matière on admet que les témoins peuvent invoquer à l'appui de leur déclaration la commune renommée 1 4 . A vrai dire, ce recours à la commune renommée n'est que toléré par istihsân, par faveur, car la logique juridique, le qiyâs, devait conduire à en condamner l'usage. Toujours est-il qu'elle permet aux témoins d'établir la filiation par simple affirmation ; il leur suffit, en effet, de se borner à déclarer qu'il est communément admis que celui pour qui ils témoignent et dont la filiation est inconnue, bien entendu, a pour père tel individu. Le plus subtil de tous les Hanafites, al-Kâsânî 15 , résume dans une de ces formules lapidaires dont il a le secret les deux fonctions de la bayyina en matière de filiation : « Parfois la bayyina fait naître (apparaître) la filiation, et d'autres fois elle en confirme l'existence. » Dans ce second cas, c'est par la bayyina, en effet, que seront établies les circonstances de fait (date de naissance, date de répudiation) dont dépend la mise en œuvre de la présomption, al-walad li-l-firâs. 11. Sarahsî, Mabsût, XVI, 114. 12. Sîrâzî, Muhaddab, II, 334 ; Ibn Rusd, Bidâya, II, 453 ; Ibn Qudâma, 'Umda, p. 293-294. 13. J. Schacht, An Introduction to Islamic Law, p. 194. 14. Sarahsi, Mabsût, XVI, 149; Kâsânî, Badâ'i1, VI, 266. Cf. DardîrDasûqî, op. cit., IV, 198, à propos du mariage; peut s'appliquer aussi bien à la filiation. 15. Badâ'i', VI, 254.

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Il s'agit alors de la fonction strictement probatoire de la bayyina. La filiation existe virtuellement, les témoins se contentent d'en fournir les éléments de preuve. Mais quand ces témoins affirment, sans plus, que tel individu est tenu pour le fils de tel autre, c'est alors la fonction créatrice de la bayyina qui prend le dessus. Si l'on néglige cet aspect de la bayyina dans le domaine de la filiation, de très nombreuses solutions d'espèce, qui emplissent les ouvrages de fiqh deviennent incompréhensibles. Ainsi, quand deux hommes « prouvent » par témoins, l'un que tel enfant est le fils d'un de ses esclaves, l'autre qu'il est son propre fils, le juge préférera la réclamation du père, encore que celui-ci soit chrétien et que son adversaire soit musulman, « car il est dans l'intérêt de l'enfant d'être libre ». Mais si un musulman et un chrétien « prouvent » par bayyina que le même enfant est le fils de chacun d'eux, on donnera la préférence au musulman 1 S . A aucun moment, le juriste ne s'arrête à la question du degré de vraisemblance qu'il convient d'accorder à chacun des témoignages.

1180. — La « bayyina » dans la hiérarchie des modes d'établissement de la parenté.

La bayyina sous son deuxième aspect vient après la présomption al-walad li-l-firâs, dont on sait qu'elle ne peut être combattue que par la procédure du li'ân. Le fait que cette procédure ne soit plus guère utilisée donne en fait à la présomption un caractère irréfragable, mais la bayyina passe avant la reconnaissance, iqrâr, de parenté. L'enfant trouvé, quand il a été reconnu, que ce soit par l'inventeur ou toute autre personne, est réputé être l'enfant légitime de l'auteur de la reconnaissance. Cette reconnaissance, qui ne pourra plus être rétractée par son auteur, sera tenue cependant pour non avenue si un tiers « prouve » par bayyina que l'enfant trouvé est le sien 17 .

1181. — La réclamation judiciaire de parenté en droit moderne.

Les monuments législatifs contemporains en matière de statut personnel omettent pour la plupart de réglementer ce troisième procédé d'établissement de la filiation et de la parenté, même quand ils mentionnent en passant la bayyina, comme le Code syrien du Statut personnel (art. 134) et le Code irakien 1 8 (art. 53) à propos de la mère qui a reconnu un enfant et qui entend faire établir la paternité de son mari à l'égard de cet enfant. Pourtant, deux codes tout récents ne se bornent pas à en mentionner l'existence, mais ont soin de préciser que le témoignage de deux personnes honorables se place sur 16. Fath al-Qadîr, VI, 272-273. 17. Kâsânî, Badâ'i', VI, 254. 18. Il s'agit des Codes du Statut personnel.

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le même pied que les autres procédés d'établissement de la filiation : la présomption, qui découle de la règle al-uoalad li-l-firâs et la reconnaissance de parenté. L'article 68 du Code tunisien du Statut personnel dispose en effet : « L a filiation est établie par la cohabitation, l'aveu du père ou le témoignage de deux ou plusieurs personnes honorables. » La conjonction ou indique à l'évidence que le témoignage ne concerne pas uniquement la preuve de la cohabitation ou de l'aveu, mais constitue un mode particulier d'établissement de la filiation. D u reste, s'il pouvait subsister quelques doutes sur cette interprétation, ils seraient dissipés par les dispositions beaucoup plus explicites de l'article 89 du Code marocain du Statut personnel: « Les modes de preuve admis pour l'établissement de la filiation sont : la présomption de paternité légitime, l'aveu du père, le témoignage de deux adouls ou la commune renommée... »

TITRE II

L'OBLIGATION ALIMENTAIRE

ENTRE PARENTS

1182. — Les différentes obligations alimentaires du droit musulman. L a plupart des fuqahâ' — quelle que soit l'école considérée — ont pris comme habitude de grouper dans leur exposé sur les nafaqât1 quatre catégories différentes de dettes alimentaires 2. Il y a d'abord l'obligation des proches parents, la nafaqat alaqârib, celle à laquelle sont tenus les uns à l'égard des autres, les parents en ligne directe et, parfois (droit hanafite et droit hanbalite), certains collatéraux. Ses caractéristiques essentielles sont, d'une part, de ne peser sur le débirentier que si le créancier est dans le besoin et, d'autre part, sauf très rares exceptions, d'être en principe réciproque. Celui qui aujourd'hui est le débiteur d'aliments, parce qu'ayant les moyens de secourir son « proche parent » dans le besoin, peut à son tour, en devenir demain le créancier, s'il se trouve luimême privé de ressources. A côté de cette obligation alimentaire qui, seule, fera l'objet des développements placés ci-dessous, les fuqahâ' étudient d'autres nafaqât. En premier lieu, l'obligation du mari de subvenir à l'entretien de sa femme ; c'est la véritable nafaqa, celle à laquelle on pense toujours quand le mot n'est suivi d'aucun complément. Puis viennent le devoir du maître de nourrir, loger et vêtir son esclave, et enfin —• mentionnée, il est vrai, pour mémoire et sans qu'on y insiste beaucoup — , l'obligation du propriétaire ou du gardien d'un animal domestique de lui fournir un minimum de nourriture. Cette taxinomie et les rapprochements qu'elle sugère sont, en dépit des appa1. Plur. de nafaqa. 2. Par exemple, pour le droit hanafite : Kâsânî, Badâ'i', IV, 15 ; pour le droit chaféite : Muzanî, Muhtasar, sur le Umnt de Sâfi'î, V, 88 et s. ; pour le droit malékite : Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 522 ; pour le droit hanbalite : Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 629 à 635, où la question est étudiée d'une façon exhaustive.

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DE DROIT MUSULMAN

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rences, tout à fait artificiels. C'est ainsi que, même l'obligation du mari de pourvoir à l'entretien de sa femme est fondamentalement différente de l'obligation alimentaire entre parents. Il suffit de rappeler 3 qu'elle est fondée non pas sur les besoins de l'épouse, mais sur le fait qu'elle s'est mise à la disposition de son mari. Elle est donc la contrepartie des droits du mari sur sa personne et, comme telle, peut être exigée par la femme, encore qu'elle soit riche et que le mari, lui, n'ait que très peu de moyens. Il en résulte logiquement que cette obligation n'est pas réciproque et qu'elle est susceptible de s'arrérager. Ainsi, et par son fonctionnement et par ses caractères juridiques, la nafaqa de la femme n'a rien de commun avec l'obligation alimentaire des « proches parents », dans laquelle la notion d'état de besoin est au contraire essentielle. Ce qu'il y a de peu satisfaisant dans la classification quadruple proposée par les juristes n'est pas moins évident, quand on passe à l'obligation du maître à l'égard de son esclave, et encore moins quand il s'agit de l'obligation de nourrir la bête dont on a la garde. Pour ce qui est de l'esclave, il convient en effet de ne pas oublier qu'il n'a pas, à proprement parler, de « droits » contre son maître. Cependant, l'Islam ayant conçu à son endroit un statut marqué de beaucoup d'humanité, les légistes ont tourné la difficulté que fait naître la cruauté d'un maître se refusant à nourrir ou à vêtir son esclave en l'obligeant, non pas à exécuter une obligation, qui serait un non-sens juridique, mais à vendre l'esclave. Ainsi, le maître retrouve le capital que représente l'esclave, sans être astreint à aucune obligation alimentaire proprement dite. Quant aux bêtes de somme (dawâb) et aux animaux domestiques en général, les trois écoles chaféite, malékite et hanbalite les traitent de la même façon que l'esclave, en ce sens que si leur propriétaire s'obstine, après injonction du cadi, à ne pas les nourrir, le cadi obligera celui-ci à vendre la bête, et si celle-ci n'a pas de valeur marchande, d'après le fiqh (comme le chien) à s'en défaire en la donnant. L'école hanafite, ayant suivi la leçon de Saybânî, opposée à celle d ' A b û Y û s u f 4 ne reconnaît pas, pour ce qui est des animaux, un pareil pouvoir au cadi. L e rapprochement que l'on a coutume de faire avec le cas de l'esclave n'est pas, dit-on, fondé juridiquement, car si le juge peut intervenir en faveur de l'esclave, ce n'est qu'à la suite d'une plainte de ce dernier, plainte qui n'est évidemment pas possible quand il s'agit d'une bête. Il existe, il est vrai, dans le fiqh, un devoir de bien traiter les animaux, mais il s'agit d'une prescription religieuse ou morale : c'est à Dieu que l'homme en devra rendre compte B.

3. Voir supra, n° 867 et s. 4. Kâsânî, Badâ'ï, IV, 40. 5. Sur cette « obligation religieuse » et son inobservation dans la vie quotidienne, voir G. H. Bousquet, « Des animaux et de leur traitement selon le judaïsme, le christianisme et l'Islam », Studia Islamica, IX, p. 31 et s.

OBLIGATION

ALIMENTAIRE

ENTRE

PARENTS

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1183. — Rapports de la filiation et de l'obligation alimentaire. Il ne faut pas être surpris de voir étudier l'obligation alimentaire entre parents tout de suite après l'exposé sur la filiation et la parenté. Dans d'autres systèmes législatifs — ceux qui attachent un pareil effet aux liens d'alliance — la méthode pourrait prêter à critique mais, en droit musulman, l'alliance ne crée pas par elle même d'obligation alimentaire 6 . Celle-ci ne naît que de la parenté par le sang 7 . Elle est, suivant l'expression des fuqahâ', u n des effets âtâr de la filiation, nasab. Mais c'est le seul parmi les effets de la filiation qui ne découle pas également d'une autre institution : du mariage par exemple, c o m m e la vocation successorale, ou de l'alliance c o m m e les interdits matrimoniaux. U n e liaison aussi étroite et exclusive justifie la place fixée à l'obligation alimentaire dans cet ouvrage.

1184. — Caractère généraux de cette institution. Si les écoles sont très divisées sur le point de savoir à quels rapports d e famille est attachée l'obligation alimentaire, en revanche, les caractères généraux de l'institution ne sont guère différents d'une école à l'autre. O n commencera par énumérer ces traits généraux communs, avant d'aborder l'étude de la portée, très variable, que chaque école a donnée à cette obligation. A quelques nuances près, les écoles juridiques s'accordent sur les points suivants : 1. T o u t e personne, qu'elle soit adulte ou enfant, f e m m e ou homme, quand elle a des ressources personnelles, ne peut réclamer d'aliments à qui que ce soit, serait-ce à son père. C'est par là — on le sait déjà — que l'obligation alimentaire entre parents se distingue de l'obligation qui incombe au mari de subvenir à l'entretien de sa femme. L e mari ne peut y échapper sous prétexte que sa f e m m e est riche ou que tout au moins elle n'a pas besoin de nafaqa. 2. L e droit de réclamer des aliments ne peut être exercé que par les parents dans le besoin. Il est à la mesure de ce besoin, sauf en 6. Sous réserve de ce qui est dit infra, n° 1221, au sujet de l'obligation indirecte pour un fils de subvenir aux besoins de la femme de son père, et aussi de l'obligation pour un père de fournir des aliments à la femme de son fils incapable de gagner sa vie. Il s'agit là, on le devine, d'un prolongement de l'obligation qui existe au profit du père et du fils, tenus euxmêmes à l'égard de leur femme, mais le mari de la mère, ou celui de la fille, ne peuvent se prévaloir de leur qualité d'allié pour réclamer directement une pension alimentaire. Ainsi, la règle est absolue, qui veut que l'alliance ne crée pas d'obligation alimentaire, même en ligne directe. Kâsânî, Badâ'i', IV, 36. 7. La parenté par le lait, dont les effets sont si importants dans le domaine des empêchements au mariage, ne fait pas naître non plus d'obligation alimentaire, même pas au profit de la nourrice.

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TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

ce qui concerne les enfants dont les parents sont riches, et auxquels le juge a la faculté d'octroyer une pension alimentaire qui ne couvre pas seulement leurs stricts besoins. 3. L e père, quand il est vivant, s'il a des ressources personnelles ou s'il est apte à gagner sa vie et celle de ses enfants, doit subvenir seul à l'entretien de ceux-ci ; même la mère n'est pas tenue d'y contribuer. Elle n'y est obligée qu'après la mort du père ou si celui-ci est incapable de gagner sa propre subsistance. Les Malékites vont encore plus loin et exonèrent la mère totalement et en toute hypothèse 8, c'est-à-dire encore qu'elle soit riche et que le père soit décédé. 4. L'obligation alimentaire des proches parents ne s'arrérage pas, car elle est fondée sur les besoins du créancier 9. Il est donc logique de priver ce dernier des mensualités non réclamées. N'a-t-il pas avoué en négligeant de les percevoir, qu'elles ne lui étaient pas indispensables ? Voilà pourquoi les juristes exceptent de la règle précédente le cas où les créanciers d'aliments auraient emprunté, avec l'autorisation du juge ou du débiteur lui-même, le montant de la pension. Il pourra ensuite se faire payer afin de rembourser le prêteur. 5. La contrainte par corps peut être employée non seulement pour obliger le père à s'exécuter, mais aussi à l'égard de tous les autres débiteurs de la pension alimentaire récalcitrants 10. Dans ce domaine du droit de la famille, le donné scripturaire se fait assez rare ; cela a permis une élaboration doctrinale beaucoup plus libre, c'est-à-dire moins asservie au souci de concilier le texte des Écritures, la logique juridique et la politique législative. Par ailleurs, les divergences entre écoles s'accentuent davantage, comme on pourra le constater notamment en recherchant à quels liens de famille est attachée l'obligation alimentaire. Il importe, en effet, de ne pas attacher une trop grande importance aux versets du Coran auxquels se réfèrent les auteurs, et guère plus aux hadith-s invoqués de temps à autre au cours de leur exposé. On se rend bien vite compte que la règle du droit positif ne leur doit presque rien. Versets et hadith-s semblent avoir été ajoutés après coup, si l'on peut dire, afin de permettre aux apologistes de rappeler leur invariable antithèse entre l'incurie préislamique et la perfection de la réforme du Prophète n . Il suffit de reporter ici deux de ces versets 8. Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 583 et 587, pour la comparaison de la doctrine des quatre écoles. 9. Kâsânî, Badâ'ï, IV, 38. 10. 'Umar 'Abd Allâh, Statut personnel (en arabe), p. 503. 11. Même un juriste aussi occidentalisé que Syed Ameer Alî ne craint pas d'écrire qu'il n'existait « durant cette sombre période de rapine, de meurtre et de misère qui a précédé immédiatement la promulgation des lois de l'Islam » aucune coutume imposant la moindre obligation alimentaire, même au père à l'égard de ses enfants. Cf. Mohammedan Lato, II, 426.

OBLIGATION

ALIMENTAIRE

ENTRE

PARENTS

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coraniques 12 dont font état les fuqahâ' dans leur exposé pour justifier le bien-fondé de notre constatation. « Dieu a ordonné de n'adorer que lui, d'avoir une belle conduite envers vos père et mère, soit que étant chez toi, l'un d'eux ait atteint la vieillesse, ou que les deux y soient parvenus et ne leur dis pas : ouf, ne leur fais pas de reproches. Parle-leur avec respect. » (Coran, X V I I , 23.) « Nous (Dieu) avons recommandé à l'homme ses deux parents, sa mère le porte en son sein, et endure peine sur peine, il n'est sevré qu'au bout de deux ans. Sois reconnaissant envers moi (Dieu) et envers tes parents. » (Coran, X X X , 14.) L e s hadith-s invoqués n'ont guère plus de lien avec le sujet traité, même le fameux : « T o i et tes biens appartenez à ton père » 13 , dont on aura à souligner cependant tout le parti qu'en ont tiré, en la matière, les fuqahâ'. *

Dans une première section seront examinées les divergences des écoles, relatives à la question capitale de savoir à quels rapports de parenté est attachée l'obligation alimentaire. L a deuxième section sera consacrée à l'étude des difficultés que soulève la pluralité des parents en ligne directe (ascendante ou descendante) débiteurs de la pension alimentaire et de la hiérarchie établie par la loi. Il paraît utile, sinon indispensable, d'exposer séparément, dans une troisième section, les règles très particulières qui régissent l'obligation alimentaire des collatéraux et des parents utérins. Cette obligation est du reste inconnue dans les deux écoles malékite et chaféite. Enfin, dans une quatrième section, seront groupées les principes relatifs au contenu, aux conditions d'exigibilité et aux modalités d'exécution de la dette alimentaire entre parents.

12. D'après l'édition courante égyptienne. 1 3 . L e s hadith-s

groupés

d a n s le Kitab

an-nafaqât d u

Sahîh,

de

Buhârî (t. III de la trad. Houdas et Marçais) concernent surtout la nafaqa matrimoniale.

Section I RAPPORTS DE FAMILLE AUXQUELS EST L'OBLIGATION

ATTACHÉE

ALIMENTAIRE

1185. — Divergences entre écoles. Il ne sera plus question, désormais, que de la seule obligation alimentaire entre parents, de la nafaqat al-aqârib. Il convient tout d'abord de rechercher à quels rapports de famille est attachée une telle obligation. Sur ce point capital, les écoles divergent assez profondément. C'est ainsi que l'école chaféite ne fait découler le devoir alimentaire que de la parenté en ligne directe, mais sans limite de degré. Beaucoup plus restrictive est encore l'école malékite, qui n'établit de dette alimentaire qu'à la charge des enfants et du père. La mère, qui pourrait éventuellement être créancière d'aliments n'en est jamais débitrice, ce qui se concilie mal avec le principe de réciprocité admis, dans ce domaine, par tous les fuqahâ'. En revanche, les écoles hanafite et hanbalite étendent l'obligation alimentaire non seulement à tous les parents en ligne directe, mais même à certains collatéraux, voire à tous les parents successibles, comme l'enseignent les Hanbalites. Si les différences entre écoles sont assez sensibles, quand il s'agit de préciser à quels rapports de famille est attachée l'obligation alimentaire — ce qui explique que, dans cette première section, il sera nécessaire de traiter des principes propres à chacune des écoles en paragraphes bien distincts, en revanche, tous les autres problèmes que soulève l'obligation alimentaire entre parents, à savoir les conditions d'exigibilité, le contenu, la hiérarchie des débiteurs, etc., ne diffèrent guère d'une école à l'autre et ne feront l'objet que d'un exposé unique. L e cadre en sera celui du droit hanafite et il suffira de signaler, en passant, dans quelle mesure les solutions proposées par les autres écoles se séparent de la doctrine hanafite.

1186. — Le système malékite. En droit malékite 1 comme il vient d'être dit, il est peu de rapports de parenté susceptibles de faire naître une obligation alimentaire. Seuls, les fils et les filles doivent des aliments à leur père et mère i. Halîl, op. cit., II, 137 à 139 ; Hattâb et Mawwâq, op. cit., IV, 206 et s. ; Dardîr-Dasâqî, op. cit., II, 522 et s.

PARENTS

TENUS DU DEVOIR

D'ENTRETIEN

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dans le besoin ; s'ils sont décédés, les petits-enfants n ' y sont pas astreints. L ' o b l i g a t i o n des enfants n'est que partiellement réciproque, car, si le père doit subvenir à l'entretien de ses filles j u s q u ' à la c o n s o m mation de leur mariage, et de ses fils, j u s q u ' à ce qu'ils soient en âge de gagner leur vie, en revanche, il n'existe jamais d'obligation alimentaire à la charge de la mère, quelle que soit sa condition de fortune. Cette solution, sans aucun doute inhumaine, est pourtant explicitement énoncée par les auteurs qui f o n t autorité. C e u x - c i ont soin de bien préciser que la mère, qui a toujours été de condition libre 2 n'est tenue au m a x i m u m 3 que d'allaiter ses enfants ; là s'arrêtent ses obligations maternelles. L ' e n t r e t i e n de ses propres enfants n ' i n c o m b e jamais qu'au père 4 . Qu'advient-il quand le père est décédé ou complètement d é m u n i de ressources, laissant des enfants en bas âge et sans fortune personnelle ? O n est p o u r le moins surpris de constater que m ê m e les traités j u r i d i q u e s les plus étendus en usage dans cette école n'envisagent pas une telle hypothèse, qui doit, cependant, être assez f r é q u e n t e dans la pratique. Il ne peut être question pour les enfants de s'adresser, en l'occurrence, aux grands-parents, p u i s q u e le droit malékite limite l'obligation alimentaire aux rapports de père à fils et filles. Il faut croire que les m œ u r s suppléent, alors, à la carence d u droit, car en fait des situations aussi tragiques ne semblent pas avoir f r a p p é les observateurs qualifiés de la vie familiale maghrébine. S a n t i l l a n a 5 a tenté d'effacer le caractère odieux de la règle malékite en écrivant, mais sans la moindre référence aux auteurs classiques que la mère se doit d'entretenir ses enfants i m p u b è r e s ou infirmes, quand le père est absent, insolvable, ou qu'il est décédé sans laisser de fortune. Elle aurait, selon lui, u n recours contre le père revenu à meilleure fortune. L ' a f f i r m a t i o n de Santillana est erronée, à moins qu'il n'ait voulu dire qu'il y a p o u r la mère une obligation morale de secourir ses enfants quand le père est dans le dénuement. M a i s alors cette obligation est d é p o u r v u e de sanction, en ce sens que le cadi ne p e u t obliger la mère à subvenir à l'entretien des enfants. C e n'est pas là, hélas, le seul point où, dans le domaine de l'obligation alimentaire, l'école malékite se signale — f â c h e u s e m e n t — par des solutions p o u r le moins inhumaines. D e u x autres règles viennent confirmer cette impression de dureté que donne l'enseignement malékite en la matière.

2. Car l'affranchie contractuelle peut être contrainte à subvenir aux besoins de ses enfants. 3. On verra plus loin, en effet, que la mère qui appartient à un milieu social très élevé ne peut même pas être contrainte à allaiter son enfant. Halîl, op. cit., II, 138. 4. Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 524. 5. Istituzioni, I, 246.

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COMPARÉ

O n vient de dire que les garçons peuvent réclamer des aliments à leur père jusqu'à ce qu'ils soient en âge de gagner leur vie. Si, en atteignant la puberté, ils se révèlent faibles d'esprit, ou déments, ou sont déjà atteints d'infirmités physiques, l'obligation du père se prolonge alors indéfiniment ; mais si l'infirmité mentale ou physique n'apparaît que postérieurement à la puberté, l'obligation du père « ne renaît pas » pour employer l'expression des auteurs malékites : « C'est l'opinion de Mâlik, d'Ibn al-Qâsim ; elle est conforme au 'amal et les juges en décident ainsi. » 6 Or, les trois autres écoles ne font pas ce distinguo : le fils infirme et, de ce fait, incapable de gagner sa vie a droit à des aliments, quel que soit le moment où est apparue son infirmité. Autre anomalie du système malékite ; elle concerne la fille répudiée définitivement. D'après les fuqahâ' des trois écoles (hanafite, chaféite et hanbalite), cette répudiée, si elle n'a pas de ressources personnelles, retombe à la charge de son père ; mais, en droit malékite, l'obligation alimentaire du père s'étant éteinte avec la consommation du mariage de sa fille, ne peut plus « renaître » après répudiation, bien que la fille ait perdu l'entretien que lui assurait auparavant le mari et qu'elle soit dans le besoin. Ici encore, dans la pratique, le père rarement se dérobe à son devoir, mais il ne s'agit plus pour lui d'une obligation légale sanctionnée par le juge Avant de passer à l'examen de la législation actuelle des pays dans la mouvance du fiqh malékite, il n'est pas superflu de revenir sur ce qu'il y a de vraiment mesquin et d'injuste dans les solutions de l'école malékite en matière d'obligation alimentaire. Qu'elle n'ait établi de créance alimentaire qu'au profit du père et [de la mère, qu'elle ne l'impose jamais à la mère, même très fortunée, qu'elle laisse sans secours le fils adulte atteint, après la puberté, d'une grave infirmité physique ou mentale, que les frais de maladie et d'instruction (des enfants) ne paraissent pas être compris dans cette nafaqa, que la fille répudiée par son mari ne puisse pas contraindre son père à la nourrir, voire à la recevoir chez lui, déroute pour le moins, surtout quand on songe que la doctrine malékite s'est constituée à une époque où, en dehors du Bayt al-mal, du Trésor public, toujours sans ressources, aucune institution officielle, aucun organisme privé n'était là pour porter remède à des situations qui, aujourd'hui encore, et malgré la socialisation croissante des mesures d'assistance, relèvent en grande partie de la solidarité familiale.

6. Mawwâq, Commentaire de Halîl (en marge de Hattâb), IV, 211 ; contra, Santillana, Istituzioni, I, 245. 7. La singularité des solutions malékites, par comparaison avec celles des autres écoles, est soulignée par DimaSqî, sur le Mizân al-Kubrâ, de Sa 'rânî, II, 94.

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1187. — La législation actuelle en pays malékites. O n ne sera pas surpris de constater que des deux pays malékites (Tunisie, Maroc) qui ont codifié récemment leur Statut personnel, le M a r o c est resté très proche — on serait tenté de dire trop proche — de l'enseignement des docteurs malékites, tandis que la Tunisie, qui avait légiféré deux ans plus tôt (en 1956) s'en écarte dans une large mesure. L e législateur tunisien, en effet, a fait quelques emprunts au droit chaféite, ce qui lui a permis d'étendre l'obligation alimentaire aux descendants à l'infini, et aux ascendants de la ligne paternelle seulement 8. C'est peu, mais quelle avance sur les dispositions étriquées du droit marocain actuel ! Celui-ci, en effet, n'accorde d'aliments qu'au père et à la mère ; et dans l'autre sens, le père seul est tenu de l'obligation alimentaire envers ses enfants 9 . Il est vrai que la mère « fortunée » pourrait être contrainte, en vertu de l'article 139 du Code marocain du Statut personnel, à subvenir à l'entretien de ses enfants dans le besoin « quand le père est dans l'impossibilité » de le faire. L e législateur marocain a comblé là une lacune regrettable du droit malékite classique et, du coup, il va plus loin que son modèle hanafite. Car, en droit hanafite, quand la mère, par suite de la maladie ou de l'insolvabilité du père, subvient à l'entretien de ses enfants sur ses propres deniers, il lui est loisible d'en réclamer le remboursement au père quand celui-ci revient à meilleure fortune ; or, en droit marocain, l'obligation de la mère, encore que subsidiaire, n'a pas ce caractère provisoire. M ê m e solution dans le Code tunisien du Statut personnel (art. 47). C o m m e n t faut-il interpréter l'impossibilité pour le père de pourvoir à l'entretien de ses enfants ? Notons tout de suite que le texte arabe, qui seul fait foi, adopte une autre expression beaucoup moins énergique. Il y est question du père devenu « incapable » de subvenir à l'entretien de ses enfants. Si l'on considère que le mot incapacité est synonyme d'impossibilité, et que la mort est la pire des incapacités, on pourrait, grâce à cette interprétation libérale, accorder à l'orphelin le droit de réclamer des aliments à sa mère. Malheureusement, le texte arabe ne paraît pas, à notre sens, se prêter à une telle exégèse. Disons, enfin, que le projet de Code algérien du Statut personnel (non encore adopté) dispose en son article 80 : « E n cas d'insolvabilité du père, l'entretien de l'enfant incombe à la mère solvable. » C e m ê m e projet étend l'obligation alimentaire à tous les ascendants et à tous les descendants « par les mâles ». C'est dire que, dans ce domaine, l'enseignement classique de l'école malékite serait complètement abandonné par le législateur algérien.

8. Voir art. 43 à 47 du Code tunisien du Statut personnel. 9. Voir art. 124 à 131 du Code marocain du Statut personnel.

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1188. — Le système chaféite. L e système chaféite 10 est bien moins restrictif que le précédent, en ce sens qu'il établit une obligation alimentaire entre ascendants et descendants, à l'infini, et sans exclure les ascendants du côté maternel. E n d'autres termes, des aliments sont dus, non seulement à tous les descendants dans le besoin, quelque éloignés qu'ils soient de l'ascendant débiteur, mais aussi à tous les ascendants des deux branches, paternelle et maternelle u . E n revanche, aucun collatéral dans l'indigence n'a le droit de réclamer une pension alimentaire à son parent dans l'aisance. L'argumentation chaféite visant à étendre aux grands-parents et aux petits-enfants l'obligation alimentaire qui, dans le rapport père et mère à enfants, est bien entendu admise par tout le monde, cette argumentation est fondée sur un donné scripturaire assez peu convaincant. On a peine à comprendre, notamment, que le texte du Coran (II, 233) — « L e père de l'enfant est tenu de pourvoir à la nourriture et aux vêtements de la mère, suivant le bon usage » — permette de justifier l'extension aux grands-parents de l'obligation alimentaire. Plus pertinent est le verset 23 de la 1 7 e sourate 12 dont on tire argument en faveur du droit pour les grandsparents d'être secourus par leurs petits-enfants. On conçoit bien que wâlidayn qui, dans son acception étroite, ne s'applique qu'au père et à la mère, puisse englober tous les grands-parents, l'aïeul étant assimilé au père, et l'aïeule à la mère. L'obligation alimentaire en droit chaféite étant fondée essentiellement sur la parenté en ligne directe, qu'il y ait vocation successorale ou qu'il n'y en ait point, comme dans l'hypothèse des grandsparents utérins, il ne saurait être question d'exiger la parité de religion

10. Sâfi'î, Umm, V, 89 et 90 ; le résumé par Muzanî se trouve aux p. 81 et s. du même volume ; Sîrâzî, Muhaddab, II, 165 ; Ramlî, op. cit., VII, 207 à 214. 11. Ce dernier point est parfois contesté, en raison des termes employés par Sâfi'î (Umm, V, 90) et d'autres auteurs chaféites (par exemple, DimaSqî en marge du Mizân al-Kubrâ, II, 93) qui pourraient laisser croire que, seuls, les grands-parents paternels des deux sexes auraient droit de réclamer des aliments. Le Code tunisien du Statut personnel, dont on dit qu'il s'était inspiré en cette matière du droit chaféite, n'accorde effectivement des aliments qu'aux grands-parents « paternels » (art. 43, Ier alin.). Néanmoins, les cas pratiques cités en exemple par les auteurs chaféites permettent d'éviter les c o n f u s i o n s susceptibles d e naître d ' u n e terminologie u n peu

vague. Sîrâzî (Muhaddab, II) précise : « S'il a comme débiteurs possibles la mère d'une mère et la mère d'un père, il existe, alors, deux opinions. D'après la première les deux grands-mères sont également débitrices, en raison de leur égal degré de parenté. La deuxième opinion fait passer d'abord la mère du père parce qu'elle est rattachée (au créancier) par un 'âsib. » 12. « Dieu a ordonné de n'adorer que lui, d'avoir une belle conduite à l'égard de vos père et mère (wâlidayn) soit que l'un d'eux ait atteint la vieillesse ou qu'ils y soient parvenus tous deux. »

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entre créanciers et débiteurs. Ainsi, un grand-père chrétien devra des aliments à son petit-fils musulman, et inversement.

1189. — Le système hanbalite. Les Hanbalites 13 associent étroitement l'obligation alimentaire à la vocation successorale. N e sont débiteurs et créanciers de cette obligation que les parents appelés à hériter les uns des autres, dans l'ordre qui serait le leur, si le débiteur d'aliments venait à la succession du créancier d'aliments et ce, pour la même quote-part qui serait celle pour laquelle ils hériteraient éventuellement. C'est ce qu'exigerait, d'après eux, le texte du Coran (II, 233) qui, après avoir précisé les devoirs du père, à l'égard de ses enfants, ajoute : « L'héritier du père est tenu des mêmes obligations. » Cette liaison de l'obligation alimentaire et de la vocation successorale donne à leur doctrine une très grande rigueur juridique et apporte aux difficultés que soulève la pluralité des débiteurs, des solutions quasi automatiques, ce qui est un très grand avantage en la matière. L'inconvénient du système est de multiplier considérablement le nombre des personnes tenues de cette obligation, puisque le 'âsib 1 4 même le plus éloigné pourrait y prétendre. Théoriquement, en droit hanbalite, les seuls parents privés du droit de réclamer des aliments, et dispensés d'en fournir, sont les collatéraux, dazoû l-arhâm 15 , tels les oncles et tantes maternels, quoiqu'ils puissent très exceptionnellement recueillir une succession, quand il n'existe absolument pas d'héritiers à parts fixes ou a'saba. Ils sont alors préférés au Bayt al-mâl, Trésor public, mais cela ne leur confère pas, en réalité, la qualité d'héritiers et les dispense de l'obligation alimentaire. En revanche, la tendance au sein de l'école hanbalite est de traiter les dazoû l-arhâm. en ligne directe, tels le grand-père maternel, et le fils de la fille comme de véritables héritiers ; ils pourront donc, comme en droit chaféite 1 6 être débiteurs ou créanciers d'aliments 17 . Une conséquence importante du principe que la vocation successorale est le fondement unique de l'obligation alimentaire est qu'en droit hanbalite la disparité de religion (ihtilâf ad-dîn) ne permet pas de réclamer des aliments, même dans les rapports du père à enfants. On sait, en effet, que musulmans et non-musulmans ne peuvent en aucun cas hériter les uns des autres. Cette solution a paru rigoureuse 13. Consulter Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 582 et s. ; Mansûr b. Idrîs, Kasiâf al-Qinâ' ( i r e éd.), III, 313 et s. 14. Parent mâle par les mâles, quelque éloigné qu'il soit du défunt ; il vient à la succession de ce dernier s'il n'y a pas de 'âsib plus proche. 15. Les parents (hommes ou femmes) qui se rattachent au défunt par les femmes à la condition que le Coran ne leur ait pas accordé de part fixe {fard) d'héritage. 16. Voir supra, n° 1188. 17. Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 586.

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COMPARÉ

à certains auteurs hanbalites, qui auraient voulu se départir d'une telle logique, tout au moins quand il s'agit de parents en ligne directe, à l'instar des autres écoles. Mais Ibn Qudâma (Mugnî, VII, 585) leur répond avec beaucoup de pertinence que l'école hanbalite est la seule à faire coïncider d'une façon absolue obligation alimentaire et vocation successorale.

1190. — La construction hanafite. L a doctrine hanafite 18 , dont il est permis de penser qu'elle est parfois un peu trop empirique dans ses solutions, si elle tempère ce qu'a de par trop libéral (tout au moins en apparence) le système hanbalite, est cependant plus proche de ce dernier système que de l'enseignement chaféite. C'est dire qu'elle n'a absolument rien de commun avec le rigorisme malékite. Comme le fiqh hanafite va servir de cadre à l'exposé des règles secondaires qui structurent l'obligation alimentaire en droit musulman, il est normal de s'étendre plus longuement sur les principes hanafites qui régissent la question. D'après les fuqahâ' hanafites, l'obligation alimentaire existe entre parents directs à l'infini, mais elle existe aussi entre certains collatéraux, ceux qui sont au degré de parenté où le mariage est prohibé, autrement dit, aux degrés de frères et d'oncles à neveux puisque, à supposer ceux-ci de sexe différent, ils ne pourraient se marier entre eux. L'obligation alimentaire ne s'étend donc pas aux autres membres de la famille, comme en droit hanbalite, pas même aux cousins germains, puisque, en droit musulman, il n'y a pas d'empêchement au mariage entre eux. L e fondement de l'obligation alimentaire est donc, en droit hanafite, la parenté, mais exclusivement la parenté cause d'empêchement au ^mariage, la parenté au degré prohibé, suivant l'expression des juristes. Néanmoins, on verra poindre dans la mise en application de ce principe une autre idée : celle de vocation successorale. Cela va donner à la construction hanafite un caractère parfois disparate, reproche auquel échappe la construction hanbalite, uniquement fondée sur la vocation successorale. L a parenté dont il est question est la parenté par le sang, qu'il s'agisse de parenté paternelle ou de parenté maternelle. M ê m e les parents utérins s'ils sont au degré où le mariage est prohibé, sont tenus de l'obligation alimentaire ; autrement dit, sont obligés, en ligne directe, tous les parents utérins, et en ligne collatérale, les frères et sœurs utérins, oncles et tantes maternelles. Cela exclut 18. Sarahsî, Mabsût, V, 222 et s. ; Kâsânî, Badâ'i', IV, 30 et s. Margînânî, Hidâya, II, 30 et s. ; Zayla'î, Tabyîn, III, 50 et s. En français, la traduction des articles 395 à 420 du Code du Statut personnel de Qadrî pacha.

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donc l'alliance, dont on verra que, contrairement à certaines apparences, elle ne fait pas naître, par elle-même, d'obligation alimentaire. Cela exclut également la parenté par allaitement ; on sait que cette parenté crée à quelque chose près les mêmes empêchements au mariage que l'alliance et la parenté par le sang, mais néanmoins, elle est sans influence sur l'obligation alimentaire ; même le nourrisson devenu adulte ne devra pas de pension alimentaire à sa nourrice, et a fortiori, aux ascendants, descendants et collatéraux de celle-ci. Quant à la parenté adoptive, comme elle n'existe pas en droit musulman, aucun problème ne peut se poser à son sujet. L e s conditions fixées par la loi à l'obligation alimentaire ne sont pas, du reste, les mêmes suivant qu'il s'agit de parents en ligne directe ou de collatéraux et encore moins quand elle intéresse les parents utérins. Autant les docteurs hanafites ont aplani les obstacles, quand la créance alimentaire est réclamée par un parent en ligne directe, autant ils se sont employés à gêner l'exercice par les collatéraux privilégiés (frères et oncles) de leur droit à des aliments. C'est ainsi, pour ne citer qu'un exemple de cette politique législative multiforme, que, tandis que la disparité de religion, Yihtilâf ad-dîn, n'est pas prise en considération dans les rapports d'ascendants à descendants, une grand-mère chrétienne étant tenue de subvenir aux besoins de son petit-fils musulman, en revanche, il ne saurait y avoir d'obligation alimentaire entre collatéraux, s'ils ne sont pas tous deux (le créancier et le débiteur) musulmans, ou tous deux non musulmans 19 . Il importe, dès lors, de bien distinguer ces deux types de créance alimentaire en droit hanafite.

1191. — Obligation alimentaire et parenté en ligne directe. En droit hanafite, tous les parents en ligne directe, sans limite aucune, dans le degré de parenté, ont droit à des aliments à la condition, bien entendu qu'ils soient dans le besoin et que le débiteur ait les moyens d'y pourvoir. D u moment que, dans ce premier cas, l'obligation alimentaire n'est pas liée à la vocation successorale (comme en droit hanbalite), mais qu'elle découle de la simple parenté, on en tire cette conséquence qu'ont droit à des aliments aussi bien les aïeuls de la ligne maternelle que ceux de la ligne paternelle, aussi bien les descendants par les filles que les descendants par les fils. Cependant, même dans ces cas où seule la parenté est prise en considération, il n'est pas absolument exact que la vocation successorale soit complètement étrangère à l'obligation alimentaire. On verra plus loin que, s'il existe plusieurs ascendants débiteurs de la 19. Zayla'î, Tabyîn, III, 63 ; Margînânî, Hidâya, II, 35 ; Sarahsî, Mabsût, V, 226.

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pension alimentaire, il s'établit entre eux un ordre fondé sur la qualité en vertu de laquelle ils viendraient éventuellement à la succession du créancier d'aliments.

1192. — Obligation alimentaire entre collatéraux en droit hanafite. On sait qu'elle s'étend jusqu'à la relation d'oncle à neveu. Les frères (et sœurs) étant a fortiori tenus de cette obligation. En somme, y sont soumis tous les collatéraux entre lesquels le mariage serait prohibé si créancier et débiteur étaient de sexe différent. Ces dispositions, somme toute très libérales, de la loi hanafite, ont paru cependant insuffisantes aux auteurs du projet de Code de statut personnel pour la R . A . U . 2 0 . Ceux-ci auraient voulu qu'à l'instar du droit hanbalite, tous les successibles fussent, par cela même, tenus de fournir des aliments à leurs parents dans le besoin. Cette extension de l'obligation alimentaire aurait ainsi atteint non seulement les cousins germains, mais tous les cousins du côté paternel. Avant de passer à l'étude détaillée des différentes catégories de débiteurs, il n'est pas inutile de revenir sur le caractère très particulier de l'obligation alimentaire entre collatéraux, même quand ils ne sont pas parents utérins. On sait déjà qu'il est indispensable, en ligne collatérale, que créancier et débiteur soient tous deux musulmans, (ou tous deux non musulmans), ce qui n'est pas exigé de parents en ligne directe. Autre différence : tandis qu'en ligne directe la considération du degré de parenté est primordiale, encore qu'intervienne parfois l'idée de vocation successorale, en ligne collatérale, les propositions précédentes doivent être inversées. En principe, les collatéraux sont obligés dans la mesure où ils sont héritiers ; néanmoins, s'il existe des parents plus proches en ligne directe, ceux-ci, quoique n'héritant pas, sont alors soumis à l'obligation alimentaire, au lieu et place des collatéraux. Enfin, si en cas de nécessité il est permis aux ascendants et aux descendants, ou tout au moins aux deux parents et aux enfants, quand ils sont dans le dénuement, de puiser ce qui leur est nécessaire dans les biens de leur débiteur avant autorisation de celui-ci, ou du juge, par exemple, quand le débiteur est absent, une pareille faculté n'est pas accordée aux collatéraux qui ne peuvent exercer leur créance alimentaire qu'avec l'autorisation du juge ou avec le consentement du débirentier 21 .

20. Article 195 du Projet mis à l'étude dès 1946; ce projet n'a toujours pas été adopté. Cf. Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 505. 21. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, II, 699 (3e éd. Bûlâq) ; Kâsânî, Bada'i', IV, 35 et 37.

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1193. — La législation nouvelle des pays hanafites. L a loi ottomane sur la Famille de 1917 ne comportait pas de dispositions relatives à l'obligation alimentaire entre parents 22. L e premier monument législatif, en pays hanafite, à réglementer la question fut la loi jordanienne de 1951 sur la Famille (art. 115 à 122). Les auteurs de cette loi restés très fidèles, en général, au droit hanafite ont cru devoir, assez curieusement, s'en écarter quand il s'est agi de fixer le fondement de l'obligation alimentaire entre parents. A la règle hanafite qui fait découler ladite obligation de la parenté au degré où le mariage est prohibé, ils ont préféré le principe hanbalite qui établit une dette alimentaire entre tous les parents successibles, et à la mesure de leur vocation successorale : « L e débiteur d'aliments doit être héritier éventuel du créancier, soit comme héritier à fard, soit comme héritier 'âsib, à moins que ce ne soit un ascendant ou un descendant. » (Art. 115, 4 e al.) Même la réserve finale est hanbalite; elle signifie que les dawû l-arhâm (les parents par les femmes) y ont droit quand ils sont parents en ligne directe. O n a vu précédemment que les auteurs hanbalites les assimilent, en l'occurrence, aux autres héritiers. L'exemple jordanien a été suivi par la Syrie en 1953 23 et par l'Irak en 1959 24 . Ces deux pays ont aussi adopté le principe hanbalite qui veut que l'obligation alimentaire soit liée à la vocation successorale. Dans les autres pays hanafites, le droit classique de l'école d ' A b û Hanîfa continue à régir la matière, même en Inde et au Pakistan où l'interprétation que donnent les auteurs modernes des règles classiques n'est pas toujours très orthodoxe 25.

22. Seule, la nafaqa au profit de l'épouse y fait l'objet des articles 91 et s. 23. Art. 159 du Code syrien du Statut personnel. 24. Art. 62 du Code irakien du Statut personnel. 25. C'est ainsi que Syed Ameer Alî, dans son Mohammedan Law, III, 430, avance, imprudemment, que l'obligation alimentaire à l'égard des collatéraux « is only a quasi-legal obligation ».

Section

II

L A HIÉRARCHIE DES DÉBITEURS EN LIGNE

PARENTS

DIRECTE

1194. — La pluralité des débiteurs d'aliments. Mis à part le droit malékite qui n'ayant établi d'obligation alimentaire qu'entre un très petit nombre de parents, ne s'est guère préoccupé des difficultés que fait naître la pluralité des débiteurs de la dette alimentaire, les trois autres écoles, au contraire, ont consacré de très longs développements à la question. Il est exceptionnel en effet que, dans chaque cas d'espèce, n'existe en fait qu'un seul parent auquel il soit possible de réclamer des aliments. M ê m e chez les Chaféites qui n'attachent pas d'obligation alimentaire à la parenté collatérale, le fait que les grands-parents et les petits-enfants en soient tous tenus pose le problème de la hiérarchie des débiteurs et de la divisibilité de la dette alimentaire. L a question se pose avec encore plus d'acuité chez les Hanafites et les Hanbalites, en raison de l'existence de collatéraux débiteurs de la dette alimentaire, qui viennent s'ajouter aux parents en ligne directe ascendante et descendante. Disons d'abord quelques mots du droit malékite pour ne plus y revenir. Il ne peut y avoir pluralité de débiteurs, d'après cette école, que dans un seul cas. L e père et la mère dans le besoin ont plusieurs enfants susceptibles de leur venir en aide. Comment la dette alimentaire sera-t-elle partagée ? Par tête, proportionnellement à leur vocation héréditaire, les garçons étant alors tenus à une part double de celle des filles ; ou suivant les ressources de chacun ? L a question a toujours été controversée dans l'école, mais l'opinion qui a prévalu est celle qui veut que ce soit proportionnellement à leurs ressources que les enfants, garçons ou filles, soient obligés 1 .

1195. — L'obligation alimentaire n'est ni simultanée ni solidaire. En droit musulman, quelle que soit l'école considérée, l'obligation alimentaire n'est pas simultanée. Autrement dit, il existe une hiérarchie entre les débiteurs, le créancier devant exercer son action en respectant un ordre déterminé établi par la loi qui n'est pas, du reste, toujours la même dans toutes les écoles. On sait qu'il existe i. Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 524.

HIÉRARCHIE DES

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des systèmes juridiques 8 où les débiteurs ne sont pas hiérarchisés. Cette thèse a été dans le passé celle d'Ibn Hazm, l'illustre représentant de l'école zahirite, aujourd'hui disparue, qui enseignait que tous les parents débiteurs étaient simultanément obligés Dans le fiqh actuel, unanime sur ce point, non seulement les débiteurs sont hiérarchisés, mais, s'ils sont plusieurs au même degré de parenté, chacun d'eux n'est tenu que pour une part. Ces parts, il est vrai, ne sont pas toujours égales, notamment dans les hypothèses où l'obligation alimentaire est liée à la vocation successorale. Il reste à rechercher sur la base de quels principes cette hiérarchie a été établie dans chacune des trois écoles, hanafite, chaféite et hanbalite, et les règles de répartition entre les débiteurs placés au même degré de parenté.

1196. — Obligation alimentaire à la charge des descendants. A.

DROIT HANAFITE.

Dans cette hypothèse, va jouer sans réserve le principe en vertu duquel l'obligation alimentaire est fondée uniquement sur la parenté par le sang, abstraction faite de toute considération d'ordre successoral. Les descendants les plus proches sont tenus pour la totalité, avant les plus éloignés, à moins qu'ils ne soient eux-mêmes dans l'indigence. A égalité de degré, la charge de l'obligation alimentaire est répartie par parts égales entre tous les débiteurs, quel que soit leur sexe et quand bien même certains d'entre eux seraient héritiers et les autres, exclus de la succession 4. Par application de ces principes, les filles sont tenues pour la même part que les garçons, bien qu'elles n'aient droit qu'à la moitié de ce qui revient à leurs frères dans la succession de leurs parents 5. Si le père est musulman et que l'un de ses deux enfants soit chrétien, ce dernier devra la même quote-part d'aliments que son frère musulman, encore que le chrétien soit complètement exclu de la succession de son père, du fait de l'empêchement résul2. C'est ainsi que, d'après la Cour de Cassation française, l'obligation alimentaire est simultanée. Tous les parents débiteurs en sont tenus sans qu'il faille d'abord s'adresser au plus proche, un homme pouvant réclamer d'emblée à sa bru la pension que normalement son fils aurait dû payer. Toujours, d'après la Cour de Cassation française, les codébiteurs sont tenus solidairement, le créancier pouvant par exemple réclamer la totalité de la pension à un seul de ses enfants quitte pour celui-ci à exercer un recours contre ses frères et sœurs. 3. Ibn Hazm, Mufrallâ, X, ioo et s. 4. « On ne tient pas compte pour la nafaqa (des parents) de la successibilité. » Kâsânî, Badâ'ï, IV, 32. 5. En vertu du privilège de masculinité, admis par toutes les écoles juridiques de l'Islam ; il s'agit en effet d'une règle énoncée expressément par le Coran et néanmoins les filles seront tenues à la même part d'aliments que leurs frères. Sarahsî, Mabsût, V, 222.

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MUSULMAN

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tant de la disparité de religion, de Yihtilâf ad-din 6. A défaut d'enfants, ou si ceux-ci sont dans l'impossibilité d'assurer des aliments à leurs parents dans le besoin, ces derniers s'adresseront à leurs petitsenfants. Là encore, on ne tiendra pas compte de la vocation héréditaire de ceux-ci, de telle sorte que la fille d'une fille, qui n'a cependant droit à rien dans la succession de son grand-père, supportera cependant avec son cousin germain, fils d'un fils qui, à ce titre, est héritier pour le tout, la moitié de la charge alimentaire 7. Autre exemple, le créancier d'aliments a une fille et un petitfils (fils d'un fils décédé) la fille supportera seule la pension due à son père, bien qu'au décès de celui-ci elle partagerait la succession avec le fils du fils prédécédé. Ainsi, quand le débiteur d'aliments est un descendant, le droit hanafite s'en tient strictement à la règle que c'est toujours le plus proche parent — s'il a des ressources suffisantes, bien entendu — qui supportera toute la pension alimentaire, encore qu'il ne soit que partiellement héritier. Que s'ils étaient plusieurs parents au même degré, ils se partageraient par parts égales la dette alimentaire. B . DROIT HANBALITE.

Dans cette école, la répartition de la dette alimentaire entre les descendants est tout à fait différente de celle des Hanafites. Les Hanbalites 8, posant le principe que l'obligation alimentaire est toujours liée à la vocation successorale, en déduisent logiquement que les filles ne sont tenues que pour la moitié de ce qui incombe à leur frère, à l'égard de leur père et mère, puisque, en vertu du privilège de masculinité, les frères auraient droit dans la succession de leur père ou de leur mère à une part double de celle des filles. L a fille n'est tenue que pour la moitié de la dette d'aliments s'il existe un petit-fils (neveu de la précédente) à qui incombe l'autre moitié ; c'est ainsi, en effet, qu'ils hériteraient de leur père et grand-père. Toujours pour la même raison, le descendant écarté de la succession (fille de fille, en présence d'un fils de fils) ou exclu de la succession pour une cause quelconque, notamment en raison de la disparité de religion, ne doit pas de pension alimentaire. Toutes ces solutions, a priori surprenantes, sont cependant dans la logique des principes adoptés par l'école. C . DROIT CHAFÉITE.

Chez les Chaféites 9 , on ne trouve ni la même homogénéité ni la même rigueur juridique que dans les deux systèmes précédents. Dans leur enseignement, la dette alimentaire à la charge des descen6. Margînânî, Hidâya, II, 35 ; Kâsânî, Badâ'i', IV, 32 ; Zayla'î, Tabyîn, III, 64. 7. Voir art. 414 du Code du Statut personnel de Qadrî pacha. 8. Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 591. 9. Sîrâzî, Muhaddab, II, 166.

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DÉBITEURS

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dants n'a pas qu'un seul fondement, que ce soit la vocation successorale ou le degré de parenté, mais elle résulte de deux règles générales dont il y a lieu de combiner les effets dans chaque cas particulier. Il importe en effet de rechercher d'abord quel est le descendant le plus proche du créancier d'aliments. C'est lui qui, en principe, est seul obligé, mais s'il n'était pas 'âsib, il y aurait lieu de s'adresser à un descendant plus éloigné mais qui, lui, a la qualité de 'âsib. C'est ainsi que le fils doit supporter seul l'entretien de son père, sans que sa sœur soit tenue d'y contribuer en aucune façon. Autre exemple : le petit-fils ou, plus précisément, le fils d'un fils prédécédé sera seul obligé à l'égard de son grand-père, malgré la présence d'une fille, car celle-ci n'est pas 'âsib, bien que plus proche parente.

1197. — Obligation alimentaire à la charge des ascendants. Si la règle hanafite, qui fait dépendre l'obligation alimentaire du degré de parenté s'applique, sans aucune restriction, aux descendants débiteurs, elle s'infléchit d'une manière très sensible dès lors qu'il s'agit d'ascendants débiteurs. On voit alors apparaître dans les solutions de l'école une tendance très marquée à répartir l'obligation alimentaire au prorata des droits successoraux des débiteurs d'aliments, ce qui lui fait souvent rejoindre les positions hanbalites.

1198. — Le père est vivant et il n'est pas indigent. Le premier des ascendants tenus de fournir des aliments est bien entendu le père des enfants. S'il en a les moyens, il doit subvenir seul à l'entretien de ses enfants (c'est-à-dire sans que jamais la mère ne soit obligée d'apporter sa propre contribution). En ce qui concerne les filles, cet entretien se continue jusqu'à leur mariage, et pour ce qui est des garçons, jusqu'à ce qu'ils soient en âge de travailler et de gagner leur vie, sous réserve de prolongations qui seront étudiées plus loin, visant les étudiants et les enfants appartenant à une classe sociale élevée. Sur ce premier point, à savoir l'obligation pour le père de subvenir seul à l'entretien de ses enfants impubères et des filles non mariées, l'unanimité est totale dans l'école hanbalite, le même principe se retrouvant, du reste, dans l'enseignement des autres écoles. En revanche, dans les hypothèses exceptionnelles où le fiqh admet que l'obligation alimentaire puisse se prolonger après la puberté, les Hanafites anciens s'étaient divisés. Fallait-il continuer à laisser au père exclusivement la charge de cette obligation ou la faire partager par la mère ? Les cas où l'obligation alimentaire à la charge des ascendants est susceptible de se prolonger bien après la puberté du bénéficiaire sont les suivants : i. Le fils pubère (bâlig) est atteint d'une infirmité mentale ou physique, qui le rend inapte à se livrer à une activité lucrative. z. La fille pubère (bâliga) n'est pas encore mariée ou alors,

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après avoir été mariée, elle a été répudiée par son époux et est retombée de ce fait à la charge de son père. 3. On verra plus loin que de nombreux auteurs comprennent dans l'obligation alimentaire les frais d'études des enfants même pubères. Il va de soi que ceux qui adoptent ce point de vue prolongent l'obligation du père de nourrir, vêtir, et loger son enfant. A quoi servirait de payer ses frais d'études, si ce dernier, accaparé par le travail qui le fait vivre, ne pouvait se consacrer complètement à ses études ? 10 Les monuments législatifs contemporains sont généralement dans ce sens. C'est ainsi que la loi jordanienne de 1951 sur la Famille prolonge l'obligation alimentaire pendant la durée des « enseignements primaire, secondaire et supérieur » (art. 65, 3 e alin.). L e Code marocain du Statut personnel est plus près de la réalité sociale, quand il fixe à vingt et un ans la limite extrême de prolongation de l'obligation alimentaire (art. 126, 3 e alin.). Quant au Code irakien du Statut personnel, il se contente, sans autre précision, de conserver à l'étudiant sa créance alimentaire (art. 59). 4. Enfin, comme le précise Qadrî pacha dans son Code du Statut personnel (art. 396) : « L e fils pubère, quand il est sans ressources personnelles, s'il appartient à une famille noble ne peut être placé comme domestique, il doit donc être entretenu par son père. » Certains Hanafites anciens (Hassâf, par exemple) soutenaient qu'en pareil cas père et mère devaient contribuer à l'entretien de leurs enfants dans la même proportion que celle de leurs droits héréditaires respectifs : un tiers à la charge de la mère, et les deux tiers à la charge du père. Car l'obligation exclusive du père, en ce qui concerne les impubères, est une conséquence de la walâya 1 1 qu'il exerce sur eux. Ici, il n'y a plus de walâya puisqu'il s'agit de pubères. Il ne peut être question que de rapports de parenté ; or, la mère est au même degré de parenté que le père ; comme lui, elle devrait être tenue de subvenir à l'entretien de ses enfants majeurs et sans ressources. Mais, comme elle n'hérite de ses enfants que d'une part, de moitié inférieure à celle du père, il serait équitable de ne faire peser sur elle que le tiers de l'obligation alimentaire. Indifférente à ces subtilités "juridiques, qui ne manquent pas cependant de poids, la doctrine officielle de l'école hanafite s'est fixée dans un tout autre sens. Les fatâwâ 12 décident, en effet, imperturbablement, que le père doit supporter seul la dette alimentaire quand il s'agit de ses enfants, que ceux-ci soient pubères ou impubères. Les auteurs justifient cette solution simpliste par une pétition de principe, ou par des arguments d'une valeur juridique très discu10. Zayla'î, Tabyîn, III, 64. 11. Tutelle et puissance paternelle. 12. Pluriel de fatuoâ, consultation juridique délivrée par un muftî.

HIÉRARCHIE

DES

DÉBITEURS

IOI

table, tels que celui-ci : « Les enfants ne sont-ils pas partie de luimême ? Il doit donc les entretenir comme il entretient sa propre vie. » 13

1199. — Le père est décédé ou sans ressources. A . DROIT HANAFITE.

Qu'advient-il quand le père, unique débiteur de l'obligation alimentaire, est décédé, ou quand, toujours vivant, il est sans ressources et incapable de subvenir à l'entretien de ses enfants, pubères ou impubères ? L a mère qui en a les moyens sera-t-elle tenue à sa place ? L e sera-t-elle d'une façon définitive, ou à titre subsidiaire ? La loi hanafite 1 4 répond à ces questions en distinguant deux situations : 1. L e père est apte, physiquement et mentalement, à gagner sa vie et celle de sa famille, mais, en fait, il se trouve provisoirement sans ressources, parce que — entre autres raisons — il est actuellement sans travail, ou qu'il est atteint d'une maladie qui bien que curable, lui interdit cependant provisoirement de vaquer à ses occupations habituelles. En l'occurrence, la mère, si elle en a les moyens, sera contrainte de pourvoir à l'entretien de ses enfants, mais — et ceci est capital — elle ne le fera que pour le compte de son mari. En conséquence, son obligation n'est que subsidiaire, la mère conserve donc un recours contre le père de ses enfants, qu'elle exercera quand celui-ci sera revenu à meilleure fortune. Si elle n'a pas de ressources personnelles, ou des moyens suffisants, l'obligation alimentaire passe alors à la charge du plus proche ascendant des enfants. Ce dernier, tenu au même titre que la mère, c'est-à-dire subsidiairement, exercera un recours contre le père défaillant dans les mêmes circonstances que la mère elle-même. 2. Deuxième situation. L e père est indigent et, de surcroît, incapable de se livrer à un travail rémunérateur, du fait, par exemple, de son grand âge ou d'une infirmité permanente ou, pis encore, le père est décédé. L a mère, en pareil cas, ne devra subvenir à l'entretien de ses enfants qu'au prorata de ce qu'elle recevrait dans leur succession. Ainsi, d'ores et déjà, des considérations d'ordre successoral viennent battre en brèche le principe de l'obligation alimentaire établie sur le seul critère du degré de parenté. Si, par exemple, l'enfant créancier d'aliments est orphelin de père et qu'il ait tout à la fois 13. Qudûrî dans son Muhtasar (p. 74 de la trad.) et la Hidâya (II, 36) étaient en faveur de la contribution de la mère. Mais Kâsânî (Badâ'i', IV, 35) et ceux qui l'ont suivi sont pour l'obligation exclusive du père. Consulter Zayla'î, Tabyîn, III, 64 et art. 396 du Code de Qadrî pacha. 14. Sarahsî, Mabsût, V, 223, 226 et 227 ; Kâsânî, Badâ'i', IV, 33 ; art. 399 du Code du Statut personnel de Qadrî pacha, dont la traduction française prête fâcheusement à confusion, en ne distinguant pas soigneusement les deux hypothèses.

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TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARE

sa mère qui n'est pas dans le besoin, et un grand-père paternel, la mère sera tenue p o u r u n tiers des aliments, les d e u x autres tiers étant à la charge d u grand-père. C ' e s t en effet dans cette proportion que mère et grand-père hériteraient de l'enfant. Il convient de noter que dans ces cas l'obligation de la mère et d u grand-père reste définitivement à leur charge, ni l ' u n ni l'autre n'auraient de recours contre le père vivant, mais infirme, si ce dernier acquérait plus tard des biens par donation ou succession par exemple.

1200. — Le père est décédé ou sans ressources B.

SOLUTION

DES CHAFÉITES

ET

(suite).

HANBALITES.

O n sait déjà 18 qu'il n ' y a pas lieu de rechercher la solution d u droit malékite d'après lequel la mère pas plus que les grands-parents ne p e u v e n t être tenus légalement à des aliments. L e s Hanbalites 1 6 , dans le cas de décès d u père, adoptent exactement la m ê m e solution que les Hanafites, à savoir q u ' u n tiers de la dette alimentaire est alors à la charge de la mère et les deux tiers restants à la charge d u grandpère paternel. C e faisant, ils ne font q u ' a p p l i q u e r leur principe fondamental en la matière, puisque chez eux, l'obligation alimentaire est toujours étroitement dépendante de la vocation successorale. D a n s l'hypothèse où le père est toujours vivant, mais ne peut subvenir à l'entretien de ses enfants, m ê m e répartition de la dette alimentaire entre mère et grand-père paternel. Ici, cependant, les Hanbalites s'écartent des Hanafites en ce sens que si le père revenait à meilleure fortune, la mère n'aurait toutefois a u c u n recours contre l u i 1 7 . O n vient de dire que les Hanafites, suivant en cela la leçon des d e u x grands disciples, accordent en revanche à la mère un recours contre le mari. L e s solutions c h a f é i t e s 1 8 sont très différentes des précédentes, d u fait que ceux-ci font intervenir la notion de 'asaba, de parenté par les mâles, D è s lors, dans la conjoncture précédente (mère et grand-père paternel) c'est au grand-père q u ' i n c o m b e exclusivement l'obligation de remplacer le père défaillant, la mère ne devant rien.

1201. — Les aïeuls débiteurs d'aliments. A défaut de père et de mère obligés à titre principal ou subsidiairement, ou bien q u a n d ceux-ci sont dans le dénuement, l'enfant nécessiteux, et dans l'impossibilité de gagner sa vie, pourra — sauf en droit malékite — réclamer une pension alimentaire à ses grandsparents paternels et maternels puis, en l'absence de grands-parents, ou si ces derniers sont sans ressources, à ses arrière-grands-parents, et ainsi de suite, à l'infini. L a liaison de l'obligation alimentaire et 15. 16. 17. 18.

Voir supra, n° 1194. Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 591. Ibn Qudâma, op. cit., VII, 583. âîrâzî, Muhaddab, II, 166.

HIÉRARCHIE DES

DÉBITEURS

103

de la vocation successorale que l'on a vu apparaître, même en droit hanafite, dès l'instant où la mère est par exception tenue à des aliments, cette liaison va, désormais* devenir encore plus étroite, s'agissant des ascendants plus éloignés. Néanmoins, en droit hanafite, demeure la règle que le plus proche aïeul est obligé avant le plus éloigné ; en pareil cas, aucune considération successorale ne va jouer ; il est vrai qu'il est assez rare que l'aïeul le plus proche ne soit pas héritier, tandis que le plus éloigné est appelé à la succession. Mais, enfin, quand la chose se produit, il y aura lieu de suivre le principe que « si les ascendants ne sont pas au même degré de parenté et de qualité, la pension alimentaire de l'enfant sera à la charge du plus proche » {Code du Statut personnel de Qadrî pacha, art. 400), même si celui-ci n'hérite pas. Quand les ascendants débiteurs sont au même degré, si l'un est successible et l'autre non, l'obligation alimentaire est à la charge exclusive du successible. C'est le cas de l'enfant qui n'a qu'un grand-père paternel et un grand-père maternel, seul le premier, parce que héritier exclusif de son petit-fils, est tenu de lui fournir des aliments. Si tous les ascendants placés au même degré sont héritiers, mais pour des parts différentes, ils seront obligés en proportion de leurs droits respectifs à l'héritage de leur descendant 1 9 . Ainsi, la grand-mère maternelle (héritière à fard pour un sixième) ne sera obligée que pour un sixième de la dette alimentaire, le grandpère paternel, héritier universel, devra payer les cinq sixièmes restants. Quand les seuls ascendants qu'a le créancier d'aliments sont des dawû l-arhâm, c'est-à-dire des parents par les femmes, auxquels le Coran n'a pas fixé le fard20, tels le grand-père et la grand-mère de la mère, ceux-ci contribueront à la pension alimentaire de leur arrière-petit-fils, dans la même proportion que leurs droits héréditaires, dont le quantum varie suivant que l'on suit la leçon de Saybânî ou celle d ' A b û Y û s u f 2 1 . D'après les docteurs chaféites 22, les difficultés précédentes relatives aux aïeuls sont réglées en partant de leur principe habituel, à savoir qu'il y a lieu de tenir compte de la proximité du degré de parenté de l'aïeul par rapport au créancier d'aliment, mais que le principe est tempéré par la règle que le 'âsib est toujours obligé avant celui qui ne l'est pas, serait-il héritier. O n va ainsi du père au grand-père paternel, avant de passer à l'arrière-grand-père paternel. Quand le créancier d'aliment « n'a que la mère de sa mère, et le père de sa mère, les deux sont également obligés, car ils sont au même 19. Margînânî, Hidâya, II, 36. 20. Part fixe de la succession attribuée par le Coran à quelques héritiers qui n'ont pas la qualité de 'asab (d'héritiers à vocation universelle). 21. Cf. Asaf A. A. Fyzee, Outlines of Muhammadan Law, p. 426 et 429, en ce qui concerne les complications du partage entre ascendants dawû l-arhâm. 22. Consulter Sîrâzî, Muhaddab, II, 166-167.

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

degré de parenté et aucun d'eux n'est 'âsib ; et s'il n'a que la mère de sa mère et la mère de son père, il existe sur ce point deux opinions, la première les considère comme également obligées, elles sont, en effet, au même degré de parenté par rapport au créancier d'aliments, la seconde opinion fait peser la pension alimentaire sur la mère du père, car elle est proche d'un 'âsib »23. L a solution hanbalite est beaucoup plus simple, elle se résume dans cette règle : « Si l'enfant n'a pas de père, on impose son entretien à ses héritiers en proportion de leurs droits héréditaires. » 2 4 L e critère est donc la successibilité, critère absolu qui n'est jamais écarté, soit par la prééminence chaféite des 'asabât, soit par la priorité hanafite du parent le plus proche, encore que non héritier. Comme il existe en droit hanbalite des ascendants utérins qui héritent de la même façon qu'en droit hanafite, c'est-à-dire en l'absence de tout autre parent héritier à fard, ou 'asaba, la règle s'appliquera à eux comme aux autres héritiers. Si, par exemple un enfant n'a plus que son grand-père maternel, celui-ci supportera toute la pension alimentaire, non pas parce qu'il est le parent le plus proche, (comme en droit chaféite), mais parce qu'il hérite de toute la succession. Il importe de préciser que seuls les dawû l-arkâm en ligne directe 'amûd an-nasab sont tenus ou peuvent réclamer une pension alimentaire, car leur parenté par le sang est relativement proche, à telle enseigne que leur témoignage en justice, en faveur ou contre leur parent, n'est pas valable, et que, par ailleurs, on ne leur applique pas la loi du talion, quand ils se rendent coupables d'un meurtre sur la personne d'un de leurs descendants. O n verra plus loin que les collatéraux dawû l-arhâm sont dispensés en droit hanbalite de l'obligation alimentaire, encore qu'ils héritent en l'absence de tout autre parent (Mugnî, VII, 586).

1202. — Descendants et ascendants à égalité de degré. Quand on rattache l'obligation alimentaire à la vocation successorale, comme le font les Hanbalites, le problème ne se pose pas de savoir qui, du descendant ou de l'ascendant, placé au même degré de parenté, par rapport au créancier d'aliments, est tenu de l'obligation alimentaire. En effet, il existe alors un ordre successoral qui fait passer les descendants avant les ascendants ; l'obligation alimentaire suivra donc la dévolution successorale. C'est exactement ce que dit le grand Hanbalite Ibn Q u d â m a 2 5 : « Tartîb an-nafaqât 'alâ tartîb al-mirât. » Dans cette école, l'obligation alimentaire épouse 23. Sîrâzî, Muhaddab, II, 167. 24. Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 589. 25. Mugnî, VII, 592. Toutefois quand le père et le fils du créancier d'aliments sont tous deux solvables, ils ne supportent pas la dette alimentaire au prorata de leur droit héréditaire. Le père seul est tenu {Mugnî, VII, 587).

HIÉRARCHIE DES

DÉBITEURS

exactement l'ordre de successibilité. Mais dans les autres écoles, et notamment chez les Hanafites, l'obligation alimentaire dépend en premier lieu du degré de parenté. Dès lors, le parent le plus proche est obligé (qu'il soit ascendant ou descendant) avant le plus éloigné. Ainsi, le père du créancier d'aliments, en présence d'un petit-fils de ce dernier, sera seul obligé, bien que le petit-fils soit héritier de son grand-père pour les cinq sixièmes. Mais qu'advient-il quand deux parents débiteurs d'aliments sont à égalité de degré par rapport au créancier, l'un étant ascendant, l'autre descendant ? C'est le cas, par exemple, du père et du fils du créancier d'aliments, tous les deux étant solvables, ou encore (hypothèse beaucoup plus rare, bien entendu) du grand-père et du petit-fils du créancier d'aliments. L a règle est alors en droit hanafite 26 que les deux débiteurs sont tenus dans la mesure de leur part héréditaire. C'est ainsi que le grand-père paternel, en présence d'un petit-fils (fils par le fils) ne devra qu'un sixième de la dette alimentaire, le reste étant à la charge du petit-fils héritier éventuel des cinq sixièmes de la succession. A cette règle générale il n'existe qu'une seule exception, mais alors vraiment importante : il s'agit du cas où le créancier d'aliments a, tout à la fois, son père et un fils. Ils ne partageront pas la dette alimentaire, celle-ci restant exclusivement à la charge du fils. Il est dit, en effet, dans un hadith très connu : « Toi et tes biens appartenez à ton père. » En d'autres termes, les biens du fils sont en quelque sorte la propriété du père. Quoi de plus normal, par conséquent, que l'homme dans le besoin puise d'abord dans la fortune de son fils dont il a, pour ainsi dire, la copropriété morale, avant de s'adresser à son père 27. E n droit chaféite, il conviendra de faire intervenir pour la solution de ce genre de problèmes la notion de 'âsib ; à égalité de parenté, c'est le 'âsib qui sera tenu de préférence au parent qui ne l'est pas. Mais le père du créancier d'aliment et le fils de ce dernier sont également 'âftb, et tous deux au même degré de parenté ; l'un dans la ligne ascendante, l'autre dans la ligne descendante. Que faut-il décider, en supposant que tous les deux soient aptes à fournir des aliments ? On vient de voir que les Hanafites obligent le fils avant son grand-père, en se fondant sur un hadith, reconnu du reste par toutes les écoles. Les Chaféites sont plus hésitants. D'après les uns, c'est au père qu'il convient d'abord de s'adresser — le Coran lui-même le prescrit. Dans une autre version, père et fils seront également obligés, car ils « sont aussi proches du créancier d'aliments et leur lien d'agnatisme 28 est le même 29 ». 26. Zayla'î, Tabyîn, III, 64. 27. Tout le droit hanafite sur la question est résumé par Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, II, 297-298 (3e éd. Bûlâq). 28. Pour ne pas employer le néologisme asébisme. 29. Sîrâzî, Muhaddab, II, 166.

Section

III

LES C O L L A T É R A U X DÉBITEURS

D'ALIMENTS

1203. — Leur situation dans les écoles hanafite et hanbalite. On sait déjà 1 que dans deux écoles (hanafite et hanbalite), l'obligation alimentaire s'étend à certains collatéraux, cela en raison du fondement que chacune de ces écoles a expressément donné à ladite obligation. D u moment que l'entretien, nafaqa, est dû, comme en décident les Hanafites, par tous les parents entre lesquels le mariage est prohibé (à supposer créancier et débiteur de sexe différent) on ne pouvait faire autrement que d'obliger non seulement les frères à subvenir à l'entretien de leur frère ou sœur dans le besoin, mais d'imposer la même obligation aux oncles vis-à-vis de leurs neveux et nièces, et vice versa ; la prohibition du mariage en ligne collatérale ne s'étendelle pas en effet en droit musulman jusqu'au degré d'oncle à nièce ? Il en résulte bien des complications, notamment en cas de concours d'un parent en ligne directe et d'un collatéral. En droit hanbalite, la situation est encore plus embarrassante ; car, prise au pied de la lettre, la règle hanbalite en vertu de laquelle tous les successibles d'une personne quand elle est dans le besoin lui doivent des aliments ou, à l'inverse, pourraient lui en réclamer, cette règle est de nature à faire naître de nombreux abus. En dépit des atténuations, dont il va être question ci-dessous, que lui ont apportées les docteurs hanbalites qui font autorité, elle permettrait, quand même, à un vague cousin paternel de réclamer une pension alimentaire à son parent éloigné, avec lequel, jusqu'alors, il n'aurait eu que très peu de relations familiales. Il ne faut pas oublier, en effet, qu'en droit musulman la successibilité ne comporte pas de limitation de degré, même en ligne collatérale. Qui plus est, l'école hanbalite (comme du reste, les Hanafites) confère une certaine vocation successorale aux parents collatéraux par les femmes, les dawû l-arhâm, ce qui, en théorie tout au moins, pourrait étendre considérablement la liste des successibles débiteurs d'aliments.

1204. — Les tempéraments à la règle hanbalite. En réalité, les docteurs hanbalites ont réussi à pallier les inconvénients de cette liaison du devoir alimentaire et de la vocation succesi. Voir supra, n° 1189 et 1192.

COLLATÉRAUX

DÉBITEURS

D'ALIMENTS

sorale en ligne collatérale par deux restrictions qui en réduisent considérablement la portée : a) L e collatéral, même 'âsib, par exemple le frère germain ou consanguin, s'il ne vient pas en fait à la succession de son parent dans le besoin, parce qu'il existe un héritier plus proche, par exemple un fils, n'est pas tenu de subvenir aux besoins de son parent pauvre bien que l'héritier présomptif (le fils, en l'occurrence) soit insolvable ; de telle sorte que, dans ce cas, la dette alimentaire n'est à la charge de personne. En somme, le collatéral n'est obligé que s'il est réellement l'héritier présomptif 2 . b) Dérogation encore plus grave : aucun collatéral, s'il est dawû l-arhâm, parent par les femmes (par exemple, l'oncle maternel), n'est tenu de l'obligation alimentaire, quand bien même il hériterait de la succession entière en raison de l'absence de tout autre héritier à fard ou 'âsib 3 . D'après les docteurs hanbalites, il ne faut pas voir dans cette règle, pas plus que dans la précédente, de véritables exceptions au principe fondamental que le parent est tenu dans la mesure où il est héritier. Que le collatéral exclu de la succession par un parent insolvable ne doive pas de pension alimentaire, c'est l'application absolument stricte du principe de base de l'école hanbalite ; on s'en écarte au contraire, mais par la force des choses, en décidant qu'en ligne directe, ascendante ou descendante, l'héritier exclu de la succession par un parent plus proche est quand même obligé à l'entretien si celui qui l'exclut est sans ressources et ne peut assurer la subsistance du parent dont néanmoins il héritera. N e pas obliger les collatéraux utérins à subvenir à l'entretien de leur parent sans ressources n'est pas non plus une véritable exception. Car, disent les docteurs hanbalites, il ne s'agit pas, en fait, de vrais héritiers. S'ils recueillent la succession, c'est précisément qu'il n'existe pas d'héritier au sens strict du mot qui sont les titulaires de parts fixes, ashâb al-furûd et les agnats 'asabât. L'école, en somme, les préfère au Bayt al-mâl, au Trésor public, auquel, sans eux, seraient allés les biens considérés comme biens en déshérence. Compte tenu de l'ensemble de ces aménagements, qui tendent à restreindre le nombre des parents dont on aurait pu penser, en en restant aux seuls principes, qu'ils étaient tenus de l'obligation alimentaire en droit hanbalite, force est de constater que, sur la question, les thèses hanbalites ne sont pas aussi éloignées qu'on pourrait le penser de celles de l'école hanafite. Si on néglige quelques cas exceptionnels, plus théoriques que pratiques, de parents très éloignés auxquels il est peimis, en droit hanbalite, de réclamer des 2. Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 585-586. 3. Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 586. 4. Margînânî, Hidâya, II, 36.

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aliments, en gros, la différence essentielle qui sépare les Hanbalites des Hanafites est la suivante : les premiers autorisent les cousins paternels, germains et issus de germains, à se prévaloir de leur qualité de 'âsib, pour réclamer des aliments, à la condition, répétons-le, qu'il n'y ait pas de parents plus proches, mêmes insolvables. Les Hanafites leur refusent ce droit, car il n'est pas interdit de se marier entre cousins même germains et que chez eux — il ne faut pas l'oublier — c'est la parenté, empêchement au mariage, qui sert de fondement premier à l'obligation alimentaire.

1205. — Obligation alimentaire des collatéraux en droit hanafite. Dans l'ensemble des collatéraux (al-hawâsî), il importe de bien distinguer, du point de vue qui est actuellement le nôtre, deux grandes catégories : d'une part, ce que nous appellerons les collatéraux ordinaires, constitués de parents qui ne sont ni ascendants ni descendants, mais qui hériteront éventuellement du créancier d'aliment, soit d'une part fixe, fard, tels les sœurs et frères utérins, soit d'une quote-part de l'universalité de la succession, tels les frères germains et les oncles paternels. A côté d'eux, mais ne venant à la succession qu'à défaut de |tout collatéral héritier à fard, ou 'âsib, on trouve les collatéraux utérins, les dazoû l-arhâm, à proprement parler, ceux qui ne se rattachent au défunt que par une femme, par exemple, l'oncle maternel. Ces deux groupes de collatéraux, en tant que débiteurs ou créanciers d'aliments, sont soumis à des règles analogues. Celles-ci diffèrent sensiblement des règles applicables aux parents en ligne directe, 'amûd an-nasab. 1. L'obligation alimentaire des deux catégories de collatéraux ne s'étend pas au-delà du rapport familial d'oncle à neveu ; on sait déjà qu'en ligne directe elle pèse sur tous les parents à l'infini. Ainsi, le principe hanafite que les aliments ne sont dus que par les parents « au degré prohibé » est toujours respecté. 2. L'importance attachée à la vocation successorale est encore beaucoup plus grande, s'agissant de collatéraux, qu'en ce qui concerne les ascendants débiteurs, chez lesquels elle intervient parfois à côté de la règle de la priorité du parent le plus proche. Il importe toutefois de bien souligner, pour éviter tout malentendu, que la règle qui n'impose l'obligation alimentaire qu'aux parents entre lesquels le mariage est interdit, prime toujours, en droit hanafite, la vocation successorale de telle sorte que si une personne dans le besoin et de plus incapable de gagner sa vie, a tout à la fois un oncle maternel et un cousin germain par son père, c'est l'oncle maternel, cependant non héritier, mais parent au « degré prohibé » pour le mariage, qui sera tenu de fournir des aliments ; le cousin germain héritier de toute la succession en

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qualité de lâsib ne devra rien, du fait qu'à son degré de parenté le mariage est permis 5 . 3. L a différence de religion, ihtilâf ad-dîn, c'est-à-dire le fait que débiteur et créancier d'aliments soient l'un musulman et l'autre, non musulman, qui ne tire pas à conséquence (sauf en droit hanbalite) quand il s'agit de parents en ligne directe 6 , cette différence dispense de toute obligation alimentaire entre collatéraux : u n frère musulman ne doit pas d'aliments à son frère chrétien ou juif, et réciproquement. U n musulman (l'hypothèse est alors beaucoup plus fréquente que la précédente) ne peut réclamer d'aliments à son oncle maternel, chrétien ou j u i f et ne lui en doit pas davantage 7 . 4. Il en est de même de la différence d'allégence (ihtilâf ad-dâr). L e musulman installé dans un pays non soumis à la puissance musulmane (dâr al-harb) ne pouvant hériter de son coreligionnaire habitant en pays d'Islam (dâr al-Islâm) ne lui devra pas, en conséquence, d'aliments. L e chrétien ou le juif tributaire, c'est ce qu'on appelle un dimmî n'héritant pas de son parent resté dans le dâr al-harb, n'est donc pas tenu à son égard de l'obligation alimentaire. L a règle se limite-t-elle comme la précédente aux collatéraux ? O u faut-il l'appliquer aussi aux parents en ligne directe ? L a question a été controversée à l'origine. Il semble que les Hanafïtes 8 de basse époque en aient fait une règle générale, et que l'ihtilâf ad-dâr, plus rigoureux que Yihtilâf ad-dîn, dispense de l'obligation alimentaire en ligne directe comme en ligne collatérale L a question a perdu de nos jours presque toute son importance pratique, dans la mesure où la distinction du dâr al-harb et du dâr al-Islâm n'a plus q u ' u n intérêt historique. Il est douteux que même dans les pays musulmans qui font, encore aujourd'hui, jouer cet empêchement en matière successorale, les tribunaux s'avisent de l'invoquer afin de dispenser u n débiteur d'aliments, qu'il soit en ligne directe ou en ligne collatérale, de son obligation à l'égard d ' u n parent installé en pays chrétien.

5. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Mufitâr, II, 698 (3e éd. Bûlâq). 6. Car l'obligation alimentaire est alors fondée uniquement sur la parenté, mais en ligne collatérale, elle est en grande partie liée à la successibilité ; or, chacun sait qu'il ne peut y avoir de succession avec différence de religion, ihtilâf ad-dîn, sauf en Inde où cet empêchement à la succession a été supprimé en 1850; cf. Schacht, Introduction to Islande Law, p. 95, n. 2. 7. Kâsânî, Badâ'i', IV, 36, et tous les ouvrages hanafïtes. 8. Les Chaféites (cf. par exemple, Ramlî, op. cit., VI, 27) connaissent aussi l'empêchement à la succession qui résulte de Yihtilâf ad-dâr. Il ne semble pas que toutefois, chez eux, la règle ait une incidence en matière d'obligation alimentaire. 9. Zayla'î, Tabyîn, III, 63 ; Qadrî pacha, Code du Statut personnel, art. 4 1 6 ; Sarahsî, Mabsût, V, 228; Kâsânî, Badâ'i', IV, 37.

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1206. — Le créancier d'aliments n'a comme parents que des collatéraux. Trois hypothèses peuvent être envisagées : 1. Certains de ces collatéraux sont au « degré prohibé » (pour le mariage), les autres non. Il va de soi que les parents qui ne sont pas au « degré prohibé » ne sont jamais tenus de l'obligation alimentaire, même s'ils sont héritiers du créancier, du moment qu'en droit hanafite cette obligation n'existe qu'entre parents entre lesquels le mariage n'est pas permis. L'exemple classique — cité plus haut — est celui d'un homme dans le besoin qui n'a qu'un oncle maternel (hâl) et un cousin germain par son père. L'oncle devra toute la pension alimentaire, bien que n'héritant pas, car il est à un degré de parenté où le mariage est interdit. L e cousin, héritier de toute la succession en sa qualité de 'âsib, ne devra en revanche rien du tout 1 0 . 2. Dans la deuxième hypothèse, on suppose que tous les collatéraux sont au « degré prohibé », mais que les uns héritent et que d'autres sont exclus de la succession du créancier, en vertu des dispositions de la loi successorale musulmane. La règle est alors très simple. L'obligation alimentaire est, en l'occurrence, toujours à la charge des parents qui héritent. C'est ainsi qu'en présence d'un frère ou d'un neveu du créancier d'aliments, l'oncle, même paternel, ne doit pas de nafaqa. D e la même façon, en présence d'un oncle paternel, l'oncle maternel n'est pas tenu de fournir des aliments à son neveu, car il n'est que dauoû l-arham, et l'oncle paternel, 'âsib. Or, un utérin, en concours avec un 'âsib, n'hérite pas ; il n'est donc pas tenu de l'obligation alimentaire n . 3. Enfin, dernière hypothèse: tous les collatéraux au « degré prohibé » sont successibles. Dans ce cas, l'obligation alimentaire est répartie au prorata de leurs droits successoraux. Supposons que le créancier d'aliments n'ait comme parents que trois sœurs, une germaine, une consanguine, et une utérine. L a sœur germaine devra les trois cinquièmes de la dette alimentaire, les deux autres cinquièmes étant à la charge, pour parts égales, de la sœur consanguine et de la sœur utérine. C'est ainsi, en effet, que viendraient à la succession de leur frère indigent les trois sœurs. Autre exemple : le créancier d'aliments n'a plus qu'un frère germain et une sœur utérine. Celle-ci ne devra qu'un sixième de la dette alimentaire, le restant étant à la charge du frère ; répartition calquée sur leurs droits successoraux respectifs 12.

10. Kâsânî, 11. Kâsânî, 12. Kâsânî, exhaustive. Art.

Badâ'ï, IV, 33. Badâ'i', IV, 33. Badâ'i', IV, 33 et 34, où la question est traitée de façon 418, Code du Statut personnel de Qadrî pacha.

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1207. — Le créancier d'aliments a des parents en ligne directe et des collatéraux. 1. E n présence de descendants, aucun collatéral n'est tenu de l'obligation alimentaire, serait-il héritier ; c'est le descendant, m ê m e e x c l u de la succession de son parent, qui lui devra des aliments 1 3 . O n procède en s o m m e « c o m m e si le collatéral n'existait pas », p o u r e m p l o y e r la formule chère aux fuqahâ'. Si le descendant i m m é d i a t e m e n t obligé est insolvable, c'est au suivant q u ' o n s'adressera, et ce à l'infini. P o u r ne prendre q u ' u n exemple, mais singulièrement significatif, supposons que le créancier n'ait plus c o m m e parent q u ' u n petit-fils, plus précisément le fils d ' u n e fille, et u n frère germain. L e petit-fils sera seul tenu de l'obligation alimentaire et c'est pourtant le frère qui hériterait de son frère p o u r l'instant indigent, car il est 'âsib, et le fils d ' u n e fille n'est pas 'âsib. 2. E n présence d'ascendants, l'obligation des collatéraux est moins facile à préciser. L ' a b r u p t e f o r m u l e précédente n'est plus alors de mise. Il importe, tout d'abord, de rechercher si collatéral et ascendant sont tous deux successibles. D a n s l'affirmative, ils s u p p o r teront la charge alimentaire au prorata de leurs droits successoraux tels que ceux-ci sont établis par la Charî'a. « Ainsi, quand un enfant a une mère et u n frère germain ou un oncle germain, la mère paiera u n tiers, et le parent 'âsib concourra p o u r les d e u x tiers. » (Art. 401, in fine, Code du Statut personnel de Qadrî pacha.) E n revanche, si l ' u n des d e u x n'est pas héritier, que ce soit le collatéral ou l'ascendant, la dette alimentaire est alors exclusivement à la charge de l'ascendant. O n c o m p r e n d la première partie de la solution. Q u e l'ascendant soit seul obligé quand le collatéral n'hérite pas, cela paraît pour le moins équitable, d'autant que par hypothèse c'est l'ascendant qui est alors héritier de toute la succession, mais que l'ascendant soit seul tenu de l'obligation alimentaire parce que précisément il n'hérite pas, cela alors dépasse l ' e n t e n d e m e n t 1 4 . O n aboutit à cette situation paradoxale que si l'ascendant a une part d'héritage, si infime soit-elle, il ne supportera la pension alimentaire avec le collatéral (également héritier) qu'au prorata de cette infime part, c'est-à-dire pour presque rien ; mais que s'il est privé de tout droit dans la succession, il aura alors la charge entière de la pension alimentaire, quand par ailleurs, le collatéral acquiert tout l ' é m o l u m e n t successoral. C e t t e règle est si extravagante q u ' o n se prend à douter de soi quand on la trouve f o r m u l é e dans u n texte ancien. O n craint de commettre

13. Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 510 ; A b û Zahra, Le mariage (en arabe), p. 422. 14. Ainsi le grand-père maternel, bien qu'exclu par l'oncle paternel qui est un 'âsib, et de ce fait, seul héritier, n'en demeure pas moins tenu de toute la dette alimentaire.

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un contresens. Mais les fuqahâ' modernes 15 sont là pour nous rassurer. Ils admettent qu'elle n'a pas d'explication d'ordre rationnel et que le droit hanafite, habituellement si attaché à la logique, semble avoir voulu pénaliser ces malheureux ascendants, évincés de la succession, parce que se rattachant au défunt par les femmes!

1208. — Le créancier d'aliments n'a que des collatéraux utérins au « degré prohibé ». L a situation est alors d'une extrême simplicité. Comme ceux-ci ne viennent à la succession qu'en l'absence de tout parent héritier 'âsib, ou bénéficiaire d'un fard, il ne peut y avoir de conflit sur le point de savoir qui doit la dette alimentaire. S'ils sont plusieurs collatéraux dawî l-arhâm, jusqu'au degré limite où le mariage est toujours prohibé, comme la loi successorale hanafite a établi un ordre successoral strict en ce qui les concerne, l'ordre dans lequel ils seront tenus de l'obligation alimentaire suivra cet ordre successoral.

Appendice LE TRÉSOR PUBLIC « B A Y T AL-MÂL »

1209. — Le « Bayt al-mâl », ultime ressource des indigents. T o u s les ouvrages de fiqh, après avoir énuméré et hiérarchisé les différents débiteurs de la dette alimentaire, susceptible de naître entre proches parents, ajoutent, à peu près dans les mêmes termes : si un individu dans le besoin n'a plus de parents tenus de lui servir une nafaqa, ou si les parents auxquels il pourrait s'adresser sont eux-mêmes dans l'indigence, il appartient au Bayt al-mâl de lui venir en aide. Qu'est-ce que le Bayt al-mâl ? Constatons d'abord qu'il est déjà très malaisé de donner une traduction de l'expression qui ne soit pas uniquement descriptive. « Trésor public », auquel se sont ralliés la plupart des auteurs occidentaux et que, faute de mieux nous adoptons également, s'associe, dans nos esprits — il faut bien le reconnaître — à des institutions occidentales qui n'ont que très peu d'analogie avec le Bayt al-mâl des origines de l'Islam, et encore moins avec celui qui subsiste aujourd'hui dans certains pays musulmans 15. Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 511 en note. Abû Zahra, Le mariage (en arabe), p. 424 en note. Voir aussi art. 401, Code de Qadrî pacha. 1. D'après Milliot (Introduction au droit musulman, p. 476) : « Le Bayt al-mâl est l'Administration des domaines de la Communauté musulmane. » La définition, pour être plus longue que Trésor public, n'en est pas plus correcte.

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Il n'est pas question d'étudier ici l'institution dans son ensemble a . L'exposé de ses structures et des fonctions qu'elle exerçait trouvera sa place naturelle après les chapitres consacrés au droit successoral, puisque certaines écoles (telles les écoles malékite et chaféite) font du Bayt al-mâl un véritable successible, à telle enseigne que celui qui meurt sans laisser d'héritier ne peut, d'après les docteurs de ces écoles, disposer par testament que du tiers de ses biens, exactement comme s'il laissait des héritiers, le Bayt al-mâl ayant sur les biens du défunt les droits d'un héritier, le dernier de tous, mais héritier quand même. Toutefois, le rôle que le fiqh faisait jouer au Bayt al-mâl en matière de secours alimentaires ne peut être bien compris sans quelques brèves notions sur le fonctionnement de cette institution. A u moment de son plein épanouissement, elle était composée de quatre départements. L e département des aumônes (bayt assadaqât), celui des profits provenant du butin (bayt al-ganîma), le département de l'impôt dit du harâj (bayt al-harâj) et, enfin, celui des biens en déshérence. L e s ressources de chaque département étaient affectées à des dépenses bien déterminées et il n'était pas possible d'imputer ces dépenses sur le compte d'un autre département. Pour en revenir au point qui nous intéresse pour le moment, deux de ces bureaux, le premier et le dernier, pouvaient assurer, plus ou moins complètement, des secours alimentaires à ceux qui n'avaient plus de parents du tout, ou dont les parents n'avaient pas les moyens de subvenir à leurs besoins. L e Bayt al-mâl, dans son ensemble, avait acquis très tôt une solide réputation d'insolvabilité dont les historiens font état dans leurs écrits, mais que les juristes, imperturbables, affectaient d'ignorer. En fait, la formule qui termine l'énumération des débiteurs de la pension alimentaire était devenue une formule de style qui ne trompait personne. A u surplus, les siècles passant, le Bayt al-mâl ne conservait plus de toutes ses anciennes prérogatives que le droit de recueillir les successions vacantes. Et comme dans l'Islam, il est rare qu'une personne ne laisse pas d'héritier, ses ressources ne firent que diminuer, rendant tout à fait illusoire la faculté pour un malheureux d'en obtenir les secours réguliers que sa famille ne pouvait lui assurer.

1210. — Le « Bayt al-mâl » dans les temps modernes. A u cours du x i x e siècle, cette administration, en tant qu'entité juridique, fut supprimée dans la plupart des pays musulmans 3 . L à où elle subsiste encore aujourd'hui, son statut administratif est 2. Consulter pour plus de détails, Santillana, Istituzioni, I, p. 174 à 189. Aghnidès, Mohammedan Theories of Finance, p. 423 et s. ; Syed Ameer Alî, Mohammedan Law, II, 145 et s. 3. Cf. Santillana, Istituzioni, p. 189, pour les pays d'Afrique du Nord.

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mal défini. C'est le cas de l'Égypte. En y mettant de la bonne volonté, on finit par découvrir dans un quartier du Caire, loin des administrations centrales, un petit pavillon sur lequel est apposée une plaque portant l'inscription Bayt al-mâl. On se doit d'ajouter qu'une loi assez récente (20 mars 1962) a précisé minutieusement les attributions de cette discrète administration, en ce qui concerne les successions vacantes. Comme il s'agit en effet de recueillir des biens, même s'ils sont rares, le législateur n'hésite pas en l'occurrence à légiférer. Mais qu'en est-il de son rôle de débiteur, de fournisseur de secours aux indigents et aux infirmes ? Quarante ans plus tôt, une circulaire (n° 36 de 1922) du ministre de la Justice, rappelait très prudemment aux tribunaux qu'une demande de pension alimentaire à l'encontre du Bayt al-mâl était juridiquement irrecevable. Car les secours que cette administration est censée distribuer sont en réalité des libéralités laissées à son entière discrétion et que, en aucun cas, ils ne pourraient donner lieu à une action en justice. Dans les autres pays musulmans ayant conservé un semblant de Bayt al-mâl, la situation est à peu près la même que celle qui vient d'être décrite 4.

4. On trouvera dans l'ouvrage d'Abû Zahra, Le mariage (en arabe), I, 433 et s., le texte de XOrdonnance et son commentaire, à la lumière des affirmations, qui ne sont pas toujours concordantes, des grands légistes hanafites : Kâsânî, Zayla'î, Ibn Nujaym et Ibn 'Âbidîn.

Section IV CONDITIONS D'EXIGIBILITÉ CONTENU ET DURÉE DE L'OBLIGATION ALIMENTAIRE 1211. — I. Conditions d'exigibilité. Par conditions d'exigibilité, il convient d'entendre non pas la condition de parenté à laquelle est subordonnée l'obligation alimentaire, cette question ayant été longuement examinée dans les sections précédentes, mais les circonstances qui autorisent une personne à réclamer des aliments à l'un de ses parents, tenu par la loi de lui en fournir (conditions relatives au créancier) ainsi que les conditions matérielles dans lesquelles doit se trouver le débiteur pour que l'obligation alimentaire qui lui incombe virtuellement devienne exigible et, enfin, les conditions communes au créancier et au débiteur d'aliments, à savoir la parité de religion et la même allégeance au dâr al-Islâm. 1212. — A. Conditions relatives au créancier. Le créancier d'aliments doit être sans ressources actuelles et, de surcroît, dans l'incapacité de s'en procurer par son travail ; en d'autres termes, il doit être dans le dénuement et n'avoir pas la possibilité d'en sortir par son travail. i. La première condition propre au créancier est qu'il soit dans le dénuement, i'sâr. Elle est exigée de tout créancier d'aliments au titre de la parenté. C'est la grande différence avec la nafaqa matrimoniale. On sait en effet que l'obligation d'entretien qui incombe au mari existe en toute hypothèse, que la femme soit riche ou qu'elle soit pauvre, car elle n'a pas pour fondement l'état de besoin de celle-ci, mais représente une des contreparties de ses obligations conjugales. En revanche, l'obligation alimentaire entre parents ne peut naître que de l'état de besoin dans lequel se trouve le parent créancier. Dès l'instant où celui-ci dispose de quelques ressources, c'est sur ces ressources qu'il est tenu de vivre. Et ce n'est qu'après les avoir épuisées qu'il lui sera permis de réclamer une pension alimentaire. L'exemple extrême, mais qui, de ce fait, illustre bien la règle précédente, est celui du petit enfant dont les parents sont riches, mais qui dispose lui aussi de ressources personnelles provenant, par exemple, d'un legs ou d'une donation. Le père est en droit de se refuser à assurer sur sa propre fortune l'entretien de son enfant. C'est là une règle absolue, admise par toutes les écoles. Comme l'écrit Ibn

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Qudâma 1 : « T o u s les savants que nous connaissons sont unanimes sur ce point que l'homme doit entretenir ses jeunes enfants, ceux-là seuls qui n'ont pas de fortune personnelle. » Toutefois, comme il est d'usage que le père subvienne sur ses propres biens à l'entretien de ses enfants mineurs, même de ceux qui ont des biens personnels, les auteurs 2 lui conseillent, au cas où il entend s'écarter de cet usage et se propose de prélever sur la fortune de ses enfants leurs frais d'entretien, d'adopter un des deux procédés suivants, susceptibles de faire tomber la présomption habituelle en vertu de laquelle un père est toujours censé payer de ses propres deniers l'entretien de ses enfants mineurs. Il faudra que ce père peu généreux, mais à qui la loi confère ce droit, obtienne un jugement l'autorisant à puiser dans la fortune de ses enfants, ou bien qu'il fasse constater par témoins son intention de récupérer sur les biens de ses enfants mineurs les frais qu'il aura avancés pour leur subsistance. Une personne peut-elle être considérée comme dépourvue de ressources quand elle est propriétaire de certains biens, mais qui ne lui assurent pas des revenus réguliers lui permettant de vivre ? L a question se pose surtout à propos du créancier d'aliments, propriétaire d'une petite maison. Les auteurs qui font autorité sont divisés sur la réponse. D'après les uns, ce propriétaire privé de revenus doit commencer par vendre sa maison et vivre du produit de la vente avant le moment — qui n'arrivera peut-être jamais — où réellement il sera sans ressources. D'après les autres, il lui faut louer la maison et n'exiger que le complément nécessaire si le loyer ne suffit pas à le faire vivre. 2. L a deuxième condition que doit remplir le créancier d'aliments est d'être incapable physiquement ou mentalement de gagner sa vie. En d'autres termes, il doit être dépourvu non seulement de ressources actuelles (c'est Yi'sâr, le dénuement étudié ci-dessus), mais aussi de ressources potentielles, celles que lui procurerait un quelconque travail rémunéré. C'est le cas des petits enfants, incapables de travailler du fait de leur âge, des femmes non mariées, des adultes infirmes physiques ou mentaux ou des personnes très âgées. En principe, cette inaptitude ('ajza) à gagner sa vie est exigée de tout créancier d'aliment, de telle sorte que le débiteur à qui est réclamée une pension alimentaire peut toujours soutenir que le créancier (sauf dans les cas énumérés plus bas) est capable d'améliorer sa condition par son travail. N'échappent à cette deuxième condition que les ascendants : il leur suffit d'être dans le besoin pour réclamer des aliments sans avoir à justifier de leur incapacité à se procurer des ressources par leur travail. U n père, un grand-père indigent ont 1. Mugrtî, VII, 583. 2. Par exemple, Kâsânî, Badâ'i', Mufitâr, II, 689 (3e éd. Bûlâq).

IV, 34 ; Ibn 'Âbidîn, Raid

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CONDITIONS

ET CONTENU

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le droit d'être entretenus par leurs enfants et petits-enfants, encore qu'ils ne soient pas inaptes au travail. Sur ce point, les doctrines hanafite et hanbalite sont très fermes et très nettes 3. En [droit chaféite 4 les deux thèses opposées ont été soutenues, les uns exigeant, même chez les ascendants, la réunion des deux conditions d'indigence et d'inaptitude, pour être créancier d'aliments, les autres se ralliant à la thèse hanafïto-hanbalite. Quant aux Malékites, toujours rigoureux sur cette question d'obligation alimentaire, ils décident que si les père et mère 5 sont capables de se livrer à une activité lucrative, ils n'ont pas droit à une nafaqa. Chez eux, la règle est donc absolue, qui exige chez le créancier d'aliments tout à la fois indigence et inaptitude au travail 6. Il a paru choquant aux auteurs de quelques monuments législatifs contemporains, d'inspiration hanafite cependant, de conférer un tel privilège au père, notamment. Si la loi jordanienne sur la Famille (art. 115, 2 e alin.) reproduit strictement la doctrine classique de l'école hanafite, en disposant que « s'agissant des père et mère, le simple dénuement leur donne droit à une pension alimentaire », en revanche, on trouve dans les Codes syrien et irakien du Statut personnel des atténuations à la règle classique.

1213. — B. Condition relative au débiteur. En ce qui concerne le débiteur de l'obligation alimentaire, une seule condition est exigée ; il doit avoir des ressources suffisantes, une fois déduits les frais d'entretien de sa femme et ses propres dépenses. C'est du moins la règle admise dans la grande majorité des cas ; il convient, en effet, de préciser tout de suite que, dans le rapport de parenté père-mère et enfants, la loi hanafite se montre moins exigeante, elle prend alors en considération non seulement les ressources actuelles du débiteur d'aliments, mais aussi ses ressources potentielles. Les problèmes que soulève cette condition de solvabilité, propre au débiteur, sont de trois ordres. Que faut-il entendre par « ressources suffisante » ? Qui, du créancier ou du débiteur, devra prouver l'existence de ces ressources ? Enfin, dans quelle mesure la créance alimentaire des enfants et celle des père et mère dérogentelles au principe, que seul, le débiteur solvable est tenu de procurer des aliments à ses parents dans la gêne ?

1214. — La notion de « yasâr ». Le débiteur n'est obligé, en principe, que s'il jouit d'une certaine aisance, yasâr. A quel niveau de fortune se situe cette aisance, audessous de laquelle on échappe à l'obligation alimentaire vis-à-vis 3. Margînânî, Hidâya, II, 36 ; Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 586. 4. Sîrâzî, Muhaddab, II, 166. 5. Seuls ascendants qui, dans cette école, ont droit à une pension alimentaire. 6. Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 522.

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de ses parents, mis à part la femme, les enfants et les père et mère dont les droits ne sont pas subordonnés à cette condition ? Dans l'école hanafite, pas moins de trois critères ont été proposés 7 . Les deux premiers, dont la paternité remonte à A b û Yûsuf, présentent l'un et l'autre l'inconvénient d'adopter le même minimum de fortune (nisâb) que celui qui est exigé de ceux qui sont tenus de payer l'aumône légale ou zakât, ou à qui, au contraire, il est interdit d'être bénéficiaires du produit de la zakât 8. Indépendamment des critiques d'ordre juridique qui furent très tôt adressées à cette extrapolation d'une règle à caractère essentiellement religieux dans un domaine (l'obligation alimentaire) à dominante juridique, le principal grief formulé contre l'utilisation du nisâb, propre à l'aumône légale, aux fins de savoir si une personne a suffisamment de ressources pour être débitrice d'aliments, tient au fait que la zakât n'est plus guère perçue depuis des siècles, à telle enseigne qu'on ne sait plus au juste aujourd'hui à quoi correspond exactement le minimum (nisâb) dont font état les vieux auteurs. Aussi en est-on arrivé dans l'école hanafite à ne plus tenir compte que du critère proposé par Saybânî, critère non formel, et auquel de ce fait, les siècles n'ont pas retiré sa valeur. D'après lui, doivent être considérés comme étant dans l'aisance (yasâr) tous ceux qui ont des ressources régulières couvrant, pendant au moins un mois, leurs besoins et ceux de leur famille et leur laissant un surplus. C'est sur ce surplus que sera perçue la dette alimentaire qu'ils auront été condamnés à payer à l'un de leurs parents. Tous les grands docteurs hanafites se sont ralliés à la thèse de Saybânî, notamment Sarahsî, Kâsânî, Zayla'î ; il n'y a guère qu'Ibn Nujaym qui laisse percer quelques réserves en soutenant que, de son temps, les fatâwa n'étaient pas rendus dans ce sens. En tout cas, de nos jours, c'est le critère de Saybânî qui est constamment retenu par les tribunaux 9.

1215. — La charge de la preuve. Puisqu'en principe (on verra plus loin les exceptions) nul ne peut être débiteur d'aliments s'il n'a des ressources suffisantes, la question est capitale de savoir à qui, du créancier ou du débiteur, incombe la charge de prouver l'existence de ses ressources. D'après les auteurs hanafites, « on est en principe présumé ne pas avoir de fortune » 10 ; il appartient donc au créancier d'aliments de prouver que son parent débiteur a suffisamment de ressources pour lui assurer 7. Kâsânî, Badâ'ï, IV 35 ; en français, la note de Bousquet sous sa traduction de Qudûrî, Muhtasar, p. 74. 8. Sur la zakât, consulter l'article de J. Schacht dans Shorter Encyclopedia of Islam. 9. Abû Zahra, Le mariage (en arabe), p. 418. 10. Kâsânî, Badâ'i', IV, 37. Pour le droit malékite, cf. Hattâb et Mawwâq, op. cit., IV, 207.

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une pension alimentaire, après avoir subvenu, bien entendu à ses frais d'entretien, et à ceux de sa famille. S'il ne réussissait pas à apporter cette preuve, alors le parent qui se défend d'être dans l'aisance serait cru sur serment. L a situation serait différente s'il était connu de longue date que le débiteur vivait dans l'aisance et que, brusquement, il invoquât des revers de fortune pour soutenir qu'actuellement il n'a plus de ressources : c'est à lui qu'il appartiendra alors de le prouver.

1216. — Cas du père ou du fils débiteurs de l'obligation alimentaire. L'exigence d'une certaine aisance (yasâr) chez le débiteur d'aliments est la règle générale, applicable à tous les parents. Seuls, deux d'entre eux ne peuvent s'en prévaloir. Il s'agit du père à l'égard de ses enfants et du fils à l'égard de ses père et mère. En ce qui les concerne, on substitue à la notion d'aisance celle d'aptitude à gagner sa vie, qudra 'alâ 1-kasb. Débiteurs de la pension alimentaire, ils ne peuvent refuser de la payer, même en prouvant leur dénuement, s'il est établi qu'ils sont aptes à gagner leur vie en travaillant. Qadrî pacha (Code du Statut personnel, art. 39) commente ce cas d'une façon aussi simple que pertinente. « L e père pauvre et non atteint d'aucune infirmité ne peut être déchargé, à cause de sa pauvreté, de l'obligation d'entretenir ses enfants. Il doit subvenir à leurs besoins par son travail. » L a sanction dans ce cas pourrait aller jusqu'à la contrainte par corps. L e père ne peut donc être déchargé de son obligation alimentaire à l'égard de ses enfants que s'il est inapte physiquement ou mentalement à travailler, ou s'il ne peut réellement trouver du travail en raison, par exemple, d'une crise de chômage. En de pareils cas, la pension alimentaire pèsera sur les parents plus éloignés, dans l'ordre établi par la loi u , mais ceux-ci pourront se retourner contre le père, si ce dernier revient plus tard à meilleure fortune. Les mêmes dispositions sont applicables au fils, sans ressources, mais « en état de se livrer à un travail rémunéré » (art. 41 x, Code du Statut personnel de Qadrî pacha). Il sera possible donc de le contraindre à travailler sous la menace de l'emprisonnement. Pour lui, comme pour le père, la seule condition exigée par la loi est l'aptitude à gagner de l'argent, qudra 'alâ l-kasb. Il importe peu qu'ils soient, en fait, dans la misère.

1217. — Le débiteur face à plusieurs créanciers d'aliments. Une difficulté qui n'a pas beaucoup retenu l'attention des juristes hanafites, mais à laquelle les docteurs des autres écoles consacrent d'assez longs développements 12, est celle de savoir quelle solution 11. Voir, supra, la hiérarchie des débiteurs. 12. Voir, par exemple, Sîrâzî, op. cit., II, 167 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 523 ; Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 593 et 594.

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il conviendrait d'adopter quand le débiteur de la pension alimentaire ne peut assurer l'entretien que d'une seule personne, alors qu'il existe plusieurs créanciers, placés au même degré de parenté. L a solution la plus simple serait de partager ce dont dispose le débiteur (par hypothèse, une somme qui tout au plus pourrait faire vivre une seule personne) entre les différents créanciers ; ceux-ci, afin de compléter une pension qui, de ce fait, est devenue pour chacun d'eux insuffisante, se retourneraient contre le débiteur suivant dans l'ordre prévu par la loi, pour lui demander un complément de pension. Devant le silence des textes hanafites sur la question, il semble que ce soit à cette solution qu'il faille se rallier dans cette école. Dans les autres écoles, de nombreux auteurs, que rebutent tous ces recours successifs, ont cherché à avantager l'un des créanciers, en créant un droit de priorité au profit de celui d'entre eux (tous, par définition, placés au même degré de parenté) qui a le plus besoin de la pension alimentaire. Il suffit de parcourir un ouvrage chaféite, malékite ou hanbalite, pour se rendre compte que la mise en pratique de cette idée a fait naître de nouvelles controverses. C'est ainsi que dans le cas où un homme a comme créancier d'aliments son père et son fils les uns préfèrent avantager le père les autres le fils, et un troisième groupe répartit la pension entre eux deux. Dans cette profonde confusion des textes qui font autorité, une phrase lapidaire de D a s û q î 1 3 peut être retenue ; elle s'inspire de l'idée que le plus démuni doit être préféré : « L a mère a priorité sur le père, le petit enfant sur l'adulte, les filles sur les garçons ; à égalité de condition, ils partagent. » 1 4 1218. — C. Conditions communes au créancier et au débiteur. Dans les systèmes qui n'attachent l'obligation alimentaire qu'à la parenté en ligne directe, à savoir les systèmes malékite et chaféite, il n'existe pas d'autres conditions chez le créancier que celles qui viennent d'être étudiées, c'est-à-dire être dans le besoin et dans l'impossibilité de travailler ; chez le débiteur, avoir une certaine aisance ou être capable de gagner sa vie. Il importe peu que l'un soit musulman, et l'autre non musulman. En revanche, les Hanbalites, liant l'obligation alimentaire à la vocation successorale, exigent aussi bien en ligne directe qu'en ligne collatérale que créancier et débiteur soiefit tous deux musulmans, ou tous deux non musulmans, de la même façon que pour être héritier. Exemple de déduction analogique 13. Référence à la note précédente. 14. A noter que le Code jordanien de la famille, texte cependant hanafite, a, dans son article 117, fait sienne cete idée. Le Code tunisien du Statut personnel (art. 53) donne la priorité aux descendants sur les ascendants de même degré.

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(qiyâs) poussée à l'extrême. Les Hanafites distinguent entre l'obligation en ligne directe et l'obligation en ligne collatérale. Dans le premier cas, il n'est pas nécessaire que créancier et débiteur soient tous deux musulmans, ou tous deux non musulmans. Il n'y a qu'entre collatéraux que Yihtilâf ad-dîn (la différence de religion) soit prise en considération et qu'elle supprime l'obligation alimentaire. Quant à Yihtilâf ad-dâr (la différence d'allégeance) elle n'empêche la naissance de l'obligation alimentaire qu'en droit hanafite 15 .

1219. — II. Contenu de l'obligation alimentaire. Les aliments, dans l'acception technique de l'expression, comprennent tout ce qui est nécessaire à l'existence. Les auteurs, quelle que soit l'école à laquelle ils appartiennent, mentionnent invariablement : la nourriture, le logement, l'habillement et, quand il s'agit d'un petit enfant, l'allaitement 1 6 . T o u t cela va de soi et il n'est guère utile d'insister sur ces éléments de l'obligation alimentaire, sauf à dire que leur importance ou, si l'on veut, leur quantum est fonction tout à la fois des besoins du créancier et des ressources du débiteur, compte tenu de leur milieu social. On est surpris quand on parcourt les grands traités de droit de ne voir mentionner qu'exceptionnellement les autres composantes de l'obligation alimentaire, entendue au sens large de l'expression. Qu'en est-il du service domestique, des frais médicaux, tout aussi nécessaires parfois que la nourriture ? Que devient la nafaqa matrimoniale que doit le père ou le fils dans le besoin ? Fort heureusement, un mot qui revient souvent sous la plume des juristes va leur permettre d'élargir leur notion d'obligation alimentaire des parents, de nafaqa al-aqârib. On trouve en effet, chez ceux d'entre eux qui consacrent quelques développements à la question, le mot kifâya ; littéralement traduit, le mot signifie ce qui est suffisant, mais dans le sens de ce qui est nécessaire. L e débiteur doit procurer au créancier d'aliments tout ce qui est nécessaire, sous-entendu : pour les besoins de la vie. T e l auteur écrira, tamâm al-kifâya, la totalité de ce qui est nécessaire, tel autre, 'alâ qadr al-kifâya, à la mesure du nécessaire 17 . Il faut entendre par là que l'obligation alimentaire ne doit pas se limiter à ce qui est strictement indispensable à assurer la survie, mais doit comporter des secours suffisants {kifâya). En partant de cette idée, on en arrive à comprendre dans la dette alimentaire les frais d'un domestique, puis, par extension, les frais d'entretien de la femme du créancier et même, en dehors de l'école hanafite, le paiement d'une dot, afin que le père (et parfois le fils) puisse se marier ( i ' f â f). Enfin, les auteurs 15. Voir supra, n° 1205, pour plus de détails. 16. Kâsânî, Badâ'i', IV, 38 ; Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 595. 17. Voir Kâsânî, Badâ'i', IV, 38 ; Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 595 ; Sîrâzî, Muhaddab, II, 167 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 522.

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les plus récents, ou plus exactement les contemporains, mettent à la charge du débiteur les frais médicaux que le créancier dans son dénuement n'est pas à même de payer.

1220. — Les frais de domesticité. Dans certaines circonstances (âge avancé du créancier, infirmité), les frais de nourriture, de logement et d'habillement ne suffisent pas à satisfaire aux besoins essentiels de sa vie ; il n'y a donc pas kifâya. C'est pourquoi la plupart des auteurs ont ajouté aux frais d'entretien, stricto sensu, le salaire ou l'entretien d'un domestique 18 . S'agissant des ascendants créanciers, cette adjonction n'a pas soulevé de difficultés. Il en est autrement en ce qui concerne les descendants et, à plus forte raison, les collatéraux. Dardîr, dans son commentaire de Halîl, dit explicitement que les enfants n'ont pas droit, au sens de la stricte nafaqa, aux services d'un domestique dont le salaire serait payé par le père, mais Dasûqî glosant sur Dardîr, s'empresse de rappeler les vrais principes en la matière. Si les enfants sont infirmes ou très jeunes, et qu'ils n'ont pas de mère pour s'occuper d'eux, il faudra bien leur payer une domestique dont ils ont absolument besoin. Il est intéressant de noter qu'aucun monument législatif contemporain, qu'il soit d'inspiration hanafite ou malékite, ne mentionne le salaire ou l'entretien d'un domestique dans les composantes de l'obligation alimentaire.

1221. — La « nafaqa » de la femme du père. En droit hanafite, on passe insensiblement du problème précédent à celui de savoir si les enfants sont tenus d'assurer l'entretien de la femme de leur père dans le dénuement. Il ne s'agit pas, bien entendu, de leur mère, vis-à-vis de laquelle ils sont obligés, en vertu du lien de filiation, mais d'une « étrangère », comme il est dit dans les textes. Or, aucune obligation alimentaire n'est attachée aux rapports d'alliance en droit musulman. Les juristes hanafites ont tourné la difficulté en décidant que « si l'état du père infirme ou malade exigeait les soins d'une épouse ou d'une domestique, l'enfant devra en fournir les frais d'entretien » (art. 409, Code du Statut personnel de Qadrî pacha). A b û Y û s u f aurait voulu, dit-on, qu'en toute hypothèse la femme du père indigent fût à la charge des enfants, mais les docteurs hanafites, dans leur grande majorité, craignant d'ouvrir une brèche au principe que l'alliance ne crée pas d'obligation alimentaire, maintiennent comme condition sine qua non que le père ait besoin des soins de sa femme ; ainsi la pension alimentaire qui sera payée à celle-ci par les enfants de son mari ne le sera que comme 18. 'Umar 'Abd Allâh, op. cit., p. 514. Cf. Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 595, et Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 523.

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un des éléments de la pension due au père, de la même façon que l'aurait été l'entretien d'une domestique 19 . Dans les trois autres écoles, il est admis également que les enfants d'un homme dans le besoin doivent pourvoir à l'entretien d'une seule de ses épouses (encore qu'elle ne soit pas leur mère) sur le fondement d'une idée un peu analogue à celle des docteurs hanafites, à cela près qu'il ne s'agit plus du besoin de services domestiques, comme en droit hanafite, mais du besoin d'une compagnie féminine 20. Il va sans dire que les enfants ne sont tenus d'entretenir qu'une seule femme. Halîl 2 1 , du reste, le précise : « Il n'y a pas lieu pour l'enfant de dépasser le chiffre d'une pension d'épouse si l'une des deux coépouses du père est sa mère, ce, selon le sens apparent de la Mudawzvana. » Il n'y aura donc pas cumul de pensions. Mais en dehors de l'école hanafite, l'obligation des enfants va plus loin que l'entretien d'une femme qui est déjà l'épouse de leur père. Ils pourront, en sus de cette obligation, si leur père est sans femme et dans le dénuement et, dès lors, incapable de payer de ses propres deniers une dot pour prendre femme, être tenus de le marier ou de lui procurer une esclave, en en payant le prix. C'est l'institution de l'ïfâf.

1222. — L'« i'fâf » chez les non-Hanafites. Cette institution, propre aux écoles malékite, chaféite et hanbalite 22 a surpris — c'est le moins que l'on puisse dire — les interprètes occidentaux du droit musulman 23. Elle est cependant dans la logique de l'obligation alimentaire, telle qu'elle est conçue par les fuqahâ'. Si celle-ci doit satisfaire aux besoins essentiels de la vie, si elle doit procurer la kifâya au créancier, il n'est pas extravagant, dans le cas tout au moins d'un père veuf ou divorcé et, pour le moment, sans femmes, de comprendre dans le contenu de l'obligation alimentaire le montant d'une dot (ou le prix d'une esclave, ajoutait-on dans le passé). Moyennant quoi, le père serait à même de mener une vie normale aux côtés d'une épouse ou d'une esclave. L e tout est de 19. Kâsânî, Badâ'i', IV, 32 ; Zayla'î, Tabyîn, III, 64 ; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, II, 692 (3e éd. Bûlâq). 20. Halîl, op. cit., II, 137 ; Sîrâzî, Muhaddab, II, 167. 21. Halîl, op. cit., II, 137. 22. On pourra consulter, pour le droit malékite : Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 523, et Hattâb et Mawwâq, op. cit., IV, 210 ; pour le droit chaféite : Sîrâzî, Muhaddab, II, 167 ; pour le droit handalite, l'étude exhaustive d'Ibn Qudâma, dans le Mugnî, VII, 587 et s. 23. Santillana fait bien allusion à Y i'fâf dans ses Istituzioni, I, 248, note 245, mais c'est le Professeur Bousquet qui, le premier, s'est étendu sur la question dans les Mélanges W. Marçais, Paris, 1950, p. 49-53. On trouvera une brève description de l'institution dans son Précis, I, 172. Cf. aussi Lapanne-Joinville, « A propos de Ylfaf », Revue Algérienne, 1949, I, p. 119-120.

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savoir s'il s'agit bien d'un besoin essentiel. Or, il est difficile d'admettre que, dans l'Islam, l'abstinence soit un idéal recommandé. Par ailleurs, il n'est pas d'autre solution que le mariage ou le concubinat servile. Mais l'un implique le versement d'une dot, l'autre l'achat d'une esclave. Dans un cas comme dans l'autre, il faudrait donc que ce père privé de femmes dispose d'une certaine somme d'argent que, par hypothèse, il n'a pas, puisqu'il vit des subsides de son fils. Celui-ci ne doit-il pas prémunir son père contre des relations coupables, occasionnelles ou suivies, que condamne l'Islam, c'est-à-dire préserver sa vertu 24 en payant le montant de la dot s'il choisit de marier son père, ou le prix d'une esclave, s'il préfère la solution servile. A cette question, les trois écoles (malékite, chaféite et hanbalite) répondent par l'affirmative. Bien mieux, les Chaféites et les Hanbalites étendent le bénéfice de l ' i ' f â f au fils adulte à la charge de son père.

1222bis. — Les Hanafites rejettent cette institution. Quant aux Hanafites, on ne peut vraiment discerner dans leur doctrine l'existence d'un vrai i'fâf, qui se caractérise, en premier lieu, par le devoir pour le fils débiteur de l'obligation alimentaire d'ajouter aux charges habituelles de l'entretien celle de marier son père privé de femmes en payant une dot (ou de lui acheter une esclave). Les autres prérogatives que 1 efiqh hanafite concède au père, en accord du reste avec les autres écoles : disposer des esclaves-femmes de son fils, mettre à sa charge l'entretien d'une femme déjà épousée par lui et à laquelle il ne peut subvenir, toutes ces prérogatives ne sont pas de l'essence même de l'i'fâf. Ibn Qudâma explique ainsi le refus hanafite d'admettre Y i'fâf: « A b û Hanîfa a dit : V i'fâf du père n'est pas obligatoire pour un fils, que celui-ci assure déjà ou non des aliments à son père, car ceci ( l ' i ' f â f ) n'est pas plus nécessaire que les friandises que le fils n'est pas tenu de fournir. » A quoi, le grand Hanbalite riposte : « L e besoin d'une épouse ne doit pas être comparé au besoin de friandises, mais à celui de nourriture ; il peut donc être aussi impérieux: que ce dernier. » 2 5

1223. — Comment est organisé 1'« i'fâf ». En s'inspirant de l'enseignement hanbalite qui nous paraît le plus élaboré sur la question, on peut ainsi décrire le fonctionnement de l'institution. A l'époque où il existait des esclaves, c'était au fils de choisir entre marier son père (en payant une dot) ou lui acheter une esclave. Dans ce dernier cas, les enfants qui naissaient de l'esclave se trouvaient finalement dans la même situation juridique que ceux d'une femme de condition libre. L e s hommes sans ressources qui 24. I'fâf vient de 'iffa, qui signifie vertu, chasteté, pureté. 25. Mugnî, VII, 587 et 588. Les Imâmites ne l'admettent pas non plus : Muhaqqiq, Sarâ'i', Beyrouth, 1930, II, 49.

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désiraient avoir une compagne disposaient bien d'un troisième moyen qui consistait à épouser une esclave, la dot étant, en l'occurrence, presque dérisoire, mais le gros inconvénient du procédé était que l'esclave épousée restait la propriété de son maître et que, dès lors, les enfants qui pouvaient lui naître de son mari appartenaient au maître. Voilà pourquoi, même avec le consentement de son père, le fils ne pourrait choisir cette troisième solution, cependant fort économique. T e n u de payer une dot ou le prix d'une esclave, le fils est naturellement tenté d'imposer à son père une femme qui, sur le marché matrimonial, a peu de valeur, du fait de son âge ou de sa laideur, notamment. Les auteurs 26 mettent en garde les fils contre leur tendance, dictée par l'esprit d'économie, à choisir pour le père une femme laide ou trop vieille. L e but fixé à l'i'fâf ne serait pas atteint. Le père prendrait prétexte de la laideur ou de la vieillesse de la femme qui lui aurait été ainsi imposée pour chercher ailleurs des consolations coupables. C'est bien précisément ce que par l'i'fâf le fiqh a voulu éviter. Mais dès le moment où le fils a fixé pour la dot un montant raisonnable, il n'est pas interdit au père de choisir lui-même la femme à laquelle cette dot paraît convenable. Il va de soi que lorsqu'une personne est tenue d'assurer l'i'fâf d'un parent (fils à l'égard du père, ou père à l'égard du fils) elle est par le fait même obligée de subvenir à l'entretien de la femme ainsi épousée. A quoi servirait de marier un père (ou un fils) sans ressources si ce mariage ne pouvait se maintenir, faute par le mari indigent de pouvoir assurer la nafaqa de sa femme ?

1224. — Cas où la « nafaqa » d'une femme mariée est à la charge du père ou du fils du mari. En principe — les auteurs ne cessent de le répéter — , la nafaqa d'une femme mariée est toujours à la charge de son mari 2 7 . Cependant, dans les hypothèses qui viennent d'être examinées, on voit un fils payer la nafaqa que son père indigent ne peut assurer à sa femme (qui n'est pas, bien entendu, la mère du fils débiteur) ou, à l'inverse, un père payer à sa bru la nafaqa qui, normalement, aurait dû être supportée par le fils. En présence de ces situations, il importe de ne pas se méprendre sur la nature de l'obligation imposée au père ou au fils, au lieu et place du mari, et surtout de ne pas la tenir pour une conséquence de l'alliance. Il n'y a pas, en droit musulman, d'obligation alimentaire à la charge des alliés, même en ligne ascendante ou descendante, de telle sorte que le père n'est jamais directement 26. C'est exactement la même phrase qu'on retrouve dans Ibn Qudâma, Mugnî, V I I , 588, et S î r â z î , Muhaddab,

II, 167.

27. Il s'agit de la nafaqa matrimoniale dont la nature et les modalités d'exécution sont différentes de celles de la nafaqa des proches parents. (Voir supra, n° 867, et 874 et s.)

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débiteur de sa bru, ni le fils, directement débiteur de l'épouse de son père. S'il leur arrive parfois de payer une pension alimentaire à une alliée (femme du père ou femme du fils) ce n'est jamais qu'à titre subsidiaire ; ils assument alors, au lieu et place du débiteur principal, les charges inhérentes à la nafaqa matrimoniale et non pas celles qui résultent d'un lien de parenté. La preuve en est que la femme, bénéficiaire de ce secours venant de son beau-père ou de son beau-fils, n'est pas tenue d'établir qu'elle est dans le besoin ; elle y a droit — dans les hypothèses, bien sûr, où la loi ou la convention le lui reconnaît — encore qu'elle soit personnellement dans l'aisance, ce qui est bien la caractéristique de la nafaqa matrimoniale. L e beau-père ou le beau-fils ont payé, par suite de la carence du mari, c'est leur propre obligation vis-à-vis de ce dernier qui se gonfle des charges auxquelles celui-ci ne peut faire face, tout au moins dans la majorité des cas. Car il importe de mettre à part les hypothèses, assez fréquentes dans la pratique, où le père cautionne (généralement dans le contrat même de mariage) l'obligation alimentaire de son fils à l'égard de sa bru. En l'occurrence, ce sont tout simplement les règles du cautionnement qui doivent être appliquées 28, y compris la faculté pour la caution de recourir plus tard contre le mari revenu à meilleure fortune 2 9 . Ce recours n'existe pas quand la pension payée à la femme du père ou du fils n'est qu'une des composantes de l'obligation du débiteur d'aliments au titre de la parenté. Il en est ainsi, en droit hanafite, quand le père indigent a besoin des services d'une épouse et, dans les autres écoles, en cas d'i'fâf30. On aura remarqué dans les développements qui précèdent qu'il y est toujours question de la femme du fils, ou de celle du père, créancière d'aliments à l'égard de leur beau-père ou de leur beau-fils, et jamais du contraire. Or, si cette obligation était fondée sur les rapports d'alliance, il n'y aurait rien d'illogique à imaginer le mari de la fille ou celui de la mère réclamant des aliments, respectivement à leur beau-père ou à leur gendre. C'est une hypothèse que n'ont jamais envisagée les fuqahâ', pour la simple raison que le mari ne peut, en aucune circonstance, réclamer à sa femme des aliments, la nafaqa matrimoniale n'étant pas, comme on le sait, réciproque. Comment, dès lors, la faire supporter aux parents de la femme ? Preuve de plus que la créance alimentaire que, dans des cas exceptionnels, la femme mariée est autorisée à recouvrer contre son beau-père ou son beau-fils n'est, en réalité, que la nafaqa matrimoniale, tombée à la charge d'un débiteur d'aliments au titre de la parenté.

28. Par exemple, art. 403, Code du Statut personnel de Qadrî pacha, et art. 157, Code syrien du Statut personnel. 29. Kâsânî, Badâ'i', IV, 33. 30. Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 588.

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1225. — Les frais médicaux. S'il est souvent question, dans les traités d e f i q h , des frais d'études à la charge des père et mère, question traitée accessoirement à l'important problème de la prolongation de l'obligation alimentaire au profit des enfants qui poursuivent des études 31 , en revanche, les textes sont muets au sujet des frais médicaux que le créancier d'aliments n'est pas à même de payer 32. On retrouve le même silence dans tous les monuments législatifs contemporains, à une exception près, celle de la loi jordanienne sur la Famille, dont l'article 65, au chapitre de la nafaqa matrimoniale fait obligation au mari et au père de payer les frais médicaux de la femme et de l'enfant. Dans la pratique, de nos jours, les tribunaux ont tendance à comprendre les frais médicaux dans la nafaqa des parents, comme dans celle de l'épouse 33.

1226. — III. Durée de l'obligation alimentaire. En ce qui concerne les ascendants et les collatéraux (dans les écoles où ils peuvent être créanciers d'aliments), les solutions sont très simples. Leur droit, né avec l'état de besoin dans lequel ils se sont trouvés, disparaît dès le moment où ils disposent de ressources suffisantes pour les faire vivre. La règle est valable même quand il s'agit d'ascendantes, et notamment de la mère, et que celles-ci se remarient. En principe, dès leur remariage, elles ne restent plus à la charge de leurs enfants ou petits-enfants, c'est au mari qu'elles viennent d'épouser à subvenir à leur entretien. Néanmoins, quand ce mari est dans le dénuement, on s'accorde à laisser se prolonger l'ancienne obligation alimentaire 34. En droit hanafite, il est admis que le débiteur (ce peut être le fils, mais aussi tout autre parent) aura la faculté de se retourner plus tard contre le mari revenu à meilleure fortune. Les filles et les petites-filles ont droit à des aliments, au sens large de l'expression, jusqu'à leur mariage ou plus précisément, jusqu'au moment où le mari est tenu de pourvoir à leur entretien. On sait que, même de nos jours, ce moment n'est pas toujours celui du mariage, et qu'aux siècles passés il pouvait s'écouler de nombreuses années entre la conclusion du contrat et le jour où la jeune mariée était mise à la disposition du mari, c'est-à-dire passait sous sa garde, ihtibâs.

On a vu

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que cette mise de la femme sous la garde de son mari

31. Voir infra : durée de l'obligation alimentaire, n° 1226 et s. 32. Parfois ils décident expressément que les frais médicaux (sauf ceux d'accouchement) ne rentrent pas dans la nafaqa matrimoniale. 33. J. N. Anderson, « Recent developments in Sharî'a Law », Muslim World, juillet 1952, p. 200. 34. Halîl, op. cit., II, 138 ; Kâsânî, Badâ'ï, IV, 33. 35. Voir supra, n° 876 et 879.

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correspond, à quelque chose près, à la consommation réelle ou présumée du mariage, dont l'école malékite semble faire le point de départ de la nafaqa matrimoniale 3 6 . C'est donc à partir du moment où elle échappe à la garde de son père ou de son grand-père que la fille n'est plus à la charge de ceux-ci. Il faut en déduire, a contrario, que si la fille ne se marie jamais (pure hypothèse d'école, dans l'Islam) elle resterait toujours à la charge de son père, et éventuellement des autres débiteurs de la pension alimentaire, dans l'ordre établi par la loi. C'est ce que précisent sans équivoque tous les auteurs, à la condition bien entendu, ajoutent-ils, qu'elle ne dispose pas de ressources personnelles, comme le salaire que lui procurerait un métier honorable qu'elle pratiquerait de son plein gré, car son père ne peut le lui imposer. L a femme répudiée pose, à ce point de vue, une série de problèmes qui sont, en réalité, plus théoriques que pratiques. En droit, ne percevant plus de nafaqa matrimoniale, elle devrait par le fait même retrouver la nafaqa fondée sur la parenté. En fait, chez les Hanafites, la femme répudiée définitivement se contentait de retarder jusqu'au moment opportun, la déclaration de la fin de sa retraite de continence, ce qui lui permettait de continuer à percevoir la nafaqa matrimoniale et de ne pas être à la charge de son père. De nos jours, la plupart des pays hanafites ont établi un délai maximal de continence et il n'est plus loisible à la femme répudiée de prétendre ne pas avoir eu sa troisième menstruation depuis la répudiation, ce qu'elle faisait afin de prolonger la période pendant laquelle son ancien mari continuait à pourvoir à son entretien. Aujourd'hui, le moment arrive assez vite où elle retombe à la charge de son père. Il faut, sans hésiter, déclarer que celui-ci est alors tenu, en droit hanafite, de la recueillir et de la nourrir, quelles que soient les circonstances dans lesquelles est intervenue la répudiation 37 . Dans les écoles qui n'accordent pas à la femme répudiée de nafaqa, même temporaire, contre l'ancien mari, son retour au foyer paternel est toujours un événement extrêmement fâcheux. Les légistes de ces écoles ne font renaître à son profit la créance alimentaire qu'elle avait contre son père que dans des circonstances exceptionnelles. On s'en rend compte en lisant le passage de Halîl 3 8 qui la concerne. En fait, la répudiée ne demeure que peu de temps chez son père, chacun s'employant à la remarier le plus vite possible ; et quand vient l'âge où les prétendants se font rares, il lui reste la ressource de travailler ; il ne s'agit le plus souvent 36. « Par consommation, il faut entendre le simple tête à tête » ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 524. 37. 'Umar 'Abd Allâh, Statut personnel (en arabe), p. 506. La Hidâya de Margînânî (II, 35) semble cependant subordonner la fin de l'obligation alimentaire des parents à la puberté de l'enfant. 38. Muhtasar (trad. Bousquet), Commentaire par Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 524-525.

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que de besognes bien modestes mais qui suffisent à lui assurer le minimum indispensable à la vie. Ainsi, en ce qui concerne les descendantes, toute la question de leur droit aux aliments est centrée sur le mariage. N o n mariées, qu'elles soient mineures ou adultes, elles restent sans limitation de durée à la charge de leurs parents. Ceux-ci, en principe, n'ont même pas la faculté de les contraindre à travailler. D u reste, la réprobation publique serait unanime s'ils s'avisaient d'agir autrement. Mariées, c'est au mari à subvenir à leur entretien, encore qu'elles n'en aient pas absolument besoin comme dans l'hypothèse par exemple, où elles ont de la fortune.

1227. — Durée de l'obligation alimentaire à l'égard des descendants mâles. Il en est tout autrement des descendants mâles. A leur sujet, l'idée force est celle d'aptitude à se livrer à un travail rémunérateur, qudra 'alâ l-kasb. En sont-ils incapables, c'est alors à leur père (ou à défaut de père, au parent désigné par la loi) à subvenir à leurs besoins. Sont-ils à même de gagner leur vie en travaillant, leurs parents ont alors la faculté de les contraindre à travailler. Sauf en droit malékite, où l'on exige la puberté en sus de cette aptitude au travail pour que prenne fin la créance alimentaire des enfants, dans les autres écoles la puberté (bulûg) n'est qu'un indice de la faculté de pouvoir travailler. Elle ne constitue pas une deuxième condition à laquelle est subordonnée la fin de l'obligation d'entretien qui pèse normalement sur le père au profit de ses enfants mineurs. Elle la fait simplement présumer, et le bâlig, le pubère, est en principe réputé apte, à moins que ne soit apportée la preuve de son incapacité tenant à une infirmité morale ou physique, ainsi que nous aurons à le préciser plus loin. Mais le corollaire n'est pas vrai. L'impubère n'est pas nécessairement inapte à gagner sa vie ; il peut très bien avoir la force physique de se livrer à un labeur, sans être pour autant pubère ; en d'autres termes, l'aptitude à travailler peut éventuellement précéder la puberté 3 9 . Cela n'est pas pour nous surprendre ; les auteurs non malékites fixent à quinze ans au plus tard l'âge où un mineur est réputé pubère 40 quand les signes physiologiques de la puberté ne sont pas apparus plus tôt. Or, avant quinze ans, un garçon peut être employé à des travaux dont la rémunération ne suffit peut-être pas toujours à assurer la totalité de son entretien, mais est de nature à diminuer d'autant la charge qui pèse sur son père. Ainsi, dans les écoles hanafite, chaféite et hanbalite, un impubère peut être astreint à gagner sa vie, s'il est apte à travailler. Cela explique que le mineur à la charge de son père ne soit pas toujours désigné 39. 'Umar 'Abd Allâh, Statut personnel (en arabe), p. 506. 40. Sauf Abû Hanîfa, qui fixe cet âge à 18 ans.

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dans les ouvrages qui font autorité dans ces écoles, par l'expression technique de sagîr, qui englobe tous ceux qui n'ont pas atteint la puberté. On y trouve aussi bien tifl, petit enfant, ou walad, garçon, ou encore gulâm, adolescent. Les monuments législatifs contemporains, d'inspiration hanafite, n'exigent pas la puberté, à côté de l'aptitude à travailler, pour que prenne fin l'obligation alimentaire du père 41 . Il en va autrement en droit malékite, si l'on se fie à une phrase comme toujours elliptique de Halîl 42. Les commentaires ne sont pas très explicites sur ce point 43, mais il semble bien que l'impubère ne puisse être contraint à travailler ; et, comme dans cette école, à défaut des signes physiologiques révélateurs de la puberté, celle-ci est alors fixée à dix-huit ans, on se trouve ainsi en présence de la seule disposition libérale de ce système en matière d'obligation alimentaire. Il reste entendu que si, en fait, l'impubère gagnait de l'argent par un travail, c'est sur ses gains qu'il devrait vivre, exactement comme s'il avait eu une fortune personnelle. Les deux codes du statut personnel actuellement en vigueur dans les pays malékites 44 édictent expressément qu'avant la puberté (seize ans au maximum en Tunisie) le garçon demeure à la charge de son père. En revanche, le projet de Code algérien du statut personnel fait sienne la solution hanafite, en décidant que « le droit à la pension alimentaire subsiste pour le garçon jusqu'à l'âge de la majorité légale ou jusqu'à l'exercice par lui d'un métier avant ledit âge ».

1228. — En quoi consiste l'aptitude au travail? Sur ce point, cependant capital, les auteurs ne s'étendent guère, abstraction faite des longs développements consacrés aux différentes formes d'infirmité physique ou mentale qui excluent, bien entendu, toute possibilité de travailler. Ceux d'entre ces auteurs qui ont abordé la question n'ont — cela va de soi — envisagé que l'hypothèse la plus fréquente, celle d'enfants appartenant à des milieux très modestes, de telle sorte que l'aptitude au travail, dans l'esprit de ces légistes, semble se confondre avec le moment où il devient possible pour les parents de louer les services de leurs enfants à des tiers ou d'en faire des apprentis rémunérés (art. 104, Code du Statut personnel de Qadrî pacha). Les tribunaux, afin de tenir compte de l'extrême variété des conditions sociales, ont infléchi la règle précédente en prolongeant l'obligation alimentaire des parents au-delà du moment où leurs garçons pourraient se livrer à un travail plus ou moins domes41. Art. 120, Loi jordanienne sur la Famille ; art. 155, Code syrien du Statut personnel ; art. 59, Code irakien du Statut personnel. 42. Op. cit., II, 138. 43. Hattâb et Mawwâq, op. cit., IV, 211 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., n , 52444. Code marocain (art. 126), et Code tunisien (art. 46).

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tique, lorsque, en raison de leur situation sociale (qui est celle des parents) ils ne peuvent décemment être voués à des occupations serviles. La prolongation de la pension est rendue également inévitable, si l'on admet que certains enfants ont le droit de poursuivre leurs études au-delà de la puberté. Ces deux cas de prolongation de la durée de l'obligation alimentaire des parents s'ajoutent à celui des infirmes physiques ou mentaux, expressément prévu par les légistes de toutes les écoles. Nous commencerons par l'étude de ce cas.

1229. — Créance alimentaire des infirmes.

Puisque l'aptitude au travail marque la fin de la créance alimentaire des descendants mâles, il était logique de décider que ceux d'entre eux qu'une infirmité physique ou mentale empêche de travailler verraient se prolonger leur droit aux aliments, tant que persisterait leur infirmité. Sur ce point, l'unanimité est totale parmi les juristes, quelle que soit l'école considérée. Sarahsî 45 mentionne les infirmes, en général, puis précise les aveugles, culs-de-jatte, manchots des deux mains, paralysés et fous. Il va de soi qu'il ne s'agit pas d'une énumération limitative. Du reste, elle est reprise par les juristes postérieurs, qui séparent chaque catégorie d'infirmes par la conjonction aw, ou 46, ce qui indique bien qu'ils n'entendent donner que des exemples d'inaptitude au travail. On sait déjà 47 qu'en dehors de l'école malékite de telles infirmités, survenant bien après la puberté, font « renaître » la créance alimentaire qui s'était éteinte au moment où les intéressés avaient été à même de gagner leur vie. Pour les Malékites, l'infirmité superveniens, celle que l'enfant n'avait pas déjà au moment de la puberté, n'est pas prise en considération, autrement dit l'infirme en l'occurrence n'aura d'autre recours que de s'adresser au Bayt al-mâl.

1230. — Le cas des « fils de famille ». On ne peut, équitablement, reprocher au fiqh d'être un système juridique de classe, consacrant les inégalités sociales au profit de certains justiciables par le maintien de privilèges légaux. Toutefois, le juriste musulman ne pouvait se couper complètement de la vie sociale de son temps en ne tenant pas compte, dans certaines circonstances, du fait indiscutable que tous les hommes ne jouissent pas — qu'on le déplore ou non — des mêmes avantages matériels. Il en est ainsi en matière d'obligation alimentaire. La traduction française de l'article 396 du Code du Statut personnel de Qadrî pacha rapporte en termes un peu pompeux une de ces prérogatives exorbitantes du droit commun que, sous la pression des nécessités de la vie sociale, 45. Mabsût, V, 233. 46. Cf. Kâsânî, Badâ'i', IV, 35. 47. Voir supra, n° 1186.

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les juristes ont été obligés d'admettre. E n principe, comme on l'a v u précédemment, tout garçon apte à gagner sa vie ne peut plus obliger ses parents à l'entretenir et cependant, d'après Qadrî pacha, le fils majeur, pauvre, issu d'une noble famille, et qui ne peut pas être loué pour gagner sa vie, doit être entretenu par son père 48 . Ainsi, l'aptitude au travail que les premiers légistes musulmans font commencer assez tôt, en ce qui concerne la grande majorité des jeunes, devra être reportée à plus tard quand il s'agit des ahl al-buyûtât, des « fils de famille », dont l'entretien, de ce fait, pèsera plus longtemps sur leurs parents que dans les classes modestes de la population.

1231. — L'entretien des enfants qui poursuivent des études. L a poursuite des études a toujours été encouragée dans l'Islam et si, comme nous l'avons vu plus haut, les classiques omettent de comprendre les frais médicaux dans les aliments entendus au sens technique de l'expression, en revanche, ils ont presque tous 49 pris soin de préciser que les parents qui en ont les moyens sont tenus de payer les frais d'études de leurs enfants mâles (ce qui, à l'époque n'était guère onéreux), mais surtout de continuer à entretenir leurs enfants j u s q u ' à l'achèvement de leurs études, ce qui risque d'alourdir considérablement la charge alimentaire qui pèse sur le père pour peu que les études se prolongent assez longtemps. C e qui surprend le plus à ce sujet, c'est que ce sont les salaf, les anciens, qui, tout au moins chez les Hanafites, ont été les partisans résolus d'une telle extension de l'obligation alimentaire. L e s modernes, ou muta'âhirân, pour employer l'expression des fuqahâ\ se montrent sur ce point beaucoup plus réticents. Prenant prétexte du fait que les étudiants à leur époque (mettons le huitième siècle de l'Hégire) n'avaient plus les qualités morales de leurs précédesseurs, ces « modernes » leur refusent le droit d'exiger de leurs parents, même fortunés, la prolongation de l'obligation alimentaire j u s q u ' à la fin de leurs études. Dans les pays musulmans qui n'ont pas nouvellement légiféré sur la question, les tribunaux tiraillés entre la thèse des « anciens » et celle des « modernes » se sont trouvés fort embarrassés pour adopter une jurisprudence constante en la matière. Si l'on s'en tient aux décisions égyptiennes 50, elles sont plutôt favorables à la thèse des salaf : 48. Cette exception formulée en arabe est moins déplaisante; cf. Zayla'î, Tabyîn, III, 64 ; glose en marge de Salabî. 49. Voir notamment, parmi les Hanafites, Zayla'î, Tabyîn, III, 64, glose de Salabî. Ibn Nujaym, Bahr, IV, 228 ; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, II, 690-691 (3 e éd. Bûlâq). 50. On trouvera dans l'ouvrage du Dr. Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), une série de décisions des tribunaux égyptiens sur la question, dont on peut déplorer seulement qu'elles soient déjà bien anciennes {cf. p. 493 à 498).

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ET CONTENU

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les étudiants ont droit à une prolongation de leur créance alimentaire jusqu'à la fin de leurs études, quand leur père a les moyens de continuer à les entretenir. Toutefois, comme il ne saurait être question de favoriser tous ceux qui, nominalement étudiants, ne font rien en fait, par paresse ou inaptitude au travail, les tribunaux égyptiens subordonnent à une deuxième condition la prolongation de la créance alimentaire des étudiants. Ceux-ci doivent pouvoir faire état de succès aux examens ou tout au moins établir le sérieux de leurs études. Cette deuxième condition, difficile à vérifier et à prouver, n'a pas été retenue par les auteurs des codes récents du Statut personnel, qui ont cru devoir expressément prévoir au profit des étudiants la prolongation de leur créance alimentaire. Il faut en excepter la loi jordanienne de 1951 sur la Famille (art. 65, 3 0 alin.) qui précise que l'opportunité de cette prolongation sera « jugée selon les dispositions de l'enfant, son aptitude au travail et compte tenu de la situation aisée ou difficile du père ». L'article 126, 3 0 alin., du Code marocain du Statut personnel fixe à vingt et un ans l'âge maximal au-delà duquel le père ne peut être obligé de pourvoir à l'entretien de son fils, encore que celui-ci n'ait pas encore achevé ses études. Prudence qu'ignore le Code irakien du Statut personnel qui se borne à déclarer que la dette alimentaire du père est maintenue, « quand le fils continue ses études » (art. 59, in fine).

Section

V

L'EXÉCUTION DE L'OBLIGATION

ALIMENTAIRE

1232. — L'exécution en argent. L'exécution de l'obligation alimentaire soulève une série de difficultés dont on n'aura à examiner que les principales et, en premier lieu, si elle s'exécute en argent ou en nature. L e mode habituel d'exécution de l'obligation alimentaire consiste dans le versement d'une rente appelée pension alimentaire. C'est même, pourrait-on dire, le procédé obligatoire, car l'exécution en nature, dont il sera question plus loin, n'est autorisée en droit musulman que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Il ne peut être question, quand on parle d'exécution en argent, que du versement d'une rente et non d'un capital, puisque la pension doit répondre à des besoins qui sont nécessairement successifs chez le créancier. Aucun rythme n'est imposé à ce versement et, s'il est fréquent d'adopter la période d'un mois, il n'est pas rare que des pensions soient payées par quinzaine ou par semaine, quand le débiteur reçoit son salaire tous les quinze jours ou toutes les semaines. Il est même des hypothèses où l'on peut envisager un versement pour ainsi dire quotidien : « En cas d'abus de la mère, le paiement de la pension (au petit enfant sous la garde de sa mère) sera fait quotidiennement. » (Art. 405, Code du Statut personnel de Qadrî pacha.)

1233. — L'exécution en nature ou par hébergement. Si le débiteur de la dette alimentaire le désire, il lui est loisible d'exécuter en nature son obligation, en recevant chez lui le créancier d'aliments et en lui procurant en nature tout ce dont il a besoin pour vivre. Il ne risque pas de se heurter à des obstacles d'ordre moral, quand débiteurs et créanciers sont de sexe différent, puisqu'il s'agit toujours de parents très proches et que, même en droit hanafite, qui étend l'obligation alimentaire aux collatéraux, il ne peut être question que de parents au degré où le mariage est prohibé. Mais ce débiteur peut-il être contraint à entretenir chez lui son parent dans le dénuement ? L e droit musulman est franchement hostile à cette solution, même dans l'hypothèse où elle pourrait cependant paraître tout à fait naturelle, comme dans le cas d'un fils tenu de subvenir à l'entretien de son père En l'occurrence, le fils 1. Auquel on assimile toujours la mère et les grands-parents.

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ne peut être contraint judiciairement d'accueillir dans sa maison son propre père o u sa mère que s'il avait la charge d ' u n e famille et que son salaire suffise à peine à subvenir aux besoins de cette famille. O n estime que dans ces conditions, une b o u c h e de plus ou de moins ne pourrait désorganiser la vie d u fils et que, d u reste, l'usage ou la c o u t u m e l'oblige à recevoir ses parents dans cette hypothèse. M a i s si le fils était célibataire et sans enfants, et qu'il gagnât tout juste de quoi subvenir à ses propres besoins, il ne pourrait être contraint judiciairement à partager son existence avec son père ou sa mère dans le besoin, encore que sur le plan de la morale et de la religion (diyâna) il lui soit fait obligation d'entretenir chez lui ses d e u x parents. L e fiqh hanafite fait d o n c une différence entre le fils d é p o u r v u de ressources, qui a déjà une famille à charge, car alors l'arrivée d ' u n père ou d ' u n e mère n'apportera que p e u de perturbation dans son existence, et le cas de celui qui, également d é p o u r v u de ressources, vit seul, car en l'occurrence toute sa vie sera bouleversée par la présence d ' u n parent âgé. Il convient d'ajouter que certains auteurs hanafites repoussent cette distinction, mais ils n'ont pas réussi à faire prévaloir dans l'école leur point de v u e 2 . C ' e s t dire avec quelle circonspection le droit hanafite envisage l'hypothèse — qu'il veut absolument exceptionnelle — d ' u n e exécution de l'obligation alimentaire en nature.

1234. — Un jugement est-il nécessaire ? A défaut d ' u n accord (rida') entre créancier et débiteur de la pension alimentaire, le créancier ne m a n q u e jamais, en pratique, de demander au j u g e une décision de condamnation. Celle-ci a l'avantage, sur l'accord des parties, de permettre l'emploi des différentes saisies de droit c o m m u n . A c c o r d ou j u g e m e n t sont-ils des conditions indispensables à l'exercice de son droit par le créancier d'aliments ? L a question est d ' u n e importance particulière en droit musulman. E n effet, si l'on excepte le droit chaféite, les autres écoles ne permettent pas au j u g e de rendre un j u g e m e n t par défaut 3 « la présence des d e u x parties, et particulièrement du défendeur, est une condition essentielle de la p r o c é d u r e judiciaire », de telle sorte que si l ' o n exigeait, en toute hypothèse, soit l'accord du débiteur soit sa c o n d a m nation par le j u g e , l'absent, c'est-à-dire le non-comparant (celui qui est loin de la résidence d u créancier) échapperait toujours, sauf en droit chaféite, à l'obligation alimentaire qui pèse théoriquement sur lui. A u s s i décide-t-on que l'exercice de son droit par le créancier 2. Kâsânî Badâ'i1, IV, 36 ; Sarahsî, Mabsût, V, 222 ; Qadrî pacha, Statut personnel, art. 411, in fine. 3. Lire sur le problème du défaut « La procédure du défaut en droit musulman », par E. Tyan dans Studia Islamica, VII, p. 115 et s.

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n'est pas subordonné à une condamnation judiciaire quand il s'agit d'un ascendant ou d'un descendant. En revanche, les collatéraux, en droit hanafite, ne peuvent se dispenser d'un jugement, à moins d'accord avec le débiteur 4.

1235. — Le débiteur « absent ». Ce qui vient d'être dit ne signifie pas que le créancier d'aliments, si c'est un ascendant ou un descendant, soit libre de puiser à sa guise dans le patrimoine du débiteur « absent ». Les juristes hanafites lui imposent d'obtenir la permission du cadi : non seulement dans l'hypothèse où les biens en numéraire et les créances de l'absent sont entre les mains d'un dépositaire ou lui sont dus par un tiers débiteur, mais aussi quand les sommes sur lesquelles l'ascendant ou le descendant entend prélever sa pension sont en fait en sa possession 5 . Cette autorisation du cadi n'est pas un jugement, elle constitue, dirions-nous, un acte de juridiction gracieuse ; c'est un acte d'assistance (ïâna) de la part du cadi, disent les auteurs musulmans, à telle enseigne que si le créancier demandait à prouver par témoins (bayyina) ses liens de parenté avec l'absent, le cadi devrait repousser sa requête, car cela constituerait une véritable instance, qui est impossible en l'absence du débiteur. Mais le cadi pourrait se prévaloir de la connaissance personnelle qu'il a des liens de parenté unissant débiteur et créancier pour autoriser ce dernier à percevoir sa nafaqa sur les biens en espèces et en créances laissés par le débiteur absent 6. La sanction de la règle précédente ne joue pratiquement que dans le cas où il existe un dépositaire ou un débiteur de l'absent. « L e dépositaire ou le débiteur qui aurait remis le dépôt ou la dette au parent de l'absent, sans l'autorisation de celui-ci ou sans celle du cadi, demeure responsable de cet emploi vis-à-vis de l'absent et sans recours contre le parent avantagé. » (Qadrî pacha, Statut personnel, art. 412.) Quant aux collatéraux créanciers d'aliments, auxquels on assimile d'une part les grands-parents, quand le père est vivant et d'autre part les petits-enfants, quand un enfant est encore vivant, ils ne pourront obtenir de pension alimentaire, quelles que soient les circonstances, que par jugement du cadi ou acquiescement du débiteur; c'est dire qu'en l'absence de ce dernier leurs chances d'obtenir des aliments sont pour ainsi dire presque nulles.

4. Kâsânî, Badâ'ï, IV, 37 ; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, II, 699 (3e éd. Bûlâq). 5. Il ne saurait être question, bien entendu, que le créancier d'aliments fasse vendre les meubles corporels appartenant à l'absent et, à plus forte raison, ses immeubles. 6. Voir sur la question les développements de Kâsânî, Badâ'ï,

IV, 37-

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1236. — La pension alimentaire des parents ne s'arrérage pas. C'est une règle générale et commune à toutes les écoles que la pension alimentaire due aux proches parents, nafaqat al-aqârib, ne s'arrérage pas, encore qu'elle ait été ordonnée par le cadi, car elle ne constitue pas une dette proprement dite, un dayn 7. Le créancier qui aurait omis de la réclamer pendant plus d'un mois (c'est le délai que l'on a fini par adopter, les textes anciens s'abstenant de rien préciser sur ce point), ce créancier perdrait tous les arrérages, antérieurs au dernier mois. Solution logique, puisque l'obligation alimentaire à l'égard des parents est fondée sur les besoins de ceux-ci et qu'en ne réclamant pas régulièrement leur pension les parents créanciers ont tacitement reconnu ne pas être dans une situation telle qu'ils ne puissent se dispenser du secours de leur famille. C'est une nouvelle différence avec la nafaqa due à l'épouse ; cette nafaqa est une des contreparties du fait que l'épouse s'est mise à la disposition du mari ; elle constitue, en conséquence, une dette à la charge de ce dernier et ne s'éteint que par le paiement ou la fin du mariage. Il s'ensuit qu'elle s'arrérage, qu'elle soit fixée judiciairement ou conventionnellement d'après la doctrine des trois écoles chaféite, malékite et hanbalite ; à la condition, disent les auteurs hanafites 8, qu'elle ait été fixée par jugement. Néanmoins, la pension alimentaire due à un parent quelconque est susceptible de s'arrérager, si le juge ou le débirentier ont autorisé le créancier à emprunter (istidâna) le montant de ladite pension et que ce créancier ait effectivement contracté cet emprunt 9. Il est évident que le fait d'avoir emprunté sur autorisation du juge équivaut à réclamation ou, pour employer le langage des fuqahâ', ait transformé le devoir de secours en « dette » grevant le patrimoine (dimma) du débirentier. Sous une formulation un peu différente, on retrouve la même idée dans l'enseignement des autres écoles. C'est ainsi qu'à propos du non-cumul des arrérages, Halîl 1 0 écrit : « Sauf en cas de décision judiciaire, ou si un tiers n'agissant pas dans un esprit de libéralité a versé la nafaqa à l'ayant droit. » En droit hanafite, la question s'est posée de savoir si la pension alimentaire due par le père à ses enfants mineurs ne s'arrérageait pas. Le cas de ces créanciers d'aliments est très particulier : le plus souvent, ce sont de très jeunes enfants et c'est leur mère qui perçoit ce que leur père leur verse sous forme de pension alimentaire. On comprend 7. Sarahsî, Mabsût, V, 225 ; Kâsânî, Badâ'i', IV, 38 ; Halîl, op. cit., II, 136 et commentaires par Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 524 ; Sîrâzî, Muhaddàb, II, 167. 8. Voir supra, n° 888. 9. Tous les ouvrages hanafites, par exemple Margînânî, Hidâya, II, 3710. Op. cit., II, 138.

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que la plupart des juristes hésitent à les pénaliser pour une négligence presque toujours imputable à leur mère ou à la personne qui s'occupe d'eux. Ainsi se sont-ils emparés d'une opinion favorable à la thèse précédente, rapportée dans le prestigieux ouvrage de Z a y l a ' î 1 1 pour décider que la pension des mineurs faisait exception à la règle générale, en vertu de laquelle la pension due aux proches parents ne s'arrérageait pas. C'est dans ce sens que statuent les tribunaux de nos jours 12 conformément du reste au premier alinéa de l'article 407 du Code du statut personnel de Qadrî pacha. Ainsi, la pension des enfants mineurs se rapproche-t-elle, par ce côté, de celle de la femme mariée ; elle n'en reste pas moins assez différente puisque la pension de l'épouse ne s'éteint que « par paiement ou par remise volontaire », comme disent les fuqahâ', sinon on retrouve les arriérés dans sa succession, tandis que la pension des enfants mineurs s'éteint avec leur mort ; il n'est plus possible, alors de réclamer les arrérages qui leur étaient encore dus.

1237. — Sanctions de l'obligation alimentaire. L e bénéficiaire peut procéder à toutes les saisies de droit commun. Cela ressortit à la procédure civile qui, de nos jours, ne doit plus rien aux normes du droit musulman. Dans certains pays musulmans a été institué, à l'instar de ce qui se fait dans la plupart des pays occidentaux, un délit d'abandon de famille, dont pourraient être inculpés certains des débiteurs de la pension alimentaire. Ici encore, on est en dehors du fiqh. A vrai dire, la sanction la plus efficace est encore la contrainte par corps, qui sera prononcée par le tribunal religieux ou à son défaut, par le tribunal civil, statuant en matière de statut personnel. C'est la seule survivance actuelle, dans les pays musulmans qui ont une organisation judiciaire inspirée des règles du droit occidental, de contrainte par corps qui ne soit pas prononcée par une juridiction pénale. Elle peut être ordonnée à l'encontre de tout débiteur d'une obligation alimentaire, ce dernier ne serait-il — comme la chose est possible en droit hanafite et en droit hanbalite — qu'un simple collatéral 1 3 . Des lois récentes ont aménagé cette contrainte par corps, quant à sa durée et à son mode d'exécution. D'après les auteurs classiques 1 4 qui se fondent sur la raison d'être de l'institution, on ne saurait en fixer la durée ne varietur, puisqu'elle dépend de l'effet plus ou moins rapide que l'emprisonnement est susceptible de produire sur la volonté du débiteur récalcitrant. Et, en bonne logique, elle ne devrait pas être appliquée au véritable indigent, incapable de travailler, puisqu'elle ne peut aboutir ni à lui faire trouver de l'argent, ni à l'obliger à travailler. 11. 12. 13. 14.

Tabyîn, III, 65, contra Sarahsî, Mabsût, V, 225. Abû Zahra, Le mariage (en arabe), p. 430. 'Umar 'Abd Allâh, Statut personnel (en arabe), p. 503. Voir, par exemple, Sarahsî, Mabsût, V, 188.

T I T R E III

LA MINORITÉ

1238. — Généralités et plan. Sous ce titre, certes un peu vague, seront étudiées les trois étapes que les fuqahiï distinguent dans la vie d'une personne, avant que celle-ci n'atteigne sa pleine capacité. La première se confond avec la période de l'allaitement, ar-ridâ'a (chap. I). Ce qui, dans les autres systèmes juridiques n'est qu'un fait matériel sans grande importance, tout au moins sur le plan légal, a fait l'objet, en droit musulman, d'une minutieuse réglementation qui s'explique pour une bonne part par les conséquences attachées à l'allaitement dans le cadre des empêchements au mariage. On connaît la formule lapidaire qui les résume : « La parenté par le lait crée les mêmes empêchements que la parenté par le sang. » 1 La période d'allaitement terminée, s'ouvre alors ce qu'on appelle la hadâna (chap. II), la garde du petit enfant par sa mère ou par une parente maternelle et éventuellement paternelle. Le fiqh confie de préférence à une femme et, en tout premier lieu, à la mère le soin de s'occuper de l'enfant dont le jeune âge exige une assistance féminine. Cette situation ne prend à vrai dire tout son relief que lorsque les époux sont séparés. Autrement — c'est-à-dire quand les époux vivent sous le même toit — le monopole de la mère (pour ne considérer que l'hypothèse la plus fréquente) quoique existant en droit et se traduisant pour elle par quelques prérogatives à l'encontre du mari, n'a pas de contours aussi nets que lorsque le père n'est pas là pour partager avec la mère le soin d'élever leur enfant. Enfin, soustrait à la garde de la mère ou d'une autre titulaire de la hadâna, à un âge qui varie d'une école à l'autre, l'enfant est alors soumis au régime de la « tutelle » walâya (chap. III), encore qu'il ait ses deux parents vivants et non séparés. C'est une des grandes originalités du droit musulman — quelle que soit l'école considérée — i. Voir supra, n° 888.

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de ne pas établir de différence à ce point de vue entre le mineur, orphelin de père et de mère, et celui qui a toujours ses deux parents. L'un et l'autre sont en tutelle. Encore que la distinction ne soit bien apparente qu'en droit hanafite, cette walâya se dédouble en tutelle sur la personne et en tutelle sur les biens, aussi bien en droit hanafite que dans le système des autres écoles. Du mineur frappé d'incapacité en raison de son âge, il conviendra de rapprocher les autres incapables, eux aussi mis en tutelle, d'autant plus que la walâya, en ce qui les concerne, n'est pas essentiellement différente de celle qui s'exerce sur le mineur. Ce sera l'objet du quatrième chapitre de ce titre III.

CHAPITRE I

LA PÉRIODE DE L'ALLAITEMENT 1239. — Bibliographie. L'allaitement, abstraction faite de ses conséquences dans le domaine des empêchements au mariage, est presque toujours étudié dans les ouvrages de fiqh tout de suite avant ou après l'obligation alimentaire entre proches parents — ce qui situe bien la question au regard du juriste musulman ; le problème essentiel, en dehors de l'empêchement au mariage, étant, bien entendu, de savoir si la mère est tenue d'allaiter son enfant et, dans la négative, l'étendue de l'obligation du père vis-à-vis de celle-ci. C'est ainsi que dans le Muhtasar de Halîl (trad. Bousquet, II, 138) tout ce qui a trait à l'allaitement-obligation suit les développements consacrés à l'obligation alimentaire. De même dans le classique Muhaddab de Sirâzî (t. II, p. 167-168, éd. Halabî); dans la Hidâya de Margînânî (éd. Halabî, II, 34), l'allaitement précède immédiatement l'étude de la nafaqa des parents. On consultera avec profit les pages de droit musulman comparé du Mugnî d'Ibn Qudâma (3 éd., VII, 625 et s.), l'allaitement-empêchement ayant été étudié par cet auteur beaucoup plus haut dans ce volume (t. VII, 353 et s.).

1240. — Délimitation de la question.

En traitant dans ce chapitre de l'allaitement radâ' ou ridâ' ou encore radâ'a, il ne sera question que de l'obligation juridique, ou simplement religieuse, qui est faite par certaines écoles à la mère de nourrir de son lait son petit enfant ou, au contraire, suivant la version de la majorité des écoles, de l'absence d'obligation pour la mère d'allaiter et en conséquence de la charge qui pèse sur le père d'assurer les frais d'allaitement de son enfant. T o u t ce qui a trait au principe que l'allaitement est susceptible de créer un empêchement au mariage, non seulement entre la nourrice et son nourrisson, mais aussi entre tous les parents de l'une et tous les parents de l'autre,

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a été étudié précédemment, ainsi du reste que les conditions dans lesquelles naît ledit empêchement 1 . Si l'on adoptait la terminologie des fuqahâ!' on dirait que l'exposé qui suit est limité au problème de l'allaitement en tant qu'obligation rétribuée, ar-radâ' fî haqq wujûb ajr ar-radâ', et qu'en est exclu l'allaitement en tant que cause de prohibition au mariage, ar-radâ, fî haqq al-hurma 2. Avant de rechercher le fondement scripturaire de l'institution et d'exposer les thèses parfois diamétralement opposées qui ont été défendues à partir pourtant des mêmes textes, il convient de noter que les procédés actuels d'alimentation artificielle des nourrissons ont retiré une grande partie de son intérêt pratique à toute cette réglementation du fiqh qui demeure cependant, de nos jours encore, le droit positif dans la plupart des pays musulmans. La même remarque avait déjà été faite au sujet de l'allaitement-empêchement.

1241. — Le donné scripturaire. En dehors de très nombreux hadith-s sur le sujet, on trouve dans le Livre Saint lui-même des dispositions qui paraissent a priori, en raison de la simplicité de l'énoncé, avoir dû entraîner l'unanimité des commentateurs et qui, cependant, sont à l'origine des divergences entre les écoles ; exemple entre mille de ces interprétations contradictoires que les légistes ont données au texte sacré, et qui rend vaine, sinon fallacieuse, toute consultation directe du Coran à des fins juridiques. Dans l'ordre d'importance, le premier texte concernant l'allaitement est le sixième verset de la sourate L X V : « Si elles (les femmes qui ont été répudiées) allaitent vos enfants, donnez-leur une rétribution {ajr). » L e second texte est le verset 233 de la deuxième sourate dont les passages relatifs à l'allaitement sont les suivants : « Les mères 3 allaitent leurs enfants deux ans complets, si le père veut que le temps soit complet... que la mère ne soit pas lésée dans ses intérêts à cause de son enfant... Si les époux préfèrent sevrer l'enfant avant, d'un commun accord et après s'être consultés, il n'y aura pas de faute de leur part. Et si vous préférez mettre vos enfants en nourrice, il n'y aura pas de faute de votre part. » Ces dernières dispositions, en dépit de leur apparente précision (par exemple, les mères allaiteront deux ans) ne tranchaient pas la question capitale de la nature de l'obligation — ou du droit — de la mère, durant le mariage. Comme on le voit, la ligne de clivage s'établit d'emblée entre le cas des mères 1. Voir supra, n° 888, et le précieux article de J. Schacht, dans Shorter Encyclopaedia of Islam, v° Radaqui ne traite que de ce deuxième aspect de l'allaitement. 2. Kâsânî, Badâ'i', IV, 6. 3. Et non pas les « répudiées » comme le traduit, improprement, Kasimirski.

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qui allaitent après répudiation, et le cas de celles qui allaitent, le mariage durant toujours.

1242. — La mère du nourrisson a été répudiée. Les mères répudiées ne sont tenues, ni religieusement ni juridiquement, à allaiter l'enfant qu'elles ont eu de l'homme qui les a répudiées. L e verset coranique ( L X V , 6) est à leur endroit trop net, trop catégorique, pour que la moindre controverse ait pu naître sur ce point. C'est ainsi qu'Ibn Qudâma a pu écrire 4 : « Nous ne connaissons pas la moindre divergence sur l'absence (totale) d'obligation à la charge de la mère séparée. » Il en résulte que si la répudiée agissant de son propre gré, puisque elle ne peut y être contrainte, acceptait d'allaiter son enfant, elle aurait droit à une rémunération qui serait, au minimum, le salaire moyen (ujra al-mitï) que l'on donne à une nourrice. Par mère répudiée, on entend la répudiée à titre définitif, bâ'in, car, en ce qui concerne celle qui n'a fait l'objet que d'une répudiation révocable, elle continue à être traitée jusqu'à l'expiration de sa retraite de continence, comme étant toujours dans les liens du mariage ; son cas sera examiné au paragraphe suivant. Cependant, même à l'égard de la répudiée à titre définitif, certains auteurs hanafites lui refusent toute rétribution, tant que ne s'est pas achevée sa 'idda, sa retraite de continence 5 ; il semble bien que ce soit, du reste, la solution qu'adoptent les muftî-s hanafites, pour le motif que pendant la retraite de continence, même celle de la répudiée bâ'in, certains effets du mariage continuent à subsister, ce qui interdit de traiter la répudiée en « étrangère » 6. L'absence d'obligation sur ce point, pour la femme répudiée n'a pour limites que les dangers que son refus d'allaiter feraient courir au nourrisson, soit que le père ne puisse pas trouver de nourrice, soit que l'enfant refuse le sein de toute autre femme. Réserves qu'impose le bon sens et que nous retrouverons plus loin.

1243. — La mère du nourrisson est toujours dans les liens du mariage. Il s'agit, bien entendu, du mariage dont est issu le nourrisson. Dans ce cas, les écoles, bien que se référant toutes au même texte, le verset 233 de la deuxième sourate du Coran, se séparent sur la solution à adopter.

4. Mugnî, VII, 627. Cette affirmation du grand comparatiste, parfaitement exacte, au demeurant, rend inutile l'accumulation des références aux auteurs des autres écoles. 5. Margînânî, Hidâya, II, 34. 6. Cf. Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 391.

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1244. — Première thèse : la mère n'est pas obligée d'allaiter. D'après une première thèse, qui est celle de la grande majorité des légistes chaféites, hanbalites et imâmites 7, il n'y a pas lieu de faire de différence avec le cas déjà examiné de la mère répudiée. En d'autres termes, même durant le mariage, la femme n'est pas tenue, en principe, d'allaiter son propre enfant. Elle ne peut y être obligée que dans les hypothèses exceptionnelles déjà énoncées, à savoir quand le père, seul tenu d'assurer l'allaitement comme il l'est pour une nafaqa quelconque, ne peut se procurer de nourrice, ou que le nourrisson n'accepte que le sein de sa mère. La solution peut paraître choquante a priori, mais à la réflexion on s'aperçoit qu'elle cadre bien avec la conception que se font les juristes musulmans du rôle de la femme dans le mariage. Celle-ci n'étant tenue à aucune obligation alimentaire (quand le père est vivant) et à aucune obligation domestique, on ne voit pas pourquoi on l'obligerait à remplir les fonctions d'une nourrice. Il en résulte que si la mère, de son plein gré, acceptait de nourrir son enfant, elle aurait droit à la même rétribution qu'une nourrice professionnelle. Cette thèse, au dire de ses partisans, ne contredit pas le texte coranique (II, 233) car celui-ci se borne à limiter à deux ans la période d'allaitement, sous-entendant le temps maximal 8 pendant lequel le père sera tenu de rétribuer une nourrice ou sa femme. Il ne faut pas oublier, en effet, que par la suite le verset précise : « Que la mère ne soit pas lésée dans ses intérêts à cause de son enfant. » Cela signifie, à l'évidence, qu'il ne saurait y avoir pour elle d'obligation, au sens contraignant du mot, à allaiter son enfant. Quelques auteurs chaféites ont objecté que la mère obtenant en pareille hypothèse (l'allaitement ayant lieu durant le mariage) une rétribution aurait ainsi une double nafaqa, une en qualité d'épouse, l'autre, en qualité de nourrice. Ce à quoi il a été facile de répondre que ladite rétribution n'est qu'un complément à sa nafaqa d'épouse ; or celle-ci doit comprendre tout ce qui est nécessaire (kifâya) à ses besoins qui sont manifestement augmentés du fait de l'allaitement.

1245. — Thèses hanafite et malékite : obligation morale ou juridique d'allaiter. S'écartant légèrement du principe ci-dessus énoncé, l'école hanafite, tout en déclarant que la mère n'est pas obligée légalement d'allai7. Sîrâzî, Muhaddab, II, 167 ; Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 62 ; Hillî, Sarâ'i' al-Islâm, II, 44 (éd. Beyrouth) (trad. Querry I, 745) pour le droit imâmite. 8. Du contexte, il apparaît que ce n'est là qu'un « conseil », la période pourrait être plus courte, certes (Hillî, op. cit., II, 44), mais aussi elle pourrait être plus longue (Kâsânî, Èadâ'i', IV, 7). Voir dans 'Alî ar-Râzî, Ahkâm al-Qur'ân (I, 477), un commentaire de ce verset coranique à la lumière de l'enseignement de toutes les écoles.

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ter son enfant, établit à la charge de celle-ci une obligation « religieuse » (diyâna) de nourrir l'enfant au sein ; nous dirions obligation morale ou naturelle, en ce sens qu'elle ne peut y être contrainte par le juge (sauf exceptions) mais que si elle allaitait spontanément son enfant, elle n'aurait pas droit à une rétribution, car on ne doit pas être payé pour ce qu'on est tenu d'accomplir religieusement 9 . Les exceptions à cette règle sont déjà connues : le père ne peut trouver de nourrices, ou bien l'enfant refuse le sein d'une autre femme ; dans ces circonstances, la vie de l'enfant est en jeu, l'obligation de la mère se transforme en obligation légale, susceptible d'être imposée sans pour autant lui donner droit à une rémunération. Les conséquences qu'entraîne la solution relativement ambiguë de l'école hanafite se retrouveront à chaque fois qu'il s'agira de préciser les droits respectifs du père et de la mère au sujet de l'allaitement de leur enfant. L'école malékite 10 va beaucoup plus loin que l'école hanafite dans le sens du caractère obligatoire de l'allaitement pour la mère, puisque la règle en droit malékite est que toute femme doit allaiter son enfant ; n'échappent à cette règle que celles qui sont de condition sociale très élevée, les sarîfa, qu'il n'est pas séant d'astreindre à une telle servitude. L a solution n'est peut-être pas très démocratique, mais elle a l'avantage de faire coïncider le droit et la réalité. Il va de soi qu'obligée légalement d'allaiter, la mère de condition modeste n'a droit, pour ce faire, à aucune rétribution. Il n'y eut guère que l'école zahirite — aujourd'hui disparue — qui ait été encore plus exigeante que l'école malékite à l'égard de la mère. D'après I b n Hazm 1 1 son impétueux représentant : « Il est obligatoire (wâjib) à toute mère de condition libre ou esclave 12 ... d'allaiter son enfant, de gré ou de force, fût-elle fille de calife. »

1246. — Offre par une autre femme que la mère d'allaiter gratuitement le nourrisson. L a question n'a d'importance que dans les hypothèses, théoriquement très nombreuses, où la mère ayant droit à une rétribution (répudiées dans toutes les écoles, épouses de condition modeste en droit malékite) entend bien percevoir cette rétribution alors qu'une autre femme s'offre à allaiter le nourrisson gratuitement. Car si la mère n'exigeait aucune rémunération ou une rémunération qui ne serait pas plus élevée que les gages que le père envisage de payer à une nourrice, elle serait alors toujours préférée à la nourrice bénévole ; 9. Qudûrî, Muhtasar (trad. Bousquet et Bercher), p. 66 ; Ibn 'Abidîn, Radd al-Muhtâr, II" 692 (3e éd. Bûlâq). 10. Halîl, op. cit., II, 138-139 ; ses commentaires par Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 526, et par Hattâb et Mawwâq, op. cit., IV, 213 et s. 11. Mufrallâ, X, 335. 12. Dans toutes les écoles, l'esclave est obligée d'allaiter.

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sur ce point, l'accord des écoles est unanime 1 3 . Ainsi, à conditions égales, on ne saurait donner la préférence à une « étrangère » (ajnabiyya), à moins qu'il n'y aille de la santé du nourrisson, le lait de la mère étant insuffisant et de mauvaise qualité, par exemple. Mais que décider quand, d'une part, la mère exige une rétribution à laquelle elle a droit bien entendu, et que, d'autre part, une nourrice s'offre bénévolement ? En dehors de l'école hanafite, la solution paraît simple, bien qu'onéreuse pour le père : car c'est encore la mère qui, en l'occurrence, doit être préférée, et le père sera tenu de lui payer la rémunération à laquelle elle peut prétendre 1 4 . Les Hanafites 1 5 , pour leur part, se montrent plus soucieux des intérêts du père. Ils considèrent qu'après tout une nourrice en vaut une autre et qu'il serait par conséquent peu équitable d'obliger le père à payer la mère quand une autre femme s'offre à allaiter l'enfant gratuitement, d'où les dispositions de l'article 370 du Code du Statut personnel de Qadrî pacha, qui est l'expression la plus récente du droit hanafite : « Si une autre que la mère consent à nourrir l'enfant gratuitement, ou moyennant un salaire inférieur au salaire coutumier, et que la mère réclame le montant intégral de ce salaire, l'enfant sera allaité par la nourrice bénévole, mais celle-ci devra le faire dans la maison de la mère. » En effet, la mère a droit, en toute hypothèse, à la garde, hadâna, du petit enfant, ce qui implique qu'elle l'a continuellement sous sa surveillance. Le droit hanafite ne va pas plus loin et n'exige pas que la nourrice s'installe d'une façon permanente dans la maison de la mère. Dans tous les cas — et ils sont nombreux, en dehors de l'école malékite — où le père est obligé de rétribuer la mère ou de payer à l'enfant une nourrice, il demeure bien entendu que si l'enfant a une fortune personnelle, les sommes versées à la mère ou à la nourrice, au titre de l'allaitement, seront imputées sur la fortune de l'enfant. Cela n'est qu'une application de la règle générale que toute personne (sauf la femme mariée) qui a de la fortune doit pourvoir à son entretien sur sa propre fortune ; ce n'est qu'à défaut de ressources personnelles qu'elle acquiert le droit de s'adresser aux débiteurs de la nafaqa ; or l'allaitement n'est qu'une forme de nafaqa.

1247. — Ce qu'est devenue l'institution dans les monuments législatifs contemporains. Le premier code d'inspiration hanafite à traiter de l'allaitement13. Encore que cette règle soit difficilement conciliable avec le droit que certains Chaféites et Hanbalites reconnaissent au mari, pour sa convenance personnelle, d'interdire à sa femme d'allaiter. Voir Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 625. 14. Voir sur la question, Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 628-629 ; Halîl, op. cit., II, 139 ; Ramlî, op, cit., VII, 162-177. 15. Zayla'î, Tabyîn, III, 62. Même solution en droit chiite imâmite, Hillî, op. cit., II, 45 (trad. par Querry, I, 745).

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obligation est le Code syrien du Statut personnel de 1953 qui y consacre seulement deux articles (152 et 153). N i la loi ottomane de 1917 ni la loi jordanienne de 1951 n'en faisaient mention 1 6 . L e Code syrien ne s'écarte pas d'une façon sensible de l'enseignement classique de l'école hanafite. D ' u n e part, la mère n'a pas droit à une rétribution pour allaiter son enfant durant le mariage ; d'autre part, la répudiée qui exige une rétribution peut se voir substituer une nourrice bénévole, à la condition que celle-ci allaite au domicile de la mère. T o u t cela est du droit classique. L e législateur syrien n'ajoute à ce droit qu'en subordonnant cette dernière faculté à la condition que le père soit dans la gêne. L e Code irakien de 1959, en revanche, s'éloigne complètement et de l'enseignement hanafite et de la doctrine ja'farite 17 en décidant qu' « il incombe à la mère d'allaiter son enfant, sauf cas de maladies qui l'en empêchent » (art. 55). Dans les pays du M a g h r e b , le droit marocain, après avoir refusé toute rémunération à la mère durant le mariage, ce qui est conforme à la doctrine malékite (art. 113, Code marocain du Statut personnel), adopte la solution hanafite, en donnant la préférence à la nourrice bénévole sur la mère répudiée, quand celle-ci exige une rémunération (art. 114), mais avec la même réserve relative à l'indigence du père, qu'en droit syrien. Quant au Code tunisien du Statut personnel, il se borne dans un seul article (art. 48) à rappeler l'enseignement traditionnel malékite sur la question.

16. Il importe de rappeler cependant qu'au Soudan deux Ordonnances judiciaires avaient depuis longtemps réglé ces questions. L'Ordonnance n° 28 de 1927 attribue à la répudiée une nafaqa spéciale d'allaitement, dont la durée ne peut excéder deux ans et trois mois. L'Ordonnance n° 26 de 1941 refuse toute rétribution à celle qui se trouve en période de continence, même à la suite d'une répudiation définitive. 17. La doctrine ja'farite est mieux respectée en Iran, dont le Code civil (art. 1170) n'impose pas à la mère l'obligation d'allaiter. Voir pour le droit iranien moderne la thèse de Hossein Safaï, La protection des incapables, Paris, 1966, p. 95.

CHAPITRE

II

LA GARDE DE L'ENFANT « HADÂNA» 1248. — Bibliographie. Les ouvrages de fiqh traitent de la question — toujours avec beaucoup de soin — soit avant, soit après les nafaqât, soit après le chapitre sur la filiation. On pourra consulter, plus spécialement pour le droit hanafite : Sarahsî, Mabsût (Le Caire, 1234 H., V, 207 et s.) ; al-Kâsânî, Badâ'i'as-Sanâ'i' (Le Caire, 1328 H., 40 et s.); Zayla'î, Tabyîn al-haqâ'iq (Le Caire, 1313 H., III, 46 et s.) ;| I b n Nujaym, al-Bahr ar-Râiq (Le Caire, 1334 H., II, 95 et s.). Pour le droit malékite : Halîl, Muhtasar (trad. Bousquet, II, 139 et s.) ; ses commentaires par Hattâb et Mawwâq, Mawâhib al-Jalîl (éd. as-Sa'âda, Le Caire, 1239 H. IV, 2 1 4 et s.); par Dardîr-Dasûqî, as-Sarh al-kabîr (éd. Halabî, II 526 et s.). Pour le droit chaféite : Hâfi'î, al-Umm (V, 82 et s.) ; Sîrâzî, al-Muhaddab (éd. Halabî, II, 169 et s.) ; Ramlî, Nihâyat al-Muhtâj (Le Caire, 1357 H., VII, 2 1 4 et s.). Pour le droit hanbalite : I b n Qudâma, Mugnî (3 e éd. du Manâr, VII, 612 et s.). Le même chapitre se retrouve au t. IX, p. 133 et s. de la même édition: sans doute une erreur qui tient au fait que dans la deuxième édition (en douze volumes) qui comprend le Sarh al-kabîr, la hadâna est placée au t. X. Sur le droit imâmite, consulter al-Muhaqqiq al-Hillî, Sarâ't' al-Islâm (Beyrouth, 1930, II, 45). La pratique judiciaire, prétendument fondée sur les textes précédents, s'écartait en fait assez souvent des principes formulés par les légistes. Sur ces déviations, consulter G. H. Bousquet, Précis de droit imisultnan (3 e éd., I, n° 95), pour l'Algérie ; Syed Ameer Alî, Mohammedan Law (5 e éd., Calcutta, 1928, II, 242 et s.), pour l'Inde ; Demeerseman et Bousquet, « La garde des enfants dans la famille tunisienne » (revue Ibla, Tunis, 1941, p. 5 - 3 1 et 1 0 7 - 1 3 0 ) ; Dulout, « La hadâna, tutelle affectueuse dans le droit musulman et les coutumes » (Revue Algérienne de Droit, 1946, p. 1 à 12) ; M. Borrmans, « Le droit de garde » (revue Ibla, Tunis, 1967, n° 1 1 8 - 1 1 9 , P- I 9 I e t s-)-

LA GARDE DE

L'ENFANT

1249. — Définition et nature juridique de l'institution. L a hadâna, dite aussi hidâna, est cette institution connue de toutes les écoles sunnites ou chiites, en vertu de laquelle la mère ou, éventuellement, une parente plus éloignée se voit confier la garde d'un enfant en bas âge, avec ce qu'elle comporte de soins et de charge éducative, l'entretien étant, en principe, à la charge du père. Cette définition est pour le moins incomplète : d'une part, elle néglige des hypothèses — il est vrai, exceptionnelles — où la hadâna échoit à un homme et, d'autre part — c'est par là surtout qu'elle pèche — elle ne fait pas ressortir la nature juridique de l'institution en n'indiquant même pas si cette garde constitue un droit ou une obligation pour la mère. Il convient, en effet, de raisonner sur l'hypothèse la plus fréquente, pour ne pas dire la seule qui se présente en pratique, qui est celle où la mère exerce la hadâna. On a soutenu qu'en l'occurrence la hadâna était un démembrement de la tutelle sur la personne, c'est-àdire de la walâya auquel cas celle en aurait les mêmes caractères juridiques. C'est oublier que la walâya ne peut être exercée que par les hommes et que la hadâna est presque toujours dévolue à une femme. Cela fait une différence trop importante pour qu'elle puisse être masquée par une vague analogie entre la garde du petit enfant et celle que comporte la walâya exercée sur l'enfant plus âgé 1 . On peut se borner pour le moment à dire qu'il s'agit d'une institution sui generis créée par le droit musulman afin de restreindre — dans un système essentiellement patriarcal — les pouvoirs du père sur son enfant en bas âge. Ce dernier a besoin, avant tout, des soins de sa mère et, à son défaut, d'une femme ; soins qui ne peuvent être assurés que s'il demeure sous la garde non seulement matérielle, mais juridique, de sa mère ou d'une autre titulaire de la hadâna.

1250. — « Droit de la mère » ou « droit de l'enfant ». L a justification précédente semble préparer à l'idée que la hadâna est une obligation pour la mère puisqu'elle est établie dans l'intérêt de l'enfant. On aborde ici un problème délicat qui n'a pas reçu de solution bien nette, en ce sens que les partisans des deux tendances qui se sont fait jour dans le fiqh, sur ce point, n'ont pas osé aller jusqu'au bout des conséquences logiques qu'ils auraient dû tirer du principe de base qu'ils adoptaient.

i. Néanmoins, Ibn Qudâma (Mugnî, VII, 611) la dénomme walâya, ainsi, du reste, que la plupart des auteurs contemporains. Voir, par exemple, Abû Zahra, Le mariage (en arabe), p. 432, qui ne fait, au demeurant, que répéter Kâsânî (Badâ'i', IV, 42) : « La hadâna est une sorte de walâya. »

152

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

1251. — Doctrine de la majorité des écoles. A. D'après la grande majorité des écoles, à savoir les Chaféites, les Malékites, les Hanbalites et dans le passé, les Zahirites 2, la hadâna est un droit pour la mère haqq lil-hâdina 3. Il en résulte que : 1. Elle peut à tout moment y renoncer et, notamment, dans l'accord qu'elle conclut avec son mari, visant à obtenir une répudiation négociée ou hul' ; la contrepartie offerte par la femme à la répudiation qu'elle lui demande de prononcer étant constituée, précisément, par son abandon de la hadâna qu'elle exerçait jusque-là sur son enfant ; 2. Ce droit, puisqu'il est « celui de la femme », peut faire l'objet par elle de toute autre convention avec son mari, tendant soit à en étendre, soit à en restreindre la portée ; 3. L a femme ne saurait être contrainte judiciairement à «garder» son enfant en bas âge, à moins qu'il ne se trouve aucune autre personne pour remplir cette mission ; 4. Et enfin, dans l'hypothèse où elle accepterait la garde, la mère, et à plus forte raison une parente plus éloignée, pourrait prétendre à une rémunération qui ne se confondrait ni avec sa propre nafaqa qu'elle reçoit à titre d'épouse, ni avec la nafaqa due à son enfant par le père. C'est effectivement la solution des écoles chaféite et hanbalite, et l'opinion qui prévaut chez les Imâmites ; quant aux Malékites, ils lui refusent toute rétribution proprement dite, sous réserve d'un droit au logement, rendu nécessaire par la garde de l'enfant, qu'elle pourrait faire valoir contre son mari dont elle serait séparée 4.

1252. — Doctrine hanafite. B. L a doctrine hanafite est malaisée à préciser. De prime abord, il semble qu'elle fasse de la hadâna un droit de l'enfant, haqq lil-walad et, corrélativement, une obligation pour la mère, à laquelle celle-ci ne saurait jamais échapper, que ce soit par le refus pur et simple de garder son enfant, ou en étant convenue avec son mari — toujours dans l'hypothèse d'un hul' (répudiation négociée) — qu'il aurait la garde de leur enfant en bas âge, en contrepartie de la répudiation prononcée par lui. Les fatâwâ sont cependant habituellement rendues dans le sens contraire, c'est-à-dire que les muftî-s ont plutôt tendance 2. Les Chiites duodécimains se rangent, eux aussi, dans ce groupe. Voir Mugniyya, Le fiqh d'après les cinq écoles (en arabe), Beyrouth, 1964, p. 98. 3. Ramlî, Nihayât al-Muhtâj (chaféite), VII, 219 ; Mansûr b. Idrîs Kaisâf al-Qinâ' (handalite), III, 326 ; Ibn Hazm, Muhallâ (zahirite), X, 323 ; Dardîr-Dasûqî, ai-Sarh al-kabîr (malékite), II, 526 ; ce dernier distingue suivant que le mariage dure ou a pris fin ; ce n'est que dans ce dernier cas que les Malékites en font un « droit de la mère ». 4. Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 534.

LA GARDE DE L'ENFANT

153

à tenir la hadâna pour un droit de la mère 5. Il en est résulté une cotte mal taillée qui fait dire aux auteurs hanafites d'époque tardive que la hadâna est tout à la fois un droit et une obligation pour la mère, mais que le caractère d'obligation l'emporte sur l'aspect prérogative naturelle, de telle sorte qu'en droit hanafite l'institution a une nature hybride, certains de ses aspects s'expliquant par son caractère d'obligation pesant sur la mère et d'autres par le fait que la hadâna confère à celle-ci des privilèges dont on ne saurait la priver. 1. D e ce qu'elle est, avant tout, un « droit de l'enfant », les docteurs hanafites tirent les conséquences suivantes : a) L e s règles qui régissent la hadâna sont d'ordre public et il n'appartient pas aux époux d'en modifier l'aménagement. T o u t e fois, si l'accord des époux était j u g é plutôt favorable à l'enfant, il serait aberrant, dit-on, de le déclarer nul, sous prétexte qu'il n'est point entièrement conforme aux règles du fiqh. C'est ainsi qu'on admet que les époux pourraient convenir que la hadâna de la fille serait prolongée j u s q u ' à la puberté de celle-ci. N'est-ce pas, du reste, la solution admise par de grands légistes ? b) Si les modifications aux règles légales, mais auxquelles il n'est pas permis de déroger, sont insérées dans un hul1, ou répudiation négociée (c'est à cette occasion que le père s'avise habituellement de tourner la loi), la répudiation sera tenue pour valable et la clause réputée non écrite. c) U n e logique un peu trop stricte conduirait à décider qu'en toute hypothèse la mère (ou toute autre titulaire) devrait être contrainte judiciairement à remplir cette fonction, puisqu'il s'agit d'un « droit de l'enfant ». Ici encore, les auteurs hanafites ont réussi à nuancer leurs solutions. L a mère ne sera obligée que si elle n'est pas remariée et qu'il n'existe pas d'autres femmes aptes à garder le petit enfant et qui en acceptent la charge. A u x cas contraires, on procédera comme si la mère était morte, et la plus proche dévolutaire prendra sa place. d) O n a voulu rattacher à ce caractère obligatoire de la hadâna la règle hanafite que la mère durant le mariage, et même pendant la période de viduité qui suit la répudiation, ne peut recevoir au titre d e gardienne aucune rémunération puisqu'il s'agit de l'exécution d'une obligation légale. O n verra plus loin que cette absence de rétribution peut s'expliquer par d'autres raisons plus probantes. 2. Mais la hadâna est aussi un « droit de la mère » et des dévolutaires successives. O n en déduit que :

5. La question est traitée d'une manière exhaustive dans Ibn 'Âbidîn, Raid al-Mu htâr, II, 690 et s. (désormais éd. Halabî); cf. art. 380-387-389 du Code du Statut personnel de Qadrî pacha, qui résument le dernier état du droit hanafite.

154

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

a) il n'appartient pas au père de confier la garde de son enfant à une autre personne que celle que la loi désigne ; b) il n'est pas permis au père de soustraire, même provisoirement, son enfant à la garde de la titulaire de la hadâna, en l'emmenant par exemple en voyage ; c) si le petit enfant était allaité par une autre f e m m e que celle à qui revient légalement la hadâna, cette nourrice devrait allaiter au domicile même de la gardienne 6.

1253. — La titulaire de la garde peut-elle se rétribuer ?

faire

Il va de soi que si la gardienne n'est pas la mère de l'enfant, elle aura droit à une rétribution ; il n'existe sur ce point aucune divergence entre écoles. Il en va tout autrement dans l'hypothèse où c'est la mère elle-même qui est investie de cette garde. L a question est d'importance, encore plus sur le plan strictement juridique que sur celui de la pratique judiciaire. En fait, peu de mères exigent d'être payées pour prendre soin de leur enfant, mais la réponse donnée à la question ci-dessus va permettre de mieux saisir la nature juridique de la hadâna, et amorce en même temps la réponse à une autre question, celle de savoir s'il faut préférer à la mère qui exige une rétribution une autre personne qui s'offre à assurer gratuitement la garde de l'enfant. O n connaît déjà la réponse donnée par l'école malékite à la première question. D'après les Malékites, en aucun cas la mère ne peut exiger de rétribution, que le mariage dure encore ou qu'elle soit séparée de son mari. D'après les Hanafites, la mère gardienne ne peut prétendre à une rétribution qu'après la dissolution du mariage et l'expiration de la retraite de continence. Durant le mariage, et même pendant la durée de la Hdda, il ne lui est pas permis d'exiger une allocation distincte de sa propre créance alimentaire (nafaqa) à l'égard de son mari, car il ne convient pas, expliquent les fuqahâ' hanafites, qu'elle puisse cumuler deux créances alimentaires contre son mari ; ce qu'on appelle ujra, salaire ou rémunération de la garde de l'enfant, n'est, tout compte fait, qu'une sorte d'obligation alimentaire, une nafaqa, encore qu'elle ait une autre cause, sabab, que la créance alimentaire qui naît du mariage lui-même Dans les deux autres écoles (chaféite, hanbalite) il n'est fait aucune réserve, c'est-à-dire que l'on y trouve tout à fait normal que la mère reçoive en toute hypothèse u n salaire (ujra) pour assurer la garde de son petit enfant. Cette rémunération sera prélevée sur la fortune de l'enfant quand il en a, sinon c'est au père, au walî, qu'elle incombera. Ladite rémunération est distincte et de la pension alimentaire qui revient à la mère en tant

6. Qudûrî, Muhtasar (trad. Bousquet et Bercher), p. 66. 7. A b û Zahra, Le mariage (en arabe), p. 409.

LA GARDE DE

L'ENFANT

iS5

qu'épouse et de celle qui est versée à l'enfant quand il ne vit pas chez son père 8.

1254. — Rétribution de la mère titulaire de la garde, dans les monuments législatifs contemporains. L a règle hanafite, en vertu de laquelle il n'y a pas lieu à rétribution durant le mariage et que la mère ne peut prétendre à un « salaire » qu'après l'expiration de la retraite de continence qui suit la dissolution du mariage, a largement pénétré la plupart des monuments législatifs contemporains, jusques et y compris le Code marocain du Statut personnel, qui est pourtant presque exclusivement d'inspiration malékite. L'Ordonnance judiciaire soudanaise n° 26 du 15 novembre 1941 reproduit fidèlement la thèse hanafite, ci-dessus énoncée, de même que l'article 143 du Code syrien du Statut personnel. L e Code irakien du Statut personnel mentionne brièvement (art. 57, 3 e alin.) cette rémunération, sans préciser les conditions qui y donnent droit. L e Code marocain du Statut personnel (art. 104) adopte la seconde thèse hanafite, qui permet à la répudiée à titre définitif d'être rétribuée, même durant la période de continence. Quant au Code tunisien du Statut personnel, on y trouve une disposition qui n'est ni du droit hanafite, ni du droit malékite : « L a titulaire de la garde ne touchera de salaire que pour la lessive et la préparation des aliments et autres services conformes aux usages » (art. 65). Ce texte est toujours en vigueur, bien que toute la matière de la hadâna ait été profondément remaniée par la loi tunisienne du 3 juin 1966.

1255. — L'offre, par une autre personne que la mère, d'assurer gratuitement la garde. En relation avec le problème précédent se pose la question de savoir ce qu'il convient de décider quand une autre personne que la mère s'offre à garder gratuitement le petit enfant. Il arrive en effet qu'une parente, ou même une personne étrangère à la famille (l'ancienne nourrice du petit enfant, par exemple) propose au père d'assurer la garde de son enfant à titre gratuit. Il va de soi que si la mère de son côté ne demandait aucune rémunération, on ne saurait, dans ce cas, lui retirer la garde de son enfant. Mais la question se complique quand la mère exige une rétribution et qu'elle y a droit 9 . Va-t-on lui préférer la gardienne bénévole, sous prétexte qu'il en résultera 8. Zakarîyâ al-Ansârî, Sarh Manhaj at-tullâb (chaféite), IV, 112 (éd. Bûlâq). Les Imâmites sont partagés ; les uns accordant à la mère un salaire, les autres le lui refusant ; cf. Mugniyya, Le fiqh d'après les cinq écoles, p. 96, note 2. 9. Le problème ne se pose donc pas en droit malékite où, en aucun cas, la mère ne peut être rétribuée pour la garde de son enfant.

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

une économie pour le père, voire pour l'enfant lui-même, quand celui-ci a de la fortune sur laquelle s'imputerait alors la rémunération perçue par la mère ? Sur ce point, les différentes écoles, qui ne font pas obligation à la mère d'assurer la garde de son enfant, se rejoignent pour adopter une solution à peu près identique qui, dans ses grandes lignes, se résume ainsi d'après les docteurs hanafites : quand la femme qui s'offre à garder gratuitement l'enfant n'est pas 9a parente (s'il s'agit par exemple de sa nourrice) on ne retirera pas l'enfant à sa mère, encore que celle-ci exige une rétribution. Cette rétribution sera calculée d'après le salaire moyen payé habituellement pour un tel service (ujra al-mitl). Mais quand il s'agit d'une parente proche, c'est-à-dire au degré où le mariage est prohibé, celle-ci est alors préférée, mais à la condition que celui qui aurait dû payer des gages à la mère ou aux titulaires successives de la hadâna soit dans la gêne et que l'enfant n'ait pas de ressources personnelles l 0 . En l'occurrence, la mère ne pourra conserver la garde de son enfant qu'en renonçant à toute rétribution.

1256. — Comparaison tement.

avec

l'offre

d'allaiter

gratui-

On ne peut s'interdire de souligner ici la différence entre offre de garde gratuite et offre d'allaitement gratuit. On a vu précédemment 1 1 que la femme, même non parente du nourrisson, qui s'offre à l'allaiter gratuitement était toujours 12 préférée à la mère, quand celle-ci réclamait une rétribution particulière pour allaiter son enfant. Pourquoi cette différence ? Les auteurs 1 3 l'expliquent en disant que la garde de l'enfant est attribuée à la mère et aux proches parentes, en raison des sentiments de dévouement et d'affection qu'elles portent à l'enfant et qui peuvent ne pas exister chez une personne étrangère à la famille, encore que celle-ci paraisse moins intéressée que la mère. Or, ces considérations morales ne jouent pas en ce qui concerne l'allaitement qui n'apporte à l'enfant qu'une assistance strictement matérielle.

10. Code du Statut personnel de Qadrî pacha, art. 390 ; cf. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, II, 692. 11. Supra, n° 1246. 12. En toute hypothèse, que le père soit dans l'aisance, ou dans le besoin, que le nourrisson ait ou n'ait pas de ressources personnelles. 13. Voir, par exemple, Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 411.

Section I OUVERTURE ET

DÉVOLUTION

DU

DROIT

DE

GARDE

1257. — La « hadâna » s'ouvre à la naissance de l'enfant. D'une lecture rapide des ouvrages de fiqh on risque de retirer l'impression que la hadâna ne s'ouvre qu'après la dissolution du mariage, alors que la mère n'est plus sous l'autorité du père de l'enfant. Invariablement, en effet, les auteurs commencent ainsi leur exposé : « Si les époux sont séparés », ou « si la dissolution du mariage a eu lieu », la mère se voit alors attribuer la garde du petit e n f a n t R a r e s sont les juristes qui, comme Zayla'î 2 , prennent soin de préciser que « la mère a droit (de garder) son enfant, avant comme après la dissolution du mariage » 3. Salabî, commentant ce passage, explique que si la plupart des fuqahâ\ et notamment Margînânî, l'auteur de la Hidâya, semblent considérer que la hadâna ne s'ouvre qu'après que les époux se sont séparés, ou après le décès de l'un d'eux, c'est qu'en réalité ils n'envisagent que l'hypothèse habituelle, la seule qui donne naissance à de réels conflits entre les parents.

1258. — Portée du droit de garde durant le mariage. Si le fonctionnement de l'institution est facile à saisir, après que les parents se sont « séparés », car le petit enfant est alors confié complètement à sa mère ou à une autre titulaire de la hadâna, jusqu'à un âge qui varie suivant la doctrine de chaque école et qui est du reste différent quand il s'agit d'une fille ou d'un garçon, en revanche, il est malaisé de préciser le contenu de l'institution et l'exacte étendue du privilège de la mère quand les époux vivent ensemble et que, par la force même des choses, l'enfant se trouve être sous la garde commune de ses deux parents. Parler alors de hadâna de la mère, de sa priorité sur le père, semble n'exprimer qu'une vue de l'esprit sans rapport avec la réalité, ou tout au moins sans véritable intérêt pratique. Les Malékites ont cru tourner la difficulté en faisant de la hadâna, 1. Cf. par exemple la Hidâya, II, 28 ; Sîrâzî, Muhaddab, II, 169;

Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 613 ; Ibn Rusd, Bidâya, II, 56 : « On décide unanimement que la hadâna revient à la mère si le mari l'a répudiée. »

2. Tabyîn, III 46.

3. Qadrî pacha, dans son Code du Statut personnel, art. 380, précise bien que la hadâna s'ouvre à la naissance.

TRAITÉ

DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

tant que dure le mariage, « un droit commun aux deux époux » ; elle ne devient chez eux un droit exclusif de la mère qu'à la dissolution du mariage 4. Cette solution est peu satisfaisante. L a hadâna a été conçue comme un moyen donné à la mère de mieux protéger son petit enfant en le soustrayant, dans une certaine mesure, à l'autorité absolue que le père exerce à l'intérieur de la famille musulmane. Dire que la mère partage ce droit avec le père, c'est en quelque sorte dénaturer l'institution. Cependant, les monuments législatifs contemporains d'inspiration malékite ont repris à leur compte l'affirmation des docteurs malékites : Code tunisien du Statut personnel, art. 57 5, Code marocain du Statut personnel, art. 99 6.

1259. — Exercice du droit de garde pendant le mariage. Quand les époux sont toujours dans les liens du mariage, la femme n'a l'occasion de se prévaloir de son privilège que dans deux séries de circonstances : 1. Elle a un domicile séparé de celui de son mari, ce qui est assez rare, soit que son mari le lui ait permis par une autorisation toujours révocable en droit hanafite, soit qu'elle ait pris soin à l'avance de se réserver ce droit dans le contrat de mariage par une stipulation que les Hanbalites tiennent pour tout à fait normale et que les Malékites tolèrent. 2. L e mari partant en voyage, sans sa femme, prétend emmener avec lui leur petit enfant. Dans tous ces cas, les Hanafites sont les seuls à avoir déduit les conséquences logiques du principe, en vertu duquel la hadâna peut être contemporaine du mariage. En conséquence, le mari n'a pas le droit d'emmener en voyage le petit enfant contre le gré de sa femme, encore que les époux ne soient pas séparés Dans les autres écoles, les auteurs n'ont pas apporté à l'examen de cette situation la même attention que les Hanafites, quand ils ne vont pas jusqu'à proposer des solutions qui font carrément fi du droit prioritaire de la mère. Ibn Qudâma 8, par exemple, confie au père la hadâna dès lors qu'un des deux époux part en voyage pour un lieu sûr (l'enfant ne courant aucun danger) même si c'était le père qui partait et que la mère ne voyageait pas. Solution analogue quand les deux époux ont un domicile séparé ; c'est encore au père qu'est confiée la garde de l'enfant 8.

4. Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 526. 5. Cette disposition n'a pas été abrogée par la loi de 1966. 6. Un projet de Code algérien du Statut personnel, qui, dit-on, a été repoussé par l'Assemblée nationale, adoptait, dans son article 84, la même règle. 7. Kâsânî, Badâ'i', IV, 44. 8. Mugnî, VII, 618.

DÉBUT ET DÉVOLUTION

DU DROIT DE GARDE

159

Chaféites et Malékites 9 adoptent des solutions à peu près semblables, sauf à remarquer qu'elles paraissent moins aberrantes dans le contexte malékite, puisque cette école fait praticiper à la hadâna les deux parents quand il y a communauté de vie, c'est-à-dire quand le mariage n'a pas été rompu.

1260. — La dévolution du droit de garde. Dans toutes les écoles, la mère est la première bénéficiaire du droit de garde. Sur ce point, l'accord est total. Mais, quand la mère est décédée ou déchue de son droit, à qui est dévolu ce droit ? Ici, les écoles se partagent en deux groupes. Dans le premier, qui comprend les écoles hanafite et malékite, le droit de garde est avant tout une prérogative féminine, une fonction à laquelle les parentes, et surtout les parentes par les femmes, sont appelées par priorité, si bien que de deux parentes du mineur au même degré, on préférera la parente utérine à celle qui n'est que consanguine, la parente germaine passant bien entendu avant les deux autres en raison du double lien de parenté. Dans le deuxième groupe, on classe les écoles chaféite et hanbalite et, aussi, l'école imâmite. Ces écoles, à des degrés divers il est vrai, préfèrent parfois le parent mâle à la parente, l'un et l'autre étant cependant placés au même degré de parenté.

1261. — La dévolution dans les écoles hanafite et malékite. Bien que le principe en vertu duquel le droit de garde va de préférence à une femme soit commun à ces deux écoles, il a été cependant aménagé d'une façon différente en droit hanafite et en droit malékite. A. En droit hanafite 10 , à défaut de mère, ou si celle-ci est déchue de son droit ou refuse de l'exercer, la hadâna passe aux ascendantes de la mère, la plus proche excluant les autres, puis aux ascendantes du père ; viennent ensite les sœurs germaines, en raison du double lien de parenté, puis les sœurs utérines, suivies des consanguines. A défaut de toute représentante d'une de ces catégories, la hadâna passe aux nièces, d'abord celles issues de sœurs germaines, puis de sœurs utérines ; ensuite, et dans l'ordre, les tantes germaines de la mère, ses tantes maternelles et ses tantes paternelles. C'est alors seulement, qu'on fait appel aux nièces, filles des sœurs du père u . Ont ensuite vocation les nièces filles de frères, en respectant la hiérarchie des germains, utérins et consanguins ; et, enfin, pour clore la liste des femmes ayant vocation à la hadâna : les tantes paternelles, 9. Ad-Dimasqî, Rahmat al-Umma, II, 97 (éd. Halabî). 10. Kâsânî, Badâ'i', IV, 41-42 ; Zayla'î, Tabyîn, III, 48 ; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Mu ht âr, II, 693. 1 1 . C'est du moins l'opinion qui a prévalu ; d'après certains auteurs, leur place se situe après les nièces, filles de la sœur de la mère.

i6o

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

dans le même ordre que les tantes maternelles. On notera que cette liste ne comprend pas les cousines, même germaines, car celles-ci ne sont pas au degré de parenté où le mariage est interdit en droit musulman, et c'est là une condition d'attribution de la hadâna, tout au moins quand celle-ci s'exerce sur un garçon. A défaut des parentes ci-dessus énumérées, ou si celles-ci ne remplissent pas les conditions exigées par la loi ou qu'elles refusent la charge de gardienne, la hadâna est dévolue aux 'asaba12, à la condition qu'ils soient parents du petit enfant au degré où le mariage est prohibé. Autrement dit, la garde est attribuée successivement, et dans l'ordre, au père, puis au grand-père paternel, au frère germain, puis au frère consanguin, aux neveux et oncles du côté du père. En l'absence de tout lâsib, on désignera les parents mâles par les femmes, qui se trouvent à un degré de parenté où le mariage serait interdit, si gardien et petit enfant étaient de sexe différent, c'est-àdire, en l'occurrence, le grand-père maternel, le frère de la mère, ses neveux et oncles, dans l'ordre précédemment indiqué, à savoir d'abord les germains, puis les utérins, puis les consanguins. Si on ne trouve aucun parent, paternel ou maternel au degré où le mariage est prohibé, l'enfant sera confié à ses parents plus éloignés, notamment à ses cousins germains ou issus de germains, mais ici apparaît une réserve que nous n'avions pas encore rencontrée précédemment : ces parents éloignés ne pourront exercer la hadâna que sur un enfant du même sexe qu'eux-mêmes. Ce n'est qu'à défaut de tout parent, quelque éloigné qu'il soit, que le cadi désigne une personne de confiance 13 . A u cas où il existe plusieurs parents au même degré de parenté, le juge choisit celui qui lui paraît le plus apte à remplir cette mission et dans le doute, désigne le plus âgé.

1262. — Le système malékite. B. Les Malékites 1 4 sont encore plus rigoureux que les Hanafites, en ce qui concerne la priorité accordée aux parentes par les femmes. Tandis qu'en droit hanafite, à défaut d'ascendantes de la mère, la hadâna passe aux ascendantes du père, dans la même conjoncture les Malékites font alors appel aux tantes de l'enfant, d'abord la tante germaine, puis la tante utérine, et ensuite aux tantes de la mère. On notera le rang privilégié accordé aux tantes et grand-tantes par 12. Parents mâles par les mâles, dans l'ordre où ils viendraient à la succession de l'enfant. 13. N'ont pas droit d'exiger la hadâna, bien que le juge puisse la leur confier, tous ceux qui sont liés à l'enfant simplement par des liens fondés sur l'allaitement, encore que le mariage avec l'enfant leur soit interdit ; c'est le cas de la nourrice et de ses enfants. 14. Halîl, op. cit., II, 139 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 526 ; Hattâb, op. cit., IV, 213.

DÉBUT ET DÉVOLUTION

DU DROIT DE GARDE

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le droit malékite ; elles y occupent la place qui revient aux sœurs et aux nièces dans le droit hanafite, ce qui satisfait davantage l'esprit, étant donné que la charge d'assurer la garde d'un petit enfant s'accommode mal d'une trop grande jeunesse chez celle à qui elle est confiée. Certes, en droit hanafite, sœurs et nièces ne seront appelées à recueillir la garde que si elles sont pubères. Mais on peut être pubère et très jeune ; à tout prendre, la préférence accordée aux tantes par les Malékites paraît plus judicieuse. Le système malékite s'écarte aussi du système hanafite en inscrivant dans la hiérarchie des dévolutaires, immédiatement avant les parents 'asaba, le tuteur testamentaire ou wasî. Celui-ci, s'il n'est pas parent de l'enfant au degré où le mariage est prohibé, ne pourra pas exercer la hadâna à l'égard d'une fille. Les monuments législatifs contemporains ont, dans leur ensemble, consacré le système de dévolution adopté par leur école (hanafite ou malékite), celle dont ils se sont inspirés. On n'y trouve que deux singularités. La première est celle du Code marocain du Statut personnel, qui ne mentionne pas le père dans la liste des dévolutaires de la hadâna. « Il ne peut s'agir que d'une inadvertance du législateur », estime un spécialiste de ce droit (Colomer, Droit musulman, n° 195). La seconde singularité, beaucoup plus importante, est celle du Code tunisien du Statut personnel. Le législateur tunisien, après avoir adopté la hiérarchie du fiqh classique a, en 1966, sans ménagement, tout bouleversé en la matière. La loi du 3 juin 1966 vint en effet abroger l'alinéa 2 de l'art. 57 du code, qui établissait, dans l'esprit du fiqh malékite, la hiérarchie des dévolutaires, et le nouvel article 67 dispose qu'en cas de dissolution du mariage par décès, la garde est confiée au survivant. Si le mariage est dissous du vivant des époux, il appartient souverainement au juge de confier la garde soit à l'un des époux, soit à une tierce personne qui pourrait ne pas être parente de l'enfant.

1263. — Priorité très relative des f e m m e s et des parents par les femmes, dans les autres écoles. Dans les écoles chaféite 15 et hanbalite 18 et surtout dans l'école chiite imâmite 17, la priorité des femmes est toute relative, en ce sens que, très vite, le père est appelé à exercer la hadâna, malgré la présence de parentes très proches. De surcroît, les parentes de la ligne maternelle ne sont pas systématiquement préférées aux parentes de la ligne paternelle, comme dans les écoles hanafite et malékite. C'est ainsi que, chez les Chaféites et les Hanbalites, à défaut d'ascendantes de la mère (celle-ci étant toujours et unanimement la première 15. Ramlî, op. cit., VII, 215-217; Sîrâzî, Muhaddab, II, 170-171. 16. Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 623. 17. Hillî, op. cit., II, 45 (trad. par Querry, I, 746).

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dévolutaire) ou si ces ascendantes sont empêchées ou déchues de leur droit, la hadâna va au père et, à son défaut, aux ascendants du père, quand ce n'est pas au grand-père paternel, comme en droit hanbalite. Ce sont surtout les Imâmites qui ont le plus entamé ce fameux privilège des femmes. Chez eux à défaut de la mère, c'est au père que passe immédiatement la hadâna, et si les père et mère sont décédés ou empêchés, c'est au grand-père paternel que revient la garde, puis aux parents, dans l'ordre de leur vocation successorale, sans considération de sexe, le plus proche excluant les plus éloignés.

1264. — Conditions que doit remplir la titulaire de la garde. Dans le souci évident de protéger au mieux le petit enfant, le fiqh a multiplié les conditions de capacité, de moralité, d'aptitude physique que doit remplir celle à qui est attribuée la garde, et a précisé les causes de déchéance de son droit tenant à sa religion ou à la qualité de son époux. Les conditions ne sont pas moins sévères en ce qui concerne l'homme à qui est dévolue — assez exceptionnellement il est vrai — la garde du petit enfant, mais certaines de ces conditions sont d'un autre ordre que celles qui sont imposées aux femmes, de telle sorte que l'on est amené à respecter la méthode des fuqahâ' qui examinent séparément les conditions propres à la femme et celles qui sont prévues dans le cas spécial où la hadâna est exercée par un homme.

1265. — Conditions imposées à la femme à qui est confiée la garde. Qadrî pacha les résume ainsi dans son Code du Statut personnel et des Successions (art. 382). Pour être appelée à exercer la garde, la femme doit être « libre, majeure, saine d'esprit, digne de confiance, d'une conduite irréprochable, apte à veiller à la santé et à l'éducation de l'enfant ». Cette formule simple exige cependant une certaine mise au point touchant quelques-uns de ses éléments, non seulement au regard de la doctrine des autres écoles, mais aussi en ce qui concerne la doctrine hanafite qu'elle est censée traduire. Reprenons les conditions énumérées par Qadrî pacha. La femme à qui est dévolue la hadâna doit être : 1. De condition libre. L'esclave est privée de la garde de son enfant, de l'avis presque unanime des juristes. Puisqu'elle doit tout son temps à son maître, elle ne pourrait consacrer à veiller sur l'enfant le minimum de vigilance que la garde implique. C'est du moins l'explication que donnent les juristes de son incapacité à recueillir la hadâna de son enfant. Il serait plus simple, à notre sens, de dire que la hadâna étant une sorte de walâya, de tutelle, ne saurait être exercée par une esclave quelle que soit sa condition, serait-elle « mère d'enfant » du maître (umm zvalad) et, de ce fait, disposant d'une cer-

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taine liberté. Seule, l'école malékite 1 8 accorde à la umm-walad, à l'esclave qui a conçu des œuvres du maître, ainsi du reste qu'à celle dont l'enfant a été affranchi, la garde de son enfant. 2. Elle doit être majeure, c'est-à-dire pubère. Cela va de soi et n'exige pas d'explication. Certains auraient voulu que la murâhiqa, celle qui approche de la puberté, jouisse du même droit 1 9 , en vertu du principe qu'en bien des domaines juridiques l'adolescente presque pubère est traitée en majeure, mais cette idée n'a pas été retenue par les juristes qui, sans doute, trouvent que la puberté elle-même est parfois si précoce qu'elle laisse sceptique sur l'aptitude de la jeune femme à assurer une garde efficace, d'où la priorité donnée aux tantes sur les sœurs par le droit malékite. Dans les pays musulmans qui ont adopté un âge fixe pour la majorité, quant à la personne, âge toujours nettement supérieur à celui de la puberté, c'est cette majorité qui devra être substituée à la puberté, afin de fixer le moment où une femme commence à pouvoir être à même de recueillir la hadâna. 3. Elle doit être saine d'esprit, c'est-à-dire ni folle (majnûna) ni diminuée mentale (ma'tûha) puisqu'en l'occurrence elle serait ellemême sous la garde d'un tuteur. 4. Elle doit être digne de confiance, amîna — c'est-à-dire sûre. Cette condition exclut toute personne que ses occupations ou ses sorties retiennent trop longtemps loin de chez elle. Comment pourraitelle en de telles conditions s'occuper sérieusement de l'enfant ? 5. Qadrî pacha ajoute que celle à qui est confiée la garde doit être d'une « conduite irréprochable ». Ce qui est beaucoup exiger, et inutilement. Dans les ouvrages de fiqh, quelle que soit l'école considérée, on ne trouve exclue de la hadâna que la femme désignée par l'une des deux expressions suivantes, qui sont du reste synonymes, fâsiqa et fâjira 20 qui signifie licencieuse, libertine. L a femme à qui est confiée la garde ne doit donc pas mener une vie de débauche ; mais il y a loin de la vie de débauche à la conduite irréprochable dont parle Qadrî pacha. D u reste, s'interroge Ibn ' Â b i d î n 2 1 , dans quelle mesure l'inconduite de la gardienne doit-elle entraîner la déchéance du droit de garde ? Il va de soi que si cette inconduite l'empêchait de donner à l'enfant les soins qu'exige son âge, il faudrait lui retirer la garde, mais ce serait alors en application de la condition précédente, la titulaire de la garde n'étant plus sûre, amîna. En dehors de ce cas, l'inconduite de la gardienne, à supposer qu'elle fût publique, n'entraînerait la déchéance que si l'enfant était en âge

18. Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 526-527. 19. Cf. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Mutitar, II, 688. 20. Fâsiqa, dans le Mugnî, VII, 612, et dans le Muhaddab, II, 169 ; fâjira, dans le Tabyîn de Zayla'î, III, 46. 21. Radd al-Muhtâr, II, 628.

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de comprendre ; alors, le juge prononcerait la déchéance afin de protéger la moralité de l'enfant. 6. L a femme à qui est dévolue la garde doit être apte (physiquement) à veiller sur l'enfant. En général, les auteurs classiques n'en disent pas plus long sur cette aptitude, qudra, sauf qu'elle doit être appréciée dans chaque cas particulier. Même la cécité et le très grand âge, qui paraissent a priori inconciliables avec les obligations de la hadâna, ne privent pas automatiquement une personne du droit de garde. Elle pourrait avoir en effet pour la seconder un personnel domestique dévoué. Dans les ouvrages non hanafites, on trouve un peu plus de précisions et les auteurs citent les maladies contagieuses, la lèpre, et même le grand âge comme devant priver une femme de ce droit. Les monuments législatifs contemporains ne sont pas plus explicites sur ce point. Ceux qui sont d'inspiration hanafite se bornent à affirmer que la gardienne doit être « apte » 2 2 ; parfois même on les trouve complètement muets sur la question, comme le Code jordanien sur le droit de la famille. Les codes du Statut personnel d'inspiration malékite précisent que les maladies contagieuses entraînent déchéance de la hadâna (art. 58, Code tunisien ; art. 98, Code marocain ; art. 84, Projet algérien de Code du Statut personnel). Il n'y a guère que Y Ordonnance judiciaire soudanaise n° 28 (16 février 1927) qui mentionne, à côté des maladies contagieuses, la cécité, pour ajouter tout de suite qu'il n'y aura pas déchéance si l'aveugle a, pour l'aider à garder l'enfant, une personne qui n'est pas atteinte de cette infirmité. 7. Les auteurs hanafites 23 ajoutent une dernière condition — p o u r le moins imprévue — à toutes celles que doit remplir la femme à qui la garde est attribuée. Celle-ci ne devrait pas installer l'enfant dans une maison où il serait en butte à l'hostilité des voisins, ces derniers seraient-ils des parents, mais non pas au degré où le mariage est interdit. Ainsi, la tante maternelle (la sœur de la mère) ne pourrait exercer la garde de l'enfant chez son père à elle, car ce dernier est complètement étranger à l'enfant qui vivrait ainsi dans un climat d'indifférence, voire d'hostilité, qui nuirait à son épanouissement moral (?).

1266. — La femme à qui est confiée la garde d'un enfant musulman doit-elle être musulmane ? Les Hanafites posent la question un peu différemment. L'enfant et la femme à qui est dévolue la garde doivent-ils avoir la même religion, ittihâd ad-dîn ? Mais comme les enfants d'un musulman sont nécessairement musulmans, et qu'une musulmane ne peut en aucun cas épouser un non-musulman, les deux manières de poser la question 22. Code syrien du Statut personnel, art. 137 ; Code irakien, art. 57, 2e alinéa. 23. Par exemple, Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtar, II, 687.

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sont à quelque chose près semblables. L e problème est d'une grande importance pratique. On sait qu'un musulman a le droit d'épouser une chrétienne ou une juive. Or si l'on peut admettre qu'assez fréquemment l'épouse elle-même se convertit à l'Islam, en revanche, sa propre famille n'a aucune raison d'en faire autant et c'est précisément dans cette famille, non musulmane, que se trouvent les femmes auxquelles, après la mère, serait dévolue par priorité la hadâna. A la question ci-dessus posée, les Hanafites et les Malékites répondent par la négative, c'est-à-dire que la chrétienne ou la juive peuvent très bien, en principe, recueillir la hadâna d'un enfant musulman. Mais les Chaféites, les Hanbalites et les Imâmites refusent de confier la hadâna d'un enfant musulman à une femme infidèle, quand bien même cette dernière serait sa mère.

1267. — Doctrines hanafite et malékite. Ainsi, dans ces deux écoles la parité de religion n'est pas exigée et une non-musulmane n'est pas privée, en cette seule qualité, de la garde d'un enfant musulman. Mais les Hanafites s'empressent d'apporter à cette solution en apparence si libérale une série de restrictions dictées par le souci légitime de préserver la foi de l'enfant d'une influence trop profonde de la mère en matière religieuse 24 . D'après eux, en effet, à partir du moment où l'enfant atteint l'âge de raison (sept ans) il pourrait être retiré à la parente non musulmane quand père ou tuteur ont de fortes raisons de craindre que la simple cohabitation avec une femme qui accomplit ses dévotions suivant les rites d'une autre religion que celle de l'Islam serait de nature à exercer une influence fâcheuse sur les sentiments religieux de l'enfant. Mais, bien mieux, avant même d'avoir atteint l'âge de raison l'enfant pourrait être soustrait à la parente ou à la mère non musulmane, si celle-ci tentait de le détourner de la religion islamique, par des propos hostiles ou simplement en l'habituant à un genre de vie peu conforme à l'éthique musulmane comme, par exemple, rtianger du porc ou boire du vin. Il convient de souligner qu'en droit hanafite la femme apostat, celle qui a renié l'Islam, ne peut en aucune hypothèse conserver la hadâna. Comment pourrait-elle assurer la garde d'un enfant, disent les auteurs hanafites (Kâsânî, I V , 42), puisqu'il est prescrit qu'elle doit être emprisonnée dès l'instant de son abjuration et gardée en prison jusqu'à ce qu'elle vienne à résipiscence. 24. Kâsânî (Badâ'i', IV, 42) ne prend pas à son compte les réserves attribuées à 'Alî ar-Râzî, il se contente de les rapporter, mais déjà avec Zayla'i (Tabyîn, III, 49) il semble admis que dès que l'enfant est en âge de comprendre « les choses de la religion », il soit retiré à la gardienne non musulmane. Enfin, dans Ibn 'Âbidîn (Radd al-Mufytar, II, 694) les deux cas de retrait, avant et après l'âge de raison, que nous indiquons, sont prévus explicitement.

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Les Malékites, suivant la leçon de Halîl 2 5 se bornent à imposer à la femme non musulmane une sorte de conseil de surveillance composé de musulmans, connus pour la rectitude de leur foi, dès lorsque l'on a lieu de craindre que l'influence de cette non-musulmane soit préjudiciable à l'enfant en ce qui concerne sa formation religieuse. Sur cette importante question, les monuments législatifs contemporains ne comportent que de brèves dispositions, quand ils ne s'abstiennent pas tout simplement d'en traiter. L a loi jordanienne de 1951 sur la Famille distingue suivant que la personne à qui est dévolue la garde est la mère de l'enfant ou une autre parente. Dans le premier cas, et en supposant que la mère de l'enfant musulman ne soit pas musulmane, celle-ci ne conserve la garde que jusqu'au moment où l'enfant atteint cinq ans. Règle à peu près semblable dans les Codes tunisien et marocain du Statut personnel (respectivement, art. 59 et art. 108). Les codes syrien et irakien sont muets sur la question. En revanche, le projet (non encore adopté) de Code algérien du Statut personnel dispose carrément (art. 86) : « L a personne qui assure la garde de l'enfant, doit être de la même religion que l'enfant. »

1267 bis. — Doctrine des autres écoles sur la disparité de religion. Les docteurs chaféites, hanbalites et imâmites 2 6 n'ont pas voulu s'engager dans ce système compliqué de demi-mesures. D'après eux, la femme appelée à assurer la garde d'un enfant musulman ne doit en aucun cas être dimmiyya, c'est-à-dire chrétienne ou juive. Il serait paradoxal, font-ils remarquer, que la simple inconduite, fasâqa, entraîne déchéance ou inaptitude à la garde — cela, conformément à la doctrine de ces écoles — et que l'incroyance à l'Islam, le kufr, infiniment plus grave aux yeux d'un musulman, soit dépourvue de tout effet. L'opinion qui a prévalu dans les écoles chaféite et hanbalite veut que ce soit depuis la naissance de l'enfant que cette cause de déchéance soit prise en considération, et non pas seulement à sept ans, c'est-à-dire au moment où l'enfant est appelé à opter entre son père et sa mère, ainsi qu'en décident certains docteurs chaféites et hanbalites, mais il va de soi que si la déchéance tenant à la religion de la mère n'avait pas été invoquée avant l'âge de sept ans, l'enfant ne pourrait pas opter en ce moment entre son père et sa mère non musulmane ; c'est au père que doit alors nécessairement revenir la hadâna. Ainsi, pour les docteurs de ces deux écoles, l'impossibilité pour la non-musulmane d'exercer la hadâna à l'égard d'un enfant musulman n'est pas seulement une mesure de précaution tendant à protéger 25. Op. cit., II, 140. 26. Sîrâzî, Muhaddab, II, 169 (chaféite) ; Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 613 (hanbalite) ; Hillî, op. cit., II, 45 (imâmite).

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l'enfant en âge de comprendre, auquel sa mère pourrait inculquer les principes de sa propre foi, mesure qu'il serait inutile de prendre si la mère offrait toute garantie de loyauté à l'égard de la religion musulmane, cette incapacité constitue une véritable déchéance, une sorte de peine civile.

1268. — Mariage ou remariage de la titulaire de la garde. L a femme qui est appelée à exercer la hadâna ne doit pas être mariée à un homme qui n'est pas parent de l'enfant au degré où le mariage est prohibé, ¿'agissant de la mère, il ne peut être question, bien entendu, que d'un remariage, après répudiation prononcée par le père de l'enfant ou après son décès. Dans tous les cas, quelle que soit la femme à qui la hadâna est dévolue, si son mari était étranger à la famille, ou même parent de l'enfant, mais non pas au degré où le mariage est prohibé, la garde lui serait refusée ou retirée, quand le mariage a eu lieu postérieurement à l'attribution de la hadâna. L a règle, commune aux quatre écoles sunnites, est fondée sur un hadith dont le texte est partout reproduit 2 7 . De surcroît, les légistes lui ont trouvé une justification rationnelle en arguant du fait qu'une femme en puissance d'époux ne peut se consacrer entièrement aux soins qu'exige la garde d'un petit enfant ; que, par ailleurs, le mari qui n'est pas un parent proche de l'enfant ne peut nourrir à son endroit que des sentiments, sinon hostiles, du moins très peu affectueux ; l'enfant souffrira d'un environnement qui manque pour le moins de chaleur humaine. T o u t est différent, au dire des juristes, si le mari de la femme qui exerce la garde est un parent proche de l'enfant, car alors il témoignera à celui-ci la même affection qui existe normalement entre les êtres qu'unissent des liens de proche parenté. Présomption douteuse qui n'a pas convaincu les Chiites imâmites qui prononcent la déchéance, que la femme titulaire de la hadâna ait épousé un parent de l'enfant ou une personne qui lui est étrangère. L a règle, telle qu'elle est comprise par les Sunnites, n'est à vrai dire gênante qu'à l'égard de la mère, veuve ou répudiée qui se remarie ; les autres parentes et notamment, les ascendantes (mais non pas les tantes) sont par définition mariées à des hommes qui, en application des règles du droit musulman relatives à la parenté et à l'alliance susceptibles de faire naître l'empêchement au mariage, rentrent dans la catégorie des maris dont la présence n'entraîne pas la déchéance 27. Il s'agit d'un hadith dont les principaux rapporteurs sont 'Abd Allah b. 'Umar et Ibn 'Abbas. A une femme qui se plaignait au Prophète que son mari qui l'avait répudiée prétendait lui enlever leur enfant, le Prophète répondit : « C'est toi qui as le plus de droits sur lui (l'enfant) tant que tu ne te maries pas. » Cf. le texte dans Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 614. La distinction entre mari, parent de l'enfant ou non, est une création des légistes sunnites que l'écoie imâmite, pour sa part, repousse. En droit imâmite, la mère qui se remarie perd la hadâna (Hillî, op. cit., II, 45).

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de la hadâna. Il reste cependant que les ascendantes peuvent s'être remariées. Cette déchéance n'est pas aménagée tout à fait de la même manière par les Malékites d'une part, par les trois autres écoles d'autre part. Dans l'enseignement de ces trois écoles, le juge ne dispose d'aucun pouvoir d'appréciation, il doit prononcer la déchéance, quel que soit le moment où elle est invoquée. En revanche, quand le mariage qui avait entraîné déchéance, ou qui avait constitué un empêchement à l'attribution de la garde, est dissous (par répudiation ou par mort), la femme qui avait été privée de la garde la reprend dès la dissolution de ce mariage. En droit malékite 2 8 , on se montre beaucoup plus réticent quand il s'agit de priver de la garde la mère ou une autre dévolutaire, ou de la leur retirer en raison du fait qu'elles ont épousé un homme qui n'est pas parent de l'enfant au degré où le mariage est prohibé. Si la personne placée après elle dans l'ordre de dévolution de la garde n'invoque pas la déchéance dans l'année du mariage, la femme à qui revenait normalement la garde se trouve alors confirmée dans son droit. Il n'y aura pas de déchéance non plus si l'enfant refuse les soins d'une autre personne, ou si la nourrice n'accepte pas d'allaiter chez la nouvelle attributaire. Bref, le droit malékite se montre très mou dans la mise en œuvre de la déchéance ou de l'incapacité, tenant au fait que la femme à qui est attribuée la garde est mariée à un homme qui n'est pas parent du petit enfant au degré où le mariage est prohibé. Mais, en revanche, les docteurs malékites décident qu'une fois la déchéance prononcée judiciairement celle-ci est définitive, autrement dit, quand le mariage qui l'avait fait naître vient à être dissous, la femme ne retrouverait pas (comme dans les trois autres écoles) son ancienne vocation.

1269. — Les déchéances ne sont pas définitives. En dehors de l'école malékite, on ne tient pas les déchéances, quelles qu'en soient les causes, pour définitives. L a femme écartée de la hadâna, pour incapacité physique ou morale, en raison de son mariage ou de son apostasie (droit hanafite), retrouve son droit quand l'empêchement vient ensuite à disparaître. C'est ainsi que, dans les écoles qui font de l'islamisme une condition nécessaire à l'exercice de la hadâna à l'égard d'un enfant musulman, il suffirait que la dévolutaire désignée par la loi, si elle était chrétienne ou juive, se convertisse à l'Islam pour que la garde lui soit attribuée, même si la conversion avait lieu après que l'enfant a été confié à une autre femme ou à son père.

1270. — La garde de l'enfant est dévolue à un homme. Quelles sont les conditions que doit remplir un homme quand la garde lui est attribuée ? L'éventualité en est assez exceptionnelle 28. Halîl, op. cit., II, 140 ; son commentaire par Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 530.

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dans les écoles hanafite et malékite, mais beaucoup plus fréquente dans les autres écoles. Les conditions de liberté, de capacité, d'aptitude morale et physique précédemment étudiées en ce qui concerne la femme, sont également exigées chez l'homme appelé à recueillir la hadâna. L'école hanafite lui impose, en sus, d'avoir la même religion que l'enfant qui est sous sa garde, et l'école malékite, d'être secondé par une femme (épouse, concubine ou servante). L'exigence de la parité de religion va de soi en droit chaféite et en droit hanbalite puisque, dans ces deux écoles, la mère elle-même est déchue de la hadâna, si elle n'est pas musulmane quand le père de l'enfant est musulman. Mais l'on sait qu'en droit hanafite il n'en va pas de même, la dimmiyya (juive ou chrétienne) conserve malgré sa religion la garde du petit enfant musulman. Pourquoi cette différence entre l'homme et la femme ? Les auteurs hanafites 29 l'expliquent par une simple pétition de principe : le droit des 'asaba à la garde de l'enfant tient à leur qualité de 'asaba ; or, précisément, on ne peut être 'âsib, d'une personne et, à ce titre, avoir vocation à la totalité de sa succession que si l'on professe la même religion que cette personne. C'est pourquoi si, à défaut de tout 'âsib, la garde est alors attribuée à un parent mâle, mais par les femmes, il n'est pas nécessaire que celui-ci ait la même religion que l'enfant ; un parent maternel chrétien pourra être investi de la garde d'un enfant musulman 30. Les Malékites, quant à eux, ne font pas de différences suivant que la garde est confiée à un homme ou à une femme. Dardîr 31 écrit textuellement : « L'islamisme n'est pas une condition pour être titulaire de la hadâna, qu'il s'agisse d'un homme ou d'une femme. » En revanche, ils ajoutent aux conditions généralement requises chez l'homme qui doit être investi de la hadâna, une exigence supplémentaire. Cet homme doit avoir auprès de lui une femme (épouse, concubine ou domestique) pour le seconder dans sa tâche et prodiguer à l'enfant les soins pour lesquels les hommes manquent d'expérience ou de patience. A vrai dire, ce n'est pas là une exigence tout à fait ignorée des autres écoles, mais les Malékites y insistent expressément 32. On peut penser cependant que lorsque les docteurs des autres écoles précisent que l'homme doit avoir l'aptitude (qudra) physique et morale de s'occuper d'un petit enfant, ils sous-entendent qu'il doit pouvoir être aidé par une femme, surtout si l'enfant est très jeune.

29. 30. 31. 32.

Voir, par exemple, Kâsânî, Badâ'ï, IV, 43. 'Umar 'Abd Allah, Statut personnel (en arabe), p. 488. Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 529. Même Halîl, malgré son laconisme (op. cit., II, 140).

Section

II

DURÉE ET C O N T E N U DE LA « HADÂNA »

1271. — Durée de la « hadâna ». Principes directeurs. Dans la majorité des écoles, à savoir dans les écoles hanafite, malékite et imâmite, la hadâna proprement dite prend fin à une date fixe, et sans que l'enfant soit appelé à exprimer une préférence quant à son sort. Cette date est toujours plus tardive pour la fille que pour le garçon. Les Chaféites et, dans une moindre mesure, les Hanbalites ont pour leur part adopté un système qui peut paraître bien singulier. L'enfant reste sous la garde de sa mère ou de tout autre dévolutaire de la hadâna jusqu'à ce qu'il ait atteint l'âge de raison, (approximativement sept ans). A ce moment, il choisit soit de demeurer chez sa mère, soit d'aller vivre chez son père. L e premier choix entraîne par le fait même une prolongation indéfinie de la hadâna. Il convient de noter tout de suite qu'en droit chaféite l'enfant, qu'il s'agisse d'un garçon ou d'une fille, a le droit d'opter au même âge. Les Hanbalites ne font opter que les garçons.

1272. — La durée de la garde est fixée par la loi. Les docteurs hanafites, malékites (et imâmites) ont fixé une date bien déterminée à l'arrivée de laquelle l'enfant est soustrait au régime de la hadâna, pour être confié à son père ou à tout autre walî. Comme on vient de le dire, cette date est plus tardive quand il s'agit d'une fille. L'évolution du droit hanafite sur ce p o i n t 1 est révélatrice de la pensée des juristes de ce premier groupe (Hanafites et Malékites). L a hadâna correspondant à une période de la vie de l'enfant où celui-ci est incapable de prendre soin de sa personne devrait logiquement cesser quand il est en âge de se « nourrir, d'étancher sa soif, de s'habiller et de se nettoyer tout seul » ; c'est exactement ce que les premiers juristes hanafites avaient enseigné. Plus tard, on a voulu fixer d'une façon précise ce moment, afin de ne pas faire naître de trop nombreuses contestations entre parents sur une question, de fait, difficile à prouver. C'est alors que les chiffres de sept ans, puis neuf ans, puis onze ans, furent avancés par les premiers légistes hanafites.

i. Voir Margînânî, Hidâya, II, 29 ; Kâsânî, Badâ'i', IV, 42-43.

DURÉE ET CONTENU

DU DROIT DE

GARDE

On dit que Hassâf 2 avait adopté l'âge de sept ans ; c'est celui qui a prévalu dans l'école hanafite et que consacrent les fatâwâ 3. En ce qui concerne les filles, l'âge auquel elles sont censées pouvoir se « dispenser » de l'assistance maternelle avait d'abord paru correspondre à la puberté, c'est-à-dire à la première apparition des règles 4. Rapprochement arbitraire. Bien avant ce moment, la plupart des filles sont aptes « à se nourrir, s'habiller, se nettoyer toutes seules ». Les auteurs hanafites ont fini par admettre qu'il n'y avait pas lieu, à ce point de vue, d'établir de différences avec les garçons et qu'à sept ans elles étaient capables de se « dispenser » de l'assistance matérielle d'une femme ; toutefois, ils ont prolongé de deux ans la durée de la hadâna des filles, par rapport à celle des garçons, afin de permettre à celles-ci de s'initier aux travaux ménagers et de se préparer sous la surveillance d'une femme, à leurs tâches futures de maîtresses de maison. D ' o ù l'âge de neuf ans, marquant la fin de la hadâna des filles, qui a été finalement adopté par l'école hanafite. Chez les Malékites 5, la liaison de la hadâna avec l'aptitude à se dispenser des soins d'une femme est moins nette qu'en droit hanafite. Dès ses débuts, l'école malékite a choisi comme devant marquer l'expiration de la hadâna, un fait capital dans la vie de tout individu, à savoir la puberté pour les garçons et la consommation du mariage pour les filles, de telle sorte que, dans cette école, la hadâna ne se limite pas au « jeune enfant ». Depuis lors, la doctrine de l'école n'a pas varié. L a puberté entraîne la fin de la hadâna chez le garçon, même si celui-ci est à ce moment atteint d'infirmités mentales ou physiques; c'est l'opinion qui a prévalu dans l'école. Certains auraient voulu qu'elle se prolongeât quand le garçon qui a atteint la puberté est infirme ou débile mental, une femme étant plus apte qu'un homme à prendre soin d'un malade; mais cette sage opinion n'a pas été retenue. Quant à la fille, c'est le fait de la consommation de son mariage qui marque la fin de la hadâna. N i l'acte de mariage par lui-même, ni l'évidente constatation qu'elle a atteint un développement physique qui la rend apte aux rapports sexuels ne produiraient le même effet, de telle sorte qu'une fille mariée, puis répudiée avant consommation, demeure sous le régime de la hadâna. Il en serait de même de la fille adulte mais non mariée ; il s'agit là — il faut bien l'avouer — d'une hypothèse d'école, car il n'y a guère de vieilles filles en pays d'Islam. L'école imâmite 6 , à l'instar de l'école hanafite, fixe un âge précis 2. Décédé en 261 de l'Hégire. Auteur d'un traité de hiyal (d'expédients juridiques). 3. Consultations rendues par des muftî-s ou jurisconsultes accrédités. 4. Qudûrî, Muhtasar (trad. Bousquet et Bercher), p. 71. 5. Halîl, op. cit., p. 139 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 526 ; Hattâb et Mawwâq, op. cit., IV, 214. 6. Hillî, op. cit., II, 45.

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à la fin de la hadâna : deux ans pour le garçon et sept ans pour la fille. On notera que la durée de la hadâna des garçons, réduite à un si court espace de temps, correspond à celle de l'allaitement.

1273. — Les réformes récentes en pays hanafites et malékites. De tous les pays malékites, seul le M a r o c 7 a conservé, sans y apporter la moindre modification, la règle malékite qui veut que la hadâna dure pour les garçons jusqu'à la puberté, et pour les filles, jusqu'à la consommation de leur mariage, en oubliant qu'en ce qui concerne les filles celles-ci sont aujourd'hui majeures au Maroc à vingt et un ans. Il est vrai que même le législateur contemporain se fait difficilement à l'idée qu'une fille ne soit pas déjà mariée à cet âge. La Tunisie qui avait en 1956 adopté les solutions hanafites (garçon jusqu'à sept ans, filles jusqu'à neuf ans) a, en modifiant par la loi du 3 juin 1966 les règles de la hadâna, complètement bouleversé l'économie traditionnelle de cette institution. L e nouvel article 67 du Code tunisien du Statut personnel ne fixe aucune durée déterminée à la garde. O n peut induire de ce silence qu'il appartient au juge d'en fixer la durée dans chaque cas particulier, compte tenu des circonstances et de l'intérêt du mineur. L e Projet algérien de Code du Statut personnel, qui n'a pas encore été promulgué, précise (article 95) que « la garde d'un enfant de sexe féminin dure jusqu'au mariage ou jusqu'à l'âge de dix-huit ans ». Dans les pays où s'applique le droit hanafite, le législateur contemporain s'est borné à prolonger la durée de la hadâna, tout en conservant le principe qu'elle prend fin à date fixe, et que celle-ci est plus tardive pour les filles que pour les garçons. C'est la loi égyptienne du 10 mars 1929 (art. 20) qui avait ouvert la voie des réformes dans ce domaine. L e juge est, par ce texte, autorisé « quand l'intérêt des enfants commande cette mesure » à porter la durée de la hadâna à neuf ans pour les garçons, et à onze ans pour les filles. On sait que ces chiffres avaient été proposés par quelques auteurs anciens, dont l'opinion cependant, n'avait pas prévalu dans l'école hanafite. Prolongation d'égale durée dans la loi jordanienne sur la Famille, de 1951 (art. 23), et dans le Code syrien du Statut personnel, de 1953 (art. 147). Le Code irakien du Statut personnel de 1959 autorise également le juge à prolonger la hadâna (art. 57, al. 5), mais sans fixer de maximum. A u Soudan, rituellement malékite, mais auquel a été imposé le droit hanafite depuis la fin du xix e siècle, l'Ordonnance judiciaire n° 34 de 1932 a substitué le système malékite aux règles du droit hanafite pour ce qui est de la durée de la hadâna, obtenant ainsi indirectement une nette prolongation du privilège des femmes dévolutaires de la garde. 7. Code du Statut personnel, art. 102.

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1274. — Le système chaféito-hanbalite relatif à la durée de la garde. L'école chaféite 8, dont la solution est la même aussi bien à l'égard des garçons que des filles, et l'école hanbalite 9, en ce qui concerne les garçons seulement, ont adopté un système curieux, qui ne manque pas de surprendre quand on songe que le problème débattu est celui de la garde d'un petit enfant dont les préférences personnelles ne paraissent pas, dès lors, bien sérieuses. Arrivé à l'âge de raison — à sept ou huit ans — l'enfant, jusque-là sous la garde de sa mère, est appelé à choisir soit de demeurer chez sa mère, soit de rejoindre son père. Cette option, du reste, n'est pas irrévocable. Si l'enfant, après un premier choix, se ravise plus tard, c'est sa dernière décision qui sera prise en considération. L'option de l'enfant n'est valable que si celui-ci n'est pas idiot (ma'tûh). Par ailleurs le parent qu'il aura choisi devra remplir les conditions exigées d'un titulaire de la garde ou de la tutelle. Quand le choix se porte sur la mère — e n d'autres termes, quand l'enfant décide de demeurer chez elle — il y a là une sorte de prolongation de la hadâna originelle, qui peut durer longtemps, voire jusqu'à ce que l'enfant atteigne la puberté (à peu près quinze ans pour les garçons). Quand le garçon a opté pour sa mère, il devra donc passer les nuits chez elle, mais les journées chez son père, car c'est celui-ci qui est chargé de son éducation et de lui enseigner un métier. La fille, qu'elle ait opté pour la mère ou le père (droit chaféite), ne quittera ni jour ni nuit le domicile du parent qu'elle aura choisi.

1275. — Critique et justifications de la règle chaféite. Les auteurs hanafites, chaque fois qu'il leur arrive de mentionner cette institution du droit chaféite qu'ils trouvent insolite, se montrent très sévères dans leur jugement. Comment, écrivent-ils, tenir compte de la volonté d'un enfant qui vient à peine d'atteindre l'âge de raison ? Son choix ne sera-t-il pas dicté par des considérations tout à fait étrangères à son véritable intérêt ? Ne va-t- il pas préférer celui de ses parents qui lui passe tous ses caprices, qui néglige son éducation et flatte sa paresse et ses mauvais instincts ? Bien entendu, les auteurs chaféites et hanbalites ont riposté à cette diatribe en invoquant des arguments tirés de la sunna, mais aussi de la raison. Ils ne manquent pas de rappeler complaisamment dans leurs ouvrages un hadith où, d'après A b û Hurayra l 0 , le Prophète aurait dit à un enfant 8. Safi'î, Umm, V, 82 et s., et le résumé par Muzanî, en marge du

Umm, Y, 8 7 ; Sîrâzî, Muhaddab, II, 171.

9. Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 614-617 ; cf. le Précis de droit d'Ibn Qudâma (trad. Laoust), p. 220. 10. Compagnon fidèle du Prophète (mort 58 H.) auquel les traditionalistes se réfèrent très souvent.

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que se disputaient son père et sa mère sur le point d'être répudiée 1 1 : « Voici ton père, voici ta mère ; prends la main de celui que tu préfères. Et l'enfant prit la main de sa mère qui s'en alla avec lui. » D'après Ibn Qudâma, le principe en vertu duquel l'enfant doué de raison choisit librement celui de ses parents auquel il veut être confié, résulte d'une pratique qui fut constante au début de l'Islam, au point que la règle peut être tenue pour un ijmâ' des Compagnons. Par ailleurs, ajoute-t-il, est-il vraiment déraisonnable de demander à un enfant ses préférences ? Son instinct ne lui fait-il pas deviner lequel de ses parents a pour lui le plus d'affection ? En fait, l'option va presque toujours jouer en faveur de la détentrice actuelle de la hadâna, celle qui a déjà pris soin de l'enfant et à laquelle il est habitué. T o u t cela n'est-il pas, en définitive, hautement souhaitable ?

1276. — En quoi consiste la garde? En quoi consiste cette garde du petit enfant ? Quels pouvoirs confère-t-elle ? Quelles obligations impose-t-elle à la personne qui l'exerce ? Il convient tout d'abord d'éviter de pousser trop loin l'assimilation avec la garde d'un enfant, qu'un tribunal français par exemple accorderait en cas de divorce à l'un des parents ou à un tiers. L a hadâna, elle, se situe dans un contexte essentiellement musulman, fait de l'extrême fragilité du lien conjugal et du pouvoir exorbitant du père de famille. Peut-être sied-il de commencer par dire ce qu'elle n'est pas et de procéder ainsi par élimination. Elle n'a certainement pas de caractère patrimonial, en ce sens que la titulaire de la garde n'a aucun pouvoir sur le patrimoine de l'enfant, quand celui-ci a des ressources personnelles ; en contrepartie, aucune charge financière ne lui incombe en cette qualité ; l'entretien (nafaqa) de l'enfant, au sens large de l'expression, c'est-à-dire ses frais de nourriture, de logement, de vêtement, de maladie, doivent être payés par le père, ou, à son défaut, par le débiteur de l'obligation alimentaire qui est en général le walî, ou tuteur à la personne. C'est même ce tuteur qui veillera à faire donner à l'enfant une instruction et une formation intellectuelle ou professionnelle en rapport avec sa condition sociale. Que reste-t-il à la titulaire de la garde ? Élever l'enfant, le surveiller (car c'est chez elle que doit être assuré son développement physique et moral), mais c'est tout. Et même dans des limites aussi modestes, ne lui est-il pas toujours permis de faire voyager l'enfant ou de le soustraire à l'influence de son père ou de son walî. Ces deux questions demandent quelques éclaircissements.

i l . Cité par Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 615.

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1277. — Les voyages de l'enfant. O n a v u p r é c é d e m m e n t 1 2 comment le problème se posait pendant le mariage, c'est-à-dire avant la dissolution de l'union conjugale par répudiation de la f e m m e , ou par la mort d'un époux. D a n s l'hypothèse la plus courante, celle où les difficultés relatives à la hadâna ne naissent qu'après la dissolution du mariage, la plupart des écoles se montrent très réticentes quand il s'agit de permettre à la mère ou à une autre titulaire de la garde d'emmener en voyage le petit enfant. L a question fait l'objet de très longs développements dans les ouvrages de fiqh, en raison de son grand intérêt pratique ; il arrive souvent que la mère, libre de ses mouvements depuis la fin du mariage, s'avise d'aller habiter ailleurs que dans la ville où était installé le ménage, et parfois dans un autre pays, et qu'elle prétende emmener avec elle son petit enfant. L a réglementation des juristes sur toute la question souiïre de son caractère archaïque. L e s distances, dont on affirme gravement qu'elles mettent en échec le droit de visite et de contrôle du père, paraissent aujourd'hui bien insignifiantes en raison des progrès réalisés dans la rapidité des communications. Voici néanmoins les grandes lignes de cette réglementation désuète, dont il y a lieu de retenir l'idée fondamentale — à savoir que la titulaire de la garde ne doit pas emmener l'enfant en un lieu qui se trouve à une distance telle que le père ou le walî ne puissent exercer leur droit de contrôle. D'après les Chaféites et les Hanbalites 1 3 la mère est déchue de son droit de garde et cela d'une façon irrévocable, quand elle s'installe si loin de l'ancien domicile conjugal que le père ne puisse voir quotidiennenemt son enfant. Prudente disposition, à laquelle les Malékites ont voulu apporter plus de précision, mais pour n'aboutir qu'à une règle sans souplesse et aujourd'hui anachronique. D'après e u x 1 4 , la mère ne saurait installer son enfant à plus de six burud15 du lieu où habite le père ou le walî. L a doctrine la plus élaborée sur la question est encore celle de l'école hanafite qui distingue suivant que la titulaire de la garde est la mère de l'enfant, ou une autre parente 1 6 . Quand la personne à qui est dévolue la garde n'est pas la mère, celle-ci n'a en aucun cas le droit de faire voyager l'enfant sans l'autorisation de son père. Quant à la mère, aucune restriction ne lui est imposée si elle établit sa résidence en un lieu proche de celle du père, de telle sorte que ce dernier ait la possibilité de voir quotidiennement son enfant. Mais si elle décide de s'installer beaucoup plus loin, et à plus forte raison 12. Voir supra, n° 1258. 13. Sîrâzî, Muhaddab, II, 1 7 2 ; Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 618. 14. Halîl, op. cit., II, 141, et Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 531. 15. Plur. de barîd ; chaque barîd représente, approximativement, 12 milles (Belot, Dictionnaire). 16. Kâsânî, Badâ'i', IV, 44-45 ; Hidâya, II, 29.

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dans un pays étranger, alors le droit hanafite subordonne le maintien en sa faveur du droit de garde aux deux conditions suivantes qu'elle doit également remplir : que le lieu choisi par elle soit celui où elle habitait avant son mariage, et que ce soit aussi celui de son mariage. Il n'aurait pas été humain de priver de son enfant une femme répudiée pour avoir voulu retourner dans le pays où se trouvait installée sa propre famille, et que son mari, en l'épousant, lui avait fait quitter. Il convient de préciser qu'en droit hanafite, dans les hypothèses où la loi interdit à la mère ou à toute autre titulaire de la hadâna d'éloigner l'enfant de son père ou de son toalî 1 7 si celle-ci enfreint la prohibition, elle ne sera pas pour autant immédiatement déchue de la garde. L e juge lui enjoindra de revenir au lieu de résidence du père, ou dans une localité voisine, et ce n'est qu'au cas de refus délibéré de sa part qu'il sera procédé à la désignation d'une autre titulaire. Les monuments législatifs contemporains d'inspiration malékite 1 8 se bornent à exiger que la titulaire de la garde ne réside pas trop loin (sans autre précision) du lieu où habite le père ou le tuteur. Le seul code d'inspiration hanafite qui traite de la question, à savoir le Code syrien du Statut personnel reproduit textuellement la doctrine de l'école hanafite (art. 148 et 149).

1278. — Le droit de visite du père. Que le père, privé de la garde de son enfant par le jeu normal des règles du droit musulman en matière de hadâna, ait le droit d'aller le voir, même quotidiennement, cela paraît si évident et si naturel que les juristes classiques n'ont pas cru devoir s'étendre sur la question. A u demeurant, le problème est le corollaire du précédent, car s'il est interdit en principe à la titulaire de la garde de s'éloigner avec l'enfant du lieu où habite le père, c'est bien pour permettre à celui-ci de s'assurer, par des visites rapprochées, que les soins donnés à son enfant et l'éducation familiale qu'il reçoit justifient le privilège de celle à qui est dévolue la hadâna. Les juristes musulmans contemporains, pour leur part, consacrent bien quelques lignes à cette question ; il faut y voir une influence des idées occidentales, une sorte d'assimilation, pour le moins abusive, de la hadâna à la garde des enfants d'un couple séparé, telle qu'elle est organisée par les systèmes juridiques occidentaux 18 . 17. D'après Ibn 'Âbidîn (Radd al-Muhtâr, II, 697), les règles précédentes ne s'appliquent que dans les rapports du mari et de sa femme répudiée ; le grand-père ne pourrait interdire à la mère d'emmener son enfant en voyage. 18. Code marocain du Statut personnel, art. 107 ; Code tunisien du Statut personnel, art. 61. 19. Par exemple, Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 4 1 4 ; 'Umar 'Abd Allâh, Statut personnel (en arabe), p. 493.

CHAPITRE III

LA TUTELLE, « WALÂYA », DES MINEURS 1279. — Notions générales sur la « walâya ». On a vu précédemment que la hadâna, le droit de garde du petit enfant, généralement exercée par la mère ou une autre parente de l'enfant, ne conférait à son titulaire aucun pouvoir sur le patrimoine propre de l'enfant. De la naissance à la puberté, les biens du mineur sont gérés par le tuteur aux biens, le walî ; on précise parfois, et notamment en droit hanafite, walî lalâ l-mâl, le tuteur aux biens, pour le distinguer du tuteur à la personne, walî 'alâ l-nafs, car ce n'est pas toujours la même personne qui sera appelée à exercer les deux tutelles. Le mot tutelle ne rend du reste que très imparfaitement le sens du mot arabe walâya. Il a d'abord l'inconvénient de laisser croire qu'il s'agit, comme en droit français par exemple, d'un régime d'exception qui ne s'ouvre que par la mort d'un des deux parents. Or, en droit musulman, la situation des mineurs est la même, qu'ils aient encore leurs deux parents, ou qu'ils soient orphelins ; en tout état de cause, ils sont soumis au régime de la tutelle, walâya. Il est vrai que les pouvoirs du « tuteur » sont d'autant plus importants que la tutelle est exercée par un parent plus proche, le père, le « tuteur » par excellence, jouissant de pouvoirs considérables sur les biens de son enfant. Une autre cause de malentendu tient à la distinction, sous-jacente dans le fiqh, de la tutelle sur la personne et de la tutelle sur les biens qui, bien qu'elle n'ait été rigoureusement précisée et respectée qu'en droit hanafite, se retrouve parfois, implicitement, dans certaines pratiques courantes dans les pays non hanafites, comme celle qui consiste par le père walî à désigner par testament, mais séparément, un tuteur à la personne (et l'acte s'appelle alors wisâya) et un tuteur chargé de l'administration des biens (et l'acte s'appelle îsa')1.

i. Santillana, Istituzioni, I, 295.

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1280. — Définition de la « walâya ». L e mot wilâya, ou walâya, se retrouve presque tout au long d'un quelconque traité de fiqh, mais aucun titre de chapitre ne lui est spécialement consacré. L a walâya sur les biens est étudiée à propos du hajr, de l'interdiction ; elle fait alors l'objet d'un exposé toujours très complet. Mais les autres formes de walâya ne sont examinées qu'incidemment, à propos du contrat de mariage (walâya al-nikâh) de la contrainte matrimoniale {walâya al-ijbâr), de la garde du mineur qui a dépassé l'âge de la hadâna (walâya al-damm). L a notion de walâya est presque aussi importante en droit public 2 qu'en droit privé, ce qui n'est pas pour simplifier les problèmes que pose sa nature juridique. Les auteurs occidentaux ont tendance à n'y voir qu'une « puissance de protection » (Milliot), ce qui laisse supposer qu'elle est toujours exercée par une personne pour le compte d'une autre. Les auteurs arabes ne lui donnent pas nécessairement ce caractère qui implique un rapport de subordination entre deux personnes, caractère qui est bien le sien, cependant, dans la majorité des cas. D'après eux, elle est avant tout un pouvoir 3. Mais ce peut être le pouvoir de l'homme pubère et sain d'esprit, d'accomplir des actes juridiques pour son propre compte 4 et, dans ce cas, toute idée de protection doit être évidemment écartée. Mais, même quand le titulaire de la walâya agit pour le compte d'un autre, on ne se trouve pas nécessairement en présence d'une walâya de protection. L e mandataire, wakîl, tient du mandant la walâya en vertu de laquelle il conclut des actes juridiques pour ce dernier 5, mais il n'est pas question, ici non plus, de protection. En dehors de ces hypothèses, et toujours quand la walâya est conférée par la loi, alors, vraiment, il est permis de parler de « puissance de protection » ou de pouvoir de contrôle ; tous les walî, stricto sensu, se trouvent dans ce cas, et c'est pourquoi la moins mauvaise traduction de l'expression arabe est encore tutelle, mais entendue dans son acception la plus large, celle par exemple que lui donne un juriste français quand il traite des autorités de tutelle, que ce soit en droit civil ou en droit administratif.

1281. — Tuteur à la personne et tuteur aux biens en droit hanafite. Une des originalités du droit hanafite est constituée par la distinction entre tutelle sur la personne et tutelle sur les biens. A vrai dire, 2. Bon exposé en français de la walâya en droit public, dans la traduction en français des Ahkâm as-Sultânîya de Mawardî, par Ostrorog, Paris, 1901, « Introduction », p. 74 et s. 3. Sulta, comme l'écrit Yûsuf Mûsâ, Nazariyyat al 'aqd, Le Caire, 1953, p. 348. 4. Sarahsî, Mabsût, XXIV, 157. 5. Kâsânî, Badâ'i', V, 152.

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elle ne se trouve pas formulée expressément, même dans les commentaires très étendus des docteurs de cette école, mais elle résulte impérieusement de l'existence d'une série de règles particulières à 'chacune de ces tutelles, grâce auxquelles les fuqahâ' contemporains ont construit une théorie d'ensemble qui met bien en relief l'opposition des deux tutelles 8, la tutelle sur la personne, al-walâya 'alâ l-nafs, et la tutelle quant aux biens, al-walâya 'alâ l-mâl. On peut dire qu'elles diffèrent en tous points. Elles ne commencent pas en même temps, elles ne prennent pas fin en même temps, et surtout — mis à part le père, le grand-père et le juge qui pourraient éventuellement exercer les deux tutelles — la loi a confié la charge de chacune d'elles à des personnes différentes. 1. En principe, la garde du mineur qui a dépassé l'enfance, principal attribut de la tutelle sur la personne, commence avec la fin de la hadâna7, c'est-à-dire, en droit hanafite classique à sept ans pour les garçons et neuf ans pour les filles ; en revanche la tutelle quant aux biens commence à la naissance de l'enfant, la titulaire de la hadâna n'ayant, comme on le sait, aucun pouvoir sur le patrimoine du mineur. 2. La walâya sur la personne prend fin avec la puberté pour ce qui est des garçons ; à un âge beaucoup plus tardif, en ce qui concerne les filles qui n'ont pas déjà été mariées (les vierges, bikr), mais la majorité quant aux biens n'est atteinte que si le mineur donne des signes de maturité d'esprit (rusd) qui le rendent apte à gérer personnellement sa fortune ; de toute façon, ses biens doivent lui être remis au plus tard à vingt-cinq ans, d'après Abû Hanîfa. 3. Enfin, et c'est le point capital parce qu'il est à l'origine de la distinction des deux tutelles, la tutelle sur la personne du mineur qui a dépassé l'âge de la hadâna est confiée, en droit hanafite, à ses parents 'asaba, dans l'ordre où ceux-ci viendraient à sa succession. Or, en pratique, le nombre de ces 'asaba est très élevé. Quant à la tutelle sur les biens, elle ne peut être exercée que par le père (ou son wasî 8) le grand-père paternel (ou son wasî) le juge ou son délégué. C'est ici que le contraste entre les deux tutelles est le plus frappant ; car, s'il est vrai que le père et le grand-père, en leur qualité de premiers placés dans la hiérarchie des 'asaba, réunissent dans leurs mains le deux tutelles, passé leur tour, parce que l'un et l'autre sont mortss ou déchus de ce droit, on verra alors le mineur dépendre d'un parent, pour le gouvernmeent de sa personne, et d'un autre parent, ou même d'un étranger, pour la gestion de ses biens. 6. Voir, par exemple, Abû Zahra, Le mariage (en arabe), p. 459 et s. ; Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 436 et s. 7. Les autres attributs de la tutelle (notamment le droit de contrainte matrimoniale) commencent à la naissance. 8. Son exécuteur testamentaire.

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1282. — Le dédoublement de la tutelle existe-t-il dans les autres écoles ? Apparemment non, et Santillana 9 fait bien de le souligner. L a plupart des auteurs européens sont un peu évasifs sur la question, troublés, sans doute, par l'existence de deux majorités, une quant aux biens que Morand 10 appelle « chrématique », et l'autre, quant à la personne, dite par lui « somatique ». Il ne fait pas de doute cependant que le dédoublement hanafite n'existe pas dans les autres écoles, sunnite et chiite, non pas parce qu'il n'est pas formellement énoncé par les textes classiques de ces écoles (il ne l'est pas davantage dans les grands traités hanafites), mais en raison de son inutilité, en ce qui concerne la garde des mineurs (la hadâna proprement dite, couvrant en général, dans ces écoles, toute la période de l'enfance jusqu'à la puberté) ; et aussi, en raison du fait que ce sont à peu près les mêmes personnes qui y exercent les deux tutelles patrimoniale et personnelle. Reprenons, en les précisant, ces deux points qui suffisent à expliquer, sans qu'il y ait lieu d'invoquer les principes fondamentaux de chaque école, l'inexistence d'un double régime de protection des incapables, en dehors de l'école hanafite.

1283. — La « walâya » non hanafite comporte rarement la garde du mineur. Entre le moment où cesse la hadâna (sept ou neuf ans) et la puberté (à peu près quinze ans) celle-ci donnant tout au moins aux garçons le droit d'avoir un domicile séparé si, par ailleurs, ils témoignent d'une certaine maturité d'esprit (rusd), il existe, en droit hanafite, une longue période de temps où l'enfant est « remis » (damm) à celui de ses parents investi de la tutelle sur la personne et par conséquent de la garde. Il n'en est pas de même dans les autres écoles sunnites ; dans celles-ci, cette période intermédiaire n'existe pas (malékite) ou alors, elle n'a pas les mêmes caractères juridiques que dans le fiqh hanafite. On sait qu'en droit malékite 1 1 la hadâna, stricto sensu, ne cesse pour les garçons qu'à la puberté et pour les filles avec la consommation de leur mariage, en sorte que le garçon à la puberté, s'il veut ne plus vivre chez sa mère, a d'emblée le droit de se choisir un domicile séparé, mais qu'en revanche la fille doit demeurer chez sa mère tant qu'elle n'a pas été mariée, et ce jusqu'à un âge relativement avancé. L a période intermédiaire du fiqh hanafite n'existe donc pas ; ne se pose pas, en conséquence, la question, si importante en droit hanafite, de savoir à quel walî l'enfant doit être confiée {damm) a p r è s la hadâna. 9. Istituzioni, I , 2 9 5 . 10. Études de droit musulman algérien,

p. 131-220. 11. Voir

supra,

n° 1272.

Alger, 1910, « L'Interdiction »,

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MINEURS

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En droit chaféite et en droit hanbalite, les garçons ont, à l'âge de sept ans, la faculté d'opter entre aller résider chez leur père ou continuer à demeurer chez leur mère. Quel que soit leur choix, le régime qui leur est appliqué — et ceci jusqu'à leur puberté — est celui de la hadâna qui n'est alors que le prolongement de la hadâna de la mère quand cette dernière a été choisie par l'enfant. Mais, et il importe de le préciser, quand l'enfant a préféré son père, c'est en qualité de hâdin 12 qu'il assurera sa garde. En tout état de cause, cette hadâna prolongée prendra fin à la puberté du garçon ; à ce moment, « il peut s'installer où bon lui semble », encore que les auteurs chaféites et hanbalites 13 lui « conseillent », comme mustahabb (louable), de ne pas quitter ses parents. En ce qui concerne les filles, on sait déjà 14 que le droit chaféite, passant les limites du plus audacieux libéralisme, les traite de la même façon que les garçons; elles ont donc la faculté de choisir à sept ou huit ans, entre leur père ou leur mère, et cette école leur permet à la puberté — ce qui est tout à fait insolite — de se rendre « indépendantes » de leurs parents, encore qu'une pareille conduite soit jugée — mais sur le plan moral seulement — tout à fait répréhensible (màkruh). Le droit hanbalite 15 s'écarte, à l'égard des filles seulement, du fiqh chaféite. Il ne leur accorde ni option à sept ou huit ans, ni possibilité — encore que réputée infamante — de se séparer de leurs parents au moment de la puberté. Elles sont, à sept ans, confiées à leur père et elles demeurent sous la garde de ce dernier, même après la puberté, si elles ne sont pas mariées bien entendu. Il n'empêche que cette faculté d'option accordée par les Chaféites aux garçons et aux filles, et par les Hanbalites aux seuls garçons, donne à la notion de garde, telle qu'elle est pratiquée entre sept ans et la puberté, des caractères tout autres que ceux que l'on reconnaît à la garde exercée par le tuteur à la personne en droit hanafite. Dans cette école, la garde est un droit exclusif des 'asab. C'est un attribut de la walâya 'ala l-nafs. Chez les Chaféites et les Hanbalites (pour ceux-ci, en ce qui concerne les garçons seulement), il s'agit d'une variante de la hadâna, puisque le choix de l'impubère, s'il peut, il est vrai, se porter sur un 'âsib, peut aussi bien se porter sur une femme, et c'est alors à une femme que sera confiée la garde ; ce qui ne se conçoit pas dans un système de walâya proprement dite sur la personne. Le passage suivant d'Ibn Qudâma 16 est révélateur de cette conception de la garde qui est, il faut bien le reconnaître, irréductible à la notion hana12. 13. 14. 15. 16.

Titulaire de la hadâna. Sîrâzî, Muhaddab, II, 169 ; Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 614. Voir supra, n° 1274 e t I2 75Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 614. Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 616.

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

fite de tutelle sur la personne : « Si le père est décédé, absent, ou incapable d'exercer la hadâna 17 et que se présentent d'autres 'asabât que lui, tels que le frère (du père) l'oncle, ou son fils, ils viendront à la place du père et le garçon choisira entre eux et sa mère... de même si c'est la mère qui est décédée ou incapable d'être titulaire de la hadâna, on remettra l'enfant à sa grand-mère, et l'enfant choisira entre elle et son père ou un autre 'âsib qui vient à sa place. Ainsi, dans tous les cas, le 'âsib qui a été choisi exercera un pouvoir de même nature que celui qu'aurait exercé la femme, si elle avait été préférée, et qui ne saurait jamais être une véritable walâya, en principe réservée aux seuls hommes 18 .

1284. — Titulaire du droit de « jabr » et tuteur aux biens. On s'est employé à rechercher dans la doctrine des écoles qui ne connaissent pas la distinction de la tutelle aux biens et de la tutelle sur la personne, quelle pouvait être la personne dont les fonctions se rapprochaient le plus de celles qui sont dévolues en droit hanafite au tuteur à la personne. Il semble bien que ce soit le titulaire du droit de jabr, celui qui a le pouvoir de marier sans leur consentement les mineurs des deux sexes, et même la fille majeure, encore vierge. « Cette walâya (walâya 'ala l-nafs) se confond avec le droit de djabr. »19 Il est facile de constater qu'il s'agit, en l'occurrence, à peu près des mêmes personnes qui exercent le droit de jabr, auxquelles est confiée la tutelle sur les biens 20. Ainsi, chez les Malékites et les Hanbalites, la walâya quant aux biens est confiée au père, puis à son wasî, puis au juge ; le droit de jabr revient au père et à son wasî, à la condition que cette mission lui soit confiée expressément dans le testament. Les Chaféites et les Imâmites 21 ajoutent le grand-père, non seulement à la liste des tuteurs contraignants, mais aussi à celle des tuteurs aux biens, avec cette particularité pour le droit imâmite que le grand-père n'est pas investi de la tutelle à défaut du père et à sa place, mais que père et grand-père paternels sont tuteurs conjointement.

17. A noter que l'auteur s'abstient d'écrire walâya. 18. Cette explication — fondée sur le fait que dans les trois écoles sunnites (en dehors de l'école hanafite), la hadâna se prolongeant jusqu'à la puberté rend pour ainsi dire inutile l'organisation d'une tutelle sur la personne — ne rend pas compte de l'inexistence d'une double tutelle, en droit imâmite, où le temps de la hadâna proprement dite est cependant très court ; puis, le mineur est confié au tuteur quant aux biens. Voir pour le droit imâmite, Hossein Safaï, La protection des incapables, p. 99, et 119, note 3. 19. Bousquet, Précis, I, 164. 20. Voir supra, n° 633, les titulaires du droit de jabr. zi. Pour les Imâmites, voir Mugniyya, Le fiqh d'après les cinq écoles, p. 38.

LA TUTELLE

DES

MINEURS

Cette confusion a beaucoup contribué à estomper, dans le fiqh non hanafite, la distinction entre tutelle sur la personne et tutelle sur les biens. Celle-ci aurait pu cependant s'imposer, du fait qu'il existe dans le système de toutes les écoles une double majorité. En pratique, le tuteur aux biens y sera chargé du gouvernement de la personne de l'impubère. Quand il s'agit du cadi — ce qui laisse supposer que le mineur n'a plus de père et que celui-ci n'a pas désigné de zvasî — , le cadi tuteur désignera un muqaddam qui veillera à l'instruction du mineur et à son éducation. Il pourrait nommer un deuxième muqaddam à qui serait confiée la seule gestion des biens du mineur 22. Dans les pages qui suivent, il sera traité de la tutelle sur la personne, dans le cadre du droit hanafite seulement, avec, à l'occasion, un renvoi au système des autres écoles, pour expliquer comment ces écoles suppléent à l'absence d'un tuteur à la personne, ès qualité, c'est-à-dire qui ne soit pas, en même temps, le ou la titulaire de la hadâna. Les auteurs français, dans leurs travaux sur le droit malékite, paraissent assez embarrassés par le silence des docteurs malékites sur la question. Les uns 23 s'inspirant de Morand, tentent d'introduire en droit malékite la distinction des deux tutelles ; les autres, adoptant le même point de vue que Santillana, nient carrément cette dualité 24 .

22. Voir L. Milliot, Introduction au droit musulman, p. 431, pour ce qui est du droit malékite. 23. Voir, par exemple, A. Colomer, « La réforme du régime des tutelles... en droit musulman algérien », Revue Algérienne, 1959, n° 5 et 6, p. 26. « La protection de la personne du mineur n'est pas assurée sur les mêmes bases que la protection de ses biens. Le tuteur n'a pas ès qualité le gouvernement de la personne de son pupille, la tutelle proprement dite ne concerne que la fortune. » 24. J. Roussier, « Le mariage du mineur de statut musulman », Revue Algérienne, n° 3, 1959, note 45.

Section I LA « W A L Â Y A » SUR LA EN DROIT

PERSONNE

HANAFITE

1285. — A qui est dévolue la tutelle sur la personne des mineurs ? En droit hanafite la tutelle sur la personne est d'abord dévolue au père, à défaut de père à l'aïeul dans la ligne paternelle, puis, dans l'ordre où ils viendraient à la succession de l'enfant, le plus proche excluant ceux qui le suivent dans la hiérarchie des 'asaba, le frère germain, le frère consanguin, le neveu germain, le neveu consanguin, l'oncle germain et, enfin, les cousins germains et consanguins. En somme, en droit hanafite, les tuteurs sur la personne d'un mineur, ce sont les 'asabât, les parents mâles par les mâles 1 . Cette énumération appelle cependant quelques observations qui constitueront autant de mises au point. 1. Il va de soi qu'elle ne pouvait comprendre les descendants 'asaba, fils et petit-fils du mineur, bien que ceux-ci soient cependant placés tout en haut de l'échelle des 'asaba. Mais fils et petits-fils retrouvent leur priorité, dès lors que l'incapable est majeur. C'est ainsi que, s'agissant de marier une folle qui a tout à la fois son père et un fils pubère, c'est le fils qui sera tuteur matrimonial et par conséquent contraignant, et non pas le père, comme l'aurait voulu Saybânî 2 , et comme la coutume l'a du reste imposé. 2. L e cadi n'y figure pas non plus, mais il est admis qu'il dispose d'un pouvoir général de tutelle et qu'à défaut de parents, c'est lui, ou plus généralement la personne qu'il désigne, qui exercera soit la tutelle sur la personne, soit la tutelle sur les biens, soit les deux tutelles à la fois. 3. L e père et le grand-père cumulent les qualités de tuteur à la personne et aux biens. T o u s les autres 'asaba ne peuvent être que tuteurs à la personne. 4. En revanche, le tuteur testamentaire (le wasî) désigné soit par le père, soit par le grand-père, pour gérer le patrimoine du mineur, 1. Kâsânî, Badâ'ï, II, 240 ; Qadrî pacha, Code du Statut personnel et des Successions, art. 434 et 345. 2. Kâsânî, Badâ'i', II, 250. Voir aussi Fat h al-Qadîr, II, 407, Le Caire, 1356 H. ; Qadrî pacha, Code, art. 35.

LA TUTELLE

SUR LA PERSONNE

DU

MINEUR

185

ne peut jamais, en cette qualité, intervenir dans le g o u v e r n e m e n t de la personne de ce dernier, c o n f o r m é m e n t à la doctrine qui a prévalu dans l'école. 5. E n se reportant à la liste de ceux qui ont la faculté de marier le mineur 3 , on constatera qu'elle est plus longue que la liste des titulaires de la walâya sur la personne, puisqu'elle est susceptible de c o m prendre des femmes. Or, le droit de marier est u n attribut de la walâya. Il y a là une certaine inconséquence que l ' o n aurait évitée si la thèse des d e u x disciples limitant ce droit aux seuls 'asaba s'était imposée, mais c'est l'enseignement d u grand I m â m A b û Hanîfa qui a été suivi sur ce point par la pratique 4, et qui confère m ê m e aux f e m m e s , en cas de besoin, le pouvoir de marier le mineur. 6. Q u a n d le mineur est une fille, elle ne doit pas être confiée à u n parent 'âsib, qui n'est pas, par rapport à elle, à u n degré de parenté où le mariage est prohibé. C ' e s t le cas du cousin germain ; en l'occurrence, le j u g e décidera souverainement s'il y a lieu de lui confier sa cousine, ou s'il n'est pas préférable de la remettre à la garde d ' u n e f e m m e de confiance 5 .

1286. — Conditions que doit remplir le tuteur. I n d é p e n d a m m e n t de la qualité de 'âsib, il lui faut être pleinement capable, autrement dit pubère, sain d'esprit et de condition libre. D e surcroît, on exige, unanimement, qu'il professe l'islamisme quand le mineur est musulman. Il serait plus exact de dire que le mineur et son tuteur doivent avoir la m ê m e religion, car u n père m u s u l m a n ne pourrait pas non plus être walî de son fils non m u s u l m a n 8. Pure hypothèse d'école, certes, mais qui donne sa véritable signification à la règle à laquelle certains auteurs, toujours préoccupés de rattacher le droit à u n texte coranique, donnent c o m m e f o n d e m e n t la fin du verset 141 de la quatrième sourate : « D i e u ne donnera pas aux infidèles le pouvoir sur les croyants. » N ' e s t - i l pas plus simple de rappeler que la walayâ est liée à la vocation successorale et qu'il n ' y a pas de succession possible, ni dans u n sens ni dans l'autre, entre infidèles et musulmans ?

1287. — Faut-il exiger 1'« honorabilité » chez le tuteur? « Honorabilité » traduit, très imparfaitement, l'expression arabe de 'adâla. C e terme s'applique à l'individu dont la conduite est, sinon exemplaire, du moins à l'abri des reproches que l ' o n adresse à c e u x qui ne respectent pas les règles de l'éthique musulmane. La question ainsi posée peut sembler insolite. C e l a revient à se demander 3. 4. 5. 6.

Voir supra, n° 634. Ibn al-Humâm, Fatfy al-Qadîr, II, 413. 'Ibn 'Âbidîn, Radd al-Mufitâr, II, 696. Kâsânî, Badâ'i', II, 239.

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

s'il est légitime de confier u n enfant à un homme — parfois un parent éloigné — qui serait dépravé, abusant par exemple des boissons alcooliques, quand cet homme est précisément chargé non seulement de recueillir chez lui le mineur, mais d'assurer son éducation et sa formation morale. Cependant, les textes hanafites ne semblent pas faire de la 'adâla une condition d'octroi de la walâya sur la personne. K â s â n î 7 après avoir indiqué que l'apostat est privé de ce droit, non pas précisément en raison de l'infamie de son acte, mais parce qu'il n'a pas de vocation à la succession du mineur, ajoute 8 : « L e fâsiq, qui dispose de la walâya sur sa personne, a le pouvoir comme le iadl » d'exercer la walâya sur les autres. Ibn ' A b i d î n 9 semble faire une distinction entre, d'une part, le père et le grand-père, auxquels la walâya est dévolue en tout état de cause, et les autres 'asaba dont on exigerait qu'ils aient une conduite irréprochable. T o u j o u r s est-il que le principe, en vertu duquel le tuteur à la personne serait déchu de son droit s'il était fâsiq (débauché), safîh, (prodigue) ou gayr amîn (non sûr), ne se trouve formulé, dans les textes qui font autorité, que tout à fait exceptionnellement 1 0 , et d'une façon pour le moins équivoque, en ce sens qu'à chaque fois il est permis de se demander si cette déchéance ne vise pas le père et le grandpère, mais en leur seule qualité de tuteurs aux biens ; ils ne perdraient alors la tutelle sur la personne que par ricochet, si l'on peut dire. Car ce n'est pas une des moindres inconséquences de la loi hanafite des tutelles que d'avoir omis de préciser les qualités que doit remplir le tuteur à la personne, tandis qu'elle multiplie ses exigences à l'égard du tuteur aux biens Et c'est justement par un raisonnement qui n'est pas sans rappeler le qiyâs classique, que les auteurs contemporains, en extrapolant au tuteur à la personne les dispositions du fiqh propres au tuteur sur les biens, en ont conclu que le tuteur à la personne devait être honorable, sous peine d'être déchu de la walâya, ou tout au moins de son droit de garde 12 . Il n'est pas logique, disentils, que tant de garanties soient demandées au tuteur aux biens 13 , dont la mission n'est que de veiller sur des choses matérielles, et

7. Badâ'ï, II, 239. 8. Il s'agit très exactement du droit de marier le mineur, mais c'est justement un des attributs essentiels de la walâya sur la personne. 9. Radd al-Mulitâr, II, 696-697. 10. Exemples de ces déclarations équivoques dans ahkâm as-sugât en marge du Jâmi' al-fusûlayn de Simâwna, Le Caire, 1300 H., I, 201 ; Fath al-Qadîr, L e Caire, 1356 H., III, 316. 11. Voir infra, la walâya sur les biens du mineur. 12. Consulter, par exemple, Abû Zahra, Le mariage (en arabe), p. 462 ; Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 442. 13. Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 440-446, a groupé dans son livre quelques décisions jurisprudentielles, malheureusement toutes déjà anciennes, c'est-à-dire antérieures à la suppression des juridictions du statut personnel en Égypte.

LA TUTELLE SUR LA PERSONNE DU MINEUR

187

qu'aucune condition de probité ou d'honorabilité ne soit exigée de celui dont vont dépendre l'éducation et la vie morale du mineur qu'il a sous sa garde. L e s tribunaux égyptiens s'étaient divisés sur la question. Les uns, les moins nombreux, s'en tenant à la lettre des ouvrages hanafites, n'exigeaient aucune condition de moralité chez le tuteur à la personne, les autres, adoptant les conclusions de la doctrine contemporaine, lui étendaient les dispositions de la loi relatives au tuteur sur les biens. L e Code syrien du Statut personnel de 1953 (art. 146, 2 e alin.) s'est rangé à cette opinion : « S'il est établi que le walî, serait-il le père, n'est pas digne de confiance en ce qui concerne la tutelle du mineur des deux sexes, ce dernier est remis au tuteur suivant. »

1288. — Les attributs de la tutelle sur la personne. Il appartient d'abord au tuteur d'accueillir chez lui le mineur et d'en assurer la garde quand celui-ci a dépassé l'âge de la hadâna, en principe sept ans, pour les garçons, et neuf ans pour les filles. Mais on a vu que les législations contemporaines, tout au moins la plupart d'entre elles, autorisaient le juge à prolonger de deux années cette période, à l'instar de ce qu'avait décidé en 1920 le législateur égyptien 14 . C'est alors que le tuteur pourra veiller directement à l'éducation et à la protection (siyâna) du mineur, ainsi qu'à sa formation intellectuelle ou professionnelle, qu'il ne contrôlait qu'indirectement tant que ce mineur était encore sous la garde de la personne titulaire de la hadâna. A ce propos, on est surpris de constater que le Code syrien du Statut personnel de 1953, en énumérant les attributs de la walâya sur la personne, omet de mentionner ce droit de garde, sans lequel on ne voit pas très bien comment le tuteur pourrait exercer son pouvoir d'éducation et de formation professionnelle, assurer les soins médicaux et veiller « à toutes les autres questions relatives à la protection de la personne du mineur» (art. 170, 3 e alin.). A u x temps passés, le tuteur avait, seul, le droit de marier le mineur, sans son consentement bien sûr, et ce depuis sa naissance, sans que la titulaire de la hadâna puisse s'y opposer. Il convient enfin de signaler que ce n'est pas toujours le tuteur qui assurera l'entretien de l'enfant, cette charge pouvant incomber à un autre parent plus proche du mineur, mais empêché d'être walî, et sur lequel, néanmoins, la loi fait peser la pension alimentaire (nafaqa) du mineur. Il en est ainsi dans le cas d'un orphelin qui a des sœurs germaines, consanguines ou utérines et un oncle ; l'oncle sera tuteur et par conséquent « gardien » de son neveu auquel les sœurs devront verser une pension alimentaire, si elles en ont les moyens.

14. V o i r supra,

n° 1273.

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

1289. — A qui revient la garde du mineur atteint de folie ou de faiblesse mentale? Il importe, avant de donner une réponse à cette question, de distinguer deux situations : 1. Le mineur, quel que soit son sexe, donne des signes de folie ou de faiblesse d'esprit, alors qu'il est encore sous la garde de sa mère, ou d'une autre titulaire de la hadâna. Les auteurs hanafites sont divisés sur ce point. Pour les uns, le régime de la hadâna doit se continuer, car les raisons d'aptitude à se passer du concours d'une femme qui ont fait fixer à sept ou neuf ans la fin de la hadâna, ne se retrouvent pas en général quand l'enfant est idiot ; la titulaire de la hadâna est la mieux placée pour assurer la garde d'un enfant déficient. Les autres estiment que l'enfant doit être remis à son walî 15 . Ii semble que ce soit la première opinion qui prévale dans la pratique judiciaire. 2. Mais si l'enfant se révèle aliéné ou déficient mental, entre Je moment où a pris fin la hadâna et la puberté, c'est-à-dire à une époque où il était sous la garde de son walî, c'est ce walî qui continuera à exercer la tutelle ; l'enfant ne retournera pas chez sa mère ou toute autre titulaire de la hadâna, tout au moins si le walî est le père ou le grand-père. S'il s'agit d'un autre 'âsib, le juge devra statuer et choisir entre maintenir l'enfant sous la garde de ce walî ou le confier à sa mère ou à une autre parente, s'il estime, en raison de l'état dans lequel se trouve l'enfant, que les soins d'une femme lui sont nécessaires i e .

1290. — La fin de la tutelle sur la personne.

La tutelle sur la personne prend fin en principe 17 avec la puberté, al-bulûg. En ce qui concerne les garçons, la règle ne souffre guère d'exceptions, abstraction faite du cas où le pubère n'est pas sain d'esprit. Pour ce qui est des filles, en revanche, si la puberté est une étape importante dans leur vie juridique, elle ne les libère que rarement de la garde de leur tuteur (sauf en droit chaféite). La puberté (al-bulûg) est avant tout en état du fait qui se manifeste par des signes extérieurs. Au dire des juristes, un de ces signes est commun aux deux sexes, c'est la survenance de pollutions nocturnes (ihtilâm). Deux autres sont propres au jeune homme : le fait de rendre une femme enceinte, ou simplement l'émission de semence pendant les rapports sexuels ; et deux manifestations de puberté sont spéciales à la femme, l'arrivée des menstruations et la grossesse 1 8 . 15. Les deux thèses sent exposées dans Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, II, 697. 16. Zayla'î, Tabyîn, III, 50. 17. En principe, car comme il sera dit plus loin, il est rare, en droit hanafite, comme dans les autres écoles, que la garde des filles cesse à cet âge. 18. Consulter Margînânî, Hidâya, III, 207 ; Qudûrî, Muhtasar (trad. Bousquet et Bercher), p. 200-201 ; Kâsânî, Badâ'i', VII, 172.

LA TUTELLE SUR LA PERSONNE

DU

MINEUR

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La plupart des docteurs non hanafites 19 tiennent l'apparition de poils sur le pubis pour une manifestation de puberté, aussi bien chez le garçon que chez la fille : cette façon de voir, qui fut celle d'Abû Yûsuf chez les Hanafites, n'a pas prévalu dans cette dernière école. Les poils sur le pubis n'ont pas plus de signification que sur le restant du corps, faisait-on dire à Abû llanîfa.

1291. — A partir de quel moment peut être présumée la puberté? Pour les juristes anciens, la puberté est, avant tout, une question d'ordre strictement physiologique, encore que tous, si l'on excepte le fondateur de l'école zahirite 20, aient fixé un âge maximal, à partir duquel celle-ci est présumée survenir, présomption irréfragable qui ne souffre donc pas la preuve du contraire. Avant de rechercher l'âge de la puberté (sinn al-bulûg), tel qu'il a été fixé dans les différentes écoles, il n'est pas inutile de souligner l'importance attachée par les auteurs classiques à la moins probante de toutes les manifestations de puberté qui ont été énumérées plus haut, à savoir Yihtilâm.. Qu'un mineur, garçon ou fille, prétende être pubère parce qu'il aurait constaté, ou cru constater, un petit écoulement nocturne auquel il donne péremptoirement une origine génitale, cela ne manque pas de laisser sceptique sur le sérieux de la méthode, surtout en ce qui concerne la fille. D'autant plus que la loi n'impose pas au mineur l'obligation, du reste le plus souvent impossible, de faire constater le fait par un témoin digne de foi. Comment expliquer l'importance de ce petit incident de jeunesse dans la preuve de la puberté ? Elle tient au fait que Yihtilâm est expressément mentionné dans un des hadith-s qui jouissent auprès des musulmans d'un très grand crédit. Le Prophète aurait dit, en effet : « Ne tenez pas compte des paroles (engagements) de trois personnes : du fou qui a perdu la raison, jusqu'à ce qu'il guérisse, du dormeur, jusqu'à ce qu'il se réveille, et du mineur, jusqu'à ce qu'il ait des pollutions. » 2 1

1292. — Tempéraments à la règle. A la règle précédente, qui veut que le mineur soit cru sur parole s'il affirme l'existence chez lui d'ihtilâm et, par conséquent, de signes 19. Ibn Qudâma, Mugnî, 460 ; Hirsî, Commentaire de Halîl, Le Caire, 1316 H., IV, 201 ; la règle est moins nette en droit chaféite ; consulter Sîrâzî, Muhaddab, I, 330-331. 20. Qui n'a pas été suivi sur ce point par son disciple Ibn Hazm ; celui-ci admettait, en effet, qu'à défaut de manifestations physiques la puberté était présumée à dix-sept ans, pour les deux sexes. 21. Le hadith est mentionné dans tous les ouvrages de fiqh un tant soit peu développés. Il a été recueilli par Abû Dâwud dans son Sunan, IV, n° 4401 (éd. Mustafâ Muhammad).

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

de puberté, les juristes ont bien été obligés d'apporter quelques restrictions afin que l'on n'aboutisse pas à des situations aussi grotesques que celles où de très jeunes enfants seraient tenus pour pubères sur leur simple affirmation. Voici comment al-Margînânî 2 2 expose les éléments d'une solution : « Si l'on a des doutes sur la puberté de Y adolescent ou de Y adolescente (murâhiq, murâhiqa) et qu'ils affirment être pubères, leur déclaration fera foi, et ils seront traités juridiquement en pubères, car il s'agit d'une question sur laquelle on ne peut être instruit que par leur déclaration... S'ils l'affirment (Yihtilâm) et que leur apparence (physique) ne dément pas leur affirmation, on accepte celle-ci. » Ainsi, les juristes hanafites posent deux conditions à la crédibilité d'une affirmation de puberté qui ne résulte pas de signes certains telle la grossesse ; la première est que cette affirmation se place à un moment proche de la puberté —c'est-à-dire à l'adolescence murâhaqa ; la deuxième est qu'elle ne soit pas contredite par l'apparence physique du mineur. i. Il faut d'abord qu'il s'agisse d'un adolescent (murâhiq) ou d'une adolescente {murâhiqa). Ne peuvent prétendre à cette qualité que les garçons à partir de douze ans révolus, et les filles, à partir de neuf ans 23. Cette condition, à elle seule, est de nature à réduire considérablement les risques de voir de très jeunes enfants prétendre à une puberté imaginaire, sous prétexte d'ihtilâm. a. En sus, la prétention des mineurs à une prétendue puberté ne sera pas recevable si, bien qu'ayant atteint l'époque de l'adolescence, leur apparence physique contredisait leur affirmation. Les auteurs 24 , commentant le passage ci-dessus cité de la Hidâya, insistent surtout sur la débilité physique, le retard dans le développement du corps, mais la petite incidente du texte de Margînânî devrait recevoir l'interprétation la plus large. Il existe en effet, en dehors de la débilité, un ensemble d'indices difficiles à préciser, mais qui ne trompent pas un œil averti. Pour celui qui les décèle, la non-puberté de l'enfant ne fait pas de doute.

1293. — L'âge de la puberté en l'absence de signes physiologiques. Ici, on aborde le problème inverse du précédent : les signes physiologiques de la puberté tardent à se manifester, le mineur qui a largement dépassé l'adolescence n'en invoque aucun ; or, on ne peut attendre indéfiniment leur apparition. Il ne faut pas oublier, en effet, que la majorité personnelle est liée à la puberté, et que celle-ci, à son 22. Hidâya, III, 208. Phrase, identique mot pour mot, dans Qudûrî, Muhtasar (trad. Bousquet et Bercher), p. 200 et 201. 23. Zayla'î, Tabyîn, V, 203 ; art. 494, Code du statut personnel de Qadrî pacha. 24. 'Umar 'Abd Allâh, Statut personnel (en arabe), p. 527.

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tour, conditionne la maturité d'esprit, rusd, qui marque la majorité patrimoniale. L ' u n e et l'autre ne peuvent être reculées trop longtemps dans la vie d'une personne. Aussi, les fuqahâ' de toutes les écoles ont-ils dû se résoudre, malgré leur attachement au principe que la puberté est un fait physiologique qui n'apparaît qu'à des dates variables suivant les individus, à établir une date fixe à partir de laquelle le mineur est présumée pubère, quand aucun des signes physiologiques de la puberté n'est encore apparu ; c'est ce qu'ils appellent l'âge de la puberté, sinn al-bulûg. D a n s la seule école hanafite, le choix d'un tel âge a été longtemps une source de controverses entre les juristes, ainsi que l'écrit le grand a l - K â s â n î 2 5 . D'après A b û Hanîfa, le garçon serait pubère à dix-huit ans, et la fille à dix-sept ans, mais selon les deux disciples ( A b û Y û s u f et Saybânî) — et c'est leur opinion qui a prévalu dans l'école — c'est au m ê m e âge, à savoir quinze ans, que garçons et filles sont tenus pour pubères 26 .

1294. — Les conséquences de la puberté. Qu'elle résulte des manifestations physiologiques énumérées plus haut ou, à leur défaut, de l'arrivée du mineur à l'âge de quinze ans (dix-huit ans chez les Malékites) la puberté met fin à la tutelle sur la personne, à la condition — et la réserve est capitale — que le mineur soit sain d'esprit ('âqil), car autrement, s'il était fou ou diminué mental, la tutelle, sous une forme ou sous une autre, se continuerait avec toutes les incapacités attachées à la situation d'impubère. Q u e représente cette majorité relative à la personne ? 1. Elle constitue d'abord une étape indispensable vers le moment où ayant acquis sa pleine maturité d'esprit (rusd) le mineur atteint la majorité patrimoniale, devient rasîd, et peut disposer librement de ses biens. Entre la puberté et le rusd, il demeure soumis au pouvoir de son tuteur aux biens et ne peut conclure aucun contrat susceptible d'entraîner une diminution de son patrimoine, ni disposer de ses biens de quelque façon que ce soit. 2. E n revanche, toutes les incapacités d'ordre personnel disparaissent. L e pubère des deux sexes (en droit hanafite) ne peut plus être contraint au mariage; il acquiert, si c'est un homme, le droit de répudier la femme à laquelle on l'aurait marié durant sa minorité.

25. Badâ'ï, VII, 172. 26. C'est le même âge (quinze ans) qui est adopté dans la plupart des écoles, à l'exception des Malékites ; d'après ceux-ci, Malek aurait enseigné que le mineur atteint la puberté à l'âge où ses semblables (même classe sociale, même pays) sont pubères. Devant les difficultés d'une pareille estimation, les juristes malékites ont, en majorité, adopté l'âge de dixhuit ans pour les deux sexes (Hattâb, Commentaire de Halîl, V, 59).

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3. Désormais, il est tenu à l'accomplissement de ses devoirs religieux et au respect de toutes les prescriptions relatives au culte, prévues au livre des 'ibadât, dans les ouvrages de fiqh. 4. La responsabilité pénale naît également avec la puberté, quand celle-ci est assortie de la raison 'aql, bien entendu.

1295. — Puberté et droit de garde du « walî ». Puisque le droit de garde du walî constitue un des principaux attributs de la tutelle sur la personne, on serait tenté de croire que ce droit disparaît en même temps que la tutelle, c'est-à-dire à la puberté réelle ou présumée, du mineur, quand celui-ci est en même temps sain d'esprit, 'âqil27 ; mais, à vrai dire, cette déduction trop logique ne correspond pas du tout à la doctrine hanafite en ce qui concerne les filles et ne peut être acceptée, à l'égard des garçons, qu'en l'assortissant d'une série de réserves qui en restreignent singulièrement la portée. 1. Il n'est pas vrai du tout que les filles soient libres d'établir où bon leur semble leur domicile, dès l'instant où elles sont pubères. Dans l'école hanafite, qui, au demeurant, ne se sépare guère des autres écoles sur ce point 28 , c'est le mariage, beaucoup plus que la puberté, qui marque le moment de leur émancipation. La fille vierge (bikr), quant à elle, demeure sous la garde de son walî, jusqu'à ce que les années en aient fait une vieille fille, « qu'elle soit avancée en âge » ; le Code syrien du Statut personnel (art. 1 5 1 ) précise: « Qu'elle ait atteint l'âge de quarante ans. » Et alors même qu'elle serait « âgée », les docteurs hanafites 29 ne lui octroient la complète liberté de ses mouvements, que si elle peut être tenue pour ma'mûna, c'est-à-dire que si, par son passé et son comportement, elle offre toutes les garanties de bonne conduite. Quant à la tayyib, celle qui n'est plus vierge, le plus souvent parce qu'elle a déjà été mariée, on pourrait penser que son mariage et 1'« expérience des hommes » qu'elle a ainsi acquise devraient la libérer ipso facto du contrôle de son tuteur. Il n'en est rien ; elle aussi ne pourra avoir un domicile séparé que si elle passe pour ma'mûna et qu'elle soit « apte à diriger sa propre personne » (art. 499 Code de Qadrî). 2. C'est à peine si le garçon pubère est traité avec moins de sévérité. La comparaison des trois textes qui figurent dans l'édition habituelle de 'Ibn 'Âbidîn est révélatrice de la tendance du juriste hanafite à reculer le moment où le garçon, déjà pubère, a le droit 27. Par exemple, l'article 496 du Code du Statut personnel de Qadrî pacha : « L'âge de puberté pour l'enfant de l'un ou l'autre sexe fait cesser la tutelle. L'un et l'autre peuvent à cet âge disposer de leur personne. » 28. Sous réserve de ce qui sera dit infra de la doctrine chaféite. 29. Kâsânî, Badâ'i', IV, 43 ; Zayla'î, Tabyîn, III, 49.

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d'avoir un domicile séparé, chaque commentaire ajoutant de nouvelles conditions à celles précédemment prévues 3 0 . L e Tanwîr al-Absâr dit textuellement : « Quand le garçon (pubère) est sain d'esprit ('âqil) et en état de diriger sa personne, il n'est pas loisible au père de le garder contre son gré chez lui. » Haskafî, l'auteur du deuxième texte, ajoute : « à moins qu'on ne puisse avoir en lui pleine confiance » (ma'mûn 'alayhu). Enfin, Ibn 'Abidîn commente ces deux textes et ajoute aux conditions précédentes, en adoptant le point de vue le plus restrictif, celui de Z a y l a ' î 3 1 : « Quand le garçon a atteint la puberté, qu'il est rasîd (c'est-à-dire apte à diriger ses affaires patrimoniales), il a le droit d'avoir un domicile séparé, à moins qu'il ne soit mufsid (de mauvaise conduite) et que l'on ait des craintes à son sujet. » Ainsi donc, en droit hanafite, la simple puberté, alors même que le garçon pubère serait sain d'esprit, ne suffit pas à soustraire ce dernier à la garde de son zvalî ; il lui faudra présenter les qualités de maturité d'esprit et de prudence morale, qui constituent le rusd, et qui correspondent, grosso modo, à la majorité patrimoniale.

1296. — Puberté et droit de garde en dehors de l'école hanafite. Dans les autres écoles, la liaison entre la puberté et la fin du droit de garde semble plus réelle que dans l'école hanafite, tout au moins en ce qui concerne les garçons ; car, pour ce qui est des filles, elles doivent demeurer chez le parent qui exerce le droit de garde jusqu'à la consommation de leur mariage. Ainsi en est-il du droit malékite et du droit hanbalite 32. Quant aux garçons, la puberté les libère du droit de garde quand ils ne sont ni infirmes, ni aliénés, cela, d'après les docteurs malékites ; les Hanbalites exigent, en sus, que le garçon soit rasîd, donc apte à gérer son patrimoine, solution voisine de celle de l'école hanafite. Il importe de signaler la position insolite de l'école chaféite : 30. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, sur le Durr al-Muhtâr de Haskafî qui est un commentaire du Tanwîr al-absâr, II, 697. 31. Voir références à Zayla'î et à Kâsânî, à la note 29 ; ajouter Ibn al Humâm, FatJi al-Qadîr, III, 318. 32. Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 526 ; Ibn Qudâma, Mugnî, VII, 614. Le Code marocain du Statut personnel (art. 102) conserve la règle malékite en vertu de laquelle la garde de la fille ne cesse qu'avec la consommation de son mariage, mais dispose par ailleurs (art. 137, alin. 2) que « l'âge de la majorité légale est fixé à vingt et un ans ». Les deux dispositions ne sont pas contradictoires, comme on l'a prétendu. Ce n'est qu'à vingt et un ans que cesse la garde de la fille non encore mariée. Le projet algérien de Code de Statut personnel (art. 95) prévoit que « la garde d'un enfant de sexe féminin dure jusqu'à la consommation de son mariage ou jusqu'à l'âge de dix-huit ans ». L'art. 67 du Code du Statut personnel tunisien, modifié par la loi du 3 juin 1966, ne fixe aucune limite (!).

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si, en ce qui concerne les garçons, elle pose les mêmes conditions que l'école hanbalite, au droit pour ces derniers à avoir un domicile séparé (puberté et rusd), en revanche, elle reconnaît aux filles la même faculté, encore que celles-ci ne soient pas mariées et, de ce fait, à la merci des influences les plus malsaines ; les auteurs 33 se bornent à déclarer qu'une pareille conduite, quoique parfaitement « légale », est, sur le plan moral, makrûh, c'est-à-dire répréhensible. U n mot des Imâmites, pour signaler qu'une grande partie de leurs docteurs exigent aussi que le mineur soit doué de rusd, de la maturité d'esprit nécessaire à la gestion de ses biens, pour qu'il puisse être affranchi de la garde de son walî 34.

1297. — Le maintien de la distinction des deux tutelles en pays hanafite. Les premiers monuments législatifs en matière de statut personnel promulgués dans les pays hanafites : loi ottomane de 1917, loi jordanienne de 1951, ne comportant que la réglementation du mariage, de ses effets et de sa dissolution, ne traitaient pas, en conséquence, de la tutelle (walâya). Il faut attendre le Code syrien du Statut personnel de 1953, qui, lui, embrasse tout le statut personnel, au sens le plus large de l'expression, pour retrouver un ensemble de dispositions propres à la walâya sur la personne ; il s'agit des articles 170 et 171 qui, d'une part, énumèrent les personnes susceptibles d'exercer une telle walâya et, d'autre part, précisent le contenu de celle-ci. Auparavant, les articles 162 et 163 (quatrième alinéa) fixaient à dix-huit ans l'âge de la puberté et de la fin de la tutelle sur la personne. En Egypte, la distinction des deux tutelles était d'autant plus accusée que, jusqu'à la date de l'unification (en 1955) de toutes les juridictions, chacune des deux tutelles ressortissait à la compétence d'un ordre de juridiction différent. Les majlis hasbî furent longtemps seuls compétents pour tout ce qui touchait à la gestion du patrimoine des mineurs ; quant aux problèmes soulevés par la tutelle sur la personne, ils étaient de la compétence des tribunaux du statut personnel, sar'iyya pour les musulmans, et millî pour les non-musulmans. Aujourd'hui encore, deux décrets différents, bien que datés du même jour (30 juillet 1952) traitent, l'un de la tutelle sur la personne, l'autre de la tutelle sur les biens. L a tutelle sur la personne est devenue, dans la traduction officielle du premier de ces textes, « puissance paternelle ». Mais il ne faut pas se laisser abuser par cette expression malencontreuse. Il n'est que de consulter l'article 5 pour se rendre compte qu'il s'agit bien de la walâya sur la personne : « Lorsque la déchéance ou la suspension 33. Sîrâzî, Muhaddab, II, 169. 34. Ces auteurs sont cités par Hossein Safaï, La protection des incapables, p. 114, note 1.

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est prononcée, le tribunal remettra l'enfant à la personne à qui la puissance paternelle est dévolue suivant la loi. » Ce décret de 1952 a le mérite d'avoir comblé les lacunes du droit hanafite classique, en ce qui concerne la condition d'honorabilité qui doit se retrouver chez le tuteur. On a vu précédemment que les textes qui font autorité dans l'école étaient sur ce point très vagues, au point que certains tribunaux en avaient déduit qu'il n'était pas indispensable que le tuteur à la personne fût 'adl, à la différence du tuteur aux biens. L a loi égyptienne n° 118 de 1952 a, par ailleurs, multiplié les causes de déchéance, obligatoire ou facultative, de cette walâya. On sait que le juge égyptien se trouvait fort embarrassé quand il lui était demandé de préciser les frontières de la « probité », 'adâla, demandée au walî ; certains même contestaient la possibilité de priver le père de sa walâya, pour des motifs de moralité. La loi de 1952 35, si elle n'est pas strictement respectueuse des textes hanafites sur la question, édicté une série de mesures depuis longtemps attendues, et qui vont dans le sens d'une meilleure protection du mineur, ce qui est bien finalement l'objectif principal de tout système de tutelle. O n retrouve dans tous les pays hanafites, plus ou moins soulignée, mais toujours réelle, la distinction de la walâya 'alâ l-nafs et de la walâya 'alâ l-tnâl et quant aux personnes qui les exercent, et quant à leur durée, et quant au contenu de chacune d'elles 36 .

35. Consulter Y. Linant de Bellefonds, « Juris Classeur de Droit comparé », Égypte, n° 16 et s. 36. Voir pour l'Inde et le Pakistan, Asaf A. A. Fyzee, Outlines of Muhammadan Law, p. 18 et s.

Section

II

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1298. — Bibliographie. T o u s les ouvrages de fiqh, quelle que soit l'école considérée, comportent un chapitre sur l'interdiction, au sens large de l'expression, autrement dit le hajr, dans lequel la situation du mineur, en ce qui concerne la gestion de son patrimoine, est examinée en même temps que celle des autres incapables. Mais la consultation du chapitre sur le hajr, pour capitale qu'elle puisse être, ne suffit pas toujours. D e très nombreuses dispositions de la loi musulmane, relatives à l'incapacité du mineur, figurent parfois au titre de la vente, tenue, comme on le sait, pour le contrat type, à l'occasion duquel sont examinés les pouvoirs du tuteur patrimonial et l'étendue de l'incapacité du mineur en matière contractuelle 1 . Enfin, tout ce qui concerne le wasî ou tuteur testamentaire figure, bien entendu, aux chapitres consacrés au testament. C e second fractionnement de la question est en effet à peu près général, dans les ouvrages de fiqh de toutes les écoles. Il convient cependant de signaler, parmi les traités classiques, l'œuvre du Hanafite I b n Qâdi Simâwna, intitulé Jâmi' al-fusûlayn ( L e Caire, 1300 H.), où l'on retrouve une tentative de regrouper les problèmes relatifs à l'incapacité patrimoniale du mineur. E n marge a été imprimé le Kitâb Jâmi' ahkâm as-sugâr (le droit des mineurs), dans lequel tous les problèmes posés par le fiqh dans tous les domaines du droit sont examinés dans leur incidence à l'égard de l'impubère. L e s exposés des auteurs musulmans contemporains sur le sujet embrassent l'ensemble de la question. O n se contentera de citer A b û Zahra, al-ahwâl as-sahsiyya (2 e éd., L e Caire, 1958, p. 449-467) ; M a h m û d S a'ad ad-Dîn, La « walâya » sur les biens du mineur (thèse, L e Caire, 1941). Consulter, pour le droit hanafite : Syed A m e e r Alî, Mohammedan Law (5 e éd., Calcutta, 1928, p. 539-553) ; J. Schacht, An Introduction 1. Ainsi Kâsânî, dans son Badâ'i' V, 152 et s., immédiatement après avoir exprimé les conditions relatives à l'objet de la vente, traite des pouvoirs du tuteur, walî, et l'organisation de la tutelle sur les biens ; l'interdiction (fyajr) dans son ensemble, n'étant étudiée que dans le tome VII, p. 169 et s. Même disposition dans le Mugnî d'Ibn Qudâma (hanbalite), les pouvoirs des walî-s et wasî-s sont étudiés après la vente, IV, 239-245.

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to Islamic Law (1964, p. 124-126) ; E. T y a n , dans Studia Islamica (XXI, p. 145 et s.). Pour le droit malékite : M. Morand, Études de droit musulman algérien (1910, p. 131 et s.) ; G. H. Bousquet, Précis de droit musulman (3 e éd., I, n° 102 à 108) et, surtout, D. Santillana, Istituzioni di diritto malechita (I, p. 293 et s.). Des quelques thèses soutenues à Paris sur ce sujet, Peirrimond (1903), El-Jundi (1935), on retiendra surtout la dernière en date : H. Safaï ; La protection des incapables (1965), qui fait une large place au droit imâmite et à la législation iranienne qui s'en est inspirée.

1299. — Caractères généraux de l'institution. Avant d'étudier par le détail les structures et le fonctionnement de la tutelle sur les biens, telle que les différentes écoles l'ont organisée, il n'est pas inutile d'en dessiner les grandes lignes pour une vue d'ensemble qui mette en relief ses traits originaux. A u premier abord, le système paraît très simple et marqué d'une grande unité. C'est le père walî qui gère les biens de son enfant et, à son défaut, le grand-père (cela, dans deux écoles sunnites seulement sur quatre) puis le wasî, ou tuteur testamentaire, désigné par le père (éventuellement par le grand-père walî) ; en fin de compte c'est le cadi qui sera investi de la tutelle sur les biens. Celui-ci se voit confier par le fiqh une double mission : il est tuteur à proprement parler, en l'absence de tuteur légal, walî, ou du tuteur testamentaire, wasî, mais il est aussi chargé, en tout état de cause — le père serait-il vivant — , de contrôler les fonctions des tuteurs légaux et testamentaires. En principe, tuteurs légaux et testamentaires disposent des mêmes pouvoirs. Dès l'instant où l'on ne veut pas se borner à un vague schéma et où l'on tient à entrer dans les détails, on s'aperçoit que le système est, en fait, beaucoup moins simple. L e wasî ne vient pas toujours après le tuteur légal : c'est ainsi qu'en droit hanafite le wasî du père précède le grand-père, tuteur légal, walî. Mais c'est surtout en ce qui concerne l'étendue de leurs pouvoirs qu'il convient de faire les plus expresses réserves touchant le postulat en vertu duquel le wasî a les mêmes pouvoirs que le père walî. Si, en soulignant la simplicité du système créé par le fiqh, on entend dire qu'il n'a prévu aucune des garanties que les autres législations ont peut-être un peu trop multipliées dans le domaine de la tutelle, alors la remarque est exacte, mais elle n'est pas flatteuse pour le fiqh. Il n'existe, effectivement, en droit musulman ni subrogé tuteur, ni conseil de famille, ni hypothèque légale frappant les biens du tuteur. Il est vrai que le cadi est présumé veiller attentivement à 2. Il est rare que l'enfant ait une fortune personnelle avant la mort du père : le cas se produit habituellement quand il hérite de sa mère prédécédée.

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la bonne administration de toutes les tutelles. D ' o ù , a-t-on affirmé, un système très « souple » et la « souplesse du système » garantit au m a x i m u m l'intérêt de l'incapable 3 . L . Milliot 4 , faisant part de sa longue expérience des pays d ' A f r i q u e du N o r d , laissait entendre un son de cloche bien différent. N o u s pensons, pour notre part, que ses remarques valent tout aussi bien pour l'ensemble du monde musulman. « E n réalité, écrivait-il, lorsque la tutelle est gérée par le père, le cadi ne contrôle jamais. Lorsqu'elle est gérée par un tuteur testamentaire, en fait, il ne contrôle pas davantage. Il n'exerce de surveillance que lorsque la tutelle est gérée par son " mandataire " et, encore, cette surveillance est-elle rien moins que pointilleuse. » L e législateur contemporain, qu'il soit dans la mouvance hanafite ou dans celle du droit malékite, quand il a voulu porter remède aux carences du droit musulman en la matière, tout en respectant les normes fondamentales de ce système, s'est trop souvent borné à multiplier les conditions personnelles d'aptitude exigées du walî ou du wasî, à limiter les pouvoirs de ce dernier, qu'il a soumis au contrôle incessant du tribunal, mais sans instituer de garanties réelles qui mettent le mineur à l'abri de la mauvaise gestion de son tuteur.

1300. — La tutelle aux biens commence à la naissance. L a walâya sur les biens commence, sans contestation possible, à la naissance de l'enfant. Cela, comme il a été dit plus haut, est également vrai de la walâya sur la personne. Toutefois, en ce qui concerne cette tutelle, la règle apparaît avec moins d'évidence au non-juriste, parce qu'elle est masquée par l'existence du droit de hadâna, ou de garde, attribuée à la mère ou à une autre parente, et qui paraît se confondre avec la walâya sur la personne, ou empiéter sur celle-ci. O n a vu précédemment qu'il n'en était rien. Pour ce qui est de la walâya sur les biens, elle n'est jamais partagée, même pour une faible part, avec la titulaire de la hadâna qui n'a, en cette qualité, aucun pouvoir sur les biens de l'enfant dont elle assure la garde. L a walâya ne commence pas avant la naissance, dans l'hypothèse par exemple d ' u n enfant conçu 5 . L e fiqh ne connaît pas l'institution du curateur au ventre. D u reste, si l'enfant conçu (al-janîn) a u n droit éventuel sur certains biens qui lui viendraient par succession, testament ou

3. Hossein Safaï, La protection des incapables, p. 157. 4. Milliot, Introduction à l'étude du droit musulman, p. 431. 5. Husayn al-Nûrî, Les incapacités en droit musulman (thèse en arabe), L e Caire, 1953, p. 21 ; Mustafâ al-Zarqâ', al-Madhal al-fiqhî al-'âmm, 7 e éd., Damas, 1963, II, 750-751 et 819-820. Les législations modernes, mettant à profit le silence du fiqh sur la question, autorisent le père à désigner un wasî à son enfant « à naître » ; la loi égyptienne de 1952, art. 29 ; Code syrien, art. 176 ; Code marocain, art. 151.

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waqf, il ne les acquiert définitivement que s'il naît vivant, c'est alors qu'entre en fonction le tuteur aux biens, walî ou wasî.

1301. — A qui est dévolue la tutelle aux biens? L a réponse est un peu différente dans chacune des écoles sunnites, encore que nous soyons dans un des domaines où le fiqh manifeste une très grande unité, surtout si l'on tient compte du fait que le fondement coranique est ici pratiquement inexistant. L'élaboration doctrinale des docteurs qui aurait pu être très divergente d'une école à l'autre a donc suivi une même idée force ; certains diront des usages locaux sans doute identiques, qui en ont assuré l'uniformité. D'après les docteurs hanafites 6 c'est au père que revient d'abord la walâya puis au wasî désigné par lui ; elle passe ensuite au grandpère paternel, puis au wasî de ce dernier et, enfin, c'est-à-dire à défaut de père, de grand-père et de tuteurs testamentaires nommés par chacun d'eux ou, s'ils en sont empêchés, c'est au cadi qu'est attribuée la tutelle. Ainsi, en droit hanafite, la tutelle passe d'un tuteur légal (le père) à un tuteur testamentaire, pour revenir à un autre tuteur légal (le grand-père) ; elle est ensuite confiée à un autre tuteur testamentaire (celui désigné par le grand-père) pour finir en tutelle judiciaire. L e droit chaféite 7 confie la tutelle d'abord au père, puis au grandpère paternel et éventuellement au père de celui-ci (à l'arrière-grandpère paternel). L a tutelle passe ensuite successivement au wasî du père et à celui du grand-père. En leur absence, elle est dévolue au juge. Ce système paraît supérieur au système hanafite dans la mesure où la hiérarchie des tuteurs est mieux respectée. Les Malékites 8 ont un système tout à fait analogue à celui des Hanbalites 9. Dans ces deux écoles, seul le père (à l'exclusion du grand-père) est tuteur légal. Celui-ci nomme le tuteur testamentaire et ce n'est qu'à défaut de wasî désigné par le père que le cadi est tuteur. On peut enfin signaler aux curieux de solutions singulières, qu'en droit imâmite 10 le père et le grand-père exercent simultanément la walâya sur les biens du mineur, de telle sorte que chacun d'eux, sans avoir à consulter l'autre, peut accomplir sur les biens du mineur les actes autorisés par la loi et gérer la fortune de ce dernier à sa guise. Il semble même que si le bisaïeul paternel était encore vivant, il aurait — toujours en droit imâmite — les mêmes prérogatives que le père et le grand-père. Cette pluralité de tuteurs agissant sans entente préalable pourrait donner lieu à bien des difficultés 1 1 et, notam6. Par exemple, Kâsânî, Badâ'i', V, 152. 7. Voir Ramlî, op. cit., III, 355-356. 8. Halîl, op. cit., III, 62. 9. Mansûr b. Idrîs, Kassâf al-Qinâ\ II, 223. 10. Mugniyya, Le fiqh d'après ¡es cinq écoles, p. 356. 11. Voir dans Hossein Safaï, La protection des incapables, p. 148, une opinion (chiite) favorable à ce système.

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ment, elle risquerait de créer des contradictions entre les mesures prises par chacun d'eux. En l'occurrence, on maintient la mesure prise la première et, si elles sont contemporaines, c'est la décision du grand-père qui prévaut.

1302. — Comment est institué le tuteur testamentaire ? Le tuteur testamentaire peut être institué dans un testament dont l'objet principal est de créer des legs, mais il peut l'être aussi par un acte séparé, qui s'apparente étroitement au testament, encore que son contenu contractuel soit beaucoup plus accusé que celui du testament-legs. La langue juridique distingue ces deux formes de testament. Elle donne au testament proprement dit le nom de wasiyya et réserve à l'acte qui institue un exécuteur testamentaire ou un tuteur aux biens le nom de isâ'. C'est de ce dernier acte qu'il sera question dans les développements qui suivent. Il importe peu qu'il soit inclus dans un testament-legs, dont l'analyse juridique permet de le séparer facilement. La désignation résulte d'un accord entre, d'une part, le walî (père ou grand-père) et le wasî, il ne diffère des autres contrats que par le fait qu'il n'est pas indispensable que l'acceptation, qabûl, suive immédiatement l'offre, ijâb, du walî. Cette acceptation peut être retardée jusqu'après la mort du walî et, même alors, il n'existe pas de délai de forclusion 12. Autre différence avec les contrats, le testateur n'est jamais lié par cet accord. « Le testateur peut même, à l'insu du zvasî révoquer la tutelle acceptée par ce dernier » (Qadrî pacha, Statut personnel, art. 444). Il n'existe pas de termes sacramentels que doit employer le walî; il suffit qu'il exprime clairement sa volonté de confier après sa mort au wasî la gestion des biens du mineur. Le droit classique ne prévoit qu'une seule forme à cet acte, la forme verbale, mais il n'est pas interdit au testateur de mettre par écrit ses volontés, à la condition que cet écrit soit lu aux deux témoins dont le témoignage est nécessaire à la preuve de l'acte, car si l'on excepte la solution de l'école hanbalite, n'est pas valable en droit musulman le testament entièrement écrit et signé de la main du testateur, en l'absence de ces deux témoins, chargés d'en rapporter la preuve, quand bien même l'authenticité de l'écrit ne ferait aucun doute 13.

1303. — L'acceptation du tuteur testamentaire. L'acceptation du wasî ne peut être qu'expresse, si elle a lieu du vivant du walî. Après la mort de ce dernier, elle pourrait être également 12. Sur toute la question, consulter Zayla'î, Tabyîn, VI, 206 et s. ; Margînânî, Hidâya, IV, 190 et s. ; les commentaires de la Hidâya compris dans le Fat h, al-Qadîr, IX, 415. En droit malékite, Halîl, op. cit., IV, p. 83 ; son commentaire par Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 455-456. En droit chaféite, Sîrâzî, Muhaddab, I, 463-464. 13. Sa 'rânî, Misân, Le Caire, 1940, II, 107 ; voir sur la question, O. Pesle, Le testament dans le rite malékite, Rabat, 1932, p. 115 et s.

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tacite ; elle résulte alors de toute immixtion dans la gestion des biens du mineur, « encore — comme l'écrivent tous les fuqahâ' — que le wasî soit dans l'ignorance du fait qu'il ait été institué par le défunt ». Son silence ne vaut pas consentement et, quel que soit le temps écoulé depuis la mort du walî, le wasî désigné conserve le droit d'accepter ou de refuser. Il y a lieu de préciser cependant que, du vivant du testateur, le refus du uoasî n'est valable que s'il a été porté à la connaissance du testateur. L e refus intervenant après la mort du testateur doit-il être approuvé par le cadi ? D'après Zufar, cette approbation est inutile. Les trois autres imâms hanafites l'exigent. Cette divergence, au sein de l'école hanafite, n'a d'intérêt que dans l'hypothèse où, après avoir refusé, le wasî se ravise et veut accepter. L a chose n'est alors possible que si le refus avait été approuvé par le cadi : celui-ci prendra acte, s'il le veut, du revirement intervenu et autorisera le wasî à remplir sa charge. Ainsi donc, la charge de wasî n'est pas obligatoire, comme l'est celle de walî14. Mais, dès l'instant où il a accepté cette charge, expressément ou tacitement, il ne lui est plus permis de se raviser, à moins que la possibilité de se désister après acceptation n'ait été prévue dans l'accord lui-même, ou que le cadi ne l'admette, pour des raisons de force majeure. L e droit malékite est plus souple sur ce point : le désistement du wasî après acceptation est possible du vivant du walî, puisque celui-ci a toujours la ressource de nommer un autre wasî ; il ne l'est plus après la mort du testateur 1S . L e droit chaféite s'écarte notablement des solutions précédentes, en décidant que le wasî a la faculté « quand bon lui semble » d'abandonner la tutelle, celle-ci n'est en somme qu'un mandat, auquel chacune des parties peut mettre fin à sa guise 16 . Il convient enfin de signaler que, d'après les Hanafites et les Malékites, le tuteur testamentaire a le droit de nommer à son tour par testament une personne parente du mineur ou étrangère, qui lui succédera dans l'exercice de la tutelle. Par exception à la règle générale, que le wasî est toujours nommé par le walî ou par un wasî précédent (droit hanafite et malékite), les Malékites autorisent la mère à nommer un wasî, « quand le patrimoine de l'enfant est exigu..., qu'il provient de la mère, et qu'il n'existe pas de walî » 17. 14. Ici encore, le droit imâmîte se sépare catégoriquement du droit des écoles sunnites, en ne permettant pas au wasî, désigné par le testateur, de refuser après la mort de celui-ci. Voir Hossein Safaï, La protection des incapables, p. 171, et les auteurs chiites auxquels il renvoie. 15. Halîl, op. cit., IV, p. 83. 16. Sîrâzî, Muhaddab, I, 464. 17. Code du Statut personnel de Qadrî pacha, art. 343 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 451. Les Chaféites et les Hanbalites ne lui reconnaissent pas ce droit, considérant que sa propre désignation par le walî n'a été formulée qn'intuitu personae.

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1304. — Conditions de capacité et d'aptitude à la tutelle patrimoniale. Il importe de distinguer suivant que la tutelle est exercée par un walî, père ou grand-père, ou par un wasî, c'est-à-dire un tuteur testamentaire qui sera nécessairement un parent plus éloigné, voire un étranger à la famille. On comprend que dans le premier cas, le fiqh se montre peu exigeant. Peut-on décemment écarter un père de la gestion des biens de son enfant, en raison par exemple de son inconduite quand celle-ci ne compromet pas la fortune du mineur? En revanche, s'agissant du wasî le fiqh, quelle que soit l'école considérée, va multiplier les conditions d'aptitude et de capacité exigées de ce tuteur. Les écoles, il est vrai, se diviseront ensuite sur la nature de la sanction du défaut d'aptitude ou de capacité. Le cadi est-il tenu de prononcer la déchéance du wasî qui ne remplit pas les conditions imposées par la loi, ou conserve-t-il un certain pouvoir d'appréciation ? La déchéance rétroagit-elle ou laisse-t-elle intacts les actes accomplis avant son prononcé ?

1305. — Conditions relatives au « walî ».

On s'accorde à exiger de lui qu'il soit de condition libre, l'esclave étant lui-même sous la walâya de son maître ; sain d'esprit, 'âqil, le fou étant lui-même en tutelle, rasîd, c'est-à-dire apte à gérer ses propres biens. Cette dernière condition, qui n'est pas toujours expressément mentionnée, est imposée par le bon sens. On conçoit mal, en effet, qu'un walî privé de la gestion de son propre patrimoine puisse administrer les biens de son enfant et en disposer librement. Le mineur et le walî doivent avoir la même religion, ittihâd ad-dîn. L'islamisme est donc une condition de la walâya sur le mineur, quand celui-ci est, ou est réputé musulman. Le walî doit-il êtr e'adl, c'est-à-dire avoir une conduite honorable, ce qui ferait exclure de la walâya, le fâsiq, le débauché ou tout au moins celui dont l'inconduite est notoire ? Les auteurs hanafites 1 8 n'exigent pas cette condition, en ce sens que le walî dont la conduite n'est pas conforme à l'éthique musulmane n'est pas, de ce fait, privé de la tutelle. Cependant, comme on le verra plus loin, il est tout de même tenu compte de son inconduite quand il s'agit de limiter l'étendue de ses pouvoirs. Par ailleurs, le cadi a la faculté de nommer un wasî au mineur, même du vivant du père, quand celui-ci est prodigue et qu'il fait courir de grands dangers à la fortune de son enfant ; mais on n'est plus ici sur le plan de la 'adâla (Qadrî pacha, Code du Statut personnel, art. 446). Dans les autres écoles, il semble bien que la ladâla soit effec18. Kâsânî, Badâ'i', V, 153. Il n'est pas question de puberté, bien entendu, puisqu'il s'agit du père ou du grand-père.

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tivement exigée chez le walî, mais les auteurs n'insistent guère sur la question. C'est ainsi que dans le grand commentaire de Halîl par Dardîr-Dasûqî, ce n'est qu'incidemment, et à propos du wasî, qu'est rapportée la phrase suivante, attribuée à 'Adawî : « L a survenance de l'immoralité (fisq) de même qu'elle entraîne la déchéance du wasî, doit entraîner celle du walî. » 19

1306. — Conditions relatives au « wasî ». A u x conditions exigées du walî (qui doit être — rappelons-le — libre, sain d'esprit, rasîd et musulman) les écoles, cette fois unanimes, ajoutent une condition supplémentaire 2 0 en décidant que le wasî doit être nécessairement 'adi, c'est-à-dire d'une parfaite honorabilité, ce qui implique en premier lieu pour un musulman la stricte observance de ses devoirs religieux. Parfois, est exigée en sus la condition d'amâna ; l'homme amîn est celui qui est digne de confiance. Mais les écoles se sont profondément divisées quand il a été question d'établir une sanction à cette exigence. D'après les Hanafites 2 1 : « Si le wasî désigné est esclave, non musulman, fâsiq ou susceptible de faire courir un danger au patrimoine du mineur, la désignation est nulle. Mais nos docteurs ne sont pas d'accord sur la nature de cette nullité ; est-ce une nullité fondamentale ou une annulabilité ? L a majorité incline pour cette deuxième solution. » Ce qui signifie, d'abord, que le cadi n'est pas tenu de prononcer la révocation du wasî et que, s'il décidait de le remplacer, tous les actes accomplis avant la révocation seraient tenus pour valables, s'ils rentraient dans la compétence normale d'un tuteur irrévocable. Quand on songe au nombre de tutelles peu, ou pas du tout, contrôlées, la règle hanafite laisse, on le devine, la porte ouverte à bien des abus dont pâtissent les mineurs. L a solution hanbalite est très proche de celle de l'école hanafite, et encore plus indulgente 22. L a désignation d'un wasî, quand celui-ci est fâsiq (le contraire de 'adi), n'est pas nulle et il n'appartient même pas au cadi de le révoquer. Ce dernier se contente de lui adjoindre un homme réputé amîn, c'est-à-dire digne de confiance, qui jouera le rôle de conseiller et de contrôleur. De même, si le wasî désigné 19. Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 453. D'après Santillana (Istituzioni, I, 294, note 392) cette 'adâla n'a pas tout à fait les mêmes caractères que celle qui est exigée des témoins. Pour le droit chaféite, qui adopte la même solution que le droit malékite, consulter Ramlî, op. cit., III, 355. 20. Supplémentaire, tout au moins pour le droit hanafite ; mais aussi bien dans le système des autres écoles, ce qui n'était demandé que très discrètement au walî (la 'adâla) est exigé impérieusement du wasî. 21. Zayla'î, Tabyîn, VI, 207 (commentaire de Salabî) ; Ibn 'Âbidîn, Radi al-Muhtâr, V, 495 (texte de Haskafî). Consulter aussi Syed Ameer Alî, Mohammedan Law, II, 540 et s., entièrement inspiré des Fatâwâ al'Alatngîriya. 22. Ibn Qudâma, Mugnî, 137.

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est âgé ou malade. On voit ainsi que, dans la perspective hanbalite, la mesure n'a rien d'infamant, puisqu'elle est prévue aussi bien à l'égard de celui que la maladie rend inapte à une bonne gestion financière, qu'à l'encontre de l'individu dont l'inconduite est notoire. D'après les Malékites 23 le cadi doit révoquer le zcasî quand celui-ci était fâsiq au moment de sa désignation, ou qu'il le devient plus tard ; néanmoins, les actes accomplis par lui sur le patrimoine du mineur entre le moment où survient 1'« immoralité » et celui où il est effectivement révoqué, restent valables. Seule, l'école chaféite 24 traite sans ménagement le fâsiq à qui la tutelle aurait été confiée par testament. Cette désignation n'est pas valable par elle-même, lâ-tajûz, déclarent les docteurs de cette école, larn tatbut lahu al-walâya ; il ne peut être investi de la zcalâya ; ainsi en bonne logique, on devrait en déduire que tous les actes que le fâsiq aurait pu accomplir en qualité de wasî sont nuls. En revanche, il est permis de confier à une femme, quelle qu'elle soit, — et non seulement à la mère — la charge de la tutelle testamentaire ; ce, contrairement à la tutelle légale qui ne peut être exercée que par un homme. Toutes les écoles sont d'accord 25 sur l'aptitude de la femme à être tutrice testamentaire. Même l'école chaféite 26 dont on a parfois prétendu qu'elle lui refusait ce droit 2 7 .

1307. — La condition d'« honorabilité » dans les monuments législatifs contemporains. L a 'adâla du droit classique, que l'on peut traduire par honorabilité, droiture, probité, est une notion dont il est difficile de bien cerner les contours. Une chose est certaine : elle a toujours impliqué, avant tout, une stricte observance des devoirs religieux chez celui qui y prétend. En passant dans les monuments législatifs, cette notion semble cependant avoir perdu un peu de son substratum religieux au profit d'une conception plus laïque qui serait celle de l'homme « digne de confiance », amîn. C'est pourquoi il ne faudrait pas, pour en tirer des conséquences pratiques, opposer, d'une part, la loi égyptienne de 1952 (art. 27) et le Code syrien du Statut personnel (art. 178) qui exigent expressément la 'adâla et, d'autre part, le Code marocain du Statut personnel (art. 153) qui se contente de la atnâna.

1308.—Rémunération des tuteurs légaux et testamentaires. L e problème se pose différemment suivant qu'il s'agit du zcalî légal, ou du zcasî, testamentaire ou judiciaire. 23. 24. 25. hommes 26. 27.

Consulter Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 453. Voir, par exemple, Sîrâzî, Muhaddab, I, 463. Ibn Qudâma, Mugnî, VI, 137 : « C'est l'avis de la plupart des de science. » Sîrâzî, Muhaddab, I, 463. Santillana, Istituzioni, I, 294.

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A . L a tutelle légale, celle du père (et celle du grand-père dans les écoles qui admettent celle-ci), est essentiellement gratuite. L e tuteur légal n'a droit à aucune rémunération, quelle que soit la forme que cette rétribution puisse prendre. Il ne faut pas oublier, cependant, que le père et le grand-père sont créanciers d'aliments, à l'encontre de leur fils et petit-fils, et que le père, notamment, a le droit de puiser directement dans les biens de son enfant, afin d'y percevoir la nafaqa à laquelle il a droit. « T o i et tes biens appartenez à ton père », proclame le hadith célèbre. Mais il ne s'agit pas de rémunération ; celle-ci serait proportionnelle aux services que le tuteur est appelé à rendre en cette qualité, tandis que la nafaqa qu'il perçoit n'est jamais qu'à la mesure de ses besoins. Les législations contemporaines, par leur silence sur la question, ont consacré le principe du droit musulman classique que la tutelle légale est gratuite. On ne peut citer comme s'écartant de cette règle que l'article 25 de la loi égyptienne du 30 juillet 1952, relative à la tutelle patrimoniale. Cet article dispense le père — mais non pas le grand-père — de restituer à la fin de la tutelle les revenus des biens du mineur. Il y a là une réminiscence de la jouissance légale du droit français qui choque dans le contexte du fiqh, très éloigné de l'esprit de cette législation. B. L a situation du zoasl est tout autre. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que très souvent, même s'il n'est pas étranger à la famille, il ne sera parent du mineur qu'à un degré plus ou moins éloigné de celui-ci, de telle sorte qu'il ne lui est pas possible, en cas de besoin, de percevoir une pension alimentaire sur les biens du mineur. Par ailleurs, on trouve dans le Coran (IV, 6) un des rares versets relatifs à la tutelle, dont les fuqahâ' aient eu à tenir compte dans leur élaboration de la loi en matière de minorité. Il leur a fallu combiner les dispositions de ce verset avec des considérations d'ordre pratique, visant à ne pas décourager les wasî d'accepter des tutelles dont la gestion serait de nature à accaparer une partie de leur temps, et cela sans aucune contrepartie financière. Le deuxième paragraphe du verset en question est ainsi formulé : « Que le tuteur riche s'abstienne de toucher aux biens (de l'orphelin). Celui qui est pauvre ne doit en user qu'avec modération (ma'rûf). » 28 A première vue, il ne semble pas que le texte puisse prêter à la moindre controverse, les dispositions en sont claires et simples. Cependant, il a donné lieu, au cours des siècles, à des interprétations très variées, et, confronté avec les difficultés de la pratique, il a fini par recevoir une application dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne tient compte ni de la lettre, ni de l'esprit du texte. 28. La traduction de ma'rûf a toujours présenté quelques difficultés. Certains le rendent par « bon usage ». Il a paru préférable, dans le contexte de ce verset coranique, de traduire par « modération ».

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A r - R â z î 2 9 dans son Commentaire du Coran, qui date du milieu du quatrième siècle de l'Hégire, rapporte les versions des différentes écoles et, surtout, les opinions du reste divergentes d'éminents Compagnons sur le sens à attribuer au verset coranique. Dans un premier temps, qui mène approximativement jusqu'au milieu du septième siècle de l'Hégire, la distinction coranique est conservée, tout au moins dans l'école hanafite. L e tuteur riche n'a droit à rien « ni sous forme d'emprunt, ni autrement » 30. Mais le wasî dans le besoin ne pourra qu'emprunter au mineur ; il devra rembourser ce qu'il aura perçu dès qu'il sera revenu à meilleure fortune. Encore que bien des auteurs hanafites, s'en tenant au texte coranique, l'autorisent (ibâha) à prélever sans idée de remboursement, à la condition que ce soit avec discrétion. On voit tout de suite que cette idée d'emprunt remboursable, qui fait son apparition, est une addition au texte coranique qui ne prévoit rien de tout cela. D'après les Chaféites et les Hanbalites, c'est en toute hypothèse que le tuteur, quand il est gêné, même momentanément, a la faculté de prélever sur les biens du mineur la somme la plus faible correspondant soit au salaire auquel il a droit, soit au montant de ce dont il a besoin, mais il lui faudra restituer cette somme s'il en a plus tard les moyens. Les Malékites refusent toute rétribution au wasî qui a de la fortune, et n'accordent au wasî « pauvre » qu'un salaire moyen 31 . L e critère coranique fondé sur l'importance des ressources personnelles du wasî fait trop bon marché des intérêts du mineur. L'invitation au tuteur dans la gêne de n'user que modérément des biens du mineur n'a de valeur que sur le plan moral. Où s'arrête la modération et où commence 1 excès ? Par ailleurs, la modification apportée par les premiers fuqahâ' au texte sacré, et qui fait considérer ces prélèvements comme des « emprunts » remboursables, ajoute manifestement au texte du verset coranique. C'est pourquoi les juristes hanafites 32 d'époque postérieure ont préféré négliger ce texte — oh, bien entendu, sans en avoir l'air — , et construire ab nihilo un autre système plus respectueux des droits du mineur. Ils ont ainsi raisonné : la charge de wasî est, en principe, gratuite, elle vaudra, à celui qui l'accepte et la remplit avec honnêteté, une récompense dans l'au-delà. Étant gratuite, elle ne peut donc être obligatoire. Or, il peut arriver — et en fait, c'est ce qui se produit souvent — qu'on ne puisse s'assurer de l'acceptation d'un wasî honnête que si ce dernier se voit proposer une rétribution. Il est donc dans l'intérêt bien compris du mineur 29. Ahkâm al-Qur'ân, Le Caire, 1347 H., II, 77 et s. 30. At-Tahâwî, Muhtasar, Le Caire, 1370 H., p. 163 ; Kâsânî, Badâ'i', V," 154-155. 31. Sa'rânî, Mizân al-kubrâ, II, 108 ; Ibn Qudâma, Mugttî, IV, 243 ; Ibn 'Âbidîn, Raid al-Mufitâr, V, 512. 32. Simâwna, Jâmi' al-fu$ûlayn, II, 18 ; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, V, 512.

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de laisser au cadi une certaine faculté d'appréciation qui permette à ce dernier, le cas échéant, et compte tenu des circonstances et de la personnalité du zvasî, d'allouer à celui-ci un « salaire », ujra, calculé d'après le salaire moyen, mitl, que perçoivent ceux qui font profession de gérer les biens des autres. Cette solution a l'avantage d'éviter l'arbitraire d'un prélèvement effectué d'autorité par le wasî lui-même, et n'exclut pas la possibilité de lui accorder une rémunération même s'il a de la fortune, quand il en fait une condition de son acceptation et que le cadi estime qu'il est préférable de ne pas faire appel à un autre wasî que celui qui a été désigné par le père. La pratique judiciaire est aujourd'hui établie sur ces bases 33. Elle laisse le juge libre d'accorder au wasî, que celui-ci soit « riche ou pauvre », une rémunération dont il fixe du reste le montant et qui sera, bien entendu, prélevée sur les biens du mineur. Il est à peine utile d'ajouter que le wasî désigné par le cadi est, lui, presque toujours rétribué.

1308 bis. — La rémunération des tuteurs dans les législations contemporaines. Les monuments législatifs contemporains se sont inspirés manifestement de la doctrine précédente. La loi égyptienne de 1952 sur les tutelles (art. 46) et le Code syrien du Statut personnel (art. 187) font précéder la disposition qui accorde au tuteur le droit d'exiger une rémunération, de la déclaration, au demeurant toute platonique que la tutelle est en principe gratuite. Le Code marocain du Statut personnel (art. 157, alin. 3) se dispense de ce rappel inutile; l'octroi d'un salaire y fait partie de l'ensemble des formalités par lesquelles s'ouvre la tutelle.

1309. — Fin de la tutelle sur les biens. La majorité patrimoniale. Il ne sera pas question ici des circonstances relatives au tuteur qui mettent fin à sa gestion des biens du mineur, l'incapacité de celui-ci demeurant entière. Elles seront étudiées à la section suivante, après qu'auront été exposées les règles de cette gestion et les pouvoirs du tuteur. Pour le moment, ne sera considérée que la cause générale qui met fin à la tutelle sur les biens, à savoir la majorité patrimoniale. Pas plus que la majorité personnelle, la majorité patrimoniale ne résulte ipso facto de l'avènement d'un âge déterminé. La majorité personnelle est liée à l'apparition de la puberté, bulûg, la majorité patrimoniale dépend avant tout de l'accession du mineur à la maturité d'esprit, rusd, nécessaire à une bonne gestion du patrimoine. Or, cette maturité d'esprit, ce rusd, est, en principe une gestion de fait, comme l'est la puberté elle-même, qui n'est présumée que passé un certain âge. 33. 'Umar 'Abd Allâh, Statut personnel (en arabe), p. 754.

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1310. — En quoi consiste la maturité d'esprit? Avant de définir cette notion de rusd, ou maturité d'esprit, il convient d'abord de préciser qu'il ne peut en être tenu compte, qu'après que sont apparus les signes de la puberté, bulûg. L'impubère n'ayant pas atteint la majorité personnelle ne peut, en conséquence, prétendre à la majorité patrimoniale, encore qu'il ait déjà montré, en fait, beaucoup de maturité d'esprit. Mais, comme on le sait, ce n'est là qu'une affaire de mois ou de semaines, puisque, dans toutes les écoles, à défaut des signes physiologiques de la puberté, on présume que celle-ci est survenue à l'âge de quinze ans (dix-huit ans chez les Malékites). D'après Kâsânî 3 4 , le rusd, « c'est la rectitude (du jugement) et le sens des affaires (qui permet) de conserver le patrimoine et de le développer ». En d'autres termes, c'est la maturité d'esprit nécessaire à une bonne gestion du patrimoine. Cette définition, qui est celle de l'école hanafite, se retrouve, à quelque chose près, chez les auteurs malékites et hanbalites 35. Elle ne comporte ni ne sous-entend aucune exigence de moralité comme condition de la majorité, et c'est précisément sur ce point que l'école chaféite se sépare des trois autres écoles sunnites. D'après les auteurs chaféites 36 , en effet, l'aptitude à bien gérer son patrimoine ne suffit pas à faire accéder le mineur à la majorité patrimoniale, il faut que s'y ajoute un comportement moral et religieux conforme à l'éthique de l'Islam, islâh fî l-dîn ; l'inconduite y est donc un obstacle à la reconnaissance de la majorité 37. Il a été facile aux juristes du groupe majoritaire de critiquer cette position de l'école chaféite. On a invoqué d'abord le silence en la matière du verset coranique traitant de la tutelle (IV, 6). Cet argument scripturaire a peu de valeur : les lacunes du Coran dans le domaine juridique sont innombrables sans qu'on puisse en tirer une preuve a contrario. Plus pertinente est la raison logique que font valoir les docteurs hanafites, malékites et hanbalites, d'après laquelle l'adulte dont l'inconduite est totale n'est cependant pas privé de la gestion de son patrimoine tant que son inconduite ne s'accompagne pas d'actes de prodigalité. Et alors, pourquoi exiger de celui qui accède à la majorité une vie morale à l'abri de tout reproche ? Il n'est pas interdit de signaler, avant de passer à un autre problème, la solution étrange proposée par l'ancienne école zahirite 38 : celle-ci n'exigeait pas l'aptitude à bien gérer le patrimoine pour être 34. Badâ'ï, VII, 170. 35. Pour les Malékites, consulter Hattâb et Mawwâq, op. cit., V, 64 ; pour les Hanbalites, Mansûr b. Idrîs, KaHâf al-Qinâ', II, 223. 36. Voir notamment Sîrâzî, Muhaddab, I, 332. 37. Une fois encore, l'école chiite imâmite adopte une règle analogue à celle de l'école chaféite. Voir pour les références aux auteurs imâmites Hossein Safaï, La protection des incapables, p. 31. 38. Ibn Hazm, Muhallâ, VIII, 286.

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mais simplement

la

raison

'aql

et

la

ferveur

1311. — Comment est décelée la maturité d'esprit? E n principe, le tuteur doit surveiller et presque guetter l ' a p p a rition de cette maturité d'esprit à laquelle est subordonnée la fin de la tutelle sur les biens et, par conséquent, la reddition des comptes. Il ne p e u t pas en méconnaître les signes révélateurs, sans être s o u p çonné d'avoir v o u l u retarder le m o m e n t de la majorité, mais il ne convient pas non plus qu'il se hâte de confier sa fortune au mineur qui, m a n q u a n t de maturité, risquerait de la dilapider. L e s auteurs conseillent au tuteur (walî ou wasî) de soumettre le m i n e u r proche de la puberté à une série d'« épreuves » qui lui permettront de se faire une opinion sur son degré de maturité intellectuelle. L e procédé s'inspire de la lettre d u f a m e u x verset (IV, 6) : « É p r o u v e z les orphelins j u s q u ' à ce qu'ils atteignent le temps du mariage ; alors, si vous constatez leur maturité (rusd) remettez-leur leurs biens. » E n général, les auteurs ne s'étendent pas b e a u c o u p sur la nature de ces épreuves. O n conseille au tuteur de remettre au mineur une petite s o m m e d'argent prélevée sur sa fortune et de voir c o m m e n t il en disposera 39 . M a i s il va de soi que ce test n'est pas valable à l'égard de tous les mineurs et n o t a m m e n t des filles. E n ce qui concerne celles-ci, il faudra j u g e r de leur maturité d'esprit par leur comportement dans les « choses d u ménage » 40. A l'exégète qui tient à rester sur le plan strictement j u r i d i q u e , il n'est pas possible d'attacher une bien grande importance à ces recommandations et conseils moraux donnés au tuteur. R i e n ne les sanctionne, et le tuteur qui aura omis de mettre à l'épreuve le m i n e u r dont il a la charge n'encourt, de ce fait, aucune responsabilité, ce qui ne signifie pas que sa responsabilité ne serait pas engagée s'il remettait ses biens à u n mineur notoirement inapte à les bien gérer. E n restant dans la perspective religieuse adoptée par les fuqahâ' sur la question, ajoutons que les écoles hanafite et hanbalite souhaitent que cette mise à l'épreuve ait lieu un peu avant la puberté, de telle sorte que, dès après celle-ci, le mineur puisse être déclaré apte à gérer sa fortune. L e s d e u x autres écoles ont plutôt tendance à placer cette recherche de la maturité d'esprit après la puberté. E n pratique, ce v œ u d'inspiration coranique n'est guère respecté par les tuteurs. E t peut-être vaut-il m i e u x qu'il en soit ainsi. L a mise à l'épreuve consiste, le plus souvent, à confier au mineur une certaine s o m m e d'argent, prise sur 39. Kâsânî, Badâ'i', VII, 170. Sur la question, consulter Sîrâzî, Muhaddab, I, 331 ; Mansûr b. Idrîs (hanbalite), op. cit., II, 223 ; Qadrî pacha, Code du Statut personnel, art. 476. 40. Voir dans Husayn al-Nûrî, Les incapacités, p. 83, un exposé de la diversité des « épreuves » suivant la condition sociale et le sexe des mineurs.

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son patrimoine, pour juger de la façon — sage ou maladroite — dont il en disposera. Or, en l'absence de toute publicité accompagnant la constatation de la pleine capacité du mineur, le public sera bien en peine de découvrir la vraie signification du comportement du mineur. Comment pourra-t-il savoir si l'argent dont il dispose lui a été remis simplement pour éprouver ses facultés mentales, ou s'il ne s'agit pas de sommes qui lui sont acquises avec la reddition de comptes, qui accompagne son accession à la majorité patrimoniale ? Car, il ne faut pas l'oublier, ce n'est que dans ce dernier cas que les tiers pourraient traiter avec le mineur, en toute sécurité, sans être menacés de rescision par le tuteur et par le mineur lui-même, ayant enfin atteint la majorité. 1312. — La constatation de la capacité du mineur. Ce n'est qu'en droit malékite 41 que l'on trouve un essai de réglementation de l'acte par lequel le tuteur testamentaire reconnaît chez le mineur l'aptitude à bien gérer sa fortune, et partant, la pleine capacité juridique. En ce qui concerne le père, les Malékites n'exigent aucune déclaration. Il suffira à ce dernier de remettre au mineur ses biens. Ce qui peut être tenu pour une reconnaissance tacite. L e tarsîd, dit aussi jakk al-hajr, levée de l'interdiction, doit être déclaré d'une façon expresse quand il émane du wasî. Dardîr en donne la formule la plus usitée, qui est prononcée devant les 'udûl (témoins professionnels). Il va de soi que, lorsque la tutelle est exercée par le cadi ou son représentant, le muqaddam, elle ne peut prendre fin que par une décision formelle de ce dernier devant qui la maturité du mineur devra être prouvée par témoins. L'intervention du juge est également inutile, en droit malékite, si le mineur, orphelin de père, n'a pas de wasî, son père n'en ayant pas désigné par testament. C'est au sujet de ce genre de mineur sans tuteur que la famille s'interroge sur le point de savoir s'il a atteint ou non la maturité d'esprit constitutive du rusd. D'après l'opinion qui a prévalu chez les Malékites, on devra attendre deux ans après la puberté avant de lui remettre ses biens, à moins que, d'ici là, ne soient apparus des signes de prodigalité qui le feront interdire par le cadi. Avant d'en terminer avec le droit malékite, il convient de signaler que la jurisprudence d'époque tardive (le 'amal), au Maroc, a tendu, par certains côtés, à se rapprocher du système des trois autres écoles sunnites, en tenant pour valables les actes de disposition accomplis par le mineur doué en fait de maturité (rusd) au vu et au su du wasî, encore que celui-ci n'ait pas procédé préalablement aux formalités du tarsîd 42.

41. Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 296 ; Hattâb et Mawwâq, op. cit., V, 64-65 ; Santillana, Istituzioni, I, 301 ; Ibn RuÉd, Bidâya, II, 277. 42. Santillana, Istituzioni, I, 301.

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Rien de tout cela n'existe dans les autres écoles à telle enseigne qu'on hésite à parler, s'agissant de leur système, de reconnaissance et encore moins de déclaration de majorité, à moins de comprendre par reconnaissance le fait par le tuteur (walî ou wasî) de se rendre compte que le mineur dont il gère la fortune a effectivement atteint la maturité d'esprit nécessaire à une bonne administration de ses biens ; en l'occurrence, il lui incombe de remettre au mineur tou9 ses biens, sans aucune formalité ou intervention du cadi. De telle sorte qu'en ce qui concerne la plupart des écoles, il est permis de dire que cette « reconnaissance » de capacité peut être en toute hypothèse tacite et résulter de la remise de ses biens au mineur. Signalons cependant que, dans l'ancien droit chaféite, un fort courant doctrinal aurait voulu que la majorité patrimoniale du mineur f û t déclarée par le juge, par analogie avec ce qui se passe quand est levée l'interdiction du prodigue. Mais l'opinion qui a fini par prévaloir est celle des docteurs chaféites qui ont préféré invoquer l'analogie avec la levée de l'interdiction du fou. Celle-ci a lieu ipso facto, dès qu'il apparaît que le dément a recouvré la raison 43.

1313. — Les incapacités patrimoniales prolongées. Il ressort des explications précédentes que l'appréciation de l'aptitude du mineur à bien gérer sa fortune, condition indispensable à sa majorité patrimoniale, est laissée à l'entière discrétion du tuteur. C'est lui seul qui juge si le moment est venu de lui remettre ses biens, c'est lui qui décidera s'il y a lieu, au contraire, de surseoir à cette remise, symbole de la majorité patrimoniale, encore que les « épreuves » auxquelles il aurait pu soumettre le mineur lui aient été favorables aux yeux de son entourage. Ce pouvoir souverain du tuteur fait dire aux auteurs classiques de toutes les écoles, à l'exception des H a n a f i t e s q u e l'incapacité — 1'« interdiction » du mineur, suivant leur expression — pourrait durer jusqu'à la « vieillesse », « jusqu'à cinquante ans, et même plus » 45, sans que cependant aucune tendance à la prodigalité proprement dite lui soit réellement reprochée, car s'il en était autrement pareille tendance pourrait faire considérer qu'il y a eu comme une novation de l'interdiction, et cela sans intervention du juge. Le mineur était interdit en tant que mineur jusqu'à la puberté ; il continue à être interdit, mais en tant que prodigue. Cette opinion n'a pas prévalu même dans les écoles chaféite et hanbalite, où elle compte cependant le plus grand nombre de par43. Sâfî'î, Umm, III, 191 ; Sîrâzî, Muhaddab, I, 331. 44. Cependant, même parmi les Hanafites, Saybânî a soutenu une thèse très proche de celle des autres écoles. 45. Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 458 ; Sa'rânî, Mizân, II, 79. Dans le même sens Sâfi'î, Umm, III, 191-192 ; HirSî, Commentaire de Halîl, Le Caire, 1316 H., IV, 204.

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tisans 46. Q u o i qu'il en soit, et de quelque manière que soit analysée cette prolongation de l'incapacité d u mineur, due au fait q u ' a u c u n âge déterminé n'est fixé par le fiqh pour la majorité patrimoniale, il n'en est pas moins vrai q u e dans les écoles chaféite, malékite et hanbalite, le mauvais vouloir d u tuteur, ou bien alors ses scrupules excessifs seraient de nature à retarder indéfiniment le m o m e n t où le mineur, bien que d e v e n u adulte, pourrait entrer en possession de ses biens. E n l'occurrence, ce dernier n'aurait d'autre recours que de s'adresser au cadi, cela en vertu des principes généraux d u droit 47, car une telle procédure n'est guère suggérée par les auteurs classiques quand ils signalent, non sans quelque commisération, ces cas de minorités prolongées de c e u x auxquels les tuteurs refusent de reconnaître l'aptitude à gérer leur fortune, p o u r défaut de rusd, c'est-à-dire de maturité d'esprit et non pas de prodigalité.

1314. — La majorité de droit dans l'école hanafite. L ' é c o l e hanafite connaît sur la question au moins trois enseignements différents, le p r e m i e r attribué à son fondateur, le second à A b û Y û s u f , et le troisième à Saybânî. N o u s disons « au moins », car il n'est pas certain q u ' A b û Hanîfa, à côté de la thèse célèbre d'après laquelle, seul de tous les anciens juristes, il préconise une majorité de droit à v i n g t - c i n q ans, n'ait pas, pour sa part, professé u n d e u x i è m e enseignement, plus conforme à cette idée bien ancrée dans le fiqh que la majorité patrimoniale est une question de fait, qu'elle ne survient donc pas automatiquement à u n âge déterminé. C e u x qui, en Occident, insistent complaisamment sur la « majorité automatique » du droit hanafite sous-entendent que la thèse d ' A b û Hanîfa a partout prévalu dans l'aire hanafite du m o n d e m u s u l m a n et que l'enseignement de son disciple A b û Y û s u f est d e m e u r é une simple v u e de l'esprit sans répercussion sur la pratique judiciaire, ce qui est loin d'être vrai 48, c o m m e on va bientôt le constater. L a solution d ' A b û Hanîfa, en vertu de laquelle les biens appartenant au mineur, quel que soit son sexe, doivent lui être remis au plus tard à vingt-cinq ans, si sa maturité d'esprit n'est pas apparue plus tôt, et à la condition qu'il ait toute sa raison, cette solution s'insère harmonieusement dans l'ensemble de sa théorie relative à la p r o d i galité, safah. D ' a p r è s lui — et répétons-le, il f u t le seul des grands légistes à soutenir pareille théorie — la prodigalité ne peut être, en aucun cas, une cause d'interdiction, quel que soit l'âge d u prodigue. 46. Mahmasânî, Nazariyyat al-'âmma, Beyrouth, 1948, II, 125. 47. C'est ainsi qu'il faut interpréter les lignes de l'Introduction de Milliot, n° 465, où, il est vrai, un tel recours n'est envisagé que dans le cadre du droit malékite. 48. Voir sur la question Qudûrî, Muhtasar (trad. Bousquet et Bercher), p. 194-197 ; Sarahsî, Mabsût, X X I V , 161 et s. ; Zayla'î, Tabyîn, V, 195-

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L'interdiction, al-hajr, est essentiellement une mesure de protection de l'incapable. On conçoit que l'enfant, que le fou aient besoin d'une telle protection mais appliquée au prodigue, elle constitue un « remède plus dangereux que le mal qu'il prétend guérir ». Priver un homme de sa capacité et, en quelque sorte, d'une partie de sa personnalité, pour des raisons tirées uniquement de sa maladresse ou de ses imprudences à gérer sa fortune, c'est lui infliger un mal bien plus considérable que ne le serait la perte de tous ses biens matériels. C'est pourquoi le pubère doué de raison, s'il fait preuve de maturité d'esprit, de rusd, pourra aussitôt se voir remettre la totalité de ses biens et les administrer librement. Si cette « maturité d'esprit » fait défaut, on devra patienter jusqu'à ses vingt-cinq ans avant de lui remettre sa fortune. Mais, à cet âge, on ne s'inquiétera plus de savoir s'il est apte ou non à bien gérer son patrimoine. En toute hypothèse — à moins, bien entendu, qu'il ne soit atteint de démence — il accédera à la majorité patrimoniale. Qu'on ne se méprenne pas sur ce délai, qui va de la puberté à la vingt-cinquième année ; le mineur n'y est pas en état d'interdiction. D'après A b û Hanîfa, le fait de le priver de ses biens, en raison de son immaturité intellectuelle, est une simple mesure d'éducation (tahdîb), ou si l'on veut, une jmesure disciplinaire (ta'dîb). De toute façon, il ne s'agit pas d'incapacité, tant et si bien que si le pubère qui n'a pas atteint vingt-cinq ans, concluait des actes de disposition (tasarruf) ceux-ci seraient valables bien que leur auteur ne soit pas encore en possession de ses biens 49. D u reste, depuis la puberté et jusqu'à vingt-cinq ans, il appartient au mineur, dont le tuteur conteste la maturité d'esprit, de faire constater l'existence de celle-ci par le juge qui ordonnera, s'il y a lieu, que ses biens lui soient remis (Qadrî pacha, Statut personnel, art. 481). D ' o ù provient, dans l'enseignement d ' A b û Hanîfa, cette règle, si peu conforme à l'esprit du fiqh de son époque, qui fixe au plus tard à vingt-cinq ans, la remise obligatoire au mineur de ses biens ? Le Grand Imâm faisait état d'un dire attribué au calife 'Umar, suivant lequel le meilleur (lubb) de l'homme se termine à vingt-cinq ans et, d'une croyance répandue à son époque, que ceux qui sont doués d'une bonne constitution peuvent être grand-pères à cet âge 50. Or, ne serait-il pas inconvenant d'empêcher un grand-père d'administrer ses propres biens ? L'âge de l'éducation (tahdîb) et des punitions (ta'dîb), est alors depuis longtemps dépassé. A vrai dire, comme 49. Qudûrî, Muhtasar (trad. Bousquet et Bercher), p. 197 ; texte arabe. 50. En supposant qu'il puisse procréer à douze ans (âge minimal de la puberté), que l'enfant ainsi conçu naisse à six mois, puis que celui-ci devenu adolescent soit pubère à son tour à douze ans et ait un enfant qui naîtrait également à six mois (âge minimal de gestation d'un enfant viable). Voir sur ce calcul Zayla'î, Tabyîn, V, 195 ; ou le Fath al-Qadîr, VII, 316 (éd. Bulâq, 1316 H.).

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l'a fait remarquer le professeur J. Schacht 51 , il s'agit là d'une « adoption évidente de la legitima aetas du droit romain ». Cette thèse d'Abû Hanîfa —la remarque en a déjà été faite plus haut — apparaît comme bien singulière dans l'ensemble du fiqh. Même ses deux disciples ne l'ont pas suivi dans son argumentation. D'après Saybânî, dont l'enseignement est très proche de celui des docteurs des autres écoles, le mineur devenu pubère, mais dont la maturité d'esprit (rusd) ne s'est pas manifestée, ne peut accomplir aucun acte de disposition sur ses biens. Ceux-ci ne lui seront remis que le jour où il aura acquis une telle maturité, dût-on attendre jusqu'à la vieillesse ce moment. En somme, d'après Saybânî, c'est l'incapacité antérieure du mineur qui se prolonge, en quelque sorte, sans qu'il soit nécessaire de l'interdire judiciairement. Au contraire, selon Abû Yûsuf, l'incapacité du mineur cesse avec la puberté, mais il appartient au tuteur de faire prononcer par le juge l'interdiction du mineur qui, bien que pubère, ne semble pas à même de bien gérer sa fortune en raison de son immaturité d'esrit. De la différence entre le système de Saybânî et celui d'Abû Yûsuf, on tire cette conséquence importante que, d'après Saybânî, du moment qu'il n'y a pas de solution de continuité dans l'incapacité du mineur qui n'a pas accédé à la maturité d'esprit, aucun de ses actes antérieurs 52 n'est valable sans l'approbation de son tuteur, tandis que dans le système d'Abû Yûsuf, les actes du mineur conclus entre le moment de la puberté et celui où un tuteur lui aura été désigné par le cadi, ces actes sont parfaitement valables 53. 1315. — La solution hanafite qui a prévalu dans la pratique. Quelle fut, pendant des siècles, celle des trois thèses qui fut adoptée par la pratique dans les pays régis par le droit hanafite ? Ou, pour employer l'expression habituelle des fuqahâ', sur la base de laquelle de ces trois opinions, celle du Maître et celles de ses deux grands disciples, étaient rendues les fatâwâ ? 54 On a cru longtemps chez les islamisants occidentaux que c'était l'opinion d'Abû Hanîfa qui avait prévalu et qu'en toute hypothèse le mineur (sauf s'il était fou) devait accéder à la majorité patrimoniale (ou tout au moins recevoir la totalité de ses biens) au plus tard à l'âge de vingt-cinq ans n'aurait-il donné jusque-là aucun signe d'aptitude à bien gérer sa fortune. C'est Qadrî pacha qui a contribué à accréditer cette idée. Quand, en 1875, il fut chargé de mettre sous la forme articulée des codes occidentaux le droit hanafite classique, il crut pouvoir choisir 51. Encyclopédie de l'Islam, v°

Bâligh.

52. Susceptibles de l'enrichir, comme aussi de l'appauvrir : vente, location, transaction, etc. 53. Margînânî, Hidâya, III, 206. 54. Plur. de fatwâ, consultation juridique, rendue par un muftî, qui s'en tenait généralement à l'opinion ayant, en fait, prévalu.

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entre les trois opinions professées dans l'école, celle d ' A b û Hanîfa — d ' o ù l'article 478 de ses Règles du droit musulman hanafite relatives au Statut personnel et aux Successions. C e travail fut considéré par les Juridictions mixtes (qui, par le jeu de 1'« intérêt mixte » devenaient souvent compétentes à l'égard des musulmans) comme l'expression officieuse, certes, mais sûre, du droit hanafite et devint sous la plume des commentateurs européens, le Code égyptien du Statut personnel (C.E.S.P.), encore que ce prétendu code n'ait jamais été promulgué, ni même publié officiellement par les autorités égyptiennes. L e s juridictions musulmanes l'ont toujours du reste pratiquement ignoré. C e choix de Qadrî n'a pas été judicieux. L a thèse d ' A b û Hanîfa forme un tout : en aucun cas, et quel que soit son âge, un individu ne doit être interdit en raison de son inaptitude à bien gérer sa fortune. Il n'est pas logique de retenir une partie de sa thèse (celle qui concerne le mineur) et de rejeter le restant. Or, indiscutablement, en ce qui concerne le prodigue, les mufti-s hanafites ont adopté non pas l'enseignement d ' A b û Hanîfa, mais celui de ses deux disciples partisans de l'interdiction du prodigue 55. L e pubère inapte à bien gérer sa fortune se trouve dan9 une situation très voisine de celle du prodigue. Voilà pourquoi, dans la plupart des pays hanafites, on avait antérieurement à la codification contemporaine qui a partout fixé un âge déterminé à la majorité patrimoniale, adopté le point de vue d ' A b û Y û s u f . L e pubère, chez lequel ne se manifeste pas l'aptitude à bien gérer sa fortune (qui n'est pas rastd), est interdit par décision du j u g e et son incapacité date de cette décision 5 6 ; sa fortune ne lui est remise que lorsque l'interdiction est levée par le juge.

1316. — Stricte égalité des mineurs des deux sexes, sauf en droit malékite. Quand il s'agit des droits de la personne, le fiqh montre une nette tendance à établir des régimes juridiques différents à l'égard de l ' h o m m e et de la femme, c o m m e par exemple en ce qui concerne la fin de la hadâna ou l'âge de la puberté, pour ne citer que les institutions qui se rattachent directement à la minorité. E n revanche, dans le domaine patrimonial, l'observateur le moins informé est bien obligé de reconnaître que, contrairement à la plupart des législations anciennes, la f e m m e — et même la f e m m e mariée — y jouit exactement des mêmes droits que l'homme. U n e preuve supplémentaire de cette égalité des deux sexes sur le plan patrimonial est fournie par ce fait que le9 conditions d'aptitude à la gestion du patrimoine et notamment cette « rectitude de l'esprit », rusd, qui marque l'accession à la majorité quant aux biens, ces conditions sont les mêmes, qu'il s'agisse 55. 56. Majalla Madhal

Haskafî, en marge d'Ibn 'Âbidîn, Radd al-Mufitâr, V, 103. Mahmasânî, Nazariyyat al-'âmma, II, 113, qui rappelle que la ottomane s'était ralliée à cette thèse. Cf. Mustafâ al-Zarkâ', alal-fiqhî al-'âmm, II, n° 452.

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d'un jeune homme ou d'une jeune fille. Telle est, du moins, la règle acceptée, sans la moindre réserve, par les écoles hanafite, chaféite et hanbalite. L e principe y est admis d'une façon si indiscutable, il paraît tellement aller de soi, que la plupart des docteurs qui se réclament de ces trois écoles ne se donnent même pas la peine de le rappeler en passant. O n ne trouve d'atteintes à cette règle qu'en droit malékite. En règle générale, d'après les anciens légistes de cette école, la femme n'est réputée majeure, et n'a le droit de disposer de ses biens, qu'après qu'elle aura été mariée, que le mariage aura été consommé, et qu'un « certain » temps se soit écoulé depuis son mariage; les uns disent un an, d'autres, deux ans, et d'autres enfin vont jusqu'à exiger sept années de mariage et de surcroît, il faut que quatre témoins viennent attester 57 son aptitude à bien gérer un patrimoine. Ce n'est pas qu'avant son mariage une femme ne puisse être déclarée apte à gérer ses biens : le père a, en effet, la faculté de reconnaître par tarsîd la maturité d'esprit de sa fille, mais cette hâte n'est pas recommandable ; devant le ridicule d'une vieille fille qui serait toujours privée de la gestion de sa fortune, et bien qu'il ne s'agisse là que d'une hypothèse d'école, puisqu'il n'y a pas de vieilles filles dans l'Islam, les auteurs malékites d'époque tardive 5 8 ont pour la plupart décidé que, passé un certain âge, la femme serait tenue pour rasîda, à moins que l'absence de maturité d'esprit ne soit prouvée en justice. D a s û q î 5 9 , mort en 1815, donne, en un remarquable raccourci, le dernier état du droit malékite sur la question. Son point de vue paraît singulièrement s'écarter des arguties qui avaient cours antérieurement dans l'école : « En somme, celle dont on connaît la maturité d'esprit peut être déclarée majeure, sans réserve aucune, avant comme après la consommation du mariage, cela aussi bien par le père que par le wasî du père ou le muqaddatn (délégué du cadi) ; celle dont on ignore l'aptitude peut être déclarée majeure par le père avant comme après la consommation du mariage ; mais, de la part du wasî, la déclaration n'est valable qu'après le mariage, et pas avant ; quant au muqaddatn, il ne peut jamais déclarer majeure celle dont on ignore (si elle a acquis) la maturité d'esprit rusd. »

1317. — La majorité patrimoniale dans les monuments législatifs actuels. Sur le problème de l'accession à la majorité, le vice ¡fondamental du fiqh, quelle que soit l'école considérée, est de s'être toujours refusé 57. Ibn Ru§d (mort en 1x98), Bidâya, II 277. 58. Encore que tous ces auteurs partent du même texte de Halîl (Muhtasar, III, 62), singulièrement obscur. Comparer entre eux les Commentaires de Hattâb (mort en 1546), V, 67 et de Hirsî (mort en 1689), IV, 206. 59. Dans le grand commentaire de Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 299.

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à fixer un âge déterminé à partir duquel le mineur se voit confier la gestion de ses biens. Cela en raison de l'extrême variabilité des êtres humains ; les uns sont précoces, les autres, plus lents à acquérir cette maturité d'esprit sans laquelle, dans l'esprit des docteurs musulmans, il n'y a pas de majorité possible. Les différences sociales, les différences de climats, ajoutent encore aux différences dans les tempéraments individuels. Comment fixer, dès lors, un âge uniforme à la majorité, comment admettre que celle-ci soit acquise ipso facto à une date établie à l'avance et arbitrairement ? Cette répulsion à l'égard d'une majorité automatique que le Droit musulman classique partage, du reste, avec bien des législations anciennes, est à la source de toutes les difficultés que les fuqahâ1 n'ont réussi à surmonter que très imparfaitement, comme il ressort de l'exposé qui précède. L e législateur moderne, sans s'embarrasser des scrupules des juristes anciens, a voulu porter le remède là où le mal était le plus grand. En établissant un âge fixe et invariable d'accession à la majorité, on devait protéger non seulement le mineur contre le mauvais vouloir du tuteur, mais aussi les tiers qui, en l'absence de toute publicité accompagnant le « fait » de la maturité d'esprit, ne savaient jamais s'ils ne traitaient pas avec un incapable. Dans l'Inde de l'époque coloniale, on avait abandonné dès 1858 60 le système du fiqh, à majorité variable suivant les individus, pour fixer à dix-huit ans la majorité patrimoniale de ceux qui n'avaient pas de tuteur désigné par une cour de justice, ces derniers n'accédant à la majorité patrimoniale qu'à vingt et un ans. Presque à la même date — e x a c t e m e n t en 1871 — l e gouvernement ottoman, par le moyen procédural de l'exception de compétence, fixait à vingt ans l'âge de la majorité de plein droit. En Egypte, le décret de 1897, qui créait les tribunaux de tutelle, retenait l'âge de dix-huit ans. Mais, en 1925, la loi modifiant ces tribunaux, élevait l'âge de la majorité patrimoniale de plein droit à vingt et un ans. Depuis lors, c'est ce chiffre qui a été conservé en Égypte, et par le Code civil de 1948, et par la loi sur la tutelle quant aux biens de 1952. L'âge de dix-huit ans est celui qui a été choisi, en Syrie 61 , en Irak (art. 106, Code civil) et au Liban 62. L a Tunisie a préféré l'âge de vingt ans (art. 157, Code tunisien du Statut personnel) et le Maroc, celui de vingt et un ans (art. 137, Code marocain du Statut personnel). Cependant dans ces deux pays, le tarSîd, ou déclaration de maturité d'esprit, conférant la majorité n'a pas disparu. A partir de dix-huit ans, au Maroc, et de quinze ans 60. Consulter sur la question et les différents acts qui se sont succédé aux Indes (Act X L de 1858 ; Act IX de 1875 e t A c t v n l d e ^ço), Syed Ameer Alî, Mohammedan Law, II, 536. 61. Code du Statut personnel, art. 162, et Code civil, art. 46. 62. Code des Obligations et des Contrats, art. 215.

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en T u n i s i e , le mineur peut être reconnu apte à gérer son patrimoine 63 . E n Algérie, d u temps des autorités françaises, la question avait fait l'objet de nombreuses dispositions législatives et, en dernier lieu, en 1957, u n e loi qui ne comptait pas moins de 1 7 4 articles 64 . Il ne semble pas que cette loi soit effectivement appliquée depuis l ' I n d é pendance encore que, sous quelques réserves, [l'ancienne législation française ait été reconduite par la loi d u 31 d é c e m b r e 1962.

63. Code marocain du Statut personnel art. 165, alin. 2 ; Code tunisien du Statut personnel, art. 158 et 159. 64. A. Colomer, « L a réforme du régime des tutelles et de l'absence en droit musulman algérien », Revue Algérienne, 1959, n° 5 et 6.

Section

III

L E S P O U V O I R S DES T U T E U R S

1318. — Complexité de la question. A se fier à quelques affirmations cueillies ici et là, même chez des auteurs dont l'autorité est incontestée, on pourrait être tenté de croire que tous les tuteurs ont des pouvoirs analogues, qu'ils soient tuteurs légaux comme le père (et le grand-père) ou tuteurs testamentaires désignés soit par le père soit par le grand-père, quand ce dernier peut accéder à une telle fonction, comme en droit hanafite et droit chaféite, ou encore tuteurs judiciaires. On trouve en effet dans le très sérieux al-Kâsânî 1 , au chapitre sur le louage : « Les wasîs (tuteurs testamentaires) ont les mêmes pouvoirs que ceux qui les ont choisis et désignés ; quant au grand-père, il vient à la place du père. » AlMawwâq 2, commentant Halîl, écrit de son côté : « Le wasî (quand il est) 'adl, est comme le père. » Et Sîrâzî 3 le Chaféite emploie délibérément l'expression très générale de nâzir, qui englobe et les walî-s et les wasî-s, en énumérant les actes qui peuvent être accomplis sur les biens du mineur par les tuteurs pris dans leur ensemble. En réalité, une pareille uniformité est illusoire ; et si, négligeant les vagues déclarations ci-dessus mentionnées, on entreprend de cerner de plus près ce problème, on s'aperçoit que walî et wasî sont loin de disposer des mêmes pouvoirs. Bien mieux, dans les écoles (hanafite et chaféite) qui confient éventuellement la tutelle au grand-père, celui-ci exerce de9 prérogatives moins étendues que celles qui échoient au père, tout au moins en droit hanafite. Comme le font remarquer les fuqahâ' contemporains 4, il ne saurait du reste en être autrement. Le bon sens, le souci des intérêts du mineur imposent de distinguer entre, d'une part, le walî qui est en principe le père, c'est-à-dire celui qui naturellement veillera le mieux sur le patrimoine du mineur et, d'autre part, le wasî, ou tuteur testamentaire. Ce dernier, dans la meilleure des hypothèses, ne peut être qu'un parent d'un rang plus éloigné que le père et, bien des fois,

1. 2. 3. 4.

Badâ'i', IV, 178, et V, 152 (livre de la vente). Hattâb et Mawwâq, op. cit., V, 71. Muhaddab, I, 328. Par exemple Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 454.

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il ne s'agira que d'un étranger à la famille 5, auquel on ne peut raisonnablement accorder la même confiance qu'au père ou au grand-père. 1319. — Plan de l'exposé. Cela explique que les juristes écrivant en arabe — la plupart étant de formation hanafite — ont préféré, plutôt qu'un exposé d'ensemble des pouvoirs des tuteurs walî et wasî, examiner séparément et successivement la situation de chacun d'eux, depuis le père jusqu'au délégué du cadi 6. Il ne nous a pas paru téméraire ni contraire à l'esprit du fiqh de tenter un certain regroupement, en évitant toute formule trop générale qui tendrait à forcer l'analogie qui existe dans une certaine mesure entre les pouvoirs des différents tuteurs [compris dans une même catégorie. C'est ainsi que dans une première partie (I) seront étudiés les pouvoirs du walî, qui est le père dans toutes les écoles et, éventuellement, le grand-père dans les écoles hanafite et chaféite. Dans la deuxième partie (II), seront définis les pouvoirs des wasî-s ; puis enfin (III), les pouvoirs du juge et de son délégué. L a dernière partie (IV) de cette section sera consacrée à préciser ce qui reste au mineur d'aptitude à conclure des actes juridiques, face à l'autorité de son tuteur ou, si l'on veut, sous le couvert de cette autorité, ou à côté de celle-ci. 1320. — I. Pouvoirs du « walî » proprement dit. On sait que le premier walî est le père, le seul que connaissent les écoles malékite et hanbalite. En droit hanafite, le grand-père ne se voit conférer la walâya qu'à défaut de tuteur testamentaire désigné par le père, mais en droit chaféite, il accède à la tutelle immédiatement après le père. De ce seul fait, on devine déjà qu'en droit chaféite le grand-père et le père disposeront de pouvoirs à peu près semblables, tandis qu'en droit hanafite le fait que la tutelle ne soit dévolue au grand-père qu'à défaut de wasî du père place le grand-père dans une situation quelque peu diminuée. Certains Hanafites vont jusqu'à affirmer que, logiquement, il ne saurait avoir plus de pouvoirs que le wasî, puisque celui-ci a priorité sur lui ; d'autres, au contraire, rétorquent que le grand-père est loco patris, que c'est un tuteur légal et non testamentaire, dont la situation doit donc être très voisine de celle du père. On retrouvera cette controverse plus loin, en délimitant les pouvoirs du grand-père. 5. Il n'y a que les Chiites imâmites pour accorder au tuteur testamentaire les mêmes pouvoirs qu'au tuteur légal. Sur cette insolite égalité, consulter Hossein Safaï, La protection des incapables, p. 178. 6. C'est le plan adopté notamment par Abû Zahra, Le mariage (en arabe), p. 467 et s. ; 'Umar 'Abd Allâh, Statut personnel (en arabe), p. 552 et s. ; Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 454 et s.

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1320. — Étendue des pouvoirs du père. L'inutile préalable hanafite. Il convient tout d'abord de faire bon marché d'une théorie hanafite qui, sous couleur d'introduire les nuances nécessaires et par là de protéger le mineur, risque d'introduire dans une matière déjà bien embrouillée un nouvel élément d'incertitude pour le praticien et l'exégète. Des auteurs de basse époque, dans le dessein aussi évident que louable d'apporter le plus de limitation possible à l'omnipotence du père, telle qu'elle est consacrée par le fiqh classique, ont voulu distinguer quatre catégories différentes de pères-tuteurs. Il y aurait d'abord le père honorable ('adl) et bon administrateur ; puis celui qui est tout à la fois mauvais administrateur et peu doué pour les affaires ; puis enfin, celui qui est connu pour sa prodigalité (tabdîr) et son gaspillage (isrâf). Dans la quatrième catégorie, on comprendrait tous ceux — inutile d'ajouter qu'ils représentent la grande majorité des tuteurs — dont on ne sait rien, mastûr al-hâl. On ignore s'ils sont de bons ou de mauvais administrateurs. Or le père mastûr al-hâl — et ce point est capital — est assimilé au père bon administrateur. Il a, comme ce dernier, dont les capacités de gestion sont déjà connues de tous, la faculté d'accomplir sur les biens du mineur tous les actes juridiques qui rentrent normalement dans les attributions du père-tuteur, honorable et bon administrateur. C'est à ces deux catégories de tuteurs que se rapporteront tous les développements qui suivent. Il reste en ligne le prodigue notoire et le père mauvais administrateur. En ce qui concerne le premier, aucun problème ne se pose ; il devrait, en principe, être interdit et, en tout état de cause, « le magistrat nommera aux mineurs un tuteur » (Qadrî pacha, Statut personnel, art. 425). En revanche, le père « mauvais administrateur » est très difficile à concevoir. Il faudrait imaginer des circonstances vraiment exceptionnelles pour que ce personnage sorte de la catégorie du mastûr al-hâl qui, lui — rappelons-le — a les mêmes droits que le père bon administrateur. O n serait tenté de le confondre avec le prodigue et le « dissipateur », dont la mauvaise gestion est flagrante, mais ce n'est pas ce qu'ont voulu les partisans de cette thèse. A vrai dire, la création de cette entité nouvelle du père « mauvais administrateur » n'a eu pour but que d'obliger tous les tuteurs, sans distinction, à être prudents dans les achats et les ventes consentis pour le compte des mineurs. En effet, le père réputé « mauvais administrateur » ne peut vendre les biens immobiliers de ses enfants qu'au double de leur valeur vénale et il ne peut acheter des immeubles pour le compte du mineur que s'il les acquiert à moitié prix. Quant aux biens meubles du mineur, il ne lui est permis de les vendre qu'au moins 50 p. 100 plus cher qu'ils ne valent en réalité, et il n'est autorisé à acheter des choses mobilières pour le mineur qu'en payant seulement les deux tiers de leur valeur marchande. C'est ainsi du moins

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q u e les fatâwâ i n t e r p r è t e n t l ' a v a n t a g e « é v i d e n t » 7 q u e le m i n e u r doit retirer de l ' o p é r a t i o n et q u i seul j u s t i f i e l'initiative d u père « m a u vais a d m i n i s t r a t e u r ». C e r t e s , cette r é g l e m e n t a t i o n si tatillonne n e vise à p r o p r e m e n t parler q u e le p è r e « m a u v a i s a d m i n i s t r a t e u r » mais o n d e v i n e q u ' e l l e constitue u n e m e n a c e à l ' é g a r d de t o u s le9 t u t e u r s i n d i s t i n c t e m e n t , car il appartient au m i n e u r , à sa m a j o r i t é , de faire annuler la v e n t e 8 e n établissant r é t r o s p e c t i v e m e n t q u e s o n p è r e était m a u v a i s administrateur. C e t t e m e n a c e est s u s c e p t i b l e de d o n n e r à r é f l é c h i r au t u t e u r d o n t les capacités de g e s t i o n ne sont p a s notoires, qui p e u t t o u j o u r s se d e m a n d e r si le m i n e u r n ' i n v o q u e r a pas, r é t r o a c t i v e m e n t , d e s actes de disposition antérieurs p o u r p r o u v e r q u ' i l était m a u v a i s a d m i n i s t r a t e u r , e n c o r e q u e les s t r u c t u r e s de la f a m i l l e m u s u l m a n e r e n d e n t pareille d é m a r c h e d e s e n f a n t s p e u v r a i semblable. L ' h y p o t h è s e d u p è r e « m a u v a i s a d m i n i s t r a t e u r » et les l i m i t e s q u e cette i n a p t i t u d e lui i m p o s e , q u a n t à la g e s t i o n des b i e n s de ses e n f a n t s , n e figurent pas dans les g r a n d s o u v r a g e s classiques d e l ' é c o l e hanafite. O n p e u t d o n c ne pas en tenir c o m p t e et se b o r n e r au cas h a b i t u e l , très voisin de celui q u i est e n v i s a g é p a r les d o c t e u r s d e s autres écoles. D a n s cette o p t i q u e le père est p r é s u m é s o u c i e u x d e s intérêts d e ses e n f a n t s m i n e u r s ; au pis aller, o n i g n o r e s'il est b o n o u m a u v a i s a d m i n i s t r a t e u r , il est mastûr al-hal ; u n p o i n t est c e r t a i n , il n ' e s t pas p r o d i g u e ou gaspilleur, car a u t r e m e n t o n devrait l ' i n t e r dire et, partant, le p r i v e r de la tutelle.

1321. — Les actes juridiques interdits au père-tuteur. Il c o n v i e n t e n effet de c o m m e n c e r par là. L e s p o u v o i r s d u p è r e sur les b i e n s de ses e n f a n t s m i n e u r s sont t e l l e m e n t é t e n d u s q u e l ' o n p o u r r a i t se c o n t e n t e r d ' é n u m é r e r les q u e l q u e s actes q u e la loi l u i interdit d ' a c c o m p l i r et d ' a j o u t e r q u e t o u t ce qui ne l u i est pas d é f e n d u par la loi lui est p e r m i s . Il y a une part de vrai dans cette m é t h o d e ; mais il n ' e n reste pas m o i n s q u ' i l f a u d r a préciser, n o t a m m e n t à p r o p o s de certains actes de disposition, les c o n d i t i o n s de validité des actes (la g r a n d e m a j o r i t é ) q u ' i l est autorisé à a c c o m p l i r . T o u t e libéralité, q u e l l e q u ' e l l e soit (tabarrû') consentie par le p è r e q u a n d elle s ' i m p u t e s u r les b i e n s d u m i n e u r est interdite d ' u n e f a ç o n a b s o l u e . C ' e s t le t y p e m ê m e de l'acte « essentiellement p r é j u diciable », ad-dârra al-mahda, s u i v a n t l ' e x p r e s s i o n consacrée, l ' a c t e q u i , par définition, r e n d pire la c o n d i t i o n d u m i n e u r , p u i s q u e ce d e r n i e r s ' a p p a u v r i t sans rien r e c e v o i r en é c h a n g e . L a règle, s i m p l e au p r e m i e r a b o r d , n'est pas sans s o u l e v e r

de

7. ' U m a r ' A b d Allâh, Statut personnel (en arabe), p. 555 ; cf. Ibn Qâdî Simâwna, Jâmi' al-fusûlayn. 8. Qadrî pacha, Code du Statut personnel et des Successions, art. 424, et son MurSîd al-Hayrân, art. 282 et 283.

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grosses difficultés d'application, s'agissant des contrats désintéressés (commodat, prêt, etc.) très proches des libéralités et de la donation onéreuse. I. L a donation simple, c'est-à-dire celle qui n'impose aucune contrepartie à la charge du donataire, est évidemment interdite au tuteur, de l'avis unanime des docteurs de toutes les écoles, puisqu'elle appauvrit le mineur, sans qu'il en retire le moindre profit. Que faut-il décider en ce qui concerne la donation onéreuse ? En droit hanafite 9 il existe sur ce point une controverse dont on ne sait trop comment sortir. D'après Abû Hanîfa, et son disciple Abû Yûsuf, la donation onéreuse (al-hiba bi-izvad) est un acte à titre gratuit dans ses prémices, c'est-à-dire en ce qui concerne les règles qui gouvernent sa formation ; elle ne devient un acte à titre onéreux que par ses effets et c'est la prise de possession qui marque le moment de la mutation. Dès lors, d'après les deux imâms, le père-tuteur n'est pas habilité à disposer des biens de ses enfants par donation, fût-elle avec charges, et la contrepartie fût-elle égale ou même supérieure aux biens donnés. En revanche, Saybânî, l'autre grand disciple d'Abû Hanîfa, assimile la donation onéreuse à une vente, « du début à la fin » ; en conséquence, il n'est pas interdit au père tuteur de disposer de la sorte du patrimoine de ses enfants. Quelle est celle de ces deux opinions qui a prévalu dans l'école ? Il semble que ce soit celle de Saybânî 1 0 , encore qu'elle ne protège que très imparfaitement les intérêts du mineur. Dans les trois autres écoles, la solution est beaucoup plus simple. L a donation onéreuse y est traitée comme une vente à tous les points de vue 1 1 , sous réserve d'une opinion chaféite qui la tient pour absolument nulle 12 . Il en résulte logiquement que le père qui a le pouvoir de vendre les biens de son fils peut les donner contre compensation, à la condition que la contrepartie ne soit pas trop inférieure à la valeur du bien donné, exactement comme s'il s'agissait d'une vente consentie par le tuteur qui n'est valable, comme on le verra, que si elle n'entraîne pas une trop grande lésion pour le mineur. Al-Mawwâq 1 3 , commentant le passage de H a l î l 1 4 où il est dit que le « tuteur ne peut faire une donation (des biens du mineur) moyennant contrepartie », précise qu'il s'agit du wasî, du tuteur testamentaire, mais 9. Kâsânî, Badâ'i1, V, 153 ; Y. Linant de Bellefonds, Des donations en droit musulman, Paris, 1935, p. 261 et s. 10. Ahmed Ibrahîm, in revue al-Qanûn wa l-Iqtisâd, 2 e année, Le Caire, p. 640. I I . Ibn Qudâma, Mugnî, V, 623 : « C'est un transfert de la propriété contre une compensation déterminée, c'est comme une vente ; et les règles de la vente s'appliqueront (en ce qui concerne) la garantie des pertes, la possibilité d'y introduire une option, le droit de retrait du co-indivisaire. » 12. Sîrâzî, Muhaddab, I, 447. 13. Sur le Mawâhib al-Jalîl, de Hattâb, V, 72. 14. Op. cit., III, 62.

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que le père, tuteur légal, ayant le droit de vendre les biens de son fils, peut en conséquence les donner contre compensation. 2. L e père ne peut disposer par testament des biens de ses enfants mineurs, encore que le transfert de propriété ne doive s'effectuer qu'à la mort du mineur. Sur ce point, l'accord des juristes est évidemment total. De même, il ne lui est pas permis de prélever sur les biens de ses fils mineurs le montant des dots qui doivent être versées aux femmes qu'ils épousent. 3. Peut-il affranchir un esclave appartenant au mineur ? En droit hanafite, l'affranchissement lui est absolument interdit, qu'il s'agisse d'un affranchissement pur et simple ou d'un affranchissement contractuel (Kâsânî, op. cit., V, 153). Les autres écoles adoptent une position très voisine, sauf les Hanbalites qui reconnaissent au walî le pouvoir d'affranchir contre compensation. En l'absence de contrepartie on serait en présence d'un acte essentiellement préjudiciable au mineur sur le plan patrimonial, encore que sur le plan moral cet acte soit vivement recommandé. Si le tuteur a le pouvoir d'affranchir contractuellement (mukâtaba) les esclaves appartenant au mineur, c'est à la condition, précisent les Hanbalites que le mineur en tire un réel profit, en d'autres termes, que les sommes que l'esclave s'engage à verser au mineur soient supérieures à sa propre valeur vénale 1 5 . 4. Leprêt est toujours, en droit musulman, un acte fondamentalement gratuit, qu'il s'agisse du prêt à usage ('âriyya) ou du prêt de consommation (qard). Cela dit, on peut se demander s'il est permis au père-tuteur de prêter pour l'usage ou pour la consommation un bien appartenant à son fils. Ces deux actes ne sont pas essentiellement préjudiciables, puisqu'ils ne privent pas le fils mineur de la propriété de son bien, mais ils ne sont pas a priori très avantageux pour lui puisqu'ils ne lui procurent aucun avantage matériel. En droit hanafite 1 6 on distingue soigneusement entre le prêt de consommation, que le tuteur ne peut jamais consentir sur les biens de son fils, et le prêt à usage qu'il peut effectuer valablement. Si le prêt de consommation est interdit, c'est qu'il constitue aux yeux des Hanafites une véritable libéralité, et toute libéralité faite au détriment du mineur est interdite au père. Cependant, en droit hanafite, le cadi dispose pour sa part d'un tel pouvoir ; le prêt devient alors une mesure de protection des biens du mineur, car il s'accompagne de certaines garanties que seul le cadi peut assurer du fait de son autorité. En revanche, les biens du mineur peuvent faire l'objet 1 5 . I b n Qudâma, Mugnî, I V , 242, et M a n s û r b. Idrîs, Kassdf

al-Qinâ1,

II, 224. En droit malékite, si le père s'arroge le droit d'affranchir, même avec contrepartie, il reste débiteur de la valeur de l'esclave (Hattâb, op. cit., V, 73). En droit chaféite, l'affranchissement même contractuel est interdit. Voir Sîrâzî, Kitâb at-Tanbifi (trad. Bousquet), II, p. 29. 1 6 . Kâsânî, Badâ'i1, V , 1 5 3 {qard) et V , 1 5 4 ('âriyya) ; I b n Qâdî Simâwna, Jâmï al-fusûlayn, I I , 1 6 ; en marge Ahkâm as-sugâr, I I , 36.

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d ' u n c o m m o d a t consenti par le père. D a n s la stricte l o g i q u e d u raisonn e m e n t par analogie (qiyâs) le prêt à usage {'âriyya) devrait être interdit, au m ê m e titre q u e le prêt d e c o n s o m m a t i o n ; on le tolère, en droit hanafite, q u e par istihsân, c'est-à-dire par dérogation à la règle dictée par le r a i s o n n e m e n t analogique, en raison d u fait, disent les uns, qu'il s'apparente aux actes de gestion c o m m e r c i a l e q u e le père a la f a c u l t é d ' a c c o m p l i r sur les b i e n s d u m i n e u r ; p o u r des raisons d ' o p p o r tunité, disent les autres, car il serait contraire à l'esprit de fraternité et de coopération, qui est celui de l'Islam, d e ne pas p e r m e t t r e à des tiers de tirer profit d ' u n bien dont le m i n e u r p e u t ne pas avoir besoin momentanément. E n droit hanbalite 17 , le père p e u t n o n s e u l e m e n t e f f e c t u e r u n prêt à usage avec les biens d u m i n e u r , mais il lui est loisible de les prêter p o u r la c o n s o m m a t i o n (qard) « à la condition q u ' u n tel prêt soit consenti dans l'intérêt d u m i n e u r ». L a réserve s u r p r e n d , q u a n d on se s o u v i e n t q u e j a m a i s des intérêts ne p e u v e n t être stipulés dans le prêt d ' a r g e n t et q u ' e n ce qui c o n c e r n e les autres biens f o n g i b l e s , ce qui est restitué ne p e u t être ni meilleur ni p l u s i m p o r t a n t q u e ce qui a été prêté, sans qu'il en résulte u n profit illicite'(nèa). L ' i n t é r ê t d u m i n e u r à v o i r prêter son b i e n apparaît c e p e n d a n t dans des h y p o thèses p l u t ô t rares, mais n u l l e m e n t invraisemblables. O n p e u t s u p p o s e r d ' a b o r d q u e le t u t e u r désire transférer d ' u n pays dans u n autre les biens d u m i n e u r avec le m i n i m u m de risques ; dans ce cas, il les prêtera, et l ' e m p r u n t e u r — a u q u e l on aura d e m a n d é de remettre u n gage, mais ce n'est pas indispensable — p r e n d r a les risques à sa charge. O n p e u t aussi i m a g i n e r q u e les biens prêtés sont de nature périssable et que le t u t e u r préfère les prêter p o u r en r e t r o u v e r plus tard l ' é q u i v a l e n t , p l u t ô t q u e de les v e n d r e . 5. E n f i n , le walî ne p e u t effectuer p o u r le c o m p t e d u m i n e u r les actes strictement attachés à la personne. C ' e s t ainsi q u ' i l ne p e u t r é p u d i e r la f e m m e d u m i n e u r 1 8 , m ê m e contre c o m p e n s a t i o n p a y é e par la f e m m e (hul') ; toute reconnaissance de parenté p o u r le c o m p t e de l ' e n f a n t lui est interdite et s o n aveu d ' u n e infraction q u ' a u r a i t c o m m i s e le m i n e u r est inopérant.

1322. — Actes que le père « doit » ou « peut » accomplir pour le compte du mineur. Il doit a c c o m p l i r t o u s les actes dits conservatoires, r é c l a m e r les créances, accepter les biens d o n n é s ou légués au m i n e u r , q u a n d d o n a t i o n et legs ne p r é v o i e n t pas de contrepartie ; il lui f a u t accepter la dot constituée à sa fille m i n e u r e 1 9 . T o u s les actes q u ' e n t r a î n e 17. Ibn Qudâma, Mugnî, I V , 224. 18. Kâsânî (Badâ'i 1 , V, 153) explique la chose autrement; la répudiation serait un acte « essentiellement préjudiciable ». 19. Kâsânî, Badâ'i', V, 153.

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normalement la gestion commerciale (tawâbi' at-tijâra) sont permis au tuteur 20 : louer les biens meubles et immeubles, ainsi que les bestiaux appartenant à ses enfants ; il peut même louer la personne du mineur si c'est un garçon. Quand il s'agit d'une location de choses, le mineur devenu majeur sera tenu d'en respecter la durée, même si elle excède le temps de la minorité. Tandis que si ce sont les services du mineur qui ont été loués, ce dernier, à sa majorité, a la faculté de mettre fin au contrat. L e loyer convenu doit être équivalent au loyer moyen (ujra al-mitl) pratiqué sur le marché. On admet cependant qu'il soit un peu plus bas ; cette lésion légère ne donnant pas lieu à rescision. On précise dans certains ouvrages 21 que le tuteur ne saurait louer un bien du mineur pour une période trop longue, comme celle qui dépasserait trois ans. On vient de voir en effet que le mineur, une fois devenu majeur, doit respecter le bail. Mais cette limitation aux droits du tuteur légal ne se retrouve pas chez les auteurs qui font autorité. L e père peut également placer les biens du mineur en commandite (cela dans toutes les écoles), les donner en nantissement (rahn) pour la garantie d'une dette propre au mineur, et même d'une dette qui lui est personnelle 22 à lui, le père. Il a le droit de conclure avec lui-même tous les contrats précédents agissant en son nom d'une part, et au nom de ses enfants d'autre part, comme il a le droit de les faire conclure par un mandataire 23.

1323. — Les actes de disposition du père « walî ». Jusqu'à présent, on a pu noter que les quatre écoles sunnites avaient adopté des règles très voisines, relatives à la gestion des biens du mineur par son père. Cette ressemblance va-t-elle s'atténuer, s'agissant des actes de disposition ? Nous ne le croyons pas. Ici encore on retrouvera à quelque chose près la même omnipotence du père à la condition de ne pas se laisser abuser par les mots. En droit hanafite, les pouvoirs du père sont, à ce point de vue, à peu près absolus 24. Il peut vendre ou acheter pour le compte de ses enfants mineurs, à la seule condition que le prix soit équivalent à la valeur de la chose ou, tout au plus, inférieur d'un montant qui ne dépasse pas ce dont on est lésé habituellement dans le commerce. Vente et achat peuvent être effectués par le père non seulement 20. Kâsânî, Badâ'ï, V, 154, et IV, 178. 21. Par exemple ahkâm as-sugâr, en marge du Jâmi' al-fusûlayn de Qâdî Simâwna, I, 219-220. 22. Margînânî, Hidâya, IV, 109 ; Zayla'î, Tabyîn, VI, 213 (la glose de Salabî). 23. Kâsânî, Badâ'ï, V, 154. 24. Kâsânî, Badâ'ï, V, 153 ; Ibn Nujaym, al-Bahr ar-Râ'iq, IV, 213, et VIIÎ, 107 ; Qadrî pacha, Code du Statut personnel et des Successions, art. 423 et 426.

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au profit des tiers, ce qui est normal, mais même pour son propre compte et, quand le père contracte ainsi avec lui-même, agissant tout à la fois comme vendeur ou acheteur pour son compte et comme tuteur de ses enfants, on ne va même pas jusqu'à exiger de lui qu'il formule une offre et une acceptation séparées. Ce détail sur lequel les auteurs insistent 25 est particulièrement significatif de cette omnipotence du père. Celle-ci a du reste gêné les fuqahâ' hanafites d'époque tardive. Passe encore que le père dispose, au profit d'étrangers, des biens de ses enfants mineurs, sans formalités, sans contrôle, sans autorisation ; on peut penser que l'attachement, l'affection ou l'amour qu'un père porte naturellement à ses enfants sont encore leur meilleure sauvegarde, et vaudront à eux seuls, toutes les garanties. Mais ce raisonnement n'est plus possible dès lors que le père se trouve en conflit d'intérêt avec ses enfants, soit qu'il leur achète pour lui-même une chose leur appartenant, soit qu'il leur vende un de ses biens. C'est pourquoi l'auteur du Jâmi' ahkâm as-sugâr 26 avait proposé de prévoir des conditions différentes, suivant que vente ou achat étaient conclus au nom de tiers étrangers à la famille, ou pour le compte du père-tuteur. Quand c'est un étranger qui acquiert un bien du mineur, ou lui vend quelque chose, on s'accorde à tolérer une lésion légère, gabrt yasîr, au détriment du mineur, autrement dit la vente ou l'achat seront valables, encore qu'ils ne soient pas conclus au prix correspondant à la valeur réelle de la chose (bi-mitl al-qîmat), mais à un prix légèrement inférieur, à la condition que cette lésion ne dépasse pas celle que les « gens » ont coutume de supporter dans leurs transactions. Sur ce point, il n'existe pas de controverse au sein de l'école hanafite. En revanche, d'après l'auteur des ahkâm as-sugâr, quand le père acquiert pour son compte un bien du mineur, ou lui vend un bien qui lui appartient, ce ne peut-être qu'à la valeur réelle (bi-mitl al qîma). Cette thèse aurait été celle d'Abû Hanîfa, mais, finalement, l'école ne l'a pas retenue et, en toute hypothèse, quelle que soit la personne pour le compte de laquelle le père a traité, une lésion légère n'invalide pas l'acte conclu par lui. Ce n'est que dans le cas où la lésion est excessive {gabn fâhis) que l'opération effectuée par le père sera tenue pour non avenue ou qu'elle restera à son compte s'il a acquis d'un tiers au nom de son enfant. Pour retirer leur caractère ultra-secret aux opérations effectuées sur le patrimoine de ses enfants par le père agissant pour son propre compte, Qadrî pacha 27 , de son côté, a proposé que le prix, en l'occurrence, soit versé symboliquement à un tuteur ad hoc, qui le remettra immédiatement au père acheteur qui, en sa qualité de tuteur, est 25. Par exemple, Yûsuf Mûsâ, Statut personnel {en arabe), p. 455. 26. En marge de l'édition al-Azhariyya (1300 H.) du Jâmi' alfusûlayn, de Qâdî Simâwna, II, 32. 27. Statut personnel, art. 426.

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chargé de conserver les deniers de ses enfants. Symétriquement, quand le père vend un de ses biens à l'un de ses enfants, il devra — toujours d'après Qadrî pacha — en prendre possession symboliquement pour le compte de cet enfant. « Il ne sera pas présumé avoir pris possession par le seul fait de l'acte de vente. » Ce correctif aux pouvoirs exorbitants du père tuteur, qui traite avec lui-même, n'a pas reçu non plus la sanction des grands légistes de l'école hanafite et, vraiment, on n'aperçoit pas très bien sur quelle autorité, même isolée, il pourrait trouver un fondement.

1324. — L'omnipotence hanafite.

du père en dehors

du

droit

Dans les autres écoles, l'omnipotence du père est à peu près analogue à celle qui existe dans l'école hanafite, peut-être même est-elle encore plus accusée. Certes, tous les docteurs chaféites, malékites et hanbalites exigent que les actes de disposition du père, relatifs au patrimoine de ses enfants, soient justifiés par l'intérêt de ces derniers, ce qui explique que les mêmes mots reviennent dans leur exposé de la question : nazar, intérêt ; maslaha, utilité ; hazz, bonne occasion ; ils expriment tous cette idée vague que le père doit veiller en bon père de famille sur les biens de ses enfants, n'agir qu'à bon escient 2 8 . L e droit hanafite paraît donc ainsi plus réaliste par sa référence constante au prix réel pratiqué sur le marché, qui ne souffre tout au plus qu'une légère lésion : celle qui se produit habituellement dans les transactions commerciales. Non seulement le droit hanafite est plus réaliste, mais il est aussi plus sévère que l'enseignement chaféito-hanbalite. Celui-ci ne fait appel à la sagesse du père qu'en ce qui concerne les ventes des terrains et des immeubles appartenant aux mineurs. Quant à l'achat par le tuteur de fonds immobiliers pour le compte du mineur, il est tenu par les docteurs chaféites et hanbalites pour une opération toujours avantageuse c'est un bon placement qui met le patrimoine du mineur à l'abri des fluctuations de la monnaie et des risques de pertes inhérents au capital mobilier sous toutes ses formes 29. Il n'en reste pas moins que dans toutes les écoles la lésion grave, gain fâhis — notamment celle qui affecte la vente d'immeubles — entraîne la nullité de l'opération conclue par le père. L'enfant la fera prononcer à sa majorité à moins que d'ici là le juge, saisi par un autre parent ou d'office, ne remette les choses en l'état ; ce qui est 28. Sîrâzî, Muhaddab, I, 328-329 ; Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 240-241. Pour le droit malékite, consulter Santillana, Istituzioni, I, 398, qui croit déceler dans la doctrine malékite une légère évolution vers moins d'indulgence à l'égard du père ; à y regarder de près, on s'aperçoit que cette évolution conduit aux mêmes positions qui sont celles du fiqh en général. 29. Voir références supra, note 28 ; ajouter, pour le droit hanbalite, Mansûr b. Idrîs, Kassâf al-Qinâ', II, 233 et s.

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tout à fait exceptionnel, il faut bien le dire, quand il s'agit du pèretuteur. Cette vente lésionnaire est appelée muhâbba, obtenue par favoritisme, c'est-à-dire dictée par d'autres considérations que le profit. A vrai dire, il s'agit toujours, étant donné la modicité du prix, d'une donation déguisée qui comme telle est interdite même au père so .

1325. — Les pouvoirs du grand-père « wali ». En droit chaféite 31 le grand-père se voit confier la tutelle immédiatement après le père, si ce dernier est mort, absent, empêché ou déchu de la walâya. L a situation est alors très simple : loco patris, le grand-père dispose alors exactement des mêmes pouvoirs que le père. C'est ainsi qu'à l'instar du père il a le droit de vendre les immeubles de ses petits-enfants, sans être lié par les règles restrictives qui visent le wasî proprement dit, c'est-à-dire le tuteur testamentaire 32. Les pouvoirs du grand-père sont plus difficiles à préciser en droit hanafite. Cela tient au fait que l'école hanafite ne l'appelle à la walâya non pas après le père, comme en droit chaféite, mais à défaut de wasî, de tuteur testamentaire désigné par le père. Il vient en somme au troisième rang. D'où, dans l'école, deux tendances. L a première fait valoir que le grand-père paternel porte au mineur la même affection que le père, qu'au sein de la famille musulmane son autorité est égale à celle du père, que c'est lui et non le wasî qui exerce la tutelle sur la personne du mineur ; que dès lors il n'y aurait aucun inconvénient à le traiter comme le père et à lui attribuer sur ses petits-enfants les mêmes pouvoirs patrimoniaux que le père exerçait de son vivant sur ses enfants. C'était, dit-on, l'avis de Saybânî 33. L'autre tendance est représentée par ceux qui ont adopté l'enseignement d ' A b û Hanîfa et d ' A b û Yûsuf, enseignement qui s'est imposé à l'école, les fatâwâ étant rendues dans ce sens. Les partisans de cette opinion majoritaire rappellent d'abord qu'au sein de l'école nul ne conteste que le wasî désigné par le père ait priorité sur le grand-père paternel. D u moment que le père, nonobstant la présence du grand-père, a désigné un wasî à ses enfants, c'est qu'il entend faire passer celui-ci avant son propre père ; cela étant, ajoutent-ils, il ne 30. Pour les références à la nullité de la vente muhâbba, consulter supra, n° 343, note 27 ; ajouter Sîrâzî, Muhaddab, I, 328. 31. Rappelons que le droit chiite imâmite attribue au grand-père encore plus de pouvoirs que le droit chaféite, puisque dans ce système le père ne peut accomplir aucun acte relatif au patrimoine de ses enfants mineurs, que d'un commun accord avec le grand-père. 32. Sîrâzî, Muhaddab, I, 329. 33. Zayla'î, Tabyîn, VI, 213, qui penche pour l'assimilation de l'aïeul au père, en dépit de la priorité indiscutée du wasî ; cf. Kâsânî, Badâ'i', V, 154 ; Ibn Qâdî Simâwna, Jâtni' al-fusûlayn, II, 20.

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serait pas logique d'attribuer plus de pouvoirs au grand-père qu'au wasî du père, puisque ce dernier a priorité sur celui-là. A vrai dire, les solutions concrètes de l'école hanafite, en ce qui concerne l'étendue des pouvoirs du grand-père, ne consacrent pas toutes, et systématiquement, la thèse restrictive ; pour maints actes, elles constituent un compromis entre les deux tendances qui se sont fait jour dans l'école. Parfois, l'aïeul paternel est assimilé au père ; dans d'autres circonstances, mais ce sont les plus nombreuses, on lui impose les mêmes limitations de pouvoirs qu'au wasî. C'est ainsi — comme il a été précisé plus haut — que le père peut acquérir pour son propre compte des biens appartenant à ses enfants mineurs, même en leur faisant supporter une lésion légère {gain yasîr). L e grand-père, de l'avis unanime des docteurs hanafites, est traité en l'occurrence avec la même mansuétude. En revanche, le wasî ne peut absolument pas acquérir pour son propre compte les biens des mineurs dont il gère la fortune, cela de l'avis de Saybânî. A b û Hanîfa et A b û Yûsuf n'annulent l'opération que si les mineurs n'en retirent pas un « avantage » (hayr) quelconque 3 4 . Néanmoins, si l'on néglige ces cas exceptionnels où le grand-père est assimilé au père, on peut dire que d'une façon générale, en droit hanafite, l'aïeul n'a guère plus de pouvoirs que le wasî. Il arrive même qu'il en ait moins, mais c'est alors en vertu des principes généraux du droit. Ainsi, le grand-père n'a pas le droit de s'immiscer dans la gestion de la succession laissée par le père, dans la mesure où celle-ci n'est pas devenue la propriété des enfants du défunt. Par exemple, il ne lui appartient pas de payer les créanciers successoraux, de délivrer les legs constitués par le défunt, toutes opérations qui, dans la conception du fiqh, quelle que soit l'école considérée 35, sont antérieures à la transmission proprement dite de la succession aux héritiers.

1326. — II. Les pouvoirs du tuteur désigné par le père. L e tuteur testamentaire ou wasî aurait, dit-on, les mêmes pouvoirs que les tuteurs légaux et, notamment, que le père. On a déjà précisé ce qu'il fallait penser de cette affirmation pour le moins risquée, encore qu'elle se fonde sur quelques déclarations puisées dans les meilleurs auteurs, mais qui, en général, sont arbitrairement détachées de leur contexte. A vrai dire, il n'y a qu'en droit chiite imâmite que la proposition précédente soit absolument vraie 36 . Dans les écoles sunnites, et notamment chez les Hanafites et les Malékites, les pouvoirs du wasî sont sur bien des points inférieurs à ceux dont dispose le père 34. Kâsânî, Badd'i', V, 154. 35. Jâmi' ahkâm as-sugâr, II, 40-43 (en marge des Jâmi' al-fusûlayri). Voir aussi Qadrî pacha, Statut personnel, art. 454. 36. Voir les auteurs imâmites auxquels renvoie Hossein Safaï, La protection des incapables, p. 178.

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(et le grand-père, en droit chaféite). L a raison en est tellement évidente qu'il paraît superflu d'insister davantage sur ce point. Mais avant d'examiner les quelques cas, où l'infériorité du wasî par rapport au walî se manifeste avec le plus de netteté, il convient de rechercher au préalable ce qu'il advient des pouvoirs du wasî, quand plusieurs tuteurs testamentaires ont été désignés simultanément et, aussi, s'il est permis au père, en nommant plusieurs wasî-s, de leur attribuer des pouvoirs différents.

1327. — Plusieurs tuteurs testamentaires ont été désignés. Il n'est pas interdit au père — ainsi qu'au grand-père, dans les écoles hanafite et chaféite — de désigner simultanément plusieurs wasî-s. Quand le testateur a prévu expressément qu'ils ne pourraient agir qu'en se concertant ou qu'au contraire il leur laisse la liberté d'agir séparément, sa volonté devra être respectée dans les deux cas. Reste l'hypothèse où le testateur se contente de désigner plusieurs wasî-s, sans autre précision sur les modalités de leur action. En l'occurrence, toutes les écoles sont unanimes à décider que les wasî-s ne pourront agir que d'un commun accord 37, ils devront se concerter pour toutes les décisions intéressant le mineur. On n'apporte à cette règle générale que les dérogations imposées par la nécessité ou par le caractère banal ou conservatoire de la mesure prise isolément par un des tuteurs testamentaires. C'est ainsi qu'en droit hanafite 38 chaque wasî peut agir séparément en ce qui concerne : 1. Les actes urgents, comme celui de vendre certains biens du mineur pour payer les frais d'enterrement de son père, ou pour pourvoir à son entretien, ou même exécuter un legs au profit d'un pauvre qui ne peut attendre ; vendre les choses susceptibles de se détériorer rapidement. 2. Les actes conservatoires : exercice des actions en justice, recouvrement des créances, etc. 3. L'acceptation d'une donation sans charges ou d'un legs au profit du mineur. Ces acceptations ne pouvant en aucun cas se traduire par une perte pour le mineur car elles sont, suivant l'expression des fuqahâ', « essentiellement profitables ». 4. Sans se concerter avec ses cotuteurs, chaque wasî a le droit de louer les biens du mineur ou les services de celui-ci. C'est la limite extrême des actes qui n'exigent pas l'accord de tous les cotuteurs.

37. Margînânî, Hidâya, IV, 191 et s., et ses commentaires dans le Fath al Qadîr, IX, 425 ; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, V, 498. En droit malékite, Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 453 ; Ibn Qudâma, Mugnî, VI, 142 ; et pour le droit chaféite, Sîrâzî, Muhaddab, I, 463. 38. Qadrî pacha, Statut personnel, art. 447.

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1328. — Les cotuteurs peuvent-ils se voir confier des pouvoirs différents ? Toujours dans l'hypothèse où le défunt a désigné plusieurs wasî-s, on peut se demander s'il lui est permis de fixer à chacun d'eux des attributions différentes : l'un, par exemple, ne pouvant accomplir que les actes de gestion, l'autre, les actes de disposition en ce qui concerne les biens meubles, et un troisième, qui ne serait compétent qu'au sujet des immeubles. La quasi-unanimité des juristes de toutes les écoles, y compris l'école imâmîte, lui reconnaît ce droit 39 . A leurs yeux, la tutelle testamentaire est certes bien une walâya, et non pas un simple mandat, mais c'est une walâya concédée par le défunt. Il s'ensuit que la logique impose de respecter la volonté de celui-ci, quand il prive l'un des cotuteurs de tel pouvoir, qu'il accorde cependant à un autre. Si on lui reconnaît le droit de choisir plusieurs cotuteurs, pourquoi lui interdire de répartir entre eux d'une façon différente les charges de la tutelle ? Abû Hanîfa, seul dans l'école hanafite, a soutenu la thèse contraire. La loi donnait au défunt le droit de choisir un ou plusieurs testamentaires, mais les pouvoirs de ces tuteurs leur viennent de la loi ; c'est ce qu'on appelle la walâya sur les biens, institution dont le contenu est fixé par la Sarî'a. Cette walâya, en d'autres termes, forme un tout, elle ne saurait être fragmentée, elle n'est pas susceptible de plus ou de moins, au gré du testateur qui ne disposerait que du pouvoir de nommer des tuteurs et non pas de fixer leurs attributions, cela étant du domaine de la loi. La thèse d'Abû Hanîfa a prévalu dans l'école hanafite sur celle de ses disciples : ceux-ci avaient adopté le même point de vue que les imâm-s des autres écoles (Qadrî pacha, Statut personnel, art. 440).

1329. — L'infériorité du tuteur testamentaire. En dépit de l'affirmation, répétée un peu à la légère, que le wasî dispose toujours des mêmes pouvoirs que le walî qui l'a désigné, il existe entre eux quelques différences dont les principales vont être indiquées. Auparavant, il convient de rappeler que ces différences demeurent exceptionnelles, tout au moins quantitativement, qu'elles n'intéressent que les actes de disposition et que, même dans ce domaine, l'infériorité du wasî est très relative.

1330. — A. Le tuteur testamentaire ne peut vendre les immeubles que dans des cas exceptionnels. L'on sait que le père a le pouvoir de vendre à des tiers les immeubles appartenant au mineur, à la seule condition que la vente ne

et s.

39. Consulter 'Umar 'Abd Allâh, Statut personnel (en arabe), p. 570

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comporte pas de lésion grave (gabn fâhis) ; car celle-ci assimile la vente à une donation et toute libéralité qui s'impute sur le patrimoine du mineur est interdite au père. En ce qui concerne le wasî, les propositions précédentes doivent être inversées. En principe, ce dernier n'a pas le droit de vendre les biens immobiliers du mineur 40. A cette règle les écoles apportent des exceptions, plus ou moins nombreuses, suivant l'école considérée. D'après les Hanafites 41 , le wasî n'a le pouvoir de vendre les biens immobiliers du mineur que dans deux séries de circonstances, soit qu'il y ait nécessité, soit que le mineur en retire un avantage évident. 1. L a nécessité doit être entendue d'une façon large. O n tient la vente pour nécessaire quand elle doit permettre de pourvoir à l'entretien du mineur ; celui-ci, du fait qu'il a un patrimoine, ne saurait réclamer à quiconque une pension alimentaire. Les obligations à la charge du mineur légataire et les dettes qui grèvent les biens dont il hérite quand les premières ne peuvent être exécutées, et les secondes éteintes, avec le seul produit de la vente des biens meubles compris dans la succession, justifient la vente des immeubles. D e même, si l'immeuble menace ruine, « ou risque d'être usurpé ». 2. L'avantage évident. C'est d'abord le fait que la vente de l'immeuble ait lieu au double, par exemple, de sa valeur mais il y aurait aussi avantage évident à le vendre, s'il rapportait bien moins qu'il ne coûte en impôts et réparations. On retrouve chez les Malékites 42 les mêmes idées, exprimées presque dans les mêmes termes : nécessité et avantage évident permettent au wasî de vendre les immeubles du mineur. Dans cette école, il s'y ajoute une exigence qui n'existe pas en droit hanafite, c'est l'intervention du juge, qui ne doit autoriser la vente que si elle rentre dans un des deux cas prévus par la loi : nécessité ou avantage évident, cet avantage pouvant ne représenter qu'un tiers en plus de la valeur de l'immeuble, et non pas le double comme en droit hanafite. L'exigence de l'autorisation préalable du juge est une sage précaution, qui met le mineur à l'abri de la mauvaise foi du wasî, mauvaise foi qui, en droit hanafite, devra être prouvée par le mineur, longtemps après que la vente aura été conclue. Les Chaféites également s'en tiennent au même principe, et Sîrâzî trace les limites des pouvoirs de disposition du wasî sur les immeubles du mineur, dans un exposé qui serait tout aussi valable dans les autres écoles 43. « L e tuteur ne peut vendre les biens immo40. Il ne s'agit que des immeubles par nature : fonds de terre et maisons. 41. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Mufitâr, V, 502 ; Ibn Qâdî Simâwna, Jâmï al-fusûlayn, II, 21 ; Qadrî pacha, Statut personnel, art. 450 ; Fatâwâ alhindiyya (éd. Bulâq, 1310 H.), VI, 144. 42. Halîl, op. cit., II, 63 ; son commentaire par Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 303 ; voir aussi Bousquet, Précis, n° 106. 43. Muhaddab, 1,329 ; du même auteur, Tanbîh (trad. Bousquet), II, 30.

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biliers ('aqâr) que dans deux cas : le premier, s'il y a nécessité, comme pour l'entretien (du mineur) qui n'a pas d'autres biens et pour lequel il ne trouve pas à emprunter ; le deuxième cas est lorsque la vente (procure) un profit enviable (gibta) comme lorsqu'il en obtient un prix très supérieur à la valeur (de l'immeuble), une partie du prix servant à racheter un immeuble de la valeur de celui qu'il a vendu. Dans les cas qui ne sont pas analogues à ceux-ci, il n'y a pas (pour le mineur) une bonne occasion (hazz) et la vente n'est pas valable. Si c'est le père ou le grand-père qui ont vendu, le juge auquel il est demandé d'enregistrer la vente le fera sans s'inquiéter des (circonstances) car père et grand-père ne sont pas suspects de vouloir nuire au mineur ; mais si c'est un autre tuteur qui a vendu, le juge ne transcrira que s'il s'est assuré qu'il y a nécessité, darûra, ou occasion avantageuse, gibta. » Les Hanbalites sont moins exigeants : si, pour eux, la nécessité justifie la vente d'un immeuble du mineur par le wasî, ce qui va de soi, en revanche, ils ne vont pas jusqu'à exiger, à défaut de nécessité, un « avantage évident » ; il leur suffit que la vente soit « utile » au mineur, pour que le wasî ait le droit d'y procéder (Ibn Qudâma, op. cit., I V , 240-241).

1331. — B. Le tuteur testamentaire ne doit pas conclure à la fois pour son compte et pour le mineur. Tandis que le père (et le grand-père dans les écoles hanafite et chaféite) a la faculté d'acheter et de vendre un bien du mineur, étant donc, tout à la fois, d'une part acquéreur ou vendeur, et d'autre part, mandataire légal du mineur, ce genre d'opérations est interdit au wasî, dans toutes les écoles et n'est admis qu'avec bien des réserves par une partie de l'école hanafite. Chaféites, Malékites et Hanbalites 44 sont catégoriques ; dès lors qu'une opération juridique est susceptible de faire naître « un conflit d'intérêt » entre le wasî et le mineur, elle ne peut être conclue par le wasî; il s'agit au premier chef de l'achat par le wasî, pour son propre compte, d'un bien du mineur, ou de la vente par lui au mineur d'un de ses biens, mais aussi de la mise en gage d'un bien du mineur, pour garantir une dette du wasî ou d'une transaction où le wasî conclut tout à la fois pour son compte et pour le compte du mineur. En droit hanafite, d'après l'opinion d ' A b û Hanîfa, qui serait aussi celle d ' A b û Yûsuf 4S, le wasî « peut vendre son propre bien au mineur, et acheter pour son propre compte, le bien de ce dernier pourvu qu'il y ait dans l'opération un avantage évident pour le mineur », comme par exemple quand il lui vend un bien pour la moitié 44. Sîrâzî, Tanbîh (trad. Bousquet), II, 29 ; Bousquet, Précis, n° 106 ; Mansûr b. Idrîs, KaHâf al-Qinâ', II, 224. 45. Zayla'î, Tabyîn, VI, 211-212; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Mufrtâr, V, 501 ; Qadrî pacha, Statut personnel, art. 459.

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de son prix réel, ou qu'il achète au mineur un de ses biens au double de sa valeur. Mais ce pourcentage de profit, qui a été proposé par tous les Hanafites anciens, ne doit pas être entendu d'une façon stricte, c'est-à-dire d'une manière mathématique. Il sert simplement à souligner que l'avantage que le mineur est appelé à retirer de l'opération doit être assez important pour que le wasî puisse être lavé de tout soupçon d'avoir voulu réaliser une bonne affaire, au détriment du mineur 46 . Ce que le wasî est incapable de faire pour son propre compte, il ne peut l'accomplir pour le compte d'un parent ou d'un allié dont le témoignage, du fait de cette alliance ou de cette parenté, n'est pas accepté en justice (Qadrî pacha, Statut personnel, art. 457). Il va de soi que le wasî ne peut employer les biens du mineur à régler ses propres dettes, pas plus qu'il ne lui est permis de lui emprunter une somme d'argent. Mais, abstraction faite des actes précédents qui lui sont interdits les uns, parce qu'ils s'apparentent aux libéralités, les autres, parce qu'ils impliquent un conflit d'intérêt entre tuteur et pupille, il faut bien reconnaître que le fiqh a accordé au wasî des pouvoirs considérables qui surprennent le juriste occidental. Ce wasî, qui est parfois complètement étranger à la famille, peut en effet vendre les biens meubles du mineur, même avec une lésion légère, pourvu que ce ne soit pas à un de ses parents ou alliés. Il a le pouvoir de transiger avec perte, pour le compte du mineur, à moins que la créance de ce dernier ne soit indiscutable dans son montant; il lui est loisible d'investir les biens du mineur dans un commerce et d'accomplir, bien entendu, tous les actes juridiques que commande une bonne gestion du patrimoine.

1332. — Sanction des actes irréguliers accomplis par les tuteurs légaux et testamentaires. On ne reviendra pas ici sur les pouvoirs que le magistrat tire de sa qualité d'autorité suprême en matière de tutelle. A ce titre, il veille à la régularité de la nomination des wasî-s, surveille leur gestion, peut les révoquer ; autant de mesures préventives de nature à limiter l'arbitraire des tuteurs et à déjouer leur mauvaise foi. Pour l'instant, le problème est tout autre. On suppose que le tuteur (légal ou testamentaire) a accompli un acte qui ne rentrait pas dans ses attributions d'une façon absolue ou qu'il ne pouvait accomplir qu'à certaines conditions qui n'ont pas été respectées par lui. Quel va être le sort de cet acte ? Les juristes musulmans n'ont guère traité de la 46. Dans Vlhtiyâr iarh al-Muhtâr de Musallî (mort en 683 H.), Le Caire, 1936, tome III, p. 199 (éd. Halabî), il n'est plus question que d'achat (par le wasî) au-dessus du prix courant et de vente, en-dessous du même prix.

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question et les quelques solutions d'espèce que l'on trouve dans leurs ouvrages rendent malaisée la construction d'une théorie d'ensemble. Il convient donc de procéder par élimination. Parfois, la nullité (fasâd) ou l'inexistence (butlân) sont prévues expressément ; ainsi en est-il des libéralités directes ou indirectes (reconnaissances de dettes) consenties par le tuteur au détriment du mineur, ou encore de la vente d'un de ses immeubles, accompagné de lésion grave. Dans ces cas, l'acte étant totalement nul, le bien donné ou vendu est juridiquement demeuré dans le patrimoine du mineur qui le revendiquera à sa majorité. Mais, que décider quand la nullité n'est pas prévue expressément et que le tuteur a outrepassé ses droits, ou n'a pas, en concluant, respecté strictement les dispositions de la loi? Certains 47 voudraient étendre à ces actes la théorie hanafitomalékite de l'inefficacité 48 . L'acte conclu dans de telles conditions ne serait pas nul, mais gayr nâfid, ou mawqûf. Sa validité définitive serait subordonnée à la ratification ultérieure du mineur devenu majeur. Si cette ratification n'intervenait pas, l'acte serait alors réputé nul. Les partisans de cette thèse voient dans le tuteur qui outrepasse ses pouvoirs une sorte de fudûlî, de gérant d'affaires, de personne qui dispose du bien d'un tiers, sans en avoir reçu le pouvoir ni du propriétaire du bien, ni de la loi. Mais précisément, le tuteur est un mandataire légal, il agit en vertu des pouvoirs que la loi lui confie, alors même qu'il a été désigné par testament et, de toute façon, ses actes ne figurent pas sur la liste des actes dits mawqûf, telle qu'elle est établie dans les écoles hanafite et malékite.

1333. — La « responsabilité » du tuteur. En dehors des cas où la loi a prévu expressement la nullité absolue, la sanction des actes irréguliers du tuteur devra être recherchée non pas dans ce semblant de nullité relative que constitue la théorie de l'inefficacité, mais sur le terrain de la responsabilité civile. L'acte conclu par le tuteur dans des conditions irrégulières (à l'exclusion des actes radicalement nuls, répétons-le) sera donc tenu pour valable, mais le tuteur devra dédommager le mineur du préjudice que ce dernier aura souffert par sa faute. La responsabilité du tuteur est en effet une responsabilité subjective, fondée sur la faute. Cette faute, le mineur devra la prouver car, en principe, les tuteurs sont présumés de bonne foi, leur serment « fait foi en ce qui concerne tous les actes qui rentrent dans leurs attributions légales » (Qadrî pacha, Statut personnel, art. 472). Il reste au mineur, devenu majeur, à prouver la mauvaise foi et la faute de son ancien tuteur. Parfois, cependant, la charge de la preuve incombe au tuteur. 47. Notamment, Hossein Safaï, La protection des incapables, p. 162. 48. Voir supra, n° 103 et s.

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Il en est ainsi quand ses affirmations, même appuyées sur un serment, « sont démenties par l'évidence des faits ». Par ailleurs, le droit hanafite impose à ce tuteur la charge de la preuve dans une série de cas où il serait difficile, sinon impossible, au mineur de prouver l'inanité des prétentions du tuteur. « Dans tous ces cas 49, si le mineur devenu majeur conteste les affirmations du tuteur, celui-ci sera responsable... à moins qu'il ne prouve ses prétentions par témoins. »

1334. — III. La tutelle du juge ou de son délégué. On sait qu'en matière de tutelle la fonction normale du juge est d'exercer un contrôle général sur le fonctionnement des tutelles légales et testamentaires. Ce contrôle, encore que très souvent platonique, le situe tout en haut de l'échelle des tuteurs. Mais le fiqh lui confie aussi la tutelle des mineurs qui n'ont ni walî (père ou grandpère) ni wasî (tuteur testamentaire). En l'occurrence, le juge, ne disposant pas en général du temps nécessaire pour remplir en personne une telle fonction, s'empresse de désigner un mandataire qui l'exerce à sa place. Ce mandataire du juge est appelé en Afrique du Nord muqaddam, mais en Orient, tout simplement wasî, ce qui est fâcheux car le wasî du juge est loin d'être régi par les mêmes règles que celles qui s'appliquent au tuteur testamentaire et que, de toute façon, ses pouvoirs ne sont pas tout à fait analogues. Avant de relever les points sur lesquels wasî du juge et wasî du défunt ont des pouvoirs différents, il convient de s'expliquer sur le sens que l'on doit attribuer à cette expression de mandataire du juge. En droit hanafite, ce délégué nommé par le juge est, par certains côtés, un véritable mandataire, mais par d'autres, il s'en sépare radicalement. C'est un mandataire dans la mesure où sa mission peut être restreinte à l'accomplissement de certains actes, cela contrairement au wasî testamentaire dont les pouvoirs ne peuvent être limités par le défunt, conformément à la thèse qui a prévalu dans l'école hanafite 50. Comme tout mandataire, il peut être révoqué à quelque moment que ce soit, sans que le juge ait à donner de justification à sa révocation. En revanche, le juge ne saurait accomplir, lui-même, un acte qui rentre dans les attributions du délégué qu'il a nommé. Il devra, pour ce faire, le révoquer, au préalable 5 1 .

1335. — Différences entre la tutelle judiciaire et la tutelle testamentaire. 1. L'on sait déjà que le wasî désigné par le père a la faculté d'acheter ou de vendre au mineur, à la seule condition que l'opé49. Voir l'énumération de ces cas dans l'article 475 du Code du Statut personnel de Qadrî pacha. 50. Fatâwa al-hindiyya, VI, 146. 51. Ibn Nujaym, al-Asbâh wa n-Nazâ'ir, Le Caire, 1298 H., p. 164 (éd. Wâdi 1-Nîl).

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COMPARÉ

ration se révèle avantageuse pour celui-ci. Il n'en est pas de même du délégué du juge ; toute opération financière avec le mineur lui est interdite. L a chose s'explique facilement. L e juge ne jpouvant traiter avec le mineur, on ne voit pas comment son délégué pourrait avoir plus de pouvoirs que lui-même 52. 2. « L e tuteur nommé par le juge ne peut, dans aucun cas 53 , vendre à ses ascendants ou à ses descendants les biens du mineur, ni leur acheter un bien pour le compte du mineur. » (Qadrî pacha, Statut personnel, art. 457.) 3. Le wasî testamentaire peut, au moment de sa mort, désigner un wasî, qui aura exactement les mêmes pouvoirs qu'il avait reçus du père du mineur. Pareille faculté est refusée au délégué du juge 54 . D'autres différences moins importantes existent, sur lesquelles il est inutile d'insister. Dans l'ensemble, et abstraction faite de ces exceptions, la règle est que le tuteur nommé par le juge dispose des mêmes pouvoirs de gestion et de disposition que le wasî désigné par le père.

1336. — La reddition des comptes. C'est une question à laquelle les auteurs ne consacrent que peu de développements. La reddition des comptes a lieu, soit que le tuteur cesse ses fonctions, soit que le mineur ait atteint la majorité. Il ne semble pas que le tuteur puisse être tenu, au cours de la tutelle, de rendre compte de sa gestion, sauf le délégué du juge qui pourrait être appelé, en cours de gestion, à justifier certains de ses actes, mais seulement auprès du juge. Ce serait méconnaître l'esprit du fiqh, que de vouloir donner un caractère trop rigoureux à cette reddition de comptes. On ne trouve dans les textes, à vrai dire, que conseils de modération adressés au mineur qui réclame des comptes, et mansuétude à l'égard du tuteur. Celui-ci « ne peut être contraint de fournir le détail des dépenses qu'il a effectuées pour le mineur » (Qadrî pacha, Statut personnel, art. 470). Cette disposition donne le ton de la formalité de reddition des comptes, si tant est que l'on puisse parler de formalité, puisque la reddition n'implique l'intervention d'aucune autorité administrative ou judiciaire et même pas la présence de témoins. Elle peut avoir lieu verbalement.

52. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Mufatar, V, 501 ; Ibn Qâdî Simâwnâ, Jâmi' al-fusûlayn, II, 20. 53. C'est-à-dire même s'il en résultait un réel profit pour le mineur, ce qui justifierait l'opération venant du tuteur testamentaire. 54. Ibn 'Âbidîn, Radd-al-Muhtâr, V, 510-511 ; d'autres différences entre les deux catégories de wasî y sont énumérées.

Section

IV

É T E N D U E DE L'INCAPACITÉ D U

MINEUR

1337. — Les étapes vers la majorité complète. A considérer les larges pouvoirs attribués par le fiqh à tous les tuteurs, depuis le père jusqu'au délégué du juge, on pourrait penser que l'incapacité du mineur est totale, que sa vie juridique se réduit à presque rien, jusqu'au moment où, reconnu rasîd, d'esprit mûr et apte à gérer sa fortune, il accède brusquement à la pleine capacité de l'adulte non interdit. Cette vision simpliste des choses ne correspond pas à la réalité telle que les fuqahâ' l'ont façonnée. Sans parler de la capacité de jouissance qu'il possède, tout au moins partiellement, dès avant la naissance, le mineur n'est privé complètement de l'exercice de ses droits que pendant sa petite enfance (at-tufûla). Dès l'âge du discernement, il se voit reconnaître, surtout dans les écoles hanafite et malékite, une certaine aptitude à conclure des actes juridiques ; et d'étapes en étapes, cette aptitude ira grandissant jusqu'à la majorité. D u reste, son incapacité est toujours limitée aux actes juridiques proprement dits : contrats, actes unilatéraux, elle ne concerne pas la responsabilité délictuelle, le dommage causé par l'incapable devant toujours être réparé. A v e c une grande partie de la doctrine contemporaine 1 on distinguera cinq périodes dans la vie du mineur, chacune d'elles représentant une étape nouvelle vers la pleine capacité.

1338. — I. L'enfant conçu. A cette période de la vie, il ne peut être question que de capacité de jouissance. L'enfant conçu est héritier, ce qui, en droit musulman, pose quelques difficultés étant donné qu'à égalité de degré les parts successorales varient suivant le sexe de l'héritier. Dans l'école hanafite, on met de côté la part la plus forte, susceptible d'être dévolue dans la conjoncture envisagée. L'enfant conçu peut être bénéficiaire d'un legs ou d'un waqf; du moment qu'il est permis de léguer ou de constituer un waqf au profit d'une personne future, il n'y a pas de raison de ne pas en faire bénéficier l'enfant conçu qui a le mérite d'exister déjà. En revanche, i. Voir notamment l'exposé de Mustafâ Ahmad al-Zarqâ', dans son Madhal al-fiqhî al-'âmm, II, n° 414 et s.

240

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

l'enfant conçu ne peut pas être ni donataire ni propriétaire d'un bien que son père ou une autre personne aurait acheté à son intention 2. Dans la mesure où l'enfant conçu peut être titulaire de droits (héritage, legs, zvaqf), il ne s'agit dans le système hanafite que de droits conditionnels, qui ne seront définitivement acquis que s'il naissait vivant. Seule l'école hanbalite admettrait que, dans le cas de legs et de waqf, l'enfant conçu pourrait acquérir définitivement dès la constitution du droit 3 .

1339. — II. La période de la petite enfance. Cette période s'étend de la naissance jusqu'au moment où l'enfant est pourvu d'un certain discernement, tamyîz. Pendant tout ce temps, on le dénomme tifl, on dit de lui qu'il est privé de discernement, gayr mumayyiz. Quand se termine cette période ? L e fiqh n'en fixe pas la limite extrême d'une façon précise. C'est là une question de fait, disent les auteurs, encore que l'on ait tendance à placer cette limite vers l'âge de sept ans, moment à partir duquel l'enfant commence à être instruit des choses de la religion et, notamment, de la manière d'accomplir la prière. Mais il n'y a là qu'une simple indication ; il peut arriver, en effet, que le discernement lui soit reconnu avant cet âge si l'enfant est précoce, et après cet âge si l'enfant montre quelque retard dans son développement intellectuel. On se rendra compte du fait qu'il a atteint l'âge du discernement, envisagé dans une optique de juriste, bien entendu, par quelques tests faciles. Comprend-il la différence entre vendre et acheter, entre faire un bénéfice et perdre de l'argent ? A-t-il, même confusément, le sentiment d'être trompé quand on lui demande un prix excessif pour une chose de peu de valeur ? Ces tests, répétons-le, n'ont pas pour objet de déceler l'intelligence à proprement parler, mais une certaine forme de sens pratique, celle-ci étant peut-être plus tardive que l'éveil de l'intelligence purement spéculative. Le statut juridique du tifl se résume en deux propositions : il ne peut conclure aucun acte juridique, ni accomplir aucun fait juridique ; de surcroît, il est irresponsable pénalement. 1. T o u s les actes juridiques (aqwâl) lui sont interdits ; ses contrats, actes unilatéraux, aveux, sont frappés de nullité absolue ; en droit hanafite, ils sont bâtil, inexistants. Il en est ainsi, encore que l'acte juridique conclu lui soit « purement avantageux », suivant l'expression consacrée ; de telle sorte que l'acceptation, par un mineur non discernant, d'une donation sans charge ou d'une dot (s'il s'agit d'une fille) serait absolument nulle. 2. Il ne peut accomplir aucun fait d'ordre juridique : prendre possession de la chose vendue ou de la chose prêtée ou déposée. En 2. Glose de Hamawî sur l'ouvrage d'Ibn Nujaym, al-Aibâh wa nNazâ'ir,

p. 202.

3. Voir références dans Zarqâ', op. cit., n° 418, note 1.

ÉTENDUE DE L'INCAPACITÉ

241

DU MINEUR

admettant que son tuteur ait conclu une vente pour son compte, le vendeur ne serait pas libéré en lui remettant la chose vendue 4 , et si celle-ci venait à périr entre les mains du mineur, la perte serait pour le vendeur. 3. Enfin, le petit enfant n'est responsable pénalement d'aucun délit ; c'est-à-dire qu'aucune peine ne peut lui être appliquée. En revanche, le mineur non discernant est, dans une très large mesure, sujet d'obligations, quand il ne s'agit pas d'obligations religieuses dont il est complètement affranchi. 1. Il doit réparation de tous les dommages causés par lui, que ce soit à la suite d'un délit civil, qu'il y ait faute ou non de sa p a r t 5 , ou d'un délit pénal. Dans cette dernière hypothèse, la peine corporelle afférente au délit ne lui sera pas appliquée, mais il devra la réparation pécuniaire ; celle-ci, comme en ce qui concerne certains délits de sang, pouvant se substituer à la peine elle-même (diya). C'est ainsi qu'il convient d'interpréter l'adage : « L'interdiction (l'incapacité) porte sur les déclarations (les actes juridiques) et non sur les actes matériels (les faits juridiques) », 'alâ l-aqwâldûn al-af'âl. 2. Il est tenu de toutes les obligations alimentaires résultant de la parenté, dans les mêmes conditions que l'adulte, c'est-à-dire à la condition qu'il ait personnellement de la fortune et que le créancier d'aliments soit dans le dénuement. 3. Les écoles ne se divisent, à son sujet, que sur un seul point, celui de la zakât, de l'aumône légale, tombée aujourd'hui en désuétude. D'après les Hanafites, cette contribution financière, étant avant tout une obligation religieuse, ne frappe que très partiellement l'enfant en bas âge qui n'est soumis, comme il a été dit plus haut, à aucune des obligations religieuses (prière, jeûne, etc.) qui s'imposent aux adultes. Dans les trois autres écoles, on fait supporter au petit enfant la zakât, considérée comme étant avant tout une obligation financière, même si elle a un certain caractère religieux 6.

1340. — III. Le mineur arrivé à l'âge du discernement. Cette nouvelle période de la vie du mineur, qui débute le plus souvent, comme il vient d'être dit, à sept ans et se termine à la puberté (bulûg) marque une étape importante dans l'extension de sa capacité. Certes, il n'est pas encore majeur et, sur bien des points, il demeure encore frappé d'incapacité ; toutefois, tenu pour discernant, mumayyiz, la plupart des actes juridiques qu'il s'aviserait d'accomplir ne seront pas atteints de nullité radicale, comme en ce qui concerne le petit 4. Zarqâ', op. cit., n° 421. Le Rituel faisant partie du Droit, les auteurs ajoutent que n'est pas valide la prière ou le jeûne du mineur. 5. Chéhata, Théorie générale de l'Obligation,

n° 228.

6. Ibn Ruid, Bidâya, I, 236. Voir dans J. Schacht, Origins of Muhammadan Jurisprudence, p. 216-217, les raisons historiques de cette controverse.

242

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

enfant, mais simplement réputés inefficaces, mawqûf, c'est-à-dire à la merci de la ratification du tuteur 7 . Il convient tout d'abord de dire un mot des actes qui rentrent dans la catégorie des 'ibadât, du Rituel. On a vu précédemment que si un petit enfant, singeant un adulte, faisait les gestes qui accompagnent la prière ou qu'il s'abstenait de nourriture pendant le Ramadan, de tels actes prescrits aux musulmans par leur rituel seraient radicalement nuls, tenus pour inexistants en ce qui le concerne. Il n'en est pas de même, après que l'enfant a acquis le discernement : ses dévotions seront valables, son jeûne du Ramadan lui vaudra les mérites surnaturels qu'il procure à l'adulte ; néanmoins, et la différence est capitale, aucune dévotion, aucune obligation religieuse ne s'imposent à lui avant la puberté 8.

1341. — Les actes juridiques « stricto sensu » du mineur discernant. On sait d é j à 9 que les écoles hanafite et malékite ont réparti tous les actes juridiques qui intéressent le patrimoine en trois catégories : ceux qui entraînent un appauvrissement certain ; ceux qui sont essentiellement avantageux ; et, entre les deux catégories, les actes dont, suivant les circonstances, il peut résulter un profit mais aussi une perte. A.

LES ACTES ESSENTIELLEMENT

DOMMAGEABLES.

C'est ainsi que l'on peut traduire l'expression at-tasarrufât addarra al-mahda. On dit aussi les actes qui rendent toujours la condition pire, ou qui appauvrissent nécessairement leur auteur. T o u s les actes qui rentrent dans cette catégorie sont radicalement nuls, qu'ils aient été conclus par le mineur lui-même, autorisé ou non, ou par son tuteur, celui-ci serait-il le juge en personne. Il s'agit de libéralités ou d'actes assimilés aux libéralités : donation, constitution de waqf, prêt à usage 10, cautionnement. Sont assimilés aux libéralités la répudiation, l'affranchissement, la vente dite muhâbba, c'est-à-dire consentie pour des raisons d'affection à un prix très inférieur à la valeur réelle de la chose. L'achat qui comporte une lésion excessive est également frappé de nullité absolue. Quant au testament 1 1 du mineur, il n'est atteint de nullité que dans l'école hanafite. 7. Voir supra, n° 309 à 315, les références aux usûliyûn et aux grands classiques. 8. Zarqâ', op. cit., n° 430. 9. Voir supra, n° 310. 10. Toutefois, les prêts d'un bien du mineur consentis par le juge sont tenus pour valables. De tous les tuteurs, le juge étant celui dont la gestion paraît la moins suspecte. S'il a prêté les biens du mineur, c'est afin d'en garantir la perte, celle-ci étant à la charge de l'emprunteur. Cf. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, IV, 378. 11. Voir références supra, n° 312.

ÉTENDUE B.

DE L'INCAPACITÉ

DU

MINEUR

243

LES ACTES ESSENTIELLEMENT AVANTAGEUX AU MINEUR.

Ce sont ceux qui ne peuvent que l'enrichir ou qui n'entraînent jamais une perte pour son patrimoine. Il est classique de citer l'acceptation d'une donation sans charges 12 ou d'un legs ou d'un cautionnement. En l'occurrence, le mineur ayant atteint l'âge du discernement a le droit de formuler lui-même ladite acceptation, sans avoir recours à son tuteur et sans même que ce dernier en soit informé. En droit hanafite — et seulement dans cette école — le mineur pourvu de discernement peut être mandataire pour tous les actes susceptibles d'être conclus par procuration, c'est-à-dire non seulement les contrats du patrimoine, mais aussi la répudiation et le mariage. On justifie cette faculté, a priori surprenante, en disant que, dans l'hypothèse où le mandataire est incapable, tous les effets du mandat se produisent en la personne du mandant ; il n'existe pas de fractionnement des effets, comme dans l'hypothèse où le mandataire est capable. Ainsi, le mineur n'a rien à perdre à être mandataire, et il acquiert, aux dépens du mandant si l'on peut dire, une certaine expérience de la vie juridique 13 . C.

LES ACTES

SUSCEPTIBLES

DE

FAIRE

NAÎTRE

UNE

PERTE

OU,

AU

CONTRAIRE, UN PROFIT.

Entre les actes essentiellement avantageux et ceux qui nécessairement entraînent une perte, les fuqahâ' hanafites (et malékites) placent l'ensemble des actes susceptibles d'entraîner une perte, comme aussi de faire naître un gain, at-tasarrufât al-muhtamila al-naf wa l-darar. Il s'agit de la plupart des contrats intéressant le patrimoine, à savoir la vente, le louage, le gage, la société, etc., auxquels on ajoute le mariage. L e mineur a le droit de se faire autoriser, au préalable, par le tuteur à les conclure ; dans ce cas, le contrat passé par lui est inattaquable. Mais s'il traitait sans autorisation préalable, le contrat ne serait pas nul pour autant, mais mawqûf, c'est-à-dire suspendu à la ratification ultérieure du tuteur, celle-ci valant autorisation préalable. Ce n'est qu'à défaut d'autorisation qu'il sera tenu pour nul 14 . C'est là un système très souple qui évite la nullité automatique pour défaut d'autorisation et qui est supérieur à celui de la nullité relative des droits occidentaux, en ce sens que le mineur devenu majeur a le droit de ratifier son contrat qui, alors, sera confirmé définitivement. Cette chaféite et le mineur tuteur. L e

catégorie des actes mawqûf n'existe pas dans les écoles hanbalite. En droit chaféite, tous les actes conclus par sont nuls, auraient-ils été autorisés, au préalable, par le droit hanbalite se montre moins rigoureux et admet que

12. Mais le mineur ne peut prendre possession sans l'autorisation du tuteur, Ibn Qudâma, Mugnî, V, 602. 13. Voir supra, n° 560. 14. Voir supra, n° 103 et s., la théorie des actes mawqûf.

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

244

COMPARÉ

le tuteur accorde au mineur la faculté d'agir tout seul, quand il s'agit d'actes qui ne sont pas « essentiellement dommageables » 1 5 .

1342. — IV. Le mineur autorisé à commercer, en droit hanafite. Un pas de plus est fait dans la voie d'une capacité plus étendue, quand le mineur pourvu de discernement est autorisé par son tuteur à commercer 1 6 . On l'appelle simplement as-sagîr al-ma'dûn, c'est-àdire le mineur autorisé, sous-entendu: à commercer. L'autorisation du tuteur doit être préalable. Il ne saurait y avoir de ratification postérieure du tuteur, tout au moins pour les actes qui se situent au-delà de ceux qu'un mineur pourvu du discernement est normalement autorisé à conclure, sous réserve d'une ratification du tuteur, c'est-à-dire suivant l'expression des fuqahâ', les actes susceptibles de procurer un avantage, comme aussi d'entraîner une perte, addâ'ir bayn al-naf wa l-darar (Hidâya, I V , 9). Mais y a-t-il des actes que le « mineur autorisé » est capable de conclure et qui sont interdits à celui qui ne l'est pas, même avec ratification ultérieure de son tuteur ? Il semble bien qu'il faille répondre par l'affirmative. En effet, tous les juristes hanafites emploient la même formule en disant qu'il est autorisé à conclure valablement tous les actes de la vie commerciale. Ce qui paraît étendre sa capacité au-delà des limites de celle du mineur non autorisé. Non seulement il peut vendre et acheter, prendre et donner en location, engager ses biens, être mandataire, mais aussi on lui accorde le droit de reconnaître une dette et, par ailleurs, ses obligations de faire (af'âl) sont valables. E n revanche, deux actes qui sont cependant courants dans les transactions commerciales lui demeurent interdits : le prêt et le cautionnement. A vrai dire, ce n'est pas surtout le nombre d'actes susceptibles d'être conclus par le mineur autorisé, qui rend sa condition supérieure à celle du non autorisé, mais plutôt les conditions dans lesquelles va s'exercer son activité juridique et le caractère de sa responsabilité.

1343. — Supériorité de la condition du «mineur autorisé». L'examen attentif d'une part, de la large portée de l'autorisation donnée au mineur et, d'autre part, de la valeur juridique des actes accomplis par lui dans le cadre de cette autorisation, met en évidence 15. Ajouter aux références indiquées supra, n° 3 1 1 , Ibn Qudâma,

Mugnî, IV, 246.

16. Voir sur le mineur ma' dûn, Margînânî, Hidâya, IV, 8 et 9 ; Ibn Nujaym, al-Asbâh, Le Caire, 1298 H., p. 1 5 2 - 1 5 3 ; Ibn 'Âbidîn, Raddal-

Mufrtâr, V, 108 et s., et le Kitâb âdâb al-awsiyâ', en marge de Ibn Qâdî

Simâwna, Jâmi' al-fusûlayn, II, 245 et s. Parmi les travaux contemporains, l'étude exhaustive de Mustafâ al-Zarqâ', Madhal, II, 437 et s. Voir aussi

Y. Linant de Bellefonds, art. « idhn », dans Encyclopédie de l'Islam.

ÉTENDUE

DE L'INCAPACITÉ

DU

MINEUR

245

la nette supériorité de sa condition sur celle du mineur non autorisé à commercer. 1. En droit hanafite, l'autorisation est nécessairement générale. Si le tuteur s'avisait de n'autoriser le mineur qu'à conclure certains actes, en lui en interdisant d'autres, ou de ne traiter que sur tel marché à l'exclusion de tout autre, de ne vendre qu'une marchandise déterminée, l'autorisation ainsi limitée serait tenue, cependant, pour générale. Il y va, disent les Hanafites, de la sécurité des transactions ; il serait difficile aux tiers de savoir s'ils ont en face d'eux un contractant capable, si l'on admettait le principe de la limitation de l'autorisation. 2. L'autorisation étant préalable, l'acte accompli par le mineur autorisé n'est pas mawqûf, aucune ratification ultérieure ne sera nécessaire, comme en ce qui concerne le mineur non autorisé. L'acte passé par le mineur autorisé est valable définitivement et immédiatement et lie son auteur irrévocablement. 3. L'aptitude à conclure des actes du mineur non autorisé s'arrête là où commence la lésion grave. Or, celle-ci n'invalide pas les actes du mineur autorisé, car les risques de lésion sont habituels dans le commerce. 4. L a responsabilité du mineur autorisé en cas de perte de la chose est admise beaucoup plus largement qu'à l'égard de celui qui n'a pas été autorisé. Supposons, par exemple, que ce dernier, à la suite d'une vente, ait reçu le bien acheté et l'ait laissé périr entre ses mains, puis que le tuteur ait refusé de ratifier la vente ; en pareil cas, d'après la doctrine qui a prévalu dans l'école hanafite, le mineur n'est pas « garant » de la perte, car le bien lui a été remis volontairement par son propriétaire. En revanche, s'il avait été « autorisé, la perte survenue entre ses mains reste à sa charge, incontestablement » puisque son acquisition avait été valable et qu'elle a transféré la propriété.

1344. — Autorisation expresse et autorisation tacite. L'autorisation de commercer, à laquelle est subordonné ce considérable accroissement de capacité du mineur pourvu de discernement, peut être expresse comme elle peut être tacite. Seule l'autorisation tacite exige quelques explications. Elle résultera le plus souvent du fait que le tuteur laisse le mineur conclure des actes juridiques sous ses yeux, sans s'y opposer ; à plus forte raison faudra-t-il tenir pour une autorisation le fait par le tuteur de remettre au mineur une certaine partie de sa fortune, afin d'éprouver sa maturité d'esprit ; on sait qu'il s'agit là d'un procédé d'épreuve vivement recommandé par les auteurs. Cette autorisation tacite est de nature à faire naître une méprise, contre laquelle les auteurs mettent en garde. Il peut se faire en effet que le tuteur, en remettant de l'argent au mineur, n'ait voulu simplement que le charger de faire un achat ou toute autre transaction commerciale pour son propre compte à lui tuteur,

246

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

c'est ce qu'on appelle Yistihdâm, le mandat domestique. L a distinction, du reste, est facile entre 17 Yistihdâm et Yidn, ou autorisation proprement dite. Dans le premier cas, le tuteur laisse entendre que l'opération est faite pour son compte en indiquant par exemple le nom du vendeur, ou toute autre circonstance qui limite l'initiative du mineur ; dans le second cas, il se contente de lui conseiller de procéder à des achats avec l'argent qu'il lui remet.

1345. — Retrait de l'autorisation. L e tuteur, dont, en droit hanafite, l'autorisation ne peut être limitée à quelques actes déterminés, conserve la faculté de retirer à tout moment son autorisation, à la condition d'en avertir le mineur. Doit-il, en outre, donner une certaine publicité à ce retrait ? Oui, si l'autorisation de commercer avait elle-même été connue sur le marché, soit que le tuteur en ait parlé autour de lui, soit que les commerçants aient été témoins des opérations effectuées par le mineur. Il suffira alors d'informer plusieurs personnes de ce retrait.

1346. — L'autorisation de commercer, en dehors du système hanafite. En dehors de l'école hanafite, l'institution n'a pas reçu des juristes un accueil très favorable 18 . Cela se comprend aisément de la part des Chaféites. Ceux-ci ayant posé le principe que le mineur, même pourvu de discernement, était totalement incapable d'accomplir aucun acte juridique, que son tuteur ne pourrait l'y autoriser et, à plus forte raison, ratifier ses actes après coup, il s'ensuit logiquement que l'institution du mineur autorisé, du sabl al-ma' dûn, ne pouvait trouver place dans leur droit. On dit cependant que certains Chaféites du Khorassan l'auraient admise en raison de ses avantages pratiques. Les Hanbalites sont divisés sur la question, non pas sur le principe même, car ils admettent dans leur majorité que le tuteur a le droit d'autoriser à l'avance le mineur à conclure un acte juridique, quand celui-ci n'est pas une libéralité, mais tous ne trouvent pas opportun de lui accorder une autorisation de commercer, qui n'est en somme qu'une autorisation générale de conclure des actes juridiques 19 . C'est la position des Malékites 2 0 qui paraît la plus surprenante. Ils ont littéralement boudé l'institution du mineur autorisé, quoique par ailleurs ils autorisent le mineur qui a atteint l'âge du discernement à accomplir les actes juridiques qui sont susceptibles de faire naître 17. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Mufitár, V, 109. 18. Voir les références aux auteurs chaféites, dans Husayn al-Nûrî, Les incapacités (en arabe), p. 72. 19. Voir Ibn Qudâma, al-Maqdisî, aZ-Sarh al-kabîr, au bas des pages de la 2e édit. du Mugnî (1347 H.), IV, 533. 20. Hattâb et Mawwâq, op. cit., V, 66.

ÉTENDUE DE L'INCAPACITÉ

DU

MINEUR

247

un profit, mais aussi une perte pour le mineur, ad-dâ'ir bayn alnaf wa l-darar. D'après certains d'entre eux, seuls les mineurs qui ont une bonne réputation pourraient être autorisés à commercer, et les sommes dont ils ont le droit de disposer devraient être modestes, « cinquante ou soixante dinars ». D'autres n'admettent une telle tolérance que s'il s'agit d'un pubère avant le tarsîd.

1347. — V. La puberté.

On sait déjà 2 1 que la puberté (bulûg) confère en général au mineur le gouvernement de sa personne, sous réserve, en ce qui concerne les filles, d'un droit de garde du walî, qui se prolonge en fait jusqu'au mariage. On pourrait penser qu'au point de vue patrimonial elle ne change pas grand-chose à la condition du mineur ; ce serait oublier que l'aptitude à bien gérer sa fortune, le rusd, qui marque le moment de sa complète capacité patrimoniale, est subordonnée à l'arrivée préalable de la puberté réelle ou présumée. Sans revenir sur les conditions d'apparition de la puberté et sur le stade qui la précède immédiatement, celui de l'adolescence confirmée, murâhiqa, rappelons que la puberté par elle-même, et à elle seule, ne change radicalement la condition du mineur que dans le domaine des devoirs religieux, du Rituel, 'ibadât. Il sera désormais soumis à toutes les obligations religieuses de l'adulte capable et sain d'esprit, et par voie de conséquence aux règles du droit pénal musulman qui en dépendent étroitement, ce qui veut dire que l'on pourra lui infliger toutes les peines corporelles prévues par ce droit, le qisâs (talion) et les hudûd, ou peines fixes, qui répriment sept ou huit délits, dont le vol et la fornication.

2i. Voir

supra,

n° 1294-1295.

Section V LES POUVOIRS DES T U T E U R S DANS L E D R O I T P O S I T I F A C T U E L

1348. — Les graves inconvénients du système établi par le « fiqh ». Il est à peine utile de souligner les graves insuffisances du système établi par le fiqh en ce qui concerne la protection du patrimoine du mineur. Si, à la rigueur, le pouvoir quasi souverain du tuteur légal (walî) ne choque pas trop, puisque ce personnage n'est autre que le père (et, éventuellement, dans deux écoles, le grand-père paternel) et qu'ainsi sa qualité d'ascendant le plus proche garantit sa « probité », en revanche les pouvoirs à peine moins importants du tuteur testamentaire (wasî) sont l'objet de la critique unanime non seulement de la part des juristes occidentaux, mais aussi de tous les fuqahâ' contemporains. Il ne faut pas oublier, en effet, que très souvent ce wasî n'est qu'un parent éloigné du mineur, quand il n'est pas tout à fait étranger à la famille. Que le défunt lui ait fait confiance, comme le répètent à satiété les ouvrages de fiqh pour justifier son omnipotence, ne garantit ni sa probité, ni sa compétence. Pourquoi le défunt ne serait-il pas trompé ? Pourquoi le wasî n'aurait-il pas abusé de la bonne foi du père pour se faire désigner ? Par ailleurs, quelle valeur attacher à une reddition de comptes qui a lieu à la sauvette et une seule fois, à la fin d'une tutelle qui a pu durer cependant plusieurs lustres ? On rétorque que le juge est toujours là pour veiller sur la bonne administration des tutelles, que théoriquement il dispose de tous les pouvoirs de contrôle, qu'il peut destituer le wasî. En fait, ce contrôle s'est révélé illusoire. Il ne s'exerce jamais sur le walî et très rarement sur le wasî. Du reste, comment pourrait-il en être autrement quand on songe à l'étendue de la compétence du cadi ? Accaparé par les affaires contentieuses, comment trouverait-il le temps d'exercer une juridiction gracieuse, qui exige encore plus de temps ? Il faut bien avouer que les légistes qui ont construit ce système de tutelle sont en partie responsables de son inadaptation, pour ne pas dire de sa faillite. Conférer vaguement au juge un pouvoir de contrôle général et illimité, c'était en fait le priver de tout pouvoir effectif. Il aurait fallu préciser les modalités de ce contrôle, les circonstances où il doit s'exercer, la gamme des sanctions (en dehors de la destitution) dont le juge

LES POUVOIRS

ACTUELS

DES

TUTEURS

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aurait pu disposer. Rien de tel n'existe dans les ouvrages de fiqh ; c'est en passant, sans qu'on y insiste tant soit peu, que le contrôle du juge est rappelé, comme une mesure éventuelle à laquelle, en fait, on n'aura guère recours ; parce que tout se ligue pour la rendre pour ainsi dire platonique ; les mœurs qui y répugnent, la loi du moindre effort qui n'encourage pas les initiatives du juge, puisque aucun texte comminatoire ne l'oblige à agir et, enfin, l'esprit même du fiqh, qui formule quelques défenses, et beaucoup de conseils à l'adresse des tuteurs, mais sans en bien préciser les sanctions.

1349. — Les objectifs du législateur contemporain. Dans tous les pays d'Islam qui, sans répudier le système du fiqh dans son ensemble, ont cru pouvoir y porter quelques retouches, les réformes du législateur contemporain, dans ce domaine, ont pris deux voies différentes, mais complémentaires. D'une part, ont été créés des organismes judiciaires ou parajudiciaires appelés à se substituer au juge dans sa mission de contrôle général des tutelles ; d'autre part, des textes législatifs très précis, parfois même tatillons, ont été pris en vue de bien délimiter les pouvoirs des tuteurs (des wasî-s, surtout) en indiquant ce qu'ils sont autorisés à faire et à quelles conditions, et ce qui leur est interdit ; à chaque fois est indiquée la sanction qui réprime le moindre manquement aux ordres de la loi. L a reddition des comptes est devenue, dans la plupart de ces monuments législatifs, une opération très sérieuse qui doit avoir lieu parfois en présence du juge ; mais le plus souvent, elle lui est simplement communiquée. L a législation tunisienne va jusqu'à exiger que le « tuteur présente ses comptes deux fois par an » ce qui est pécher par un excès contraire à celui qui était reproché au fiqh.

1350. — Organismes judiciaires ou para-judiciaires de contrôle. C'est en Égypte que, pour la première fois, on s'est avisé de décharger le juge musulman de droit commun, le juge sar'î, de ses obligations en matière de tutelle, pour les confier à une sorte de Conseil des tutelles appelé majlis al-hasbî, complètement indépendant du tribunal musulman de droit commun qui était appelé mahkâma as-sar'iyya. Ces « Conseils » ont fonctionné dès 1873. Ce n'est qu'en 1947 qu'on intitule mahkâma le Majlis, mais très rapidement (1948) les nouveaux tribunaux s'intègrent dans l'organisation judiciaire de droit commun 2 . A l'origine réservés aux musulmans, les Majâlis al-hasbiyya devinrent, depuis 1925, compétents à l'égard des non1. Décret du 18 juillet 1957, art. 9. Voir sur la législation tunisienne, en matière de tutelle, J. Roussier, « L'application du Chra au Maghrib », Die Welt des Islams, 1959. 2. Ordonnance du 19 novembre 1897 ; loi n° 99 de 1947.

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musulmans égyptiens. Aujourd'hui, en Égypte, par un souci excessif de l'unité judiciaire, c'est au tribunal civil que l'on a confié les attributions des anciens majâlis al-hasbiyya. Mais l'idée de spécialiser dans les affaires de tutelle un organisme judiciaire ou parajudiciaire, afin de rendre le contrôle sur les tuteurs plus efficace, a ressurgi récemment dans différents pays musulmans. En Irak, en 1934, a été créé un « Conseil de gestion des biens des mineurs » à caractère plus administratif que judiciaire. En Tunisie, le décret du 18 juillet 1957 institue un juge des Tutelles, qui est le président du tribunal de première instance, ou un autre juge délégué, assisté du Procureur de la République. A u Maroc, le Code du Statut personnel, en son article 156, disposait laconiquement : « L e ministre de la Justice est chargé d'instituer un conseil ayant pour mission d'assister le juge dans l'exercice de ses attributions en matière de tutelle. » U n arrêté pris le 12 avril i960 a précisé et la composition et les attributions de ce « conseil ». Disons tout de suite que ces attributions sont uniquement consultatives s . Il n'en reste pas moins que ce conseil représente un progrès considérable sur l'état de choses antérieur.

1351. — La législation nouvelle sur les pouvoirs des tuteurs. Il ne suffisait pas de décharger le cadi et de créer de nouveaux organes de contrôle (ce qui, du reste n'a pas été réalisé dans tous les pays), l'essentiel était de combler les énormes lacunes du fiqh dans ce domaine et même de substituer carrément au droit musulman classique une législation qui, bien sûr, s'en inspire dans ses grandes lignes, mais apporte cependant aux mineurs une réelle protection juridique contre l'omnipotence des tuteurs. Dans l'Inde 4, dès 1858, par un Act n° X L , les autorités britanniques avaient, en grande partie, remplacé les dispositions du fiqh par une réglementation bien plus protectrice des intérêts du mineur que ne l'est le droit hanafite. Actuellement, la matière est gouvernée par The Guardians and Wards Act VIII de 1890, qui s'écarte encore plus des règles de fiqh que celui de 1858, qu'il a remplacé. En Égypte, pendant longtemps les « Conseils de tutelle » n'ont pu appliquer que les dispositions si laconiques du droit hanafite et cela jusqu'à la promulgation de la loi du 13 octobre 1925 sur les Majâlis al-hasbiyya qui, à côté de règles d'organisation judiciaire, comportait aussi des règles de fond du plus haut intérêt. Il faut attendre cependant la loi n° 99 de 1947 pour voir remanier de fond en comble la tutelle sur les biens du mineur, encore que cette loi ait 3. Pour plus de détails, cf. A. Colomer, Droit musulman, Rabat, 1963, p. 56. 4. Syed Ameer Alî, Mohammedan Law, p. 536-537, 550 et s.

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respecté le cadre général que 1 efiqh donne à l'institution. Les juristes avertis ne se sont pas laissé abuser. L'un d'entre eux, le professeur Abû Zahra, écrivait en 1948 5 : « Mais, dans la loi sur les tribunaux de tutelle, de même que dans celle qui régissait les " Conseils de tutelle ", le wasî est complètement soumis à leur autorité (des tribunaux). » Aujourd'hui (1973) en Égypte, la tutelle sur les biens est régie par le décret-loi n° 1 1 9 du 30 juillet 1952, qui comprend 88 articles. Un coup d'œil même rapide permet de se rendre compte que cette loi s'écarte profondément de l'esprit du fiqh, bien qu'elle ait l'air d'en respecter la lettre 6 . On en retrouvera plus loin les dispositions les plus caractéristiques, notamment à propos de la restriction des pouvoirs du tuteur testamentaire 7. Au Soudan, c'est sous forme de circulaires judiciaires que les principales réformes égyptiennes ont été introduites. Voir notamment Y Ordonnance judiciaire n° 27 du 32 mars 1936, et surtout l'Ordonnance n° 48 du 10 juillet 1937. Les pays (Syrie, Tunisie, Maroc, Irak) qui ont promulgué ces dernières années un Code du Statut personnel y ont introduit de profondes modifications au régime de la tutelle des biens tel que l'avait organisé l'école hanafite ou l'école malékite. A noter qu'en Tunisie la loi sur la tutelle (décret du 18 juillet 1957) est d'une année postérieure au Code du Statut personnel, dont les dispositions relatives à la tutelle sont nettement insuffisantes.

1352. — Réformes relatives au tuteur légal. On a pu penser que le législateur contemporain s'était peu soucié de toucher au statut si libéral que le fiqh faisait au tuteur légal, autrement dit au père (et éventuellement à l'aïeul paternel) auquel, évidemment, il est toujours déplaisant d'imposer un contrôle trop sévère, compte tenu des structures de la famille musulmane et d'une tradition de respect à l'endroit du chef de famille qui remonte bien loin dans le passé. Ce sentiment se trouve renforcé du fait que d'importants monuments législatifs contemporains qui établissent à l'encontre du tuteur testamentaire (voir infra) tout un réseau de surveillance, sont complètement muets en ce qui concerne le tuteur légal. C'est le cas du Code marocain du Statut personnel 8 , du Code tunisien du Statut 5. Abû Zahra, Le mariage (en arabe), p. 487. 6. Voir Y. Linant de Bellefonds, « Juris classeur de droit comparé », art. « Égypte ». 7. On est pour le moins surpris qu'un professeur de droit musulman, et de surcroît ancien étudiant d'El-Azhar, ait pu écrire : « D'une façon générale, cette loi n'a rien apporté de neuf, que ne connût déjà le fiqh dans ses dispositions expresses ou dans ses principes généraux. » Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 468. 8. Lire les réflexions que suggère à Colomer, op. cit., p. 58 et s., ce silence du législateur marocain.

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personnel, et du Code irakien du Statut personnel, promulgués entre 1956 et i960. Il ne convient pas cependant d'ériger ces trois cas en règle générale. Sans remonter jusqu'à YAct indien de 1890, on trouve, dans les législations actuelles de différents pays musulmans quelques dispositions qui limitent, fort heureusement, les pouvoirs du walî. C'est ainsi que VOrdonnance judiciaire soudanaise n° 48 de 1937 n'autorise le père à disposer des immeubles de ses enfants que sur autorisation du tribunal qui devra s'assurer, au préalable, de l'utilité pour le mineur de la dite opération. Règle identique dans le Code syrien du Statut personnel, art. 172. La loi égyptienne du 30 juillet 1952 adopte, sur ce point précis, une règle un peu moins rigoureuse ; son article 7 décide en effet qu'au-dessous de 300 livres égyptiennes « le père peut disposer d'un bien immeuble, d'un fonds de commerce ou de valeurs mobilières sous l'autorisation du tribunal ; prêter ou emprunter les biens du mineur, donner à bail un immeuble pour une durée s'étendant à plus d'une année après la majorité, poursuivre un commerce dévolu au mineur ». Dans tous ces monuments législatifs auxquels, en l'occurrence, il faut ajouter l'article 103 du Code civil irakien, les restrictions d'ordre judiciaire sont encore plus importantes. La loi laisse en effet au juge la faculté de destituer ou de suspendre le walî comme aussi de limiter ses pouvoirs.

1353. — La limitation des pouvoirs du tuteur testamentaire.

On a vu précédemment que le fiqh traitait avec moins d'indulgence le wasî que le walî, pour des raisons évidentes sur lesquelles il n'y a pas lieu de revenir. Le législateur contemporain a encore accentué cette tendance. Il suffit de parcourir les articles 39 (qui ne comprend pas moins de 17 alinéas), 40 et 43 de la loi égyptienne n° 1 1 9 du 30 juillet 1952, pour se rendre compte de cette volonté délibérée d'asservir le wasî au tribunal ; tant et si bien qu'il est permis de se demander quel est l'acte juridique (en dehors du bail de courte durée) qu'un tuteur testamentaire a le droit d'accomplir sans autorisation. Le même esprit anime l'article 182 du Code syrien du Statut personnel de 1953 qui, manifestement, se borne à reproduire les dispositions de la loi égyptienne, antérieure d'une année. Le Code marocain du Statut personnel reprend à son tour l'énumération égyptienne (art. 158) en assortissant la vente d'une série de formalités (art. 159) dont ne fait pas mention le texte égyptien. En Irak, le contrôle des actes du wasî est à peine moins poussé que dans ces trois codes, en ce sens que le législateur irakien distingue entre actes d'administration que le tuteur testamentaire peut accomplir sans autorisation et actes de disposition, pour lesquels il lui faut l'autorisation du tribunal (art. 105, Code civil irakien),

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mais les actes de disposition embrassent de très nombreuses opérations qui v o n t j u s q u ' a u placement des f o n d s d u mineur. C ' e s t au S o u d a n que le wasî a conservé presque intégralement les pouvoirs qu'il tient d u fiqh, en ce sens q u ' e n dehors des transactions immobilières il n'a guère besoin de l'autorisation d u j u g e 9 .

1354. — Les tuteurs « auxiliaires ». U n autre procédé largement utilisé par le législateur contemporain en vue de m i e u x protéger les intérêts d u mineur consiste à faire n o m m e r dans certaines circonstances u n tuteur « auxiliaire » qui ne se substitue que m o m e n t a n é m e n t au tuteur légal. 1. Il en est ainsi d u tuteur ad hoc, que le j u g e désigne quand, au m o m e n t de la conclusion d ' u n acte déterminé, les intérêts d u mineur et ceux d u tuteur (ou de ses parents) sont en c o n f l i t 1 0 . Sa mission cesse, en principe, avec l'accomplissement de l'acte p o u r lequel il avait été désigné. 2. U n tuteur ad litern pourrait aussi être n o m m é quand le tribunal estime qu'il est préférable de ne pas laisser au tuteur le soin de représenter le mineur en justice. 3. Enfin, toutes les fois que la loi autorise la « suspension » du tuteur (et non pas sa révocation), il est procédé à la nomination d ' u n tuteur provisoire, dont les pouvoirs sont ceux d u tuteur légal ou testamentaire qu'il remplace momentanément.

1355. — Le subrogé tuteur. L e législateur contemporain — à l'affût de la moindre disposition d u fiqh classique dont il puisse s'emparer, afin de s'en faire une caution et à partir de là tenter de multiplier les contrôles de la gestion du wasî et d u délégué d u j u g e — a donné à u n personnage q u ' o n aperçoit à peine dans l'œuvre des fuqahâ', une importance hors de proportion avec celle que ces derniers lui attribuaient. Il s'agit du musrif ou nâzir, que nous traduisons par subrogé-tuteur. O n ne trouve dans l'immense commentaire d ' I b n ' Â b i d î n 1 1 que tout juste trois lignes qui lui soient consacrées ; dans ce court passage il est précisé simplement qu'il ne dispose d ' a u c u n des pouvoirs d u tuteur testamentaire ou d u délégué d u j u g e et que son rôle se réduit à surveiller la gestion d u tuteur et à faire des rapports au j u g e à ce sujet. E n revanche, la loi égyptienne n° 1 1 9 de 1953 sur la tutelle patrimoniale s'étend l o n g u e m e n t sur les fonctions d u subrogé-tuteur, sa responsabilité, sa rémunération, les conditions de sa destitution. 9. Signalons que « le législateur iranien, fidèle à la tradition (du droit imâmite) n'a apporté aucune restriction particulière aux pouvoirs » du wasî ; Hossein Safaï, La protection des incapables, p. 182. 10. Loi égyptienne, n° 119 de 1952, art. 31 ; Code syrien du Statut personnel, art. 179 ; Code marocain du Statut personnel, art. 162. 11. Radd al-Muhtâr, V, 499.

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Elle reste fidèle au fiqh classique, ne lui permettant en aucun cas de se substituer au tuteur 12 . Les législations syrienne et marocaine 1 3 ont, à leur tour, plus ou moins heureusement adopté cette institution à peine ébauchée par 1 e fiqh, mais la loi tunisienne du 18 juillet 1957 sur la tutelle est muette sur ce point. Il ne nous paraît pas utile de beaucoup insister sur ce rouage de la tutelle que les mœurs ignorent et avec lequel les tribunaux euxmêmes ne se sont pas encore familiarisés. Il est vrai qu'en aucun cas la nomination d'un subrogé-tuteur ne leur est imposée par la loi.

1356. — La reddition de comptes. On a noté précédemment avec quel laxisme le fiqh classique organisait — si l'on peut dire — la reddition de comptes par le tuteur. Aucun délai n'était imposé et de ce fait dans bien des cas, de nombreuses années s'écoulaient depuis la majorité du mineur avant que le tuteur ne se décidât à rendre compte, sans que du reste on exigeât de lui qu'il rentre dans le détail des opérations qu'il avait conclues pour le compte du mineur. L e tout sans aucune formalité et sans qu'intervînt aucune autorité administrative ou judiciaire. Les choses n'ont guère changé, actuellement, en ce qui concerne le tuteur légal : père ou aïeul paternel. Manifestement, le législateur musulman répugne à instituer un contrôle trop serré à l'égard du père. Toute mesure qui tendrait à restreindre son autorité morale choquerait la conscience populaire. C'est à peine si la loi égyptienne n° 1 1 9 de 1952, si novatrice par ailleurs, exige de lui qu'il dresse un inventaire dans les deux mois du début de la tutelle 1 4 et que cet inventaire soit déposé au greffe du tribunal (art. 16). Pour le reste, la loi se borne à déclarer évasivement que « le tuteur légal ou ses héritiers restitueront les biens du mineur à sa majorité » (art. 25). En revanche, pour ce qui est du tuteur testamentaire et du délégué du juge, le législateur contemporain a voulu que la reddition de comptes devienne quelque chose de très sérieux. D'abord, en toute hypothèse, elle doit avoir lieu au plus tard trente jours après la fin de la tutelle ou la fin des fonctions du tuteur (Code syrien, art. 191 ; Code marocain, art. 168) 1 S . Souvent, des « pièces justificatives » sont exigées. Une « copie du compte » doit être communiquée au juge ; il ne s'agit plus en somme, comme par le passé, d'une opération qui était sinon confidentielle tout au moins strictement familiale. Certaines législations vont encore 12. Art. 80 à 83. 13. Code syrien du Statut personnel, art. 196 et s. ; Code marocain du Statut personnel, art. 155. 14. C'est-à-dire à partir du moment où ce mineur acquiert des biens, par succession, par exemple. 15. Il s'agit des Codes du Statut personnel.

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plus loin. C'est ainsi que l'article 45 de la loi égyptienne n° 119 de 1952 impose, en principe, une reddition de comptes annuelle, « pièces à l'appui » ; ce qui représente une charge gênante pour le wasî quand les biens du mineur sont importants. Cela n'a pas découragé le législateur tunisien d'être encore plus exigeant et de décider que « le tuteur présente ses comptes deux fois par an » (art. 9, loi du 18 juillet 1957).

1357. — La législation algérienne antérieure à l'Indépendance. Nulle part, dans l'exposé qui précède, relatif aux réformes contemporaines, il n'a été fait état des modifications législatives apportées au régime du fiqh malékite, en matière de tutelle, par le législateur français avant i960, à savoir le décret du 12 août 1936 et la loi du 11 juillet 1957. Cela tient avant tout à ce que la pièce maîtresse de ces deux réformes est constituée par la création d'un « conseil de famille », à la mode française, qui est devenu « l'autorité supérieure de la tutelle ». Ainsi, par cette innovation certainement peu heureuse, le législateur français se plaçait délibérément en dehors du droit musulman, en sorte que les textes adoptés en 1936 et 1957 1 6 ne sauraient figurer dans un ouvrage où les seules réformes contemporaines étudiées sont celles qui respectent, tout au moins dans leur ensemble, les principes généraux du fiqh. Par ailleurs, il ne semble pas qu'actuellement (1973) ces textes soient appliqués, tout au moins en ce qui concerne cet étrange « conseil de famille » bien que toute la législation française antérieure à l'Indépendance ait été « reconduite » par la loi du 31 décembre 1962.

16. L'historien du mouvement législatif en Algérie, avant l'indépendance, se référera avec profit aux études de Nores et de Colomer, parues dans la Revue Algérienne, respectivement en 1938 et 1959.

TITRE IV

LES MAJEURS « INTERDITS »

1358. — Précisions sur la terminologie. L e s guillemets qui encadrent le mot « interdit » ont pour but de prévenir tout de suite que ce terme n'a pas, dans le fiqh, la signification que l'on a coutume de lui attribuer en Occident. Il traduit le mot mahjûr, de hajr. Sont mahjûr, en droit musulman, non seulement tous ceux dont l'aptitude à consentir des actes juridiques est totalement inexistante, comme les mineurs dans la prime enfance et les fous, mais aussi ceux dont la capacité est simplement réduite, comme les mineurs sortis de l'enfance, les prodigues et les faibles d'esprit 1 . Il s'applique aussi à ceux (insolvables, malades, débiteurs gagistes et esclaves) auxquels sont imposées des restrictions à la faculté de disposer dans l'intérêt de leurs créanciers, de leur famille ou de leur maître. En droit hanafite, l'interdiction s'étend aussi au « mufti peu consciencieux, au médecin ignorant, et à l'entrepreneur de transport insolvable ». Il s'agit alors de protéger le p u b l i c 2 en interdisant à ces derniers de pratiquer leur métier. Dans ce domaine immense du hajr, de l'interdiction, qui recouvre ainsi tant de situations différentes, les fuqahâ' de toutes les écoles n'ont tracé qu'une seule ligne de partage, c'est celle à laquelle on vient de faire allusion. L e hajr, disent-ils, est établi à l'égard des uns (mineurs, fous et prodigues) dans leur propre intérêt, et à l'égard des

1. Le grand Kâsânî (Badâ'i', V, 150) n'hésite pas à employer l'expression d'incapacité partielle (ou diminuée) à propos du mineur doué de discernement. « Il y, a dans sa capacité une limitation (qusûr) qui tient à l'insuffisance de la raison. » Un seul auteur contemporain conteste l'existence, en droit hanafite, du concept d'incapacité partielle ; voir C. Chéhata, Études de droit musulman, Paris, 1971, p. 150. 2. Salabî, sur le Tabyîn de Zaylaï', V, 190 ; Qadrî pacha, Statut personnel, art. 491.

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autres (insolvables, malades, esclaves, etc.) dans l'intérêt des tiers ou, plus précisément, de leurs ayants droit 3 . L'existence de cette deuxième catégorie de mahjûr explique que l'on n'ait pas adopté dans ce chapitre le terme d'incapable pour traduire l'expression arabe d'interdit. C a r ces derniers ne sont pas des incapables, et cela à aucun point de vue. Quelques juristes vont j u s q u ' à soutenir que même les demi-incapables (mineurs discernants, prodigues) — encore que compris dans la première catégorie, autrement dit dans celle où l'interdiction est établie dans l'intérêt de l'incapable — ne sont pas frappés d'incapacité à proprement parler, du moins dans les écoles hanafite et malékite. E n effet, suivant la doctrine hanafite et malékite, leurs actes, quand ils dépassent la mesure de leur capacité réduite, ne sont pas nuls, mais inefficaces. Néanmoins, il ne faut pas se dissimuler que le mot « interdit » que nous conservons n'est finalement qu'un pis-aller. Il pourrait laisser croire qu'à l'égard de tous les incapables une décision j u d i ciaire est nécessaire à la constatation ou à la déclaration de leur incapacité. O r on sait déjà qu'il n'en est rien, tout au moins en ce qui concerne les mineurs, quel que soit le degré d'aptitude à conclure des actes juridiques qu'ils ont atteint. O n verra bientôt que, mis à part la doctrine malékite, les autres écoles tiennent le fou pour interdit de plein droit, c'est-à-dire sans que le j u g e ait à intervenir ni pour déclarer son interdiction ni pour la lever. Mais, à tout prendre, et après avoir mis en garde contre la tentation de faire correspondre, coûte que coûte, les catégories musulmanes et occidentales, il semble bien qu' « interdit » soit plus proche de mahjûr, que le mot « incapable».

1359. — Bibliographie. O n se rapportera à celle qui a été donnée au début du chapitre traitant de la walâya sur les biens 4. O n y ajoutera la notice de Schacht parue dans la nouvelle édition de Y Encyclopédie de l'Islam, sous le mot hadjr, et H u s a y n al-Nûrî, Les incapacités (thèse en arabe, L e Caire, 1953). Pour le droit malékite qui, dans ce domaine, se sépare souvent des autres écoles, consulter : Colomer, Droit musulman, (collection des « Manuels de Droit et d'Économie du Maroc », Rabat, 1963, p. 71-75).

3. On retrouvera, mot pour mot, la même distinction chez le Hanafite Salabî (Zayla'î, Tabyîn, V, 190), chez le Malékite Hattâb (Commentaire de Halîl, V, 57), chez le Hanbalite Ibn Qudâma (Mugnî, IV, 546), et dans le commentaire du Tanbîh de Sîrâzî, cité par Bousquet (trad. du Tanbîh, II, n° 131, note 1). 4. Voir supra, n° 1299.

CHAPITRE I

LES « INTERDICTIONS » ÉTABLIES DANS L'INTÉRÊT DES INCAPABLES 1360. — Objet de ce chapitre. Dans ce chapitre, seront étudiées successivement l'organisation de la tutelle des fous (Section I) puis celle des prodigues et des faibles d'esprit (Section II). On sera bref en ce qui concerne l'étendue de leur incapacité, la question ayant fait l'objet de longs développements dans la premier tome de ce Traité (n° 316 et s.), auxquels il sera le plus souvent renvoyé. Et ce n'est que dans la mesure où l'exposé antérieur serait incomplet ou appellerait quelques mises au point, qu'il y aura lieu de revenir sur la question.

Section I LES

ALIÉNÉS

1361. — Définition de la folie, « al-junûn ». L a plupart des auteurs musulmans, si l'on excepte les Hanafites, ne se sont guère préoccupés de définir la folie, jugeant que c'était là un état pathologique dont les manifestations sont connues de tous et que l'on décèle facilement. Parfois, il est vrai, le mot majnûn, fou, est suivi d'une brève formule explicative qui précise que le fou est celui qui est privé de raison. Que cette absence de raison soit congénitale ou n'apparaisse que plus tard, qu'elle soit'continue ou intermittente, totale ou partielle, la condition juridique du fou n'en sera pas modifiée, à s'en tenir à l'enseignement de la majorité des écoles sunnites (chaféite, malékite et hanbalite) et de l'école chiite imâmite 1 . Quant aux Hanafites, ils ont été contraints pour leur part de serrer d'un peu plus près cette notion de folie, afin de la distinguer d'un autre état d'aliénation mentale qu'ils ont dénommé 'ata, ou infirmité mentale 2 .

1362. — Distinction hanafite entre le fou et l'infirme mental. Ayant été amené à créer une entité nouvelle, celle du ma'tûh, ou infirme mental, les auteurs hanafites ont bien été obligés de le distinguer du fou proprement dit, ou majnûn, et, par là même, de préciser les caractéristiques de la folie, celles par quoi les fous proprement dits ne se confondent pas avec les individus atteints de simple infirmité mentale. Disons tout de suite qu'un très grand flottement existe sur ce point dans l'école hanafite, à telle enseigne que Z a y l a ' î 3 a pu écrire : « Il y a sur sa définition (du ma'tûh) de très grandes controverses. » Trois tendances sont apparues, entre lesquelles se répartissent les auteurs hanafites, pour ne pas tenir compte de ceux qui assimilent tout simplement le ma'tûh au fou, 1. Pour plus de détails sur la doctrine imâmite, consulter Hossein Safaï, La protection des incapables, p. 46 et s. 2. C'est ainsi, du moins, que le Code civil égyptien de 1948, dans ses articles 113 et 114, traduit ie terme de 'ata, qui donne ma'tûh, comme junûm, folie, donne majnûn. On peut aussi traduire par idiot, au sens médical du mot. 3. Tabyîn, V, 191.

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ALIÉNÉS

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à l'instar des légistes des autres écoles, ce qui revient en somme à régler le problème en le supprimant 4. 1. D'après les auteurs favorables à la première tendance, celle qui est la moins suivie, le ma'tûh est quand même un fou, un aliéné mental, mais dont le comportement n'est pas violent ; c'est cette absence de violence qui le caractérise essentiellement. « Il ne frappe pas et il n'insulte pas », écrit à son sujet Zayla'î ; mis à part cette différence dans le comportement, rien ne le sépare du fou ; il est comme ce dernier privé de raison, peut-être au même degré ; dès lors, comme le majnûn, il doit être frappé d'incapacité totale et traité comme l'enfant n'ayant pas atteint l'âge du discernement 5 . 2. S'il faut en croire la majorité des auteurs hanafites, dont les idées furent adoptées par la Majalla ottomane, et récemment par le Code civil irakien (art. 107 et 108), le ma'tûh n'est que partiellement fou. L'altération de ses facultés mentales est moins profonde que celle qui atteint le fou proprement dit ; il comprend mal, certes, mais mieux que le fou. Il convient dès lors de l'assimiler non pas à l'individu complètement privé de raison, mais à l'enfant pourvu de discernement. Il sera doté d'une capacité réduite, à l'image de celle que l'on reconnaît au mumayyiz ; il aura donc l'aptitude à consentir, seul, les actes essentiellement avantageux. Quant aux actes susceptibles de faire naître un profit, mais éventuellement une perte (vente, location), ils ne seront pas nuls, s'ils ont été conclus par un ma'tûh, mais inefficaces, suspendus (mawqûf) à la ratification ultérieure du tuteur 6. 3. Enfin, d'après un troisième groupe d'auteurs où l'on retrouve surtout des contemporains, la capacité du ma'tûh serait une question d'espèce, qui devrait être réglée dans chaque cas particulier ; on l'assimile tantôt au fou intégral, tantôt à l'enfant doué de discernement 7 .

1363. — A qui est confiée la tutelle du fou ? Afin de pouvoir donner une réponse à cette question, deux hypothèses doivent être soigneusement distinguées. Ou bien la folie est apparue avant la majorité, ou bien elle est survenue, pour la première fois, après la majorité. 4. Voir supra, n° 302, les références aux classiques, spécialistes hanafites en usûl. 5. Les Codes civils égyptien (art. 114) et syrien (art. 115) ont adopté ce point de vue, en soumettant ma'tûh et majnûn au même régime d'incapacité. 6. Les partisans de cette thèse ne sont point d'accord au sujet des obligations religieuses ; s'imposent-elles ou non au ma'tûh, tenu pour un demi-incapable ? 7. Voir supra, n° 302 note 18, les références aux auteurs contemporains.

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Dans le premier cas, l'unanimité s'est faite entre les légistes de toutes les écoles. C'est le tuteur déjà en fonction, walî, wasî, ou délégué du juge en l'absence des premiers, qui continue à exercer la tutelle. Comme il n'existe pas de majorité de plein droit dans le fiqh, même dans l'école hanafite, où la limite de vingt-cinq ans, fixée par A b û Ilanîfa, n'a pas une pareille signification, le tuteur conservera son pouvoir sur les biens du mineur devenu adulte, jusqu'à ce que celui-ci donne des signes évidents de guérison, puisque l'aptitude à bien gérer sa fortune, condition de la majorité patrimoniale, suppose que l'intéressé soit en pleine possession de sa raison. Qu'advient-il quand la folie est apparue après que le mineur a été reconnu apte à gérer sa fortune, c'est-à-dire qu'il a atteint sa majorité ? D'après les Hanafites, Chaféites et Hanbalites 8, la tutelle qui avait pris fin avec la majorité est rétablie et revient à celui (walî, wasî ou cadi) qui l'exerçait avant la majorité. Cette solution n'a pas été admise sans peine dans l'école hanafite. On y a fait valoir, notamment Zufar, troisième disciple d ' A b û Hanîfa, que la saine logique juridique, le qiyâs, commandait de confier au juge en toute hypothèse la tutelle de celui qui était devenu fou après la majorité. L'adage ne dit-il pas, qu'un droit éteint ne peut renaître, as-sâqit lâ ya'ûd. Finalement, et conformément à l'opinion d ' A b û Hanîfa et de ses deux premiers disciples, on a préféré par istihsân, par équité, la solution contraire, c'est-à-dire confier la tutelle du fou dont la démence est postérieure à la majorité, à celui, père, aïeul ou wasî, qui l'avait exercée à la veille de la majorité. N'est-il pas plus à même de veiller efficacement sur les intérêts d'un fils ou d'un petit-fils malade mental, dont il assurera par ailleurs la garde, qu'un magistrat lointain ? Quant au wasî, il ne faut pas oublier qu'il a été choisi par le père ou l'aïeul, très vraisemblablement en raison des garanties morales qu'il présentait. L'école malékite, seule, a choisi de confier au juge la tutelle de celui dont la folie est survenue après la majorité, son père serait-il encore vivant. Dardîr 9 précise dans son commentaire de Halîl que la tutelle est exercée « par le père ou son wasî, s'ils existent, et que la folie est apparue avant la puberté, sinon (illâ) c'est au juge, s'il en existe ». Dasûqî, trouvant le passage insuffisamment explicite, a cru devoir commenter le « sinon » de Dardîr en ces termes : « Cela signifie, s'il n'existe pas de père ou de wasî, ou si ceux-ci existent, mais que la folie est survenue après la puberté, c'est alors au juge qu'appartient

8. Abû Zahra, Le mariage (en arabe), p. 466, qui se fonde sur le Tantcîr (cf. Ibn 'Âbidîn, au livre sur le hajr). Pour le droit chaféite, consulter Ramlî, op. cit., II, 306 et pour le droit hanbalite, Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 471. 9. Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 292 ; Bousquet, Précis, n° 110 ; Milliot, Introduction au droit musulman, n° 491.

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la tutelle. » Il va de soi que le magistrat a toute latitude pour désigner le père ou l'ancien wasî comme muqaddam, mais ils ne seront plus que les délégués du c a d i 1 0 comme pourrait l'être tout autre étranger à la famille. L a thèse en vertu de laquelle le juge est le tuteur de l'adulte atteint d'aliénation mentale a été soutenue par quelques Hanbalites et par une partie de la doctrine chez les Chiites duodécimains u .

1364. — Tutelle sur la personne de l'aliéné. En dehors de l'école malékite, la tutelle sur la personne de l'aliéné et, notamment, la garde de ce dernier est confiée à ceux auxquels, s'agissant du mineur, les docteurs de chaque école attribuent la tutelle sur la personne — donc, en droit hanafite, aux parents 'asaba. Il importe de noter qu'en ce qui concerne le mineur le premier de ces parents est le père, encore que celui-ci ne soit pas le premier dans l'ordre de successibilité des 'asab, mais le mineur, par hypothèse, ne saurait avoir d'enfants puisque son aptitude à procréer marquerait précisément sa majorité personnelle (bulûg). Il en est autrement du fou adulte. A son endroit, sera rétabli l'ordre de priorité des 'asaba, tel qu'il est prévu par les Hanafites, et c'est au fils que sera confiée la tutelle de son père aliéné mental, plutôt qu'au père de ce dernier 12 . Les Malékites, pour leur part, confient au juge la tutelle sur la personne du fou de sexe masculin. C'est ainsi, semble-t-il, qu'on pourrait interpréter le passage des commentaires de Halîl, où il est dit que seul le juge a le droit de marier l'individu dont la folie est postérieure à la puberté, car il n'a plus ni walî, ni wasî 13.

1365. — Interdiction judiciaire.

de

plein

droit

ou

interdiction

L e parallélisme est frappant entre la position adoptée par les différentes écoles sur le point de savoir qui est tuteur du majeur atteint d'aliénation mentale, et les solutions de ces écoles en ce qui concerne le caractère de son interdiction. Ceux (Hanafites, Chaféites et Hanbalites) qui décident que la tutelle revient à celui qui l'avait exercée avant la majorité, et non pas nécessairement au juge, considèrent que le fou est frappé d'interdiction de plein droit (ou d'incapacité, si l'on veut) et qu'une décision judiciaire est inutile. L'état de démence est facile à constater. Les 10. C'est par erreur que Santillana écrit : « La curatelle, comme la tutelle, est dévolue au père et en son absence, au qâdî. » Istituzioni, I, 304. 1 1 . Mansûr b. Idrîs (hanbalite), KaHâf al-Qinâ', II, 226; pour les Chiites consulter Hossein Safaï, La protection des incapables, p. 145, note 4. 12. Art. 35, Code du Statut personnel de Qadrî pacha ; art. 21, Code syrien du Statut personnel (par analogie). 13. Voir, par exemple, Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 245.

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actes du fou seront réputés nuls dès les premiers signes d'aliénation mentale. De leur côté, les Malékites qui, en l'occurrence, attribuent au juge la tutelle des fous majeurs sont amenés logiquement à exiger une décision judiciaire qui marque le début de l'incapacité de l'individu atteint d'aliénation mentale. La solution de la majorité des écoles sunnite9 14 surprend le juriste occidental et, du reste, a été abandonnée par le législateur égyptien contemporain 15. Elle fait trop bon marché des intérêts de l'aliéné, et surtout des tiers, car c'est toujours après coup, si l'on peut dire, que le tuteur tentera d'établir que son pupille avait consenti un acte en état de démence et que l'acte ainsi conclu est nul, d'une nullité absolue, quelle que soit sa nature. Par ailleurs, ce système n'est pas dépourvu d'inconvénients à l'égard de l'aliéné lui-même ou prétendu tel. Ce n'est pas toujours le père ou le grand-père qui sont tuteurs ; à ceux-là, on peut à la rigueur faire confiance ; il n'en est pas de même de l'ancien toasî qui pourrait être mû par la simple cupidité, en voulant retrouver ses anciennes fonctions de tuteur aux biens. A ce point de vue, la thèse de l'école malékite, en vertu de laquelle l'interdiction de l'aliéné est toujours judiciaire, apparaît comme nettement supérieure. Ainsi qu'il a été dit plus haut, cette solution fait harmonieusement partie d'un ensemble bien cohérent. Puisque c'est le juge qui en droit malékite est toujours tuteur de l'individu qui a été atteint d'aliénation mentale après sa majorité, il va de soi que sa compétence ne peut dater que du moment où il aura constaté la démence et ensuite rendu publique sa décision. Les auteurs européens 16 ne s'y sont pas trompés en affirmant tous qu'en droit malékite l'interdiction du fou ayant déjà atteint sa majorité est toujours judiciaire, encore que Halîl ne distingue pas très bien entre le cas du fou et celui du prodigue, que les commentateurs autorisés sont très discrets sur la question, il n'en reste pas moins que l'esprit du fiqh malékite commandait une telle solution, la seule qui s'accommodât du contexte général en la matière. L'inconvénient de cette règle auquel échappe le système de l'interdiction de plein droit, c'est que les actes du fou antérieurs à la décision du juge pourront difficilement, sinon jamais, être annulés 17.

1366. — Comment prend fin l'incapacité du fou? Nous retrouvons, mais ici avec moins de netteté, la ligne de clivage qui sépare les écoles. D ' u n côté, celles qui professent que l'interdiction du fou a lieu de plein droit et, de l'autre, l'école malékite, 14. Solution identique en droit imâmite. 15. Voir art. 65 de la loi n° 119 de 1952. 16. Santillana, Istituzioni, I, p. 304 ; Bousquet, Précis, n° 109; Milliot,

Introduction

au droit musulman,

n° 485 ; Colomer, Droit musulman,

n° 54.

17. Voir pour les références sur ce point capital, Santillana, Istituzioni,

LES

ALIÉNÉS

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à laquelle on prête communément une doctrine qui paraît bien sujette à caution. Pour les tenants de la première thèse (Hanafites, Chaféites et Hanbalites), l'aliéné retrouve sa capacité dès l'instant où il recouvre la raison. U n j u g e m e n t de mainlevée est tout à fait inutile. D ' o ù l'adage : « Quand une incapacité s'établit sans j u g e m e n t (comme celle du fou et du mineur) elle est levée sans jugement. » 1 8 E n droit malékite, il faudrait, dit-on, une décision judiciaire et ce n'est qu'à partir de cette décision que les actes du fou seront tenus pour valables. A vrai dire, cette position de l'école malékite est celle que lui attribue une partie de la doctrine française (et italienne) inspirée de M o r a n d 19 . Celui-ci avait souligné la controverse, rapportée par Halîl, qui aurait opposé Mâlik, le fondateur de l'école, à son disciple, I b n al-Qâsim, mais il ne cachait pas sa préférence pour la thèse — la seule protectrice des droits des tiers — suivant laquelle une décision de mainlevée était nécessaire. Cette exigence et même la fameuse controverse sont absentes d ' u n commentaire aussi autorisé que celui de D a s û q î sur le texte de Dardîr 20. D a s û q î écrit : « Si (le fou) recouvre la raison, et qu'il soit rattd21, son interdiction est levée et l'on n'exige pas une décision de mainlevée ( f a k k ) du juge. » O n ne peut être plus net. Hattâb 22 ne mentionne pas non plus la controverse portant sur la nécessité d'une décision judiciaire, mais insiste sur le fait que « l'interdiction du fou est levée par la simple survenance de la raison, ifâqa ». D u reste, les comparatistes anciens, tel I b n Qudâma, n'avaient pas relevé de différences, à ce point de vue, entre l'enseignement malékite et celui des autres écoles. E n ce qui concerne l'individu qui a été atteint d'aliénation mentale avant la puberté, il ne suffira pas d'établir qu'il a recouvré la raison, il faudra en sus prouver qu'il possède l'aptitude (rusd) nécessaire à la bonne gestion de son patrimoine 2 3 .

1367. — L'incapacité du fou. L e fou proprement dit est exactement dans la même situation juridique que l'enfant qui n'a pas atteint l'âge du discernement. Ses actes sont donc nuls d'une nullité absolue, et son tuteur ne pourrait le relever, en quoi que ce soit, de son incapacité. Il n'est tenu d'aucune obligation juridique ou religieuse. E n revanche, il sera responsable, 18. Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 457. 19. Morand, Avant-projet de Code, Alger, 1916, p. 145 note 2 ; Santillana, Istituzioni (I, 306) soutient carrément que c'est là l'opinion qui a prévalu. Milliot (Introduction au droit musulman, n° 493) revient aux hésitations de Morand, ainsi que Colomer, Droit musulman, p. 75. 20. As-Sarh al-kabîr, III, 292 (éd. Halabî). 21. Apte à gérer sa fortune. 22. Op. cit., avec les gloses de Mawwâq, V, p. 58. 23. Hattâb, op. cit., V, 58.

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sur son propre patrimoine, du dommage causé par lui au bien d'autrui, et sans qu'il y ait lieu, d'après le fiqk, de rechercher s'il a commis une faute 24 . On sait déjà que le demi-fou, celui que les Hanafites appellent ma'tûh, jouit, d'après la majorité des auteurs hanafites, d'une capacité plu9 étendue, analogue à celle qui est reconnue à l'enfant qui a dépassé l'âge du discernement.

1368. — Capacité du fou durant les intervalles lucides. Dans les écoles (hanafite, chaféite et hanbalite) où l'incapacité du fou existe de plein droit, résultant du fait de son aliénation mentale, et disparaissant, automatiquement, avec sa guérison, dite « reprise de son bon sens », ifâqa, il va de soi que les actes accomplis par lui durant des intervalles de lucidité sont parfaitement valables, quelle que soit la nature desdits actes, qu'il s'agisse de contrats patrimoniaux (vente, location, prêt, etc.), d'actes juridiques assentiellement attachés à la personne, comme le mariage, la répudiation, la reconnaissance de parenté, etc., ou même de pures libéralités comme la donation. Si la rémission survient à un moment où, habituellement, un homme sain est tenu d'accomplir ses obligations religieuses Çibadât), le jeûne du mois de Ramadan, par exemple, ces obligations s'imposent alors au fou. Quelques Hanafites auraient voulu assimiler le fou qui a des intervalles de lucidité au ma'tûh, ou demi-fou, dont les principaux actes patrimoniaux ne sont pas absolument nuls, mais doivent être ratifiés par le tuteur, dans les mêmes conditions que pour le mineur pourvu du discernement ; mais cette assimilation ne résiste pas à l'analyse juridique. Le fou qui recouvre momentanément la raison est réputé, pendant tout le temps que dure sa lucidité, être complètement doué de raison, il ne peut être confondu avec un ma'tûh, dont l'infirmité est permanente, encore que certains aient soutenu qu'elle était susceptible de rémission temporaire 25. Ainsi, dans toutes les écoles ci-dessus énumérées, nul n'a jamais contesté la validité des actes accomplis par un fou durant un intervalle de lucidité, à la condition que cette lucidité soit prouvée. Cela est surtout vrai en droit hanafite. Dans les écoles chaféite et hanbalite, le principe est le plus souvent rappelé à propos du mariage et de la répudiation 2e . E n droit malékite, tel du moins qu'il fut appliqué longtemps en Afrique du Nord, le problème s'était compliqué du fait que Seignette et Morand 27, se méprenant sur le sens de certaines dispositions de Halîl, avaient extrapolé au fou des règles qui en 24. Voir supra, n° 1339. Ajouter Margînânî, Hidâya, III, 204. 25. Sur la question, consulter Ibn 'Âbidîn, Radd-al-Muhtâr, V, 100. 26. Voir, pour le droit hanafite, Zayla'î, Tabyîn, V, 191 ; Ibn 'Âbidîn, Raddal-Mufitâr, V, 100; Qadrî pacha, Statut personnel, art. 483. Pour le droit chaféite, Imâm as-Sâfi'î, Umm, V, 234 (répudiation). Ibn Qudâma, Mugnî, 500 (mariage). 27. Avant-projet, p. 24, note 3.

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réalité ne régissent que le safîh, le prodigue 28 . Il en est résulté la distinction suivante que, depuis lors, tous les interprètes européens du droit malékite ont adoptée : le fou, pendant les intervalles de lucidité, n'a le droit de conclure aucun acte patrimonial à proprement parler, vente, location, prêt, etc. En revanche, s'agissant d'actes strictement personnels, mariage, répudiation, reconnaissance de parenté, etc., il retrouve, pendant ces intervalles, son entière capacité ; on a dit que c'était parce que la représentation est impossible, en ce qui concerne ces derniers actes, ce qui n'est pas tout à fait exact. A vrai dire quand il s'agit du prodigue, la raison qu'on en donne est que de pareils actes n'ont pas de répercussion directe sur son patrimoine et que c'est le patrimoine du prodigue qui, seul, est protégé. Pouvait-on dans ces conditions transposer au fou ? Évidemment non. En conclusion, si l'on pose la règle qu'en droit malékite, comme dans le système des autres écoles, l'incapacité du fou cesse automatiquement et sans jugement, dès l'instant où il a recouvré la raison 2 ', on est bien obligé d'admettre que, dans cette école comme dan9 les autres, tous les actes juridiques conclus par lui pendant les intervalles de lucidité sont valables.

1369. — La tutelle du fou dans les législations contemporaines. Le législateur contemporain, qui a remanié si profondément le statut du mineur, n'a consacré que quelques rares dispositions à l'aliéné mental. Sur le point capital de savoir à qui sera confiée la tutelle du majeur atteint d'aliénation mentale, ce législateur, suivant qu'il est d'obédience hanafite ou de tradition malékite, a choisi soit la règle hanafite qui a recours aux mêmes tuteurs que ceux que le fou avait eus étant mineur, soit la règle malékite qui attribue cette tutelle au juge exclusivement, le mineur à sa majorité ayant été libéré de la tutelle des walî-s et des wasî-s. Il importe, tout d'abord, de distinguer entre le cas où la folie survient durant la minorité et celui où elle n'apparaît qu'après la majorité, distinction empruntée au fiqh classique. Quand elle s'est manifestée avant la majorité, les mêmes tuteurs (watt, walî ou, à leur défaut, le juge) qui sont déjà en fonction continueront à assurer la tutelle. D'après les Codes du Statut personnel de Syrie (art. 163) et d'Irak (art. 82) 3 0 , cette prolongation est automatique, elle ne nécessite pas l'intervention du juge, c'est l'application 28. Sur cette méprise, la note concise, mais pertinente de Hossein Safaï, La protection des incapables, p. 76, note 4. 29. Voir supra, n° 1366. 30. Le Code irakien ne le dit pas expressément, comme le Code syrien, mais il est permis de l'induire du 3e par. de l'art. 82, auquel nous renvoyons : « Les fonctions du wasî se terminent (...) 30 par le retour de la walâya au père ou à l'aïeul. »

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pure et simple du fiqh classique, quelle que soit l'école considérée. Néanmoins, le Code marocain du Statut personnel (art. 164, al. 2) exige une décision du juge, dont l'objet ne sera pas de nommer un nouveau tuteur, mais de maintenir en fonctions l'actuel tuteur. C'est du reste le mot « maintenir » que l'on retrouve dans l'article 18 de la loi égyptienne n° 119 de 1952, qui, lui aussi, a pour objet de prolonger les fonctions du tuteur déjà en fonction, quand le mineur donne des signes de faiblesse mentale ou de démence. Si l'aliénation mentale se révèle après la majorité, elle entraîne de plein droit l'incapacité du fou, d'après le Code syrien du Statut personnel (art. 200) et le Code civil irakien (art. 94) ; en revanche, la loi égyptienne n° 119 de 1952 (art. 65) s'écarte du droit hanafite classique en exigeant, même pour le dément, une décision judiciaire. Il importe de noter que l'interdiction de plein droit, prévue par les codes syrien et irakien, auxquels il est renvoyé ci-dessus, ne signifie pas que ces deux codes restituent la tutelle à ceux qui l'avaient exercée du temps de la minorité. Les deux textes se bornent à déclarer qu'un tuteur sera désigné par acte authentique. La loi égyptienne est sur ce point beaucoup plus explicite : « La tutelle appartient au fils majeur de l'interdit, puis à son père, puis au grand-père paternel, à leur défaut, à celui que le tribunal choisira. » (Art. 65 de la loi n° 119 de 1952.) On ne s'étonnera pas, quand on connaît la position du droit malékite sur la question, de constater que les Codes du Statut personnel tunisien (art. 161) et marocain (art. 145) s'en tiennent strictement au principe de l'interdiction judiciaire. Mais en revanche, on sera surpris de noter que la même règle avait déjà été depuis longtemps adoptée en Égypte, ce qui représente un abandon capital de la vieille règle hanafite, en vertu de laquelle l'incapacité du fou existe de plein droit, dès l'apparition des signes de démence. Voir pour le dernier état du droit en Égypte, art. 65 de la loi n° 119 de 1952. Fin de l'interdiction. L'article 167 du Code tunisien du Statut personnel, donne, en une formule bien frappée, le principe qui régit la fin de l'incapacité du fou : « L'interdiction prononcée par jugement ne sera levée que par jugement. » Et c'est bien ainsi que les choses se passent non seulement en Tunisie, mais aussi en Égypte (art. 65, loi de 1952) et au Maroc (art. 145, Code du Statut personnel). Dans les autres pays hanafites (Syrie, Irak) qui ont adopté la règle de leur école, comme quoi l'incapacité du fou existe de plein droit, celle-ci se termine automatiquement dès l'instant où cesse l'état de démence, en vertu du principe de la correspondance des modes d'établissement et de fin de l'interdiction, tel qu'il est rappelé par le code tunisien. Aucun des monuments législatifs contemporains ne contient de dispositions expresses relatives à la validité des actes accomplis par le fou durant des intervalles de lucidité. La question, ainsi laissée

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à l'appréciation des interprètes desdits textes, pourrait être résolue de la façon suivante : quand un jugement de mainlevée de l'interdiction n'est pas exigé pour que le fou retrouve sa capacité, rien ne s'oppose, en théorie, à ce qu'il soit tenu compte des intervalles lucides, afin de déclarer valables les actes accomplis par lui durant ces intervalles ; mais si un jugement de mainlevée est nécessaire, les actes accomplis pendant des intervalles de lucidité seront quand même nuls.

Section

II

LES PRODIGUES E T FAIBLES D'ESPRIT

1

1370. — Définition du « safîh ». L e mot safîh, par lequel on désigne communément le prodigue, vient de safah, qui a de très nombreuses acceptions dans la langue courante, où il signifie faiblesse, ignorance, incroyance et, surtout, prodigalité. On le définit plus facilement par son contraire, qui est raïîd. L'individu raiîd — nous l'avons vu à propos du mineur — est celui qui est apte à bien gérer sa fortune ; le safîh, par conséquent, est celui qui gère mal son patrimoine, soit qu'il le dilapide volontairement en dépenses inconsidérées ou d'une manière déraisonnable, auquel cas c'est l'image du prodigue, du mubaddir 2 qui se dessine ; soit que, par incapacité, il se livre à des opérations financières malheureuses qui le ruinent et, dans ce cas, on a affaire à un faible d'esprit, dénommé en arabe dû al-gafla. Il s'agit de deux inaptitudes distinctes par leur source ; la faiblesse d'esprit, disent les fuqahâ', est un vice de l'intelligence, tandis que la prodigalité est un vice de la volonté — mais elles produisent le même résultat, à savoir l'appauvrissement de celui qui en est atteint, et il importe dans les deux cas de le protéger en l'interdisant. Aussi bien le régime juridique d'interdiction imposé à l'un et à l'autre est en tout point semblable.

1371. — Le faible d'esprit en dehors du droit hanafite. Les auteurs hanafites, surtout les plus récents, ne manquent jamais de mentionner à côté du safîh, du prodigue proprement dit, le dû al-gafla, le faible d'esprit, et les assimilent complètement l'un à l'autre ; de telle sorte que tout ce qui sera dit ci-après du prodigue, des modalités de son interdiction, de l'étendue de son incapacité, des pouvoirs de son tuteur, s'appliquera, mot pour mot, au faible d'esprit 3 . 1. Dans le tome I de cet ouvrage (n° 316) on avait traduit l'expression dû al-gafla par « imbécile », comme dans la traduction officielle du Code civil égyptien de 1948, mais le mot pourrait créer une confusion chez le lecteur de langue française, habitué à assimiler l'imbécile au fou, et non pas au prodigue. 2. Textuellement, « dépensier ». 3. Pour le droit hanafite, voir, par exemple, Zayla'î, Tabyîn, V, 198-199, et Ibn 'Âbidîn, Radd al-Mu))târ, V, 102.

LES PRODIGUES

ET FAIBLES

D'ESPRIT

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Ce dernier est défini par les Hanafites : « Celui qui ne sait pas obtenir des profits dans ses transactions, qui est lésé dans ses achats, à cause de la simplicité (salâma) de son cœur » (Zayla'î), autrement dit à cause de son peu d'intelligence commerciale. Chez les juristes des autres écoles, c'est le plus souvent implicitement que les dispositions relatives au prodigue (safîh) sont étendues au faible d'esprit, mais il arrive, et plus souvent que ne le laissent entendre les interprètes de ces systèmes de droit, que le mot lui-même soit employé par les juristes de ces écoles suivi de l'affirmation que l'individu atteint de gafla doit être assimilé au prodigue 4. Il ne pouvait du reste en être autrement et c'est dans ce sens que concluait Q u r t u b î 5 , commentant cette partie du verset 382 de la deuxième sourate, où il est dit : « Si le débiteur est safîh, ou faible, ou s'il n'est pas en état de dicter personnellement, que son walî dicte avec probité. » « Faible » ne peut concerner, dit-il, que le faible d'esprit ou alors il ferait double emploi avec le membre de phrase qui suit.

1372. — Que faut-il entendre par prodigalité ? Désormais, l'exposé ne concernera que le prodigue proprement dit, étant entendu que toutes les conséquences que les légistes ont fait produire à la prodigalité, safah, découlent également, et sans aucune réserve, de l'état de faiblesse d'esprit, gafla. L a première question à laquelle il faut répondre est celle de savoir quand un individu est considéré comme prodigue. Si la question ainsi posée paraît n'appeler qu'une réponse un peu trop générale, il faudra se demander alors à partir de quand commence la prodigalité. L e prodigue est, de l'avis général, celui qui dilapide sa fortune en dépenses excessives ou déraisonnables, lalâ hilâf al-'aql, « contraires à la raison ». Les exemples abondent dans les ouvrages d e f i q h (argent jeté à la mer, oiseaux et coqs achetés à un prix très élevé, etc.). Ces exemples ont presque toujours le défaut d'être excessifs et, par conséquent, de mieux s'appliquer au fou qu'au prodigue. Notons tout d'abord que le juriste musulman n'insiste pas tout autant que son homologue occidental sur le caractère d'habitude que doivent avoir les dépenses du prodigue 6. Ce sont surtout les contemporains qui ont introduit cet élément dans leur définition de la prodigalité ; mais il ne fait pas de doute qu'il résulte de l'esprit général des textes en la matière qu'un acte de prodigalité isolé n'entraînerait pas l'interdiction de son auteur.

4. Voir, par exemple, en droit chaféite, Ramlî, op. cit., III, 348-349 ; en droit malékite, Dardîr-Dasûqî, op. cit., II, 156-157 ; en droit hanbalite, Mansûr b. Idrîs, Kassâf al-Qinâ', II, 226. 5. Al-Jâmï li-Ahkâm al-Qurân (i r e éd., 1950), III, 385. 6. Zayla'î, cependant, dans son Tabyîn (V, 192) définit ainsi le safîh : « Celui qui a pour habitude de gaspiller et de beaucoup dépenser. »

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TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

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On ne trouve pas non plus chez les grands classiques cette idée que l'importance de la dépense est toute relative et dépend de l'ensemble des revenus dont dispose le prodigue. Cela tient-il au fait que, dans l'Islam, l'argent ne produit pas d'intérêts ? O n objectera que la distinction du revenu et du capital est pourtant nettement faite, quand il s'agit par exemple des loyers d'une maison ou de terrains agricoles ou encore des revenus d'une commandite. Toujours est-il qu'aucun légiste musulman n'a soutenu la thèse que certains tribunaux avaient parfois défendue, comme quoi la prodigalité ne commence qu'au moment où le capital est en voie d'être entamé. En revanche, il est un point qui a beaucoup retenu l'attention du juriste musulman. C'est celui de savoir si le caractère éminemment pieux et charitable de la dépense — celle-ci serait-elle excessive — ne lave pas son auteur de tout reproche de prodigalité. Se ruiner à bâtir des mosquées et des hôpitaux est-ce vraiment se conduire en prodigue ? Oui, répond la majorité des juristes, et notamment les juristes hanafites, qui sont unanimes sur ce point 7 . L e prodigue doit être défendu, même contre ses bons sentiments s'ils doivent le conduire à la ruine financière. L e s Chaféites sont d'un avis contraire pour les raisons qui seront exposées plus loin. Fidèles au principe que l'interdiction du prodigue a exclusivement pour but la protection de son patrimoine, ces mêmes juristes, s'ils lui dénient le droit de gaspiller sa fortune en œuvres de bienfaisance ou de piété, n'attachent pas non plus de conséquences, à ce point de vue, aux dépenses immorales ou contraires à l'éthique musulmane (comme d'acheter du vin ou des instruments de musique). Si ces dépenses ne sont pas excessives, quelque blâmables qu'elles soient sur le plan religieux, elles ne sont pas de nature à entraîner l'interdiction de leur auteur. C'est ce qu'on exprime par l'adage, 1 efâsiq (le débauché en tant que tel) ne peut être interdit 8. Ici encore, une partie des Chaféites se sépare des autres écoles.

1373. — Les particularités du droit chaféite en la matière. L e droit chaféite s'écarte plus d'une fois des solutions précédentes. Cela tient au fait que le rusd, qui est le contraire de la safah, y est défini l'aptitude à bien gérer sa fortune et à se conduire honorablement suivant les principes de la religion. C'est la seule école qui exige les deux aptitudes comme il a été dit plus haut. Il en résulte qu'en droit chaféite est safîh non seulement celui qui met en péril sa fortune, 7. Zayla'î, Tabyîn, Y, 192; Ibn Nujaym, al-Bahr ar-Râ'iq, VIII, 91 (éait. 'Alamiyya) ; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, V, 102. La solution est la même en droit chiite imâmite. Cf. Hossein Safaï, La protection des incapables, p. 39. 8. Sarahsî, Mabsut, XXIV, 157 ; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, V, 102 ; al-Mudawwana al-kubra (malékite), XIII, 74 ; Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 468.

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mais aussi, dans une large mesure, le fâsiq, le débauché. L a règle n'est pas absolue et l'on ne peut avancer tout de suite que, dans tous les cas, 1 q fâsiq, non prodigue de ses deniers, sera, en droit chaféite, frappé d'interdiction. Néanmoins, la prise en considération par cette école de cet élément de moralité ne va pas sans modifier, sur bien des points, la conception que l'on se fait généralement dans les autres écoles de la prodigalité, safah et, par voie de conséquence, d'étendre en droit chaféite, dans une mesure non négligeable, la notion de prodigalité ou bien, dans d'autres circonstances — et sans que cela, comme on le verra, soit contradictoire — de la restreindre. 1. On sait déjà qu'en droit chaféite le mineur n'est reconnu majeur, rasîd, que s'il est apte à bien gérer sa fortune et que, par ailleurs, son comportement ne fasse pas de lui un fâsiq — un contrevenant aux règles de l'éthique musulmane. T a n t que ces deux conditions ne sont pas réunies, son tuteur (wasî, walî, ou juge) a le droit et le devoir de ne pas lui remettre sa fortune 9. 2. Si l'inconduite, fisq, survient après la majorité, mais sans être accompagnée d'actes de prodigalité proprement dits, faut-il interdire le fâsiq ? L ' I m â m as- Sâfa'î aurait opiné à la fois dans le sens de l'affirmative et de la négative. Toujours est-il qu'on ne sait pas quelle est celle des deux opinions qui a prévalu dans l'école. « Dieu seul sait! », conclut Ibn Qudâma, en rapportant le fait. 3. Contrairement à la solution admise dans les autres écoles, on ne saurait tenir, en droit chaféite, pour actes de prodigalité les dépenses, même les plus excessives, si elles ont pour objet une œuvre méritoire, sur le plan de la piété ou de la charité. Il serait anormal que l'école, attachant une si grande importance au comportement honorable de l'individu quand il s'agit de prolonger l'interdiction du mineur ou même, suivant une version, de prononcer l'interdiction du majeur, ne tienne plus compte du caractère louable des dépenses afin de faire échapper leur auteur à l'interdiction. 4. Enfin, d'après certains auteurs chaféites 10 ne peuvent être tenues pour des actes de prodigalité les dépenses en nourriture licite et en vêtements, si élevées soient-elles ; sans doute, parce que ce genre de dépenses ne peut être essentiellement pernicieux.

1374. — L'interdiction du prodigue. Dès la constitution des grandes écoles juridiques, il fut admis dans l'Islam que devrait être interdit le prodigue dont l'esprit de prodigalité était apparu après sa majorité ; que par ailleurs cette inter9. Consulter Sîrâzî, Muhaddab, I, 331-332 et la traduction française par Bousquet du Tanbîh, II, 30-31. Pour la comparaison avec le droit hanbalite, Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 468. 10. Dont s'inspire 'Abd al-Rahmân al Jazîrî dans son Fiqh d'après les quatre écoles, II, 270, mais sans les désigner.

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diction serait judiciaire, et non pas de droit, et que le juge ferait office de tuteur en toute hypothèse, c'est-à-dire que le prodigue ait encore son père ou soit orphelin et, dans le cas d'une femme, qu'elle f û t ou non, mariée. Ce triple principe f u t très facilement adopté par les écoles chaféite, hanbalite et malékite, encore que pour les deux premières cela constituât une différence profonde avec l'interdiction du fou, puisque celle-ci découle de plein droit de l'état de folie et que la tutelle n'est confiée au j u g e qu'à défaut de walî ou de wasî u. E n revanche, dans l'école hanafite, l'interdiction judiciaire du prodigue n'a pas été acceptée sans difficultés. L e grand I m â m A b û Hanîfa y f u t toujours absolument opposé, pour les raisons qui seront exposées plus loin. A v a n t lui, a l - N a h a ' î 1 2 avait eu une attitude semblable ; Zufar fut le seul de ses disciples à se ranger à son opinion. Plus tard, les Zahirites défendirent le même point de vue, en s'appuyant sur un donné scripturaire plus important que celui qu'avait utilisé A b û Hanîfa 13 . T r è s vite prévalut dans l'école la thèse des deux grands disciples, A b û Y û s u f et Saybânî, comme quoi le majeur prodigue devrait être interdit, c'est-à-dire mahjûr. Puis apparut une nouvelle division entre Hanafites. D'après A b û Y û s u f , l'interdiction devait être judiciaire, mais selon Saybânî, elle aurait lieu de plein droit comme celle de l'aliéné. C'est en définitive l'enseignement d ' A b û Y û s u f qui a été retenu comme l'expression autorisée du droit hanafite. L e prodigue doit donc être interdit, mais cette interdiction ne peut être décidée que par le juge, et c'est à ce dernier qu'est confiée la « tutelle » du safîh. E n somme, cette position doctrinale — qui est devenue le droit positif de l'école hanafite — est analogue à celle adoptée par les trois autres écoles sunnites et par les Chiites imâmites 1 4 .

1375. — La controverse au sein de l'école hanafite. Encore que les solutions adoptées par l'école hanafite, et qui sont passées dans le droit positif des pays qui restèrent dans la mouvance de cette école, soient identiques à celles des autres écoles ; que depuis dix siècles il soit admis sans conteste que le safîh majeur doit être interdit, que son interdiction ne puisse résulter que d'une décision du j u g e et qu'une décision judiciaire soit également nécessaire pour mettre fin à cette interdiction, il n'est cependant pas sans intérêt 11. Sâfi'î, Umm, III, 194; Sîrâzî, Muhaddab, I, 332; Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 469. Il est superflu de renvoyer aux auteurs malékites puisque dans cette école, toute interdiction de majeurs est nécessairement judiciaire. 12. Ibrahim al-Naha'î, décédé à Kufa en 96 de l'Hégire ; il fut le professeur de Hammâd qui, lui-même, enseigna le droit à Abû Hanîfa. 13. Ibn Hazm, Muhallâ, VIII, n° 1394. 14. Sarahsî, Mabsût, X X I V , 156 à 163 ; Kâsânî, Badâ'i', VII, 169 ; Qudûrî, Muhtasar (trad. Bousquet), p. 194 et s.

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d'exposer la dialectique d'Abû Hanîfa et celle, opposée, de ses deux grands disciples, Abû Yûsuf et Saybânî 1S . Même si l'on pense que la thèse d'Abû Hanîfa fut inspirée par des considérations uniquement rationnelles, il faut bien admettre qu'il n'a pu se contenter d'affirmer son ra'y, son opinion personnelle, sans la faire accompagner d'une série d'arguments tirés de l'Écriture, ou appuyés sur le qiyâs (analogie légale) susceptibles de faire accepter son point de vue par les juristes qui ne voyaient pas sans inquiétude la loi se former au gré de la réflexion personnelle de légistes, fussentils de la classe intellectuelle d'un Abû Hanîfa. On aura ainsi, en exposant les arguments des uns et des autres, un exemple précieux de la méthode chère aux grands légistes qui, a posteriori, apportaient des justifications scripturaires à des solutions qu'ils avaient puisées soit dans leur « jugement personnel », soit dans les usages locaux. 1376. — Thèse d'Abû Hanîfa. Elle se fonde essentiellement sur cette idée que la raison d'être de toute interdiction est de protéger un incapable, que celui-ci soit dépourvu totalement de raison, comme le tout petit enfant et le fou intégral, ou que sa raison soit simplement diminuée. Or rien de tout cela ne se retrouve chez le prodigue, safîh, si on le définit un dépensier. Ce n'est pas un incapable ; en l'interdisant, ce n'est pas lui qu'on protège, mai9 sa fortune, et le remède est alors pire que le mal. C'est une grave atteinte à la personnalité, c'est presque le ravaler au rang de bête pour une simple question financière. Ce refus — il vaut mieux dire cette répugnance d'Abû Hanîfa à frapper d'incapacité un homme, pour le simple motif qu'il gère mal sa fortune — est à la base de toute sa théorie de l'interdiction hajr. On la retrouvera à propos de l'insolvable, même non prodigue, du faible d'esprit, du dû al-gafla, qui n'est, après tout, qu'un homme qui se laisse tromper dans ses opérations financières, mais qui ne mérite pas pour autant de se voir retirer la gestion de ses biens. Du reste, toujours d'après Abû Hanîfa, aucun texte coranique ne commande expressément une pareille solution. Le verset 5 de la quatrième sourate dit bien : « Ne remettez pas aux safîh vos biens » (c'est-à-dire les biens que vous détenez pour eux), mais cela ne signifie pas qu'il y a lieu de les interdire. Au contraire, ce texte doit — à l'évidence — être interprété dans le sens que le tuteur, déjà en possession des biens du mineur, doit s'abstenir de les lui remettre, s'il constate que celui-ci n'est pas apte à bien gérer sa fortune. On sait que, d'après Abû Hanîfa, cette période d'expectative ne peut pas 15. Sur cette controverse, consulter le Muhtasar de Tahâwî, Le Caire, 1370 H, p. 97-98. Tahâwî est mort en 321 H. ; Zayla'î, Tabyîn, V, 195-196. Voir également les spécialistes en tafsîr, par exemple Qurtubî, Tafsîr, Le Caire, 1357 H., V, 29 et s.

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aller au-delà de la vingt-cinquième année du safîh. Dans le texte où il est dit : « Si le débiteur est safîh ou faible, ou inapte à dicter personnellement, que son walî dicte (pour lui) avec probité » (II, 282), le mot walî ne peut désigner un tuteur, car un tuteur ne peut jamais « dicter » c'est-à-dire reconnaître une dette. Il s'applique donc au titulaire de la créance qui rédigera à la place du débiteur, d'où l'incidente finale : « avec probité ». Les « recommandations » sont nombreuses dans le Coran, recommandations de ne pas gaspiller, de ne pas dépenser en vain 1 6 , mais aussi de mettre par écrit tout engagement, de donner aux pauvres, de secourir son prochain. Jamais aucun commentateur n'a proposé de sanctionner de telles « recommandations », en interdisant ceux qui ne les respectent pas. Trois siècles plus tard, Ibn Hazm 17 disséquait ces mêmes textes pour aboutir à cette conclusion qu'aucun d'eux ne comportait « apparemment », c'est-à-dire compte tenu uniquement de leur sens littéral, de justification, même lointaine, d'une quelconque interdiction du prodigue. Après avoir neutralisé les textes que l'on devait sans doute lui opposer fréquemment, du fait qu'ils contenaient le mot safîh, Abû Hanîfa passe ensuite à l'attaque, si l'on ose dire, en invoquant les nombreux versets coraniques qui selon lui seraient d'une application difficile, et en tout cas très partielle, si l'on admettait l'incapacité du prodigue. Dieu a ordonné d'être fidèle à ses engagements, et cela sans aucune réserve ; Il a recommandé les actes de bienfaisance, les libéralités, dont cependant, l'excès est condamné par tous les juristes, sauf les Chaféites. L a kaffâra, l'expiation en argent, imposée à tout croyant, même réputé safîh, quand celui-ci manque à certaines obligations religieuses ou légales, permet de tourner les effets de l'interdiction. On a répondu à cet argument en faisant valoir qu'à l'égard du safîh l'expiation ne se ferait pas en argent, mais par des jours de jeûne supplémentaires. Ce à quoi Abû Hanîfa objecte qu'une telle distinction n'est pas dans le Coran! Ceux qui, aujourd'hui encore, ne sont pas loin de penser comme Abû Hanîfa disent qu'il y a quelque chose d'assez paradoxal dans le fait de protéger le safîh contre ses fantaisies financières et de le laisser libre d'accomplir tout acte juridique qui n'intéresse que la personne, comme si de tels actes, mariage, répudiation, reconnaissance de parenté, etc., n'étaient pas plus importants à tout point de vue que ceux qui n'atteignent que le patrimoine.

16. « Ne soyez pas prodigues, les prodigues sont frères de Satan » (Coran, XVII, 26-27). 17. Muhallâ, VIII, p. 290. On ne peut que se borner à signaler, la percutante argumentation d'Ibn Hazm, très différente par son esprit de celle que l'on attribue à Abû Hanîfa.

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1377. — Argumentation des partisans de l'interdiction du prodigue. Il s'agit, comme on le sait, de la presque totalité des juristes de toutes les écoles sunnites et chiites, puisque, même dans l'école hanafite, A b û Hanîfa n'a pas été suivi, et que c'est l'opinion d ' A b û Yûsuf et de Saybânî, favorable à l'interdiction, qui a très tôt prévalu 1 8 . T o u s ces juristes invoquent à l'appui de leur thèse successivement le Coran, la Sunna, Yijtnâ' des Compagnons et le qiyâs. Ce rappel des quatre prétendues sources du fiqh, reflète trop les principes des spécialistes en usûl, pour ne pas trahir les procédés de ces derniers, qui consistent à expliquer parfois des siècles plus tard, rétroactivement si l'on peut dire, des règles de droit nées sans leur concours, et parfois en dépit de leurs principes. 1. L e Coran. Les versets du Coran invoqués sont précisément ceux dont A b û Hanîfa soutient qu'ils ne concernent pas le safîh proprement dit ou alors qu'ils ne contiennent que des recommandations de bonne gestion financière, dont il est abusif de tirer argument afin d'interdire le safîh. 2. L a Sunna. Nombreux sont les hadith-s attribués au Prophète qui comportent des conseils de modération et de prudence à propos des dépenses courantes, notamment celui-ci : « Mangez, buvez, habillez-vous, sans gaspillage, et sans exagération. » 19 D e là à conclure qu'il importe d'interdire le prodigue peut paraître singulièrement aventureux. Et que dire des autres hadith-s invoqués ? Par exemple, de celui dans lequel le Prophète conseille, afin d'éviter d'être lésé dans ses ventes, de les faire procéder de l'avertissement : « Pas de tromperie. » Se peut-il que l'on tienne de pareilles déclarations pour un fondement scripturaire à la légitimité de l'interdiction du prodigue ? 3. L'ijmâ' des Compagnons. T o u t aussi fragile paraît être la référence à un quelconque ijmâ' des Compagnons du Prophète. On a même invoqué dans le sens de l'opportunité d'interdire le prodigue l'autorité de 'A'isa, la femme du Prophète. Les arguments, prétendument scripturaires, des partisans de l'interdiction du prodigue ne résistent pas à un examen sérieux et objectif. A vrai dire, tous ces légistes favorables à l'interdiction — comme du reste, à l'opposé, A b û Hanîfa — ont cédé à des motifs purement pratiques ou rationnels auxquels ils ont voulu donner des justifications d'ordre scripturaire pour échapper au reproche de créer la loi au gré de leur vue personnelle des problèmes soulevés. Leur sentiment était qu'on ne pouvait laisser un individu gaspiller 18. Voir Sarahsî, Mabsût, XXIV, 159 et s. ; Kâsânî, Badâ'iVII, 170, et l'étude contemporaine d'Abû Zahra, al-Milkiyya wa nazariyyat al-'aqd, Le Caire, 1939, p. 280 et s. 19. On trouvera dans Mahmasânî, Nazariyyat al-'âmma, II, p. 122, note 5, les références aux grands recueils de traditions. Le hadith rapporté ci-dessus figure dans Buhârî, mais sans isnâd (chaîne de transmetteurs).

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sa fortune, car il finirait, tôt ou tard, par tomber à la charge de la communauté, c'est-à-dire du Bayt al-mâl. Ainsi, non seulement l'intérêt personnel du prodigue, mais aussi l'intérêt général, commande d'interdire ce dernier 20.

1378. — L'interdiction du prodigue est toujours judiciaire. On a vu précédemment que, dans la plupart des écoles, les aliénés étaient interdits de plein droit et qu'en conséquence leur interdiction cessait automatiquement, dès qu'ils recouvraient la raison. O n explique ce système, qui est abandonné par les législations récentes, en disant que la folie se constate facilement et qu'il est à la portée de chacun de savoir si celui avec qui il contracte jouit ou non de ses facultés mentales. Il n'en est pas de même de la prodigalité, notion très relative, qui varie en fonction de l'importance de la fortune prétendument dilapidée et des circonstances dans lesquelles se produisent les actes dispendieux et qui, lorsqu'elle prend figure de faiblesse d'esprit (gafla) — comme la chose est admise dans toutes les écoles — ne se décèle qu'assez difficilement. Il est bon que le magistrat à la lumière de tous les renseignements qu'il est seul à pouvoir réunir, soit toujours appelé à décider si un individu est réellement prodigue ou faible d'esprit ou, au contraire, si les actes qui lui sont reprochés n'ont pas un caractère tellement exceptionnel qu'ils ne s'accommodent pas de la notion d'habitude, liée à celle de prodigalité. Par ailleurs, l'intervention du juge constitue par elle-même, et en dehors de toute autre mesure, une véritable publicité qui va jouer en faveur des tiers intéressés. C'est pourquoi toutes les écoles 21 ont adopté le principe que l'interdiction du prodigue, et du faible d'esprit devait être prononcée par le juge. Par ailleurs, en vertu du principe de la symétrie des modes d'établissement et de levée de l'interdiction, le hajr du prodigue et du faible d'esprit ne prend fin qu'avec un jugement de mainlevée. Entre-temps, tous ses actes patrimoniaux sont réputés accomplis en état d'interdiction, avec les conséquences différentes, suivant les écoles, qu'en tirent d'une part les écoles hanafite et malékite et, d'autre part les écoles chaféite et hanbalite.

1379. — Ancienne divergence au sein de l'école hanafite. L e principe ci-dessus énoncé ne souffre pas d'exceptions, ni même de réserve ou de restrictions, si l'on s'en tient à la règle qui a fini 20. Cette notion d'« intérêt général » se retrouve, bien entendu, chez les Malékites, mais aussi chez tous les juristes des autres écoles favorables à l'interdiction du prodigue. Cf. Tasûlî, Bahja, commentaire de la Tulifat, II, 308 (Le Caire, 1355 H.), Sur toute la question, Husayn al-Nûrî, Les incapacités, p. 140 à 158. 21. Sarahsî, Mabsût, XXIV, 163 ; Hattâb, op. cit., V, 74 ; Sîrâzî, Muhaddab, L 332 ; Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 469-470.

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par prévaloir dans la pratique de toutes les écoles. A peine est-il utile de signaler à ce propos la thèse de certains auteurs malékites 22 d'après laquelle si l'esprit de prodigalité d'un individu se révélait très vite après sa majorité (moins d'un an par exemple), c'est son père qui l'interdirait et assurerait sa tutelle. En somme, ce serait la tutelle de la minorité qui se continuerait. Mais il est impossible de passer sous silence les solutions proposées par as-Saybânî, le grand disciple d ' A b û Hanîfa, en raison de leur grand intérêt doctrinal, bien que la pratique de l'école leur ait préféré la thèse d'Abû Yûsuf, très proche de celle de la presque totalité des légistes, en vertu de laquelle l'interdiction du prodigue doit être décidée par le juge et ne commence qu'avec cette décision. Les fatâwâ 23 en droit hanafite sont toujours rendues dans ce sen9 2 i . L'idée de Saybânî 2 5 de donner à l'interdiction du prodigue le caractère d'une interdiction de plein droit, s'établissant automatiquement du seul fait qu'une personne se conduit habituellement en prodigue ou en faible d'esprit, s'inspirait essentiellement de la préoccupation d'atteindre les actes antérieurs au jugement d'interdiction. Dans la thèse d'Abû Yûsuf, ces actes restent valables, le jugement n'ayant pas d'effet rétroactif ; ce sont pourtant les plus graves pour le patrimoine du prodigue, puisqu'ils ont précisément attiré l'attention de la famille sur son comportement anormal. En somme — et négligeant l'appareil scripturaire qui accompagne chacune de ces thèses — , Saybânî se préoccupait surtout de rendre vraiment efficace l'interdiction du prodigue ; à cette efficacité, il sacrifiait l'intérêt des tiers. C'est la préoccupation inverse (protection des tiers) qui explique la position d'Abû Yûsuf, finalement adoptée par l'école.

1380. — La « tutelle » des prodigues et faibles d'esprit. L a walâya sur les prodigues et faibles d'esprit — qui ne peut être qu'une walâya sur les biens et jamais sur la personne — est toujours confiée au juge ; ce qui, dans la majorité des écoles (hanafite, chaféite et hanbalite) distingue très nettement cette interdiction de celle qui frappe le fou et l'infirme mental (ma'tûh). On sait que la tutelle du fou revient au père ou au grand-père, et même à l'ancien wasî s'il en existe ; ce n'est qu'à leur défaut que le juge est tuteur. A l'égard du prodigue, au contraire, en toute hypothèse le juge (ou 22. Voir, par exemple, le commentaire par Tasûlî de la Tuhfat d'Ibn 'Âsim, II, 279 (Le Caire, éd. 'Alamiyya). 23. Pluriel de fatwâ, consultation pratique donnée par un juriste accrédité, le mufti. 24. C'est ce qu'affirme Ibn 'Âbidîn, Raid al-Muhtâr, V, 102. Qurtubî dans son commentaire du Coran (V, 30) précise que les actes antérieurs sont valables d'après Mâlik, al-Sâfi* î, et Abû Yûsuf. 25. Sarahsî, Mabsût, XXIV, 163.

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le tribunal) est tuteur et s'il lui arrive de désigner le père ou le grandpère comme son délégué, ceux-ci ne disposeront pas des pouvoirs attribués par le fiqh aux parents walî ès qualité, mais de ceux qui sont confiés au juge, puisque celui-ci est leur mandant.

1381. — Publicité du jugement d'interdiction. Il n'y a guère qu'en droit malékite que la publicité des jugements d'interdiction soit obligatoire. Cela résulte d'une interprétation peutêtre discutable d'un passage de Halîl où il est dit qu'à son entrée en fonction le cadi s'assurera qu'ont été faites les publications relatives à l'interdiction des orphelins et des prodigues 2 6 . Dans les autres écoles, la publicité, par criée ou affichage, est « recommandée », mustahabb. L e cadi l'ordonnera s'il la juge nécessaire 27 . Mais, en toute hypothèse, la décision doit être portée à la connaissance de l'intéressé lui-même.

1382. — Étendue de l'incapacité du prodigue. L a question a déjà fait l'objet d'assez longs développements 28 , auxquels on voudra bien se reporter. L e propos dans les lignes qui suivent n'est que de rappeler les principes qui sont à la base de la capacité réduite du prodigue et du faible d'esprit. L'idée force du droit hanafite, celle qui commande toutes les solutions adoptées par l'école, est que les restrictions à la faculté de disposer et de conclure du prodigue ne concernent que le patrimoine ; en l'occurrence, on l'assimile, à quelque chose près, au mineur pourvu de discernement. Pour ce qui est des actes extra-patrimoniaux dits, en arabe, actes qui ne sont pas susceptibles de révocation ou qui « comportent un droit de Dieu », tels le mariage, la répudiation, l'affranchissement, la reconnaissance de parenté directe, etc., sa capacité est entière ; autrement dit, il lui est permis de consentir de tels actes librement, sans autorisation ni ratification du tuteur. Dans les autres écoles, la démarcation est moins simple, dans la mesure où elle ne correspond pas au critère formel du droit hanafite. L e s docteurs non hanafites se sont surtout attachés à rechercher l'incidence financière de chaque catégorie d'acte juridique ; si, pour tel acte déterminé, l'incidence financière est relativement importante, le prodigue n'aura pas droit d'y souscrire, sans autorisation de son tuteur, encore qu'au premier abord cet acte paraisse rentrer dans la catégorie des actes extra-patrimoniaux. C'est ainsi qu'en droit hanafite le prodigue, à la différence du 26. 27. b. Idrîs, 28. de l'acte

Halîl, op. cit. (trad. Bousquet), IV, 3. Sîrâsî, Muhaddab, I, 332 ; Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 470; Mansûr KaHâf al-Qinâ', II, 336. Voir supra, n° 317 à 322 au livre sur « Les conditions de validité juridique ».

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mineur pourvu de discernement 29 , peut sans autorisation ni ratification aucune se marier, répudier sa femme, affranchir immédiatement ou post mortem, léguer dans un but pieux ou charitable, procéder à une reconnaissance de parenté 30 . Les trois autres écoles 3 1 déclarent son mariage non valable, s'il n'a pas été ratifié (chez les Malékites) ou s'il n'a pas été autorisé au préalable (chez les Chaféites et Hanbalites). Les juristes de ces écoles justifient leur solution rigoureuse en rappelant que le mariage implique le paiement d'une dot ; or cela rentre dans la catégorie des actes patrimoniaux, sans parler des obligations financières qui découlent ensuite de la vie conjugale (nafaqa, par exemple). Rappelons que la position hanbalite n'est pas aussi simple que celle des deux autres écoles. D'après les Hanbalites, il convient de distinguer suivant que le mariage était ou non nécessaire au prodigue, soit pour lui assurer un service domestique ( ?), soit qu'il eût besoin d'une femme pour éviter « de mal se conduire ». Si le mariage était certainement nécessaire et que le prodigue y ait consenti sans la permission de son walî, ce mariage est d'après eux valable. Mais s'il s'agit d'un mariage par simple caprice, sans nécessité impérieuse, celui-ci sera nul, s'il n'a pas été autorisé par le walî 32. Toujours est-il que pour les docteurs de ces trois écoles, si l'autorisation ou la ratification du walî leur paraît nécessaire, c'est en raison des répercussions financières qu'aura le mariage sur le patrimoine du prodigue. Les Hanafites ont bien aperçu le danger ils y remédient en ne permettant au prodigue que de payer la dot dite coutumière ou d'équivalence. Simple palliatif, car si le choix du prodigue s'est porté sur une personne de haute condition, cette dot d'équivalence sera quand même très élevée. L'affranchissement immédiat prononcé par le prodigue est valable en droit hanafite, même s'il n'a pas été autorisé par le walî. Il n'est pas valable dans les trois autres écoles, qui font prévaloir son caractère d'acte patrimonial sur la nature hautement louable de son objet ; mais c'est à propos du legs consenti par le prodigue que le clivage entre l'école hanafite, d'une part et, d'autre part, les trois autres écoles apparaît avec toute sa signification. D'après les Hanafites, le testament ne figurant pas sur la liste dressée par eux des actes essentiellement irrévocables, pour lesquels par conséquent l'autorisation du tuteur est inutile, il en résulte qu'il n'est valable que si celui-ci autorise le prodigue à léguer, à moins qu'il ne s'agisse d'un 29. Ibn Nujaym, Asbâh, p. 152 (éd. Wadî 1-Nîl). 30. Il se sépare du mineur également dans la mesure où il est tenu de toutes les obligations rituelles (prière, pèlerinage, jeûne, zakât) et où son aveu en matière criminelle est valable ; mais sur tous ces points, il n'y a pas de divergences entre les écoles. 31. Voir supra, n° 642. 32. Ibn Qudâma, Mugnî, VI, 503-504.

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legs consenti dans un but pieux ou charitable, lequel est valable même s'il n'a pas été autorisé. Mais dans les trois autres écoles, le prodigue qui teste sans autorisation le fait valablement car il ne s'appauvrit pas de son vivant ; or, la seule raison d'être de son interdiction est la protection de son patrimoine actuel. A u testament, il convient d'assimiler l'affranchissement, à cause de mort (tadbîr) qui, lui aussi, ne diminue pas immédiatement le patrimoine du prodigue.

1383. — Le prodigue dans les monuments contemporains.

législatifs

L e législateur contemporain s'est borné, en ce qui concerne le prodigue, à adopter les solutions du droit musulman classique, dont nous venons de voir qu'elles n'étaient guère différentes d'une école à l'autre. L a thèse d ' A b û Hanîfa sur l'inopportunité de son interdiction et celle de Saybânî sur l'inutilité d'une décision judiciaire qui l'établisse, ont été l'une et l'autre rejetées par l'école hanafite elle-même. Les codes du statut personnel récents et les codes civils 33 des différents pays arabes et musulmans ont donc tous adopté les trois principes en vertu desquels le prodigue majeur doit être interdit, son interdiction étant judiciaire, ainsi que la mainlevée de l'interdiction et, enfin, la « tutelle » de l'interdit est toujours confiée au juge. L'assimilation du faible d'esprit du prodigue est faite expressément dans les codes d'inspiration hanafite: loi égyptienne de 1952, relative à la tutelle sur les biens (art. 65), Code syrien du Statut personnel (art. 200). Elle se retrouve dans les Codes civils égyptien (art. 113) et irakien (art. 95 ; 109-110). L e Code marocain du Statut personnel est muet sur la question ; c'est sans doute un oubli qui doit être comblé par un recours au droit malékite, car il serait invraisemblable d'imaginer que le législateur marocain ait entendu faire échapper à l'interdiction le faible d'esprit (partout assimilé au prodigue). L e Code tunisien du Statut personnel (art. 160 et 161) assimile le faible d'esprit à l'aliéné. Comme l'expression de gafla n'a pas été employée par le législateur tunisien, on peut penser que ce dernier a visé, par faible d'esprit, l'infirme mental, c'est-à-dire le ma'tûh du droit hanafite qui est effectivement un aliéné, encore que, très souvent, dans les ouvrages hanafites, le régime qui lui est appliqué soit celui

33. Les questions de capacité sont de plus en plus souvent réglementées dans les Codes civils, qui ne sont que des codes des obligations des contrats et des droits réels. De telle sorte que, dans les pays plurilégislatifs en matière de statut personnel (Égypte, par exemple), tout ce qui touche à la capacité figurant dans leur Code civil, stricto sensu, s'applique à l'ensemble de la population nationale.

LES PRODIGUES ET FAIBLES

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du mineur doué de discernement, autrement dit du faible d'esprit (dû al-gaflà). Dans deux domaines, le législateur moderne a largement innové, mais il ne s'agit pas de questions capitales du point de vue doctrinal. Aussi bien ces réformes ne figurent-elles pas dans les codes du statut personnel. Ces deux domaines sont ceux de la publicité et de l'interdiction mitigée de certains infirmes physiques. 1. Publicité du jugement d'interdiction. On a vu précédemment qu'en dehors des docteurs malékites la plupart des juristes classiques ne s'étaient guère arrêtés sur la question — qui nous paraît pourtant si importante au point de vue pratique — de la publicité des jugements d'interdiction et de mainlevée. Ces juristes se bornent à déclarer qu'une certaine publicité est « recommandée », mais sans plus, et qu'il appartient au juge de décider de la forme à lui donner. L e législateur moderne, surtout le législateur hanafite, en raison du silence des auteurs hanafites sur la question, a dû établir une réglementation de la publicité inspirée des législations d'Europe. C'est ainsi qu'en Égypte la loi du 15 août 1951, portant promulgation du Livre IV du Code de procédure, dispose dans ses articles 1026 et 1027 qu'il y aura lieu de transcrire au greffe du tribunal la « demande » elle-même d'interdiction, la transcription ayant été ordonnée par le juge de service saisi sur requête. Dans ce cas, les effets de l'interdiction, ultérieurement prononcée, se produiront depuis cette transcription. A défaut de transcription de la demande (soit qu'elle n'ait pas été requise, soit que le juge ait refusé de l'ordonner), le jugement d'interdiction devra être transcrit à la diligence du greffe, dans les quarante-huit heures suivant la décision en dernier ressort. Le Code civil syrien (art. 116) et le Code civil irakien (art. 95) avaient déjà prévu la « transcription » du jugement d'interdiction du prodigue et du faible d'esprit. Ils décident, à l'instar du Code civil égyptien (art. 1 1 5 ) que les actes antérieurs à la transcription ne sont attaquables que s'il y a eu exploitation ou collusion frauduleuse. 2. Le conseil judiciaire. C'est là une institution toute nouvelle que le fiqh, dans toutes ses versions, ignore et qui a vu le jour en Égypte avec la promulgation du Code civil de 1948. L'article 1 1 7 de ce Code, inspiré de la jurisprudence française, qui a élargi le concept de faible d'esprit pour y englober les sourds, ivrognes et grands vieillards, dispose que : « Lorsqu'un individu est sourd-muet, sourd-aveugle, ou aveuglemuet, et qu'il ne peut, par suite de cette infériorité, exprimer sa volonté, le tribunal pourra lui nommer un conseil judiciaire pour l'assister dans les actes où son intérêt l'exige. » Cette institution

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est ensuite passée dans le Code civil syrien (art. 118) et dans le Code civil irakien (art. 104). Il ne s'agit pas d'une véritable tutelle, comme celle du prodigue encore que celle-ci soit toujours exercée par le juge ou le plus souvent son délégué. Ce « conseil » assiste et ne supplée pas l'infirme physique. Bien mieux, dans le Code syrien, cette assistance n'est plus indispensable à la validité des actes accomplis par l'infirme.

CHAPITRE II

LES « INTERDICTIONS » ÉTABLIES DANS L'INTÉRÊT DES TIERS 1384. — La dérive sémantique de l'expression. On conçoit à la rigueur qu'un incapable ou un demi-incapable soit réputé mahjûr (interdit) par le fiqh, bien que le mineur et le fou ne soient pas interdits en vertu d'une décision judiciaire (sauf en droit malékite pour le fou). Il suffit de s'entendre, comme nous l'avons fait, sur le sens à attribuer au mot hajr, interdiction, et au mot mahjûr, interdit. Quand l'institution du hajr s'applique à des personnes dont la loi entend protéger le patrimoine, et ce dans leur propre intérêt, parce qu'elles-mêmes ne peuvent le gérer ou le géreraient mal, l'institution prend alors des traits constants, caractérisés essentiellement par l'existence d'un walî, au sens large du mot (ce peut être aussi un wasî ou le juge), chargé de représenter l'incapable dans tous les actes de la vie civile, et en ce qui concerne les demiincapables (dont la tutelle est toujours confiée au juge), de les autoriser, s'il le juge bon, à accomplir les actes patrimoniaux susceptibles de les appauvrir comme de les enrichir. Mais, dès que l'on passe à la catégorie de ceux que la loi répute interdits, mahjûr, non pas dans leur propre intérêt, mais dans l'intérêt des tiers, notamment des créanciers, cette signification première de hajr va aller en se dégradant. On la retrouve encore intacte, ou presque intacte, chez l'esclave et l'insolvable, mais ensuite ce n'est plus que par un abus du mot que l'interdiction va s'étendre à des très nombreuses personnes dont la situation juridique n'a plus qu'un vague rapport avec celle du vrai mahjûr 1.

i. Comme l'écrit J. Schacht : « Les morts sont parfois inclus dans les catégories de personnes frappées de hadjr ». Encyclopédie de l'Islam v° Hadjr. Allusion à la thèse d'Abû Hanîfa, qui n'autorise l'interdiction de l'insolvable qu'après sa mort.

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L'esclave est mahjûr 2 parce qu'il est incapable d'accomplir aucun acte juridique sans l'autorisation de son maître ; celui-ci fait office de walî à son endroit. A la différence de ce qui a lieu pour les autres incapables, ici l'interdiction est établie dans l'intérêt du maître, mais le mécanisme de la « tutelle » se retrouve à peu près analogue à celui qui fonctionne quand il s'agit d'un mineur pourvu de discernement dont la situation n'est pas sans rappeler celle de l'esclave, ne serait-ce que par le fait que, comme celui-ci, il peut être autorisé, ma'dûn, à commercer. On comprend également que l'insolvable, al-muflis, soit tenu par les fuqahâ' pour un interdit ; les limitations apportées à son pouvoir de disposition ont déjà été étudiées. Il reste à rechercher comment le fiqh a organisé sa déconfiture sous le contrôle du cadi, ce qui sera fait un peu plus loin. Auparavant, il convient de passer en revue une série de pseudo- interdits, dénommés mahjûr par le fiqh, mais à l'égard desquels les mécanismes habituels de la « tutelle » ne fonctionnent pas. 1385. — Les pseudo-interdictions. Sont rangés, pour le moins abusivement, parmi les interdits : 1. Le malade durant sa dernière maladie, mar ad. al-mawt3. En fait, et pour ne retenir que la mesure la plus grave prise à son encontre, la loi tiendra ses libéralités entre vifs pour des donations à cause de mort, soumises comme telles aux règles sévères qui régissent le testament. Ainsi, aucun acte juridique (pas même la répudiation) ne lui est prohibé, mais en pareilles circonstances (maladie mortelle) ils ne produiront pas l'effet escompté par le malade. 2. Est mahjûr, également, le débiteur gagiste ; cela signifie tout simplement qu'il ne peut disposer de l'objet du gage tant qu'il ne se sera pas libéré de sa dette 4. 3. En droit malékite, la femme mariée est réputée mahjûr a, parce qu'il ne lui est pas permis de donner de son vivant plus du tiers de ses biens, et que le cautionnement consenti par elle au profit d'un étranger à la famille n'est pas valable, en ce sens qu'il pourra être rescindé par le mari, comme du reste la donation. Ainsi, dans ce cas, on ne peut même pas parler d'incapacité partielle et de nullité, puisque ces deux actes sont valables, stricto sensu, mais mawqûf, susceptibles d'être annulés si le mari, tant que dure le mariage, le

2. Voir supra, n° 350 à 354. Zayla'î proteste contre l'usage à son sujet du terme mahjûr, car, dit-il, le propre du mahjûr est de ne pouvoir disposer de ses biens, et l'esclave n'en a pas, puisqu'il s'agit des biens du maître ( Tabyîn, V, 191). 3. Voir supra, n° 328 à 349' P o u r l e s conditions de la « maladie mortelle », marad al-mawt et ses effets. 4. Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 456 ; Hattâb, op. cit., V, 58.

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demande. Après rupture du mariage (par mort ou répudiation), ils sont définitivement consolidés s .

1386. — L'interdiction du « muftî », du médecin ignorant et de l'entrepreneur de transport insolvable. A b û Hanîfa, qui fut toujours résolument hostile à toute interdiction non motivée par une déficience mentale de l'interdit et qui, de ce fait, condamnait l'interdiction du prodigue, du faible d'esprit et celle de l'insolvable, comme « constituant un remède pire que le mal », ce même A b û Hanîfa a cependant proposé d'« interdire » le muftî 6 qui rend des consultations malhonnêtes, le médecin ignorant et l'entrepreneur de transport (al-mukârî) insolvable. Ces dispositions, a priori assez surprenantes, sont passées dans tous les ouvrages hanafites qui font autorité 7. On les retrouve, plus tard, dans la Majalla ottomane et même dans le pseudo-Code du Statut personnel de Qadrî pacha (art. 491). L a contradiction que certains ont cru déceler entre les deux attitudes du Grand Imâm n'existe pas en réalité. S'il se refuse à interdire prodigues, faibles d'esprit et insolvables, c'est qu'une telle « interdiction » aboutit à les priver de la gestion de leurs biens, à les traiter « comme des animaux ». Ce serait, dirait-on aujourd'hui, une grave atteinte à la personnalité humaine, tandis que l'interdiction du muftî malhonnête, du médecin ignorant et de l'entrepreneur insolvable ne les prive pas de leurs biens, que personne ne gérera à leur place ; elle consiste seulement à leur faire défense de pratiquer leur métier dans l'intérêt du public, autrement dit dans un intérêt général. Cet exemple est la meilleure illustration des glissements sémantiques dont le mot hajr est l'objet dans les ouvrages de fiqh. Ce mot est pris tantôt dans son sens technique et tantôt dans son sens étymologique, ce qui fait que la contradiction n'est qu'apparente dans la doctrine d ' A b û Hanîfa. Ce qu'il repousse, c'est l'interdiction, au sens technique du mot, celle qui prive un homme, par ailleurs en pleine possession de ses facultés mentales, de la disposition de ses biens ; mais empêcher (interdire au sens courant du mot) un individu d'exercer son métier dans l'intérêt de la société — qui risque de souffrir de ses défaillances morales, intellectuelles ou financières — ne lui paraît pas s'apparenter, en quoi que ce soit, à l'interdiction proprement juridique. Il s'agit, en somme, de mesures qui rentrent dans le cadre du droit public; il ne faut pas hésiter, alors, disent les commentateurs, à « sacrifier l'intérêt particulier à l'intérêt général ». Cela explique que ces dispositions n'aient pas reçu de nombreuses appli5. Voir sur la question les développements qui lui sont consacrés, supra, n° 791-792. 6. Celui qui donne des consultations juridiques. 7. Notamment dans Kâsânî, Badâ'i\ VII, 169 ; Zayla'î, Tabyîn, V, 190 ; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, V, 102-103.

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cations pratiques dans le droit positif des pays d'obédience hanafite. Néanmoins, comme elles sont mentionnées, même dans des ouvrages tout récents 8, il peut paraître utile d'en préciser l'exacte signification. L e muftî malhonnête est ce spécialiste des consultations juridiques qui met à profit ses réelles connaissances du droit pour conseiller à ses clients certains moyens qui leur permettent de tourner la loi ou de lui faire produire des résultats que la morale réprouve. Il s'agit par exemple — et l'exemple est classique — du conseil donné à une femme mariée d'apostasier l'Islam, de telle sorte que son mariage soit immédiatement rompu. Mais comme, par ailleurs, l'école admet les expédients juridiques, les fameux hiyal9, il est en fait très difficile de préciser à partir de quel moment 1'« habileté » du muftî, qui est une des qualités qu'on exige de lui, se transforme en malhonnêteté professionnelle. Il n'est pas très utile de s'appesantir sur ce qu'il faut entendre par un médecin ignorant : à l'époque d ' A b û Hanîfa, c'était celui qui administrait de mauvais médicaments, ou de bons médicaments mais à des doses excessives ; en revanche, la notion de transporteur, mukârî, exige quelques explications : A b û Hanîfa avait en vue, en traitant de cette pseudo-interdiction, l'individu qui faisait métier de louer des bêtes, mules, chameaux, etc., pour le transport des personnes ou des choses. A cette époque, ils étaient nombreux dans ce genre d'entreprise, surtout au moment du pèlerinage ; et les pèlerins, qui avaient souvent payé d'avance, ne trouvaient rien le jour du départ. L a situation n'est pas sans analogie avec celle qui existe de nos jours ; seuls les moyens de transport ont changé. Et pourtant, on ne sache pas que l'on ait tenté de ressusciter la vieille règle d ' A b û Hanîfa.

1387. — Interdiction de l'insolvable, « al-muflis ». O n sait déjà 10 que si dans les écoles malékite, chaféite et hanbalite l'interdiction de l'insolvable n'a fait l'objet d'aucune controverse, qu'il s'agisse d'un commerçant ou d'un non-commerçant n , en revanche, chez les Hanafites, une fois de plus, le fondateur de l'École s'est trouvé en opposition radicale avec ses deux disciples, A b û Yûsuf et Muhammad as-Saybânî. L e premier se refuse à interdire l'insolvable, de même qu'il n'admet pas l'interdiction du prodigue et du faible d'esprit, toujours pour la même raison, à savoir que ni les uns ni le9 autres ne sont des déficients mentaux et que 8. Par exemple, Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 435. 9. Pluriel de hîla ; il existe toute une littérature de la hîla, tenue pour parfaitement orthodoxe. Cf. supra, n° 29. 10. Cf. supra, n° 324-327. 11. Ainsi, du reste que dans l'école chiite imâmite. Pour tout ce qui concerne cette dernière école, cf. Mugniyya, Le fiqh d'après les cinq écoles, p. 361 et s.

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l'interdiction dès lors ne s'expliquerait, en ce qui les concerne, que par des raisons exclusivement financières qui prendraient ainsi le pas sur le respect de la personnalité humaine qui commande de ne pas priver un homme majeur et sain d'esprit de la gestion et de la disposition de ses biens. Abû Hanîfa admet cependant que l'on emprisonne le débiteur, jusqu'à ce qu'il s'exécute en vendant ses biens de son propre chef, c'est-à-dire sans y être contraint par la justice. L'école hanafite, se ralliant à la solution admise par les autres écoles, a préféré adopter le point de vue des deux disciples et décider que l'insolvable serait interdit par décision judiciaire. C'est dans ce sens que sont rendues les fatâwâ et que statuaient les cadis hanafites, avant qu'ils ne fussent dessaisis par la législateur contemporain des questions de faillite et de déconfiture 1 2 .

1388. — Le jugement d'interdiction de l'insolvable. Qu'il faille une décision judiciaire pour que l'insolvable soit traité en interdit semble aller de soi, et résulte non seulement de l'affirmation expresse d'une telle nécessité que l'on trouve dans les ouvrages d c f i q h 1 3 mais du fait que tous les auteurs hanafites, chaféites et hanbalites font remonter les effets de l'interdiction à la décision du juge. Avant cette décision, tous les actes de l'insolvable sont valables, même les libéralités avouées (donation) ou déguisées (ventes muhabbâ). On peut se demander toutefois si la règle précédente est également formulée par le droit malékite. Quelques auteurs contemporains 1 4 ont en effet soutenu que dans le système de cette école l'insolvabilité de fait, celle qui n'a pas été déclarée par un jugement, faisait néanmoins acquérir aux créanciers les droits qui ne naissent dans les autres écoles qu'après le jugement déclaratif. Cette opinion résulte d'un malentendu au sujet d'une disposition du droit malékite que l'on peut résumer ainsi : les créanciers d'un individu en état d'insolvabilité notoire, ou sur le point de l'être, ont le droit de faire annuler ses libéralités avant qu'un jugement ait été rendu. Cette disposition se présente sous la forme d'une mise au point par Ibn Rusd 18 . Elle fut reprise ensuite, presque dans les mêmes termes, par tous 12. Ibn Nujaym (970 H.) précisait déjà que les fatâwâ (plur. de fatwâ) étaient rendues dans ce sens ; cf. al-Bahr ar-Râ'iq, L e Caire, 1334 H., VIII, 83.

13. Margînânî, Hidâya, III, 208 ; Sîrâzî, Muhaddab, I, 320 ; Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 409 et 437.

14. D'après Mâlik, « l'insolvable est interdit... mais sans nécessité d'obtenir un jugement d'insolvabilité ». Yûsuf Mûsâ, Statut personnel (en arabe), p. 4 3 1 . 15. Bidâya, II, 281-282 ; cf. Hattâb, op. cit., V, 35 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 262.

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les auteurs malékites. « Quant à l'insolvable (il peut se trouver) dans deux situations. Celle qui résulte de l'insolvabilité avant l'interdiction, puis celle qui suit l'interdiction. Avant l'interdiction, il ne lui est pas permis, d'après Malîk, de disposer de ses biens sans contrepartie (Hwad) quand il ne s'agit pas d'actes de disposition " obligatoires " , ou qu'il est d'usage d'accomplir. Par actes obligatoires, on entend ceux que la loi lui impose, encore qu'ils soient sans contrepartie, comme le paiement de la dette alimentaire aux ascendants ou aux descendants, et parmi les actes qu'il est d'usage d'accomplir, même sans contrepartie, on peut citer les petits cadeaux des fêtes... mais sont valables ses ventes qui ne dissimulent pas une libéralité et, de même, ses reconnaissances de dettes à l'égard de gens qu'il ne peut pas être soupçonné de vouloir avantager. » En somme, en droit malékite, les actes de l'insolvable avant le jugement sont valables, sauf les libéralités directes ou déguisées. Mis à part cette exception, qui n'est pas sans rappeler l'action paulienne des systèmes occidentaux, dans tous les autres cas, le droit malékite rejoint les autres écoles, en faisant partir les effets de l'insolvabilité du jugement d'interdiction.

1389. — Conditions de la nullité des libéralités antérieures au jugement, en droit malékite. En droit malékite, puisque aussi bien pareille éventualité n'existe que dans cette école, l'action des créanciers avant le jugement d'interdiction aux fins de faire annuler une libéralité ouverte ou déguisée de leur débiteur, est subordonnée aux deux conditions suivantes 1 6 : 1. Que les dettes du débiteur dépassent ses avoirs ou soient tout au moins égales à ceux-ci. Il importe peu qu'il s'agisse de dettes immédiatement exigibles ou de dettes à terme. 2. Que le débiteur insolvable, qui dispose d'un bien à titre gratuit ou dans des conditions suspectes masquant une libéralité, soit de mauvaise foi c'est-à-dire qu'il ait su au moment où il disposait de la sorte qu'il était en état d'insolvabilité. Si donc il ignorait cet état et, a fortiori, s'il était convaincu de sa solvabilité, tous ses actes seraient inattaquables. Outre le droit des créanciers de faire annuler les libéralités (donations, hubus, affranchissement, iqrâr) dès l'instant où les dettes de leur débiteur absorbent son actif ; point sur lequel tous les auteurs malékites sont d'accord, certains de ceux-ci — à vrai dire, une très faible minorité 17 — voudraient accorder aux créanciers encore plus de pouvoirs, en leur permettant de faire emprisonner le débiteur et de l'empêcher de conclure aucun acte juridique, même à titre 16. Cf. Sanhûrî, Masâdir al-haqq, V, 189 et s. 17. As-Sâwî sur as-Sarh as-Sagîr, II, 116-117, sur as-Sarh al-kabîr, III, 162.

et

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o n é r e u x , dès q u e leur d é b i t e u r est i n c a p a b l e de p a y e r ses d e t t e s i m m é d i a t e m e n t exigibles. A i n s i , de l ' a v i s de ces auteurs, le j u g e m e n t déclaratif ne serait i n d i s p e n s a b l e q u e p o u r l ' e n v o i e n p o s s e s s i o n et le partage des b i e n s d u d é b i t e u r . Il ne s e m b l e pas q u e ce soit l ' o p i n i o n q u i ait p r é v a l u d a n s l'école. E n t o u t cas, les c o m m e n t a t e u r s français de Halîl s ' e n t i e n n e n t à la thèse, majoritaire d a n s l'école, à savoir q u e m i s à part la nullité d e s libéralités t o u s les autres effets de l'insolvabilité sont s u b o r d o n n é s à un jugement déclaratif18. 1390. — L e s conditions d u j u g e m e n t d é c l a r a t i f . 1. Il i m p o r t e , t o u t d ' a b o r d , q u e les dettes soient l i c i t e s ; d e t t e s de j e u x , p r i x de choses illicites (vin, p o r c , b ê t e s m o r t e s , etc.) ne sont pas p r i s e n considération, c ' e s t - à - d i r e ne c o m p t e n t p a s dans le passif d u d é b i t e u r . E n r e v a n c h e , le droit m u s u l m a n ne fait a u c u n e d i f f é r e n c e entre les dettes de n a t u r e c o m m e r c i a l e et les dettes civiles. 2. L e m o n t a n t d e s dettes doit être s u p é r i e u r à l'actif. S i le m o n tant des dettes dépasse l'actif, il n ' e x i s t e pas alors d e d i v e r g e n c e entre les écoles. L e j u g e doit p r o n o n c e r le j u g e m e n t d ' i n t e r d i c t i o n . M a i s q u e d é c i d e r q u a n d actif et passif sont à p e u près é q u i v a l e n t s ? D ' a p r è s la quasi-totalité d e s écoles et d e s auteurs 1 9 , a u c u n e d é c i s i o n d ' i n s o l v a bilité ne saurait être prise en l ' o c c u r r e n c e , p u i s q u e t h é o r i q u e m e n t le d é b i t e u r a les m o y e n s de faire f a c e à ses e n g a g e m e n t s . O n ne sait t r o p s u r quoi se f o n d e n t q u e l q u e s auteurs c o n t e m p o r a i n s , q u i s o u tiennent q u ' e n droit hanafite, t o u t au m o i n s dans la v e r s i o n des d e u x disciples q u i est celle q u i a p r é v a l u dans l'école, le s i m p l e retard à régler ses dettes, a p p o r t é par le d é b i t e u r , c e p e n d a n t s o l v a b l e , justifie la m e s u r e d ' i n t e r d i c t i o n prise par le j u g e à s o n e n c o n t r e à la d e m a n d e des créanciers. C e s auteurs se f o n d e n t sans d o u t e sur u n hadith d ' a p r è s l e q u e l le P r o p h è t e aurait dit : « L e retard d u r i c h e (à p a y e r ) est u n e injustice. » 2 0 E n c o r e q u e la Majalla ottomane (art. 998) ait a c c o r d é u n certain crédit à cette thèse, o n ne la r e t r o u v e f o r m u l é e dans a u c u n des g r a n d s traités d e droit hanafite. Il s e m b l e b i e n q u ' i l faille en d é d u i r e q u e l'école hanafite (version A b û Y û s u f — S a y b â n î ) n e se sépare pas, sur ce p o i n t , d e s autres écoles. 3. Il n ' y a d'insolvabilité q u e si les dettes actuellement exigibles a b s o r b e n t l'actif d u débiteur. E n règle générale, la d o c t r i n e m a l é k i t e mise à part, o n tient si p e u c o m p t e d e s dettes à t e r m e q u e l o r s q u e le j u g e m e n t d ' i n s o l v a b i l i t é est r e n d u , en raison des dettes actuelles

18. Consulter Milliot, Introduction au droit musulman, p. 438 à 443. 19. Sîrâzî, Muhaddab, I, 321 ; HirSî, Commentaire de Halîl, I V , 175 ; Ibn Qudâma, Mugnî, I V , 409. Pour les Imâmites, consulter Mugniyya, Le fiqh d'après les cinq écoles, p. 361. 20. Mahmasânî, Nazariyyat al-'âmma, II, 150, et les références aux recueils de la Sunna.

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du débiteur, il ne rend pas exigibles les dettes à terme 21 . R e m a r q u o n s néanmoins que dans certains ouvrages hanafites, et surtout c h e z les auteurs malékites, se dessine une tendance à calculer le passif d u débiteur en tenant compte non seulement de ses dettes exigibles, mais aussi de ses dettes à terme. D i s o n s que cette tendance, aussi bien en droit hanafite q u ' e n droit malékite, ne nous paraît pas avoir réussi n o n pas à s'imposer, ce qui serait aller trop loin, mais à s i m p l e m e n t infléchir le droit positif de ces deux écoles qui s'en tient à la règle que seuls peuvent p r o v o q u e r l'interdiction du débiteur, les créanciers qui ont le droit de recourir aux mesures d'exécution, autrement dit ceux dont les créances sont exigibles. E n droit malékite, le texte de Halîl semble donner raison aux partisans de la thèse suivant laquelle le passif doit aussi englober les dettes à terme, mais D a s û q î commentant ce passage précise que l'école est divisée sur ce point. D e toute façon, une fois l'insolvabilité déclarée, et bien qu'il n'ait pas été tenu c o m p t e pour la déclarer des dettes à t e r m e 2 2 , le j u g e m e n t entraînera l'exigibilité de ces dettes. 4. Enfin, dernière condition, à laquelle est s u b o r d o n n é le j u g e ment d'insolvabilité : il faut que la demande d'interdiction émane exclusivement des créanciers a3 . C ' e s t dans leur intérêt que l'insolvabilité est prononcée, il leur appartient de décider de l ' o p p o r t u n i t é de la mesure. C e p e n d a n t , dans le grand Traité de droit chaféite écrit par a l - R a m l î 2 4 , qui est u n vaste commentaire de N a w a w î , il est dit que le j u g e m e n t peut être rendu d'office par le j u g e , q u a n d parmi les créanciers existent des personnes morales et aussi à la demande d u débiteur lui-même, soucieux de régler ses dettes équitablement, ce qui rejoint assez curieusement les procédures d u droit moderne.

1391. — Publicité du jugement constatant l'insolvabilité. L e j u g e m e n t , qui peut être rendu en l'absence de l'insolvable, doit cependant être porté à sa connaissance ; en sus, il est « r e c o m mandé » mustahabb, dans toutes les écoles, de lui donner une certaine 21. Sanhûrî, Masâdir al-haqq, V, 171 : « L e principe est indiscuté en droit hanafite ; il constitue l'opinion prévalente dans les écoles chaféite et hanbalite. » Cf., par exemple, Sîrâzî, Muhaddab, I, 319, et Ibn Qudâma, Mugnî, I V , 435. 22. Pour le droit malékite, cf. Halîl, op. cit., III, 53 ; ses Commentaires, par Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 264. D'après HirSî, Commentaire de Halîl, V, 265-267 : « Il n'y a pas d'interdiction pour les dettes à terme, mais les créances à terme sont rendues exigibles par la faillite déclarée, comme par la mort, suivant l'opinion maihûr (dominante). » 23. Zayla'î, Tabyîn, V, 199 ; Hattâb, op. cit., V, 38 ; Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 409. 24. Nihâyat al-Muhtâj, I V , 301 (éd. Halabî, 1938).

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publicité « afin que les gens évitent de traiter à l'avenir avec l'insolvable » 25 .

1392. — Les effets du jugement communs à toutes les écoles. L e jugement déclaratif d'insolvabilité produit quatre effets qui sont explicitement mentionnés dans la doctrine de toutes les écoles, cela indépendamment d'effets propres à telle ou telle école 2 6 qui seront étudiés plus loin. Il dessaisit le débiteur de ses biens ; ceux-ci sont vendus par les soins du juge et des créanciers, et ces derniers s'en partagent le prix au prorata de leurs créances ; toutefois, les biens indispensables à la vie du débiteur et de sa famille ne peuvent être ni saisis ni vendus. Ce sont là les effets généraux du jugement d'insolvabilité ; l'aménagement de ces effets n'a pas été conçu d'une façon absolument identique par les quatre écoles ; on aura l'occasion de signaler les particularismes propres à chacune d'elles au f u r et à mesure que seront exposées les règles communes à toutes les écoles.

1393. — Le dessaisissement du débiteur. T o u s les actes d'aliénation sont interdits à l'insolvable qu'ils soient à titre gratuit ou à titre onéreux, puisqu'ils ont pour effet d'amoindrir le patrimoine de ce dernier et, partant, le gage de ses créanciers. L u i sont également interdits les actes juridiques patrimoniaux créateurs d'obligations contractuelles, emprunts, achats, par exemple. Il va de soi qu'il supportera toutes les conséquences financières de ses fautes, pénales ou civiles ; il ne faut pas oublier que d'après le fiqh, mêmes les vrais incapables y sont tenus ; à plus forte raison, l'insolvable qui n'est pas un incapable. Sans qu'il y ait lieu de l'expliquer par l'absence d'action oblique en droit musulman, il est admis que les créanciers ne peuvent pas contraindre l'insolvable à accepter une donation ou un legs, mais ils peuvent le contraindre à réclamer le prix d'un service qu'il a rendu ou celui d'une chose qu'il a vendue car son abstention équivaudrait à une remise de dette, ce qui lui est interdit 2 7 . E n ce qui concerne les actes de disposition de l'insolvable, il n'est pas inutile de signaler que l'école hanafite interprète la prohibition d'aliéner d'une façon assez libérale. Si l'acte accompli par l'insolvable s'est traduit par un profit (vente au-dessus du prix usuel) 25. Cf., par exemple, Ibn Nujaym, al-Bahr, VIII, 83 ; Sîrâzî, Muhaddab, I, 321. 26. Sur les « effets communs », rapprocher Zayla'î, Tabyîn, V, 199 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 264-265 ; Sîrâzî, Muhaddab, I, 321 ; Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 409. 27. Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 448.

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les auteurs hanafites ne voient pas pourquoi une telle opération serait annulable 28. Bien entendu tous les actes juridiques extra-patrimoniaux, même ceux qui comportent une incidence financière (tel le mariage) ne sont pas interdits à l'insolvable qui, répétons-le, n'est pas un incapable 29. L a sanction d'un acte prohibé est différente suivant les écoles. En droit hanafite et en droit malékite, l'acte est mawqûf, révocable par les créanciers ; dans les deux autres écoles, l'acte est absolument nul.

1394. — Vente des biens de l'insolvable. L a vente des biens de l'insolvable est en somme la principale raison d'être du jugement d'interdiction, aussi est-elle admise par toutes les écoles, y compris l'école hanafite qui a adopté, sur ce point, l'opinion d ' A b û Yûsuf et de Saybânî, en complète opposition avec celle d ' A b û Hanîfa. Celui-ci n'admettait pas la vente forcée des biens de l'insolvable et préconisait qu'on emprisonnât ce dernier pour le contraindre à vendre ses biens motu proprio, ce qui paraissait au Grand Imâm beaucoup mieux sauvegarder sa dignité qu'une vente forcée. L a vente forcée étant admise par tous (sauf A b û Hanîfa), on procédera de la manière suivante. L e juge commence par faire vendre les denrées périssables, puis les meubles et enfin les immeubles, si la vente des deux premières catégories de biens se révèle insuffisante à dédommager les créanciers 30. Les biens à venir du débiteur, ceux qu'il a pu acquérir après le jugement, par donation, legs ou même par son travail, peuvent-ils être vendus au profit des créanciers qui n'auront pas pu être entièrement dédommagés par la vente des biens présents ? Non, en droit hanafite et en droit malékite 31 . Dans ces deux écoles, il faudra, en l'occurrence, obtenir un nouveau jugement d'insolvabilité. En droit chaféite et en droit hanbalite, on enseigne que, du moment qu'aucun jugement ne vient clore la période d'insolvabilité et que celle-ci persiste tant que les créanciers ne sont pas complètement rentrés dans leurs droits, il est légitime de permettre aux créanciers de saisir et de faire vendre les biens futurs de leur débiteur ; à moins que l'on ne décide, comme certains auteurs de ces deux écoles, qu'il faut un jugement de fin de faillite 32, auquel cas les biens acquis après ce jugement échappent à l'action des créanciers.

105.

28. Margînânî, Hidâya, III, 208 ; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, V,

29. Voir cependant supra, n° 325, les hésitations de l'école malékite sur ce point. 30. Zayla'î, Tabyîn, V, 200. 31. Halîl, op. cit., II], 54. 32. Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 449.

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1395. — Les biens qui ne doivent pas être vendus. En droit musulman, quelle que soit l'école considérée, comme dans les législations les plus évoluées, les biens qui présentent un caractère de nécessité vitale ou qui sont indispensables à l'exercice d'un métier dont le débiteur tirera les moyens de nourrir sa famille, ces biens ne doivent pas être vendus. Il en est ainsi des vêtements de l'insolvable et de ceux de sa famille 33. En revanche, si ces vêtements, par leur richesse et leur forme ne servent qu'à l'apparat, ils pourront être vendus 34 . Sur la question des biens insaisissables et invendables, les enseignements des quatre écoles sont très voisins ; ces écoles ne se divisent que sur un point, au demeurant très important, celui de savoir si la maison dans laquelle habite le débiteur doit être comprise dans la vente de ses biens. Les Malékites et Chaféites opinent pour l'affirmative, ce qui paraît bien sévère a priori si l'on ne pense qu'aux débiteurs les plus déshérités, mais se justifie assez bien à l'égard des plus fortunés, dont la maison est souvent un élément important du patrimoine. Les deux autres écoles excluent de la vente des biens la maison dans laquelle habitent le débiteur et sa famille, à moins qu'il ne soit possible de la vendre à bon compte et d'en racheter une autre beaucoup plus modeste, dans laquelle le débiteur et sa famille seront logés, la différence de prix revenant, bien entendu, aux créanciers 35 .

1396. — Partage créanciers.

de

l'actif

ainsi réalisé

entre

les

Une fois achevée la vente de ses biens, le juge en distribuera le produit entre tous les créanciers présents. Il est rare que l'actif ainsi réalisé couvre toutes les dettes du débiteur ; quand il en est ainsi, le juge procède à une distribution entre les créanciers au prorata de leurs créances. L e principe est donc l'égalité absolue des créanciers, aucun ne pouvant prétendre à une part proportionnellement plus forte, ou à une indemnisation totale quand le montant des dettes est supérieur à l'actif. En d'autres termes, il n'y a pas de créanciers privilégiés en raison de l'antériorité de sa créance, ou de la plus grande diligence dont il a fait preuve dans la liquidation des biens du débiteur insolvable. A cette règle, toutefois, il est apporté quelques exceptions qui tiennent à la nature de la créance invoquée 36 . 1. Les frais judiciaires et les frais de liquidation des biens du 33. Zayla'î, Tabyîn, V, 200. 34. Halîl, op. cit., III, 54. 35. Sanhûrî, Masâdir al-haqq, V, 171 ; Zayla'î, Tabyin, V, 200 ; Majalla ottomane, art. 999. 36. Le regroupement de ces exceptions est inspiré de Mahmasânî, Nazariyyat al-'amma, II, 1531. Sur les créanciers privilégiés en droit malékite, consulter Santillana, Istituzioni, I, 137.

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débiteur sont privilégiés, en ce sens qu'il sont recouvrés, en tout premier lieu et en totalité, sur l'actif avant le partage. Cette exception s'explique d'elle-même. 2. Quand le créancier s'était fait remettre par le débiteur un gage en garantie de la dette, on admet en général qu'il se paie sur le prix du gage avant les autres créanciers. 3. Il en est de même, et du reste pour la même raison, quand le vendeur ne s'était pas dessaisi de la chose vendue. En vertu de son droit de rétention, institution qui existe dans 1 efiqk, il lui sera permis de se payer par priorité sur la chose vendue, qui est cependant, depuis la vente, la propriété de l'acheteur devenu insolvable, puisqu'en droit musulman la vente opère transfert immédiat de la propriété. 4. En vertu d'un hadith reproduit dans tous les recueils qui font autorité, celui qui a confié un de ses biens à une personne qui devient ensuite insolvable pourrait reprendre son bien et le soustraire ainsi à la vente et au partage des biens du débiteur. 5. Le droit malékite accorde à différents bailleurs un privilège pour la garantie des loyers, qui les fait passer avant les autres créanciers du preneur à bail. Il s'agit de celui qui a loué au débiteur défaillant une bête ou un navire pour le transport des marchandises ; il se paiera des loyers échus sur le prix des marchandises transportées avant les autres créanciers il en est de même de celui qui a loué une terre de culture : il viendra pour le montant des loyers avant les autres créanciers, sur le prix de vente de la récolte. Si, après la distribution de l'actif entre les créanciers présents d'autres se font ensuite connaître, dont la créance, bien entendu, est antérieure au jugement, ces créanciers retardataires pourront recourir contre ceux qui ont déjà reçu leur dividende et leur réclamer une part.

1397. — Effets, propres à certaines écoles, du jugement d'interdiction. Outre les effets précédents, qui sont communs à toutes les écoles, d'autres conséquences du jugement d'insolvabilité sont propres à certaines d'entre elles. On sait déjà que, d'après la doctrine malékite 37 — elle est seule à adopter cette règle — le jugement d'insolvabilité rend exigibles les créances à terme contre le débiteur. En dehors de l'école hanafite, le vendeur d'un corps certain, quand celui-ci se retrouve inchangé, dans le patrimoine de l'insolvable, ce vendeur a la faculté de résoudre la vente, qu'il y ait eu, ou non, prise de possession 38. Il suffit de rappeler ce qui vient d'être dit du privilège de certains bailleurs en droit malékite. 37. Halîl, op. cit., III, 53 ; ses Commentaires par HirSî, V, 266-267, et par Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 265-266. 38. Sanhûrî, op. cit., V, 171.

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1398. — L'emprisonnement du débiteur 39 . L'emprisonnement (habs) du débiteur n'est pas, à proprement parler, une conséquence du jugement d'insolvabilité. Tout débiteur récalcitrant, — ce qui implique qu'il n'est pas complètement démuni de moyens — risque de se voir emprisonné, encore qu'aucune procédure d'insolvabilité n'ait été entreprise contre lui ; à l'inverse, le débiteur contre lequel un jugement d'insolvabilité a été rendu, n'est pas, de ce seul fait, voué à la prison, si les conditions nécessaires à son emprisonnement, et dont la première est son mauvais vouloir à payer ses créanciers, ne sont pas réunies. Néanmoins, il existe en fait une certaine liaison entre insolvabilité et emprisonnement, sinon on ne s'expliquerait pas que des juristes aussi considérables que al-Kâsânî (hanafite), que Halîl b. Ishâq (malékite) et Ibn Qudâma (hanbalite) traitent de l'emprisonnement du débiteur immédiatement après les développements consacrés aux effets du jugement d'insolvabilité. L a grande règle du fiqh, en la matière, est que le débiteur dont il est prouvé qu'il n'a pas de ressources (al-mu'sir) 40 ne peut être emprisonné. En effet, l'emprisonnement pour dettes, en droit musulman, a été conçu comme un moyen de contraindre le débiteur récalcitrant, c'est-à-dire celui qui a des moyens qu'il dissimule, ou qui pourrait s'en procurer, de tout mettre en œuvre pour rembourser ses créanciers. Il s'agit, en somme, d'une véritable contrainte par corps et c'est du reste ainsi que bien des auteurs traduisent le mot arabe habs, placé dans ce contexte. Il en résulte qu'il est inutile d'employer le même moyen de contrainte à l'égard de malheureux qui, quelle que soit la durée de l'emprisonnement subi, seraient incapables de trouver les ressources leur permettant de payer leurs créanciers. Sur ce point capital, les écoles sont unanimes et il est inexact, comme on l'impliquera plus loin, de prétendre que les Hanafites autorisent l'emprisonnement du débiteur sans ressources. Cette unanimité des écoles s'appuie sur le verset 280 de la deuxième sourate du Coran, où il est dit : « Si votre (débiteur) est dans la gêne, attendez qu'il ait des ressources. » Bien entendu, et suivant leur méthode habituelle, les légistes y ont ajouté quelques hadith-s et se sont prévalu d'un ijmâ' des premiers adhérents à l'Islam qui se serait établi, disent-ils,

39. Kâsânî, Badâ'i', VII, 173-174 ; Margînânî, Hidâya, III, 76-77 ; Zayla'î, Tabyîn, IV, 179-180. Pour le droit malékite : Halîl, op. cit., III, 56-57, ses Commentaires par Hattâb, op. cit., V, 47-50, et par DardîrDasûqî, op. cit., III, 278-281. Pour le droit chaféite : Sâfi'î, ZJmm, III, 189 ; Gazzâlî, Wajîz, Le Caire, 1 3 1 7 H., I, 172. Pour le droit hanbalite, Ibn Qudâma, Mugtiî, IV, 450 et s. 40. De 'usr, i'sâr, gêne, pauvreté ; son contraire étant yusr, yasâr, qui donne mu'sir, riche, prospère. On voit l'importance d'une grande vigilance dans la transcription de l'arabe, puisque, à un signe près, on obtient deux mots de sens exactement opposé.

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dans le sens qui vient d'être indiqué 41 . A ce point de vue, le droit musulman s'est montré beaucoup plus humain, ou tout simplement plus logique que bien des législations occidentales restées en vigueur jusqu'au milieu du siècle dernier et qui laissaient les créanciers juges de l'opportunité de l'emprisonnement pour dettes civiles ; il est vrai que ces créanciers devaient en payer les frais, ce qui, sans doute, les engageait à montrer quelque modération à l'égard d'un débiteur dont ils n'avaient plus rien à espérer.

1399. — Comment et par qui se prouve l'absence de ressources ? Étant donné la position adoptée par les fuqahâ', comme quoi il est inutile, sinon injuste, d'emprisonner le débiteur sans ressources, on se rend compte que le problème capital en la matière est celui de savoir par qui et comment devra être établi cet état de dénuement ou tout au moins de gêne qui dispense de la prison. Certains juristes ont raisonné de la sorte : puisque la condition normale des « gens » est d'être sans fortune 42 — évidence que veulent bien admettre, sans essayer de la contester, la plupart des juristes et des théologiens — la stricte logique juridique (le qiyâs) conduit à n'imposer au débiteur aucune preuve. Que pourrait-il prouver au demeurant, sinon un fait négatif ? Or, chacun sait que c'est ce qu'il y a de plus difficile à établir. Il en résulte que c'est au créancier qu'incombe la charge de la preuve. Il lui appartiendra d'établir que son débiteur a les moyens de payer sa dette, qu'il dissimule ses ressources et que, dès lors, l'emprisonnement reste l'ultime recours. Malheureusement, cette solution qui n'impose aucune preuve au débiteur, sous prétexte qu'il est présumé sans ressources, fait trop bon marché des droits des créanciers et la plupart des docteurs se sont ralliés à une autre procédure, dont voici les grandes lignes 43. L e juge, saisi par le créancier, qui lui a fourni toutes indications utiles sur la cause (sabab) de sa créance et sur ses modalités de recouvrement invite tout à la fois le débiteur à prouver son indigence (i'sâr) et le créancier à établir que son débiteur a des ressources, en d'autres termes, qu'il est en état de yasâr. Le débiteur ne devra pas se borner à invoquer le fait qu'aux yeux de tous il passe pour être dans la gêne, mais devra apporter le témoignage de gens bien informés sur ses difficultés financières. Cette procédure diffère de la précédente, en ce sens qu'en admettant que le créancier ne réussisse pas à prouver que son débiteur a des ressources celui-ci n'en est pas pour autant dispensé de prouver son indigence. 41. Voir références aux recueils de hadith-s dans Mahmasânî, Nazariyyat al-'âmma, II, 259. 42. Hidâya, III, 76. 43. Kâsânî, Badâ'i', VII, 173 ; Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 451.

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Si l'un et l'autre échouent dans leur preuve, le juge maintient le débiteur en prison pour une période sur la durée de laquelle les auteurs ne sont pas d'accord. On trouve dans leurs écrits des chiffres allant de un à six mois. A vrai dire, il vaut mieux laisser cette question à l'appréciation du juge qui, compte tenu de la personnalité du débiteur, estimera quel est le temps nécessaire aux créanciers pour réunir les preuves qui leur ont fait défaut et aussi, il faut bien le dire, le temps nécessaire pour vaincre l'entêtement et la mauvaise foi présumée du débiteur. Si, à l'expiration de cette période, il lui apparaît que le débiteur est effectivement sans ressources, il le relâchera et, dans le cas contraire, il le maintiendra en prison jusqu'à ce qu'il s'exécute.

1400. — Portée de la règle précédente. Dès lors qu'il n'est pas certain que le débiteur est sans ressources, il est loisible au juge de l'emprisonner, mais toujours à la demande d'au moins un créancier. La règle s'applique à tous les débiteurs, aussi bien aux femmes qu'aux parents et alliés. U n seul paraît y échapper, le père débiteur de la pension alimentaire. Il paraît inconcevable à un esprit musulman que le fils fasse emprisonner son père 44 . Toutefois, le juge, mais alors en vertu de son pouvoir discrétionnaire (ta'zîr) qu'il exerce d'office, pourra faire emprisonner le père qui refuse de subvenir aux besoins de ses enfants.

1401. — Le droit hanafite est plus sévère à l'égard du débiteur sans ressources. Comme nous l'avons précisé, l'école hanafite fait sienne, en ce qui concerne le débiteur sans ressources, la règle des autres écoles, à savoir qu'il n'est pas possible de maintenir le débiteur en prison quand il ne fait pas de doute qu'il n'a pas les moyens de payer ses dettes échues, et a fortiori les dettes à terme. Et néanmoins, on trouve affirmé, ici ou là 45 , que les Hanafites s'écartent de Yijmâ' qui s'est établi sur ce point. Cette méprise s'explique par la tendance incontestable de cette école à se montrer plus sévère que les autres écoles à l'égard du débiteur sans ressources. C'est ainsi que, d'après les Hanafites, la mulâzama 46 pourra s'exercer aussi bien à l'égard du débiteur qui a des ressources — ce que toutes les écoles admettent — qu'à l'égard de celui qui est complètement démuni, ce que les autres écoles refusent d'accepter 47. Autre différence : d'après les Hana44. Kâsânî, Badâ'i', VII, 173 ; Halîl, Muhtasar, mentaire par Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 281.

III, 57, et son Com-

45. Par exemple dans Mugniyya, Le fiqh d'après les cinq écoles, p. 362.

46. Droit de surveillance du créancier sur la personne du débiteur ; s'il s'agit d'une femme débitrice, la surveillance est confiée à une femme de confiance. Hidâya, III, 209. Consulter Kâsânî, Badâ'i', VII, 173.

47. Ibn Qudâma, Mugnî, IV, p. 449 et 451.

3°2

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

fîtes 48 , quand la dette est la contrepartie d'un bien que le débiteur a reçu, le prix d'achat par exemple, ou qu'elle résulte d'un contrat ('aqd) qu'il n'aurait pas conclu s'il se savait sans ressources, comme le mariage ou le cautionnement, en pareil cas, le débiteur est toujours contraignable, car on présume qu'il lui reste tout au moins la chose achetée, le montant de la dot qu'il envisageait de payer immédiatement ou la somme qu'il envisageait de cautionner.

1402. — L'interdiction de voyager faite au débiteur. L a même remarque préliminaire qui avait été faite à propos de l'emprisonnement du débiteur doit être répétée en ce qui concerne l'interdiction de voyager. Dans un cas comme dans l'autre, il ne s'agit pas d'une conséquence du jugement d'insolvabilité. T o u t créancier, qu'il y ait eu ou non jugement d'insolvabilité, a le droit d'interdire au débiteur de voyager, si la dette de celui-ci est déjà venue à échéance au moment où le débiteur entreprend son voyage. Sur ce point, il n'y a guère de controverse entre écoles. Mais que décider si les créances sont à terme et que le délai accordé au débiteur ne s'est pas encore écoulé au moment du départ en voyage ? D'après les Chaféites, ou du moins la majorité d'entre eux, le créancier, n'ayant pas le droit de réclamer en justice le paiement de sa créance avant l'échéance, ne peut interdire à son débiteur de voyager, pas plus qu'il n'a le droit d'exiger une garantie (gage ou caution) si celle-ci n'était pas prévue dans le contrat 49. Et il importe peu, dans cette école, que l'échéance de la dette tombe à un moment où le débiteur serait encore en voyage, du moment que ce voyage a commencé avant l'échéance. Dans l'hypothèse où l'échéance tomberait précisément pendant le voyage, les écoles malékite et hanbalite 50, au contraire, permettent au créancier d'interdire au débiteur de voyager, par mesure de précaution si l'on peut dire. L e débiteur qui s'avise de voyager dans les jours qui précèdent l'échéance est, en effet, assez suspect ; c'est pourquoi, s'il tient à partir malgré l'opposition de ses créanciers, il devra prouver sa bonne foi en présentant une caution ou en constituant un gage. Sous couleur de concilier, d'une part, le principe en vertu duquel le débiteur avant l'échéance est entièrement libre de ses mouvements et, d'autre part, la protection des créanciers à terme, les Hanafites d'époque ancienne ont proposé une solution assez bizarre. L e débiteur dont la dette n'est pas arrivée à échéance aurait parfaitement le droit de voyager, sans être tenu de fournir caution, mais son créancier se voit reconnaître la faculté de l'accompagner (mulâzama) afin de le surveiller de près. Les auteurs hanafites plus récents n'ont guère

IV,

48. Hidâya, III, 76. 49. Sîrâzî, Tanbîti, II, p. 27. 50. Ibn Qudâma, Mugnî, IV, 455 ; Hirsî, Commentaire de Halîl, 173-

INTERDICTIONS

DANS L'INTÉRÊT

DES

TIERS

303

eu de peine à relever les inconséquences d'une pareille solution. Elle aurait pour résultat d'imposer au créancier des frais de voyage souvent supérieurs au montant de sa créance. C'est pourquoi ces auteurs ont proposé d'étendre à tous les créanciers la faveur accordée par le droit hanafite à la f e m m e mariée dont le mari envisage de voyager et qui consiste à exiger de celui-ci une caution qui garantisse le paiement d'un mois de pension alimentaire. C'est dans ce sens, en effet, que les fatâwâ sont rendues dans cette école depuis déjà longtemps 61 .

1403. — Ce qu'est devenue l'institution du « taflîs » dans le droit positif de l'Islam. L'organisation du taflîs, de l'insolvabilité, telle qu'elle a été établie par le fiqh, si elle témoigne de certaines faiblesses quand on la compare à celle de la faillite dans les systèmes occidentaux, ne manque pas cependant de frapper par son caractère tout à la fois pragmatique et savant. C e t ensemble de règles, qu'il n'a pas été possible d'étudier dans le détail et dont on peut espérer qu'un j o u r elles feront l'objet d'une belle thèse de doctorat, a été appliqué dans tous les pays musulmans, tant que le droit des obligations y a été régi par les normes du droit musulman. C'est ainsi que la Majalla ottomane de 1877 en avait adopté presque toutes les dispositions 5 2 . Mais, lorsque la plupart des pays musulmans ont limité l'empire de la Sarî'a au Statut personnel et aux Successions, promulguant des codes des obligations et des contrats, inspirés surtout du droit français, aucune place n'a été laissée dans ces codes aux règles du fiqh relatives au muflis, à l'insolvable. Si parfois, on y trouve quelque ressemblance avec les dispositions du droit musulman sur la question il s'agit alors de simples coïncidences, de ces « concordances » entre systèmes juridiques complètement étrangers les uns aux autres, que les comparatistes ont l'habitude de découvrir sans grand étonnement. C e p e n dant, deux monuments législatifs promulgués en pays d'Islam et consacrés strictement au droit des obligations ont subi plus ou moins l'influence du droit musulman. D'abord, ce q u ' o n a appelé le Code Santillana, qui n'était autre que le Code tunisien des Obligations et des Contrats, de 1906, qui s'était inspiré d ' u n avant-projet auquel Santillana avait collaboré. L'influence du droit musulman sur les dispositions du Code civil irakien de 1953 relatives à l'insolvabilité

51. Voir sur la position de l'école hanafite, Mahmasânî, Nazariyyat al 'âmma, II, 262, 263, avec les renvois aux auteurs classiques. 52. Rappelons que la Majalla ottomane est encore appliquée, tout au moins partiellement, en Israël, en Jordanie, et au Koweit. Consulter sur ce point Tedeschi « Centenaire de la Mejellé », Revue Internationale de Droit Comparé, I, 1969.

304

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

(art. 271 et s.) a été beaucoup plus marquée que sur le précédent code, comme l'a souligné Sanhûrî 8 3 lui-même, qui présida les commissions législatives qui élaborèrent le Code civil irakien, très proche de son homologue égyptien de 1948.

53. Sanhûrî, Masâdir al-haqq, V, 174-180.

LIVRE V

LES LIBÉRALITÉS ENTRE VIFS « AT-TABARRUCÂT »

1404. — Plan de l'exposé. Dans ce livre V ne seront étudiées que quelques libéralités entre vifs, à savoir les D O N A T I O N S (titre I ) , le P R Ê T À USAGE (titre I I ) et la R E M I S E DE DETTE (titre I I I ) . L'étude du waqf ne sera pas comprise dans ce livre V. Si le waqf est bien une libéralité et même, en un sens, celle qui, pendant des siècles, fut la plus pratiquée par les musulmans soit pour créer des fondations pieuses et charitables, soit, tout simplement, pour tourner les prescriptions du fiqh en matière successorale, l'institution a des caractères trop originaux, elle soulève trop de problèmes relatifs à l'immobilisation du bien constitué en waqf pour qu'on puisse se satisfaire d'un court chapitre à la suite de la donation. Tout un Livre lui sera consacré ultérieurement.

TITRE PREMIER

LA DONATION

« AL-HIBA

»

1405. — Bibliographie. La donation ou, plus précisément, les donations (al-hibât) font toujours l'objet d'un chapitre spécial dans tous les ouvrages de fiqh. Seront seuls mentionnés ici les ouvrages en arabe, auxquels il est le plus souvent renvoyé au cours de l'exposé, avec l'indication de l'éditeur et de la date d'édition, ce qui dispensera de rappeler dans les notes ces détails, pourtant d'une importance capitale. Droit hanafite : As-Sarahsî, al-Mabsût (éd. as-Sa'âda, Le Caire, s. d., t. XII, p. 47 et s.) ; al-Kâsânî, Badâ'ï as-Sanâ'i' (i r e éd., Le Caire, 19x0, t. VI, p. 115 et s.); al-Margînânî, Hidâya (éd. IJalabî, 1937, t. III, p. 164 et s.) ; az-Zayla'î, Tabyîn al-haqâ'iq ( i r e éd. Bûlâq, 1315 H., t. V, p. 91 et s.) ; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr (éd. IJalabî, Le Caire, s. d.). Le supplément en deux volumes à ce dernier ouvrage a été écrit par 'Alâ' ad-Dîn Ibn 'Âbidîn, sous le titre Qurrat 'uyûn al-ahbâr (2e éd. Bûlâq, 1326 H.). Pour éviter toute confusion avec Ibn 'Âbidîn, c'est le titre du livre qui figurera seul dans les notes. Droit chaféite : As- Sîrâzî, al-Muhaddab (éd. Halabî, Le Caire, s. d., t. I, p. 446-449) ; ar-Ramlî, Nihayat al-Muhtâj (éd. IJalabî, Le Caire, 1938, t. V, p. 401 et s.) ; commentaire du Minhaj attâlibîn de Nawawî (traduction française par Van den Berg, Batavia, 1883). Droit malékite : Ibn Rusd, Bidâyat al-Mujtahid (éd. al-Istiqâma, Le Caire, 1952, II, 322 et s.) ; Halîl, Muhtasar (trad. Bousquet, III, 150 et s.) ; ses commentaires par Hattâb et Mawwâq, Mawâhib alJalîl (éd. as-Sa'âda, Le Caire, 1329 H., VI, 49 et s.) ; Dardîr-Dasûqî, as-Sarh al-kabîr (éd. Halabî, Le Caire, s. d., IV, 97 et s.), et la Tuhfat d'Ibn 'Âsim (trad. fr. par Houdas et Martel, Alger, 1882). Droit hanbalite : Ibn Qudâma, al-Mugnî (3e éd. al-Manâr, Le Caire, 1367 H., t. V, 591 et s.).

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TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

Études modernes : Cheikh Ahmad Ibrahîm, Iltizâm at-tabarru'ât (Les obligations de bienfaisance), série d'articles en arabe parus dans la revue al-Qanûn wa-l-Iqtisâd (2 e année, 1932, p. 607-642 ; 3 e année 1933, p. 5 1 - 7 3 ) ; Cheikh Muhammad Zayd, Commentaire (en arabe) du Code du Statut personnel de Qadrî pacha (II, 229 et s.) ; Kamel Moursy, « Études en matière de donations » (en français), revue alQanûn wa l-Iqtisâd (année 1938, p. 175 et s.); O. Pesle, La donation en droit musulman (malékite) (Rabat, 1933); Y . Linant de Bellefonds, Des donations en droit musulman (Le Caire-Paris, 1935) ; A. A. Fyzee, Outlines of Muhammadan Law (3 e éd., Oxford, 1964, p. 208-263).

1406. — Rapports de la donation et du statut personnel dans l'Islam. U n peu après le milieu du XIXe siècle, s'est introduite, dans la plupart des pays musulmans, la distinction du statut personnel et du statut réel, mais conçu, dans une optique toute nouvelle qui lui donnait un sens très différent de celui qu'elle avait pour les internationalistes européens. Par statut personnel, on comprenait l'ensemble des règles et des institutions qui devaient continuer à être régies par les normes du droit musulman ; et, par statut réel, les domaines du droit auxquels devaient s'appliquer les nouveaux codes inspirés, en général, des codes français, promulgués au début du siècle. En gros, le statut réel embrassait le droit des obligations et des contrats, le droit commercial et, bien entendu, le droit des biens. En stricte logique, la donation — puisqu'il s'agit d'un contrat, et qu'elle a pour objet des biens — aurait dû faire partie du statut réel. Or, nulle part, une pareille conséquence ne fut admise ; au contraire, dans tous les pays musulmans où le clivage entre les statuts personnel et réel était apparu sous l'effet de la réception par ces pays de législations étrangères à l'Islam, on classa carrément la donation dans le statut personnel et, de ce fait, elle continua à être régie par le fiqh 1. D u reste, le Règlement d'organisation judiciaire des Tribunaux nationaux, qui furent institués en Égypte en 1883, disposait expressément que la donation était soustraite à la compétence des nouveaux tribunaux et que seul le tribunal de statut personnel pouvait en connaître. Dans le Code civil mixte de 1875, puis dans le Code civil dit national, de 1883, on trouvait bien quelques dispositions relatives à la donation, mais elles concernaient surtout la forme et la publicité. T r è s peu de règles de fond — sauf la non-exigence de la mise en possession — y furent insérées. C'est dire que le droit musulman (hanafite) conservait dans ce domaine tout son empire et, partant,

1. Sur la distinction du statut personnel et du statut réel, consulter H. Boghdadi, Origine et technique de la distinction des statuts personnel et réel en Égypte (en français), Le Caire, 1937.

LES DONATIONS

PROPREMENT

DITES

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tout son intérêt pratique. Signalons, à ce propos, que Qadrî pacha, en rédigeant son p s e u d o - C W e du Statut personnel à l'intention surtout des juridictions mixtes, ne consacrait à la donation pas moins de trente articles (500 à 529). U n e situation en tout point analogue existait dans les autres pays arabes du M o y e n - O r i e n t où, du reste, la Majalla ottomane, qui y fut longtemps en vigueur 2 , avait fait siennes les règles du droit musulman hanafite en matière de donation.

1407. — La législation actuelle reste fidèle à l'esprit du « fiqh ». A u j o u r d ' h u i , sur le fond, les choses n'ont guère changé. L a plupart des États arabes du M o y e n - O r i e n t se sont bornés à introduire dans leur nouveau Code civil les textes de lois relatifs à la donation, mais il s'agit, à quelque chose près, de la réglementation du fiqh, tandis que le restant de leur Code civil, qui est, rappelons-le, un code des obligations et des biens, ne s'inspire à aucun moment des règles du droit musulman 3 . E n Inde, la donation f u t toujours gouvernée par les dispositions du fiqh hanafite et elle l'est encore aujourd'hui, de même qu'au Pakistan ; et, à en juger par la place si importante que les auteurs indiens et pakistanais lui consacrent dans leurs traités, même les plus modestes, on ne peut s'interdire de penser que l'institution dans ces deux pays ne souffre pas de la désaffection que l'on note à son endroit dans les autres contrées musulmanes.

1408. — Comment expliquer les survivances du « fiqh » en la matière ? Ainsi, qu'elle soit délibérément — et abusivement — comprise dans le Statut personnel, ou qu'elle figure dans les Codes civils (des Obligations et des Biens), dans les deux cas la donation reste de nos jours régie par le droit musulman. C o m m e n t expliquer cette fidélité qui n'a guère d'équivalent pour aucun autre contrat ? O n a écrit 4 que c'était « pour la raison qu'elle se fonde surtout sur l'idée de charité, préconisée par la religion ». L'explication ne serait convaincante que s'il s'agissait toujours d'une espèce spéciale de donation, la sadaqa, l'aumône, faite effectivement en vue de s'attirer des mérites dans l'au-delà. Mais la donation proprement dite, surtout en droit hanafite, est toujours « intéressée » ; comprenons par là, comme les légistes eux-mêmes le laissent entendre, qu'elle est toujours dictée par des motifs qui sont rarement de pure charité. Ainsi que l'écrit 2. Rappelons qu'elle est toujours en vigueur en Israël et en Jordanie. 3. Voir notamment Code civil égyptien de 1948 (art. 486 à 504); Code civil syrien de 1949 (art. 544 à 472); Code civil irakien de 1953 et Code civil libyen de 1954. 4. Kamel Moursy, « Études en matière de donations », revue alQanûn wa l-Iqtisâd, 1938, p. 177 de la partie française.

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TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

le grand as-Sarahsî 5, al-maqsûd min al-hiba li-l-ajânib al- 'iwad, le but de la donation faite à des étrangers (à la famille) est l'espérance d'une contrepartie ; celle-ci, on le devine bien, est différente suivant que le donataire est un personnage puissant ou une personne de moindre envergure. A vrai dire, si l'on a tendance à intégrer la donation dans le statut personnel, ou si l'on préfère dans le statut familial, c'est que le plus souvent elle profite à un membre de la famille que l'on ne pourrait avantager autrement, par testament par exemple, puisqu'on ne peut être en même temps héritier et légataire. C'est en somme une affaire de famille. D u reste, les auteurs ne le dissimulent pas. L a donation au profit d'un membre de la famille est plus digne d'éloge que celle dont on fait bénéficier un étranger et c'est pourquoi le droit hanafite la rend irrévocable 6. Ainsi envisagée, il apparaît normal de la soumettre au même système juridique (le fiqh) qui gouverne encore de nos jours, dans l'Islam, tous les rapports familiaux.

1409. — La profonde originalité du système malékite. Encore que tout au long de l'exposé qui va suivre — et ce, à chaque instant, si l'on peut dire — les solutions de l'école malékite, en complète opposition avec celles des autres écoles, vont apparaître sous leur vrai jour, une remarque liminaire sur l'attitude des Malékites peut sembler utile, afin de bien situer à l'avance la notion de libéralité au sein du fiqh. Pour la majorité des écoles, la donation est à peine un contrat, il s'agit plutôt d'un geste spontané de bienfaisance, le plus souvent, il est vrai, calculé, mais excluant toute idée d'obligation, de contrainte. En revanche, les Malékites ont réussi à créer la notion d'obligation de bienfaisance. L e donateur s'oblige par sa seule offre, même avant l'acceptation du donataire. Il peut être contraint à mettre le donataire en possession. L e droit malékite a transporté dans la donation, qui en sera le terrain d'élection, sa théorie de la pollicitation obligatoire, qui, par son audace, son caractère si nouveau pour l'époque où elle a été conçue, ne laisse pas de surprendre le juriste moderne

5. Mabsût, XII, 53-54. 6. Sarahsî, Mabsût, XII, 49. 7. Voir supra, n° 181.

CHAPITRE I

NATURE ET CONDITIONS DE VALIDITÉ DE LA DONATION 1410. — Plan du chapitre. Dans ce chapitre seront exposés les problèmes que soulève la nature juridique de la donation, en partant de la définition qu'en donnent les légistes musulmans (Section I), puis les conditions de validité, lato sensu, relatives au donateur et au donataire (Section II). La troisième section sera consacrée aux biens susceptibles de faire l'objet d'une donation.

Section I DÉFINITION ET NATURE JURIDIQUE DE LA

DONATION

1411. — Définition. Les auteurs musulmans, quelle que soit l'école à laquelle ils appartiennent, proposent une définition de la donation (hiba) qui paraît, au premier abord, à peu près semblable dans toutes les écoles, mais qui, à l'examen, se révèle ne pas toujours recouvrir la même entité juridique. L a donation proprement dite — en excluant l'aumône, sadaqa — est définie par eux un transfert de propriété entre vifs, fait à titre gratuit mais sans intention exclusivement charitable Reprenons les quatre éléments de cette définition qui se veut commune à toutes les écoles. x. L a donation est un transfert de propriété, tamlîk al-ayn. Les auteurs s'empressent d'ajouter qu'elle peut aussi avoir pour objet la jouissance d'un bien, tamlîk al-manfa'a, auquel cas elle se confond avec le commodat, ou une créance, tamlîk ad-dayrt, quand le donataire est le débiteur de la créance, car toutes ces écoles admettent sans difficulté la donation consentie au débiteur lui-même ; la donation devient alors une remise de dette 2 . Seuls les Malékites autorisent sans réticence la donation de créance à une autre personne que le débiteur. Malgré ces réserves, il vaudrait mieux, comme on l'a proposé 3 , définir la donation comme étant le transfert d'un bien quelconque (mal). 2. L a donation est une aliénation entre vifs. Sur ce point, il n'existe pas de controverse ; c'est du reste ce qui la distingue du legs. Mais la majorité des écoles exige en sus un transfert immédiat qui ne souffre, par conséquent, ni terme ni condition suspensive 4 . L a règle est théoriquement la même en droit malékite ; toutefois dans cette école, la validité, reconnue par ses docteurs, de la promesse de donation retire au principe une grande partie de sa portée pratique. 1. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Mufytâr, IV, 566-567 ; Ramlî, op. cit., V, 402 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 97 ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 591. 2. Et comme telle, ne nécessitant pas le consentement du débiteur ; celui-ci pourra néanmoins la repousser. 3. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Mufitâr, IV, 567. 4. Kâsânî, Badâ'i', VI, 1 1 8 ; Sîrâzî, Muhaddab, I, 446.

DÉFINITION ET NATURE DE LA

DONATION

3. L e transfert est, en règle générale, à titre gratuit. A v e c raison, les auteurs font de la gratuité la caractéristique essentielle de cet acte, encore que les libéralités de tous genres soient très nombreuses dans le fiqh. Il convient de ne pas se méprendre sur l'exacte signification de cette exigence qui n'exclut, en aucune façon, la validité de la donation, dite onéreuse, que la plupart des juristes assimilent à la vente. L a question sera reprise plus loin. L'auteur du Qurrat 'uyûn al-ahbâr B nous met du reste en garde contre une pareille méprise : « Dire que la donation est gratuite, signifie que la donation est parfaite, sans qu'une contrepartie soit exigée, mais ne signifie pas que l'absence de contrepartie Çiwad) soit une condition nécessaire à sa conclusion... comme elle le serait en matière de vente, où la contrepartie est une condition essentielle à la validité de celle-ci, à tel point que si on omet de la stipuler, la vente est nulle. » 4. L a donation proprement dite est consentie pour le bien (hayr) du donateur (sic), que celui-ci n'ait eu en vue q u ' u n avantage matériel ou moral à en retirer, dès ici-bas, ou que s'y ajoute l'intention d'acquérir des mérites dans l'au-delà. L e s auteurs hanafites surtout 8 ne ménagent pas sur ce point les précisions, qui peuvent paraître surprenantes au lecteur. A les lire, on a en effet l'impression que c'est moins dans l'intérêt du donataire, que dans son propre intérêt, que le donateur se dépouille — ce qui signifie qu'il espère par son geste libéral recevoir quelque avantage en retour, pas nécessairement du reste un avantage d'ordre financier; ce peut être aussi une faveur, u n passe-droit, un honneur. D ' o ù le dicton populaire : « L e s dons ne sont que des prêts. » L e s auteurs n'excluent pas cependant la possibilité —• mais elle leur paraît exceptionnelle — d'un véritable animus donandi, chez le donateur, qui lui ferait rechercher uniquement l'intérêt du donataire 7 . T o u t cela s'entend de la donation consentie à u n étranger à la famille; et c'est pourquoi, logique avec lui-même, le droit hanafite ménage au donateur, frustré dans ses espoirs, le moyen de récupérer ce qu'il a donné, pour ainsi dire sans cause. C e moyen, c'est la révocation ; celle-ci, en principe et sauf exceptions, est permise au donateur qui a avantagé un étranger à la famille. Il nous faut souligner que, dans les autres écoles, ce caractère passablement égoïste de la donation est beaucoup moins accusé que chez les Hanafites.

1412. — L'aumône ou « sadaqa ». Si la donation (hiba) a été inspirée tout à la fois par des raisons plus ou moins intéressées d'ordre temporel et par le souci de plaire 5. II, 295. 6. Sarahsî, Mabsût, XII, 53-54 ; Margînânî, Hidâya, III, 166 ; Zayla'î, Tabyîn, V, 98. 7. Qurrat 'uyûn, II, 296.

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à Dieu et de se ménager des mérites dans l'au-delà, elle conserve les caractères de la donation proprement dite, c'est-à-dire qu'elle est en principe révocable, très facilement en droit hanafite, plus difficilement dans les autres écoles, mais révocable quand même. Mais si elle n'a été consentie « qu'en vue de plaire à Dieu et de mériter sa récompense », alors elle devient sadaqa, aumône, et de ce fait absolument irrévocable même en droit hanafite, puisque le but visé par le donateur, plaire à Dieu, a été immédiatement atteint ; sa révocation n'aurait plus de sens. Quel est le critère de la distinction entre hiba et sadaqa ? On a proposé de s'en tenir aux formules employées par le donateur, dans l'hypothèse, bien entendu, où la libéralité a été consentie expressément. Si le donateur a multiplié les affirmations, comme quoi il n'a été mû que par le désir de plaire à Dieu, alors il s'agirait d'une sadaqa irrévocable. Mais cette solution est rejetée par tous les juristes, car il n'est pas dans l'esprit du fiqh de faire dépendre la nature d'un acte juridique, quel qu'il soit, des termes employés par son ou ses auteurs. Par ailleurs, la solution aboutirait le plus souvent à prêter au donateur une intention qui n'est pas la sienne. En effet, il est d'usage dans tout acte juridique d'invoquer le nom de Dieu non seulement au début, mais aussi au cours de l'acte, sans que pour cela il faille en induire que l'acte n'a été conclu que « pour L u i plaire » 8. Une autre solution, tout aussi simpliste, consiste à tenir pour une sadaqa la donation consentie à une personne dépourvue de ressources ; c'est celle qui fut adoptée par Qadrî pacha dans son Code du Statut personnel (art. 526), mais elle est repoussée par tous les auteurs qui font autorité ; ceux-ci décident par istihsan (par équité) qu'une libéralité, même adressée à une personne riche peut être tenue pour une aumône : « Ce peut être parfois le désir de plaire à Dieu et de mériter sa faveur qui nous engage à donner une aumône à un riche » 9 . Ainsi, on ne peut trouver la solution au problème de la distinction de la hiba (donation proprement dite) et de la sadaqa, aumône, ni dans la formule employée, ni dans la situation financière du donataire. Mais ces deux éléments pourront constituer des présomptions de l'intention du donateur de gratifier à titre d'aumône {sadaqa). En somme, le problème consiste en une recherche d'intention à laquelle le juge doit se livrer en utilisant au besoin les deux éléments précédents. Il y aura intention de consentir une sadaqa toutes les fois que le donateur, en se dépouillant, ne recherche aucun intérêt 8. Milliot l'avait relevé en ce qui concerne le Maroc ; cf. Recueil de jurisprudence marocaine, II, 46 et 47. 9. Margînânî, Hidâya, III, 169. Dans le même sens, Sarahsî, Mabsût, et les Fatâwâ al-hindiyya, IV, p. 406. Solution identique dans les autres écoles, cf., par exemple, dans Ramlî, op. cit., V, 403, la glose de Alî as-Sabramallisî.

DÉFINITION

ET NATURE

DE LA

DONATION

temporel. Cet intérêt — le mot temporel volontairement vague l'indique — pouvant n'être que moral ou d'ordre affectif. S'il recherche tout à la fois un intérêt temporel et le désir de plaire à Dieu, l'acte sera traité en donation révocable, sauf exceptions. Ainsi, la sadaqa ne doit être inspirée que par le seul souci de plaire à Dieu.

1413. — Les cadeaux.

Tous les ouvrages de fiqh mentionnent, après la hiba et la sadaqa, le cadeau, al-hadiyya. Chacun sait trop bien à quoi correspond ce terme dans la vie courante pour qu'il soit utile de le définir avec précision. Il s'agit du « présent » que l'on remet à une personne en signe d'amitié « ou de respect », ajoutent les auteurs arabes. Techniquement parlant, c'est un don manuel. Cette précision qui est important dans les législations qui exigent un acte authentique pour la donation, stricto sensu, est sans intérêt en droit musulman où la donation se conclut sans formalités. Le cadeau est soumis aux mêmes règles que la donation dans toutes les écoles. Certains Chaféites lui reconnaîtraient les caractéristiques suivantes, qui le distingueraient du don : le cadeau ne pourrait avoir pour objet qu'une chose mobilière, et l'acceptation explicite du bénéficiaire ne serait pas requise. Mais, sur ces deux points, les auteurs chaféites ne sont pas d'accord 10 .

1414. — La donation se conclut par « îjâb » et « qabûl ». La donation exige pour sa formation le consentement, îjâb, du donateur et l'acceptation, qabûl, du donataire. Cet aphorisme se retrouve inlassablement répété dans tous les ouvrages de fiqh, quelle que soit l'école considérée X1 . La raison en est, disent les auteurs — qui ne reculent pas devant la pétition de principe — qu'il s'agit d'un contrat qui ne peut en conséquence se former que de l'accord des deux parties. Mais, c'est là précisément qu'est tout le problème, la donation est-elle un vrai contrat ? Quelle est la valeur de l'acceptation dans ce contrat ? La réponse est différente suivant les écoles, comme on va le voir. Soulignons auparavant l'importance de la question qui ne saurait du reste échapper à personne. Que l'acceptation soit nécessaire, simplement parce que nul ne peut être contraint à s'enrichir, qu'il lui faut y consentir, mais sans que par ailleurs il acquière aucun droit, du seul fait de son acceptation, et nous sommes en présence de la thèse hanafite et chaféite. Que, par suite de son acceptation le donataire devienne créancier du donateur, alors l'accord des volontés est créateur d'obligation, et nous voilà en face de la 10. Consulter Ramlî, op. cit., V, 403 (et la glose de Alî as-Sabramallisî). 1 1 . Voir, entre autres, la Hidâya, III, 1 6 4 ; Sîrâzî, Muhaddab, I, 446 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., I V , 101 ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 595.

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thèse malékite. Seul, le droit hanbalite fait produire à l'accord des volontés u n effet translatif de propriété, comme dans la vente — mais en ce qui concerne seulement les choses qui ne se mesurent ni au poids ni au volume. Ainsi, d'emblée, s'affrontent les deux conceptions de la donation, que l'on découvre dans le fiqh. D ' u n e part, la conception hanafitochaféite, d'un contrat, mais uniquement pour la forme, qui ne fait naître aucune obligation à la charge du donateur, pas même celle de mettre en possession le donataire ; d'autre part, la conception malékite de l'obligation de bienfaisance, qui apparaît dès l'offre de donner, et qui va devenir absolument contraignante, dès que le donataire par son acceptation s'en sera emparé.

1415. — L'acceptation, « qabûl », en droit hanafite et chaféite. Après avoir affirmé, comme leurs homologues des autres écoles, que la donation se conclut par îjâb et qabûl, les auteurs hanafites se reprennent l % . L'acceptation est-elle vraiment nécessaire, se demandent-ils. Seul Zufar, un des disciples d ' A b û Hanîfa, l'a soutenu, par application de la stricte logique juridique (qiyâs) ; mais de l'avis du fondateur de l'école et de ses deux grands disciples, et en vertu de l'ùtihsân, l'acceptation n'est pas nécessaire. Qu'apporterait-elle à la donation ? Celle-ci est un acte spontané de générosité de la part du donateur, qui exclut toute idée d'obligation. Il n'y a pas de contrat au sens habituel du mot, parce qu'il ne peut y avoir obligation de donner. M a i s alors à quoi sert l'acceptation, qabûl, mise théoriquement sur le même pied que le consentement, îjâb, du donateur ? Elle est, répond a l - H a s k a f î 1 3 , la condition pour que le bien se fixe dans le patrimoine du donataire. O n ne saurait, en effet, admettre qu'une personne acquiert un bien sans y avoir consenti. U n e autre formule à l'emporte-pièce, empruntée à la glose de Salabî sur Z a y l a ' î 1 4 , rend bien compte du rôle attribué par le droit hanafite à l'acceptation : « A l'égard du donateur (la donation) est valable par son seul consentement, mais à l'égard ( f î haqq) du donataire, par l'acceptation et la prise de possession. » D e l'absence de tout effet obligatoire de l'accord des volontés, on tire en droit hanafite les conséquences suivantes : 1. E n dépit de l'acceptation, le donateur peut se refuser à livrer la chose et il ne peut y être contraint. 2. L e donateur, encore que la donation ait été acceptée, peut

12. 'Âbidîn, Salabî). 13. 14.

Voir, surtout, Kâsânî, Badâ'i', VI, 115 ; consulter aussi Ibn Radd al-Muhtâr, IV, 567, et Zayla'î, Tabyîn, V, 91 (glose de Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, Tabyîn, V, 91.

IV, 567 (en marge).

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vendre le bien donné ou en gratifier un tiers, l'hypothéquer, bref en disposer comme bon lui semble, tant que la tradition n'a pas été effectuée. 3. L e donataire ne peut se mettre en possession que si le donateur l'y autorise. Il n'y a sur ce point capital aucune divergence au sein de l'école. Toutefois, si, durant la séance contractuelle et en présence du donateur, le donataire se mettait en possession, cette prise de possession non explicitement autorisée ne devrait pas être valable suivant le strict qiyâs. Ce n'est que par istihsân, par équité, qu'elle est tenue pour valable. En effet, étant donné les circonstances, l'acquiescement du donateur à la prise de possession est présumé, autrement dit l'acquiescement est tacite 13 . 4. Et — dernière conséquence qui peut-être met le mieux en lumière le caractère précaire de l'offre et de l'acceptation — si le donateur mourait, même après acceptation du donataire, sa donation serait caduque ; de même si c'était le donataire qui mourait après avoir accepté, ses héritiers n'auraient bien entendu aucun droit à l'encontre du donateur. L e système hanafite rappelle, par bien des côtés, le « don manuel » du droit français, tel que l'ont analysé les juristes : « L a remise de la chose n'est pas, ici, l'exécution d'un contrat antérieur, elle constitue à elle seule la donation. » 1416. — Le droit chaféite ne s'écarte guère du droit hanafite. Comme l'école hanafite, l'école chaféite exige une acceptation, qabûl, de la part du donataire, mais sans qu'il en résulte, pas plus du reste qu'en droit hanafite, une obligation quelconque à la charge du donateur ou un droit pour le donataire d'exiger la remise de la chose donnée. Comme en droit hanafite, le donataire ne peut se mettre en possession qu'avec l'autorisation du donateur 16 . La seule différence avec le droit hanafite est que, en cas de mort du donateur, avant remise de la chose ou du donataire qui a déjà accepté, mais non pris possession, leurs héritiers respectifs viennent en droit chaféite à leur place, tandis que nous venons de voir qu'en droit hanafite la donation est caduque, aussi bien quand le donateur meurt avant la remise de la chose que lorsque le donataire meurt après acceptation, mais avant la prise de possession. A vrai dire, pour peu qu'on y réfléchisse, on s'aperçoit que la différence est imaginaire. Dire que l'offre et l'acceptation demeurent, après la mort de leur auteur, au profit de leurs héritiers respectifs, mais préciser deux lignes plus 15. Sarahsî, Mabsût, XII, 57. 16. Voir sur la question, Nawawî, Minhâj at-tâlibîn (traduction française Van den Berg), p. 105, et son Commentaire par Ramlî, op. cit., V, 411-412. Consulter aussi Sîrâzî, Tanbîh, II, 94.

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haut que la prise de possession ne peut se faire qu'avec l'autorisation du donateur, qu'en cas de mort de l'une des deux parties, après autorisation mais avant la prise de possession, ladite autorisation tombe 17 , qu'elle doit être renouvelée pour que la prise de possession soit régulière, c'est tout simplement reconnaître que l'accord des parties, ce fameux ijâb wa qabûl, ne fait naître aucun droit au profit du donataire, ni aucune obligation à la charge du donateur. Les héritiers de celui-ci sont libres d'autoriser ou de refuser d'autoriser les héritiers du donataire à se mettre en possession ; ils ne sont liés en rien par l'engagement de leur auteur ou par l'acceptation du donataire. Ajouter que les héritiers du donataire décédé sont dispensés d'accepter à nouveau, c'est bien peu de chose puisqu'ils sont tenus de demander la mise en possession et que cette demande vaut acceptation tacite. En somme, la seule différence réelle avec le droit hanafite, c'est que l'acceptation, qui doit être expresse en droit chaféite 18 , n'a plus besoin d'avoir ce caractère quand le donataire est décédé et que ses héritiers sont autorisés à se mettre en possession. Ainsi, par cette fallacieuse différence, la thèse chaféite perd une partie de la parfaite homogénéité de la doctrine hanafite — quelque criticable qu'elle soit sur le fond — et sans réussir à se démarquer nettement de celle-ci.

1417. — Le système malékite. T o u t est différent dès que l'on passe au système malékite 19 . C'est une autre conception de la donation qui se fait jour et l'acceptation, qabûl, dont on se demande quelle peut bien être sa fonction en droit hanafite et en droit chaféite, va se révéler créatrice de droits chez le donataire et d'obligation chez le donateur. La donation devient en droit malékite un véritable contrat unilatéral. Ce contrat, du reste, ne transfère pas la propriété, ce transfert ne s'opérera que par la prise de possession (qabd), mais le contrat crée chez le donateur l'obligation d'effectuer un tel transfert ; dès que s'est produit l'accord des volontés, dès que par son acceptation le donataire a lié définitivement la volonté du donateur, celui-ci non seulement ne peut plus se rétracter — ce qui est déjà acquis, en grande partie, à la suite de la simple offre de donner qui est en droit malékite créatrice d'obligation — , mais il ne peut se refuser à mettre le donataire en possession de la chose donnée. Celui-ci a le droit de l'y contraindre en s'adressant au juge. Et cette faculté demeure dans son patrimoine comme

17. Ramlî, op. cit., V, 412. 18. Ramlî, op. cit., V, 403 ; ou par signes, quand le donataire est muet. 19. Consulter Ibn RuSd, Bidâya, II, 324; Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 101 ; Hattâb et Mawwâq, op. cit., VI, 54-55. En français, O. Pesle, La donation en droit malékite, p. 66-67.

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un élément de son actif, ses héritiers l'y trouveront et agiront comme il l'aurait fait lui-même de son vivant. Autre différence fondamentale avec les autres écoles : il n'est pas nécessaire que l'acceptation suive immédiatement l'offre, elle pourra ne se produire que longtemps après et l'on admet en droit malékite que les héritiers acceptent une offre que leur auteur n'avait pu, pour une raison quelconque, accepter de son vivant. En un sens, et contrairement à ce qui se passe dans les autres écoles, l'acceptation, en droit malékite, est presque plus importante que la prise de possession. Dardîr écrit : « L'acceptation est une condition d'existence de la donation, la prise de possession, une condition de validité, al-qabûl rukn wa l-hiyâza sart. » Avant lui, Ibn Rusd s'exprimait encore plus énergiquement : « D'après Mâlik (la donation) ne se forme que par l'acceptation qui permet de contraindre à la tradition (qabd) comme en matière de vente. »

1418. — La surprenante doctrine du droit hanbalite. Jusqu'ici, toutes les écoles s'accordent sur un point : le consentement des parties, l'îjâb et le qabûl, qu'il soit conçu comme une simple étape platonique vers la prise de possession ou qabd (droit hanafito-chaféite) ou qu'il soit créateur de l'obligation de mettre en possession (droit malékite) ne transfère pas la propriété, à la différence de la vente qui opère, en droit musulman, transfert immédiat de la propriété 20. L e droit hanbalite va s'écarter de ce principe quasi général 2 1 et proposer une solution qui surprend par son caractère novateur et qui n'est pas sans rappeler la solution du Code Napoléon en la matière 2 2 . Pour les choses de genre, seule la tradition opère transfert de propriété ; pour tous les autres biens, ce transfert s'effectue par l'échange des consentements par ijâb et qabûl. 1. En ce qui concerne les choses de genre, celles qui se pèsent ou se mesurent, tels les métaux précieux, le grain, l'école unanime adopte les mêmes principes que ceux de l'école hanafïte. L'acceptation du donataire doit être concomitante au consentement du donateur. Cet accord ne crée aucune obligation à la charge du donateur, celui-ci ne peut être contraint à livrer la chose qu'il a donnée. Le transfert de propriété s'effectuera au moment de la livraison qui, en même temps, individualisera la chose donnée. 2. En revanche, en ce qui concerne les corps certains ou, plus précisément, les biens qu'il n'est pas d'usage de peser ou de mesurer 20. Sarahsî, Mabsût, XIII, 23 ; pour l'ensemble des écoles, Morand, Études de droit musulman, p. 79 et s. 21. Conservé, également, par le droit byzantin, jusqu'à sa fin. 22. Ibn Qudâma, Mugnî, V, 591-595. Les Zahirites allaient encore plus loin, en enseignant que, en toute hypothèse, l'accord des volontés transférait la propriété, avant la prise de possession. Cf. Ibn Hazm, Muhallâ, IX, 120.

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(en capacité) afin d'en apprécier la valeur, le transfert de propriété n'est pas subordonné à la tradition, il s'effectue dès l'accord des volontés. Il y a donc, en ce qui les concerne, assimilation complète avec la vente. Cette opinion qui n'a pas fait l'unanimité des docteurs hanbalites, mais qui a prévalu dans l'école, donne au qabûl, à l'acceptation, son maximum de valeur et autorise à dire qu'en droit hanbalite, s'agissant de corps certains, la donation est un contrat unilatéral parfait, dès Yîjâb et le qabûl.

1419. — L'offre de donner en droit malékite. De l'exposé des doctrines des différentes écoles, il ressort que l'offre de donner n'oblige guère le pollicitant, elle ne le lie même pas quand elle a été acceptée par la personne à qui elle s'adresse, sauf en droit malékite, et aussi, mais seulement quand elle a pour objet un corps certain, en droit hanbalite. Ce principe du caractère non obligatoire de la simple pollicitation reçoit de très nombreuses atténuations en droit malékite où, d'après la doctrine — difficile du reste à préciser — de la plupart des juristes de cette école, dès le moment où le donateur a formulé son offre, et avant même que celle-ci ait été acceptée, ce donateur peut se trouver engagé au point de ne plus avoir le droit de se rétracter. Ce n'est pas une règle absolue, certes, en ce sens qu'il pourrait paraître excessif d'affirmer qu'en n'importe quelle conjoncture le donateur est lié par son offre avant toute acceptation, encore que des déclarations comme celle-ci, alhiba tulzamu bi-l-qawl23, la donation est obligatoire par la simple déclaration, qui se retrouvent dans tous les grands traités malékites, sans qu'on ait besoin de solliciter les textes, plaideraient en faveur d'une pareille thèse 24 . Pour rester dans les limites de ce qui est, indiscutablement sans contredit, admis par les auteurs hanafites, disons avec beaucoup de prudence : l'offre de donner est susceptible de devenir, compte tenu des circonstances dans lesquelles elle est émise, ou de la volonté exprimée ou même présumée du donateur, une véritable obligation unilatérale dont pourront se saisir plus tard le donataire ou ses héritiers. Cela étant, il paraît indiqué de procéder, chronologiquement si l'on peut dire, à l'analyse de l'offre de donner. i. L'offre de donner n'a pas encore atteint le donataire. Celui-ci l'ignore. L e donateur pourra-t-il se rétracter, expressément ou tacitement, en aliénant la chose donnée, par exemple. C'est un point très controuvé chez les docteurs malékites. L e texte de Halîl est 23. Hattâb, Commentaire de Halîl, VI, 54. 24. Voir sur la question, Hattâb, Commentaire de Halîl, VI, 54-59. Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 101-103 ; Hirsî, al-Maioâhib al-Jalîla, Le Caire, 1307 H., VII, 105 et s. ; Zurqânî, Commentaire de la Muwatta, III, 218 ; et, en italien, l'exposé de Santillana, Istituzioni, II, 405-406.

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confus^ 25 . Il a g é n é r a l e m e n t été interprété, c o m m e n ' a u t o r i s a n t p a s le d o n a t e u r à aliéner le b i e n d o n n é . E n effet, sur ce p o i n t , D a r d î r d o n n e au texte de Halîl la p o r t é e suivante : « Si le d o n a t e u r v e n d le b i e n d o n n é , avant q u e le donataire ait été i n f o r m é de la d o n a t i o n , ou m ê m e après, q u a n d il n ' a pas n é g l i g é de se mettre e n p o s s e s s i o n , la d o n a t i o n n'est pas c a d u q u e et le donataire a le c h o i x entre faire annuler la v e n t e o u la ratifier et, dans ce cas, il en r e c e v r a le prix. » 2 6 T o u t e f o i s , d e u x sortes d'aliénation par le d o n a t e u r a n n u l e n t sa d o n a tion antérieure, e n c o r e q u e le donataire n ' e n ait pas eu connaissance ; c'est, d ' u n e part, le fait de d o n n e r la chose à u n s e c o n d donataire q u i se m e t en possession avant le p r e m i e r — dans ce cas, disent l a c o n i q u e m e n t les auteurs malékites, le s e c o n d donataire a u n d r o i t p l u s « f o r t » q u e le p r e m i e r , p u i s q u ' i l est en possession ; et, d ' a u t r e part, l ' a f f r a n c h i s s e m e n t par le d o n a t e u r à u n titre q u e l c o n q u e ( c o n t r a c tuel, à cause de m o r t , etc.) de l ' e s c l a v e qui avait fait l ' o b j e t de la donation, cet a f f r a n c h i s s e m e n t annule la donation en raison de la f a v e u r avec laquelle la Sarî'a traite l ' a f f r a n c h i s s e m e n t , t e n u p o u r une œ u v r e pie 27 . 2. S u p p o s o n s m a i n t e n a n t q u e le bénéficiaire de l ' o f f r e ait eu connaissance de la libéralité, mais n'ait pas e n c o r e accepté, aurait-il les m ê m e s droits q u e dans l ' h y p o t h è s e p r é c é d e n t e si le d o n a t e u r v e n d a i t la chose d o n n é e ? Il c o n v i e n t t o u t d ' a b o r d d e s o u l i g n e r q u e l'école malékite n e fait pas u n e obligation au donataire d ' a c c e p t e r i m m é d i a t e m e n t l ' o f f r e sous peine d ' ê t r e d é c h u , c o m m e l ' é c r i t H a t t â b 2 8 : « C h e z n o u s (lî ashâbinâ) le donataire a droit à u n t e m p s d e r é f l e x i o n (tarawwî) avant d ' a c c e p t e r . » M a i s si sa l e n t e u r à a c c e p t e r s ' a p p a r e n t e à de la n é g l i g e n c e ( t a f r î t ) elle est i n t e r p r é t é e c o m m e u n r e f u s d ' a c c e p t a t i o n et, dès lors, la v e n t e consentie par le d o n a t e u r est p l e i n e m e n t valable, il en g a r d e r a le prix, le donataire n ' a y a n t p l u s droit à rien. Si, au contraire, celui-ci avait fait d i l i g e n c e , soit p o u r p o r t e r s o n a c c e p t a t i o n à la connaissance d u d o n a t e u r , soit p o u r se m e t t r e en possession, il c o n s e r v e r a l ' o p t i o n p r é c é d e n t e : faire rés o u d r e la v e n t e ou b i e n la ratifier, mais en gardant le p r i x , encore q u e ce d e r n i e r p o i n t soit sujet à c o n t r o v e r s e , certains s o u t e n a n t q u e c ' e s t au d o n a t e u r q u e revient le p r i x 29 . 3. E n f i n — dernière étape q u i p e r m e t de b i e n m e s u r e r la p é r e n nité, en droit malékite, de l ' o f f r e restée sans r é p o n s e — , o n s u p p o s e q u e le donataire m e u r t avant d ' a v o i r a c c e p t é — q u ' i l ait o u n o n été i n f o r m é d e la libéralité q u i l u i était destinée. E s t - c e q u e l ' o f f r e d e v i e n t

25. Halîl, op. cit., III, 151. 26. Dardîr-Dasûqî, op. cit., I V , 103 ; dans le même sens, op. cit., V I , 58, et, en marge, M a w w â q , V I , 57. 27. Dardîr-Dasûqî, op. cit., I V , 102 (texte de Dasûqî). 28. Op. cit., V I , 54. 29. Dardîr-Dasûqî, op. cit., I V , 103.

Hattâb,

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caduque ? C'est ici que l'intention du donateur va jouer un rôle capital. Celui-ci a-t-il voulu ne gratifier qu'une personne déterminée, à l'exclusion de toute autre — alors l'offre disparaît, avec la mort du bénéficiaire. Mais s'il résulte des circonstances que le donateur entendait gratifier une famille tout entière, encore plus que son chef, en d'autres termes que la considération de la personne du donataire ne jouait qu'un rôle secondaire, alors l'offre demeure et la donation pourra être acceptée par les héritiers de celui qui n'avait pas pu le faire avant sa mort 30. A défaut de circonstances ou de présomptions sérieuses, qui tendraient à établir la vraie intention du donateur, comment celle-ci pourra-t-elle être prouvée ? Un mot de Halîl répond à la question. L'offre est caduque, dit-il, si le donataire « spécifié » 31 meurt avant d'avoir accepté. Les commentateurs en ont induit que si le donateur n'entendait gratifier que le donataire en personne et que sa volonté était d'exclure les héritiers de celui-ci, il serait bon qu'il fît constater par témoins son intention. Sinon, le juge pourrait en conclure que la donation n'avait pas été consentie intuitu personae, et que les héritiers du donataire décédé avant acceptation pourraient se substituer à leur auteur et accepter la donation. 4. L e droit malékite ne va pas plus loin et n'admet pas que l'offre de donner, au cas de décès du pollicitant, lie ses héritiers jusqu'à ce que le donataire ait accepté. Avec la mort du donateur, l'offre tombe 32.

30. Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 104 (glose de Dasûqî). 31. Op. cit., III, 150. 32. Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 102.

Section II CONDITIONS DE VALIDITÉ RELATIVES AUX PARTIES C O N T R A C T A N T E S

1420. — Plan des auteurs classiques. Les auteurs classiques, après avoir exposé toutes les conditions d'existence (arkân, plur. de rukn) de la donation, abordent ensuite les conditions de validité (sarâ'it, plur. de sarîta), au sens étroit du m o t 1 , c'est-à-dire celles qui sont relatives au donateur, au donataire, à la chose donnée, et même à la prise de possession (qabd) ; nous avons suivi leur plan dans ses grandes lignes en ce qui concerne les conditions d'existence, sous le titre général de « nature juridique de la donation », n'omettant que l'étude des différentes formules de donation, qui nous paraît mieux trouver sa place dans le chapitre consacré aux modalités dans les donations. Dans cette section II seront étudiées, d'abord, les conditions de validité stricto sensu {Sarâ'it) relatives au donateur, puis celles qui concernent le donataire.

1421. — I. Conditions relatives au donateur. Elles sont au nombre de trois. Le donateur doit avoir la capacité de disposer à titre gratuit, ne pas consentir sa libéralité durant sa dernière maladie (marad almawt), ou quand il se trouve en danger de mort, et être propriétaire de la chose donnée. Les mineurs et les fous sont absolument incapables de donner. La capacité de donner est en effet refusée à tous ceux qui, d'une façon stricte, ne peuvent conclure aucun acte juridique, quel qu'il soit, à savoir le petit enfant, celui qui n'a pas encore atteint l'âge du discernement et l'aliéné mental, auquel en droit hanafite on assimile le ma'tûh, ou infirme mental. Ces incapables ne pouvant même pas consentir d'actes « essentiellement avantageux », comme l'acceptation d'une donation sans charges, ne sont pas autorisés a fortiori à conclure une donation, acte tenu pour « essentiellement dommageable ». Le feraient-ils, même avec l'autorisation de leur tuteur, que leur acte serait absolument nul, inexistant (bâtil) en droit hanafite. Le mineur sorti de la prime enfance, mais n'ayant pas encore atteint la majorité patrimoniale, jouit, dans les écoles hanafite et i. Voir notamment Kâsânî, Badâ'ï, VI, 115 et s.

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malékite, d'une semi-capacité qui lui permet de conclure seul les actes essentiellement avantageux, comme l'acceptation d'une donation sans charges et aussi, mais alors sous réserve de la ratification de son tuteur, les actes susceptibles de lui procurer un avantage, mais qui peuvent se traduire par une perte, comme la vente. L a donation ne rentrant ni dans la première ni dans la deuxième catégorie de ces actes, est absolument nulle quand elle émane d'un mineur même pubère, mais qui n'a pas atteint la majorité patrimoniale, aurait-elle été ratifiée par le tuteur.

1422. — Le fou ayant des intervalles de lucidité. Il est admis dans toutes les écoles, même dans l'école malékite, quoique la question y soit controversée, que le fou qui a des intervalles de lucidité peut conclure durant ces intervalles tous les actes de la vie juridique 2. Les juristes n'ayant pas fait à ce sujet la moindre réserve touchant la donation, on doit en déduire que la donation consentie par un fou durant une période de lucidité est parfaitement valable. T o u t se réduit alors à une question de preuve ; il s'agit en effet d'établir qu'au moment même de l'acte le fou avait toute sa lucidité d'esprit.

1423. — Les prodigues. Il ne fait pas de doute que, dans les écoles malékite, chaféite et hanbalite, le prodigue, safîh, soit absolument incapable de consentir une donation, quand bien même son tuteur l'y autoriserait. Cette incapacité est explicitement formulée par les auteurs, ou bien elle résulte de la règle professée par les docteurs de ces trois écoles que tout « interdit », mahjûr, est incapable de gratifier par acte entre vifs 3 . En droit hanafite, on est surpris du silence des auteurs sur la question, silence total même chez ceux qui sont réputés entrer dans les moindres détails. C'est ainsi que Kâsânî en matière de donation ne mentionne que deux catégories d'incapables. « L a donation du mineur et du fou n'est pas valable, car tous deux n'ont pas le pouvoir de disposer à titre gratuit (tabarru'), cela constituerait un acte essentiellement dommageable, sans contrepartie de nature temporelle (dunyawî), droit qui n'appartient pas au mineur et au fou, comme aussi de répudier et d'affranchir. » Pas un mot du safîh. Il en est de même dans le complément du grand traité d'Ibn 'Âbidîn 4, qui se veut cependant exhaustif en comblant les lacunes du Radd alMuhtâr. T o u s les cas particuliers y sont envisagés, sauf celui du pro2. Voir supra, n° 300, note 6. 3. Ibn Qudâma, Mugnî, V, 604 ; Sîrâzî, Tartbîh, II, 93 ; Hattâb, op. cit., VI, 51 : « La donation est permise à tous ceux qui ne sont pas interdits », mais Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 98, précise que le safîh ne peut consentir une donation. 4. Qurrat 'uyûn, II, 297.

CONDITIONS

RELATIVES

AUX

CONTRACTANTS

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digue. « N'est pas valable la donation du mineur, du fou, auquel est assimilé le ma'tûh, la donation de l'esclave, serait-il affranchi contractuel ou à cause de mort, et s'agissant d'une femme esclave, encore qu'elle soit la mère d'un enfant du maître (umrn walad). » En revanche, est valable la donation de l'individu en état d'ébriété volontaire. Certains ont déduit de cette attitude des grands légistes hanafites que la donation du prodigue ne serait pas absolument nulle, mais subordonnée à la ratification du tuteur car, en ce qui concerne le prodigue, les actes juridiques se répartissent en deux catégories, et non en trois comme pour les autres incapables ; ceux qu'il peut accomplir librement (en général, les actes extra-patrimoniaux) et ceux pour lesquels il a besoin de l'autorisation du tuteur, celle-ci étant habituellement donnée sous forme de ratification, et la donation rentre dans cette deuxième catégorie. En somme, il n'y aurait pas d'acte juridique absolument interdit au prodigue et même sa donation serait seulement « inefficace » i b i s . L'argumentation ne nous paraît pas convaincante. Si l'école hanafite a finalement rejeté la thèse d ' A b û Hanîfa, adversaire de l'interdiction du prodigue, pour adopter celle de ses deux disciples, A b û Yûsuf et Saybânî, favorables à l'interdiction, ce n'est pas pour laisser la faculté au juge d'autoriser le prodigue, qui n'a déjà que trop tendance à dissiper ses biens d'une façon futile, à accomplir un des actes les plus préjudiciables à son patrimoine : la donation. Il nous paraît, dès lors, que la donation du prodigue devrait être tenue pour nulle en pratique, serait-elle par la suite ratifiée par le juge 5. Quant à l'alinéa final de l'article 490 du Code du Statut personnel de Qadrî pacha, qui semble autoriser le prodigue à faire des « dons » de bienfaisance jusqu'à concurrence du tiers de ses biens, c'est le résultat d'une erreur de traduction. L e texte arabe du même article ne contient pas le mot « don ».

1424. — La donation onéreuse du mineur sorti l'enfance.

de

L e mineur pourvu du discernement et ceux qui lui sont assimilés, s'ils ne peuvent conclure un acte à titre gratuit, ont néanmoins dans les écoles hanafite et malékite, le droit de consentir un acte « susceptible de leur procurer un profit, mais aussi éventuellement de leur faire subir une perte » ; un tel acte, dont le prototype est la vente, n'est pas nul de plein droit, mais inefficace, mawqûf ; sa validité va dépendre, en effet, de la ratification du tuteur. Or, la donation onéreuse est tenue par la grande majorité des juristes pour une vente, 4 bis. Chafik Chéhata, Études de droit musulman, p. 128. 5. Consulter parmi les auteurs contemporains, Ahmad Ibrahim, « al-Ahliyya wa 'awâriduhâ », revue al-Qanûn wa l-Iqtisâd, 1931, p. 521 et s. ; Husayn al-Nûrî, Les incapacités, p. 185 et s.

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c'est ainsi qu'elle est traitée dans les écoles chaféite, malékite et hanbalite Il en résulte que, dans ces écoles, prodigues et mineurs pourvus du discernement peuvent soit avec l'autorisation préalable du tuteur (droit hanbalite), soit avec sa ratification postérieure (droit malékite) consentir valablement une donation onéreuse, hiba li-tawâb 7. En droit hanafite, deux opinions se sont fait jour sur la question. D e l'avis d ' A b û Hanîfa et d ' A b û Yûsuf, la donation onéreuse, hiba bil-'iwad est ab initio, une libéralité qui ne se transforme en vente qu'au moment de la tradition, de telle sorte que le mineur pourvu de discernement ne pourrait consentir une telle donation. Mais, suivant l'opinion de Saybâni, la donation onéreuse est du « début » jusqu'à « la fin » un véritable contrat de vente, auquel il convient d'appliquer les règles de formation propres aux contrats à titre onéreux et notamment celles qui sont relatives à la capacité des contractants. Ainsi, d'après Saybânî, les mineurs pourvus de discernement pourraient consentir une donation onéreuse dans les mêmes conditions que s'il s'agissait d'une vente, c'est-à-dire que la validité de leur donation serait subordonnée à la ratification du tuteur ou du juge 8. Quelle opinion a prévalu ? Il semble que ce soit celle de Saybânî, encore que bien des auteurs contemporains soutiennent le contraire 9 .

1425. — La donation de l'insolvable. Dans les trois écoles hanafite, chaféite et hanbalite, l'insolvable, le muflis, ne voit restreindre sa capacité qu'à partir du jugement d'insolvabilité. Il va de soi que, déclaré insolvable, il ne saurait consentir une donation sans l'approbation de ses créanciers, ce qui revient à dire qu'il ne lui est pas permis de donner entre vifs. Mais tous les actes juridiques conclus avant le jugement, et même ses libéralités, sont en principe parfaitement valables. Il n'en est pas de même en droit malékite 10 . Cette école connaît une sorte de période suspecte, précédant le jugement d'insolvabilité. Dès l'instant où les dettes de leur débiteur absorbent son actif, les créanciers ont le droit de faire annuler ses libéralités, encore qu'aucun jugement d'insolvabilité n'ait été rendu. 6. Hattâb, op. cit., VI, 66 ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 623 ; Sîrâzî, Muhaddab, I, 447 ; il convient de préciser que, chez les Chaféites, il existe une autre opinion d'après laquelle la clause de contrepartie rendrait nulle la donation. 7. En droit chaféite, conformément aux principes de cette école en matière de vente, seul le tuteur pourrait consentir une donation onéreuse des biens du mineur, en admettant la validité de la donation sub modo. 8. Kâsânî, Badâ'ï, VI, 118-119. 9. Ahmad Ibrahim, « Iltizâm at-tabarru'ât », revue al-Qanûn wa l-Iqtisâd, 1932, p. 640. 10. Voir supra, n° 1389.

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1426. — Les donations consenties à l'article de la mort. L e malade atteint d'une maladie mortelle (marad al-mawt) et celui qui court un grave danger susceptible d'entraîner la mort ne sont pas, bien entendu, des incapables, mais le fiqh, cette fois unanime n , considère que les donations consenties en de telles circonstances le sont en considération d'une mort que le donateur croit proche et certaine et qu'il convient dès lors non pas de tenir de telles libéralités pour des legs, mais de leur faire produire les effets des actes de dernière volonté, c'est-à-dire du testament 1 2 . Ce sont des donations, et non pas des legs ; donc, elles devront satisfaire à toutes les conditions d'existence et de validité que le droit musulman exige en ce qui concerne les donations. C'est la capacité de donner et non de tester qu'on exigera (la question est importante pour le prodigue). Sauf en droit malékite, lequel sur toute la question a du reste des positions très originales, le donataire devra accepter avant la mort du donateur, contrairement au légataire qui ne doit accepter qu'après la mort de celui qui lègue. Autre différence très importante, la donation consentie à l'article de la mort n'est valable que si la prise de possession a lieu avant la mort du donateur malade. On verra plus loin qu'en droit hanafite la donation d'une part indivise n'est pas valable, tandis que le legs d'une part indivise est possible. Ainsi, la validité intrinsèque des donations consenties in articulo mortis ne pourra être appréciée que d'après les règles qui régissent la formation des donations, à l'exclusion de toute référence au testament. Mais ce sont des donations qui ne pourront produire que les effets d'un testament. 1. L e donataire ne pourra pas être héritier du défunt, en vertu du principe qu'on ne peut être en même temps légataire et héritier, à moins que tous les cohéritiers ne ratifient la donation en question. 2. L e montant de celle-ci ne pourra pas dépasser le tiers des biens du malade. 3. Si elle dépasse cette quotité disponible, elle ne sera pas nulle, mais réductible au tiers des biens du malade, à moins que les cohéritiers ne ratifient pour le surplus. En revanche, si le malade, depuis décédé, ne laisse pas d'héritiers, toutes les donations qu'il aurait consenties durant sa dernière maladie seront valables 13 .

11. Dans le passé, l'école zahirite, aujourd'hui disparue, était seule à repousser la théorie de la « maladie mortelle », et ses conséquences sur les actes de disposition du malade et en ce qui concerne la répudiation. 12. Voir supra, n° 328 et s., la théorie de la « maladie mortelle ». 13. En sus des références figurant aux n° 328 et s., Ahmad Ibrahim, op. cit., p. 620 et s.

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1427. — La femme mariée en droit malékite. Chacun sait qu'en droit musulman, quelle que soit l'école considérée, la femme mariée n'est atteinte d'aucune incapacité tenant au mariage. Les patrimoines des deux époux sont complètement séparés l'un de l'autre et chaque époux n'acquiert du fait du mariage aucun droit, même un droit de simple regard ou de contrôle sur les biens de son conjoint. Dans les trois écoles hanafite, chaféite et hanbalite, la femme mariée a le droit de se dépouiller de son vivant de tous ses biens exactement comme pourrait le faire un homme ou une femme célibataire. En droit malékite, la même capacité générale de disposer que celle des autres écoles existe en ce qui concerne les actes à titre onéreux de la femme mariée. En revanche, pour ce qui est des libéralités, le droit malékite a prévu à son endroit une limitation de capacité, qui fait qu'elle ne peut disposer par donation que du tiers de ses biens au maximum. A vrai dire, c'est moins une incapacité qu'une inopposabilité au mari, puisque celui-ci peut être donataire de la totalité des biens de sa femme et qu'il est seul à pouvoir invoquer la nullité de la donation de plus du tiers consentie par sa femme à un autre que lui. Morand, dans son Avant-Projet, a bien précisé les contours de cette incapacité (art. 78) : « La femme ne peut, par voie de libéralité entre vifs, disposer en une seule fois ou par des actes se succédant à peu d'intervalles, de plus du tiers de ses biens, sans l'autorisation de son mari. En cas d'aliénation à titre gratuit consentie en violation de cette disposition, le mari peut en demander la nullité pour le tout. » Il ressort de cet article qui reproduit fidèlement l'enseignement des grands classiques malékites, que tout ce qui est demandé à la femme, c'est en somme un peu de discrétion. Il serait indécent de la voir se priver gratuitement de ses biens au profit d'un autre que son mari. Mais, en renouvelant ses donations tous les six mois ou tous les ans, par exemple, elle réussirait à se dépouiller de tous ses biens sans que son mari puisse s'y opposer. Quel est le fondement rationnel de cette incapacité ? On a voulu y voir une garantie des droits éventuels du mari sur la succession de sa femme, ou encore un moyen de protéger la femme contre des entraînements irréfléchis qui seraient propres à son sexe. Aucune de ces explications ne rend compte de la possibilité qui lui est laissée d'échelonner ses libéralités sur un certain espace de temps. Il semble bien que ce soit uniquement des raisons de convenance qui aient dicté cette mesure aux auteurs malékites 1 4 . Toujours est-il qu'ils ont dû lui trouver un fondement prétendument scripturaire, pour combattre l'opinion opposée, qui est celle de la quasi-unanimité des 14. Dans ce sens, Morand, Avant-projet, p. 53 ; Pesle, La donation en droit malékite, p. 110; Bousquet, Précis, p. 124, penche plutôt pour la première explication ; Dardîr-Dasûqî {op. cit., IV, 97) se bornent à rappeler la prohibition sans l'expliquer.

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juristes dans l'Islam. Leur argumentation, à ce point de vue, est du reste très faible et ne mérite pas qu'on s'y arrête 15 . Notons que les Codes du Statut personnel récents (marocain et tunisien) d'inspiration malékite n'ont pas conservé cette disposition de la doctrine malékite classique.

1428. — Le donateur doit être propriétaire de la chose donnée. Ainsi énoncé, le principe va de soi et ne demanderait pas d'explication, s'il ne s'agissait pas de savoir quelle en est la sanction. Il importe aussi de rechercher si certains représentants légaux n'échappent pas à la règle. L a donation, comme la vente consentie par un non dominus, est nulle. S'agit-il d'une nullité absolue (bâtil) ou d'une inefficacité, et dans ce cas l'acte réputé mawqûf ne serait validé que si le propriétaire de la chose ratifiait la donation ? Les écoles chaféite et hanbalite ignorent la théorie de l'acte mawqûf ; il s'ensuit que, dans ces deux écoles, la donation de la chose d'autrui est nulle d'une nullité absolue, qu'aucune ratification ultérieure ne saurait valider. Mais dans les écoles hanafite et malékite qui, à côté de l'acte nul, connaissent l'acte inefficace, ou mawqûf, il n'existe aucune raison de traiter à ce point de vue la donation autrement que la vente, qui sont toutes deux des actes translatifs de propriété, encore que le transfert de la propriété ne s'effectue pour la donation qu'au moment de la tradition 16 . Or, dans ces deux écoles, la vente de la chose d'autrui n'est pas nulle, mais sans effet immédiat, sa validité étant subordonnée à la ratification du propriétaire de la chose. Il en est de même de la donation. Du reste, les auteurs le déclarent explicitement 17 . De tous les représentants légaux du mineur, celui qui a les pouvoirs les plus étendus est, bien entendu, le père. Toutes les écoles lui reconnaissent le droit de vendre à autrui les biens de son enfant mineur et même de se porter acquéreur de ces biens, auquel cas il contractera avec lui-même, étant tout à la fois, d'une part, acheteur et d'autre part, vendeur en sa qualité de walî. Mais, en ce qui concerne la donation, on retrouve la même unanimité en sens contraire. Il est interdit au père et a fortiori au wasî18 de donner les biens du 15. On la retrouvera chez Ibn Hazm, Muhallâ, VIII, 301 et s., qui l'expose tout au long pour la combattre. Les hadith-s invoqués se trouvent dans Sawkânî, Nayl al-Awtâr, VI, 13 et s. 16. Voir sur l'acte mawqûf les développements qui lui sont consacrés supra, n° 103 et s. 17. Fatâwâ al-hindiyya, IV, 395 ; Qurrat 'uyûn, II, 298 ; Majalla ottomane, art. 857. Les auteurs malékites sont divisés ; la majorité d'entre eux tiennent la donation de la chose d'autrui pour absolument nulle : cf. Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 98. 18. Voir supra, sur les pouvoirs du walî et du wasî.

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mineur, la donation sans charges étant classée, à juste raison, parmi les actes « essentiellement préjudiciables ». Alors se pose le même problème que précédemment ; si la donation, au lieu d'être absolument gratuite, comportait une contrepartie Çiwad, tawâb) s'il s'agissait d'une donation onéreuse, le père pourrait-il la consentir ? On connaît déjà la réponse. L a donation onéreuse étant tenue par la majorité des légistes pour une véritable vente, le père pourrait disposer sous cette forme des biens de son enfant. On sait aussi que, dans l'école hanafite, la question est controversée, sans qu'on sache exactement quelle opinion a prévalu. Est-ce la doctrine de ceux qui soutiennent que la donation, même onéreuse, est, ab initio, une donation, qu'elle est donc interdite au walî, ou l'avis de ceux qui soutiennent qu'assimilée à la vente dans toutes les étapes de sa formation, du « commencement à la fin », suivant l'expression arabe, elle peut très bien être consentie par le walî comme toute autre vente, sous réserve qu'elle ne soit pas lésionnaire ?

1429. — II. Conditions relatives au donataire. Autant la loi se montre sévère, touchant la capacité de donner, puisque donner c'est se dépouiller sans rien recevoir en échange, autant elle se montre libérale, du côté du donataire, en étendant au maximum la capacité de recevoir et en multipliant le nombre de personnes habiles à recevoir pour le compte de ceux que leur âge ou leur infirmité rend inaptes à accepter et à prendre possession pour eux-mêmes. Ainsi, tant sur le plan de la capacité de jouissance que sur celui de la capacité d'exercice, le fiqh va se montrer beaucoup moins rigoureux pour le donataire qu'à l'égard du donateur.

1430. — La capacité de jouissance, en dehors du droit malékite. En dehors du droit malékite, il importe — et la condition est inéluctable — que le donataire existe effectivement au moment de la donation. Ainsi peuvent bénéficier d'une libéralité entre vifs, le fou, le prodigue, l'esclave, l'étranger, l'infidèle. L a question de savoir qui acceptera pour le compte des incapables sera étudiée plus loin. Mais, dans la majorité des écoles, l'enfant conçu ne peut pas être donataire. En effet, en dehors de l'école malékite, l'acceptation doit être immédiate, ou tout au moins elle ne doit pas être retardée, quand les deux parties se trouvent réunies. Or, qui pourrait accepter pour le compte de l'enfant conçu ? Il n'a pas de représentant légal, pas de walî, car la walâya ne commence qu'avec la naissance 19 .

19. Ahmad Ibrahim, op. cit., p. 622 et s. Voir aussi supra, n° 1300, quand commence la walâya.

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Il est vrai que quelques législations contemporaines, inspirées cependant du droit hanafite, autorisent le père, ou le juge éventuellement, à désigner un wasî, un tuteur testamentaire, qui prendra soin des intérêts de l'enfant simplement conçu 20. Il va de soi que les écoles qui refusent à l'enfant conçu le droit de recevoir une donation n'admettent pas non plus la donation à une personne future 21 ni à un donataire qui ne soit pas exactement déterminé comme, par exemple, « les pauvres » sans autre précision.

1431. — La théorie du « tahlîl ». L e droit hanafite apporte au principe que le donataire doit être exactement déterminé un tempérament considérable par sa théorie du tahlîl. Il est difficile d'exprimer en français cette notion. Littéralement le mot signifie « rendre licite ». Sous le titre de tahlîl, les auteurs ont groupé deux séries d'actes de générosité qui ne sont pas soumis aux conditions habituelles des donations, soit en ce qui concerne la personne du donataire, soit en ce qui concerne la détermination de l'objet de la libéralité. Pour nous en tenir à la première série de cas, ceux où le donataire n'est pas exactement déterminé, le tahlîl correspond à une autorisation générale donnée par un propriétaire de s'approprier un de ses biens. Il pourra y avoir un ou plusieurs bénéficiaires, que le donateur ne connaît pas au moment de la libéralité, mais ceux-ci devront être informés, directement ou indirectement, de la volonté libérale du gratifiant. C'est ainsi qu'on explique le droit de ceux qui suivent un cortège de mariage de s'approprier les pièces de monnaie qui sont lancées sur la foule par le marié en signe de réjouissance, ou encore le droit de celui qui s'empare d'une bête abandonnée par son propriétaire, quand celui-ci a dit : elle sera à qui la voudra 2 2 .

1432. — La capacité de jouissance en droit malékite. Compte tenu de la notion de libéralité qui a prévalu dans l'école malékite et du caractère presque obligatoire que l'offre du donateur y revêt d'emblée, on n'est guère surpris de voir les docteurs malékites ne pas invalider non seulement la donation à l'enfant conçu, mais aussi la donation à une personne future ou indéterminée. 20. Loi égyptienne n° 119 de 1952, art. 28 et 29 ; même le donateur pourra désigner ce tuteur. Voir aussi, art. 176 du Code syrien du Statut personnel. Une disposition analogue se trouve dans le Code marocain du Statut personnel (art. 151), mais ce n'est plus une anomalie, car l'enfant conçu peut être donataire en droit malékite, dont s'est inspiré le Code marocain. 21. Est nulle, pour le tout, la donation consentie à une femme et à l'enfant qu'elle pourrait avoir éventuellement, Fatâwâ al-hindiyya, IV, 407. 22. Sur le Tahlîl, consulter Fatâwâ al-hindiyya, IV, 381 et s., et Y. Linant de Bellefonds, Des donations en droit musulman, p. 80 et s.

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Reprenons successivement ces trois cas. La donation à un enfant simplement conçu est valable, de l'avis de tous les auteurs malékites. On procède alors de la sorte : le bien donné est mis en réserve, il sera la propriété de l'enfant si celui-ci naît vivant, et s'il survit ; il sera la propriété des héritiers de l'enfant si celui-ci naît vivant, mais meurt ensuite. L a donation ne sera caduque et le donateur ne reprendra son bien, que si l'enfant est mort-né 23. La donation à une personne future, c'est-à-dire qui n'est pas née ou conçue au moment de la donation pose plus de difficultés que le cas précédent où, somme toute, le donataire existait, puisque conçu au moment de la libéralité. L a donation à une personne future s'analyse en une promesse de donation. Elle prend, en pratique, la forme suivante : je donne ce bien à l'enfant de 'Alî, lorsque 'Alî aura un enfant. L'opinion qui semble avoir prévalu dans l'école malékite laisse au donateur le droit de révoquer sa donation en aliénant le bien par exemple. Mais d'après Ibn al-Qâsim, le donateur est lié par sa promesse tant qu'il y a une chance qu'un enfant naisse à ' A l î 2 4 . L e cas échéant, 'Alî, en tant que tuteur de son enfant, acceptera la donation et contraindra au besoin le donateur à lui en remettre la possession. Donations à personnes indéterminées. Les personnes indéterminées sont des personnes actuellement existantes (à la différence des personnes futures), mais qui ne peuvent être désignées de façon précise. Il importe peu, en droit musulman, qu'elles soient déterminables ; de telle sorte qu'une donation aux pauvres, sans autre précision, ou aux pauvres de telle ville, est également nulle dans la doctrine des écoles hanafite, chaféite 23 et hanbalite, car elle ne peut être acceptée dans les conditions voulues par la loi. Mais, en droit malékite, une telle donation est, dit-on, valable. On fait valoir les mêmes arguments qui servent à légitimer la donation à personne future. Dans un cas comme dans l'autre, il y a une offre de donner qui se suffit à elle-même. Toutefois, une grande différence subsiste dans la donation à personne future, telle qu'elle est pratiquée en fait ; le père de l'enfant à naître se saisit de l'offre et la transforme en contrat et c'est en vertu de ce contrat qu'il obligerait le donateur à s'exécuter. Rien de tel dans la donation aux pauvres, dans ce cas, nul ne peut contraindre le donateur à remettre les biens qu'il a promis. Aussi, l'école malékite s'est-elle 23. Ahmad Ibrahim, op. cit., p. 623. 24. Pesle, La donation en droit musulman (rite malékite), p. 117. Ahmad Ibrahim, op. cit., p. 623. 25. En droit chaféite, la question est discutée, certains, assimilant une telle donation au zvaqf, en déduisent que l'acceptation est inutile ; d'autres ne la déclarent valable que si elle est adressée à une autorité désignée avec charge de la remettre aux pauvres. Tuhfat d'Ibn Hajar, II, 537 (glose d'Ibn Qâsim).

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divisée sur le caractère obligatoire de ce genre de donation. Pour les uns, elle ne laisse subsister qu'une obligation morale ou religieuse à la charge du donateur. Celui-ci ne devra en répondre que dans l'au-delà. Mais, d'après ce que l'on prétend être l'opinion prévalente dans l'École, l'autorité civile (le sultan) ou son représentant habituel, le cadi, pourraient contraindre le donateur à remettre aux pauvres, désignés par ces autorités, les biens donnés à leur intention 26 .

1433. — La capacité d'exercice nécessaire pour accepter. O n vient de constater que même dans le droit hanafite, cependant le plus sévère à ce point de vue, les incapacités de jouissance sont relativement rares, et ne visent que les enfants conçus et les personnes insuffisamment déterminées ; que, dans le droit malékite, elles n'existent pratiquement pas et qu'entre ces deux extrêmes, les autres écoles ont largement concédé la capacité de jouissance. O n peut prévoir que la même tendance qui a poussé les légistes de l'Islam à ne priver aucune personne vivante du droit de recevoir à titre gratuit devait l'entraîner à faciliter le plus possible l'exercice de ce droit. E n fait, mis à part le fou et le petit enfant, l'un et l'autre privés de raison, et dont tous les actes sont nuls, toute autre personne est capable d'accepter elle-même la donation dont elle est gratifiée. L e régime libéral que l'on va décrire ci-dessous ne se justifie que si l'on a affaire à une donation véritablement consentie à titre gratuit. D è s l'instant où apparaît une obligation à la charge du donataire, l'acceptation est alors soumise aux règles restrictives du droit commun, qui ne prévoient pour la représentation des incapables qu'une seule personne, son walî au sens large du mot, et les toasl qu'il aura désignés par testament.

1434. — Ceux qui ne peuvent accepter en personne. L e petit enfant, celui qui n'a pas encore atteint l'âge du discernement (sinn at-tamyîz) et le fou, auquel, en droit hanafite, on assimile l'infirme mental (le ma'tûh) ne peuvent accepter eux-mêmes une donation. Privés de raison, l'un par suite de son âge, l'autre pathologiquement, s'ils s'avisaient d'accepter une donation, leur acte serait totalement nul, inexistant, en droit hanafite. D a n s la crainte qu'en pareilles circonstances une offre de donation ne se perde, faute d'être acceptée à temps, le fiqh a multiplié le nombre des personnes habilitées à recevoir pour le compte du donataire, petit enfant ou fou. C e sont d'abord, bien entendu, ses représentants légaux, ceux à qui la loi confie la gestion de son patri26. Pesle, op. cit., p. 119, qui s'appuie sur Tasûlî ; Ibn 'Âsim, Tufifat (trad. par Houdas et Martel), note 1121 ; Ahmad Ibrahim, op. cit., p. 624, et toute l'étude de Morand consacrée aux personnes morales in Études de droit musulman, 1931, p. 9 à 29.

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moine, le walî (père ou grand-père) ou le wasî (tuteur testamentaire) ou le juge. Mais s'empressent d'ajouter les auteurs 27, à défaut de représentants légaux, ou si ceux-ci négligent d'accepter pour le compte de l'incapable, toutes les autres personnes de sa famille, dans l'ordre de leur vocation successorale, pourront les remplacer d'abord en acceptant la donation, puis en en prenant possession. La mère pourrait accepter, et les parentes qui viennent après elles, précise Ibn Qudâma. Même un non-parent aura le droit de se saisir de l'offre du donateur et de consolider la donation, si l'incapable vit chez lui, c'est-à-dire non seulement s'il en a la garde juridique, mais aussi s'il l'a pris en charge, s'il le nourrit. Comment lui dénier le droit d'accepter une libéralité qui est tout profit pour celui dont il a la garde ? Des lignes qui précèdent, on retire l'impression que le rôle des parents et de ceux qui s'occupent de l'incapable n'est que subsidiaire. C'est bien ainsi qu'on le conçoit en droit hanbalite et en droit malékite, où tous ces acceptants de bonne volonté n'ont le droit d'intervenir qu'à défaut ou en l'absence du tuteur légal ou testamentaire. Mais, en droit hanafite, on va beaucoup plus loin dans le but de faciliter l'acceptation des donations et d'éviter que l'incapable ne perde la chance qui s'offre à lui de profiter d'une opération « essentiellement avantageuse ». On y admet que la personne qui en a la charge puisse accepter nonobstant la présence du tuteur légal. Cette règle s'applique notamment au cas où la mineure non pourvue de discernement est cependant mariée ; la donation qui lui est consentie pourra être acceptée par son mari, encore qu'elle ait son père, qui reste pourtant son tuteur aux biens jusqu'à sa majorité.

1435. — Le mineur pourvu du discernement prodigue.

et le

Le mineur depuis l'âge du discernement, le prodigue et le faible d'esprit peuvent accepter une donation, sans l'autorisation de leur tuteur 28 ou du juge. Il s'agit, en effet, d'un acte « essentiellement avantageux », c'est-à-dire qui de toute façon ne peut tourner qu'à leur avantage. Leur acceptation se suffit à elle-même et ne nécessite pas de ratification ultérieure, comme c'est le cas pour les contrats à titre onéreux ; on sait que ceux-ci, conclus par ces mêmes incapables, ne deviennent pleinement efficaces, en droit hanafite et en droit 27. C'est à propos de la prise de possession (qabd) que le problème est posé ; il va de soi que si les personnes énumérées au texte sont aptes à prendre possession pour l'incapable, elles le sont a fortiori pour accepter la donation. Consulter Kâsânî, Badâ'i', VI, 126 ;'Alâ'ad-Dînlbn'Âbidîn, Qurrat 'uyûtt, II, 318-319 (éd. Bûlâq) ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 601; Santillana, Istituzioni, II, 399. 28. Kâsânî, Badâ'i1, VI, 126 ; Margînânî, Hidâya, III, 165 ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 602.

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malékite, qu'après ratification par le tuteur ou le juge. Dans ces trois écoles (hanafite, chaféite ou hanbalite), l'esclave est traité de la même façon. O n ne voit pas non plus pourquoi on lui interdirait de recevoir gratuitement, puisque, en définitive, la donation profitera au maître à qui reviennent tous les biens de l'esclave. II faut noter qu'en droit hanafite la faculté laissée à l'incapable d'accepter une donation ne prive pas le tuteur ou le j u g e de leur droit d'accepter pour le compte de l'incapable, soit que celui-ci ait négligé de le faire, soit qu'il ait refusé la donation. L a solution dans ce dernier cas peut paraître choquante ; elle est commandée, pourtant par les principes généraux en la matière ; n'est-ce pas s'appauvrir que de refuser une donation ? Or, précisément, le rôle du tuteur et du j u g e est d ' e m pêcher cet appauvrissement 2 9 . L ' e x p o s é qui précède est étranger au droit chaféite. D a n s cette école, tout acte que le tuteur ou le j u g e a la faculté de conclure (dans notre cas, accepter une donation) ne peut être consenti par l'incapable lui-même.

29. Muhammad Zayd al-Ibyânî, Sarh al-afikâm 2SI-253-

as-Sar'iyya,

II,

Section

III

C O N D I T I O N S DE V A L I D I T É RELATIVES A L ' O B J E T DE LA D O N A T I O N

1436. — Triple position dans le « fiqh ». S'agissant de préciser ce qui peut faire l'objet d'une donation, par comparaison avec ce qui serait susceptible d'être licitement vendu, les écoles sunnites ont adopté une des trois attitudes suivantes : 1. D'après les Chaféites, qui la formulent explicitement, et les Hanbalites qui l'admettent implicitement, « ce qui peut être vendu peut être donné ». 2. Les Hanafites traitent plus sévèrement la donation que la vente, en ce sens que tout ce qui peut faire l'objet d'une vente ne peut pas nécessairement être donné. 3. Enfin, d'après les Malékites, il ne convient pas d'apporter la même rigueur dont on fait montre à l'égard de la vente, quand il s'agit de déterminer l'objet de la donation entre vifs. Celle-ci n'étant pas un contrat synallagmatique « commutatif », suivant l'expression du fiqh, l'aléa n'est donc pas à redouter.

1437. — « Il est permis de donner tout ce qu'il est permis de vendre. » Cet adage, ainsi formulé, se retrouve dans tous les ouvrages chaféites Il rend compte assez bien de la doctrine de l'école prise dans son ensemble. Il est vrai qu'à bien chercher on finit par trouver quelques points de détail où l'assimilation précédente ne joue pas complètement, mais ces rares exceptions n'entament pas sérieusement le principe en vertu duquel il est permis de donner tout ce qu'il est permis de vendre. Examinons d'abord les conséquences du principe avant d'aborder les rares tempéraments qui lui sont apportés par les docteurs chaféites. En droit chaféite, on ne peut ni donner ni vendre ce qui est indéterminé, dans son existence ou dans sa valeur, ce dont on ne peut effectuer la délivrance immédiate, même si on en est propriétaire, car la donation comme la vente est un contrat translatif de propriété, 1. Nawawî, Minhâj at-tâlibîn (trad. van den Berg), II, 194; Sîrâzî, Muhaddab, I, 446 ; Ibn Hajar, Tuhfat al-Mufitâj, Le Caire, 1305 H., II, 539-54°; Ramlî, op. cit., V, 407-409.

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un tamlik. Ces deux contrats doivent donc obéir aux mêmes règles touchant leur objet. On ne peut dès lors donner le petit encore dans le ventre de sa mère et, a fortiori, le petit qu'elle pourrait avoir dans l'avenir ; le lait encore dans les mamelles de la vache ; une partie de son argent ou de ses biens sans autre précision ; et, faute de pouvoir en transférer la possession, un esclave en fuite. D e ce régime commun à la vente et à la donation, les Chaféites tirent cette autre conséquence, bien plus importante que les précédentes, à savoir que la donation d'une quote-part indivise est permise ; c'est le point de divergence capital avec la doctrine hanafite. L e s controverses qui divisent l'école chaféite au sujet de la possibilité de céder une créance à titre onéreux se répercutent dans notre domaine ; ceux qui admettent la vente des créances décident qu'il est permis d'en transférer la propriété à un tiers à titre gratuit ; donation absolument impossible pour ceux qui repoussent la cession de créance ; ils constituent quand même la majorité dans l'école. En dépit du principe ci-dessus énoncé, ou de son corollaire, c'est-à-dire qu'il n'est pas permis de donner ce qu'il est défendu de vendre, les docteurs chaféites ont été amenés à reconnaître la validité de la donation de certains biens qui ne pourraient pas faire l'objet d'une vente 2. Il en est ainsi des revenus d'un waqf, comprenant plusieurs bénéficiaires ; d'une partie du butin ; decho ses sans valeur marchande, comme deux grains de blé ; et surtout, des fruits pendants et des récoltes sur pied, avant maturité, sans que le bénéficiaire soit obligé de les détacher ou de les couper. Comment expliquer ces dérogations au demeurant peu importantes ? Deux raisons ont été avancées par les Chaféites. La première veut que l'inutilité de la chose donnée, ou une faible indétermination de l'objet, qui seraient cependant suffisantes pour rendre nulle la vente, soient sans effet dans un acte à titre gratuit. L'autre explication, qui rejoint du reste la première, tient à cette idée que lorsque l'indétermination ne nuit qu'au donataire, « qu'elle n'existe que du côté du donataire », suivant l'expression arabe, elle soit sans effet sur la validité de la donation puisque, de toute façon, le donataire tire profit de la donation.

1438. — La doctrine hanbalite. L e s auteurs hanbalites 3, sans formuler expressément le principe chaféite, comme quoi il est permis de donner tout ce qu'il est permis de vendre et son corollaire qui interdit de donner tout ce qu'il est défendu de vendre, semblent adopter implicitement ces principes et s'en tiennent pratiquement aux mêmes solutions que leurs homo2. Ramlî, op. cit., V, 408 ; Ibn Hajar, op. cit., II, 540. 3. Voir, par exemple, Ibn Qudâma, Mugnî, V, 596-598.

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logues chaféites. L a donation d'une chose future est nulle, ainsi que la donation d'une chose dont l'existence est incertaine. L'indétermination est tenue pour grave quand elle existe du « côté du donateur », mais elle est sans portée du « côté du donataire ». L a donation de biens indivis est valable, même quand ces biens sont susceptibles d'être partagés et qu'ils ne l'ont pas été ; enfin, la donation de créance n'est possible qu'au débiteur lui-même.

1439. — Le système judicieux du droit malékite.

En ce qui concerne l'objet de l'obligation, l'école malékite 4 , une fois de plus, se sépare catégoriquement des autres écoles. Sa dialectique est sur ce point très savante. Toutes les règles restrictives que les autres écoles étendent, de la vente à la donation, n'ont pas de raison d'être, disent les auteurs malékites, en matière de libéralité. Exiger que l'objet existe actuellement et qu'il soit exactement déterminé s'explique dans les contrats à titre onéreux et notamment dans la vente, car dans ces contrats il s'agit de prévenir l'aléa, garar, générateur de profits illicites et d'injustice. Un tel risque n'est pas à craindre dans les contrats à titre gratuit, puisqu'en principe ceux-ci ne créent d'obligation qu'à la charge d'une seule partie et qu'il n'y a donc pas à préserver un juste équilibre entre les deux contractants. Ainsi, en droit malékite, la donation d'un bien futur ou incertain (majhûl) est permise, ce qui est à l'opposé de l'enseignement des autres écoles. Est également valable dans cette école la donation d'un esclave en fuite, d'une récolte future, du petit à naître d'un animal, d'une part successorale avant héritage, de l'éventuel bénéfice à réaliser dans une affaire, des droits d'auteurs d'une œuvre qu'on n'a pas encore écrite 5 . Si, en droit malékite, le bien qui n'a qu'une existence hypothétique peut être donné, à plus forte raison peuvent faire l'objet d'une donation les choses insuffisamment déterminées, comme par exemple — et l'exemple est très significatif — « ce que l'on a dans sa poche, même si l'on en ignore le contenu et que, le supposant insignifiant, il se révèle très important » 6. En raison de cette position de principe, la donation de créance non pas au débiteur — ce qui est admis par tous — mais à un tiers, cette donation est singulièrement facilitée en droit malékite. De tout ce qui précède, il ne faut pas conclure trop vite que n'importe quoi peut être cédé gratuitement en droit malékite. Ne 4. Ibn RuSd, Bidâya, II, 3 2 5 - 3 2 6 ; sa traduction en français par Laimèche, p. 14 ; Hattâb et Mawwâq, op. cit., V I , 51 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., I V , 99 ; et le dernier en date des grands commentaires de Halîl, Muham-

mad 'Alîs, Sarti Minah al-Jalîl, IV, 84 et s. (éd. Bûlâq).

5. Ahmad Ibrahim, op. cit., p. 6 3 1 . 6. Dardîr-Dasûqî, op. cit., I V , 99 (glose de Dasûqî).

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peuvent faire l'objet d'une donation, les choses hors commerce, comme l'homme libre ; les esclaves en instance d'affranchissement, comme la umrn walad et le mukâtab ; les biens d'autrui (mais ils peuvent être vendus sous réserve de la ratification du propriétaire) ; les choses illicites, comme le vin et le porc (mais le chien peut être donné) ; les biens constitués en zvaqf qui, encore que restant dans le patrimoine du constituant ne peuvent être aliénés ni à titre onéreux, ni à titre gratuit.

1440. — La position hanafite. La doctrine hanafite 7 qui s'est élaborée avant celle des Chaféites, se fonde, afin de déterminer les conditions auxquelles doit être soumis l'objet de la donation, sur deux principes, parfois invoqués conjointement et parfois séparément, suivant l'espèce envisagée. D'abord, que la donation ne s'accomplit parfaitement que par la prise de possession, al-hiba lâ tatimmu illâ bi-l-qabd 8. Dès lors, tout ce qui n'est pas susceptible d'une prise de possession effective ne peut être donné. Ainsi s'explique, en droit hanafite, la nullité de la donation d'une quote-part indivise (musâ'), d'un bien qui par nature est susceptible de division, s'il n'a déjà été, en fait, partagé. C'est la grande singularité de cette école, tant et si bien que tous les auteurs hanafites commencent leur exposé des conditions de validité de la chose donnée par l'étude de ce cas, du bien musâ', qui servira, par la suite, de référence à leur solution touchant la condition d'existence actuelle de la chose donnée. On adoptera ici un autre plan, en commençant par l'étude des conditions générales que doit remplir l'objet de toute donation, quelle qu'elle soit. Puis sera examiné le cas spécial de la donation d'une part indivise dans une chose susceptible d'être partagée. Le second principe que mettent en avant les auteurs hanafites pour expliquer leur solution relative à l'objet de la donation, c'est que la donation est un tamlîk fî l-hâl, un transfert immédiat de la propriété ; c'est par ce côté qu'elle s'apparente à la vente dont certaines des règles de validité seront appliquées à la donation 9 sans que pour autant on puisse affirmer, comme le font les Chaféites, que « tout ce qui peut être vendu peut être donné », car il reste le primat de la prise de possession, dont on n'a pas lieu de s'inquiéter en matière de vente, mais qui ne permet pas, en droit hanafite, la donation de n'importe quelle chose — et notamment du bien resté en indivision — , car la prise de possession ne peut en être effective.

7. Sarahsî, Mabsût, XII, 64-74 (très complet) ; Kâsânî, Badâ'ï, VI, 119 ; Zayla'î, Tabyîn, V, 94 ; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, IV, 571. 8. Sarahsî, Mabsût, XII, 70. 9. Kâsânî, Badâ'ï, VI, 119.

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1441. — Les conditions de validité de l'objet en droit hanafite. Elles sont au nombre de cinq et ces conditions sont communes à la vente et à la donation. L a chose donnée doit constituer un bien, dont la possession est licite ; elle doit exister actuellement ; être suffisamment déterminée ; et susceptible de possession privative. 1. L a chose doit constituer un bien, au sens juridique du terme. « L e bien (al-mâl) au sens de la Sarî'a est ce qui, à un moment donné, peut répondre à l'un de nos besoins. O n désigne par ce mot (ttiâl) tout ce qui, chez la plupart des peuples, représente une valeur économique... ce qui n'a pas de valeur, d'une façon objective, ne peut constituer un mâl, comme la bête morte d'une mort naturelle (mayta) 10 et le sang. O n excepte de cette règle le poisson et les sauterelles, en ce qui concerne les animaux et, conformément au hadith, le sang contenu dans le foie et la rate. Toutefois, seules dans la bête morte sont dépourvues de valeur la chair et la graisse, qui pourrissent après la mort. Quant à la peau, la laine, les os et les cornes, ils deviennent après préparation et nettoyage, un véritable bien dont l'usage est permis, s'ils ne proviennent pas d'une bête interdite » n , c o m m e le porc. 2. Il ne suffit pas que la chose donnée constitue un bien, encore faut-il que ce bien soit licite, dans l'éthique et la religion musulmane. L e porc et le vin, qui sont des biens pour les non-musulmans, n'en sont pas pour les musulmans et ne pourraient faire l'objet d ' u n e donation entre musulmans. A cette condition se rattache très étroitement celle qui exige que le bien soit permis, mubâh, c'est-à-dire que son aliénation soit autorisée, ce qui exclut les choses hors c o m merce, les mosquées par exemple. Si une personne avait bâti une mosquée avec son argent et sur un terrain lui appartenant, elle ne pourrait disposer de cette mosquée, ni par donation, ni par vente 12 .

1442. — La chose doit exister au moment de la donation. 3. L a condition d'existence actuelle de la chose donnée est celle qui soulève le plus de difficultés d'interprétation. Il convient de procéder par ordre, en partant des hypothèses sur lesquelles tous les docteurs hanafites sont d'accord, avant d'aborder celles qui donnent lieu à controverses. L a donation des choses futures est radicalement nulle, tenue pour inexistante, bâtïla, en droit hanafite. (Il en est de même de la vente de la chose future.) Sur ce point, il n'existe pas de divergences. Ainsi, est absolument nulle la donation de la récolte future, encore que ce 10. Voir sur la bête morte, l'article de Schacht (maita) dans Shorter Encyclopedia of Islam. 11. Abû 1-Fath, Muhtasar kitâb al-mu 'âmalât, 4 e éd., Le Caire, 1924. 12. Kâsânî, Badâ'i\Yl, 119.

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soit celle de l'année en cours, ou la donation des fruits d'un arbre qui pousseront dans l'année 1 3 . La nullité s'explique par les deux principes précédemment étudiés ; en effet, un bien futur n'est pas susceptible de prise de possession, et la propriété ne peut même pas en être immédiatement transférée ; cette dernière considération ne joue pas en ce qui concerne le testament, qui peut donc avoir pour objet un bien futur. L a condition d'existence actuelle de la chose ne serait pas respectée non plus, et la donation serait nulle si l'existence de la chose donnée était hypothétique, comme dans le cas où l'on fait donation du petit qui se trouve dans le ventre d'une brebis, encore que le donataire ait reçu le pouvoir d'en prendre possession, au moment où la brebis aura mis bas. C'est que l'existence actuelle du petit n'est pas certaine, l'enflure du ventre peut n'être due qu'à la maladie 1 4 . Enfin l'hypothèse extrême de nullité, tenant à une quasi-inexistence de la chose donnée, est celle qui frappe la donation « d'une chose qui existe dans une autre » 1 5 . On suppose que le donateur gratifie le donataire « de la farine qui existe dans le blé ou de l'huile qui se trouve dans l'olive ». Les fuqahff 1 6 hanafites considèrent qu'en l'occurrence la chose n'existe pas actuellement. Certes, plus tard, la farine naîtra du blé moulu et l'huile, de l'olive pressée, mais il s'agira alors de choses différentes, elles devront faire l'objet d'un nouveau contrat de donation, le premier ayant été sans objet. En revanche, est tenue pour valable la donation de ia laine sur le dos du mouton, du lait dans la mamelle de la bête, des fruits pendants et des récoltes sur pied. D'après les auteurs hanafites 17 , tous ces cas ne sont pas sans rappeler celui des biens indivis, susceptibles d'être divisés. Or, comme il a déjà été précisé — e t l'on y reviendra plus loin — la donation de biens indivis n'est nulle, en droit hanafite, que dans l'hypothèse où, susceptibles par leur nature d'être divisés, les biens donnés restent cependant dans l'indivision. Or, la laine et le mouton, le lait et la brebis, les fruits et l'arbre, la récolte et la terre forment un tout, mais divisible ; la donation de la laine, du lait, des fruits et de la récolte sera donc valable à la condition que ces choses soient séparées de leur support, si l'on peut dire. Il n'est pas question de rapprocher ces cas de celui d'une donation ayant pour objet le petit à naître d'une bête. Nous savons que cette donation est nulle, mais pour la raison que l'existence du petit est incertaine, tandis que lait, laine, fruits, récoltes existent. Il suffit 13. Sarahsî, Mabsût, XII, 70. 14. Sarahsî, Mabsût, XII, 7 2 ; Kâsânî, Badâ'i', VI, 119. 15. Kamel Moursy, « Études en matière de donations », revue alQanûrt wa l-Iqtisâd, 1938, n° 4, p. 194. 16. Kâsânî, Badâ'i', VI, 119, donne comme exemple « le beurre dans le lait, l'huile dans le sésame, et la farine dans le grain ». 17. Kâsânî, Badâ'i', VI, 1 1 9 ; Sarahsî, Mabsût, XII, 71.

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d'en effectuer la séparation. Il importe de préciser que, pour être valable, l'autorisation de se mettre en possession doit être postérieure à la séparation 18 .

1443. — La chose donnée doit être exactement déterminée. 4. Comment doit se faire cette opération ? Quand il s'agit d'une chose de genre, celle-ci doit être déterminée en quantité, et quand il s'agit d'un corps certain, non fongible, il doit être déterminé dans son individualité. Il n'est pas nécessaire que cette individualisation provienne uniquement du donateur, elle peut très bien être effectuée par le donataire. L a Majalla ottomane (art. 558) en donne un exemple emprunté aux auteurs classiques. « Dans le cas où le donateur dirait : je vous donne un de mes deux chevaux ; si le donataire désignait l'un d'eux, séance tenante, la donation serait valable. » L a règle en vertu de laquelle la chose donnée doit être exactement déterminée, si elle était toujours interprétée strictement, mettrait obstacle à la réalisation d'utiles libéralités. Dans de telles circonstances, la doctrine hanafite tourne la difficulté grâce à la théorie du tahlîl. On sait déjà que sous ce vocable, qui signifie littéralement rendre licite, les Hanafites groupent des autorisations générales accordées à un ou plusieurs bénéficiaires d'user ou de disposer des biens de l'auteur de cette « permission ». Les juristes hanafites, compte tenu de la formule employée et des circonstances où cette autorisation est accordée, ont tenté d'en délimiter la portée, sans toutefois en revenir à la règle de l'exacte détermination de l'objet de la donation. L e tahlîl reste bien une dérogation à cette règle 19 .

1444. — La donation de biens indivis en droit hanafite. En relation étroite avec les règles relatives à l'objet de la donation, se pose la question de savoir s'il est permis de disposer par acte entre vifs et à titre gratuit d'une part indivise dans une chose. Il convient tout d'abord de préciser qu'il s'agit là d'un problème spécifiquement hanafite. En effet, dans les autres écoles, la donation de biens indivis, qu'ils soient ou non susceptibles de division est toujours possible, comme le serait la vente des mêmes biens 20. Il est bon, ensuite, de rappeler que, même en droit hanafite, la vente de biens indivis est permise. Ainsi d'emblée, on devine que toute la réglementation hanafite relative à la donation de biens indivis 18. Zayla'î, Tabyîn, V, 94. 19. Sur le tahlîl, consulter Linant de Bellefonds, Des donations en droit musulman, p. 1 0 9 - m ; et les Fatâwâ al-hindiyya, IV, 381 et s. 20. Ibn Qudâma, Mugnî, 596-597.

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est fondée sur l'importance attachée par cette école à la prise de possession pour parfaire la donation. Or, la prise de possession (qabd) n'est pas une condition de validité de la vente, d'où la possibilité de vendre des biens indivis, même en droit hanafite. Margînânî 2 1 résume ainsi la règle hanafite, relative à la donation de biens indivis, hiba al-muïâl. « N'est pas valable la donation de la part indivise dans ce qui peut être divisé, mais la donation d'une part dans ce qui est indivisible par nature, est valable. »

1445. — L'indivision obstacle à la donation. Chaque fois que l'objet de la donation est une part indivise dans un bien susceptible d'être partagé 2 2 , la donation ne sera valable en droit hanafite que s'il se fait une séparation de la part donnée d'avec le restant du bien 23. Il faut qu'il y ait partage matériel et prise de possession par le donataire de sa part. Aucun autre mode de tradition ne saurait convenir, comme par exemple de remettre le bien en entier au donataire, sous prétexte que possédant le tout il aura en sa possession, par le fait même, la partie qui lui a été donnée. « Si la moitié a été donnée et que l'on remette le tout, cela n'est pas valable. » 24 C'est au moment de la prise de possession qu'il faut se placer pour savoir si une chose constitue une part indivise ou non. Qu'importe qu'elle l'ait été avant la tradition, mais qu'elle ne le soit plus à ce moment-là. D e même, l'indivision qui naît après la donation n'entraîne pas un nouveau partage. Empruntons aux auteurs un exemple devenu classique de cette « indivision postérieure ». Une personne fait donation d'une grande maison, en totalité : il n'y a donc pas lieu à partage ; puis, elle révoque sa donation pour moitié ; elle se trouve donc en indivision avec son donataire, devenu son copropriétaire ; cependant, dans ce cas, la loi n'exige pas de partage parce que la copropriété indivise n'est pas née de la donation, mais de la révocation. Quelle solution adopter si le bénéficiaire de la libéralité se trouve déjà dans l'indivision avec le donateur ? L a logique voudrait que la donation fût valable, encore qu'il n'y ait pas de partage. L a loi hanafite a, en effet, entendu interdire la création d'une indivision, par le moyen de libéralités entre vifs, redoutant que la prise de pos21. Hidâya, III, 164. 22. Par exemple, une grande maison, une certaine quantité de biens fongibles. 23. Sarahsî, Mabsût, XII, 64-69; Kâsânî, Badâ'ï, VI, 119-122; Ibn 'Abidîn, Radd al-Muhtâr, IV, 570 et s. ; son complément Qurrat 'uyûn, II, 297 et 305 et s. ; Fatâwâ al-hindiyya, IV, 378 et s. De très longs passages de cet ouvrage ont été traduits en anglais par Syed Ameer Alî, dans le tome I de ses Mohammedan Law. 24. Fatâwâ al-hindiyya, IV, 378.

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session, à laquelle elle attache tant de prix, ne puisse se faire d'une façon satisfaisante. Pourtant, tous les grands classiques 25 enseignent que la règle qui exige le partage d'un bien indivis susceptible d'être divisé s'applique même dans le cas où le donataire est déjà copropriétaire du bien avec le donateur. Puisque la donation d ' u n bien indivis, mais susceptible d'être partagé, n'est valable en droit hanafite qu'après partage, il en résulte que le donateur, jusqu'à ce partage, demeure aux y e u x de la loi propriétaire de la chose donnée ; qu'en cas de perte du bien entre les mains du donataire celui-ci devra dédommager le donateur ; que l'aliénation du bien donné par le donataire est nulle, puisque son acte d'acquisition est lui-même nul. Ici, nous touchons au nœud du problème. D e quelle nullité s'agit-il ? L a donation de biens indivis est-elle bâtila (inexistante) ou fâsida (nulle absolument) ? Dans la rigueur des principes, une telle donation devrait être tenue pour bâtila, inexistante, ce serait, disent les auteurs 26 la solution préférable, muhtâr, parce que l'indivision est un obstacle à une prise de possession complète et exclusive, celle-ci étant une condition d'existence de la donation en droit hanafite, mais les fatâwâ, les consultations de juristes autorisés sont en sens contraire, la donation de biens indivis seraient simplement fâsid. Sans se perdre dans les longues discussions qui encombrent les ouvrages hanafites, disons simplement que si la donation de bien indivis est simplement fâsid, l'aliénation par le donataire est valable et le tiers acquéreur est par là même protégé, mais celui-ci devra dédommager le donateur, règle empruntée à la vente fâsid, mais qui surprend ici en raison du caractère gratuit de la donation 27.

1446. — L'indivision qui n'est pas un obstacle à la donation. Quand l'objet d'une donation est une part dans un bien qui n'est pas de nature à être partagé ou qui changerait de destination par le partage, la loi hanafite n'exige pas, pour que la donation soit valable, que l'on procède quand même au partage. Impartageables par nature, sont par exemple la bête de somme ou l'esclave, dont on a le droit cependant de disposer pour une fraction théorique. Changeraient de destination, s'ils étaient partagés, une petite maison ou un petit bain public, les moulins, les pressoirs, les chemins étroits. 25. Hidâya, III, 165 ; Sarahsî, Mabsût, XII, 66. 26. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, IV, 570 ; son complément Qurrat 'uyûn, II, 312. 27. Pour plus de détails, consulter Linant de Bellefonds, Des donations en droit musulman, p. 149-153. 28. Sarahsî, Mabsût, XII, p. 74-75, par exemple : « Le tiers donné serait impropre à l'habitation et ne pourrait servir que de boutique. » 'Alâ ad-Dîn Ibn 'Âbidîn, Qurrat 'uyûn, II, 309-310.

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E n l'occurrence, la donation est valable sans partage, la remise de la chose en totalité suffira, bien qu'elle ne procure au donateur qu'une possession incomplète, puisque celle-ci se conjugue avec la possession du donateur. Il y a bien là une confusion de possession, mais c'est une confusion inévitable dont la loi doit s'accommoder. Il faudra néanmoins que la part donnée soit exactement déterminée non pas en valeur absolue, mais relativement au tout. E n d'autres termes, que la fraction donnée soit indiquée dans l'acte de donation. L a notion de « partageable » et d'« impartageable » a entraîné les commentateurs sur leur pente favorite, celle des distinctions ou sous-distinctions byzantines. On peut en citer un exemple emprunté aux Fatâwâ al-Hindiyya29. « U n homme remet à un autre deux pièces de monnaie absolument identiques, en lui disant : " Prends-en la moitié " . » L a donation n'est pas valable, il aurait fallu procéder au partage, puisque les deux pièces sont absolument semblables, mais si l'une était mieux frappée ou pesait davantage, la donation serait valable, car le partage est impossible. De même serait valable la donation d'un tiers de deux pièces de monnaie identiques (partage impossible).

1447. — Le fondement de la règle hanafite. Il est, essentiellement, dans la portée et la signification que les premiers docteurs hanafites ont attribuées à la prise de possession. D'après eux, elle est tout dans la donation et, en dernière analyse, elle constituerait la donation elle-même. Elle est la seule manifestation certaine de l'intention de gratifier par acte entre vifs. Il importe dès lors que cette manifestation soit aussi probante que possible ; or, l'indivision, quelque superficielle qu'elle soit, laisse planer un doute quant au caractère définitif de l'intention de donner. Il n'en est pas de même dans la vente, où les prestations de l'une des parties délimitent exactement celles de l'autre et c'est pourquoi les Hanafites autorisent la vente de parts indivises. L a possession par indivis est par ailleurs inévitablement équivoque ; or, dans la donation, il est essentiel qu'elle ne le soit pas. Tout doit donc tendre à rendre la prise de possession du donataire franche et exclusive de toute autre possession. D'autres arguments viennent à l'appui de celui-ci et plaident en faveur d'une prise de possession « complète », kâmil, disent les fuqahâ'. D u reste l'indivision passe dans toutes les législations pour un régime juridique difficile, plein d'inconvénients, qui donne naissance à de nombreuses complications, à des querelles et des procès entre indivisaires. Pourquoi faciliter la multiplication des indivisions, en en permettant la création par des libéralités entre vifs ? Enfin, il n'est pas jusqu'aux créanciers qui dans un système 29. IV, 379.

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qui ignore la publicité des mutations, ne soient efficacement protégés par la règle interdisant la donation de biens indivis, sans partage préalable. Car le partage effectif joue, en quelque sorte, le rôle de mesure de publicité ; il prouve que le bien appartient au donataire et n'est plus dans le patrimoine du donateur. Ce sont sans contredit, ces arguments d'ordre pratique qui ont inspiré les premiers légistes hanafites dans leur réglementation de la question ; mais ce serait ignorer les conditions dans lesquelles s'est développée la controverse entre écoles au début de l'Islam que de supposer que les légistes de toutes nuances aient accepté de se maintenir sur ce terrain strictement rationnel. D e part et d'autre, on a fait valoir des arguments scripturaires qui devaient assurer leur crédit à des théories créées de toutes pièces et bien entendu sans le concours de ces textes coraniques ou prophétiques 30. L e s partisans de la validité de la donation de biens indivis sans partage préalable, c'est-à-dire en somme tous les juristes non hanafites, ont d'abord relevé tout ce qu'ils ont cru trouver d'illogique dans cette interdiction, quand par ailleurs, sont autorisés la vente et le legs des mêmes biens. Riposte peu convaincante, au point de vue strictement juridique, puisque la prise de possession n'est une condition de validité ni de la vente ni du legs, qu'elle l'est au contraire de la donation dans les écoles hanafite, chaféite et hanbalite, et que c'est en raison du caractère très imparfait de la prise de possession, quand la chose est indivise, que la donation en est prohibée. Par ailleurs, leurs arguments d'ordre scripturaire sont d'une extrême pauvreté. Il s'agit d'abord d'un verset du Coran (II, 237) : « Si vous répudiez une femme avant cohabitation... elle gardera la moitié de la dot, à moins qu'elle ne l'abandonne. » Cet abandon est, disent-ils, une donation et c'est bien une donation d'une part indivise, puisqu'il n'y a pas eu de remise de la dot. Ensite, deux hadith-s sont invoqués qui paraîtraient plus probants, si on était sûr qu'ils n'aient pas été forgés l'un et l'autre, pour les besoins de la cause ; il y est question explicitement de donation d'une part indivise d'un terrain, sans que le Prophète ait paru en souligner l'irrégularité. Il n'a pas été difficile aux tenants de la thèse adverse, celle d ' A b û Hanîfa, de réduire à néant cet appareil scripturaire. L e verset coranique, disent-ils, ne concerne que la donation de créance, qui obéit à des règles très particulières. A u x deux hadith-s dont il aurait pu être périlleux de contester l'authenticité, A b û Hanîfa préféra opposer un autre hadith, non prophétique, celui-là, attribué à A b û Bakr, qui, sur son lit de mort, aurait déclaré à 'Â'isa que la prise de possession en pareilles circonstances est indispensable. L'ijmâ' des Compagnons se serait établi dans ce sens. Mais répétons-le, toute cette controverse 30. On trouvera l'exposé des deux thèses antagonistes dans Kâsânî, Badâ'ï, VI, 119-120.

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à coups d'arguments d'ordre scripturaire ne sert qu'à masquer des prises de position antérieures, qui furent essentiellement inspirées par des préoccupations strictement juridiques et pratiques.

1448. — Les extensions successives de la notion d'indivision en droit hanafite. L'indivision, dont les effets relatifs à la donation viennent d'être étudiés, est l'indivision proprement dite telle qu'elle est conçue dans la plupart des systèmes juridiques anciens et modernes. Le droit hanafite, en dépit des critiques doctrinales adressées à la règle en vertu de laquelle la donation d'une part indivise n'est possible qu'après le partage, et des inconvénients qui sont résultés de l'application de ladite règle, au cours des siècles, a eu tendance au contraire à étendre la notion d'indivision, obstacle à la donation, jusqu'à ses plus extrêmes limites, en lui assimilant des situations juridiques qu'une analyse même superficielle aurait suffi à différencier de la vraie indivision, mais qui ont ceci de commun avec cette dernière qu'elles entraînent une certaine confusion entre les droits du donateur et ceux du donataire, du fait précisément que la prise de possession du donataire n'est ni tout à fait complète, ni tout à fait exclusive. Ces situations peuvent être regroupées sous deux chefs : la chose donnée est jointe ou unie à un autre bien du donateur, qui n'a pas été donné (I) ; la donation est consentie par une même personne à plusieurs donataires (II).

1449. — I. La chose donnée est « unie » à un autre bien qui reste au donateur. Ce lien peut être naturel ou plutôt « intime » suivant la terminologie des fuqahâ', ou résulter du fait de l'homme, être superficiel ou accidentel. 1. On a déjà examiné les nombreuses hypothèses où la chose donnée est naturellement unie à un autre bien du donateur qui reste la propriété de ce dernier 31 : une moisson sur pied, les fruits pendants, la laine sur le dos des moutons, quand le terrain, l'arbre et les moutons, respectivement, restent la propriété du donateur. On connaît la solution hanafite. Les docteurs de cette école tenant une telle « union » pour une forme d'indivision, mais susceptible de partage, déclarent régulière la donation de la moisson, des fruits ou de la laine, à la condition que le donateur ait opéré ou fait opérer la séparation de ce qu'il donne (la moisson, les fruits, la laine) d'avec ce qu'il conserve, la terre, l'arbre, les moutons, avant que d'autoriser la prise de possession privative du donataire. 2. Le lien entre la chose donnée et un autre bien du donateur peut n'être que purement artificiel ; les fuqahff disent superficiel 31. Voir supra, n° 1442, et les Fatâwâ al-hindiyya, IV, 380.

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ou accidentel. Il en est ainsi de celui qui existe entre une maison et les meubles qui s'y trouvent, entre les dattes et le récipient qui les contient, ou bien encore entre la selle et le cheval. Ici, la solution des auteurs hanafites 32 est vraiment byzantine, sinon extravagante. Si la chose donnée est occupée, masgûl, par un bien du donateur, la donation n'est valable qu'après séparation, mais si la chose donnée occupe, sâgil, un bien du donateur, la donation est valable, encore que l'on ne procède pas à une séparation. Dans les exemples précités, la donation des meubles sans la maison, et des dattes sans le récipient, est parfaitement valable, même sans séparation, parce que meubles et dattes « occupent » un bien du donateur (la maison et le récipient). A contrario, la donation de la maison occupée par les meubles du donateur et du récipient rempli des dattes qui restent au donateur n'est valable qu'après séparation.

1450. — II. Donation d'une même donataires.

chose à plusieurs

Au dire des auteurs hanafites 33 , une situation très voisine de celle qui résulte de l'indivision naît du fait qu'une même chose est donnée simultanément à plusieurs donataires. Si cette chose n'est pas, par nature, susceptible de division, comme un esclave, une bête, ou que le partage lui ferait perdre sa destination première, comme dans le cas d'une petite maison, alors il n'existe pas de difficultés, les donataires prendront possession conjointement, collectivement, pour mieux dire ; mais si la chose donnée peut être divisée, la donation ne sera valable que si le donateur procède, au préalable au partage entre les donataires. Il y a là, en effet, une libéralité très proche de la donation de parts indivises, puisque c'est la donation elle-même qui fera naître cette indivision. Les prises de possession des donataires ayant pour objet le même bien, seront nécessairement « incomplètes » et équivoques, d'où la condamnation de cette opération par le Grand Imâm Abu Hanîfa. Mais d'après ses deux disciples, Saybânî et Abû Yûsuf, une pareille donation serait parfaitement valable, même sans partage, parce que, disent-ils, « il ne se fait qu'un transfert de propriété et que ce transfert (tamlîk) a pour objet l'ensemble de la chose donnée, et non pas une part indivise ». Comme on peut s'en rendre compte immédiatement, les raisons mises en avant par les deux disciples, pour justifier leur attitude, ne sont guère convaincantes ; du moment que l'on part du postulat que la donation de biens indivis est nulle, 32. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Mufitâr, IV, 571 ; son complément Qurrat 'uyûn, II, 306 ; Fatâwâ al-hindiyya, IV, 380. Pour plus de détails, consulter Linant de Bellefonds, Des donations en droit musulman, p. 141 et s. 33. Margînânî, Hidâya, III, 166 ; Fatâwâ al-hindiyya, IV, 378 ; Qurrat 'uyûn, II, 321.

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il est difficile de soutenir que la précédente opération est valable. A vrai dire, les deux disciples ont été surtout préoccupés de ne pas étendre outre mesure la prohibition hanafite, qui s'est révélée si gênante dans la pratique. D u reste, dans certaines circonstances, les deux disciples admettent, par une espèce de concession à l'enseignement de leur Maître, que la donation à plusieurs donataires d'une chose divisible, mais sans partage préalable, est effectivement nulle. T o u t d'abord, quand des parts différentes sont fixées aux donataires par le donateur ; il aurait été difficile de soutenir qu'en l'occurrence il n'y a q u ' u n seul transfert de propriété ; il existe en réalité plusieurs donations. U n autre cas de nullité admis par les deux disciples est celui de la donation consentie simultanément au profit d'un mineur et d ' u n majeur, ce dernier exerçant la tutelle sur le mineur. Il s'agit en pratique du cas où les deux donataires sont frères ; l'un est mineur, l'autre, majeur, est le tuteur du mineur. Quelle que soit la portée attribuée à la règle que la donation par u n seul acte à plusieurs donataires doit faire au préalable l'objet d ' u n partage, il est admis sans aucune discussion dans l'école que cette règle ne s'applique pas à la donation aumônière, à la sadaqa. E n effet, celle-ci, à travers les pauvres, est adressée à Dieu, qui est unique, c'est à L u i seul que le donateur a voulu être agréable.

1451. — Le déclin actuel de la règle hanafite. L a règle hanafite, en vertu de laquelle la validité de la donation du bien indivis est subordonnée au partage préalable, est apparue dès l'origine comme très gênante. D e p u i s lors, elle n'avait pas cessé d'être attaquée non seulement par les docteurs des autres écoles, mais aussi par des juristes hanafites, à commencer par Saybânî et A b û Y û s u f , qui n'ont cessé de tenter d'en restreindre la portée. C e courant d'opposition, qui n'a pas réussi à s'imposer c o m m e opinion prévalente dans l'école, s'était maintenu jusqu'au x i x e siècle. Certes, ici comme dans les autres domaines du droit, étaient apparus les hiyal, les expédients juridiques permettant de tourner une règle de droit, quand celle-ci entrave inutilement les rapports patrimoniaux ou extrapatrimoniaux entre particuliers. L a hîla 34 la plus couramment utilisée consistait à vendre à celui que l'on désirait gratifier la part indivise, puis de lui faire remise de sa dette (le prix de vente). L'inconvénient du procédé est qu'il ne laissait pas au donateur le pouvoir de révoquer, la donation de créance n'étant pas révocable. L a Majalla ottomane de 1877 (Mejellé), qui avait fait siennes toutes les dispositions du droit hanafite en matière de donation, ne consacrait cependant pas même un article à la donation de biens indivis. A u Soudan, Y Ordonnance judiciaire n° 13 de 1913 se ralliait, sur 34. Singulier de hiyal.

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ce point, à la solution des non-hanafites en n'invalidant pas la donation de biens indivis. T o u t e cette réglementation compliquée et gênante du droit hanafite classique relative à la donation de biens indivis est absente des codes civils égyptien de 1948, syrien de 1949, irakien de 1951, libyen de 1954, qui ont néanmoins conservé en très grande partie l'ensemble des dispositions du droit hanafite en matière de donation.

1452. — La donation de créance. Il importe tout de suite de bien distinguer suivant que le donataire est le débiteur de la créance ou un tiers. A u c u n e école ne refuse au créancier la faculté d'abandonner sa créance au débiteurHui-même ; en d'autres termes, de lui faire remise de sa dette. L a remise de dette, ibrâ', s'analyse en une donation de créance ; toutefois comme cette donation n'obéit pas à toutes les règles qui régissent les donations en général et que notamment, l'acceptation du débiteur n'est pas exigée, encore que celui-ci ait le droit de repousser la libéralité — puisque nul ne doit s'enrichir contre son gré 36 — , que, par ailleurs, la remise de dette est irrévocable, tandis que les autres donations sont révocables dans une mesure plus ou moins importante suivant les écoles, il est d'usage d'étudier Y ibrâ' en dehors du cadre de la donation, en lui consacrant un chapitre spécial. N o u s suivrons sur ce point la méthode des fuqahâ'.

1453. — La donation de créance au profit d'une autre personne que le débiteur. Si la validité de la donation d'une créance au débiteur lui-même a fait l'unanimité des docteurs de toutes les écoles, en revanche, quand elle est consentie au profit d'un tiers, elle n'est pleinement admise que par les Malékites. Chaféites et Hanbalites hésitent sur la solution à adopter. Quant aux Hanafites, ils la condamnent en principe, en tant que cession directe, mais en permettent la réalisation par des moyens détournés.

1454. — La donation de créance à un tiers en droit malékite. L'école malékite ayant été, de toutes les écoles de l'Islam, celle qui fut et qui demeure la plus favorable au principe de la transmissibilité des obligations, cette école n'a pas fait obstacle à la cession, à titre gratuit, des créances, tout au plus a-t-elle exigé quelques formalités. L a créance ne peut être cédée valablement à un tiers qu'aux mêmes conditions exigées pour le nantissement (rahn) des créances, 35. L'école hanbalite lui refuse ce droit, sous prétexte que tous « les abandons de droit » prévus par le fiqh, répudiation, pardon judiciaire, etc., n'exigent pas, pour leur validité, l'acceptation du bénéficiaire.

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à savoir le concours du tiers donataire et du débiteur, la remise du titre de créance au donataire et la présence de témoins 3e , cette condition étant destinée à assurer la pérennité de la donation « s'il survient un empêchement ». 1455. — Les hésitations du droit chaféite et hanbalite. Chez les Chaféites et les Hanbalites 37 il existe deux courants. A ceux qui admettent la cession de créance à titre onéreux, il paraît tout naturel que la créance puisse être donnée à un tiers, c'est-à-dire à une autre personne que le débiteur ; tandis que les juristes de ces deux écoles, qui condamnent la vente d'une créance, ne peuvent admettre, a fortiori, qu'elle fasse l'objet d'une donation. Il semble que ce soit cette deuxième tendance qui ait prévalu dans ces deux écoles, étant attendu que c'est la cession directe, seule, qui est condamnée, mais qu'indirectement, par hawâla (cession de dette), il soit possible d'aboutir au résultat recherché. 1456. — Cession de créance à titre gratuit, en droit hanafite. En droit hanafite, la donation de créance consentie à une autre personne que le débiteur est en principe nulle 38. D'après les docteurs de cette école, la créance constitue un bien futur et de surcroît éventuel, qui ne figure dans le patrimoine du créancier qu'en tant que droit incorporel, haqq. Celui-ci ne se transformera en bien corporel, en 'aytt — ou tout au moins en mâl —, que par le paiement. Néanmoins, après cette affirmation de principe, les auteurs hanafites s'empressent d'ajouter que l'on peut aboutir à une donation de créance par deux moyens indirects, du reste parfaitement légitimes. 1. Le donateur donne mandat au donataire d'encaisser la créance, et le dispense de rendre compte. 2. Le donateur opère un transport de dette, du débiteur au donataire ; c'est ce qu'on appelle une hawâla ; ensuite, il fait au nouveau débiteur remise de sa dette. Le premier procédé consiste pour le créancier qui entend faire bénéficier un tiers de sa créance de donner mandat à ce tiers d'encaisser la créance auprès du débiteur. Une fois le mandataire en possession de la somme, rien ne s'oppose à ce que le créancier ne le dispense de rendre compte, ce qui équivaut à une donation. Ce moyen est admis par l'école hanafite, en vertu de Yistihsân, par équité 39 ; il n'est 36. Halîl, op. cit., III, p. 150, son Commentaire par Hattâb, op. cit., VI, 52 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 99. 37. Ramlî, op. cit., V, 410 ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 600. 38. Kâsânî, Badâ'i', VI, 119. Cf. les réserves ae E. Tyan, « Cession de dette et cession de créance dans la théorie et la pratique du droit musulman », Annales de l'École Française de Beyrouth, 1946, n° 3 et 4. 39. Sarahsî, Mabsût, XII, 70.

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pas sans rappeler, comme l'a fait remarquer Morand 40, la procuratio in rem suam du droit romain. L e deuxième procédé fait appel à l'institution proprement musulmane de la hawâla, ou transport de dettes 41 . Celle-ci est définie par les fuqahâ' : « le transport d'une dette du patrimoine du débiteur au patrimoine d'un nouveau débiteur ». D'après A b û Yûsuf, dont l'opinion a prévalu dans l'école sur celle de Saybânî, ce transport implique le transfert de la créance elle-même et non pas seulement, comme l'aurait voulu Saybânî, le transfert du droit d'en réclamer le paiement. Il en résulte que le cédant a le droit de faire remise de sa dette au deuxième débiteur (le donataire 42). Les deux procédés, dont l'utilisation va permettre une donation de créance, supposent l'un et l'autre un fractionnement en deux temps de la donation. Dans un premier temps, le donataire est désigné comme mandataire, ou il se constitue débiteur de la dette au lieu et place du premier débiteur ; dans le deuxième temps, le créancier dispense son mandataire de rendre compte, ou fait remise à son nouveau débiteur de sa dette. O n devine qu'un tel fractionnement n'est pas dépourvu d'inconvénients : mort du mandant entre les deux moments, révocabilité du mandat ; le créancier, pendant les opérations de la hawâla peut changer de résolution ; bref, pour bien des raisons, on peut regretter que le droit hanafite (et le droit chaféite et hanbalite) n'ait pas adopté la règle si simple du droit malékite qui permet, au prix de quelques formalités au demeurant très simples, la donation directe, c'est-à-dire sans détours, de créance à des tiers.

1457. — Le donateur peut-il se dépouiller de tous ses biens ? On suppose qu'au moment de la donation il ne se trouvait pas atteint d'une maladie mortelle (marad al-mawt) ou en danger de mort, car, en l'occurrence, sa donation ne serait valable que jusqu'à concurrence du tiers de son patrimoine, sauf acquiescement de tous les héritiers pour le surplus. Cela dit, il ne fait pas l'ombre d'un doute qu'une personne qui n'est pas malade a le droit absolu de se dépouiller de son vivant de toute sa fortune, que ce soit au profit d'un membre de sa famille ou d'un étranger à la famille ; il lui est loisible d'avantager un de ses enfants au détriment des autres et même de les dépouiller tous complètement, pourvu que ce soit par acte entre vifs. L e droit musulman ne connaît pas l'institution de la réserve, non plus que le 40. « De quelques particularités du droit musulman des obligations », Bulletin de la Société de Législation Comparée, 1928-1929, p. 362. 41. Sur la faawâla, lire l'étude en français, de Chéron et Sadek Fahmy, parue dans L'Égypte Contemporaine, 1931, n° 126, et la bonne thèse, en arabe, de Yahya, Hawâla al-dayn, Le Caire, i960. 42. Kâsânî, Badâ'i', VI, 17 ; Ibn Nujaym, al-Bahr ar-Râ'iq, VI, 224.

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rapport à succession des donations entre vifs. Sur tous ces points, l'accord des écoles est total et, à l'intérieur de chaque école, on ne décèle pas de tendance à une certaine restriction à la liberté de donner par acte entre vifs. U n docteur hanbalite, al-Hiraqî, ayant écrit : « Si le donateur a établi des différences entre ses enfants donataires, il lui est ordonné d'y revenir », Ibn Qudâma 43 , dans son grand traité de droit hanbalite, s'empresse de préciser le sens qu'il convient d'attribuer à cette phrase : elle signifie, d'après lui, que le père a le devoir (moral) de révoquer sa donation. Bref, sur le plan du droit strict, tout homme, pourvu qu'il ne soit ni incapable ni malade ni en état déclaré d'insolvabilité (muflù), a la faculté de se dépouiller de son vivant de toute sa fortune, même au profit d'un étranger à la famille. Ibn Rusd 44 faisant la synthèse de l'enseignement de toutes les écoles, résume ainsi la doctrine de l'Islam sur la question : « L a thèse de tous est fondée sur un ijmâ' bien établi, en vertu duquel l'homme en état de santé peut donner l'ensemble de ses biens aux étrangers (à la famille) en excluant ses enfants ; si cela est vrai en ce qui concerne les étrangers, ce l'est encore plus (ahrâ) au regard des enfants », c'est-à-dire que l'un d'eux peut être avantagé au détriment de tous les autres.

1458. — Qualification morale de pareilles donations. Mais tous les auteurs, quelle que soit leur école, après avoir ainsi affirmé la complète liberté de chacun de disposer de ses biens comme bon lui semble, par donation entre vifs, se plaçant aussitôt sur le terrain de la morale et de la religion, s'interrogent sur le point de savoir quelle qualification donner à la conduite d'un homme qui se dépouille entièrement et, qui plus est, dépouille toute sa famille ou ses enfants, ou encore qui avantage un héritier au détriment des autres. Consentie dans de telles conditions, la donation, pour légale qu'elle soit, doit-elle être tenue pour réprouvée, makrûh, ou condamnée religieusement, harâm ? On imagine facilement avec quelle complaisance les auteurs se sont penchés sur ces questions. Du reste, la chose se comprend. Pour le fidèle musulman qui ne distingue pas entre la valeur proprement juridique d'un acte et sa qualification morale en blâmable ou louable, il est essentiel de savoir si sa propre conduite n'est pas de nature à déplaire à Dieu, ce qui lui vaudrait un châtiment dans l'au-delà. Comme il est impossible dans un ouvrage qui se veut strictement juridique de s'arrêter à ce genre de considérations et aux conclusions 43. Mugnî, V, 608. A notre connaissance, il n'y eut dans le passé que les Zahirites pour soutenir que la donation aux enfants, si elle avantage l'un de ceux-ci, est nulle, mafsûh ; Ibn Hazm, Muhallâ, I X , 142. 44. Bidâya, I I , 322.

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aussi variées que contradictoires qu'en tirent les fuqahâ' des différentes écoles, il peut paraître suffisant de renvoyer pour les détails aux traités de fiqh qui font autorité 45 . Il convient cependant de souligner que chez les Malékites la condamnation morale est si énergique qu'elle approche de la prohibition proprement juridique à laquelle avait abouti Ibn Hazm 46 dans l'école zahirite.

45. Sur les innombrables hadith-s relatifs à la question, Sawkânî, Nayl al-Awtâr, V, p. 241 du texte (2e éd. Muniriyya, Le Caire, 1344 H.), et 219 de la glose, et aussi V, 295-296 et VI, 6 et 7 ; Kâsânî, Badâ'i', VI, 127 ; Ibn RuSd, Bidâya, II, 322-323 ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 604-610 ; Ramlî, op. cit., V, 412-414 ; 'Alâ ad-Dîn Ibn 'Âbidîn, Qurrat 'uyûn, II, 319 et s. 46. Ibn Hazm, MuJuallâ, IX, 142.

CHAPITRE II

LA PRISE DE POSSESSION 1459. — L'importance, variable suivant les écoles, de la prise de possession. La prise de possession, qabd, et plus souvent en droit malékite hiyâza, constitue une condition capitale de toute donation, puisqu'elle marque le moment du transfert de la propriété, et ce dans toutes les écoles, avec la seule réserve du droit hanbalite relative à la donation de corps certains, celle-ci étant parfaite dès l'accord des volontés, le transfert de propriété s'opérant dès cet accord et avant la tradition. Cette singularité du droit hanbalite est la seule survivance actuelle d'une tendance doctrinale qui remonte à l'origine du droit musulman et dont les tenants n'admettaient pas qu'il pût y avoir sur ce point de différence entre la donation et la vente. Du moment que l'accord des volontés transfère la propriété dans la vente, disaient-ils, on ne voit pas pourquoi il en serait autrement de la donation. Ce fut l'opinion d'Ibn Abû Layla, un contemporain d'Abû Hanîfa, celle de l'Imâm as-Sâfi'î dans son premier enseignement et, enfin, la doctrine officielle de l'école zahirite 1 . Abstraction faite de cet effet capital commun (à une exception près) au système de toutes les écoles, la prise de possession revêt, en outre, une importance toute particulière en droit chaféite et surtout en droit hanafite, du fait que, dans ces deux écoles, le donateur n'est vraiment engagé qu'à partir de la tradition. Avant elle, il n'existe pas à proprement parler d'obligation à la charge du donateur, et le donataire n'a pratiquement aucun droit à son encontre 2.

1. Ibn Hazm, Mufrallâ, IX, 120. 2. Voir supra, n° 1415.

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1460. — Le fondement de la règle qui subordonne le transfert de propriété à la tradition. Si un accord quasi unanime a pu se faire sur ce point, c'est que les premiers légistes de l'Islam ont estimé qu'il serait dangereux, et pour le donateur et pour ses créanciers, que le transfert instantané de la propriété s'opère dès l'échange des consentements. Ce qui n'a que des inconvénients mineurs en manière de vente, en raison du caractère synallagmatique de ce contrat, se révèle plein d'embûches quand il s'agit de donation. Il semble bien en effet que l'exigence de la tradition ait été dictée aux grands légistes par des considérations de pure politique, d'utilité publique. A ces raisons d'ordre pragmatique s'est ajoutée sans doute l'influence des usages locaux. Mais tous ces arguments de bon sens, de logique et d'utilité pratique ne pouvaient être utilement invoqués et ne pouvaient s'imposer que si on les étayait d'un important appareil de hadith-s, de l'autorité des premiers Compagnons du Prophète et finalement d'un ijmâ' 3 . N u l n'est dupe du stratagème ; on sait bien que l'élaboration doctrinale du fiqh a été antérieure, même à la première cueillette des hadith-s. C'est pourquoi nous ne nous arrêterons pas à cette littérature, même si elle présente quelque intérêt pour l'historien et le sociologue. En bref, si la tradition est exigée pour que s'opère le transfert de propriété, c'est parce qu'en droit hanafite (et en droit chaféite) le donateur n'est censé s'être véritablement engagé qu'à partir du moment où il remet le bien donné au donataire ; en droit malékite, où cette raison n'est pas valable puisque l'acceptation du donataire y lie le donateur, même avant la prise de possession, celle-ci constitue « une mesure de publicité qui renseigne les tiers sur les changements opérés par la donation dans les patrimoines du donateur et du donataire » 4. Cela valait bien qu'on lui subordonnât le transfert de la propriété.

1461. — Plan du chapitre. Dans une première section seront étudiées les conditions de fond et de forme de la prise de possession. Une deuxième section sera consacrée aux nombreuses hypothèses où la tradition ne s'effectue pas matériellement, corporalis, le plus souvent en raison du fait que le donataire est déjà en possession de la chose donnée, mais où l'acte de donation va transformer la nature de cette possession.

3. On en trouvera le détail dans Sawkânî, Nayl al-Awtâr, V, 295296 ; Ibn Rugd, Bidâya, II, 324-325 (traduction française par Laimeiche, Des donations...). Consulter aussi Sarahsî, Mabsût, XII, 48. En français, Pesle, La donation en droit musulman, p. 125 ; Linant de Bellefonds, Des donations en droit musulman, p. 154-157. 4. Pesle, op. cit., p. 68-69.

Section I LES

CONDITIONS

E T L E S F O R M E S D E L A PRISE D E POSSESSION

1462. — La prise de possession doit être autorisée par le donateur. Dans la grande majorité des écoles, à savoir les écoles hanafite, chaféite et hanbalite, la prise de possession n'est valablement accomplie que si le donateur l'a au préalable autorisée 1 . Cette autorisation doit être, en principe, expresse. Toutefois, en droit hanafite, on estime que si cette prise de possession avait eu lieu durant la séance contractuelle, donc avant que les deux parties ne se soient séparées, sans que le donateur l'ait autorisée expressément, ni qu'il s'y soit opposé, son silence en présence d'un donataire qui se mettrait en possession sans autorisation expresse équivaut, en raison des circonstances, à une autorisation tacite 2. Cette dérogation est admise par istihsân, par équité, car la stricte logique juridique, le qiyâs, la condamnerait. Mais l'autorisation une fois accordée, il n'est pas indispensable que le donataire se mette immédiatement en possession. Ici encore, c'est par istihsân qu'une pareille solution est admise.

1463. — La mort du donataire ou du donateur rend caduque l'autorisation. Cette règle, admise par les trois écoles 3 , révèle mieux que toute autre le caractère précaire que revêt dans le système de ces écoles l'engagement du donateur. Ainsi, après son offre, suivie de l'acceptation du donataire, puis de l'autorisation donnée par le donateur au donataire de se mettre en possession, aucune obligation définitive n'existe encore à sa charge, ni aucun droit au profit du donataire, du moment que la tradition n'a pas été effectuée de leur vivant. Si le donateur mourait après avoir autorisé le donataire à se mettre en possession, mais avant que cette prise de possession se soit effectuée, ses héritiers pourraient ignorer la donation. Et s'il leur arrivait de vouloir respecter la volonté du défunt, ils devraient tout recom1. Kâsânî, Badâ'ï, VI, 123 ; Ibn Ramlî, op. cit., V, 411 ; Ibn Qudâma, 2. Kâsânî, op. cit., VI, 124 ; Ibn 3. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, Ibn Qudâma, Mugnî, V, 593.

'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, IV, 568 ; Mugnî, V, 593. 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, IV, 568. IV, 569 ; Ramlî, op. cit., V, 4x2 ;

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mencer depuis le début, depuis l'offre de donner. Ils seraient donc les véritables donateurs. Si c'était le donataire qui mourait entre le moment de l'autorisation et le moment de prendre possession, le résultat serait le même. On a vu précédemment qu'en droit chaféite les héritiers du donateur et ceux du donataire pouvaient venir au lieu et place de leur auteur respectif, mais comme l'autorisation de se mettre en possession est devenue caduque, même dans cette école, par la mort de l'un d'eux, on en revient pratiquement aux solutions de l'école hanafite.

1464. — Le droit du donataire de se mettre en possession dans l'école malékite. T o u t est différent en droit malékite. Comme le dit Halîl, d'une façon lapidaire, mais pour une fois très nette, « le donataire prendra possession, fût-ce sans autorisation (du donateur) qui peut être contraint à livrer » 4. Solution logique, du moment que l'accord des volontés, l'îjâb et le qabûl, crée, en droit malékite, une véritable obligation de donner, qu'elle procure au donataire les droits d'un acquéreur à titre onéreux (sauf le transfert instantané de la propriété), il était normal que le donataire ait le pouvoir de se mettre en possession, de sa propre autorité et, éventuellement, de contraindre le donateur à lui remettre la possession de la chose donnée. Ainsi, en droit malékite, non seulement le donataire peut se dispenser de l'autorisation du donateur de se mettre en possession, autorisation qui est indispensable dans les autres écoles, mais, bien mieux, dans le cas où cette prise de possession ne peut se faire qu'à la suite d'un acte ou d'une intervention du donateur, le donataire a le droit de l'y contraindre en justice. Ce qui, évidemment, est proprement impensable dans les autres écoles. Ce droit du donataire n'est pas illimité ; autrement dit, l'obligation de livrer qui pèse sur le donateur est soumise, comme toute obligation, à certaines causes d'extinction que l'on appelle ici « empêchements ». Ces causes d'extinction ne sont pas tout à fait identiques à celles qui mettent fin à une quelconque obligation, elles se rattachent plus étroitement à la personne du donateur et c'est normal. L'obligation de donner ne peut être complètement assimilée à une obligation du droit patrimonial, sa nature d'acte de bienfaisance lui donne un cachet spécial qui se retrouve dans ses modes d'extinction.

1465. — Les empêchements à la prise de possession, en droit malékite. En droit malékite, les événements qui créent un « empêchement » à la prise de possession sont : le décès du donateur, son insolvabilité, 4. Halîl, op. cit., III, 150.

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ET FORMES

DE LA

TRADITION

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sa folie, la maladie mortelle et le fait qu'il ait disposé de la chose donnée 6 . 1. L a mort du donateur avant la prise de possession rend la donation caduque. O n sait déjà qu'il n'en est pas de même de la mort du donataire, à moins que la donation n'ait été consentie intuitu personae. 2. D e même, la prise de possession ne peut avoir lieu durant la maladie mortelle (marad al-mazct) du donateur ou si ce dernier perd la raison. Mais si le donateur guérissait, ou retrouvait la raison, la tradition redeviendrait possible. 3. O n sait déjà qu'en droit malékite 6 l'insolvabilité de fait, celle qui existe avant tout j u g e m e n t d'interdiction, rend annulables, à la demande des créanciers, les libéralités consenties par l'insolvable, le muflis. 4. Halîl mentionne explicitement, comme cause de caducité de la donation, le fait par le donateur d'avoir affranchi l'esclave donné, ou s'il s'agit d'une femme-esclave, de l'avoir rendue mère avant la prise de possession. C e sont des actes de disposition sur la chose donnée qui laissent penser que le donateur s'est rétracté. Faut-il étendre la règle à tous les actes de disposition accomplis sur la chose donnée, comme la vente ou la donation, à un deuxième donataire, ou bien ne s'agit-il que d'une règle exceptionnelle propre à l'affranchissement que le fiqh ne manque jamais de favoriser ? L a réponse des docteurs malékites est assez embarrassée, tout au moins en ce qui concerne la vente. Car, autrement, si le donateur a cédé, à titre gratuit, une deuxième fois l'objet de la première donation et que le deuxième donataire ait pris possession, celui-ci sera préféré, car il a un titre de plus que le premier donataire : la possession de la chose. E n ce qui concerne la vente par le donateur, avant prise de possession par le donataire, l'opinion qui a fini par prévaloir dans l'école la tient pour valable, mais le donataire évincé aura droit quand même au prix de la vente 7 . Il convient de signaler que le donataire qui hésite à accepter, mais qui, par ailleurs, tient à se prémunir contre les risques de survenance d ' u n des empêchements ci-dessus énumérés, est autorisé à prendre possession sous réserve de son acceptation future.

1466. — Les possession.

effets

des

empêchements

à

prendre

Il ressort de l'exposé qui précède que les effets des « empêchements » à prendre possession ne sont pas toujours identiques. Parfois 5. Hattâb et Mawwâq, op. cit., VI, 54 et s. ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 101 et s. 6. Voir supra, n° 1387. 7. Santillana, Istituzioni, II, 406.

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ils rendent caduque la donation et n'en laissent subsister aucune trace, c'est le cas de l'affranchissement par le donateur de l'esclave qui avait fait l'objet d'une donation non suivie de prise de possession ; parfois, l'empêchement substitue une nouvelle obligation à l'ancienne obligation de donner, comme au cas de vente par le donateur de la chose donnée ; et parfois l'empêchement peut ne constituer qu'un obstacle temporaire, comme dans le cas où le donateur tombe gravement malade, mais se remet de sa maladie.

1467. — Qui a qualité pour prendre possession? Dans le dessein de faciliter la prise de possession, achèvement d'un acte qui, pour le donataire, est « essentiellement avantageux », les écoles ont multiplié le nombre de personnes aptes à se mettre en possession pour le compte du donataire. Celui-ci, bien entendu, pourra le faire lui-même, en personne, s'il n'est pas dans la prime enfance et s'il n'est pas atteint de folie. En somme, seule l'absence totale de raison, tenant soit à l'âge soit à une infirmité mentale, interdit au donataire de se mettre lui-même en possession. Mais dès qu'il a atteint l'âge de raison, dès qu'il est devenu mumayyiz, discernant, il pourra accomplir un acte tenu pour essentiellement avantageux. Cette possibilité pour le mineur sorti de la prime enfance, mais encore bien loin de la majorité de prendre possession par lui-même n'est pas conforme aux principes généraux du droit ; c'est-à-dire aux règles du qiyâs, suivant le vocabulaire technique des fuqahâ' ; c'est ainsi qu'en matière de vente le mineur « discernant » ne peut prendre possession d'un bien que son tuteur lui aurait acheté. Toutefois, par istihsân, par équité, les auteurs hanafites s'écartent du qiyâs, et autorisent le mineur pourvu de discernement à prendre possession du bien donné, en raison de l'avantage indiscutable d'un tel acte 8. L e même embarras se retrouve chez les auteurs des autres écoles, sollicités,, d'une part, par les principes généraux qui interdisent au mineur de prendre possession par lui-même et, d'autre part, par le souci de ne pas lui faire perdre une bonne occasion. L a plupart ont penché vers la solution libérale et, sans invoquer Yistihsân hanafite, permettent au mineur sorti de l'enfance de prendre possession encore qu'il n'y ait pas été autorisé par son walî 9.

1468. — La prise de possession par un tiers. Il va de soi que le donataire peut charger un mandataire de prendre possession pour son compte ; que les représentants légaux du mineur {walî, wasî ou juge) ont le pouvoir, et le devoir, de prendre possession pour le mineur, dans l'ordre où ils sont appelés à la tutelle, les derniers à défaut des précédents. T o u t cela n'est que l'application 8. Kâsânî, Badâ'i', VI, 126; Zayla'î, Tabyîn, V, 96. 9. Ibn Qudâma, Mugnî, V, 602.

CONDITIONS

ET FORMES

DE LA

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des règles du droit commun. Celles-ci peuvent se révéler insuffisantes dans les hypothèses où le donataire, mineur ou fou, n'a pas de tuteur, ou encore quand ses représentants légaux négligent d'accomplir les devoirs de leur charge. D ' o ù deux séries de problèmes. On peut se demander d'abord si un parent qui n'a pas la walâya (la tutelle) sur les biens du mineur, notamment sa mère ou le parent qui exerce la tutelle sur sa personne ou même un étranger, qui, en fait, prend soin de sa personne sans en avoir la garde légale, on peut se demander si toutes ces personnes ne pourraient pas prendre possession pour le compte du mineur. L e s auteurs hanafites répondent affirmativement en donnant les mêmes justifications juridiques que précédemment ; à savoir que, dans la rigueur des principes, c'est-à-dire d'après le qiyâs, la chose n'est pas possible, car seuls les titulaires de la walâya sur les biens disposent d'un tel pouvoir, mais que par istihsân, par équité, on l'admet, car l'intervention de ce tiers est avantageuse pour le mineur et ne lui fait courir aucun risque de perte, puisqu'il s'agit de donation 10. Cela, à la condition que le mineur soit incapable de prendre possession par lui-même, et qu'il n'y ait pas de représentants légaux. L e s autres écoles n'ont admis une telle dérogation aux principes qu'en faveur de la mère et parfois d'autres parents u . L e s auteurs hanafites, pour leur part, sont allés encore plus loin dans la voie de la facilité. Dans les hypothèses précédentes, on supposait toujours que le mineur était privé de représentants légaux ; mais s'il avait un tuteur un tiers pourrait-il prendre possession, nonobstant la présence du représentant légal ? L a question s'était posée dans le passé à propos de la femme mariée en très bas âge, à laquelle une donation avait été consentie. Son mari pouvait-il accepter pour le compte de sa femme, en dépit du fait qu'elle avait son père et que ce dernier était toujours son tuteur légal ? Les auteurs anciens semblent l'avoir admis 12, mais comme ils s'empressent d'ajouter que la prise de possession par le frère ou le grand-père ne serait pas valable, si le père était toujours vivant, il convient de ne pas interpréter extensivement l'exception établie au profit du mari. En droit malékite, la question est controversée de savoir si un tiers non mandaté pourrait, de son propre mouvement, prendre possession pour le compte du donataire 13 .

1469. — Comment s'effectue la prise de possession? Les formes de la mise en possession varient, bien entendu, suivant la nature de la chose donnée. Pour les choses mobilières, 10. 11. 12. Zayla'î, 13.

Sarahsî, Mabsût, XII, 62 ; Kâsânî, Badâ'ï, VI, 126. Ibn Qudâma, Mugnî, V, 601. Sarahsî, Mabsût, XII, 63 ; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Mufytar, IV, 573 ; Tabyîn, V, 96. Pesle, La donation en droit musulman, p. 73 et s.

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ce sera le plus souvent par tradition et pour les immeubles par occupation, mais le tout doit être entendu de la manière la plus large. L e s auteurs hanafites 1 4 formulent à ce sujet un principe dont il est possible de tirer d'innombrables conséquences quant aux formes valables de la mise en possession. Ce principe, ils l'expriment de la façon suivante : « L a possibilité laissée au donataire de se mettre en possession vaut prise de possession effective. » Autrement dit, si l'on met le donataire en mesure de prendre possession, cela équivaut à une prise de possession réelle, encore qu'il n'y ait pas ^ u acte matériel d'occupation ou d'appréhension. C'est ainsi que l'on interprète la remise des clés d'une caisse qui contient l'objet donné ou la délivrance des titres de propriété d'un immeuble. M ê m e le simple abandon par le donateur de l'immeuble donné, afin de permettre au donataire de s'y installer vaudra mise en possession, s'il est effectué dans cet esprit. L e s nouvelles formes prises par la richesse dans le monde moderne ont obligé les tribunaux à imaginer de nouveaux procédés de mise en possession ; ils l'ont fait dans l'esprit de la règle hanafite précédente. Dès l'instant où le donataire est en mesure, grâce au donateur, de prendre possession de la chose donnée, il y aura possession, qabd, différente de la simple acceptation par le donataire.

1470. — La mise en possession du droit malékite. Comme en droit hanafite, elle varie selon la nature de la chose donnée. On pourrait reprendre ici les exemples déjà cités de gestes symboliques qui traduisent une mise en possession dans la mesure où ils la rendent possible, comme la remise des clés ou des titres de propriété. Toutefois, les auteurs malékites ne formulent pas explicitement la règle hanafite que la possibilité de se mettre en possession vaut prise de possession. E n revanche, certains actes, certaines circonstances de fait ou de droit, qui accompagnent ou suivent la donation, pourront être tenus pour équivalents à une prise de possession effective. Ces circonstances ont ceci de commun qu'elles constituent une sorte de publicité. Or, on a vu précédemment que si l'école malékite subordonne le transfert de propriété à la prise de possession (hiyâza), c'est en grande partie pour que celle-ci puisse jouer son rôle de facteur de publicité protégeant les tiers. On considère en droit malékite 1 5 qu'il y a eu prise de possession effective, et que le transfert de propriété est accompli : 1. quand une tazkiya, une sorte d'acte authentique, a été rédigée ; cet acte implique l'intervention de témoins ; 2. quand le donataire a fait diligence pour obtenir la mise en possession ou pour établir l'authenticité de la donation, tout cela 14. Qurrat 'uyûn, II, 3 0 4 ; Ibn Nujaym, Bahr ar-Râ'iq, VII, 3 1 1 . 15. Halîl, op. cit., III, p. 1 5 1 , ses Commentaires par Hattâb et Mawwâq, op. cit., VI, 1 5 7 - 1 5 8 ; par Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 103.

CONDITIONS

ET FORMES

DE LA

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s'accompagnant de démarches qui alerteront les tiers intéressés ; 3. quand le donataire affranchit l'esclave donné devant témoins ; 4. et même s'il aliène à titre onéreux ou gratuit la chose donnée, pourvu que ce soit par acte authentique et par-devant témoins. Ainsi, les deux conditions doivent être réunies : la présence du juge et celle des témoins. Elles assureront la publicité nécessaire pour tenir lieu de mise en possession effective.

1471. — Durée de la possession du donataire, en droit malékite. En dehors de l'école malékite, on ne s'est pas soucié de préciser combien de temps devait durer la possession du donataire, afin que celui-ci soit réputé véritablement propriétaire de la chose donnée. D u moment que la prise de possession (qabd) a eu lieu, qu'importe, dans les trois autres écoles, que la chose se retrouve, même immédiatement, entre les mains du donateur à titre de prêt, de location, de dépôt, etc. Mais en droit malékite, étant donné que la prise de possession était surtout une mesure de publicité, il était normal que l'on se préoccupât de la situation équivoque qui résulte du fait que le donateur retrouve trop vite, sinon la possession, tout au moins la détention de la chose qu'il avait donnée, d'où la disposition de Halîl : « L a prise de possession n'a pas d'effet, si la chose retourne en la possession du donateur, durant l'année, à titre de location, ou de tolérance gracieuse, ou de retour clandestin du donateur, dans les lieux ou à titre d'hôte. » Ainsi la loi exige que la possession du donataire dure au moins une année avant que la chose ne retourne en la possession ou en la détention du donateur à n'importe quel titre. Mais rien n'interdit au donataire de se défaire de la possession, même durant l'année de la donation, quand c'est au profit d'un autre que le donateur. Il n'y a en effet que le « retour » au donateur lui-même de la possession ou de la détention, qui fasse planer un doute sur la réalité de la donation. L'école de Médine aurait même voulu que jamais le bien ne revînt en la possession du donateur, mais c'est l'avis des docteurs d'Égypte qui a prévalu, ceux-ci estimant qu'une dépossession du donateur pendant une année est suffisante pour que la donation soit indiscutable au regard des tiers.

16. Halîl, op. cit., III, 151 ; Hattâb, op. cit., VI, 58 ; Dardîr-Dasûqî, IV, 106 ; La pierre de touche des Fetwas (trad. Amar), II, 400.

op. cit.,

Section II LES D O N A T I O N S DISPENSÉES D E T R A D I T I O N

1472. — Les données du problème. Il arrive dans certaines circonstances que la tradition sous sa forme matérielle, même réduite à quelques gestes symboliques, ne soit plus réalisable, soit que le donataire se trouve déjà en possession, soit que son représentant légal chargé de prendre possession en son nom se trouve être précisément le donateur. Le droit romain, lui aussi très attaché au principe de la tradition, indispensable au transfert de propriété, avait déjà connu ces situations embarrassantes. On sait qu'il leur avait apporté une solution, grâce à la fiction de la traditio brevi manu qui se réalisait solo animo, mais qui se réalisait quand même. Il serait hasardeux de soutenir que les premiers légistes de l'Islam se soient inspirés du précédent romain, mais l'idée d'un changement dans la qualité de la possession, tout au moins dans l'hypothèse où le donataire est déjà en possession, est sous-jacente dans leurs écrits. Les hypothèses envisagées sont donc les suivantes : le donataire est déjà en possession, comme dépositaire, ou locataire par exemple. Ou bien, il s'agit d'un fou ou d'un enfant très jeune, auxquels leur « tuteur », leur zoalî, fait une donation sans qu'il puisse y avoir de remise matérielle du bien donné, puisque précisément, celui qui devrait en prendre possession pour l'incapable l'a déjà en sa possession en sa qualité de donateur. A ces hypothèses, il est logique de rattacher les donations entre époux, quand l'objet de la donation est la maison conjugale. Comment y effectuer une nouvelle occupation ?

1473. — La chose donnée est déjà entre les mains du donataire. Le donataire a déjà la possession du bien donné, en qualité de dépositaire, de locataire, de commodataire ou à titre de gage, ou même par simple tolérance, ou bien encore pour avoir usurpé (gasaba) ce bien auparavant. Dans tous ces cas, il ne sera pas nécessaire, en droit hanafite et en droit malékite, de procéder à une nouvelle tradition ; l'acceptation du donataire, qui devra alors être expresse, en tiendra lieu. Mais s'il n'y a pas eu de nouvelle tradition, on peut soutenir cependant que sa possession a changé de qualité :

DONATIONS

DISPENSÉES

DE

TRADITION

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il détenait à titre précaire, désormais, il possédera à titre de propriétaire 1 . Les écoles chaféite et hanbalite 2 ont sur la question une doctrine moins ferme et plus divisée que celle de l'école hanafite. On y a soutenu que le donateur devrait, dans ces circonstances, autoriser (?) le donataire à garder la possession ; celle-ci, par ailleurs, ayant dû durer un certain temps. Il semble que l'opinion qui a fini par prévaloir, en droit hanbalite, soit identique à celle admise dans l'école hanafite, mais que les Chaféites exigent une déclaration du donataire ou du donateur 3 dans ce sens.

1474. — Le donateur exerce la « walâya» sur le donataire. On sait que cette walâya, cette tutelle patrimoniale, appartient d'abord au père, puis au tuteur testamentaire désigné par le père ; dans deux écoles (hanafite et chaféite) elle passe ensuite au grand-père paternel et au tuteur testamentaire désigné par lui ; à défaut d'un des parents précédents, ou s'il est déchu de son droit, la walâya est exercée par le juge ou son délégué. Dans la doctrine hanafite (et malékite) si l'un des titulaires de la walâya consent une donation au mineur ou à l'incapable qui est sous sa puissance, cette donation est dispensée de tradition En effet, les règles de la puissance paternelle et de la « tutelle » exigent que ce soient les titulaires de la walâya seuls qui prennent possession pour le compte du mineur dépourvu de discernement ou de l'aliéné. Or, comme ils sont déjà en possession de la chose donnée, puisqu'elle leur appartenait, aucune tradition matérielle ne paraît possible. Il en résulte qu'en apparence les biens du donateur (père, wasî et tuteur quelconque) et ceux du donataire (l'incapable) demeurent confondus. Certes, le donateur, titulaire de la walâya, n'a plus que la détention du bien donné ; comme disaient les jurisconsultes romains, il a perdu Yattimus, pour ne conserver que le corpus, mais cette novation ne se manifeste par aucun signe extérieur. Or ici, plus que partout ailleurs, les tiers ont besoin d'être renseignés sur la véritable composition des patrimoines du donateur et du donataire ; par ailleurs, les héritiers du donateur pourraient par la suite refuser de reconnaître la donation qui n'a donné lieu à aucune publicité ni même à la moindre manifestation extérieure. 1. Pour le droit hanafite, voir Kâsânî, Badâ'i', VI, 121-127 ; Zayla'î, Tabyîn, V, 95 ; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, IV, 571, et son complément. Qurrat 'uyûti, II, 314-315. 2. Sîrâzî, Tanbîh, II, 94 ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 5, 94. 3. Ibn Hajar, Tuhfat, Le Caire, 1305 H., II, 541. 4. Kâsânî, Badâ'i', V, 96. En droit chaféite, une pareille dispense ne semble pas exister, sans que l'on sache exactement comment pourra s'effectuer dans ces circonstances la tradition. Consulter Ramlî, op. cit., V, 411, et Ibn Hajar, Tuhfat, II, 541 et 542 ; ce dernier semble indiquer qu'une déclaration du père donateur pourrait en tenir lieu.

37°

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

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1475. — Existe-t-il des succédanés à la tradition? En dépit de toutes ces raisons, on maintient, dans l'école hanafite, la règle que de pareilles donations sont dispensées de toute formalité susceptible de remplacer la prise de possession pratiquement irréalisable. L e grand Sarahsî 5 propose qu'en l'occurrence (donation d'un père à son fils) le père informe des témoins, choisis par lui, de la libéralité qu'il a consentie à son fils. Il ne s'agit que d'un conseil explique Salabî 6; la prudence commande que l'on fasse constater une pareille donation afin qu'elle ne soit pas, plus tard, contestée par les héritiers. Dans les autres écoles, on se montre plus rigoureux. Les Hanbalites exigent que des « témoins soient informés » de la donation consentie par un père à son fils 7 ; mais ce sont les Malékites 8 qui ont établi l'ensemble le plus complet de formalités susceptibles de remplacer la tradition matérielle, celle-ci étant irréalisable. En règle générale, le père ou tout autre tuteur devra déclarer devant témoins qu'il a donné telle chose à l'incapable. Mais s'il s'agit de métaux précieux ou de biens fongibles (ceux qui se pèsent ou se mesurent en capacité), cette formalité ne suffit pas. D'après certains Malékites, le donateur devra remettre ces biens fongibles à une tierce personne « de confiance », qui les gardera pour le compte de l'incapable, mais d'autres Malékites estiment suffisant le fait de « mettre de côté » ces biens, c'est-à-dire de les séparer matériellement des autres biens du donateur, encore que celui-ci en assure la garde. Quand l'objet de la donation est un immeuble dans lequel vit le donateur, celui-ci devra « déguerpir », aller habiter ailleurs. Toutefois, les docteurs malékites ont apporté à cette règle certaines atténuations, quand l'immeuble est très grand ou composé de plusieurs bâtiments, comme la chose est fréquente en pays d'Islam. Dans ce cas, si le donateur abandonne au moins la moitié de l'immeuble, il aura satisfait aux exigences de la loi malékite.

1476. — La dispense de tradition est-elle limitée au « walî » donateur ? L a règle formulée plus haut, suivant laquelle la donation consentie par le walî, ou tuteur, à l'incapable dont il gère les biens est dispensée de tradition, est à la fois trop large ou trop étroite, suivant l'école considérée. 5. Mabsât, XII, 48. Conseil repris par tous les auteurs hanafites. Cf. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, IV, 572, qui reproduit un texte des Fatâwâ al-Bazâzia où il est dit : « La déclaration (du donateur) est obligatoire, lâzim, car elle remplace la tradition. » 6. Commentaire en marge de Zayla'î, Tabyîn, V, 95. 7. Ibn Qudâma, Mugnî, V, 602. 8. Ibn RuSd, Bidâya, II, 324-325 ; sa traduction en français par Laimèche (Alger, 1928), p. 17 ; La pierre de touche des Fetwas (trad. Amar), II, 413 ; Pesie, La donation en droit musulman, p. 85-86.

DONATIONS

DISPENSÉES

DE

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En ce qui concerne le droit hanbalite, elle paraît trop large. Dans cette école, en effet, s'il est admis, sans conteste, que la donation du père à son enfant est dispensée de tradition, la déclaration en présence de témoins devant suffire, en revanche, l'extension de la règle aux autres titulaires de la walâya reste très controversée. Ibn Qudâma écrit à ce propos qu'à son avis cette extension s'impose logiquement 9 , mais il s'empresse d'ajouter que la majorité des légistes de son école ne partage pas son point de vue puisqu'ils sont favorables à une autre solution, en vertu de laquelle le tuteur donateur (en dehors du père) devrait désigner un mandataire ad hoc qui recevrait le bien donné pour le compte de l'incapable. En revanche, pour ce qui est du droit hanafite, la formule en question est beaucoup trop étroite, car non seulement tout titulaire de la tutelle sur les biens 10 peut consentir une donation à l'incapable sans mise en possession, mais toute autre personne qui assure la garde de droit, ou même de fait, de l'incapable est également dispensée de mise en possession ou plus exactement sera réputée posséder pour le compte de l'incapable et non plus pour son propre compte, dès le moment où elle aura consenti la donation. Rentrent dans cette catégorie l'oncle, le frère, qui peuvent n'être éventuellement que tuteur sur la personne, mais aussi — et les auteurs le disent expressément — la mère qui consent une donation au petit enfant qu'elle a sous sa garde et même une personne quelconque, si elle donne à l'enfant des soins, si elle s'en occupe matériellement u , car ces personnes exercent une « sorte » de walâya, à preuve qu'elles peuvent corriger l'enfant et le mettre en apprentissage. Toutes ces traditions brevi manu, qui ne sont que des donations dispensées de tradition, ne sont admises que si le mineur n'a pas de représentant légal (walî ou wasî) sinon ce représentant légal devrait prendre effectivement possession du bien donné au mineur ou à l'incapable par celui ou celle qui en a la garde. A vrai dire, ce dernier point est très controversé, dans l'école hanafite 12, et certains soutiennent même que c'est l'opinion contraire qui y a prévalu.

1477. — Quels biens sont susceptibles d'être donnés par le tuteur? T o u t bien peut être donné par le tuteur sans tradition effective, à la seule condition que le tuteur propriétaire du bien en ait lui-même la possession, ou qu'un tiers le possède pour son compte. Ainsi serait valablement effectuée dans les conditions qui viennent d'être 9. Mugnî, V, 603. 10. A savoir, le père, son exécuteur testamentaire, l'aïeul paternel et son exécuteur testamentaire, sans parler du juge et de son délégué. 11. Zayla'î, Tabyîn, V, 96; Margînânî, Hidâya, III, 165. 12. Voir Ibn 'Âbidîn, Raid al-Muhtâr, IV, 572.

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précisées la donation par le tuteur à l'incapable d'un bien que le tuteur aurait déposé chez un tiers ou qu'il aurait prêté à usage. En effet, dépositaire et commodataire détiennent pour le compte du déposant ou du prêteur. Il n'en serait plus de même si le bien se trouvait en la possession d'un locataire, d'un créancier gagiste, d'un usurpateur ou d'un acheteur en vertu d'une vente nulle, fâsid. Ces derniers, en effet, possèdent pour leur propre compte, et non pour le compte, respectivement du donneur à bail, du débiteur gagiste, de celui dont on a usurpé le bien ou du vendeur dont la vente est viciée. En l'occurrence, la donation sans mise en possession du donataire ne sera possible qu'après que le donateur-tuteur aura recouvré la possession du bien loué, gagé, usurpé ou vendu par un contrat n u l 1 3 .

1478. — Légitimité des donations entre époux. La légitimité des donations entre époux n'a soulevé aucune contestation dans le fiqh, quelle que soit l'école considérée et la règle malékite, qui restreint la capacité de la femme mariée de disposer à titre gratuit de ses biens, ne vise pas les donations consenties au mari puisque ce dernier a le droit de relever sa femme de son incapacité, s'agissant de donations à des étrangers ; à plus forte raison le peut-il quand c'est lui le donataire. Bien mieux, les donations entre époux sont dans toutes les écoles irrévocables, encore que dans l'école hanbalite l'irrévocabilité de la donation de la femme à son mari ait été discutée 14 . Il convient de mettre à part le problème de la donation par la femme mariée de toute la dot ou d'une partie de la dot que lui avait remise son mari, donation qui fait naître bien des difficultés quand le mariage est rompu avant la consommation 15 .

1479. — La donation, par l'un des époux à son conjoint, de la maison conjugale. Puisqu'il n'est question, pour le moment, que des donations dispensées par la force des choses de toutes tradition, seule sera envisagée ici la donation de la maison conjugale, consentie par l'un des époux à son conjoint. En effet, par hypothèse si l'on peut dire, cette maison est déjà occupée par le donataire, elle n'est donc pas susceptible d'une prise de possession nouvelle, qui se distingue de la possession actuelle, et il semble bien que le qabd, comme dans tous les cas précédents, se confonde soit avec le consentement du donateur, soit avec l'acceptation du donataire. 13. Zayla'î, Tabyîn, V, 95. 14. Ibn Qudâma, Mugnî, V, 622. 15. Voir sur la question, Kâsânî, Badâ'i', II, 295-296; Ibn Qudâma, Mugnî, VI, 733 et s.

DONATIONS

DISPENSÉES

DE

TRADITION

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N é a n m o i n s , à ce point de vue, les juristes distinguent suivant que le mari est donateur ou donataire. 1. Q u a n d c'est le mari qui donne à sa f e m m e la maison c o n j u gale, on semble exiger dans l'école hanafite (mais l'exigence est certaine chez les Malékites) que le mari abandonne la maison donnée et s'installe ailleurs avec sa f e m m e , de telle sorte que celle-ci puisse en prendre effectivement possession. 2. M a i s q u a n d c'est la f e m m e qui donne à son mari la maison dont elle est propriétaire et dans laquelle le ménage est installé, alors on n'exige pas d'elle qu'elle « déguerpisse », car elle n'en a pas le pouvoir, étant tenue de vivre au domicile conjugal. L a donation sera donc valable, sans prise de possession nouvelle par le mari, cela par assimilation avec ce qui se passe dans les cas analogues de donataires déjà en possession. Cette solution a été admise dans l'école hanafite malgré l'opposition d ' A b û Y û s u f 1 6 .

16. 'Alâ ad-Dîn Ibn 'Âbidîn, Qurrat 'uyûn, II, 309 ; Santillana, Istituzioni, II, 409 ; Voir les développements consacrés à la question dans l e Sarh al-kabîr d e D a r d î r - D a s û q î , I V , 1 0 6 , et d a n s H a t t â b , op. cit., V I , 5 9 .

CHAPITRE

III

LES DONATIONS ONÉREUSES 1480. — Définition de la donation onéreuse. L a donation onéreuse, désignée par l'expression hiba bi-sart al-'iwad, c'est-à-dire donation avec clause de compensation, ou encore hiba li-tawâb, donation pour une compensation, est la donation dans laquelle est stipulée une contrepartie à la charge du donataire. Les auteurs hanafites 1 notamment, insistent beaucoup sur la nécessité d'une stipulation expresse, car autrement, disent-ils, la donation onéreuse ne se distinguerait pas de la donation ordinaire qui, elle aussi, en général, est consentie en vue d'une contrepartie, mais celle-ci n'est point formulée, elle est simplement admise par les usages, d'où, dans l'optique hanafite, la possibilité pour le donateur de révoquer sa donation quand il n'a pas obtenu la compensation en vue de laquelle il avait gratifié le donataire.

1481. — Comment concilier donation et compensation ? Si la donation simple est définie « un transfert de propriété à titre gratuit », n'y a-t-il pas quelque contradiction interne dans le fait de prévoir une compensation qui pourrait être un véritable équivalent, ou même être supérieure à la valeur de la chose donnée ? Il n'y a guère que les Zahirites qui, dans le passé, soient allés jusqu'au bout de ce raisonnement en condamnant radicalement la stipulation de toute compensation, comme contraire à l'essence même de la donation 2. Sinon, les juristes de toute école ont bien précisé ce qu'il fallait entendre par le principe que la donation est un transfert à titre gratuit ; « Cela signifie que la donation est valable sans aucune compensation et non pas que l'absence de compensation soit une 1. Sarahsî, dans son Mabsût (XII, 75), écrit : « La compensation ('iwad) est de deux sortes : établie par l'usage ou stipulée. » 2. Ibn Hazm, Muhallâ, IX, 118. Ce fut également une des thèses qui eut cours dans l'école chaféite. Cf. Sîrâzî, Muhaddab, I, 447.

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ONÉREUSES

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condition nécessaire à sa validité... contrairement à la vente, où l'équivalent Hwad est une condition essentielle, de telle sorte que si on omettait de la stipuler, la vente serait nulle. » 3 Non seulement la compensation est permise, mais il est parfaitement licite que les obligations imposées au donataire soient égales et même supérieures à celles du donateur.

1482. — Nature juridique de la donation onéreuse.

Dans les trois écoles, chaféite, malékite et hanbalite 4 , il n'existe sur ce point aucune difficulté, ni aucune hésitation. L a donation onéreuse est une vente. En effet, la nature d'un acte ne dépend en aucun cas de la qualification que les parties lui ont donnée, mais des effets qu'elles ont entendu lui faire produire. Du moment qu'un transfert de propriété est subordonné à la remise, par celui qui reçoit, d'un équivalent quelconque, c'est qu'on est en présence d'une vente ou d'un échange, quel que soit le nom par lequel est désigné cet accord. L a donation onéreuse est, dans la doctrine de ces trois écoles, une véritable vente quand la compensation est en argent, ou un échange quand la compensation est un corps certain. Du reste, comme en droit musulman, le même mot, bay', s'applique à la vente et à l'échange, les auteurs de ces écoles se bornent à déclarer que la hiba li-tawâb est une bay', est bien une vente. Et c'est une vente, dès le moment de sa conclusion, et à toutes les étapes de sa formation et, bien entendu, par tous ses effets, c'est-àdire, pour employer l'expression habituelle aux fuqahâ\ « du commencement à la fin ».

1483. — Conséquences de l'assimilation à la vente. Du fait que, dans ces trois écoles, la donation onéreuse est assimilée à une vente, on tire la conséquence qu'elle est soumise à toutes les conditions de formation et de validité qui s'appliquent à la vente ; par ailleurs, elle produira les effets de la vente ; et les droits et obligations des parties seront les mêmes que dans la vente. C'est ainsi qu'on exigera la même capacité d'exercice que pour les aliénations à titre onéreux. Les rigueurs de la loi touchant les actes « essentiellement dommageables » que sont les libéralités n'auront plus leur raison d'être. Et si le tuteur, par exemple, a le droit de disposer des biens de l'incapable, par acte à titre onéreux, il lui sera permis de consentir une donation de ces biens, du moment que cette donation comporte une contrepartie. Autres conséquences de ladite assimilation, la prise de possession, 3. Ibn 'Âbidîn, Raid al-Mu ht âr, IV, 566. 4. Droit chaféite : Sîrâzî, Muhaddab, I, 447 ; Ramlî, op. cit., V, 420 et s. Droit malékite : Halîl, op. cit., III, 153 ; Hattâb, op. cit., VI, 66 ; DardîrDasûqî, op. cit., IV, 114. Droit hanbalite : Ibn Qudâma, Mugnî, V, 623 et s.

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le qabd, ne sera plus une condition de validité de la donation onéreuse. Celle-ci fera naître les options, hiyarât5, attachées à la vente : droit de résoudre le contrat dans les trois jours (option stipulée), option pour vice, option de vue, etc. Un copropriétaire pourra préempter (suf'a) quand une part indivise fait l'objet de la donation onéreuse. Et, de même que la vente ne peut être révoquée unilatéralement, la donation onéreuse est irrévocable dans ces trois écoles, pour cette raison.

1484. — Une anomalie du droit malékite au sujet de la compensation. Dans les écoles chaféite et hanbalite, on déduit très logiquement de l'assimilation de la donation onéreuse à la vente que la contrepartie due par le donataire devra être exactement déterminée au moment où intervient l'accord des parties, de la même façon que le prix doit être connu et déterminé dans une vente sous peine de nullité. On décèle, il est vrai, en droit chaféite, quelques flottements sur ce point, mais il semble bien que, même dans cette école, la compensation, pour être valable, doive être précisée dans sa nature et dans son montant. Cette large majorité des auteurs chaféites et hanbalites en faveur du principe que la compensation n'est valable que si elle est exactement déterminée rend encore plus surprenante une disposition du droit malékite en vertu de laquelle il suffît que la compensation soit mentionnée, sans plus. Dardîr 6, commentant Halîl, écrit : « L e donateur peut stipuler une compensation en la précisant ou en ne la précisant pas, par exemple quand il dit : je te donne ceci, à la condition que tu me donnes une compensation. » En pareil cas, le prétendu donataire est tenu de remettre au donateur la contrevaleur exacte de la chose donnée. Cela n'est pas sans rappeler la pratique du tafwîd, en ce qui concerne le montant de la dot due par le mari. Dans les deux hypothèses la loi supplée à l'indétermination de l'obligation, par la présomption que les contractants ont entendu se soumettre aux principes généraux du droit et aux usages. Toujours est-il que cette disposition du droit malékite a pour résultat d'exclure du système de cette école, certaines des conséquences énumérées plus haut qui découlent du principe de l'assimilation de la donation onéreuse à la vente, et notamment le transfert de propriété par le simple consentement avant prise de possession. Quand la compensation est indéterminée, le contrat ne devient lâzim, obligatoire, que par le qabd, par la prise de possession 7 par chacune des deux parties de ce qui lui revient. 5. Voir supra, n° 382 et s. 6. Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 1 1 4 ; encore que Dasûqî ajoute que certains auraient voulu, qu'ainsi que dans la vente, la compensation fût déterminée dans sa nature et son montant. 7. Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 1 1 4 (glose de Dasûqî).

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1485. — La donation onéreuse en droit hanafite. En droit hanafite 8, la donation onéreuse a un caractère hybride ; elle tient tout à la fois de l'acte à titre gratuit et de la vente. C'est un acte à titre gratuit de par ses règles de formation, mais elle devient vente quand on ne considère que ses effets. Certes, reconnaissent les juristes hanafites, du fait que le donataire est tenu de verser au donateur une compensation, on se trouve en présence d'un contrat synallagmatique, d'un mu'âzvada, qui ressemble étrangement à la vente. Mais on ne saurait pour autant complètement négliger les termes employés par les parties dans la conclusion de leur accord. D u moment qu'elles ont tenu à se servir des formules propres à la donation, c'est qu'elles ont entendu soumettre la formation de leur accord aux règles qui gouvernent la donation, à l'exclusion de celles qui sont incompatibles avec les effets que doit produire cet accord, qui sont ceux d'une vente puisque le transfert de propriété est subordonné au paiement d'une compensation par le donataire. Ainsi, la donation onéreuse sera une donation dans ses prémices, compte tenu des termes employés, mais ses effets seront ceux d'une vente, eu égard au but visé par les parties. Ce fut du moins l'opinion du Grand Imâm et de ses deux disciples, A b û Yûsuf et Saybânî, qui s'est très facilement imposée dans l'école. L e troisième disciple, Zufar, a soutenu le même point de vue que celui adopté dans les autres écoles, à savoir que la donation onéreuse est de bout en bout une véritable vente.

1486. — C'est la prise de possession qui marque la mutation. Étant admis sans conteste qu'en droit hanafite la donation onéreuse est « au commencement » une donation, hiba ibtidâ', et que « à la fin » elle devient une vente, bay' intihâ', il reste à préciser à quel moment va se produire cette mutation. C'est la double prise de possession ou, le cas échéant, la prise de possession par le donataire qui marque ce moment 9. Toutes les conditions de validité antérieures à cette prise de possession seront celles des donations, mais, postérieurement à la prise de possession qabd, la donation onéreuse est alors régie par les règles propres à la vente.

1487. — Conséquences se rattachant au caractère de libéralité. D u fait que pour sa formation, la donation onéreuse doit obéir aux règles qui gouvernent les donations, on tire en droit hanafite les conséquences suivantes : 8. Kâsânî, Badâ'i', VI, 130-132 ; Zayla'î, Tabyîn, V, 99-100 ; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, IV, 572. 9. Margînânî, Hidâya, III, 167.

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1. Les parties contractantes doivent être capables de disposer par acte à titre gratuit. Ainsi, le mineur pourvu du discernement, qui peut vendre ses biens sous réserve de la ratification de son tuteur, ne peut consentir une donation onéreuse, la contrepartie fût-elle particulièrement avantageuse. De même le walî qui peut vendre, sous certaines conditions, les biens de l'incapable ne peut conclure une donation onéreuse ayant pour objet ces mêmes biens 10 . On sait que dans les autres écoles, c'est-à-dire celles qui décident que la donation onéreuse est en tous points une vente, le walî dispose d'un pareil pouvoir. 2. L a chose donnée contre compensation ne peut être une part indivise dans une chose susceptible d'être partagée. Ainsi toute la réglementation hanafite, relative aux biens indivis, musâ', si justement critiquée, même par la plupart des Hanafites, doit être appliquée à la donation onéreuse ; on en déduit aussi que la compensation offerte par le donataire ne saurait être une partie de la chose donnée, encore que cette prohibition soit expliquée autrement par la plupart des auteurs qui soulignent que ce n'était pas l'intention du donateur de recevoir une partie de la chose donnée sans quoi il n'aurait pas fait don de l'ensemble 3. Contrairement à la vente, la donation onéreuse n'est pleinement réalisée que par la double prise de possession, par le donataire de la chose donnée, par le donateur du bien remis en compensation. Jusque-là chacune des parties peut se rétracter, les fuqahâ' disent révoquer, car il n'y a pas encore de vente ; celle-ci ne naît précisément que lorsque chacune des parties a exécuté sa propre obligation. Si l'une d'elles faillit à son obligation, l'autre a le droit de reprendre ce qu'elle lui avait remis, et si cette chose avait été aliénée ou détruite, son propriétaire devra être dédommagé ; comme l'écrivent les auteurs hanafites, le donataire qui n'a pas remis la compensation promise, ou le donateur qui n'a pas exécuté la donation, ne sont pas propriétaires, le premier de l'objet de la donation, le second de l'objet de la compensation. Dans un cas comme dans l'autre, ils détiennent sans cause, ils ne peuvent dès lors aliéner valablement et sont responsables de la perte ou de la destruction de la chose qui se trouve en leur possession, mais qui demeure la propriété de l'autre partie 12 . 4. Faut-il voir dans la nécessité de déterminer exactement la nature et le montant de la compensation une conséquence du fait qu'ab initio la donation onéreuse reste une donation ? Non, puisque dans la vente également les obligations des deux parties doivent être 10. 'Alâ' ad-Dîn Ibn 'Âbidîn, Qurrat 'uyûn, II, 332. Contra, les auteurs des autres écoles, par exemple Halîl, op. cit., III, 153. 1 1 . Kâsânî, Badâ'i', VI, 130. 12. Cheikh Ahmad Ibrahim dans le Journal judiciaire (en arabe), i r e année, n° 7.

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exactement déterminées. Néanmoins, quelques auteurs de basse époque se sont départis de cette rigueur à l'égard d'une opération fréquemment pratiquée, malgré son caractère aléatoire. Il s'agit d'une donation, dans laquelle le donateur stipule de la part du donataire le paiement d'une rente pendant tant d'années. Encore que prévu pour une durée déterminée, le versement de la pension cesserait prématurément si le donateur décédait avant le terme convenu. Il y a donc dans la compensation une certaine intédermination qui l'aurait fait condamner dans le passé, si l'ensemble de l'opération avait constitué un contrat réputé à titre onéreux, comme le contrat de rente viagère 13 , mais que les usages et la coutume tolèrent en matière de donation onéreuse.

1488. — Les conséquences du caractère synallagmatique de l'opération. A partir de la double prise de possession, la donation onéreuse est traitée comme une vente ; il en résulte que : 1. D'abord, il n'y a plus place pour une révocation de la part du donateur. L a règle est absolue. L e donateur, en acceptant la compensation, a atteint le but qu'il visait en gratifiant. L a révocation n'a plus de raison d'être 14 . D u reste, il n'y a pas de révocation en matière de vente et la donation onéreuse est devenue une vente depuis la prise de possession. 2. Donateur et donataire sont tenus à garantie contre l'éviction en ce qui concerne la chose qu'ils ont remise, exactement comme des coéchangistes. 3. Les « options », hiyarât, que ce soit celle pour vice ou celle dite « de vue », hiyâr al-'ayb et hiyâr ar-ru'ya, pourront être mises en œuvre, exactement comme quand il s'agit de contrats à titre onéreux 15 . 4. Et, toujours en raison de ce caractère de contrat « commutatif » que la donation onéreuse acquiert depuis le qabd, le voisin, le copropriétaire, l'usufruitier pourront exercer la suf'a, la préemption qui n'est ouverte en principe que lorsque l'aliénation d'une part de copropriété a été effectuée à titre onéreux.

1489. — Quel jugement porter sur cette construction hanafite ? Cet amalgame de règles empruntées, les unes aux contrats à titre gratuit, les autres aux contrats à titre onéreux a, bien entendu, été critiqué par les juristes des trois autres écoles. Ceux-ci reprochent 13. Pour plus de détails, consulter Linant de Bellefonds, Des donations en droit musulman, p. 268-269. 14. Sarahsî, Mabsût, XII, 75. 15. Voir supra, n° 385 et s.

3

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notamment aux Hanafites de ne pas respecter leur propre principe en vertu duquel « ce qui importe dans les conventions, c'est l'intention des parties, et non les mots employés » 1 9 . Puisqu'ils tiennent le commodat moyennant une contrepartie pour un louage et le cautionnement avec libération du débiteur principal pour un transport de dette (hawâla), en dépit du fait que les formules du commodat et du cautionnement aient été respectivement employées par les parties, pourquoi les Hanafites ne réagissent-ils pas de la même façon en ce qui concerne la donation qui comporte une contrepartie ? Ceux-ci répondent qu'il n'est pas possible d'associer les effets du cautionnement avec ceux de la remise de dette et les effets du commodat à ceux du louage ; qu'il a donc fallu sacrifier, dans ces hypothèses, la formule employée au but visé par les parties ; mais qu'en matière de donation certaines règles relatives à la formation de ce contrat peuvent facilement se concilier avec les effets de la vente, d'où le régime complexe de la donation onéreuse en droit hanafite.

1490. — Nécessité de préciser la nature juridique de la prestation du donataire. Il est indispensable, pour qu'il y ait donation onéreuse, hiba bi-sart al-'iwad, non seulement que la compensation soit expressément stipulée, mais aussi que le donataire précise que le bien qu'il remet au donateur l'est au titre de compensation ou de contrepartie pour la donation qu'il a reçue, et que le donateur déclare qu'il l'accepte à ce titre. A défaut de quoi on se trouverait en présence de deux donations réciproques, mais indépendantes l'une de l'autre; deux donations simples, toutes deux révocables, contrairement à la donation onéreuse qui, elle, est irrévocable 17 . A noter que, dans le système hanafite, la compensation peut être offerte après la conclusion du contrat de donation. Si elle est acceptée comme telle par le donateur, elle rend ensuite irrévocable une donation qui avait commencé par être de nature révocable.

16. Article 3 de la Majalla ottomane, emprunté aux aphorismes d'Ibn Nujaym (al-Asbâh wa n-Nazâ'ir). 17. Kâsânî, Badâ'i', Vl", 130.

CHAPITRE IV

LES MODALITÉS DANS LA DONATION 1491. — Ce qu'il faut entendre par modalité. Sous le terme de sort (plur. surût) qui signifie littéralement condition, le juriste musulman comprend non seulement la condition proprement dite, qu'elle soit suspensive ou résolutoire (dans ce cas, on précise habituellement sort at-ta'lîq) et le terme suspensif et résolutoire, sart al-ajl, mais aussi toutes les clauses adjointes surût al-muqtârina, qui ont pour objet soit d'ajouter aux obligations que la loi fait produire à une convention déterminée, soit d'en réduire, au contraire, la portée 1 . En dépit de cette uniformité dans l'expression, les juristes vont cependant traiter les « conditions » incluses dans un contrat de donation de façon très différente, suivant que la condition a pour effet de retarder ou de suspendre le transfert de propriété, ou qu'elle vise un autre but. Il importe de bien distinguer ces deux séries d'hypothèses.

1492. — Condition donation.

et

terme

suspensifs

annulent

la

En vertu d'un principe fondamental en droit musulman, les actes qui par leur nature transfèrent la propriété ne sont pas susceptibles d'être affectés d'un terme suspensif ou d'une condition suspensive. Leur effet doit être immédiat. Il en est ainsi de la vente et de la donation. Ce n'est pas le lieu de discuter de la raison d'être d'un principe qui en réalité est une simple pétition de principe. O n se bornera à souligner les conséquences qu'en tirent les fuqahâ' en ce qui concerne la donation. Ces conséquences sont très énergiques. T o u t e donation, dont les effets sont subordonnés à l'arrivée d'une condition ou repoussés par un terme dans un avenir, même très proche, est radicalement nulle; on dira en droit hanafite, qu'elle est inexistante, bâtila, encore que quelques Hanafites soutiennent qu'elle est i. Voir supra, n° 533 et s., le chapitre sur les modalités des obligations.

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simplement nulle, fâsida. Ainsi, est absolument nulle la donation qui ne doit prendre effet que le lendemain de l'acte, nulle également celle qui est subordonnée à la naissance d'un enfant ou au paiement d'une dette par le donataire 2 .

1493. — Les effets de la « condition jointe ». E n ce qui concerne les effets de la « condition jointe », c'est-àdire de toute clause adjointe à un contrat de donation 3 et qui a pour but d'en modifier les conséquences habituelles fixées par la loi, la position de la doctrine est plus nuancée. Elle peut se résumer en ces deux propositions. Si la clause est valable parce que son exécution peut se concilier avec la fin de la donation, dont elle ne contredit pas les effets principaux, alors elle doit être exécutée en même temps que la donation. Mais si la clause est réputée nulle, parce qu'incompatible avec la notion de transfert de propriété à titre gratuit, alors la clause est tenue pour non avenue, mais la donation reste valable. E n matière de donation, répètent à satiété les auteurs, la clause nulle n'invalide pas la donation : al-hiba lâ tubtal bi-l-surût al-fâsida 4.

1494. — Les clauses réputées non avenues. E n droit hanafite, on peut considérer que la presque totalité des clauses jointes à un contrat de donation sont tenues pour non avenues ; elles sont par conséquent nulles par elles-mêmes, mais n'entraînent pas la nullité de la donation dans laquelle on a v o u l u les insérer. Il serait difficile en matière de libéralité de trouver des clauses valables qui s'imposent au donataire, en dehors de l'engagement de payer au donateur une compensation, liwad~, du reste, si cette clause est admise unanimement, c'est qu'en réalité elle transforme tôt ou tard la donation en vente ; c'est ce qu'on appelle la donation onéreuse, dont il a été traité plus haut. Mais quand on veut rester dans le domaine des libéralités proprement dites, c'est vraiment un tour de force que de découvrir — t o u t au moins en droit hanafite — une « condition » stipulée par le donateur qui ne contrarie pas les effets normaux de la donation et qui « conviennent » à ce contrat, pour employer l'expression des fuqahâ\ T o u t e clause d'inaliénabilité est nulle, car le donataire est propriétaire de la chose donnée, et l'on ne saurait restreindre son droit

2. Kâsânî, Badâ'ï, VI, 1 1 8 ; Margînânî, Hidâya, III, 168 ; Fatâwâ al-hindiyya, IV, 396 ; Ramlî, op. cit., V, 405-406 ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 599. Cf. Linant de Bellefonds, Des donations en droit musulman, p. 240 et s. 3. Consulter la glose de Salabî sur le Tabyîn de Zayla'î, V, 102 et s., à propos des effets des clauses accessoires en général. 4. Sarahsî, Mabsût, XII, 95 ; Fatawâ al-hindiyya, IV, 396 ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 599.

LES MODALITÉS

DANS LA

DONATION

383

de disposition, même indirectement, comme dans l'hypothèse où l'on stipulerait qu'il devrait rendre mère l'esclave qui a été donnée, ce qui aurait pour effet de la rendre inaliénable s . L e donateur ne peut se réserver le droit de consommer du raisin de la vigne qu'il a donnée, de loger dans la bâtisse dont il a gratifié le donataire, ni de garder une partie non détachable de la chose donnée, comme l'enfant à naître de l'esclave femme qui a fait l'objet d'une donation ; c'est la clause d'istitnâ' condamnée par toutes les écoles, sauf par l'école hanbalite 8. Ainsi que l'écrit un auteur contemporain : « T o u t e clause qui a pour effet d'imposer une limitation au transfert de propriété ou à la jouissance du donataire est réputée non avenue. » 7 L a donation sera exécutée sans qu'il soit tenu compte de la clause. En droit chaféite et en droit hanbalite, les solutions sur ce point sont très proches de celles du droit hanafite.

1495. — La position malékite. Sur les principes, les auteurs malékites ne se séparent guère de ceux des autres écoles, mais il est incontestable qu'ils se sont montrés plus conciliants sur la manière de juger si une clause adjointe pouvait s'harmoniser avec les effets que la Sarî'a fait produire à la donation. Pour tout dire, il leur a paru que bien des clauses que les autres écoles condamnent pouvaient être tenues pour valables, en raison de leur « utilité », soit pour l'un des contractants, soit même pour les tiers, et quand bien même elles se traduiraient par une certaine limitation des droits du donataire ; c'est ainsi, comme on le verra plus loin, que l'école malékite admet la donation viagère ou à terme en tant que telle, c'est-à-dire en tant que libéralité qui fait retour au donateur à la mort du donataire, comme le stipulerait « la clause de retour », celle-ci étant tenue pour nulle par les autres écoles 8. Néanmoins, la clause d'inaliénabilité, encore qu'elle apparaisse souvent comme très utile au donataire, ne semble pas avoir été admise sans conteste par tous les auteurs de cette école 9 . En revanche, certaines restrictions imposées au donataire qui de prime abord paraissent assez anodines sont condamnées sous prétexte qu'elles sont susceptibles de faire naître un aléa 10 .

5. Fatâwa al-hindiyya, IV, 396 à 398. 6. Margînânî, Hidâya, III, 168. 7. Syed Ameer Alî, Mohammedan Law, I, 132. 8. Ces cas sont rapportés par Pesle, La donation en droit musulman, p- 134- Tr . 9. Voir sur la question, Hattâb et Mawwâq, op. cit., VI, 50. 10. Halîl, op. cit., III, 152 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 109 ; Hattâb, op. cit., VI, 62.

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TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

1496. — La donation viagère, dite « 'umra ». A la lumière des principes généraux qui viennent d'être exposés, vont être étudiées les solutions adoptées en ce qui concerne quelques types de donations qui comportent un terme extinctif ou une condition résolutoire. Elles ont, en arabe, un nom particulier et font généralement l'objet dans les ouvrages de fiqh de longs développements. L a première de ces donations « conditionnelles » est la 'umra. L e mot vient de 'umr, qui signifie vie ; c'est la donation dans laquelle le donateur stipule qu'à la mort du donataire les biens lui feront retour, à lui donateur, ou reviendront à ses enfants. C'est donc une donation viagère ou, si l'on veut, à terme extinctif, le terme étant constitué par la mort du donataire. L a 'umra est souvent mentionnée nommément dans les hadith-s ; certains de ceux-ci la condamnent, d'autres l'approuvent n . Ces traditions reflètent les deux tendances qui s'étaient fait jour au début de l'Islam relativement à cette institution dont l'origine remonterait à l'époque préislamique. D'après la tendance médinoise, dont le porte-parole f u t Mâlik lui-même, le Prophète aurait approuvé la clause de retour et de ce fait la 'umra devrait normalement fonctionner comme une donation viagère, caractère qu'elle avait dans l'Arabie préislamique. Mais la tendance iraquienne en faisait une donation pure et simple, la clause de retour étant réputée non avenue 12 . Ces deux tendances touchant la 'umra se retrouvent dans les thèses des écoles entre lesquelles se répartissent les musulmans de nos jours. D a n s la majorité de ces écoles, à savoir les écoles hanafite, chaféite et hanbalite, la 'umra est tenue pour une donation pure et simple, le donataire acquérant définitivement le bien donné dont ses héritiers hériteront. E n effet, la clause de retour au donateur, au décès du donataire, est une clause fâsid, nulle ; or, en matière de donation, la clause adjointe, quand elle n'est pas valable, n'invalide pas la donation à laquelle elle est jointe. Elle est tout simplement réputée non avenue et la donation produira les effets d'une donation ordinaire, c'est-à-dire d'une donation exempte de toute condition 13 . Ainsi, l'on concilie les hadith-s qui font dire que la 'umra est valable, avec les

11. Bokhârî, Les traditions islamiques (trad. Houdas et Marçais), Paris, 1905, II, livre L I bis, p. 202. Pour l'ensemble des hadith-s, sur la question, consulter Sawkânî, Nayl al-Awtâr (2e éd. Muniriyya, L e Caire, 1344 H.), tome V, à « Donation ». On pourra consulter en français, sur la question, Kamel Moursy, « Ruqba et 'Umra », revue al-Qanûnwa l-Iqtisâd, 1938, n° 2, p. 85 et s. de la partie française. 12. Sur l'historique de l'institution et la controverse à coups de hadith-s à laquelle elle a donné lieu, lire J. Schacht, The Origins of Muhammadan Jurisprudence, p. 220-221. 13. Sarahsî, Mabsût, XII, 58 et 95 ; Kâsânî, Badâ'i', VI, 116 ; Zayla'î, Tabyîn, Y , 104. Pour le droit chaféite : Ramlî, op. cit., Y , 406; Sîrâzî, Muhaddab, I, 448. En droit hanbalite : Ibn Qudâma, Mugnî, V, 624.

LES MODALITÉS DANS LA DONATION

385

principes généraux de ces trois écoles qui condamnent la clause de retour c o m m e inconciliable avec la nature de la donation. L a 'umra est valable, certes, mais à titre de donation pure et simple. Elle constitue une simple hiba, c o m m e l'écrivent les auteurs chaféites. Notons à ce propos que, dans l'école chaféite, une opinion, mais qui n'a pas prévalu, considère la 'umra comme nulle en totalité.

1497. — La « 'umra » en droit malékite. T o u t à fait différente est la position malékite. Cette école a laissé à la 'umra les caractères qu'elle avait avant l'Islam et qu'elle avait gardés à Médine. Autrement dit, la clause de retour y est tenue pour parfaitement valable et la 'umra, au lieu d'être une simple donation c o m m e dans les autres écoles, est effectivement, en droit malékite, une donation viagère ; à la mort du donataire, les biens feront retour au donateur ou à ses héritiers. Mais comment les Malékites justifient-ils juridiquement leur position ? T o u t simplement, en définissant la 'umra non pas u n transfert de propriété (définition de la donation), mais un transfert de l'utilité, de l'usage de la chose donnée, tamlïk al-manfa'a. « C'est une cession à titre gratuit de l'usufruit d'une chose. » 1 4 Cette cession reste cependant soumise aux mêmes conditions de validité que les autres donations, notamment en ce qui concerne la prise de possession par le bénéficiaire et la capacité de disposer. E n théorie, elle se distingue de la 'âriyya 1 5 ou prêt à usage ; celui-ci, en effet, est gouverné par d'autres règles que celles qui s'appliquent à la donation ; mais, en fait, il sera toujours difficile de décider si l'on se trouve en présence d ' u n commodat ou d'une donation viagère, tellement les droits du bénéficiaire dans chacune de ces institutions sont analogues ; à moins que le disposant ait employé une formule si précise qu'elle exclut toute incertitude. T o u j o u r s est-il que l'école malékite a donné à la 'umra des structures très voisines de celles du commodat. E n effet, si la donation viagère est consentie en règle générale pour la durée de la vie du donataire, il n'est pas interdit que le donateur fixe un délai beaucoup plus court, voire le délai d'une seule année, au dire d ' I b n Asim. L e s droits du donataire en viager sur la chose donnée sont ceux d ' u n usufruitier ; il lui est possible par conséquent de céder son droit à titre gratuit ou onéreux, et de louer la chose qui fait l'objet de la 'umra.

14. Halîl, op. cit., III, 152, ses commentaires par Hattâb, op. cit., VI, 61 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 108 ; Tasûlî, Bahja, Le Caire, 1310 H., II, 234. Pour l'appareil scripturaire, cf. Ibn RuSd, Bidâya, II, 326. 15. Voir infra.

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TRAITÉ

DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

1498. — La « ruqba » 16. Un autre genre de donation, qui a soulevé bien des controverses, est constitué par la ruqba. Les juristes ne sont même pas d'accord sur sa définition. C'est ainsi que pour Abû Yûsuf, le disciple d'Abû Hanîfa, la ruqba serait une autre dénomination de la 'umra et, comme cette dernière, elle constituerait une donation valable, la clause de retour étant réputée nulle 17 . Cette conception trouverait un appui dans le fait que Buhârî, dans son Sahîh, mentionne la ruqba dans l'intitulé d'un chapitre entièrement consacré à la 'umra, ce qui laisserait penser que de son temps les deux mots étaient synonymes. Mais la presque unanimité des juristes définissent la ruqba une donation mortis causa, c'est-à-dire une donation dans laquelle le transfert de propriété est subordonné au prédécès du donateur. Elle peut être simple ou réciproque. C'est, il faut bien le reconnaître, la ruqba réciproque qui répond le mieux à l'étymologie du mot. Celui-ci dérive d'une racine qui signifie guetter, surveiller ; or, si l'on suppose que Ahmad, propriétaire d'une maison, et Ibrahîm, propriétaire d'une autre maison, conviennent que les deux maisons appartiendront à celui d'entre eux qui survivra, on les imagine très bien se guettant mutuellement pour savoir qui mourra le premier.

1499. — La « ruqba » réciproque. Il convient de commencer par elle non seulement parce que c'est à cette institution que l'on fait allusion quand on traite de ruqba sans autre précision, mais aussi parce que l'unanimité qui s'est faite au sujet de sa nullité radicale mérite d'être soulignée tout de suite. En effet, toutes les écoles, y compris l'école malékite 1 8 , la condamnent radicalement. Cela n'est pas pour nous surprendre, étant donné son caractère aléatoire. Il y a dans cette façon de guetter la mort de l'autre contractant quelque chose de peu conforme, pour le moins, à l'esprit du fiqh.

1500. — La « ruqba » simple peut-elle être assimilée à un testament ? L e contrat de ruqba, quand il ne comporte qu'un donateur et un donataire, n'opère le transfert de propriété que si le donateur décède avant le donataire. Il s'agit donc d'une donation sous condition suspensive, tenue à ce titre pour complètement nulle par l'unanimité des juristes de toutes les écoles. Les effets d'une donation, 16. Mêmes références, à une ou deux pages près, qu'à la note 13. Consulter en sus, Ahmad Ibrahim, revue al-Qanûn wa l-Iqtisâd, 3 e année, p. 64-65 ; F. Arin, Opérations usuraires et aléatoires en droit musulman, Paris, 1909, p. 134-137. 17. Cf. Margînânî, Hidâya, III, 168. 18. Halîl, Muhtasar, III, 152 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 109.

LES MODALITÉS

DANS LA

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comme il a été dit, ne peuvent être subordonnés à l'arrivée d'un événement futur et qui est de surcroît incertain, puisqu'il n'est pas sûr que le donateur décédera avant le donataire 19 . Cela étant, les juristes se sont demandé si cette libéralité conditionnelle, nulle en tant que donation, ne pourrait pas passer pour un testament valable. Il suffirait de négliger les termes employés par celui qui gratifie et de ne s'en tenir qu'aux effets de ces deux actes. On s'aperçoit alors qu'il existe en fait une grande analogie entre la situation du donataire conditionnel et celle d'un légataire. Dans la ruqba simple, le donateur s'exprime ainsi : ma maison sera au donataire si je décède avant lui, mais dans un testament, c'est le même résultat qui est recherché, à cela près que la condition de prédécès est sousentendue. Dire : ma maison sera à untel à ma mort, signifie, en réalité, elle sera à lui s'il n'est pas décédé avant moi. Cette interprétation libérale n'est admise qu'en droit malékite 20 . L a donation ruqba, quand elle ne comporte pas une double libéralité réciproque consentie dans le même acte, peut constituer, d'après les docteurs malékites, un véritable legs, si par ailleurs les conditions de validité du testament se trouvent respectées, notamment les conditions relatives à la capacité de recevoir du donataire qui sont très strictes en droit musulman (par exemple, impossibilité d'être cumulativement légataire et héritier). Les trois autres écoles se refusent à admettre une pareille assimilation. L a ruqba, même celle qui ne comporte pas de réciprocité, est dans ces écoles radicalement nulle. On ne saurait, d'après leurs juristes, la tenir pour un testament et cela pour deux raisons 2 1 : 1. D'une part, il n'est pas permis de négliger systématiquement la formule employée par les parties, sous prétexte qu'elle ne répond pas à leur intention réelle. L a chose n'est possible que lorsqu'il y a bévue ou ignorance évidente ; alors l'interprète a le droit de donner à un acte juridique sa véritable qualification, nonobstant les termes employés par les parties — ce qui est rarement le cas quand le mot ruqba est employé. 2. L a condition de survie du donataire est explicite dans la ruqba et c'est précisément cela que condamne le fiqh.

19. Voir supra. 20. Dasûqî, dans le Sarh al-kabîr, IV, 109. 2 1 . Muhammad Zayd al-Ibyânî, Sarfi al-afikâm as-Sar'iyya,

II, 239.

CHAPITRE

V

LA RÉVOCATION DES DONATIONS 1501. — Profonde divergence entre les écoles sur la question. S u r le point capital de savoir si la donation est u n contrat révocable, les écoles se partagent en d e u x groupes dont les thèses sont diamétralement opposées. D ' u n côté, les Hanafites qui professent q u e le donateur a, en principe et sauf empêchements, le droit de révoquer sa donation, à moins que le donataire ne soit son conjoint ou u n parent au degré où le mariage est prohibé ; et, d ' u n autre côté, les trois écoles, chaféite, malékite et hanbalite, qui décident que la donation est, au contraire, en principe irrévocable, à moins précisément que le donateur ne soit le père ou la mère d u donataire (doctrine malékite et hanbalite) ou l ' u n q u e l c o n q u e de ses ascendants (doctrine chaféite), auquel cas il lui est permis de reprendre ce qu'il avait donné à son descendant. Ainsi, en gros et en négligeant les quelques nuances qui distinguent les écoles de ce second groupe, on peut dire que les m ê m e s liens de parenté entre donateur et donataire, qui rendent la donation irrévocable en droit hanafite, ont précisément pour effet d'autoriser la révocation dans l'enseignement des autres écoles. I b n Q u d â m a 1 souligne cette antithèse d ' u n e manière lapidaire : « C h e z nous, ne révoquent que les parents, et chez e u x (les Hanafites) que l'étranger (à la famille). »

1502. — Les raisons non scripturaires de cette divergence. Si l'on se bornait à opposer la thèse de l'école hanafite à celle de l'école malékite en matière de révocation, il serait aisé d ' e x p l i q u e r cette antithèse. L a position de chacune de ces écoles est en effet dans la logique de leur système. D ' a p r è s les Hanafites, la donation, quand elle s'adresse à un étranger à la famille, n'est jamais à proprement parler un acte complètement désintéressé, ou alors il s'agit i. Ibn Qudâma, Mugnî, V, 622.

LA RÉVOCATION

DES

DONATIONS

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d'une donation aumônière, d'une sadaqa qui, elle, est toujours irrévocable même si le donataire n'est pas dans le besoin 2. Celui qui dispose à titre gratuit au profit d'un non-parent le fait presque toujours avec l'arrière-pensée d'en obtenir plus tard un avantage quelconque, d'ordre matériel ou moral, une faveur, un passe-droit, bref une contrepartie à son geste qui n'est donc qu'en apparence déterminé par Yanimus donandi. Qu'il vienne à être déçu dans ses espoirs ou qu'il ne les réalise qu'imparfaitement, il lui restera la ressource de révoquer sa donation, de reprendre ce qu'il aura donné pour ainsi dire sans cause. L a révocation est donc, en droit hanafite, de l'essence même de la donation, puisque celle-ci n'est pas un pur mouvement de générosité et qu'il convient de ménager à celui qui a donné à mauvais escient les moyens de réparer son erreur. On conviendra que cette dialectique hanafite n'est pas dépourvue de beaucoup de rigueur logique et d'une grande cohérence 3. A l'opposé, les Malékites, faisant du contrat de donation un contrat « obligatoire », lâzim, qui lie le donateur d'une façon presque aussi rigoureuse qu'un contrat à titre onéreux, ne pouvaient concéder à celui-ci le droit de révoquer ad nutum. L a règle de l'irrévocabilité de droit de la donation découle ainsi, chez eux, tout naturellement de leur conception fondamentale de la libéralité, et s'ils font exception pour la donation du père (et de la mère), c'est en vertu d'un autre principe qui, bien que moral, domine les rapports pécuniaires du père et de ses enfants, et en vertu duquel tout ce qui est au fils est à la disposition de son père. Il était difficile de concilier ce principe avec une quelconque irrévocabilité de la donation qu'un père pourrait consentir à son fils.

1503. — Dialectique chaféite et hanbalite. L e s écoles chaféite et hanbalite ont adopté la même règle que l'école malékite, à savoir que, sauf exceptions, la donation est par essence irrévocable. Comme on le verra plus loin, elles s'appuient sur les mêmes hadith-s que les Malékites pour justifier leur position. Mais, tandis que cette irrévocabilité de principe cadre parfaitement avec la conception malékite de libéralité, elle est en revanche peu en harmonie avec la notion chaféite et hanbalite de donation ; celle-ci, en effet, n'est pas loin de ressembler à celle de l'école hanafite. Il y a là une certaine distorsion entre principes généraux et applications pra-

2. Margînânî, Hidâya, III, 169 : « La sadaqa adressée à un riche n'est pas révocable par istifisân », c'est-à-dire même si la logique juridique commandait le contraire. 3. On trouvera une belle démonstration de la thèse hanafite dans Sarahsî, Màbsût, XII, p. 48 et s. ; les auteurs postérieurs n'ont fait que reprendre ses idées et parfois textuellement, par exemple Zayla'î, Tabyîn, V, 99.

39°

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

tiques, qu'évitent les écoles hanafite et malékite, mais chacune dans un sens opposé.

1504. — Le fondement scripturaire dont se prévalent les écoles.

L'élaboration des premiers légistes, dans le domaine de la donation, s'est faite aussi librement que dans les autres secteurs du droit. Les Irakiens, dont sont issus les premiers Hanafites, avaient hérité de la répugnance du droit romain à l'égard de la notion de pure libéralité dont ils ont tenté de restreindre le plus possible les effets. Cette répugnance n'a pas touché les Médinois qui ne l'ont donc pas transmise aux Malékites. Néanmoins, dans ce domaine comme dans les autres parties du droit, les créateurs du fiqh — cette libre élaboration de la norme juridique — furent très vite en quête d'une justification scripturaire qui les fît échapper au reproche d'arbitraire et de création légale peu soucieuse des nouvelles normes canoniques que venait de se donner l'Islam. D'où une masse de traditions que l'on faisait remonter pour la plupart au Prophète, quand ne paraissait pas suffisante l'autorité, moins prestigieuse, du calife Omar 4 . La plus importante de ces traditions relatives à la révocation est celle qui, rapportée sous des isnâd (chaînes des transmetteurs) très divers, faire dire au Prophète : « Celui qui révoque sa donation est comme le chien qui revient à son vomissement. » C'est en s'autorisant de ce hadith, dont nul ne conteste au demeurant l'authenticité, que Buhârî a intitulé un bâb (section) de son chapitre sur la donation, Lâ yahill li-ahad an yarju'a fî hibatihi wa sadaqatihi : « Il n'est permis à personne de révoquer sa donation et son aumône. » D'autre part, les textes, par leur formulation énergique et sans équivoque, auraient dû apporter une solution unique et définitive au problème de la révocation. Il n'en a rien été. Ici, comme dans les autres domaines du droit, chaque école les a interprétés à son gré et conformément à des positions juridiques préalablement adoptées. A vrai dire, les écoles chaféite, malékite et hanbalite5 s'en sont tenues au sens apparent de ces textes dont il semble bien résulter, en effet, que la révocation doive être interdite sauf à l'égard du père et des autres ascendants qui, en raison des larges pouvoirs qui leur sont 4. On retrouvera la plupart de ces hadith-s dans le Sahîh de Buhârî, tome II, Kitâb al-hiba, traduit en français, sans les isnâd (les transmetteurs), par Houdas et Marçais, Les traditions islamiques, II, p. 183 à 206. La totalité des hadith-s sur la question se trouve dans Sawkânî, Nayl al-Awtâr, V, 246 et s., et 221 et s. de la glose. Les décisions de 'Umar sur la question sont rapportées notamment dans le Mugnî, V, 608, et dans le Qurrat 'uyûtt, II, 323-324. 5. Les Zahirites également ; ceux-ci ont sur la question la même doctrine que les Malékites ; cf. Ibn Hazm, Mufiallâ, IX, 127 et 136.

LA RÉVOCATION DES

DONATIONS

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octroyés sur les biens de leurs descendants ne pourraient logiquement se voir interdire de récupérer leurs propres biens passés dans le patrimoine des descendants.

1505. — L'exégèse hanafite des « traditions » précédentes. L e s docteurs hanafites se sont employés avec une grande habileté qui frise parfois le paradoxe, à donner aux hadith-s précédents une signification tout autre que celle que leur prêtent les autres écoles, cela afin d'aboutir à justifier par le texte des Écritures leur thèse de la révocabilité de principe des donations. E x e m p l e singulièrement suggestif de procédés employés par les interprètes du droit musulman et qui ont pour effet de créer de profondes divergences entre écoles. E n ce qui concerne l'intitulé du chapitre (bâb) de Buhârî, qui commence par lâ yahill, « il n'est pas permis », il établit, précisent les Hanafites, une défense d'ordre moral et non pas juridique 6 . Lâ yahill ne doit pas recevoir une autre interprétation que dans les nombreux textes du Coran ou de la Sunna où il est employé dans le sens de défense morale, de prohibition religieuse, c o m m e dans le hadith suivant : « Il n'est pas permis {lâ yahill) à celui qui croit en D i e u et à l'autre monde de vivre rassasié, tandis que son voisin meurt de faim. » D e toute évidence, et sans qu'il soit besoin d'insister, lâ yahill s'applique à une conduite que réprouvent la morale et la religion, mais que le droit ne saurait condamner. Pourquoi en serait-il autrement, dans le libellé que Buhârî a donné à son titre ? Quant à la formule imagée qui rapproche le comportement du donateur qui révoque sa donation de celui du chien qui revient à son vomissement, elle aussi, disent non sans quelque paradoxe les Hanafites plaident en faveur de la thèse de la parfaite légalité de la révocation. Certes, le retour du chien à son vomissement est dégoûtant, mais on ne saurait sérieusement soutenir qu'il est interdit ; de même, la révocation est makrûh, elle est blâmable, et même abominable, mais sur le plan de la morale et de la religion. Judiciairement parlant, elle ne peut être condamnée, pas plus que le retour du chien à son vomissement. L e s Hanafites ont eu plus de peine à venir à bout d'un autre hadith, invoqué par les trois autres écoles : « U n donateur n'a pas le droit de révoquer sa libéralité, sauf le père. » C e n'est pas qu'ils contestent son authenticité, loin de là ; au contraire, ils en tirent argument en faveur de leur doctrine. C e hadith signifierait qu'il est blâmable de reprendre ce qui a été donné, sauf s'il s'agit du père qui échappe à cette prohibition, parce que le père peut puiser pour ses besoins personnels dans la fortune du fils et, a fortiori, lui reprendre ce qu'il lui a donné. L e parti pris des auteurs hanafites 6. Voir supra, n° 87 à 92, la distinction entre les deux échelles de qualification d'un acte quelconque : l'échelle morale et l'échelle juridique.

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COMPARÉ

saute aux yeux et trahit l'antériorité de leur solution sur la Sunna qu'ils n'ont pas suivie, mais plutôt pliée à leur doctrine et interprétée à leur convenance.

1506. — Nécessité de deux exposés distincts.

Le système hanafite relatif à la révocation est par trop éloigné des systèmes des autres écoles — en fait, il en est l'antithèse — pour qu'il soit possible de se suffire d'un seul exposé qui embrasserait l'ensemble du système musulman en la matière. En revanche, les enseignements chaféite, malékite et hanbalite sont très proches les uns des autres, en tout cas fondés sur les mêmes principes. Ces deux remarques expliquent qu'une première section sera consacrée exclusivement à l'exposé de la doctrine hanafite. Dans une deuxième section, seront étudiés les traits communs aux enseignements des écoles non hanafites ; chemin faisant, leurs particularismes, au demeurant assez réduits, seront soulignés.

Section I LA RÉVOCATION EN DROIT

HANAFITE

1507. — La méthode suivie par les « fuqahâ' » hanafîtes. Elle manque quelque peu de rigueur scientifique. En effet, la plupart des juristes de cette école, après avoir affirmé qu'en principe toute donation est révocable 1 , s'empressent d'ajouter : à moins qu'il n'existe un « empêchement », mâni' (plur. mazuânï) ; mais par empêchements, ils entendent aussi bien l'absence initiale du droit de révoquer, contemporain de la naissance de la donation et dont sont atteints certains donateurs comme le parent du donataire au degré où le mariage est prohibé et l'époux donateur, que les obstacles survenus postérieurement à une donation qui, à l'origine, était révocable, telles la perte de la chose donnée, sa transformation ou son aliénation par le donataire. On ne suivra pas cette méthode peu savante et les deux situations seront bien distinguées. Il y a d'une part ceux qui n'ont jamais eu droit de révoquer, et d'autre part ceux qui, en raison d'une circonstance postérieure à la donation, ont perdu ce droit qu'ils avaient cependant à l'origine.

1508. — Qui peut révoquer en droit hanafite? Si l'on excepte le donateur parent du donataire au degré où le mariage est prohibé et l'époux donateur à l'égard de son conjoint donataire, toute personne est investie du droit de révoquer, à moins qu'un obstacle survenant postérieurement à la donation ne le prive de ce droit. Les deux exceptions précédentes ajoutées aux nombreux obstacles à l'exercice du droit de révocation, ont à eux tous pour effet de retirer à la règle hanafite, suivant laquelle toute donation est en principe révocable, une grande partie de son importance pratique. Il ne serait pas exagéré d'affirmer qu'en fait il est rare qu'une donation puisse être révoquée, d'autant que les auteurs ont toujours montré une tendance très marquée à interpréter d'une manière extensive et les exceptions et les obstacles. Tout cela explique la rareté des révocations dans les annales judiciaires des pays hanafites. i. Margînânî, Hidâya, III, 166 ; Fatâwâ al-hindiyya, IV, 385 ; Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, IV, 574 et s. ; son complément Qurrat 'uyûn, II, 332 et s.

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TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

1509. — Irrévocabilité des donations aux proches parents. L a première exception au principe que toute donation est révocable est constituée par les donations consenties à des donataires, parents du donateur au degré où le mariage est interdit. Vont ainsi bénéficier de l'irrévocabilité tous les parents en ligne directe à l'infini et les collatéraux jusqu'au degré d'oncle à neveu et réciproquement. L a donation aux cousins germains est donc révocable, car à ce degré de parenté, on peut se marier. A fortiori, sera révocable la donation consentie à des parents plus éloignés. Est également révocable la donation aux alliés et aux parents par « l'allaitement », encore que la plupart d'entre eux ne puissent être épousés. Mais il ne s'agit pas de parents par le sang 2. L a condition de parenté étant remplie, il importe peu que le parent donataire soit chrétien, juif ou musulman, qu'il réside dans un pays en dehors de la puissance musulmane ou dans le dâr al-Islâm 3. Pourquoi cette exception au principe de la révocabilité ? Les Hanafites, pour la justifier canoniquement, ont forgé un hadith d'après lequel le Prophète aurait dit : « Si la donation est faite à un parent au degré prohibé, elle est irrévocable. » 4 L e s termes de ce hadith répondent trop bien au vœu des Hanafites pour ne pas en laisser apparaître la marque de fabrique. Mais l'exception s'explique très bien si l'on fait appel aux principes de l'école hanafite en matière de libéralité. L e s donations consenties aux parents ont pour cause les liens du sang, qui imposent une assistance réciproque, silat arrahirn ; le donateur en les gratifiant a visé un but bien défini qui est ce devoir d'assistance ; il a donc atteint immédiatement son objectif. Il n'y a alors aucune raison de lui ménager une possibilité de révocation, qui dans l'esprit des fuqahâ' sous-entend que le donateur n'a pas atteint en gratifiant le but recherché 5. Notons cependant que le père a le droit de reprendre ce qu'il a donné à son enfant, mais c'est alors en raison de l'obligation alimentaire qui pèse sur ce dernier, ce qui suppose que le père est dans le besoin et que l'enfant n'a pas d'autres biens qui devraient d'abord servir au paiement des pensions alimentaires, comme l'argent liquide 6.

1510. — Irrévocabilité des donations entre époux. On rend compte de l'irrévocabilité des donations entre époux de la même façon que pour les donations aux proches parents. L e but 2. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, IV, 578. 3. Qadrî pacha, Code du Statut personnel, art. 520. 4. Sawkânî, Nayl al-Awtâr, V, 246 (en marge, p. 221). 5. Consulter Sarahsî, Mabsût, XII, 49-50, sur la supériorité de la donation aux parents, qui est alors irrévocable, car « lorsque le donataire est un étranger (ajnâbî) alors le but (al-maqsûd) est une contrepartie ('iwad), mais s'il s'agit d'un proche (qarîb) alors le but est l'assistance due à la famille (silat ar-rahim) ». 6. Qurrat 'uyûn, II, 308.

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EN DROIT

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visé par le donateur, à savoir resserrer les liens d'affection et d'amour qui l'unissent à son conjoint est atteint immédiatement ; on conçoit en effet difficilement qu'il ait en le gratifiant un but intéressé ; il n'y a donc pas lieu de prévoir une possibilité de révocation qui ne se justifie dans la pensée des auteurs hanafites que comme un moyen de récupérer son bien, accordé au donateur frustré ou déçu dans les espoirs qu'il fondait en gratifiant le donataire. L a raison d'être de cette exception au principe de la révocabilité en fixe l'étendue d'application. Les seules donations irrévocables sont celles qui ont été consenties pendant le mariage. Elles demeurent irrévocables, même après la dissolution du mariage, encore que celui-ci ait été rompu par la répudiation. Ainsi, dans la rigueur des principes, devrait être toujours révocable la donation consentie à une femme qui ne devient l'épouse du donateur qu'après la libéralité. Mais cela pose l'épineux problème des cadeaux de fiançailles. Si l'on appliquait la règle qui vient d'être formulée, le donateur pourrait reprendre ce qu'il a donné, que le mariage ait eu lieu ou non ; or cela se concilie difficilement avec les usages reçus. A vrai dire, les cadeaux de fiançailles sont une habitude relativement récente, c'est pourquoi l'on trouve peu de détails sur la question dans les traités classiques. Les auteurs modernes 7 ont proposé de distinguer soigneusement, à ce point de vue, entre donations proprement dites et cadeaux de fiançailles ; les premières, bien qu'ayant eu lieu au cours des fiançailles, n'ont pas été faites en vue d'un mariage futur. Comment le saura-t-on ? En se posant la question : ladite donation aurait-elle été consentie même si le donateur était convaincu que le mariage n'aurait pas lieu ? Au cas de réponse positive, on appliquera à cette donation la règle normale de l'école hanafite, c'est-à-dire qu'elle sera révocable sauf empêchements survenus ultérieurement 8 ; mais les cadeaux peuvent avoir été remis sous la condition sous-entendue qu'ils sont faits en vue du mariage : c'est une donation conditionnelle, mais dont la condition est tacite, car formulée explicitement elle invaliderait la donation. L'intention du donateur apparaîtra à la lumière des circonstances. Il est évident par exemple que, si un homme de condition moyenne donne une maison à celle dont il est question qu'elle devienne sa femme, c'est bien avec l'idée que le mariage doit avoir lieu. Si donc le mariage est conclu, la libéralité est définitivement confirmée. Sinon, le fiancé pourra révoquer sa donation qui n'a plus de cause, de but (maqsûd), et l'on revient à la règle générale du droit hanafite.

7. Lire notamment les deux articles du Cheikh Ahmad Ibrahim, parus dans le Journal judiciaire (en arabe), n° 4 et 7 de la première année. Voir aussi Linant de Bellefonds, Des donations en droit musulman, p. 210-213. 8. Qadrî pacha, Code du Statut personnel, art. 110.

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1511. — Les « e m p ê c h e m e n t s » à la révocation. Si l'on excepte les deux hypothèses précédentes, la règle générale en droit hanafite est que la donation est toujours révocable. Toutefois, le donateur non parent du donataire et qui n'est pas son conjoint, pourra se heurter, au moment d'exercer son droit de révocation, à des obstacles qui rendront ce droit illusoire. C'est que, de révocable à sa naissance, la donation sera devenue irrévocable du fait de ces empêchements. Cinq catégories d'actes ou de faits mettent obstacle à la révocation. 1512. — I. La m o r t du d o n a t e u r ou du d o n a t a i r e . La mort du donateur constitue un empêchement à la révocation parce que le droit de révoquer est un droit attaché à la personne, qui permet au donateur qui s'est trompé dans ses espoirs de Hwad, c'est-à-dire de contrepartie, de reprendre ce qu'il a donné, pour ainsi dire, sans cause. Or, lui seul sait à quel mobile secret il a obéi en gratifiant le donataire. La mort du donataire produit le même effet, car le bien donné est sorti, au décès, du patrimoine du donataire, pour passer dans celui des héritiers. Le donateur ne peut avoir aucun droit contre les héritiers avec lesquels il n'avait pas contracté 9. 1513. — II. La chose donnée a été aliénée p a r le d o n a t a i r e 10. Toute aliénation de la chose donnée par le donataire est un empêchement à la révocation, qu'il s'agisse d'une aliénation à titre onéreux ou à titre gratuit, de sa constitution en waqf, ou encore d'une saisie par les créanciers du donataire, puisque la saisie vaut vente. « L'aliénation à un tiers a été faite grâce au pouvoir que le donataire avait reçu du donateur (bi-taslît al-wâhib). Or, le changement de patrimoine équivaut à un changement de la chose elle-même, qui n'est donc plus celle qui a été donnée. » 11 L'aliénation doit être définitive (art. 518, Code du Statut personnel de Qadrî pacha). Si donc, le vendeur donataire s'était réservé une option hiyâr de trois jours 12, le droit de révoquer du donateur subsiste pendant ces trois jours. Si le donataire a aliéné à titre gratuit, son acte n'est opposable au premier donateur qu'à partir de la prise de possession, qabd. Que décider quand la chose donnée, étant sortie du patrimoine du donataire, y fait retour? Il convient de distinguer suivant que le donataire retrouve la 9. Margînânî, Hidâya, III, 166; Zayla'î, Tabyîn, V, 99. 10. Margînânî, Hidâya, III, 167 ; Kâsânî, Badâ'ï, IV, 128 ; Zayla'î, Tabyîn, V, 100. 11. Zayla'î, Tabyîn, V, 100. 12. Voir supra, n° 385 et s., l'option stipulée.

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chose donnée, mais à un titre nouveau, ou que cette chose lui revient au même titre qu'avant l'aliénation. 1. Quand le donataire retrouve la chose donnée, mais à un titre nouveau — quand par exemple il l'a rachetée à l'acquéreur, ou bien en a hérité de ce dernier, ou encore qu'il l'a reçue à titre de libéralité consentie par l'acquéreur lui-même — , dans tous ces cas, l'empêchement à révoquer subsiste. Ledit bien est un bien « nouveau », dans le patrimoine du donataire, sur lequel le donateur n'a aucun droit. 2. Mais il peut se faire que le bien revienne dans le patrimoine du donataire en la même qualité de bien donné qu'avant aliénation parce que le donataire recouvre, en vertu de son titre primitif de donataire la propriété de la chose qu'il avait aliénée, alors le donateur retrouve lui aussi son droit de révocation. L e cas se présente dans l'hypothèse de l'annulation de l'acte juridique qui mettait obstacle à la révocation ; la vente a été annulée, la constitution de waqf a été invalidée ou bien le donataire révoque sa propre donation, s'il avait aliéné le bien à titre gratuit 1 3 . Il n'en serait pas de même, et le donateur ne retrouverait pas son droit de révocation, si le bien faisait retour au donataire en vertu d'une résolution pour vice caché car en pareille hypothèse le fiqh considère que le vendeur (il ne peut être question que de vente ou d'échange) reprend le bien dont l'acheteur [ne veut plus à un titre nouveau : ce n'est donc pas son ancienne qualité de donataire qui renaît 1 4 .

1514. — III. Perte de la chose donnée. La perte, halâk, ou la destruction de la chose donnée, est aussi un empêchement à la révocation, sans que le droit du donateur puisse se reporter sur la valeur de cette chose représentée par exemple par l'indemnité qui aurait été versée au donataire, car l'objet de la donation est seul susceptible d'être repris par le donateur, non pas ce qui peut en tenir lieu 15 . Il importe peu que cette perte soit due à l'utilisation excessive qu'en a faite le donataire, au fait d'un tiers, au cas fortuit, ou même à la faute du donataire, car celui-ci devenu propriétaire absolu de la chose qu'il avait reçue en donation avait la faculté de la détruire. Cet empêchement est sans doute celui qui met le plus souvent obstacle à la révocation d'une donation. Cela tient au fait que les juristes hanafites ont assimilé à la perte proprement dite tout changement dans l'apparence extérieure de la chose qui entraîne le 13. La révocation est une annulation, fash, en droit hanafïte, Fatâwâ al-hindiyya, IV, 390. 14. Fatâwâ al-hindiyya, IV, 390. 15. Kâsânî, Badâ'iVI, 128.

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changement de son appellation ou un changement de son utilité. Le critère du changement d'appellation peut mener vraiment très loin, étant donné la richesse de la langue arabe. Ainsi, celui qui a donné du raisin frais ne pourra révoquer, si le raisin est devenu sec, car en arabe le raisin sec, zabîb, porte un autre nom que le raisin frais, Hnab. De pareils exemples peuvent être multipliés à l'infini. Aussi bien ce critère peut-il aboutir à des résultats tout à fait arbitraires et qui n'ont que l'excuse d'être conformes au vocabulaire arabe. Si l'on a donné de la terre et qu'elle ait été mouillée, la donation ne peut être révoquée, car la terre mouillée s'appelle boue, mais si c'était de la farine, la donation serait révocable, car la farine mouillée garde son nom 16 . De la règle précédente, les juristes hanafites, soucieux de limiter au maximum la révocabilité de principe de toute donation, tirent une conséquence de la plus haute importance au point de vue juridique. La donation de sommes d'argent en numéraire ne serait révocable que dans l'hypothèse, absolument exceptionnelle, où le donataire les aurait conservées telles quelles, comme on le fait pour des pièces anciennes. Dès l'instant où l'argent donné aurait servi, ne serait-ce qu'à une seule opération juridique, il y aurait destruction juridique d'une chose consomptible, et par conséquent irrévocabilité de la donation.

1515. — IV. « Accroissement » de la chose donnée. L'accroissement de la chose donnée constitue un autre empêchement à la révocation 17. « Accroissement » traduit le mot arabe, ziyâda. La chose donnée, sans perdre son individualité comme précédemment, sans se transformer, même nominalement, en un autre bien, acquiert une valeur économique supérieure, en même temps qu'augmente sa substance. La réunion des deux conditions est indispensable pour qu'il y ait accroissement constituant un obstacle à la révocation. S'il y avait augmentation substantielle de la chose, mais sans hausse de son prix ou à l'inverse, augmentation de son prix, mais sans amélioration da sa qualité, il n'y aurait pas accroissement, ziyâda, susceptible de créer un empêchement à la révocation. C'est ainsi qu'il sera toujours possible de révoquer la donation d'une femme esclave qui a trop engraissé, car s'il y a eu augmentation de substance, en revanche, son embonpoint excessif lui a fait perdre de la valeur. A l'inverse, il peut y avoir hausse du prix sans amélioration de la chose, comme en ce qui concerne le terrain donné, resté cependant dans l'état où il était depuis la donation, mais dont la 16. On trouvera d'autres exemples de ces anomalies dans les Fatâwâ p. 386 et 390, et dans 'Alâ' ad-Dîn Ibn 'Âbidîn, Qurrat

al-hindiyya, I V , 'uyûn, II, 327.

17. Kâsânî, V, 98.

Badà'ï,

VI,

129 ;

Hidâya,

III,

166 ; Zayla'î,

Tabyîn,

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valeur augmente parce qu'une route a été construite aux abords, ou pour toute autre raison extrinsèque au terrain, la donation pourra dans ce cas être révoquée, car il n'y a pas accroissement au sens technique de l'expression. On devine que la subtilité des fuqahâ' hanafites s'est donné libre cours dans la recherche de ces deux facteurs dont la conjugaison donne naissance à l'accroissement, obstacle à la révocation 1 8 .

1516. — Accroissement uni et accroissement séparé. L'accroissement dont il a été question jusqu'à présent est ce qu'on appelle al-ziyâda al-muttasila, « l'accroissement uni à la chose », celui qui en fait partie intégrante, qu'il serait impossible de séparer de la chose ou dont la séparation entraînerait la perte de l'accroissement. Il en est ainsi des arbres poussés sur le terrain qui avait été donné ou des bâtisses qu'on y aurait construites, ou encore de l'augmentation de taille des animaux et des plantes. T o u t cela constitue un accroissement uni à la chose qui rend la révocation de la donation impossible. Ces quelques exemples disent l'importance pratique de l'obstacle à la révocation que constitue l'accroissement inséparable de la chose donnée, al-ziyâda al-muttasila. L'accroissement séparé, al-ziyâda al-munfasila, n'est pas lié à la chose donnée d'une façon aussi intime que le précédent en ce sens qu'il est possible de procéder à une séparation, sans nuire à la chose donnée, et sans détruire l'accroissement. En voici quelques exemples, puisés dans les livres defiqk. Est tenu pour un accroissement munfasila, la grossesse de la femme esclave ou d'un animal, qui avait fait l'objet d'une donation, les fruits poussés sur l'arbre qui avait été donné et aussi les revenus d'un immeuble. Ce genre d'accroissement ne fait obstacle à la révocation que tant qu'il est compris dans la chose donnée, mais dès que la séparation est effectuée le donateur retrouve son droit de révoquer. Il ne pourra, bien sûr, que reprendre ce qu'il avait donné, l'accroissement restant au donataire. En ce qui concerne les animaux, l'usage qui est devenu la règle de droit, exige que le donateur ne reprenne la femelle qu'il avait donnée, après qu'elle aura enfanté, que lorsque les petits seront à même de se passer de leur mère 19 .

1517. — V. La compensation offerte postérieurement à la donation. On a vu précédemment que le donateur pouvait subordonner sa donation à la remise par le donataire d'une contrepartie appelée 18. On en trouvera des exemples nombreux dans le Qurrat 'uyûtt, de 'Alâ'ad-Dîn Ibn 'Âbidîn, II, 326 et s. 19. Sur la différence dans la nature juridique de ces deux sortes d'accroissement, consulter Linant de Bellefonds, Des donations en droit musulman, p. 225.

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'iwad. Celle-ci est alors stipulée dans la donation, ou avant celle-ci et, de ce fait, la libéralité devient une donation onéreuse, tenue par la majorité des écoles pour une vente pure et simple et par l'école hanafite pour un contrat qui commence comme une donation et finit en vente. Ainsi, de l'accord unanime de tous les légistes, la donation onéreuse est, tout au moins par ses effets, traitée comme une vente, et en conséquence, irrévocable par volonté unilatérale, comme la vente l'est elle-même. Dans les lignes qui suivent, il n'est question que de la compensation 'iwad, proposée après la donation par le donataire ou toute autre personne au donateur, dans l'unique dessein de faire perdre à celui-ci son droit de révocation, à la condition bien entendu que ce dernier accepte la compensation 20.

1518. — Différence juridique entre les deux sortes de compensations. Il importe tout de suite de faire cette mise au point — quitte à revenir plus loin sur les détails — car, de la nature juridique que l'on prête à la compensation postérieure à la donation, vont découler toutes les règles de fonctionnement qui lui sont applicables. Or, il est admis en droit hanafite que la compensation offerte par le donataire, postérieurement à la donation, si elle est acceptée par le donateur est une véritable donation et de surcroît irrévocable puisqu'elle avait pour but de priver le premier donateur de son droit de révoquer et que ce but est immédiatement atteint dès que ce dernier a accepté la compensation. Ainsi, l'on se trouvera en présence de deux donations ayant chacune d'elles, respectivement, le donateur pour donataire et qui toutes deux sont irrévocables. Or, il suffit de rappeler que la donation onéreuse (compensation stipulée dans le contrat) est une vente, tout au moins par ses effets ; c'est dire que la prestation du donataire y a tous les caractères d'une obligation à titre onéreux, c'est en somme la contrepartie dans un contrat synallagmatique à titre onéreux.

1519. — La compensation remise ultérieurement est une donation irrévocable. D u fait que la compensation à une donation qui n'est pas contemporaine de la naissance de cette donation est tenue pour une donation irrévocable, on tire les conséquences suivantes : i. L a capacité de convenir d'une compensation est celle qui est exigée pour accomplir les actes à titre gratuit, c'est-à-dire à quelque chose près une capacité pleine et entière ; l'esclave et le mineur ne l'ont donc pas, et c'est fâcheux, car ils ne pourront ainsi rendre 20. Kâsânî, Badâ'ï, V, 99.

VI, 129-130 ; Hidâya, III, 166 ; Zayla'î, Tabyîn,

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irrévocable une donation qu'ils auraient reçue. L e s représentants légaux des mineurs et des fous ne pourront non plus le faire pour leur compte 21 . 2. Il y a lieu d'appliquer, en ce qui concerne la compensation, toutes les règles qui, en matière de donation, concernent la prise de possession, l'objet de la donation et l'indivision. 3. L a compensation ne doit pas être constituée que d'une partie de la chose, objet de la première donation, autrement, le donateur ayant repris sous forme de compensation une partie de sa donation conserverait le droit de révocation sur le restant de la donation et la compensation, dont le but est précisément de rendre irrévocable la donation, n'aurait plus de raison d'être 22. 4. N'étant pas un véritable équivalent, puisque s'analysant en une véritable donation, la compensation 'iwad, peut n'avoir q u ' u n e valeur dérisoire par rapport au bien qui avait été donné par le premier donateur 2 3 . Cela est de la plus haute importance pratique. En effet, le droit de révoquer est, en droit hanafite, d'ordre public ; le donateur ne pourrait pas dans l'acte de donation déclarer qu'il renonce à ce droit, la clause serait réputée non avenue. D è s lors, si son intention est de se dépouiller irrévocablement, il lui suffira de demander au donataire un objet quelconque que celui-ci lui remettra en précisant que c'est à titre de compensation, pour que, tout aussitôt après acceptation par le donateur, la première donation devienne irrévocable.

1520. — Donateur et donataire seront tenus à garantie. O n vient de voir que la donation avec compensation s'analysait en une double donation mutuelle, toutes deux irrévocables. Par application des principes généraux du droit, il ne devrait y avoir garantie contre l'éviction, ni de la part du donateur, ni de la part du donataire, en ce qui concerne la compensation, puisqu'il s'agit de libéralités et que les libéralités ne donnent pas lieu à garantie. Et, cependant, les auteurs hanafites, en considération du but visé par les deux parties qui est de rendre irrévocable la première donation — l'irrévocabilité de la compensation n'étant qu'une conséquence de la première — enseignent que les deux parties sont tenues à garantie 24 . Si le donataire est évincé de toute la donation, il pourra réclamer toute la compensation. D e la même façon, si le donateur se voyait enlever toute la compensation, il retrouverait son droit de révocation que la compensation lui avait fait perdre. Quand l'éviction n'est que partielle, les choses sont moins simples, tout au moins en ce qui 21. Code du Statut personnel de Qadrî pacha, art. 525. 22. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Mufitâr, IV, 577. 23. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, IV, 576. 24. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, IV, 577, et pour un commentaire plus détaillé de cette règle, Muhammad Zayd al-Ibyânî, Sarh ahwâl ai-iahsiyya, II, 261 et s.

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concerne le donateur. En supposant que le donataire soit évincé de la moitié de la donation, il ne pourra réclamer au donateur que la moitié de la compensation ; mais si c'était le donateur auquel on retirait la plus grande partie de la compensation — mais non pas la totalité — il continuerait à ne plus pouvoir révoquer sa donation, du moment qu'il est admis que la compensation peut n'être que dérisoire ou symbolique. Ce qui en reste dans les mains du donateur suffit à le priver du droit de révoquer, à moins que ce donateur n'ait stipulé, en acceptant la compensation, que celle-ci devrait lui rester intégralement, ou alors qu'il restitue au donataire la partie de la compensation qu'il a conservée après éviction. Toute cette théorie, en apparence inconciliable avec les principes généraux du droit des libéralités, souligne en fait l'importance que la notion de cause impulsive et déterminante avait acquise chez les juristes hanafites.

1521. — L'accord touchant la compensation. L a compensation, Hwad, ne joue son rôle d'obstacle à la révocation que si le donataire a soin de bien spécifier que ce qu'il propose au donateur l'est à titre de compensation pour la libéralité qu'il a reçue de lui. A défaut de cette précision, ce qu'il croit devoir être une compensation ne serait qu'une simple donation qui ne priverait pas le premier donateur de son droit de révocation. Les auteurs énumèrent — mais à titre simplement énonciatif — différentes formules susceptibles d'être employées à cette fin par le donataire. Faut-il en déduire que la cause de l'offre de compensation doive être indiquée d'une façon expresse ? Ce serait peu conforme au génie du droit musulman ; du reste 'Alâ ad-Dîn 'Âbidîn 25 rapporte une opinion autorisée suivant laquelle : « Il suffirait que celui qui reçoit la compensation sache certainement qu'elle est donnée en échange de sa propre libéralité. » C'est une question de fait et tout dépendra des circonstances. Il convient de noter à ce propos que la compensation peut être remise par un tiers sans que le donataire en soit informé et même contre son gré ; en l'occurrence, il sera plus difficile au donateur de deviner à quelle fin tend ce tiers, agissant pour le compte du donataire, en lui remettant une compensation, à moins qu'il ne prenne soin d'en préciser la raison 26 . L e tiers n'aurait aucun recours contre le donataire, à moins que celui-ci ne se soit engagé à le rembourser. En tout état de cause, la compensation doit être acceptée par 25. Qurrat 'uyûn, I I ,

231.

26. Les auteurs ne manquent jamais de faire un rapprochement avec la situation qui résulte du fait que la compensation en matière de hul', de divorce négocié, peut être remise par une autre personne que la femme intéressée et contre le gré de celle-ci qui se trouvera ainsi répudiée sans l'avoir voulu.

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le donateur, en tant que compensation à sa donation ; on ne saurait contraindre un donateur à renoncer à son droit de révocation, même en lui remettant une compensation d'une valeur supérieure à celle de l'objet donné.

1522. — Remarques finales sur le système hanafite des empêchements. Quand on récapitule le nombre et l'importance des obstacles que risque de rencontrer le donateur qui envisage de reprendre le bien, objet de la donation, que l'on se souvient de l'interprétation très extensive que les auteurs ont systématiquement donnée à chacun de ces empêchements à révoquer, on ne peut s'interdire de penser qu'il faudra vraiment des circonstances exceptionnelles pour qu'une donation consentie depuis déjà quelque temps puisse être révoquée. L a seule hypothèse pratique où cette révocation ait des chances de réussir est celle où le donateur, après avoir consenti, se ravise très peu de temps après que le donateur a pris possession du bien donné. Il est permis dans ces conditions de s'interroger sur le contenu exact de la fameuse règle hanafite, qu'en principe toute donation est révocable, sauf celle des proches parents, du conjoint, sauf aussi la sadaqa, donation aumônière, et la donation de créance. A vrai dire, dans la réalité des choses, la redoutable révocation hanafite est un trompe-l'œil ; trop d'empêchements de toutes sortes interdiront au donateur, soi-disant déçu dans ses espérances, de reprendre son bien.

1523. — Formes de la révocation. L a révocation dans l'école hanafite ne dépend pas, comme dans les autres écoles, de la seule volonté du donateur. L e droit hanafite a institué deux procédés de révocation : l'accord du donateur et du donataire et le recours à la justice 27. L a révocation, par commun accord des deux parties, ne soulève guère de difficultés. On a parfois hésité sur la nature juridique de cet accord qui rappelle Yiqâla, en matière de vente 28 . C'est, en fait, une résolution, fash ; la donation est annulée et tout est remis en l'état. Il n'y a pas lieu de s'inquiéter des droits des tiers, car s'il y avait eu aliénation antérieure, la révocation ne serait plus possible. Ce premier procédé de révocation, dans la mesure où il exige le consentement du donataire, n'est guère utilisé dans la pratique. Il ne reste donc au donateur qui veut, et qui peut révoquer, qu'à s'adresser à la Justice. L'intervention du cadi se justifie, expliquent les juristes hanafites, 27. Margînânî, Hidâya, III, 167 ; Kâsânî, Badâ'i', VI, 134. 28. Sur Yiqâla, consulter Linant de Bellefonds, Encyclopédie de l'Islam, V° kâla.

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d'une part parce que le droit de révoquer est très controversé dans les écoles, et d'autre part parce que 1 efiqh a prévu de très nombreux empêchements et qu'il est bon qu'un magistrat dise s'il n'existe pas précisément un de ces empêchements au droit du donateur de révoquer sa donation. A cela se limite le rôle du magistrat, il ne lui appartient pas de se livrer à une recherche d'intention, afin de savoir si, tout compte fait, le donateur n'a pas atteint, quoi qu'il en dise, le but qu'il recherchait en gratifiant et que, dès lors, il n'y a pas lieu de rejeter la demande de révocation.

1524. — Effets de la révocation en droit hanafite. La révocation, qu'elle résulte d'une décision de justice ou d'un accord des parties, est tenue pour un fash, une résolution de la donation ; il ne s'effectue pas un nouveau transfert de propriété du donataire au donateur. On tire de cette règle les conséquences suivantes : 1. Il n'est pas nécessaire pour que la révocation soit valable qu'elle soit suivie d'une tradition de la chose donnée du donataire au donateur. Celui-ci est présumé n'avoir jamais perdu la possession de cette chose et si le ci-devant donataire la conserve indûment, l'ancien donateur la revendiquera. 2. L'indivision n'est pas un obstacle à la révocation ; celle-ci pourrait n'être que partielle, sans que l'on puisse objecter qu'il en résulte un état d'indivision entre le donataire et le donateur. La révocation n'est pas en effet une donation 29. 3. L'ancien donataire ne serait pas responsable de la perte ou de la détérioration qui surviendrait après le jugement ou l'accord, sauf s'il avait déjà été mis en demeure de livrer la chose.

29. Kâsânî, Badâ'i', VI, 134.

Section II L A RÉVOCATION EN DEHORS DU DROIT H A N A F I T E 1525. — Le principe des écoles chaféite, malékite et hanbalite. On sait déjà qu'en dehors de l'école hanafite, dont le système vient d'être étudié, le principe fondamental admis par les autres écoles est que la donation, comme tout contrat qui transfère la propriété, est irrévocable. Une seule exception à ce principe, c'est celle qui concerne les ascendants donateurs ; elle fut d'abord prévue au profit du père seulement, puis étendue par analogie à la mère et, dans l'école chaféite, à tous les ascendants des deux lignes paternelle et maternelle. 1526. — Le père peut révoquer, sauf e m p ê c h e m e n t s . Sur ce point, l'unanimité des juristes des trois écoles s'est faite pour des raisons de bon sens et presque de nécessité pratique, dans la mesure où l'on a toujours admis que le père avait le droit de puiser dans les biens de ses enfants en cas de besoin. Il pouvait paraître assez paradoxal de lui accorder ce pouvoir et de ne pas lui permettre de reprendre ce qu'il leur avait donné, étant entendu qu'il ne le ferait jamais qu'avec mesure. Mais ces raisons purement logiques ne pouvaient suffire aux théoriciens du droit. C'est alors qu'ils ont invoqué différents hadith-s qui, en termes à peu près semblables, faisaient dire au Prophète qu'il n'est permis à personne de reprendre ce qu'il a donné sauf au père (wâli) quant à ce qu'il a donné à ses enfants 1 . On y a ajouté les nombreux hadith-s qui prescrivent 2 au père, quand il gratifie ses enfants, de ne pas avantager les uns au détriment des autres et, si besoin est, de reprendre ce qu'il a donné en trop à l'un pour le remettre au désavantagé. Or, cela n'est possible que si le droit de révoquer lui est reconnu. 1527. — La m è r e est assimilée au père. Ce fut d'abord en droit malékite 3 qu'on assimila la mère au père « par analogie » dit lbn Rusd. A vrai dire, l'analogie a peu joué car 1. On en trouvera les différentes variantes dans lbn Rusd, Biddya, II, 327, et dans lbn Qudâma, Mugnî, V, 608. 2. Sur le plan moral et religieux, mais cela importe peu, en l'occurence. 3. Halîl, op. cit., III, 152 ; ses Commentaires par Hattâb et Mawwâq, op. cit., VI, 63-64; Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 110-111.

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le droit de révocation de la mère n'est admis, en droit malékite, qu'avec bien des réserves que le passage suivant de D a s û q î expose d'une façon très satisfaisante : « Si la mère a gratifié son enfant, et que celui-ci était adulte au moment de la donation, elle a le droit de révoquer sa donation, que l'enfant ait eu ou non son père au moment de la donation ; mais si l'enfant était très jeune (sagîr) au moment de la donation, la mère aurait encore le droit de révoquer si l'enfant avait eu son père au moment de la donation, qu'importe que ce dernier fût doué de raison ou fou, riche ou pauvre... mais si l'enfant très jeune n'avait pas eu de père au moment de la donation, la mère ne pourrait pas révoquer. » L'idée qui est certainement à la base de la distinction malékite est celle-ci : la mère qui donne à son enfant mineur et orphelin agit dans une pensée de charité et mue par un sentiment de pitié, ce qui apparente sa donation à la sadaqa, à la donation aumônière qui, elle, est toujours irrévocable. Dans tous les autres cas, elle pourra révoquer. Les Hanbalites 4, à leur tour, ont assimilé la mère au père, mais sans entrer dans les distinctions malékites. Ils l'ont fait en se fondant sur le mot zvâlid, qui, strictement parlant, signifie père, mais qui peut aussi englober l'autre géniteur, c'est-à-dire la mère. Il convient de préciser que le fondateur de l'école, A h m a d ibn Hanbal, s'était refusé à cette extension du droit de révoquer, mais que la doctrine de l'école a finalement adopté la thèse de Hiraqî (quatrième siècle de l'Hégire) à laquelle Ibn Qudâma a apporté ensuite son appui.

1528. — Les Chaféites étendent l'exception à tous les ascendants. L e s Chaféites, interprétant encore plus largement le mot wâlid, qui d'après eux vise tous les ascendants, permettent non seulement aux père et mère, mais aussi aux grands-parents tant paternels que maternels, de révoquer la donation qu'ils auraient consentie à leur descendant 5 . Par grands-parents, il faut du reste entendre tous les ascendants à l'infini.

1529. — Les empêchements à la révocation. Encore que très parcimonieusement accordé, ce droit de révocation des parents et des ascendants sera très souvent paralysé par l'existence d'un des nombreux empêchements, organisés d'une façon presque analogue dans les trois écoles en question. L a liste en est u n peu plus longue en droit malékite où la « dernière maladie », que ce 4. Ibn Qudâma, Mugnî, V, 609. 5. Nawawî, Minhâj at-tâlibîn (trad. Van den Berg), II, p. 195 ; le texte de Nawawî, trop succinct, est explicité par ses deux grands commentateurs, Ramlî, op. cit., V, 414, et Ibn Hajar, Tuhfat al-Muhtâj, II, 543. Voir aussi Sîrâzî, Tanbîh, II, 95.

LA RÉVOCATION

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soit celle du donataire ou celle du donateur, met obstacle à la révocation. L e s écoles chaféite et hanbalite ignorent cet empêchement. Il convient de noter tout de suite que cette question d'empêchements à la révocation présente beaucoup moins d'importance pratique dans le système de ces trois écoles qu'en droit hanafite, en raison du caractère tout à fait exceptionnel du droit à révocation qui n'est accordé, en somme, qu'aux père et mère et tout au plus chez les Chaféites aux autres ascendants. Aussi, les légistes de ces écoles n'ont-ils pas manifesté la même tendance à interpréter d'une manière extensive lesdits empêchements, que celle qu'ont montrée les juristes hanafites, soucieux qu'étaient ceux-ci, de restreindre au m a x i m u m la mise en œuvre de la fâcheuse règle propre au droit hanafite, en vertu de laquelle toute donation est en principe révocable.

1530. — La mort du donateur ou celle du donataire. Pour les mêmes raisons que l'on fait valoir en droit hanafite, la mort du donateur ou celle du donataire rendent la donation irrévocable. L a mort du donateur, parce qu'on ne peut reprendre que ce qu'on a donné soi-même ; celle du donataire, parce que au moment de sa mort le bien donné est déjà sorti de son patrimoine 6 .

1531. — L'aliénation par le donataire de la chose donnée. L'aliénation du bien donné par le donataire met obstacle à la révocation, que cette aliénation ait lieu à titre gratuit ou à titre onéreux. Par aliénation à titre gratuit, il faut entendre, outre la donation, la constitution en waqf du bien qui avait été donné et l'affranchissement de l'esclave donné. L e simple fait par le donataire de rendre mère la f e m m e esclave, objet de la donation, rendrait également la révocation impossible ; l'esclave devenue mère, du fait de son maître, Yumm walad étant pour ainsi dire en instance d'affranchissement, puisque ne pouvant plus être ni donnée ni vendue. Bien mieux, en droit malékite, le simple commerce charnel du donataire avec l'esclave reçue en donation rend cette donation irrévocable 7 . Q u e faut-il décider si le bien donné, qui a été aliéné par le donataire, revient ensuite dans le patrimoine de ce dernier ? L e s Chaféites et les Hanbalites 8 font à peu près la même réponse que les Hanafites 9 , à savoir que, si la chose qui avait été donnée et dont avait disposé le donataire, revenait dans le patrimoine de celui-ci, mais à un titre nouveau, par exemple en héritage de l'acquéreur, alors, le donateur ne retrouvait plus jamais son droit de révocation ; mais 6. Ibn Qudâma, op. cit., V, 615. 7. Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 112. La condition de puberté chez le donataire n'est exigée que si l'esclave donnée n'était pas vierge. 8. Nawawî, Minhâj at-tâlibîn (trad. française), II, 195 ; son commentaire par Ramlî, op. cit., V, 417 ; pour le droit hanbalite : Ibn Qudâma, Mugnî, V, 610 et 611. 9. Voir supra.

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TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

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si le bien donné et dont avait disposé le donataire, se retrouvait dans son patrimoine au même titre que précédemment, parce que notamment l'acte d'aliénation était nul, dans ce cas le donateur retrouverait son droit de révocation ; mais l'opinion contraire a été soutenue en droit chaféite et semble même avoir prévalu 10.

1532. — La révocation est impossible quand elle lèse les droits des tiers. L a formule, en apparence trop compréhensive, correspond cependant assez bien à l'esprit dans lequel ont été établies les dispositions à peu près analogues des écoles malékite et hanbalite, visant à protéger les tiers contre une révocation qui diminuerait leur gage, celui sur lequel ils croyaient pouvoir compter. C'est le droit chaféite qui se montre, à cet égard, le plus restrictif : « T a n t que le bien donné demeure dans le patrimoine du donataire, la révocation est possible », répètent les auteurs chaféites u . Même la mise en gage par le donataire ne fait pas perdre au donateur son droit de révocation, mais il devra attendre pour l'exercer que le bien soit revenu en la possession du donataire 12. Quant à la faillite du donataire, on ne sait au juste si en droit chaféite elle constitue un empêchement à révoquer, les deux thèses ayant été soutenues dans l'école 13 . En revanche, dans les deux écoles malékite et hanbalite, l'idée a été largement exploitée que, lorsque le bien donné a contribué à augmenter le crédit du donataire, ce n'est que justice de ne pas permettre au donateur de révoquer sa donation et de diminuer ainsi un patrimoine (celui du donataire) que les créanciers qui lui ont fait crédit ont cru, de bonne foi, qu'il comprenait aussi le bien donné. Deux hypothèses pratiques illustrent parfaitement la règle précédente ; elles sont énoncées par Halîl de la façon suivante 1 4 : la révocation n'est plus possible « quand elle a été la cause d'un mariage, même non consommé, ou a permis l'ouverture d'un crédit au donataire ». i. L e donataire ne s'est marié que parce qu'il avait reçu une donation de son père (ou de sa mère) grâce à laquelle il n'a pas craint de s'engager dans les frais d'un mariage (paiement de la dot, festivités) et sur laquelle il comptait, tout au moins partiellement, pour subvenir aux dépenses d'entretien de sa future famille. Il en serait de même si c'était l'épousée qui avait reçu la donation ; sa fortune a pu être un des facteurs qui ont déterminé le prétendant à l'épouser 10. Sîrâzî, Tanbîlf, II, 95, et Ramlî, op. cit., V, 417. «Le droit de révocation ne renaît pas si la vente a été rescindée pour cause de vice caché. » 11. Ramlî, op. cit., V, 417.

12. Sîrâzî, Tanbîli, II, 95 (trad. Bousquet). 13. Ramlî, op. cit., V, 417. 14. Op. cit., III, 152. Voir les commentaires par Hattâb et Mawwâq, op. cit., V I , 64, et Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, m .

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HANAFJSME

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Il semble équitable, en l'occurrence, de ne plus permettre au donateur de révoquer sa donation. De la sorte, on protège efficacement femme et enfants 1S . 2. L e donataire s'est endetté, il a pu emprunter et peut-être largement en raison du surcroît de crédit que lui a valu la donation. Ici encore, il est équitable de ne pas léser les créanciers qui ont cru en sa solvabilité, peut-être bien à cause des biens donnés ; c'est pourquoi la loi malékite et la loi hanbalite elle-même ne permettent pas de reprendre lesdits biens. L'hypothèse est très voisine de celle du débiteur déclaré insolvable, muflis ; la logique impose qu'on lui étende la règle précédente, pour conclure d'une façon générale que la faillite ou la déconfiture du donataire empêche le donateur de révoquer, et c'est bien ce que décident Malékites et Hanbalites 1 6 , les Chaféites étant toujours hésitants 17 .

1533. — L'empêchement résultant de l'accroissement du bien donné. Les juristes distinguent toujours deux sortes d'accroissement, ziyâda : l'accroissement non détachable ou ziyâda muttasila, et l'accroissement détachable, ou ziyâda munfasila. D u premier type on peut donner comme exemple l'accroissement de taille et de poids de la bête qui a fait l'objet d'une donation, ou l'acquisition d'un métier par l'esclave qui a été donné. Comme exemple d'accroissement détachable, ziyâda munfasila, on cite toujours le croît des bêtes, les fruits des arbres, les gains d'un esclave. Il est évident qu'un pareil accroissement ne met jamais obstacle à la révocation ; mais celui qui révoque ne reprendra le bien qu'il a donné qu'après qu'en aura été détaché l'accroissement ; autrement dit il reprendra la bête sans son petit, l'arbre sans les fruits et l'esclave sans l'argent qu'il aura gagné. Sur ce point, il n'existe aucune controverse entre juristes 1 S . En revanche, en ce qui concerne l'accroissement non détachable, parce qu'intimement uni à la chose, ziyâda muttasila, les écoles sont divisées. On a vu précédemment que cet accroissement constituait, en droit hanafite, un obstacle à la révocation. T o u t à l'opposé, les Chaféites 19 décident à la suite de Nawawî qu'il ne fait jamais naître 15. En droit hanbalite (Mugnî, V, 612) c'est également l'opinion qui semble avoir prévalu, car on attribue à Ibn Hanbâl les deux avis opposés : révocation possible et révocation impossible. 16. Ibn Qudâma, Mugnî, V, 611. D'après les Hanbalites, quand le donataire revient à meilleure fortune, le donateur retrouve son droit de révocation. 17. Sîrâzî, Muhaddab, I, 447. 18. Ibn Qudâma, Mugnî, V, 613. 19. Ramlî, op. cit., V, 418 ; dans le même sens, l'autre commentateur de Nawawî : Ibn Hajar, Tufyfat al-Muktâj, Le Caire, 1305 H., II, 544.

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un obstacle à la révocation. L e donateur reprendra tout ensemble le bien donné et le surplus. Les Hanbalites 20 tentent de concilier les deux thèses en disant que si l'accroissement non détachable s'accompagne d'une hausse du prix de la chose donnée, alors il y aura empêchement ; dans le cas contraire, le donateur pourra révoquer, nonobstant un accroissement qui n'est qu'un changement de forme, sans hausse pécuniaire, si même il n'entraîne pas une baisse du prix du bien donné sur le marché, comme dans le cas d'un cheval qui grandit trop.

1534. — Les effets de la diminution de valeur du bien donné. Il résulte de cet ensemble de règles, relatives à l'accroissement obstacle à la révocation, que l'empêchement ne saurait jamais résulter d'une « diminution » du bien donné, survenue dans le patrimoine du donataire, et c'est bien ce qu'enseigne la majorité des écoles. Il n'y a guère que les Malékites 21 pour soutenir le contraire, car le critère auquel ils s'attachent est la modification de substance de la chose donnée. C'est cette modification qui la rendra irrévocable ; or elle peut aussi bien résulter d'un accroissement, muttasila, que d'une diminution de la substance du bien donné ; que le prix soit en hausse ou en baisse sur le marché est sans importance, s'il ne traduit pas un accroissement ou une « diminution de la substance » de la chose donnée 22.

1535. — L'empêchement maladie.

malékite

résultant

de

la

En droit malékite 23 existe un dernier empêchement qu'ignorent les autres écoles, c'est la « maladie mortelle », soit celle du donateur, soit celle du donataire. Quand c'est le donataire qui est gravement malade, les Malékites considèrent que le droit à révocation du donateur est suspendu. Il léserait en effet les héritiers qui ont déjà, du fait de la maladie du donataire, un droit sur son patrimoine. Il est plus délicat de justifier l'empêchement qui résulte de la maladie grave du donateur ; les auteurs se bornent à dire qu'elle ne profiterait pas au donateur lui-même, mais à ses héritiers ; or, ceux-ci ne sont pas compris parmi les personnes auxquelles l'école accorde le droit de révocation. L'explication est, il faut l'avouer, peu satisfaisante. Il importe de noter que, si donateur ou donataire recouvrent la santé, le droit de révocation renaît, contrairement à ce qui se passe 20. Ibn Qudâma, Mugnî, V, 613. 21. Halîl, op. cit., III, 152. Pour les deux autres écoles consulter Ibn Qudâma, Mugnî, V, 613. 22. Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 112. 23. Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 112.

LA RÉVOCATION

EN DEHORS

DU

HANAFISME

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au cas où le donataire se serait endetté ou se serait marié, en considération de la donation reçue ; en l'occurrence, dans l'école malékite, le droit de révocation du donateur est complètement perdu, encore que le donataire soit revenu à meilleure fortune ou que son mariage ait été rompu 24 .

1536. — Formes de la révocation dans ces trois écoles. Dans les trois écoles, chaféite, malékite et hanbalite, la révocation résulte de la seule manifestation de volonté du donateur. Elle n'exige pas pour sa perfection l'intervention du magistrat et encore moins l'accord du donataire 25. Cette révocation adnutum serait pleine de dangers, si ces trois écoles n'avaient pas réduit au maximum le nombre de personnes susceptibles de révoquer leur donation. L a révocation est en somme une affaire entre parents et enfants, une affaire de famille, au sens le plus étroit du mot, et l'on s'explique que les juristes de ces écoles n'aient pas voulu y mêler le cadi et ses auxiliaires. Mais il est vivement « recommandé » aux parents de ne le faire qu'avec le consentement des enfants. Simple recommandation sans portée pratique. L a révocation doit toujours être expresse, sans qu'aucune formule consacrée soit imposée. Il n'est pas nécessaire notamment que le père ou la mère emploient le mot technique de i'tisâr qui, en droit malékite, est utilisé par les juristes, car, comme nous l'explique Dardîr 2 6 , elle n'est pas comprise du commun. L a même remarque est valable pour les deux autres écoles, encore que le verbe raja'a, révoquer, soit d'usage courant et aurait pu donc être imposé dans la formule de révocation. Ainsi, la révocation ne saurait être tacite et résulter du fait que les parents donateurs accomplissent des actes de disposition sur les biens donnés (vente, constitution en waqf, donation). Ces biens sont en effet souvent en leur possession quand les enfants sont mineurs, mais les actes de disposition sans formule expresse de reprise ne vaudront pas révocation 27.

24. En droit hanbalite, la rupture du mariage et la fin de l'insolvabilité du donataire font renaître le droit de révocation du donateur. Ibn Qudâma, Mugnî, V, 611. 25. Ramlî, op. cit., V, 413 ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 614 ; Santillana, Istituzioni, II, 407-408. 26. Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 110. 27. Ramlî, op. cit., V, 418; Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 110; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 614.

TITRE II

LE PRÊT À USAGE OU COM.MODAT

1537. — Généralités. Le prêt à usage se dénomme en arabe 'âriyya, tandis que le terme qard est réservé au prêt de consommation. L a 'âriyya est l'acte par lequel une personne, le prêteur (al-mu'îr), livre gratuitement à une autre,l'emprunteur, (al-musta'îr), une chose non consomptible par le premier usage, pour que cette dernière s'en serve jusqu'à la restitution. Cette description très générale de l'opération ne constitue pas une véritable définition, qu'il est impossible de formuler à l'avance, c'est-à-dire avant d'avoir exposé les positions différentes qu'adoptent les écoles sur la question. Il ne faut pas en conclure trop vite qu'au sujet de la 'âriyya les divergences entre écoles sont très prononcées. Au contraire, il est peu de domaines où leurs solutions particulières soient aussi voisines ; mais il reste que le malékisme y a transporté sa notion d'obligation de bienfaisance, à laquelle répugnent les autres écoles, de telle sorte qu'une définition unique, convenant aux systèmes des quatre écoles, serait toujours par certains côtés inexacte ou tendancieuse. Dans les pays musulmans où le domaine législatif est scindé en deux (c'est le cas de la plupart d'entre eux) une partie de la législation étant de source musulmane et l'autre d'inspiration occidentale, le prêt à usage, le commodat romain, a toujours été compris dans cette deuxième catégorie, celle du droit des obligations et des contrats. C'est ainsi qu'en Égypte, en Syrie, en Libye, en Irak, en Tunisie, etc., c'est dans le Code civil, c'est-à-dire dans leur code des obligations des contrats et des droits réels, qu'il convient de rechercher la réglementation du prêt à usage 1 .

i. Pour ne citer que quelques exemples : en Égypte, Code civil de 1949, art. 635-645 ; en Syrie, Code civil de 1949, art. 602-612 ; en Irak, Code civil de 1951, art. 847-863 ; et en Libye, Code civil de 1954.

4i6

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

1538. — Bibliographie.

Dans bon nombre de traités hanafites l'étude de la 'âriyya précède immédiatement celle de la donation, ce qui est judicieux puisqu'il s'agit de deux libéralités, l'une portant sur l'usage l'autre sur la propriété ; il en est ainsi, dans la Hidâya de Margînânî, dans le Tabyîn de Zayla'î, et dans le Radd al-Muhtâr d'Ibn 'Âbidîn ; mais al-Kâsânî, dans son Badâ'i', pourtant si méthodique, sépare les deux études par l'exposé d'une douzaine d'institutions très diverses qui ne sont ni des libéralités ni des contrats réels. Dans les ouvrages de fiqh des autres écoles, le désordre est encore plus grand. Pour ne prendre qu'un exemple, dans le grand commentaire de Halîl b. Ishâq, par Hattâb et Mawwâq, l'étude de la 'âriyya est placée au milieu du tome V, et celle de la donation au début du tome VI. Dans les pages qui suivent, les renvois sont faits aux éditions Halabî, du Caire, en ce qui concerne le Nihâyat al-Muhtâj d'arRamlî (chaféite), le Muhaddab d'as-Sîrâzî (chaféite), le Sarh al-kabîr de Dardîr-Dasûqî (malékite), et le Radd al-Muhtâr d'Ibn 'Âbidîn (hanafite), ainsi qu'à la Hidâya d'al-Margînânî. Les références au grand traité d'Ibn Qudâma, al-Mugnî (hanbalite), visent la 3 e édition du Manâr. Enfin, la Bidâyat al-Mujtahid d'Ibn Rusd est citée d'après l'édition al-Istiqâma du Caire (195a). Les indications d'imprimeur pour les autres ouvrages sont, en général, inutiles, ceux-ci n'ayant fait l'objet, jusqu'aujourd'hui, que d'une seule édition ; c'est le cas du traité-fleuve d'al-Sarahsî, al-Mabsût (hanafite), du Badâ'i' as-Sanâ'i' d'al-Kâsânî, du Mawâhib al-Jalîl, commentaire de Halîl, par Hattâb et Mawwâq (malékite), et du Tabyîn al-haqâ'iq d'az-Zayla'î. Au cas où il serait renvoyé à d'autres ouvrages que les précédents, si ceux-ci ont fait l'objet de plusieurs éditions, l'édition employée sera toujours indiquée dans la note de renvoi. Ouvrages contemporains en arabe. Il n'existe pas de monographies sur le prêt à usage, mais les ouvrages traitant du droit des obligations, al-mu'âmalât, contiennent des développements parfois importants sur la 'âriyya. On pourra consulter Ahmad Ibrahim, « Les obligations de bienfaisance » (en arabe), dans la revue al Qanûn wa l-Iqtisâd (3e année, p. 224 et s.), 'Alî al-Hafîf, Ahkâm al-mu1,âmalât (i r e éd., Le Caire, 1941, p. 314-318), Sallâm Madkûr, Les biens et les obligations en droit musulman (en arabe, Alexandrie, s.d., p. 349-353). Ouvrages en langues française et italienne. Le commodat, tel qu'il a été organisé par le fiqh n'a pas retenu l'attention des auteurs non musulmans. Sur le droit malékite, en la matière, on pourra lire Santillana, Istituzioni (II, 371-384), et le chapitre de Pesle curieusement placé dans son livre sur Le crédit dans l'Islam malékite, Casablanca, 1942.

LE PRÊT A USAGE OU

COMMODAT

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1539. — Le fondement scripturaire de l'institution. L e s légistes de toute école, comme ils ne manquent jamais de le faire, quelle que soit la question étudiée, ont cherché à donner à leur élaboration du droit dans ce domaine une caution coranique ou prophétique. L e s versets du Coran le plus souvent invoqués n'ont q u ' u n lointain rapport avec le prêt à usage. O n cite entre autres : « Faites-le bien pour que vous prospériez » ( X X , 77), ou encore « Malheur à ceux... qui refusent de prêter assistance » ( C V I I , 7) ; certains traduisant assistance par « ustensiles de cuisine » ce qui, évidemment, aurait plus de poids. Quant au verset : « D i e u vous ordonne de rendre les amânât à leur propriétaire » (IV, 58), il s'applique à toute opération juridique où l'une des parties détient ou possède un bien pour le compte d'une autre. L e s traditions que l'on fait remonter au Prophète paraissent plus probantes 2 , mais chacun sait que la plupart d'entre elles ont été forgées après coup pour justifier une solution juridique déjà adoptée depuis longtemps. A vrai dire, les premiers légistes de l'Islam se sont bornés à adopter et à façonner juridiquement une pratique très répandue à leur époque, comme dans toute civilisation économiquement peu développée. C'est ainsi que les influences byzantino-romaines se décèlent dans l'élaboration hanafite de l'institution (nécessité absolue de la prise de possession) ; en droit romain le commodat était en effet un contrat re.

1540. — Il est vivement « recommandé » de prêter à usage. Si le donné scripturaire est très pauvre au point de vue juridique, il a cependant suffi aux fuqahâ' pour faire du commodat un acte mandûb, « recommandé » 3 . Certains se sont même demandé, compte tenu de la façon dont sont rédigés les versets coraniques et les hadith~s sur la question, si le prêt à usage n'était pas « obligatoire », wâjib, pour celui qui dispose d'une chose qu'il n'utilise pas, tout au moins momentanément et dont un autre a besoin. C o m m e tous ces problèmes se situent sur un plan religieux ou moral, nous les négligerons, en soulignant que d'un point de vue strictement juridique, aucune école, pas même le zahirisme dans le passé n'a fait obligation à quiconque de prêter un de ses biens, même inutilisé par lui, à celui qui en a besoin.

1541. — Plan de l'exposé. Ainsi qu'il a été dit, les solutions pratiques des différentes écoles ne divergent pas profondément, encore que leur définition de la 2. Buhârî, Sahîh (chapitres sur la hiba, l'istiqrâd, les 'tiqûd), traduit de l'arabe par Houdas et Marçais, Les traditions islamiques ; mais l'ensemble des hadith-s, en dehors de ceux recueillis par Buhârî, se trouve dans Sawkânî Nayl al-Awtâr (éd. 'Utmânîyya, L e Caire, 1357 H.), tome V, ou plus simplement dans le Mugnî, d'Ibn Qudâma, V, 203-204. 3. L e Muhtaçar de Halîl entame ainsi le chapitre sur la 'âriyya : « Elle est valable et ' recommandée ' » (III, 98).

4i8

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

'âriyya semble traduire des positions de départ presque antithétiques. Mais après ces affirmations de principe, très opposées les unes aux autres, toutes les écoles se rejoignent, à quelques nuances près, dans la structuration de l'institution, de telle sorte qu'il est possible de se contenter d'un seul exposé, qui englobera les solutions des quatre écoles. Un premier chapitre sera consacré à la définition, à la nature juridique et aux caractères généraux du prêt à usage, en droit musulman. Dans un deuxième chapitre seront étudiées les conditions de validité relatives au prêteur, à l'emprunteur et à l'objet du prêt. Le chapitre III, sur les effets du prêt à usage, sera divisé en deux sections, la première traitera des droits et obligations de l'emprunteur, la seconde, des obligations éventuelles du prêteur ; enfin, le chapitre IV sera consacré à la révocation du prêt.

CHAPITRE

I

DÉFINITION, CARACTÈRES ET NATURE JURIDIQUE DU PRÊT À USAGE 1542. — Définition. Les écoles hanafite et malékite 1 définissent la 'âriyya : « Un transfert (ou cession) du droit d'usage à titre gratuit », en arabe, tamlîk al-manfa'a ou al-manâfi'. Pour les écoles chaféite et hanbalite 2 il ne s'agit que d'« une autorisation d'user de la chose prêtée » ,ibâha al-intifâ' 3. D'emblée, l'opposition entre les deux groupes semble totale ; chez les premiers, l'emprunteur est investi par le prêteur d'un « droit », tout fragile et tout précaire qu'il soit, surtout dans le système hanafite, tandis que, d'après les Chaféites et les Hanbalites, l'emprunteur ne bénéficie que d'une « permission » d'user, presque d'une tolérance ; il n'est pas question de droit transféré ou cédé, et encore moins d'obligation. Cette dernière conception fut même celle qu'auraient adoptée à l'origine certains Hanafites, tel al-Karhî (m. 340 H.) qui faisait valoir que, dans le commodat, on n'exige pas que le délai d'utilisation soit fixé à l'avanee, ce qui se concilie mal avec l'idée de cession, tamlîk, qui ne souffre pas l'indétermination ; par ailleurs, si l'emprunteur ne peut louer la chose, ne serait-ce pas en raison du fait qu'il n'est pas titulaire d'un véritable droit ? Margînânî répond4 à cette argumentation point par point. L'essentiel à en retenir, c'est que l'école hanafite a conservé au prêt à usage le caractère d'un tamlîk, comme en droit malékite. On pourrait penser que de cette opposition entre la conception hanafito-malékite, d'une part, 1. Pour le droit hanafite : Margînânî, Hidâya, III, 161 ; Zayla'î, Tabyîn, V, 830. Pour le droit malékite : Hattâb, op. cit., V, 268 ; DardîrDasûqî, op. cit., III, 433. 2. L'école zahirite adoptait la même définition. Voir Ibn Hazm, Muhallâ, IX, 168 : « La 'âriyya est une ibâha. » 3. Pour le droit chaféite : Ramlî, op. cit., V, 115 ; pour le droit hanbalite : Ibn Qudâma, Mugnî, V, 203. 4. Hidâya, III, 161. Même argumentation dans Zayla'î, Tabyîn, V, 83.

420

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

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et chaféito-hanbalite, d'autre part, il va devoir résulter une réglementation très différente du prêt à usage, suivant qu'on l'envisage dans le cadre du droit hanafite, par exemple, ou dans celui du droit chaféite. A vrai dire, comme on le verra par la suite, la ligne de clivage passe entre les Malékites et toutes les autres écoles réunies. Pour celui qui veut aller au-delà des formules toutes faites et des simples affirmations de principe, il est indéniable que le droit hanafite rejoint, par d'autres chemins, les solutions du droit chaféite et hanbalite, ou plutôt, afin de respecter l'ordre chronologique, les écoles chaféite et hanbalite, après avoir affirmé que le commodat est une ibâha, n'en ont pas tiré d'autres conséquences que celles que les Hanafites avaient antérieurement attachées au tamlîk. Il n'y a de vraie originalité que dans le système malékite qui ressemble étrangement, il faut bien le reconnaître, à celui des codes occidentaux.

1543. — Caractères du prêt communs à toutes les écoles. Abstraction faite de ce premier caractère sur lequel les écoles sont divisées, les autres éléments d'une définition complète de la 'âriyya donnent à cette institution des caractères très voisins, quelle que soit l'école considérée. L e tamlîk (transfert) ou la ibâha (permission) portent en effet sur l'usage d'une chose non fongible, consentie à titre gratuit par le prêteur à une personne qui doit la restituer immédiatement, à la demande du prêteur ; l'école malékite étant la seule à avoir prévu quelques restrictions à ce droit de révocation ad nutum, du prêteur. Des divers éléments de cette définition on peut dégager les traits caractéristiques du prêt à usage, communs à toutes les écoles.

1544. — I. Le droit de jouissance de l'emprunteur. L e prêt confère à l'emprunteur un droit de jouissance ou d'usage sur la chose prêtée. Les Hanafites et les Malékites disent manfa'a et les autres écoles préfèrent intifâ', qui semble avoir un sens plus restreint que manfa'a. A vrai dire, la terminologie arabe sur ce point est très incertaine. U n exemple est révélateur de cette imprécision. L a plupart des grands commentateurs de Halîl, après avoir adopté au début de leur exposé sur la 'âriyya la définition de Ibn 'Arafa : « L a lâriyya confère la manfa'a », précisent plus loin que le prêt à usage donne à l'emprunteur l'intifâ 1 et non pas la manfa'a 5. U n autre exemple de cette confusion des deux termes et donc des deux notions qui pourraient être différentes, encore que voisines, nous est fourni par le grand traité chaféite de Ramlî, Nihâyat al-Muhtâj,

5. Voir Santillana, Istituzioni, II, 376 note 17, et les références aux commentaires de Zurqânî-Bannânî, et HirSî-'Adawî.

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où successivement intifâ', et manfa'a sont utilisés pour désigner le droit de jouissance de l'emprunteur 6. D'après certains auteurs, intifâ' aurait un caractère plus personnel que la manfa'a7, celle-ci étant très proche de l'usufruit ; mais cette distinction n'apparaît pas très clairement dans la plupart des ouvrages. Toujours est-il que l'emprunteur n'acquiert pas un droit de propriété, pas même la possession proprement dite. Les contours de son droit se dégageront d'eux-mêmes quand seront énumérés plus loin les actes qu'il peut accomplir sur la chose prêtée.

1545. — II. La chose prêtée ne peut être qu'un bien non tangible. Il n'y a de prêt à usage que si la chose prêtée est un bien qui ne se consomme pas par le premier usage, puisque à la fin du prêt l'emprunteur doit restituer la chose in specie. Quand il s'agit de biens fongibles, telles les pièces de monnaie, les choses qui se pèsent ou se mesurent en capacité, on est alors en présence d'un prêt de consommation, un qard, qui obéit à d'autres règles que la 'âriyya et que les fuqahâ' ne tiennent pas pour une libéralité, encore qu'en droit musulman le prêteur d'un bien consommable ne puisse en tirer aucun bénéfice. Il ne pourrait, par exemple, exiger des intérêts d'un prêt d'argent.

1546. — III. Le prêt à usage est essentiellement gratuit. L a gratuité est de l'essence même de la 'âriyya ; la sanction de la règle est très simple. Si un avantage quelconque est consenti par l'emprunteur au prêteur en considération du prêt qu'il a reçu, ce prêt se transforme automatiquement en louage et sera régi par les règles du louage 8. C'est pourquoi, en droit chaféite, où l'on exige que la durée de la location figure dans le contrat, une 'âriyya contre compensation, sans indication de durée, serait un louage frappé de nullité, fâsid ; après prononcé de la nullité, le prêteur n'aurait droit qu'au loyer d'équivalence (mitl) 9 .

1547. — IV. Le prêt à usage est révocable « ad nutum ». Les auteurs ont toujours soin de préciser que le prêt à usage est révocable par les deux parties. L a révocation émanant de l'emprunteur est sans intérêt et ne mérite pas qu'on s'y arrête ; il va de soi que celui-ci peut toujours renoncer à l'usage d'une chose pour laquelle il ne donne rien et dont, par conséquent, le prêteur, ne tire aucun profit. 6. 7. 8. 9.

V, p. 115 {intifâ'), p. 117 {manfa'a). Milliot, Introduction au droit musulman, p. 606. Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 435. Ramlî, op. cit., V, 124.

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Il en est tout autrement de la révocation provenant du prêteur ; c'est elle qui va donner à la 'âriyya son caractère d'acte de bienfaisance, puisque la loi autorise le prêteur à reprendre sa chose quand bon lui semble. C'est à peu près ce qu'enseignent les trois écoles hanafite, chaféite et hanbalite, encore que leurs docteurs prévoient une certaine responsabilité du prêteur quand celui-ci, par une reprise trop hâtive, cause un dommage à l'emprunteur. C'est un problème qui sera étudié ultérieurement avec plus de détails. Seule l'école malékite impose au prêteur de respecter le délai qu'il aurait consenti à l'emprunteur et, en tout état de cause, c'est-à-dire s'il n'y avait pas de délai stipulé, à ne reprendre son bien qu'après un temps qui varie suivant la nature de la chose prêtée et dont les usages et la coutume fixent la durée 10 .

1548. — Nature juridique du prêt à usage. Dans toutes les écoles, le prêt à usage est tenu pour un contrat, en ce sens qu'il exige pour sa formation l'accord du prêteur et de l'emprunteur. Cela ne signifie pas que les deux consentements doivent être expressément formulés. Si l'on appliquait strictement les principes généraux du droit musulman, on devrait en conclure que l'une et l'autre des deux parties pourraient aussi bien consentir par geste ou par un acte matériel. Cet acte serait, par exemple, la remise par le prêteur de la chose, objet du contrat, et la prise de possession par l'emprunteur. Mais on a craint ajuste raison que ce double consentement tacite ne prête à confusion. Comment savoir si les parties n'ont pas entendu conclure une donation qui ne se distingue du commodat que par les termes employés, ou encore un louage, bien que celui-ci implique la stipulation d'un loyer. C'est pourquoi dans les deux écoles, chaféite et hanbalite u , il est dit formellement que seul un des deux consentements, que ce soit l'offre (ijâb) ou l'acceptation (qabûl), pourra être exprimé par des actes (Ji'l), l'autre devant être formulé expressément et sans emploi de termes équivoques. Si le prêteur déclare à l'emprunteur : « J e te prête telle chose, tu peux en user », cet emprunteur pourra se contenter de se saisir de la chose, cette prise de possession valant consentement de sa part. A l'inverse, si c'est l'emprunteur qui demande expressément au prêteur de lui remettre telle chose en commodat, ce dernier pourra se borner à lui tendre la chose, ce geste valant offre de commodat à la lumière des paroles prononcées par l'emprunteur. 10. Cf. la comparaison établie par Ibn Qudâma, Mugnî, V, 211 ; pour le droit malékite, Hattâb et Mawwâq, op. cit., V, 270 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 439. 1 1 . Ramlî, op. cit., Y , 363. Pour le droit hanbalite, Ibn Qudâma, Mugnî, V, 207 ; Sîrâzî (Muhaddab, II, 363) affirme sans ambages : « Le prêt se forme par ijâb et qabûl. »

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L a solution hanafite, contrairement aux apparences, n'est guère différente de la précédente, à cela près que le consentement tacite exprimé par un acte ou un geste ne peut émaner que de l'emprunteur. Al-Kâsânî écrit à ce sujet 1 2 : « L'acceptation de l'emprunteur (musta'îr) n'est pas, d'après nos trois imâms 13 , une condition d'existence (rukn) du prêt, cela en vertu de Yistihsân, car le raisonnement par analogie (qiyâs) conduirait à exiger l'acceptation formelle, ainsi, du reste, que le pensait Zufar. » Mais quelques lignes plus loin, al-Kâsânî déclare que la prise de possession, qabd, par l'emprunteur est une condition indispensable à la perfection, tâmm, du prêt à usage ; or, il n'est guère possible de ne pas tenir cette prise de possession « indispensable » pour l'équivalent d'une acceptation tacite. Ibn 'Âbidîn 1 4 , dans son exposé du dernier état du droit hanafite, n'hésite pas du reste à affirmer que l'acceptation est nécessaire, mais qu'elle peut n'être que tacite, contrairement à l'offre qui doit, dans ce domaine, être toujours expresse. Ainsi, pour conclure, le prêt à usage est, en droit hanafite, un contrat dans lequel l'acceptation peut être tacite et résulter notamment de la prise de possession. Qu'en droit malékite le commodat ait tous les caractères d'un contrat, iljeût été à peine utile de le mentionner s'il n'y avait pas lieu de souligner que, dans ce système, l'offre et l'acceptation peuvent l'une et l'autre résulter de « signes et d'actes » 1S , c'est-à-dire être tacites, encore que cette règle se concilie mal avec la nécessité, partout conseillée, d'éviter les malentendus sur l'intention des parties. L e prêtfà usage est donc un contrat, en droit mulsuman, puisque, quelle que^soit l'école considérée, il exige pour sa formation l'accord de deux volontés 16 , que celles-ci se manifestent expressément ou tacitement. Mais cet accord, ce contrat fait-il naître une obligation de délivrance, à la^charge du prêteur ? L'emprunteur pourra-t-il le contraindre à s'exécuter ? Certainement non, dans les trois écoles hanafite, chaféite et hanbalite, car il s'agit d'un contrat non obligatoire, gayr lâzim, disent les Hanafites, ou, ce qui revient au même, jâ'iz, dans la terminologie chaféite et hanbalite. On ne conçoit pas que le prêteur puisse être obligé de livrer la chose, puisqu'il a le droit de revenir à tout moment sur son engagement. Ce seraient là deux règles inconciliables. En droit malékite, la solution sur ce point est plus nuancée. Si, en principe, le prêt à usage y est un contrat jâ'iz, c'est-à-dire non

12. Badâ'i', VI, 214. 13. Abû Hanîfa, Abû Yûsuf et Saybânî. 14. Raid al-Muhtâr, IV, 560. 15. Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 435 ; Santillana, Istituzioni, II, 376. 16. Il n'en est pas de même de la remise de dette (ibrâ') laquelle n'est pas un contrat, sauf chez les Malékites ; voir infra.

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obligatoire, cependant dans trois circonstances il perd ce caractère et devient contraignant pour le prêteur, à savoir quand un délai a été stipulé, quand le prêt est lié à l'accomplissement d'un acte par l'emprunteur et, enfin, quand les usages ou la coutume lui imposent une certaine pérennité, « mais autrement (illâ), il n'est pas obligatoire », écrit Dasûqî

17. Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 435 ; Ibn Ru§d, Bidâya, II, 308.

CHAPITRE II

LES CONDITIONS DE VALIDITÉ DU PRÊT À USAGE 1549. — Les conditions relatives au prêteur, en dehors du droit hanafite. En ce qui concerne la capacité exigée du prêteur, les écoles se divisent en deux groupes ; le premier comprend les écoles malékite, chaféite et hanbalite ; dans le second, on ne trouve que les Hanafites. D'après les auteurs du premier groupe, le prêt à usage est une libéralité qui, comme telle, ne peut être consentie que par ceux qui jouissent de la pleine capacité, celle qui est exigée pour les actes à titre gratuit ; de telle sorte que tout interdit, mahjûr, y compris le prodigue, safîh, est incapable de prêter à usage 1 . Il importe peu, écrit Dasûqî, que cette libéralité ne porte que sur l'usage, elle sera soumise, au point de vue capacité, au même régime que les libéralités portant sur la propriété. Partant du principe que tout « interdit » est incapable de consentir une 'ârtyya, ces écoles en déduisent qu'aucun mineur, même celui qui a été autorisé à commercer, le mineur ma' dûn ne peut prêter à usage. En effet, expliquent les auteurs malékites, (le problème ne se pose pas dans les deux autres écoles), le mineur autorisé à commercer a reçu le pouvoir de conclure des actes de commerce, c'est-à-dire par définition des actes à titre onéreux et la 'âriyya n'en est pas un 2. A u mineur, il faut assimiler l'esclave qui, même autorisé à commercer, ne peut jamais consentir un prêt à usage. Sont également incapables, suivant les principes de ces trois écoles, l'aliéné parce que privé de raison, et le safîh, c'est-à-dire le prodigue, mais aussi le faible d'esprit, quand ils sont « interdits ». U n auteur chaféite 3 1. Pour les Malékites, Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 433 ; pour les Chaféites, Ramlî, op. cit., V, 1 1 6 ; et pour les Hanbalites, Ibn Qudâma, Mugnî, V, 207 ; consulter aussi Santillana, Istituzioni, II, 374 ; Sîrâzî mentionne expressément le prodigue (Muhaddab), I, 363). 2. Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 433. 3. Ramlî, op. cit., V, 117.

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autorise, par exception, le prodigue à « prêter » ses propres services, car il s'agit « de l'usage de son corps, et non pas de ses biens ».

1550. — La capacité du prêteur dans l'école hanafite. L e s Hanafites sont, dans l'ensemble, beaucoup moins exigeants. L e prêt à usage ne leur paraît pas constituer un acte réellement « dommageable » comme la donation, car il n'a pour objet que l'utilité d'une chose et non pas sa propriété. Et comment concilier le luxe de précautions et d'interdictions des autres écoles avec les nombreux encouragements à « prêter » que contiennent les hadith-s ? L e s auteurs classiques de cette école, se sont abstenus de poser un principe et ont préféré énumérer les personnes incapables ou, à l'inverse, capables de prêter à usage. Mais il ressort de leurs développements sur la question que la capacité exigée est avant tout une capacité de gestion, ce qui a permis à un auteur contemporain 4 d'écrire que la capacité nécessaire pour prêter à usage est celle qui est réclamée de celui qui louerait une chose du même genre. Ainsi, en droit hanafite, l'aliéné est incapable de prêter à usage, car il est privé de raison ; le mineur sorti de l'enfance ne peut consentir un prêt à usage que sous réserve de la ratification de son tuteur ou de son wasî, car il ne gère pas, en principe, ses propres biens ; mais, en revanche, le mineur « autorisé à commercer » dispose d'un tel pouvoir, « car il s'agit, disent les auteurs hanafites, d'un acte de la vie commerciale » 5 . L'explication laisse perplexe et l'on ne voit pas très bien comment le fait de prêter à usage est susceptible de favoriser le commerce du mineur. L a même solution est admise en ce qui concerne l'esclave non autorisé à commercer ; il ne peut consentir un prêt à usage, mais « autorisé », ma'dûn, la chose lui devient alors possible. L e silence des auteurs hanafites à l'endroit du prodigue (safîh) ne peut s'interpréter que comme une reconnaissance — qui va de soi — de son aptitude à consentir une 'âriyya puisque celle-ci n'entame pas son capital.

1551. — Le tuteur peut-il prêter à usage les biens de l'incapable ? Par tuteur, on entend le walî, c'est-à-dire le tuteur légal, autrement dit le père (et le grand-père chez les Hanafites et Chaféites) et aussi le tuteur testamentaire ou wasî. L a réponse à la question sera différente suivant le principe adopté par chaque école, touchant la capacité de consentir un prêt à usage. Si, comme chez les Malékites, on exige la même capacité que pour consentir une libéralité, on refusera au « tuteur » le droit 4. 'Alî al-Hafîf, Ahkâm al-mu'âmalât, Le Caire, 1941, p. 315. 5. Kâsânî, Badâ'iVI, 214 ; Fatâwâ al-hindiyya, IV, 373.

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de prêter à usage un bien de l'incapable 6 mais si, comme chez les Hanafites, l'on se suffit de la capacité de gérer, alors le tuteur pourra prêter à usage les biens du mineur, à la condition que « l'emprunteur soit digne de confiance » mais il ne pourra « prêter » les services du mineur qui est sous sa dépendance. Cela est tout au moins l'avis des « modernes », al-mutcCâhirûn ; la majorité des « anciens » refuse à tous les tuteurs, y compris le juge, le droit de prêter à usage un bien du mineur dont ils gèrent la fortune, pour la raison que le prêt à usage est un acte qui ne comporte pas de contrepartie, de badal, au profit du prêteur 8.

1552. — Conditions relatives à l'emprunteur. Les auteurs non hanafites, après avoir traité de la capacité du prêteur, recherchent ensuite par esprit de symétrie quelle doit être la capacité de l'emprunteur. A vrai dire, il ne s'agit plus de capacité à proprement parler, mais de certains cas d'incompatibilité, si l'on peut dire, sauf cependant en droit chaféite où l'on exige chez l'emprunteur la même capacité que chez le prêteur, sous prétexte que le prêt est susceptible de faire naître des obligations que ne peuvent assumer ni le mineur, ni le fou, ni le prodigue, ni le tuteur agissant pour leur compte 9. C'est ainsi que dans ces trois écoles ne doivent pas être prêtés à un non-musulman un exemplaire du Coran ou les services a'un esclave musulman, les services d'une jeune femme à un homme qui n'est pas son parent au degré prohibé, c'est-à-dire au degré de parenté où le mariage ne serait pas possible entre eux. Les Hanbalites, conformément à leurs principes, vont jusqu'à interdire le prêt quand le prêteur sait — ou même se doute — qu'il servira à accomplir une action condamnée par la loi, comme le prêt d'une arme à des personnes susceptibles de s'en servir pour commettre un meurtre 10 . L a sanction de ces différentes prohibitions est assez difficile à préciser ; n'est-elle que religieuse, ou peut-elle être exercée en justice ? Il semble qu'elle ait bien un caractère judiciaire en droit malékite et en droit hanbalite ; mais les Chaféites hésitent, et leurs préférences paraissent aller à la simple condamnation morale ; de tels prêts seraient makrûh, très répréhensibles, ou même harâm, interdits, mais sur le plan de la morale seulement. Les Hanafites ne se sont guère occupés de ce genre de problèmes. U n seul a retenu leur attention : le cas de celui qui prête son esclave-femme à un homme, 6. Santillana, Istituzioni, II, 374. 7. Qadrî pacha, Code du Statut personnel, art. 428. 8. 'Alâ' ad-Dîn Ibn 'Âbidîn, Qurrat 'uyûn, II, 316 (éd. Halabî). 9. Ramlî, op. cit., V, 117 et la glose de Sabramallisî. 10. Sur toute la question, voir, pour le droit malékite, Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 434 ; pour le droit chaféite : Ramlî, op. cit., V, 120-122 ; et pour le droit hanbalite, Ibn Qudâma, Mugnî, V, 208.

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pour qu'il s'en serve charnellement, li-l-wat' n . Il va de soi que s'il en a été convenu ainsi expressément, le prêt est nul, mais le mobile immoral non exprimé ne l'invalide pas.

1553. — Conditions relatives à l'objet du prêt à usage. Toute chose non fongible et non consomptible par le premier usage peut faire l'objet d'une 'âriyya, à la condition que sa détention soit licite religieusement et qu'elle soit exactement déterminée dans son individualité. Sur tous ces points, il n'y a guère de divergences entre écoles ; il paraît superflu d'alourdir l'appareil des notes par des références trop nombreuses. Dans tous les traités de fiqh, quelle que soit l'école considérée, la même formule se retrouve 12. Ainsi les choses de genre, « celles qui se pèsent, se comptent, se mesurent en capacité », ne peuvent faire l'objet d'une 'âriyya. L e prêt de cette sorte de biens est un prêt de consommation, un qard, dont l'exemple classique est le prêt de nourriture ou de pièces de monnaie. En effet c'est un des caractères essentiels du prêt à usage que d'obliger l'emprunteur à restituer la chose même qui a été prêtée et non pas une chose équivalente ; or cela n'est pas possible en ce qui concerne les choses de genre qui sont détruites par le premier usage. Toutefois, la volonté expresse ou tacite des parties peut donner à un prêt portant sur une chose de genre les caractères d'un prêt à usage. Il suffit par exemple d'imaginer qu'un marchand de fruits emprunte à un confrère de beaux spécimens pour les exposer et attirer la clientèle et cela d'accord avec le prêteur. Il devra restituer les fruits, ceux-là mêmes qu'il avait empruntés. On est donc en présence d'une 'ariyyâ, et non d'un qard. M ê m e raisonnement en ce qui concerne un changeur qui voudrait garnir son étalage de pièces de monnaie empruntées, mais qu'il s'engage à restituer in specie. C'est ici encore un prêt à usage portant sur une chose de g e n r e 1 3 et non point un prêt de consommation. Toute chose non consomptible par le premier usage peut donc faire l'objet d'une 'ariyyâ ; un terrain, une maison, un esclave, des bêtes de somme ou de trait, ou laitières, des instruments agricoles ou de cuisine, des vêtements, des armes, des machines, etc. Il y faut trois conditions : i. D'abord, que la chose prêtée soit bien précisée dans son individualité, ou tout au moins déterminable. L e prêt d'un cheval n'est valable, quand le prêteur en a plusieurs, que si ce cheval est bien i i . 'Alâ' ad-Dîn Ibn 'Âbidîn, Qurrat luyûn, II, 298. 12. A titre d'exemple : Zayla'î, Tabyîn, V, 87 (hanafite) ; Mawwâq, en marge de Hattâb, op. cit., V, 269 (malékite) ; Ramlî, op. cit., V, 120 (chaféite) ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 207 (hanbalite). 13. 'Alâ' ad-Dîn Ibn 'Âbidîn, Qurrat 'uyûn, II, 298 ; Ramlî, op. cit., V, 120 ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 207.

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désigné parmi tous les autres, ou que le choix est laissé expressément à l'emprunteur 14 . 2. Il ne suffit pas que la chose prêtée soit un corps certain, susceptible d'être restitué in specie, encore faut-il que cette chose ait une utilité quelconque, dont l'emprunteur tirera profit pendant la durée du prêt ; si elle était complètement inutile, comme le serait « un âne infirme » 15 , la notion même de prêt à usage disparaîtrait. 3. Il faut enfin que la « détention » de la chose soit licite religieusement. Il est des choses dont ni la vente ni la détention ne sont permises, par exemple, le porc. Il va de soi qu'on ne saurait prêter à usage un porc ou une truie 18 . Mais il est des choses dont la vente est nulle, sans que leur détention soit prohibée, c'est le cas du chien. En dehors de l'école hanafite (où vente et détention sont permises) la vente du chien est nulle, mais sa détention n'est pas interdite quand elle présente quelque utilité (chasse, garde, etc.). Aussi, d'après les auteurs des écoles chaféite, malékite et hanbalite, il est permis de prêter à usage un chien 17 .

1554. — Les conditions de forme. L e droit musulman n'impose aucune formule ni aucun terme consacrés à la conclusion du contrat de 'ârtyya. On a vu précédemment que le consentement pouvait même être tacite et résulter d'un acte matériel, comme la prise de possession, sous la seule réserve, en droit chaféito-hanbalite, qu'une des deux parties consente expressément, et en droit hanafite, que ce consentement verbal émane toujours du prêteur. Quant au muet, il peut toujours consentir par signe. Dans les limites qui viennent d'être précisées, est valable toute expression qui laisse entendre qu'une personne en autorise une autre à user gratuitement d'une chose qui lui appartient. Mais on ne va pas aussi loin qu'en matière de répudiation, où toute expression est tenue pour allusive (kinâya) et entraîne la répudiation s'il s'y ajoute l'intention de répudier. Les ouvrages de fiqh abondent en détails sur la question et pratiquement on a fini par tolérer l'emploi de termes qui, bien qu'ayant un lointain rapport avec le commodat proprement dit, pourraient cependant recevoir de l'autre partie une interprétation différente de celle que lui donne le contractant qui l'a employée. Ce sont notamment les expressions de 'umra et sukna, qui sont susceptibles de s'appliquer, la première à la donation viagère, et la seconde à la donation de 14. 'Alî al-Hafîf, Afikâm al-mu'âmalât, Le Caire, 1941, p. 315 ; Fatâwâ al-hindiyya, IV, 363 et s. 15. Ramlî, op. cit., V, 119. 16. Voir supra, n° 243. 17. Cf., par exemple, Ibn Qudâma, Mugnî, V, 207, et Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 434.

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l'usufruit d'une maison ; ce sont ces expressions qui prêtent le plus à confusion, dans la mesure où l'on en admet l'emploi en matière de 'âriyya 1S.

1555. — Contestations sur la nature de l'accord conclu entre les parties. D u fait qu'aucune expression, aucune formule n'est imposée par la loi et que la 'âriyya peut se conclure de bien des façons et aussi par le prononcé de paroles très variées, dont certaines sont susceptibles de donner lieu à des malentendus sur l'intention réelle des parties au contrat, les juristes de toutes écoles ont été amenés à poser quelques règles qui aident, dans les cas douteux, à préciser la véritable qualification qu'il convient d'attribuer à un accord qui se traduit par la remise, par une personne à une autre, d'un bien fongible pour que celle-ci en fasse usage. D e u x opérations juridiques sont de nature à être confondues avec le prêt à usage : la donation et le louage de choses.

1556. — Distinction du prêt et de la donation en droit hanafite. Les Hanafites se sont surtout préoccupés de la confusion possible entre la 'âriyya et la donation, hiba ; c'est que toutes deux ne sont parfaites chez eux que par la remise de la chose, par la tradition ; toutes deux sont à titre gratuit ; les mêmes formules servent souvent dans un cas et dans l'autre. Que décider quand celui qui reçoit une chose gratuitement prétend que c'est bien à titre de donataire, tandis que celui qui la lui a remise soutient qu'il ne s'agit que d'un prêt ? Dans un premier temps, les juristes hanafites ont soigneusement analysé ces formules ambiguës 19 . Se fondant sur leur forme grammaticale ou leur syntaxe, ils ont estimé que certaines d'entre elles s'appliquaient surtout à la donation et que d'autres étaient plus spécifiquement réservées au prêt à usage. Il est impossible d'expliquer en français une analyse fondée entièrement sur les subtilités de la langue arabe. Toujours est-il qu'en dépit de cette répartition du reste très approximative il subsiste, de l'aveu de tous les juristes hanafites, des formules qui s'appliquent aussi bien à une opération qu'à l'autre. En l'occurrence, on recherchera à l'aide de présomptions et d'indices ce que les deux parties avaient entendu conclure d'un commun accord ; et si cette recherche se révèle infructueuse, on tiendra l'opération

18. Margînânî, Hidâya, III, 161 ; lire les explications laborieuses de Salabî, en marge du Tabyîn de Zayla'î, V, 84. Les autres écoles sont plus exigeantes et n'admettent que les expressions « qui indiquent un transfert de l'usage à titre gratuit », Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 435. 19. Zayla'î, Tabyîn, V, 84.

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pour un prêt à usage, car c'est un contrat « inférieur », adnâ, à la donation, c'est-à-dire que ses conséquences sont moins graves 20.

1557. — Distinction du prêt et de la location de choses. En dehors de l'école hanafite, on s'est surtout soucié de distinguer entre louage de chose et 'âriyya, quand la formule employée par les parties est équivoque. C'est généralement celui qui a remis un bien à une autre personne qui prétend qu'il l'a donné en location, tandis que l'autre partie soutient que c'est un prêt. Mais les rôles peuvent être inversés, le prétendu emprunteur ayant intérêt parfois à soutenir qu'il a conclu un contrat de louage, contrat obligatoire, lâzitn, qui le met à tout moment à l'abri de la demande de restitution de celui qui soutient s'être borné à consentir un prêt révocable ad nutum. Les auteurs chaféites, malékites et hanbalites raisonnent toujours sur le cas d'une monture, remise à titre gratuit, au dire de l'une des parties, à titre onéreux, suivant l'autre partie 21 . Il importe de distinguer — et sur ce point les trois écoles sont d'accord — selon que la contestation s'élève avant que l'emprunteur ait usé de la monture ou qu'elle intervient quelque temps après qu'il l'a utilisée. 1. Quand, aussitôt après leur accord, et avant même que la monture ait servi, un des contractants soutient que le contrat conclu est un louage, tandis que l'autre partie soutient qu'il s'agit d'un prêt, c'est toujours celui qui soutient qu'il ne s'agit que d'un prêt qui est cru, après avoir prêté serment. Il importe peu que cette affirmation émane du contractant qui remettait la bête ou de celui qui la recevait. En somme, on donne toujours la préférence à celle des deux parties qui invoque le droit le moins contraignant. L a bête est alors reprise immédiatement par son propriétaire. 2. Si la contestation s'élève quelque temps après que la bête a servi, la solution varie suivant les écoles. D'après les Malékites et les Hanbalites, c'est le propriétaire qui doit être cru quand il affirme sous serment qu'il a loué et non prêté, et il aura droit au loyer d'équivalence, c'est-à-dire au loyer qui est perçu habituellement pour une bête de cette qualité. Bien entendu, dans ces deux écoles, les solutions précédentes sont valables quelle que soit la nature de la chose prêtée. Les Chaféites, au contraire, adoptent en l'occurrence des solutions différentes suivant la nature de la chose, objet du contrat. S'il s'agit d'une monture, c'est l'usager, ar-râkib, qui est cru quand il déclare que la bête lui a été prêtée ; mais s'il s'agit d'une terre de culture, 20. Margînânî, Hidâya, III, 161 ; Kâsânî, Badâ'i', VI, 214 ; 'Alâ' ad-Dîn Ibn Âbidîn, Qurrat 'uyûn, II, 299-300. Voir aussi Fatâwâ alhindiyya, IV, 385 et s. 21. On se bornera à renvoyer à un seul texte par école, mais particulièrement significatif. §îrâzî, Muhaddab, I, 366-367 (chaféite) ; DardîrDasûqî, op. cit., III, 440 (malékite) ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 217-219 (hanbalite). Cf. aussi Santillana, Istituzioni, II, 376.

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c'est l'affirmation sous serment du propriétaire qui est prise en considération ; en effet, explique Sîrâzî, « la coutume est en faveur de l'usager, car une bête est généralement prêtée plus qu'elle ne se loue, mais la coutume est en faveur du propriétaire de la terre, car celle-ci est habituellement louée, et non prêtée ».

1558. — La prise de possession, en droit hanafite. A u x conditions de validité de la 'âriyya, relatives au prêteur, à l'emprunteur, à l'objet et à la forme de l'acte, les auteurs hanafites, ou du moins une partie d'entre eux, ajoutent une dernière condition, la prise de possession, qabd. Celle-ci, à vrai dire, est qualifiée non pas de condition de validité, sihha, mais de condition « d'achèvement », tamâm ; le prêt à usage ne serait parfait et ne produirait tous ses effets qu'après l'accomplissement de cette formalité 22. Cette condition est totalement absente dans les ouvrages des autres écoles. A vrai dire, il importe de ne pas lui donner une trop grande importance dans le système hanafite ; les quelques auteurs qui mentionnent le qabd, la tradition, le font sans insister, comme en passant, en se prévalant de l'autorité d'al-Kâsânî 2 3 qui explique cette exigence par le fait que le prêt à usage est une libéralité et qu'il n'y a pas de libéralité sans mise en possession « comme pour la donation ». L a doctrine hanafite n'est guère satisfaisante sur ce point. L'enseignement des autres écoles, qui passe totalement sous silence le qabd., paraît nettement supérieur. En effet, quelle peut être la portée de cette exigence hanafite ? Veut-on entendre par là qu'il n'y a pas de prêt à usage sans remise de la chose ? C'est alors un truisme. O n ne peut évidemment user d'une chose que si on la détient. L a règle signifie-t-elle que les droits et les obligations de l'emprunteur ne naissent qu'à partir de la mise en possession ? Mais c'est alors une règle commune à toutes les écoles, elle résulte de la définition même du prêt à usage, de l'impossibilité de la concevoir autrement. En exigeant le qabd, veut-on dire que le prêteur n'est lié qu'à partir de la prise de possession ? Mais le prêteur n'est jamais lié, puisque, à tout moment, avant comme après la mise en possession, il peut se faire restituer la chose prêtée 24. Ainsi, la règle hanafite, ou plutôt celle que quelques auteurs hanafites mentionnent, du reste négligemment, n'a aucun contenu juridique et aucune portée pratique et il faut se garder de parler de contrat re à la manière du droit romain, comme l'on fait certains orientalistes 25 à propos de la 'âriyya hanafite. 22. Fatâwâ al-hindiyya, IV 363. Voir pour les contemporains, 'Alî al-Hafîf, Ahkâm al-mu'âmalât, p. 315 ; Sallâm Madkûr, al-Mal wa l-iltizâm, p. 350. 23. Badâ'i', VI, 214. 24. Margînânî, Hidâya, III, 161 ; Zayla'î, Tabyîn, V, 84 ; « wa yarja' almu'îr matd lâ' », le prêteur peut révoquer quand bon lui semble. 25. Santillana, Istituzioni, II, 376, note 13.

CHAPITRE

III

LES EFFETS DU PRÊT À USAGE 1559. — Droits et obligations des deux parties. Les effets du prêt à usage ne se limitent pas au seul emprunteur. Ce contrat, par définition unilatéral, est néanmoins susceptible de faire naître des obligations à la charge du prêteur. Sur ce point, les écoles divergent assez profondément. L'on va ainsi de la stricte obligation malékite faite au prêteur de respecter le terme stipulé ou que l'usage lui impose, jusqu'aux hésitations des docteurs hanafites à prévoir une indemnisation à la charge du prêteur, quand celui-ci abuse de son droit de révocation ; c'est tout le problème de l'abus de droit qui se trouve ainsi à nouveau posé, parce que le prêteur, en principe, a le droit absolu de révoquer quand bon lui semble. Dans une première section seront étudiés les droits de l'emprunteur et, dans une deuxième section, sa responsabilité ; problèmes réglés très diversement par les écoles ; ce sont certainement les effets les plus constants et les plus importants du prêt à usage. Mais il importe de rechercher — et ce sera l'objet d'une troisième section — si la responsabilité du prêteur n'est pas engagée, dans certaines circonstances tout à fait exceptionnelles il est vrai, où le prêt a pu causer un préjudice à l'emprunteur, et surtout si le droit du prêteur de révoquer le prêt à tout moment ne risque pas de dégénérer en abus de droit, l'obligeant dès lors à réparer le préjudice causé à l'emprunteur.

Section I DROITS ET OBLIGATIONS DE L'EMPRUNTEUR

1560. — Prêts avec clauses adjointes, et prêts sans clauses.

Au moment de préciser l'étendue du droit de jouissance de l'emprunteur, les auteurs — sans distinction d'écoles 1 — ont soin de bien distinguer suivant que le prêteur a lui-même fixé les modalités de cette jouissance ou qu'il s'est borné à consentir un prêt à usage, sans stipulations particulières relatives à l'étendue des droits de l'emprunteur. Dans le premier cas, la 'âriyya est dite muqayyada (ou mu'îna), c'est-à-dire limitée, restreinte par les clauses du contrat. Dans le second cas, la 'âriyya est appelée mutlaqa, c'est-à-dire absolue, totale, les droits de l'emprunteur ne comportant aucune autre limitation que celles que la loi établit à l'encontre de tout emprunteur à usage.

1561. — La « 'âriyya muqayyada ».

C'est elle qui soulève le moins de difficultés ; le prêteur a pris soin de fixer les modalités de la jouissance de l'emprunteur et l'étendue de ses droits. L'emprunteur est tenu de respecter les dispositions du contrat ; il ne peut aller au delà de ce à quoi le prêteur l'a autorisé. Il va de soi qu'il peut rester en deçà de cette autorisation. Les livres de fiqh sont remplis sur ce point de détails précis, notamment en ce qui concerne le prêt d'un terrain de culture sur lequel le prêteur a « autorisé » la culture de telle céréale déterminée : l'emprunteur a-t-il le droit de cultiver une céréale de qualité inférieure à celle qui est autorisée ? Dans l'ensemble 2 la réponse est affirmative, pour la raison que celui qui peut le plus peut le moins ; or, l'emprunteur n'use de la chose qu'en deçà de l'autorisation qui lui a été donnée par le prêteur. On peut noter à ce propos que, d'après les Chaféites tout au moins, le prêt d'un terrain de culture doit toujours comporter des dispositions précises sur la manière dont il doit en être fait usage, qu'il ne saurait être conclu en termes généraux (mutlaq). D'après 1. Voir, par exemple, pour le droit hanafite, Margînanî, Hidâya, III, 162 ; pour le droit chaféite, Sîrâzî, Muhaddab, I, 364 et Ramlî, op. cit., V, 127-129 ; pour le droit hanbalite, Ibn Qudâma, Mugtiî, V, 208-209. 2. Hidâya, III, 162 ; Ramlî, op. cit., V, 128 ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 208.

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eux, il n'est pas d'usage de prêter un terrain pour qu'on y plante n'importe quoi 3 . L e prêt de bêtes de trait et de somme donne lieu fréquemment à l'insertion dans le contrat de 'âriyya d'instructions précises sur la manière dont l'emprunteur devra les utiliser. Toutes ces instructions lient l'emprunteur ; il ne pourra se servir de la bête prêtée que de la manière fixée par le prêteur ; à défaut de quoi, il engage sa responsabilité dans des conditions qui seront étudiées plus loin. Les dispositions insérées par le prêteur dans un contrat de prêt à usage n'ont pas seulement pour objet la manière d'user de la chose ; elles peuvent aussi bien viser le lieu d'utilisation ; c'est notamment le cas dans les prêts de montures. Ici encore, l'emprunteur devra strictement observer les instructions du prêteur, sous peine d'être responsable du dommage dont l'animal aurait souffert. Enfin, une clause du contrat peut fixer un terme au prêt à usage qui, en principe, est à durée illimitée. A priori, et si l'on excepte le droit malékite, on ne voit pas très bien l'intérêt d'une telle disposition. En effet, dans les trois écoles hanafite, chaféite, et hanbalite 4 , le prêteur peut reprendre son bien quand bon lui semble, aurait-il consenti expressément à l'emprunteur un délai qui ne se serait pas encore écoulé. En révoquant avant le terme convenu, tout au plus commet-il un acte répréhensible sur le plan moral et religieux, un acte makrûh, mais la révocation reste valable juridiquement s . Toutefois, la stipulation d'un terme — quoique ne liant pas le prêteur dans ces trois écoles — n'est pas dépourvue de tout intérêt pour l'emprunteur. Elle crée en effet, si elle n'est pas respectée par le prêteur, une présomption de préjudice en faveur de l'emprunteur ; le terme est en effet toujours établi dans son intérêt et non pas dans l'intérêt du prêteur, puisque celui-ci peut à tout moment reprendre son bien. Cette présomption de préjudice aidera l'emprunteur, dans certaines circonstances, à garder la chose, même après mise en demeure par le prêteur, mais à la condition de payer à celui-ci un loyer comme s'il s'agissait d'un contrat de louage. En revanche, dans l'école malékite 6, l'insertion d'un terme a des conséquences toutes différentes de celles qui en découlent dans les autres écoles. L e prêteur est tenu de respecter le terme stipulé et, bien mieux, il existe, pour certaines catégories de prêts à usage, des délais prévus par la coutume dont le prêteur devra tenir compte avant de se faire restituer le bien qui lui appartient, car « ce qui est prévu par l'usage vaut ce qui est stipulé », disent les Malékites. 3. 4. Mugnî, 5. 6. op. cit.,

Ramlî, op. cit., V, 129. Zayla'î, Tabyîn, V, 84 ; Ramlî, op. cit., V, 129 ; Ibn Qudâma, V, 2 1 1 . Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtâr, IV, 560. Halîl, op. cit., III, 99 ; Hattâb, op. cit., Y, 270 ; Dardîr-Dasûqî, III, 439.

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Pour tout dire, en pareille occurrence le contrat de prêt change de nature ; c'était, comme dans les autres écoles, un contrat gayr lâzim non obligatoire, révocable ad nutum ; il devient, par l'insertion d'un terme, un contrat lâzim.

1562. — Le prêt à usage conclu sans clauses restrictives. L e prêteur n'a inséré aucune clause relative à la manière d'utiliser la chose ou à la portée des droits de l'emprunteur, à la durée du prêt, etc. C'est le prêt mutlaq absolu, sans réserves. C'est celui auquel vont être consacrés tous les développements qui suivent, celui sur lequel on raisonnera désormais. Car ce genre de prêt pose de très nombreux problèmes. L e prêteur n'ayant pas fixé les modalités d'utilisation — dispositions qui dans l'hypothèse précédente font la loi des parties — c'est à la doctrine de chaque école qu'il faut demander en quoi consiste l'usage tel que la loi musulmane l'envisage ; si l'emprunteur peut transférer son droit à un tiers soit à titre gratuit, soit à titre onéreux, quelle est l'étendue de sa responsabilité en cas de dommage survenu à la chose prêtée ?

1563. — Que faut-il entendre par « droit d'user de la chose » ? L e prêt confère évidemment, et par définition en quelque sorte, à l'emprunteur l'usage de la chose prêtée, c'est l'usus des romanistes. Cet usage, stricto sensu, varie avec la nature de la chose prêtée ; il consiste à utiliser cette chose suivant sa destination naturelle. Il n'est guère utile de préciser les modes d'utilisation pour la plupart des biens susceptibles de faire l'objet d'un prêt à usage, tels que montures, esclaves, meubles, récipients de cuisine. Les auteurs musulmans du reste n'insistent qu'en ce qui concerne les terrains qui font l'objet d'un prêt à usage. A défaut de stipulations dans le contrat, l'emprunteur pourra à sa guise le cultiver, y planter des arbres ou y construire, bref l'utiliser à toutes les fins possibles qui n'entraînent pas une destruction de sa substance. Outre l'usus, l'emprunteur acquiert en droit musulman le fructus ; il a donc droit aux fruits proprement dits de la chose prêtée, c'est-àdire à ce qu'elle produit avec une périodicité régulière et sans diminution de sa substance : fruits des arbres, lait des bêtes, moissons, etc. Ce droit, que le commodataire n'avait pas dans la Rome antique, fait indiscutablement partie des prérogatives de l'emprunteur en droit musulman. Ramlî le Chaféite commentant le Minhâj de Nawawî, écrit à ce sujet : « L e droit d'user de la chose, sans en détruire la substance, n'exclut pas la possibilité d'acquérir un droit 'ayn, tiré de la chose louée, comme dans le cas de prêt d'un arbre, d'une brebis 7. Op. cit., V, 120 ; ce que dit Ramlî pour le droit chaféite est également valable pour les autres écoles.

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ou d'un puits, dont (l'emprunteur) peut prendre respectivement les fruits, le lait ou l'eau, étant donné que dans la 'âriyya le principe est que seul est interdit ce qui détruit la substance de la chose. » On ne peut être plus net et les exemples cités excluent tout malentendu que pourrait faire naître une terminologie incertaine. Si l'emprunteur acquiert les fruits, il n'a en revanche aucun droit sur ce qu'on appelle de nos jours les « produits », c'est-à-dire ce qui provient de la chose prêtée, mais non pas au même rythme régulier que les « fruits ». L a distinction des « fruits » et « produits » est aussi délicate, sinon plus, en droit musulman qu'en droit moderne. Pour nous en tenir au croît des bêtes prêtées et à l'enfant de la femme esclave qui a été prêtée, ils ne sont pas la propriété de l'emprunteur. Ibn Qudâma 8 — et son enseignement peut être étendu aux autres écoles — écrit à ce propos : « Ceci (le petit de l'esclave) n'est pas compris dans le prêt et l'emprunteur n'en est pas responsable, car il ne peut en tirer profit (zva lâ fâ'ida li-l-musta'îr fihu) comme dans le cas d'un dépôt. »

1564. — L'emprunteur ne peut louer la chose prêtée. Quels sont les actes juridiques que l'emprunteur est autorisé par la loi à accomplir, en ce qui concerne la chose prêtée ? Un point qui a fait la presque unanimité des juristes des quatre écoles (sous réserve de ce qui sera dit plus loin des Malékites) est que l'emprunteur n'est pas autorisé à louer à un tiers la chose qui lui a été prêtée 9 , à moins qu'il n'en ait reçu expressément le pouvoir de la part de son prêteur . Cette dernière hypothèse ne mérite pas qu'on s'y arrête longuement. Il est en effet exceptionnel que le prêteur étende, par une clause spéciale, les pouvoirs que la loi confère à l'emprunteur. Les clauses d'un contrat de prêt à usage sont presque toujours restrictives et non extensives du droit commun. Par ailleurs, il a été précisé plus haut que désormais, dans le cours de cet exposé, seront seuls envisagés les cas où il n'existe pas de clauses spéciales limitant ou —rarement — étendant les droits de l'emprunteur. L a doctrine des écoles hanafite, chaféite et hanbalite est sans ambiguïté. L'emprunteur ne peut pas louer la chose prêtée parce que le contrat de louage est un contrat lâzim, c'est-à-dire irrévocable ; or, le prêteur ne dispose que d'un droit essentiellement révocable auquel le prêteur peut mettre fin quand bon lui semble. Il serait paradoxal de permettre à celui dont la possession est si précaire de consentir sur la chose qui lui a été prêtée un droit plus fort que le sien. 8. Mugnî, V, 206 ; Sîrazî, Muhaddab, I, 363 (chaféite). 9. Margînânî, Hidâya, III, 162 ; Zayla'î, Tabyîn, V, 85 ; Sarahsî, Mabsût, XI, 137. En droit chaféite : Ramlî, op. cit., V, 119. En droit hanbalite : Ibn Qudâma, Mugnî, V, 209.

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1565. — Le peut-il en droit malékite ? L'argument précédent est évidemment péremptoire dans des systèmes qui font du prêt à usage un contrat essentiellement révocable, alors même que le prêteur se serait engagé à respecter le terme qu'il aurait bien voulu consentir. Cet argument ne peut pas être invoqué en droit malékite où, dans trois hypothèses, le contrat de prêt devient irrévocable, soit qu'un délai ait été convenu, soit qu'il existe un délai d'usage, soit, enfin, que le prêt ait été consenti pour l'exécution d'un travail déterminé 10. Pourquoi l'emprunteur ne pourrait-il pas louer la chose pour un temps aussi long que celui qui lui est octroyé par la convention, l'usage ou la nécessité d'achever un travail et pendant lequel le prêteur ne peut demander la restitution de la chose prêtée ? O n s'explique, dans ces conditions, que la doctrine malékite n'hésite pas à permettre à l'emprunteur dont le droit de jouissance n'est pas limité, de louer le bien qu'il a reçu u . Les auteurs malékites font en effet une distinction entre le prêt qui ne procure qu'un droit de jouissance strictement personnel, haqq al-intifâ' (impossibilité de louer) et le prêt qui procure un véritable droit d'usage, haqq al manfa'a, auquel est attaché le droit pour l'emprunteur de louer à un tiers la chose qui lui a été prêtée.

1566. — Sanction de la prohibition de louer. Quelle est la sanction de cette défense à peu près générale faite à l'emprunteur de louer la chose prêtée ? La question n'a de réelle importance qu'en droit hanafite qui fait, comme on le verra plus loin, de la responsabilité de l'emprunteur une simple responsabilité de garde de la chose, amâna, et ne le rend pas responsable, damân, de tous les dommages nés après le prêt. Mais s'il abuse de son droit en louant la chose prêtée, sa responsabilité va alors se transformer ; d'amâna, elle devient damân, et cette mutation va se faire depuis le moment où le bien passe entre les mains du tiers locataire. Si la chose périt entre les mains de ce dernier, le prêteur pourra en demander l'équivalent ou la contre-valeur, soit à l'emprunteur, soit même directement au locataire. Quand ce dernier est obligé de payer, il n'a de recours contre l'emprunteur que s'il a été de bonne foi, ne sachant pas que celui qui lui a loué la chose n'en était que l'usager l2 .

1567. — L'emprunteur peut-il, à son tour, prêter la chose qui lui a été remise en prêt ? On devine que la réponse est différente suivant que l'on fait du prêt à usage un transfert, tamlîk (Hanafites et Malékites) ou une 10. Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 439. 11. Hattâb et Mawwâq, op. cit., V, 268; Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 433-434 (la glose de Dasûqî). D'après Santillana, en droit malékite, l'emprunteur n'a jamais le droit de louer (Istituzioni, II, 376). 12. K â s â n î , Badâ'i',

VI,

215.

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ibâha, c'est-à-dire une simple tolérance. Si, comme les Hanafites et les Malékites, on tient le prêt à usage pour un transfert du droit d'usage du prêteur à l'emprunteur, il ne fait pas de doute que ce dernier a le pouvoir de consentir à un tiers les mêmes avantages qu'il avait reçus de son prêteur et, notamment, d'user de la chose dans les mêmes conditions que lui-même. Ainsi, en droit hanafite et en droit malékite 1 3 , et sauf disposition contraire du contrat, l'emprunteur peut à son tour consentir une 'âriyya. L a disposition prohibitive du contrat à laquelle il est fait allusion pourrait, du reste, n'être que tacite ; elle résulterait du fait que le prêt à usage a été consenti pour des raisons qui tiennent à la personne même de l'emprunteur, intuitu personae ; l'emprunteur est, par exemple, un parent proche du prêteur, auquel ce dernier veut apporter une aide matérielle. L e caractère personnel du prêt peut résulter également de la nature de la chose prêtée, généralement un prêt de vêtement est consenti pour le seul usage de celui à qui on l'a remis. L e s deux autres écoles 1 4 , à savoir l'école chaféite et l'école hanbalite, tenant la 'âriyya pour une simple tolérance, ibâha, ne permettent pas à l'emprunteur d'un bien de le prêter à son tour, pas plus qu'il n'est permis, ajoutent invariablement les juristes de ces deux écoles, à celui qui bénéficie de la permission (ibâha) de consommer de la nourriture offerte durant un repas auquel il est invité de se substituer un autre invité 15 . L'analogie est vraiment peu convaincante ; elle ne tient qu'au seul fait que le mot ibâha est employé dans les deux cas. Mais la ibâha, au cours d'un repas, est une donation et, de surcroît, une donation de biens consomptibles ; or, le prêt à usage n'est pas une donation à proprement parler et ne peut avoir pour objet que les biens non consomptibles par le premier usage. On a cherché, dans ces deux écoles, à trouver à cette prohibition une explication un peu plus scientifique en faisant valoir que le droit du bénéficiaire d'un prêt à usage n'avait pas d'objet bien déterminé, celui-ci naissant au fur et à mesure que l'emprunteur use de la chose et qu'un pareil droit ne peut donc être cédé ni à titre onéreux, ni même à titre gratuit. L a sanction de la prohibition chaféito-hanbalite est simple. Quand le bien emprunté a été prêté à un tiers, sans l'autorisation du premier prêteur, celui-ci aura le droit de réclamer une indemnité 13. Kâsânî, Badâ'i', V, 215 ; Margînânî, Hidâya, III, 162 ; Zayla'î, Tabyîn, V, 85 ; Halîl, op. cit., III, 98, et son commentaire par DardîrDasûqî, op. cit., III, 433. 14. Droit chaféite, Sîrâzî, Muhaddab, I, 364 ; Ramlî, op. cit., V, 119. Droit hanbalite, Ibn Qudâma, Mugnî, V, 209. 15. Il s'agit, en droit chaféite, de la version, sahîh, la vraie; car d'après une autre opinion, le fait de prêter ne serait pas interdit à l'emrunteur. De toute façon, on ignore quelle fut l'opinion de l'Imâm asâfi'î sur la question.

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représentant le loyer d'équivalence (mitl) de la chose, soit à son propre emprunteur, soit au tiers qui détient la chose comme deuxième emprunteur. Celui-ci est responsable de la chose, qu'elle se soit simplement détériorée ou qu'elle ait péri. S'il a dédommagé le premier prêteur, il n'aura de recours contre son propre prêteur que s'il a été de bonne foi, ne sachant pas que le premier emprunteur n'était q u ' u n détenteur précaire et qu'il n'avait pas le droit de prêter à son tour.

1568. — La mise en gage par l'emprunteur, de la chose prêtée. Il va de soi que dans les écoles (chaféite et hanbalite) qui n'autorisent pas l'emprunteur à prêter à son tour l'objet de la 'âriyya, ce dernier ne peut pas, a fortiori, donner en gage à un tiers la chose prêtée, à moins que le prêteur ne le lui permette formellement. C'est à cette hypothèse que sont consacrés les développements que l'on trouve sur la question dans certains ouvrages 1 6 . L'autorisation du prêteur devra s'accompagner d'indications précises sur le montant et la nature de la dette gagée, la durée du gage, les modalités du recouvrement, etc. A défaut d'autorisation et d'instructions précises du prêteur, l'emprunteur ne peut mettre en gage la chose prêtée. Il en est de même en droit hanafite. L e s juristes de cette école, afin d'expliquer la prohibition de la mise en gage de la chose prêtée 17 arguent du fait que donner en gage est une sorte de paiement et que nul n'a le droit de payer ses dettes avec les biens d'autrui. E n admettant que le prêteur autorise expressément l'emprunteur à donner en gage la chose prêtée, ce qui n'est interdit dans aucune école, le prêteur est en l'occurrence réputé avoir cautionné la dette de l'emprunteur, de telle sorte que, si la chose périt entre les mains du créancier, le prêteur n'a pas de recours ; si elle est vendue, il pourra réclamer le montant de la vente à l'emprunteur 1 8 .

1569. — L'obligation de restituer est d'ordre public. O n attribue au Prophète l'adage suivant : « al-âriyya mu'addâ » (la chose prêtée doit être restituée à tout moment), encore que les parties soient convenues du contraire ou qu'un délai de restitution ait été prévu explicitement. L a clause de non-restitution ou le terme accordé par le prêteur sont réputés non avenus. O n sait déjà que les Malékites, qui professent également le 16. Par exemple, Ibn Qudâma, Mugnî, V, 210 et s. ; Sîrâzî, Tanbîfy (trad. Bousquet), II, 49. 17. Zayla'î, Tabyîn, V, 85 ; Majalla ottomane, art. 823 ; Qadrî pacha, Mursîd al-Hayrân, art. 784. L e code civil (code des obligations et des droits réels) actuel, le plus proche du droit musulman, à savoir le Code civil irakien (art. 855, al. 1), interdit également à l'emprunteur de donner en gage la chose prêtée. 18. Sîrâzî, Tanbîh, II, 49.

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principe du caractère non obligatoire du contrat de prêt à usage, y apportent trois dérogations. L e prêteur ne peut réclamer la restitution, soit qu'un délai de restitution ait été expressément prévu, soit que ce délai résulte des usages, compte tenu de la nature de l'objet prêté, soit que le prêt ait été lié à l'exécution d'un travail ; dans ce dernier cas, le prêteur devra attendre l'achèvement de ce travail avant d'exiger la restitution de la chose 19 . Une disposition, que l'on peut rapprocher de la précédente, est celle du droit chaféite, en vertu de laquelle celui qui a prêté une terre afin que l'emprunteur y enterre un mort ne peut en demander la restitution avant que le cadavre ne se soit complètement désagrégé 20.

1570. — C'est la chose prêtée qui doit être restituée. L a restitution doit avoir lieu in specie ; c'est le bien lui-même, objet de la 'âriyya, qui doit faire retour au prêteur, et non pas un bien du même genre, et de même espèce, comme dans le prêt de consommation (qard). Mais si l'emprunteur ne peut restituer moins que ce qu'il a reçu — et l'on verra plus loin quelle est la responsabilité pour la perte partielle de la chose — il ne lui faut pas, à l'inverse, restituer plus qu'il n'a reçu. L e prêt à usage est un contrat essentiellement gratuit, le prêteur ne doit en tirer aucun profit direct ou indirect. Cependant, les « produits » de la chose, comme le croît des animaux, survenus pendant la durée du prêt, devront être remis au prêteur, car ils n'étaient pas compris dans le prêt, comme on l'a vu plus haut.

1571. — Obligation de l'emprunteur en cas de perte de la chose. Dans des hypothèses, plus ou moins fréquentes suivant l'école considérée et dont l'étude trouvera place dans la section suivante, l'emprunteur est responsable de la perte de la chose survenue pendant qu'elle était encore en sa possession. En l'occurrence, il devra la valeur (qîma) de cette chose et il ne pourrait se libérer en remettant au prêteur une chose semblable à celle qui a été détruite. En effet, le prêt à usage ne peut avoir pour objet que des biens non fongibles, sinon il s'agirait d'un prêt de consommation, régi par d'autres règles que celles qui s'appliquent à la 'âriyya. Il en résulte, comme il vient d'être dit, que la restitution du bien prêté doit se faire in specie. A défaut, c'est la contre-valeur de ce bien qui doit être remise au prêteur et non une chose équivalente. On trouve parfois dans les 19. Halîl, op. cit., III, 99 ; ses commentaires par Hattâb, op. cit., V, 270, et par Dardîr-Dasûqî, op. cit., III, 439. Voir aussi Ibn RuSd, Bidâya,

II, 308.

20. Sîrâzî, Tanbîh, II, 49 ; Ramlî, op. cit., V, 131-132.

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textes 21 , il est vrai, que l'objet de la restitution peut être, en cas de perte, une chose mitlî, semblable. Il semble bien que les auteurs aient envisagé là l'hypothèse du prêt d'une chose fongible, car autrement, une pareille restriction ne viserait que le cas tout à fait exceptionnel où deux corps certains seraient absolument identiques. L a valeur restituable est celle qu'avait le bien au moment de sa destruction ; c'est du moins l'opinion la plus couramment suivie, car sur ce point l'unanimité est loin d'être faite, notamment dans le cas où la perte survient après la mise en demeure de restituer adressée à l'emprunteur ; c'est à cette date que l'on devrait, de l'avis des auteurs, se placer pour apprécier la valeur qu'avait le bien prêté 22.

1572. — Par qui et entre les mains de qui doit s'effectuer la restitution? L e bien prêté doit-il être nécessairement restitué par l'emprunteur lui-même, ou bien celui-ci peut-il se faire remplacer par une autre personne ? Autre question : à qui et en quel lieu la restitution doit-elle être effectuée ? Ces problèmes ont retenu l'attention des juristes hanafites, chaféites et hanbalites, qui raisonnent sur le cas de la monture ou de la bête de somme ayant fait l'objet d'un prêt à usage 23. Leur dessein, ce faisant, est de déterminer à qui incombe la responsabilité de la perte survenue pendant la restitution. On ne donnera ci-après qu'un résumé de leurs solutions. i. C'est l'emprunteur lui-même qui doit restituer la chose qui lui a été prêtée ; lui en personne, ou son mandataire, ou un membre de sa famille, ou encore son esclave. Sur ces dernières tolérances, il n'y a guère de controverse entre auteurs. En revanche, on s'est demandé si un tiers totalement étranger à sa famille pouvait le faire à sa place. Cela revient à se poser la question de savoir si la chose prêtée pouvait être confiée à un tiers à titre de dépôt. En général, on ne reconnaît pas ce droit à l'emprunteur et, même dans l'école hanafïte, la question est controversée ; les uns font valoir que, du moment que la chose prêtée peut être reprêtée à un tiers, il est difficile d'admettre qu'elle ne puisse pas être mise en dépôt chez lui. Les autres, s'appuyant sur l'autorité de Saybânî, dénient à l'emprunteur le droit de confier la chose prêtée à un tiers à titre de dépôt et, par conséquent, de charger ce tiers de restituer la chose 24. 21. Par exemple, Ibn Qudâma, Mugnî, V, 206 ; Sîrâzî, Muhaddab, I> 363 ; Qadrî pacha, Mursid al-Hayrân, art. 775. Voir R. Brunschvig, « Corps certain et chose de genre », Studia Islamica, X X I X , p. 86. 22. Voir notamment Fatâwâ al-hindiyya, 1311, IV, 365. 23. Margînânî, Hidâya, III, 163 ; Sarahsî, Mabsût, XI, 139 et s. ; Zayla'î, Tabyîn, V, 89-90 ; Sîrâzî, Muhaddab, I, 364 ; Ramlî, op. cit., V, 124 et s. ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 206-207. 24. Kâsânî, Badâ'i', VI, 215.

DROITS ET OBLIGATIONS

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2. C'est au prêteur lui-même qu'en principe la restitution doit être effectuée ou, comme précédemment, à son mandataire, à son esclave ou à l'une des personnes vivant sous son toit. Mais ne suffirait-il pas de ramener la bête empruntée (puisque c'est sur ce cas que l'on raisonne) à l'étable ou à l'endroit où elle avait été confiée à l'emprunteur ? Seuls les Hanafites l'admettent, et encore, par istihsân, par équité, car dans la rigueur des principes, c'est-à-dire d'après le qiyâs, l'emprunteur ne serait réellement déchargé de son obligation de restituer que lorsque le prêteur aurait reçu personnellement la chose qu'il avait prêtée.

1573. — Les frais de la restitution. Ici non plus, il n'existe pas de divergence entre écoles. L e s frais que pourrait entraîner la restitution : frais de transport, frais de nourriture, etc., sont toujours à la charge de l'emprunteur, parce que le prêt à usage est conclu dans son seul intérêt. Il suffit de rappeler que les frais de restitution en matière de louage ou de dépôt incombent en revanche au propriétaire. Il est à peine utile de rappeler que les frais d'entretien de la chose, pendant tout le temps où elle demeure entre les mains de l'emprunteur pour son usage, et même avant la mise en demeure de restituer, sont naturellement à sa charge. Certains auraient voulu distinguer entre les frais de nourriture (dans le cas de l'esclave prêté) et les autres éléments de l'entretien, comme le vêtement et les soins médicaux. Les premiers (frais de nourriture) auraient, indiscutablement, été à la charge de l'emprunteur 2S, mais les seconds pourraient être dans certaines hypothèses réclamés au prêteur. A vrai dire, la distinction ne ressort pas de la plupart des textes classiques ; elle semble résulter d'une confusion avec les frais de réparation — au sens le plus strict de l'expression — qui, le plus souvent, incombent effectivement au prêteur.

25. Hidâya, III, 163 ; Fatâwâ al-hindiyya, IV, 372 ; Zayla'î, Tabyîn,

V, 89.

Section RESPONSABILITÉ DE

II L'EMPRUNTEUR

1574. — Les deux degrés de la responsabilité en droit musulman. Si l'on veut mesurer l'étendue de la responsabilité de l'emprunteur à usage — celle-ci variant du reste d'une école à une autre — il importe de rappeler quelques notions sommaires sur le concept de responsabilité contractuelle, tel que le fiqh l'a construit. On y distingue deux degrés dans la responsabilité suivant la nature du contrat qui lie la personne responsable à son créancier. Il y a d'abord la responsabilité totale, appelée damân. L e mot signifie aussi « garantie », ce qui laisse entendre que dans les contrats qui obligent le débiteur à restituer une chose, précédemment reçue par lui, ce débiteur serait garant suivant les normes de cette responsabilité de tous les dommages subis par cette chose pendant qu'elle est en sa possession et, bien entendu, de la perte totale ou partielle. « Il n'est même pas nécessaire que la perte de la chose soit le résultat de la faute du débiteur. » 1 A côté de cette responsabilité très étendue, qui est la responsabilité de droit commun, le fiqh connaîtrait une responsabilité restreinte qui ne va jouer qu'en cas de faute ou de négligence grave du détenteur d'une chose ; on l'appelle amâna. Il s'agit d'une notion complexe évoquant tout à la fois l'idée de confiance et de garde. Mais il serait abusif de l'appeler « fiduciaire » en raison de cette idée de confiance, car la fiducie avait, en droit romain, un sens très précis qui n'est pas celui de la amâna ; mais par ailleurs on ne peut la comparer à la custodia 2 du droit romain, car celle-ci se traduisait par des conséquences exactement opposées à celles de la amâna, rappelant plutôt celles de la responsabilité damân du droit musulman, telle que les écoles chaféite et hanbalite l'ont établie dans le prêt à usage. En effet, ce qui caractérise essentiellement la amâna, c'est que le 1. C. Chéhata, Théorie générale de l'Obligation, p. 72. Sur la distinction du « Damân » et de la « Amânâ » consulter, du même auteur, dans Studia Islamica, XXXII, p. 89-100, « Les concepts de Qabd. Damân et de Qabd Amâna en droit musulman hanéfite ». 2. Consulter sur les hésitations des romanistes touchant la custodia post-justinienne, E. Volterra, Istituzioni di diritto privato romano, Rome, 1967, p. 623 et s.

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débiteur d'une chose prêtée n'est tenu de la perte totale ou partielle que s'il a commis une faute, ou une négligence, encore que la perte ne résulte pas directement de sa faute ou de sa négligence. En l'absence de toute faute de sa part, il ne répond ni du cas fortuit, ni de la force majeure, ni de la faute des tiers. A vrai dire, une analyse juridique un peu poussée détruit cette idée d'une responsabilité atténuée résultant du qabd amâna, et qui s'opposerait à la responsabilité totale du qabd damân. L e juriste musulman se place en réalité dans deux optiques différentes, quand il traite de la amâna (optique délictuelle), et du damân (optique contractuelle). Mais pour la commodité de l'exposé et compte tenu du fait que la hiérarchisation des deux responsabilités est couramment exploitée par les auteurs classiques, elle sera conservée dans tout ce chapitre qui, au demeurant, ne traite que du cas du commodataire. Damân (responsabilité totale) ou amâna (responsabilité restreinte), lequel des deux systèmes a été choisi par chacune des écoles sunnites, en ce qui concerne le commodataire ?

1575. — Divergences des écoles sur la nature de la responsabilité du commodataire. Schématiquement, les écoles se répartissent, à ce point de vue, de la manière suivante 3. D'après les Chaféites et les Hanbalites, il s'agit d'une responsabilité du type damân. Les Hanafites n'y voient qu'un cas de amâna. L'école malékite, se plaçant à mi-chemin des deux groupes précédents, en fait une responsabilité damân, ou totale, sous réserve du cas fortuit et de la force majeure, quand l'objet du prêt est une chose facilement dissimulable, mâ yugâbu ialayhi, mais dans le cas contraire, cette école considère que le commodataire n'est tenu que dans les limites de la responsabilité amâna 4.

1576. — La théorie hanafite de la responsabilité « amâna » de l'emprunteur. L a position de l'école hanafite est définie d'une manière aussi lapidaire que précise, par Margînânî 5 « al-âriyya amâna in halakat min gayr ta'add lam yadman », ce que l'on peut traduire par « la 'âriyya est (un contrat) d'amâna ; si elle (la chose) périt sans faute (de l'emprunteur) il ne la garantit point » ; autrement dit l'emprunteur 3. Voir pour un bon tableau comparatif de la position des différentes écoles, Ibn Qudâma, Mugnî, V, 204-206, et aussi Ibn Ru§d, Bidâya, II, 308-309 . En français, R. Brunschvig, « Corps certain et chose de genre », Studia islamica, XXIX, p. 97. 4. Il n'est pas sans intérêt de signaler qu'Ibn Hazm le Zahirite avait adopté la même thèse que les Hanafites, ce qui est tout à fait exceptionnel chez lui ; cf. Muhallâ, IX, 1969. 5. Hidâya, III, 161.

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ne répond que de sa faute (ta'addî) et il n'est point responsable ni de la perte totale, ni de la perte partielle, non seulement — ce qui va de soi — quand celles-ci sont le résultat du cas fortuit ou de la force majeure, mais également lorsqu'elles sont la conséquence d'un fait prévisible et évitable, s'il n'y a pas eu de la part de l'emprunteur abus ou mauvais usage dans l'utilisation du bien qui lui a été prêté. Ainsi, l'on devine qu'en droit hanafite Yamâna va devenir daman dans certaines circonstances où l'emprunteur est réputé en faute. Mais, avant de préciser la portée de cette notion de conduite fautive (ta'addî) créatrice de damân, ses conséquences, la valeur des clauses de responsabilité et de non-responsabilité, il convient de rechercher quel fondement l'école hanafite donne à sa théorie 6.

1577. — Fondement de la théorie hanafite. L e fondement scripturaire est négligeable ; il semble en grande partie avoir été forgé ou simplement exploité pour répondre à la dialectique des partisans du damân (Chaféites et Hanbalites) qui eux, font en la matière un grand usage de hadith-s. On trouve d'abord un hadith rapporté par 'Amrû b. âa'îb, qui le tenait de son père qui, lui-même, l'avait appris de son père 7 , d'après lequel le Prophète aurait dit : « Pas de responsabilité {damân) à l'égard de l'emprunteur, quand il n'est pas fraudeur. » Les Hanafites, par ailleurs, combinent le fameux adage qui remonterait au Prophète : « al-'âriyya mu'addâ », qui signifie simplement que la chose prêtée doit être restituée, avec le verset coranique : « Dieu vous ordonne de restituer à leur propriétaire les amânat. » 8 (Coran, I V , 58.) De cette combinaison de textes, disent-ils, il résulte que le prêt est une amâna et n'entraîne pas de responsabilité damân. A vrai dire, c'est pour des raisons de logique juridique que les Hanafites ont adopté ce point de vue. Ils raisonnent en effet de la sorte 9 : le prêt à usage est un transfert à titre gratuit de l'utilité d'une chose et l'emprunteur ne s'est mis en possession qu'avec l'autorisation du prêteur. Or, l'emprunteur ne s'est engagé à l'égard du prêteur qu'à lui restituer la chose telle qu'elle est, à la condition de ne pas l'avoir détériorée ou détruite volontairement (ta'addî) ; pourquoi serait-il garant de la perte totale ou partielle, survenue en dehors de son fait ? Ces garanties ne découlent pas de la nature du contrat de prêt.

6. Consulter sur ces questions, outre la Hidâya déjà citée : Kâsânî, Badâ'i', VI, 217 ; Zayla'î, Tabyîn, V, 84 ; 'Alâ' ad-Dîn, Ibn 'Âbidîn, Qurrat 'uyûtt, II, 302-303. 7. Ibn Qudâma, Mugnî, V, 204. 8. Traduit par Kasimirski : « Dieu vous commande de rendre le dépôt à qui il appartient » (IV, 61). 9. Margînânî, Hidâya, III, 161.

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1578. — La négligence peut-elle être assimilée à la faute? D'une lecture rapide des exposés des auteurs hanafites sur la question, on pourrait retirer le sentiment que la notion de ta'addî n'évoque que l'idée de faute de commission, d'acte délictueux positif et qu'elle n'englobe pas la négligence, quelque grave qu'ait pu être cette dernière, de telle sorte que la restriction formulée par les juristes, comme quoi la 'âriyya est en principe une amâna, à moins qu'il y ait ta'addî de la part de l'emprunteur, cette restriction n'aurait qu'une portée très relative et les cas de daman en matière de prêt à usage seraient en droit hanafite tout à fait exceptionnels. A vrai dire, et on le verra plus loin, toute méconnaissance par l'emprunteur des droits du prêteur, tout acte juridique accompli sur la chose et qui ne rentre pas dans la sphère étroite de ses prérogatives font naître chez l'emprunteur une responsabilité damân, quand il en est résulté une perte ou un dommage, mais tout cela n'est qu'un prolongement de la notion de faute et il importe avant d'aborder l'étude de cette mutation fréquente de Y amâna en damân de rechercher si la négligence dans la garde de la chose n'est pas assimilée à la faute. On vient de dire que, a priori, cela ne semble pas, en général, résulter des textes où il n'est question que de ta'addî — faute par commission. Cela fut surtout vrai à l'origine, mais dans le dernier état du droit hanafite, il ne fait pas de doute que par ta'addî il faut entendre et la faute positive de l'emprunteur et sa négligence à assurer la garde de la chose dont il a la jouissance, quand cette négligence est à l'origine de la perte ou de la détérioration de la chose prêtée. L a règle n'est pas formulée d'une façon aussi catégorique, mais elle se dégage des exemples de ta'addî donnés par les juristes les plus récents. C'est ainsi qu'est garant de la perte celui qui, entrant à la mosquée, laisse sur le chemin sans la lier la bête qui lui a été prêtée et que celle-ci se perde 10 . Du reste, Muhammad Qadrî pacha n'a pas hésité, dans sa codification du « Statut réel » hanafite n , à ranger à côté du ta'addî la négligence, comme entraînant la responsabilité totale (damân) de l'emprunteur. Celle-ci naît, écrit-il, du ta'addî, du taqsîr (qui n'est qu'un synonyme du premier), et de la négligence de l'emprunteur à veiller sur la chose, ihmâl fî-l muhâfaza 12.

1579. — Faute matérielle et acte illicite. Toute faute matérielle de l'emprunteur engage sa responsabilité, damân, qu'il y ait ou non intention de nuire. On peut citer, par 10. 'Alâ' ad-Dîn Ibn 'Âbidîn, Qurrat 'uyûn, II, 302 ; mais aussi dans des œuvres bien plus anciennes, comme Fatâwâ al-hindiyya, IV, 365 et s., et les Fatâwâ, Qadî Hân, en marge, p. 385. 1 1 . Qadrî pacha, Mursid al-Hayrân, art. 772 ; idem, Majalla ottomane, art. 814, dont s'est inspiré l'art. 857 du Code civil irakien de 1951. 12. Dans ce sens, E. Tyan, Le système de la responsabilité délictuelle en droit musulman, Lyon, 1926, p. 173 et s.

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exemple, le fait qu'il ait trop chargé la bête prêtée, qu'il lui ait fait faire un parcours trop long, qu'il ait utilisé des rênes d ' u n modèle inhabituel ; autre exemple de faute, en ce qui concerne l'habit prêté : celui-ci a été déchiré parce que l'emprunteur l'a utilisé dans des circonstances où l'on ne porte pas ce genre d'habit. A côté de la faute matérielle, on place l'acte illicite de l ' e m p r u n teur. L e contrat de prêt lui interdisait de prêter à son tour ; or, il le fait quand même et la chose périt chez le second emprunteur ; dans ce cas, le premier emprunteur est responsable. Il ne l'aurait pas été si le contrat avait été muet sur la question, car, en droit hanafite, l'emprunteur, à défaut de défense expresse, a le droit de prêter à son tour. En principe, l'emprunteur n'a le droit ni de louer, ni de mettre en gage la chose prêtée ; s'il passait outre à cette défense légale, il serait responsable (damân) de la perte survenue chez le locataire ou le créancier gagiste. Est aussi u n acte illicite qui engage sa responsabilité, damân, le fait de ne pas restituer la chose prêtée dès l'instant où il est mis en demeure de le faire. L a perte survenue après cette mise en demeure est donc à sa charge 13 .

1580. — Les clauses modificatives de la responsabilité de l'emprunteur. L e s règles ci-dessus énoncées, relatives à la non-responsabilité de l'emprunteur, sont celles que prévoit en principe le fiqh hanafite. Sont-elles d'ordre public ? Autrement dit, les parties peuvent-elles convenir que l'emprunteur sera toujours responsable {damân) de la perte de la chose, qu'il soit ou non fautif? A l'inverse, peuvent-elles écarter cette responsabilité dans les hypothèses où, en raison de la faute ou de la négligence de l'emprunteur, celui-ci est responsable de la perte ? O n devine qu'en pratique c'est la première hypothèse qui est le plus souvent envisagée. O n peut sans hésiter affirmer, sur la base des enseignements d'auteurs dont l'autorité est incontestable 1 4 que la stipulation de responsabilité serait nulle et non avenue (wa sart ad-damân bâtil), le contrat de prêt demeurant valable et produisant, pour ce qui est de la responsabilité de l'emprunteur, les effets prévus par la loi. Toutefois, certains auteurs 1 5 ont soutenu que la question était controversée en droit hanafite et qu'à tout le moins l'unanimité de l'école ne s'était pas faite sur la nullité de la clause de responsabilité, même limitée à certaines circonstances déterminées. 13. Voir l'explication de cette « mutation », tagayyar, dans Kâsânî, Badâ'ï, VI, 218. 14. Voir, par exemple, Fatâwâ al-hindiyya, IV, 368-369 ; Haskafî, Durr al-Muhtâr, IV, 561 ; 'Alâ ad-Dîn Ibn 'Âbidîn, Qurrat 'uyûn, II, 303, et aussi Sarahsî, Mabsût, XI, 136. 15. Salabî, commentaire sur Zayla'î, Tabyîn, V, 84.

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Il convient d'ajouter que la clause de non-garantie, dans les hypothèses (faute et négligence) où l'emprunteur est tenu pour responsable par la loi, est également réputée nulle. E n somme, la condition d'amâna dans laquelle est placé l'emprunteur en droit, hanafite, est d'ordre public, on ne saurait lui substituer le damân.

1581. — La doctrine chaféito-hanbalite. L e s écoles chaféite et hanbalite ont, comme dans bien d'autres domaines du droit, une doctrine absolument identique sur la question. L'emprunteur y est toujours responsable de la non-restitution de la chose prêtée, quelle que soit la cause de celle-ci. C'est la responsabilité damân, dans toute sa rigueur. N i la force majeure, ni le cas fortuit ne l'affranchissent de cette responsabilité. Il est « garant », c'est-à-dire responsable de la restitution du bien prêté dans tous les cas. S'il ne peut restituer la chose in specie, parce qu'elle a été détruite ou perdue ou volée, il en doit la contre-valeur au j o u r où elle a p é r i 1 6 . L ' e m p r u n t e u r est également responsable de la perte partielle, c'est-à-dire de la détérioration de la chose, quand celle-ci n'est pas la conséquence inéluctable de son usage normal ; il ne devra pas, par exemple, dédommager le prêteur de la diminution du brillant et de la couleur de l'habit qu'il avait emprunté. Sur quoi se fondent ces deux écoles pour adopter une solution aussi sévère, qui n'est pas sans rappeler la custodia du droit romain ? Sur des hadith-s bien entendu ; mais chacun sait que le recours au donné scripturaire s'est toujours exercé a posteriori, après que chaque école ait choisi, pour des raisons de pure politique législative, les principes juridiques qui lui paraissent le mieux s'adapter aux circonstances dans lesquelles chacune d'elles s'est développée 1 1 . A vrai dire, et comme le remarque Ibn Rusd 1 8 , la solution chaféite (et hanbalite) s'explique par des raisons de pure logique juridique tirées du fait que l'emprunteur est seul à retirer un avantage (une utilité) du contrat, idée que l'école hanafite n'avait pas cru devoir retenir pour son compte. Si la 'âriyya est madmûna, dit-il, si elle entraîne une responsabilité illimitée, c'est qu'elle est conclue dans le seul intérêt de l'emprunteur. O n retrouve la même affirmation de principe dans tous les ouvrages chaféites et hanbalites. D e u x citations suffiront à donner toute sa valeur à cette assertion en raison de la place éminente que leurs auteurs occupent dans leurs écoles respectives. As-Sîrâzî, le Chaféite, é c r i t 1 9 : « Car il s'agit d ' u n bien qui appartient à un autre et que l'emprunteur a pris (ahadahu) pour son utilité personnelle (li-manfa'a nafsihi). » Et Ibn Qudâma 16. En droit chaféite, Sîrâzî, Muhaddab, I, 363, et Ramlî, op. cit., V. 125 et s. ; pour le droit hanbalite : Ibn Qudâma, Mugnî, V, 204-206. 17. On trouvera ces hadith-s dans Ibn Qudâma, Mugnî, V, 204. 18. Bidâya, II, 309. 19. Muhaddab, I, 363.

45°

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le Hanbalite exprime exactement la même idée en écrivant 20 : « Car il (l'emprunteur) a pris la propriété d'un autre pour son seul usage personnel. »

1582. — Nullité des clauses de non-responsabilité dans ces deux écoles.

On a vu précédemment que, dans le système hanafite, c'étaient les clauses de responsabilité qui étaient réputées nulles. Dans les deux écoles chaféite et hanbalite, ce sont au contraire — et c'est logique — les clauses de non-responsabilité qui sont nulles. « La 1 âriyya est madmûna, de telle sorte que si elle avait été consentie avec la clause qu'elle ne serait qu'une amâna, la clause serait nulle. » 21 En somme, la responsabilité totale de l'emprunteur est d'ordre public, car c'est le fiqh qui attache cet effet au contrat de 'âriyya et il n'appartient pas aux particuliers d'en modifier la structure légale. Ibn Qudâma 22 donne la mesure de l'impuissance du prêteur à modifier une règle de fiqh, en précisant qu'il pourrait autoriser l'emprunteur à procéder à la destruction (itlâf) du bien prêté, ce qui ferait disparaître ipso facto la responsabilité de l'emprunteur, mais qu'il n'a pas le droit de le décharger directement de cette responsabilité.

1583. — Le système malékite.

Le système hanafite, d'une part, et le système chaféito-hanbalite, d'autre part, ont tout au moins l'un et l'autre, et bien que diamétralement opposés, le mérite de constituer une belle construction juridique, cohérente des prémisses jusqu'à la fin. On ne peut en dire autant du système malékite, qui laisse insatisfait le juriste 23 . Il repose, en effet essentiellement sur une répartition des biens prêtés en choses facilement dissimulables, mâ yugabu 'alayhi, et choses non dissimulables, mâ lâ yugabu 'alayhi ; à chacune de ces catégories de biens un régime différent de responsabilité est appliqué, quand ceux-ci ont fait l'objet d'un prêt à usage. Or, si la nature du bien prêté peut être prise en considération quand il s'agit d'établir la preuve des circonstances qui ont accompagné sa perte, en saine logique juridique, elle devrait être sans influence sur la responsabilité de l'emprunteur.

1584. — La chose prêtée est facilement dissimulable.

Il s'agit, par exemple, de vêtements, de bijoux, d'un navire en mer ; en pareils cas, en droit malékite l'emprunteur ne sera déchargé 20. Mugnî, V, 204. 21. Ramlî, op. cit., V, 125 ; idem, Ibn Qudâma, Mugnî, V, 204. 22. Mugnî, V, 205. 23. Voir Halîl, op. cit., III, 98 ; Hattâb, Mawâhtb al-Jalîl, et surtout, en marge, le commentaire de Mawwâq, V, 269-270 ; Dardîr-Dasûqî, op. cit., lit, 436-437. Consulter l'excellent exposé de Santillana, Istituzioni, II, 378 et s.

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de toute responsabilité, quand il prétend que la chose empruntée a péri, que s'il prouve que la perte est due à la force majeure et qu'il n'a commis aucune faute ou négligence.

1585. — La chose prêtée n'est pas, par nature, facilement dissimulable. Les exemples que donnent les classiques malékites sont ceux d'un immeuble, d'un animal, ou d'un navire ancré dans le port. Si l'emprunteur soutient qu'il ne peut pas les restituer parce qu'ils ont péri fortuitement, l'on fait foi en sa déclaration, à moins que les faits ne la contredisent manifestement. De toute façon, il appartient au prêteur de prouver la fausseté de ses allégations et d'établir qu'il y a eu faute (ta'addî) ou négligence grave chez l'emprunteur.

1586. — Responsabilité de l'emprunteur en cas de faute de sa part. Comme dans le système hanafite de la amâna, l'emprunteur, en droit malékite répond dans tous les cas de la perte ou de la destruction de la chose, même si elle résulte de la force majeure ou du cas fortuit, ou du fait d'un tiers, à la condition qu'il ait commis lui-même, antérieurement, une faute ta'addî ou une négligence grave. Il en est ainsi : 1. quand il a usé de la chose d'une manière non conforme à l'usage établi ou aux stipulations du contrat ; 2. quand il a confié la chose prêtée à un tiers et que la loi ou le contrat ne le lui permettaient pas ; 3. et quand il a conservé le bien prêté après mise en demeure par le prêteur de le lui restituer ou expiration du délai prévu ou expressément établi par l'usage.

1587. — Les clauses de responsabilité universelle en droit malékite. A la question de savoir si les parties peuvent convenir que l'emprunteur serait responsable du cas fortuit et de la force majeure, même si aucune faute ou négligence n'était retenue contre lui, l'école malékite répond en reprenant la distinction précédemment énoncée 24 . S'agissant de choses facilement dissimulables (mâ yugâbu 'alayhi), la clause est licite. En ce qui concerne les choses qui ne peuvent être facilement soustraites à la vue du prêteur (un chameau, un esclave, un immeuble), la clause est réputée non avenue, c'est-à-dire que l'emprunteur ne sera pas responsable de la perte par cas fortuit ou force majeure. Admettre la solution contraire, disent les partisans de cette thèse (la grande majorité des Malékites), c'est faire bénéficier le prêteur d'une garantie injustifiée qui équivaut à un profit illicite (ribâ) ; c'est en somme une sorte d'assurance contre les risques, pour laquelle, au surplus, le prêteur n'aura même pas eu à payer de primes. 24. Santillana, Istituzioni, II, 381.

Section

III

LES OBLIGATIONS É V E N T U E L L E S DU

PRÊTEUR

1588. — Comment le prêteur peut-il être obligé? L a 'âriyya est une libéralité, plus strictement encore que ne l'est la donation, puisque le prêteur ne peut recevoir aucune compensation, aucune indemnité, si légère fût-elle, sans que le contrat change automatiquement de nature, même en droit hanafite où cependant la donation onéreuse ne devient vente qu'après la prise de possession. De surcroît, le prêteur a la faculté de réclamer la chose prêtée à tout moment, qu'il ait (sauf en droit malékite) ou qu'il n'ait pas consenti un terme à l'emprunteur 1 . Comment, dans de telles conditions, parler d'obligations du prêteur ? Si l'on veut donner une explication à cette anomalie, il convient tout d'abord de mettre à part le système malékite. Dans cette école, comme on l'a vu plus haut, le prêteur est privé du droit de révoquer et, par conséquent, obligé de laisser l'emprunteur en possession, dans un certain nombre de circonstances, de telle sorte qu'il est parfaitement légitime de traiter des obligations du prêteur en droit malékite. Dans les trois autres écoles, en dépit du principe affirmé et répété à satiété que le prêt à usage est révocable ad nutum, on voit poindre, ici et là, cette idée que la révocation ne serait pas possible au seul gré du prêteur, quand elle entraînerait par sa soudaineté des conséquences particulièrement dommageables pour l'emprunteur. Les auteurs de ces trois écoles, sans aller jusqu'aux solutions malékites, ont imaginé une série de restrictions au droit de révoquer du prêteur, qui constituent autant d'obligations, discrètes mais certaines, pesant sur le prêteur.

1589. — Rappel des solutions malékites. Les juristes malékites 2, après avoir affirmé à l'instar de ceux des autres écoles que la 'âriyya est toujours révocable au gré du prêteur, apportent à ce principe trois dérogations capitales. La révocation n'est plus possible dans les cas suivants : i . quand, un terme ayant été expressément fixé par le prêteur, le délai prévu n'est pas expiré ; 1. Voir supra, n° 1547 note 10. 2. Voir supra, n° 1569.

OBLIGATIONS

ÉVENTUELLES

DU

PRÊTEUR

453

2. q u a n d l ' u s a g e et le 'amal (ou p r a t i q u e j u d i c i a i r e ) p r é v o i e n t en ce qui c o n c e r n e certains g e n r e s de prêt u n t e m p s m i n i m a l de d é t e n tion de la chose, nécessaire à l'utilisation n o r m a l e de celle-ci par l ' e m p r u n t e u r , et q u e ce t e m p s n'est pas e n c o r e écoulé ; 3. q u a n d le p r ê t e u r a d é t e r m i n é la nature d u travail a u q u e l doit servir la c h o s e prêtée et q u e ce travail n'est pas a c h e v é . D a n s t o u t e s ces h y p o t h è s e s , d o n t le n o m b r e p o u r r a i t faire d e l ' e x c e p t i o n la règle, l ' o b l i g a t i o n d u p r ê t e u r d e ne pas r é v o q u e r est i n d i s c u t a b l e et l ' e m p r u n t e u r n e sera m ê m e pas t e n u de l ' i n d e m n i s e r .

1590. — Le système des autres écoles. D a n s les trois autres écoles, le p r ê t e u r n ' e s t t e n u de surseoir à r é v o q u e r q u e dans d e s c i r c o n s t a n c e s e x c e p t i o n n e l l e s . C e l l e s - c i s o n t m e n t i o n n é e s à p r o p o s d u p r ê t d ' u n terrain p o u r y b â t i r (banâ), p l a n t e r des arbres (garasa) o u y s e m e r (zara'a). L ' é c o l e hanafite s'est r e f u s é e à d é g a g e r sur ce p o i n t u n p r i n c i p e g é n é r a l et se c o n t e n t e de ces q u e l q u e s solutions d ' e s p è c e d o n t il v a être q u e s t i o n p l u s l o i n . O n t r o u v e bien, il est vrai, a f f i r m é dans les o u v r a g e s c h a f é i t e s et h a n b a l i t e s q u e la r é v o c a t i o n p e u t avoir lieu à t o u t m o m e n t , « à m o i n s q u ' e l l e n e cause u n p r é j u d i c e (darar) à l ' e m p r u n t e u r » 3 . M a i s cette restriction, qui aurait p u avoir des c o n s é q u e n c e s capitales, n ' a p a s r e ç u d ' a p p l i c a t i o n s d ' u n e p o r t é e générale ; p r u d e m m e n t , les a u t e u r s de ces d e u x écoles é n u m è r e n t les cas, t o u t à fait e x c e p t i o n n e l s , o ù le p r ê t e u r se t r o u v e e m p ê c h é d e r é v o q u e r , et leurs s o l u t i o n s r e j o i g n e n t alors, à q u e l q u e c h o s e près, celles des Hanafites.

1591. — Le prêt de terrain pour y bâtir ou y planter. C e t t e h y p o t h è s e a r e t e n u l ' a t t e n t i o n des juristes de t o u t e s les écoles ; o n d e v i n e q u ' e n l ' o c c u r r e n c e u n e r é v o c a t i o n i n t e m p e s t i v e est de n a t u r e à n u i r e g r a v e m e n t à l ' e m p r u n t e u r qui aura bâti {banâ) sur le terrain prêté, o u y aura planté (garasa) des arbres. E t c e p e n d a n t , on n e saurait m é c o n n a î t r e t o t a l e m e n t le droit intangible d u p r ê t e u r de r e p r e n d r e s o n b i e n q u a n d b o n lui s e m b l e . L e s auteurs des trois écoles hanafite, c h a f é i t e et hanbalite, dans leur s o u c i de r e s p e c t e r ce p r i n c i p e f o n d a m e n t a l de la 'âriyya, telle qu'ils la c o n ç o i v e n t , c ' e s t - à - d i r e u n e libéralité t o u j o u r s r é v o c a b l e , mais n e v o u l a n t pas n o n plus t r o p sacrifier les intérêts l é g i t i m e s de l ' e m p r u n t e u r , ont abouti à u n e cote mal taillée ; o n v a en esquisser les g r a n d e s lignes. 1. Si a u c u n t e r m e extinctif n ' a v a i t été fixé au c o m m o d a t , le p r ê t e u r a le droit de r e p r e n d r e sa terre q u a n d b o n lui s e m b l e et c o n t r a i n d r e l ' e m 3. Voir notamment Ibn Qudâma, Mugnî, V , 212. 4. Pour le droit hanafite : Margînânî, Hidâya, III, 162-163 ; Zayla'î, Tabyîn, V , 88 ; Ibn ' Â b i d î n , Raid al-Muhtâr, I V , 563. Pour le droit chaféite : Sîrâzî, Muhaddab, I, 364 ; Ramlî, op. cit., V, 137-138. Droit hanbalite : Ibn Qudâma, Mugnî, V , 213.

454

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

prunteur à détruire les constructions et à arracher les arbres, sans avoir à lui verser une indemnité compensatrice. L'emprunteur n'a qu'à s'en prendre à lui-même pour avoir bâti et construit dans des conditions d'occupation aussi précaires, puisqu'il savait qu'à tout moment la terre pouvait lui être reprise. Telle est, du moins, la solution des écoles hanafite et malékite. En droit chaféite et en droit hanbalite on considère que, du moment que le prêteur a remis la terre pour que l'emprunteur y plante des arbres ou y construise (le but du prêt doit avoir été précisé), il lui a, par le fait même, consenti le droit de planter et de bâtir et que, dès lors, il doit supporter les dommages résultant pour l'emprunteur de l'arrachage des arbres et de la destruction des installations 5 . 2. Si un terme extinctif a été fixé au prêt et que le prêteur, se ravisant, décide de reprendre sa terre avant l'expiration du délai fixé, on ne peut le lui interdire. Sa révocation anticipée sera légale, mais réputée makrûh, blâmable, sur le plan de la morale et de la religion 6. Cette condamnation morale ne sera pas dépourvue de toute conséquence juridique. En effet, non seulement dans les écoles chaféite et hanbalite, mais aussi dans l'école hanafite 7 on impose au prêteur l'obligation d'indemniser l'emprunteur s'il arrache ou fait arracher les arbres ou s'il détruit les bâtiments. Seul, Zufar, dans l'école hanafite, professait que la révocation (dont nul ne conteste la légitimité légale) plaçait l'emprunteur dans la même situation que l'usurpateur ; or, en cas d'usurpation (gasb) rien n'est dû, bien entendu, à l'usurpateur. La thèse inverse se fonde sur cette idée que si la stipulation d'un terme ne peut faire naître de droit au profit de l'emprunteur, elle n'en constitue pas moins une promesse (zva'd) et que le fidèle doit respecter ses promesses, même si elles ne peuvent être sanctionnées en justice.

1592. — Le prêt de terrain pour y semer. Quand le terrain a été prêté pour que l'emprunteur y fasse des semailles (zirâ'a), les principes ci-dessous énoncés s'infléchissent sensiblement. Il importe peu alors qu'un terme ait été fixé ou non ; dans tous les cas, on s'accorde à n'autoriser le prêteur qui aura explicitement autorisé la culture à ne reprendre sa terre qu'après la moisson. Cela ne veut pas dire qu'il soit privé du droit de révoquer son prêt ; une telle idée est impensable dans l'optique des docteurs hanafites, chaféites et hanbalites, mais si le prêteur révoque avant la moisson, l'emprunteur sera réputé locataire entre le moment de la révocation et celui de la moisson ; l'ancien emprunteur lui devra le loyer d'équi5. Sîrâzî, Tanbîfr, II, 48. 6. Ibn 'Âbidîn, Radd al-Muhtar, V, 560. 7. 'Alâ' ad-Dîn Ibn 'Âbidîn, Qurrat 'uyûn, II, 309.

OBLIGATIONS

ÉVENTUELLES

DU

PRÊTEUR

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valence (mitlî), c'est-à-dire celui qui est payé habituellement pour une terre de même qualité 8.

1593. — Le terme implicite commandé par la raison d'être du prêt. Dans l'hypothèse où un prêt aurait été convenu afin de permettre à l'emprunteur d'exécuter une tâche déterminée ou d'atteindre un but bien précis, les auteurs chaféites et hanbalites notamment 9 semblent rejoindre l'enseignement malékite en proposant de priver le prêteur de son droit de révoquer tant que le but visé par l'emprunteur et connu de lui n'a pas été effectivement atteint. Sinon, à quoi aurait servi le prêt ? Dès sa conclusion, il n'aurait eu aucun sens. Celui qui a prêté une grosse poutre (l'exemple est classique) pour consolider un bateau et lui permettre de prendre la mer ne saurait révoquer son prêt en cours de voyage, c'est-à-dire avant que le bateau ne soit de retour au port. Retirer la poutre en mer, non seulement causerait le plus grand préjudice à l'emprunteur, mais aussi enlèverait au geste antérieur du prêteur tout son sens. Cette suspension du droit de révoquer opposé au prêteur est susceptible parfois de durer très longtemps. Qu'on songe à l'hypothèse, chère aux auteurs chaféito-hanbalites, d'une terre prêtée afin qu'on y enterre un mort. Elle ne pourra être réclamée par le prêteur qu'une fois le cadavre tombé en poussière.

8. Fatâwâ al-hindiyya, IV, 371 ; Qadrî pacha, Mursid al-Hayrân, art. 771. Pour le droit chaféite, voir Ramlî, op. cit., V, 139. 9. Ramlî, op. cit., V, 131 et s. ; Sîrâzî, Tanbîfr, II, 48-49 ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 212-213.

TITRE III

LA REMISE DE DETTE « AL-IBRÀ' »

1594. — Bibliographie. L a remise de dette, ibrâ\ ne fait pas l'objet, dans les livres de fiqh, d'un chapitre spécial ou d'une section à part. C'est généralement au chapitre de la donation que le problème est évoqué à propos notamment de la donation de créance. On pourra consulter : en droit hanafite : Margînânî, al-Hidâya (éd. Halabî, III, 168), Zayla'î, Tabyîn al-Haqâ'iq (éd. Bûlâq, V, 104), et surtout, Ibn Nujaym, al-ASbâh (Le Caire, 1298, 143-145); en droit malékite : DardîrDasûqî, as-Sarh al-kabîr (éd. Halabî, IV, 99) et Hattâb, Mawâhib al-Jalîl (VI, 52) ; en droit chaféite : Ibn Hajar, Tuhfat al-Muhtâj (Le Caire, 1305, II, 541); en droit hanbalite : Ibn Qudâma, Mugnî (3 e éd. Manâr, V, 599-601). Dans l'œuvre des auteurs contemporains, on peut signaler Ahmad Ibrahim, « Iltizâm at-tabarru'ât », dans la revue al-Qanûn wa l-Iqtisâd (Le Caire, 2 e année, p. 635 et s.) ; Subhî Mahmasânî, Nazariyyat al-âmma li l-mawjibât wa l-'uqûd (Beyrouth, 1948, II, 304-310); C. Chéhata, Théorie générale de l'obligation en droit hanéfite (Le Caire, 1936, p. 93-94).

1595. — Définition et nature juridique. La remise de dette — en arabe, ibrâ', « libération » — est la dispense à titre gratuit faite par le créancier à son débiteur de payer une dette que ce dernier lui doit. Cette définition a été voulue délibérément imprécise afin de pouvoir s'appliquer à la remise de dette telle qu'elle est conçue par les différentes écoles. En effet, sur la nature juridique de cette institution, les écoles se divisent en deux groupes, sinon trois, suivant qu'elles la tiennent pour une donation de créance, hiba al-dayn, et comme telle se concluant par un contrat entre le créancier et le débiteur, ou qu'elles n'y voient qu'une renonciation de droit, un isqât, le créancier abandonnant son droit de créance ; acte dès lors unilatéral, et comme tel n'exigeant pas l'acceptation du débiteur.

460

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

Il est évident que ce choix préalable des écoles a pesé considérablement sur la structure juridique que chacune d'elles a donnée à l'institution. D'après les Malékites, la remise de dette est un c o n t r a t 1 ; elle n'est donc valable que si le débiteur accepte sa libération. L e s Chaféites et les Hanbalites 2 la tiennent pour une renonciation de droit, u n isqât, acte parfait, par la seule volonté unilatérale du créancier, c o m m e le sont tous les isqatât (plur. de isqât), tels la répudiation unilatérale (talâq), l'affranchissement, la renonciation au talion, etc. L e s Hanafites ont, sur la question, une doctrine moins tranchée 3 . D'après eux, la remise de dette tient tout à la fois de la donation et de la renonciation à un droit. E n tant que donation, elle opère transfert de propriété, tamlîk, et est soumise à ce titre aux règles qui régissent les transferts de propriété (nullité de la condition suspensive et de la plupart des stipulations adjointes, etc.) mais c'est aussi à leurs y e u x une renonciation (isqât) qui peut donc s'effectuer sans acceptation expresse du débiteur.

1596.

— Formes de la remise de dette.

A u c u n e formule spéciale n'est exigée, et il n'est pas même nécessaire que le mot ibrâ' ou l'un de ses dérivés y figure. L e créancier pourrait se contenter de déclarer : untel ne me doit rien, ou je n'ai contre lui aucun droit, ou encore ce qu'il me devait s'est éteint, ou toute autre expression laissant entendre que l ' o n n'est pas créancier de telle personne 4. L e s formules précédentes, par leur généralité, s'appliquent à la remise en totalité des dettes que doit le débiteur au créancier ; quand la remise de dette est partielle, ou qu'elle ne vise qu'une des dettes du débiteur, il importe alors d'adopter des formules plus précises, sans que jamais cependant le mot ibrâ' ou l'un de ses dérivés soient exigés. L a personne du débiteur ou des débiteurs bénéficiaires de la remise doit toujours être précisée soigneusement.

1597. — Capacité pour consentir la remise de dette. L a remise de dette, quelle que soit la qualification que lui confère chaque école (tamlîk ou isqât) est toujours une libéralité. C'est pourquoi la capacité exigée de celui qui consent une remise de dette est celle qui est nécessaire en matière de libéralité (tabarru'). L e fou, l'imbécile, le prodigue ne peuvent y consentir, pas plus que le mineur ou son tuteur, car il s'agit d'un acte « essentiellement dommageable ». L e s règles régissant la donation conclue durant la maladie mor1. Dardîr-Dasûqî, op. cit., IV, 99 ; Hirsî, Commentaire de HaRl, Le Caire, 1316, V, 103. 2. Sîrâzî, Muhaddab, 1, 448 ; Ibn Qudâma, Mugnî, V, 599. 3. Ibn Nujaym, Asbâh, p. 144 ; Margînânî, Hidâya, III, 168. 4. Majalla ottomane, art. 1561.

LA REMISE DE DETTE

461

telle (marad al-mawt), c'est-à-dire à l'article de la mort, s'appliqueront à la remise de dette. Autrement dit, elle sera traitée en ce qui concerne ses effets comme une disposition à cause de mort. Si les dettes du mourant dépassent son actif, la remise de dette sera nulle pour le tout. S'il est solvable et que le bénéficiaire soit de ses héritiers, la remise ne sera valable que si tous les autres cohéritiers l'approuvent. Consentie au profit d'un non-héritier, elle n'est valable que dans la limite du tiers disponible en matière testamentaire 5 .

1598. — L'acceptation du bénéficiaire. On sait déjà que seule l'école malékite l'exige ; la remise de dette y étant une donation de créance et, comme telle, exigeant l'acceptation du bénéficiaire. Zufar, dans l'école hanafite, avait adopté le même point de vue, mais sans que son opinion ait prévalu dans son école 6 . Dans les deux écoles chaféite et hanbalite, non seulement l'acceptation n'est pas nécessaire à la validité de la remise de dette, mais celle-ci sera effective, même contre le gré du bénéficiaire. L'école hanafite a adopté une position intermédiaire entre les deux précédentes, en décidant qu'en principe la remise de dette est une simple renonciation à un droit. L e créancier abandonne au débiteur sa créance ; cet acte, manifestation de la volonté libérale et unilatérale du créancier, est valable dès l'instant où cette volonté s'exprime ; néanmoins, les docteurs hanafites considérant que cette remise se traduit par un transfert de propriété, un tamlîk, et qu'il serait anormal d'admettre que le bénéficiaire puisse s'enrichir contre son gré, ajoutent qu'il appartient à ce dernier de refuser (radd), c'est-à-dire de repousser l'offre du créancier 7 .

1599. — L'acceptation tacite en droit hanafite. A vrai dire, si l'on prend soin d'analyser les solutions hanafites qui paraissent au premier abord assez embarrassées, on se rend compte que les docteurs de cette école inclinent davantage vers la thèse malékite (exigence dans tous les cas de l'acceptation) que vers celle des écoles chaféite et hanbalite, à cela près que l'acceptation du débiteur peut résulter, en droit hanafite, de son silence ; nouvelle application de l'adage « qui ne dit mot consent ». Néanmoins, dans deux hypothèses, en droit hanafite, le débiteur ne peut refuser la libéralité qui lui est offerte et la remise de dette s'impose alors à lui, de la même façon qu'en droit chaféito-hanbalite ; il s'agit du cas de la caution que le créancier libère et du cessionnaire de la dette, dans la hawâla 8. 5. Qadrî pacha, Muriid al-Hayrân, art. 1044 et 1045. 6. Mahmâsânî, Nazariyyat al-'âmma, II, 306. 7. Zayia'î, ' Tabyîn, *V, 104. 8. Fatâwâ al-hindiyya, IV, 390 (éd. Maymaniyya, Le Caire, 1323 H.); Mahmâsânî, op. cit., II, 307 et références.

462

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

Dans le premier cas, le débiteur principal ne peut plus refuser la remise de dette, après libération de la caution et, dans le second cas, c'est le créancier principal qui est nécessairement libéré quand le cessionnaire de la dette a accepté la remise.

1600. — Différences entre donation et « ibrâ' » en droit hanafite. Ainsi, pour peu qu'on aille au-delà des formules toutes faites, la remise de dette paraît être, en droit hanafite, comme une sorte de donation de créance, de même qu'en droit malékite. Toutefois, elle se distingue de la donation de corps certain sur deux points : 1. E n droit hanafite, toute donation est en principe révocable, sauf exceptions limitativement énumérées 9 ; la donation de créance, elle, n'est jamais révocable. 2. M ê m e dans les hypothèses exceptionnelles où la donation de corps certains n'est pas révocable unilatéralement, elle peut faire l'objet d'une résolution convenue, iqâla, les deux parties donateur et donataire annulant la donation par mutuus dissensus. Il en est autrement en ce qui concerne l'ibrâ' ; si le débiteur a accepté la remise de dette, il ne peut même pas avec l'accord de son ancien créancier faire renaître la créance de c e l u i - c i 1 0 . O n peut dire qu'en droit hanafite l'acceptation de Y ibrâ' par le débiteur est en général présumée, dès lors qu'il ne l'a pas refusée expressément, mais s'il a cru devoir l'accepter formellement, il ne lui est plus possible de revenir ensuite sur son acceptation.

1601. — « Ibrâ' » et transaction en droit hanafite. Dans la conception hanafite, Y ibrâ', opérant transfert de propriété ne souffre pas, c o m m e tous les tamlikât, d'être conclue sous condition suspensive ; on ne peut lui adjoindre non plus — toujours pour la même raison — une clause qui ne se concilie pas avec la nature juridique de l'acte principal. Il ne faut pas en conclure, par suite d'une confusion qu'évitent les fuqahâ', qu'elle ne saurait être associée à une transaction. A u contraire, il est fréquent que celle-ci soit greffée sur une remise de dette et les docteurs hanafites ont longuement étudié les diverses formes que pourrait prendre cette combinaison, parfaitement licite, à la seule condition qu'il ne ressorte pas de la formule employée par le créancier que ce dernier subordonne la remise partielle de la dette au paiement par le débiteur de l'autre partie d e la dette. Il est malaisé, en français, d'expliquer ces nuances qui ont un fondement strictement grammatical et tiennent au génie de la langue arabe 1 1 . Qadrî pacha évite le mot « subordonné » quand 9. 10. 1964, n° 11.

Voir supra, n° 1507 et s. Mustafâ al-Zarkâ', al-Madhal al-fiqhî al-'âmm, 8e éd., Damas, 290, p. 608. Mahmâsânî, op. cit., II, 305-306.

LA REMISE DE DETTE

463

il écrit : « L'effet de la remise de dette indépendante de toute transaction est le même que si la remise de dette est liée (muttasila) à une transaction. » 12 1602. — Objet de 1'« ibrâ' ». La remise de dette ne peut avoir pour objet que des sommes d'argent ou des biens fongibles. De ce fait, les problèmes que posent l'existence actuelle et l'exacte détermination de l'objet dans les opérations juridiques portant sur des corps certains ne se présentent pas avec la même acuité, s'agissant de remise de dette. Les auteurs, quand ils traitent de la question de la barâ' min al-majhûl (de la remise de dette indéterminée) se réfèrent toujours au cas de l'héritier qui fait à un débiteur de la succession remise de ses dettes, sans avoir exactement leur montant. Si l'on en croit Ibn Qudâma 1 3 , l'opération serait toujours valable en droit hanafite, toujours nulle en droit chaféite et tenue pour valable en droit hanbalite que s'il est vraiment impossible de connaître exactement le montant de la dette du débiteur de la succession.

12. Muriid al-Hayrân, art. 1042.

13. Mugrd, V, 600-601.

TABLE ANALYTIQUE DU TOME III

LIVRE FILIATION,

IV

MINORITÉ

ET

INCAPACITÉS

P L A N DU QUATRIÈME LIVRE TITRE I. —

FILIATION ET PARENTÉ

Chapitre préliminaire. — Le contexte sociologique Chapitre I. — Les divers modes d'établissement de la filiation. . Section I. — Présomption de paternité qui résulte du mariage Section II. — Le désaveu de paternité par li'ân . . . Chapitre II. — La reconnaissance de paternité et de parenté Section I. — La reconnaissance de parenté directe . . Appendice : L'adoption, at-tabannî Section II. — La reconnaissance de parenté indirecte . Chapitre III. — Réclamation judiciaire de parenté; la procédure par bayyina TITRE II. —

L'OBLIGATION ALIMENTAIRE ENTRE PARENTS

Section I. — Rapports de famille auxquels est attachée l'obligation alimentaire Section II. — La hiérarchie des débiteurs parents en ligne directe Section III. — Les collatéraux débiteurs d'aliments . . . Appendice : Le Trésor public : Bayt al-mâl Section IV. — Conditions d'exigibilité, contenu et durée de l'obligation alimentaire Section V. — L'exécution de l'obligation alimentaire • . . TITRE I I I . —

L A MINORITÉ

Chapitre I. — La période de l'allaitement

9 11

15 22 26 42 48 50 61 64 71 78

86 96 106 112 115 134 139

143

466

TRAITÉ DE DROIT MUSULMAN

COMPARÉ

Chapitre II. — La garde de l'enfant, hadâna Section I. — Ouverture et dévolution du droit de garde Section II. — Durée et contenu de la ftadâna Chapitre III. — La tutelle, walâya, des mineurs Section I. — La walâya sur la personne en droit hanafite Section II. — La walâya sur les biens du mineur. . . Section III. — Les pouvoirs des tuteurs Section IV. — Étendue de l'incapacité du mineur . . . Section V . — Les pouvoirs des tuteurs dans le droit positif actuel TITRE I V .



L E S MAJEURS « INTERDITS »

150 157 170 177 184 196 219 239 248 257

Chapitre I. — Les « interdictions » établies dans l'intérêt des incapables 261 Section I. — Les aliénés 262 Section II. — Les prodigues et faibles d'esprit . . . . 272 Chapitre II. — Les « interdictions » établies dans l'intérêt des tiers

LIVRE

287

V

LES LIBÉRALITÉS E N T R E VIFS « A T - T A B A R R U ' Â T » TITRE I .



LA

DONATION

« AL-HIBA

»

Chapitre I. — Nature et conditions de validité de la donation . . Section I. — Définition et nature juridique de la donation Section II. — Conditions de validité relatives aux parties contractantes Section III. — Conditions de validité relatives à l'objet de la donation Chapitre II. — La prise de possession Section I. — Les conditions et les formes de la prise de possession Section II. — Les donations dispensées de tradition . . Chapitre III. — Les donations onéreuses Chapitre IV. — Les modalités dans la donation Chapitre V . — La révocation des donations Section I. — La révocation en droit hanafite Section II. — La révocation en dehors du droit hanafite . . TITRE I I .



LE

PRÊT A USAGE OU COMMODAT

Chapitre I. — Définition, caractères et nature juridique du prêt à usage

309

315 316 327 340 359 361 368 374 381 388 393 405 413

419

TABLE

ANALYTIQUE

Chapitre II. — Les conditions de validité du prêt à usage . . . Chapitre III. — Les effets du prêt à usage Section I. — Droits et obligations de l'emprunteur. . . . Section II. — Responsabilité de l'emprunteur Section III. — Les obligations éventuelles du prêteur . TITRE III. —

LA

REMISE DE DETTE, « A L - I B R A ' »

467

425 433 434 444 452 457

F D - Achevé d'imprimer le 6 Juillet 1973 par Firmin-Didot en son Imprimerie Alençonnaise Imprimé en France. Dépôt légal 3 e trim.: 53.120